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Full text of "Oeuvres posthumes"

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HARVARD 
COLLEGE LIBRARY 




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THEGHTOF 

Dr. Jo/jfi Rathbone Oliver 

CLÂSS OF l8SH 

OF BALTIMORE, MARYLAND 



ÂU6UST 4> iSHi 



ii. 



CHARLES BAUDELAIRE 



Euvres 



posthumes 



PARIS 
SOCIÉTÉ DV MERGVftE DE FRANGE 

IXVI, nVE DS CONDÉ, XXVI 
UCHVIII 



I 









ŒUYRES POSTHUMES 



DU MÊME AUTEUR : 



LKiTREs^ i84i-i366^ avec un portrait en héliogravure i vol. 



CHARLES BAUDELAIRE 



OEuvres posthumes 



PARIS 
J SOCIÉTÉ DV MERGVRE DE FRANGE 

ZXTI, nVB DE CONDé, XXVI 



MCHVIII 






HARVARD COLLEGE LISRARY 

Gin cr 

Oa» JOHN rîATI!C3Kt OUYER 
AUGUST4, 1941 



JUSTIFICATION DU TIRAGB 



T02 



n\i» i\û trsducliOD et de reproduction réservés pour taus pays. 



A peine terminé le lent, l'effroyable martyre de 
Charles Baudelaire, pieusement Théodore de Ban- 
ville et Charles Asselineau entreprenaient de re- 
cueillir dans une « édition définitive » les œuvres 
de leur ami. Tous deux chérissaient tendrement 
rhomme et admiraient sincèrement le poète : les 
discours prononcés sur la tombe du cimetière Mont- 
parnasse, leurs biographies enthousiastes le prou- 
vent d'abondance. Donc ils firent de leur mieux. 
Mais les circonstances adverses, — le stupide juge- 
ment de 1867, dont la tardive révolte de l'opinion 
n'avait pas encore effacé la flétrissure; la nécessité 
où ils se crurent, pour réussir plus sûrement dans 
leur œuvre de réhabilitation^ d'agir avec prudence 
et sans heurter de front la morale bourgeoise; peut- 
être aussi certaine timidité où le cœur eut plus de 
part que l'esprit, et par laquelle leurs scrupules se 
flattèrent de mieux honorer un auteur si sévère à 
lui-même, si épris de perfection, les amenèrent 
à écarter de leur recueil les six pièces condamnées 
des Fleurs du Mal, comme tout manuscrit inache- 
vé, — les Journaux intimes avaient bien été écrits, 



ŒUVRES POSTHUMES 



cependant, pour être pubhés I — comme maintes 
pages dont la rédaction ne les satisfaisait pas entiè- 
rement. Si bien que« réditîon définitive )),mêmeà 
n'en contrôler les matières qu'avec la bibliographie 
La Fîzelière et Decaux, parue dès 1868, s'avère fort 
încoîiiplète. 

On sait quels efforts fructueux ont été faits de- 
puis pour en combler les lacunes. Pour ne citer que 
les plus importants, le recueil anonyme édité chez 
René Pincebourde, en 1872, par Charles Cousin, 
Pou lei -Malassis, Charles Asselineau lui-même, et 
le vicomte de Spœlberch de Lovenjoul dont les let- 
tres françaises ont eu tout récemment à déplorer 
la perle; les articles de M. Octave Uzanne dans le 
Liure ( ï88i-i884); l'ouvrage capital deM. Eugène 
Crépet, Charles Baudelaire, Œuvres Posthumes 
el Correspondances inédites précédées d'une Etude 
biographique, plus récemment les recherches de 
MM, Edouard Champion, Féli Gautier et Jacques 
Crépet ont amené au jour des essais de théâtre, les 
Journaux Intimes, des fragments importants de ce 
Livre sur la Belgique que Baudelaire médita pen- 
dant ses dernières années, des notes inédites sur 
Choderlos de Laclos, sur Villemain, etc., etc. Et 
nous n'énumérons pas tant de reliquiœ moindres, 
précienses cependant, que l'heure de gloire tira des 
poussières de l'oubli et des cartons. 

Cependanttoutesces pièces demeuraient jusqu'au- 



./ 



AVANT-PROPOS 



jourd'huî dispersées deci delà^ tant dans des ouvra- 
ges spéciaux que dans des périodiques, à ce point 
que le baudelairien désireux de posséder tout entier 
l'œuvre de son poète devait se pourvoir de dix 
volumes — dont plusieurs épuisés en librairie, et 
de vingt brochures. Encore, toutes difficultés vain- 
cues, manquait-il à sa collection un grand nombre 
d'articles critiques et de «variétés» qui, parus voici 
quelque soixante ou soixante-dix ans dans de petits 
journaux à cette heure tout à fait introuvables, — 
tels le Corsaire' Satan et le Paris-Journal, — 
n'avaient jamais été réimprimés. 

C'est la justification des présentes Œuvres Pos- 
thumes, effort centralisateur et parallèle à celui 
dont sortit le Charles Baudelaire, Lettres, l'an 
dernier. On y a groupé toutes les pièces, poésie 
ou prose, authentiques ou apocryphes qui, depuis 
l'édition définitive, ont été mises au jour, et toutes 
celles, y compris les Fleurs condamnées,qui, parues 
avant son élaboration, n'avaient pas été admises à 
son hospitalité. Pour parler l'argot du moment, ce 
recueil réalise à ce jour le trust des pièces baudelai- 
riennes, jetant le pont, à la différence des ouvrages 
antérieurs, — de l'ouvrage de M. Eugène Crépet 
notamment — entre le Baudelaire rigoureusement 
posthume, si l'on peut dire, et le Baudelaire anthume 
et inconnu . Ajoutons qu'on y trouve encore plusieurs 
papiers entièrement inédits, le texte intégral, qui 



ŒUVRES POSTHUMES 



n'avait pas encore été donné in extenso, des Jour- 
naux intimesy et notamment la première version 
de la fameuse notice sur Edgar AUan Poe, que 
roblipeance de MM. Calmann-Lévy nous a permis 
de reproduire. 

Le lecteur nous excusera d'avoir insisté avec 
quelque complaisance sur le complet de notre 
recueiL Aussi bien est-ce son seul mérite puisque, 
conçu à un point de vue purement documentaire, 
il ne prétend en aucune façon à remplacer ses 
atnés, dont les commentaires de tout ordre seront 
toujours consultés avec fruit, mais seulement à en 
avoir centralisé et grossi les matières. Suum oui- 
que. Nous ne sommes pas de ceux qui s'appro- 
prient le labeur d'autrui, et nous avons ici poussé 
le respect de nos prédécesseurs jusqu'à placer 
sous leur nom les quelques notes indispensables 
à rintellîgence du texte, dont leurs travaux nous 
avaient fourni l'essence. Si^ avec l'honnêteté du 
procédL^ on veut bien leur accorder quelque mé- 
thode dans la distribution de leur ouvrage, les 
éditeurs se flatteront d'avoir pleinement atteint le 
but qu'ils s^étaient proposé. 



LES FLEURS DU MAL 

DÉDICACE A THÉOPHILE GAUTIER 

Première version (i).] 

A mon très cher et vénéré ma tire et ami, 
Théophile Gautier. 

Bien que je te prie de servir de parrain aux 
Fleurs du Mal, ne crois pas que je sois assez perdu, 
assez indigne du nom de poète, pour m'imaginer 
que ces fleurs maladives méritent ton noble patro- 
nage. Je sais que, dans les régions éthérées de la 
véritable poésie, le mal n'est pas, non plus que le 
BIEN, et que ce misérable dictionnaire de mélan- 
colie et de crime peut légitimer les réactions de la 
morale, comme le blasphémateur confirme la reli- 
gion. Mais j'ai voulu, autant qu'il était en moi, en 
espérant mieux peut-être, rendre un hommage pro- 

(i) Charles Baudelaire^ Œurres posthumes et correspondances 
inédites, précédées d*une étude biographique, par Eugène Crépet 
(in-8, Paris, Quantin, 1887). 

Poulet-Malassis, Timprimeur des Fleurs du Mal, avait conservé 
une épreuve de cette dédicace dont le projet aurait été rejeté « parce 
qu'une dédicace ne doit pas être une profession de foi ». 

Cf. Charles Baudelaire, Lettres (Paris, Société du Mercure de 
France, MCMVl), 9 mars 1857. 



10 ŒUVRES POSTHUMES 

fond à Tauleur d'Albertus, de la Comédie de la 
Mort et d'Espaha, au poète impeccable, au magi- 
cien es langue française (i), dont je me déclare, avec 
autunî d'orgueil que d'humilité, le plus dévoué, le 
plus respectueux et le plus jaloux des disciples. 

(i) Cette fautesyntaxique: es langue française, se retrouve dans la 
dèdicaccï de la première éditioo. Dans la seconde Baudelaire corrigea : 
Au parfait magicien es lettres françaises. 



PROJETS D'UNE PRÉFACE 

POUR LA SECONDE ÉDITION DES FLEURS DU MAL (l) 



[Première version.] 

Ce n'est pas pour mes femmes, mes filles ou mes 
sœurs que ce livre a été écrit ; non plus que pour 
les femmes, les filles ou les sœurs de mon voisin. 
Je laisse cette fonction à ceux qui ont intérêt à con- 
fondre les bonnes actions avec le beau langage, 
/^c sais que l'amant passionné du beau style 
s'expose à la haine des multitudes; mais aucun 
respect humain, aucune fausse pudeur, aucune coa- 
lition, aucun suffrage universel ne me contraindront 
à parler le patois incomparable de ce siècle, ni à 
confondre l'encre avec la vertu ^/ 

Des . poètes illustres s'étaient partagé depuis 

(i) Eugène Crépet, op, cit. 

Ces trois projets manuscrits de préface, rassemblés par Poule t- 
Malassis dans un cartonnage in-folio qui contenait également la 
pa^e détachée et la pièce de vers que nous donnons à la suite,avaient 
déjà été publiés, pour d'importants fragments, par M. Octave Uzanne 
{le Livre, lo mars 1881) et par Charles Asselineau dans son Char- 
les Baudelaire, sa vie et son œuvre. (Paris, Alph. Lemerre, 1869). 
Baudelaire entendait y protester publiquement contre l'arrêt qui 
avait frappé les Fleurs du Mal (ao août 1857), et y confondre l'in- 
justice de l'opinion. La pusillanimité — ou la prudence — de l'édi- 
teur obtînt cependant que la seconde édition parût sans préface ( 1 861 ). 
— V, Charles Baudelaire, Lettres {op, cit,, la juillet 1860 notam- 
ment). 



ŒUYABS POSTHUMES 



longtemps les provinces les plus fleuries du domaine 
poétique. Tl m'a paru plaisant, et d'autant plus 
agréable que la tâche était plus difficile, d'extraire 
la beauté du Mal. Ce livre, essentiellement inutile 
et absolument innocent, n'a pas été fait dans un 
autre but que de me divertir et d'exercer mon goût 
passionné de l'obstacle.^ 

Quelques-uns m'ont dit que ces poésies pouvaient 
faire du mal ; je ne m'en suis pas réjoui. D'autres, 
de bonnes âmes, qu'elles pouvaient faire du bien; 
et cela ne m'a pas affligé. La crainte des uns et 
Teapérance des autres m'ont également étonné, et 
n'ont servi qu'à me prouver une fois de plus que 
ce siècle avait désappris toutes les notions classi- 
ques relatives à la littérature. 

Malgré les secours que quelques cuistres célè- 
bres ont apportés à la sottise naturelle de l'homme, 
je n'aurais jamais cru que notre patrie pût marcher 
avec une telle vélocité dans la voie du progrès. Ce 
juonde a acquis une épaisseur de vulgarité qui 
floone au mépris de l'homme spirituel la violence 
d'une passion. Mais il est des carapaces heureuses 
r|ue le poison lui-même n'entamerait pas. 

J'avais primitivement l'intention de répondre à 
de nombreuses critiques, et, en même temps, d'ex- 
pliquer quelques questions très simples, totalement 
obscurcies par la lumière moderne (i) : Qu'est-ce 
f jue la poésie? Quel est son but? De la distinction 
dti Bien d'avec le Beau; de la Beauté dans le Mal; 
r|iie le rythme et la rime répondent dans l'homme 
aux immortels besoins de monotonie, de symétrie et 

(i} Rapprocher ce paragraphe des Notes qui suivent la Troisième 
uersion. 



LES FLKURS OU MAL l3 

de surprise ; de Tadaptation du style au sujet ; de 
la vanité et du danger de Tinspiration, etc., etc.; 
mais j'ai eu Timprudence de lire-ce matin quelques 
feuilles publiques ; soudain, une indolence, du poids 
de vingt atmosphères, s'est abattue sur moi, et je 
me suis arrêté devant l'épouvantable inutilité d'ex- 
pliquer quoi que ce soit à qui que ce soit. Ceux qui 
savent me devinent, et pour ceux qui ne peuvent 
ou ne veulent pas me comprendre, j'amoncellerais 
sans fruit les explications. 

C. B. 

[Deuxième version.] 

[A fondre peaUétre avec d* anciennes notes. "] 

S'il y a quelque gloire à n'être pas compris, ou 
à ne l'être que très peu, je peux dire sans vanterie 
que, par ce petit livre, je l'ai acquise et méritée d'un 
seul coup. Offert plusieurs fois de suite à divers édi- 
teurs qui le repoussaient avec horreur, poursuivi 
et mutilé, en iSSy, par suite d'un malentendu fort 
bizarre, lentement rajeuni, accru et fortifié pendant 
quelques années de silence, disparu de nouveau, 
grâce à mon insouciance, ce produit discordant de 
la Muse des derniers jours j encore avivé par quel- 
ques nouvelles touches violentes, ose affronter 
aujourd'hui^ pour la troisième fois (i), le soleil de 
la sottise. 

Ce n'est pas ma faute; c'est celle d'un éditeur in- 
sistant qui se croit assez fort pour braver le dégoût 
public. « Ce livre restera sur toute votre vie comme 

(i) Ce passage donnerait à penser que cette <( deuxième yersion » 
était destinée a préfacer non la a» édition des Fleurs^ mais une 
troisième dont, après la mort du poète, on trouva Je projet arrêté 
dans ses notes. 



>* 



l4 ŒUVRES POSTHUMES 

une tache », me prédisait, dès le commencement, 
un de mes amis, qui est un grand poète. En effet, 
toutes mes mésaventures lui ont, jusqu'à présent, 
donné raison. Mais j'ai un de ces heureux caractè- 
res qui tirent une jouissance de la haine et qui se 
glorifient dans le mépris . Mon goût diaboliquement 
passionné de la bêtise me fait trouver des plaisirs 
particuliers dans les travestissements de la calom< 
nîc. Chaste comme le papier, sobre comme l'eau, 
porté à la dévotion comme une communiante, inof- 
ftinsif comme une victime, il ne me déplairait pas 
de passer pour un débauché, un ivrogne, un impie 
et un assassin. 

Mon éditeur prétend qu'il y aurait quelque utilité 
pour moi, comme pour lui, à expliquer pourquoi 
et comment j'ai fait ce livre, quels ont été mon but 
et mes moyens, mon dessein et ma méthode. Un tel 
travail de critique aurait sans doute quelques chan- 
ces d'amuser les esprits amoureux de la rhétorique 
profonde. Pour ceux-là peut-être, l'écrirai-je plus 
tard et le ferai-je tirer à une dizaine d'exemplaires. 
Mais, à un meilleur examen, ne paraît-il pas évi- 
dent que ce serait là une besogne tout à fait super- 
flue, pour les uns comme pour les autres, puisque 
les uns savent ou devinent, et que les autres ne com- 
prendront jamais? Pour insuffler au peuple l'intel- 
ligence d'un objet d'art, j'ai une trop grande peur 
du ridicule, et je craindrais, en cette matière, d'é- 
galer ces utopistes qui veulent, par un décret, ren- 
dre tous les Français riches et vertueux d'un seul 
coup. Et puis, mameilleure raison, ma suprême, est 
que cela m'ennuie et me déplaît. Mène-t-on la foule 
dans les ateliers de l'habilleuse et du décorateur, 
dans|la loge de la comédienne? Montre-t-on au 



LES FLEURS DU MAL l5 

public affolé aujourd'hui, indifférent demain, le 
mécanisme des trucs ? Lui explique-t-on les retouches 
et les variantes improvisées aux répétitions, et jus- 
qu'à quelle dose Tinstinct et la sincérité sont mêlés 
aux rubriquell» et au charlatanisme indispensable 
dans l'amalgame de l'œuvre? Lui révèle-t-on tou- 
tes les loques, les fards, les poulies, les chaînes, les 
repentirs, les épreuves barbouillées, bref toutes les 
horreurs qui composent le sanctuaire de Tart? 

D'ailleurs,tellen'estpas aujourd'hui mon humeur. 
Je n'ai le désir ni de démontrer, ni d'étonner, ni 
d'amuser, ni de persuader. J'ai mes nerfs, mes 
vapeurs. J'aspire à un repos absolu et à une nuit 
continue. Chantre des voluptés folles du vin et de 
l'opium, je n'ai soifque d'une liqueur inconnue sur 
la terre, et que la pharmaceutique céleste elle-même 
ne pourrait pas m'offrir; d'une liqueur qui ne con- 
tiendrait ni la vitalité, ni la mort, ni l'excitation, 
ni le néant. Ne rien savoir, ne rien enseigner, ne 
rien vouloir, ne rien sentir, dormir et encore dor- 
mir, tel est aujourd'hui mon unique vœu. Vœu 
infâme et dégoûtant, mais sincère. 

Toutefois, comme un goût supérieur nous ap- 
prend à ne pas craindre de nous contredire un peu 
nous-mêmes, j'ai rassemblé, àla fin de ce livre abo- 
minable, le témoignage de sympathie de quelques- 
uns des hommes que je prise le plus (i),pour qu'un 
lecteur impartial en puisse inférer que je ne suis 
pas absolument digne d'excommunication et 
qu'ayant su me faire aimer de quelques-uns mon 
cœur, quoi qu'en ait dit je ne sais plus quel tor- 

(ij U s'agît ici éyidemment des pièces qui composent V Appendice 
del^ition définitiTe. 



l6 ŒUVRES POSTHUMES 

chon imprimé, n'a peut-être pas « l'épouvantable 

laideur démon yisage ». 
Enfin, par une générosité peu commune, dont 

MM. les critiques... 
Gomme Tignoranceva croissant..: 
Je dénonce moi-même les imitations... 

[Troisième version.] 

DÉDICACB 

Pour connaître le bonheur, il faut avoir le cou- 
rage de l'avaler (i). Le bonheur vomitif. 
Oreste et Electre. Angoisses. 
De l'utilité de la douleur. 
La femme naturelle. 
La volupté artificielle. 
Je désire que cette dédicace soit inintelligible. 

PREFACE 

La France traverse une phase de vulgarité, Paris, 
centre et rayonnement de bêtise universelle. Mal- 
gré Molière et Déranger, on n'aurait jamais cru 
que la France irait si grand train dans la voie du 
progrès. — Questions d'art, terrœ ignotœ. 

Le grand homme est bête. 

Mon livre a pu faire du bien. Je ne m'en afflige 
pas. Il a pu faire du mal. Je ne m'en réjouis pas^ 

Le but de la poésie. Ce livre n'est pas fait pour 
mes femmes, mes filles ou mes sœurs. 

On m'a attribué tous les crimes que je racontais. 

{ 1 ) Rapprocher de cette phrase celle-ci, qui se trouve au début 
de la Préface des Paradis artificiels : « Pour digérer le bonheur 
naturel comme l'artificiel, il faut avoir le courage de l'ayaler, et 
CÇU3L qui mériteraient peut-être le bonheur sont justement ceux-là à 
ooi la félicité, telle que la conçoivent les mortels, a toujours fait 
Felfet d'un vomitif. » (Note de M. Eugène Grépct.) 



LES FLEURS DU MAL I7 

Divertissement de la baîne et du mépris. Les élé- 
giaques sont des canailles.^/ y ^rèam carofactum 
est. Or le poète n'est d'aucun parti. Autrement, il 
serait un simple morteh 

Le Diable. Le péché originel. Homme bon. Si 
vous vouliez, vous seriez le favori du Tyran; il est 
plus difficile d'aimer Dieu que de croire en lui. Au 
contraire, il est plus difficile pour les gens de ce 
siècle de croire au diable que de l'aimer. Tout le 
monde le sent et personne n'y croit. Sublime sub- 
tilité du Diable. 

Une âme de mon choix. Le Décor. — Ainsi la 
nouveauté. — L'Epigraphe. — D'Aurevilly. — La 
Renaissance. — Gérard de Nerval. — Nous som- 
, mes tous pendus ou pendables. 

J'avais mis quelques ordures pour plaire à 
MM. les journalistes. Ils se sont montrés ingrats. 

[Notes.] 

Comment, par une série d'efforts déterminée, 
l'artiste peut s'élever à une originalité proportion- 
nelle ; 

Comment la poésie touche à la musique par une 
prosodie dont les racines plongent plus avant dans 
l'âme humaine que ne l'indique aucune théorie 
classique ; 

Que la poésie française possède une prosodie 
mystérieuse et méconnue, comme les langues latine 
et anglaise ; 

Pourquoi tout poète, qui ne sait pas au juste 
combien chaque mot comporte de rimes, est inca- 
pable d'exprimer une idée quelconque ; 

Que la phrase poétique peut imiter (et par là elle 



l8 ŒUVRES POSTHUMES 

louche à Tart musical et à la science mathématique) 
la ligne horizontale, la ligne droite ascendante, la 
ligne droite descendante; qu'elle peut monter à 
pic vers le ciel , sans essoufflement, ou descendre 
perpendiculairement vers Tenfer avec la vélocité 
de toute pesanteur; qu'elle peut suivre la spirale, 
décrire la parabole, ou Iç zigzag figurant une série 
d'angles superposés; 

Que la poésie se rattache aux arts de la peinture, 
de la cuisine et du cosmétique par la possibilité 
d'exprimer toute sensation de suavité ou d'amer- 
tume, de béatitude ou d'horreur, par l'accouple- 
ment de tel substantif avec tel adjectif, analogue 
ou contraire; 

Comment, appuyé sur mes principes et dispo- 
sant de la science que je me charge de lui enseigner 
en vingt leçons, tout homme devient capable de 
composer une tragédie qui ne sera pas plus sifflée 
qu'une autre, ou d'aligner un poème de la longueur 
nécessaire pour être aussi ennuyeux que tout poème 
épique connu. 

Tâche difficile que de s'élever vers cette insensi- 
bilité divine! Car moi-même, malgré les plus loua- 
bles efforts, je n'ai su résister au désir de plaire à 
mes contemporains, comme l'attestent en quelques 
endroits, apposées comme un fard, certaines bas- 
ses flatteries adressées à la démocratie, et même 
quelques ordures destinées à me faire pardonner 
la tristesse de mon sujet. Mais MM. les journalistes 
s'éLant montrés ingrats envers les caresses de ce 
genre, j*en ai supprimé la trace, autant qu'il m'a 
été possible, dans cette nouvelle édition. 

Je me propose, pour vérifier de nouveau l'excel- 
lence de ma méthode, de l'appliquer prochainement 



LES FLEURS DU MAL IQ 

à la célébration des jouissances de la dévotion et 
des ivresses de la gloire militaire, bien que je ne 
les aie jamais connues. 

Note sur les plagiats (i). — Thomas Gray. Edgar 
Poe (2 passages). Longfellow (2 passages). Stace. 
Virgile (tout le morceau d!Andromaqué). Eschyle. 
Victor Hugo. 



Tranquille comme un sage et doux comme un maudit (2), 

J'ai dit : 
Je t'aîme, ô ma très belle, à ma charmante... 

Que de fois... 
Tes débauches sans soif et tes amours sans âme, 

Ton goût de Tinfini 
Qui partout, dans le mal lui-même, se proclame. 

Tes bombes, tes poignards, tes victoires, tes fêtes, 
Tes faubourgs mélancoliques, 
Tes hôtels garnis. 

Tes jardins pleins de soupirs et d'intrigues, 
Tes temples vomissant la prière en musique, 
Tes désespoirs d'enfant, tes jeux de vieille folle, 
Tes découragements ; 

Et tes feux d'artifice, éruptions de joie. 
Qui fout rire le Ciel, muet et ténébreux. 

Ton vice vénérable étalé dans la soie, 

(i) Cette phrase semble se. rapporter à la dernière ligne de la 
seconde préface. C'est une liste des imitations que Baudelaire a 
faites des poètes dont il cite les noms. (Note de M, Eugène Crépet. ) 

(a) Cette pièce, restée à l'ëtat d'ébauche, devait faire partie de la 
a» édition des Fleurs. (V. Lettres^ juillet ou août 1860.) L'idée pre- 
mière en a été reprise dans le sonnet Epilogue qui termine les 
Petits Poèmes en prose (œuvres complètes, t. IV.) — Cf. Lettres^ 
lettre à Poulet-Malassis, juillet ou août 1860. 



ŒUVRES POSTHUMES 



Et ta vertu risible, au regard malheureux, 
Douce, s'extasiant au luxe qu'il déploie. 

Tes principes sauvés et tes lois conspuées, 

Tes monuments hautains où s'accrochent les brumes, 

Tes dômes de métal qu'enflamme le soleil, 

Tes reines de théâtre aux voix enchanteresses. 

Tes tocsins, tes canons, orchestre assourdissant, 

Tes magiques pavés dressés en forteresses. 

Tes petits orateurs, aux enflures baroques. 
Prêchant l'amour, et puis tes égouts pleins de sang, 
S'cDi^^oufiFrant dans l'Enfer comme des Orénoques, 

Tes a tiges, tes bouffons neufs aux vieilles défroques. 
Anges revêtus d'or, de pourpre et d'hyacinthe, . 
vous, soyez témoins que j'ai fait mon devoir 
Comme un parfait chimiste et comme une âme sainte. 

Car j'ai de chaque chose extrait la quintessence, 

Tu mas donné ta boue et j'en ai fait de Tor. 



LES SIX 

PIÈCES CONDAMNÉES (i) 
XX 

LES BIJOUX 

La très chère était nue, et, connaissant mon cœur. 
Elle n'avait gardé que ses bijoux sonores, 
Dont le riche attirail lui donnait Tair vainqueur 
Qu'ont dans leurs jours heureux les esclaves des Mores. 

Quand il jette en dansant son bruit vif et moqueur, 
Ce monde rayonnant de métal et de pierre 
Me ravit en extase, et j'aime à la fureur 
Les choses où le son se mêle à la lumière. 

Elle était donc couchée et se laissait aimer. 
Et du haut du divan elle souriait d'aise 
A mon amour profond et doux comme la mer 
Qui vers elle montait comme vers sa falaise. 

(i) Le Duméro placé en lête de chacune de ces pièces est celui 
sous lequel elles étaient classées dans la première édition • mais le 
texte que nous en donnons est celui des Epaves^ dont les épreuves, 
bien (ju*en ait dit Poulet-Malassis, furent évidemment revues par 
l'auteur. Le lecteur curieux des variantes se reportera aux Coni' 
mentaires du Prince Alexandre Ourousof. (Le Tombeau de Char- 
Us Baudelaire, Paris, Bibliothènue artistique et littéraire, 1896.) 
Nous leur empruntons seulement la mention des plus importantes. 



aï ŒUVRES POSTHUMES 

Les yeux fixés sur moi^ comme un tigre dompté, 
D*ua air vague et rêveur elle essayait des poses, 
Et la candeur unie à la lubricité 
Donnait un charme neuf à ses métamorphoses ; 

Et son bras et sa jambe, et sa cuisse et ses reins^ 
Polis comme de Thuile, onduleux comme un cygne, 
Passaient devant mes yeux clairvoyants et sereins ; 
Et son ventre et ses seins, ces grappes de ma vigne, 

S'avançaient, plus câlins que les anges du mal. 
Pour troubler le repos où mon âme était mise, 
El pour la déranger du rocher de cristal 
Où^ calme et solitaire, elle s'était assise. 

Je croyais voir unis par un nouveau dessin 

Les hanches de TAntiope au buste d'un imberbe, 

Tant sa taille faisait ressortir son bassin. 

Sut ce teint fauve et brun le fard était superbe! 

— Et la lampe s'étant résignée à mourir, 
Comme le foyer seul illuminait la chambre,'^ 
Chaque fois qu'il poussait un flamboyant soupir, 
IJ inondait de sang cette peau couleur d'ambre I 



XXX 

LE LÉTHE 

Viens sur mon cœur, âme cruelle et sourde, 
Tigrre adoré, monstre aux airs indolents ; 
Je veux longtemps plonger mes doigts tremblants 
Dans répaisseur de ta crinière lourde ; 

Dans tes jupons remplis de ton parfum 
Ensevelir ma tête endolorie, 
El respirer, comme une fleur flétrie, 
Le doux relent de mon amour défunt. 



LES FLEURS DU MAL 23 

Je veux dormir ! dormir plutôt que vivre ! 
Dans un sommeil aussi doux que la mort(i), 
J'étalerai mes baisers sans remord 
Sur ton beau corps poli comme le cuivre. 

Pour engloutir mes sanfji^lots apaisés 
Rien ne me vaut Tabîme de ta couche ; 
L'oubli puissant habite sur ta bouche, 
£t le Léthé coule dans tes baisers. 

A mon destin, désormais mon délice, 
J'obéirai comme un prédestiné ; 
Martyr docile, innocent condamné, 
Dont sa ferveur attise le supplice, 

Je sucerai, pour nojer ma rancœur, 
Le népenthès et la bonne ciguë 
Aux bouts charmants de cette gorge aiguë 
Qui n'a jamais emprisonné de cœur. 

XXXIX 

A CELLE QUI EST TROP GAIE (2) 

Ta tête, ton geste, ton air 

Sont beaux comme un beau paysage ; 

Le rire joue en ton visage 

Comme un vent frais dans un ciel clair. 

Le passant chagrin que tu frôles 
Est ébloui par la santé 
Qui jaillit comme une clarté 
De tes bras et de tes épaules. 

(i) Var. de la i" éd. : 

Dans an sommeil douteux comme la mort . 

{2) Pièce écrite pour « ta Présidente ». V. ch. vin, Chartes BaU' 
delaire^ étude biographique d'Eugène Crépet, revue et mise à jour 
par Jacques Crépet, suivie des Baudelairiana d'Asseliueau, publies 
pour la première fois in-extenso et de nombreuses lettres adres- 
sées à Baudelaire (Librairie Vanier, A. Messein, succ.i Paris> mcmvii.) 



-^ 24 ŒUVRES POSTHUMES 

Les reteûtissantes couleurs 
Dont tu parsèmes tes toilettes 
Jettent dans Tesprit des poètes 
L'image d'un ballet de fleurs. 



Ces robes folles sont Temblème 
De ton esprit bariolé ; 
Folle dont je suis affolé, 
Jo te hais autant que je t'aime ! 

Quelquefois dans un beau jardin 
Oii je traînais mon atonie, 
J ai senti, comme une ironie, 
Le soleil déchirer mon sein ; 



Et le printemps et la verdure 
Ont tant humilié mon cœur 
Que j'ai puni sur une fleur 
L'insolence de la Nature. 



Ainsi je voudrais, une nuit, 
Quand l'heure des voluptés sonne, 
Vers les trésors de ta personne, 
Comme un lâche, ramper sans bruit, 

Pour châtier ta chair joyeuse, 
Pour meurtrir ton sein pardonné. 
Et faire à ton flanc étonné 
Une blessure large et creuse, 

Et, vertigineuse douceur ! 
A travers ces lèvres nouvelles, 
Plus éclatantes et plus belles, 
Tin fuser mon venin, ma sœur I 



/ *^ 



LES FLEURS DU MAL 25 

LXXX 

LESBOS 

Mère des jeux latins et des voluptés grecques, 
Lesbos, où les baisers, languissants ou joyeux, 
Chauds comme les soleils^ frais comme les pastèques, 
Font Tornement des nuits et des jours glorieux; 
Mère des jeux latins et des voluptés grecques. 

Lesbos; où les baisers sont comme les cascades 
Qui se jettent sans peur dans les gouffres sans fonds 
£t courent, sanglotant et gloussant par saccades, 
Orageux et secrets, fourmillants et profonds ; 
Lesbos, où les baisers sont comme les cascades ! 

Lesbos, où les Phrynés Tune Tautre s'attirent. 
Où jamais un soupir ne resta sans écho, 
A régal de Paphos les étoiles t'admirent. 
Et Vénus à bon droit peut jalouser Sapho ! 
Lesbos, où les Phrynés Tune Tautre s'attirent I 

Lesbos, terre des nuits chaudes et langoureuses, 
Qui font qu'à leurs miroirs, stérile volupté I 
Les filles aux yeux creux, de leur corps amoureuses, 
Caressent les fruits mûrs de leur nubilité ; 
Lesbos, terre des nuits chaudes et langoureuses ! 

Laisse du vieux Platon se froncer Tœil austère ; 
Tu tires ton pardon de l'excès des baisers, 
Reine du doux empire, aimable et noble terre. 
Et des raffinements toujours inépuisés. 
Laisse du vieux Platon se froncer l'œil austère. 

Tu tires ton pardon de l'éternel martyre 
Infligé sans relâche aux cœurs ambitieux, 
Qu'attire loin de nous le radieux sourire 
Entrevu vaguement au bord des autres cieux ! 
Tu tires ton pardon de l'éternel martyre î 



,A. 



20 ŒUVRES POSTHUMES 

Qui des Dieux osera, Lesbos, être ton juge, 
Et condamner ton front pâli dans les travaux, 
Si ces balances d'or n'ont pesé le déluge 
De larmes qu'à la mer ont versé tes ruisseaux ? 
Qui des Dieux osera, Lesbos, être ton juge? 

Que nous veulent les lois du juste et de l'injuste? 
Vierges au cœur sublime, honneur de l'Archipel, 
Votre religion comme une autre est auguste, 
£t l'amour se rira de l'Enfer et du Ciel I 
Que nous veulent les lois du juste et do l'injuste? 

Car Lesbos entre tous m'a choisi sur la terre 
Pour chanter le secret de ses vierges en fleurs. 
Et je fus dès l'enfance admis au noir mystère 
Des rires effrénés mêlés aux sombres pleurs ; 
Car Lesbos entre tous m'a choisi sur la terre . 

Et depuis lors je veille au sommet de Leucate, 
Comme une sentinelle à l'œil perçant et sûr, 
Qui guette nuit et jour brick, tartane ou frégate, 
Dont les formes au loin frissonnent dans Tazur ; 
Et depuis lors je veille au sommet de Leucate, 

Pour savoir si la mer est indulgente et bonne, 
Et parmi les sanglots dont le roc retentit. 
Un soir ramènera vers Lesbos, qui pardonne. 
Le cadavre adoré de Sapho, qui partit 
Pour savoir si la mer est indulgente et bonne! 

De la mâle Sapho, l'amante et le poète, 

Plus belle que Vénus par ses mornes pâleurs ! 

— L'œil d'azur est vaincu par l'œil noir que tacheté 
Le cercle ténébreux tracé par les douleurs 

De la mâle Sapho, l'amante et le poète I 

— Plus belle que Vénus se dressant sur le monde 
Et versant les trésors de sa sérénité 



r 



LES FLEURS DU MAL 2^ 



Et le rayonnement de sa jeunesse blonde 

Sur le vieil Océan de sa fille enchanté ; 

Plus belle que Vénus se dressant sur le monde ! 

— De celle qui mourut le jour de son blasphème (i), 
Quand^ insultant le rite et le culte inventé, 
Elle fit son beau corps la pâture suprême 
D'un brutal dont Torg^ueil punit Timpiétè 
De celle qui mourut le jour de son blasphème. 

Et c'est depuis ce temps que Lesbos se lamente, 
Et, malgré les honneurs que lui rend l'univers. 
S'enivre chaque nuit du cri de la tourmente 
Que poussent vers les cieux ses rivages déserts ! 
Et c'est depuis ce temps que Lesbos se lamente ! 

LXXXI 

FEMMES DAMNÉES 

Delphine et Hippolyte 

A la pâle clarté des lampes languissantes, 
Sur de profonds coussins tout imprégnés d'odeur, 
Hippolyte rêvait aux caresses puissantes 
Qui levaient le rideau de sa jeune candeur. 

Elle cherchait d'un œil troublé par la tempête, 
De sa naïveté le ciel déjà lointain. 
Ainsi qu'un voyageur qui retourne la tête 
Vers les horizons bleus dépassés le matin . 

De ses yeux amortis les paresseuses larmes, 
L'air brisé, la stupeur, la morne volupté, 
Ses bras vaincus, jetés comme de vaines armes, 
Tout servait, tout parait sa fragile beauté. 

(i) Var. de la \^ éd. : 

De Sapho qui mourut... 



28 ŒUVRES POSTHUBTES 

Etendue à ses pieds, calme et pleine de joie, 
Delphine la couvait avec des yeux ardents, 
Comme un animal fort qui surveille une ^roie, 
Après l'avoir d*abord marquée avec les dents. 

Beauté forte à genoux devant la beauté frêle, 
Superbe, elle humait voluptueusement 
Le vin de son triomphe et s^allongeait vers elle, 
Comme pour recueillir un doux remerctment. 

Elle cherchait dans l'œil de sa pâle victime 

Le cantique muet que chante le plaisir, 

Et cette gratitude infinie et sublime 

Qui sort de la paupière ainsi qu'un long soupir : 

— « Hippolyte, cher cœur, que dis-tu de ces choses? 
Comprends-tu maintenant qu'il ne faut pas offrir 
L'holocauste sacré de tes premières roses 
Aux souffles violents qui pourraient les flétrir ? 

Mes baisers sont légers comme ces éphémères 
Qui caressent le soir les grands lacs transparents. 
Et ceux de ton amant creuseront leurs ornières 
Comme des chariots ou des socs déchirants ; 

Ils passeront sur toi comme un lourd attelage 
De chevaux et de bœufs auxs abots sans pitié... 
Hippolyte, ô ma sœur ! tourne donc ton visage, 
Toi, mon âme et mon cœur, mon tout et ma moitié, 

Tourne vers moi tes yeux pleins d'azur et d'étoiles I 
Pour un de ces regards charmants, baume divin. 
Des plaisirs plus obscurs je lèverai les voiles, 
Et je t'endormirai dans un rêve sans fin ! » 

Mais Hippolyte alors, levant sa jeune tête : 
— « Je ne suis point ingrate et ne me repens pas. 
Ma Delphine, je souffre et je suis inquiète. 
Comme après un nocturne et terrible repas 



LES FLEURS DU MAL 29 

Je sens fondre sur moi de lourdes épouvantes 
Et de noirs bataillons de fantômes épars, 
Qui veulent me conduire en des routes mouvantes 
Qu'un horizon sanglant ferme de toutes parts. 

Avons-nous donc commis une action étrange? 
Explique, si tu peux, mon trouble et mon effroi : 
Je frissonne de peur quand tu me dis : « Mon ange! » 
Et cependant je sens ma bouche aller vers toi. 

Ne me regarde pas ainsi, toi, ma pensée I 
Toi que j'aime à jamais, ma sœur d'élection, 
Quand même tu serais une embûche dressée 
JEt le commencement de ma perdition ! » 

Delphine, secouant sa crinière tragique, 
Et comme trépignant sur le trépied de fer, 
L'œil fatal, répondit d'une voix despotique : 
— « Qui donc devant l'amour ose parler d'enfer? 

Maudit soit à jamais le rêveur inutile 
Qui voulut le premier, dans sa stupidité, 
S'éprenant d'un problème insoluble et stérile 
Aux choses de l'amour mêler l'honnêteté I 

Celui qui veut unir dans un accord mystique 
L'ombre avec la chaleur, la nuit avec le jour, 
Ne chauffera jamais son corps paralytique 
A ce rouge soleil que l'on nomme l'amour I 

Va, si tu veux, chercher un fiancé stupide; 
Cours offrir un cœur vierge à ses cruels baisers ; 
Et, pleine de remords et d'horreur, et livide, 
Tu me rapporteras tes seins stigmatisés... 

Ou ne peut ici-bas contenter qu'un seul maître I » 
Mais l'enfant, épanchant une immense douleur, 

3. 



3o ŒUVRES POSTHUMES 

Cria soudain : — « Je sens s'élargir dans mon ôtre 
Un abîme béant; cet abîme est mon cœur ! 

Brûlant comme un volcan, profond comme le videl 

Rien ne rassasiera ce monstre gémissant, 

Et ne rafraîchira la soif de TEuménide 

Qui, la torche à la main, le brûle jusqu'au sang ! 

Que nos rideaux fermés nous séparent du monde, 

Et que la lassitude amène le repos I 

Je veux m'anéantir dans ta gorge profonde, 

Et trouver sur ton sein la fraîcheur des tombeaux 1 n^ 

— Descendez, descendez, lamentables victimes, 
Descendez le chemin de l'en fer éternel I 
Plongez au plus profond du gouffre, où tous les crimes, 
Flagellés par un vent qui ne vient pas du ciel, 

Bouillonnent pêle-mêle avec un bruit d'orage. 
Ombres folles, courez au but de vos désirs ; 
Jamais vous ne pourrez assouvir votre rage, 
Et votre châtiment naîtra de vos plaisirs. 

Jamais un rayon frais n'éclaira vos cavernes ; 
Par les fentes des murs des miasmes fiévreux 
Filtrent en s^'enflammant aiosi que des lanternes 
Et pénètrent vos corps de leurs parfums affreux. 

L'âpre stérilité de votre jouissance 

Altère votre soif et roidit votre peau. 

Et le vent furibond de la concupiscence 

Fait claquer votre chair ainsi qu'un vieux drapeau. 

Loin des peuples vivants, errantes, condamnées, 
A travers les déserts courez comme les loups ; 
Faites votre destin, âmes désordonnées, 
Et fuyez l'infini que vous portez en vous I 



LES FLEURS DU MAL 3l 

\ 

LXXXVII 

LES MÉTAMORPHOSES DU VAMPIRE 

La femme cependant, de sa bouche de fraise, 
En se tordant ainsi qu'un serpent sur la braise, 
Et pétrissant ses seins sur le fer de son buse, 
Laissait couler ces mots tout imprégnés de musc : 

— a Moi, j'ai la lèvre humide, et je sais la science 

De perdre au fond d'un lit Tantique conscience. 

Je sèche tous les pleurs sur mes seins triomphants, 

Et fais rire les vieux du rire des enfants. 

Je remplace, pour qui me voit nue et sans voiles, 

La lune, le soleil, le ciel et les étoiles ! 

Je suis, mon cher savant, si docte aux voluptés, 

Lorsque j'étouffe un homme en mes bras redoutés (i), 

Ou lorsque j'abandonne aux morsures mon buste^ 

Timide et libertine, et fragile et robuste, 

Que, sur ces matelas qui se pâment d'émoi, 

Les Anges impuissants se damneraient pour moi. » 

Quand elle eut de mes os sucé toute la moelle 
Et que languissamment je me tournai vers elle 
Pour lui rendre un baiser d'amour, je ne vis plus 
Qu'une outre aux flancs gluants, toute pleine de pus ! 
Je fermai les deux yeux, dans ma froide épouvante. 
Et quand je les rouvris à la clarté vivante, 
A mes côtés, au lieu du mannequin puissant 
Qui semblait avoir fait provision de sang, 
Tremblaient confusément des débris de squelette. 
Qui d'eux-mêmes rendaient le cri d'une girouette 



(i) Var. de la i'« édition : 

Lorsque j'étouffe un homme en mes bras veloutés. 



32 . CBUVRES POSTHUMES 

Ou d'une enseigne, au bout d'une tringle de fer, 
Que balance le vent pendant les nuits d'hiver (i). 

( I ) Pour clore le chapitre des Fleurs du Mal, mentionnons qu'on 
trouve encore, dans l'édition originale, deux notes importantes, la 
première sous la pièce : Franciscœ meœ laudes : « Ne semble-t-il 
pas au lecteur comme à moi, etc. » Nous renvoyons le lecteur à la 
fameuse préface de Théophile Gautier, qui Ta reproduite. (V. Fleurs 
du Malt édition définitive, pp. 18-19.) 

Pour la seconde, relative à Révolte^ la voici : 

« Parmi les morceaux suivants, le plus caractérisé a déjà paru 
dans un des principaux recueils littéraires de Paris où il n'a été 
considéré, du moins par les gens d'esprit, que pour ce qu'il est vé- 
ritablement : le pastiche des raisonnements de l'ignorance et de la 
fureur. Fidèle à son douloureux programme, l'auteur des Fleurs 
du Mal a dû, en parfait comédien, façonner son esprit à tons les 
sophismes comme à toutes les corruptions. Cette déclaration can- 
dide n'empêchera pas les critiques honnêtes de le ranger parmi 
les théologiens de la populace et de l'accuser d'avoir regretté pour 
notre Sauveur Jésus-Christ, pour la Victime éternelle et volontaire, 
le rôle d'un conquérant, d'un Attila égalitaire et dévastateur. Plus 
d'un adressera sans doute au ciel les actions de grâce habituelles du 
Pharisien : Merci, mon Dieu, qui n'avez pas permis que je fusse 
semblable à ce poète infâme. » 

Il est question de cette note dans une lettre à Poulet-Malassis, 
i4 mai 1867. 



LES EPAVES 

(1866) 

GALANTERIES 

LES PROMESSES d'uN VISAGE 

J'aime, ô pâle beauté, tes sourcils surbaissés, 

D'où semblent couler des ténèbres; 
Tes yeux, quoique très noirs, m'inspirent des pensers 

Qui ne sont pas du tout funèbres. 

Tes yeux, qui sont d'accord avec tes noirs cheveux, 

Avec ta crinière élastique. 
Tes yeux, lang-uissamment, me disent : « Si tu veux, 

Amant de la muse plastique. 

Suivre l'espoir qu'en toi nous avons excité. 

Et tous les goûts que tu professes. 
Tu pourras constater notre véracité 

Depuis le nombril jusqu'aux fesses ; 

Tu trouveras au bout de deux beaux seins bien lourds, 

Deux larges médailles de bronze, 
Et sous un ventre uni, doux comme du velours. 

Bistré comme la peau d'un bonze, 

Une riche toison qui^ vraiment, est la sœur 
De cette énorme chevelure, 



34 ŒUVRES POSTHUMES 

Souple et frisée, et qui l'égale en épaisseur, 
Nuit sans étoiles^ Nuit obscure ! » 



LE MONSTRE 
ou 

LE PARANTMPBE d'uNE NYMPHE MACABRE 
I 

Tu n'es certes pas, maires chère, 
Ce que Veuillot nomme un tendron. 
Le jeu, l'amour, la bonne chère, 
Bouillonnent en toi, vieux chaudron! 
Tu n'es plus fraîche, ma très chère, 

Ma vieille infante ! Et cependant 
Tes caravanes insensées 
T'ont donné ce lustre abondant 
Des choses qui sont très usées. 
Mais qui séduisent cependant. 

Je ne trouve pas monotone 
La. verdeur de tes quarante ans; 
Je préfère tes fruits, Automne, 
Aux fleurs banales du Printemps ! 
Non, tu n'es jamais monotone! 

Ta carcasse a des agréments 
Et des grâces particulières ; 
Je trouve d'étranges piments 
Dans le creux de ses deux salières ; 
Ta carcasse a des agréments ! 

Nargue des amants ridicules 
Du melon et du giraumont I 



LES éPAVES 35 

Je préfère tes clavicules 

A celles du roi Salomon^ 

Et je plains ces gens ridicules I 

Tes cheveux, comme un casque bleu, 
Ombragent ton front de guerrière, 
Qui ne pense et rougit que peu, 
Et puis se sauvent par derrière. 
Gomme les crins d'un casque bleu. 

Tes yeux qui semblent de la boue 
Où scintille quelque fanal, 
Ravivés au fard de ta joue, 
Lancent un éclair infernal I 
Tes yeux sont noirs comme la boue ! 

Par sa luxure et son dédain 

Ta lèvre amère nous provoque ; 

Cette lèvre, c*est un Eden 

Qui nous attire et qui nous choque. 

Quelle luxure ! et qael dédain I 

Ta jambe musculeuse et sèche 
Sait gravir au haut des volcans. 
Et malgré la neige et la dèche 
Danser les plus fougueux cancans. 
Ta jambe est musculeuse et sèche. 

Ta peau brûlante et sans douceur. 
Gomme celle des vieux gendarmes. 
Ne connaît pas plus la sueur 
Que ton œil ne connaît les larmes. 
Et pourtant elle a sa douceur I 

II 

Sotte, tu t'en vas droit au Diable I 
Volontiers j'irais avec toi. 



36 ŒUVRES P0STBUBIB8 

Si cette vitesse eflProyable 

Ne me causait pas quelque émoi. 

Va-t'en donc, tonte seule^ au Diable ! 

Mon rein y mon poumon, mon jarret 
Ne me laissent plus rendre hommage 
A ce seigneur, comme il faudrait : 
« Hélas I c'est vraiment bien dommage ! » 
Disent mon rein et mon jarret. 

Ohl très sincèrement je sou£Ere 
De ne pas aller aux sabbats. 
Pour voir, quand il pète du soufre, 
Gomment tu lui baises son cas I 
Oh I très sincèrement je sou£Fre. 

Je suis diablement affligé 
De ne pas être ta torchère, 
Et de te demander congé, 
Flambeau d'enfer I Juge, ma chère, 
Combien je dois être affligé, 

Puisque depuis longtemps je t'aime, 
Etant très logique! En efiFet, 
Voulant du Mal chercher la crème 
Et n'aimer qu'un monstre parfait, 
Vraiment oui I vieux monstre, je t'aime î 



BOUFFONNERIES 

SUR LES DÉBUTS d'aMINA BOSCHETTI 
au Théâtre de la Monnaie , à Bruxelles (i). 

Amina bondit, — fuit, puis voltige et sourit ; 

Le Welche dit : « Tout ça, pour moi, c'est du prâcrit ; 

(\) La Petite Revue ^ i3inai i865, dans la deuxième partie d'un 



LES éPAVES 3^ 

Je ne connais, en fait de nymphes bocagères, 
Que celles de Montagne-aux-Herbes-Potagères. » 

Dû bout de son pied fin et de son œil qui rit, 
Amina verse à flots le délire et Tesprit ; 
Le Welche dit : « Fuyez, délices mensongères I 
Mon épouse n'apas ces allures légères. » 

Vous ignorez, sylphide au regard triomphant, 
Qui voulez enseigner la walse à l'éléphant, 
Ali hibou la gaîté, le rire à la cigogne, 

Que sur la grâce en feu le Welche dit : « Harol » 
Et que le doux Bacchus lui versant du bourgogne, 
Le monstre répondrait : « J'aime mieux le faro ! » 

[1864.] 



A M. EUGÈNE FROMENTIN 

A propos d*an importun qui se disait son ami. 

Il me disait qu'il était très riche. 
Mais qu'il craignait le choléra ; 

— Que de son or il était chiche. 
Mais qu'il goûtait fort TOpéra ; 

— Qu'il raffolait de la nature^ 
Ayant connu monsieur Corot ; 

— Qu'il n'avait pas encor voiture, 
Mais que cela viendrait bientôt ; 

— Qu'il aimait le marbre et la brique, 
Les bois noirs et les bois dorés ; 

article intitulé i M, Baudelaire, poète de circonstance. La première 
partie de cet article avait paru, ibid,, le 29 avril i865. (V. note, 
p. 45.) 
Le texte ici conservé est celui des Epaves, 



38 ŒUVRES POSTHUMES 

— Qa'il possédait dans sa fabrique 
Trois contre-maîtres décorés ; 

— Qu'il avait, sans compter le reste, 
Vingt mille actions sur le Nord ; 

— Qu'il avait trouvé, pour un zeste, 
Des encadrements d'Oppenord ; 

— Qu'il donnerait (fût-ce à Luzarches) 
Dans le bric-à-brac jusqu'au cou, 

Et qu'au Marché des Patriarches 
Il avait fait plus d'un bon coup ; 

— Qu'il aimait pas beaucoup sa femme. 
Ni sa mère ; — mais qu'il croyait 

A l'immortalité de l'âme. 
Et qu'il avait lu Niboyet I 

— Qu'il penchait pour l'amour physique, 
Et qu'à Rome, séjour d'ennui, 

Une femme, d'ailleurs phtisique, 
Etait morte d'amour pour lui. 

Pendant trois heures et demie, 
Ce bavard, venu de Tournai, 
M'a dégoisé toute sa vie ; 
J'en ai le cerveau consterné. 

S'il fallait décrire ma peine, 

Ce serait à n'en plus finir ; 

Je me disais, domptant ma haine : 

« Au moins, si je pouvais dormir 1 » 

Gomme un qui n'est pas à son aise, 
Et qui n'ose pas s'en aller, 
Je frottais de mon cul ma chaise, 
Rêvant de me faire empaler. 



LES ÉPAVES 3(> 



Ce monstre se nomme Bastogne ; 
Il fuyait devant le fléau. 
Moi, je fuirai jusqu'en Gascogne, 
Ou j'irai me jeter à Peau, 

Si, dans ce Paris, qu'il redoute, 
Quand chacun sera retourné, 
Je trouve encore sur ma route, 
Ce fléau, natif de Tournai 1 

Bruxelles, i865. 



UN CABARET FOLATRE 

sur la route de Bruxelles à Uccle. 

Vous qui raffolez des squelettes 
Et des emblèmes détestés, 
Pour épicer les voluptés, 
(Fût-ce de simples omelettes!) 

Vieux Pharaon, ô Monselet î 
Devant cette enseigne imprévue, 
J'ai rêvé de vous : A la vue 
Du Cimetière, Estaminet! 



LE JET D EAU 
Variante du refrain (i) 

La gerbe d'eau qui verse 
Ses mille fleurs, 

Que la lune traverse 
De ses lueurs, 

Tombe comme une averse 
De larges pleurs. 

(i) La Petite Revue, 8 juillet i865. 



AUTRES POÉSIES 



SONNET BURLESQUE (l) 

Vacquerie 
A son Py- 
Lade épi- 
Que : « Qu'on rie 

( I ) Ce soDDety qui parodie le fameux sonnet d'Auguste Vacquerie 
à Paul Garnier (les Demi' Tein tes) ^ avait paru dans la Silhouette 
du i«' juin 1845, intercalé dans la lettre suivante : 

f Vous n'êtes pas, monsieur, sans ignorer que le théâtre de FO- 
déon est en pleine démolition . Un antiquaire de nos amis, qui a la 
manie de chercher proie jusque dans les endroits les plus secrets 
et les moins praticables, est parvenu à arracher cette curieuse pièce 
à la fureur aes maçons acharnés sur le monument-cadavre. 

« P. S. — Nous espérons, monsieur, que vous voudrez bien, 
dans l'intérêt du jeune auteur des Demi'Teinies en particulier et de 
la littérature académique en général, donner connaissance de ce 
fragment aux nombreux abonnés de votre spirituelle feuille. 

Agréez, etc., etc. 

« Antonius PlNGOmN 
« Attaché aux dépouillements et embaumements. » 
(Jardin du Roi. — Section des Volatiles.} 

Retrouvé par la Petite Revue (24 juin i865), il fut par elle attri- 
bué à Charles Baudelaire et les bibliographes baudelairiens ont 
généralement admis pour exacte cette attribution. Cependant 
M. Auguste Vitu en a contesté le bien-fondé dans une lettre citée 
par M. Jacques Crépet, o/). cit. y p. 3o4. Selon lui cette parodie 
serait de Théodore de Banville. 



42 ŒUVRES POSTHUMES 

Ou qu'on crie, 
Notre épi 
Brave pi- 
Aiilerie. 

Meuri- 
Gel il mûri- 
Ra, momie. 

Ce truc-Ià 
Mène à TA- 
Gadémie. » 



SAPHO (l) 
Fragments littéraires, 

« Avant que le Constitutionnel n'imprime la 
fameuse tragédie de Sapho dans sa Bibliothèque 
choisie,nous livrons à l'avidité de nos lecteurs quel- 
ques fragments de cette œuvre remarquable, où 
rayonnent Téclat et la vigueur de l'école moderne , 

(i) Charles Baudelaire, par MM. A. de la Fizelière et Georsç-es 
Decaux (Paris, à la librairie de l'Académie des Bibliophiles, 1868) 
« Sapho, trasfédie attribuée à Arsène Houssaye pour Rachel. 
Mystification littéraire, organisëe par Aug. Vitu. Un fait-théâtre de , 
f Epoque laoce lanouyelle. L'Entr acte la reproduit, et le Corsaire- 
Satan du 25 novembre i845 donne un fras^ment de cette trai^édie 
composée en commun par Baudelaire, Banville, P. Dupont et Vilu.» 

Pour compléter cette note de MM. de la Fizelière et Decaux, ajou- 
tons que le Corsaire-Satan^ plusieurs mois après en avoir publié 
un fragment, continuait à entretenir ses lecteurs de cette fameuse 
tragédie. C'est ainsi qué'nous y lisons, en date du 17 janvier 1846 : 
« Lundi prochain, M. Arsène Houssaye lira sa tragédie de Sapho 
au comité de lecture du second théâtre français. M. Bocage est, 
dit-on, enchanté de cet ouvrage, et se réserve le rôle de Phaon . » 

Et encore : « Plusieurs parties de la tragédie de Sapho sont exé- 
cutées selon les lois de Tepopée panthéiste. C'est ainsi que le Saut 
de Leucate est personnifié et prend une certaine part à l'action. On 
cite avec éloge un dialogue entre le Saut et la célèbre Lesbienne. » 



AUTRES POÉSIES 4^ 

unies (sic) aux grâces coquettes et charmantes de 
Marivaux et de Crébillon fils. 

Voici quelques vers détachés d'une scène d'a- 
mour entre Phaon et la célèbre Lesbienne. 

Oui, Phaon, je vous aime; et, lorsque je vous vois, 

Je perds le sentiment et la force et la voix. 

Je souffre tout le jour le mal de votre absence. 

Mal qui n'égale pas Tbeur de votre présence ; 

Si bien que vous trouvant, quand vous venez le soir, 

La cause de ma joie et de mon désespoir, 

Mon âme les compense, et sous les lauriers roses 

Etouffe Tellébore et les soucis moroses. 

Maintenant Phaon, le timide pasteur, s'épou- 
vante de cette passion qu'il est pourtant tout prêt 
à partager. 

Cette belle a, parmi les genêts près d'éclore, 
Respiré les ardeurs de notre tiède aurore. 
En chatouillant Torgueil d'un berger tel que moi. 
Son amour n'est pas sans me donner dePeffroi. 

A part la réserve, peut-être trop romantique, de 
ce dernier alexandrin, on ne peut méconnaître une 
grande fermeté de touche et une sobriété de forme 
qui rappellent heureusement la facture de Lucrèce . 
Mais, continue Phaon, 

Comme de ses chansons chaudement amoureuses 
Emane un fort parfum de riches tubéreuses, 
Je redoute — moi dont le cœur est neuf encor, 
De ne la pouvoir suivre en son sublime essor ; 
Je baisse pavillon, — pauvre âme adolescente. 
Au feu de cette amour terrible et menaçante. 



44 ŒUVRES POSTHUMES 

Maintenant, c'est au tour de Sapho d'exprimer, 
en traits éloquents, ses doutes et ses alarmes : 

Pour aimer les bergers, faut-il être bergère ? 

Pour avoir respiré la perfide atmosphère 

De tes tristes cités^ corruptrice Lesbos, 

Faut-il donc renoncer aux faveurs d'An téros ? 

Et suis-je désormais une conquête indigne 

De ce jeune berger, doux et blanc comme un cygne? 

L'auteur nous pardonnera sans doute ces cour- 
tes citations, qui ne peuvent nuire à l'intérêt qu'ins- 
pirera son œuvre, et qui sont assez piquantes pour 
attirer vers elle l'attention et la faveur publiques.» 

[1845. J 



A UNE INDIENNE (l) 



Amour de l'inconnu , jus de l'antique pomme, 
Vieille perdition de la femme et de l'homme, 
Curiosité, toujours tu leur feras 
Déserter, comme font les oiseaux, ces ingrats, 
Pour un lointain mirage et des cieux moins prospères, 
Le toit qu'ont parfumé les cercueils de leurs pères. 

[i846.] 



CHANSON (2) 

Combien dureront nos amours? 
Dit la pucelle au clair de lune. 

(i) U Artiste f i3 décembre i846. 

Ces six vers terminaient la pièce A une Indienne (A une Mala- 
baraise), quand elle fut publiée pour la première fois. 
(2) Chanson insérée dans la Closerie des LilaSy de Privât d'Angle- 



AUTRES POÉSIES 4^ 

L'amoareax répond : O ma brune, 
Toujours I toujours ! 

Quand tout sommeille aux alentours, 
Hortense, se tortillant d'aise, 
Dit qu^elle veut que je lui plaise 
Toujours I toujours ! 

Moi, je dis, pour charmer mes jours 
Et le souvenir de mes peines : 
Bouteilles, que n'étes-vous pleines 
Toujours ! toujours ! 

Car le plus chaste des amours, 
Le galant le plus intrépide. 
Comme un flacon s'use et se vide 
Toujours I toujours I 

L1848.J 



VERS LAISSÉS CHEZ UN AMI ABSENT (l) 

[Sur Tenveloppe :] 

Monsieur Auguste Malassis, 
Rue de MercéliSy 
Numéro trente-cinq bis, 
Dans le faubourg d*Iœelles, 

Bruxelles, 
(Recommandé à TArioste 

De la poste. 
C'est à dire à quelque facteur 
Versificateur.) 

mont fParis, iD-3a, i84S). Elle a donné lieu à ane parodie pornog^ra- 
phique. (V. le Nouveau Parnasse satyrique du XIX* siècle^ a« éd. 
firazelles,i88i), 1. 1, p. it^i. 

(i) Lettre et enveloppe communiquées à l'éditeur du Tombeau^ 
op. cit. y parM. Deman. 

Les deux premières strophes de celte fantaisie rimée avaient déjà 
été publiées par la Petite Revue du 29 avril i865, avec des com- 
mentaires, dans l'article intitulé : M, Baudelaire, poète de cir^ 
constance, 

4. 



46 ŒUVRES POSTHUMES 

5 heures, à THermîtage. 

Mon cher, je suis venu chez vous 
Pour entendre une langue humaine, 
Gomme un qai, parmi les Papous, 
Chercherait son ancienne Athène. 

Puisque chez les Topinambous 
Dieu me fait faire quarantaine, 
Aux sots je préfère les fous, 
Dont je suis, chose, hélas I certaine. 

Offrez à Mam*selle Fanny 
(Qui ne répondra pas ; nenny, 
Le salut n*étant pas d'un âne) 
L'hommag"e d'un bon écrivain, 
Ainsi qu'à Tami Lécrivain 
Et qu'à Mam'selle Jeanne. 



SONNE r POUR s'excuser de ne pas accompagner 

UN AMI A NAMUR (l) 

Puisque vous allez vers la ville 
Qui, bien qu'un fort mur l'encastrât. 
Défraya la verve servile 
Du fameux poète Castrat. 

Puisque vous allez en vacances 
Goûter un plaisir recherché, 
Usez toutes vos éloquences. 
Mon bien cher Coco-Malperché (2), 

{Comme je le ferais moi-même) 

^i) 1« Petite Revue, 29 avril i865. V. la note précédente, 
p) Surnom transparent de Poulet-Malassis . 



AUTRES POÉSIES 4? 

A dire là-bas combien j'aime 
Ce tant folâtre Monsieur Rops, 

Qui n'est pas un grand prix de Rome, 
Mais dont le talent est haut comme 
La pyramide de Ghéops ! 



\ 



L 



j 



POESIES 

PUBLIÉES DEPUIS LA MORT DE l'aUTEUR, OU INEDITES 



N'est-ce pas qu'il est doux » maintenant que noussonimes( i ) 
Fatigués et flétris comme les autres hommes. 
De chercher quelquefois à TOrient lointain 
Si nous voyons encor les rougeurs du matin, 
Et, quand nous avançons dans la rude carrière, 
D'écouter les échos qui chantent en arrière 
Et les chuchotements de ces jeunes amours 
Que le Seigneur a mis au début de nos jours?... 



Il aimait à la voir, avec ses jupes blaoches, 
Courir tout au travers du feuillage et des branches. 
Gauche et pleine de grâce, alors qu'elle cachait 
Sa jambe, si la robe aux buissons s'accrochait... 



INCOMPATIBILITÉ (2) 

Tout là-haut, tout là-haut, loin de la route sûre, 

(i) Vers de jeunesse, cités par M. Emile Deschanel, qui fut un 
condisciple de Baudelaire au lycée Louis-le-Grand. (Journal des Dé- 
bats, i5 octobre 1864.) Nous avons placé cette pièce dans cette caté- 
gorie parce qu'à la différence des précédentes elle fut sans doute 
publiée sans le consentement de l'auteur. 

(a) Pièce citée par Charles C... (Cousin) dans le Charles Baade- 



5o ŒUVRES POSTHUMES 

Des fermes, des vallons, par delà les coteaux, 

Par delà les forêts, les tapis de verdure, 

Loin des derniers g-azons foulés par les troupeaux, 

On rencontre un lac sombre encaissé dans Tabîme 
Que forment quelques pics désolés et neigeux ; 
L*eau, nuit et jour, y dort dans un repos sublime, 
Et n'interrompt jamais son silence orageux. 

Dans ce morne désert, à l'oreille incertaine 
Arrivent par moments des bruits faibles et long-s, 
Et des échos plus morts que la cloche lointaine 
D'une vache qui paît aux penchants des vallons. 

Sur ces monts où le vent efface tout vestige. 
Ces glaciers pailletés qu'allume le soleil, 
Sur ces rochers altiers où guette le vertige, 
Dans ce lac où le soir mire son teint vermeil, 

Sous mes pieds, sur ma tête et partout le silence. 
Le silence qui fait qu'on voudrait se sauver, 
Le silence éternel et la montagne immense. 
Car l'air est immobile et tout semble rêver. 

On dirait que le ciel, en cette solitude, 
Se contemple dans l'onde, et que ces monts, là-bas, 
Ecoutent, recueillis, dans leur grave attitude. 
Un mystère divin que Thomme n'entend pas. 

Et lorsque par hasard une nuée errante 
Assombrit dans son vol le lac silencieux. 
On croirait voir la robe ou l'ombre transparente 
D'un esprit qui voyage et passe dans les cieux. 

[i837-i838.] 

laire, souvenirs, correspondances, biographie suivie de pièces iné- 
dites, Paris, chez René Pincebourde, 1872.) Elle lui avait été com- 
muniquée par Louis Ménard. 



[A M. H. Hi|çnard (i). ] 

Tout à rheure, je viens d'entendre. 
Dehors raisonner doucement 
Un air monotone et si tendre 
Qu'il bruit en moi vaguement, 

Une de ces vielles plaintives, 
Muses des pauvres Auvergnats, 
Qui jadis aux heures oisives 
Nous charmaient si souvent, hélas ! 

Et, son espérance détruite, 
Le pauvre s'en fut tristement ; 
Et moi, je pensai tout de suite 
A mon ami que j'aime tant. 

Qui me disait en promenade 
Que pour lui c'était un plaisir 
Qu'une seniblable sérénade 
Dans un long et morne loisir. 

Nous ainiions cette humble musique 
Si douce à nos esprits lassés 
Quand elle vint, mélancolique. 
Répondre à de tristes pensers. 

— Et j'ai laissé les vitres closes, 
Ingrat, pour qui m'a fait ainsi 
Rêver de si charmantes choses, 
Et penser à mon cher Henri ! 



L1S39] 



(1) Vers cités, par M. Hignard,c{ui avait été le camarade de Bau- 
delaire au collège de Lyon. (Le Midi hivernal, 17 mars 1892.} 



x 



52 ŒUVRES POSTHUMES 

[A. M. AntODy Bruno (i)]. 

Vous avez, compagnon, dont le cœur est poète, 
Passé dans quelque bourg tout paré, tout vermeil, 
Quand le ciel et la terre ont un bel air de 'fCTS; 
Un dimanche éclairé par un joyeux soleil ; 

Quand le clocher s'agite et qu'il chante à tue-téte, 
Et tient dès le matin le village en éveil, 
Quand tous pour entonner l'ofBce qui s'apprête, 
S'en vont, jeunes et vieux, en pimpant appareil; 

Lors, s'élevant au fond de votre âme mondaine, 
Des tons d'orgue mourant et de cloches lointaines 
Vous ont-ils pas tiré malgré vous un soupir? 

Cette dévotion des champs, joyeuse et franche. 
Ne vous a-t-elle pas, triste et doux souvenir, 
Rappelé qu'autrefois vous aimiez le dimanche? 

[i84o.] 



Je n'ai pas pour maîtresse une lionne illustre (2). 
La gueuse, de mon âme, emprunte tout son lustre. 
Insensible aux regards de l'univers moqueur, 
Sa beauté ne fleurit que dans mon triste cœur. 

Pour avoir des souliers elle a vendu son âme, 
Mais le bon Dieu rirait si, près de cette infâme, 
Je tranchais du tartufe et singeais la hauteur. 
Moi qui vends ma pensée et qui veux être auteur. 

(i) Le Monde illustré, 4 novembre 1871, communication de 
M. Antony Bruno, à qui l'auteur avait donne ce sonnet en i84o. 

(a) Celte pièce a paru pour la première fois dans un numéro de 
Paris à l'eau- forte (17 octobre 1876), — moins les vers iq à a4, 
qui ont été rétablis par la Jeune France (janvier-février 1884). 

Une note de la rédaction de Paris à Veau^forte mentionne qu*elle 
figure sur l'album de M. A. Buchon. 



poésiEs 53 

Vice beaucoup plus grave, elle porte perruque. 

Tous ses beaux cheveux noirs ont fui sa blanche nuque» 

Ce qui n'empêche pas les baisers amoureux 

De pleuvoir sur son front plus pelé qu'un lépreux. 

Elle louche, et TefiFet de ce regard étrange, 
Qu*ombragent des cils noirs plus longs que ceux d'un ange* 
Est tel que tous les jeux, pour qui Ton s'est damné. 
Ne valent pas pour moi son œil juif et cerné. 

Elle n'a que vingt ans ; la gorge, déjà basse. 
Pend de chaque côté^ comme une calebasse. 
Et pourtant, me traînant chaque nuit sur son corps, 
Ainsi qu'au nouveau-né, je la tetteet la mords. 



Et bien qu'elle n'ait pas souvent même une obole 
Pour se frotter la chair et pour s'oindre l'épaule, 
Je la lèche en silence, avec plus de ferveur 
Que Madeleine en feu les deux pieds du Sauveur. 

La pauvre créature, au plaisir essoufflée, 
A de rauques hoquets la poitrine gonflée, 
Et je devine, au bruit de son souffle brutal. 
Qu'elle a souvent mordu le pain de l'hôpital . 

Ses grands yeux inquiets, durant la nuit cruelle, 
Croient voir deux autres yeux au fond de la ruelle. 
Car, ayant trop ouvert son cœur à tous venants. 
Elle a peur sans lumière et croit aux revenants. 

Ce qui fait que, de suif, elle use plus de livres 
Qu'un vieux savant couché jour et nuit sur ses livres, 
Et redoute bien moins la faim et ses tourments 
Que l'apparition de ses défunts amants. 



54 ŒUVRES POSTHUMES 

Si vous la rencontrez, bizarrement parée, 

Se faufilant, au coin d'une rue ég-arée, 

Et la tête et Toeil bas, comme un pig^eon blessé, 

Traînant dans les ruisseaux un talon déchaussé, 

Messieurs, ne crachez pas de jurons ni d'ordure 
Au visage fardé de cette pauvre impure 
Que déesse Famine a, par un soir d'hiver, 
Contrainte à relever ses jupons en plein air. 

Cette bohême-Ià, c'est mon tout, ma richesse, 
Ma perle, mon bijou, ma reine, ma duchesse, 
Celle qui m'a bercé sur son giron vainqueur, 
El qui dans ses deux mains a réchauffé mon cœur. 



[Epitaphe pour lui-même (i).J 

Ci-i;ft qui, pour avoir par trop aimé les gaupes. 
Descendit jeune encore au royaume des taupes. 

[1841-1842.] 



Tous imberbes alors, sur les vieux bancs de chêne (2), 
Plus polis et luisants que des anneaux de chaîne, 
Qîii?, jour à jour, la peau des hommes a fourbis. 
Nous traînions tristement nos ennuis, accroupis 
Et voûtés sous le ciel carré des solitudes, 
Oli l'enfant boit, dix ans^ Tâpre lait des études. 
C'était dans ce vieux temps, mémorable et marquant, 
Où, forcés d'élargir le classique carcan, 
Les professeurs, encor rebelles à vos rimes, 

^1} Jacques Crépet, op. cit. 
fu) Eu^. Crépet, op. cit. 

Cette pièce était incluse dans la première lettre de Baudelaire à 
Sainte-Beuve (V. Lettres, i844) — signée Baudelaire-Dufays. 



POÉSIES 55 

Succombaient sous TefiFort de dos folles escrimes 
Et laissaient l'écolier, triomphant et mutin, 
Faire à Taise hurler Triboulet en latin. — 
Qui de nous, en ces temps d'adolescences pâles, 
N'a connu la torpeur des fatigues claustrales, 
— L'œil perdu dans Tazur morne d'un ciel d'été. 
Ou l'éblouissement de la neig-e, — g-uetté, 
• L'oreille avide et droite, — et bu, comme une meute, 
L'écho lointain d'un livre, ou le cri d'une émeute ? 

C'était surtout l'été, quand les plombs se fondaient, 
Que ces grands murs noircis en tristesse abondaient. 
Lorsque la canicule ou le fumeux automne 
Irradiait les cieux de son feu monotone. 
Et faisait sommeiller, dans les sveltes donjons. 
Les tiercelets criards, effroi des blancs pigeons; 
Saison de rêverie, où la Muse s'accroche 
Pendant un jour entier au battant d'une cloche ; 
Où la Mélancolie, à midi, quand tout dort. 
Le menton dans la main, au fond du corridor, — 
L'œil plus noir et plus bleu que la Religieuse, 
Dont chacun sait l'histoire obscène et douloureuse, 

— Traîne un pied alourdi de précoces ennuis, 

Et son front moite encor des langueurs (i) de ses nuits. 

— Et puis, venaient les soirs malsains, les nuits fiévreuses. 
Qui rendent de leur corps les filles amoureuses. 

Et les font, aux miroirs, — stérile volupté, — 
Contempler les fruits mûrs de leur nubilité, — 
Les soirs italiens, de molle insouciance, 

— Qui des plaisirs menteurs révèlent la science, 

— Quand la sombre Vénus, du haut des balcons noirs> 
Verse des flots de musc de ses frais encensoirs. — 

Ce fut dans ce conflit démolies circonstances, 

(i) C'est « longueurs » qu'on lit chez M. E. Grépet, mais le con- 
texte exige évidemment « langueurs » . 



56 ŒUVRES POSTHUMES 

Mûri par vos sonnets, préparé par vos stances, 
Qu'un soir, ayant flairé le livre et son esprit, 
J'emportai sur mon cœur Thistoire d'Amaury. 
Tout abîme mystique est à deux pas du doute. — 
Le breuvage infiltré lentement, goutte à g-outte, — 
En moi qui, dès quinze ans, vers le gouffre entraîné, 
Déchiffrais couramment les soupirs de René, 
Et que de l'inconnu la soif bizarre alterre (sic), 

— A travaillé le fond de la plus mince artère. — 
J'en ai tout absorbé, les miasmes, les parfums, 
LfC doux chuchotement des souvenirs défunts, 
Les longs enlacements des phrases symboliques, 

— Chapelets murmurants de madrigaux mystiques, 

— Livre voluptueux, si jamais il en fut. — 

Et depuis, soit au fond d'un asile touffu. 

Soit que, sous les soleils des zones différentes, 

L'éternel bercement des houles enivrantes, 

Et l'aspect renaissant des horizons sans fin. 

Ramenassent ce cœur vers le songe divin, — 

Soit dans les lourds loisirs d'un jour caniculaire, 

Ou dans l'oisiveté frileuse de frimaire, — 

Sous les flots du tabac qui masque ie plafond, — 

J'ai partout feuilleté le mystère profond 

De ce livre si cher aux âmes engourdies 

Que leur destin marqua des mêmes maladies, 

Et, devant le miroir, j'ai perfectionné 

L'art cruel qu'un démon, en naissant, m'a donné, 

— De la douleur pour faire une volupté vraie, — 
D'ensanglanter son mal et de gratter sa plaie. 

Poète, est-ce une injure, ou bien un compliment ? 

Car, je suis, vis-à-vis de vous comme un amant. 

En face du fantôme, au geste plein d'amorces, 

Dont la main et dont l'œil ont, pour pomper les forces, 

Des charmes inconnus. — Tous les êtres aimés 

Sont des vases de fiel qu'on boit les yeux fermés, 



POÉSIES 57 

Et le cœar transpercé, que la douleur allèche, 
Expire chaque jour en bénissant sa flèche. 

[1844.1 



Noble femme au bras fort, qui durant les longps jours (1 ), 
Sans penser bien ni mal dors ou rêves toujours 

Fièrement troussée à Tantique, 
Toi que depuis dix ans qui pour moi se font lents 
Ma bouche bien apprise aux baisers succulents 

Choja d'un amour monastique. 

Prétresse de débauche et ma sœur de plaisir, 
Qui toujours dédaignas de porter et nourrir 

Un homme en tes cavités saintes. 
Tant tu crains et tu fuis le stigmate alarmant 
Que la vertu creusa de son soc infamant 

Au flanc des matrones enceintes. 



[Élégie refusée aux jeux floraux (2).] 

Mes bottes, pauvres fleurs, sur leurs tiges fanées, 
Dans un coin, tristement, gisaient, abandonnées, 

Veuves des soins du décrotteur. 
Les jours étaient passés où mon âme ravie 
Les voyait recouvrer leur éclat et leur vie, 

Sous le pinceau réparateur. 

{1) La Renaissance latine, i5 décembre 1902. Ces vers, siig^nés 
B. D., et publiés par le D^ M. LafiFoat, sont écrits « au verso d'une 
feuille d'album où se trouve une poésie de Pierre Dupont^ ég^alement 
inédite, que le grand chansonnier de Lyon, dédie, le 18 octobre i844« 
comme « essai de plume » à Edward Hanquet, le philosophe » . 

(2) La Gironde Littéraire, 1 5 avril 1888. 



58 ŒUVRES POSTHUMES 

Et moi, je contemplais avec sollicitude, 
Le spectacle émouvant de leur décrépitude ! 
Puis, un de ces soupirs qu'on ne peut étoufiFer 
S'échappa malgré moi de ma gorge oppressée, 
Et mon cœur, encor plein de leur grandeur passée. 
Se mit à les apostropher. 

O bottes ! leur disais-je, ô bottes infidèles, 
Vous êtes, vous aussi, comme les hirondelles, 

Des oiseaux légers, inconstants ! 
Vous aimez le ciel pur et les brises amies ; 
Aussi d'un vol léger, vous vous êtes enfuies. 

Quand est venu le mauvais temps. 

Ainsi, durant les jours pluvieux de novembre. 
Me voilà donc contraint de rester dans ma chambre; 
Appelant, mais en vain, les beaux jours d'autrefois. 
Car la dent des pavés en grosses cicatrices 
A gravé sur vos fronts vos étals de services ; 
Et vous n'entendrez plus ma voix. 

Le ciel dont la bonté s'étend sur la nature, 
Refuse ses bienfaits à la littérature. 

Peut-être, hélas I Thiver entier, 
Traînant cette existence absurde et malheureuse, 
J'attendrai vainement d'une âme généreuse 

Un crédit chez quelque bottier. 

Oh ! si pareil bienfait vient à tomber des nues. 
Je jure de marcher au travers de nos rues 

Avec un légitime orgueil. 
Et vous, dont je n'ai plus qu'une triste mémoire, 
mes bottes ! rentrez au fond de cette armoire 

Qui va vous servir de cercueil. 

[i85i.] 



POÉSIES 59 



Hélas I qui n*a gémi sur autrui, sur soi-même (i)? 
Et qui n'a dit à Dieu : « Pardonnez-moi, Seigneur, 
Si personne ne m'aime et si nul n'a mon cœur? 
Ils m'ont tous corrompu ; personne ne vous aime ! » 

Alors lassé du monde et de ses vains discours, 
Il faut lever les yeux aux voûtes sans nuages, 
Et ne plus s'adresser qu'aux muettes images. 
De ceux qui n'aiment rien consolantes amours. 

Alors^ alors, il faut s'entourer de mystère, 
Se fermer aux regards, et sans morgue et sans fiel. 
Sans dire à vos voisins: <c Je n'aime que le ciel », 
Dire à Dieu : « Consolez mon âme de la terre ! » 

Tel, fermé par son prêtre un pieux monument. 
Quand sur nos sombres toits la nuit est descendue, 
Quand la foule a laissé le pavé de la rue, 
Se remplit de silence et de recueillement. 

[i852.] 



Quant à moi, si j'avais un beau parc planté d'ifs (2), 
Si, pour mettre à l'abri mon bonheur dans l'orage, 
J'avais, comme ce riche, un parc au vaste ombrage, 
Dédale s*égarant sous de sombres massifs ; 

Si j'avais des bosquets^ ô rossignols craintifs, 
O cygnes^ vos bassins ; votre sentier sauvage, 

{i) Le Midi hivernal, a4 mars 1892. Poème remis par Baudelaire 
à M. Hignard. 

(2) Le Monde illustré^ 2 décembre 1 871, sous ce titre. Sonnet iné- 
dit de Charles Beaudelaire (sic), et la signature Charles Beaudelaire. 



60 ŒUVAES POSTHUMES 

Vers luisants qui, le soir, étoilez le feuillag'e ; 
Vos prés au ^rand soleil, petits grillons plaintifs ; 

Je sais qui je voudrais cacher sous mes feuillées, 
Avec qui secouer dans les herbes mouillées 
Les perles que la nuit y verse de ses doigts^ 

Avec qui respirer les odeurs des rivières, 

Ou dormir à midi dans les chaudes clairières. 

Et tu le sais aussi, belle aux yeux trop adroits. 



AUTRE MONSELET PIÀLLARD (l) 

Vers destinés à son portrait. 

On me nomme le petit chat ; 
Modernes petites-maîtresses, 
J'unis à vos délicatesses 
La force d*un jeune pacha. 

La douceur de la voûte bleue 
Est concentrée en mon regard ; 
Si vous voulez me voir bagnard, 
Lectrices, mordez-moi la queue 1 



SONNET (2) 

Lorsque de volupté s'alanguissent tes yeux, 
Tes yeux noirs flamboyants de panthère amoureuse, 
Dans ta chair potelée, et chaude, et savoureuse. 
J'enfonce à belles dents les baisers furieux. 

(i) Nouveau Parnasse satyrique du XIX* siècle^ a« édit. 
(Bruxelles, 1881). Ce portrait est ainsi intitulé, dans ce recueil, 
parce qu'il y succède à trois autres pièces sur Monselet. 

(i) Les frères Liônnet, souvenirs et anecdotes, Paris, 1888. 



à. 



POÉSIES Gl 

Je sais saisi du rut sombre et mystérieux 
Qui jadis transportait Ja Grèce langoureuse, 
Quand elle contemplait, terre trois fois heureuse, 
L'accouplement sacré des Hommes et des Dieux. 

Puis, sur mon sein brûlant, je crois tenir serrée 

Quelque idole terrible et de sang altérée, 

A qui les longs sanglots des moribonds sont doux 

Et j'éprouve, au milieu des spasmes frénétiques, 
L'atroce enivrement des vieux Fakirs Indous, 
Les extases sans fin des Brahmes fanatiques. 



[Sur Talbum de Madame Emile Chevalet.] 

Au milieu de la foule, errantes, confondues. 
Gardant le souvenir précieux d'autrefois. 
Elles cherchent Técho de leurs voix éperdues^ 
Tristes comme le soir deux colombes perdues 
Et qui s'appellent dans les bois. 



Je vis, et ton bouquet est de Tarchitecture fi) : 
C'est donc lui la beauté, car c'est moi la nature ; 
Si toujours la nature embellit la beauté. 
Je fais valoir tes fleurs... me voilà trop flatté- 

(i) Collection Gustave Kahn. Ce quatrain est écrit de la main de 
•Baudelaire au bas d'un billet à lui évidemment adressé, et non 
signé, dont voici le texte : 

Mardi 3 novembre. 
« Vous m'avez envoyé des vers sans papillon, permettez-moi de 
vous offrir des fleurs sans vers, et pour me prouver que mon goût 
a su comprendre le vôtre, mettez-les ce soir a votre boutonnière. 
«Car toujours la nature embellit la beauté. » 



ŒUVRES POSTHUMES 



AMŒNITA TES BELGICJi: (i) 

VENUS BELGE (2) 

\En faisant Vascension de la rae Montagne de la 
Cour y à Bruxelles ,~\ 

Ces mollets sur ces pieds montés 
Qui vont sous ces cottes peu blanches 
Ressemblent à des troncs plantés 
Dans des planches. 

Les seins des moindres femmelettes 
Ici pèsent plusieurs quintaux 
Et leurs membres sont des poteaux 
Qui donnent le goût des squelettes . 

Il ne me suffit pas qu'un sein soit gros et doux; 
Il le faut un peu ferme, ou je tourne casaque, 
Car, sacré nom de Dieu ! je ne suis pas cosaque, 
Pour me soûler avec du suif et du saindoux. 



(i) Le recueil des Amœnitates bel g icœ, formé par Poulet-Malassis, 
est passé pour la dernière fois en vente, à notre connaissance, 
quand fut dispersée la collection J. Noilly {1886). Composé de a3 
pièces autographes, il comprenait, outre les neuf qu'on trouve 
ici : La Propreté belge. — U Amateur des Beaux^Arts en Belgi- 

?ue. -^La Nymphe de la Senne. — Le Rêve belge. — Vlnviolabi- 
ité de la Belgique. — Epitaphe pour Léopoldl»'. — Epitaphe 
pour la Belgique, — V Esprit conforme (une autre pièce) . — Les 
Panégyriques du Roi. — Le Mot de Cavier. — Au Concert de 
Bruxelles. — Une Béotie belge. — La Mort de Léopold /" (2 piè- * 
ces). Nous n'avons pu, à notre vif regret, retrouver la trace de ce 
recueil. 

(2) A la différence des huit qui la suivent ici, Vénus belge, la pre- 
mière des Amœnitates belgicœ, fut publiée du vivant de l'auteur. 
{Nouveau Parnasse Satynque du XIX* siéc/tf, Bruxelles, 1866.) Les 
huit autres ont été recueillies par la 2» édition de cet ouvrage (1881). 



ea 



LA PROPRETÉ DES DEMOISELLES BELGES 

Elle puait comme ane fleur moisie. 
Moi, je lui dis (mais avec courtoisie) : 
(( Vous devriez prendre un bain régulier 
Pour dissiper ce parfum de bélier. » 

Que me répond cette jeune hébétée? 

<( Je ne suis pas, moi, de vous dégoûtée l » 

— Ici pourtant on lave le trottoir 

Et le parquet avec du savon noir. 



UNE EAU SALUTAIRE 

Joseph Delorme a découvert 
Un vaisseau (i) si clair et si vert 
Qu'il donne aux malheureux Tenvie 
D'y terminer leur triste vie. 

— Je sais un moyen de guérir 
De cette passion malsaine. 
Ceux qui veulent ainsi périr 
Menez-les aux bords de la Senne. 



UN NOM DE BON AUGURE 

Sur la porte je lus : « Lise Van Swieten. » 
(C'était dans un quartier qui n'est pas un Eden . 
— Heureux l'époux, heureux Tamant qui la possède, 

(i) C'est évidemment ruisseau qu'il faut lire. 



64 ŒUVRES POSTHUMES 

Cette Eve qui contient en elle son Remède ! 
Cet homme enviable a trouvé, 
Cr que nui n'a jamais rêvé. 

Depuis le pôle nord jusqu'au pôle antarctique, 
Une Epouse prophylactique ! — 



OPINION DE M. HETZEL SUR LE FARO (l) 

« Buvez- VOUS du faro? » dis-je à monsieur Hetzel ; 
Je vis un peu d'horreur sur sa mine barbue. 
w Non, jamais ! le faro (je dis cela sans fiel), 
C'est de la bière deux fois bue. 

Hetzel parlait ainsi dans un café flamand, 
Par prudence sans doute, énig'matiquement. 
Je compris que c'était une manière fine 
De me dire : i^farOy synonyme d'urine ! » 



LES BELGES ET LA LUNE (2) 

On n'a jamais connu de race si baroque 
Que ces Eelf^es. Devant le joli, le charmant, 
Ils rouleai de gros- yeux et grognent sourdement; 
Tout ce qui réjouit nos cœurs mortels les choque. 

Dites un mot plaisant, et leur œil devient gris 
Et terne comme Tœil d'un poisson qu'on fait frire ; 
Une histoire touchante : ils éclatent de rire, 
Pour faire voir qu'ils ont parfaitement compris. 

U) Pièce parae pour la première fois dans le Charles Baudelaire, 
publié chez Rédè Plncebourde, op. cit. 
ta) IbifL 



65 



Comme Tesprit ils ont en horreur les lumières, 
Parfois, sous la clarté calme du firmament, 
J'en ai vu qui, rong'és d'un bizarre tourment, 

Dans rhorreur de la fang-e et du vomissement, 
Et g-orgés jusqu'aux dents de genièvre et de bière, 
Aboyaient à la lune, assis sur leur derrière I 



EPITAPHE 

POUR L^ATBLIER DE M. ROPS, FABRICANT 
DE CERCUEILS A BRUXELLES 

Je rêvais, contemplant ces bières 
De palissandre et d'acajou, 
Qu'un habile ébéniste orne de cent manières ; 
Quel écrin I et pour quel bijou I 

Les morts ici sont sans vergog^ne. 
Un jour des cadavres flamands 
Souilleront ces cercueils charmants. 
Faire de tels étuis pour de telles charognes f 



L ESPRIT CONFORME 

Les Belges poussent, ma parole I 

L'imitation à l'excès, 
Et, s'ils attrapent la vérole. 
C'est pour ressembler aux Français. 



LA CIVILISATION BELGE 



Le Belge est très civilisé : 
Il est voleur, il est rusé. 



66 ŒUVRES POSTHUMES 

Il est parfois syphilisé, 

Il est donc très civilisé. 

Il ne déchire pas sa proie 

Avec ses ongulés; met sa joie 

A montrer qu'il sait employer 

A table fourchette et cuiller ; 

Il nég^lige de s'essuyer. 

Mais porte paletot, culottes, 

Chapeau, chemise même et bottes ; 

Fait de dégoûtantes ribottes ; 

DégTieule aussi bien que l'Anglais ; 

Met sur le trottoir des engrais ; 

Rit du ciel et croit au progrès 

Tout comme un journaliste d'oatre- 

Quiévrain (i) ; — de plus, il peut f..... 

Debout, comme un singe avisé; 

Il est donc très civilisé* 

(i) Les gens ô^outre-Quiévrain, c\si sous ce nom qu*en Belgique 
on désigne communément les Français. 

(Note de baudelajre.) 



POÉSIES APOCRYPHES 



LA BALLADE DU NOYÉ (l) 

G est au fond, tout au fond du fleuve, 
Que ma carcasse, à la fin veuve 
De son âme, tranquillement. 
Au pied d'une estacade neuve, 
Se décompose en ce moment . 

A moitié couverte de bourbe. 
Trouée en tons sens par la tourbe 
Des larves et des vers puants, 
Parfois étreinte par la courbe 
D'une anguille aux anneaux gluants 

Leur cohue innombrable grouille 
Dans mes entrailles qu'elle fouille 
Avec des mouvements joyeux. 
Et souvent une grenouille 
Me regarde avec ses gros yeux. 

Dans Teau verte, la perche passe 
Avec la tanche rose et grasse 

(i) Texte communiqué sans indication d'origine. 



68 ŒUVRES POSTHUMES 

Et la carpe au ventre argenté ; 
Le brochet gourmand, à la trace, 
Suit le goujon épouvanté. 

A travers la vitre profonde, 
Je revois la friture blonde 
Et le vin bleu que je buvais 
Lorsque j'étais encore au monde 
Avec la femme que j'aimais. 



A l'amphithéâtre (i) 

Sur la pierre froide elle est toute nue ; 
Ses grands yeux jaunis sont restés ouverts. 
Sa chair est livide avec des tons verts, 
Carie corps est vieux et la morte pue. 

Bouchez-vous le nez ; admirez pourtant : 
Elle est encor belle et sa pourriture, 
Dans une impudique et folle posture, 
Attendant lever, son dernier amant. 

Elle va goûter de tristes caresses. 

Et pour consommer ce lugubre amour, 

Elle a conservé le délire lourd, 

Le charme malsain des vieilles ivresses. 

Mes dégoûts subits pour ses baisers froids, 
J'en sais maintenant Taffreuse origine : 
N'était-elle pas cadavre et vermine 
Dans nos douloureux amours d'autrefois ? 



(i) Le Fiffaro, 8 janvier 1869. « Paris au jour le jour », publie par 
Francis Magnard, à qui cette pièce avait été communiquée par 
M. Marins Houx, comme « détachée d'un ensemble qui porte ce 
titre général : les Vieilles plaies ». 



POÉSIES APOCRYPHES 69 

— Fouille, Carabin, nerfs, ventre, cervelle. 
Dénude les os, découpe les chairs. 
Pour connaître à fond celle qui fut belle, 
Ne craignons ni sang* corrompu ni vers. 

Quand nous n'aurons plus qu'un amas informe, 
Qued'épars tronçons d'un cadavre mou, 
Comme un vieux chien mort, afin qu'elle y dorme, 
Nous la jetterons au fond d'un grand trou. 



LÉ CHIEN MORT (l) 

Nous étions tou^ les deux dans le jardin où pousse 

La violette au bord de l'eau. 
Et, la main dans la main, sur l'étroit banc de mousse. 

Nous regardions le clair ruisseau. 

Car les eaux en chantant coulaient resplendissantes 

Aux rayons du grand soleil d'or... 
Sur un lit de lichens, parmi les fleurs brillantes 

Devant nous gisait un chien mort . 

Les bousiers d'azur avec les mouches vertes 

Fourmillaient sur l'amas gluant; 
Les yeux étaient rongés, les entrailles ouvertes. 

Le ventre suintait béant ; 

Le sang s'était caillé dans les poils de la bête. 
Coagulés en noirs grumeaux ; 

{i) La Liberté j i5 février 1872. — Il ressort d'un article : Hier et 
demain. Un effacé volontaire^ paru à la Lanterne sans signature le 
20 avril i883, que le Chien Mort est un pastiche d'Âmëdee Cloux. 
L'auteur raconte notamment î « L'éditeur Pincebourde, — un nom 
prédestiné — qui était en train de faire une édition de Beaudelaire 
{sic)f y comprit pieusement le Chien Mort, et ce ne fut que sur 
Tayeu même de Cloux, lequel eut pitié de lui, qu'il le fit disparaî- 
tre.» 



70 ŒUVRES POSTHUMES 

Et Todeur de la mort nous montait à la tète, 
Pénétrant, acre, en nos cerveaux... 

J'entourai de mon bras sa taille bien-aimée, 

Aussi flexible que les joncs, 
Et vers moi se pencha sa tète parfumée 

Qui m'inonda de cheveux blonds : 

Regarde, dis-je alors, comme en cette carcasse, 

En ce chien mort liquéfié, 
Un monde tout entier vit, va, passe et repasse 

Multicolore et varié! 

Dans ces orbites creux, entre ces crocs fétides. 

Vois, par ce printemps radieux. 
Les rendez-vous d'amour des cloportes avides 

Et des charançons noirs et bleus ! 

Les mouches à charbon, lustrant leurs fines ailes. 

Pompent à deux les boyaux mous ; 
Regarde, les vois-tu^ mâles avec femelles? 

C'est partout l'amour.. . Aimons-nous!... 

Ma beauté regarda les insectes sans nombre, 

Rougit et baissa ses yeux bleus, 
Et, cherchant le mystère, au fond du grand bois sombre 

Nous disparûmes tous les deux. 



INCONSCIENTE (l) 

pour Jules Viard . 

Rien n'a vibré, dis-tu. 
Sous ta mamelle gauche 

(i)Noos avons eu entre les mains une copie de ce sonnet attribaé 
par son possesseur à Baudelaire. Ce dernier avait connu Jules 
Viard vers i848. Y. aussi les lettres, lettre à E. Rouillon (Malas- 
is), mars i865. 



POisiES APOCRYPHES 71 

Le jour où la débauche 
Me vola ta vertu . 

S'il est vrai que ton âme 
N'eut pas même un émoi 
Quand un autre que moi 
Y projeta sa flamme^ 

C'est que ton cœur flétri 
Gomme un beau fruit meurtr 
Que le fer ronge et fouille, 

Reste inerte en ton sein 
Sons le baiser malsain 
Du vice qui le souille. 



SONNET (l) 

A la Morgue, ce 2 mai 1864. 

Jeune homme aux cheveux noirs, à la mine hautaine, 
Pourquoi de ton plein gré, dans les bras de la mort, 
Sur cet ignoble étal de boucherie humaine, 
T'es-tu couché si tôt, si puissant et si fort? 

Des forçats du travail as-tu rompu la chaîne ? 
Artiste, es-tu tombé sous Tétreinte du sort ? 

(i) V Evénement, 28 avril 1866, publié dans un article de Georjres 
Maillard, paru sous la rubrique : Hier, aujourd'hui, demain. 

Pour clore ce chapitre, disons encore que nous n'avons pu retrou- 
ver le Potage aux hannetons, pièce mentionnée par le vicomte de 
Spœlberch de Lovenjoul dans son excellente Etude bibliographique 
sur les Œuvres de Charles Baudelaire (V. les Lundis d'un Cher- 
cheur, Calmann-Lévy, 1894), et qu'un sonnet A M^* du Barru 
paru dans l* Artiste en i846 sous la signature de Privât d'Anglemont 
et reproduit dans les Mémoires d'un Critique de M. Jules Levallois* 
devri^it être restitué à Baudelaire selon certains. On nous a encore 
communiqué, en l'attribuant à Baudelaire, une pièce intitulée 
C Hymne des noyés. Son excessive liberté ne nous a pas permis de 
l'imprimer. 



72 ŒUVAES POSTHUMES 

Noa. — Car ton corps, alors, tordu par Tâpre haine, 
Edt conservé le pli de ton suprême effort • 

Or ton cadavre est souple^ il sourit, tu reposes. 
J'entends, sous le flot noir, — c*est un amour perdu 
Que tu fus retrouver. Sur ces lèvres mi-closes 

Le baiser d'une morte a mis ces lueurs roses 

£t le lit nuptial qui t'est enfin rendu, 

C'est la dalle où croupit le sang* des ecchymoses. 



JOURNAUX INTIMES 



[NOTE AUTOBIOGRAPHIQUE (i)] 

Enfance : Vieux mobilier Louis XVI, antiques, 
consulat, pastels, société dix-huitième siècle. 

Après i83o, le collège de Lyon, coups, batailles 
avec les professeurs et les camarades, lourdes 
mélancolies. 

Retour à Paris, collège et éducation par mon 
beau-père (le général Aupick). 

Jeunesse : Expulsion de Louis le Grand, histoire 
du baccalauréat. 

Voyages avec mon beau-père dans les Pyrénées. 

Vie libre à Paris, premières liaisons littéraires : 
Ourliac, Gérard, Balzac, Levavasseur, Delatou- 
che. 

Voyages dans l'Inde : première aventure, navire 
démâté; Maurice, île Bourbon, Malabar, Ceylan, 
Indoustan, Cap; promenades heureuses. 

Deuxième aventure : retour sur un navire sans 
vivres et coulant bas. 

(i) La Fizelière et Decaux, op, cif,, note autographe commu- 
niquée par M. Kathery. 



74 ŒUVRES POSTHUMES 

Retour à Paris; secondes liaisons littéraires : 
Sainte-Beuve, Hugo, Gautier, Esquiros. 

Difficulté pendant très longtemps de me faire 
comprendre d'un directeur de journal quelconque. 

Goût permanent depuis Penfance de toutes les 
représentations plastiques . 

Préoccupations simultanées de la philosophie et 
de la beauté en prose et en poésie; du rapport 
perpétuel, simultané de Fidéal avec la vie. 



FUSÉES (i) 



Quand même Dieu n'existerait pas, la religion 
serait encore sainte et divine. 

Dieu est le seul être qui, pour régner, n'ait même 
pas besoin d'exister. 

Ce qui est créé par Tesprit est plus vivant que la 
matière. 

L'amour, c'est le goût de la prostitution. Il 
n'est même pas de plaisir noble qui ne puisse être 
ramené à la prostitution. 

Dans un spectacle, dans un bal, chacun jouit de 
tous. 

(i) Eugène Crépct, op. cit. 

Les Joarnaux Intimes : Fusées, Mon Cœur mis à nu, ont été 
constitués par Poulet-Malassis d'une suite de notes sur feuilles 
volantes trouvées dans les papiers de Baudelaire à sa mort^ et non 
paginées, que réditeur-collectionneur colla sur des feuilles de plus 
grand format, dans un ordre forcément arbitraire. Il n'y faut 
donc pas chercher d'enchaînement rigoureux non plus c^u'aucune 
unité de matières. Péle-méle Baudelaire ici consigne aussi bien les 
menus faits de sa vie quotidienne que les postulats de sa philoso- 
phie, ou encore telle phrase heureusement venue qu'il destine à 
quelque nouvelle en projet. Ce sont plus des bloc-notes, en somme, 
que des journaux intimes. Et ceci explique suffisamment les répé- 
titions fréquentes qu'on y trouve. 

M. Octave Uzanne en avait, le premier, donné des fragments 
importants {le Livre, lo septembre i884). M. Eugène Grépet avait 
cru devoir, lui-même, se résigner à en couper quelques passages ; 
nous restituons ici le texte intégral . 

Ajoutons que, selon M. Eugène Grépet, le recueil intitulé Fusées 
« remonte à une dizaine d'années avant la mort de l'auteur, tandis 
que Mon Cœur mis à nu se rapporte presque exclusivement à l'épo- 
que où il se sentit frappé des premières atteintes du mal qui allait 
remporter. » 



7© ŒUVIIES POSTHUMES 

Qu*est-ce que l'art? Prostitution., 

Le plaisir d'être dans les foules est une expres- 
sion mystérieuse de la jouissance de la multiplica- 
tion du nombre. 

Tout est nombre. Le nombre est dans tout. Le 
nombre est dans l'individu. L'ivresse est un nom- 
bre. 

Le goût de la concentration productive doit rem- 
placer, chez un homme mûr, le goût de la déper- 
dition. 

L'amour peut dériver d'un sentiment généreux : 
le goût de la prostitution ; mais il est bientôt cor- 
rompu par le goût de la propriété. 

L'amour veut sortir de soi, se confondre avec 
sa victime, comme le vainqueur avec le vaincu, et 
cependant conserver des privilèges de conquérant. 

Les voluptés de l'entreteneur tiennent à la fois 
de l'ange et du propriétaire. Charité et férocité. 
Elles sont même indépendantes du sexe, de la 
beauté et du genre animal. 

Les ténèbres vertes dans les soirs humides de la 
belle saison. 

Profondeur immense de pensée dans les locutions 
vulgaires, trous creusés par des générations de 
fourmis. 

Anecdote du chasseur, relative à la liaison intime 
de la férocité et de l'amour. 



De la féminéité de TËglise, comme raison de son 
omni-pui^sance. 

De la couleur violette (amour contenu, mysté- 
rieux, voilé, couleur de chanoinesse). 



JOURNAUX INTIMES 77 

Le prêtre est immense, parce qu'il fait croire à 
une foule de choses étonnantes.Que TEglise veuille 
tout faire et tout être, c'est une loi de Tesprit 
humain. Les peuples adorent Tautorité. Les prêtres 
sont les serviteurs et les sectaires de l'imagina- 
tion. Le trône et Tautel, maxime révolutionnaire. 



E G ou la SÉDUISANTE AVENTURIÈRE (l). 



Ivresse religieuse des grandes villes. Panthéisme. 
Moi, c'est tous; tout, c'est moi. Tourbillon. 



Je crois que j'ai déjà écrit dans mes notes que 
l'amour ressemblait fort à une torture ou à une 
opération chirurgicale (2). Mais cette idée peut être 
développée de la manière la plus amèrc. Quand 
même les deux amants seraient très épris et très 
pleins de désirs réciproques, l'un des deux sera 
toujours plus calme, ou moins possédé que l'au- 
tre. Celui-là ou celle-là, c'est l'opérateur ou le 
bourreau; l'autre, c'est le sujet, la victime. Enten- 
dez-vous ces soupirs, ' préludes d'une tragédie 
de déshonneur, tes gémissements, ces cris, ces 
râles? Qui ne les a proférés, qui ne les a irrésisti- 
blement extorqués? Et que trouvez- vous de pire 

(i) Peut-être est-ce la variante du titre d'un roman projeté : le 
Fou raisonnable et la belle Aventurière (V. p. 4o5). 

(2) V. plus loin. Ce déjà nous fournit une preuve évidente de 
Tordre arbitraire introduit dans ces notes par Poulet-Malassis. 



78 ŒUVRES POSTHUMES 

dans la question appliquée par de soigneux tor- 
tionnaires? Ces yeux de somnambule révulsés, ces 
membres dont les muscles jaillissent et se roidis- 
sent comme sous l'action d'une pile galvanique, 
rivresse, le délire, Topium, dans leurs plus furieux 
résultats, ne vous en donneront certes pas d'aussi 
affreux, d'aussi curieux exemples. Et le visage 
humain, qu'Ovide croyait façonné pour refléter les 
astres, le voilà qui ne parle plus qu'une expression 
de férocité folle, ou qui se détend dans une espèce 
de mort. Car, certes, je croirais faire un sacrilège 
en appliquant le mot : extase à cette sorte de 
décomposition. 

— Épouvantable jeu, où il faut que l'un des 
joueurs perde le gouvernement de soi-même! 

Une fois, il fut demandé, devant moi, en quoi 
consistait le plus grand plaisir de l'amour. Quel- 
qu'un répondit naturellement : à recevoir, et un au- 
tre : à se donner. — Celui-ci dit : plaisir d'orgueil; 

— et celui-là : volupté d'humilité. Tous ces ordu- 
riers parlaient comme V Imitation de Jésus-Christ. 

— Enfin, il se trouva un impudent utopiste qui 
affirma que le plus grand plaisir de l'amour était 
de former des citoyens pour la patrie. 

Moi, je dis : la volupté unique et suprême de 
l'amour gît dans la certitude de faire le mal. Et 
l'homme et la femme savent, de naissance, que dans 
le mal se trouve toute volupté. 

Plans. Fusées. Projets. 

La comédie à la Silvestre. 

Barbara et le mouton. 

Chenavard a créé un type surhumain. 

Mon vœu à Levaillant. 



JOURNAUX INTIMES 79 



Préface, mélange de mysticité et d^enjoucment. 

Rêves et théorie du rêve à la Swedenborg. 

La pensée de CdunfihellÇthe conduct of Life){i). 

Concentration. 

Puissance de Tidéc fixe. 



La franchise absolue, moyen d'originalité. 
Raconter pompeusement des choses comiques... 



Fusées. Suggestions. 



Quand un homme se met au lit, presque tous 
ses amis ont un désir secret de le voir mourir; les 
uns, pour constater qu'il avait une santé infé- 
rieure à la leur ; les autres, dans Tespoir désinté- 
ressé d'étudier une agonie (2). 

Le dessin arabesque est le plus spiritualiste des 
dessins. 



L'homme de lettres remue des capitaux et donne 
le goût de la gymnastique intellectuelle. 

Le dessin arabesque est le plus idéal de tous. 

Nous aimons les femmes à proportion qu'elles 

(i) Titre du livre d'Emerson, paru en 1860. 
(2) Ailleurs Baudelaire indique Emerson comme l'auteur de cette 
misanthropique boutade. (Note de M. Eu^. Crêpe t.) 



^0 ŒUVRES POSTHUMES 

nous sont plus étrangères. Aimer les femmes 
intelligentes est un plaisir de pédéraste. Ainsi la 
bestialité exclut la pédérastie. 

L'esprit de bouffonnerie peut ne pas exclure la 
charité, mais c'est rare. 

L^enthousiasme qui s'applique à autre chose 
que les abstractions est un signe de faiblesse et de 
maladie. 

La maigreur est plus nue, plus indécente que la 

graisse. 



Ciel tragique. Épithète d'un ordre abstrait 
appliqué à un être matériel. 

L'homme boit lalumièreavecratmosphère. Ainsi 
le peuple a raison de dire que l'air de la nuit est 
malsain pour le travail. 

Le peuple est adorateur-né du feu. 

Feux d'artifice, incendies, incendiaires. 

Si l'on suppose un adorateur-né du feu, un Par 
sis-né, on peut créer une nouvelle. 



Les méprises relatives au visage sont le résultat 
de réclipse de l'image réelle par l'hallucination qui 
en tire sa naissance. 

Connais donc les jouissances d'une vie âpre, et 



JOURNAUX INTIMES 8l 

prie, prie sans cesse. La prière est réservoir de 
force. (Autel de la volonté. — Dynamique morale. 
— La sorcellerie des sacrements. — Hygiène de 
l'âme.) 

La musique creuse le ciel. 

Jean-Jacques disait qu'il n'entrait dans un café 
qu'avec une certaine émotion. Pour une nature 
timide, un contrôle de théâtre ressemble quelque 
peu au tribunal des Enfers. 

La vie n'a qu'un charme vrai : c'est le charme du 
jeu. Mais s'il nous est indifférent de gagner ou de 
perdre? 



Les nations n'ont de grands hommes que 
malgré elles, — comme les familles. Elles font tous 
leurs efforts pour n'en pas avoir. Et ainsi, legrand 
homme a besoin, pour exister, de posséder une 
force d'attaque plus grande que la force de résis- 
tance développée par des millions d'individus. 

A propos du sommeil, aventure sinistre de tous 
les soirs, on peut dire que les hommes s'endorment 
journellement avec une audace qui serait inintel- 
ligible si nous ne savions qu'elle est le résultat de 
l'ignorance du danger. 



Il y a des peaux carapaces avec lesquelles le 
mépris n'est plus une vengeance. 



82 ŒUVRES POSTHUMES 

Beaucoup d'amis, beaucoup de gants. Ceux qui 
m'ont aimé étaient des gens méprisés, je dirais 
même méprisables, si je tenais à flatter les honnêtes 
gens. 

Girardin parler latin ! Pecudesque locutœ. 

II appartenait à une Société incrédule d'envoyer 
Robert Houdin chez les Arabes pour les détourner 
des miracles (i). 



Ces beaux et grands navires, imperceptiblement 
balancés (dandinés) sur les eaux tranquilles, ces 
robustes navires, à l'air désœuvré et nostalgique, 
ne nous disent-ils pas dans une langue muette : 
Quand partons-nous pour le bonheur ? 

Ne pas oublier dans le drame le côté merveilleux, 
la sorcellerie, et le romanesque. 

Les milieux, les atmosphères, dont tout un récit 
doit être trempé. (Voir Usher{2) et en référer aux 
sensations profondes du haschisch et de l'opium.) 



Ya-t-il des folies mathématiques et des fous qui 
pensent que deux et deux fassent trois ? En d'autres 
termes, l'hallucination peut-elle, si ces mots ne 

(i) Se souvient-on qu'en effet Robert Houdin fut envoyé en Algé- 
rie par le isçouvernement français pour combattre l'influence des 
sorciers indig^ènes ? 

(2) La Chute delà maison Zi^^Aer, conte d*Edgar Poe, que Baude- 
laire avait traduit dans /& Pays (7, 9, i3 février i855). 



JOURNAUX INTIMES 83 

hurlent pas [d'être accouplés ensemble], envahir les 
choses de pur raisonnement? Si, quand un homme 
prend l'habitude de la paresse, de la rêverie, de la 
fainéantise, au point de renvoyer sans cesse au 
lendemain la chose importante, un autre homme le 
réveillait un matin à grands coups de fouet et le 
fouettait sans pitié jusqu'à ce que, ne pouvant tra- 
vailler par plaisir, celui-ci travaillât par peur, cet 
homme, le fouettieur, ne serait-il pas vraiment son 
ami, son bienfaiteur? D'ailleurs, on peut affirmer 
que le plaisir viendrait après, à bien plus juste titre 
qu'on ne dit : l'amour vient après le mariage. 

De même, en politique, le vrai saint est celui 
qui fouette et tue le peuple, pour le bien du peu- 
ple. 

Mardi, i3 Mai i856. 

Prendre des exemplaires à Michel (i). 

Ecrire à Maria Clemm. 

Envoyer cher M°*« Ducray savoir si Mirés... 

Ce qui n'est pas légèrement difforme a l'air in- 
sensible ; d'où il suit que l'irrégularité, c'est-à-dire 
l'inattendu, la surprise, l'étonnement sont une par- 
tie essentielle et la caractéristique de la beauté: 



Théodore de Banville n'est pas précisément 
matérialiste ; il est lumineux. Sa poésie représente 
les heures heureuses. 

(i) Eyidemment des exemplaires des Histoires Extraordinaires, 
dont la traduction venait ae paraître chez Michel Lévy et était 
dédiée à Maria Glemm,la belle-mère, — «range-gardien » d'JËdgar Poe« 



84 ŒUVRSS P08THUMB8 

A chaque lettre de créancier, écrivez cinquante 
lignes sur un sujet extra-terrestre et vous serez 
sauvés. 

Grand sourire dans un beau visage de géant. 

• 

Du suicide et de la folie-suicide considérés dans 
leurs rapports avec la statistique, la médecine et 
la philosophie. 

Bribrre de Boismont. Chercher le passage : 
« Vivre avec un être qui n^a pour vous que de 
Taversion... » 

Le portrait de Sérène par Sénèque, celui de 
Stagire par saint Jean Chrysostome ; Yacediaj 
maladie des moines. — Le tœdium vitœ. 



Traduction et paraphrase de la Passion. Rap- 
porter tout à elle. 

Jouissances spirituelles et physiques causées par 
Torage, Télectricité et la foudre, tocsin des souve- 
nirs amoureux, ténébreux, des anciennes années. 



J'ai trouvé la définition du Beau, de mon Beau. 

C'est quelque chose d'ardent et de triste, quel- 
que chose d'un peu vague, laissant carrière à la 
conjecture. Je vais, si Ton veut, appliquer mes 
idées à un objet sensible, à l'objet par exemple, le 
plus intéressant dans la société, à un visage 



1 



JOURNAUX INTIMES 85 

femme. Une tête séduisante et belle, une tête de 
femme, veux-je dire, c'est une tête qui fait rêver à 
la fois, mais d'une manière confuse, de volupté et 
de tristesse; qui comporte une idée demélancolie, de 
lassitude, même de satiété, — soit une idée con- 
traire, c'est-à-dire une ardeur, un désir de vivre, 
associés avec une amertume refluante, comme ve- 
nant de privation ou de désespérance. Le mystère, 
le regret sont aussi des caractères du Beau. 

Une belle tête d'homme n'a pas besoin de com- 
porter, excepté peut-être aux yeux d'une femme, 
cette idée de volupté, qui, dans un visage de femme, 
est une provocation d'autant plus attirante que le 
visage est généralement plus mélancolique. Mais 
cette tête contiendra aussi quelque chose d'ardent 
et de triste, des besoins spirituels, des ambitions 
ténébreusement refoulées, l'idée d'une puissance 
grondante et sans emploi, quelquefois l'idée d'une 
insensibilité vengeresse (car le type idéal du dandy 
n'est pas à négliger dans ce sujet), quelquefois aussi, 
— et c'est l'un des caractères de beauté les plus 
intéressants — le mystère, et enfin (pour que j'aie 
le courage d'avouer jusqu'à quel point je me sens 
moderne en esthétique), fe malheur. — Je ne pré- 
tends pas que la Joie ne puisse pas s'associer avec 
la Beauté, mais je dis que la Joie est un des orne- 
ments les plus vulgaires, tandis que la Mélancolie 
en est pour ainsi dire Tillustre compagne, àcepoint 
que je ne conçois guère (mon cerveau serait-il un 
miroir ensorcelé?) un type de Beauté où il n'y ait 
du Malheur. Appuyé sur — d'autres diraient : ob- 
sédé par — ces idées, on conçoit qu'il me serait dif- 
ficile de ne pas conclure que le plus parfait type de 
Beauté virile est Satan, — à la manière deMilton. 



86 ŒUVRES P0ST&UME8 



Auto-idolâtrie. Harmonie poétique du caractère. 
Eurythmie du caractère et des facultés. Conserver 
toutes les facultés. Augmenter toutes les facultés. 
Un culte (magisme, sorcellerie évocatoire). 

Le sacrifice et le vœu sont les formules suprêmes 
et les symboles de l'échange. 

Deux quahtés littéraires fondamentales : surna- 
tirralisme et ironie. Coup d'œil individuel, aspect 
dans lequel se tiennent les choses devant Fécrivain, 
puisi tournure d'esprit satanique. Le surnaturel 
comprend la couleur générale et Taccent, c'est-à- 
dire iatensité, sonorité, limpidité, vibrativité, pro- 
fondeur et retentissement dans l'espace et dans le 
temps. 

Il y a des moments de l'existence où le temps et 
Téteîidue sont plus profonds, et le sentiment de 
Tcxisience immensément augmenté. 

De la magie appliquée à l'évocation des grands 
raort^j au rétablissement et au perfectionnement de 
la santé. 

L'inspiration vient toujours, quand l'homme le 
uealj mais elle* ne s'en va pas toujours, quand il le 
veut. 

De la langue et de l'écriture, prises comme opé- 
alions magiques, sorcellerie, évacatoire. 

DE l'air dans la FEMME. 

Les airs charmants, et qui font la beauté, sont : 
L'air blasé, l'air ennuyé, l'air évaporé, l'air im- 
pudent, l'air froid, l'air de regarder en dedans, l'air 
de domination, l'air de volonté, l'air méchant, l'air 
malade, l'air chat, enfantillage, nonchalance et 
^nalice mêlés. 



JOURNAUX INTIMES 87 



Danscertains états de Tâme presque surnaturels, X 
la profondeur de la vie se révèle tout entière dans 
le spectacle, si ordinaire qu'il soit, qu'on a sous les 
yeux. lien devient le symbole. 

Comme je traversais le boulevard et comme je 
mettais un peu de précipitation à éviter les voitures, 
mon auréole s'est détachée et est tombée dans la 
boue du macadam. J'eus heureusement le temps de 
la ramasser ; mais cette idée malheureuse se glissa, 
un instant après, dans mon esprit, que c'était un 
mauvais présage; et dès lors l'idée n'a plus voulu 
me lâcher; elle ne m'a laissé aucun repos, de toute 
la journée (i). 

Du culte de soi-même dans l'amour, au point de 
vue de la santé, de l'hygiène, de la toilette, de la 
noblesse spirituelle et de l'éloquence. 

Self-purification and anti-humanity . 
Il y a dans l'acte de l'amour, une grande ressem- 
blance avec la torture ou avec une opération chi- 
rurgicale . 

• 

Il y a dans la prière une opération magique. La 
prière est une des grandes forces de la dynamique 
intellectuelle. Il y a là comme une récurrence 
électrique. 

Le chapelet est un médium, un véhicule ; c'est 
la prière mise à la portée de tous. 

(i) Cet alinéa est évidemment l*embryon du poème en prose inti- 
tulé Perte d'auréole. 



88 ŒUVRES POSTBUMCS 

Le travail, force progressive et accumulative, 
portant intérêts comme le capital, dans les facultés 
comme dans les résultats. 

Le jeu, même dirigé par la science, force inter- 
mittente, sera vaincu, si fructueux qu'il soit, par le 
travail^ si petit qu'il soit, mais continu. 

Si un poète demandait à TEtat le droit d'avoir 
quelques bourgeois dans son écurie, on serait fort 
étonné, tandis que, si un bourgeois demandait du 
poète rôti, on le trouverait tout naturel. 

Cela ne pourra pas scandaliser mes femmes, mes 
filles, ni mes sœurs (i). 

Tantôt il lui demandait la permission de lui bai- 
ser la jambe, et il profitait de la circonstance pour 
baiser cette belle jambe dans telle position qu^elle 
dessinât nettement son contour sur le soleil cou- 
chant I 

« Minette, minoutte, minouille, mon chat, mon 
loup, mon petit singe, grand singe, grand serpent, 
mon petit singe mélancolique. » De pareils caprices 
de langue trop répétés, de trop fréquentes ap- 
pellations bestiales témoignent d'un côté satanique 
dans l'amour. Les satans n'ont-ils pas des formes 
de bêtes? Le chameau de Cazotte, chameau, diable 
et femme. 



(i) Note relative évidemment au projet de préface des Fleurs du 
Mal qui, dans la première et la troisième version (v. plus haut), en 
reproduit à peu près les termes. Nous la retrouvons d ailleurs, pins 
loin, une fois encore. 



JOURNAUX INTIMES 89 



Un homme va au tir au pistolet, accompagné de 
sa femme. Il ajuste une poupée, et dit à sa femme: 
Je me figure que c'est toi. — Il ferme les yeux et 
abat la poupée. — Puis il dit, en baisant la main de 
sa compagne : Cher ange, que je te remercie de 
mon adresse (i) ! 

Quand j'aurai inspiré le dégoût et l'horreur uni- 
versels, j'aurai conquis la solitude. 

Ce livre n'est pas fait pour mes femmes, mes 
filles et mes sœurs. — J'ai peu de ces choses. 

Il y a des peaux carapaces, avec lesquelles le 
mépris n'est plus un plaisir. 

Beaucoup d*amis, beaucoup de gants, de peur 
de la gale. 

Ceux qui m'ont aimé étaient des gens méprisés, 
je dirais même méprisables, si je tenais à flatteries 
honnêtes gens. 

Dieu est un scandale, un scandale qui rap- 
porte. 



Ne méprisezla sensibilité de personne. La sensi- 
bilité de chacun, c'est son génie. 

Il n'y a que deux endroits où l'on paye pour 
avoir le droit de dépenser : les latrines publiques 
et les femmes. 

(i) Idée première du Petit Poème en prose intitulé : le Galant 
Tireur, 



go ŒUVRES POSTHUMES 

Par un concubinage ardent, on peut deviner les 
jouissances d'un jeune ménage; 

Le goût précoce des femmes. Je confondais To- 
deur de la fourrure avec l'odeur de la femme. Je 
me souviens... Enfin, j'aimais ma mère pour son 
élégance. J'étais donc un dandy précoce. 

Mes ancêtres, idiots ou maniaques, dans des 
appartements solennels, tous victimes de terribles 
passions. 

Les pays protestants manquent de deux éléments 
indispensables au bonheur d'un homme bien élevé, 
la galanterie et la dévotion. 
V Le mélange du grotesque et du tragique est 
agréable à l'esprit, comme les discordances aux 
oreilles blasées. 

Ce qu'il y a d'enivrant dans le mauvais goût, 
c'est le plaisir aristocratique de déplaire. 

L'Allemagne exprime la rêverie par la ligne, 
comme l'Angleterre par la perspective. 
^ Il y a, dans l'engendrement de toute pensée 
sublime, une secousse nerveuse qui se fait sentir 
dans le cervelet. 

L'Espagne met dans la religion la férocité natu- 
relle de l'amour. 

Style. — La note éternelle, le style éternel et 
cosmopolite. Chateaubriand, Alph. Rabbe, Edgar 
Poe, 

Pourquoi les démocrates n'aiment pas les chats, 
il est facile de le deviner. Le chat est beau; il 
révèle des idées de luxe, de propreté, de volupté, 
etc.. 



JOURNAUX INTIMBS QI 



Un peu de travail, répété trois cent soixante- 
cinq fois, donne trois cent soixante-cinq fois un peu 
d'argent, c'est-à-dire une somme énorme. En 
même temps, la gloire est faite, 

[En marge,] De même, une foule de petites 
jouissances composent le bonheur. 

Gréer un poncif, c'est le génie. Je dois créer un 
poncif. 

Le concetto est un chef-d'œuvre. 
Le ton Alphonse Rabbe. 

Le ton fille entretenue {Ma toute^belle t Sexe 
volage!) 

Le ton éternel. 

Coloriage crû, dessin profondément entaillé. 

La prima-donna et le garçon boucher. 

Ma mère est fantastique ; il faut la craindre et 
lui plaire. 

L'orgueilleux Hildebrand. Césarisme de Napo- 
léon IIL Pape et Empereur. (Lettre à Edgar Ney.) 



Se livrer à Satan, qu'est-ce que c'est ? 

Quoi de plus absurde que le Progrès, puisque 
l'homme, comme cela est prouvé par le fait journa- 
lier, est toujours semblable et égal à l'homme, c'est 
à dire toujours à l'état sauvage! Qu'est-ce que les 
périls de la forêt et de la prairie auprès des chocs 



92 ŒUVRES POSTHUMES 

et des conflits quotidiens de la civilisation? Que 

rhomme enlace sa dupe sur le boulevard, ou perce 

sa proie dans des forêts inconnues, n'est-il pas 

rhomme éternel, c'est-à-dire l'animal de proie le 

plus parfait? 
^ — On dit que j'ai trente ans; mais si j'ai vécu 

trois minutes en une...,n'ai-je pas quatre-vingt-dix 

ans? 
^ ... Le travail, n'est-ce pas le sel qui conserve les 

âmes momies ? 

Début d'un roman, commencer un sujet n'importe 

où, et, pour avoir envie de le finir, débuter par de 

très belles phrases. 



Je crois que le charme infini et mystérieux qui 
gît dans la contemplation d'un navire, et surtout 
d'un navire en mouvement, tient, dans le premier 
cas, à la régularité et à la symétrie, qui sont un des 
besoins primordiaux de l'esprit humain, au même 
degré que la complication et l'harmonie; — et,dans 
le second cas, à la multiplication successive et à la 
génération de toutes les courbes et figures imagi- 
naires opérées dans l'espace par les éléments réels 
de l'objet. 

L'idée poétique, qui se dégage de cette opération 
du mouvement dans les lignes, est l'hypothèse d'un 
être vaste, immense, compliqué, mais eurythmi- 
que, d'un animal plein de génie, souffrant et sou- 
pirant tous les soupirs et toutes les ambitions 
humaines. 

Peuples civilisés, qui parlez toujours sottement 
de sauvages et de barbares, bientôt, comme dit 



JOUiUCAUX INTIMES gS 

d'Aurevilly, vous ne vaudrez même plus assez pour 
être idolâtres. 

Le stoïcisme, religion qui n'a qu'un sacrement : 
le suicide ! 

Concevoir un canevas pour une boufiFonnerie 
lyrique ou féerique, pour pantomime, et traduire 
cela en un roman sérieux. Noyer le tout dans une 
atmosphère anormale et songeuse, — dans l'atmos- 
phère des grands jours. — Que ce soit quelque 
chose de berçant, — et même de serein dans la 
passion, — Régions de la poésie pure. 



Emu au contact de ces voluptés qui ressemblaient 
à des souvenirs, attendri par la pensée d'un passé 
mal rempli, de tant defautCvS, de tant de querelles, 
de tant de choses à se cacher réciproquement, il 
se mit à pleurer ; et ses larmes chaudes coulèrent, 
dans les ténèbres, sur l'épaule nue de sa chère et 
toujours attirante maîtresse. 

Elle tressaillit, elle se sentit, elle aussi, attendrie 
et remuée. Les ténèbres rassuraient sa vanité et 
son dandysme de femme froide. Ces deux êtres 
déchus, mais souffrant encore de leur reste de 
noblesse, s'enlacèrent spontanément, confondant, 
dans la pluie de leurs larmes et de leurs baisers les 
tristesses de leur passé avec leurs espérances bien 
incertaines d'avenir. Il est présumable que jamais, 
pour eux, la volupté ne fut si douce que dans cette 
nuit de mélancolie et de charité; — volupté saturée 
de douleur et de remords. 

A travers la noirceur de la nuit, il avait regardé 
derrière lui dans les années profondes, puis il s'é- 



94 OBUVRBS POSTHUMES 

tait jeté dans les bras de sa coupable amie, pour y 
retrouver le pardon qu'il lui accordait (i). 



Hugo pense souvent à Prométhée. Il s'applique 
un vautour imaginaire sur une poitrine qui n'-est 
lancinée que par les moxas de la vanité. Puis, l'hal- 
lucination se compliquant, se variant, mais suivant 
la marche progressive décrite par les médecins, il 
croit que,parun^a^ delà Providence, Sainte-Hélène 
a pris la place de Jersey. 

Cet homme est si peu élégiaque, si peu éthéré, 
qu'il ferait horreur même à un notaire. 

Hugo, sacerdoce, a toujours le front penché, — 
trop penché pour rien voir, excepté son nombril. 

Qu'est-ce quin'estpas un sacerdoce aujourd'hui? 
La jeunesse elle-même est un sacerdoce, — à ce que 
dit la jeunesse. 

Et qu'est-ce qui n'est pas une prière ? Ghier est 
une prière, à ce que disent les démocrates, quand 
ils chient. 

M. dePontmartin, un homme qui a toujours l'air 
d'arriver de sa province. 

L'hpmme, c'est-à-dire chacun, est si naturelle- 
ment dépravé qu'il souffre moins de l'abaissement 
universel que de l'établissement d'une hiérarchie 
raisonnable. 

• 

Le monde va finir. La seule raison, pour laquelle 

(1) M. Eugène Crépet, op. ciL, adonné cette page au chapitre 
Romans et Nouvelles. Nous la rétablissons à la place qu'elle occupe 
dans le recueil autographe formé par Malassis, pour mieux donner 
l'idée de la manière dont fut compose ce recueil. 



JOURNAUX INTIMES 



9'^ 



il pourrait durer, c'est qu'il existe. Que cette rai- 
son est faible, comparée à toutes celles qui annon- 
cent lecontraire, particulièrement à celle-ci : Qu'est- 
ce que le monde a désormais à faire sous le ciel? 
Car, en supposant qu'il continuât à exister maté- 
riellement, serait-ce une existence digne de ce nom 
et du Dictionnaire historique? Je ne dis pas que le 
monde sera réduit aux expédients et au désordre 
bouflFon des républiques du Sud-Amérique, que 
peut-être même nous retournerons à l'état sauvage, 
et que nous irons, à travers les ruines herbues de 
notre civilisation chercher notre pâture, un fusil à 
la main. Non; car ces aventures supposeraient 
encore une certaine énergie vitale, écho des pre- 
miers âges. Nouvel exemple et nouvelles victimes 
des inexorables lois morales, nous périrons par où 
nous avons cru vivre. La mécanique nous aura 
tellement américanisés, le progrès aura si bien 
atrophié en nous toute la partie spirituelle, que rien, 
parmi les rêveries sanguinaires, sacrilèges ou anti- 
naturelles des utopistes, ne pourra être comparé à 
ses résultats positifs. Je demande à tout homme 
qui pense de me montrer ce qui subsiste de la vie. 
De la religion, je crois inutile d'en parler et d'en 
chercher les restes, puisque se donner la peine de 
nier Dieu est le seul scandale, en pareilles matiè- 
res . La propriété avait disparu virtuellement avec 
la suppression du droit d'aînesse; mais le temps 
viendra où l'humanité, comme un ogre vengeur, 
arrachera leur dernier morceau à ceux qui croiront 
avoir hérité légitimement des révolutions. Encore, 
là ne serait pas le mal suprême. 

L'imagination humaine peut concevoir, sans trop 
de peine, des républiques ou autres Etats commu- 



g6 ŒUVRES POSTHUMES 

nautaires, dignes de quelque gloire, s'ils sont diri- 
gés par des hommes sacrés, par de certains aris- 
tocrates. Mais ce n*est pas particulièrement par des 
institutions politiques que se manifestera la ruine 
universelle, ou le progrès universel; car peu m'im- 
porte le nom. Ce sera par l'avilissement des cœurs. 
Ai-je besoin de dire que le peu qui restera de poli- 
tique se débattra péniblement dans les étreintes de 
l'animalité générale, et que les gouvernants seront 
forcés, pour se maintenir et pour créer un fantôme 
d'ordre, de recourir à des moyens qui feraient 
frissonner notre humanité actuelle, pourtant si 
endurcie ? — Alors, le fils fuira la famille, non pas 
à dix-huit ans, mais à douze, émancipé par sa pré- 
cocité gloutonne ; il la fuira, non pas pour cher- 
cher des aventures héroïques, non pas pour déli- 
vrer une beauté prisonnière dans une tour, non 
pas pour immortaliser un galetas par de sublimes 
pensées, mais pour fonder un commerce, pour 
s'enrichir, et pour faire concurrence à son infâme 
papa, fondateur et actionnaire d'un journal qui 
répandra les lumières et qui ferait considérer le 
Siècle d'alors comme un suppôt de la superstition. 
— Alors, les errantes, les déclassées, celles qui 
ont eu quelques amants et qu'on appelle parfois 
des anges, en raison et en remerciement de l'étour- 
derie qui brille, lumière de hasard, dans leur exis- 
tence logique comme le mal, — alors celles-là, 
dis-je, ne seront plus qu'impitoyable sagesse^ 
sagesse qui condamnera tout, fors l'argent, tout, 
même les erreurs des sens t Alors, ce qui ressem- 
blera à la vertu, que dis-je, tout ce qui ne sera 
pas l'ardeur vers Plutus sera réputé un immense 
ridicule. La justice, si, à cette époque fortunée^ il 



JOURNAUX INTIMES 97 

peut encore exister une justice, fera interdire les 
citoyens qui ne sauront pas faire fortune. Ton 
épouse, ô Bourgeois I ta chaste moitié, dont la légi- 
timité fait pour toi la poésie, introduisant désor 
mais dans la légalité une infamie irréprochable, 
gardienne vigilante et amoureuse de ton coffre-fort, 
ne sera plus que Tidéal parfait de la femme entre- 
tenue. Ta fille, avec une nubilité enfantine, rêvera, 
dans son berceau, qu'elle se vend un million, et 
toi-même, ô Bourgeois, moins poète encore que 
tu n'es aujourd'hui, tu n-y trouveras rien à redire; 
tu ne regretteras rien. Car il y a des choses, dans 
l'homme, qui se fortifient et prospèrent à mesure 
que d'autres se délicatisent et s'amoindrissent; 
et, grâce au progrès de ces temps, il ne te restera 
de tes entrailles que des viscères I — Ces temps 
sont peut-être bien proches ; qui sait même s'ils 
ne sont pas venus, et si l'épaississement de notre 
nature n'est pas le seul obstacle qui nous empêche 
d'apprécier le milieu dans lequel nous respirons ? 
Quant à moi, qui sens quelquefois en moi le ridi- 
cule d'un prophète, je sais que je n'y trouverai 
jamais la charité d'un médecin. Perdu da^is ce 
vilain monde, coudoyé par les foules, je suis 
comme un homme lassé dont l'œil ne voit en 
arrière, dans les années profondes, que désabuse- 
ment et amertume, et, devant lui, qu'un orage où 
rien de neuf n'est contenu, ni enseignement ni 
douleur. Le soir où cet homme a volé à la destinée 
quelques heures de plaisir, bercé dans sa digestion, 
oublieux — autant que possible — du passé, con- 
tent du présent et résigné à l'avenir, enivré de 
son sang-froid et de son dandysme, fier de n'être 
pas aussi bas que ceux qui passent, il se dit, en 



98 ŒUVRES POSTHUMES 

contemplant la fumée de son cigare : « Que m'im- 
porte où vont ces consciences? » 

Je crois que j'ai dérivé dans ce que les gens du 
métier appellent un hors-d'œuvre. Cependant, je 
laisserai ces pages, — parce que je veux dater ma 
colère (i). 

(i) Au-dessous de ce dernier mot, on lit cette variante : tristesse. 



MON CŒUR MIS A NU (t) 



De la vaporisation et de la centralisation du moi. 
Tout est là. 

D'une certaine jouissance sensuelle dans la 
société des extravagants. 

(Je pense commencer Mon cœur mis à nu n'im- 
porte où, n'importe comment, et le continuer au 
jour le jour, suivant l'inspiration du jour et delà 
circonstance, pourvu que l'inspiration soit vive.) 



Le premier venu, pourvu qu'il sache amuser, a 
le droit de parler de lui-même. 



Je comprends qu'on déserte une cause pour 
savoir ce qu'on éprouvera à en servir une autre. 

(i) Edgar Poe avait écrit dans ses marginaliaàts Contes grotes- 
ques : « LXXX. Si quelque homme ambitieux veut révolutionner 
d'un coup le monde entier de la pensée humaine, de Popinion et du 
sentiment humains, voici ce qui lui en donne le pouvoir. La route à 
une gloire impérissable est ouverte droite et sans encombre devant 
lui. Il n'a qu'a écrire et publier un très petit livre. Son titre sera 
simple, quelques mots sans prétention : Mon cœur mis à nu. Mais 
ce petit livre doit tenir toutes ses promesses. » (Traduction de 
M. Emile Hennequin.) 



100 ŒUVRES POSTHUMES 

Il serait peut-être doux d'être alternativement 
victime et bourreau • 

Sottises de Girardin : 

« Notre habitude est de prendre le taureau par 
les cornes. Prenons donc le discours par la fin » 
(7 novembre i863). 

Donc, Girardin croit que les cornes des taureaux 
sont plantées sur leur derrière. Il confond les cor- 
nes avec la queue. 

c( Qu'avant d'imiter les Ptolémées du journalisme 
français, les journalistes belges se donnent la peine 
de réfléchir sur la question que j'étudie depuis 
trente ans sous toutes ses faces, ainsi que le prou- 
vera le volume : Questions de presse; qu'ils ne se 
hâtent pas de traiter de souverainement ridicule (i) 
une opinion qui est aussi vraie qu'il est vrai que 
la terre tourne et que le soleil ne tourne pas. » 

EMILE DE GIRARDIN. 



La femme est le contraire du dandy. Donc elle 
doit faire horreur. La femme a faim, et elle veut 
manger; soif, et elle veut boire. Elle est en rut, et 
elle veut être f..... 

Le beau mérite ! 

(i) Il y a des gens qui prétendent que rien n'empêche de croire 
que, le ciel étant immobile, c'est la terre qui tourne autour de son 
axe. Mais ces gens-là ne sentent pas, à raison de ce qu*il se passe 
autour de nous, combien leur opinion est souverainement ridicule 
(Tcavu -^iXoiOTaTOv). 

PTOLÉMÉE. VAlmageste^ livre I, chapitre vi. 

Et habei mea mentula meaium. 

GIRARDIN.. 

(Note de Ch, Bandelaîre,) 



JOURNAUX INTIMES 



La femme est naturelle, c'est-à-dire abomina* 
We. 

Aussi est-elle toujours vulgaire, c'est-à-dire le 
contraire du dandy. 

Relativement à la Légion d'Honneur, — Celui 
qui demande la croix a Tair de dire : Si Ton ne me 
décore pas pour avoirfait mon devoir, jene recom- 
mencerai plus. 

Si un homme a du mérite^ à quoi bon le décorer? 
S'il n'en a pas, on peut le décorer, parce que [cela] 
lui donnera un lustre. 

Consentir à être décoré, c'est ' reconnaître à l'E- 
tat et au prince le droit de vous juger, de vous 
illustrer, et cœtera. 

D'ailleurs, si ce n'est l'orgueil, l'humilité chré- 
tienne défend la croix. 

Calcul en faveur de Dieu. — Rien n'existe sans 
but. Donc mon existence a un but. Quel but? Je 
l'ignore. Ce n'est donc pas moi qui l'ai marqué. 
C'est donc quelqu'un plus savant que moi. Il faut 
donc prier ce quelqu'un de m'éclairer. C'est le 
parti le plus sage. 

Le dandy doit aspirer à être sublime, sans 
interruption. Il doit vivre et dormir devant un 
miroir. 



Analyse des contre-religions ; exemple : la pros- 
titution sacrée. 

Qu'est-ce que la prostitution sacrée ? Excitation 
nerveuse. — Mysticité du paganisme. Le mysti- 






ŒUVRES POSTHUMES 



cisme, trait d'union entre le paganisme et le chris- 
tianisme. Le paganisme et le christianisme se prou- 
vent réciproquement. 

La révolution et le culte de la Raison prouvent 
ridée du sacrifice. 

La superstition est le réservoir de toutes les 
vérités. 

• 

Il y a dans tout changement quelque chose d'in- 
fâme et d'agréable à la fois, quelque chose qui 
tient de l'infidéUté et du déménagement. Cela suffit 
à expliquer la Révolution française. 



Mon ivresse en 1 848. De quelle nature était cette 
ivresse? Goût de la vengeance. Plaisir naturel de 
la démolition. Ivresse littéraire; souvenir des lec- 
tures. 

Le i5 Mai. Toujours le goût de la destruction. 
Goût légitime, si tout ce qui est naturel est légi- 
time. 

Les horreurs de Juin. Folie du peuple et folie de 
la bourgeoisie. Amour naturel du crime. 

Ma fureur au coup d'État. Combien j'ai essuyé 
de coups de fusil ! Encore un Bonaparte ! Quelle 
honte ! 

Et cependant tout s'est pacifié. Le Président n'a- 
t-il pas un droit à invoquer? 

Ce qu'est l'Empereur Napoléon III. Ce qu'il 
vaut. 

Trouver l'explication de isa nature, et sa provi- 
dentialité. 



JOURNAUX INTIMES I03 



Etre un homme utile m'a paru toujours quelque 
chose de bien hideux. 

i848 ne fut amusant que parce que chacun y fai- 
sait des utopies comme des châteaux en Espagne. 

i848 ne fut charmant que par l'excès même du 
ridicule. 

Robespierre n'est estimable que parce qu'il a fait 
quelques belles phrases. 



La Révolution, par le sacrifice, confirme la supers- 
tition. 



Politique. — Je n'ai pas de convictions, comme 
Tentendent les gens de mon siècle, parce que je n'ai 
pas d'ambition. 

Il n'y a pas en moi de base pour une conviction. 

Il y a une certaine lâcheté, ou plutôt une cer- 
taine mollesse chez les honnêtes gens. 

Les brigands seuls sont convaincus, — de quoi ? 
— Qu'il leur faut réussir. Aussi, ils réussissent. 

Pourquoi réussîrais-je, puisque je n'ai même pas 
envie d'essayer? 

On peut fonder des empires glorieux sur le 
crime, et de nobles religions sur l'imposture. 

Cependant j'ai quelques convictions, dans un sens 
plus élevé, et qui ne peut pas être compris par les 
gens de mon temps. 



104 ŒUVRES POSTHUMES 

Sentiment de solitude^ dès mon enfance. Malgré 
la famille, et au milieu des camarades, surtout, — 
sentiment de destinée éternellement solitaire. 

Cependant, goût très vif de la vie et du plaisir. 

Presque toute notre vie est employée à des curio- 
sités niaises. En revanche, il y a des choses qui 
devraient exciter la curiosité des hommes au plus 
haut degré, et qui, à en juger par leur train de vie 
ordinaire, ne leur en inspirent aucune. 

Où sont nos amis morts? Pourquoi sommes- 
nous ici ? Venons-nous de quelque part ? Qu'est-ce 
que la liberté? Peut-elle s'accorder avec la loi pro- 
videntielle ? Le nombre des âmes est-il fini ou in- 
fini? Et le nombre des terres habitables? etc., etc... 



Les nations n'ont de grands hommes que malgré 
elles. Donc, le grand homme est vainqueur de 
toute sa nation. 

Les religions modernes ridicules : Molière, Béran- 
ger, Garibaldi. 

• 

La croyance au progrès est une doctrine de pares- 
seux, une doctrine de Belges. C'est l'individu qui 
compte sur ses voisins pour faire sa besogne. Il ne 
peut y avoir de progrès (vrai, c'est-à-dire moral) 
que dans l'individu et par l'individu lui-même. 
Mais le mondeest fait de gens qui ne peuvent pen- 
ser qu'en commun, en bandes. Ainsi les Sociétés 
belges. Il y a aussi des gens qui ne peuvent s'amu- 



JOURNAUX INTIMES I05 

ser qu^en troupe. Le vrai héros s'amuse tout seul. 



Étcrndle supériorité du dandy. Qu'est-ce que le 
dandy? 

* 

Mes opinions sur le théâtre. Ce que j'ai toujours 
trouvé de plus beau dans un théâtre, dans mon 
enfance, et encore maintenant, c'est le lustre y — 
un bel objet lumineux, cristallin, compliqué, cir- 
culaire et symétrique. 

Cependant je ne nie pas absolument la valeur de 
la littérature dramatique. Seulement, je voudrais 
que les comédiens fussent montés sur des patins 
très hauts, portassent des masques plus expressifs 
que le visage humain, et parlassent à travers des 
porte-voix; enfin que les rôles de femmes fussent 
joués par des hommes. 

Après tout, le lustre m'a toujours paru l'acteur 
principal, vu à travers le gros bout ou le petit 
bout de la lorgnette. 



Il faut travailler, sinon par goût, au moins par 
désespoir, puisque, tout bien vérifié, travailler est 
moins ennuyeux que s'amuser. 



Il y a dans tout homme, à toute heure, deux pos- 
tulations simultanées, lune vers Dieu, l'autre vers 
Satan. 



^ 



I06 ŒUVABS P0STHUMB8 

L'invocation à Dieu, ou spiritualité, est un désir 
de monter en grade; celle de Satan, ou animalité, 
est une joie de descendre. C'est à cette dernière 
que doivent être rapportées les amours pour les 
femmes et les conversations intimes avec les ani- 
maux, chiens, chats, etc.. 

Les joies qui dérivent de ces deux amours sont 
adaptées à la nature de ces deux amours. 



Ivresse d'humanité ; grand tableau à faire, dans 
le sens de la charité, dans le sens du libertinage, 
dans le sens littéraire ou du comédien. 



La question (torture) est, comme art de décou- 
vrir la vérité, une niaiserie barbare; c'est l'appli- 
cation d'un moyen matériel à un but spirituel . 

La peine de mort est le résultat d'une idée mys- 
tique, totalement incomprise aujourd'hui. La peine 
de mort n'a pas pour but de sauver la société, ma^^- 
riellement du moins. Elle a pour but de sauver 
(spirituellement) la société et le coupable. Pour 
que le sacrifice soit parfait, il faut qu'il y ait assen- 
timent et joie, de la part de la victime. Donner du 
chloroforme à un condamné à mort serait une 
impiété, car ce serait lui enlever la conscience de 
sa grandeur comme victime et lui supprimer les 
chances de gagner le paradis (i). 

(i) Sur une feuille volante : 

« Dandies. 

«L'envers de Claude Gueux. Théorie du sacrifice. Légitimation de 



JOURNAUX INTIMES IO7 

Quant à la torture, elle est née de la partie 
infâme du cœur de l'homme, assoiffé de voluptés. 
Cruauté et volupté, sensations identiques, comme 
Textrême chaud et Textrême froid. 



Ce que je pense du vote et du droit d'élection. 
Des droits de l'homme. 

Ce qu'il y a de vil dans une fonction quelcon- 
que. 

Un dandy ne fait rien. Vous figurez-vous un 
dandy parlant au peuple, excepté pour le bafouer? 

Il n'y a de gouvernement raisonnable et assuré 
que l'aristocratique. 

Monarchie ou république, basées sur la démo- 
cratie, sont également absurdes et faibles. 

Immense nausée des affiches. 

Il n'existe que trois êtres respectables : le prêtre, 
le guerrier, le poète. Savoir, tuer et créer. 

Les autres hommes sont taillables ou corvéables, 
faits pour l'écurie, c'est-à-dire pour exercer ce 
qu'on appelle des professions. 



Observons que les abolisseurs de la peine de 
mort doivent être plus ou moins intéressés à l'abo- 
lir. Souvent, ce sont des guillotineurs. Cela peut 

la peine de mort. Le sacrifice n'est complet que par le sponte sua 
de la victime. 

« Un condamné à mort gui, raté par le bourreau, délivré par H^ 
peuple, retournerait au bourreau. Nouvelle justification de la peine 
de mort. » (Collection Crépet.) 



108 ŒUVRES POSTHUMB8 

se résumer ainsi : « Je veux pouvoir couper ta tête, 
mais tu ne toucheras pas à la mienne. » 

Lesabolisseurs d'âmes (matérialistes) sont néces- 
sairement des abolisscurs d! enfer; ils y sont, à coup 
sûr, intéressés. 

Tout au moins, ce sont des gens qui ont peur de 
revivre, des paresseux. 



M"*® de Metternich, quoique princesse, a oublié 
de me répondre, à propos de ce que j'ai dit d'elle 
et de Wagner (i). Mœurs du xix® siècle. 



Histoire de ma traduction d'Edgar Poe. Histoire 
des Fleurs du Mal. Humiliation par lemalentendu, 
et mon procès. 

Histoire de mes rapports avec tous les hommes 
célèbres de ce temps. Jolis portraits de quelques 
imbéciles, Clément de Ris, Castagnary. Portraits 
de magistrats, de fonctionnaires, de directeurs de 
journaux. Portrait de l'artiste, en général. 

Du rédacteur en chef et de la pionnerie. Immense 
goût de tout le peuple français pour la pionnerie et 
pour la dictature. C'est le Si fêtais roi! 

Portraits et anecdotes. 

François Buloz, Houssaye, le fameux Rouy, de 
Calonne. Charpentier qui corrige ses auteurs, en 
vertu de l'égalité donnée à tous les hommes par les 
immortels principes de 89. — Chevalier, véritable 
rédacteur en chef selon l'Empire. 

(i) V. Œuvres complètes j t. III, pp. 256-57- 



JOURNAUX INTIMES lOQ 



Sur George Sand. — La femme Sand est le 
Prudhomme de Timmoralité. Elle a toujours été 
moraliste. Seulement elle faisait autrefois de la 
contre-morale. Aussi elle n'a jamais été artiste. 
Elle a le fameux style coulant, cher aux bourgeois. 

Elle est bête, elle est lourde, elle est bavarde. 
Elle a, dans les idées morales, la même profondeur 
de jugement et la même délicatesse de sentiment 
que les concierges et les filles entretenues. Ce qu'elle 
a dit de sa mère ; ce qu'elle dit de la poésie. Son 
amour pour les ouvriers. 

Que quelques hommes aient pu s'amouracher de 

cette l , c'est bien la preuve de l'abaissement 

des hommes de ce siècle. 

George Sand est une de ces vieilles ingénues qui 
ne veulent jamais quitter les planches. 

Voir la préface de Mademoiselle La Quintinie, 
où elle prétend que les vrais chrétiens ne croient 
pas à l'enfer. La Sand est pour le Dieu des bonnes 
gens, le dieu des concierges et des domestiques 
filous. 

Elle a de bonnes raisons pour vouloir supprimer 
l'enfer. 



Le diable et George Sand. 

II ne faut pas croire que le diable ne tente que 
les hommes de génie. Il méprise sans doute les 
imbéciles, mais il ne dédaigne pas leur concours. 
Bien au contraire, il fonde ses grands espoirs sur 
ceux-là. 



ŒUVRES POSTHUMES 



Voyez George Sand. Elle est surtout, et plus que 
toute autre chose, une grosse bête ; mais, elle est 
possédée. C'est le diable qui lui a persuadé de se 
fier à son bon cœur et à son bon sens, afin qu'elle 
persuadât toutes les autres grosses bêtes de se fier 
à leur bon cœur et à leur bon sens. 

Je ne puis penser à cette stupide créature, sans 
uti certain frémissement d'horreur. Si je la rencon- 
trais, je ne pourrais m'empêcher de lui jeter un 
bén-itier à la tête. 



Je m'ennuie en France, surtout parce que tout le 
monde y ressemble à Voltaire. 

Emerson a oublié Voltaire dans ses Représen- 
tants de r humanité. Il aurait pu faire un joli cha- 
pitre intitulé Voltaire ou l'antipoète, le roi des 
badauds, le prince des superficiels, l'antiartiste, 
le prédicateur des concierges, le père Gigogne des 
rédacteurs du Siècle. 



Dans les Oreilles du Comte de Ckesterjield, 
Voltaire plaisante sur cette âme immortelle qui a 
résidé, pendant neuf mois, entre des excréments 
et des urines. Voltaire, comme tous les paresseux, 
haïssait le mystère. 

Ne pouvant pas supprimer l'amour, l'Eglise a 
Toulu au moins le désinfecter, et elle a fait le 
mariage. 

[En marge.] Au moins aurait-il pu deviner dans 
cette localisation une malice ou une satire de la 



JOURNAUX INTIMAS 



Providence contre Tamour, et, dans le mode de la 
génération, un sig^ne du péché originel. De fait, 
nous ne pouvons faire Tamour qu'avec des organes 
cxcrémentiliels. 



Portrait de la canaille littéraire. Doctor Estami- 
netus Crapulosus Pedantissimus. Son portrait fait 
à la manière de Praxitèle. Sa pipe, ses opinions, son 
hégélianisme, sa crasse, ses idées en art, son fiel, 
sa jalousie. Un joli tableau de la jeunesse moderne. 

Oap[jLaxoTp{6Y](;, avr^p xal lœv tcuç ooziq eç la Sau[/.aTa 

TfSÇOVTCOV . 

ELIEN (l). 

• 

La théologie. Qu'est-ce que la chute? Si c'est l'u- 
nité devenue dualité, c'est Dieu qui a chuté. En 
d'autres termes, la création ne serait-elle pas la 
chute de Dieu? 

Dandysme, Qu'est-ce que l'homme supérieur? 
Ce n'est pas le spécialiste. C'est Thomme de loisir 
et d'éducation générale. Etre riche et aimer le tra- 
vail. 



Pourquoi l'homme d'esprit aime les filles plus 
que les femmes du monde, malgré qu'elles soient 
également bêtes? A trouver, 

(i) Pcul-êtpe convient- il de rapprocher cette citation du paragra- 
phe ; « Pourquoi le poète ne scrait-il pas... un éleveur de' serpents, 
etc.. y>, V. la Réponse à Jules Janiriy p. 3 18. 



ŒUVRES POSTHUMES 



Il y a de certaines femmes qui ressemblent au 
ruban de la Légion d'honneur. On n'en veut plus 
parce qu'elles se sont salies à de certains hommes. 
C'est par la même raison que je ne chausserais pas 
les culottes d'un galeux. 

Ce qu'il y a d'ennuyeux dans l'amour, c'est que 
c'est un crime où l'on ne peut pas se passer d'un 
complice. 



Etude de la grande maladie de l'horreur du domi- 
cile. Raisons de la maladie. Accroissement pro- 
gressif do la maladie. 

Indignation causée par la fatuité universelle de 
toutes les classes, de tous les êtres, dans les deux 
sexes, dans tous les âges. 

L'homme aime tant l'homme que, quand il fuit 
la ville, c'est encore pour chercher la foule, c'est-à- 
dire pour refaire la ville à la campagne. 

Discours de Durandeau sur les Japonais. {Moi^ 
je suis Français avant tout.) Les Japonais sont des 
singes, c'est Darjon qui me l'a dit. 

Discours du médecin, l'ami de Mathieu, sur l'art 
de ne pas faire d'enfants, sur Moïse, et sur l'im- 
mortalité de l'âme. 

L'art est un agent civilisateur (Castagnary). 

Physionomie d'un sage et de sa famille au cin- 
quième étage, buvant le café au lait. 

Le sieur Macquart père et le sieur Macquart 
fils. 



JOURNAUX INTIMES Il3 

Comment le Macquart fils est devenu conseiller 
en Cour d'appel. 



De Tamour, de la prédilection des Français pour 
les métaphores militaires. Toute métaphore ici 
porte des moustaches. 

Littérature militante. — Rester sur la brèche. — 
Porter haut le drapeau. — Tenir le drapeau haut 
et ferme. — Se jeter dans la mêlée. — Un des 
vétérans. — Toutes ces glorieuses phraséologies 
s'appliquent généralement à des cuistres et à des 
fainéants d'estaminet. 

Métaphore française. 

Soldat de la presse judiciaire (Berlin). 

La presse militante. 



A ajouter aux métaphores militaires : 
Soldat de la presse judiciaire (Bertin). Les poè- 
tes de combat. Les littérateurs d'avant-garde. 
Ces habitudes de métaphores militaires dénotent 
des esprits non pas militants, mais faits pour la 
discipline, c'est-à-dire pour la conformité, des 
esprits nés domestiques, des esprits belges, qui ne 
peuvent penser qu'en société. 



Le goût du plaisir nous attache au présent. Le 
soin de notre salut nous suspend à l'avenir. 
Celui qui s'attache au plaisir, c'est-à-dire au pré- 



U4 ŒUVRES P03THUMES 

sant, me fait Teffet d'un homme roulant sur une 
pente, et qui, voulant se raccrocher aux arbustes, 
les arracherait et les emporterait dans sa chute. 

Avant tout, être un grand homme et un saint 
pour soi-même. 



De la haine du peuple contre la bçauté. Des 
exemples : Jeanne (i) et M'^^» MuUer, 



En somme, devant Thistoire et devant le peuple 
français, la grande gloire de Napoléon III aura été 
de prouver que le premier venu peut, en s'empa- 
rant du télégraphe et de rimprimerie nationale, 
gouverner une grande nation. 

Imbéciles sont ceux qui croient que de pareilles 
choses peuvent s'accomplir sans la permission du 
peuple, — et ceux qui croient que la gloire ne 
peut être appuyée que sur la vertu ! 

Les dictateurs sont les domestiques du peuple, 
— rien de plus, unfoutu rôle d'ailleurs, et la gloire 
et le résultat de l'adaptation d'un esprit avec la 
sottise nationale. 



Qu'est-ce que l'amour? Le besoin de sortir de 
soi. 

L^homme est un animal adorateur. Adorer, c'est 
se sacrifier et se prostituer. 

(i) Jeanne Duval, qui tint une si grande place dans la vie et le% 
affections du poète. 



JOURNAUX INTIMES ï l5 

Aussi tout amour est-il prostitution. 

L'être le plus prostitué, c'est l'être par. excellence, 
c'est Dieu, puisqu'il est Tami suprême pour chcique 
individu, puisqu'il est le réservoir commun, iné- 
puisable de l'amour. 



PRIERE 

Ne me châtiez pas dans ma mère et ne châtiez pas 
ma mère à cause de moi. — Je vous recommande 
les âmes de mon père et de Mariette. — Donnez- 
moi la force de faire immédiatement mon devoir 
tous les jours et de devenir ainsi un héros et un 
saint. 



Un chapitre sur l'indestructible, éternelle, uni- 
verselle et ingénieuse férocité humaine. De l'amour 
du saag, de l'ivresse du sang, de l'ivresse des fou- 
les. De l'ivresse du supplicié (Damiens). 



Il n'y a de grand parmi les hommes que le poète, 
le prêtre et le soldat; l'homme qui chante, l'homme 
qui bàiit, l'homme qui sacrifie et se sacrifie. Le 
reste est fait pour le fouet. 

Défions-nous du peuple, du bon sens, du cœur, / 
de riœpiration et de l'évidence. 



J'qî toujours été étonné qu'on laissât les femmes 



I 1 6 ŒUVRES POSTHUMES 

entrer dans les églises. Quelle conversation peu- 
vent-elles avoir avec Dieu? 

L'éternelle Vénus (caprice, hystérie, fantaisie) 
est une des formes séduisantes du diable. 

Le jour où le jeune écrivain corrige sa première 
épreuve, il est fier comme un écolier qui vient de 
gagner sa première vérole. 

Ne pas oublier un grand chapitre sur Tart de la 
divination par l'eau, les cartes, Tinspeclion de la 
main, etc.. 



La femme ne sait pas séparer Tâme du corps. 
Elle est simpliste, comme les animaux. — un 
satirique dirait que c'est parce qu'elle n'a que le 
corps. 

Un chapitre sur la toilette. — Moralité de la toi- 
lette, les bonheurs de la toilette. 



De la cuistrerie. Des professeurs, des jugei^, des 
prêtres et des ministres. 

Les jolis grands hommes du jour, Renan, Fey- 
deau, Qctave Feuillet, Scholl. 

Les directeurs de journaux, François Hiloz, 
Houssaye, Rouy, Girardin, Texier, de Calbnrie, 
Solar, Turgan, Dalloz. 

Liste de canailles, Solar en tête. 

Etre un grand homme et un saint pour soi-^ême 
voilà Tunique chose importante. i 

Nadar, c'est la plus étonnante expression de 
vitalité. Adrien me disait que son frère Félixavait 
tous les viscères en double. J'ai été jaloux dejlui à 



JOURNAUX INTIMES II7 

le voir si bien réussir dans tout ce qui n'est pas 
l'abstrait. 



Veuillot est si grossier et si ennemi des arts 
qu'on dirait que toute la démocratie du monde 
s'est réfugiée dans son sein. 

Développement du portrait. Suprématie de l'i- 
dée pure chez le chrétien comme chez le commu- 
niste babouviste. 

Fanatisme de l'humilité. Ne pas même aspirer à 
comprendre la religion . 



Musique. De l'esclavage. — Des femmes du 
monde. — Des filles. — Des magistrats. — Des 
sacrements. — L'homme de lettres est l'ennemi du 
monde. — Des bureaucrates. 



Dans l'amour, comme dans presque toutes les 
affaires humaines, l'entente cordiale est le résultat 
d'un malentendu. Ce malentendu, c'est le plaisir. 
L'homme crie : mon ange! La femme roucoule : 
Maman 1 maman ! Et ces. deux imbéciles sont per- 
suadés qu'ils pensent de concert. — Le gouffre 
infranchissable, qui fait l'incommunicabilité, reste 
infranchi. 



Pourquoi le spectacle de la mer est-il si infini- 
ment et si éternellement agréable? 



( 



Il8 C^UVIVRS POSTUUIHES 

Parce que la mer offre à la fois Tidée de Tim» 
mensité et du mouvement. Six ou sept lieues repré^ 
sentent pour Thomme le rayon de l'infini. Voilà un 
infini diminutif. Qu'importe, s'il suffit à suggérer 
ridée de l'infini total? Douze ou quatorze lieues de 
liquide en mouvement suffisent pour donner la 
plus haute idée de beauté qui soit offerte à l'homme 
sur son habitacle transitoire. 



Il n'y a d'intéressant sur la terre que les reli- 
gions. 

Il y a une religion universelle faite pour les 
alchimistes delà pensée, une religion qui se dégage 
de l'homme, considéré comme naémento divin. 



Saint-Marc Girardin a dit un mot qui restera : 
« Soyons médiocres ! » Rapprochons ce mot de 
celui de Robespierre : « Ceux qui ne croient pas à 
l'immortalité de leur être se rendent justice. » Le 
mot de Saint-p-Marc Girardin implique une immense 
haine contre le sublime. 

Qui a vu Saint-Marc Girardin marcher dans la 
rua a conçu tout de suite l'idée d'une grande oie 
infatuée d'elle-même, mais effarée et courant sur 
la grande route, devant la diligence, 



Théorie de la vraie civilisation. Elle n'est pas 
dans le gaz, ni dans la vapeur, ni dans les tables 
tournantes. Elle est dans la diminution des traces 
du péché originel. 



JOURNAUX INTIMES 1 I Q 

Peuples nomades, pasteurs, chasseurs, agricoles 
et même anthropophages, tous peuvent être supé* 
rieurs par l'énergie, par la dignité personnelle, à 
nos races d'Occident. Celles-ci peut-être seront 
détruites. Théocratie et communisme. 



C'est par le loisir que j'ai, en partie, grandi, — 
à mon grand détriment; car le loisir, sans fortune, 
augmente les dettes, les avanies résultant des det- 
tes; mais, à mon grand profit, relativement à la 
sensibilité, à la méditation et à la faculté du dan- 
dysme et du dilettantisme, 

Les autres hommes de lettres sont, pour la plu- 
part, de vils piocheurs très ignorants. 



La jeune fille des éditeurs. La jeune fille des 
rédacteurs en chef. La jeune fille épouvantajl, 
monstre, assassin de l'art. 

La jeune fille, ce qu'elle est en réalité. Une 
petite sotte et une petite salope; la plus grande 
imbécillité unie à la plus grande dépravation. 

Il y a dans la jeune fille toute l'abjection du voyou 
et du collégien. 



Avis aux non-communistes : tout est commun, 
même Dieu. 



Le Frfuiçais est un animal de basse-cour si bien 



120 ŒUVRES POSTHUMES 

domestiqué qu'il n'ose franchir aucune palissade. 
Voir ses goûts en art et en littérature. 

C'est un animal de race latine; l'ordure ne lui 
déplaît pas, dans son domicile, et, en littérature, il 
est scatophage. Il raffole des excréments. Les litté- 
rateurs d'estaminet appellent cela le sel gaulois. 

Bel exemple de bassesse française, de la nation 
qui se prétend indépendante avant toutes les 
autres. 

[Ici est collé sur le manuscrit cet entrefilet découpé 
dans un journal :] 

a L'extrait suivant du beau livre de M. de Vaulabelle 
suffira pour donner une idée de l'impression que fît 
révasion de Lavalette sur la portion la moins éclairée du 
parti royaliste : 

« L'emportement royaliste, à ce moment de la seconde 
' Restauration, allait, pour ainsi dire, jusqu'à la folie. La 
jeune Joséphine de Lavalette faisait son éducation dans 
Tun des principaux couvents de Paris (l'Abbaye-au- 
Bois) ; elle ne l'avait quitté que pour venir embrasser son 
père. Lorsqu'elle y rentra après l'évasion et que Ton 
connut la part bien modeste qu'elle y avait prise, une 
immense clameur s'éleva contre cette enfant ; les reli- 
gieuses et ses compagnes la fuyaient, et bon nombre de 
parents déclarèrent qu'ils retireraient leurs filles si on la 
gardait. Ils ne voulaient pas, disaient-ils, laisser leurs 
enfants en contact avec une jeune personne qui avait 
tenu une pareille conduite et donné un pareil exemple. 
Quand M™® de Lavalette, six semaines après, recouvra 
la liberté, elle fut obligée de reprendre sa fille. » 



Princes et générations, — H y a une égale 
injustice à attribuer aux princes régnants les raéri- 



JOURNAUX INTIMES 



les et les vices du peuple actuel qu'ils gouvernent. 

Ces mérites et ces vices sont presque toujours, 
comme la statistique et la logique le pourraient 
démontrer, attribuables à l'atmosphère du gouver- 
nement précédent. 

Louis XIV hérite des hommes de Louis XIII, 
gloire. Napoléon I«^ hérite des hommes de la 
République, gloire. Louis-Philippe hérite des hom- 
mes de Charles X, gloire. Napoléon III hérite des 
hommes de Louis-Philippe, déshonneur. 

C'est toujours le gouvernement précédent qui est 
responsable des mœurs du suivant, en tant qu'un 
gouvernement puisse être responsable de quoi que 
ce soit. 

Les coupures brusques que les circonstances font 
dans les règnes ne permettent pas que cette loi soit 
absolument exacte, relativement au temps. On ne 
peut pas marquer exactement où finit une influence, 
mais cette influence subsistera dans toute la géné- 
ration qui l'a subie dans sa jeunesse. 



De la haine de la jeunesse contre les citateurs. 
Le citateur est pour eux un ennemi. 

« Je mettrais l'orthographe même sous la main 
du bourreau. » 

THÉOPHILE GAUTIER. 

Beau tableau à faire : la canaille littéraire. 
Ne pas oublier un portrait de Forgues,le pirate, 
l'écumeur de lettres. 

Goût inamovible de la prostitution dans le cœur 



122 OSUVnSS P0STHUMU9 

de rhomrae, d'où naît son horreur de la solitude. 
— Il veut être deuo). L'homme de génie veut être 
un, donc solitaire. La gloire, c'est rester un, et $e 
prostituer d'une manière particulière. 

C'est cette horreur de lasolitude, le besoin d'ou- 
blier son mot dans la chair extérieure, que l'homme 
appelle noblement besoin d'aimer. 

Deux belles religions, immortelles sur les murs, 
éternelles obsessions du peuple: le phallus antique, 
et « Vive Barbes I » ou « A bas Philippe 1 » ou 
« Vive la République ! » 



Etudier dans tous ses modes, dans les œuvres 
de la nature et dans les œuvres de Thomme, l'uni- 
verselle et éternelle loi de la gradation, des peu à 
peu, du petit à petit, avec les forces progressive- 
ment croissantes, comme les intérêts composés, en 
matière de finances. 

Il en est de même dans V habileté artistique et 
littéraire ; il en est de même dans le trésor variable 
de la volonté. 



La cohue des petits littérateurs, qu'on voit aux 
enterrements, distribuant des poignées de mainsi 
et se recommandant à la mémoire du faiseur de 
courriers. De l'enterrement des hommes célèbres. 

Molière. -« Mon opinion sur Tartujffe est que ce 
n'est pas une comédie, mais un pamphlet. Un athée, 
s'il est simplement un homme bien élevé, pensera, 
à propos de cette pièce, qu'il ne faut jamais livrer 
certaines question(s graveis à la canaille. 



JOURNAUX INTIMSS ia3 



Glorifier le culte des images (ma grande, mon 
unique, ma primitive passion). 

Glorifier le vagabondage et ce qu'on peut appe- 
ler le bohémianisme. Culte de la sensation multi- 
pliée et s'exprimant par la musique. En référer à 
Liszt. 

De la nécessité de battre les femmes. 

On peut châtier ce que Ton aime. Ainsi les 
enfants. Mais cela implique la douleur de mépriseï* 
ce que Ton aime. 

Du cocuage et des cocus. La douleur du cocu. 
Elle naît de son orgueuil, d'un raisonnement faux 
sur l'honneur et sur le bonheur, et d'un amour 
niaisement détourné de Dieu pour être attribué 
aux créatures. C'est toujours Tanimal adorateur se 
trompant d'idole. 

Analyse de Timbécillité insolente. Clément de Ris 
et Paul Pérignon. 

Plus l'homme cultive les arts, moins il b..de. 

Il se fait un divorce de plus en plus sensible entre 
l'esprit et la brute. 

La brute seule b..de bien et la fouterie est le 
lyrisme du peuple. 

F , c'est aspirer à entrer dans un autre, et 

l'artiste ne sort jamais de lui-même. 

J'ai oublié le nom de cette salope... Ah! bah ! 
je le retrouverai au jugement dernier. 



La musique donne l'idée de l'espace. 

Tous les arts, plus gu paoin»; puisqu'ils pont 



124 ŒUVRES POSTHUMES 

nombre et que le nombre est une traduction de l'es- 
pace. 

Vouloir tous les jours être le plus grand des 
hommes I 



Etant enfant, je voulais être tantôt pape, mais 
pape militaire, tantôt comédien. Jouissances que 
je tirais de ces deux hallucinations. 



Tout enfant, j'ai senti dans mon cœur deux senti- 
ments contradictoires ; l'horreur de la vie et Tex- 
tase de la vie. C'est bien le fait d'un paresseux ner- 
veux. 



Les nations n'ont de grands hommes que mal- 
gré elles. 

A propos du comédien et de mes rêves d'enfance, 
un chapitre sur ce qui constitue^ dans l'âme humai- 
ne, la vocation du comédien^ la gloire du comé- 
dien, l'art du comédien et sa situation dans le 
monde. 

La théorie de Legouvé. Legouvé est-il un far- 
ceur froid, un Swift, qui a essayé si la France pou- 
vait avaler une nouvelle absurdité? Son choix. 
Bon en ce sens que Samson n'est pas un comé- 
dien. 

De la vraie grandeur des parias. Peut-être même, 
la vertu nuit-elle aux talents des parias. 



JOURNAUX INTIMSS 125 



Le commerce est, par son essence, satanique. 
Le commerce c'est le prêté-rendu, c'est le prêt 
avec le sous-entendu : Rends-moi plus que je ne 
te donne. 

— L'esprit de tout commerçant est complète- 
ment vicié. 

— Le commerce est naturel^ donc il est infâme, 
— Le moins infâme de tous les commerçants, c'est 

celui qui dit : « Soyons vertueux pour gagner beau- 
coup plus d'argent que les sots qui sont vicieux. » 
Pour le commerçant, l'honnêteté elle-même est une 
spéculation de lucre. Le commerce est satanique, 
parce qu'il est une des formes de l'égoïsme, et la 
plus basse, et la plus vile. 



Quand Jésus-Christ dit : « Heureux ceux qui 
sont affamés, car ils seront rassasiés ! » Jésus- 
Christ fait un calcul de probabilités. 



Le monde ne marche que par le malentendu; 
C'est par le malentendu universel que tout le monde 
s'accorde. Car si, par malheur, on se comprenait, 
on ne pourrait jamais s'accorder. 

L'homme d'esprit, celui qui ne s'accordera 
jamais avec personne, doit s'appliquer à aimer la 
conversation des imbéciles et la lecture des mauvais 
livres. Il en tirera des jouissances amères qui com- 
penseront largement sa fatigue. 



126 ŒUVapS POSTHUMES 



Un fonctionnaire quelconque, un ministre, un 
directeur de théâtre ou de journal, peuvent être 
quelquefois des êtres estimables; mais ils ne sont 
jamais divins. Ce sont des personnes sans person- 
sonnalité, des êtres sans originalité, nés pour la 
fonction, c'est-à-dire pour la domesticité publique. 



Dieu et sa profondeur. On peut ne pas manquer 
d'esprit et chercher dans Dieu le complice et Tami 
qui manquent toujours. Dieu est Téternel confident 
dans cette tragédie dont chacun est le héros. Il y a 
peut-être des usuriers et des assassins qui disent 
à Dieu : « Seigneur, faites que ma prochaine opé- 
ration réussisse ! » Mais la prière de ces vilaines 
gens ne gâte pas l'honneur et le plaisir de la mienne. 



Toute idée est, par elle-même, douée d'une vie 
immortelle, comme une personne. 

Toute forme créée, même par Thomme, est im- 
mortelle. Car la forme est indépendante de la ma- 
tière, et ce ne sont pas les molécules qui constituent 
la forme. 

Anecdotes relatives à Emile Douay et â Cons- 
tantin Guys détruisant ou plutôt croyant détruire 
leurs œuvres. 



Il est impossible de parcourir une gazette quel^ 



JOURNAUX INTIMES l^^ 

conque, de n'importe quel jour, ou quel mois, ou 
quelle année, sans y trouver, à chaque ligne, les 
signes de la perversité humaine la plus épouvanta- 
ble, en même temps que les vanteries les plus sur-; 
prenantes de probité, de bonté, de charité, et les 
affirmations les plus effrontées, relatives au progrès 
et à la civilisation. 

Tout journal, de la première ligne à la dernière, 
n'est qu'un tissu d'horreurs. Guerres, crimes, vols, 
impudicités, tortures, crimes des princes, crimes 
des nations, crimes des particuliers, une ivresse 
d'atrocité universelle. 

Et c'est de ce dégoûtant apéritif que l'homme 
civilisé accompagne son repas de chaque matin. 
Tout, en ce monde, sur le crime : le journal, la 
muraille et le visage de Thomme. 

Je ne comprends pas qu'une main pure puisse 
toucher un journal sans une convulsion de dégoût. 



La force de l'amulette démontrée par la philo- 
sophie. Les sols percés, les talismans, les souvenirs 
de chacun. 

Traité de dynamique morale. De la vertu des 
sacrements. 

Dès mon enfance, tendance à la mysticité. Mes 
conversations avec Dieu. 



De l'Obsession, de la Possession, de la Prière et 
de la Foi. 
Dynamique morale de Jésus. 



128 ŒUVRES POSTHUMES 

Renan trouve ridicule que Jésus croie à la toute- 
puissance, même matérielle, de la Prière et de la 
Foi. 

Les sacrements sont des moyens] de cette dyna- 
mique. 

De rinfamie de l'imprimerie, grand obstacle au 
développement du Beau. 

Belle conspiration à organiser pour l'extermina- 
tion de la race juive. 

Les juifs bibliothécaires et témoins de la Rédemp- 
tion. 

Tous les imbéciles de la Bourgeoisie qui pronon- 
cent sans cesse les mots : immoral, immoralité, 
moralité dans l'art et autres bêtises me font pen- 
ser à Louise Villedieu, putain à cinq francs, qui, 
m'accompagnant une fois au Louvre,où elle n'était 
jamais allée, se mita rougir, à se couvrir le visage, 
et, me tirant à chaque instant par la manche, me 
demandait devant les statues et les tableaux 
immortels comment on pouvait étaler publiquement 
de pareilles indécences» 

Les feuilles de vigne du sieur Nieuwerkerke. 



Pour que la loi du progrès existât, il faudrait 
que chacun voulût la créer; c'est-à-dire que, quand 
tous les individus s'appliqueront à progresser, 
alors, et seulement alors, l'humanité sera en pro- 
grès. 

Cette hypothèse peut servir à expliquer l'identité 
des deux idées contradictoires, liberté et fatalité. 
— Non seulement il y aura, dans le cas de progrès, 



JOUHNAUX INTIMAS 12g 

identité entre la liberté et la fatalité^ mais cette 
identité a toujours existé. Cette identité c'est l'his- 
toire, histoire des nations et des individus. 

Sonnet à citer dans Mon cœur mis à nu. 
Citer également la pièce sur Roland (i). 

Je songeais cette nuit que Phih's revenue, 
Belle comme elle était à la clarté du jour, 
Voulait que son fantôme encore fît rameur, 
Et que, comme Ixion, j'embrassasse une nue. 

Son ombre dans mon lit se glisse toute nue, 
Et me dit : « Cher Damon, me voici de retour ; 
Je n*ai fait qu'embellir en ce triste séjour 
Où depuis mon départ le sort m'a retenue. 

« Je viens pour rebaiser le plus beau des amants ; 
Je viens pour remourir dans tes embrassements. )> 
Alors, quand cette idole eut abusé ma flamme, 

Elle me dit : « Adieu 1 Je m'en vais chez les morts. 
Gomme tu t'es vanté d'avoir f... mon corps. 
Tu pourras te vanter d'avoir f. . . mon âme. » 
Parnasse satyriqae. 

Je croîs que ce sonnet est de Maynard. 
Malassis prétend qu'il est de Théophile (2). 



Hygiène. Projets. — Plus on veut, mieux on 
veut. 

Plus on travaille, mieux on travaille et plus on 

(i) S'agit-il du poème de Napoléon Peyrat? 
(a) V. les Lettres^ billet à Sainte-BeUve, fin de i863. — L'origine 
de ce sonnet n'a pas été établie. 



l3o ŒUVRES POSTHUMES 

veut travailler. Plus on produit, plus on devient 
fécond. 

Après une débauche, on se sei^ toujours plus 
seul, plus abandonné. 

Au moral comme au physique, j'ai toujours eu 
la sensation du gouffre, non seulement du gouffre 
du sommeil, mais du gouffre de Taclion, du rêve, 
du souvenir, du désir, du regret, du remords, du 
beau, du nombre, etc.. 

J'ai cultivé mon hystérie avec jouissance et ter- 
reur. Maintenant, j'ai toujours le vertige, et au- 
jourd'hui, 23 Janvier 1862, j'ai subi un singulier 
avertissement, j'ai senti passer sur moi le vent de 
l'aile de l'imbécillité. 



Hygiène. Morale. — A Honfleur! le plus tôt 
possible, avant de tomber plus bas. 

Que de pressentiments et de signes envoyés 
déjà par Dieu, qu'il est grandement temps d'agir, 
de considérer la minute présente comme la plus 
importante des minutes, et défaire ma perpétuelle 
volupté de mon tourment ordinaire, c'est-à-dire 
du Travail ! 



Hygiène, Conduite. Morale. —A chaque minute 
nous sommes écrasés par l'idée et la sensation du 
temps. Et il n'y a que deux moyens pour échapper 
à ce cauchemar, pour l'oublier : le plaisir et le tra- 
vail. Le plaisir nous use. Le travail nous fortifie. 
Choisissons. 



JOURNAUX ÏNTISIES l3l 

Plus nous nous servons d'un de ces moyens, 
plus Taulre nous inspire de répugnance. 

On ne peut oublier le temps qu'en s'en servant. 

Tout jiè se fait que peu à peu. 

De Maîstre et Edgar Poe m'ont appris à raison- 
ner. 

Il n'y ft de long ouvrage que celui qu'on n'ose 
pas commencer. Il devient cauchemar. 



Hygiène, — En renvoyant ce qu'on a à faire, 
on court le danger de ne jamais pouvoir le faire. 
En ne se convertissant pas tout de suite, on risque 
d'être damné. 

Pour guérir de tout, de la misère, de la mala- 
die et de la mélancolie, il ne manque absolument 
que X^goût du Travail. 



Notes précieuses. — Fais, tous les jours, ce que 
veulent le devoir et la prudence. Si tu travaillais 
tous les jours, la vie te serait plus supportable. 
Travaille six jours sans relâche. Pour trouver des 
sujets, vvwôi csauTov. (Liste de mes goûts.) Sois 
toujours poète, même en prose. Grand style (rien 
de plus beau que le lieu commun). Commence 
d'abord, et puis sers-toi de la logique et de l'ana- 
lyse. N'importe quelle hypothèse veut sa conclu- 
sion. Trouver la frénésie journalière. 



Hygiène. Conduite. Morale. — Dettes. Deux 



l32 ŒUVRES POâTHUMBS 

parts.,Ancelle(i), Amis(ma mère, amis, moi). Ainsi, 
i.ooo francs doivent être divisés en deux parts de 
5oo francs chacune, et la deuxième divisée en trois 
parties. 

A Honjleur. — Faire une revue et un classement 
de toutes mes lettres (2 jours) et de toutes mes 
dettes (2 jours). (Quatre catégories» billets, gros- 
ses dettes y petites dettes, amis.) Classement de gra- 
vures (2 jours). Classement de notes (2 jours). 



Hygiène* Morale. Conduite. — Trop tard peut- 
être! — Ma mère et Jeanne. — Ma santé par cha- 
rité, par devoir! — Maladies de Jeanne. Infirmi- 
tés, solitude de ma mère. 

— Faire son devoir tous les jours et se fier à 
Dieu, pour le lendemain. 

— La seule manière de gagner de Targent est de 
travailler d'une manière désintéressée. 

— Une sagesse abrégée. Toilette, prière, travail. 

— Prière : charité, sagesse et force. 

— Sans la charité, je ne suis qu'une cymbale 
retentissante. 

— Mes humiliations ont été des grâces de Dieu. 

— Ma phase d'égoïsme est-elle finie ? 

— La faculté de répondre à la nécessité de chaque 
minute, l'exactitude, en un mot, doit trouver infail- 
liblement sa récompense. 

Le malheur qui se perpétue produit sur l'âme l'effet 
de la vieillesse sur le corps, on ne peut plus remuer; on 
se couche... 

(i) Le conseil judiciaire de Baudelaire, et mieux : son ami et 
son confident dévoué jusqu'au dernier jour. 



JOURNAUX INTIMES l33 

D*ua autre côté, on tire de Texlrême jeunesse des rai- 
sons d'attermoiement ; quand on a beaucoup de temps a 
dépenser, on se persuade qu'on peut attendre des années 
à jouer devant les événements. 

CHATEAUBRIAND. 



Hygiène. Conduite. Morale. — Jeanne 3oo, ma 
mère 200, moi 3oo, — 800 fr. par mois. Travailler 
de six heures du matin, à jeun, à midi. Travailler 
en aveugle, sans but, comme un fou. Nous ver- 
rons le résultat. 

Je suppose quej'attache ma destinée à un travail 
non interrompu de plusieurs heures. 

Tout est réparable. lî est encore temps. Qui sait 
même si des plaisirs nouveaux... ? 

Gloire, payement de mes dettes. — Richesse de 
Jeanne et de ma mère. 

Je n'ai pas encore connu le plaisir d'un plan réa- 
lisé. Puissance de Fidée fixe, puissance de Tespé- 
rance. 

L'habitude d'accomplir le devoir chasse la peur. 

Il faut vouloir rêver et savoir rêver. Evocation 
de rinspiration. Art magique. Se mettre tout de 
suite à écrire. Je raisonne trop. 

Travail immédiat, même mauvais, vaut mieux 
que la rêverie . 

Une suite de petites volontés fait un gros résultat. 

Tout recul de la volonté est une parcelle de 
substance perdue. Combien donc l'hésitation est 
prodigue I Et qu'on juge de l'immensité de l'effort 
final nécessaire pour réparer tant de pertes! 



l34 ŒUYftES POSTHUMES 

L'homme qui fait sa prière, le soir, est un capi- 
taine qui pose des sentinelles. Il peut dormir* 

Rêves sur la mort et avertissements. 

Je n'ai jusqu'à présent joui de mes souvenirs que 
tout seul; il faut en jouir à deux. Faire des jouis- 
sances du cœur une passion. 

Parce que je comprends une existence glorieuse, 
je me crois capable de la réaliser. Jean-Jacques ! 

Le travail engendre forcément les bonnes mœurs, 
sobriété et chasteté^ cdnséquemment la santé, la 
richesse, le génie successif et progressif, et lâcha- 
nte. Age quod agisé 

Poisson, bains froids, douches, lichen, pastilles^ 
occasionnellement; d'ailleurs, suppression de tout 
excitant. 

Lichen d'Islande i25 grammes. 

Sucre blanc 25o — 

Faire tremper le lichen^ pendant douze ou quinze 
heures, dans une quantité d'eau froide suffisante, 
puis jeter l'eau. Faire bouillir le lichen dans deux 
litres d'eau sur un feu doux et soutenu, jusqu'à ce 
que ces deux litres se réduisent à un seul litre, écu- 
mer une seule fois ; ajouter alors les 260 gram- 
mes de sucre et laisser épaissir jusqu'à la consis- 
tance de sirop. Laisser refroidir. Prendre par jour 
trois très grandes cuillerées à bouche, le matin> à 
midi et le soir* Ne pas craindre de forcer les do*es, 
si les crises étaient trop fréquentes. 



Hygiène. Conduite. Méthode. — Je me jure à 
tooi-même de prendre désormais les règles suivan- 
tes pour règles éternelles de ma vie : 



JOURNAUX INTIMES |35 

Faire tous les matins ma prière à Dieu, réservoir 
de toute force et de toute justice ^ à mon père^ à 
Mariette et à Poe^ comme intercesseurs; les prier 
de me communiquer la force nécessaire pour 
accomplir tous mes devoirs, et d'octroyer à ma 
mère une vie assez^ongue pour jouir de ma trans- 
formation ; travailler toute la journée, ou du moins 
tant que mes forces me le permettront ; me fier à 
Dieu, c'est-à-dire à la Justice même, pour la réus- 
site de mes projets ; faire, tous les soirs, une nou- 
velle prière, pour demander à Dieu la vie et la force 
pour ma mère et pour moi; faire, de tout ce que je 
gagnerai, quatre parts, — une pour la vie courante, 
une pour mes créanciers, une pour mes amis, et 
une pour ma mère ; — obéir aux principes de la 
plus stricte sobriété, dont le premier est la sup- 
pression de tous les excitants, quels qu'ils soient. 



THÉÂTRE 



LA FIN DE DON JUAN (i) 

{Drame) 

Les principaux personnages sont don juan arrivé 
à Tennui et à la mélancolie. 

Son principal domestique ou intendant, que je 
veux nommer autrement que Leporello ou Sgana- 
relle, — personnage froid, raisonnable et vulgaire, 
ne parlant sans cesse que de vertu et d'économie ; 
il associe volontiers ces deux idées; il a une espèce 
d'intelligence à la Franklin. C'est un coquin comme 
Franklin. C'est la future bourgeoisie qui va bientôt 
remplacer la noblesse tombante. Du reste, cet in- 
tendant exècre son maître et surtout le fils de son 
maître. II a fait sa fortune en régissant les affaires 
de son maître. Il l'exècre à cause du mépris peu 
déguisé que professe celui-ci pour son intendant 
et pour l'argent. Juan, le fils, étant une seconde 
épreuve précoce de son père, elle domestique ayant 
beaucoup soufFert par lui, sa seconde haine s'ex- 
plique. Les deux n'en font qu'une. 

Une jeune danseuse de race bohème, soledad ou 

(i) Eug. Crépet, ojo. cit. 



l38 ŒUVRES POSTHUMES 

TRiNiDAD, enlevée, élevée et protégée par don Juan, 
et, malgré la différence d'âge, ne trouvant rien de 
plus beau, de plus aimable, et dont elle ait le droit 
d'être plus fière, que son amant. 

Le fils de don juan, pourri de vices et d'amabilité, 
élevé et formé par son père. Supposons-lui dix- 
sept ans. Il est important que ce rôle soit joué par 
une femme; j'en donnerai la raison quand j'en 
serai aux scènes qui font briller ce rôle. 

Une jeune princesse allemande, la future femme 
de DON JUAN devenu veuf. Lé roi d'espagne. Une 
vieille zingara. Voleurs, bohémiens, danseuses, 
quelques belles femmes faisant partie du monde 
fantastique de don Juan, et à chacune desquelles 
incombe une fonction particulière : la lingerie, la 
surveillance des domestiques, etc. La statue, co-^ 
losse fantastique, grotesque et violent, à la manière 
anglaise. L'ombre de gatilina, un ange qui s'inté«^ 
resse à don Juan. 

Le drame s'ouvre comme le -fatt*^ de Goethe. Don 
Juan se promène dans la ville et dans la campa^ 
gncs avec son domestique. Il est en train de fami- 
liarité, et il parle de son ennui mortel et de la dif- 
ficulté insurmontable pour lui de trouver une occu- 
pation ou des jouissances nouvelles. Il avoue que 
quelquefois il lui arrive d'envier le bonheur naïf 
des êtres inférieurs à lui. Ces bourgeois, qui pas- 
sent avec des femmes aussi bêtes et aussi vulgaires 
qu'eux, ont des passions par lesquelles ils souffrent 
ou sont heureux. Ces bateliers, malgré leur gros- 
sière nourriture, leur ignorance, leurs dura vête- 
ments et leurs fatigues, sont enviables; car ce n'est 
pas la qualité des objets qui fait la jouissance, mais 
l'énergie de l'appétit. 



THEATRE I 3g 

Le domestique répond par des banalités dignes 
de sa pauvre intelligence, — qu'il est inconcevable 
que monsieur soit malheureux avec un si grand 
nom, avec une si grande fortune; que lui, pauvre 
diable, qui cependant est un homme, saurait être 
heureux à moins, etc.. 

« Voilà des Zingaris et des voleurs d*ânes, tra- 
qués par des hommes de police. Ils sont certes 
dans un grand danger; cependant, je parierais pres- 
que qu'ils ont des éléments de bonheur que je ne 
connais pas. Au fait, je voudrais nous en assurer. 
Le Heu est désert. Si nous donnions un coup de 
main à ces braves gens, et si nous rossions la 
police, nous pourrions les connaître. Cette race 
bizgrre a pour moi le charme de l'inconnu. 

— Ah! monsieur, dit le domestique, il n'y a pas 
da domestique, en Espagne, à qui son maître im- 
pose d'aussi bizarres aventures que celles où voun 
[voulez] me mêler. Que votre volonté soit faito; 
mais quel singulier divertissement pour un grand 
seigneur que de risquer sa vie pour aauver des 
filous! » 

CAMP DES ZrNGARIS DANS LA MONTAGNE 



LE MARQUIS DU I^' HOUZARDS(i) 



L'ouvrage a pour but de montrer îa lutte entre 
deux principes, dans le même cerveau. Un fils d'é- 
migré sert l'empereur avec enthousiasme; mais 
autour de lui, plusieurs personnes (une femme sur- 
tout, M°*e de Timey) font sans cesse appel à ses 
souvenirs d'enfance, à Torgueil de la race, poup 
le ramener vers Louis XVIII et le comte d'Artois, 

Comme dans les vieilles compositions, nous 
retrouvons ici le bon et le mauvais ange; le 6o/i, 
représenté par Graff, homme de simplicité absolue, 
type du vieux grognard et de Théroïsme révolu- 
tionnaire, rattaché à l'empereur ; le mauvais j repré- 
senté par une femme, M°*® de Timey, type de 
grande intrigante, mêlée à toutes les conspirations 
des émigrés et des coalisés. 

Une faut pasqueM.Hostein(2)soit choqué par les 
ressemblances de cette histoire avec celle de Labé- 
doyère. Gela importe fort peu, pourvu que les 
détails rendent l'ouvrage intéressant. Il y a d'ail- 
leurs une énorme difFérence : — même après que 

(i) Eug. Crépet, op.cit, — Scénario tiré d'un drame de Paul Gas- 
chon de Molènes : tes Souffrances d'un houzard (Hachette, i863), 
i'éuai en volume à deux nouvelles : les Caprices d'un régulier, — 
Ce Soldat en 170g, Sur rattribulion de ce scénario, qui a été con- 
testée, V. J. Crépet, op. cit., ti Lettres, la mai 1860. 

(a) Le directeur du Théâtre de la Gaité, auquel Baudelaire desti- 
nait cette pièce. 



THÉÂTRE l4l 

le roi a fait grâce à Wolfgang (qui s'est conduit 
irrésistiblement y comme Ney et Labédoyère), 
Wolfgang se tue, — se tue par amour, — parce 
qu'il est persuadé que M°*® de Timey ne Vaime 
plus. Ainsi il reste fidèle à la fois à son caractère 
héroïque et à sa nature féminine. 

L'ouvrage peut être divisé ainsi (je ne tiens pas 
compte pour le moment de la subdivision en 
tableaux) : 

I®' ACTE : Le château d'Hermorah, habité par le 
comte de Cadolles. Séduction du marquis par un 
trompette de Tarmée française. La fuite. 

2® ACTE : Arrivée à l'armée; présentation du 
marquis au colonel Herbin. Wagram. Présentation 
du marquis à l'empereur. 

3« ACTE : L'empire s'est écroulé. Le retour des 
émigrés. Le marquis tombe chez son père sans s'en 
douter. La Restauration à Paris. Le salon de 
M"o de Timey. Amours de M°^® de Timey avec le 
marquis Wolfgang. 

4® ACTE : Retour de l'empereur. Défection du 
régiment et de Wolfgang. 

5® ACTE : M"« de Timey sauvera-t-elle son 
amant? L'Abbaye. 

Tout ceci va devenir plus clair par la simple 
énonciation des personnages : 

Le comte dé Cadolles, émigré. 

Son fils, le marquis Wolfgang de Cadolles, dit 
le marquis du i«' houzards, d'abord soldat, puis 
colonel du i*' houzards. 

M°»« de Timey. 

Charles Stown, officier anglais. 

Le comte Adrien de Béval, type de libéral mq-r 
narchique bavard. 



(42 ŒUVRES P08T«UMES 

Le colonel Herbiq, prôdéqesfieur de Wolfgaqg, 
au i^*" bouzards. 

Graff, capitaine au i^' houzards. 

Robert Triton, trompette au mhouïard». 

Un officier des gardes du corps. 

L'empereur Napoléon et plusieuru personnages 
accessoires. 

NoTB. — Plusieurs de« partira du dialogue, 
notamment celles relatives aux amours de M"^® de 
Timey et de Wolfgang, et celles relatives à la pré- 
sentation de Wolfgang au camp de Wagr^m, sont 
faites. 



I®' ACTE, — . Le château d'Hermorahy résidence 
du comte de Cadolfes, au bord du Bhin^ 

Wolfgang est fils du comte de Cadolles et d'une 
Allemande mystique, épousée pendant l'émigration. 
Wolfgang est un caractère romanesque, tantôt 
rêvant à sa mère {le tombeau de sa mère est dans 
le parc même)^ tantôt lisant avec frénésie les bul- 
letins des journaux français, que reçoit son père» 
Il a évidemment horreur de Bonaparte, mai« il 
a besoin d'action ; il aspire vaguement à la gloirç j 
il est jaloux de quiconque Ja possède, et il se sou- 
vient qu'il est Français, — Tout ceci peut être 
exprimé dans un monologue. 

Scène entre le comte de Cadolles (vrai type du 
Français agréable de l'ancien régime) et son fils, 
le marquis, à qui il reproche son inguérissable tris- 
tesse. On a reçu de bonnes nouvelles (fausses nou- 
velles, relatives aux espérances de 1^ coalition et 



TfléATRE 143 

de l'émigration); il y aura un dtner d'amis au 
château. 

Scène entre M"« de Timey et le comte de Cadol* 
les. Le comte connaît l'amour de son fils pour 
jyjme ^Q Timey. Il prie celle-ci de se servir de son 
ascendant pour ranimer et exciter le caractère de 
son fils. D'ailleurs, on destine à Wolfgang une 
mission secrète, politique. 

Scène entre M°*« de Timey et Wolfgang. — (Au 
troisième acte,à Paris, le caractère de M"*® de Timey 
se développera pleinement dans les confidences 
qu'elle fera à Wolfganj sur sa vie antérieure.) 

La scène du dtner. On s'entretient surtout des 
espérances du parti, de politique et de Bonaparte* 
— Quelques légères échappées de Wol%ang, qui, 
bien qu'il partage la haine de tous ses amis, ne 
peut pas entendre froidement leurs niaiseries et 
leurs sottises, surtout en tant qu'elles visent à nier 
les talents de l'empereur. 

(Ce dialogue, fort difficile à faire, surtout en ce 
qu'il ne faut pas tomber dans les lourdes caricatures 
usitées en pareil cas, je le ferai avec des morceaux 
de la littérature réactionnaire du temps. Outre que 
j'en connais quelque chose, j'ai des amis qui la 
possèdent très bien et qui me fourniront des docu- 
ments, — ^ entre autres Sainte*Beuve ; — et puis, il 
faut voir les Mémoires de Chateaubriand ^snvionX.) 

Vers la fin du dîner, un domestique prévient le 
comte qu'un soldat français,blessé, demande l'hos- 
pitalité. 

Le comte, qui est un bon homme, veut qu'on ait 
de lui le plus grand soin ; et pour obéir à la curio- 
sité de son fils, on introduit Robert Triton, san- 
glant, déguenillé et boitant. (11 y a là une petite 



l44 ŒUVRES POSTHUMES 

invraisemblance relative aux usages ; mais je tiens 
au contraste produit par TefFet de cette aristocratie, 
située depuis si longtemps en dehors de la France, 
et l'aspect de ce soldat.) 

Le trompette conduit dans une chambre, le 
comte de Gadolles, qui cherche son fils, s'aperçoit 
qu'il a disparu. « Je parierais, dit-il, que Wolfgang, 
qui aime tant les récits de bataille, a été présider 
à l'installation de notre singulier hôte. » 

Triton, guéri, est devenu chef des piqueurs du 
comte de Gadolles. Wolfgang passe sa vie à la 
chasse, avec Triton. Le trompette, à son insuy cor- 
rompty séduit le marquis. II lui explique, dans son 
langage de trompette, dans un style violent, pitto- 
resque, grossier, naïf, ce que c'est qu'un combat, 
une charge de cavalerie; ce que c'est que la gloire, 
les amitiés de régiment, etc.. Depuis longtemps, 
bien longtemps, Triton n'a plus de famille; il n'est 
pas rentré au village depuis les grandes guerres de 
la république; il ne sait pas ce qu'est devenue sa 
mère. Le régiment du i*"^ houzards est devenu sa 
famille. 

Une nuit, Wolfgang dit au trompette de seller 
les deux meilleurs chevaux. 

Et, en route, il lui dit : « Devines-tu où nous 
allons? Nous allons rejoindre la Grande Armée. Je 
ne veux plus qu'on se batte sans moi ! » 



2* ACTE. — Enzersdorf et Wagram. 

Ils arrivent au camp français. Triton, que l'on 
croyait mort, est reconnu par des camarades. 
Le colonel Herbin est en train de dîner avec 



THÉÂTRE 145 

deux officiers. Il embrasse Triton et demande à 
Wolfgang qui il est et ce qu'il veut. — Celui-ci 
montre quelques papiers et est enrôlé immédiate- 
ment. 

{Je supprime j dans le plan, une grande quan- 
tité de détails familiers qui seront d'un bonejffet,) 

CadoUes fait venir la cantinière et paye la bien- 
venue à son escadron. 

Grâce à ses manières {qui ne doivent jamais Va* 
bandonner, même quand il sera devenu un parfait 
troupier), commence, parmi ses camarades, Tu- 
sage de ce surnom : le marquis du /®' houzards. 

L'armée a passé le pont sur le Danube. 5 JuiU 
let, Wagram. L'empereur passe devant les rangs 
du I®' houzards. 

Wolfgang, (fax a beaucoup entendu parler (en 
mal) de l'empereur, se raidit contre l'enthousiasme 
universel, et se commande à lui-même de ne pas 
crier : Vive l'empereur t II est encore le fils du 
serviteur des Gondé. 

Napoléon, étendant le bras droit, montre aux sol- 
dats les plateaux de Wagram, où sont échelonnées 
les troupes de l'archiduc. Tonnerre d'applaudisse- 
ments. Wolfgang se sent envie de pleurer, comme 
s'il était enlevé par un puissant comédien. 

La bataille. {J'avoue que je n'ai pas du tout 
pensé à la mise en scène.) 

Wolfgang a fait trois prisonniers et reçu une 
blessure à la tête. 

Un aide de camp l'instruit que l'empereur le 
demande. Napoléon est entouré de généraux et 
de colonels, parmi lesquels le colonel Herbin. Il 
regarde attentivement Wolfgang et lui dit : On m'a 
dit que vous étiez Français^ fils d'émigré. Vous 

10 



ï46, ŒUVRES POSTHUMES 

rachetez ce que votre famille a fait de mal et vous 
continuez ce qu'elle a pu faire de bien. Je veux 
me souvenir de vous : voici ce qui m'aidera à vous 
reconnaître. — (La croix de la Légion d^honneur. 
— Il est bon d'accentuer ainsi le caractère parti- 
culièrement séducteur de Tempereur, qui a été 
négligé par beaucoup d'historiens.) 

Wolfgang est complètement vaincu et gagné. (Il 
me semble que cet acte, peut-être court sur le 
papier, doit être fort long à la représentation.) 



3® ACTE. — Uempire est fini* iSi^. 

Un village. Deux officiers, poudreux, aux vête- 
ments en loques, arrivent, exténués de fatigue, 
pour chercher un logement. {Penser au tableau 
de Géricault : le Cuirassier blessé^ marchant à 
côté de son cheval.) 

Cest le marquis du i®' houzards (maintenant 
colonel) et son vieux camarade, le capitaine Graff 
(dont il a fait la connaissance au camp, quelques 
jours avant Wagram). 

« Voilà un château, dit Wolfgang, que je suis 
sûr d'avoir vu en peinture dans la salle à manger 
d'Hermorah. » 

— Il me semble, dit Graff, que j'ai entendu crier 
ton nom. » 

Le village est en fête. Coups de fusil. Bruit de 
flûtes et de violons . 

Le garde champêtre et le maître de poste, 
anciens soldats, décorés, se tiennent à l'écart et 
boivent sous une tonnelle. 



THEATRE l^J 

Cadolles et GrafF dessellent leurs chevaux et, 
sur Tin vi talion des deux anciens soldats, trinquent 
avec eux. 

Wolfgang, en prenant un verre : « A notre vieille 
gloire! A la mort des Anglais, des Prussiens, des 
Cosaques ! Aux canons qui cracheront sur ces misé- 
rables! A notre belle France, où nous les enterre- 
rons un jour ! 

— Où sommes-nous? dit GraiF, et qui fête-t-on 
ici? 

— Vous êtes à Cadolles, et on fête le retour du 
vieux comte qui, après avoir été Allemand pendant 
trente ans, s'imagine de redevenir Français aujour- 
d'hui par la grâce de l'étranger. » 

Wolfgang court chez son père qu'il trouve sur 
le perron du château, entouré de paysans. Le père 
croyait le fils mort. Embrassements et reconnais- 
sance. 

Wolfgang se trouve bientôt dans un salon anti- 
pathique. Son père le présente à Charles Stown, 
un officier anglais, et au comte de Béval, espèce 
de pédant politique qui rêve chartes, constitutions 
et réconciliation du roi avec la révolution. Puis 
Mme de Timey, revenue avec le comte de Cadolles, 
et qui, toujours coquette et femme politique, se 
prête à toutes les flagorneries de Charles Stown 
et de M. de Béval. 

Wolfgang est immédiatement repris par l'amour, 
et son antipathie pour M. de Béval et l'officier 
anglais en est naturellement augmentée. 

Mme (Je Timey cherche tout de suite, par ses 
coquetteries et par ses encouragements, à le rame- 
ner à la bonne cause. 

Une main se pose sur son épaule, et une voix 



i48 œuvues posthumes 

lui dit : « L'empereur a abdiqué! mais c'est peut- 
être un bruit que font courir ses ennemis. S'il y a 
des traîtres, il faut les fusiller. Allons où ça 
chauffe. » 

C'est Graff. Wolfgang s'enfuît avec lui. 

(Cet acte va être bien long. Nous pourrions,mal- 
gré la division que j'ai écrite en tête du plan, cou- 
per l'acte ici et en rejeter la fin au commencement 
du 4* acte — surtout si nous considérons que la 
matière du 4® et du 5® acte est très courte.) 

Paris. — La Restauration à Paris. Le i^ hou- 
zards est en garnison à Paris. Querelles fréquentes 
entre ses officiers et les officiers des armées alliées. 
— Graff surtout cherche des duels, avec emporte- 
ment, dans tous les lieux publics. (On pourrait 
introduire ici, comme décor, Paphos ou les jardins 
de Tivoli.) 

Wolfgang, lui aussi, pour s'étotirdir, mène une 
vie assez dissipée; mais son amour pour M^^ de 
Timey augmente toujours. Celle-ci d ailleurs s'est 
dégoûtée de Charles Stown et d'Adrien de Béval. 
La violence, la tendresse et l'emportement de 
Wolfgang lui plaisent; mais elle voudrait tourner 
les sympathies de son amant vers la nouvelle 
royauté. Wolfgang sent plusieurs fois renaître en 
lui les goûts et la fierté du gentilhomme; mais cela 
ne diminue en rien sa sympathie et son admiration 
pour Bonaparte. 

Mme de Timey a été insultée par un journal. 
Pendant que M. de Béval et Charles Stovv^n discu- 
tent, chez elle, sur ce qu'il y a à faire en pareille 
circonstance, Wolfgang paraît, le bras en écharpe ; 
sans parler, sans prévenir, il a châtié l'auteur de 
l'attaque. 



THÉÂTRE l49 

Cette affaire resserre encore plus la liaison du 
marquis avec M^^^de Timey,et c'est dans un tête-à- 
tête intime, où Wolfgang lui reproche son étrange 
caractère, qu'elle lui raconte son ancienne histoire. 

Le comte de Tiraey, qui était un homme très 
intelligent et très corrompu, a été Tamant de sa 
mère, femme d'un autre émigré français, M™e d'Evré. 
Avant de mourir, après sa confession, M. le comte 
de Timey a voulu épouser M**® d'Evré, qui était 
peut-être, et probablement même, sa fille. La nuit 
de noces. Le moribond a employé sa nuit de noces 
a enseigner à sa femme sa corruption morale et sa 
corruption politique. Il lui a dit finalement : Ma 
chère jille^ je laisse dans votre âme virginale 
l* expérience d'un vieux roué. Et puis il est mort. 
Ainsi elle s'est trouvée à la fois, et subitement 
riche, veuve quoique vierge, et pleine d'expé- 
rience quoique innocente. 

Wolfgang, profondément attristé, se récrie; il 
prétend qu'il y a encore du bonheur possible; que 
Tâme de sa maîtresse peut rajeunir; qu'il se sent, 
lui, plein de jeunesse et de confiance, et qu'il ne 
s'agit que de noyer toutes ces impressions funèbres 
dans le bonheur présent et dans un mariage immé- 
diat. 

Mme de Timey, revenant à ses rêves d'ambi- 
tion, pose une condition à ce mariage : c'est que 
Wolfgang verra le roi et le comte d'Artois, et 
quittera le i*'^ houzards pour entrer aux gardes du 
corps. {Il est évid^.^t quil est facile, dans cette 
partie, d^ Jaire reparaître chez M^^ de Timey 
le ^cre du marquis, le comte de Cadolles, qui, 
naturellement, doit appuyer les projets et les pro- 
positions de celle-ci.) 



l50 ŒUVRES POSTHUMES 

Wolfgang, très ébranlé, est bien près de céder, 
quand Graff survient à Timproviste, qui lui apprend 
le débarquement de Tcmpereur. 



4* ACTE ou 2« PARTIE DU 4® ACTE. 

Tout Tamour de Wolfgang pour Bonaparte re- 
naît, et, à la caserne, il lit aux officiers la procla- 
mation royale, de manière à leur faire deviner ses 
propres sentiments. (11 faudra retrouver le texte 
officiel de la proclamation royale.) 

SUR UNE ROUTE. — Le régiment silencieux, triste ; 
Wolfgang part en avants sur de certains indices. 
Tout d'un coup, de tous côtés, un grand cri : C'est 
luit et puis : Vive l^ Empereur! (La mise en scène 
de ce tableauy grâce aux documents historiques^ 
est très facile d/atr^.) Naturellement, nous évitons 
de mettre en scène la bataille de Waterloo ; ce 
serait, je crois, un tableau désagréable, et d'ailleurs, 
au point de vue purement scénique, cela ferait un 
double emploi avec la bataille de Wagram. 



5* ACTE. — Chez M"^^ de Timey. 

Lettre de Wolfgang : « Je suis accusé ; on me 
cherche ; si Ton me trouve, je serai fusillé... 
Venez... et fuyons ensemble. » 

Mme (Je Timey hésite, et finalement répond : Non 
— tout en protestant de son amour, et en engageant 
Wolfgang à se bien cacher et à attendre. 



m^ 



THEATRE I 5 I 

Seconde lettre : « Puisque vous ne voulez pas 
fuir avec moi, vous ne m'aimez plus, et je me cons- 
titue prisonnier; » 

DANS LA PRISON. — Graff vient voir son vieux 
camarade et lui dit qu'il ne faut pas laisser aux 
royalistes le plaisir de fusiller un officier de la grande 
armée. En même temps, il lui remet un pistolet. 

Wolfgang répond qu'en ces matières-là chacun 
est libre de suivre ses sentiments, et que, lui, il se 
laissera tranquillement fusiller. {Car il veut mou- 
rir.) 

Un officier des gardes du corps apporte la nou- 
velle de la grâce accordée par le roij spontané- 
ment. 

Wolfgang, au moment où Graff, joyeux, vient 
lui sauter au cou, s'empare du pistolet et se tue. 
(Car il veut mourir.) 

Arrivent le comte de CadoUes et M™« de Timey. 

Wolfgang se figure alors que c'est sa maîtresse 
qui a obtenu sa grâce, et il meurt en la remerciant. 

GrafF, qui, à un mot précédent de Wolfgang, a 
deviné la vérité, dit à M.^^ de Timey : «C'est vous 
qui avez tué le plus brave officier de la grande 
armée, le marquis du !•' houzards. » 

(Je vous en prie, ne changeons pas ce dénouement 
LOGIQUE contre un dénouement heureux, qui serait 
ABSURDE et sans majesté.) — (J'ai oublié de vous 
avertir que Robert Triton reparaîtra dans toutes 
les occasions où on pourra le faire reparaître, par 
exemple, dans la rentrée des émigrés au village de 
CadoUes, dans les scènes tumultueuses des cafés 
et des casinos ; dans la scène de reconnaissance 
entre l'empereur revenant de l'île d'Elbe et le 



l52 ŒUVRES POSTHUMES 

1^^ houzards; et enfin dans la scène finale, à la 
prison.) 

(La chose entière m'apparatt comme un vrai 
drame, c'est-à-dire Tunion des scènes très bien 
filées avec une mise en scène très active, très re- 
muante, avec une g^rande pompe militaire, là où 
il y a lieu.) 

(Je n'indique pas les décors, qui peuvent être 
d'un effet poétique, vous les devinerez.) 

Je n'ai pas recopié ce manuscrit. Donc, je le ferai 
transcrire avant de me mettre à la besogne journa- 
lière. 



UIVROGNE (i) 
[Lettre à J.-H. Tisserant.] 

Samedi, 28 Janvier f854. 

Quoique ce soit une chose importante, je n'ai pas 
encore songé au titre ? Le Puits? U Ivrognerie? 
La Pente du mal? etc.. 

Ma principale préoccupation, quand je commen- 
çais à rêver à mon sujet, fut : à quelle classe, à 
quelle profession doit appartenir le personnage 
principal de la pièce ? — J'ai décidément adopté 
une profession lourde, triviale, rude : le scieur de 
long. Ce qui m'y a presque forcé, c'est que j'ai une 
chanson dont l'air est horriblement mélancolique, 
et qui ferait, je crois, un magnifique effet au théâ- 
tre, si nous mettons sur la scène le lieu ordinaire 
du travail, ou surtout si, comme j'en ai une immense 
envie, je développe au troisième acte le tableau 
d'une goguette lyrique ou d'une lice chansonnière. 
Cette chanson est d'une rudesse singulière. Elle 
commence par : 

Rien n'est aussi-z-aîmable^ 
Fanfru-cancru-lon-la-lahira, 
Rien n*est aussi-z- aimable 
Que le scieur de long. 

(1) Charles Baudelaire, Souvenirs, Correspondances^ etc., o/?. 
c it. ; — pour le complément de cette lettre, y. Lettres, 

10. 



l54 CBUVRES POSTHUMES 

Et ce qu'il y a de meilleur, c'est qu'elle est pres- 
que prophétique et peut devenir la Romance du 
saule de notre drame populacier. Ce scieur de long 
si aimable finit par jeter sa femme à l'eau, et il dit 
en parlant à la Sirène (il y a pour moi une lacune 
avant cet endroit) : 

Chaote^ Sirène, chante, 
Fa nfr u-cancm-lon-la-labira, 
Chante, Sirène, chante. 
T'as raison de chanter. 

Car l'as la mer à boire, 
Fanfpu-cancru-lon-la-lahira, 
Car t'as la mer à boire, 
Et ma mie à manger I 

Mon homme est rêveur, fainéant ; il a, ou il croit 
avoir, des aspirations supérieures à son monotone 
métier, et, comme tous les rêveurs fainéants, il 
s'enivre. 

La femme doit être jolie, -^ un modèle de dou- 
ceur, de patience et de bon sens. 

Le tableau de la goguette a pour but de montrer 
les instincts lyriques du peuple, souvent comiques 
et maladroits. — Autrefois, j'ai vu les goguettes. 
— Il faudra que j'y retourne, — ou plutôt nous 
irons ensemble. Il sera peut-être possible d*y pren- 
dre des échantillons de poésie tout faits. De plus, 
ce tableau nous fournit un délassement au milieu 
de ce cauchemar lamentable. 

Je ne veux pas ici vous faire un scénario détaillé 
puisque dans quelques jours j'en ferai un dans les 
règles, et, celui-là, nous l'analyserons de façon à 
m'éviter quelques gaucheries. Je ne vous donne 
aujourd'hui que quelques notes. 



THÉÂTRE l55 

Les deux premiers actes sont remplis par des 
scènes de misère, de chômage, de querelles de 
ménage, d'ivrognerie et de jalousie. Vous verrez 
tout à rhcure l'utilité de cet élément nouveau. 

Le troisième acte, la goguette, — où sa femme, 
de qui il vit séparé, inquiète de lui, vient le cher- 
cher. C'est là qu'il lui arrache un rendez-vous pour 
le lendemain soir, dimanche. 

Le quatrième acte, le crime, — bien prémédité, 
bien préconçu. — Quant à l'exécution, je vous la 
raconterai avec soin. 

Le cinquième acte (dans une autre ville), le dé- 
nouement, c'est-à-dire la dénonciation du coupable 
par lui-même, sous la pression d'une obsession. — 
Gomment trouvez-vous cela ? — ^Que de fois j'ai été 
frappé par des cas semblables, en lisant la Gazette 
des tribunaux. 

Vous voyez combien le drame est simple. Pas 
d'imbroglios, pas de surprises. Simplement le dé- 
veloppement d'un vice et des résultats successifs 
d une situation. 

J'introduis deux personnages nouveaux : 

Une sœur du scieur de long, créature aimant les 
rubans, les bijoux à vingt-cinq sols, les guinguet- 
tes et les bastringues, ne pouvant pas comprendre 
la vertu chrétienne de sa belle-sœur. C'est le type 
de la perversité précoce parisienne. 

Un homme jeune, — assez riche, — d'une pro- 
fession plus élevée, — profondément épris de la 
femme de notre ouvrier, — mais honnête et admi- 
rant sa vertu, n parvient à glisser, de temps à autre, 
un peu d'argent dans le ménage. 

Quant à elle, malgré sa puissante religion, sous 
la pression des souffrances que lui impose son mari, 



l5ô ŒUVRES POSTHUMES 

elle pense quelquefois un peu à cet homme, et ne 
peut pas s'empêcher de rêver à cette existence plus 
douce, plus riche, plus décente, qu'elle aurait pu 
mener avec lui. Mais elle se reproche cette pensée 
comme un crime, et lutte contre cette tendance. — 
Je présume que voilà un élément dramatique. — 
Vous avez déjà deviné que notre ouvrier saisira 
avec joie le prétexte de sa jalousie surexcitée,^pour 
cacher à lui-même qu'il en veut surtout à sa femme 
de sa résig^nation, de sa douceur, de sa patience, 
de sa vertu. — Et cependant il l'aime, mais la 
boisson et la misère ont déjà altéré son raisonne- 
ment. — Remarquez, de plus, que le public des 
théâtres n'est pas familiarisé avec la très fine psy- 
chologie du crime, et qu'il eût été bien difficile de 
lui faire comprendre une atrocité sans prétexte. 

En dehors de ces personnages, nous n'avons que 
des êtres accessoires : peut-être un ouvrier farceur 
et mauvais sujet, amant de la sœur, — des filles, 

— des habitués de barrières, de cabarets, d'esta- 
minets, — des matelots, des agents de police. 

Voici la scène du crime. — Remarquez bien qu'il 
est déjà prémédité. L'homme arrive le premier au 
rendez-vous. Le lieu a été choisi par lui. — Diman- 
che soir. — Route ou plaine obscure. — Dans le 
lointain, bruits d'orchestres de bastringue. — Pay- 
sage sinistre et mélancolique des environs de Pa- 
ris. — Scène d'amour, — aussi triste que possible, 

— entre cet homme et cette femme ; — il veut se 
faire pardonner ; — il veut qu'elle lui permette de 
vivre et de retourner près d'elle. Jamais, il ne l'a 
trouvée si belle... Il s'attendrit de bonne foi. — Il 
en redevient presque amoureux, il désire,il supplie. 
La pâleur, la maigreur la rendent plus intéres- 



THÉÂTRE 167 

santé, et sont presque des excitants. II faut que le 
public devine de quoi il est question. Malgré que la 
pauvre femme sente aussi sa vieille affection remuée, 
elle se refuse à cette passion sauvage dans un pareil 
lieu. Ce refus irrite le mari qui attribue cette chas- 
teté à l'existence d'une passion adultère ou à la 
défense d'un amant. « Il faut en finir; cependant, 
je n'en aurai jamais le courage, je ne peux pas 
faire cela moi-même. Une idée de génie, — pleine 
de lâcheté et de superstition, — lui vient. 

Il feint de se trouver très mal, ce qui n'est pas 
difficile, son émotion vraie aidant à la chose : 
« Tiens, là-bas, au bout de ce petit chemin, à gau- 
che, tu trouveras un pommier; va me chercher un 
fruit. » (Remarquez qu'il peut trouver un autre 
prétexte, — je jette celui-là sur le papier en cou- 
rant.) 

La nuit est très noire, la lune s'est cachée. Sa 
femme s'enfonçant dans les ténèbres, il se lève de 
la pierre où il s'est assis : « A la grâce de Dieu 1 
Si elle échappe, tant mieux ; si elle y tombe, c'est 
Dieu qui la condamne I » ' 

Il lui a indiqué la route où elle doit trouver un 
puits, presque aras de la terre. 

On entend le bruit d'un corps lourd tombant 
dans l'eau, — mais précédé d'un cri, — et les cris 
continuent. 

— « Que faire? On peut venir; — jepuis passer, 
je passerai pour l'assassin. — D'ailleurs, elle est 
condamnée... Ah! il y a les pierres, — les pierres 
qui font le bord du puits ! » 

Il disparaît en courant. 

Scène vide. 

A mesure que le bruit des pavés tombants se 



l58 ŒUVRES POSTHUMES 

multiplie, les cris diminuent. *— lis cessent. 

L'homme reparaît : « Je suis libre ! Pauvre ange, 
elle a dû bien souffrir ! » 

Tout ceci doit être entrecoupé par le bruit loin- 
tain de l'orchestre. A la fin de l'acte, des groupes 
d'ivrognes et de grisettes qui chantent, — entre 
autres la sœur, — reviennent par la route. 

Voici en peu de mots l'explication du dénoue- 
ment. Notre homme a fui. — Nous sommes main- 
tenant dans un port de mer. — Il pense à s'enga- 
ger comme matelot. — Il boit efiFroyablcment : 
estaminets, tavernes de matelots, musicos. — » Cette 
idée : « Je suis libre, libre, Ubre 1 » est devenue 
l'idée fixe, obsédante. « Je suis libre I — Je suis 
tranquille 1 — On ne saura jamais rien. » — Et 
comme il boit toujours, et qu'il boit effroyablement 
depuis plusieurs mois, sa volonté diminue toujours 
— et l'idée fixe finit par se faire jour par quel- 
ques paroles prononcées à voix haute. Sitôt qu'il 
s'en aperçoit, il cherche à s'étourdir par la boisr 
son, par la marche , par la course ; — mais 
l'étrangeté de ses allures le fait remarquer. — Un 
homme qui court a évidemment/a// quelque chose. 
On l'arrête ; alors, — avec une volubilité, une ar- 
deur, une emphase extraordinaire, avec une minu- 
tie extrême, — très vite, très vite, comme s'il crai- 
gnait de n'avoir pas le temps d'achever, il raconte 
tout son crime. — Puis, il tombe évanoui. — Des 
agents de police le portent dans un fiacre. 

C'est bien fin, n'est-ce pas, et bien subtil ? mais 
il faut absolument le faire comprendre. Avouez 
que c'est vraiment terrible. — On peut faire repa- 
raître la petite sœur dans une de ces maisons de 
débauche et de ribotte, faites pour les matelots. 



THÉÂTRE iSg 

Je suis tout à vous. 

Vous me ferez vos observations, là-dessus. 

Je serais bien disposé à diviser l'œuvre en plu- 
sieurs tableaux courts, au lieu d'adopter Tincom- 
mode division des cinq long actes. 

CHANSON DU SCIEUR DE LONG 

Rien n'est aussi-z-aimable^ 

fanfru-cancru-lon-la-lahira, 

Rien n'est aussi-z-aimable 

Que les scieurs de long*. (bis) 

Y a pas de gens plus aise, 
fanfru-cancru-Ion-la-lahira, 

Y a pas de gens plus aise 

Que les scieurs de long. {bis) 

Tant qu'ils sont sur la bille, 

fanfru-cancru-lon-la-lahira, 

Tant qu'ils sont sur la bille, 

Sciant des cheverons, {bis) 

Aussi de la membrure, 

fanfru-cancru-Ion-la-lahira, 

Aussi de la membrure, * 

De tout échantillon. (bis) 

— Le maître vient les voir, 

fanfru-cancru-lon-la-lahira, 

Le maître vient les voir. 

Courage, compagnons I (bis) 

Via la Saint-Jean qu'arrive, 
fanfru-cancru-lon-la-labira, 
Via la Saint-Jean qu'arrive, 
Les écus rouleront. (bis) 



l6o CEUVRBS POSTHUMES 

— Nous irons voir nos femmes, 

faofru-cancru-Ion-Ia-lahira, 

Nous irons voir nos femmes. 

Les ceux qui en auront ; {bis) 

Y a plus que le p'tit Pierre, 
fanfru-cancru-lon-la-lahira, 

Y a plus que le p'tit Pierre, 

Mais nous le marierons. (bis) 

Avec la filP du maître, 

fan f ru - cancru-l on-la-lahira, 

Avec la fill* du maître 

Qui-z-est ici présent. [bis) 

Nous irons à la noce, 

faufru-cancru-lon-la-lahira. 

Nous irons à la noce 

Gomme tous les parents. [bis) 

L'an d'après, sur la bille, 

fanfru-cancru-lon-la-lahira. 

L'an d'après, sur la bille, 

Joueront les p'tits enfants. (bis) 

Car rien n'est si-z-aimable, 

fanfru-cancru-lon-la-lahira. 

Car rien n'est siz-aimable 

Que les scieurs de long*. (bis) 



[Notes (i).] 

U Ivrogne. — Ne pas oublier que Tivresse est 
la négation du temps, comme tout état violent de 
Tesprit, et que conséquemment tous les résultats 
de la perte du temps doivent défiler devant les 

(i) Collection Crépet. 



THEATRE l6l 

yeux de Tivrogne, sans détruire en lui l'habitude 
de remettre au lendemain sa conversion, jusqu'à 
complète perversion de tous les sentiments et 
catastrophe finale. 

Les Sortes biblicœ. — L'ivrogne épiant et étu- 
diant rivrogne. 

L'homme parfait : le suprême du convenable, la 
caravane, la montre. 

Delà puissance du philtre et de la magie en amour 
ainsi que du mauvais œil. 

Essence divine du cercle vicieux (Fusées). 



LISTE DE PIÈGES PROJETÉES (l) 

Le Marquis du i«' Houzards. 

L'Ivrogne. 

Le Club des cocus. 

La Femme entretenue sans le savoir. 

La Jeunesse de César. 

Une pièce à femmes. 

Les Vierges folles. 

(i) Collection Crépet. 



1 



CRITIQUE LITTÉRAIRE 

Articles parus dans c le Corsaire-Satan » 



LES CONTES NORMANDS ET HISTORIETTES 
BAGUENAUDIÈRES 

PAR JEAN DE FALAISE (l) 

Les amateurs curieux de la vraie littérature li- 
ront ces deux modestes petits volumes avec le plus 
vif intérêt. L'auteur est un de ces hommes, trop 
rares aujourd'hui, qui se sont de bonne heure fami- 
liarisés avec toutes les ruses du style. — Les locu- 
tions particulières dont le premier de ces volumes 
abonde, ces phrases bizarres, souvent patoisées de 
façons de dire hardies et pittoresques, sont une 
grâce nouvelle et un peu hasardée, mais dont l'au- 
teur a usé avec une merveilleuse habileté. 

Ce qui fait le mérite particulier des Contes nor^ 
mands, c'est une naïveté d'impressions toute fraî- 
che, un amour sincère de la nature et un épicu- 
réîsme d'honnête homme. Pendant que tous les 
auteurs s'attachent aujourd'hui à se faire un tem- 

(i) Mardi, 4 novembre i845« sans signatare... Jean de Falaise, 
pseudonyme du M" de Chenneyières . 



l64 ŒUVRES POSTHUMES 

pérament et une âme d'empruut, Jean de Falaise a 
donné la sienne pour de bon, et il a fait tout dou- 
cement un ouvrage originaL 

Doué d'une excentricité aussi bénigne et aussi 
amusante, Tauteur a tort de dépenser tant de peine 
à pasticher des lettres de M^^ Scudéry. En revan- 
che, M. de Balzac contient peu de tableaux de 
mœurs aussi vivants que : Un souvenir de jeunesse 
d'un Juré du Calvados^ et Hoffmann pourrait, 
sans honte, revendiquer le Diable aux Iles. — Et 
tout ceci n'est pas trop dire. Oyez et jugez. 



PROMÉTHÉE DÉLIVRÉ 

PAR L. DE SENNE VILLE (l) 

Ceci est de la poésie philosophique. — Qu'est-ce 
que la poésie philosophique? — Qu'est-ce que 
M. Edgar Quinet? — Un philosophe ? — Euhl 
euh! — Un poète? - Ohl ohl 

Cependant, M. Edgar Quinet est un homme d'un 
vrai mérite, — Eh I mais, M. de Senneville aussi ! 
— Expliquez-vous. 

— Je suis prêt. Quand un peintre se dit : — Je 
vais faire une peinture crânement poétique 1 Ah 1 
la poésie !1... il fait une peinture froide, où l'inten- 
tion de l'œuvre brille aux dépens de l'œuvre: — le 
Rêve du bonheur ^ ou Faust et Marguerite. — Et 
cependant, MM. Papety et Ary Schefïer ne sont 
pas des gens dénués de valeur; — maisl... c'est que 

(i) 3 fëyricr i846. —article signé, Baudelaire-Dufays — Senne- 
ville, pseudonyme de Louis Ménard. L'articulet suirant est de la 
même date. 



GRITIgUE LITTÉRAIRE l65 

la poésie d'un tableau doit être faite par le specta- 
teun 

Comme la philosophie d'un poème par le lec- 
teur. — Vous y êtes, c'est cela même. 

— La poésie n'est donc pas une chose philoso- 
phique? — Pauvre lecteur, comme vous prenez le 
mors aux dents, quand on vous met sur une pente ! 

La poésie est essentiellement philosophique; mais ^ 
comme elle est avant tout fatale^ elle doit être 
involontairement philosophique . 

— Ainsi, la poésie philosophique est un genre 
faux? — Oui. — Alors, pourquoi parler de M. de 
Senneville? 

— Parce que c'est un homme de quelque mérite. 
— Nous parlerons de son livre, comme d'une tra- 
gédie où il y aurait quelques bons mots. 

Du reste, il a bien choisi, — c'est-à-dire la don- 
née la plus ample ti la plus i/i/?ni*^, la circonférence 
la plus capace,le sujet le plus large parmi tous les 
sujets protestants ^ — Prométhée délivré! — l'hu- 
manité révoltée contre les fantômes 1 l'inventeur 
proscrit I la raison et la liberté criant : justice I — 
Le poète croit qu'elles obtiendront justice, — 
comme vous allez voir : 

La scène se passe sur le Caucase, aux dernières 
heures de la nuit. Prométhée enchaîné chante, sous 
le vautour, son éternelle plainte, et convoque l'hu- 
manité souffrante au rayonnement de la prochaine 
liberté. — Le chœur — l'humanité — raconte à 
Prométhée son histoire douloureuse : — d'abord 
l'adoration barbare des premiers âges, les oracles 
de Delphes, les fausses consolations des Sages, 
Topium et le laudanum d'Epicure, les vastes orgies 



lOb ŒUVRES POSTHUMES 

de la décadence, et finalement la rédemption par le 
sang de Tagneau. 

Mais le Symbole tutélaire 

Dans le ciel, qu*à peine il éclaire^ 

Jette en mourant ses derniers feux. 

Prométhée continue à protester et à promettre 
la nouvelle vie; Harmonia,rf^5 muses la plus belle ^ 
veut le consoler, et faire paraître devantlui P esprit 
du ciel, resprit de la vie, Vesprit de la terre et 
l'esprit des météores, qui parlent à Prométhée, 
dans un style assez vague, des mystères et des 
secrets de la nature. Prométhée déclare qu'il est 
le roi de la terre et du ciel. 

Les dieux sont morts, car la foudre est à moi. 

Ce qui veut dire que Franklin a détrôné Jupiter. 

lo, c'est-à-dire Madeleine ou Marie, c'est-à-dire 
l'amour, vient à son tour philosopher avec Promé- 
thée; celui-ci lui explique pourquoi son amour et sa 
prière n'étaient qu'épicuréisme pur, œuvres stériles 
et avares : 

Pendant que tes genoux s*usaient dans la prière^ 
Tu n'as pas vu les maux des enfants de la terre ! 
Le monde allait mourir pendant que tu priais. 

Tout à coup le vautour est percé d'une flèche 
mystérieuse. Hercule apparaît, etlaraison humaine 
est délivrée par la force, — appel à l'insurrection 
et aux passions mauvaises t — Harmonia ordonne 
aux anciens révélateurs : Manon, Zoroastre, Ho- 
mère et Jésus-Christ, de venir rendre hommage au 
nouveau dieu de l'Univers ; chacun expose sa doc- 
trine, et Hercule et Prométhée se chargent tour à 
tour de leur démontrer que les dieux, quels qu^ils 



CniTIQUE LITTÉRAIRE 167 

soient, raisonnent moins bien que Thomme, ou 
l'humanité en langue socialiste ; si bien que Jésus- 
Christ lui-même,rentrant dans la nuit incrêée^ il ne 
reste plus à lanouvellehumanité que de chanter les 
louang^es du nouveau régime, basé uniquement sur 
la science et la force. 

Total : L'Athéisme. 

C'est fort bien, et nous ne demanderions pas 
mieux que d'y souscrire, si cela était gai, aimable, 
séduisant et nourrissant. 

Mais nullement; M. de Senneville a esquivé le 
culte de la Nature, cette grande religion de Diderot 
et d'Holbach, cet unique ornement de l'athéisme. 

C'est pourquoi nous concluons ainsi : A quoi bon 
la poésie philosophique, puisqu'elle ne vaut, ni 
un article de VEncyclopédiey ni une chanson de 
Désaugiers ? 

Un mot encore : — le poète philosophique a 
besoin de Jupiter, au commencement de son poème, 
Jupiter représentant une certaine somme d'idées ; 
à la fin, Jupiter est aboli. — Le poète ne croyait 
donc pas à Jupiter ! 

Or, la grande poésie est essentiellement bête^ 
elle croity et c'est ce qui fait sa gloire et sa force. 

Ne confondez jamais les fantômes de la raison 
avec les fantômes de l'imagination; ceux-là sont 
des équations, et ceux-ci des êtres et des souvenirs. 

Le premier Faust est magnifique, et le second 
mauvais. — La forme de M. de Senneville est 
encore vague et flottante ; il ignore les rimes 
puissamment colorées, ces lanternes qui éclairent 
la route de l'idée ; il ignore aussi les effets qu'on 
peut tirer d'un certain nombre de mots, diverse- 
ment combinés. — M. de Senneville est néan- 



IÔ8 ŒUVRES POSTHUMES 

moins un homme de talent, que la conviction de 
la raison et l'orgueil moderne ont soulevé assez 
haut en de certains endroits de son discours^ mais 
qui a subi fatalement les inconvénients du genre 
adopté. — Quelques nobles et grands vers prouvent 
que, si M, de Senne ville avait voulu développer 
le côté panthéistique et naturaliste de la question, 
il eût obtenu de beaux effets, où son talent aurait 
brillé d un éclat plus facile. 



LE SIÈCLE 

ÉPITRE A CHATEAUBRIAND, PAR BATHILD BOUNIOL 

M. Bouniol adresse à M. de Chateaubriand un 
hommage de jeune homme; il met sous la protec- 
tion de cet illustre nom une satire véhémente et, 
sinon puérile, du moins inutile, du régime actuel. 

Oui, Monsieur, les temps sont mauvais et corrom- 
pus; mais la bonne philosophie en profite sournoi- 
sement pour courir sus à l'occasion, et ne perd pas 
son temps aux anathèmes. 

Du reste, il serait de mauvais ton d'être plus 
sévère que M. Bouniol n'est modeste; il a pris pour 
épigraphe : Je tâche t et il fait déjà fort bien les 
vers. 



GRITIQU£ LITTÉRÀIAB 169 

LES CONTES DE CHAMPFLEURY 

CHIEN-CAILLOU, PAUVRE TROMPETTE, FEU MIETTE (l) 

Un jour parut un tout petit volume, tout humble, 
tout simple, au total, une chose importante^ Chien-- 
Caillou^ Thistoire simplement, nettement, crû- 
ment racontée, ou plutôt enregistrée, d'un pauvre 
graveur, très original, mais tellement dénué de 
richesses qu'il vivait avec des carottes, entre un 
lapin et une fille publique : et il faisait des chefs- 
d'œuvre. Voilà ce que Champfleury osa pour ses 
débuts : se contenter de la nature et avoir en elle 
une confiance illimitée. 

La même livraison contenait d'autres histoires 
remarquables, entre autres : M. le maire de 
Classy-leS'Bois, au sujet de laquelle histoire je 
prierai le lecteur de remarquer que Champfleury 
connaît très bien la province, cet inépuisable tré- 
sor d'éléments littéraires, ainsi que l'a triompha- 
lement démontré notre grand H. de Balzac, et aussi 
dans son petit coin où il faudra que le public Taille 
chercher, un autre esprit tout modeste et tout 
retiré, l'auteur des Contes Normands et des Histo- 
riettes baguenaudières^ Jean de Falaise (Philippe 
de Chennevières), un brave esprit tout voué au 
travail et à la religion de la nature, comme Champ- 
fleury, et comme lui élevé à côté des journaux, 
loin des effroyables dysenteries de MM. Dumas, 
Féval et consorts. 

(i) 18 janyier 1848» signé Charles Baudelaire. 

11 



lyO ŒyVRES POSTHUMES '' 

Puis Carnaval^ ou quelques notes précieuses 
sur cette curiosité ambulante, cette douleur attifée 
de rubans et de bariolages dont rient les imbéciles, 
mais que les Parisiens respectent. 

La seconde livraison contenait : Pauvre Trom- 
pette^ ou l'histoire lamentable d'une vieille ivro- 
gnesse très égoïste, qui ruine son gendre et sa fille 
pour gorger son petit chien de curaçao et d'ani- 
sette. Le gendre exaspéré empoisonne le chien avec 
l'objet de ses convoitises, et la marâtre accroche 
aux vitres de sa boutique un écriteau qui voue son 
gendre au mépris et à la haine publiques. — His- 
toire vraie comme les précédentes. — Or, ce serait 
une erreur grave que de croire que toutes ces his- 
toriettes ont pour accomplissement final la gaîté 
et le divertissement. On ne saurait imaginer ce 
que Champfleury sait mettre ou plutôt sait voit là- 
dessous de douleur et de mélancolie vraies . 

Le jour où il a fait Monsieur Prudhomme au 
Salon, il était jaloux d'Henri Monnier. Qui peut 
le plus, peut le moins, nous savons cela ; aussi ce 
morceau est-il d'un fini très précieux et très amu- 
sant. Mais véritablement l'auteur est mieux né, et 
il a mieux à faire. 

Grandeur et décadence d'une serinette. — H y a 
là-dedans une création d'enfant, un enfant musical, 
garçon ou petite fille, on ne sait pas trop, tout à 
fait délicieuse. Cette nouvelle démontre bien la 
parenté antique de l'auteur avec quelques écrivains 
allemands et anglais, esprits mélancoliques comme 
lui, doublés d'une ironie involontaire et persistante. 
Il faut remarquer en plus, ainsi que je l'ai déjà dit 
plus haut, une excellente description de la méchan- 
ceté et de la sottise provinciales. 



CRITIQUE LITTERAIRE I7I 

Une reliffion au Cinquième. — C'est Thistoire, 
la description de la pot-bouille d'une religion mo- 
derne, la peinture au naturel de quelques-uns dç 
ces misérables,comme nous en avons tous connus, 
qui croient qu'on fait une doctrine comme on fait 
un enfant, sur une paillasse, le Compère Mathieu 
à la main et que ce n'est pas plus difficile que ça. 

Le dernier volume est dédié à Balzac. Il est 
impossible de placer des œuvres plus sensées, plus 
simples, plus naturelles, sous un plus auguste 
patronage. Cette dédicace est excellente, excellente 
pour le style, excellente pour les idées. Balzac est 
en effet un romancier et un savant, un inventeur 
et un observateur; un naturaliste qui connaît éga- 
lement la loi de génération des idées et des êtres 
visibles. C'est un grand homme dans toute la force 
du terme ; c'est un créateur de méthode et le seul 
dont la méthode vaille la peine d'être étudiée. 

Et ceci n'est pas à mon avis propre un des moin- 
dres pronostics favorables pour l'avenir littéraire 
de Champflfeury. 

Ce dernier volume contient Feu Miette y histoire, 
véridique comme toujours, d'un charlatan célèbre 
du quai des Augustins. — Le Fuenzès^ une belle 
idée, un tableau fatal et qui porte malheur à ceux 
qui l'achètent I 

Simple histoire d'un rentier, d'un lampiste et 
d'une horloge, — précieux morceau, constatation 
des manies engendrées forcément dans la vie sta- 
gnante et solitaire de la province. Il est difficile de 
mieux peindre et de mieux dessiner les automates 
ambulants, chez qui le cerveau, lui aussi, devient 
peintre et horloge. 

Van Schaendel, père et fils : Peintres-natura- 



172 ŒUVRES POSTHUMES 

listes enrajafés qui vous nourrissez de carottes pour 
mieux les dessiner, et vous habilleriez de plumes 
pour mieux peindre un perroquet, lisez et relisez 
ces hautes leçons empreintes d'une ironie alle- 
mande énorme. 

Jusqu'à présent, je n'ai rien dit du style. On le 
devine facilement. Il est large, soudain, brusque, 
poélique,comme la nature. Pas de grosses bouffis- 
sures, pas de littérarisme outré. L'auteur, de même 
qu'il s'applique à bien voir les êtres et leurs phy- 
sionomies toujours étranges pour qui sait bien voir, 
s'applique aussi à bien retenir le cri de leur anima- 
lité, et il en résulte une sorte de méthode d'autant 
plus frappante qu'elle est pour ainsi dire insaisis- 
sable. J'explique peut-être mal ma pensée, mais 
tous ceux qui ont éprouvé le besoin de se créer 
une esthétique à leur usage me comprendront. 

La seule chose que je reprocherais volontiers à 
l'auteur est de ne pas connaître peut-être ses ri- 
chesses, de n'être pas suffisamment rabâcheur, de 
trop se fier à ses lecteurs, de ne pas tirer de conclu- 
sions, de ne pas épuiser un sujet, tous reproches 
qui se réduisent à un seul, et qui dérivent du même 
principe. Mais peut-être aussi ai-je tort; il ne faut 
forcer la destinée de personne; de larges ébauches 
sont plus belles que des tableaux confusionnés, et 
il a peut-être choisi la meilleure méthode qui est 
la simple, la courte et l'ancienne. 

Le quatrième volume qui paraîtra prochaine- 
ment est au moins égal aux précédents. 

Enfin pour conclure, ces nouvelles sont essen- 
tiellement amusantes et appartiennent à un ordre 
de littérature très relevé. 



NOTES ANALYTIQUES ET CRITIQUES 
LES LIAISONS DANGEREUSES (i) 



I 

BIOGRAPHIE 

BIOGRAPHIE MIGHAUD 

Pierre-Ambroîsc-François Choderlos de Laclos, 
né à Amiens, en 1741. 

A 19 ans, sous-lieutenant dans le corps royal 
du génie. 

Capitaine en 1778, il construit un fort à Tîle 
d'Aix. 

Appréciation ridicule des Liaisons dangereuses 
par la Biographie Michaudy signée Beaulieu, édi- 
tion 181 9. 

En 1789, secrétaire du duc d'Orléans. Voyage 
en Angleterre avec Philippe d'Orléans. 

(i) Ces notes ont été publiées par M.Edouard Champion, à qui les 
avait communiquées M . Alfred Bégis. (De l'Education des femmes 
par Choderlos de Laclos. . . avec une introduction et des docu- 
ments par Edouard Champion, suivis de notes inédites de Charles 
Baudelaire, Paris, Librairie LéonVanier, A. Messein successeur, 
1903.) M. Champion et M. A. Messein ont bien voulu nous permet- 
tre de les reproduire. — V. les Lettres, 9 décembre i856, a8 mars 
1867, etc; 



174 ŒUVRES POSTHUMES 

En 91, pétition provoquant la réunion du Champ 
de Mars. 

Rentrée au service en 92, comme maréchal de 
camp. 

Nommé gouverneur des Indes françaises, où il 
ne va pas. 

A la chute de Philippe, enfermé àPicpus, 

(Plans de réforme, expériences sur les projec- 
tiles.) 

Arrêté de nouveau, relâché le 9 Thermidor. 

Nommé secrétaire général de l'administration des 
hypothèques. 

Il revient à ses expérienceis militaires et rentre 
au service, général de brigade d'artillerie. Campa- 
gnes du Rhin et d'Italie, mort à Tarente, 5 Octobre 
i8o3. 

Homme vertueux, « bon fils, bon père, excellent- 
époux ». 

Poésies fugitives. 

Lettre à l'Académie française, en 1786, à l'oc- 
casion du prix proposé pour l'éloge de Vauban 
(1.440 millions). 

FRANGE LITTÉRAIRE DE QUÉRARD 

La première édition des Liaisons dangereuses 
est de 1782. 

Causes secrètes de la Révolution du g au 10 
thermidor^ par Vilate, ex-juré au tribunal révo- 
lutionnaire. Paris, 1795. 

Continuation dxix Causes secrètes, ^795- 



CRITIQUE littéraihe 175 

LOUANDRE ET BOURQUELOT 

Il faut, disent-ils, ajouter à ses ouvrages le 
Vicomte de Barjac. 

Erreur, selon Quérard, qui rend cet ouvrage au 
marquis de Luchet. 

HATIN 

3i Ofctobre an II de la Liberté, Laclos est auto- 
risé à publier la correspondance de la Société des 
Amis de la Constitution séante aux Jacobins. 

Journal des Amis de la Constitution. 

En 1791, Laclos quitte le journal, qui reste aux 
Feuillants. 



II 

NOTES 

Ce livre, s'il brûle, ne peut brûler qu'à la manière 
de la glace. 

Livre d'histoire. 

Avertissement de l'éditeur et préface de l'auteur 
(sentiments feints et dissimulés). 

— Lettres de mon père (badinages). 

La Révolution a été faite par des voluptueux. 

Nerciat (utilité de ses livres). 

Au moment où la Révolution française éclata, la 



176 ŒUVRES POSTHUMES 

noblesse française était une race physiquement 
diminuée (de Maistre). 

Les livres libertins commentent donc et expli- 
quent la Révolution. 

— Ne disons pas : Autres mœurs que les nôtres^ 
disons : Mœurs plus en honneur qu^ aujourd'hui. 

Est-ce que la morale s'est relevée; non, c'est que 
Ténergie du mal a baissé. — Et la niaiserie a pris 
la place de l'esprit, 

La fouterie et la gloire de la fouterie étaient-elles 
plus immorales que cette manière moderne d'ado- 
rer et de mêler le saint au profane ? 

On se donnait alors beaucoup de mal pour ce 
qu'on avouait être une bagatelle, et on ne se dam^ 
nait pas plus qu'aujourd'hui. 

Mais on se damnait moins bêtement, on ne se 
pipait pas. 

GEORGE SAND 

Ordure et jérémiades. 

En réalité, le satanisme a gagné. Satan s'est 
fait ingénu. Le mal se connaissant était moins 
affreux et plus près de la guérison que le mal s'i- 
gnorant. G. Sand inférieure à de Sade. 

Ma sympathie pour ^ Livre de moraliste 
le livre. aussi haut que les plus 

Ma mauvaise repu- élevés, aussi profond 
tation. que les plus profonds. 

Ma visite à Billaut ( i ) . 

Tous les livres sont 
immoraux. 

(i) Ministre de l'Intérieur lors du procès des Fleurs du Mal. 



CRITIQUE LITTERAIRE I77 

— A propos d'une phrase de Valmont (à retrou- 
ver) : 

Le temps des Byron venait. 

Car Byron était préparé y comme Michel- Ange. 

Le grand homme n'est jamais aérolithe. 

Chateaubriand devait bientôt crier à un monde 
qui n'avait pas le droit de s'étonner : 

« Je fus toujours vertueux sans plaisir ; j'eusse 
été criminel sans remords. » 

Caractère sinistre et satanique. 

Le satanisme badin. 

Comment on faisait l'amour sous l'ancien ré- 
gime. 

Plus gaîment, il est vrai. 

Ce n'était pas l'extase, comme aujourd'hui, c'é- 
tait le délire. 

C'était toujours le mensonge, mais on n'adorait 
pas son semblable. On le trompait^ mais on se 
trompait moins soi-même. 

Les mensonges étaient d'ailleurs assez bien sou- 
tenus quelquefois pour induire la comédie en tra- 
gédie. 

— Ici, comme dans la vie, la palme de la per- 
versité reste à [la] femme. 

(Laufeia). Fœmina simplex dans sa petite mai- 
son. 
Manœuvres de l'Amour. 
Belleroche. Machines à plaisir. 

Car Valmont est surtout un vaniteux. Il est d'ail- 



178 ŒUVRES POSTHUMES 

leurs généreux, toutes les fois qu'il ne s'agit pas 
des femmes et de sa gloire. 

— Le dénouement. 

La petite vérole (grand châtiment). 
La Ruine. 

Caractère général sinistre. 
La détestable humanité se fait un enfer prépa- 
toire. 

— L'amour de la guerre et la guerre de Tamour . 
La gloire. L'amour de la gloire. Valmont et la 
Mcrteuil en parlent sans cesse, la Merteuil moins. 

L'amour du combat. La tactique, les règles, les 
méthodes. La gloire de la victoire. 

La stratégie pour gagner un prix très frivole. 

Beaucoup de sensualité. Très peu d'amour , 
excepté chez M"** de Tourvel. 

— Puissance de l'analyse racinienne. 
Gradation. 

Transition. 
Progression. 

Talent rare aujourd'hui, excepté chez Stendhal, 
Sainte-Beuve et Balzac. 

Livre essentiellement français. 

Livre de sociabilité, terrible, mais sous le badin 
et le convenable. 
Livre de sociabilité. 

[Note manuscrite, non de la main de Baudelaire, mais en 
tête de laquelle Baudelaire a écrit : Liaisons dangereuses,'] 



CniTIQUE LITTÉRAIRE fj^ 

Cette défense (qui s'attache aux émigrés et à leurs 
entreprises) surprendra peu les hommes qui pensent 
que la Révolution française a pour cause principale la 
dégradation morale de la noblesse. 

M. de Saint-Pierre observe quelque part, dans ses 
Etudes sur la nature, que si Ton compare la figure des 
n obles Français à celles de leurs ancêtres, dont la pein- 
ture et la sculpture nous ont transmis les traits, on voit 
à Tévidence que ces races ont dégénéré. 

Considérations sur ta France, page 197, de Tédition 
sous la rubrique de Londres, 1797, in-S®. 



III 

INTRIGUE ET CARACTÈRES 

INTRIGUE 

Comment vient la brouille entre Valmont et la 
Merteuil. 

Pourquoi elle devait venir. 

La Merteuil a tué la Tourvel. 

Elle n'a plus rien à vouloir de Valmont. 

Valmont est dupe. Il dit à sa mort qu'il regrette 
la Tourvel, et de Tavoir sacrifiée. Il ne Ta sacrifiée 
qu'à son Dieu, à sa vanité, à sa gloire, et la Mer- 
teuil le lui dit même crûment, après avoir obtenu 
ce sacrifice . 

C'est la brouille de ces deux scélérats qui amène 
les dénouements. 

Les critiques faites sur le dénouement relatif à la 
Merteuil. 



l80 ŒUVRES POSTHUMES 

CARACTÈRES 

A propos de M"*® de Rosemonde, retrouver le 
portrait des vieilles femmes, bonnes et tendres, 
fait par la Merteuil. 

Cécile, type parfait de la détestable jeune fille, 
niaise et sensuelle. 

Son portrait, par la Merteuil, qui excelle aux 
portraits. 

(Elle ferait bien même celui de laTourvel,si elle 
n'en était pas horriblement jalouse, comme d'une 
supériorité.) Lettre XXXVIII. 

La jeune fille. La niaise , stupide et sensuelle 
Tout près de Tordure (i) originelle. 

La Merteuil. TartufiFe femelle, tartuffe de mœurs, 
tartuffe du xviii® siècle. 

Toujours supérieure à Valmont, et elle le prouve. 

Son portrait par elle-même. Lettre LXXXI. Elle 
a d'ailleurs du bon sens et de l'esprit. 

Valmont, ou la recherche du pouvoir par le 
Dandysme et la feinte de la dévotion. Don Juan. 

La Présidente. (Seule, appartenant à la bour- 
geoisie. Observation importante.) Type simple, 
grandiose, attendrissant. Admirable création. Une 
femme naturelle. Une Eve touchante. — La Mer- 
teuil, une Eve satanique. 

(i) BaudelaiVe avait d'abord écrit du péché originel. (Note de 
Ma Edouard Champion.) 



CRITIQUE UTTÉRAIRE l8l 

lyAnceny (sic), fatigant d'abord par la niaiserie, 
devient intéressant. Homme d'honneur, poète et 
beau diseur. 

Madame de Rosemonde. — Vieux pastel, char- 
mant portrait à barbes et à tabatière. Ce que la 
Merteuil dit des vieilles femmes . 

CITATIONS POUR SERVIR AUX CARACTÈRES 

Que me proposez-vous? de séduire une jeune fille qui 
n'a rien vu, ne connaît rien... Vingt autres y peuvent 
réussir comme moi. Il n'en est pas ainsi de l'entreprise 
qui m'occupe ; son succès m'assure autant de gloire que 
de plaisir. L'amour, qui prépare ma couronne, hésite 
lui-même entre le myrte et le laurier... 

Lettre IV. — Valmont à Mme de Merteuil. 

J'ai bien besoin d'avoir cette femme pour me sauver 
du ridicule d'en être amoureux. . . J'ai, dans ce moment, 
un sentiment de reconnaissance pour les femmes faciles, 
qui me ramène naturellement à vos pieds. 

Lettre IV. — Valmont à Mme de Merteuil. 

Conquérir est notre dessein; il faut le suivre. 

Lettre IV. — Valmont à Mme de Merteuil. 

[Note : car c'est aussi le dessein de M™© de Mer- 
teuil. Rivalité de gloire. 

Me voilà donc, depuis quatre jours, livré à muq pas- 
sion forte. 

Lettre IV. — Valmont à la Merteuil. 

Rapprocher ce passage d'une note de Sainte- 
Beuve sur le goât de la passion dans l'Ecole Ro> 
man tique. 



l82 ŒUVRES POSTHUMES 

Depuis sa plus grande jeunesse, jamais il n'a fait un 
pas ou dit une parole sans avoir un projet, et jamais il 
n'eut (i) [un projet qui ne fût malhonnête ou criminel]. 

Aussi, si Valmont était entraîné par des passions fou- 
gueuses [si, comme mille autres, il était séduit par 
les erreurs de son âge, en blâmant sa conduite, je plain- 
drais sa personne, et j'attendrais, en silence, le temps 
où un retour heureux lui rendrait l'estime des gens 
honnêtes]. 

Mais Valmont n'est pas cela... etc. 
Lettre IX. — M"*» de Volanges à la Présidente de Tourvel. 

Cet entier abandon de soi-même, ce délire de la volup- 
té, où le plaisir s'épare par son excès, ces biens de l'a- 
mour nés ont pas connus d'elle. . . Votre présidente croira 
avoir tout fait pour vous en vous traitant comme son 
mari, et, dans le tête-à-tête conjugal le plus tendre, on 
est toujours deux» 

Lettre V. — La Merteuil à Valmont. 

(Source de la sensualité mystique et des sottises 
amoureuses du xix« siècle.) 

J'aurai cette femme. Je l'enlèverai au mari, qui la 
profane (G. Sand). J'oserai la ravir au Dieu même 
qu'elle adore (Valmont satan, rival de Dieu). Quel délice 
d'être tour à tour l'objet et le vainqueur de ses remords! 
Loin de moi Tidée de détruire les préjugés qui l'assiè- 
gent. Ils ajouteront à mon bonbeuretàma gloire. Qu'elle 
croie à la vertu, mais qu'elle me la sacrifie... qu'alors, 
si j'y consens, elle me dise : « Je t'adore I » 

Lettre VI. — Valmont à la Merteuil. 

Après ces préparatifs, pendant que Victoire s'occupe 
des autres détails, je lis un chapitre du Sopha, une 

(i) La citation de Baudelaire s'arrêtait à ce mot. Pour la rendre 
intelligible nous avons cru bon de la rétablir toute. (Note de M. Ed. 
Champion.) 



CRITIQUE LITIJÊRAIRE 1^3 

lettre d'Héloïse^ et deux contes de la Fontaine, pour 
recorder les différents tons que je voulais prendre. 

Lettre X. — La Merteuil à Valmont. 

Je suis indigné, je l'avoue, quand je songe que cet 
homme, sans raisonner^ sans se donner la moindre 
peine ^ en suivant tout bêtement V instinct de son cœur, 
trouve une félicité à laquelle je ne puis atteindre. Ohl 
je la troublerai I 

Lettre XV. — Valmont à la Merteuil. 

J'avouerai ma faiblesse. Mes yeux se sont mouillés de 
armes... J'ai été étonné du plaisir qu'on éprouve en 
faisant le bien... 

Lettre XXL — Valmont à la Merteuil. 

Don Juan devenant Tartufe et charitable par 
intérêt. 

Cet aveu prouve à la fois rhypocrisie de Valmont, 
sa haine de la vertu, et, en même temps, un reste 
de sensibilité par quoi il est inférieur à la Merteuil, 
chez qui tout ce qui est humain est calciné. 

J'oubliais de vous dire que, pour mettre tout à profit, 
j'ai demandé à ces beaux yeux de prier Dieu pour le 
succès de mes projets. 

Lettre XXI. — (Impudence et raffinement d'impiété.) 

Elle est vraiment délicieuse... Cela n'a ni caractère, 
ni principes. Jugez combien [sa société sera douce et 
facile].. . En vérité, je suis [presque jalouse de celui à 
qui ce plaisir est réservé] . 

Lettre XXXVIII. — La Merteuil à Valmont, 

(Excellent portrait de la Cécile.) 

Il est si sot encore qu'il n'en a pas seulement obtenu 



l84 CEUVABS POSTBUMSS 

un baiser. Ce garçon-là fait pourtant de fort jolis vers ! 
Mon Dieu ! que ces gens d'esprit sont bêtes 1 

Lettre XXXVIII. — La Mcrteuil à Valmont. 

(Commencement du portrait de Danceny, qui 
attirera lui-même la Merteuil.) 

Je regrette de n'avoir pas le talent des filous... Mais 
nos parents ne songent à rien. 

Suite de la Lettre XL. — Valmont à la Merteuil. 

Elle veut que je sois son ami, (La malheureuse vic- 
time en est déjà là),.. Et puîs-je me venger moins 
d'une femme hautaine qui semble rougir d'avouer qu'elle 
adore? 

Lettre LXX. — Valmont à la Merteuil. 

A propos de la Vicomtesse : 

Le parti le plus difficile ou le plus gai est toujours 
ôelni que je prends ; et je ne me reproche pas une bonne 
action, pourvu qu'elle m'exerce ou m'amuse. 

Lettre LXXI. — Valmont à la Merteuil. 

(Portrait de la Merteuil par elle-même.) 

Que vos craintes me causent de pitié I Combien elles 
me prouvent ma supériorité sur vous!... Etre orgueil- 
leux et faible, il te sied bien de vouloir calculer mes 
moyens et juger de mes ressources I 

(La femme qui veut toujours faire Thomme, 
signe de grande dépravation.) 



Imprudentes qui, dans leur amant actuel, ne savent 
pas voir leur ennemi futur... Je dis : mes principes... Je 
les £d créés, et je puis dire que je suis mon ouvrage. 



CRITIQUB LITTERAIRE l85 

Ressentais-je quelque chagrin... J'ai porté le zèle jus- 
qu'à me causer des douleurs volontaires, pour chercher 
pendant ce temps l'expression du plaisir. Je me suis 
travaillée avec le même soin pour exprimer les sym- 
ptômes d'une joie inattendue. 

Je n'avais pas quinze ans, je possédais déjà les talents 
auxquels la plus grande partie de nos politiques doivent 
leur réputation, et [je ne me trouvais encore qu'aux pre- 
miers éléments de la science que je voulais acquérir]. 

La tête seule fermentait. Je ne désirais pas de jouir, 
Je voulais savoir. (George Sand et autres.) 

Lettre LXXXI. — La Merteuil à Valmont. 

Encore une touche au portrait de la petite Vo- 
langes par la Merteuil : 

Tandis que nous nous occuperions à former cette petite 
fille pour l'intrigue [nous n'en ferions qu'une femme 
facile]... Ces sortes de femmes ne sont absolument que 
des machines à plaisir. 

Lettre CVI. — La Merteuil à Valmont. 

Cet enfant est réellement séduisant. Ce contraste de 
la candeur naïve avec le langage de Teffronterie ne laisse 
pas de faire de l'efifet; et, je ne sais pourquoi, il n'y a 
plus que les choses bizarres qui me plaisent. 

Lettre CX. — Valmont à la Merteuil. 

Valmont se glorifie et chante son futur triom- 
phe. 

Je la montrerai, dis-je, oubliant ses devoirs... Je ferai 
plus, je la quitterai... Voyez mon ouvrage et cherchez- 
en dans le siècle un second exemple!... 

Lettre CXV. — Valmont à la Merteuil. 

(Citation importante.) 



l86 OEUVRES POSTHUMES 

La note et Tannonce de la fin (i). 

Champfleury. 

Lui écrire. 

(i)c Voici cette note finale des Liaisons Dangereuses, à laquelle 
Baudelaire fait allusion : 

« Des raisons particulières et des considérations que nous nous 
ferons toujours un devoir de respecter nous forcent de nous arrê- 
ter ici. 

Nous ne pouvons, dans ce moment, ni donner au lecteur la suite 
des aventures de M "• de Volanges, ni lui faire connaître les sinistres 
événements qui ont comblé les malheurs ou achevé la punition de 
M'-c de Merteuil. 

Peut-être, quelque jour, nous sera-t-il permis de compléter cet 
ouvrage ; mais nous ne pouvons prendre aucun engag^ement à ce 
sujet : et quand nous le pourrions, nous croirions encore devoir 
auparavant consulter le goût du public, qui n'a pas les mêmes raisons 
que nous de s'intéressera cette lecture. » {Note de V Editeur.) 

Baudelaire se proposait sans doute d'écrire à Ghampfleury, mieux 
fourni que lui en curiosités de toutes sortes, pours'intormer si cette 
seconde partie avait jamais été publiée par Choderlos de Laclos. 

Peut-être aussi la phrase finale de la note de l'éditeur avait-elle 

Sorte sa pensée sur la vérité du récit : et il aurait alors voulu deman- 
er à Ghampfleury la clef des Liaisons dangereuses. » ^£d. Cham- 
pion.) 



LES TRAVAILLEURS DE LA MER (i) 



Les Copeaux du Rabot. 

Gilliat (Juliette, JuUiot, Giliard, Galaad). 

Les Iles de la Manche. Tiédeur. Fleurissement. 
Superstitions. Le Roi des Aux Aimées. 

Québec. Canada, Français baroque et archaïque. 
Patois composite. 

Simplicité de la fable . 

La vieille langue de Mer. 

Idylle, petit poème. 

Mots suggestifs dans le portrait de Dériichette. 

Le vent. Le météore. Le naufrage. 

La grotte enchantée. Le poulpe. 

Le Clergé Anglican. 

L'amour fécond en sottises et en grandeurs. 

Le suicide de Gilliat. 

Glorification de la Volonté. 

La joie de Lethierry (Dramaturgie). 

Le Dénouement fait de la peine (critique flat- 
teuse). 

(i) Collection Grépet. • 



TRAVAUX SUR EDGAR POE 



EDGAR ALLAN POE, SA VIE ET SES OUVRAGES (i) 



I 

Il y a des destinées fatales ; il existe dans la lit- 
térature de chaque pays des hommes qui portent 
le mot guignon écrit en caractères mystérieux dans 
les plis sinueux de leurs fronts. 11 y a quelque 
temps,on amenait devant les tribunaux un malheu- 
reux qui avait sur le front un tatouage singulier : 
pas de chance. Il portait ainsi partout avec lui l'é- 
tiquette de sa vie, comme un livre son titre, et 
l'interrogatoire prouva que son existence s'était 
conformée à son écriteau. Dans l'histoire littéraire, 
il y a des fortunes analogues. On dirait que l'Ange 
aveugle de l'expiation s'est emparé de certains 
hommes, et les fouette à tour de bras pour l'édifi- 
cation des autres. Cependant, vous parcourez atten- 
tivement leur vie, et vous leur trouvez des talents, 
des vertus, de la grâce. La société les frappe d'un 

(i) Revue de Paris, mars et avril 1862. Les notes auxquellei 
nous renvoyons par un astérisque sont de Baudelaire. 



igO ŒUVRES POSTHUMES 

anathème spécial, et arguë contre eux des vices de 
caractère que sa persécution leur a donnés. Que ne 
fit pas Hoffmann pour désarmer la destinée? Que 
n'entreprit pas Balzac pour conjurer la fortune ? 
Hoffmann fut obligé de se faire brûler Tépine 
dorsale au moment tant désiré où il commençait à 
être à l'abri du besoin, où les libraires se dispu- 
taient ses contes, où il possédait enfin cette chère 
bibliothèque tant rêvée. Balzac avait trois rêves ; 
une grande édition bien ordonnée de ses œuvres, 
Tacquittement de ses dettes, et un mariage depuis 
longtemps choyé et caressé au fond de son esprit; 
grâce à des travaux dont la somme effraye l'ima- 
gination des plus ambitieux et des plus laborieux, 
l'édition se fait, les dettes se payent, le mariage 
s'accomplit. Balzac est heureux sans doute. Mais 
la destinée malicieuse, qui lui avait permis de met- 
tre un pied dans sa terre promise, l'en arracha 
violemment tout d'abord. Balzac eut une agonie 
horrible et digne de ses forces . 

Y a-t-il donc une Providence diabolique qui 
prépare le malheur dès le berceau ? Tel homme, 
dont le talent sombre et désolé vous fait peur, a 
été jeté Sivec préméditation dans un milieu qui lui 
était hostile. Une âme tendre et délicate, un Vau- 
venargues, pousse lentement ses feuilles maladives, 
dans l'atmosphère grossière d'une garnison. Un 
esprit amoureux d'air et épris de la libre nature 
se débat longtemps derrière les parois étouffantes 
d'un séminaire. Ce talent bouffon, ironique et 
ultra-grotesque, dont le rire ressemble quelque- 
fois à un hoquet ou à un sanglot, a été encagé 
dans de vastes bureaux à cartons verts, avec des 
hommes à lunettes d'or. Y a-t-il donc des âmes 



EDGAR POE igi 

vouées à Tautel, sacrées^ pour ainsi dire, et qui 
doivent marcher à la mort et à la gloire à travers 
un sacrifice permanent d'elles-mêmes? Le cau- 
chemar des Ténèbres enveloppera-t^il toujours ces 
âmes d'élite? En vain elles se défendent, elles pren- 
nent toutes leurs précautions, elles perfectionnent 
la prudence. Bouchons toutes les issues, fermons 
la porte à double tour, calfeutrons les fenêtres. Ohl 
nous avons oublié le trou de la serrure ; le Diable 
est déjà entré. 

Leur chien même les mord et leur donne la rage; 
Un ami jurera qu'ils ont trahi le roi. 

Alfred de Vigny a écrit un livre pour démontrer 
que la place du poète n'est ni dans une république, 
ni dans une monarchie absolue, ni dans une 
monarchie constitutionnelle; et personne ne lui a 
répondu. 

C'est une bien lamentable tragédie que la vie 
d'Edgar Poe, et qui eut un dénouement dont l'hor- 
rible est augmenté par le trivial. Les divers docu- 
ments que je viens de lire ont créé en moi cette 
persuasion que les Etats-Unis furent pour Poe une 
vaste cage, un grand établissement de comptabilité, 
et qu'il fit toute sa vie de sinistres efforts pour 
échapper à l'influence de cette atmosphère antipa- 
thique. Dans Tune de ces biographies il est dit que, 
si M. Poe avait voulu régulariser son génie et 
appliquer ses facultés créatrices d'une manière 
plus appropriée au sol américain, il aurait pu être 
un auteur à argent, a making^money author; 
qu'après tout les temps ne sont pas si durs pour 
l'homme de talent, qu'il trouve toujours de quoi 
vivre, pourvu qu'il ait de l'ordre et de l'économie. 



igi ŒUVRES POSTHUMES 

et qu'il use avec modération des biens matériels. 
Ailleurs, un critique affirme sans vergogne que, 
quelque beau que soit le génie de M. Poe, il eût 
mieux valu pour lui n'avoir que du talent, parce 
que le talent s'escompte plus facilement que le 
génie. Dans une note que nous verrons tout à 
l'heure, et qui fut écrite par un de ses amis, il est 
avoué qu'il était difficile d'employer M. Poe dans 
une revue, et qu'on était obligé de le payer moins 
que d'autres, parce qu'il écrivait dans un style trop 
au-dessus du vulgaire. Tout cela me rappelle l'o- 
dieux proverbe paternel : ma/ce money, my son^ 
honestly, if y ou can, but make money. Quelle 
odeur de magasin! comme disait J. de Maistre, à 
propos de Locke. 

Si vous causez avec un Américain, et si vous lui 
parlez de M. Poe,il vous avouera son génie; volon- 
tiers même, peut-être en sera-t-il fier, mais il finira 
par vous dire avec un ton supérieur : mais moi, 
je suis un homme positif; puis, avec un petit air 
sardonique, il vous parlera de ces grands esprits 
qui ne savent rien conserver; il vous parlera de 
la vie débraillée de M. Poe, de son haleine alcoo- 
lisée, qui aurait pris feu à la flamme d'une chan- 
delle, de ses habitudes errantes ; il vous dira que 
c'était un être erratique, une planète désorbitée, 
qu'il roulait sans cesse de New- York à Philadel- 
phie, de Boston à Baltimore, de Baltimore à. Rich- 
mond. Et si, le cœur déjà ému à cette annonce 
d'une existence calamiteuse, vous lui faites obser- 
ver que la Démocratie a bien ses inconvénients, 
que, malgré son masque bienveillant de liberté, elle 
ne permet peut-être pas toujours l'expansion des 
individualités,qu'ilest souvent bien difficile de pen- 



EDGAR POE ig3 

ser et d'écrire dans un pays où il y a vingt, trente 
millions de souverains, que d'ailleurs vous avez 
entendu dire qu'aux Etats-Unis il existait une tyran- 
nie bien plus cruelle et plus inexorable que celle 
d'un monarque, qui est celle de l'opinion, — alors, 
oh! alors, vous verrez ses yeux s'écarquiller et jeter 
des éclairs, la bave du patriotismeblessé lui monter 
aux lèvres, et l'Amérique, par sa bouche, lancera 
des injures à la métaphysique et à l'Europe, sa vieille 
mère. L'Américain est un être positif, vain de sa 
force industrielle, et un peu jaloux de l'ancien 
continent. Quant à avoir pitié d'un poète que la 
douleur et l'isolement pouvaient rendre fou, il n'en 
a pas le temps. 11 est si fier de sa jeune grandeur, 
il a une foi si naïve dans la toute-puissance de l'in- 
dustrie, il est tellement convaincu qu'elle finira par 
manger le Diable qu'il a une certaine pitié pour 
toutes ces rêvasseries. En avant, dit-il, en avant, 
et négligeons nos morts. Il passerait volontiers 
sur les âmes solitaires et libres, et les foulerait aux 
pieds avec autant d'insouciance que ses immenses 
lignes de fer les forêts abattues, et ses bateaux- 
monstres les débris d'un bateau incendié la veille. 
Il est si pressé d'arriver. Le temps et l'argent, tout 
est là. 

Quelque temps avant que Balzac descendît dans 
le gouffre final en poussant les nobles plaintes d'un 
héros qui a encore de grandes choses à faire, 
Edgar Poe, qui a plus d'un rapport avec lui, tom- 
bait frappé d'une mort affreuse. La France a perdu 
un de ses plus grands génies, et l'Amérique un 
romancier, un critique, un philosophe qui n'était 
guère fait pour elle. Beaucoup de personnes igno- 
rent ici la mort d'Edgar Poe, beaucoup d'autres 



194 ŒUVRES POSTHUMES 

ont cru que c'était un jeune gentleman riche, écri- 
vant peu, produisant ses bizarres et terribles créa- 
tions dans les loisirs les plus riants, et ne connais- 
sant la vie littéraire que par de rares et éclatants 
succès. La réalité fut le contraire. 

La famille de M. Poe était une des plus respec- 
tables de Baltimore. Son grand-père était quarter 
master gênerai * dans la Révolution, et La Fayette 
l'avait en haute estime et amitié. La dernière fois 
qu'il vint visiter ce pays, il pria sa veuve d'a- 
gréer les témoignages solennels de sa reconnais- 
sance pour les services que lui avait rendus son 
mari. Son arrière-grand-père avait épousé une 
tj lie de Tamiral anglais Mac Bride, et par lui la 
famille Poe était alliée aux plus illustres maisons 
d'Angleterre. Le père d'Edgar reçut une éduca- 
tion honorable. S'étant violemment épris d'une 
jeune et belle actrice, il s'enfuit avec elle et l'é- 
pousa. Pour mêler plus intimement sa destinée à 
la sienne, il voulut aussi monter sur le théâtre. 
Mais ils n'avaient ni l'un ni l'autre le génie du 
métier, et ils vivaient d'une manière fort triste et 
fort précaire. Encore la jeune dame s'en tirait par 
sa beauté, et le public charmé supportait son jeu 
médiocre. Dans une de leurs tournées, ils vinrent à* 
Richmond , et c'est là que tous deux moururent, à 
quelques semaines de distance l'un de l'autre, tous 
deux de la même cause : la faim, le dénuement, la 
misère. 

Ils abandonnaient ainsi au hasard, sans pain, 
sans abri, sans ami, un pauvre petit malheureux 
que, d'ailleurs, la nature avait doué d'une manière 

« Jlélange des fonctions de chef d'Etat-major et d'intendant. 



BDOAR POB 195 

charmante. Un riche négociant de cette place, 
M. Allan, fut ému de pitié. II s'enthousiasma de 
ce joli garçon, et, comme il n'avait pas d'enfants, 
il l'adopta. Edgar Poe fut ainsi élevé dans une 
belle aisance, et reçut une éducation complète. En 
181 6, il accompagna ses parents adoptifs dans un 
voyage qu'ils firent en Angleterre, en Ecosse et en 
Irlande. Avant de retourner dans leur pays, ils le 
laissèrent chez le docteur Brandsby, qui tenait une 
importante maison d'éducation à Stoke-Newinglon, 
près de Londres, où il passa cinq ans. 

Tous ceux qui ont réfléchi sur leur propre vie, 
qui ont souvent porté leurs regards en arrière pour 
comparer leur passé avec leur présent, tous ceux 
qui ont pris l'habitude de psychologiser facilement 
sur eux-mêmes savent quelle part immense l'ado- 
lescence tient dans le génie définitif d'un homme. 
C'est alors que les objets enfoncent profondé- 
ment leurs empreintes dans Pesprit tendre et facile; 
c'est alors que les couleurs sont voyantes, et que 
les sens parlent une langue mystérieuse. Le carac- 
tère, le génie, le style d'un homme est formé par 
les circonstances en apparence vulgaires de sa pre- 
mière jeunesse. Si tous les hommes qui ont occupé 
la scène dv monde avaient noté leurs impressions 
d'enfance, quel excellent dictionnaire psychologi- 
que nous posséderions I Les couleurs^ la tournure 
d'esprit d'Egard Poe tranchent violemment sur le 
fond de la littérature américaine. Ses compatriotes 
le trouvent à peine Américain, et cependant il n'est 
pas Anglais. C'est donc une bonne fortune que de 
ramasser, dans un de ses contes, un conte peu 
connu, William WilsonjUn singulier récit de sa vie 
à cette école de Stoke-Newington. Tous les cor' 



igG ŒUVRES POSTHUMES 

d'Edgar Poe sont pour ainsi dire biographiques. 
On trouve l'homme dans l'œuvre. Les personnages 
et les incidents sont le cadre et la draperie de ses 
souvenirs. 

Mes plus matineuses impressions de la vie de collège 
sont liées à une vaste et extravagante maison du style 
d*£fisabelh, daDs un village brumeux d'Angleterre, où 
était uo graod nombre d'arbres gigantesques et noueux, 
et ou toutes les maisons étaient excessivement anciennes. 
En vérité^ cette vénérable vieille ville avait un aspect 
fantasmagonqae qui enveloppait et caressait l'esprit 
comme un rêve. En ce moment même, je sens en imagi- 
nation le frisson rafraîchissant de ses avenues profondé" 
mcot ombrées; je respire l'émanation de ses mille taillis, 
et je Lresïiaille encore, avec une indéfinissable volupté, 
à la note profonde et sourde de la cloche, déchirant à 
chaque heure, de son rugissement soudain et solennel, 
la quiétude de Tatmosphère brunissante dans laquelle 
s'allongeait le clocher gothique, enseveli et endormi. 

Je trouve peut-être autant de plaisir qu'il m'est donné 
d'en éprouver nnaintenant à m'appesantir sur ces minu- 
tieux souvenirs de collège. Plongé dans la misère comme 
je le suis, misèrCj hélas! trop réelle, on me pardonnera 
de chercher un soulagement bien léger et bien court, 
dans ces minces et fugitifs détails. D'ailleurs, quelque 
trivials et mesquins qu'ils soient en eux-mêmes, ils 
prennent, dans mon imagination, une importance toute 
particulière, à cause de leur intime connexion avec les 
lieux et l'époque où je retrouve maintenant les premiers 
avertissements ambigus de la Destinée, qui depuis lors 
m'a si profondément enveloppé de son ombre. Laissez- 
moi donc me souvenir. 

La maison, je l'ai dit, était vieille et irrégulière. Les 
terrains étaient vastes, et un haut et solide mur de bri- 
ques ^ revêtu d'une couche de mortier et de verre pilé, en 
faisait le circuit. Le rempart de prison formait la limite 



EDGAR POE ig'j 

de notre domaine. Nos reg*ards ne pouvaient aller au- 
delà que trois fois par semaine ; une fois chaque samedi, 
dans l'après-midi^ quand, sous la conduite de deux sur- 
veillants, il nous était accordé de faire de courtes prome- 
nades en commun à travers les campagnes voisines ; et 
deux fois le dimanche, quand, avec le cérémonial formel 
des troupes à la parade, nous allions assister aux offices 
du soir et du matin à Tunique église du village. Le 
principal de notre école était pasteur de cette église. 
Avec quel profond sentiment d'admiration et de perplexité 
je le contemplais du banc où nous étions assis, dans le 
fond de la nef, quand il montait en chaire d'un pas 
solennel et lentl Ce personnage vénérable, avec sa conte- 
nance douce et composée, avec sa robe si bien lustrée 
et si cléricalement ondoyante, avec sa perruque si minu- 
tieusement poudrée, si rigide et si vaste, pouvait-il être 
le même homme qui, toutàYheure,avec un visage aigre 
et dans des vêtements graisseux, exécutait, férule en 
main, les lois draconiennes de l'école ? gigantesque 
paradoxe dont la monstruosité exclut toute solution I 

Dans un angle du mur massif rechignait une porte 
massive; elle était marquetée de clous, garnie de verrous, 
et surmontée d'un buisson de ferrailles. Quels sentiments 
profonds de crainte elle inspirait I Elle n'était jamais 
ouverte que pour les trois sorties et rentrées périodiques 
déjà mentionnées ; chaque craquement de ses gonds 
puissants exhalait le mystère, et un monde de médita- 
tions solennelles et mélancoliques. 

Le vaste enclos était d'une forme irrégulière et divisé 
en plusieurs parties, dont trois ou quatre des plus larges 
constituaient le jardin de récréation ; il était aplani et 
recouvert d'un cailloutis propre et dur. Je me rappelle 
bien qu'il ne contenait ni arbres, ni bancs, ni quoi que ce 
soit d'analogue ; il était situé derrière la maison. Devant 
la façade, s'étendait un petit parterre semé de buis et 
d'autres arbustes ; mais nous ne traversions cette oasis 
sacrée que dans de bien rares occasions, telles que la 



ig8 ŒUVRES POSTHUMES 

première arrivée à Técole ouïe départ définitif ; ou peut- 
être quand un ami, un parent nous ayant fait appeler, 
nous prenions joyeusement notre route vers le logis, à 
la Noël ou aux vacances de la Saint-Jean. 

Mais la maison 1 quelle jolie vieille bâtisse cela faisait ! 
Pour moi, c'était comme un vrai palais d'illusions. Il ny 
avait réellement pas de fin à ses détours et à ses incom- 
préhensibles subdivisions. Il était difficile, à un moment 
donné, de dire avec certitude lequel de ses deux étages 
s'appuyait sur l'autre. D'une chambre à la chambre voi- 
sine, on était toujours sûr de trouver trois ou quatre 
marches à monter ou à descendre. Puis les corridors 
latéraux étaient innombrables, inconcevables, tournaient 
et retournaient si souvent sur eux-mêmes que nos idées 
les plus exactes, relativement à l'ensemble du bâtiment, 
n'étaient pas très différentes de celles à l'aide desquelles 
nous essayons d'opérer sur l'infini. Durant les cinq ans 
de ma résidence, je n'ai jamais été capable de déterminer 
avec précision dans quelle localité lointaine était situé le 
petit dortoir qui m'était assigné en commun avec dix- 
huit ou vingt autres écoliers *. 

La salle d'études était la plus vaste de toute la maison, 
et, je ne pouvais m'em pêcher de le penser, du monde 
entier. Elle était très longue, très étroite, et sinistrement 
basse, avec des fenêtres en ogive et un plafond en chêne. 
Dans un angle éloigné et inspirant la terreur était une 
cellule carrée de huit ou dix pieds représentant le sanc- 
tuaire ou se tenait plusieurs heures durant notre princi- 
pal, le révérend docteur Brandsby. C'était une solide 
construction, avec une porte massive que nous n'aurions 
jamais osé ouvrir en l'absence du maître ; nous aurions 
tous préféré mourir de la peine forte et dure, A. d'autres 
angles étaient deux autres loges analogues, objets d'une 
vénération beaucoup moins grande, il est vrai, mais 
toutefois d'une frayeur assez considérable. L'une était la 

* Hallucination habituelle des yeux de Tenfance, qui afprandis- 
sent et compliquent les objets. 



EDGAR POE 199 

chaire du maître des études classiques; l'autre, du maî- 
tre d'anglais et de mathématiques. Répandus à travers 
la salle et se croisant dans une irrégularité sans fin, 
étaient d'innombrables bancs et des pupitres, noirs, an- 
ciens et usés par le temps, désespérément écrasés sous 
des livres bien étrillés et si bien agrémentés de lettres 
initiales, de noms entiers, de figures grotesques, et d'au- 
tres chefs-d'œuvre du couteau, qu'ils avaient entièrement 
perdu la forme qui constituait leur pauvre individualité 
dans les anciens jours. A une extrémité de la salle, un 
énorme baquet avec de l'eau, et, à l'autre, une horloge 
d'une dimension stupéfiante. 

Enfermé dans les murs massifs de cette vénérable 
académie, je passai, sans trop d'ennui et de dégoût, les 
années du troisième lustre de ma vie. Le cerveau fécond 
de l'enfance n'exige pas d'incidents du monde extérieur 
pour s^occuper ou s'amuser, et la monotonie sinistre en 
apparence de l'école était remplie d 'excitations plus inten- 
ses que ma jeunesse hâtive n'en tira jamais de la luxure, 
ou que celles que ma pleine maturité a demandées au 
crime. Encore faut-il croire que mon premier dévelop- 
pement mental eut quelque chose de peu commun, et 
même quelque chose de tout à fait extra-commun. En 
général, les événements delà première existence laissent 
rarement sur l'humanité arrivée à l'âge mûr une impres- 
sion bien définie. Tout est ombre grise, tremblotant et 
irrégulier souvenir,fouillis confus de plaisirs et de peines 
fantasmagoriques. Chez moi, il n'en fut point ainsi. Il 
faut que j'aie senti dans mon enfance avec l'énergie d'un 
homme ce que je trouve maintenant estampillé sur ma 
mémoire en lignes aussi vivantes, aussi profondes et 
aussi durables que les exergues des médailles carthagi- 
noises. 

Encore, comme faits (j'entends le mot faits dans le 
sens restreint des gens du monde), quelle pauvre mois- 
son pour le souvenir ! Le réveil du matin, le soir, l'ordre 
du coucher ; les leçons à apprendre, les récitations, les 



200 ŒUVRES POSTHUMES 

demi-congés périodiques et les promenades, la cour de 
récréation avec ses querelles, ses passe-temps, ses intri- 
gues, tout cela, par une magie psychique depuis long- 
temps oubliée, était destiné à envelopper un déborde- 
ment de sensations, un monde riche d'incidents, un uni- 
vers d'émotions variées et d'excitations les plus passion- 
nées et les plus fiévreuses . Oh 1 le beau temps que ce 
siècle de fer */ 

Que dites-vous de ce morceau ? Le caractère de 
ce singulier homme ne se révèle-t-il pas déjà un 
peu? Pour moi, je sens s'exhaler de ce tableau de 
collège un parfum noir. J'y sens circuler le frisson 
des sombres années de la claustration. Les heures 
de cachot, le malaise de Tenfance chétive et aban- 
donnée, la terreur du maître, notre ennemi, la 
haine des camarades tyranniques, la solitude du 
cœur, toutes ces tortures du jeune âge, Edgar Poe 
ne les a pas éprouvées. Tant de sujets de mélan- 
colie ne l'ont pas vaincu. Jeune, il aime la solitude, 
ou plutôt il ne se sent pas seul ; il aime ses pas- 
sions. Le cerveau fécond de r enfance rend tout 
agréable, illumine tout. On voit déjà que l'exer- 
cice de la volonté et l'orgueil solitaire joueront 
un grand rôle dans sa vie. Eh quoif ne dirait-on 
pas qu'il aime un peu la douleur, qu'il pressent la 
future compagne inséparable de sa vie, et qu'il 
l'appelle avec une âpreté ;lubrique, comme un 
jeune gladiateur? Le pauvre enfant n'a ni père 
ni mère, mais il est heureux ; il se glorifie d'être 
marqué profondément comme une médaille car- 
thaginoise. 

Edgar Poe revint de la maison du docteur 

* Cette phrase est en français. Les ouvrages de Poe sont char- 
gés de phrases françaises. 



EDGAR POE 



Brandsby à Richmond en 1822, et continua ses étu- 
des sous la direction des meilleurs maîtres. Il était 
dès lors un jeune homme très remarquable par son 
agilité physique, ses tours de souplesse, et, aux 
séductions d'une beauté singulière, il joignait une 
puissance de mémoire poétique merveilleuse, avec 
la faculté précoce d'improviser des contes. En 1825, 
il entra à l'Université de Virginie, qui était alors 
un des établissements où régnait la plus grande 
dissipation. M. Edgar Poe se distingua parmi tous 
ses condisciples par une ardeur encore plus vive 
pour le plaisir. Il était déjà un élève très recomman- 
dable et faisait d'incroyables progrès dans les ma- 
thématiques; il avait une aptitude singulière pour 
la physique et les sciences naturelles, ce qui est 
bon à noter en passant, car, dans plusieurs de ses 
ouvrages, on retrouve une grande préoccupation 
scientifique; mais, en même temps déjà, il buvait, 
jouait et faisait tant de fredaines que, finalement, 
il fut expulsé. Sur le refus de M. Allan de payer 
quelques dettes de jeu, il fit un coup de tête, rom- 
pit avec lui et prit son vol vers la Grèce. C'était le 
temps de Botzaris et de la révolution des Hellènes. 
Arrivé à Saint-Pétersbourg, sa bourse et son 
enthousiasme étaient un peu épuisés; il se fit une 
méchante querelle avec les autorités russes, dont 
on ignore le motif. La chose alla si loin qu'on af- 
firme qu'Edgar Poe fut au moment d'ajouter l'ex- 
périence des brutalités sibériennes àla connaissance 
précoce qu'il avait des hommes et des choses *. 
Enfin, il se trouva fort heureux d'accepter Tin- 

* La Tie d*Edg:ar Poe, ses arentures en Russie et sa correspon- 
dance ont été longtemps annoncées par les journaux américains et 
n*ont jamais paru. 



CEUVRES POSTHUMES 



terventîon et le secours du consul américain, 
Henry MiddIeton,pour retourner chez lui. En 1829, 
il entra à Técole militaire de Wcst-Point.Dans Tin- 
tervalle, M. Âllan, dont la première femme était 
morte, avait épousé une dame plus jeune que lui 
d'un grand nombre d'années. Il avait alors soixante- 
cinq ans. On dit que M. Poe se conduisit malhon- 
nêtement avec la dame,et qu'il ridiculisa ce mariage. 
Le vieux gentleman lui écrivit une lettre fort dure, 
à laquelle celui-ci répondit par une lettre encore 
plus amère. La blessure était inguérissable, et, peu 
de temps après, M. Allan mourait, sans laisser un 
sou à son fils adoptif. 

Ici je trouve, dans des notes biographiques, des 
paroles très mystérieuses, des allusions très obs- 
cures et très bizarres sur la conduite de notre 
futur écrivain. Très hypocritement, et touten jurant 
qu'il ne veut absolument rien dire, qu'il y a des 
choses qu'il faut toujours cacher (pourquoi?)^ que 
dans de certains cas énormes le silence doit primer 
l'histoire, le biographe jette sur M. Poe une défa- 
veur très grave. Le coup est d'autant plus dange- 
reux qu'il reste suspendu dans les ténèbres. Que 
diable veut-il dire ? Veut-il insinuer que Poe cher- 
cha à séduire la femme de son père adoptif? Il est 
réellement impossible de le deviner. Mais je crois 
avoir déjà suffisamment mis le lecteur en défiance 
contre les biographes américains. Us sont trop bons 
démocrates pour ne pas haïr leurs grands hommes, 
et la malveillance qui poursuit Poe après la conclu- 
sion lamentable de sa triste existence rappelle la 
haine britannique qui persécuta Byron. 

M. Poe quitta West-Point sans prendre ses gra- 
des, et commença sa désastreuse bataille de la vie. 



EDGAR POE 203 

En i83i, il publia un petit volume de poésies qui 
fut favorablement accueilli par les revues, mais que 
Ton n'achela pas. CTest réternelle histoire du pre- 
mier livre. M. Lowell, un critique américain, dit 
qu'il y a, dans une de ces pièces, adressée à Hé- 
lêne, un parfum cPambroisie, et qu'elle ne dépare- 
rait pas TAnthologie grecque. Il est question dans 
cette pièce des barques de Nicée, de naïades, de 
la gloire et de la beauté grecques, et de la lampe 
de Psyché. Remarquons en passant le faible 
américain, littérature trop jeune, pour le pastiche. 
Il est vrai que, par son rythme harmonieux et ses 
rimes sonores, cinq vers, deux masculines et trois 
féminines, elle rappelle les heureuses tentatives du 
romantisme français. Mais on voit qu'Edgar Poe 
était encore bien loin de son excentrique et fulgu- 
rante destinée littéraire. 

Cependant le malheureux écrivait pour les jour- 
nauxjcompilait et traduisait pour des libraires, fai- 
sait de brillants articles et des contes pour les revues . 
Les éditeurs les inséraient volontiers, mais ils 
payaient si mal le pauvre jeune homme qu'il tomba 
dans une misère affreuse. Il descendit même si bas 
qu'il put entendre un instant crier les gonds des 
portes de la mort. Un jour^ un journal de Baltimore 
proposa deux prix pour le meilleur poème et le meil- 
leur conte en prose. Un comité de littérateurs, dont 
faisait partie M. John Kennedy, fut chargé de juger 
les productions. Toutefois,ils ne s'occupaient guère 
de les lire ; la sanction de leurs noms était tout ce 
que leur demandait l'éditeur. Tout en causant de 
choses et d'autres, l'un d'eux fut attiré par un ma- 
nuscrit qui se distinguait parla beauté, la propreté et 
la netteté des caractères. A la fin desa vie,Edgar Poe 



204 dSUVIlBS POSTHUMES 

possédait encore une écriture incomparablement 
belle. (Je trouve cette remarque bien américaine.) 
M. Kennedy lut une page seul, et, ayant été frappé 
par le style, il lut la composition à haute voix. 
Le comité vota le prix par acclamation au premier 
des génies qui sût écrire lisiblement. L'enveloppe 
secrète fut brisée, et livra le nom alors inconnu 
de Poe. 

L'éditeur parla du jeune auteur à M. Kennedy 
dans des termes qui lui donnèrent Tenvie de le 
connaître. La fortune cruelle avait donné à M. Poe 
la physionomie classique du poète à jeun. Elle l'a- 
vait aussi bien grimé que possible pour l'emploi. 
M. Kennedy raconte qu'il trouva un jeune homme 
que les privations avaient aminci comme un sque- 
lette, vêtu d'une redingote dont on voyait la grosse 
trame, et qui était, suivant une tactique bien con- 
nue, boutonnée jusqu'au menton, de culottes en 
guenilles, de bottes déchirées sous lesquelles il n'y 
avait évidemment pas de bas, et avec tout cela un 
air fier, de grandes manières, et des yeux écla- 
tants d'intelligence. Kennedy lui parla comme un 
ami, et le mit à son aise. Poe lui ouvrit son cœur, 
lui raconta toute son histoire, son ambition et ses 
grands projets. Kennedy alla au plus pressé, le 
conduisit dans un magasin d'habits, chez un fri- 
pier, aurait dit Lesage, et lui donna des vêtements 
convenables; puis il lui fit faire des connaissances. 

C'est à cette époque qu'un M. Thomas White, 
qui achetait la propriété du Messager littéraire du 
Sudy choisit M. Poe pour le diriger et lui donna 
2.5oo francs par ah. Immédiatement celui-ci épousa 
une jeune fille qui n'avait pas un sol. (Cette phrase 
n'est pas de moi ; je prie le lecteur de remarquer le 



EDGAR POE 205 

petit ton de dédain qu'il y a dans cet immédiate- 
ment^ le malheureux se croyait donc riche, et dans 
ce laconisme, cette sécheresse av«c laquelle est 
annoncé un événement important ; mais aussi, une 
jeune fille sans le sol I a girl without a cent!) On 
dit qu'alors l'intempérance prenait déjà une cer- 
taine part dans sa vie, mais le fait est qu'il trouva 
le temps d'écrire un très grand nombre d'articles et 
de beaux morceaux de critique pour le Messager. 
Après l'avoir dirigé un an et demi, il se retira à 
Philadelphie, et rédigea le Gentleman' s Magazine. 
Ce recueil périodique se fondit un jour dans le 
Graham' s Magazine^ et Poe continua à écrire pour 
celui-ci. En i84o, il publia The Taies ofthe gro- 
tesque and arabesque. En i844j nous le trouvons 
à New- York dirigeant le Broadway- Journal. En 
1845, parut la petite édition, bien connue, de Wiley 
et Putnam, qui renferme une partie poétique et une 
série de contes. C'est de cette édition que les tra- 
ducteurs français ont tiré presque tous les échan- 
tillons du talent d'Edgar Poe qui ont paru dans les 
journaux de Paris. Jusqu'en 1847? il P'iblie succes- 
sivement différents ouvrages dont nous parlerons 
tout à l'heure. Ici, nous apprenons que sa femme 
meurt dans un état de dénuement profond dans 
une ville appelée Fordham, près New^-York. Il se 
fait une souscription, parmi les littérateurs de New- 
York, pour soulager Edgar Poe. Peu de temps 
après, les journaux parlent de nouveau de lui 
comme d'un homme aux portes de la mort. Mais, 
cette fois, c'est chose plus grave, il a le delirium 
tremens. Une note cruelle, insérée dans un journal 
de cette époque, accuse son mépris envers tous ceux 
qui se disaient ses amis, et son dégoût général du 

i3 



306 ŒUVRES POSTHUMES 

mondée Cependant il gagnait de l'argent, et ses 
travaux littéraires pouvaient à peu près sustenter 
sa vie; mais j'ai trouvé, dans quelques aveux des 
biographes, la preuve qu'il eut de dégoûtantes dif- 
ficultés à surmonter. Il parait que, durant les deux 
dernières années où on le vit de temps à autre à 
Richmond, il scandalisa fort les gens par ses habi- 
tudes d'ivrognerie. A entendre les récriminations 
sempiternelles à ce sujet, on dirait que tous les 
écrivains des Etats-Unis sont des modèles de sobriété. 
Mais, à sa dernière visite, qui dura près de deux 
mois, on le vit tout d'un coup propre, élégant, cor- 
rect, avec des manières charmantes, et beau comme 
le génie. Il est évident que je manque de renseigne- 
ments, et que les notes que j'ai sous les yeux ne 
sont pas suffisamment intelligentes pour rendre 
compte de ces singulières transformations. Peut- 
être en trouverons-nous l'explication dans une 
admirable protection maternelle qui enveloppait le 
sombre écrivain, et combattait avec des armes 
angéliques le mauvais démon né de son sang et de 
ses douleurs antécédentes. 

A cette dernière visite à Richmond, il fit deux 
lectures publiques. Il faut dire un mot de ces lectu- 
res, qui jouent un grand rôle dans la vie littéraire 
aux Etats-Unis. Aucune loi ne s'oppose à ce au'un 
écrivain, un philosophe, un poète, quiconque sait 
parler, annonce une lecture, une dissertation pu- 
blique sur un objet littéraire ou philosophique. Il 
fait la location d'une salle. Chacun paie une rétri- 
bution pour le plaisir d'entendre émettre des idées 
et phraserdes phrases telles quelles. Le public vient 
ou ne vient pas. Dans ce dernier cas, c'est une spé- 
culation manquée, comme toute autre spéculation 



EDGAR POE 207 

commerciale aventureuse. Seulement, quand la lec- 
ture doit être faite par un écrivain célèbre, il y a 
afflucnce, et c'est une espèce de solennité litté- 
raire. On voit que ce sont les chaires du Collège 
de France mises à la disposition de tout le monde. 
Gela fait penser à Andrieux, à La Harpe, à Baour- 
Lormian, et rappelle cette espèce de restauration 
littéraire qui se fit après Tapaisement de la Révo- 
lution française dans les Lycées, les Athénées et les 
Casinos. 

Edgar Poe choisit pour sujet de son discours un 
thème qui est toujours intéressant, et qui a été 
fortement débattu chez nous. Il annonça qu'il par- 
lerait du principe de la poésie A\ y a, depuis long- 
temps déjà, aux Etats-Unis, un mouvement utili- 
taire qui veut entraîner la poésie comme le reste. 
Il y a là des poètes humanitaires, des poètes du 
suffrage universel,des poètes abolitionnistes des lois 
sur les céréales, et des poètes qui veulent faire bâtir 
des work'houses. Je jure que je ne fais aucune 
allusion à des gens de ce pays-ci. Ce n'est pas ma 
faute si les mêmes disputes et les mêmes théories 
agitent différentes nations. Dans ses lectures, Poe 
leur déclara la guerre. Il ne soutenait pas, comme 
certains sectaires fanatiques insensés de Goethe et 
autres poètes marmoréens et anti-humains, que 
toute chose belle est essentiellement inutile ; mais 
il se proposait surtout pour objet la réfutation de 
.ce qu'il appelait spirituellement la grande hérésie 
poétique des temps modernes. Cette hérésie, c'est 
ridée d'utilité directe. On voit qu'à un certain point 
de vue Edgar Poe donnait raison au mouvement 
romantique français. Il disait : « Notre esprit possède 
des facultés élémentaires dont le but est différent. 



ao8 ŒUVRES POSTHUMES 

Les unes s'appliquent à satisfaire la rationalité, les 
autres perçoivent les couleurs et les formes, les 
autres remplissent un but de construction. La logi- 
que, la peinture, la mécanique sont les produits 
de ces facultés. Et, comme nous avons des nerfis 
pour aspirer les bonnes odeurs, des nerfs pour 
sentir les belles couleurs, et pour nous délecter au 
contact des corps polis, nous avons une faculté 
élémentaire pour percevoir le beau; elle a son but 
à elle et ses moyens à elle. La poésie est le produit 
de cette faculté ; elle s'adresse au sens du beau et 
non à un autre. C'est lui faire injure que de la 
soumettre au critérium des autres facultés, et elle 
ne s'applique jamais à d'autres matières qu'à celles 
qui sont nécessairement la pâture de l'organe intel- 
lectuel auquel elle doit sa naissance. Que la poésie 
soit subséquemment et conséquemment utile, cela 
est hors de doute, mais ce n'est pas son but; cela 
vient par-dessus le marché. Personne ne s'étonne 
qu'une halle, un embarcadère ou toute autre cons- 
truction industrielle, satisfasse aux conditions du 
beau, bien que ce ne fût pas là le but principal et 
l'ambition première de Tingénieur ou de l'archi- 
tecte. » Poe illustra sa thèse par différents mor- 
ceaux de critique appliqués aux poètes, ses compa- 
triotes, et par des récitations de poètes anglais. On 
lui demanda la lecture de son Corbeau. C'est un 
poème dont les critiques américains font grand cas. 
Ils en parlent comme d'une très remarquable pièce 
de versification, un rhythme vaste et compliqué, un 
savant entrelacement de rimes chatouillant leur 
orgueil national un peu jaloux des tours de force 
européens. Mais il paraît que l'auditoire fût désap- 
pointé par la déclamation de son auteur, qui ne 



EDGAR POE 209 

savait pas faire briller son œuvre. Une diction 
pure, mais une voix sourde, une mélopée monotone, 
une assez grande insouciance des effets musicaux 
quesa plume savanteavait pour ainsi dire indiqués, 
satisfirent médiocrement ceux qui s'étaient promis 
comme une fête de comparer le lecteur avec l'au- 
teur. Je ne m'en étonne pas du tout. J'ai remarqué 
souvent que des poètes admirables étaient d'exé- 
crables comédienSsCela arrive souvent aux esprits 
sérieux et concentrés. Les écrivains profonds ne 
sont pas orateurs, et c'est bien heureux. 

Un très vaste auditoire encombrait la salle. Tons 
ceux qui n'avaient pas vu Edgar Poe depuis les 
jours de son obscurité accouraient en foule pour 
contempler leur compatriote devenu illustre . Cette 
belle réception inonda son pauvre cœur de joie. Il 
s'enfla d'un orgueil bien légitime et bien excusable. 
II se montrait tellement enchanté qu'il parlait de 
s'établir définitivement à Richmond. Le bruit 
courut qu'il allait se remarier. Tous les yeux se 
tournaient vers une dame veuve, aussi riche que 
belle, qui était une ancienne passion de Poe, et 
que l'on soupçonne être le modèle original de sa 
Lénore. Cependant il fallait qu'il allât quelque 
temps à New- York pour publier une nouvelle édi- 
tion de ses Contes. De plus, le mari d'une dame 
fort riche de cette ville l'appelait pour mettre en 
ordre les poésies de sa femme, écrire des notes, 
une préface, etc.. 

Poe quitta donc Richmond; mais lorsqu'il se 
mit en route, il se plaignit de frissons et de fai- 
blesse. Se sentant toujours assez mal en arrivant 
à Baltimore^ il prit une petite quantité d'alcool 
pour se remonter. C'était la première fois que cet 

i3. 



ŒUVRES POSTHUMES 



alcool maudit effleurait ses lèvres depuis plusieurs 
mois; mais cela suffit pour réveiller le Diable qui 
dormait en lui. Une journée de débauche amena 
une nouvelle attaque du deliriumtremens jSei vieille 
connaissance. Le matin, les hommes de police le 
ramassèrent par terre, dans un état de stupeur. 
Comme il était sans argent, sans amis et sans domi- 
cile, ils le portèrent à l'hôpital, et c'est dans un de 
ses lits que mourut Tauteur du Chat noir et d^Eu- 
rekay le 7 Octobre 1849, à Tâge de 87 ans. 

Edgar Poe ne laissait aucun parent, excepté une 
sœur qui demeure à Richmond. Sa femme était 
morte quelque temps avant lui, et ils n'avaient pas 
d'enfants. C'était une demoiselle Clemm, et elle 
était un peu cousine de son mari. Sa mère était 
profondément attachée à Poe. Elle l'accompagna à 
travers toutes ses misères, et elle fut efifroyablement 
frappée par sa fin prématurée. Le lien qui unissait 
leurs âmes ne fut point relâché par la mort de la 
fille. Un si grand dévouement, une affection si 
noble, si inébranlable, fait le plus grand honneur 
à Edgar Poe. Certes, celui qui a su inspirer une si 
immense amitié avait des vertus, et sa personne 
spirituelle devait être bien séduisante. 

M. Willis a publié une petite notice sur Poe; 
j'en tire le morceau suivant: 

La première conoaissance que nous eûmes de la re- 
traite de M. Poe dans cette ville nous vint d*un appel qui 
nous fut fait par une dame qui se présenta à nous comme 
Ja mère de sa femme. Elle était à la recherche d'un 
emploi pour lui. Elle motiva sa conduite en nous expli- 
quant qu'il était malade, que sa fille était tout à fait 
infirme, et que leur situation était telle qu'elle avait cru 
devoir prendre sur elle-même de faire cette démarche. 



EDGAR POE 



La contenance de cette dame, qtle son dévouement, que 
le complet abandon de sa vie chétive à une tendresse 
pleine de chagrins rendait belle et sainte, la voix douce 
et triste avec laquelle elle pressait son plaidoyer, ses ma- 
nières d'un autre âge, mais habituellement et involontai- 
rement grandes et distinguées, Téloge et l'appréciation 
qu'elle faisait des droits et des talents de son fils, tout 
nous révéla la présence d*un de ces Anges qui se font 
femmes dans les adversités humaines. 

C'était une rude destinée que celle qu'elle surveillait 
et protégeait. 

M. Poe écrivait avec une fastidieuse difficulté et dans 
un style trop au-dessus du niveau intellectuel com- 
mun pour qu'on pût le payer cher. Il était toujours 
plongé dans des embarras d'argent, et souvent, avec sa 
femme malade, manquant des premières nécessités de la 
vie. Chaque hiver, pendant des années, le spectacle le 
plus touchant que nous ayons vu dans celte ville a été 
cet infatigable serviteur du génie, pauvrement et insuffi- 
samment vêtu, et allant de journal en journal avec un 
poème à vendre ou un article sur un sujet littéraire; 
quelquefois expliquant seulement d'une voix entrecou- 
pée qu'il était malade, et demandant pour lui, ne disant 
pas autre chose que cela : // est malade^ quelles que 
fussent les raisons qu'il avait de ne rien écrire, et jamais, 
à travers ses larmes et ses récits de détresse, ne permet- 
tant à ses lèvres de lâcher une syllabe qui pût être inter- 
prétée comme un doute, une accusation, ou un amoin- 
drissement de confiance dans le génie et les bonnes 
intentions de son fils. Elle ne l'abandonna pas après la 
mort de sa fille. Elle continua son ministère d'ange, 
vivant avec lui, prenant soin de lui, le surveillant, le pro- 
tégeant, et, quand il était emporté au dehors par les ten- 
tations, à travers son chagrin et la solitude de ses senti- 
ments refoulés, et son abnégation se réveillant dans l'a- 
bandon, les privations et les souffrances, û\q demandait 
encore pour lui. Si le dévouement de la femme né avec 



ŒUVRES POSTHUMES 



un premier amour, et aatretenu par la passion humaine, 
glorifie et consacre son objet, comme cela est g'énérale- 
ment reconnu et avoué, que ne dit pas en faveur de celui 
qui rinspiraun dévouement comme celui-ci, pur, désin- 
téressé, et saint comme la garde d'un esprit. 

Nous avons sous les yeux une lettre, écrite par cette 
dame, mistress Glemm, le matin où elle apprit la mort 
de Tobjet de cet amour infatigable. Ce serait la meil- 
leure requête que nous pourrions faire pour elle, mais 
nous n'en copierons que quelques mots, — cette lettre 
est sacrée comme sa solitude, — pour garantir Texacti- 
tude du tableau que nous venous de tracer, et pour ajou- 
ter de la force à Tappel que nous désirons faire en sa 
faveur : 

« J*ai appris ce matin la mort de mon bien-aimé 
Eddie *. Pouvez-vous me transmettre quelques détails, 
quelques circonstances ?... Oh ! n'abandonnez pas votre 
pauvre amie dans cette amère affliction... Dites à M*** 
de venir; j'ai à m'acquitler d'une commission envers 
lui de la part de mon pauvre Eddie... Je n'ai pas besoin 
de vous prier d'annoncer sa mort et de bien parler de 
lui. Je sais que vous le ferez. Mais dites bien quel 
affectueux fils il était pour moi , sa pauvre mère 
désolée!...» 

Comme cette pauvre femme se préoccupe de la 
réputation de son filsl Que c'est beaul que c'est 
grand! Admirable créature, autant ce qui est libre 
domine ce qui est fatal , autant Tesprit est au-des- 
sus de la chair, autant ton affection plane sur tou- 
tes les affections humaines! Puissent nos larmes 
traverser TOcéan, les larmes de tous ceux qui^ 
comme ton pauvre Eddie, sont malheureux, in- 
quiets, et que la misère et la douleur ont souvent 

* Transformation familière d*Edjcar. 



BDGAR POE 2l3 

traînés à la débauche , puissent-elles aller rejoindre 
ton cœur! Puissent ces lignes, empreintes de la plus 
sincère et de ia plus respectueuse admiration , plaire 
à tes yeux maternels. Ton image quasi-divine vol- 
tigera incessamment au-dessus du martyrologe de 
la littérature. 

La mort de M. Poe causa en Amérique une réelle 
émotion. De différentes parties de l'Union s^éle- 
vèrent de réels témoignages de douleur. La mort 
fait quelquefois pardonner bien des choses. Nous 
sommes heureux de mentionner une lettre de 
M, Longfellow, qui lui fait d'autant plus d'honneur 
qu'Edgar Poe l'avait fort maltraité : « Quelle mé- 
lancolique fin que celle de M. Poe, un homme si 
richement doué de génie ! Je ne l'ai jamais connu 
personnellement, mais j'ai toujours eu une haute 
estime pour sa puissance de prosateur et de poète. 
Sa prose est remarquablement vigoureuse, directe, 
et néanmoins abondante, et son vers exhale un 
charme particulier de mélodie, une atmosphère de 
vraie poésie qui est tout à fait envahissante. L'â- 
preté de sa critique, je ne l'ai jamais attribuée qu'à 
l'irritabilité d'une nature ultra-sensible exaspérée 
par toute manifestation du faux. » 

Il est plaisant, avec son abondance^ le prolixe 
auteur à'Eoangéline. Prend-il donc Edgar Poe 
pour un miroir? 



II 

C'est un plaisir très grand et très utile que de 
comparer les traits d'un grand homme arec ses 
œuvres. Les biographies, les notes sur les mœurs, 



Il4 ŒUVRES POSTHUMES 

les habitudes , le physique des artistes et des écri- 
vains ont toujours excité la curiosité bien légitime. 
Qui n'a cherché quelquefois l'acuité du style et la 
netteté des idées d'Erasme dans le coupant de son 
profil , la chaleur et le tapage de leurs œuvres dans 
la tête de Diderot et dans celle de Mercier, où un 
peu de fanfaronnade se mêle à la bonhomie, l'iro- 
nie opiniâtre dans le sourire persistant de Voltaire, 
sa grimace de combat, la puissance de commande- 
ment et de prophétie dans l'œil jeté à l'horizon, et 
la solide figure de Joseph de Maistre , aigle et bœuf 
tout à la fois ? Qui ne s'est ingénié à déchiffrer la 
Comédie humaine dans le front et le visage puis- 
sants et compliqués de Balzac ? 

M. Edgar Poe était d'une taille un peu au-des- 
soUs de la moyenne , mais toute sa personne soli- 
dement bâtie; ses pieds et ses mains petits. Avant 
que sa constitution fût attaquée , il était capable 
de merveilleux traits de force. On dirait que la 
Nature , et je crois qu'on Ta souvent remarqué , 
fait à ceux dont elle veut tirer de grandes choses 
la vie très dure. Avec des apparences quelquefois 
chétives, ils sont taillés en athlètes, ils sont bons 
pour le plaisir comme pour la souffrance. Balzac , 
eu assistant aux répétitions des Ressources de Qui' 
no/a, les dirigeant et jouantlui-mêmetous les rôles, 
corrigeait des épreuves de ses livres ; ilsoupait avec 
les acteurs, et quand tout le monde fatigué allait 
au sommeil , il retournait légèrement au travail. 
Chacun sait qu'il a fait de grands excès d'insomnie 
et de sobriété. Edgar Poe, dans sa jeunesse, s'était 
fort distingué à tous les exercices d'adresse et de 
force; cela rentrait un peu dans son talent: cal- 
culs et problèmes. Un jour, il paria qu'il partirait 



EDGAR POB 



d'un des quais de Richmond, qu'il remonterait à 
la nage jusqu'à sept milles dans la rivière James, et 
qu'il reviendrait à pied dans le même jour. Et il 
le fit. C'était une journée brûlante d'été, et il ne 
s'en porta pas plus mal. Contenance, gestes, dé- 
marche, airs de tète, tout le désignait, quand il était 
dans ses bons jours , comme un homme de haute 
distinction. Il était marqué par la Nature, comme 
ces gens qui, dans un cercle, au café, dans la rue, 
tirent l'œil de l'observateur et le préoccupent. Si 
jamais le mot étrariffe, dont on a tant abusé dans 
les descriptions modernes, s'est bien appliqué à 
quelque chose,c'est certainement au genre de beauté 
de M. Poe. Ses traits n'étaient pas grands, mais 
assez réguliers , le teint brun-clair , la physionomie 
triste et distraite , et quoiqu'elle ne portât le carac- 
tère ni de la colère, ni de l'insolence, elle avait 
quelque chose de pénible . Ses yeux , singulière- 
ment beaux, semblaient être au premier aspect 
d'un gris sombre, mais, à un meilleur examen, ils 
apparaissaient glacés d'une légère teinte violette 
indéfinissable. Quant au front, il était superbe, 
non qu'il rappelât les proportions ridicules qu'in- 
ventent les mauvais artistes, quand, pour flatter 
le génie , ils le transforment en hydrocéphale, mais 
on eût dit qu'une force intérieure débordante pous- 
sait en avant les organes de la réflexion et de la 
construction. Les parties auxquelles les crâniolo- 
gistes attribuent le sens du pittoresque n'étaient 
cependant pas absentes, mais elles semblaient 
dérangées , opprimées, coudoyées par la tyrannie 
hautaine et usurpatrice de la comparaison, de la 
construction et de la causalité. Sur ce front trônait 
aussi, dans un orgueil calme , le sens de l'idéalité 



ai6 ŒUVllES POSTHUMES 

et du beau absolu , le sens esthétique par excel- 
lence . Malgré toutes ces qualités , cette tête n'ofiFrait 
pas un ensemble agréable et harmonieux. Vue de 
face, elle frappait et commandait l'attention par 
Texpression dominatrice et inquisitoriale du front, 
mais le profil dévoilait certaines absences; il y avait 
une immense masse de cervelle devant et derrière, 
et une quantité médiocre au milieu; enfin une 
énorme puissance animale et intellectuelle , et un 
manque à l'endroit de la vénérabilité et des qualités 
affectives. Les échos désespérés de la mélancolie 
qui traversent les ouvrages de Poe ont un accent 
pénétrant, il est vrai, mais il faut dire aussi que 
c'est une mélancolie bien solitaire et peu sympathi- 
que au commun des hommes. Je ne puis m'empé- 
cher de rire en pensant aux quelques lignes qu'un 
écrivain fort estimé aux Etats-Unis, et dont j'ai 
oublié le nom, a écrites sur Poe, quelque temps 
après sa mort. Je cite de mémoire, mais je réponds 
du sens : « Je viens de relire les ouvrages du re- 
grettable Poe. Quel poète admirable ! quel conteur 
surprenant ! quel esprit prodigieux et surnaturel ! 
C'est bien la tète forte de notre pays I Eh bien ! je 
donnerais ses soixante-dix contes mystiques, ana- 
lytiques et grotesques, tous si brillants et pleins 
d'idées, pour un bon petit livre du foyer, un livre 
de famille, qu'il aurait pu écrire avec ce style mer- 
veilleusement pur qui lui donnait une si grande 
supériorité sur nous. Combien M. Poe serait plus 
grand 1 » Demander un livre de famille à Edgar 
Poel II est donc vrai que la sottise humaine sera 
la même sous tous les climats, et que le critique 
voudra toujours attacher de lourds légumes à des 
arbustes de délectation. 



EDGAR POE 217 

Poe avait les cheveux noirs, traversés de quel- 
ques fils blancs, une grosse moustache hérissée, et 
qu'il oubliait de mettre en ordre et de lisser pro- 
prement. Il s'habillait avec bon goût, mais un peu 
négligemment, comme un gentleman qui a bien 
autre chose à faire. Ses manières étaient excellentes, 
très polies et pleines de certitude. Mais sa conver- 
sation mérite une mention particulière. La première 
fois que je questionnai un Américain là-dessus, il 
me répondit en riant beaucoup: « Ohf oh! il avait 
une conversation gui n'était pas du tout consécU' 
tivel » Après quelques explications, je compris 
que M. Poe faisait de vastes enjambées dans le 
monde des idées, comme un mathématicien qui 
démontrerait devant des élèves déjà très forts, et 
qu'il monologuait beaucoup. De fait, c'était une 
conversation essentiellement nourrissante. Il n'était 
pas beau parieur, et d'ailleurs sa parole, comme 
ses écrits, avait horreur de la convention; mais un 
vaste savoir, la connaissance de plusieurs langues, 
de fortes études, des idées ramassées dans plusieurs 
pays faisaient de cette parole un excellent ensei- 
gnement. Enfin, c'était un homme à fréquenter 
pour les gens qui mesurent leur amitié d'après le 
gain spirituel qu'ils peuvent retirer d'une fréquen- 
tation. Mais il paraît que Poe était fort peu difficile 
sur le choix de son auditoire. Que ses auditeurs 
fussent capables de comprendre ses abstractions 
ténues, ou d'admirer les glorieuses conceptions qui 
coupaient incessamment de leurs lueurs le ciel 
sombre de son cerveau, il ne s'en inquiétait guère. 
Il s'asseyait dans une taverne, à côté d'un sordide 
polisson, et lui développait gravement les grandes 
lignes de son terrible livre Eurêka, avec un sang- 

i4 



ai8 ŒUVABS POSTHUMES 

froid implacable, comme s'il eût dicté à un secré- 
taire, ou disputé avec Kepler, Bacon ou Sweden- 
borg. C'est là un trait particulier de son caractère. 
Jamais homme ne s'affranchit plus complètement 
des règles de la société, s'inquiéta moins des pas- 
sants, et pourquoi, certains jours, on le recevait 
dans les cafés de bas étage et pourquoi on lui refusait 
l'entrée des endroits où boivent les honnêtes gens. 
Jamais aucune société n'a absous ces choses-là, 
encore moins une société anglaise ou américaine. 
Poe avait déjà son génie à se faire pardonner; il 
avait fait dans le Messager une chasse terrible à la 
médiocrité; sa critique avait été disciplinaire et 
dure, comme celle d'un homme supérieur et solitaire 
qui ne s'intéresse qu'aux idées. Il vint un moment 
où il prit toutes les choses humaines en dégoût, et 
où la métaphysique seule lui était de quelque chose. 
Poe, éblouissant par son esprit son pays jeune et 
informe, choquant par ses mœurs des hommes qui 
se croyaient ses égaux, devenait fatalement l'un 
des plus malheureux écrivains. Les rancunes 
s'ameutèrent, la solitude se fit autour de lui. A 
Paris, en Allemagne, il eût trouvé des amis qui 
l'auraient facilement compris et soulagé; en Amé- 
rique, il fallait qu'il arrachât son pain. Ainsi s'ex- 
pliquent parfaitement l'ivrognerie et le changement 
perpétuel de résidence. Il traversait la vie comme 
un Sahara, et changeait déplace comme un Arabe. 
Mais il y a encore d'autres raisons : les douleurs 
profondes du ménage, par exemple. Nous avons vu 
que sa jeunesse précoce avait été tout d'un coup 
jetée dans les hasards de la vie. Poe fut presque 
toujours seul ; de plus, l'effroyable contention de 
son cerveau et l'âpreté de son travail devaient lui 



EDGAR POE a 19 

faire trouver une volupté d'oubli dans le vin et les 
liqueurs. Il tirait un soulagement de ce qui fait une 
fatigue pour les autres. Enfin, rancunes littéraires, 
vertiges de Tinfini, douleurs de naénage, insultes 
de la misère, Poe fuyait tout dans le noir de 
rivresse, comme dans le noir de la tombe ; car il 
ne buvait pas en gourmand , mais en barbare ; à 
peine Talcool avait-il touché ses lèvres qu'il allait 
se planter au comptoir, et il buvait coup sur coup 
jusqu'à ce que son bon Ange fût noyé, et ses facul- 
tés anéanties. Il est un fait prodigieux, mais qui 
est attesté par toutes les personnes qui l'ont connu, 
c'est que ni la pureté, le fini de son style, ni la 
netteté de sa pensée, ni son ardeur au travail et à 
des recherches difficiles ne furent altérés par sa 
terrible habitude. La confection de la plupart de 
ses bons morceaux a précédé ou suivi une de ses 
crises. Après l'apparition d! Eurêka^ il s'adonna à 
la boisson avec fureur. A New- York, le matin 
même où la Revue Whig publiait le Corbeau^ pen- 
dant que le nom de Poe était dans toutes les 
bouches, et que tout le monde se disputait son 
poème, il traversait Broadv^^ay* en battant les mai- 
sons et en trébuchant. 

L'ivrognerie littéraire est un des phénomènes les 
plus communs et les plus lamentables de la vie 
moderne ; mais peut-être y a-t-il bien des circons- 
tances atténuantes. Du temps de Saint-Amant, de 
Chapelle et de CoUetet, la littérature se soûlait 
aussi, mais joyeusement, en compagnie de nobles 
et de grands qui étaient fort lettrés, et qui ne crai- 
gnaient pas le cabaret. Certaines dames ou demoi- 

* Boulevard de New- York. C'est justement là qu'est la boutique 
d'un des libraires de Poe. 



ŒUVRES POSTHUMES 



selles elles-mêmes ne rougissaient pas d^aîmer un 
peu le vin, comme le prouve l'aventure de celle que 
sa servante trouva en compagnie de Chapelle, tous 
deux pleurant à chaudes larmes après souper sur 
ce pauvre Pindare, mort par la faute des médecins 
ignorants. Au xviii® siècle, la tradition continue, 
mais s'altère un peu. L'école de Rétif boit, mais 
c'est déjà une école de parias, un monde souterrain- 
Mercier, très vieux, est rencontré rue du Coq- 
Honoré; Napoléon est monté sur le xviii® siècle,. 
Mercier est un peu ivre, et il dit qu'Une vit plus que 
par curiosité *. Aujourd'hui, l'ivrognerie littéraire 
a pris un caractère sombre et sinistre. II n'y a plus* 
de classe spécialement lettrée qui se fasse honneur 
de frayer avec les hommes de lettres. Leurs tra^ 
vaux absorbants et les haines d^école les empêchent 
de se réunir entre eux. Quant aux femmes, leur 
éducation informe, leur incompétence politique et 
littéraire empêchent beaucoup d'auteurs de voir ei» 
elles autre chose que des ustensiles de ménage oui 
des objets de luxure. Le dîner absorbé et l'animal 
satisfait, le poète entre dans la vaste solitude de* 
sa pensée; quelquefois il est très fatigué par le^ 
métier. Que devenir alors ? Puis, son esprit s'ac- 
coutume à l'idée de sa force invincible, et il ne^ 
peut plus résister à l'espérance de retrouver dan» 
la boisson les visions calmes ou effrayantes qui sont 
déjà ses vieilles connaissances. C'est sans doute à 
la même transformation de mœurs, qui a fait d» 
monde lettré une classe à part, qu'il faut attribuer 
l'immense consommation de tabac que fait la nou-^ 
velle littérature. 

* Victor Hugo coonaissait-il ce mot ? 



SDISAR POE 



III 



Je vais m'appiiquer à donner une idée du carac- 
tère général qui domine les œuvres d^Edgar Poe. 
Quant à faire une analyse de toutes, à moins d'é- 
crire un volume, ce serait chose impossible, car ce 
singulier homme, malgré sa vie déréglée et diabo- 
lique, a beaucoup produit. Poe se présente sous 
trois aspects: critique, poète et romancier; encore 
dans le romancier y a- t-il un philosophe. 

Quand il fut appelé à la direction du Messager 
littéraire du Sudy il fut stipulé qu'il recevrait 
2.5oo francs par an. En échange de ces très médio- 
cres appointements, il devait se charger de la lec- 
ture et du choix des morceaux destinés à composer 
le numéro du mois, et de la rédaction de la partie 
dite éditorialy c'est-à-dire de l'analyse de tous les 
ouvrages parus et de l'appréciation de tous les faits 
littéraires. En outre, il donnait souvent, très sou- 
vent, une nouvelle ou un morceau de poésie. Il fit 
ce métier pendant deux ans à peu près. Grâce à son 
active direction et à l'originalité de sa critique, le 
Messager littéraire attira bientôt tous les yeux: 
J'ai là, devant moi, la collection des numéros de 
ces deux années : la partie éditorial est considéra- 
ble ; les articles sont très longs. Souvent, dans le 
même numéro, on trouve un compte-rendu d'un 
roman, d'un livre de poésie, d'un livre de médecine, 
de physique ou d'histoire. Tous sont faits avec le 
plus grand soin, et dénotent chez leur auteur une 
connaissance de différentes littératures et une apti- 
tude scientifique qui rappelle les écrivains français 



223 ŒUVRES POSTHUMES 



du xviii^ siècle. Il paraît que, pendant ses précé- 
dentes misères, Edg-ar Poe avait mis son temps à 
profit et remué bien des idées. Il y a là une collec- 
tion remarquable d'appréciations critiques des 
principaux auteurs anglais et américains, souvent 
des Mémoires français. D'où partait une idée, quelle 
était son origine, son but, à quelle école elle appar- 
tenait, quelle était la méthode de l'auteur, salu- 
taire ou dangereuse, tout cela était nettement, clai- 
rement et rapidement expliqué. Si Poe attira forte- 
ment les yeux sur lui, il se fit aussi beaucoup d'en- 
nemis. Profondément pénétré de ses convictions, 
il fit une guerre infatigable aux faux raisonne- 
ments, aux pastiches niais, aux solécismes, aux 
barbarismes et à tous les délits littéraires qui se 
commettent journellement dans les journaux et les 
livres. De ce côté-là, on n'avait rien à lui repro- 
cher, il prêchait d'exemple ; son style est pur, adé- 
quat à ses idées, et en rend l'empreinte exacte. 
Poe est toujours correct. C'est un fait très remar- 
quable quun homme d'une imagination aussi 
vagabonde et aussi ambitieuse soit en même temps 
si amoureux des règles, et capable de studieuses 
analyses et de patientes recherches. On eût dit une 
antithèse faite chair. Sa gloire de critique nuisit 
beaucoup à sa fortune littéraire. Beaucoup de 
gens voulurent se venger. Il n'est sorte de repro- 
ches qu'on ne lui ait plus tard jetés à la figure, à 
mesure que son œuvre grossissait. Tout le monde 
connaît cette longue kyrielle banale : immoralité, 
manque de tendresse, absence de conclusions, 
extravagance, littérature inutile. Jamais la critique 
française n'a pardonné à Balzac le Grand homme 
de province à Paris. 



EDGAR POE 2a3 

Comme poêle, Ed^ar Poe est un homme à part. 
Il représente presque à lui seul le mouvement 
romantique de l'autre côté de TOcéan. Il est le pre- 
mier Américain qui, à proprement parler, ait fait 
de son style un outil. Sa poésie, profonde et plain- 
tive, est néanmoins ouvragée, pure, correcte et 
brillante comme un bijou de cristal. On voit que, 
malgré leurs étonnantes qualités qui les ont fait 
adorer des âmes tendres et molles, MM. Alfred de 
Musset et Alphonse de Lamartine n'eussent pas été 
de ses amis, s'il avait vécu parmi nous. Ils n'ont 
pas assez de volonté et ne sont pas assez maîtres 
d'eux-mêmes. Edgar Poe aimait les rhythmes com- 
pliqués, et, quelque compliqués qu'ils fussent, il y 
enfermait une harmonie profonde. Il y a un petit 
poème delui, intitulé lesClocheSy qui est une véri- 
table curiosité littéraire ; ^traduisible, cela ne l'est 
pas. Le Corbeau eut un vaste succès ! De Taveu de 
MM. Longfellow et Emerson, c'est une merveille. 
Le sujet en est mince, c'est une pure œuvre d'art. 
Dans une nuit de tempête et de pluie, un étudiant 
entend tapoter à sa fenêtre d'abord, puis à sa 
porte ; il ouvre, croyant à une visite. C'est un mal- 
heureux corbeau perdu qui a été attiré par la lu- 
mière de la lampe. Ce corbeau apprivoisé a appris 
à parler chez un autre maître, et le premier mot 
qui tombe par hasard du bec du sinistre oiseau 
frappe juste un des compartiments de l'âme de 
l'étudiant, et en fait jaillir une série de tristes pen- 
sées endormies: Une femme morte ^ mille aspira* 
lions trompées, mille désirs déçus, une existence 
brisée, un fleuve de souvenirs qui se répand dans 
la nuit froide et désolée. Le son est grave et quasi- 
surnaturel, comme les pensées de l'insomnie; les 



2a4 ŒUVRES POSTHUM£S 

vers tombent un à un, comme des larmes monoto- 
nes. Dans le Pays des songes^ The Dreamlandy 
il a essayé de peindre la succession des rêves et des 
images fantastiques qui assiègent Tâme quand l'œil 
du corps est fermé. D'autres morceaux, tels qu'Z7- 
lalume, Annabel Lee^ jouissent d'une égale célé- 
brité. Mais le bagage poétique d'Edgar Poe est 
mince. Sa poésie, condensée et laborieuse, lui coû- 
tait, sans doute, beaucoup de peine, et il avait trop 
souvent besoin d'argent pour se livrer à cette volup- 
tueuse et infructueuse douleur. 

Comme nouvelliste et romancier, Edgar Poe est 
unique dans son genre, ainsi que Maturin, Balzac, 
Hoffmann, chacun dans le sien. Les différents mor- 
ceaux qu'il a éparpillés dans les Revues ont été 
réunis en deux faisceaux, Tun, Taies ofthe grotes- 
que and arabesquey l'autre, Edgar A, Poe' s taies ^ 
édition de Wiley et Putnam. Cela fait un total de 
soixante-douze morceaux à peu près. Il y a là- 
dedans des bouffonneries violentes, du grotesque 
pur, des aspirations effrénées vers l'infini, et une 
grande préoccupation du magnétisme. La petite 
édition des contes a eu un grand succès à Paris 
comme en Amérique, parce qu'elle contient des 
choses très dramatiques, mais d'un dramatique tout 
particulier. 

Je voudrais pouvoir caractériser d'une manière 
très brève et très sûre la littérature de Poe, car 
c'est une littérature toute nouvelle. Ce qui lui im- 
prime un caractère essentiel et la distingue entre 
toutes, c'est, qu'on me pardonne ces mots sin- 
guliers, le conjecturisme et le probabilisme. On 
peut vérifier mon assertion sur quelques-uns de 
ses sujets. 



EDGAR POE 225 

Le Scarabée d'or : analyse des moyens succes- 
sifs à employer pour deviner un cryptogramme, à 
Taide duquel on peut découvrir un trésor enfoui. 
Je ne puis m'empôcher de penser avec douleur que 
rinfortuné E. Poe a dû plus d^une fois rêver aux 
moyens de découvrir des trésors. Que l'explication 
de cette méthode, qui fait la curieuse et littéraire 
spécialité de certains secrétaires de police, est 
logique et lucide ! Que la description du trésor est 
belle, et comme on en reçoit une bonne sensation 
de chaleur et d'éblouissement I Car on le trouve, le 
trésor ! Ce n^était point un rêoe, comme il arrive 
généralement dans tous ces romans où l'auteur 
vous réveille brutalement après avoir excité votre 
esprit par des espérances apéritives ; cette fois, 
c'est un trésor vrai, et le déchiflfreur Ta bien gagné. 
En voici le compte exact : en monnaie, quatre cent 
cinquante mille dollars, pas un atome d'argent,tout 
en or, et d'une date très ancienne; les pièces très 
grandes et très pesantes, inscriptions illisibles ; 
cent dix diamants, dix-huit rubis, trois cent dix 
émeraudes, vingt et un saphirs et une opale ; deux 
cents bagues et boucles d'oreilles massives, une 
trentaine de chaînes, quatre-vingt-trois crucifix, 
cinq encensoirs, un énorme bol à punch en or avec 
feuilles de vigne et bacchantes, deux poignées d'é- 
pée, cent quatre-vingt-dix-sept montres ornées de 
pierreries. Le contenu du coffre est d'abord évalué 
à un million et demi de dollars, mais la vente des 
bijoux porte le total au delà. La description de ce 
trésor donne des vertiges de grandeur et des 
ambitions de bienfaisance. Il y avait, certes, dans 
le coffre enfoui par le pirate Kidol, de quoi soula- 
ger bien des désespoirs inconnus. 

i4. 



226 ŒUVRES POSTHUMES 

Le Maelstrom : ne pourrait-on pas descendre 
dans un gouffre dont on n'a pas encore trouvé le 
fond, en étudiant d'une manière nouvelle les lois 
de la pesanteur? 

L'Assassinat de la rue Mordue pourrait en 
remontrer à des juges d'instruction. Un assassinat 
a été commis. Comment? par qui? Il y a dans cette 
affaire des faits inexplicables et contradictoires. La 
police jette sa langue aux chiens. Un jeune homme 
se présente qui va refaire l'instruction par amour 
de l'art. 

Par une cencentration extrême de la pensée, et 
par l'analyse successive de tous les phénomènes de 
son entendement, il est parvenu à surprendre la 
loi de la génération des idées. Entre une parole 
et une autre, entre deux idées tout à fait étrangères 
en apparence, il peut rétablir toute la série inter- 
médiaire, et combler aux yeux éblouis la lacune 
des idées non exprimées et presque inconscientes. 
Il a étudié profondément tous les possibles et tout 
les enchaînements probables des faits. II remonte 
d'induction en induction, et arrive à démontrer 
péremptoirement que c'est un singe qui a fait le 
crime. 

La Révélation magnétique : le point de départ 
de l'auteur a évidemment été celui-ci : ne pourrait- 
on pas, à l'aide de la force inconnue dite fluide 
magnétique, découvrir la loi qui régit les mondes 
ultérieurs. Le début est plein de grandeur et de 
solennité. Le médecin a endormi son maladeseule- 
ment pour le soulager. « Que pensez-vous de votre 
mal ? — J'en mourrai. — Cela vous cause-t-il du 
chagrin ? — Non . » Le malade se plaint qu'on 
l'interroge mal. « Dirigez-moi, » dit le médecin. 



EDGAR POE 



227 



(( Commencez par le commencement. — Qu'est-ce 
que le commencement ? — (A voix très basse.) 
C^est Dieu. — Dieu est-il esprit? — Non. — Est-il 
donc matière ? — Non. » Suit une très vaste théo- 
rie de la matière, des gradations de la matière et 
de la hiérarchie des êtres. J'ai publié ce morceau 
dans un des numéros de lu Liberté de penser , en 
i848. 

Ailleurs, voici le récit d'une âme qui vivait sur 
une planète disparue. Le point de départ a été : 
peut-on, par voie d'induction et d'analyse, deviner 
quels seraient les phénomènes physiques et moraux 
chez les habitants d'un monde dont s'approcherait 
une comète homicide ? 

D'autres fois, nous trouvons du fanta:stique pur, 
moulé sur nature, et sans explication, à la manière 
d'Hoffmann : F Homme des foules se plonge sans 
cesse au sein de la foule ; il nage avec délices dans 
l'océan humain. Quand descend le crépuscule plein 
d'ombres et de lumières tremblantes, il fuit les 
quartiers pacifiés, et recherche avec ardeur ceux où 
grouille vivement la matière humaine. A mesure 
que le cercle de la lumière et de la vie se rétrécit, 
il en cherche le centre avec inquiétude; comme les 
hommes du déluge, il se cramponne désespérément 
aux derniers points culminants de l'agitation publi- 
que. Et voilà tout. Est-ce un criminel qui a horreur 
de la solitude? Est-ce un imbécile qui ne peut pas 
se supporter lui-même ? 

Quel est Fauteur parisien un peu lettré qui n'a 
pas lu le Chat noir? Là, nous trouvons des qua- 
lités d'ordre différent. Comme ce terrible poème du 
crime commence d'une manière douce et innocente ! 
a Ma femme et moi nous fûmes unis par une grande 



228 ŒUVRES POSTHUMES 

communauté de goûts, et par notre bienveillance 
pour les animaux; nos parents nous avaient légué 
cette passion. Aussi notre maison ressemblait aune 
ménagerie ; nous avions chez nous des bêtes de 
toute espèce. » Leurs affaires se dérangent. Au 
lieu d*agir, l'homme s'enferme dans la rêverie 
noire de la taverne. Le beau chat noir, l'aimable 
Pluton, qui se montrait jadis si prévenant quand 
le maître rentrait, a pour lui moins d'égards et 
de caresses ; on dirait même qu'il le fuit et qu'il 
flaire les dangers de l'eau-de-vie et du genièvre. 
L'homme est offensé. Sa tristesse, son humeur 
taciturne et solitaire augmentent avec l'habitude 
du poison. Que la vie sombre de la taverne, que 
les heures silencieuses de Tivresse morne sont bien 
décrites! Et pourtant c'est rapide et bref. Le repro- 
che muet du chat l'irrite de plus en plus. Un soir, 
pour je ne sais quel motif, il saisit la bête, tire sou 
canif et lui extirpe un œil. L'animal borgne et san- 
glant le fuira désormais, et sa haine s'en accroîtra. 
Enfin, il le pend et l'étrangle. Ce passage mérite 
d'être cité: 

Cependant le chat guérit len tement. L'orbite de l'œil 
perdu présentait^ il est vrai, un spectacle effrayant ; 
toutefois, il ne paraissait plus souffrir. 11 parcourait la 
maison comme à Tordioaire, mais, ainsi que cela devait 
être, il se sauvait dans une terreur extrême à mon appro- 
che. Il me restait assez de cœur pour que je m'affligeasse 
d'abord de cette aversion évidente d'une créature qui 
m'avait tant aimé. Ce sentiment céda bientôt à Tirrita- 
tion ; et puis vint, pour me conduire à une chute finale 
et irrévocable, l'esprit de PERVERSiTi. De cette force, la 
philosophie ne tient aucun compte. Cependant, aussi 
fermement que je crois à l'existence de mon âme, je 



EDGAR POE 22Q 

croîs que la perversité est une des impulsions primiti- 
ves du cœur humain, Tune des facultés ou sentiments 
primaires, indivisibles, qui constituent le caractère de 
rhomme. — Qui n*a pas cent fois commis une action 
folle ou vile, par la seule raison qu'il savait devoir s'en 
abstenir? N'avons-nous pas une inclination perpétuelle, 
en dépit de notre jugement, à violer ce qui est la loi, 
seulement parce que nous savons que c'est la loi ? Cet 
esprit de perversité, dis-je, causa ma dernière chute. Ce 
fut ce désir insondable que l'âme éprouve de s'affliger 
elle-même, — de violenter sa propre nature, — de faire 
mal pour le seul amour du mal, — qui me poussa à 
continuer, et enfin à consommer, la torture que j'avais 
infligée à cette innocente bête. Un matin, de sang-froid, 
j'attachai une corde à son cou, et je le pendis à une 
branche d'arbre. — Je le pendis en versant d'abondantes 
larmes et le cœur plein du remords le plus amer ; -^ je 
le ^endïs,parce que je savais qu'il m'avait aimé et parce 
que je sentais qu'il ne m'avait donné aucun sujet de 
colère, — je le pendis, parce que je savais qu'en faisant 
ainsi je commettais un crime, un péché mortel qui met- 
tait en péril mon âme immortelle, au point de la placer, 
si une telle chose était possible, hors de la sphère de la 
miséricorde infinie du Dieu très miséricordieux et très 
terrible. 

Un incendie achève de ruiner les deux époux, 
qui se réfugient dans un pauvre quartier. L'homme 
boit toujours. Sa maladie fait d'effroyables pro- 
grès, car quelle maladie est comparable à F alcool? 
Un soir, il aperçoit sur un des tonneaux du caba- 
ret un fort beau chat noir, exactement semblable 
au sien. L'animal se laisse approcher et lui rend 
ses caresses. Il l'emporte pour consoler sa femme. 
Le lendemain, on découvre que le chat est borgne, 
et du même œil. Cette fois-ci, c'est l'amitié de l'ani- 



230 ŒUVRES POSTHUMES 

mal qui Texaspérera lentement; sa fatigante obsé- 
quiosité lui fait l'effet d'une vengeance, d'une ironie, 
d'un remords incarné dans une bête mystérieuse. 
Il est évident que la tête du malheureux est trou- 
blée. Un soir, comme il descendait à la cave avec 
sa femme, pour une besogne de ménage, le fidèle 
chat qui les accompagne s'embarrasse dans ses 
jambes en le frôlant. Furieux, il veut s'élancer sur 
lui; sa femme se jette au-devant; il l'étend d'un 
coup de hache. Comment fait-on disparaître un 
cadavre? telle est sa première pensée. La femme 
est mise dans le mur, convenablement recrépi et 
bouché avec du mortier sali habilement. Le chat a 
fui. « Il a compris ma colère, et a jugé qu'il était 
prudentde s'esquiver. «Notre homme dort du som- 
meil des justes, et, le matin, au soleil levant, sa 
joie et son allégement sont immenses de ne pas 
sentir son réveil assassiné par les caresses odieuses 
de la bête. Cependant, la justice a fait plusieurs 
perquisitions chez lui, et les magistrats découragés 
vont se retirer, quand tout d'un coup : « Vous 
oubliez la cave. Messieurs »*, dit-il. On visite la cave, 
et, comme ils remontent les marches sans avoir 
trouvé aucun indice accusateur, « voilà que, pris 
d'une idée diabolique et d'une exaltation d'orgueil 
inouï, je m'écriai : Beau mur î Belle construction^ 
en vérité ! on ne/ait plus de caves pareilles! Et, ce 
disant^ je frappai le mur de ma canne à l'endroit 
même où était cachée la victime. » Un cri profond, 
lointain, plaintif se fait entendre ; l'homme s'éva- 
nouit; la justice s'arrête, abat le mur, le cadavre 
tombe en avant, et un chat ejBrayant, moitié poil, 
moitié plâtre, s'élance avec son oeil unique, san- 
glant et fou. 



EDGAR POE 23 1 

Ce ne sont pas seulement les probabilités et les 
possibilités qui ont fortement allumé l'ardente 
curiosité de Poe, mais aussi les maladies deTesprit. 
Bérénice est un admirable échantillon dans ce 
genre; quelque invraisemblable et outré que ma 
sèche analyse la fasse paraître, je puis affirmer au 
lecteur que rien n'est plus logique et possible que 
cette affreuse histoire. Egœus et Bérénice sont 
cousins; Egœus, pâle, acharné à la théosophie, 
chétif et abusant des forces de son esprit pour 
rintelligence des choses abstruses; Bérénice, folle 
et joueuse, toujoulrs en plein air, dans les bois et le 
jardin, admirablement belle, d'une beauté lumi- 
neuse et charnelle. Bérénice est attaquée d'une mala- 
die mystérieuse et horrible désignée quelque part 
sous le nom assez bizarre de distorsion de person^ 
nalité. On dirait qu'il est question d'hystérie... Elle 
subit aussi quelques attaques d'épilepsie, fréquem- 
ment suivies de léthargie, tout à fait semblables à 
la mort, et dont le réveil est généralement brusque 
et soudain. Cette' admirable beauté s'en va, pour 
ainsi dire, en dissolution. QuantàEgœus, sa mala- 
die, pour parler, dit-il, le langage du vulgaire, est 
encore plus bizarre. Elle consiste dans une exa- 
gération de la puissance méditative, une irrita- 
lion morbide des facultés attentives. — « Per- 
dre de longues heures les yeux attachés à une 
phrase vulgaire, rester absorbé une grande jour- 
née d'été dans la contemplation d'une ombre 
sur le parquet, m'oublier une nuit entière à sur- 
veiller la flamme droite d'une lampe ou les braises 
du foyer, répéter indéfiniment un mot vulgaire jus- 
qu'à ce que le son cessât d'apporter à mon esprit 
une idée distincte, perdre tout sentîmept dç l'çxis^ 



23a ŒUVRES POSTHUMES 

tence physique dans une immobilité obstinée, tel- 
les étaient quelques-unes des assertions dans les- 
quelles m'avait jeté une condition intellectuelle qui, 
si elle n'est pas sans exemple, appelle certaine- 
ment Tétude et l'analyse. » Et il prend soin de nous 
faire remarquer que ce n*est pas là l'exagération 
de la rêverie bien commune à tous les hommes; car 
le rêveur prend un objet intéressant pour point de 
départ, il roule de déduction en déduction et, après 
une longue journée de rêverie, la cause première est 
tout à fait envolée, V incitamentum a disparu. Dans 
le cas d'Egœus, c'est le contraire. L'objet est inva- 
riablement puéril; mais, à travers le /milieu d'une 
contemplation violente, il prend une importance 
de réfraction. Peu de déductions, point de médita- 
tions agréables ; et, à la fin, la cause première, bien 
loin d'être hors de vue, a conquis un intérêt sur- 
naturel, elle a pris une grosseur anormale qui est 
le caractère distinctif de cette maladie. 

Egœus va épouser sa cousine. Au temps de son 
incomparable beauté, il ne lui a jamais adressé un 
sçul mot d'amour; mais il éprouve pour elle une 
grande amitié et une grande pitié. D'ailleurs, n'a- 
t-elle pas l'immense attrait d'un problème? Et, 
comme il l'avoue, dans l'étrange anomalie de 
son existence^ les sentiments ne lui sont jamais 
venus du cœur, et les passions lui seront toujours 
venues de V esprit. Un soir, dans la bibUothèque, 
Bérénice se trouve devant lui. Soit qu'il ait l'esprit 
troublé, soit par l'effet du crépuscule, il la voit plus 
grande que de coutume. Il contemple longtemps 
sans dire un mot ce fantôme aminci qui, dans une 
douloureuse coquetterie de femme enlaidie, essaie 
un sourire, un sourire qui veut dire : « Je suis bien 



EDGAR POB 233 

changée, n'est-ce pas? » Et alors elle montre entre 
ses pauvres lèvres tortillées toutes ses dents. «Plût 
à Dieu que je ne les eusse jamais vues, ou que, 
les ayant vues, je fusse mort! » 

Voilà les dents installées dans la tête de Thomme. 
Deux jours et une nuit, il reste cloué à la même 
place, avec des dents flottantes autour de lui. Les 
dents sont daguerréotypées dans son cerveau, lon- 
gues, étroites, comme des dents de cheval mort ; 
pas une tache, pas une crénelure, pas une pointe ne 
lui a échappé. Il frissonne d'horreur quand il s'a- 
perçoit qu'il en est venu à leur attribuer une faculté 
de sentiment et une puissance d'expression morale 
indépendante même des lèvres : « On disait de 
M^i® Salle que tous ses pas étaient des sentiments ^ 
et de Bérénice, je croyais plus sérieusement que 
toutes ses dents étaient des idées. y> 

Vers la fin du second jour, Bérénice est morte; 
Egœus n'ose pas refuser d'entrer dans la cham- 
bre funèbre et de dire un dernier adieu à la 
dépouille de sa cousine. La bière a été déposée sur 
le lit. Les lourdes courtines du lit qu'il soulève 
retombent sur ses épaule^ et l'enferment dans la 
plus étroite communion avec la défunte. Chose sin- 
gulière, un bandeau qui entourait les joues s'est 
dénoué. Ses dents reluisent implacablement blan- 
ches et longues. Il s'arrache du lit avec énergie, et 
se sauve épouvanté. 

Depuis lors, les ténèbres se sont amoncelées dans 
son esprit, et le récit devient trouble et confus. Il 
se retrouve dans la bibliothèque à une table, avec 
une lampe, un livre ouvert devant lui, et ses yeux 
tressaillent en tombant sur cette phrase : Dicebant 
mihisodaleSySisepulchrum amicœ visitarem^ curas 



S34 ŒUVRES POSTHUMES 

meas altquantulumfore levatas . A côlé, une boîte 
d'ébène? N'esl-ce pas celle du médecin de la 
famille. Un domestique entre, pâle et troublé; il 
parle bas et mal. Cependant il est question dans 
ses phrases entrecoupées de violation de sépulture, 
de grands cris qu'on aurait entendus, d'un cadavre 
encore chaud et palpitant qu'on aurait trouvé au 
bord de sa fosse tout sanglant et tout mutilé. Il 
montre à Egœus ses vêtements; ils sont terreux 
et sanglants. Il le prend par la main; elle porte des 
empreintes singulières, des déchirures d'ongles. Il 
dirige son attention sur un outil qui repose contre 
le mur. C'est une bêche. Avec un cri effroyable, 
Egoeu^ saute sur la botte; mais, dans sa faiblesse 
et son agitation, il la laisse tomber, et la boîte, en 
s'ouvrant, donne passage à des instruments de chi- 
rurgie dentaire qui s'éparpillent sur le parquet 
avec un affreux bruit de ferraille, mêlés aux objets 
maudits de son hallucination. Le malheureux, dans 
une absence de conscience, est allé arracher son' 
idée fixe de la mâchoire de sa cousine, ensevelie 
par erreur pendant une de ses crises. 

Généralement, Edgar Poe supprime les accessoi- 
res, ou du moins ne leur donne qu'une valeur très 
minime. Grâce à cette sobriété cruelle, l'idée géné- 
ratrice se fait mieux voir et le sujet se découpe 
ardemment sur ces fonds nus. Quant à sa méthode 
de narration, elle est simple. Il abuse du je avec 
une cynique monotonie. On dirait qu'il est telle- 
ment sûr d'intéresser qu'il s'inquiète peu de varier 
ses moyens. Ses contes sont presque toujours des 
récits ou des manuscrits du principal personnage. 
Quant à Tardeur avec laquelle il travaille souvent 
dans l'horrible, j'ai remarqué chez plusieurs 



EDGAR POE 235 

hommes qu'elle était souvent le résultat d'une très 
grande énergie vitale inoccupée, quelquefois d'une 
opiniâtre chasteté, et aussi d'une profonde sensibi- 
lité refoulée. La volupté surnaturelle que l'homme 
peut éprouver à voir couler son propre sang, les 
mouvements brusques et inutiles, les grands cris 
jetés en l'air presque involontairement sont des 
phénomènes analogues. La douleur est un soulage- 
ment à la douleur, l'action délasse du repos. 

Un autre caractère particulier de sa littérature 
est qu'elle est tout à fait anti-féminine. Je m'expli- 
que. Les femmes écrivent, écrivent avec une rapi- 
dité débordante; leur cœur bavarde à la rame. 
Elles ne connaissent généralement ni l'art, ni la 
mesure, ni la logique; leur style traîne et ondoie 
comme leurs vêtements. Un très grand et très jus- 
tement illustre écrivain, George Sand elle-même, 
n'a pas tout à fait, malgré sa supériorité, échappé 
à cette loi du tempérament ; elle jette ses chefs- 
d'œuvre à la poste comme des lettres. Ne dit-on 
pas qu'elle écrit ses livres sur du papier à lettres? 

Dans les livres d'Edgar Poe, le style est serré, 
concaténé; la mauvaise volonté du lecteur ou sa 
paresse ne pourront pas passer à travers les mailles 
de ce réseau tressé par la logique. Toutes les idées, 
comme des flèches obéissantes, volent au même 
but. 

J'ai traversé une longue enfilade de contes sans 
trouver une histoire d'amour. Je n'y ai pensé qu'à 
la fin, tant cet homme est enivrant. Sans vouloir 
préconiser d'une manière absolue ce système ascé- 
tique d'une âme ambitieuse, je pense qu'une litté- 
rature sévère serait chez nous une protestation 
utile contre l'envahissante fatuité dés femmes, de 



236 ŒUVRES POSTHUMES 

plus en plus surexcitée par la dégoûtante idolâtrie 
des hommes ; et je suis très indulgent pour Vol- 
taire, trouvant bon, dans sa préface de la Mort 
de CésaPy tragédie sans femme, sous de feintes 
excuses de son impertinence, de bien faire remar- 
quer son glorieux tour de force. 

Dans Edgar Poe, point de pleurnicheries éner- 
vantes; mais partout, mais sans cesse Tinfatigable 
ardeur versTidéal. Comme Balzac qui mourut peut- 
être triste de ne pas être un pur savant, il a des 
rages de science. 11 a écrit un Manuel du conchy- 
//o/o^w/^ que j'ai oublié de mentionner.il a, comme 
les conquérants et les philosophes, une entraînante 
aspiration vers l'unité; il assimile les choses mo- 
rales aux choses physiques. On dirait qu'il cherche 
à appliquer à la littérature les procédés de la phi- 
losophie, et à la philosophie la méthode de l'algè- 
bre. Dans cette incessante ascension vers Tinfini, 
on perd un peu F haleine. L'air est raréfié dans cette 
littérature, comme dans un laboratoire. On y con- 
temple sans cesse la glorification de la volonté 
s'appliquant à l'induction et à l'analyse. Il semble 
que Poe veuille arracher la parole aux prophètes, 
et s'attribuer le monopole de l'explication ration- 
nelle. Aussi, les paysages qui servent quelquefois 
de fond à ses fictions fébriles sont-il pâles comme 
des fantômes. Poe, qui ne partageait guère les 
passions des autres hommes, dessine des arbres et 
des nuages -qui ressemblent à des rêves de nuages et 
d'arbres, ou plutôt qui ressemblent à ses étranges 
personnages, agités comme eux d'un frisson surna- 
turel et galvanique. 

Une fois, cependant, il s'est appliqué à faire un 
livre purement humain. La Narration d'Arthur 



EDGAR FOE 287 

Gordon Pym, qui n'a pas eu un grand succès, est 
une histoire de navigateurs qui, après de rudes ava- 
ries, ont été pris par les calmes dans les mers duSud. 
Le génie de l'auteur se réjouit dans ces terribles 
scènes et dans les étonnantes peintures de peuplades 
et d'îles qui ne sont point marquées sur les cartes. 
L'exécution de ce livre est excessivement simple 
et minutieuse. D'ailleurs, il est présenté comme un 
livre de bord. Le navire est devenu ingouvernable ; 
les vivres et l'eau buvable sont épuisés; les marins 
sont réduits au cannibalisme. Cependant, un brick 
est signalé. 

Nous n'aperçûmes personne à son bord jusqu'à ce 
qu'il fût arrivé à un quart de mille de nous. Alors nous 
vîmes trois hommes qu'à leur costume nous prîmes pour 
des Hollandais. Deux d'entre eux étaient couchés sur de 
vieilles voiles près du gaillard d'avant, et le troisième, 
qui paraissait nous regarder avec curiosité, était à l'avant, 
à tribord, près du beaupré. Ce dernier était un homme 
grand et vigoureux, avec la peau très noire. Il semblait, 
par ses gestes, nous encourager à prendre patience, nous 
faisant des signes qui nous semblaient pleins de joie, 
mais qui ne laissaient pas que d'être bizarres, et souriant 
immuablement, comme pour déployer une rangée de 
idents blanches très brillantes. Le navire approchant da- 
vantage, nous vîmes son bonnet de laine rouge tomber 
de sa tête dans l'eau ; mais il n'y prit pas garde, conti- 
nuant toujours ses sourires et ses gestes baroques. Je 
rapporte toutes ces choses et ces circonstances minutieu- 
sement, et je les rapporte, cela doit être compris, préci- 
sément comme elles nous apparurent. 

Le brick venait à nous lentement, et mettait mainte- 
nant le cap droit sur nous, et, — je ne puis parler de 
sang-froid de cette aventure, — nos cœurs sautaient 
ibllement au- dedans de nous, et nous répandions toutes 



a38 ŒUVRES POSTHUMES 

nos âmes en cris d'allégresse et en actions de grâces à 
Dieu pour la complète, glorieuse et inespérée délivrance 
que nous avions si palpablemeut sous la main. Tout à 
coup et tout à la fois, de Tétrange navire^ nous étions 
maintenant sous le vent à lui, — nous arrivèrent, portées 
sur Tocéan, uoe odeur, une puanteur telles qu'il n'y a 
pas dans le monde de mots pour les exprimer ; inferna- 
les, suffoquantes, intolérables, inconcevables. J'ouvris la 
bouche pour respirer, et me tournant vers mes camara- 
des, je m'aperçus qu'ils étaient plus pâles que du marbre. 
Mais nous n'avions pas le temps de nous questionner on 
de raisonner, le brick était à cinquante pieds de nous, et 
il semblait dans l'intention de nous accoster par notre 
arrière, afin que nous pussions l'aborder sans l'obliger 
à mettre son canot à la mer. Nous nous précipitâmes 
au-devant, quand^ tout à coup, une forte embardée le 
jeta de cinq ou six points hors du cap qu'il tenait, et, 
comme il passait à notre arrière à une distance d'environ 
vingt pieds, nous vîmes son pont en plein. Oublierais-je 
jamais la triple horreur de ce spectacle? Vingt-cinq ou 
trente corps humains, parmi lesquels quelques femmes, 
gisaient disséminés çà et làentrela dunette et la cuisine, 
dans le dernier et le plus dégoûtant état de putréfaction ! 
Nous vîmes clairement qu'il n'y avait pas une âme vivante 
sur ce bateau maudit I Cependant, nous ne pouvions 
pas nous empêcher d'implorer ces morts pour notre salut ! 
Oui, dans l'agonie du moment, nous avons longtemps et 
fortement prié ces silencieuses et dégoûtantes images de 
s^arrêter pour nous, de ne pas nous abandonnera un sort 
semblable au leur, et de vouloir bien nous recevoir dans 
leur gracieuse compagnie! La terreur et le désespoir 
nous faisaient extra vaguer, l'angoisse et le décourage- 
ment nous avaient rendus totalement fous. 

A nos premiers hurlements de terreur, quelque chose 
répondit qui venait du côté du beaupré du navire étran- 
ger, et qui ressemblait de si près au cri d'un gosier 
humain que l'oreille la plus délicate eût été surprise et 



BDGAR POE aSg 

trompée. A ce moment, une autre embardée soudaine 
ramena le g'aillard d'avant sous nos yeux, et nous pûmes 
comprendre l'origine de ce bruit. Nous vîmes la grande 
forme robuste toujours appuyée sur le plat-bord et 
remuant toujours la tête deçà, delà, mais tournée main- 
tenant de manière que nous ne pouvions lui voir la face. 
Ses bras étaient étendus sur la lisse du bastingage, et 
ses mains tombaient en dehors. Ses genoux étaient pla- 
cés sur une grosse amarre, largement ouverts et allant 
du talon du beaupré à Tun des bossoirs. A Tun de ses 
côtés, où un morceau de la chemise avait été arraché et 
laissait voir le nu, se tenait une énorme mouette, se 
gorgeant activement de Thorrible viande, son bec et ses 
serres profondément enfoncés, et son blanc plumage 
tout éclaboussé de sang. Comme le brick tournait et 
allait nous passer sous le vent, l'oiseau, avec une appa- 
rente difficulté, retira sa tête rouge, et, après nous avoir 
regardés un moment comme s'il était stupéfié, se déta- 
cha paresseusement du corps sur lequel il festinait, puis 
il prit directement son vol au-dessus de notre pont, et 
plana quelque temps avec un morceau de la substance 
coagulée et quasi vivante dans son bec. A la fin, l'hor- 
rible morceau tomba, en l'éclaboussant, juste aux pieds 
de Parker. Dieu veuille me pardonner, mais alors, dans 
le premier moment, une pensée traversa mon esprit, 
une pensée que je n'écrirai pas, et je me sentis faisant 
un pas machinal vers le morceau sanglant. Je levai les 
yeux, et mes regards rencontrèrent ceux d'Auguste qui 
étaient pleins d'une intensité et d'une énergie de désir 
telles que cela me rendit immédiatement à moi-môme. 
Je m'élançai vivement, et, avec un profond frisson, je 
jetai Thorrible chose à la mer. 

Le cadavre d'où le morceau avait été arraché, reposant 
ainsi sur l'amarre, était aisément ébranlé par les efforts 
de l'oiseau carnassier, et c'étaient d'abord ces secousses 
qui nous avaient induits à croire à un être vivant. 

Quand l'oiseau le débarrassa de son poids^ il chan* 



240 ŒUVRES POSTHUMES 

cela, tourna et tomba à moitié, et nous montra tout à 
fait sa figure. Non, jamais il n'y eut d'objet aiissi ter- 
rible I Les yeux n y étaient plus, et toutes les chairs de 
la bouche rongées, les dents étaient entièrement à nu. 
Tel était donc ce sourire qui avait encouragé notre espé- 
rance ! Tel était..., mais je m'arrête. Le brick, comme 
je Tai dit^ passa à notre arrière, et continua sa route 
en tombant sous le vent. Avec lui et son terrible équi- 
page s'évanouirent lentement toutes nos heureuses 
visions de joie et de délivrance. 



Eurêka était sans doute le livre chéri et long- 
temps rêvé d'Edgar Poe. Je ne puis pas en rendre 
compte ici d'une manière précise. C'est un livre 
qui demanda un article particulier. Quiconque a 
lu la Révélation magnétique connaît les tendances 
métaphysiques de notre auteur. Eurêka prétend 
développer le procédé, et démontrer la loi suivant 
laquelle l'univers a revêtu sa forme actuelle visible 
et trouvé sa présente organisation, et aussi com- 
ment cette même loi, qui fut l'origine de la création, 
sera le moyen de sa destruction et de l'absorption 
définitive du monde. On comprendra facilement 
pourquoi je ne veux pas m'engager à la légère dans 
la discussion d'unesi ambitieuse tentative. Je crain- 
drais de m'égarer et de calomnier un auteur pour 
lequel j'ai le plus profond respect. On a déjà accusé 
Edgar Poe d'être un panthéiste, et^ quoique je sois 
forcé d'avouer que les apparences induisent à le 
croire tel, je puis affirmer que, comme bien d'autres 
grands hommes épris de la logique, il se contredit 
quelquefois fortement, ce qui fait son éloge; ainsi, 
son panthéisme est fort contrarié par ses idées sur 
la hiérarchie des êtres, et beaucoup de passages 



EDGAR POE 241 

qui affirment évidemment la permanence des per- 
sonnalités. 

Edgar Poe était très fier de ce livre, qui n'eut 
pas, ce qui est tout naturel, le succès de ses con- 
tes. Il faut le lire avec précaution et faire la véri- 
fication de ses étranges idées par la juxtaposition 
des systèmes analogues et contraires. 

IV 

J'avais un ami qui était aussi un métaphysicien 
à sa manière, enragé et absolu, avec des airs de 
Saint-Just. Il me disait souvent, en prenant un 
exemple dans le monde, et en me regardant moi- 
même detravers : « Tout mystiqueaun vicecaché. » 
Et je continuais sa pensée en moi-même : donc il 
faut le détruire. Mais je riais, parce que je ne le 
comprenais pas. Un jour, comme je causais avec 
un libraire bien connu et bien achalandé, dont la 
spécialité est de servir les passions de toute la 
bande mystique et des courtisans obscurs des scien- 
ces occultes, et comme je lui demandais des rensei- 
gnements sur ses clients, il me dit : « Rappelez- 
vous que tout mystique a un vice caché, souvent 
très matériel; celui-ci l'ivrognerie, celui-là la goin- 
frerie, un autre la paillardise; l'un sera très 
avare, l'autre très cruel, etc. » 

Mon Dieu! me dis-je, quelle est donc cette loi 
fatale qui nous enchaîne, nous domine, et se venge 
de la violation de son insupportable despotisme 
par la dégradation et Tamoindrissement de notre 
être moral ? Les illuminés ont été les plus grands 
des hommes. Pourquoi faut-il qu'ils soient châtiés 
de leur grandeur ? Leur ambition n'élait-elle pas 



24a œuvuks posthumes 

la plus noble ? L'homme sera-t-il éterneHement si 
limité qu'une de ses facultés ne puisse s'agrandir 
qu'au détriment des autres ? Si vouloir à tout prix 
connaître la vérité est un grand crime, ou au moins 
peut conduire à de grandes fautes, si la niaiserie et 
l'insouciance sont une vertu et une garantie d'équi- 
libre, je croîs quenous devons être très indulgents 
pour ces illustres coupables, car, enfants du xviii* 
et du XIX® siècle, ce même vice nous est à tous 
imputable. 

Je le dis sans honte, parce que je sens que cela 
part d'un profond sentiment de pitié et de tendresse, 
Edgar Poe, ivrogne, pauvre, persécuté, paria, me 
plaît plus que calme et vertueux, un Gœlhe ou un 
W. Scott. Je dirais volontiers de lui et d'une classe 
particulière d'hommes, ce que le catéchisme dit de 
notre Dieu : « Il a beaucoup souffert pour nous. » 

On pourrait écrire sur son tombeau : « Vous tous 
qui avez ardemment cherché à découvrir les lois 
de votre être, qui avez aspiré à Tinfini, et dont les 
sentiments refoulés ont dû chercher un affreux 
soulagement dans le vin de la débauche, priez pour 
lui. Maintenant, son être corporel purifié nage au 
milieu des êtres dont il entrevoyait l'existence, priez 
pour lui qui voit et qui sait, il intercédera pour 
vous. » 



DÉDICACE DES HISTOIRES EXTRAORDINAIRES (i) 

A Madame Maria Clemm, 
A Mil/ord, Connectîcut, Etais-Unis 

Il y a bien longtemps, Madame, que je dési- 

{i)Le Pays, 24 juillet i854. 



EDGAR POE 243 

raïs réjouir vos yeux maternels par cette traduction 
d'un des plus grands poètes de ce siècle; mais la 
vie littéraire est pleine de cahots et d'empêche- 
ments, et je crains que l'Allemagne ne me devance 
dans l'accomplissement de ce pieux hommage dû 
à la mémoire d'un écrivain qui, comme les Hoff- 
mann, les Jean-Paul, les Balzac, est moins de son 
pays que cosmopolite. Deux ans avant la catastro- 
phe qui brisa horriblement une existence si pleine 
et si ardente, je m'efforçais déjà de faire connaître 
Edgar Poe aux littérateurs de mon pays. Mais 
alors l'orage permanent de sa vie était pour moi 
chose inconnue; j'ignorais que ces éblouissantes 
végétations étaient le produit d'une terre volca- 
nisée, et quand, aujourd'hui, je compare l'idée 
fausse que je m'étais faite de sa vie avec ce qu'elle 
fut réellement, — l'Edgar Poe que mon imagina- 
tion avait créé, — riche, heureux, — un jeune gen- 
tleman de génie vaquant quelquefois à la littéra- 
ture au milieu des mille occupations d'une vie élé- 
gante, — avec le vrai Edgar, — le pauvre Eddie, 
celui que vous avez aimé et secouru, celui que je 
ferai connaître à la France, — cette ironique anti- 
thèse me remplit d'un insurmontable attendrisse- 
ment. Plusieurs années ont passé, et son fantôme 
m'a toujours obsédé. Aujourd'hui, ce n'est pas 
seulement le plaisir de montrer ses beaux ouvrages 
qui me possède, mais aussi celui d'écrire au-dessus 
le nom de la femme qui lui fut toujours si bonne 
et si douce. Gomme votre tendresse pansait ses bles- 
sures, il embaumera votre nom avec gloire. 

Vous lirez le travail que j'ai composé sur sa vie 
et ses œuvres ; vous me direz si j'ai bien compris 
son caractère, ses douleurs, et la nature toute spé- 



244 ŒUVRES POSTHUMES 

ciale de son esprit, sî je me suis trompé, vous me 
corrigerez. Si la passion m'a fait errer, vous me 
redresserez. De votre part, Madame, tout sera reçu 
avec respect et reconnaissance, même le blâme dé- 
licat que peut susciter en vous la sévérité que j'ai 
déployée à l'égard de vos compatriotes, sans doute 
pour soulager un peu la haine qu'inspirent à mon 
âme libre les Républiques marchandes et les So- 
ciétés physiocratiques. 

Je devais cet hommage public à une mère dont 
la grandeur et la bonté honorent le Monde des 
Lettres autant que les merveilleuses créations de 
son fils. Je serais mille fois heureux si un rayon 
égaré de cette charité qui fut le soleil de sa vie 
pouvait, à travers les mers qui nous séparent, s'é- 
lancer sur moi, chétif et obscur, et me réconforter 
de sa chaleur magnétique. 

Adieu, Madame ; parmi les différents saints et 
les formules de complimentation qui peuvent con- 
clure une missive d'une âme à une âme^ je n'en 
connais qu'une adéquate aux sentiments que m'ins- 
pire votre personne : Goodness, godnessi 



AVENf URE SANS PAREILLE D'UN CERTAIN HANS 
PFAALL (i) 

[Note.] 

U Aventure sans pareille d'un certain Hans 
Pfaall a été imprimée pour la première fois dans 
le SouthernLiterary Messenger^ le premier recueil 
littéraire que Poe ait dirigé, à Richmond. Il avait 

(i) Le PaySf 20 avril i855. 



EDGAR POE 245 

alors !i3 ans. Dans l'édition posthunîe de ses œu- 
vres, — qui, soit dit en passant, est loin d'être 
complète — se trouve à la suite de Hans Pfaall une 
fort singulière note dont je veux faire l'analyse, et 
qui montrera aux lecteurs que cette publication a 
intéressé un des enfantillages de ce grand génie*. 

Poe passe en revue différents ouvrages qui ont 
tous le même objet, — un voyage dans la lune, — 
une description de la lune, etc.. — des ouvrages- 
canards, ou, — comme ils disent, ces Américains 
qui aiment tant à être dupés, — des hoaxes. Poe 
se donne la peine de démontrer combien tous ces 
ouvrages sont inférieurs au sien, parce qu'ils man- 
quent du caractère le plus important, je dirai tout 
à riieure lequel. 

Il commence par citer le Moon Siory ou Moori' 
Hoax de M. Locke, qui n'est pas autre chose, je 
présume, que ces malheureux Animaux dans la 
lune, qui, il y a vingt ans à peu près, ont fait aussi 
leur bruit sur notre continent déjà trop américain. 
Il commence d'abord par établir que son jeu d'es- 
prit a été publié dans le Southern Literary Messen^ 
ger trois semaines avant que M. Locke ne publiât 
son canard dans le New-York Sun. Quelques 
feuilles ont accolé et publié simultanément les 
deux ouvrages, et Poe s'offense, à bon droit, de 
cette parenté imposée. 

Pour que le public ait pu ffober le Moon-Hoax 
de M. Locke, il faut que son ignorance astronomi- 
que dépasse la vraisemblance. 

La puissance du télescope de M. Locke ne peut 
pas rapprocher la lune, située à 240.000 milles de 
la terre, suffisamment pour y voir des animaux, 
des fleurs, pour y distinguer la forme et la couleur 

i5. 



ŒUVRES POSTHUMES 



des yeux des petits oiseaux, comme fait Herschell, 
le h(^ros du canard de M. Locke. Enfin, les verres 
de son télescope ont été fabriqués chez MM. Har- 
tley et Grant; or, dit Poe d'une manière triom- 
phale, ces messieurs avaient cessé toute opération 
com*merciale plusieurs années avant la publication 
du hoax. 

A propos d'une espèce de rideau de poils qui 
ombrage les yeux d'un bison lunaire, Herschell 
(Locke) prétend que c'est une prévoyance de la 
nature pour protéger les yeux de l'animal contre 
les violentes alternatives de lumière et de ténèbres 
auxquelles sont soumis les habitants du côté de la 
lune qui regarde notre planète. Mais ces alternati- 
ves n'existent pas; ces habitants, s'il y en a, ne 
peuvent pas connaître les ténèbres. En l'absence 
du soleil, ils sont éclairés par la terre. 

Sa topographie lunaire met^ pour ainsi dire, le 
cœur à droite. Elle contredit toutes les cartes, et 
se contredit elle-même. L'auteur ignore que sur 
une carte lunaire l'orient doit être à gauche. 

Illusionné par les vagues appellations telles que 
Mare Nubium^Mare Tranquillitatis^Mare Fecun- 
ditatis, que les anciens astronomes ont données 
aux taches de la lune, M. Locke entre dans des 
détails sur les mers et les masses liquides de la 
lune. Or, c'est un point d'astronomie constaté qu'il 
n'y en a pas. 

La description des ailes de son homme chauve^ 
souris est un plagiat des insulaires volants de 
Peter Wilkins.M. Locke dit quelque part : «Quelle 
prodigieuse influence notre globe treize fois plus 
gros a-t-il dû exercer sur le satellite, quand celui- 
ci n'était qu'un embryon dans les entrailles du 



EDGAR POE 547 

temps, le sujet passif d'une affinité chimique!» 
C'est fort sublime; mais un astronome n'aurait 
pas dit cela, et surtout ne l'aurait pas écrit à un 
journal scientifique d'Edimbourg. Car un astro- 
nome sait que la terre, — dans le sens voulu par 
la phrase, — n'est pas treize fois, mais bien qua- 
rante-neuf fois plus grosse que la lune. 

Mais voici une remarque qui caractérise bien 
l'esprit analytique de Poe. « Comment, dit-il, Her- 
schell voit des animaux distinctement, les décrit 
minutieusement, formes et couleurs 1 C'est là le 
fait d'un faux observateur! Il ne sait pas son rôle 
de fabricant de hoaxes, Car^ quelle est la chose qui 
doit immédiatement, avant tout, saisir, frapper la 
vue d'un observateur vrai, dans le cas où il verrait 
des animaux dans la lune, — bien que cette chose, 
il eût pu la prévoir : — « Ils marchent les pieds en 
haut et la tête en bas, comme les mouches au 
plafond ! w — En effet, voilà le cri de la nature. 

Les imaginations relatives aux végétaux et aux 
animaux ne sont nullement basées sur l'analogie; — 
les ailes de V homme chauve-souris ne peuvent pas 
le soutenir dans une atmosphère aussi rare que 
celle de la lune ; — la transfusion d'une lumière 
artificielle à travers l'objectif est un pur amphi- 
gouri ; — s'il ne s'agissait que d'avoir des télesco- 
pes assez forts pour voir ce qui se passe dans un 
corps céleste, l'homme aurait réussi, mais il faut 
que ce corps soit éclairé suffisamment, et plus il 
est éloigné, plus la lumière est diffuse, etc.. 

Voici la conclusion de Poe, qui n'est pas peu 
curieuse pour les gens qui aiment à scruter le cabi- 
net de travail d'un homme de génie, — les papiers 
carrés de Jean-Paul embrochés dans du fil^ — les; 



248 ŒUVRES POSTHUMES 

épreuves arachnéennes de Balzac, — les manchettes 
de^Buffon, etc.. 

Dans ces différents opuscules, le but est toujours sati- 
rique ; le thème, — une description des mœurs lunaires 
mises en parallèle avec les nôtres. Mais dans aucun je 
ne vois l'effort pour rendre plausibles les détails du 
voyage en lui-même. Tous les auteurs semblent absolu- 
ment ig-norants en matière d'astronomie. Dans Hans 
Pfaall^le dessein est original, en tant qu'il représente un 
effort vers la vraisemblance {verisimilitude)^ dans l'ap- 
plication des principes scientifiques (autant que le per- 
mettait la nature fantasque du sujet) à la traversée effec- 
tive de la terre à la lune. 

Je permets au lecteur de sourire, — moi-même 
j'ai souri plus d'une fois en surprenant les dadas 
de mon auteur. Les petitesses de toute grandeur ne 
seront-elles pas toujours, pour un esprit impartial, 
un spectacle touchant? 11 est réellement singulier 
de voir un cerveau, tantôt sî profondément germa- 
nique et tantôt si sérieusement oriental, trahir à de 
certains moments Taméricanisme dont il est saturé. 

Mais, à le bien prendre, l'admiration restera la 
plus forte. Qui donc, je le demande, qui doncd'en- 
tre nous, — je parle des plus robustes, — aurait 
osé, à 23 ans, à Tâge où l'on apprend à lirey — se 
diriger vers la lune, équipé de notions astronomi- 
ques et physiques suffisantes, et enfourcher imper- 
turbablement le dada ou plutôt l'hippogrifife 
ombrageux de la uerisimilitude? 



EDGAR POE 249 



REVELATION MAGNETIQUE (i) 

[Note] 

On a beaucoup parlé, dans ces derniers temps, 
d'Edgar Poe. Le fait est qu'il le mérite. Avec un 
volume de nouvelles, cette réputation a traversé les 
mers. Il a étonné, surtout étonné, plutôt qu'ému 
ou enthousiasmé. Il en est généralement de même 
de tous les romanciers qui ne marchent qu'appuyés 
sur une méthode créée par eux-mêmes, et qui est la 
conséquence même de leur tempérament. Je ne crois 
pas qu'il soit possible de trouver un romancier 
fort qui n'ait pas opéré la création de sa méthode, 
ou plutôt dont la sensibilité primitive ne soit pas 
réfléchie et transformée en un art certain. Aussi 
les romanciers forts sont-ils plus ou moins philo- 
sophes. Diderot, Laclos, Hoffmann, Goethe, Jean- 
Paul, Maturin, Honoré deBaIzac,Edgar Poe. Remar- 
quez que j'en prends de toutes les couleurs et des 
plus contrastées. Gela est vrai de tous, même de 
Diderot, le plus hasardeux et le plus aventureux 
qui s'appliqua, pour ainsi dire, à noter et à régler 
l'inspiration; qui accepta d'abord et puis, départi 
pris, utilisa sa nature enthousiaste, sanguine et 
tapageuse. Voyez Sterne, le phénomène est bien 
autrement évident et aussi bien autrement méritant. 
Cet homme a fait sa méthode. Tous ces gens, avec 
une volonté et une bonne foi infatigables, décal- 
quent la nature, la pure nature. — Laquelle? — La 
leur. Aussi sont-ils généralement bien plus éton- 

[i] La Liberté de Penser, i5 juillet 1848, » • 



250 ŒUVRKS POSTHUMES 

nants et originaux que les simples imaginatifs qui 
sont tout à fait d'esprit philosophique et qui entas- 
sent et alignent les événements sans les classer, et 
sans en expliquer le sens mystérieux. J'ai dit qu'ils 
étaient étonnants. Je dis plus ; c'est qu'ils visent 
généralement à l'étonnant. Dans les œuvres de plu- 
sieurs d'entre eux, on voit la préoccupation d'un 
perpétuel surnaturalisme. Cela tient, comme je l'ai 
dit, à cet esprit primitif de chercheriez qu'on me 
pardonne le barbarisme, à cet esprit inquisitorial, 
esprit déjuge d'instruction qui a peut-être ses raci- 
nes dans les plus lointaines impressions de l'en- 
fance. D'autres, naturalistes enragés, examinèrent 
l'âme à la loupe comme les médecins le corps, et 
tuent leurs yeux à trouver le ressort. D'autres, d'un 
genre mixte, cherchent à fondre ces deux systèmes 
dans une mystérieuse unité. Unité de l'animal, 
unité de fluide, unité de la matière première, toutes 
ces théories récentes sont quelquefois tombées, par 
un accident singulier, dans la tête des poètes, en 
même temps que dans les têtes savantes. 

Ainsi, pour en finir, il vient toujours un moment 
où les romanciers de l'espèce de ceux dont je par- 
lais deviennent pour ainsi dire jaloux des philoso- 
phes, et ils donnent alors, eux aussi, leur système 
de constitution naturelle, quelquefois même avec 
une certaine immodestie qui a son charme et sa 
naïveté. On connaît Séraphitus, Louis Lambert, et 
une foule de passages d'autres livres, où Balzac, ce 
grand esprit dévoré du légitime orgueil encyclopé- 
dique, a essayé de fondre en un système unitaire et 
définitif différentes idées tirées de Sw^edenborg, 
Messmer, Marat, Goethe et Geoffroy Saint-Hilaire. 
L'idée de l'unité a aussi poursuivi Edgar Poe, et il 



EDGAR POE 25 1 

n'a point dépensé moins d'efforts que Balzac dans 
ce rêve caressé. Il est certain que les esprits spé- 
cialement littéraires font, quand ils s'y mettent, de 
singulières chevauchées à travers la philosophie. 
Ils font des trouées soudaines, et ont de brusques 
échappées par des chemins qui sont bien à eux. 

Pour me résumer, je dirai donc que les trois 
caractères des TomoincieTs curieux sont : i^une mé- 
ihode privée; 2» bétonnant ; 3" la manie philoso- 
phique; trois caractères qui constituent d'ailleurs 
leur supériorité. Le morceau d'Egar Poe qu'on va 
lire est d'un raisonnement excessivement ténu par- 
fois, d'autres fois obscur, et de temps en temps sin- 
gulièrement audacieux. Il faut en prendre son parti, 
et digérer la chose telle qu'elle est. Il faut surtout 
bien s'attacher à suivre le texte littéral. Certaines 
choses seraient devenues bien autrement obscures, 
si j'avais voulu paraphraser mon auteur, au lieu 
de me tenir servilement attaché à la lettre. J'ai 
préféré faire du français pénible et parfois baroque 
et donner dans toute sa vérité la technie philoso- 
phique d'Edgar Poe. 

Il va sans dire que la Liberté de penser ne se 
déclare nullement complice des idées du romancier 
américain et qu'elle a cru simplement plaire à ses 
lecteurs en leur offrant cette haute curiosité scien- 
tifique. 



On sait que Baudelaire, dans son inlassëe poursuite d& la oerfec- 
tion, remaniait et recorrigeait ses textes jusqu'à la dernière heure. 
Le lecteur, curieux des moindres variantes, devra donc se reporter, 
*pour les traductions des ouvrages de Poe, aux collections des jour- 
naux où elles furent d'abord publiées. Pour nous, nous avons dû 
nous borner à reproduire les textes négligés par Tédition définitive, 
et la notice biographique, fort difFérenie de celle qu'on trouve dans 
la collection de MM. Calmann-Lévy. 



SUR LES BEiUX-ARTS 



DE LA CARICATURE ET GÉNÉRALEMENT 
DU COMIQUE DANS LES ARTS 

[Page isolée] (i) 

Voici la troisième fois que je recopie et recom- 
mence d'un bout à Tautre cet article (2), enlevant, 
ajoutant, remaniant et tâchant de me conformer 
aux instructions de M. V.de Mars (3). 

Le ton du début est changé; Iqs néologismes, les 
taches voyantes sont enlevés. La citation mystique 
de Chennevières est transformée. L'ordre est modi- 
fié. Les divisions sont augmentées. Il y a dos pas- 
sages nouveaux sur Léonard de Vinci, Romeyn de 
Hooge, Jean Steen, Breughel le drôle, Cruiskank 
le père, Thomas Hood, Callot, Watteau, Frago- 

(1) Ck>llectioa Grépet. 

(a) Û doit s'a^^ir ici d'uQ « article monstre » où se fussent fondus, 
aycc des matières nouvelles, les trois essais : De l'essence du rire, 
les car icataristes français, les caricaturistes étrangers qu'ont réu- 
nis les Curiosités esthétiques, La a citation mystique » de Chen- 
nerières se trouve dans l'Essence du rire^ et il est d'ailleurs ques- 
tion, dans une note des Caricaturistes français, « d'un livre resté 
inachevé et commencé il y a plusieurs années ». 

(3) Victor de Mars^pendant plusieurs années secrétaire de la rédac- 
tion à la Revue des Deux Mondes. 

16 



'^T^ 



254 ŒUVRES POBTHOMIS 



nard, Cazotte^ Boilly, Debucourt, Langlois, du Pont 
de l'Arche, Raflfct, Kaulbach, Alfred Réthel, 
Tœppfer, Bertall> Cham et Nadar. L'article qui 
concerne Charlet est très adouci. J'ai ajouté une 
conclusion philosophique conforme au début. 

Programme de Farticle. 



DESCRIPTION ANALYTIQUE D'UNE 
ESTAMPE DE BOILLY (i) 

Au milieu d'un groupe de diflFérenles personnes 
descendant d'une diligence, une femme entourée 
de ses enfants se jette au cou d'un voyageur en 
bonnet de coton. Jour froid de Paris. Un petit se 
hausse sur les pieds pour être embrassé. 

Plus loin, un autre voyageur charge ses paquets 
sur les crochets d'un commissionnaire. 

Au premier plan, à gauche, un mendiant tend 
son chapeau à un tnilitaire à plumet jaune, un offi- 
cier de fortune, maigre comme Bonaparte, et un 
garde national cherche à embrasser une succulente 
boutiquièrc qui porte un éventaire ; elle se défend 
mollement. 

A droite, un monsieur, le chapeau à la main, parle 
à une femme tenant un enfant ; près de ce groupe, 
deux chiens qui se battent. Boilly, i8o3. ~ 

(i) Collection Grépet. 



L'EAU-FORTE EST A LA MODE (i) 



Décidément, Teau-forte devient à la mode. Certes 
nous n'espérons pas que ce genre obtienne autant 
de faveur qu'il en a obtenu à Londres il y a quelques 
années, quand un club fut fondé pour la glorifica- 
tion de Teau-forte et quand les femmes du monde 
elles-mêmes faisaient vanité de dessiner avec la 
pointe sur le vernis. En vérité, ce serait trop d'en- 
gouement. 

Tout récemment, un jeune artiste américain, 
M.Whistler, exposait à la galerie Martinet une série 
d'eaux-forles, subtiles, éveillées comme l'impro- 
visation et rinspiration, représentant les bords de 
la Tamise ; merveilleux fouillis d'agrès, de vergues, 
de cordages; chaos de brumes, de fourneaux et de 
fumées tirebouchonnées; poésie profonde et com- 
pliquée d'une vaste capitale. 

Il y. a peu de temps, deux fois de suite, à peu de 
jours de distance, la collection de M. Méryon se 
vendait en vente publique trois fois le prix de sa 
valeur primitive. 

Il y a évidemment dans ces faits un symptôme 
de valeur croissante. Mais nous ne voudrions pas 
affirmer toutefois que Teau-forte soit destinée pro- 
chainement à une totale popularité. C'est un genre 

(i) Revue anecdotique, n© a d'avril 1862. Article anonyme. 



SUR LES BEAUX-ARTS 267 

trop personnel, et conséquemment trop aristocra- 
tique, pour enchanter d'autres personnes que les 
hommes de lettres et les artistes, gens très amou- 
reux de toute personnalité vive. Non seulement 
Teau-forte est faite pour glorifier Tindividualilé de 
Tartiste, mais il est même impossible à Tartiste de 
ne pas inscrire sur la planche son individualité la 
plus intime. Aussi peut-on affirmer que, depuis la 
découverte de ce genre de gravure, il y a eu autant 
de manières de le cultiver qu'il y a eu d'artistes 
aqua^f artistes. Il n'en est pas de même du burin, 
ou du moins la proportion dans l'expression de la 
personnalité est-elle infiniment moindre. 

On connaît les audacieuses et vastes eaux-fortes 
de M. Legros: cérémonies de l'Eglise, processions^ 
offices nocturnes, grandeurs sacerdotales, austérités 
du cloître, etc., etc. 

M. Bonvin, il y a peu de temps, mettait en vente, 
chez M. Cadart (l'éditeur des œuvres de Bracque- 
mond, de Flameng,de Chifflart), un cahier d'eaux- 
fortes, laborieuses, fermes et minutieuses comme 
sa peinture. 

' C'est chez le même éditeur que M. Yonkind, le 
charmant et candide peintre hollandais, a déposé 
quelques planches auxquelles il a confié le secret 
de ses rêveries* singulières abréviations de sa pein- 
ture, croquis que sauront lire tous les amateurs 
habitués à déchiffrer l'âme d'un peintre dans ses 
plus rapides gribouillages (grriiotttV/agr^ est le terme 
dont [se] servait, un peu légèrement, le brave Diderot 
pour caractériser les eaux-fortes de Rembrandt). 

MM. André Jeanron, Ribot, Manet viennent de 
faire aussi quelques essais d'eau-forte, auxquels 



258 ŒUVRES POSTHUMES 

M. Cadart a donné Thospitalité de sa devanture 
de la rue Richelieu. 

Enfin nous apprenons aue M. John-Lewis Brown 
veut aussi entrer en danse. M. Brown, notre 
compatriote malgré son origine anglaise, en qui 
tous les connaisseurs devinent déjà un successeur, 
plus audacieux et plus fin, d'Alfred de Dreux, et 
peut-être un rival d'Eugène Lami, saura évidem- 
ment jeter dans les ténèbres de la planche toutes 
les lumières et toutes les élégances de sa peinture 
anglo-française. 

Parmi les différentes expressions de Tart plas- 
tique. Peau-forte est celle qui se rapproche le plus de 
Texpression littéraire et qui est la mieux faite pour 
trahir Thommc spontané. Donc, vive Teau-forte! 



CATALOGUE DE LA COLLECTION 
DE M. CRABBE (i) 

DiAz. — Papillotages de lumière tracassée à tra- 
vers des ombrages énormes. 

DUPRÉ. — Mirages magiques du soir. 

LEYS. — Manière archaïque, première manière, 
plus naïve. 

ROSA BONHEUR. — Le meilleur que j'aie vu, une 
bonhomie qui tient lieu de distinction. 

DECAMPS. — Un des meilleurs. Grand ciel mame- 
lonné, profondeur d'espace. 

— Paysage énorme en petite dimension. L'âne 
de Balaam. A précédé les Doré. 

— Trois soldats ayant coopéré à la Passion. Ter- 
ribles bandits à la Salvator. La couronne d'épines 
et le sceptre de roseau expliquent la profession de 
ces malandrins. 

MADOu. — Charlet flamand. 

CABAT. — Très beau, très rare, trèsombragé,très 
herbu, prodigieusement fini^ un peu dur, donne 
la plus haute idée de Cabat, aujourd'hui un peu 
oublié. 

RICARD. — Un faux Rembrandt. Très réussi. 

PAUL DELAROGHE. — 'Douue uuc idée meilleure de 

(i) Collection Grépei. — Quelques fragments de ce catalo|^e 
avaient été publiés par Gil mas (i4 juin 1890), à roccasion de la 
vente delà collection Grabbe ; d'autres par VArt et les Artistes, n« aO. 



a6o œuvues posthumes 

Delaroche que l'idée habituelle. Etude simple et 
sentimentale. 

MEissoNiER. — Un petit fumeur méditatif. Vrai 
Meissonier sans grandes prétentions. Excellent 
spécimen. 

TROYON. 1860. — Excellents spécimens. Un chien 
se dresse contre un tertre avec une souplesse ner- 
veuse et regarde à l'horizon. 

— Vaches. Grand horizon. Un fleuve. Un pont. 

— Bœuf dans un sentier. 

ROBERT FLÊURY. — Dcux scèucs historiqucs. 
Toujours le meilleur spécimen. Belle entente du 
théâtre. 

JULES BRETON. DcUX. 

ALFRED STEVÉNS. — Une jeuue fille examinant les 
plis de sa robe devant une psyché. 

— Une jeune fille, type de virginité et de spiri- 
tualité, ôte ses gants pour se mettre au piano. 

Un peu sec, un peu vitreux. 

Très spirituel, plus précieux que tout Stevens. 

— Une jeune femme regardant un bouquet sur 
une console. 

On n'a pas assez loué chez Stevens l'harmonie 
distinguée et bizarre du tout. 

JOSEPH STEVENS. — Misérablo logis de saltim- 
banques. 

Tableau suggestif. Chiens habillés. Le saltim- 
banque est sorti et a coifi^é un de ses chiens d'un 
bonnet dé houzard pour le contraindre à rester 
immobile devant le miroton qui chauffe sur le 
poêle. 

jAGQUE. — Plus fini que tous les Jacque. Une 
basse-cour à regarder à la loupe. 



SUR LÇS BEAUX-ARTS 26 1 

KNYFF. — Effet de soleil gazé. Eblouissement, 
blancheur. Un peu lâché à la Daubigny. 

VERBOEKOVEN. — Etonnant, vitreux, désolant à 
rendre envieux Meissonier, Landseer, H. Vernet. 
Ton à la De Marne. 

KOEKKOEK. — Fcr blauc, zinc, tableau dit d'ama- 
teur. Encore est-ce un des meilleurs spécimens. 

vERivÉE. — Solide. 

COROT. — Deux. Dans l'un, transparence demi- 
deuil délicat, crépuscule de l'âme. 

TH. ROUSSEAU. — McrveilIcux, agatisé. Trop 
d'amour pour le détail, pas assez pour les archi- 
tectures de la nature. 

MILLET. — La bête de somme de La Bruyère. 
La bête courbée vers la terre. 

BONiNGTON. — Intérieur de chapelle. Un mer- 
veilleux diorama, grand comme la main. 

wiLHEMS. — Deux. — Préciosité flamande. La 
lettre. Le lavage des mains. 

GUSTAVE DE JONGH. — Une jcunc fille en toilette 
de bal, lisant de la musique. 

EUGÈNE DELACROIX. — Ghassc au tigre. Delacroix 
alchimiste de la couleur. Miraculeux, profond, 
mystérieux, sensuel, terrible; couleur éclatante et 
obscure, harmonie pénétrante. Le geste de l'homme 
et le geste de la bête. La grimace de la bête, les 
reniflements de l'animalité. 

Vert, lilas, vert sombre, lilas tendre, vermillon 
rouge sombre, bouquet sinistre. 



itî. 



ARGUMENT 

DU 

LIVRE SUR LA BELGIQUE (i) 



[Premier fragment.] 



CHOIX DE TITRES 

La vraie Belgique. La Belgique toute nue. La 
Belgique déshabillée. Une capitale pour rire. Une 
capitale de Singes (2) . 

(i) Publié anonymemenl par M. Eugène Grépet dan^ la Beuue 
d'Aujourd'hui f 1 5 mars i8go. 

(9) Âsselineau, op. cit., a énuméré d'autres titres : Pauvre Bel- 
gique, la Grotesque Belgique, la Capitale des Singes. 

Asselineaa, ibid., donne encore une liste de 33 chapitres projetai s. 

La voici : 

I. Début. — a. Physionomie de la rue. — 3. La vie, cuisine, 
boissons, tabac. — 4- Les Femmes et TAmour. — &. Moeurs, Mo- 
ralité. — 6. Conversations. — 7. Esprit de petite ville» cancans. — 
8. Obéissance, conformité. — 9. Lès Espions, — impolitcfîse, gros- 
sièreté. — 10. Administration, lenteur, paresse. — i « . Commerce, 
esprit commerçant. — la. Préjugé de la propreté belge — i3. Di- 
vertissement. — 14. Enseignement. — i5. La langue française en 
Belgique. — 16. Journalistes, Littérateurs. — 17. ImpiéLê beljEçe.— 
Prêtrophobie, irréligion. — 19. Politique. — ao. L'annBJcion. ^ si, 
L'Armée. — aa. Le roi Léopold, son portrait, sa mort, le deuiL^aS, 
Beaux-Arts. — a4. Architecture, Eglises, culte. — a5. Le |*ays»(r^ ■ 
— a6, a7, aS, ag. Promenades, Malines, Anvers, ^amur. — 3o' 



264 ŒUVAES P0STHUMS8 

• I. — Préliminaires. 

Qu'il faut, quoi que dise Danton, toujours « empor- 
ter sa patrie à la semelle de ses souliers ». 

La France a Tair bien barbare, vue de près. Mais 
allez en Belgique, et vous deviendrez moins sévère 
pour votre pays. 

Comme Joubert remerciait Dieu de Tavoir fait 
homme, et non femme, vous le remercierez de vous 
avoir fait, non pas Belge, mais Français. 

Grand mérite à faire un livre sur la Belgique. Il 
s'agit d*être amusant en parlant de l'ennui, instruc- 
tif en parlant de rien. 

A faire un croquis de la Belgique, il y a par 
compensation cet avantage qu'on fait, en même 
temps, une caricature des sottises françaises. 

Conspiration de la flatterie Européenne contre la 
Belgique. La Belgique, amoureuse des compliments, 
les prend toujours au sérieux. 

Comme on chantait chez nous, il y a vingt ans, 
la liberté, la gloire et le bonheur des Etats-Unis 
d'Amérique ! Sottise analogue à propos de la Bel- 
gique. 

Pourquoi les Français qui ont habité la Belgique 
ne disent pas la vérité sur ce pays. Parce que, en 
leur qualité de Français, ils ne peuvent pas avouer 
qu'ils ont été dupes. 

Vers de Voltaire sur la Belgique. 

2. — Bruxelles. Physionomie de la rue. 
Premières impressions. On dit que chaque ville, 

Liège.— 3i. Gand. — 3a. Bruges. — 33. Epilogue, conseils aux 
Français. 

On remarquera que, pour les i8 premiers chapitres, celte liste de 
Ch. Asselineau concorde à peu près avec le manuscrit Argument 
du Livre sur la Belgique, publié par Eucènc Crépet.— V. Lettres, 
années 1865-66. ^» 'r t- b r 



SUR LA BELGIQUE ' 265 

chaque pays a son odeur. Paris, dit-on, sent ou5^/i- 
tait le chou aigre.Le Cap sent le mouton. Il y a des 
îles tropicales qui sentent la rose,le musc ou Thuile 
de coco. La Russie sent le cuir. Lyon sent le char- 
bon. L'Orient, en général, sent le musc et la charo- 
gne. Bruxelles sent le savon noir. Les chambres 
d'hôtel sentent le savon noir. Les lits sentent le 
savon noir. Les serviettes sentent le savon noir. 
Les trottoirs sentent le savon noir. Lavage des 
façades et des trottoirs, même quand il pleut à 
flots. Manie nationale, universelle. 

Fadeur générale de la vie. Cigares, légumes, 
fleurs, fruits, cuisine, yeux, cheveux, tout est/arf^, 
tout est triste, insipide, endormi. La physionomie 
humaine, vague, sombre, endormie. Horrible peur, 
de la part des Français, de cette contagion sopo^ 
reuse. 

Les chiens seuls sont vivants; ils sont les nègres 
de la Belgique. 

Bruxelles, beaucoup plus bruyant que Paris; le 
pourquoi. Le pavé, irrégulier ; la fragilité et la 
sonorité des maisons ; Tétroitesse des rues; l'accent 
sauvage et immodéré du peuple; la maladresse 
universelle ; le sifflement national (ce que c'est), et 
les aboiements des chiens . 

Peu de trottoirs, ou trottoirs interrrompus (con- 
séquence dé la liberté individuelle, poussée à Tex- 
trême). Affreux pavé. Pas de vie dans la rue. — 
Beaucoup de balcons, personne aux balcons. Les 
espions^ signe d'ennui, de curiosité ou d'inhospi- 
talité. 

Tristesse d'une ville sans fleuve. 

Pas d'étalages aux boutiques. La flânerie, si 
chère aux peuples doués d'imagination, impossible 



a 66 ŒUVRES POSTHUMES 

à Bruxelles. Rien à voir, et des chemins impossi- 
bles. 

Innombrables lorgnons. Le pourquoi . Remarque 
d'un opticien. Etonnante abondance de bossus. 

Le visage belge, ou plutôt bruxellois, obscur, 
informe, blafard ou vineux. Bizarre construction 
des mâchoires. Stupidité menaçante. 

La démarche des Belges, folle et lourde. Ils mar- 
chent en regardant derrière eux et se cognent sans 
cesse. 

3. — Bruxelles. La vie, tabaCj cuisine^ vins. 

La question du tabac. Inconvénients de la liberté. 

La question de la cuisine. Pas de viandes rôties. 
Tout est cuit à Tétuvée. Tout est accommodé au 
beurre rance (par économie ou par goût). Légumes 
exécrables (soit naturellement, soit par le beurre). 
Jamais de ragoûts. (Les cuisiniers belges croient 
qu'une cuisine très assaisonnée est une cuisine 
pleine de sel.) 

La suppression du dessert et de l'entremets est 
un fait signalétique. Pas de fruits (ceux de Tour- 
nai — d'ailleurs sont-ils bons? -r sont exportés en 
Angleterre). Il faut donc en faire venir de France 
ou d'Algérie. Enfin, le pain est exécrable, humide, 
mou, brûlé. 

A côté du fameux mensonge de la liberté belge 
et de \di propreté belge, mettons le mensonge de la 
vie à bon marché en Belgique. 

Tout est quatre fois plus cher qu'à Paris, où il 
n'y a de cher que le loyer. 

Ici, tout est cher, excepté le loyer. 

Vous pouvez, si vous en avez la force, vivre à la 
belge. Peinture du régime et de l'hygiène belges. 



SUR LA BELGIQUE 267 

La question des vins. — Le vin, objet de curio- 
sité et de bric à brac. Merveilleuses caves, très 
riches, toutes semblables. Vins clicrs et capiteux. 
Les Beiges mo/i/r^nMeurs vins. Ils ne les boivent 
pas par goût, mais par vanité, et pour faire acte de 
conformité, pour ressembler aux Français. 

— La Belgique, paradis des commis-voyageurs 
en vins. 

Boissons du peuple. Le faro et le genièvre. 

4. — Mœurs. Les femmes et l'amour. 

Pas de femmes; pas d'amour. 

Pourquoi? 

Pas de galanterie chez Thomme, pas de pudeur 
chez la femme. La pudeur, objet prohibé, ou dont 
on ne sent pas le besoin. Portrait général de la 
Flamande, ou du moins de la Brabançonne. (La 
Wallone, mise de côté, provisoirement.) Type 
général de physionomie, analogue à celui du mou- 
ton et du bélier. — Le sourire, impossible à cause 
de la récalcitrance des muscles et de la structure 
des dents et des mâchoires. 

Le teint, en général, blafard, quelquefois vineux. 
Les cheveux jaunes. Les jambes, les gorges, énor^ 
mes, pleines de suif, les pieds^ horreur! 1 I 

En général, une précocité d'embonpoint mons- 
trueuse, un gonflement marécageux, conséquence 
de rhumidité de l'atmosphère et de la goinfrerie 
des femmes. 

La puanteur des femmes. Anecdotes. 

Obscénité des dames belges. Anecdotes de latri- 
nes et de coins de rues. 

Quant à Tamour, en référer aux ordures des 
anciens Flamands. Amours de sexagénaires. Ce 



a 68 ŒUVRES POSTBUMBS 

peuple n'a pas changé, et les peintres flamands 
sont encore vrais. 

Ici, il y a At^ femelles. Il n'y a pas de yèmm^^. 

— Prostitution belge. Haute et basse prostitu- 
tion. Contrefaçons de biches françaises. Prostitu- 
tion française à Bruxelles. 

Extraits du règlement sur la prostitution. 

5. — Mœurs (suite). 

Grossièreté belge (même parmi les officiers). 

Aménités de confrères, dans les journaux. 

Ton delà critique et du journalisme belges. 

Vanité belge blessée. 

Vanité belge au Mexique. 

bassesse et domesticité. 

Moralité belge. Monstruosité dans le crime. 

Orphelins et vieillards en adjudication. 

(Le parti flamand. Victor Joly. Ses accusations 
légitimes contre Tesprit de singerie — à placer 
ailleurs, peut-être.) 

6. — Mœurs (suite). 
Le cerveau belge. 

La conversation belge. 
Caractère sinistre et glacé. 
Silence lugubre. 

Toujours l'esprit de conformité. On ne s'amuse 
qu'en bande. 
Le Vauxhall. 
Le Casino. 
Le théâtre lyrique. 
Le théâtre de la Monnaie. 
Les Vaudevilles français. 
Mozart au théâtre du Cirque. 



i 



SUR LA BELGIQUE 2t)9 

La troupe de Julius Hangenbach. (Aucun succès 
parce qu'elle avait du talent.) 

Commentj'ai fait applaudir par une salie entière 
un vieux danseur ridicule. 

Les Vaudevilles français. 

Il peut donc y avoir des gens plus bêtes que tous 
ceux que j'ai vus. 

7. — Mœurs de Bruxelles. 

Esprit de petite ville. Jalousies. Calomnies, Dif- 
famations. 

Curiosités des affaires d'autrui. Jouissance du 
malheur d'autrui. 

Résultats de Toisiveté et de l'incapacité. 

8. — Mœurs de Bruxelles. 

Esprit d'obéissance et de Conformité. 
Esprit d'association. 

Innombrables sociétés (restes des corporations}. 
Dans l'individu, paresse de penser. 
En s'associant, les individus se dispensent de 
penser individuellement. 
La société des Joyeux. 
Un Belge ne se croirait pas heureux /)ar lui-même* 

9. — Mœurs de Bruxelles. 
Les Espions. 

La cordialité belge. 

Incomplaisance. 

Encore la grossièreté belge. Le sel gaulois des 
Belges. 

Le pisseur et le vomisseur, statues nationales 
que je trouve symboliques. — Plaisanteries excré- 
mentielles. 



j 



^ 



270 ŒUTHES POSTHUMES 

10. — Mœurs de Bruxelles. 

Lenteur et paresse des Belges : dans rhomme du 
monde, dans les employés et dans les ouvriers. 
Torpeur et complication des Administrations. 
La Poste, le Télégraphe, l'Entrepôt. 
Anecdotes administratives. 

11. — Mœurs de Bruxelles. 

Moralité belge. Les marchands. Glorification du 
succès. Argent. — Histoire d'un peintre qui aurait 
voulu livrer Jefferson Davis pour gagner la prime. 

Défiance universelle et réciproque, signe d'im- 
moralité générale. A aucune action, même à une 
belle, un Belge ne suppose un bon motif. 

Improbité commerciale (anecdotes). 

Le Belge est toujours porté à se réjouir du mal- 
heur d'autrui. D'ailleurs, cela fait un* motif de 
conversation, et il s'ennuie tantl 

Passion générale de la calomnie. J'en ai été vic- 
time plusieurs fois. 

Avarice générale. Grandes fortunes. Pas de cha- 
rité. On dirait qu'il y a conspiration pour mainte- 
nir le peuple dans la misère et dans l'abrutisse- 
ment. 

Tout le monde est commerçant, même les riches. 

Tout le monde est brocanteur. 

Haine de la beauté^ pour faire pendant à la 
haine de Fesprit. 

N^ être pas conforme , c'est le grand crime. 

12. — Mœurs de Bruxelles. 

Le préjugé de la propreté belge. En quoi elle 
consiste. — Choses propres et choses sales en 



SUR LA BELGIQUE 27 1 

Belgique. Métiers fructueux : les blanchisseurs 
plafonneurs. 

Mauvais métiers. Maisons de bains. 

Quartiers pauvres. Mœurs populaires. Nudité. 
Ivrognerie. Mendicité. 

iJ, — Divertissements belges. 

Bals populaires. ' 

Les jeux de balle. 

Le tir à TArc. 

Le Carnaval à Bruxelles. Jamais on n'offre à 
boire à sa danseuse. Chacun saute sur place et en 
silence. Barbarie des jeux des enfants. 

14. — Enseignement. 

Universités de l'Etat, ou de la commune. Uni- 
versités libres. Athénées. Pas de latin. Pas de 
grec. Etudes professionnelles. Haine de la poésie. 
Education pour faire des ingénieurs ou des ban- 
quiers. Pas de métaphysique. 

Le positivisme en Belgique. M. Hanon etM. Alte- 
meyer, celui que Proudhon appelait : cette vieille 
chouette! son portrait, son style. Haine générale 
de la littérature. 

i5. — La langue française en Belgique. 

Style des rares livres qu'on écrit ici. 

Quelques échantillons du vocabulaire belge. 

On ne sait pas le français, personne ne le sait, 
mais tout le monde affecte de ne pas savoir le fla- 
mand. C'est de bon goût. La preuve qu'ils le 
savent très bien, c'est qu'ils engueulent leurs 
domestiques en flamand. 



aya œuvhes posthumes 

i6. — Journalistes et littérateurs. 

En général, ici le littérateur (?) exerce un autre 
métier. Employé, le plus souvent. 

Du reste, pas de littérature, française, du moins. 
Un ou deux chansonniers, singes dégoûtants des 
polissonneries de Béranger. Un romancier, imita- 
teur des copistes des singes de Champfleury. Des 
savants, des annalistes ou chroniqueurs, — c'est-à- 
dire des gens qui ramassent et d'autres qui achè- 
tent à vil prix un tas de papiers (comptes de frais 
pour bâtiments et autres choses,entrées de princes, 
comptes-rendus des séances des conseils commu- 
naux, copies d'archives) et puis revendent tout cela 
en bloc comme un livre d^histoire. 

A proprement parler, tout le monde ici est anna- 
liste (à Anvers, tout le monde est marchand de 
tableaux; à Bruxelles, il y a aussi de riches collec- 
lectionneurs qui sont brocanteurs de curiosités). 

Le ton du journalisme. Nombreux exemples. 
Correspondances ridicules de V Office de Publicité. 

— U Indépendance belge, UEcho du Parlement. 
U Etoile belge. — Le Journal de Bruxelles. Le 
Bien Public. — Le Sancho. — Le Grelot. — 
UEspièglCy etc., etc.. 

Patriotisme littéraire. Une affiche de spectacle. 

17. — Impiété belge. Un fameux chapitre^ 
celui'làj ainsi que le suivant. 

Insultes contre le Pape. .=-^ Propagande d'impiété. 

— Récit delà mort de l'Archevêque de Paris (i 848). 
Il est aussi difficile de définir le caractère belge 

que de classer le Belge dans l'échelle des êtres. 

II est singCf mais il est mollusque. Une prodi- 
gieuse étourderie, une étonnante lourdeur. Il est 



i 



SUR LA BBLGIQUS 278 

facile de Topprimer, comme Thistoire le constate; 
il est presque impossible de Técraser. 

Ne sortons pas, pour le juger, de certaines idées : 
Singerie, contrefaçon, conformité, impuissance 
haineuse, et nous pourrons classer tous ces diffé- 
rents titres. 

Leurs vices sont des contrefaçons. 

Le gandin belge. 

Le patriote belge. 

Le massacreur belge 

Le libre-penseur belge, dont la principale carac- 
téristique est de croire que vous ne croyez pas ce 
que vous dites, puisqu'il ne le comprend pas. Gon- 
trefaçon de Timpiété française. L'obscénité belge, 
contrefaçon de la gaudriole française. 

Présomption et fatuité. — Familiarité. — Por- 
trait d'un Wallon fruiUsec. 

Horreur générale et absolue de l'esprit. — 
Mésaventures de M. de Valbezène, consul français 
à Anvers. — Horreur du rire. — Eclats de rire sans 
motifs. — On conte une histoire touchante ; le 
Belge éclate de rire, pour faire croire qu'il a com- 
pris. — Les Belges sont des ruminants qui ne digè- 
rent rien. Et cependant, qui le croirait ? La Bel- 
gique a son CarpentraSy sa Béotie, dont Bruxelles 
plaisante. C'est Popéringhe. 

Représentation du Jésuite de Pixérécourt au 
Théâtre Lyrique. — Le Jésuite. — Marionnette. — 
Une procession. — Souscription royale pour les 
enterrements. — Contre une institutrice catholi- 
que. — A propos de la loi sur les cimetières . — 
Enterrements civils. — Cadavres disputés ou volés. 
— Un enterrement de solidaire. — Enterrement 
civil d'une femme. — Analyse des règlements de 



2 74 ŒUVHCS P08THUMBS 

la libre-pensée. — Formule testamentaire. — Un 
pari de mangeurs de Bon Dieu ! 

i8. — Impiété et prêtrophobie. 

Encore la libre'pensée. — Encore les solidaires 
el les affranchis. — Encore une formule testamen- 
taire, pour dérober le cadavre à TEglise. — Un arti- 
cle de M. Sauvestre, de V Opinion nationale^ sur la 
libre-pensée. — Encore les cadavres volés. — Funé- 
railles d'un abbé mort en libre-penseur. — Jésui- 
tophobie. — Ce que c'est que notre brave De Buch, 
ancien forçat, persécuté par les Jésuites . — Une 
assemblée de la libre-pensée^ à mon hôtel, au 
Grand Miroir. — Propos philosophiques bel- 
ges. — Encore un enterrement de solidaire sur 
Tair : « Ah I Zut t alors t si Nadar est malade. » 

Le parti clérical et le parti libéral. 

Egalement bêtes. — Le célèbre Boniface, ou De 
Fré (Paul-Louis Courier belge), a peur des reve- 
nants, déterre les cadavres des enfants morts sans 
sacrements pour les remettre en terre sainte, croit 
qu'il mourra tragiquement comme Courier et se 
fait accompagner le soir pour ne pas être assas- 
siné par des Jésuites. — Ma première entrevue 
avec cet imbécile. — 11 était ivre. — Il a interrompu 
le piano, en revenant du jardin où il était allé 
vomir, pour faire un discours en faveur du Progrès j 
et contre Rubens, en tant que peintre catholique. 

— Les abolisseurs de la peine de mort. — Très 
intéressés sans doute dans la question, en Belgi- 
que, comme en France. 

— L'impiété belge est une contre-façon de l'im- 
piété française, mais élevée à la puissance cubique. 

— Le coin de« chiens ou des réprouvés. 



SUR LA BELGIQUE . 276 

— Bigoterie belge. 

— Laideur, crapule, méchanceté et bêtise du 
clergé flamand. — Voir la lithographie de VEnter^ 
rement par Rops. 

Les dévots belges font penser aux chrétiens 
anthropophages de T Amérique du Sud. 

Le seul programme religieux qui puisse s'impo- 
ser aux libres-penseurs de Belgique est le pro- 
gramme de M. de Gaston, prestidigitateur français. 

Curieuse opinion d'un compagnon de Dumou- 
riez sur les partis en Belgique : « Il n'y a que deux 
partis : les ivrognes et les catholiques. » Ce pays 
n'a pas changé. 



[Deuxième fragment (i).] 



BEAUX- ARTS 

En Belgique, pas d'art. Il s'est retiré du pays. 
Pas d'artistes, excepté Rops, — et Leys. La com- 
position, chose inconnue. Ne peindre que ce qu'on 
voit. — Philosophie à la Courbet. — Spécialistes. 
— Un peintre pour le soleil, un pour la neige, un 
pour les clairs de lune, un pour les meubles, un 
pour les étoffes, un pour les fleurs, — et subdi- 
vision de spécialités à l'infini. La collaboration 
nécessaire, comme dans l'industrie. — Goût natio- 
nal de l'ignoble. Les anciens peintres sont donc 
des historiens véridiques de l'esprit flamand. — 
Ici, l'emphase n'exclut pas la bêtise. — Voyez 
Rubens, un goujat habillé de satin. — Quelques 

(i) Eug. Grépet, op^ cit. 



27 ŒUVRES POSTHUMES 

peintres modernes. — Les goûts des amateurs, — 
Comment on fait une collection. Les Belges mesu- 
rent la valeur des artistes aux prix de leurs ta- 
bleaux. 

(Quelques pages sur cet infâme puffiste qu'on 
nomme Wiertz, passion des cokneys anglais. 

Analyse du musée de Bruxelles. — Contraire- 
ment à Topinion reçue, les Rubens bien inférieurs 
à ceux de Paris. 

Sculpture nulle. 

La peinture flamande ne brille que par des qua- 
lités distinctes des qualités intellectuelles. Pas 
d'esprit, mais quelquefois une riche couleur, et 
presque toujours une étonnante habileté de main. 
Pas de composition,ou composition ridicule, sujets 
ignobles... Plaisanteries dégoûtantes et monotones 
qui sont tout l'esprit de la race. Types de laideurs 
affreuses. Ces pauvres gens ont mis beaucoup de 
talent à copier leur difformité. 

Bruxelles, peinture moderne. — Amour de la 
spécialité. Il y a un artiste pour peindre les pivoi- 
nes. Un artiste est blâmé de vouloir tout peindre. 

Comment, dit-on, peut-il savoir quelque chose, 
puisqu'il ne s'appesantit sur rien? Car ici il faut 
être pesant pour passer pour grave. 

Grossièreté dans l'art. — Peinture minutieuse de 
tout ce qui n'a pas de vie. Peinture des bestiaux. Phi- 
losophie des artistes belges. Philosophie de notre 
ami Courbet, l'empoisonneur intéressé (Ne pein- 
dre que ce qu'on voit 1 Donc vous ne peindrez que ce 
queje vois). Verbœkoven (calligraphie). Portaëls (de 
l'instruction, pas d'art naturel. Je crois qu'il le sait;. 

Vanderecht-Dubois (sentiment inné, ne sait rien 



SUR LA BELGIQUE 2'J'J 

du dessia). Rops (à propos de Namur, à étudier 
beaucoup). Marie Gollart (très curieux). Joseph 
Stevens, Alfred Stevens (prodigieux parfum de 
peinture). Wilhems (timide, peint pour les ama- 
teurs). Wiertz, Leys, Keyser! Gallaitl 

La composition est donc chose inconnue. Le plai- 
sir que j'ai eu à revoir des gravures de Carrache. 

Il y a des peintres littérateurs, trop littérateurs. 
Mais il y a des peintres cochons. (Voir toutes les 
impuretés flamandes qui, si bien peintes qu'elles 
soient, choquent le goût.) 

En France, on me trouve trop peintre. Ici, on me 
trouve trop littérateur. 

Tout ce qui dépasse la portée d'esprit de ces 
peintres, ils le traitent d'art littéraire. 

La manière dont les Belges discutent la valeur 
des tableaux. Le chiffre, toujours le chiffre! Gela 
dure trois heures. Quand, pendant trois heures, ils 
ont cité des prix de vente, ils croient qu'ils ont 
discuté peinture» 

Et puis, il faut cacher les tableaux pour leur don- 
ner de la valeur. L'œil use les tableaux. 

Tout le monde ici est marchand de tableaux. A 
Anvers, quiconque n'est bon à rien fait de la pein- 
ture. Toujours de la petite peinture, mépris de la 
grande. 

MM. les Belges ignorent le grand art, la pein- 
ture décorative. 

En fait de grand art (lequel a pu exister, autre- 
fois, dans les églises jésuitiques), il n'y a guère ici 
que de la peinture municipale (toujours le muni- 
cipe, la commune), c'est-à-dire, en somme, de la 
peinture anecdotique, dans de grandes propor- 
tions. 

17 



278 ŒUVRES POSTBUMBS ' 

Peinture indépendante. — Wiertz, charlatan, 
idiol, voleur, croit qu'il a une destinée à accomplir. 
Wiertz, le peintre philosophe, littérateur. Billeve- 
sées modernes. Le Christ des humanitaires. Peinture 
philosophique. Sottise analogue à celle de Victor 
Hugo, à la fin des Contemplations. Abolition de la 
peine de mort, puissance infinie de l'homme. 

Les inscriptions sur les murs. Grandes injures 
contre les critiques français et la France. Des sen- 
tences de Wiertz partout. M. Gagne. Des utopies. 
Bruxelles capitale du monde, Paris province. Les 
livres de Wiertz. Plagiats. Il ne sait pas dessiner^ 
et sa bêtise est aussi grande que ses colosses. En 
somme, ce charlatan a su faire ses affaires. Mais 
qu'est-ce que Bruxelles fera de tout ça, après sa 
mort? 

Le trompe-l'œil. Le soufflet. Napoléon en enfer. 
Le livre de Waterloo. Wiertz et Victor Hugo veu- 
lent sauver l'humanité. 

Bruxelles. — Architecture, — Un pot et un 
cavalier sur un toit sont les preuves les plus voyantes 
du goût extravagant en architecture. Un cheval sur 
un toit î Un pot de fleurs sur un fronton I Cela se 
rapporte à ce que j'appelle le style Joujou. — Clo- 
cher moscovite. Sur un clocher byzantin, une clo- 
che ou plutôt une sonnette de salle à manger, ce 
qui me donne envie delà détacher pour sonner mes 
domestiques, — des géants. Les belles maisons de 
la Grande Place rappellent ces curieux meubles 
appelés cabinets, Style joujou. — Du reste, de beaux 
meubles sont toujours de petits monuments. 

Une statue équestre sur un toit 1 Voilà un homme 
qui galope sur les toits 1 En général, inintelligence 



SUR LA BELGIQUE 279 

de la sculpture, excepté de la sculpture joujou, la 
sculpture d'ornemaniste, où ils sont très forts. 

Architecture, — En général, même dans les 
constructions modernes, ingénieuse et coquette. 
Absence de proportions classiques. La pierre bleue. 

La Grande Place. — Avant le bombardement 
de Villeroy, même maintenant, prodigieux décor. 
Coquette et solennelle. La statue -équestre. Les 
emblèmes, les bustes, les styles variés, les ors, les 
frontons, la maison attribuée à Rubens, les caria- 
tides, l'arrière d'un navire, l'Hôtel de Ville, la m^ii- 
sondu Roi, un monde de paradoxes d'architecture. 
Victor Hugo. (Voir Dubois et Wauters.) 

Architectcre et littérateurs arriéres^ — 
Coeberger et Victor Joly. <* Si je tenais ce Cœber- 
gerl dit Joly, — un misérable qui a corrompu le 
style religieux! » 

L'existence du Coeberger, l'architecte de l'église 
du Béguinage, des Augustins et des Brigittines, 
m'a été révélée par le Magasin pittoresque. Vaine- 
ment, j'avais demandé à plusieurs Belges le nom 
de Tarchitecte. 

Victor Joly en est resté à Notre-Dame de Paris • 
« Il ne peut prier, dit-il, dans une église jésuiti- 
que, w — Il lui faut du gothique. 

[5'ttr une enveloppe de notes ;] La réaction de 
Victor Hugo en faveur du gothique nuit beaucoup 
à notre intelligence de l'architecture. Nous nous y 
sommes trop attardés. — Philosophie de Thisloire 
de Tarchitecture, selon moi : Analogies avec les 
coraux, les madrépores, la formation des conti- 
nents, et finalement avec les modes de création ^ 



aSo ŒUVRES rOSTHUUES 

dans la vie universelle. — Jamais de lacunes. — 
Etat permanent de transition. — On peut dire que 
le rococo est la dernière floraison du gothique. 

Il y a des paresseux qui trouvent, dans la cou- 
leur des rideaux de leur chambre, une raison pour 
ne jamais travailler. 

Aspect général des églises : richesse quelquefois 
réelle, quelquefois camelote . De même que les mai- 
sons de la Grande Place ont l'air de meubles curieux, 
de même les églises ont souvent Tair de boutiques 
de curiosités. Mais cela n'est pas déplaisant. Hon- 
neurs enfantins rendus au Seigneur. 

Eglises fermées : Que devient l'argent perçu sur 
les touristes ? 

La religion catholique, en Belgique, ressemble à 
la fois à la superstition napolitaine et à la cuistrerie 
protestante. — Une procession? Enfin I Banderoles 
sur une corde traversant la rue. Mot de Delacroix 
sur les drapeaux. Les processions en France, sup- 
primées par égard pour quelques assassins et quel- 
ques hérétiques . Vous souvenez-vous de l'encens, 
des pluies de roses, etc. ? 

Bannières byzantines, si lourdes que quelques- 
unes étaient portées à plat. Dévots bourgeois, types 
aussi bêtes que ceux des révolutionnaires. 

Une deuxième procession, à propos du miracle 
des hosties poignardées . Grandes statues coloriées. 
Crucifix coloriés. — Beauté de la sculpture coloriée* 
— L'éternel Crucifié au-dessus delà foule. Buissons 
de roses artificielles. Mon attendrissement.. 

Heureusement, je ne voyais pas les visages de 
ceux qui portaient ces magnifiques images. 

Architecture. Style jésuitique. — Un brave 



SUR LA BELGIQUE 28 1 

libraire, qui imprime des livres contre les prêtres 
et les religieuses, et qui probablement s'instruit 
dans les livres qu'il imprime, m'affirme qu'il n'y a 
pas de style jésuite, — dans un pays que les jésuites 
ont couvert de leurs monuments. 

Bruxelles. Eglises. — Sainte-Gudule. Magnifia 
ques vitraux. Belles couleurs intenses, telles que 
celles dont une âme profonde revêt tous les objets 
de la vie. 

Sainte-Catherine. — Parfum catholique. Ex-volo. 
Vierges peintes, fardées et parées. Odeur détermi- 
née de cire et d'encens. 

Toujours les chaires énormes et théâtrales- La 
mise en scène en bois. Belle industrie qui donne 
envie de commander un mobilier à Malines ou à 
Louvain. 



Toujours les églises fermées, passé l'heure des 
offices. II faut donc prier à Vheureyà la prussienne , 
Impôt sur les touristes. Quand vous entrez à la 
fin de l'office, on vous montre du geste le tableau 
où on lit... 

Tâcher de définir le style jésuite. Style compo- 
site. Barbarie coquette. Les échecs. Charmantmrm- 
vais goût. Chapelle de Versailles. Collège de Lyon. 
Le boudoir de la religion. Gloires immenses. Deuil 
en marbre (noir et blanc). Colonnes salomonîqucs. 
Statues (rococo) suspendues aux chapiteaux des 
colonnes, même des colonnes gothiques. Ex-voto 
(grand navire). Une église faite de styles variés est 
un dictionnaire historique. C'est le gâchis naturel 
de riiistoire. 

ï7- 



l82 ŒUVRES P0STHUMK8 

Madones coloriées, parées et habillées. Pierres 
tumulaires, sculptures funèbres. Appendices auic 
colonnes (J.-B. Rousseau). Chaires extraordinaires, 
rococo, confessionnaux dramatiques. 

En général, un style de sculpture domestique, et, 
dans les chaires, un style joujou. Les chaires sont 
un monde d'emblèmes, un tohu-bo.hu pompeux de 
symboles religieux, sculpté par un habile ciseau de 
Malines ou de Louvain. 

Des palmiers, des bœufs, des aigles, des griffons, 
le Péché^ la Morty des anges joufflus, les instru- 
ments de la Passion, Adam et Eve^ le Crucifix, des 
feuillages, des rideaux, etc., etc. 

En général, un crucifix gigantesque colorié, sus- 
pendu à la voûte, devant le chœur de la grande 
nef (?). (J'adore la sculpture coloriée.) C'est ce 
qu'un photographe de mes amis appelle Jésus- 
Christ faisant le trapèze. 

Églises jésuitiques. Style jésuite flamboyant. 
Rococo de la religion, vieilles impressions de livres 
à estampes. Les miracles du diacre Paris. (Jansé- 
nisme, prenons garde I) 

Véglise du Béguinage. — Délicate impression 
de blancheur. Les églises jésuitiques très aérées, 
très éclairées. Celle-là a toute la beauté neigeuse 
d'une jeune communiante. 

Pots à feu, lucarnes, bustes dans les niches, têtes 
ailées, statues perchées sur les chapiteaux, char- 
mants confessionnaux, coquetterie religieuse. Le 
culte de Marie, très beau dans toutes les éghses. 

Eglise de la chapelle. — Un crucifix peint, et, au- 
dessus^NuestraSenora de la Soledad(Noive'Ddjae 
de la Solitude.) Costume de béguine, grand deuil, 
grands voiles, noir et blanc, robe d'étamine noire. 



SUR LA BELGIQUE 283 

grande comme nature. Diadème d'or incrusté de 
verroteries. Auréole d'or à rayons. Lourd chapelet 
sentant son couvent . Le visage est peint. Terrible 
couleur, terrible style espagnol. 

De Quincey (les Notre-Dame). — Un squelette 
blanc, se penchant hors d'une tombe de marbre 
noir suspendu au mur (plus étonnant que celui de 
SamUNicolas du Chardonnef). 

Malines. — Jardin botanique. Impression géné- 
rale de repos, de fête, de dévotion. 

Musique mécanique dans Tair. Elle représente 
la joie d'un peuple automate qui ne sait se di- 
vertir qu'avec discipline. Les carillons dispensent 
l'individu de chercher une expression de sa joie- 
A Malines, chaque jour à l'air d'un dimanche. Un 
vieux relent espagnol. Eglise de Saint-Pierre. — 
Histoire de saint François-Xavier, peinte par deux 
frères, peintres et jésuites, et représentée symbo- 
liquement sur la façade. L'un des deux prépare ses 
tableaux en rouge. Style théâtral à la Restout. 
Caractère des églises jésuites. Lumière et blancheur. 
Ces églises-là semblent toujours communier. 

Tout Saint-Pierre est entouré de confessionnaux 
pompeux qui se tiennent sans interruption, et font 
une large ceinture de symboles sculptés, des plus 
ingénieux, des plus riches et des plus bizarres. 
L'église jésuitique est résumée dans la chaire. Le 
globe du monde. Les quatre parties du monde. 
Louis de Gonzague, Stanislas Kotska, François- 
Xavier, saint François Régis. Les vieilles femmes 
et les béguines. Dévotion automatique. Peut-être 
le vrai bonheur. Odeur prononcée de cire et d'en- 
cens, absente de Paris. Emanation que Ton ne 



a84 ŒUVRES POSTHUMES 

retrouve que dans les villages. Halles de drapiers. 
Louis XVI flamand. 

Malines es traversée par un ruisseau rapide et 
vert. Mais Malines, l'endormie, n'est pas une nym- 
phe ; c'est une béguine dont le regard contenu ose 
à peine se risquer hors des ténèbres du capuchon. 

C'est une petite vieille, non pas affligée, non pas 
tragique, mais cependant suffisamment mystérieuse 
pour l'œil de l'étranger non familiarisé avec les 
solennelles minuties de la vie dévote. 

Tableaux religieux, dévots, mais non croyantSj 
— selon Michel-Ange... 

Airs profanes, adaptés aux carillons. A travers 
les airs qui se croisaient et s'enchevêtraient, il m'a 
semblé saisir quelques notes de la Marseillaise. 
L'hymne de la canaille, en s'élançant des clochers, 
perdait un peu de so nâpreté. Haché menu par les 
marteaux, ce n'était plus le grave hurlement tra- 
ditionnel, mais il semblait gagner une grâce enfan- 
tine. On eût dit que la Révolution apprenait à 
bégayer la langue du ciel. Le ciel, clair et bleu, 
recevait sans fâcherie cet hommage de la terre 
confondu avec les autres. 

Première visite a Anvers. — Départ de Bruxel- 
les. Quelle joie I M. Neyt. L'archevêque de Malines. 
Pays plat. La verdure noire. (Hurlements d'un 
employé.) 

Nouvelles et anciennes fortifications d'Anvers. 
Jardins anglais sur les fortifications. La place de 
Meir. La maison de Rubens, la maison du Roi. 

Styles anciens. Renaissance flamande. Style 
Rubens, style jésuite. Renaissance flamande : 



SUR LA BELGIQUE 



285 



hôtel de ville d'Anvers (coquetterie, somptuosité, 
marbre rose, ors). 

Style jésuite. — Eglises des jésuites d'Anvers. 
Eglise de béguinage à Bruxelles. Style très com- 
posite, salmigondis de styles. Les échecs, chande- 
liers en or. Deuil en marbre, — noir et blanc. 

Confessionnaux théâtraux. Il y a du théâtre et 
du boudoir dans la décoration jésuitique. Indus- 
trie de la sculpture en bois, de Malines ou de 
Louvain. 

Luxe catholique dans le sens le plus sacristie et 
boudoir. Coquetteries de la religion. Les calvaires 
et les madones. 

Style moderne coquet dans l'architecture des 
maisons. Granit bleu. Mélange de Renaissance et 
de rococo modéré. Style de la ville du Cap. 

Hôtel de Ville (marbre rose et or). 

A Anvers, on respire enfin. Majesté et largeur 
de l'Escaut, les grands bassins. Canaux ou bassins 
pour le cabotage. Musique de foire à côté des 
navires. Heureux hasard. 

Eglise Saint- Paul. Extérieur gothique, intérieur 
jésuitique, confessionnaux pompeux, théâtraux. 
Chapelles latérales en marbres de couleurs. Cha- 
pelle du collège de Lyon (ridicule calvaire. Ici la 
sculpture dramatique arrive au comique sauvage, 
au comique involontaire). 

Notre-Dame d'Anvers. La pompe de Quentin 
Metzys. James Tissot. Rapacité des sacristains. 
Tableaux de Rubens restaurés et retenus dans la 
sacristie, pour en tirer le plus grand lucre possible 
(i franc par personne). Si un curé français osait... 

Magnifique aspect de capitale. Mœurs plus gros- 
sières qu'à Bruxelles, plus flamandes. 



a 86 ŒUTRES POSTHUMES 

De Bruxelles a Namur. — Toujours la verdure 
noire, pays plantureux. 

Namur. — Ville de Boileau et de Vandermeulen. 
L'impression Boileau et Vandermeulen a subsisté 
en moi, tout le temps de mon séjour. Et puis, après 
que j'eus visité les monuments, l'impression latine. 
A Namur, tous les monuments datent de Louis XIV, 
ou, au plus tard, de Louis XV. 

Toujours le style jésuitique (non pas Rubens cette 
fois, ni Renaissance flamande). Trois églises impor- 
tantes, les Récollets, Saint-Aubin, Saint-Loup. Une 
bonne fois, caractériser la beauté de ce style (fin 
du gothique). Un art particulier, art composite. En 
chercher les origines (de Brosse). Saint-Aubin^ 
Panthéon, Saint-Pierre de Rome. Noter la con- 
vexité du portail et du fronton. Magnifiques grilles. 
Solennités particulière du xviii® siècle. Est-ce à 
Saint-Aubin ou aux Récollets que j'ai admiré les 
Nicolaï? Qu'est-ce que Nicolaï? Tableaux de Nico- 
laï,gravés avec la signature Rubens. Nicolaïjésuite. 
Saint'Loup. Merveille sinistre et galante. Saint- 
Loup diffère de tout ce que j'ai vu des jésuites. 
L'intérieur d'un catafalque brodé de noir^ de rose 
et à'argent. Confessionnaux, tous d'un style varié, 
fin, subtil, baroque, une antiquité nouvelle, V église 
du Béguinage à Bruxelles est une communiante. 
Saint-Loup est un terrible et délicieux catafalque. 

[Note détachée (i)]. 
Bruxelles. 

Entremêler les considérations sur les mœurs des 
Belges d'entremets français. 

(i) Collection Grépet. 



Sun LA BELGIQUE 287 

Nadar, Janin^ le réalisme (Guiard) ; 

La peine de mort^ les chiens ; 

Les exilés volontaires ; 

La Vie de César {Dialogue de Lucien). 

Pour ceux-ci (i) particulièrement quelque chose 
de très soigné. Leur révoltante familiarité. 

Pères Loriquet de la démocratie. 

Les Coblentz. 

Vérités de Télémaque. 

Vieilles bêtes, vieux Lapalisse. 

Propres à rien, fruits secs. 

Elèves de Béranger. 

Philosophie de maîtres de pension et de prépa- 
rateurs au baccalauréat. 

Je n'ai jamais si bien compris qu'en la voyant 
la sottise absolue des convictions. Ajoutons que 
quand on leur parle révolution pour de bon^ on les 
épouvante. Vieilles Rosières. Moi^ quand je con- 
sens à être républicain, y^ /ai* le mal le sachant. 
Oui 1 Vive la Révolution t 

Toujours! Quand même! 

Mais moi je ne suis pas dupe, je n'ai jamais été 
dupe! je dis Vive la Révolution t comme je dirais : 
Vive la Destruction t Vive l'Expiation I vive le 
Châtiment ! Vive la Mort! Non seulement je serais 
heureux d'être victime, mais je ne haïrais pas d'ê- 
tre bourreau, — pour sentir la Révolution des deux 
manières (2) ! 

Nous avons tous l'esprit républicain dans les 
veines, comme la vérole dans les os, nous sommes 
démocratisés et syphihsés. 

(1) Evidemment « les exilés volontaires ». 

hk) La même pensée se trouve reproduite, à peu près dans les 
mêmes termes, dans Mon Cœur mis à nu. 



POLÉMIQUES 



COMMENT ON PAIE SES DETTES 
QUAND ON A DU GÉNIE (i) 

L'anecdote suivante m'a été contée avec prières 
de n'en parler à personne ; c'est pour cela que je 
veux la raconter à tout le monde. 

... Il était triste, à en juger par ses sourcils fron- 
cés, sa large bouche moins distendue et moins lip- 
pue qu'à l'ordinaire, et la manière entrecoupée de 
brusques pauses dont il arpentait le double pas- 
sage de l'Opéra. Il était triste. 

C'était bien lui, lui, la plus forte tête commer- 
ciale et littéraire du dix-neuvième siècle; lui^ le 
cerveau poétique tapissé de chiflFres comme le cabi- 
net d'un financier ; c'était bien lui, l'homme aux 
faillites mythologiques, aux entreprises hyperbo- 
liques et fantasmagoriques dont il oublie toujours 

|i) L'Echo des Théâtres, 23 août 1846. 

Article retrouvé et réimprimé dans Un dernier chapitre de 
Vhistoire des Œuvres de H, de Balzac (E. Dentu, 1880), par 
M. de Spoelberch de Lovenjoul, à qui nous empruntons les notes 
qui suivent. 

18 



agO ŒUVUES POSTHUMES 

d'allumer la lanterne; le grand pourchasseur de 
rêves, sans cesse à la recherche de F absolu; lui, le 
personnage le plus cocasse, le plus intéressant et le 
plus vaniteux des personnages de la Comédie 
humaine j lui, cet original aussi insupportable dans 
la vie que délicieux dans ses écrits, ce gros enfant 
bouffi de génie et de vanité, qui a tant de qualités 
et tant de travers que Ton hésite à retrancher les 
uns de peur de perdre les autres, et de gâter ainsi 
cette incorrigible et fatale monstruosité I 

Qu'avait-il donc à être si noir, le grand homme ! 
pour marcher ainsi, le menton sur la bedaine, et 
contraindre son front plissé à se faire Peau de cha- 
grin? 

Rêvait-il ananas à quatre sous, pont suspendu 
en fil de liane, villa sans escalier avec des boudoirs 
tendus en mousseline? Quelque princesse, appro- 
chant de la quarantaine, lui avait-elle jeté une de 
ces œillades profondes que la beauté doit au génie? 
ou son cerveau, gros de quelque machine indus- 
trielle, était-il tenaillé par toutes les Souffrances 
d'un inventeur? 

Non, hélas I non ; la tristesse du grand homme 
était une tristesse vulgaire, terre à terre, ignoble, 
honteuse et ridicule; il se trouvait dans ce cas mor- 
tifiant que nous connaissons tous, où chaque mi- 
nute qui s'envoleemporte sur ses ailes une chance de 
salut; où, l'œil fixé sur Thorloge, le génie de l'in- 
vention sent la nécessité de doubler, tripler, décu- 
pler ses forces dans la proportion du temps qui 
diminue, et de la vitesse approchante de l'heure 
fatale. L'illustre auteur de la Théorie de la lettre 
de change avait le lendemain un billet de douze 
cents francs à payer et la soirée était fort avancée. 



POLÉMIQUES 291 

En ces sortes de cas, il arrive parfois que,pressé, 
accablé, pétri, écrasé sous le piston de la néces- 
sité, l'esprit s'élance subitement hors de sa prison 
par un jet inattendu et victorieux. 

C'est ce qui arriva probablement au gramî ro- 
mancier. Car un sourire succéda sur sa bouche à la 
contraction qui en affligeait les lignes orgueilleu- 
ses; son œil se redressa, et notre homme, calme et 
rassis, s'achemina vers la rue Richelieu d*tin pas 
sublime et cadencé. 

Il monta dans une maison, où un commerçant 
riche (i) et prospérant alors se délassait des tra- 
vaux de la journée au coin du feu et du thé ; il fut 
reçu avec tous les honneurs dus à son nom, et au 
bout de quelques minutes exposa en ces mots l*objet 
de sa visite : 

(( Voulez-vous avoir après-demain, dans fe Siècle 
et les Débats, deux grands articles variétés sur les 
Français peints par eux-mêmes y deux grands arti- 
cles de moi et signés de mon nom? Il me faut 
quinze cents francs. C'est pour vous une aJMre 
d'or. » 

• Il paraît que l'éditeur, diflFérent en cela de ses 
confrères, trouva le raisonnement raisonnable, car 
le marché fut conclu immédiatement. Celui-ci, se 
ravisant, insista pQur que les quinze cents francs 
fussent livrés sur l'apparition du premier article, 
puis il retourna paisiblement vers le passage de 
rOpéra. 

Au bout de quelques minutes, il avisa un petit, 
jeune homme à la physionomie hargneuse et spiri- 
tuelle, qui lui avait fait naguère une ébouriffante 

(i) Gurmer. 



.i 



(BUYRBS POSTHUMES 



agi 

préface pour la Grandeur et décadence de César 
Birottuau, et qui était déjà connu dans le journa- 
lisme pour sa verve bouffonne et quasi-impie (i) ; 
le piétisme ne lui avait pas encore rogné les griffes, 
et les feuilles bigotes ouvert leurs bienheureux 
éteignoirs. 

« Edouard, voulez-vous avoir demain cent cin- 
quante francs? — Fichtre I — Eh bieni venez pren- 
dre du café. » 

Le jeune homme but une tasse de café, dont sa 
petite organisation méridionale fut tout d'abord 
enfiévrée. 

— « Edouard, il me faut demain matin trois 
grandes colonnes Variétés sur les Français peints 
par eux-mêmes; ce matin, entendez-vous, et de 
grand matin; car l'article entier doit être recojrié 
de ma main et signé de mon nom; cela est fort 
important. » 

Le grand homme prononça ces mots avec cette 
emphase admirable, et ce ton superbe, dont il dit 
parfois à un ami qu'il ne veut pas recevœr : Mille 
pardons, mon cher, de vous laisser à la porte; je 
suis en tête à tête avec une princesse, dont l'hon- 
neur est à ma disposition^ et vous comprenez..* 

Edouard lui donna une poignée de main, comme 
à un bienfaiteur, et courut à la besogne. 

Le grand romancier commanda son second arti- 
cle rue de Navarin. 

Le premier article parut le surlendemain dans 
le Siècle (2). Chose bizarre, il n'était signé ni du 
petit homme ni du grand homme, mais d'un troi- 

(i) Edouard Ourliac. 

(2) N» du a feptembre 1839. 



POLÉMIQUE 293 

sième nom bien connu dans la Bohême d'alors pour 
ses amours de matous et d'Opéra-Comique (i). 

Le second ami était, et est encore, gros, pares- 
seux et lymphatique (2); de plus, il n'a pas d'idées, 
et ne sait qu'enfiler et perler des mots en manière 
de colliers d'Osages, ct,comme il est beaucoup plus 
long de tasser trois grandes colonnes de mots 
que de faire un volume d'idées,son article ne parut 
que quelques jours plus tard. Il ne fut point inséré 
dans les Débats^ mais dans la Presse (3). 

Le billet de douze cents francs était payé; cha- 
cun était parfaitement satisfait, excepté l'éditeur, 
qui l'était presque. Et c'est ainsi qu'on paie ses 
dettes... quand on a du génie. 

Si quelque malin s'avisait de prendre ceci pour 
une blague de petit journal et un attentat à la 
gloire du plus grand homme de notre siècle, il se 
tromperait honteusement; j'ai voulu montrer que 
le grand poète savait dénouer une lettre de change 
aussi facilement que le roman le plus mystérieux 
et le plus intrigué. 



(1) Gérard de Nerval. 

ii) Théophile Gautier. 

(3) N» du II septembre 1839. 



LETTRE AU « FIGARO» (i) 

[En réponse k un article de Jean Rousseau : les Hommes 
de demain, I. M. Charles Baudelaire,] 

19 [*/c]JJum i858. 
Monsieur, 

Le Figaro du 6 Juin contient un article (les 
Hommes de demain) où je lis: « Le sieur Baude- 
laire aurait dit en entendant le nom de Fauteur des 
Contemplations : — Hugo! qui ça, Hug-o? Est-ce 
qu'on connaît ça... Hugo? » 

M. Victor Hugo est si haut placé qu'il n'a aucun 
besoin de l'admiration d'un tel ou d'un tel ; mais 
un propos qui, dans la bouche du premier venu, 
serait une preuve de stupidité devient une mons- 
truosité impossible dans la mienne. 

Plus loin, l'auteur de l'article complète son insi- 
nuation : « Le sieur Baudelaire passe maintenant 
sa vie à dire du mal du romantisme et à vilipender 
les Jeune-France. On devine le mobile de cette mau- 
vaise action; c'est l'orgueil du Jovard d'autrefois 
qui pousse le Baudelaire d'aujourd'hui à renier ses 
maîtres; mais il suffisait de mettre son drapeau 
dans sa poche,quelle nécessité de cracher dessus?» 

Dans un français plus simple, cela veut dire : 
(( M. Charles Baudelaire est un ingrat qui diffame 

[i) Figaro, 1 3 juin i858. 



POLEMIQUES 295 

les maîtres de sa jeunesse. » Il me semble que 
j'adoucis le passage en voulant le traduire. 

Je crois, Monsieur, que l'auteur de cet article est 
un jeune homme qui ne sait pas encore bien distin- 
guer ce qui est permis de ce qui ne Test pas. Il 
prétend qu'il épie toutes mes actions; avec une 
bien grande discrétion, sans doute, car je ne l'ai 
jamais vu. 

L'énergie que le Figaro met à me poursuivre 
pourrait donner à certaines personnes mal inten- 
tionnées, ou aussi mal renseignées sur votre carac- 
tère que votre rédacteur sur le mien, l'idée que ce 
journal espère trouver une grande indulgence dans 
la justice le jour où je prierais le tribunal qui m'a 
condamné de vouloir bien me protéger. 

Remarquez bien que j'ai, en matière de critique 
(purement littéraire), des opinions si libérales que 
j'aime même la licence. Si donc votre journal trouve 
le moyen de pousser encore plus loin qu'il n'a fait 
sa critique à mon égard (pourvu qu'il ne dise pas 
que je suis une âme malhonnête), je saurai m'en 
réjouir comme un homme désintéressé. 

Monsieur, je profite de l'occasion pour dire à vos 
lecteurs que toutes les plaisanteries sur ma ressem- 
blance avec les écrivains d'une époque que personne 
n'a su remplacer m'ont inspiré une bien légitime 
vanité, et que mon cœur est plein de reconnais- 
sance et d'amour pour les hommes illustres qui 
m'ont enveloppé de leur amitié et de leurs conseils, 
— ceux-là à qui, en somme, je dois tout, comme le 
fait si justement remarquer votre collaborateur. 

Veuillez agréer, Monsieur, l'assurance de mes 
sentiments les plus distingués. 



UNE RÉFORME A L'ACADÉMIE (i) 

Le grand article de M. Sainte-Beuve sur les pro- 
chaines élections de r Académie (2) a été en véritable 
événement. Il eût été fort intéressant pour un pro- 
fane, un nouveau Diable boiteux^ d'assister à la 
séance académique du jeudi qui a suivi la publi- 
cation de ce curieux manifeste. M. Sainte-Beuve 
attire sur lui toutes les rancunes de ce parti poli- 
tique, doctrinaire, orléaniste, aujourd'hui rebgieax 
par esprit d'opposition, disons simplement : hypo- 
crite, qui veut remplir l'Institut de ses créatures 
préférées et transformer le sanctuaire des musesen 
un parlement de mécontents ; « les hommes d'Etat 
sans ouvrage x>, comme les appelle dédaigneuse- 
ment un autre académicien qui, bien qu^il soit 
d'assez bonne naissance, est, littérairement parlant, 
le fils de ses œuvres. La puissance des intrigants 
date de loin ; car Charles Nodier, il y a déjà long- 
temps, s'adressantà celui auquel nous faisons allu- 
sion, le suppliait de se présenter et de prêter à ses 
amis l'autorité de son nom pour déjouer la cons- 
piration du parti doctrinaire, « de ces poli tiques qui 
viennent honteusement voler un fauteuil dû à quel- 
que pauvre homme de lettres ». 

(i) Revue anecdotique^ n* a de janyier 1863. — Une lettre de 
Baudelaire à Sainte-Beuve, du 3 février suivant, authentifie cet article 
paru sans signature. 

(a) Le Constitutionnel, 20 janvier 1862. 



POLilflQUBS 297 

M. Sainte-Beuve, qui, dans tout son courageux 
article, ne cache pas trop la mauvaise humeur d'un 
vieil homme de lettres contre les princes, les grands 
seigneurs et les politiquailleurs, ne lâche cependant 
qu'à la fin recluse à toute sa bile concentrée : « Etre 
menacé de ne plus sortir d'une même nuance et 
bientôt à^une même famille^ être destiné, si Ton vit 
encore vingt ans, à voir se vérifier ce mot de M. Du- 
pin : c< Dans vingt ans, vous aurez encore à l'Aca- 
démie un discours doctrinaire » ; et cela, quand tout 
change et marche autour de nous; — je n'y tiens 
plus, et y> ne suis pas le 5«tt/; plus d'un de mes 
confrères est comme moi ; c^est étouffant, à la 
longue, c^est suffocant t » 

« Et voici pourquoi j'ai dit à tout le monde bien 
des choses que j'aurais mieux aimé pouvoir déve- 
lopper à l'intérieur devant quelques-uns. J'ai fait 
mon rapport au Public. » 

Et ailleurs : « Quelqu'un qui s'amuse à compter 
sur ses doigts ces sortes de choses a remarqué 
que si M. Dufaure avait consenti à la douce violence 
qu'on voulait lui faire, il eût été le dix-septième 
ministre de Louis-Philippe dans l'Institut, et le 
neuvième dans l'Académie française. » 

Tout l'article est un chef-d'œuvre plein de bonne 
humeur, de gaieté, de sagesse, de bon sens et d'iro- 
nie. Ceux qui ont l'honneur de connaître intime- 
ment l'auteur de Joseph Delorme et de Volupté 
savent apprécier en lui une faculté dont le public 
n'a pas la jouissance, nous voulons dire une con- 
versation dont l'éloquence capricieuse, ardente, sub- 
tile, mais toujours raisonnable, n'a pas d'analogue, 
même chez les plus renommés causeurs. Eh bien! 
toute cette éloquence familière est contenue ici. 

18. 



298 CEUVRBS POSTHUMES 

Rien n'y manque, ni Tappréciation ironique des 
fausses célébrités, ni Tacccnt profond, convaincu, 
d'un écrivain qui voudrait relever l'honneur de la 
compagnie à laquelle il appartient. Tout y est, même 
l'utopie. M. Sainte-Beuve, pour chasser des élec- 
tions le vague^ si naturellement cher aux grands 
seigneurs^ désire que l'Académie française, assimi- 
lée aux autres Académies, soit divisée en sections 
correspondantes aux divers mérites littéraires : 
langue, théâtre, poésie, histoire, éloquence, roman 
(ce genre si moderne, si varié, auquell' Académie a 
jusqu'ici accordé si peu de place), etc. Ainsi, dit- 
il, il sera possible de discuter, de vérifier les titres 
et de faire comprendre au public la légitimité d'un 
choix. 

Hélas ! dans la très raisonnable utopie de 
M. Sainte-Beuve, il y a une vaste lacune, c'est la 
fameuse section du vague^ et il est fort à craindre 
que ce volontaire oubli rende à tout jamais la 
réforme impraticable. 

Le poète-journaliste nous donne, chemin faisant, 
dans son appréciation des mérites de quelques can- 
didats, les détails les plus plaisants. Nous appre- 
nons, par exemple, que M. Guvillier-Fleury, un 
critique « ingénieux à la sueur de son front, qui 
veut tout voir, même la littérature, par la lucarne 
de l'orléanisme, et qu'il ne faut jamais défier de 
faire une gaucherie, car il en fait même sans en 
être prié, » ne manque jamais de dire en parlant 
de ses titres : « Le meilleur de mes ouvrages est en 
Angleterre. » Pouah ! quelle odeur d'antichambre 
et de pédagogie I Voulant louer M. Thiers, il l'a 
appelé un jour « un Marco-Saint-Hilaire éloquent». 
Admirable pavé d'ours 1 « Il compte bien avoir pour 



POLÉMIQUES 299 

lui, en se présentant, ses collaborateurs du Jour- 
nal des Débats, qui sont membres de FAcadémîe, 
et plusieurs autres amis politiques. Les Débats, 
l'Angleterre et la France, c'est beaucoup. Il a des 
chances. » 

,M. Sainte-Beuve ne se montre favorable ou 
indulgent que pour les hommes de lettres. Ainsi, il 
rend, en passant, justice à Léon Gozlan. « Il est 
de ceux qui gagneraient le plus à une discussion et 
à une conversation sur les titres ; // n'est pas assez 
connu de l'Académie. » L'auteur invite M. Alexan- 
dre Dumas fils à se présenter. On devine que cette 
nouvelle candidature déchargerait sa conscience d'un 
grand embarras. Même invitation est adressée à 
M. Jules Favre, pour la succession Lacordaire. Il 
faut bien, pour peu qu'on soit de bonne foi, à quel- 
que parti qu'on appartienne, confesser que M.Jules 
Favre est le grand orateur du temps, et que ses 
discours sont les seuls qui se fassent lire avec 
plaisir. — M . Charles Baudelaire, dont plus d'un 
académicien a eu à épeler le nom barbare et incon- 
nu, est plutôt chatouillé qu'égratigné:(( M. Baude- 
laire a trouvé moyen de se bâtir, à l'extrémité 
d^une langue de terre réputée inhabitable, et par 
delà les confins du monde romantique connu, un 
kiosque bizarre, fort orné, fort tourmenté, mais 
coquet et mystérieux... Ce singulier kiosque, fait en 
marqueterie, d'une originalité concertée et com- 
posite, qui depuis quelque temps attire les regards 
à la pointe extrême du Kamschatka romantique, 
j'appelle cela la Folie Baudelaire.VdiUieuT est con- 
tent d'avoir fait quelque chose d'impossible. » On 
dirait que M. Sainte-Beuve a voulu venger M. Bau- 
delaire des gens qui le peignent sous les traits d'un 



'600 ŒUVRBS POSTHUMES 

loup-garou mal famé et mal peigné ; car, un peu 
plus loin^ il le présente, paternellement et familiè- 
rement, comme « un gentil garçon, fin de langage 
et tout à fait classique de formes ». 

L'odyssée de l'infortuné M. de Carné, éternel 
candidat, qui « erre maintenant comme une ombre 
aux confins des deux élections », est un morceau 
de haute et succulente ironie. 

Mais où la bouffonnerie éclate dans toute sa 
magistrale ampleur, c'est à propos de la plus bouf- 
fonne et abracadabrante candidature qui fut jamais 
inventée, de mémoire d'Académie. « Le soleil est 
levé, retirez-vous, étoiles I » 

Quel est donc ce candidat dont la rayonnante 
renommée fait pâlir toutes les autres, comme le 
visage deChloé,avant même qu'elle se débarbouille, 
efface les splendeurs de l'aurore? Âhl il faut bien 
vous le dire, car vous ne le devineriez jamais : 
M. le prince de Broglie, fils de M. le duc de Brog- 
lie, académicien. Le général Philippe de Ségur a 
pu s'asseoir à côté de son père, le vieux comte de 
Ségur; mais le général était nourri de Tacite et 
avait écrit V Histoire de la Grande- Armée^ qui est 
un superbe livre. Quant à M. le prince, c'est un 
porphyrogénète, purement et simplement. « Lui 
aussi y il s'est donné la peine de naître,.. Il aura 
jugé, dans sa conscience scrupuleuse^ qu'il se 
devait à un éloge public du père Lacordaire et il 
se dévoue. » 

Quelqu'un qui a connu, il y a vingt-deux ou 
vingt-trois ans, ce petit bonhomme de décadence 
nous affirme qu'aux écoles il avait acquis une telle 
vélocité de plume qu'il pouvait suivre la parole et 
représenter à son piofesseur sa leçon intégrale. 



POLÉMIQUES 30I 

stricte, avec toutes les répétitions et négligences 
inséparables. Si le professeur avait lâché étourdi- 
ment quelque faute, il la retrouvait soigneusement 
reproduite par le manuscrit du petit prince. Quelle 
obéissance! et quelle habileté! 

Et depuis lors, qu'a-t-il fait, ce candidat? Tou- 
jours la même chose. Homme, il répète la leçon de 
ses professeurs actuels. C'est un parfait perroquet 
que ne saurait imiter Vaucanson lui-même. 

L'article de M. Sainte-Beuve devait donner Téveil 
à la presse. En effet, deux nouveaux articles sur le 
même sujet viennent de paraître, Tun de M. Nefft- 
zer, l'autre de M. Texier. La conclusion de ce der- 
nier est que tous les littérateurs de quelque mé- 
rite doivent oublier l'Académie et la laisser mou- 
rir dans l'oubli. Finis Poloniœ. Mais les hommes 
tels que MM. Mérimée, Sainte-Beuve, de Vigny, 
qui voudraient relever l'honneur de la compagnie 
à laquelle ils appartiennent, ne peuvent encourager 
une résolution aussi désespérée. 



JL m__ 



ANNIVERSAIRE DE LA NAISSANCE 
DE SHAKESPEARE (i) 

[A M. le Rédacteur en chef du Figaro.] 

i4 Avril 1864. 
Monsieur, 

Il m'est arrivé plus d'une fois de lire le Figaro 
et de me sentir scandalisé parle sans-gêne derapin 
qui forme, malheureusement, une partie du talent 
de vos collaborateurs. Pour tout dire, ce genre de 
littérature frondeuse qu'on appelle le « petit jour- 
nal » n'a rien de bien divertissant pour moi et 
choque presque toujours mes instincts de justice 
et de pudeur. Cependant, toutes les fois qu'une 
grosse bêtise, une montrueuse hypocrisie, une de 
celles que notre siècle produit avec une inépuisa- 
ble abondance, se dresse devant moi, tout de suite 
je comprends l'utilité du « petit journal ;>. Ainsi, 
vous le voyez, je me donne presque tort, d'assez 
bonne grâce . 

C'est pourquoi j'ai cru convenable de vous dé- 
noncer une de ces énormités, une de ces cocasse- 
ries, avant qu'elle fasse sa définitive explosion. 

Le 23 Avril est la date où la Finlande elle-même 
doit, dit-on, célébrer le trois-centième anniversaire 
de la naissance de Shakespeare. J'ignore si la Fin- 
lande a quelque intérêt mystérieux à célébrer un 
poète qui n'est pas né chez elle, si elle a le désir de 
porter, à propos du poète-comédien anglais, qucl- 

(i) Figaro, i4 avril 1864. 



POLEMIQUES 3o3 

que toast malicieux. Je comprends, à la rigueur, 
que les littérateurs de l'Europe entière veuillent 
s'associer dans un commun élan d'admiration pour 
un poète que sa grandeur (comme celle de plusieurs 
autres grands poètes) rend cosmopolite ; cepen- 
dant, nous pourrions noter en passant que, s'il est 
raisonnable de célébrer les poètes de tous les pays, 
il serait encore plus juste que chacun célébrât d'a- 
bord les siens. Chaque religion a ses saints, et je 
constate avec peine que jusqu'à présent on ne 
s'est guère inquiété ici de fêter l'anniversaire de 
la naissance de Chateaubriand ou de Balzac. Leur 
gloire, me dira-t-on, est encore trop jeune. Mais 
celle de Rabelais ? 

Ainsi voilà une chose acceptée. Nous supposons 
que, mus par une reconnaissance spontanée, tous 
les littérateurs de l'Europe veulent honorer la mé- 
moire de Shakespeare avec une parfaite candeur. 

Mais les littérateurs parisiens sont-ils poussés 
par un sentiment aussi désintéressé, ou plutôt n'o- 
béissent-ils pas, à leur insu, aune très petite cote- 
rie qui poursuit, elle, un but personnel et particu- 
lier, très distinct de la gloire de Shakespeare? 

J'ai été, à ce sujet, le confident de quelques plai- 
santeries et de quelques plaintes dont je veux vous 
faire part. 

Une réunion a eu lieu quelque part, peu importe 
où. M. Guizot devait faire partie du comité. On 
voulait sans doute honorer en lui le signataire 
d'une pauvre traduction de Shakespeare. Le nom de 
M. Villemain a été inscrit également. Autrefois, il a 
parlé, tant bien que mal, du théâtre anglais. C'est 
un prétexte suffisant, quoique cette mandragore 
sans âme, à vrai dire, soit destinée à faire une 



3o4 ŒUYRBS POSTHUMES 

drôle de figure devant la statue du poète le plus 
passionné du monde. 

J*ignore si le nom de Philarète Chasles, qui a 
tant contribué à populariser chez nous la littérature 
anglaise, a été inscrit; j'en doute fort, et j'ai de 
bonnes raisons pour cela. Ici, à Versailles, à quel- 
ques pas de moi, habite un vieux poète qui a mar- 
qué, non sans honneur, dans le mouvement litté- 
raire romantique; je veux parler de M. Emile Des- 
champs, traducteur de Roméo et Juliette, Eh bien ! 
Monsieur, croiriez-vous que ce nom n'a pas passé 
sans quelques objections? Si je vous priais de devi- 
ner pourquoi, vous ne le devineriez jamais. M. Emile 
Deschamps a été pendant longtemps un des prin- 
cipaux employés du ministère des Finances. Il est 
vrai qu'il a, depuis longtemps aussi, donné sa dé- 
mission. Mais, en fait de justice, messieurs les fac- 
totums de la littérature démocratique n'y regardent 
pas de si près, et celte cohue de petits jeunes gens 
est si occupée de faire ses affaires qu'elle apprend 
quelquefois avec étonnement que tel vieux bon- 
homme, à qui elle doit beaucoup, n'est pas encore 
mort. Vous ne serez pas étonné d'apprendre que 
M. Théophile Gautier a failli être exclu, comme 
mouchard. (Mouchard est un terme qui signifie : 
auteur qui écrit des articles sur le théâtre et la 
peinture dans la feuille officielle de l'Etat.) Je ne 
suis pas du tout étonné, ni vous sans doute, que le 
nom de M. Philoxène Boyer ait soulevé maintes 
récriminations. M. Boyer est un bel esprit, un très 
bel esprit, dans le meilleur sens. C'est une imagi- 
nation souple et grande, un écrivain fort érudit, 
qui a, dans le temps, commenté les ouvrages de 
Shakespeare dans des improvisations brillantes. 



POLÉBnQUBS 3o5 

Tout cela est vrai, incontestable ; mais hélas I le 
malheureux a donné quelquefois des signes d'un 
lyrisme monarchique un peu vif. En cela, il était 
sincère, sans doute; mais qu'importe! ces odes 
malencontreuses, aux yeux de ces messieurs, an- 
nulent tout son mérite en tant que shakespearîa- 
niste. Relativement à Auguste Barbier, traducteur 
de Julius CœsaPy et à Berlioz, auteur d'un Roméo 
et Juliette^ je ne sais rien. M. Charles Baudelaire, 
dont le goût pour la littérature saxonne est bien 
connu, avait été oublié. Eugène Delacroix est bien 
heureux d'être mort. On lui aurait, sans aucun 
doute, fermé au nez les portes du festin, lui, tra- 
ducteur à sa manière de Hamlet, mais aussi le 
membre corrompu du Conseil municipal ; lui, 
Taristocratique génie, qui poussait la lâcheté jus- 
qu'à être poli, même envers ses ennemis. En 
revanche, nous verrons le démocrate Bié ville porter 
un toast, avec restrictions, à l'immortalité de l'au- 
teur de Macbeth y et le délicieux Legouvé, et le 
Saint-Marc Girardin, ce hideux courtisan de la 
jeunesse médiocre, et l'autre Girardin, l'inventeur 
de la boussole escargotique et de la souscription à 
un sou par tête pour l'abolition de la guerre! 

Mais^ le comble du grotesque, le nec plus ultra 
du ridicule, le symptôme irréfutable de l'hypocrisie 
de la manifestation, est la nomination de M. Jules 
Favre comme membre du Comité. Jules Favre et 
Shakespeare! Saisissez-vous bien cette énormilé? 
Sans doute, M. Jules Favre est un esprit assez cul- 
tivé pour comprendre les beautés de Shakespeare, 
et, à ce titre, il peut venir ; mais, s'il a pour deux 
liards de sens commun, et s'il tient à ne pas com- 
promettre le vieux poète, il n'a qu'à refuser l'hon- 



3o6 ŒUVRES POSTHUMES 

neur absurde qui lui est conféré. Jules Favre dans 
ua comité shakespearien! Cela est plus grotesque 
qu'un Dufaure à TAcadémie ! 

Mais, en Yérité, MM. les organisateurs de la 
petite fête ont bien autre chose à faire que de glo- 
rifier la poésie. Deux poètes, qui étaients présents 
à la première réunion dont je vous parlais tout à 
rheure, faisaient observer tantôt qu'on oubliait 
celui-ci ou celui-là, tantôt qu'il faudrait faire ced 
ou cela; et leurs observations étaient faites unique- 
ment dans le sens littéraire ; mais, à chaque fois, 
l'un des petits humanitaires leur répondait : « Vous 
ne comprenez pas de quoi ils^agit. » 

Aucun ridicule ne manquera à cette solennité. 
Il faudra aussi, tout naturellement, fêter Shakes- 
peare au théâtre. Quand il s'agit d'une représenta- 
tion en l'honneur de Racine, on joue, après l'ode 
de circonstance, les Plaideurs et Britannicus; si 
c'est Corneille qu'on célèbre, ce sera le Menteur et 
le Cid; si c'est Molière, Pourceaugnac et le Misan- 
thrope, Or, le directeur d'un grand théâtre, homme 
de douceur et de modération, courtisan impartial 
de la chèvre et du chou, disait récemment au poète 
chargé de composer quelque chose en l'honneur du 
tragique anglais : « Tâchez de glisser là-dedans 
l'éloge des classiques français, et puis ensuite, pour 
mieux honorer Shakespeare, nous jouerons // 
ne faut jurer de rien ! » C'est un petit proverbe 
d'Alfred de Musset. 

Parlons un peu du vrai but de ce grand jubilé. 
Vous savez, monsieur, qu'en i848 il se fit une 
alliance adultère entre l'école littéraire de i83o et 
la démocratie, une alliance monstrueuse et bizarre. 
Olympio renia la fameuse doctrine de l'art pour 



POLEMIQUES 307 

Varty et depuis lors, lui, sa famille et ses disciples 
n'ont cessé de prêcher le peuple, et de se montrer 
en toutes occasions les amis et les patrons assidus 
du peuple. «Tendre et profond amour du peuple ! » 
Dès lors, tout ce qu'ils peuvent aimer en littérature 
a pris la couleur révolutionnaire et philanthro- 
pique. Shakespeare est socialiste. Il ne s'en est 
jamais douté, mais il n'importe. Une espèce de 
critique paradoxale a déjà essayé de travestir le 
monarchiste Balzac, Thomme du trône et de l'au- 
tel, en homnfe de subversion et de démolition. 
Nous sommes familiarisés avec ce genre de super- 
cherie. Or, monsieur, vous savez que nous sommes 
dans un temps de partage, et qu'il existe une 
classe d'hommes dont le gosier est obstrué de 
toasts, de discours et de cris non utilisés, dont, 
très naturellement, ils cherchent le placement. J'ai 
connu des gens qui surveillaient attentivement la 
mortalité, surtout parmi les célébrités, et couraient 
activement chez les familles et dans les cimetières, 
pour faire l'éloge des défunts qu'ils n'avaient 
jamais connus. Je vous signale M. Victor Cousin 
comme le prince du genre. 

Tout banquet, toute fête sont une belle occasion 
pour donner satisfaction à ce verbiage français ; les 
orateurs sont le fonds qui manque le moins; et la 
petite coterie caudataire de ce poète (en qui Dieu, 
par un esprit démystification impénétrable, a amal- 
gamé la sottise avec le génie) a jugé que le mo- 
ment était opportun pour utiliser cette indomptable 
manie au profit des buts suivants, auxquels la nais- 
sance de Shakespeare ne servira que de prétexte. 

i^ Préparer et chauflFer le succès du livre de 
V. Hugo sur Shakespeare, livre qui, comme tous 



3o8 (EUVHXS POSTHtTMES 

ses livres, plein de beautés et de bêtises, va peut- 
être encore désoler ses plus sincères admirateurs; 

2® Porter un toast au Danemark. La question est 
palpitante, et on doit bien cela à Hamlet^ qui est 
le prince du Danemark le plus connu. Cela sera 
d'ailleurs mieux en situation que le toast à la Polo- 
gne qui a été lancé, m'a-t-on dit, dans un banquet 
offert à M. Daumier. 

Ensuite, et selon les occurrences et le crescendo 
particulier de la bêtise chez les foules rassemblées 
dans un seul lieu, porter des toasts à Jean Valjean, 
à l'abolition de la peine de mort, à l'abolition de 
la misère, à \di Fraternité universelle ^ à la diffusion 
des lumières, au vrai Jésus-Christ, législateur de$ 
chrétiens, comme on disait jadis, à M. Renan, à 
M. Havin, etc., enfin, à toutes les stupidités pro- 
pres à ce dix-neuvième siècle, où nous avons le fati- 
gant bonheur de vivre, et où chacun est, à ce qu'il 
paraît, privé du droit naturel de choisir ses frères. 

Monsieur, j*ai oublié de vous dire que les femmes 
étaient exclues de la fête. De belles épaules, de 
beaux bras> de beaux visages et de brillantes toi- 
lettes auraient pu nuire à l'austérité démocratique 
d'une telle solennité. Cependant, je crois qu'on 
pourrait inviter quelques comédiennes, quand ce 
ne serait que pour leur donner l'idée de jouer un 
peu Shakespeare et de rivaliser avec les Smithson 
et les Faucit. 

Conservez ma signature, si bon vous semble; 
supprimez-la, si vous jugez qu'elle n'a pas assez de 
valeur. 

Veuillez agréer, Monsieur, l'assurance de mes 
sentiments bien distingués . 

(0- 

(ï) Lasignatnre fut remplacée par trois étoiles. 



LETTRE A JULES JANIN (i) 

[Premier projet.] 

Lui aussi, [Henri Heine] lui-même, « il savait 
comment on chante et comment on pleure ; il 
connaissait le sourire mouillé de larmes, etc.. » 

Comme c'est extraordinaire, n'est-ce pas, qu'un 
homme soit un homme? 

Catilina écrit au sénateur Quintus Cœcilius avant 
de prendre les armes : « Jeté lègue ma chère femme 
Orestilia et ma chère fille... », 

Mérimée (Mérimée lui-même !1!) ajoute : «On 
éprouve quelque plaisir et quelque étonnement à 
voir des sentiments humains dans un pareil mons- 
tre. » 

Comme c'est extraordinaire qu'un homme soit 
un homme ! 

Quant à toutes les citations de petites polisson- 

(i) Sons le pseudonyme d'Eraste, Jules Janin avait publié, dans 
F Indépendance belge du ii février i865, un article : Henri Heine 
et la jeunesse des poètes^ où il reprochait au grand romantique 
allemand, à Byron, à d'autres encore, de s'être complu dans une 
ironie omère et douloureuse, à laquelle il opposait la verre et la 
gaîté de nos poètes nationaux, citant pêle-mêle Hago, Vigny ^ Mus- 
set^ Sainte-Beuve^ M^* de Girardin, Viennet, Béranger, Hégésippe 
Moreau, Lecomte Delille (sic), etc. Il terminait par ces mots 
cruels : «... U [Heine] n*a pas connu de son vivant la douce vo- 
lupté des larme s ; il n'en a pas fait répandre sur son cercueil. » 

Baudelaire, à la lecture de ce feuilleton, rêva de venger ses frè- 
res spirituels et poètes de dilection, et il en fixa Tintention dans 
deux projets de lettre; mais déjà la maladie le minait... 

Ces projets de lettre ont été publiés par M.Eugène Grépet, op,cH., 
et par M. Jacques Crépet, Gil Blas.Ii février 1906. 



3io as u va as posthumes 

neries françaises comparées à la poésie d'Henri 
Heine, de Byronet de Shakespeare, cela fait TefiFet 
d'une serinette d'une épinette comparée à un puis- 
sant orchestre. II n'est pas un seul des fragments 
d'Henri Heine que' vous citez qui ne soit infini- 
ment supérieur à toutes les bergerades ou berqui- 
nades que vous admirez. Ainsi, l'auteur de PAne 
mort et la Femme guillotinée ne veut plus enten- 
dre l'ironie ; il ne veut pas qu'on parle de la mort, 
de la douleur, de la brièveté des sentiments hu- 
mains : Ecartez de moi ces images funèbres ; loin 
de moi tous ces ricanements ! Laissez-moi traduire 
Horace et le savourer à ma guise, Horace, un vrai 
amateur de flonflons, un brave littératisant^ dont 
la lecture ne fait pas mal aux nerfs, comme font 
toutes ces discordantes lyres modernes. » 

Pour finir, je serais curieux de savoir si vous 
êtes bien sûr que Déranger soit un poète. (Je 
croyais qu'on n'osait plus parler de cet homme.) 

— Si vous êtes bien sûr que fe« bellesfunérailles ( i ) 
soient une preuve du génie ou de l'honnêteté du 
défunt. (Moi, je crois le contraire, c'est-à-dire qu'il 
n'y a guère que les coquins et les sots qui obtien- 
nent de belles funérailles.) 

— Si vous êtes bien sûr que Delphine Gay soit 
un poète. 

— Si vous croyez que le langoureux de Musset 
soit un bon poète. 

Je serais aussi curieux de savoir ce que fait le 
nom du grotesque Viennet à côté du nom de de 
Banville. 

— Et, à côté d'Auguste Barbier, Hégésippe 

(i) Jules Janin avait opposé rindifFéreace publique où Heine s*é- 
tait éteint, au deuil national qu'avait causé la mort de Béranger. 



POLÉMIQUES 3ll 

Moreau, un ignoble pion, enflammé de sale luxure 
et de prêtrophobie belge. 

Enfin, pourquoi vous orthographiez Lecomte 
Delille le nom de M. Leconte de Lisle, le^confon- 
dant ainsi avec le méprisable auteur des Jardins, 

Cher Monsieur, si je voulais pleinement soulager 
la colère que vous avez mise en moi, je vous écrirais 
cinquante pages au moins, et je vous prouverais que, 
contrairement à votre thèse, notre pauvre France 
n'a que fort peu de poètes et qu'elle n'en a pas un 
seul à opposer à Henri Heine. Mais vous n'aimez 
pas la vérité, vous n'aimez pas les proportions, 
vous n'aimez pas la justice, vous n'aimez pas les 
combinaisons, vous n'aimez pas le rhythme, ni le 
mètre, ni la rime ; tout cela exige qu'on prenne trop 
de soins pour l'obtenir. Il est si doux de s'endor- 
mir sur l'oreiller de V opinion toute faite ! 

Savez-vous bien, monsieur, que vous parlez de 
Byron trop légèrement ? Il avait votre qualité et 
votre défaut, — une grande abondance, un grand 
flot, une grande loquacité, — mais aussi ce qui fait 
les poètes: une diabolique personnalité. En vérité, 
vous me donnez envie de le défendre. 

Monsieur, j'ai reçu souvent des lettres injurieu- 
ses d'inconnus, quelquefois anonymes, des gens qui 
avaient sans doute du temps à perdre. J'avais du 
temps à perdre ce soir, j'ai vouluimiter à votre égard 
les donneurs de conseils qui m'ont souvent assailli. 

Je suis un peu de vos amis ; quelquefois même 
je vous ai admiré. Je connais à fond la sottise 
française, et, pourtant, quand je vois un littérateur 
français (faisant autorité dans le monde) lâcher des 
légèretés, je suis encore pris de rages qui font tout 
pardonner, même la lettre anonyme. 



3l2 OEUVRES POSTHUMES 

Je vous promets qu'à la prochaine visite que 
j'aurai le plaisir de vous faire je vous ferai mon 
mea culpOy non pas de mes opinions, mais de ma 
conduite. 

• 

[Deuxième projet.] 

Monsieur, je fais ma pâture de vos feuilletons, 
— dans t Indépendance, laquelle vous manque un 
peu de respect quelquefois et vous montre quelque 
ingratitude. Donc je vous lis; car je suis un peu de 
vos amis, si, toutefois, vous croyez, comme moi, 
que l'admiration engendre une sorte d'amitié. 

Mais le feuilleton d'hier soir m'a mis en grande 
rage. Je vais vous expliquer le pourquoi. 

Henri Heine était donc un homme I Bizarre. Ca- 
tilina était donc un homme, un monstre pourtant, 
puiqu'il conspirait pour les pauvres. Henri Heine 
était méchant, — oui, comme les hommes sensibles, 
irrités de vivre avec la canaille ; par canaille, j'en- 
tends les gens qui ne se connaissent pas en poésie 
(le ffenus irritabile uatum) . 

Examinons ce cœur d'Henri Heine jeune. 

Les fragments que vous citez sont charmants, mais 
je vois bien ce qui vous choque, c'est la tristesse, 
c'est l'ironie. Si J. J. était empereur, il décréterait 
qu'il est défendu de pleurer ou de se pendre sous 
son règne, ou même de rire d'une certaine façon. 
Quand Auguste avait bu, etc. 

Vous êtes un homme heureux. Je vous plains, 
monsieur, d'être si facilement heureux. Faut-il qu'un 
homme soit tombé bas pour se croire heureux I 
Peut-être est-ce une explosion sardonique, et sou- 
riez-vous pour cacher le renard qui vous ronge. En 
ce cas, c'est bien. Si ma langue pouvait prononcer 



POLÉMIQUES 3l3 

une telle phrase, elle en resterait paralysée. 



Vous n'aimez pas la discrépance, la dissonance. 
Arrière les indiscrets qui troublent la somnolence 
de votre bonheur 1 Vivent les ariettes de Florianl 
Arrière les plaintes puissantes du chevalier Tann- 
hœuser, aspirant à la douleur I Vous aimez les 
musiques qu'on peut entendre sans les écouter, et 
les tragédies qu'on peut commencer par le milieu. 

Arrière tous ces poètes qui ont leurs poches 
pleines de poignards, de fiel, de fioles de laudanum 1 
Cet homme est triste I il me scandalise. — Il n'a 
donc pas de Margot; il n'en a donc jamais eu. Vive 
Horace buvant son lait de poule, son falerne, 
veux-je dire, en pinçant, en honnête homme, les 
charmes de sa Lisette, un brave littératisant, sans 
diablerie, et sans fureur, sans œstusl 



A propos de belles funérailles, vous citez, je 
crois, celles de Béranger. Il n'y avait rien de bien 
beau, je crois. Un préfet de police a dit qu'il l'avait 
escamoté. Il n'y a eu de beau que M™® Colet bous- 
culant les sergents de ville. Et Pierre Leroux, seul, 
trouva le mot du jour : « Je lui avais toujours 
prédit qu'il raterait son enterrement. » 



Béranger? On a dit quelques vérités sur ce gri- 
vois. Il y en aurait encore long à dire. Passons. 



ï9 



3l4 CBUVaES POSTHUMES 

De Musset. Faculté poétique ; mais peu joyeux. 
Contradiction dans votre thèse. Mauvais poète 
d'ailleurs. On le trouve maintenant chez les filles, 
entre les chiens de verre filé, le chansonnier du 
Caveau et les porcelaines gagnées aux loteries 
d'Asnières. — Croque-mort langoureux. 



Sainte-Beuve. Oh ! celui-là, je vous arrête. Pou- 
vez-vous expliquer ce genre de beauté? Werther 
carabin. Donc contradiction dans votre thèse. 



Banville fet Viennet. Grande catastrophe. Vierf- 
net, parfait honnête homme. Héroïsme à détruire 
la poésie; mais la Rimel I ! et même la Raison ! I ! 
— Je sais que vous n'agissez jamais par intérêt... 
Donc, qui a pu vous pousser ? 



Delphine Gay ! — Leconte de Lisle. Le trouvez- 
vous bien rigolo, bien à vos souhaits, la main sur 
la conscience ? — Et Gautier ? Et Valmore ? et 
moi ? 



Je présente la paraphrase du genus irrîtabÛe 
vatum pour la défense non seulement d'HenriHeine, 
mais aussi ^e tous les poètes. Ces pauvres dia- 
bles (qui sont la couronne de l'humanité) sont in- 
sultés par tout le monde. Quand ils ont soif et qu'ils 
demandent un verre d'eau, il y a des Trimalcions 



POLÉMIQUES 3l5 

qui les traitent d'ivrognes. Trimalcion s'essuie les 
doigts aux cheveux de ses esclaves ; mais si un 
poète montrait la prétention d'avoir quelques bour- 
geois dans ses écuries, il y aurait bien des person- 
nes qui s'en scandaliseraient. / 



Vous dites : « Voilà de ces belles choses que je 
ne comprendrai jamais... Les néocritiques... » 

Quittez donc ce ton vieillot, qui ne vous servira 
de rien, pas même auprès du sieur Villemain. 



Jules Janîn ne veut plus d'images chagrinantes. 

Et la mort de Chariot ? Et le baiser dans la 
lunette de laguillotine? Et le Bosphore, si enchan- 
teur du haut d'un pal? Et la Bourbe? Et lesCapu- 
cins?Et les Chancres fumant sous le fer rouge (i) ? 



Quand le diable devient vieux, il se fait berger. 
Allez paître vos blancs moutons. 



A bas les suicides I A bas les méchants farceurs ! 
On ne pourrait jamais dire sous votre règne : Gérard 
de Nerval s*est pendu, Janino Imperaiore. Vous 
auriez même des agents, des inspecteurs faisant 

(i) Allusion à certains épisodes ou passages du roman célèbre 
de Jules Janin : l'Ane mort et la Femme guillotinée. (Note de 
M. Eug. Crépet.) 



3l6 ŒUVRES POSTHUMES 

rentrer chez eux les gens qui n'auraient pas sur leurs 
lèrres la grimace du bonheur. 



Catilina, un homme d'esprit, sans aucun doute, 
puisqu'il avait des amis dans le parti contraire au 
sien, ce qui n'est inintelligible que pour un Belge. 



Toujours Horace et Margoton I Vous vous gar- 
deriez bien de choisir Juvénal, Lucain ou Pétrone : 
celui-ci,avec ses terrifiantes impuretés, ses bouffon- 
neries attristantes (vous prendriez volontiers parti 
pour TrimBlcionf puisqu'il est heureux, avouez- 
le) ; celui-là, avec ses regrets de Bru tus et de Pom- 
pée, ses morts ressuscites, ses sorcières thessalien- 
nes, qui font danser la lune sur l'herbe des plai- 
nes désolées; et cet autre, avec ses éclats de rire 
pleins de fureur. Car vous n'avez pas manqué d'ob- 
server que Juvénal se fâche toujours au profit du 
pauvre et de l'opprimé ! Ah ! le vilain sale ! — 
Vive Horace, et tous ceux pour qui Babet est 
pleine de complaisances ! 



Trimalcîon est bête, mais il est heureux. Il est 
vaniteux jusqu'à faire crever de rire ses serviteurs, 
mais il est heureux. Il est abject et immonde, — 
mais heureux. Il étale un gros luxe et feint de se 
connaître en délicatesses : il est ridicule, mais il 
est heureux. — Ah I pardonnez aux heureux. Le 
bonheur y une belle et universelle excuse, n'est-ce 
pas ? 



poiiBnQUSs 3 17 

Ah ! VOUS êtes heureux, Monsieur. Quoi I — Si 
vous disiez : Je suis vertueux, je comprendrais que 
cela sous-entend: Je souffre moins qu^un autre. 
Mais non ; vous êtes heureux. Facile à contenter, 
alors? Je vous plains, et j'estime ma mauvaise 
humeur plus distinguée que votre béatitude. — J'i- 
rai jusque-là, que je vous demanderai si les spec- 
tacles de la terre vous suffisent. Quoi ! jamais vous 
n'avez eu envie de vous en aller ^ rien que pour 
changer de spectacle ! J'ai de très sérieuses rai- 
sons pour plaindre celui qui n'aime pas la mort. 



Byron, Tennyson, Poe et C»«. 

Ciel mélancolique de la poésie moderne. Etoiles 
de première grandeur.Pourquoi les choses ont-elles 
changé ? Grave question que je n'ai pas le temps 
de vous expliquer ici. Mais vous n'avez même pas 
songé à vous la poser. Elles ont changé parce 
qu'elles devaient changer. Votre ami, le sieur Vil- 
lemain, vous chuchote, à l'oreille le mot : Déca- 
dence. C'est un mot bien commode à l'usage des 
pédagogues ignorants, mot vague derrière lequel 
s'abritent notre paresse et votre incuriosité de la 
loi. 

Pourquoi donc toujours la joie ? Pour vous di- 
vertir peut-être. Pourquoi la tristesse n'aurait-elle 
pas sa beauté? Et l'horreur aussi? Et tout? Et 
n'importe quoi ? 



Je vous vois venir. Je sais où vous tendez. Vous 
oseriez peut-être affirmer qu'on ne doit pas mettre 

19. 



3|8 ŒUVKBS POSTHUBTES 

des tètes de mort dans les soupières, et qu'un petit 
cadavre de nouveau-né ferait un fichu. •• (Cette plai- 
santerie a été faite cependant ; mais, hélas ! c'était 
le bon temps !) — Il y aurait beaucoup à dire 
cependant là-dessus. — Vous me blessez dans mes 
plus chères convictions. Toute la question, en ces 
matières, c'est la sauce, c'est-à-dire le génie. 



Pourquoi le poète ne serait-il pas un broyeur 
de poisons aussi bien qu un confiseur, un éleveur 
de serpents pour miracles et spectacles, un psylle 
amoureux de ses reptiles et jouissant des caresses 
glacées de leurs anneaux en même temps que des 
terreurs de la foule ? 



Deux parties également ridicules dans votre 
feuilleton. Méconnaissance de la poésie de Heine, 
et de la poésie, en général. Thèse absurde sur la 
jeunesse du poète. Ni vieux, ni jeune, il est. Il est 
ce qu'il veut. Vierge, il chante la débauche; sobre, 
l'ivrognerie. 

Votre dégoûtant amour de la joie me fait penser 
à M. Véron réclamant une littérature affectueuse. 
Votre goût de l'honnêteté n'est encore que du syba- 
ritisme. M. Véron disait cela fort innocemment. 
Le Juif errant l'avait sans doute contristé. Lui 
aussi, il aspirait aux émotions douces et non trou- 
blantes. 



A propos de la jeunesse des poètes : Livres 
vécus ^ poèmes vécus. 



POLÉMIQUES 3 19 

Consultez là-dessus M. Villemain. Malgré son 
amour incorrigible des solécismes, je doute qu'il 
avalecelui-là. 



Byron, loquacité, redondance. Quelques-unes de 
vos qualités, Monsieur. Mais, en revanche, ces 
sublimes défauts qui font le grand poète : la mélan- 
colie, toujours inséparable du sentiment du beau, 
et une personnalité ardente, diabolique, un esprit 
salamandrin. 



Byron. Tennyson. E. Poe. LermontofF. Leo- 
pardi. Espronceda; — mais ils n'ont pas chanté 
Margot! — Eh! quoi! je n'ai pas cité un Français. 
La France est pauvre. 

Poésie française. Veine tarie sous Louis XIV. 
Reparaît avec Chénier (Marie-Joseph), car l'autre 
est un ébéniste de Marie- Antoinette . Enfin, rajeu- 
nissement et explosion sous Charles X. 



Vos flonflons français. Epinette et orchestre. 
Poésie à fleur de peau. Le Cupidon de Thomas 
Hood. Votre paquet de poètes accouplés comme 
bassets et lévriers, comme fouines et girafes. Ana- 
lysons-les un à un. Et Théophile Gautier? Et 
moi? 



Lecomte Delille. Vos étourderies : Jean Pha- 
rond. Pharamond. Jean Beaudlair. N'écrivez pas 



320 (SUrnSS POSTHUMES 

Gauthier^ si vous voulez réparer votre oubli, et 
n'iinitez pas ses éditeurs qui le connaissent si peu 
r|ii'ils estropient son nom. La versification d'une 
pièce en prose. 



Vous êtes un homme heureux. Voilà qui suffit 
pour vous consoler de toutes erreurs. Vous n'en- 
tendez rien à l'architecture des mots, à la plastique 
de la langue, à la peinture, à la musique, ni à la 
poi^sie. Consolez-vous, Balzac et Chateaubriand 
n'ont jamais pu faire de vers jpassables. Il est vrai 
qu'ils savaient reconnaître les bons. 



^Dans Tarticle Janin.) Janîn loue Cicéron, petite 
farce de journaliste. C'est peut-être une caresse au 
sienr Villemain. Cicéron philippiste. Sale type de 
parvenu. C^est notre César^ à nous. (De Sacy.) 

Janin avait sans doute une raison pour citer 
Vieanet parmi les poètes. De même, il a sans doute 
umt excellente raison pour louer Cicéron. Cicéron 
n'est pas de l'Académie, cependant on peut dire 
qu'il en est, par Villemain et la bande orléaniste. 



L'ESPRIT ET LE STYLE DE M. VILLEMAIN(i) 

Ventosa isthœc et enormis lof/aa^ 
citas. 
Des mots, des mots, des mois i 
La littérature mène àlouL pour\^a 

qu'on la quittée temps. ( Paroles de 

traître.) 



DÉBUT 

J'aspire à la douleur. — J'ai voulu lire Ville- 
main. — Deux sortes d'écrivains, les dévou^^s eL 
les traîtres. — Portrait du vrai critique. — Méta- 
physique. — Imagination. 

Villemain ^'écrivant que sur des thèmes connus 
et possédés de tout le monde, nous n'avons pas à 
rendre compte de ce qu'il appelle ses œuvres. Pre- 
nons simplement les thèmes qui nous sont plus 
familiers et plus chers, et voyons s'il les a rajeu- 
nis, sinon par Tesprit philosophique, au moins par 
la nouveauté d'expressions pittoresques. 

CONCLUSION 

Villemain, auteur aussi inconnu que consacré- 
Chaque écrivain représente quelque chose plus par- 

(i) Publié dans le Mercure de France, i«' mars 1907, par M. Jac- 
ques Crépet, d*après une copie commaniquée par M. Miiurî^ Tour- 
neux. 



322 OKUVRES POSTHUMES 

ticulièrement : Chateaubriand ceci, Balzac cela, 
Byron cela, Hugo cela; — Villcmaîn représente 
l'inutilité affairée et hargneuse comme celle de 
Thersite. Sa phrase est bourrée d'inutilités; il 
ignore Tart d'écrire une phrase, comme Tart de 
construire un livre. Obscurité résultant de la diffu- 
sion et de la profusion. 

S'il était modeste,... — mais puisqu'il fait le 
méchant... 

Anecdotes à citer. 

HABITUDES d' ESPRIT 

« On les a parodiés depuis (i) » (les mouve- 
ments populaires). — (Page 477- Tribune.) 

La Révolution de i83o fut donc bonne, celle de 
Février mauvaise (I). 

Citer le mot de Sainte-Beuve, profond dans son 
scepticisme. 11 dit, avec une légèreté digne de la 
chose, en parlant de i848 : «.... » 

Ce qui implique que toutes les révolutions se 
valent et ne servent qu'à montrer l'opiniâtre légè- 
reté de l'humanité. 

Chez Villemain, allusions perpétuelles d'un 
homme d'Etat sans ouvrage. 

C'est sans doute depuis qu'il ne peut plus être 
ministre qu'il est devenu si fervent chrétien. 

11 veut toujours montrer qu'il est bien instruit 
de toute l'histoire de toutes les familles. Ragots, 
cancans, habitudes emphatiques de laquais parlant 
de ses anciens maîtres et les trahissant quelquefois. 
La vile habitude d'écouter aux portes. 

(i) On trouvera plus loin, au chapitre « Citations », le complé- 
ment de la plupart de ces passages tronqués. 



POLÉMIQUES 325 

II parle quelque part avec attendrissement des 
« opulentes fonctions ». 

Goût de servilité jusque dans l'usage immodéré 
des capitales : « L'Etat, le Ministre, etc., etc.. » 

Toute la famille d'un grand fonctionnaire est 
sainte, et jamais la femme, le fils, le gendre ne sont 
cités sans quelque apposition favorable, servant à 
la fois à témoigner du culte de l'auteur et à arron- 
dir la phrase. 

Véritables habitudes d'un maître de pension qui 
craint d'offenser les parents. 

Contraste, plus apparent que réel, entrel'attitude 
hautaine de Villemain dans la vie et son attitude 
d'historien, qui est celle d'un chef de bureau de- 
vant une Excellence. 

Citateur automate qui a appris pour le plaisir de 
citer, mais ne comprend pas ce qu'il récite. 

Raison />rq/b/irfe de la haine de Villemain contre 
Chateaubriand, le grand seigneur assez grand 
pour être cynique. (Articles du petit de Broglie.) 
La haine d'un homme médiocre est toujours une 
haine immense. 

PINDARE 

{Essais sur le génie de Pindare et sur le génie 
Igrique,) 

Encore les tiroirs, les armoires, les cartons, les 
distributions de prix, l'herbier, les collections d'un 
écolier qui ramasse des coquilles d'huîtres pour 
faire le naturaliste. Rien, absolument rien, pour 
la poésie lyrique anonymey et cela dans un Essai 
sur la poésie lyrique! 

Il a pensé à Longfellov, mais il a omis Byron, 



3^4 ŒUVRES POSTHUMES 

Barbier et Tennyson, sans doute parce qu'un pro- 
fessii'ur lui inspire toujours plus de tendresse qu'un 
poète. 

PindarSy dictionnaire, cbmpendium, non de 
Tes prit lyrique, mais des auteurs lyriques connus 
de lui, Villemain. 

YILLEMAIN HISTORIBN 

Narbonne, Chateaubriand j prétextes pour racon- 
ter I*histoire du temps, c'est-à-dire pour satisfaire 
ses rancunes. Petite méthode, en somme; méthode 
dini[>uissant cherchant une originalité. 

Les discours à la Tite^Live. Napoléon au Krem- 
lin devient aussi bavard et prétentieux que Ville- 
main, 

Vi demain se console de ne pas avoir fait de tra- 
gédies. Habitudes de tragédie. Discours intermi- 
nables à la place d'une conversation. Dialogues en 
tirade s, et puis toujours des confidents. Lui-même 
confident de Decaze et de Narbonne, comme Nar- 
bonne de Napoléon. 

(Voir la fameuse anecdote de trente pages sur 
la ter rasse de Saint-Germain. L'anecdote du géné- 
ral Foy à la Sorbonne et chez Villemain (i). Bon- 
nes phrases à extraire. Villemain lui montre ses 
oersions.) 



AXàLYSE RAPIDE DE l'œUVRB DE VILLEMAIN 

Cours de littérature. — Banal compendium 
digne d'un professeur de rhétoriquœ. Les merveil- 

{i) V, Souvenirs contemporaint d'histoire et de littérature. 



POLÉMIQUES 32a 

leuses parenthèses du sténographe : « Applaudisse- 
ments. Emotion. Applaudissements réitérés. Rires 
dans l'auditoire. » — Sa manière de juger Joseph 
de Maistre et Xavier de Maistre. Le professeur ser- 
vile, au lieu de rendre j ustice philosophique à Joseph 
de Maistre, fait sa cour à Tinsipide jeunesse du 
quartier latin. (Cependant la parole l'obligeait alors 
à un style presque simple.) 

Lascaris. Cromwell. — Nous serons généreux, 
nous ne ferons que citer et passer. 

Souvenirs contemporains. Les CenU Jours. Mon^ 
sieur de Narbonne. — Villemain a une manie 
vile : c'est de s'appliquer à faire voir qu'il a connu 
des gens importants . 

Que dirons-nous du Choix rf'eïarfe*? Fastidieuses 
distributions de prix et rapports en style de préfec- 
ture sur les concours de l'Académie française. 

Voir ce que vaut son Lucain» 

La Tribune française y c'est, dans une insuppor- 
table phraséologie, le compte-rendu des Mémoires 
d' Outre-Tombe j assaisonné d'un commentaire de 
haine et de médiocrité. 



SA HAINE CONTRE CHATEAUBRIAND 

C'est bien la jugeote d'un pédagogue, incapa- 
ble d'apprécier le grand gentilhomme des déca- 
dences, qui veut retourner à la vie sauvage. 

A propos des débuts de Chateaubriand au régi- 
ment, il lui reproche son goût de la parure. Il lui 
reproche l'inceste comme source du génie. Ehl que 
m'importe à moi la source, si je jouis du génie I 

11 lui reproche plus tard la mort de sa sœur 
Lucile. Il lui reproche partout son manque de sen- 



326 ŒUVRES POSTHUMES 

sibilité. Un Chateaubriand n'a pas la même forme 
de sensibilité qu'un Villemain» Quelle peut être la 
sensibilité du Secrétaire perpétuel? 

(Retrouver la fameuse apostrophe à propos de la 
mort de M"»« de Beauraont) (i). 

Le sédentaire maître d'école trouve sing^ulier 
que le voyageur se soit habillé en sauvage et en 
coureur des bois. Il lui reproche son duel de célé- 
brité avec Napoléon. Eh bien! n'était-ce pas là 
aussi une des passions de Baltac? Napoléon est un 
substantif qui signifie domination, et, règne pour 
règne, quelques-uns peuvent préférer celui de Cha- 
teaubriand à celui de Napoléon. 

(Revoir le passage -sur le rajeunissement litté- 
raire. Grande digression à effet, qui ne contient rien 
de neuf et ne se rattache à rien de ce qui précède ni 
à rien de ce qui suit. 

Comme échantillon de détestable narration, 
véritable amphigouri, revoir la Mort du duc de 
Berry. 

Revoir la fameuse citation relative à la cuistrerie, 
qui lui inspire tant d'humeur.) 



(i) Les « Gitaiion» » ne reproduisent pas le passag^e. — Chateau- 
briand, repassant par Rome (juelques mois après la mort de M"ae<ie 
Beaumont, écrivait à son ami Louis de Fontanes la belle lettre que 
l'on sait ; cédant è ia séduction des ruines, si puissante sur son 
esprit, enivré par celte poésie de la tombe qu'il sentit et traduisit 
mieux qu'aucun» il s'élevait an-dessus de Sà propre douleur pour 
s'écrier impersonnellement : « Avec quel charme ne passera-t-ii pas 
(l'étranger] du tombeau de Gécilia Métella au cercueil d'une femme 
infortunée 1 » 

Et voici l'apostrophe — la « fameuse «postro^phe » dont Villemain 
flétrissait René : « Mais pour nous^ hommes vulgaires, chez qui 
rhnagrnation ne domine pas le ocBnr et la pensée, ni M ètetta, oâ Cor- 
nélia, ni toutes les ombres romaines ncsauraicnt nous faire trouver, 
je ne dis pas un charme, mais une consolation sur la pierre sèpol- 
orale ^e notre wnie récemoBaettt pleurée. » 



._ J 



POLÉMIQUES 327 



RELATIVEMENT A SON TON EN PARLANT 
DE CHATEAUBRIAND 

Les Villemaîn ne comprendront jamais que les 
Chateaubriand ont droit à des immunités et à des 
indulgences auxquelles tous les Villemain de Thu- 
manité ne pourront jamais aspirer. 

Villemain critique surtout Chateaubriand pour 
ses étourderies et son mauvais esprit de conduite, 
critique digne d'un pied-plat qui ne cherche dans 
les lettres que le moyen de parvenir. (Voir Tépi- 
graphe.) 

Esprit d'employé et de bureaucrate, morale de 
domestique. 

Pour taper sur le ventre d'un colosse, il faut 
pouvoir s'y hausser. 

Villemain, mandragore difforme s'ébréchant les 
dents sur un tombeau. 

Toujours criard, affairé sans pensées, toujours 
mécontent, toujours délateur, il a mérité le sur- 
nom de Thersite de la littérature. 

Les Mémoires (T Outre-Tombe et la Tribune 
française lus ensemble et compulsés page à page 
forment une harmonie à la fois grandiose et dro- 
latique. Sous la voix de Chateaubriand, pareille 
à la voix des grandes eaux, on entend l'éternel 
grognement en sourdine du cuistre envieux et 
impuissant. 

Le propre des sots est d'être incapables d'admi- 
ration et de n'avoir pas de déférence pour le mérite, 
surtout quand il est pauvre. [Anecdote du numéro 
3o.) 

Villemain est si parfaitement incapable d'admi- 



328 ŒUVRES POSTHUMES 

ration que lui, qui est à mille pieds au-dessous de 
La Harpe, appelle M. Joubert le plus ingénieux des 
amateurs plutôt que véritable artiste. 

Si l'on veut une autre preuve de la justesse d'es- 
prit de Villemain et de sa conscience dans Texa- 
men des livres, je raconterai F anecdote de r arbre 
Thibétain. 

HABITUDES DE STYLE ET METHODE DE PENSEE 

Villemain obscur, pourquoi? Parce qu'il ne 
pense pas. 

Horreur congéniale de la clarté, dont le signe 
visible est son amour du style allusionnel. 

La phrase de Villemain, comme celle de tous les 
bavards qui ne pensent pas (ou des bavards inté- 
ressés à dissimuler leur pensée, avoués, boursiers, 
hommes d'affaires, mondains), commence par une 
chose, continue par plusieurs autres, et finit par 
une qui n'a pas plus de rapport avec les précéden- 
tes que celles-ci entre elles. D'où ténèbres. Loi du 
désordre. 

Sa phrase est faite par aggrégation, comme une 
ville résultat des siècles, et toute phrase doit être 
en soi un monument bien coordonné, l'ensemble 
de tous ces monuments formant la ville qui est le 
Livre. 

(Chercher des échantillons au crayon rouge dans 
les cinq volumes qui me restent.) 

Phraséologie toujours vague; les mots tombent, 
tombent de cette plume pluvieuse, comme la salive 
des lèvres d'un gâteux bavard; phraséologie bour- 
beuse, clapoteuse, sans issue, sans lumière, maré- 
cage obscur où le lecteur impatienté se noie. 



POLEMIQUES 829 

Style de fonctionnaire, formules de préfet, am- 
phigouri de maire, rondeur de maître de pension. 

Toute son œuvre, distribution de prix. 

Division du monde spirituel et des talents spiri- 
tuels en catégories qui ne peuvent être qu'arbitrai- 
res, puisqu'il n'a pas d'esprit philosophique. 

ÉCHANTILLONS DE STYLE ACADÉMIQUE ET INCORRECT 

A propos des Chénier : « J'en jure par le cœur 
de leur mère. » 

Dans la Tribune française^ 

Page i58 : « Dans les jardins de rAlhambra(i). » 
page j54 : « L'ambassadeur lui remit... » 

Décidément, c'est un Delille en prose. Il aime la 
femme habillée comme les vieillards. 

(Dans le récit de la mort du duc de Berry, retrou- 
ver la phrase impayable sur les deux filles natu- 
relles du duc.) 

Les deux disgraciés de V Empire s'étaient com- 
muniqué une protestation plus vive dans le cœur 
de la femme qui^ plus faible^ se sentait plus oppri- 
mée. 

A propos de Lucien ne trouvant pas dans les 
épreuves du Génie du christianisme ce qu'il y 
cherchait, le chapitre des Rois athées^ Viliemain 
dit: « Le reste le souciait peu... » 

(i) Voici ces passaisres^ qu'on ne trouve pas aux « Citations » : 
« Dans les jardins de i'Alhambra, une amitié trop tendre, semblable 
à celle qu'au xii» siècle on expiait par un voyage en Terre Sainte, 
était venue attendre le nouveau et plus faible pénitent, au retour, 
de sa mission. » 

« Au départ de Chateaubriand pour l'Egypte, l'ambassadeur lui 
remit force lettres de recommandation et fefta protecteurs ; il y joi- 
gnit un choix des plu» saines et des plus délicates provisions de 
voyage, que fournisse le climat de TOrient, ou que sache préparer 
l'industrie de l'Europe. » 



330 ŒUVRES POSTHUMES 

« Les landes préludant aux savanes... » Sans 
doute à propos de René, qui n'est pas encore voya- 
geur. 

« Les molles voluptés d'un climat enchanteur. » 

« J'enfonçais dans les sillons de ma jeune mé- 
moire... » 

« Dans ma mémoire de tout jeune homme^ mal- 
léable et colorée, comme une lame de daguerréo- 
type sous les rayons dujour...))(Z,e^ Cent Jours,) 

(Si la mémoire est malléable, la lame ne l'est 
pas, et la lame ne peut être colorée qu'après l'ac- 
tion des rayons.) 

« La circonspection prudente... » (Bel adjectif, 
— et bien d'autres exemples. Pourquoi pas la pru- 
dence circonspecte ?) 

« Au milieu des salons d'un élégant hôtel du fau- 
bourg Saint-Honoré... » 

« La Bédoyère, le jeune et infortuné colonel... » 
(Style du théâtre de Madame.) 

« Un des plus hommes de bien de l'Empire, le 
comte Mollien... » (Jolie préciosité. Homme de bien 
est-il substantif ou adjectif?) 

« L'arrivée de Napoléon au galop d'une rapide 
calèche... » (Style automatique, style Vaucanson.) 

Exemple de légèreté académique. — Page 3o4 
du Cours de littérature française (i83o). — A 
propos du xv" siècle, il dit : «... avec la légèreté de 
ce temps... » et page 807, il dit : « Soùvenons-nous 
des habitudes du moyen-âge, temps de corruption 
bien plus que d'innocence... » 

Exemple de style académique consistant à dire 
difficilement les choses simples et faciles à dire : 
« Beaumarchais... préludant {quel amour de pré- 
ludes!) par \t malin éclat du scandale privé à la 



POLÉMIQUES 33 1 

toute-piûssance des grands scandales politiques... 
Beaumarchais, Tauleur du Figaro, et en même 
temps, par une des singularités de sa vie, reçu 
dans la confiance familière et V intimité musicale 
des pieuses filles de Louis XV. . . » {Monsieur de 
Narbonne.) 

{Pieuses a pour but de montrer que Villemain 
sait rhistoire ; le reste de la phrase veut dire 
qu'avant d'être célèbre par des comédies et par ses 
mémoires Beaumarchais donnait aux filles du Roi 
des leçons de clavecin.) 

A travers tout cela, une pluie germanique de 
capitales, digne d'un petit fonctionnaire d'un 
grand-duché. 

Bon style académique encore : « Quelquefois 
aussi, sous la garde savante de M. de Humboldt 
{ce qui veut dire sans doute que M. de Humboldt 
était un garde du corps très savant)^ elle (M™® de 
Duras) s'avançait, royalisme à part {son royalisme 
ne s'avançait donc pas avec ^//^), jusqu'à l'Ob- 
servatoire, pour écouter la brillante parole et les 
belles expositions astronomiques de M. Arago... » 
{M. de Feletz.) 

(Cette phrase prouve qu'il y a une astronomie 
républicaine vers laquelle ne s'avançait pas le roya- 
lisme de M™® de Duras.)» 

ÉCHANTILLONS DE STYLE ALLUSIONNEL 

« Souvent, dix années plus tard, à une époque 
heureuse de Paix et de Liberté politiques {capitales 
très constitutionnelles), dans cet hôtel du faubourg 
Saint-Honoré, élégante demeure^ aujourd'hui dis- 
parue en juste expiation d'un funeste souvenir 



332 ŒUVRES POSTHUMES 

domestique, j'ai entendu le général Sébastian!... » 
(Monsieur de Narbonne.) 

(Jolie allusion à unassassinat commis par un Pair 
de France libertin sur sa fastidieuse épouse, pour 
parler le charabia Villemain.) 

ii Les peintures d'un éloquent témoin n'avaient 
pas encore popularisé ce grand souvenir. » {Ney 
en Russie f à propos de son procès.),.. Pourquoi 
ne pas dire tout simplement : « Le livre de M. de 
Ségur n'avait pas encore paru ? » 

« La royale Orpheline de gS... » Cela veut dire 
la Duchesse d'Angoulême. 

u Une plume fine et délicate... » Devinez. C'est 
M. le duc de Noailles; on nous en instruit dans 
une note, ce qui d'ailleurs était nécessaire. 

ft Une illustre compagnie... » En note, avec 
renvoi : « L'Académie française. » 

Et, s'il parle de lui-même, croyez qu'il en parlera 
en style allusionnel; il ne peut pas moins faire que 
de se jeter un peu d'amphigouri dans le visage. 
(Voir la phrase par laquelle il se désigne dans 
t affaire Decazes.) — (Voir la phrase sur Victor 
Hiiffo, à propos de Jersey ^ écrite dans ce style 
académique allusionnel dont toute la finesse con- 
siste à fournir au lecteur le plaisir de deviner ce qui 
est évident.) 

SUPPLÉMENT A LA CONCLUSION 

H est comique involontairement et solennel en 
même temps, comme les animaux : singes, chiens 
et perroquets. Il participe des trois. 

Villemain, chrétien depuis qu'il ne peut plus être 
n^inistre, ne s'élèvera jamais jusqu'à la charité 
(Amour, Admiration). 



^ 



POLÉUIQUES 333 

La lecture de Vîllemaîn, Sahara d'ennui, avec 
des oasis d'horreur qui sont les explosions de son 
odieux caractère I 

Villemain, Ministre de l'Instruction publique, a 
bien su prouver son horreur pour les lettres et les 
littérateurs. 

Extrait de la Biographie pittoresque des Quarante^ 
par le portier de la Maison : « Quel est ce loup-g-arou, 
à la chevelure ea désordre, à la démarche incertaine, 
aux vêtements négligés? C'est le dernier des nôtres par 
ordre alphabétique, mais non pas par rang de mérite, 
c'est M. Villemain. Son Histoire de C romwell donnsiit 
plus que des espérances. Son roman de Lascaris ne les 
a pas réalisées. Il y a deux hommes dans notre professeur, 
récrivain et le pensionnaire du Gouvernement. Quand le 
premier dit : Marchons, le second lui crie : Arrêtons- 
nous ; quand le premier enfante une pensée généreuse, 
le second se laisse affilier à la confrérie des bonnes let- 
tres. Où cette funeste condescendance s'arrôtera-t-elle? 
Il y a si près du Collège de France à Montrouge ! Il est 
si difficile de se passer de place, lorsque, depuis long- 
temps, on en remplit une... et puis M. l'Abbé, M™« la 
Marquise, Son Excellence, les trufiFes, le Champagne, les 
décorations, les réceptions, les dévotions, les affilia- 
tions... Et voilà ce que c'est. ï> 

Hélas I voilà tout ce que c'est. 

VIEILLE BPIGRAMMB 

Quel est la main la plus vile 

De Martainville ou de Villemain ? 

Quelle est la plus vile main 

De Villemain ou de Martainville ? 

CITATIONS 

A propos de Lucain. 
Son génie, qu'une mort funeste devait arrêter si vite, 

20, 



334 ŒUVRES POSTHUMES 

n*eut qae le temps de montrer de la grandeur^ sans 
naturel et sans vérité : car le goût de la simplicité appar- 
tient rarement à la jeunesse, et, dans les arts, le naturel 
est presque toujours le fruit de Tétude et de la maturité. 

Plusieurs conjurés furent arrêtés et mis à la torture: 
ils révélèrent leurs complices. Seule, la courtisane Epi- 
charis fut invincible à la douleur, montrant ce que, 
dans la faiblesse de son sexe et dans la honte de sa vie, 
un sentiment généreux, Thorreur du crime, pouvait 
donner de force et de dignité morale. 

Le titre de sa gloire, Tessai et tout ensemble le trophée 
de son génie, c'est la Pharsale^ ouvrage que des beau- 
tés supérieures ont protégé contre d'énormes défauts. 
Stace, qui, nous Tavons dit, a célébré la muse jeune et 
brillante de Lucain et sa mort prématurée, n'hésite poiat 
à placer la Pharsale au-dessus des Métamorphoses ^ 
d'Ovide, et preiRque à côté de Virgile. Quintilien, juge 
plus éclairé, reconnaît dans Lucain un génie hardi, 
élevé, et l'admet au rang des orateurs plutôt que des 
poètes: distinction que lui inspiraient le nombre et Tèclat 
des discours semés dans le récit de Lucain, et où sont 
exagérés trop souvent les défauts mêmes attachés à sa 
manière... 

Les écrivains français Font jugé diversement. Corneille 
Ta aimé jusqu'à l'enthousiasme. Boileau l'approuvait 
peu et lui imputait à la fois ses propres défauts et ceux 
de Brébeuf, son emphatique interprète. 

En dépit des hyperboles et des raisonnements de Mar- 
montel, la Pharsale ne «aurait être mise au rang des 
belles productions de la muse épique. Le jugement des 
siècles est sans appel. 

Rapports académiques. 

Ce qu'il y a d'amusant (mot bizarre à propos 
de Villemain) dans les rapports académiques, 
c'est Tétomiante conforn^ité du st^le bayeux, lo^l- 



POLéMIQUES 335 

lîflu, avec les noms des concurrents récompensés 
et le choix des sujets. On y trouve P Algérie ou la 
civilisation conquérante^ la Colonie de Mettray^ 
la découverte de la vapeur^ sujets lyriques pro- 
posés par l'Académie et d'une nature essentielle- 
ment excitante. 

On y trouve, aussi des phrases de cette nature : 
« Ce livre est une bonne œuvre pour les âmes, » à 
propos d'un roman composé par un ministre pro- 
testant. Pouah 1 

On rencontre, parmi les couronnés, le nom de 
ce pauvre M. Caro, qui ne prendra jamais, je l'es- 
père, pour épigraphe de ses compositions acadé- 
miques ce mot de saint Jean : « Et verbum caro 
factum est », car lui et le verbe me semblent pas- 
sablement brouillés. 

On se heurte à des phrases comme celle-ci, qui 
représente bien une des maladies de M, Villemain, 
laquelle consiste à accoupler des mots qui jurent; 
quand il ne fait pas de pléonasmes, il commet des 
désaccords : i< Cette profusion de gloire (celle de 
l'industrie et des arts) n'est jamais applicable dans 
le domaine sévère et difficile des lettres. » 

CITATIONS 

Qae, devant cette force du nombre et de l'enthousias- 
me, un Roi opiniâtre et faible, un Ministère coupable 
et troublé n'aient su ni agir, ni céder à temps ; qu'un 
Maréchal, malheureux à la guerre et dans la politique, 
funeste par ses défections et ses services, n'ait pu rien 
sauver du désastre, même avec une Garde si dévouée et 
si brave, mais de bonne heure affaiblie par l'abandon 
d'un régiment de ligne; ce sont là des spectacles instruc- 
tifs pour tous. On les a parodiés depuis. Une émeute 



336 ŒUVRES POSTHUMES 

non repoassée, une marée montante de cette tourbe 
d'ane grande ville a tout renversé devant elle, comme 
l'avait fait, dix-huit ans auparavant, le mouvement 
d'un peuple blessé dans ses droits. Mais le premier 
exemple avait ofiPert un caractère particulier qui en fit 
la grandeur. C'était un sentiment d'honneur public 
soulevé contre la trahison du Pouyoïr. {Tribune mo- 
derne y page 477-) 

Bien des années après, il a peint encore ce printemps 
de la Bretagne sauvage et fleurie, avec une grâce qu'on 
ne peut ni oublier, ni contrefaire. Nul doute que,dès lors, 
aux instincts énergiques de naissance, à la liberté et à 
la rudesse des premiers ans,aux émotions sévères et ten- 
dres de la famille, aux sombres sourcils du père, aux 
éclairs de tendresse de la mère, aux sourires de la plus 
jeune sœur, ne vinssent se mêler, chez cet enfant, les 
vives images delà nature, le frémissement des bois, après 
celui des flots, et l'horizon désert et diapré de mille cou- 
leurs de ces landes bretonnes préludant aux savanes de 
l'Amérique. (Tribune moderne, page g.) 

Mais faut-il attribuer à ces études, un peu rompues 
et capricieuses, l'avantage dont triomphe quelque part 
l'illustre écrivain, pour s'élever au-dessus même de sa 
gloire la plus chère et se séparer entièrement de ceux 
qu'il efiFace ? « Tout cela, joint à mon genre d'éducation, 
dit-il, à une vie de soldat et de voyageur, fait que je n^ai 
pas senti mon pédant, que je n'ai jamais eu Tair hébété 
ou suffisant, la gaucherie, les habitudes crasseuses des 
hommeç de lettres d'autrefois, encore moins la morgue, 
l'assurance, l'envie et la vanité fanfaronne des nouveaux 
auteurs. » C'est beaucoup se ménager en maltraitant 
tout le monde. {Tribune moderne, page ii.) 

Un chapitre des Mémoires, non moins expressif et 
non moins vrai que bien des pages de René, a gravé 
pour l'avenir cet intérieur de famille un peu semblable 



POLÉMIQUES 337 

aux voûtes souterraines du vieux château sombre et gla- 
cial où fermentait, à son insu, Tâme du poète, dans la 
solitude et l'inaction, entre une mère distraite de la ten- 
dresse par la piété^ fatig'uée du joug conjugal que cette 
piété n'allégeait pas, une sœur trop tendre, ou trop aimée, 
mais dont la destinée semblait toujours être de ne trou- 
ver ni le bonheur dans le monde, ni la paix dans la 
retraite,et enfin ce père dont la sévérité, la hauteur tyran- 
nique et le froid silence s'accroissaient avec les années. 
(Tribune moderne, page 14.) 

Lui-même, dans ses Mémoires^ a peint de quelques 
traits, avec une brièveté rapide et digne, ce que ce 
tableau domestique offrait de plus touchant et de plus 
délicat. Sa réserve, cette fois, était comme une expiation 
de ce que son talent d'artiste avait voulu laisser trop 
entrevoir, dans la création originale de René. Ce ne fut 
pas seulement la malignité des contemporains, ce fut 
rt)rgueil du peintre qui permit cette profane allusion. 
Sous la fatalitéde ce nom de René, que l'auteur se donne 
comme à son héros, et en souvenir decet éclat de regard, 
de ce feu de génie, que la sœur, trop émue, admirait 
dans son frère, une indiscrète rumeur a longtemps redit 
que le premier chef-d'œuvre littéraire de M. de Cha- 
teaubriand avait été la confidence d'un funeste et pre- 
mier amour. 

L'admiration pour le génie, le respect de la morale 
aiment à lire un autre récit tout irréprochable du senti- 
ment du jeune poète. {Tribune moderne^ page i5.) 

Vingt-cinq ans plus tard, toujours très philosophe, il 
[M. de Pommereuii] fut préposé en chef à Tinquisition 
impériale sur les livres ; on sait avec quelle minutieuse 
et rude tyrannie I {Tribune moderne ^ page 24.) 

Viens de bonne heure, tu feras le mien. 

Mêlé d'ailleurs à des hommes de lettres^ou de partie 



338 ŒUVIUES POSTHUMES 

qui prisaient peu les Vœux cTun solitaire et la philan- 
thropie candide de Tauteur, M. de Chateaubriand étadia 
plus Bernardin de Saint-Pierre qu*il ne Ta loué, et peut- 
être, dans sa lutte avec ce rare modèle, devait-il, par là 
même, ne pas échapper au danger d exagérer ce qu'on 
imite et de trop prodiguer les couleurs qu'on emprunte. 
{Tribune moderne, page 87.) 

a J'allais d'arbre en arbre, a-t-il raconté, me disant : 
Ici, plus de chemins, plus de villes, plus de monarchies, 
plus de rois, plus d'hommes, et, pour essayer si j'étais 
rétabli dans mes droits originels, je me livrais à des 
actes de volonté qui faisaient enrager mon guide, lequel, 
dans son âme^me croyait fou. » Je ne sais, mais je crains 
que dans ce sentiment si vif des droits originels et dans 
ces actes de volonté sans nom, il n'y eût surtout une 
réminiscence des rêveries anti-sociales de Rousseau et de 
quelques pages à' E mi le. Le ^r and écrivain n'était encore 
que copiste. (Tribune moderne, page 53.) 

Il touche d'abord à l'île de Guernesey, puis à Jersey, 
dans cet ancien refuge où devait, de nos jours, s'arrêter 
un autre proscrit d'un rare et puissant esprit poétique 
qu'il employa trop peut-être à évoquer dans ses vers le 
prestige oppresseur sous lequel il fut accablé. {Tribune 
moderne, page 62,) 

Ce fut après un an des agitations de Paris, sous la 
Constituante, que, vers Janvier 1791, M. de Chateau- 
briand, sa résolution bien prise et quelques ressources 
d'argent recueillies, entreprit son lointain voyage. Une 
telle pensée ainsi persistante était sans doute un signe 
de puissance de volonté dans le jeune homme, doat elle 
développa le génie; mais peut-être trouvera-t-on plus 
d'orgueil que de vérité dans le souvenir que lui-même 
avait gardé de ce premier effort et dans l'interprétation 
qu'il lui donnait, quarante ans plus tard : « J'étais alors, 
dit-il dans ses Mémoires, en se reportant à 1791, ainsi 
que Bonapc^rt^, un mince sou^-Ueutenant tout à fait 



POU&MIQUBS 339 

inconnu. Nous partions Tun et Tautre de Tobscurité, à la 
même époque, moi, pour chercher ma renommée dans 
la solitude, lui, sa g'ioire, parmi les hommes. » 

Ce contraste est-il vrai ? Ce parallèle n'est-il pas bien 
ambitieux? Dans la solitude, vous cherchiez, vous aussi, 
la gloire parmi les hommes. Seulement, quel que soit 
Véclat du talent littéraire,cet antagonisme de deux noms 
dans un siècle, ce duel de la célébrité, affiché plus 
d'une fois, étonnera quelque peu l'avenir. Tite-Live ne 
se mettait pas en concurrence avec les grands capitaines 
de son Histoire. (Tribune moderne^ page 87.) 

Nous le disons avec regret, bien que M. de Fontanes 
ait été le premier ami et peut-être le seul ami du 
grand écrivain, plus jeune que lui de quinze années, il 
nous semble qu'il n'a pas obtenu en retour un souvenir 
assez affectueux ni même assez juste. « M. de Fontanes, 
dit M. de Chateaubriand, a été, avec Chénier, le dernier 
écrivain de l'école classique de la branche aînée. » Et 
aussitôt après : <( Si quelque chose pouvait être antipa- 
thique à M. de Fontanes, c'était ma manière d'écrire. 
£n moi commençait, avec l'école dite romantique, une 
révolution dans la littérature française. Toutefois, mon 
ami, au lieu de se révolter contre ma barbarie, le pas- 
sionna pour elle. Il comprenait une langue qu'il ne par- 
lait pas. » 

De quel Chénier s'occupe ici M. de Chateaubriand ? Ce 
n'est pas sans doute de Joseph Chénier. Le choix serait 
peu fondé ; la forme classique de Joseph Chénier, sa poé- 
sie, sa langue n'ont pas la pureté sévère et la grâce élé- 
gante de M. de Fontanes, et, par là même, le goût de 
Chénier était implacable, non seulement pour les défauts, 
mais pour les beautés de l'auteur à'Atala. Que s'il s'a- 
git, au contraire, d'André Chénier, une des admirations 
de jeunesse qu'avait gardées M. de Fontanes, bien que 
lui-même fût un imitateur plus timide de l'antiquité, 
nous n'hésitons pas à dire que l'auteur de la Char- 
treuse^ du Jour des Morts^ des vers de VEucharistiey 



34o ŒUVEB8 POSTHUMES 

offre qaelqaes traits en commun avec rorîg-înalité pins 
neuve et plus hardie de Télé^ie sur te Jeune malade et 
des stances à W^^ de Coi^nj. Mais alors il ne fallait pas 
8*étonner que de ce fonds même d'imag-i nation et d'har- 
monie, M. de Fontanes fût bien disposé en faveur de 
cette prose brillante et colorée qu* André Ghénier aussi 
aurait couronnée de louanfj^es et de fleurs sans j recon- 
nattre pourtant la pureté de ses anciens Hellènes. 

M. de Chateaubriand se vante ici, à tort, de sa barba- 
rie, et,à tort aussi, remercie son ami de s*ètre passionné 
pour elle. Personne^ et nos souvenirs en sont témoins, 
u*avait plus vive impatience que M. de Fontanes de cer- 
taines affectations barbares ou non qui déparent Atata 
et René, mais les beautés le ravissaient, et c*est ainsi 
qu'il faut aimer et qu'il faut juger. {Tribune moderne^ 
page 73.) 

Mais quand M. de Fontanes, causeur aussi vif, aussi 
aventureux qu'il était pur écrivain, quand M. de Fontanes, 
l'imagination pleine de Virgile et de MiIton> et adorant 
Bossuet , comme on adore un grand poète, errait avec 
son ami plus jeune dans les bois voisins de la Tamise, 
dînait solitairement dans quelque auberge de Chelsea 
et qu^ils revenaient tous deux, avec de longues cause- 
rieis, à leur modeste demeure... {Tribune moderney 
page 74.) 

Ainsi Fontanes mangeait seul. 

Ce qu'il (Lucien) dut chercher dans les épreuves, c'é- 
tait le chapitre sur les rois athées, compris dans l'édi- 
tion commencée à Londres, et dont rien ne se retrouve 
dans celle de Paris ; c'était tout ce qui pouvait, de loin 
ou de près, servir ou contrarier la politique consulaire, 

JFVance et en Europe. Le reste le souciait peu... {Tri- 
buneJftQderne^ page 92.) 

Un docte prélat. . . 

« 

En note : le cardinal Fesch. 



PpLÉMIQUES 34 1 

J'ignore s'il était docte, mais ceci est un nouvel 
exemple de Tamour de la périphrase. 

Il avait vu, non sans une émotion de gloire, les hon- 
neurs funèbres d'AIfieri et le corps du grand poète 
exposé dans son cercueil. 

Qu'est-ce qu'une émotion de gloire ? 

Il avait visité récemment, à Coppet, M™^de Staël, dont 
l'exil commençait déjà, pour s' aggraver plus tard. Les 
deux disgraciés de TEmpire s'étaient communiqué uue 
protestation plus vive dans le cœur de la femme qui, 
plus faible, se sentait plus opprimée. Pour lui, il blâ- 
mait presque M™® de Staël de souffrir si amèrement le 
malheur d'une opulente retraite, sans autre peine que la 
privation de ce mouvement des salons de Paris, dont, 
pour sa part, il se passait yo\oTiii&ts/ {Tribune mo- 
derne^ page 145.) 

Derrière ce premier cercle, autour du mourant, s'ap- 
prochait un autre rang de spectateurs silencieux et trou- 
blés et, dans le nombre, immobile sur sa jambe de bois, 
pendant toute cette nuit, le ministre de la Guerre, le 
brave Latour-Maubourg, cet invalide des batailles de 
Leipzig, noblement mêlé à des braves de la Vendée. 
{Tribune moderne, page 258.) 

Il avait accueilli et béni, au pied de son lit de mort, 
deux jeunes filles, nées, en Angleterre, d'une de ces liai- 
sons de plaisir qui avaient occupé son exil. {Tribune 
moderne, page 269. ) 

Je ne puis oublier cette lugubre matinée du i4 Février 
1820, le bruit sinistre qui m'en vint, avec le réveil, mon 
triste empressement à voir le Ministre dont j'étais, dans 
un poste assez considérable, un des moindres auxi- 
liaires. {Tribune moderne, page 260.) 

Ce sujet [la vie de Rancé] n'a pas été rempli, malgré 
les conditions même de génie, de satiété mélancolique, 



342 



ŒUVRES POSTHUBfES 



mÊ 



d*àge et de solitude, qui semblaient le mieux j répon- 
dre. On peut réserver seulement quelques pag-es char- 
mantes, qu'une spirituelle et sévère critique a juste- 
ment louées. {Tribune moderne^ page 546.) 

Impossible de deviner. Nouvel exemple de péri- 
phrase. 

La môme main, cependant, continuait alors, ou corri- 
geait les Mémoires d Outre-Tombe^ et y jetait quelques- 
uns de ces tons excessifs et faux qu'on voudrait en 
retrancher. (Tribune moderne^ page 549-) 

Une perte inattendue lui enlevait alors M"*« de Cha- 
teaubriand. {Tribune moderne , page 552.) 

Le cercueil fut porté par quelques marins à l'extrémité 
du grand Bey,,, 

Il prend une île pour un Turc. 

...Un nom cher à la science et aux lettres, M. Ampère» 
érudit voj'ageur, poète par le cœur et la pensée, proféra 
de nobles paroles sur Thomme illustre dont il était Télève 
et Tami. 

Un nom qui profère des paroles. 

Une voix digne et pure [en note : M. le duc de Noailles] 
a prononcé son éloge, au nom de la société polie [ce qui 
ne veut pas dire la société lettrée]^ dans une Compagnie 
savante. 

Sans doute TAcadémie française. 
Un maître éloquent de la jeunesse... 

En note : M. Saint-Marc Gîrardin, 

Hérédia vit la cataracte du Niagara, cette pyramide 
vivante du désert, alors entourée de bois immenses. {jEs- 
sais sur le génie de Pindare^ page 58o.) 



m. 



POLÉMIQUES 343 

Il revint à Mexico, fut d'abord avocat, puis élevé aux 
honneurs de la mag'istrature. Marié et devenu père de 
famille, l'orageuse instabilité de TOrient Américain 
l'épouvanta d'autant plus... [Essais sur le génie de 
Pindare, page 585.) 

Les Cent'Jours. 

Le but de l'ouvrage les Cent- Jours est, comme 
tous les autres ouvrages de M. Villemain, d'abord 
de montrer qu'il a connu des gens importants, de 
leur faire prononcer de longs discours à la Titc- 
Live, prenant toujours le dialogue pour une série 
de dissertations académiques, et enfin réternelle 
glorification du régime parlementaire. 

Par exemple, le discours du maréchal Ney à la 
Chambre des Pairs, à propos duquel M. Villemaîri 
nous avertit que le Moniteur n'en donne qu'un 
compte-rendu tronqué et altéré, très long discours, 
ma foil Le jeune Villemain l'avait-il sténographié, 
ou l'avait-il si bien enfoncé dans les sillons de sa 
jeune mémoire qu'il l'ait conservé jusqu'en i855? 

On sortit des tribunes, pendant la remise de la séanco. 
Je courus au jardin du Luxembourg, dans le coin le pltis 
reculé, méditer avec moi-même ce que je venais d'en- 
tendre, et, le cœur tout ému, j'enfonçai dans les sillons 
de ma jeune mémoire ces paroles de deuil héroïque et 
de colère injuste peut-être, que j'avais senties amères 
comme la mort. {Les CenUJours^ page 3i5.) 

A propos du discours de Manuel à la Chambre 
des Représentants, discours inspiré par Fouché, 
dont il habitait familièrement V Hôtel, au lieu de 
dire : Sa voix insinuante, M. Villemain dit : U in- 
sinuation de sa voix. (Page 386.) 



r 



344 ŒUVnES POSTHUMES 

Destitution de Chateaubriand. 

Ce que Villemaîn appelle une anecdote littéraire; 
à ccHiijel, nous allons voir comment il raconte une 
anecdote. L'anecdote a quinze pages. M°*« de Duras 
croit à l'union durable de Villèle et de Chateau- 
briand* 

A SaiDt-Germain, dans une maison élégante, sur le 
niveau de cette terrasse qui découvre nn si riant paysage, 
îe salon d*une femme respectée detoas, et l'amie célèbre 
de M""*" de Staël et d'un homme de génie parvenu au 
pouvotffavait, le premier samedi de Juin, réuni plusieurs 
hommes politiques, comme on disait alors [et comme 
on dit encore], des ambassadeurs et des savants, 
ftî. Poïïo di Borgo, toujours en crédit près d'Alexandre, 
Capo d'Istria disgracié, mais près de se relever avec la 
Grèce renaissante, lord Stuart, diplomate habile, le 
moins offîciel des hommes dans son libre langage, la 
prude et délicate ladj Stuart, en contraste avec lui, 
quelqneJî autres Anglais, un ministre de Toscane pas- 
sionné pour les arts, l'illustre Humboldt, Thomme des 
ètHcIes proToades autant que des nouvelles passagères 
[il y a donc des nouvelles durables], le plus français 
de ces étrangers,aimant la liberté autant que la science; 
c'étaieut aussi le comte de Lagarde, ambassadeur de 
France en Espagne avant la guerre, Abel de Rémusat, 
rorîcntaliste ingénieux et sceptique, un autre lettré 
moias connu [ce doit être le modeste Villemain], et la 
jeune Delphine Gay avec sa mère. 

Lorsque, après la conversation du dtner encore mêlée 
de quelques anecdotes des deux Chambres, on vint, à la 
hauteur de la terrasse, s'asseoir devant le vert tapis des 
cimes de h forêt et respirer la fraîche tiédeur d'une 
bel la soirée de juin, toute la politique tomba, et il n'y 
«ut pins d'empressement que pour prier M^** Delphine 
Gay de dire quelques-uns de ses vers. Mais la belle 



POLEMIQUES 345 

jeune fîlle> souriant et s'excusant de n'avoir rien achevé 
de nouveau, récita seulement, avec la délicieuse mélodie 
de sa voix, cette stance d'un secrétaire d'ambassade 
[manière académique de dire Lamartine] bien jeune 
et bien grand poète, dit-elle. 

Repose-toi, mon âme, en ce dernier asile. 
Ainsi qu'un voyageur qui, le cœur plein d'espoir, 
S'assied, avant d'entrer, aux portes de la ville. 
Et respire un moment Tair embaumé du soir. 

Lord Stuart prend la parole et dit que ce repos ne 
charme pas longtemps les poètes qui ont une fois touché 
aux afiPaires ; il espère bien que le Ministère durera et 
restera compact. 

On devine une certaine sympathie du sieur Vil- 
lemain pour lord Stuart, ce qui s'expliquera peut- 
être si ron se reporte au dire de Chateaubriand 
qui prétend que ce lord Stuart était toujours crotté 
et débraillé et ne payait pas les filles. 

Et puis M°*® de Duras prend la parole, comme 
dans Tite-Live ; elle veut congédier la politique et 
demande à Capo d'Istria « s'il, n'a pas reconnu 
dans les Martyrs et dans l'Itinéraire le ciel de sa 
patrie, l'âme de l'antiquité, et, à la fois, les hori- 
zons et la poésie de la Grèce ». 

Et Capo d'Istria prend la parole, comme dans 
Tite-Live, et exprime cette vérité que Chateau- 
briand n'est pas Homère, que la jeunesse ne 
recommence pas plus pour un homme que pour le 
monde, mais que, cependant, pour n'être pas poète 
épique, il ne manque pas de grandeur; que le 
peintre de Dioclétien, de Galérius et du monde 
romain avait paru prophétique et vrai ; quand ces 
peintures du passé éclatèrent aux yeux, « on 



346 gsuvues posthumes 

reconnaissait de loin, dans une page des Martyrs, 
le portrait et la condamnation de celui qu'il fallait 
abattre ». 

Je n'ai pas besoin de dire que l'expression : 
comme Tite^Live est simplement pour caractériser 
une manie de M. Villemain et que chaciln des per- 
sonnages mis en scène parle comme Villemain en 
Sorbonne. 

Une Voix grave, « aussi grave que celle du comte 
Capo d'Istria était douce et persuasive », établit 
un parallèle entre les Martyrs et TélémaquCy et 
donne la supériorité à ce dernier; cela fait deux 
pages de discours. 

Un quatrième orateur dit que « le Télémaque est 
un bon livre de morale, malgré quelques descrip- 
tions trop vives pour Timagination de la jeu- 
nesse. Le Télémaque est une gracieuse réminis- 
cence des poètes anciens, une corbeille de fleurs 
cueillies partout, mais quel intérêt aura pour l'ave- 
nir cette mythologie profane, spiritualiste d'inten- 
tion, sans être changée de formes, de telle façon 
que le livre n'est jii païen, ni chrétien » ? 

Et Capo dis tria reprend la parole pour dire que 
« Fénelon fut le premier qui, dans le xvn« siècle, 
forma le vœu de voir la Grèce délivrée de ses 
oppresseurs et rendue aux beaux-arts, à la philo- 
sophie, à la liberté qui la réclament pour leur 
patrie ». Chateaubriand excelle à décrire le monde 
barbare..., mais Capo d'Istria préfère Antiope à 
Velléda. 

Total, une page. 

Cette réserve d'un esprit si délicat enhardit un 
cinquième orateur. Celui-là aussi admire le Télé- 
maquBy mais les Martyrs portent la marque d'un 



POLÉMIQUES 347 

siècle de décadence (^ott/'o^r^ la décadence!). Pièce 
de rapport encadrée ; industrieuse mosaïque.., 
dépouillant indifféremment Homère, Virgile, Stace 
et quelques chroniqueurs barbares. Et puis les 
anachronismes : saint Augustin, né 17 ans après 
la mort de Constantin, figurant près de lui comme 
son compagnon de plaisir, — comparaison d'Eu- 
dore avec Enée^ de Cymodocée avec Pauline... — 
L'horrible n'est pas le pathétique (le cou d'ivoire 
de la fille d'Homère brisé par la gueule sanglante 
du tigre), et patata et patata. 

Le premier orateur (Delphine Gay) reprend la pa- 
role; elle croit entendre les blasphèmes d'Hoffmann : 
« Laissez, je vous prie, vos chicanes érudites. A 
quoi sert le goût de l'antiquité s'il empêche de sen- 
tir tant de belles choses imitées d'elle ? » Aussi bien 
elle est la seule personne qui parle avec quelque 
bon sens; le malheur est que, jalouse du dernier 
orateur qui avait parlé pendant deux pages et 
demie, elle s'élance dans les martyrs de nosjourSy 
xlans les échafauds de nos familles et dans la 
vertu de nos frères et de nos pères immolés en 
place publique pour leur Dieu et pour leur Boi. 
Total, trois pages. 

Le cercle se rompit, on s'avança de quelques pas sur 
la terrasse entre Thorizon de Paris et les ombres projetées 
des vieux créneaux du château de Saint- Germain. 

Petite digression sur le dernier des Stuarts. Enfin, 
une voix prie W^^ Delphine de dire « ce que vient 
de lui inspirer le tableau d'Horace Vemet jd, 

La jeune fille, dont la grâ<:e naïve et fière égalait le 
talent, ne répondit qu'en commençant de sa voix harmo- 
nieuse ce chant de la Draidesse, dédié au gfand peintre 



3^8 ŒCVnES POSTHUMES 

qui achevait un tableau de Velléda. La jeune Muse, 
comme elle se nommait alors elle-même, debout, quelques 
mèches de ses blonds cheveux éparses à la brise légère de 
celle nuit d'été, doublait par sa personne Tillusion de son 
chant et semblait se confondre avec le souvenir qu'elle 
célébrait. 

Suivent des stances dans le style des pendules 
de là Restauration finissant par : 

£t les siècles futurs sauront que j'étais belle. 

Le prestige les a tous éblouis et les éloges sont 
prodigués à cet heureux talent. 

Villemain rentre fort tard à Paris avec un savant 
il lus ire (probablement Humboldt), « dont la parole 
diversifie encore le mouvement de la terrasse de 
Saint-Germain ». Il s'endort, à trois heures du ma- 
tin, la tête remplie de poésies homériques, de fer- 
veurs chrétiennes, de révolutions dynastiques et de 
catastrophes géologiques. 

Le lendemain, il relit les lettres de saint Jérôme, 
un Iraité théologique de Milton et projette d'aller 
rêver hors de Paris,» aux ressemblances d'imagi- 
nation, de tristesse et décolère entre ces âmes véhé- 
mentes et poétiques séparées par tant de siècles», 
quand il fait la rencontre de M. Frisell qui lui 
apprend la destitution de Chateaubriand. Suit la 
destitution notifiée par M. de Villèle, telle qu'elle est 
rapportée dans les Mémoires (ï Outre-Tombe^ ce 
qui fait trois pages de plus, total seize pages. 

Autant qu'on peut le deviner, l'anecdote consiste 
en ceci : pendant qu'on préparait au château^la des- 
titution de Chateaubriand, 'plusieurs personnes de 
%m amis .causaient littérature et politique sur la 



POLÉfiUQUBS 349 

terrasse de Saint-Germain. Tout le reste n'est que 
rhétorique intempestive. 

La mort du duc de Berry. 

La mort du duc de Berry est encore un modèle 
étrange de narration, véritable exercice de collège, 
composition d'enfant qui veut gagner le prix, style 
de concours. Villemain y prend surtout la défense 
de M. Decazes, dont il était dans un poste assez 
considérable un des moindres auxiliaires. Il était, 
je crois bien, le jeune homme (si nous pouvons nous 
fier aux sillons de sa jeune mémoire) qui travaillait 
à Texposé des motifs de l'interminable loi électo- 
rale. Le sentiment qui pousse Villemain à défendre 
Decazes paraîtrait plus louable s'il n'était exprimé 
avec un enthousiasme de domestique. 

(Revoir mes notes précédentes à ce sujet.) 

LA DIGRESSION SUR LES RAJEUNISSEMENTS LITTERAIRES 

Le chapitre 3 de Ja Tribune moderne s* ouvre psiT 
onze pages de digression sur les diverses époques 
et les renouvellements des lettres. Voilà, certesi 
un beau thème philosophique, de quoi exciter la 
curiosité. J'y fus pris, comme un crédule, mais la 
boutique ne répond pas à Tenseigne et Villemain 
n'est pas un philosophe. 11 n'est pas même un vra 
rhéteur^ comme il se vante de l'être. Il commence 
par déclarer que « la puissance des lieux sur l'ima- 
gination du poète n'est pas douteuse ». 

Voir, dit-il, Homère et Hérodote. 

« La Grèce, des Thermopyles à Marathon, les 
vertes collines du Péloponèse et les vallées de la 



35o ŒUVHMB POHTHVUEa 

Thessdilie, l'île de Créle et l'tle de Lcnanos (éntJf^'ï 
TSiiion inierminahle)y quel théâtre multiplet pffto- 1 
resquel » i 

Donc les Grecs ont eu du génie parce qu'ils pos- 
sédaient de beaux paysages. 

Accepté. Pensée trop claire. 

La poésie romaine reproduit les paysages latins. 
« L'empire devenu barbare d'un côté et oriental de 
l'autre eut sous les yeux une diversité sans fin de 
climats, de races, de mœurs, etc., etc... » 

Inde : « Le chaos des imaginations et les des- 
criptions surchargées de couleurs .» 

Belle conclusion. Il avait sans doute trop de pay- 
sages pour rester classique. 

Les chrétiens étudient maintenant Thomme inté- 
rieur; cependant or le spectacle de là création res- 
plendit dans leurs âmes et dans leurs paroles ». 

« Christianisme grec revêtu des feux d'une brû- 
lante nature, du Nil jusqu^à TOronte, de Jérusalem 
jusqu'à Gyrène. » 

«Dante, le premier génie de poète qui se leva sur 
le moyen-âge( est^îe bien sûr?), fut un admirable 
peintre de la nature.» 

Tasse chante les^ exploits et les erreurs des hom- 
mes. La nature, pour Tasse, Arioste, comme pour 
La Fontaine, devient un accessoire. 

Gamoëns, Ercilla témoignent <( de ce que la 
nature agrandie peut offrir à la pensée de l'homme, 
et l'esprit de découverte ajouté à l'esprit d'inspi- 
ration ». 

« Corneille, Racine, Milton, Voltaire, trêve de 
lassitude à l'action de la nature. » 

Cependant, petite digression forcée sur Shakes- 
peare, qui a jeté le décor dans le drame; le fait est 



POLÉMIQUES 35 1 

^y^^ue Shakespeare est embarrassant dans cette genèse 
artificielle de l'art. 

Retour à la nature. Ce retour s'exprime par la 
prose : Buffon, Rousseau, Bernardin de Saint- 
Pierre. Delille, talent mondain et factice. Accepté. 
Quelques paroles fort dures contre le pauvre 
Delille. M. Villemain n a pas le droit de le traiter 
ainsi. 

Caractère oriental de Byron, « le sceptique voya- 
geur ». 

Et puis, tout d'un coup, Villemain nous dit : 
<c Un rare et brillant génie allait paraître, se frayer 
sa route dans l'ébranlement du monde, amasser 
des trésors d'imagination dans les ruines d'une 
société mourante, exagérer tout ce qu'il devait 
bientôt combattre, et, par l'excès même de l'imagi- 
nation, revenir de l'erreur à la vérité et des rêves 
d'un idéal à venir au culte du passé. » 

Et voilà ce qui explique pourquoi votre fille est 
muette, c'est-à-dire pourquoi, si Chateaubriand 
n'était pas allé en Amérique, il n'eût pas été Cha- 
teaubriand. 

[1862] 

LETTRES D'UN ATRABILAIRE (i) 

[Projets.] 

L'Académie. 

Les Impies et les dévots. 

Les Engouements . 

Les Femmes. 

Le Rédacteur en chef, 

(i) Collection Grépet. — Titre d'un ouvrage projeté, où Tautenr 
( ût recueilli ses articles de polémique. 



352 



ŒUVRES POSTHUMES 



Le Monde des artistes. 

Villemain. 

Siècle. 

Jeunesse. 

Goût des Français. 



«ri-- 



VARIÉTÉS 

CHOIX DE MAXIMES CONSOLANTES 
SUR L'AMOUR (i) 

Quiconque écrit des maximes aime charger son 
caractère; — les jeunes se griment, — les vieux 
s'adonisent. 

Le monde, ce vaste système de contradictions, 

— ayant toute caducité en grande estime, — vile, 
charbonnons-nous des rides ; — le sentiment étant 
généralement bien porté, enrubannons notre cœur 
comme un frontispice. 

A quoi bon ? — Si vous n'êtes des homme vrais, 
soyez de vrais animaux. Soyez naïfs, et vous serez 
nécessairement utiles ou agréables à quelques-uns. 

— Mon cœur, — fût-il à droite, — trouverai Inen 
mille co-parias parmi les trois milliards d'êtres qui 
broutent les orties du sentiment I 

Si je commence par Tamour, c'est que l'amour 
est pour tous, — ils ont beau le nier, — la grande 
chose de la vie ! 



(i) Le Corsaire Satan, 3 mars i846, article signé Bsadelaire- 
Dufays. 

Les notes auxquelles nous renvoyons par un astérisque &ouL dû 
Baudelaire. 



354 ŒUVRES POSTHUMES 



Vous tous qui nourrissez quelque vautour insa- 
tiable, — vous poètes hofFmaniques que Thar- 
monica fait danser dans les régions du cristal, et 
que leviolon déchire comme une lame qui cherche 
le cœur, — contemplateurs âpres et goulus à qui 
le spectacle de la nature elle-même donne des 
extases dangereuses, — que Tamour vous soit un 
calmant. 

Poètes tranquilles, — poètes objectifs^ — nobles 
partisans de la méthode, — architectes du style, — 
politiques qui avez une tâche journalière à accom- 
plir, — queTamour vous soit un excitant, un breu- 
vage fortifiant et tonique, et la gymnastique du 
plaisir un perpétuel encouragement vers raclion ! 

A ceux-ci les potions assoupissantes, à ceux-là 
les alcools. 

Vous pour qui la nature est cruelle et le temps 
précieux, que Tamour vous soit un cordial animique 
et brûlant. 

Il faut donc choisir ses amours. 

Sans nier les coups de foudre^ ce qui est impos- 
sible, — voyez Stendhal, de F Amour ^ livre I, 
chapitre xxin, — il faut croire que la fatalité jouit 
d'une certaine élasticité qui s'appelle liberté hu- 
maine. 

De même que pour les théologiens la liberté con- 
siste à fuir les occasions de tentations plutôt qu'à y 
résister, de même, en amour, la liberté consiste à 
éviter les catégories de femmes dangereuses, c'est- 
à-dire dangereuses pour vous. 

Votre maîtresse, la femme de votre ciel, vous 
sera suffisamment indiquée par vos sympathies 



vAmiTés 355 

naturelles, vérifiées par Lavater, par la peinture et 
la statuaire. 

Les signes physiognomoniques seraient infailli- 
bles, si on les connaissait tous> et bien. Je ne puis 
pas ici donner tous les signes physiognomoniques 
des femmes qui conviennent éternellement à tel 
ou tel homme. Peut-être un jour accomplirai-je 
cette énorme tâche dans un livre qui aura pour 
titre le Catéchisme de la femme aimée; mais je 
tiens pour certain que chacun, aidé par ses impé- 
rieuses et vagues sympathies, et guidé par l'obser- 
vation, peut trouver dans un temps donné la femme 
nécessaire. 

D'ailleurs, nos sympathies ne sont généralement 
pas dangereuses ; la nature, en cuisine comme en 
amour, nous donne rarement le goût de ce qui 
nous est mauvais. 

Gomme j'entends le mot amour dans le sens le 
plus complet, je suis obligé d'exprimer quelques 
maximes particulières sur des questions délicates. 

Homme du Nord, ardent navigateur perdu dans 
les brouillards, chercheur d'aurores boréales plus 
belles que le soleil, infatigable soifier d'idéal, aimez 
les femmes froides. — Aimez-les bien, car le la- 
beur est plus grand et plus âpre, et vous trouve- 
rez unjour plusd'honneurau tribunal de l'Amour, 
qui siège par-delà le bleu de l'infini I 

Homme du Midi, à qui la nature claire no peut 
pas donner le goût des secrets et des mystères, — 
homme frivole, — de Bordeaux, de Marseille ou 
d'Italie, — que les femmes ardentes vous suffisent ; 
ce mouvement et cette animation sont votre em- 
pire naturel ; — empire amusant. 

Jeune homme, qui voulez être un grand poète, 



356 ŒUVRES POSTHUMES 

gardez-vous du paradoxe en amour ; laissez les 
écoliers ivres de leur première pipe chanter à tae- 
téte les louanges de la femme grasse ; abandon- 
nez ces mensonges aux néophytes de l'école pseu- 
do-romantique. Si la femme grasse est parfois un 
charmant caprice, la femme maigre est un puits 
de voluptés ténébreuses! 

Ne médisez jamais de la grande nature, et si 
elle vous a adjugé une maîtresse sans gorge, dites: 
(( Je possède un ami — avec des hanches I » et 
allez au temple rendre grâces aux dieux. 

Sachez tirer parti de la laideur elle-même ; de 
la vôtre, cela est trop facile ; tout le monde sait 
que Trenk, la Gueule brûlée^ était adoré des fem- 
mes * ; de la sienne ! Voilà qui est plus rare et 
plus beau, mais que l'association des idées rendra 
facile et naturel. — Je suppose votre idole malade. 
Sa beauté a disparu sous l'affreuse croûte de la 
petite vérole, comme la verdure sous les lourdes 
glaces de Thiver. Encore ému par les longues an- 
goisses et les alternatives de la maladie, vous con- 
templez avec tristesse le stigmate ineffaçable sur 
le corps de la chère convalescente ; vous entendez 
subitement résonner à vos oreilles un air mourant 
exécuté par Tarchet délirant de Paganiui, et cet 
air sympathique vous parle de vous-même, et sem- 
ble vous raconter tout votre poème intérieur d'es- 
pérances perdues. — Dès lors, les traces de petite 
vérole feront partie de votre bonheur et chanteront 
toujours à votre regard attendri Tair mystérieux 
de Paganini. Elles seront désormais non seulement 

* Nous aurions pu citer Mirabeau, mais cela est très commiin, 
et d'ailleurs, dous soupçonnons qu'il était d'une laideur sanguine, ce 
qui nous est particulièrement antipathique. 



VARIÉTÉS 357 

\in objet de douce sympathie, mais encore de 
volupté physique, si toutefois vous êtes un de ces 
esprits sensibles pour qui la beauté est surtout la 
promesse du bonheur. C'est donc surtout Tassocia- 
tion des idées qui fait aimer les laides ; car vous 
risquez fort, si votre maîtresse grêlée vous trahit, 
de ne pouvoir vous consoler qu'avec un© femme 
grêlée. 

Pour certains esprits plus curieux et plus blasés, 
la jouissance de la laideur provient d'un sentiment 
encore plus mystérieux, qui est la soif de Tinconnu, 
et le goût de Thorrible. C'est ce sentiment, dont 
chacun porte en soi le germe plus ou moins déve- 
loppé, qui précipite certains poètes dans les amphi- 
théâtres et les cliniques, et les femmes aux exécu- 
tions publiques. Je plaindrais vivement qui ne com- 
prendrait pas ; — une harpe à qui manquerait une 
corde grave I 

Quant à la faute d'orthographe qui, pour certains 
nigauds, fait partie de la laideur morale, n'est-il 
pas superflu de vous expliquer comment elle peut 
être tout un poème naïf de souvenirs et de jouis- 
sances 1 Le charmant Alcibiade bégayait si bien, et 
l'enfance a de si divins baragouinages! Gardez- 
vous donc, jeune adepte de la volupté, d'enseigner 
le français à votre amie, — à moins qu'il ne faille 
être son maître de français pour devenir son amant. 

Il y a des gens qui rougissent d'avoir aimé une 
femme^ le jour qu'ils s'aperçoivent qu'elle est bête. 
Ceux-là sont des aliborons vaniteux, faits pour 
brouter les chardons les plus impurs de la création, 
ou les faveurs d'un bas-bleu. La bêtise est souvent 
l'ornement de la beauté; c'est elle qui donne aux 
yeux cette limpidité morne des étangs noirâtres, 



358 ŒUVRES POSTHUMES 

et ce calme huileux des mers tropicales, ùm fièliae 
est toujours la conservation de la beauté ; elle éloi- 
gne les rides; c'est un cosmétique divin qui pré- 
serve nos idoles des morsures que la pensée garde 
pour nous, vilains savants que nous sommes ! 

Il y en a qui en veulent à leurs maîtresses d'è^ 
tre prodigues. Ce sont des Fesse-mathieu, ou des 
républicains qui ignorent les premiers principes 
d'économie politique. Les vices d'une grande na- 
tion sont sa plus grande richesse. 

D'autres, gens posés, déïstes raisonnables et 
modérés, les juste-milieu du dogme, qui enragent 
devoir leurs femmes se jeter dans la dévotion. — 
Oh 1 les maladroits, qui ne sauront jamais jouer 
d'aucun instrument! Ohl les triples sots qui ne 
voient pas que la forme la plus adorable que la 
religion puisse prendre, — est leur femme! — Un 
mari à convertir, quelle pomme délicieuse ! Le beau 
fruit défendu qu'une large impiété, — dans une 
tumultueuse nuit d'hiver, au coin du feu, du vin et 
des truffes, — cantique muet du bonheur domes- 
tique, victoire remportée sur la nature rigoureuse, 
qui semble elle-même blasphémer les Dieux t 

Je n'aurais pas fini de sitôt, si je voulais énu- 
mérer tous les beaux et bons. côtés de ce qu'on 
appelle vice et laideur morale; mais il se présente 
souvent, pour les gens de cœur et d'intelligence, 
un cas difficile et angoisseux comme une tragédie ; 
c'est quand ils sont pris entre le goût héréditaire et 
paternel de la moralité et le goût tyrannique d'une 
femme qu'il faut mépriser. De nombreuses et igno- 
bles infidélités, des habitudes de bas lieu, de hon- 
teux secrets découverts mal à propos vous inspi- 
rent de l'horreur pour l'idole, et il arrive parfois 



que votre joie vous donne le frisson. Vous voilà 
fort empêché dans vos raisonnements platoniques. 
La vertu et l'orgueil vous crient: Fuis-la. La nature 
vous dit à Toreille : Où la fuir? Alternatives terri- 
bles où les âmes les plus fortes montrent toute 
rinsuffisancede notre éducation philosophique. Les 
plus habiles, se voyant contraints par la nature de 
jouer Téternel romande Mauon Lescaut et de Leone 
Leoni, se sont tirés d'affaire en disant que le mé- 
pris allait très bien avec Tamour. — Je vais vous 
donner uneYecette bien simple qui non seulement 
vous dispensera de ces honteuses justifications, 
mais encore vous permettra de ne pas écorner 
votre idole, et de ne pas endommager votre cris^ 
tallisation *• 

Je suppose que l'héroïne de votre cœur, ayant 
abusé du /as et du nef as ^ est arrivée aux limites de 
la perdition, après avoir — dernière infidélité, tor- 
ture suprême! — essayé le pouvoir de ses charmes 
sur ses geôliers et ses exécuteurs **. Irez-vous 
abjurer si facilement l'idéal, ou, si la nature vous 
précipite, fidèle et pleurant, dans les bras de cette 
pâle guillotinée, direz-vous avec l'accent mortifié 
de la résignation : Le mépris et l'amour sont cou- 
sins germains I — Non point; car ce sont là les 
paradoxes d'une âme timorée et d'une intelligence 
obscure. — Dites hardiment, et avec la candeur du 
vrai philosophe : « Moins scélérat, mon idéal n'eût 
pas été complet. Je le contemple, et me soumets; 
d'une si puissante coquine la grande Nature seule 
sait ce qu'elle veut faire. Bonheur et raison suprê-- 

• Nous savons que tous nos lecteurs ont lu le Stendhal, 
'*• Ainsi que VAne Mort. 



3G0 OSUVfUSS POSTHUMES 

mesl absolu I résultante des contraires! Ormuz et 
Arimane, vous êtes le même I » 

Et c'est ainsi, grâce à une vue plus synthétique 
des choses, que l'admiration vous ramènera tout 
naturellement vers Tamour pur, ce soleil dont Tin- 
tensité absorbe toutes les taches. 

Rappelez-vous ceci, c'est surtout du paradoxe 
en amour qu'il faut se garder. C'est la naïveté qui 
sauve, c'est la naïveté qui rend heureux, votre 
maîtresse fût-elle laide comme la vieille Mab, la 
reine des épouvantements ! En général, pour les 
gens du monde, — un habile moraliste l'a dit, — 
l'amour n'est que l'amour du jeu, l'amour des 
combats. C'est un grand tort; il faut que l'amour 
soit l'amour ; le combat et le jeu ne sont permis 
que comme politique en cas d'amour. 

Le tort le plus grave de la jeunesse moderne est 
de se monter des coups. Bon nombre d'amoureux 
sont des malades imaginaires qui dépensent beau- 
coup en pharmacopées, et payent grassement 
M. Fleurant et M. Purgon, sans avoir les plaisirs et 
les privilèges d'une maladie sincère. Notez bien 
qu'ils impatientent leur estomac par des drogues 
absurdes, et usent en eux la faculté digestive 
d'amour. 

Bien qu'il faille être de son siècle, gardez-vous 
bien de singer l'illustre don Juan qui ne fut d'a- 
bord, selon Molière, qu'un rude coquin, bien stylé 
et affilié à l'amour, au crime et aux arguties ; — 
puis est devenu, grâce à MM. Alfred de Musset 
et Théophile Gautier, un flâneur artistique, 
courant après la perfection à travers les mauvais 
lieux, et finalement n'est plus qu'un vieux dandy 
éreinté de tous ses voyages, et le plus sot du monde 



VARIÉTÉS 36 1 

auprès d'une honnête femme bien éprise de son 
mari. 

Règle sommaire et générale : en amour, gardez- 
vous de la lune et des étoiles, gardez-vous de la 
Vénus de Milo, des lacs, des guitares, des échelles 
de corde et de tous romans, — du plus beau ilu 
monde, — fût-il écrit par Apollon lui-même! 

Mais aimez bien, vigoureusement, crânement, 
orientalement, férocement, celle que vous aimez ; 
que votre amour, — Tharmonie étant bien com- 
prise, — ne tourmente point l'amour d'unautre ; que 
votre choix ne trouble point l'état. Chez les lacas 
Ton aimait sa sœur ; contentez-vous de votre cou- 
sine. N'escaladez jamais les balcons, n'insuUez 
jamais la force publique ; n'enlevez point à votre 
maîtresse la douceur de croire aux Dieux, et 
quand vous raccompagnerez au temple, sachez 
tremper convenablement vos doigts dans Teaupure 
et fraîche du bénitier. 



Toute morale témoignant de la bonne volonté 
des législateurs, — toute religion étant une suprême 
consolation pour tous les affligés, — toute femme 
étant un morceau de la femme essentielle, — Ta- 
mour étant la seule chose qui vaille la peine de tour- 
ner un sonnet et de mettre du linge fin, — je ré- 
vère toutes ces choses plus que qui que ce soit, et je 
dénonce comme calomniateur quiconque ferait de 
ce lambeau de morale un motif à signes de croix et 
une pâture à scandale. — Morale chatoyante, n'est- 
ce pas? Verres de couleur colorant trop peut-être 
Téternelle lampe de vérité qui brille au-dedans ? — 



302 ŒUVRES POSTHUBfES 

Non pas, non pas. — Si j'avais voulu prouver que 
tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes 
possibles, le lecteur aurait le droit de me dire, 
comme au singe de génie : tu es un méchant I Mab 
j'ai voulu prouver que tout est pour le mieux daM 
le plus mauvais des mondes possibles. II me sera 
donc beaucoup pardonné, parce que j'ai beaucoup 
aimé... mon lecteur... ou ma lectrice. 



:^ 



BIOGRAPHIE DES EXCENTRIQUES (i) 

Nous allons essayer d'esquisser les traits de 
quelques-uns de ces originaux dont TAngleterre a 
cru nécessaire de conserver Thistoire. Si nous 
tenions à donner une galerie complète, il nous 
faudrait user dix plumes de fer. Contentons-nous 
de crayonner rapidement quelques figures. 

Il serait injuste de refuser à lord Byron un bre- 
vet d^ excentricité; sa vie est trop connue pour que 
nous insistions à cet égard ; nous signalerons seu- 
lement un de ses amusements favoris. Lorsqu^il 
était jeune, lorsqu'avant ses voyages il résidait à 
sa terre de Newstad, amateur passionné de chiens, 
il avait pour compagnons inséparables deux énor- 
mes dogues de Terre-Neuve. Se plaçant dans un 
bateau avec ses deux amis, le futur auteur de CAf/rf- 
Haroldst rendaitau milieu d'une vaste pièce d'eau 
qui faisait Tornement de son parc et tout d'un 
coup il se jetait dans l'onde. Aussitôt les deux 
chiens de le saisir à belles dents par le bras, par 
la jambe, ou à la gorge et de le ramener à terre 
en nageant. Il aurait d'ailleurs pu se sauver sans 
leur aide, car il était un des plus intrépides nageurs 
de son époque. Emule de Léandre, il traversa 
THellespont, sans qu'une nouvelle Héro l'appelât 

[i] La République da Peuple, almanach démocratique (Paris, 
chez Prost, i85o). Article anonyme. (V. la Fizclière et Decaux, 

op. cit., % 20.) 



364 ŒUVRES POSTHUMES 

sur la rive opposée du bras de mer. Il était encore 
plus vain de son adresse à tirer le pistolet et de 
ses hauts faits aquatiques que de sa renommée 
littéraire. L'originalité était, dans sa famille, dis- 
position héréditaire, mais son grand-père ayait 
abusé de la permission. Le vieux lord Byron se 
rendit illustre par ses folies et ses emportements. 
Un jour, son cocher se laisse couper par un autre 
équipage; le lord furieux saisit un des pistolets 
diargés qu'il portait toujours auprès de lui (manie 
qu'eut aussi le poète), il brûle la cervelle au servi- 
teur mal appris, jette le cadavre dans la voiture 
aux pieds de lady Byron, monte sur le siège et 
conduit les chevaux. Une dispute s'élève une 
fois entre ses gardes-chasse et ceux de son voisin, 
sir John Chaworth ; ce misérable incident occa- 
sionne entre le lord et le baronet une dispute 
à l'issue d'un dîner de corps; ils veulent se battre 
à la minute et à bout portant; un ami officieux 
fournit des pistolets; les ; combattants étaient si 
acharnés que, si on les eût laissés faire, les extré- 
mités des canons de leurs armes se serait touchées; 
on eut bien de la peine à obtenir d'eux qu'ils se 
missent aux deux angles du salon. Ils s'y placent, 
le signal est donné, les deux coups partent; Cha- 
v^orth tombe atteintau cœur; sa balle s'était enfon- 
cée dans le mur. Lord Byron fut jugé par la CbaiD' 
bre des pairs comme accusé de meurtre; il invoqua 
pour sa défense quelques vieux privilèges de la 
pairie : il en fut quitte pour une amende ; niais 
elle ne fut pas considérable. De retour chez ^^h 
il se confina dans la retraite; il fit tout ce qu'il 
put pour ruiner son fils, coupable de s'être marî^ 
sans sa permission ; il ne pouvait le priver d'un 



VARIÉTÉS 365 

domaine substitué, mais il laissa les bâtiments s'é- 
crouler; il ne voulut pas qu'on cultivât les champs; 
il coupa les bois; il vendit les bestiaux au plus vil 
prix. Grâce à ces rancuneuses folies, le grand poète 
se trouva impliqué dans ces continuels embarras 
financiers qui influèrent plus tard sur son honneur 
et sur son existence. 

Parmi les originaux illustres, on doit mentionner 
Edouard Montagne, le fils de la célèbre voyageuse 
dont les lettres sont si connues. Tel était le goût 
de cet enfant pour une vie aventureuse qu'à l'âge 
de quinze ans il avait trois fois déserté la maison 
de son père. Ambassadeur, allié aux premières 
familles britanniques, il avait été se mettre aux 
gages d'un vigneron d'Oporto; il s'était embarqué 
comme simple matelot. Sa mère ne lui légua qu'une 
guinée. Il voyagea beaucoup; il apprit l'arabe, 
l'hébreu, le persan; il se maria, dit-on, en cinq ou 
six endroits différents; il alla mourir à Venise, où 
il paraissait avoir embrassé le culte de Mahomet, 
se conformant à toutes les pratiques que recom- 
mande le Coran. Il portait, chose alors sans exem- 
ple, une barbe qui lui venait à la ceinture; un os 
de perdrix l'étrangla, en 1767, au moment où il 
se préparait à aller en pèlerinage à la Mecque. 

Lord Baltimore ne professa pas les dogmes de 
l'islamisme, mais il adopta sur un point bien déli- 
cat les idées des Orientaux; il se fit construire un 
harem en tout point semblable à l'un des plus 
somptueux que renferme Constantinople; il le rem- 
plit de beautés qu'il n'envoya point acheter en Cir- 
cassie, et qu'il soumit à la clôture la plus sévère. 
La chose fit grand bruit ; elle parut dépasser les 
limites de l'excentricité. Contraint de congédier son 



366 ŒUYIUES POSTHUMSS 

sérail, lord Baltîmore quitta l'Angleterre et se mit 
en route pour la Turquie, espérant y vivre comme 
il Tentendrait. Il jouissait de plus d'un million de 
revenu, et c'est un avantage prisé en tous pays. 
Malheureusement pour lui, il mourut en route; à 
peine âgé de trente ans, il rendit le dernier soupir 
àNaples. 

Le goût passionné pour la chasse, les courses, 
le sport, est une des faces de l'excentricité. II se 
complique d'ordinaire de paris hasardeux proposé», 
tenus avec empressement. Ici, les exemples four- 
millent. 

Un amateur s'engage à faire à cheval 5o miles 
en deux heures (le mile anglais est égal à 1609 mè- 
tre§);un autre à franchir 28 miles en une heure; un 
troisième à parcourir 100 miles par jour, et cela 
durant vingt-neuf jours de suite. On cite avec 
admiration un cavalier qui se rendit en deux heures 
vingt-cinq minutes de Cantorberry à Londres (il 
y a 55 miles et demi) ; on parle d'un autre qui, en 
1824, ne mit que cinq heures pour parcourir 90 
miles; il monta cinq chevaux différents. 

A côté de ces nouveaux centaures, il est d'infati- 
gables marcheurs dont les jarrets d'acier se plient 
à d'autres prouesses. Ils sont bien connus sous la 
dénomination de pédestrians. On en mentionne 
un qui promit de faire 1000 miles en dix jours, et 
il les fit. Moins heureux, un de ses émules voulut, 
en 1818, parcourir 600 miles en dix jours ; à la fin 
du huitième jour, à l'expiration du 456^ mile, il 
fut dans la nécessité de s'arrêter; l'année suivante 
un nouvel athlète se présenta, résolu à tenter 
pareil exploit ; il en vint à bout, mais il était mou- 



VARIÉTÉS 367 

rant; ce qu'il avait accompli est au-dessus des 
forces d'un cheval. 

En 1824, 100 miles furent, pour la première 
fois, franchis en dix-huit heures, tour de force sou- 
vent entrepris et jusqu'alors toujours sans succès. 
Deux ans après, un pédestrian célèbre offrit de faire 
7 miles en une heure, il y réussit; les paris enga- 
gés à cette occasion dépassaient i .5oo livres ster- 
ling. D'autrefois, ce n'est plus de la longueur de 
l'espace à dévorer qu'il est question, mais de la 
rapidité avec laquelle une distance peu étendue 
doit être enjambée. Tom Bulford s'est rendu célè- 
en 1827 pour avoir parcouru un mile en quatre 
minutes quarante-six secondes. Il n'y a pas jus- 
qu'ici un seul exemple d'une vélocité supérieure. 

Renchérissant sur tout cela, nn pédestrian pro- 
met de faire 4o miles en dix heures en marchant à 
reculons ; il gagne ; sa témérité s'accroît ; il ne s'ef- 
fraie pas de 100 miles à parcourir en vingt-huit 
heures de la même façon. Il tomba évanoui, sans 
pouls, ni voix, après avoir mis dix-huit heures à 
franchirai miles. 

On cite une course faite sur la Tamise dans deux 
batelets attelés chacun de six oies. 

On mentionne un pari qui consistait à avaler 
dix-huit huîtres pendant l'espace de temps néces- 
saire pour en ouvrir vingt-quatre ; ce fut le man- 
geur qui perdit; il resta de cinq huîtres en arrière. 

Tous ces faits, que nous abrégeons beaucoup 
et que nous glanons parmi des milliers d'autres, 
sont consignés dans les ouvrages anglais les plus 
graves. 

Le pédestrian se soumet à la vie d'un cheval de 
course; il se purge, il s'exerce matin et soir, il est 



368 ŒUVKES POSTHUMES 

au régiineleplus rigoureux. Le plus illustre de Ions, 
c'est le capitaine Barclay, dont rhisloire a élé 
écrite maintes fois, dont le portrait a été reproduit 
à profusion. Citons rapidement quelques-unes des 
prouesses de cet incomparable marcheur. 

70 miles faits en quatorze heures. 

i5o miles en deux jours. 

1 10 miles en dix-neuf heures, en dépit d'une 
pluie battante. On ne connaît rien de plus mer- 
veilleux. 

2 miles franchis à la course en douze minutes. 

Le capitaine était riche, et ses exploits Tont con- 
duit à une haute opulence. En i8o3, il g^agea 5oo 
guinées qu'il ferait 90 miles en vingt et une heures; 
il gagna. Il renouvela en i8o5 la mênae épreuve 
avec le même succès, pour un enjeu de 2 .000 guinées. 
En 1807, il paria 5. 000 guinées (près de i35.ooo 
fr.) qu'il parcourrait 96 miles en vingt-trois heures; 
il gagna d'une heure trente-sept minutes. 

En 1808, il accomplit sa célèbre gageure des 
2.000 miles en mille heures. Plus de 100.000 li- 
vres sterling étaient engagées sur ce tour de force; 
il fut accompli, et il occupa dans les journaux du 
temps plus de place que les événements si graves 
dont l'Espagne était alors le théâtre. 

Pour se tenir en haleine, pour conserver le jeu 
de ses articulations, le capitaine faisait réguliè- 
rement chaque jour, avant son déjeuner, 20 ou 3o 
miles. Pluie, soleil, neige ou vent, rien ne Tarrê- 
tait. Il se préparait à des prouesses inouïes dans 
l'histoire du pédestrianismey lorsque la mort le 
frappa dans la force de l'âge. 

Sa perte fut regardée d'un bout à l'autre de la 
Grande-Bretagne comme une calamité publique; la 



^w. 



VARIÉTÉS 369 

nation était fière de lui ; il avait reculé les bornes 
du possible dans Tart de la marche ; il promettait 
d'aller de plus fort en plus fort. Nul ne s'est en- 
core élevé à sa hauteur. 

La France est loin d'être aussi riche en excen- 
triques que l'Angleterre, et l'on ne parviendrait 
pas à remplir deux ou trois volumes de l'histoire 
de nos originaux notables. Il en a pourtant existé 
quelques-uns dignes d'être connus: bornons-nous 
à en rappeler deux ou trois. 

Il s'agira d'abord du marquis de Briqueville, 
personnage fort riche, qui passa pour fou, et qui 
l'était peut-être un peu : du moins, fit-il tout ce 
qu'il fallait pour justifier l'idée qu'on avait de lui. 
Un jour, il brûlait le pavé sous les roues de son 
brillant équipage ; un de ses chevaux s'abat, la voi- 
ture versé, le marquis reçoit une violente contu- 
sion. On le rapporte à son hôtel ; il s'emporte, il 
veut chasser son cocher. Le cocher se justifie; l'ac- 
cident ne provient en rien de sa faute ; tout le mal 
vient d'un des chevaux. — « Puisqu'il en est ainsi, 
dît le marquis, le cheval sera châtié ; tout délit 
vaut une peine. » Il fait venir tous les gens de sa 
maison, intendant, maître d'hôtel, valets de cham- 
bre, marmitons, palefreniers; c'est une véritable 
cour de justice. Chacun prend place. Le marquis 
préside. Le coupable est amené ; il conserve, dans 
son noble maintien, le calme de l'innocence. Le 
cocher formule l'accusation ; le secrétaire du mar- 
quis, remplissant d'office les fonctions d'avocat, 
présente la défense du quadrupède. Il est long, 
lourd, sec, plat, tout comme s'il pérorait au parle- 
ment; il cite le Digeste, il crache du latin ; il con- 
clut par demander que son client soit renvoyé à 



SyO ŒUVRES POSTHUMES 

récurie dont il esl le plus bel ornement. La cause 
était entendue. Le marquis opina le premier; il 
regarda l'accusation comme prouvée; il vota pour 
la peine de mort. Tous ses valets se hâtèrent de se 
ralliera son avis; la chose leur paraissait d'ailleurs 
une plaisanterie: ils se trompaient. Le marquis fit 
dresser dans sa cour une potence; il adressa au 
condamné un prolixe discours, dans lequel^ il lui 
faisait fort bien sentir Ténormité de sa faute. Pen- 
dant ce morceau oratoire, le malheureux regardait 
rinstrument du supplice d'un œil ferme. Point 
d'affectation de courage, point d'abattement. 

Dès que le marquis eut fini, un palefrenier passa 
avec dextérité une corde au cou du patient, et, 
quelques secondes après, la pauvre bête était sus- 
pendue en l'air, le cocher lui tirait les pieds, ua 
laquais lui piétinait sur les épaules ; pendaison 
aussi en règle que celles dont la place de Grève 
offrait alors le spectacle presque journalier. Les 
assistants étaient frappés de stupeur. 

Plus tard, le marquis de Briqueville s'engoua 
d'un charlatan qui lui promit de lui donner le 
moyen de voler. Le marquis n'y tenait plus; il se 
voyait transformé en oiseau ; il planait déjà au- 
dessus des maisons de campagne ; il s'abattait où 
il voulait, il repartait à tire d'ailes; les idées les 
plus couleur de rose lui bouleversaient la cervelle. 
On lui fabrique des ailes de carton, de toile, de fil 
de fer, appareil compliqué qui devait le porter 
au-dessus des nues. Dans son enthousiasme, il 
dédaigne des précautions trop terre à terre; il 
s'affuble de son attirail et se lance aventureuse- 
ment par sa croisée. Au liea de monter avec la 
rapidité de l'aigle, il descend avec la vélocité d'un 



VARIÂTES S7I 

bloc de plomb ; la force de sa chute est égale au 
produit de la masse multiplié par le carré de la 
vitesse ; c'est une des lois les plus simples de la 
mécanique ; il aurait dû se briser en mille mor- 
ceaux ; il en fut quitte pour se concasser les deux 
jambes. 

Le comte de Lauraguais fut moins imprudent ; 
il eut aussi la manie des expériences^ mais il se 
borna à chercher les moyens d'opérer la combus- 
tion du diamant. Pair de France, il se fit recevoir 
avocat à Londres. Frondeur impitoyable, il se fit 
exiler et emprisonner maintes fois; il s'amusa, 
dans un mémoire lu à l'Académie sur l'inoculatron, 
à cribler d'épigrammes la faculté et la magistra- 
ture; il en fut puni par un séjour à la Bastille. Il 
soutînt un procès contre son secrétaire qui l'accu- 
sait d'avoir porté le trouble dans son ménage, et 
il se défendit par un factum,sous ce titre bizarre : 
Mémoire pour moiy par moi. Quoi qu'il pût faire, 
il n'atteignit pas à la célébrité du marquis de 
Brunoy. 

Possesseur d'une fortune énorme, celui-ci la 
dépensa dans les extravagances les plus étranges ; 
il donnait aux paysans de ses terres les repas les 
plus splendides. La femme d'un bourrelier mourut; 
il lui fit faire un enterrement tel qu'une princesse 
en aurait été vaine : 5o . 000 livres y passèrent. Il 
épousa Mii« d'Escars, l'un des plus beaux noms de 
la noblesse française; il donna à sa fiancée pour 
700.000 livres de bijoux, de parures, et, le jour 
des noces, il disparut, s'enfuit dans un de ses châ- 
teaux. Il ne voulut jamais revoir sa femme. L'é- 
glise de Brunoy tombait en ruines, le marquis la 
rebâtit, la dore, l'embellit, la fait plus riche que la 



372 ŒUVRES POSTHUMES 

cathédrale de Paris. La manie des cérémonies du 
culte devient chez lui une fureur; il se fait le par- 
rain de tous les enfants, le fossoyeur de tous les 
morts; il paie So.ooo livres un dais, un chef- 
d'œuvre que le roi avait voulu voir, qu'il avait 
trouvé trop cher pour Tacheter. Le 17 Juillet 1772, 
il organise une procession d'une magnificence 
inouïe; il avait réuni plus de trois cents prêtres ; il 
avait acheté plus de dix mille pots de fleurs. La 
cour et la ville ne parlèrent d'autre chose durant 
quinze jours. Il s'avise ensuite d'annoncer qu'une 
croisade nouvelle va avoir lieu ; il s'agit de con- 
quérir la Terre-Sainte ; le marquis invite tous les 
gens de cœur à se réunir chez lui afin de partir 
sous ses ordres ; il promet 4oo livres de rente à 
tous ces volontaires. La police s'opposa à la forma- 
tion de cette armée. Le marquis avait déjà dépensé 
20 millions en pareilles folies; sa famille veut le 
faire interdire, le parlement ne le trouve pas fou; 
une lettre de cachet le fait enfermer dans un mo- 
nastère; il y mourut d'ennui à trente-trois ans. 

Le château de Brunoy, où il avait englouti tant 
de trésors, devint la propriété d'un frère du roi, 
devenu plus tard roi lui-même ; lorsqu'il n'appar- 
tint plus au comte de Provence, il eut pour maître 
un roi de théâtre, Talma. Un charcutier dont le 
nom est bien connu, M. Véro, en est devenu le 
suzerain après la mort d'Orosmane. 



PAUL DE MOLÈNES (i) 



M. Paul de Molènes, un de nos plus charmants 
et délicats romanciers, vient de mourir d'une chute 
de cheval, dans un manège. M. Paul de Molènes 
était entré dans l'armée après le licenciement de 
la garde mobile; il était de ceux que ne pouvaient 
même pas rebuter la perte de son grade et la dure 
condition de simple soldat, tant était vif et irrésis- 
tible en lui le goût de la vie militaire, goût qui 
datait de son enfance, et qui profita, pour se satis- 
faire, d'une révolution imprévue. Certes, voilà un 
vigoureux trait d'originalité chez un littérateur. 
Qu'un ancien militaire devienne littérateur dans 
l'oisiveté d'une vieillesse songeuse, cela n'a rien 
d'absolument surprenant; mais qu'un jeune écri- 
vain, ayant déjà savouré l'excitation des succès, se 
jette dans un corps révolutionnaire par pur amour 
de l'épée et de la guerre, voilà quelque chose qui 
est plus vif, plus singulier, et, disons-le, plus sug- 
gestif. 

Jamais auteur ne se dévoila plus candidement 
dans ses ouvrages que M. de Molènes. 11 a eu le 
grand mérite, dans un temps où la philosophie se 
met uniquement au service de régoïsme,de décrire, 
souvent même de démontrer l'utilité, la beauté, 

(i) Revue anecdotique, n« 2 de mars i86a. — Anonyme. 



374 ŒUVRES POSTHUMES 

moralité de la guerre. La guerre pour la guerre! 
eûl-il dit volontiers, comme d'autres disent : Fart 
pour tartt convaincu qu'il était que toutes les 
vertus se retrouvent dans la discipline, dans le 
sacrifice et dans le goût divin de la mort 1 

M. de Molènes appartenait, dans Fordre de la 
littérature, à la classe des raffinés et des dandys ; 
il en avait toutes les grandeurs natives, et quant 
aux légers travers, aux tics amusantsque cette gran- 
deur implique souvent, il les portait légèreHi€iit et 
avec plus de franchise qu'aucun autre. Toot ea lui, 
même le défaut, devenait grâce et ornement. 

Certainement, il n'avait pas une réputation égale 
à son mérite. L'Histoire de la garde mobile, 
V Etude sur le colonel La Tour du Pin^ les Com- 
mentaires d'un soldat sur le siège de Sébastopol, 
sont des morceaux dignes de vivre dans la mémoire 
des poètes. Mais on lui rendra justice plus tard, 
car il faut que toute justice se fasse. 

Celui qui avait échappé heureusement à tous les 
dangers de la Crimée et de la Lombardie, et qui est 
mort victime d'une brute stupide et indocile, dans 
l'enceinte banale d'un manège, avait été promu 
récemment au grade de chef d'escadron. Peu de 
temps auparavant, il avait épousé une femme char- 
mante, près de laquelle il se sentait si heureux que, 
lorsqu'on lui demandait où il allait habiter, en 
quelle garnison il allait être confiné, il répondait, 
faisant allusion aux présentes voluptés de son âme : 
« En quel lieu de la terre je suis ou je vais, je ne 
saurais vous le dire, puisque je suis en paradis ! » 

L'auteur qui écrit ces lignes a longtemps connu 
M. de Molènes; il l'a beaucoup aimé autant qu'ad- 
miré, et il se flatte d'avoir su lui inspirer quelque 



VARIÉTÉS 875 

affection. Il serait heureux que ce témoignage de 
sympathie et d'admiration pût distraire pendant 
quelques secondes les yeux de sa malheureuse 
veuve. 

Nous rassemblons ici les titres de ses principaux 
ouvrages : 

Mémoires d'un gentilhomme du siècle dernier 
(primitivement : Mémoires du Baron de Valpért)^ 

La Folie de Fépée (titre caractéristique}. 

Histoires sentimentales et militaires {iiire rçiyvé- 
sentant bien le double tempérament de l'auteur, 
aussi amoureux de la vie qu'insouciant de la mort}. 

Histoires intimes. 

Commentaires d'un soldat (Sébastopol et la 
guerre d'Italie). 

Chroniques contemporaines. 

Caractères et récits du temps. 

Aventures du temps passé. 

L'Enfant et l'A mant. 



LE COMÉDIEN ROUVIÈRE(t) 



J'ai connu longtemps Rouvière. . . — Philibert 
Koiivière ne m'a jamais donné de notes détaillées 
sur sa naissance, son éducation, etc.. C'est moi 
qui ai écrit, dans un recueil illustré sur les princi- 
paux coinédiens de Paris, l'article le concernant (2). 
Mais Jîins cet article, on ne trouvera autre chose 
qti'uae appréciation raisonnée de son talent, talent 
bizarre jusqu'à l'excès, fait de raisonnement et 
d'exagtfration nerveuse, ce dernier élément rem- 
portant généralement. 

Principaux rôles de Rouvière : Mordaunt, dans 
ies MoHfff/uetaireSy type de haine concentrée, ser- 
viteur de Cromwell, ne poursuivant à travers les 
guerres civiles que la satisfaction de ses vengean- 
ces personnelles et légitimes. 

Dans ce rôle, Rouvière faisait peur et horreur. 
Il était tout enfer. 

Charles IXj dans une autre pièce d'Alexandre 
Dumas (3). Tout le monde a été émerveillé de cette 
ressnscitation. Du reste, Rouvière ayant hé pein- 
tre, ces tours de force lui étaient plus faciles qu'à 
un autre, 

(lî la Ps/ite Revue, 28 octobre i865. Article si ^aé Ch. B. 

(a) Ce premier article avait paru dans les colonnes de la Galerie 
lies Arlisfes dramatiques vivants^ en i855, puis avait été repris 
avec rniElqaçs variantes dans V Artiste du i" décembre 1859. 

{Z}La Heine Marffot. 



VARIÉTÉS 877 

L'abbé Faria, dans Monte-Cristo, Rouvière n'a 
joué le rôle qu'une fois. — Hosteinje directeur (i), 
et Alexandre Dumas n'ont jamais bien compris la 
manière de jouer de Rouvière. 

Hamlet (par Meurice et Dumas). Grand succès 
de Rouvière. — Mais joué en Hamlet méridional ; 
Hamlet furibond, nerveux et pétulant. Gœthe, qui 
prétend que Hamlet était blond et lourd, n'aurait 
pas été content. 

Méphistophélès^ dans le détestable Faust, refait 
par Dennery. Rouvière a été mauvais. Il avait beau- 
coup d'esprit, et cherchait des finesses qui tran- 
chaient baroquement sur sa nature méridionale. 

Maître Favilla, de George Sand. Extraordi- 
naire succès I Rouvière, qui n'avait jamais joué 
que des natures amères, féroces, ironiques, atro- 
ces, a joué admirablement un rôle paternel, doux, 
aimable, idyllique. Cela tient, selon moi, à un 
côté peu connu de sa nature : amour de l'utopie, 
des idylles révolutionnaires; — culte de Jean- 
Jacques, Florian et Berquin. 

Le rôle du Médecin^ dans le Comte Hermann^ 
A' Alexandre Dumas, — Dumas a été obligé de con- 
fesser que Rouvière avait des instants sublimes. 

Othelloy — dans V Othello d'Alfred de Vigny.— 
Rouvière a très bien su exprimer la politesse raf- 
finée, emphatique, non inséparable de la rage d'un 
cocu oriental. 

Et bien d'autres rôles dont je ne me souviens 
pas actuellement. 

Physiquement, Rouvière était un petit moricaud 
nerveux, ayant gardé jusqu'à la fin l'accent du 

(i) Le Directeur du Théâtre de la Gafté. 




378 ŒUVRES POSTHUMES 

Midi, et montrant dans la conversation des fines-] 
ses inattendues... — pas cabotin et fuyant les 
cabotins. — Cependant, très épris d'aventures, il 
avait suivi des saltimbanques pour étudier leurs 
mœurs. — Très homme du monde^quoique comé- 
dien, très éloquent. 

Moralement, élève de Jean-Jacques Roussesu. 
Je me souviens d'une querelle bizarre qu'il me fit ' 
un jour qu'il me trouva arrêté devant une bouti- 
que de bijoutier. 

Une cabane, disait-il, un foyer, une chaise, et 
une planche pour y mettre mon divin Jean-Jac- 
ques, cela me suffit. — Aimer le luxe, c'est d'un 
malhonnête homme. 

Peintre, il était élève de Gros. 

Il y a quelques mois, Rouvière étant tombé ma- 
lade, et étant très pauvre, des amis imaginèrent de 
faire une vente de ses tableaux; elle n'eut aucun 
succès. 

Comme peintre, il était, à quelques égards, ce 
qu'il était comme comédien. — Bizarre, ingénieux 
et incomplet. 

Je me souviens cependant d'un charmant tableau 
représentant Hamlet contraignant sa mère à con* 
templer le portrait da roi défunt. — Peinture 
ultra-romanlique, achetée, m'a-t-on dit, par M. de 
Concourt. 

M. Théophile Silvestre a de jolis dessins de Rou- 
vière. Pendant longtemps, M. Luquet (associé de 
Cadart) a offert, comme étant de Géricault, un 
tableau {les Girondins en prison) que j'ai reconnu 
tout de suite pour un Rouvière... grande compo- 
sition, sauvage et maladroite, enfantine même, 
mais d'un grand feu. 



-jjL 



VARIÉTÉS 379 

Comme comédien, Rouvière était très admiré 
d'Eugène Delacroix. 

M. Champfleury a fait de lui une curieuse étude 
sous forme de nouvelle : le Comédien Trianon. 



Nous aurions voulu g^rossir ce chapitre de quelques Lûiiiieries 
du Tintamarre que la bibliographie La Fizelière et Decaux nl.irSbue 
.à Baudelaire (années 1846-47), en collaboration avec Ant:'. V-ilu et 
Th. de Banville. Mais la place nous manquait et d'ailleur^i il rûl èiè 
bien aventureux d'oser un départ formel entre les proses ât « Frati- 
çis Lambert, Marc Aurèle et Joseph d*Estienne ». 



BA.UDELAIRE JOURNALISTE 



LE SALUT PUBLIC (i) 

I^^ NUMÉRO 

VIVE LA RÉPUBLIQUE I 

AU PEUPLE 

On disait au Peuple : défie-toi. 

Aujourd'hui il faut dire au Peuple : aie confiance 
dans le gouvernement. 

Peuple 1 Tu es là, toujours présent, et ton gou- 
vernement ne peut pas commettre de faute. Sur- 
veille, mais enveloppe-le de ton amour. Ton gou- 
vernement est ton iBls. 

On dit au Peuple: gare les conspirateurs, les 
modérés,les rétrogrades! Sans doute il faut veiller, 
les temps sont chargés de nuages, quoique Taurore 
ait été resplendissante. Mais que le Peuple sache 

(i) N*' des 27 elaS février 1848. — Ne pouvant faire ici, avec cer- 
tituae, le dëpart du texte qui appartient en propre à Baudelaire, 
nous donnons les deux numéros tout entiers. Selon La Fizelière et 
Decaux, dans le n© i, l'article ayant pour titre : Aux chefs du 
Gouvernement provisoire^ est de Baudelaire, ainsi que dans le n» 9, 
les Châtiments de Dieu, 



382 ŒUVRES POSTHUMES 

bien ceci, que le meilleur remède aux conspirations 
de tout genre est la foi absolue dans la Républi- 
que, et que toute intention hostile est inévitable- 
ment étouffée dans une atmosphère d'amour uni- 
versel. 



AUX CHEFS DU GOUVERNEMENT PROVISOIRE 

Honneur à vous qui avez pris l'initiative et 
rembarras des premiers jours. 

Le Peuple a confiance en vous. Ayez confiance 
en lui 1 

La confiance réciproque sauvera tout. Honte à 
qui n'est pas bon républicain I II n'est pas de ce 
siècle I Honte à qui se défie. Il est donc faible! 

Soyez grands, soyez forts dans le gouvernement, 
et ne doutez jamais de Tintelligence du peuple qui 
vous voit. 

Il aime ceux qui l'aiment. Ne craignez donc 
rien. 

Ne faites jamais un pas en arrière. Marchez 
plutôt comme le vent. Nous savons maintenant que 
les heures sont des années. 

Honneur donc à vous qui avez pris sur vos épau- 
les le rude poids des premières journées I Vous tenez 
l'Europe entre vos mains. Nous savons que vous 
serez dignes de votre tâche. Car une commune 
expérience, qui nous a été léguée par nos pères, 
nous enseigne que , hors de l'assemblée nationale, 

IL n'y a point de SALUT I 

Et enfin, ce grand remède une fois appliqué par 
vos soins sur nos longues souffrances, déposant votre 
haute magistrature, vous emporterez le souvenir 



BAUDELAIKE JOUHNAUSTE 383 

d'une grande action et la pieuse reconnaissance 
de tous, qui est l'unique décoration et l'unique 
récompense digne des grand citoyens. 



LES ETOILES FILENT, ET LES REPUTATIONS AUSSI 

Deux hommes sont bien bas à cette heure, les 
sieurs Thiers et Odilon-Barrot. 

Le premier a toujours été un singe plein de 
malice, riant, criant, gesticulant, sautant, ne 
croyant à rien, écrivant sur tout. 

Ne croyant pas à la Révolution, il a écrit la 
Révolution. 

Ne croyant pas à TEmpire, il a écrit TEmpire. ' 

Savez-vous ce qu'il aimait? 

Les singes. Il leur a fait bâtir un palais. 

Le second était son compère, un homme sérieux, 
une contrefaçon de tribun ; il avait toute la gravité 
d'un montreur d'ours, le sieur Barrot; toute sa 
vie, il l'a passée à montrer un singe. Pendant dix 
ans, la France a cru à un grand orateur , au sieur 
Barrot. 

Il est vrai qu'il entrait àl'ex-chambre des dépu- 
tés avec une provision de mots plein ses poches. 

Dans la poche droite, il mettait : Mon pays, 
mon patriotisme. Dans la poche gauche, honneur 
et f;^r/«. (Sa famille touchait c^n^ trente mille Jrancs 
de places.) 

La Grarde nationale est ivrede joie; elle accueille 
partout avec enthousiasme les cris de : Vive la Ré- 
pubUquel C'est un fait accompli; il n'y a plus que 
des républicains en France. 



384 ŒUVRES POSTHUMES . J 

LE 24 FÉVRIER I 

Le 24 Février est le plus grand jour de l'huma- 
nité I C'est du 24 Février que les générations futures 
daterontravènement définitif, irrévocable, du droit 
de la souveraineté populaire. Après trois mille ans 
d'esclavage, le droit vient enfin de faire son entrée 
dans le monde, et la rage des tyrans ne prévaudra 
pas contre lui. Peuple français^ sois fier de toi- 
même, tu es le rédempteur de Thumanité. 

Ayez à vos ordres quatre-vingt mille baïonnettes 
et des caissons par milliers, et des canons mèche 
allumée, si vous avez contre vous le droit et la 
volonté du Peuple, vous êtes un gouvernement 
perdu, et je ne vous donne pas vingt-quatre heu- 
res pour décamper. Voilà ce que le 24 Février vient 
d'enseigner au monde. Désormais toute nation qui i 
demeurera esclave, c'est qu'elle sera pas digne d'ê- 
tre libre : avis aux Peuples opprimés I 

LES PRESSES MÉGANIQUES 

Quelques frères égarés ont brisé des presses mé- 
caniques. Vous cassez les outils de la Révolution. 
Avec la liberté de la presse, il y aurait vingt fois 
plus de presses mécaniques qu'il n*y aurait peut- 
être pas encore assez de bras pour les faire fonc- 
tionner. 

Toute mécanique est sacrée comme un objet d'art. 

L'intelligence nous a été donnée pour nous sauver. 

Toute mécanique ou tout produit de l'intelli- 
gence ne fait du mal qu'administré par un gouver- 
nement infâme. 



BAUDELAIRE JOURNALISTE 385 

Les autres ouvriers ont protesté, entre autres les 
rédacteurs du journal F Atelier. Nous attendions 
cela d'eux. 



LA REINE D ESPAGNE A LA COLIQUE 

On dit même qu'à cette heure elle ne Ta plus. 

Si quelques soupçons disaient juste, ce ne serait 
qu'une preuve nouvelle que le crime lui-même sert 
les bonnes causes. 

Allons, Espagne ! Vite à l'œuvre I 



TROIS MOTS SUR TROIS GOUVERNEMENTS 

Depuis soixante ans, la France allait en fait de 
gouvernements de mal en pis. Napoléon lui avait 
donné un despotisme oint de suie de poudre, mais 
scintillant de gloire ; la France lui pardonna. La 
Restauration lui avait ramené le privilège et les 
coups de cravache des gentilshommes ; mais elle 
était franche d'allures et sans hypocrisie ; quel- 
ques domestiques fidèles la suivirent sur la terre 
d'exil. L'infâme gouvernement qui vient de tomber 
voulut tenter sur la nation l'astuce, l'hypocrisie, la 
cupidité et toutes les basses passions; un croc-en- 
jambe du Peuple a suffi pour le jeter dans la boue. 



UN MOT DE L EX-ROI 

Quand ça commençait à chaufiFer, l'ex-roi riait 
en sournois et disait en se frottant les mains : 
« Moi aussi, j'aurai ma journée des dupes t » — 

a3 



iseo 



ŒUVRES POSTHUMES 



Quand on démolissait Charles X, il chassait gaie- 
ment à Saint-Cloud. Toujours le même esprit de 
vertige et d'erreur 1 Sont-ils si décrépits, ces pau- 
vres ruis, que l'aveuglement soit chez eux maladie 
hérédiiaire ? 



LA RÉPUBLIQUE FRANÇAISE ET l'eUROPE 

Les traités de i8i5 viennent, pour la seconde 
fois depuis dix-sept ans, d'être lacérés par Tépéedu 
Peuple français. Proclamons haut, bien haut, ces 
trois sjrands principes de politique républicaine. 

Plus de conquêtes I Les conquêtes sont un atten- 
tat contre le droit des peuples, et tôt ou tard les 
nations soumises réagissent contre leurs conqué- 
rants* 

La République française s'assimilera dans la 
1 Imite de ses frontières naturelles les provinces qui 
se donneront à elle librement et spontanément. En 
dehors de ses frontières naturelles, qui sont le 
Rhin et les Alpes, elle renonce solennellement à 
posséder jamais un pouce de terrain. 

La France prend sous sa protection tous les peu- 
ples opprimés par un gouvernement tyrannîque, 
étranger ou indigène, mais elle ne tirera son épée 
que pour défendre les principes et les institutions 
révolutionnaires. 

Au dedans, la devise de la République française 
est : Tout par le peuple ! Tout pour le peuple ! 

Au dehors : Tout par les peuples 1 Tout pour les 
peuples I 



BAUDELAIRE JOURNALISTE 887 

BON SENS DU PEUPLE 

Il y a des hommes qui sont pleins de phrases 
toutes faites, de mots convenus et d'épithètes creu- 
ses comme leur tête, — Le sieur Odilon-Barrot, 
par exemple. 

Quand on leur parle de 89, ces gens vous disent : 
c'est Voltaire qui a fait la Révolution; ou bien : 
c'est Rousseau qui a fait la Révolution ; ou bien : 
c'est Beaumarchais qui a fait la Révolution. 

Imbéciles! Niais ! Doubles sots I 

Michclet Ta dit : « La Révolution de 89 a été 
faîte par le peuple. » Là, Michelet avait raison. 

Le peuple n'aime pas les gens d'esprit I et il 
donnerait tous les Voltaires et les Beaumarchais 
du monde pour une vieille culotte. 

Ce qui le prouve, aux Tuileries rien n'a été sac- 
cagé comme sculpture et peinture que l'image de 
l'ex-roi et celle de Bugeaud ; un seul buste a été 
jeté par les fenêtres!... Le buste de Voltaire! 



RESPECT AUX ARTS ET A L INDUSTRIE 

Un brave citoyen s'est porté hier soir à Meudon 
pour avertir le commandant de la garde nationale 
Âmanton de protéger les objets d'arts contre les 
envahissements de la garde qui devait, dit-on, se 
porter sur le château de l'ex-Roi. Le gouvernement 
provisoire a dû délivrer une sauvegarde. 

Ne cessons pas de le répéter : respect aux objets 
d'art et d'industrie, et à tous les produits de l'in- 
telligence ! 



383 ŒUVRES POSTHUMES 



LA BEAUTE DU PEUPLE 



Depuis trois jours, la population de Paris est 
admirable debeauté physique. Les veilles etia fati- 
gue affaissent les corps ; mais le sentiment des 
droits reconquis les redresse et fait porter haut 
toutes les têtes. Les physionomies sont illuminées 
d'enthousiasme et de fierté républicaine. Ils vou- 
laient, les infâmes, faire la bourgeoisie à leur ima- 
ge, — tout estomac et tout ventre, — pendant que 
le Peuple geignait la faim. Peuple et bourgeoisie 
ont secoué du corps de la France cette vermine de 
corruption et d'immoralité ! Qui veut voir des 
hommes beaux, des hommes de six pieds, qu'il 
vienne en France. Un homme libre, quel qu'il soit, 
est plus beau que le marbre, et il n'y a pas de nain 
qui ne vaille un géant quand il porte le front haut 
et qu'il a le sentiment de ses droits de citoyen dans 
le cœur. 



LE CONSTITUTIONNEL EST SCANDALISÉ 

Le Constitutionnel se résigne ; c'est bien de sa 
part; c'est généreux. Le Constitutionnel promet 
d'être bon citoyen. 

Odilon Barrot, la grosse poupée de carton, et 
Thiers, ce singe de foire, pardonnent au Peuple 
de n'avoir pas voulu se laisser voler. Que pense le 
Peuple de leur pardon? 



LES ARTISTES REPUBLICAINS 

Les peintres se sont bravement jetés dans la 



BAUDELAIRE JOURNALISTE 38q 

Révolution; ils ont combattu dans les rangs du 
Peuple. 

A THôtel de ville des artistes portaient sur leurs 
chapeaux, écrit en lettres de sang, le titre d'ar- 
tistes républicains; deux d'entre eux sont montés 
sur une table et ont harangué le peuple. 

On parlait d'une manifestation qui devait se 
produire au Louvre contre l'Académie de peinture 
qui, depuis dix-huit ans, a bu tant de larmes, a 
tué tant de jeunes talents par la faim et la misère. 
Mais les sots vieillards, architectes, musiciens, 
arpenteurs et géomètres, sont à bas aujourd'hui. 

Ne leur donnons pas le coup de pied de l'âne. 



REOUVERTURE DES THEATRES 

Les théâtres rouvrent. 

Nous avons assez des tragédies; il ne faut pas 
croire que des vers de douze pieds [constituent !e 
patriotisme ; ce qui convenait à la première révolu- 
tion ne nous suffit plus. 

Les intelligences ont grandi. Plus de tragédies, 
plus d'histoire romaine. Ne sommes-nous pas plus 
grands aujourd'hui que Brutus, etc.? 



BONNES NOUVELLES 

— L' ex-roi et sa famille voguent vers l'Angle- 
terre. Ils y sont sans doute arrivés. Que le Peuple 
n'ait pas peur, l'Angleterre n'osera rien pour le 
dernier des Bourbons. 

— Pour de bon, les rois s'en vont ! Léopold est 

a3. 



SgO ŒUVRES POSTHUMES 

en fuite. La Belgique s'est proclamée française. 

— On voulait intimider le citoyen Rotschild (sic) 
et le faire fuir: comme si le Peuple souverain Toladt 
des ëcus. Il ne prend que ses droits. — Rotschild 
a répondu : « J'ai confiance dans le nouveau gou 
vernement et je reste. » Bravo ! 

— Une assemblée nationale sera convoquée aus- 
sitôt que le gouvernement provisoire aura rég-lé les 
mesures d'ordre et de police nécessaires pour le 
vote de tous les citoyens. 

— La République française est proclamée à 
Dijon. 

— Honneur à Pie IX I Voici de grandes paroles 
qu'il a prononcées récemment : « Ce sont les édi- 
fices anciens qui ont besoin de fondements nou- 
veaux. » 

— Hier, deux prêtres enjambaient une barricade ; 
des hommes du Peuple les insultent ; un plus grand 
nombre les défend. Cette haute raison du Peuple 
est merveilleuse. 

— Plus beau encore. On trouve dans la chapelle 
des Tuileries un remarquable Christ en bois. Quel- 
qu'un s'écrie : ck Cest notre maître I chapeau bas!» 
Tout le monde se.découvre et on porte le Christ en 
triomphe à Saint-Roch. 

Décidément, la Révolution de i848 sera plus 
grande que celle de 1789; d'ailleurs elle commence 
où l'autre a fini. 

VIVE LA RÉPUBLIQUE 

Les rédacteurs : champfleurt, 

BAUDELAIRE ET TOUBIN. 

Imp Ed. Bautruche, r. de la Harpe, 90, 



LE SALUT PUBLIC 

//e NUMÉRO 

VIVE LA RÉPUBLIQUE I 

Les rédacteurs propriétaires du salut public, 
CHAMPFLEURY, BAUDELAIRE et TOUBiN, oTit retarde 
à dessein V envoi du journal à leurs abonnés^ afin 
défaire graver une vignette (i) qui servira à dis» 
tinguer leur feuille d'une autre qui s'est emparée 
du même titre. 

LES CHATIMENTS DE DIEU 

L'ex-roi se promène. 

Il va de peuple en peuple, de ville en ville. 

Il passe la mer ; — au-delà de la mer, le peuple 
bouillonne, la République fermente sourdement. 

Plus loin, plus loin, au-delà de TOcéan, la Répu- 
blique ! 

11 rabat sur l'Espagne, — la République circule 
dans Tair, et enivre les poumons, comme un par- 
fum. 

Où reposer cette tête maudite ? 

A Rome?... Le Saint-Père ne bénit plus les 
tjnrans. 

Tout au plus pourrait-il lui donner l'absolution. 

(i) Cette vignette, des plus mauvaises d'ailleurs, était signée 
G. Courbet. 



392 ŒUVRES POSTHUMES 

Mais Tex-roi s'en moque. Il ne croît ni à Dîen, 
ni à Diable. 

Un Terre de Johannîsberg, pour rafraîchir le 
gosier altéré du Juif errant de la Royauté !... Mcl- 
ternich n'a pas le temps. Il a bien assez d'affaires 
sur les bras; il faut intercepter toutes les lettres, 
tous les journaux, toutes les dépêches. Et d'ail- j 
leurs, entre despotes, il y a peu de fraternité. 
Qu'est-ce qu'un despote sans couronne ? | 

L'ex-roî va toujours de peuple en peuple, de 
ville en ville. 

Toujours et toujours, vive la République ! vive 
la Liberté ! des hymnes ! des cris ! des pleurs de 
joiel 

Il court de toutes ses forces pour arriver à temps 
quelque part avant la République, pour y reposer 
sa tête, c'est là son rêve. Car la terre entière n'est 
plus pour lui qu'un cauchemar qui l'enveloppe. ,' 
Âlais à peine touche-t-il aux barrières que les clo- { 
ches se mettent gaiement en branle, et sonnent la 
République à ses oreilles éperdues. 

La tête de Louis-Philippe attire la République 
comme les paratonnerres servent à décharg-er le 
Ciel. 

Il marchera lontemps encore, c'est là son châti- 
ment. Il faut qu'il visite le monde, le monde répu- 
blicain, qui n'a pas le temps de penser à lui. 



AUX PRETRES 

Au dernier siècle, la royauté et l'Eglise dor- 
maient fraternellement dans la même fange, quand 



BAUDELAIRE JOURNALISTE 3r3 

la révolution fondit sur elles et les mit en lam- 
beaux. 

— Inconvénient des mauvaises compagnies, se 
dit l'Eglise; on ne m'y reprendra plus. 

L'Eglise a eu raison. Les rois, quoi qu'ils fas- 
sent, sont toujours rois, et le meilleur ne vaut pas 
mieux que ses ministres. 

Prêtres, n'hésitez pas : jetez-vous hardiment 
dans les bras du peuple. Vous vous régénérerez à 
son contact; il vous respecte; il vous aimera. 
Jésus-Christ, votre maître, est aussi le nôtre ; il 
était avec nous aux barricades, et c'est par lui, 
par lui seul, que nous avons vaincu. Jésus-Christ 
est le fondateur de toutes les républiques moder- 
nes; quiconque en doute n'a pas lu l'Evangile. 
Prêtres, ralliez-vous hardiment à nous; AfFre et 
Lacordaire vous en ont donné l'exemple. Nous 
avons le même Dieu : pourquoi deux autels ? 



CE PAUVRE METTERNICH I 

La France est en République. 

La Suisse est République, vraie République 
depuis quatre mois . 

L'Angleterre, l'Espagne et la Belgique sont à la 
veille d'être Républiques. 

L'Autriche, monstre à trois têtes, disparaîtra de 
la carte. La République Allemande prendra sa tête 
allemande; la République Italienne prendra sa tête 
Italienne, la République Polonaise — une bonne 
celle-là 1 — prendra sa tête slave. Qui de trois ôte 
trois, reste ce pauvre M. Metternich, qui ne mourra 
pas dans son lit. 



394 ŒUVRES POSTHUMKS 

Il y a donc une justice dÎTine 1 

DES MŒURS, ou TOUT EST PERDU 1 

Des mœurs, des mœurs, il nous faut des mœurs! 
Régénérer les institutions, très bien, mais régéné- 
rons aussi les mœurs, sans lesquelles il n'y a pas 
d'institutions. Le nom de République est beau et 
glorieux, mais plus il est glorieux, plus il est dif- 
ficile à porter. Effaçons donc de nos cœurs tous 
les instincts avilissants, toutes les passions abjectes 
que l'impur gouvernement de Louis-Philippe a 
cherché à y faire germer. La vertu est le principe 
vivifiant, la force conservatrice des républiques. 

La Convention avait mis la vertu à Tordre du 
jour. 

l\mI DU PEUPLE DE l848 

Le citoyen Raspail, médecin comme Marat, et 
comme lui médecin malheureux et plein de dis- 
putes, fait comme lui l'Ami du Peuple, Les deux 
premiers numéros sentent le Marat d'une lieue. 
Même défiance, même talent, même ferveur I — 
Mais est-il bien temps? Ces défiances accusées déjà 
si nettement ont leur danger. Toutes les nomina* 
tions seront révisées, et il ne faut pas semer la 
peur. 

Le citoyen Raspail, comme son illustre chef de 
file, .est un parfait honnête homme, et il a le droit 
d'être très sévère ; nous adjurons seulement le 



BAUDELAIRE JOUANALiSTE SqS 

citoyen Raspail de ne pas encore user de son droit. 
De grâce, de grâce, ne préjugeons rien contre le 
gouvernement. Surveillons-le sévèrement et que les 
millions d'yeux de la Nation soient nuit et jour 
braqués sur lui; mais ne troublons pas son action 
par des défiances prématurées. S'il ne va pas droit, 
haro I S'il va droit, bravo 1 dans un cas comme 
dans l'autre, ne le jugeons que sur ses actes, il y 
va du salut public. Les accusations de tendances, 
laissons-les à l'immoral gouvernement que nous 
venons de jeter à bas; elles sont indignes de 
Républicains. Des hommes de 98, ne prenons que 
leur foi ardente à la République et leur admirable 
dévouement à la patrie ; surtout ne recommençons 
ni Marat, ni Chabot, ni aucun de ces infatigables 
flaireurs de mauvaises intentions. C'est ainsi seu- 
lement que nous préserverons notre jeune Répu- 
blique des mille périls qui menacent son berceau. 



LE JOURNAL CONSERVATEUR DE LA REPUBLIQUE 

11 faut rendre justice à qui de droit, maintenant 
que nous avons le temps. 

Le citoyen Girardin se conduit' admirablement. 
Au milieu du troublcj du désordre qui envahissent 
momentanément toutes choses publiques et parti- 
culières, le journal du citoyen Girardin est mieux 
fait que jamais. Cette habileté connue, cette apti- 
tude rapide et universelle, cette énergie excessive, 
tout cela tourne au profit de la République. 

Tous les jours les questions importantes et 
actuelles sont mâchées dans la Presse. 



Zgù CEUVBES POSTHUMES 

Le citoyen Girardin prend pour devise : une 

IDÉE PAR JOUR 1 

Son journal, jusqu'à présent, dit ce que tout le 
monde pense. 

Lundi, le citoyen Girardin a été le premier au 
rendez- vous sur la tombe d'Armand Carrel. 



LA CUREE 

Indignation 1 Nous venons des ministères, de 
THôtel-de- Ville et de la préfecture de police : les 
corridors sont remplis de mendiants de place. On 
les reconnaît à la bassesse de leurs figures emprein- 
tes de servilisme. 

Non, ce ne sont pas là des Républicains; un 
Républicain s'attache à mériter les emplois et ne 
s'inquiète pas de les obtenir. Les pavés de nos 
rues sont encore rouges du sang de nos pères 
morts pour la liberté ; laissons, laissons au moins 
à leurs ombres généreuses un instant d'ilIusioD 
sur nos vertus . Encore si ces insatiables dévoreurs 
de la République avaient combattu avec nous pour 
son triomphe; mais celui qui gravit si lestement 
l'escalier d'un ministre, celui-là, soyez-en sûrs, 
n'était pas aux b^ricades. 

Patience! Nous vous arracherons le masque, 
hommes infâmes; vous ne jouirez pas longtemps 
du prix de vos bassesses. 



LA PREMIERE ET LA DERNIERE 

En 89, l'éducation morale du peuple était nulle 



j 



BAUDELAIRE JOURNALISTE 897 

OU à peu près — Aujourd'hui le peuple connaît 
et pratique ses devoirs à faire honte à bien des 
ex-nobles et à bien des bourgeois. 

En 89, la noblesse et le clergé combattirent 
avec fureur la révolution. — Aujourd'hui, jusqu'à 
fait contraire, il n'y a que des républicains en 
France. 

En 89, une fraction de la nation émigra et prit 
les armes contre la République. — Aujourd'hui, 
personne n'émigre, pas même le sieur Thiers, dont 
la République se passerait cependant bien volon- 
tiers. 

En 89, la société était rationaliste et matéria- 
liste. — Aujourd'hui, elle est foncièrement spiri- 
tualiste et chrétienne. 

Voilà pourquoi 98 fut sanglant. — Voilà pour- 
quoi i848 sera moral, humain et miséricordieux. 



Il y avait en Allemagne un duché de quatre 
soiiSjgrand comme la main, qui s'appelait le duché 
de Gobourg-Gotha. C'était pour ainsi dire un haras 
royal, une écurie de beaux hommes, tous taillés 
en tambours-majors qui étaient destinés aux prin- 
cesses de l'Europe. 

Maintenant qu'il n'y a plus de princesses, à 
quoi vont s'occuper ces hommes entiers ? 



SIFFLONS SUR LE RESTE 

Sous l'ex-roi, il y avait une pairie^ c'est-à-dire 

a4 



ZgS ŒUYHSS POSTHUMES 

des vieillards impotents pleins de serments, et de 
rhumatismes. 

Il n'y a plus de pairie : sifflons sur le reste! 
Sous l'ex-roi, il y avait des soldats barbares, 
ivres de sang, les municipaux dont la joie était de 
descendre un homme du. peuple. 

Il n'y a plus de municipaux : sifflons sur le 
reste 1 

Sous Tex-roi, il y avait un cens électoral; 
moyennant 5oo fr., un imbécile avait le droit de 
parler à la Chambre; moyennant 200 fr,, un bour- 
geois avait le droit de se faire représenter par un 
imbécile. 

Il n'y a plus de cens : sifflons sur le reste! 
Sous Tex-roi, il y avait un timbre; une petite 
gravure large comme un sou qui empêchait les 
citoyens intelligents d'éclairer leurs frères. 
Il n'y a plus de timbre : sifflons sur le reste! 
Sous Tex-roi, il y avait un impôt sur le sel, qui 
empêchait la fertilisation des terres, qui enrayait 
les socs des charrues. 

Il n'y a plus d'impôt sur le sel : sifflons sur le 
reste! 

Sous Tex-roi, il y avait des tas de foutriçuets, 
une légion de ventrus, des armées de bornes; tous 
puisaient à pleines mains dans le coffre des fonds 
secrets et s'enrichissaient aux dépens du peuple. 
Il n'y a plus de foutriquets, il n'y a plus de ven- 
trus, il n'y a plus de bornes que celles des rues. 
Sifflons sur le reste ! 



— L'Odéon représenta, quelque temps avant la 



BAUDELAIRE JOURNALISTE Sgg 

Révolution, le Dernier Figaro, du sieur Lesguil- 
lon. Cet auteur de bas étage fit une pièce contre- 
révolutionnaire; sous Tex-roi, il en avait le droit; 
d'ailleurs, la censure n^eût pas permis de montrer 
les hommes de 89 à 98 sous leur vrai jour. Mais 
aujourd'hui il est question de remonter celte misé- 
rable pièce avec des replâtrages républicains* 

Les écoles qui ont sifflé et resifflé le Figaro révo- 
lutionnaire ne doivent pas davantage laisser reve- 
nir Figaro avec ses bandages, ses compresses, ses 
béquilles républicaines. 

Le peuple saurait bien se conduire si le citoyen 
Alexandre Dumas tentait de républicaniser son 
immorale pièce des Girondins. 

— Le sieur Châtel a fait four. Personne ne veut 
entendre parler de son Eglise française. Voyez- 
vous, du reste, le lendemain de la prise des Tuile- 
ries, le religionnaire idiot qui croit qu'on a le temps 
de penser à ses messes en mauvais français ! 

Le peuple a lui-même déchiré toutes les procla- 
mations et placards de ce nigaud de primat des 
Gaules. 

— Quelqu'un court dans le Quartier Latin pour 
récolter des signatures au bas d'une pétition à cette 
fin de garder le sieur Orfila à la Faculté. 

Ce vendeur de perlinpinpin, ce chanteur bouffon 
se sent donc destitué ; il est donc coupable. 

En toute matière de ce genre, prenons garde à 
l'indulgence 1 

— A bientôt la reprise, au Théâtre de la Répu- 
blique, du Roi s'amuse, une des grandes œuvres 
du citoyen Victor Hugo. 11 faut que le Théâtre de 
la Porte-Saint-Martin reprenne au plus vite et t Au- 
berge des Adrets, et Robert Macaire, et surtout 



j 



^00 ŒUVRES POSTHUMES 

celte belle pièce de Vautnn^de notre grand roman- 
cier, le citoyen Balzac. 

On parle de jouer Pinto, A quoi bon s^ennuyer 
pendant trois heures pour entendre crier : A bas 
Philippe I Allusion très significative sous Tex-roi, 
mais sans portée aujourd'hui. 

— Que les citoyens ne croient pas aux dames 
Hermance Lesguillon, aux sieurs Barthélémy, Jean 
Journet et autres qui chantent la République en 
vers exécrables . 

L'empereur Néron avait la louable habitude de 
faire rassembler dans un Cirque tous les mauvais 
poètes et de les faire fouetter cruellement. 

Les rédacteurs: ghampfleurt, 

BAUDELAIRE et TODBIN. 

Imp. Ed. Bautruche, r. delà Harpe, 90. 



LE HIBOU PHILOSOPHE (i) 



[note] 

— Que le titre soit placé haut, que le papier ait 
l'air bien rempli. 

— Que tous les caractères employés soient de la 
même famille, — unité typographique, — que les 
annonces soient bien serrées, bien alignées, d'un 
caractère uniforme. 

— Je ne suis pas très partisan do rhabiuide 
d'imprimer certains articles avec un caraclère plus 
fin que les autres. 

— Je n'ai pas d'idée sur la convenance de divi- 
ser la page en trois colonnes au lieu de la diviser 
en deux. 

— ARTICLES A FAIRE i Appréciation générale des 
ouvrages de Th. Gautier, de Sainte-Beuve- — 
Appréciation de la direction et des tendances de la 
Revue des Deux^Mondes. — Balzac^ aiileur dra- 
matique. — La Vie des coulisses, — L'Esprit d'a- 
telier. — Gustave Planche j éreintement radical ^ 
nullité et cruauté de l'impuissance, style d'imbécile 
et de magistrat. — Jules Janin : éreintage absolu ; 

(i) Octave Uzanne, le l^ivre, lo septembre 1884. — Le Hibou phi- 
losophe est le titre d'un hebdomadaire qu'avaient projeté de com- 
pa^ie Baschet, Baudelaire, Champfleury, Monselet H André Tho- 
mas, vers i853. 




402 ŒUVRES P0STHUMR8 

ni savoir, ni style, ni bons sentiments. — Alexan- 
dre Dumas : à confier à Monselet ; nature de farceur : 
relever tous les démentis donnés par lui à l'histoire 
et à la nature ; style de boniment. — Eugène Sue : 
talent bête et contrefait. — Paul Féval : idiot. 

OUVRAGES DESQUELS ON PEUT FAIRE UNE APPRE- 
CIATION : Le dernier volume des Causeries du 
lundi. Poésies d'Houssaye et de Brizcux. Lettres et 
Mélanges de Joseph de Maistre. La Religieuse de 
Toulouse: a tuer. La traduction d'Emerson. Faire 
des comptes-rendus des faits artistiques. Examiner 
si Tabsence de cautionnement et la tyrannie actuelle 
nous permet de discuter, à propos de Fart et de la 
librairie, les actes de l'administration. 

— Examiner si l'absence de cautionnement ne 
nous interdit pas de rendre compte des ouvrages 
d'histoire et de religion . Eviter toutes tendances, 
allusions, visiblement socialistiques, et visiblement 
courlisanesques. 

— Nous surveiller et nous conseiller les uns les 
autres avec une entière franchise. Dresser à nous 
cinq la hste des personnes importantes, hommes de 
lettres, directeurs de revues et de journaux, amis 
à propagande, cabinets de lecture, cercles, restau- 
rants et cafés, libraires auxquels il faudra envoyer 
le Hibou philosophe; faire les articles sur quel- 
ques auteurs anciens, ceux qui, ayant devancé leur 
siècle, peuvent donner des leçons pour la régéné- 
ration de la littérature actuelle. Exemple : Mercier, 
Bernardin de Saint-Pierre, etc.. 

— Faire un article sur Florian (Monselet); 

— sur Sedaine (Monselet ou 
Champfleury) ; 

— sur Ourliac (Cliampfleury) ; 



BAUDELAIRE JOURNALISTE 4^3 

faire à nous cinq un grand article : la Vente des 
vieux mots aux enchères^ de V Ecole classiqfte, de 
C Ecole classique galante^ de l'Ecole roman£u/ue 
naissante, de l* Ecole lunatique, de l'Ecole lance dt? 
Tolède, de r Ecole olympienne (V. Hugo), de /'E-^ 
cote plastique (T. Gautier), de l'Ecole païenne {i) 
(Banville), de l'Ecole poitrinaire, de l'Ecole du 
bon sens (2), de l'Ecole mélancolico-farceuse 
(Alfred de Musset). 

— Quant aux nouvelles que nous donnerons, 
qu'elles appartiennent à la littérature Aii^fanias^ 
tique, ou qu'elles soient des études de mœurs, des 
scènes de la vie réelle, autant que possible en style 
dégagé, vrai et plein de sincérité. 

(i) On sait que le chapitre XIV de VArt Romantique porle ce 
titre. 

(a) V. la note de Drames et Romans honnêtes, — Œ. C, lorïi(?îlT, 
p. 395. 



I 

I 



£às3L 



■Â'^ 



PROJETS ET NOTES 



NOUVELLES ET ROMANS (r) 

[Liste de titres.] 

Un Affamé. — L'Almanach. — L'Amour du 
rouge. — V Amour parricide. — L'Autel ck: lu vo- 
lonté. — L'Automate. — Jeanne et raulomale, — 
La Baignoire. — Le Bain et la toilette. — Le Boa. 
' — Boni/ace. — Le Triomphe du jeune Boniface. — 
Une brebis galeuse. — Le Catéchisme de la femme 
aimée. — Le Crime au collège. — La Ciguë islan- 
daise (voyez Gœrres). — Le Déserteur. — Le Déser- 
teur incorrigible. — Le Déshabillage. — Les En- 
fants précoces. — Les Enseignements d'un mons- 
tre. — L'Entreteneur. — La Femme malhonnête- — 
La Fin du monde. — Le Fou raisonnable et la belle 
aventurière. — Les Heureux de ce [ou du] monde. 

— Un Homme en loterie. — L'Holocauste iavo* 
lontaire. — L'Holocauste. — Une Infâme adorée. 

— La Licorne, — La Maîtresse de P idiot, ~ La 

(i) Collection Grépet. — M. Eugène Crépet avait publia', u^i. cit. 
une grosse partie de ces listes ou notes. Nous imprimons en Jialiqae 
ceux de ces titres que Baudelaire avait soulignés. 



4oO ŒUVRES POSTHUMES 

Maîtresse vierge. — Le Mari compteur. — Le 
Marquis invisible (très important). — Les Mineurs. 

— Le Monde sous-marin. — Les Monstres. — La 
Négresse aux yeux bleus. — Le Père qui attend 
toujours. — Pile ou face (i). — Le Portrait fatal 

— Le Portrait impossible (par suite d'antipathie). 

— Le Prétendant malgache. — Une Rancune. — 
Une Rancune satisfaite. — Rêve avertisseur. — Le 
Rêve prophète. — La Répartie heureuse. — Une 
Saute de vent. — Spéculation sur la poste. — La 
Traite des blancs. — Les Tribades. — Le Triom- 
phe de Jeane. — Les Verriers. — Une Ville dans 
une ville. — Le Visage ingénu. 

[Notes,'] 

Le Pauvre affamé. — * Supposons un pauvre 
affamé voulant profiter d'une fête publique et d'une 
distribution de vivres pour manger. Il est bous- 
culé et assommé par la multitude. 

L Almanach. — Bâtir une spéculation sur un 
calcul de probabilités relativement aux lettres char- 
gées qui n'arrivent pas et aux indemnités qui en 
résultent. 

L Amour parricide. — Peinture de l'auberge. 
La femme, le mari, le père du mari. Les amants, 
toute la ville, y compris le procureur impérial et 
les gendarmes. 

Raison de la haine de la femme contre le père. 

Jalousie du mari. Le meurtre, le procès, l'exé- 
cution. 

(i) Sur une note, les titres Pile ou face et Un affamé sont réunis 
par une accolade en face de laquelle on lit : Conspiration. 



PROJETS ET NOTES 407 

L'Automate. — Quel il est, comme amaiil. 

Sorcier, en prévision de malheur, il veut luUer 
contre les lois de la nature. Son testameul : rf Si 
tu m'aimes vraiment...» Et il revit automatique- 
ment. Sa maîtresse se demande laquelle des deux 
existences est un rêve. L'automate, souftlé par 
Tâme, lui persuade qu'elle a rêvé autrefois t:L qae 
maintenant il vit bien réellement. 

Cependant l'âme, rougissant de créer le bonheur 
par le mensonge, préfère commettre un honncidc 
et réveille son amie par la mort, pour lui tout 
raconter dans le paradis. 

Qu'est-ce que le paradis? 

Jeanne et V Automate. 

Vieil entreteneur. — Tous les libertinages. 

La danse grammaticale. 

La voix de l'adjectif me pénétra jusqu'aux os. 




FRAGMENTS (i) 



A. est libertin* 

A. ne l'est pas encore. 

A. mort ne Test plus. 

A. devient libertin. 

La froide épouse devient la chaude amante d'un 
mort. 

Sans doute dans quelques moments de délire, 
je lui prodiguai des caresses bien vives, car il me 
dit plusieurs fois qu'il n'aurait jamais supposé tant 
de diaboliques erreurs dans l'amour d'une honnête 
femme, surtout d'une philosophe. 

Voix du paradis. 

Le hic, c'est le drame de la Révélation. 

^ Le style d'autant plus décent que les idées sont 
' moins décentes. 

Ce qui devient la touche mystérieuse. 

Il y a dans la maigreur une indécence qui la 
rend charmante. 

La fin du monde. — Un roman sur les derniers 
hommes, — Les mêmes vices qu'autrefois. — DLs- 

(i) Collection Crépet. 



PROJETS ET NOTES 409 

tances immenses. — De la guerre, des mariages, 
delà politique parmi les derniers hommes. 

Les dernières palpitations du monde, luttes, 
rivalités. La haine. Le goût de la destruction et de 
la propriété. Les amours, dans la décrépitude de 
rhumanité. Chaque souverain n'a que cinquante 
hommes armés. (Eviter le dernier Homme) (i). 

Le Fou raisonnable et la belle aventurière. — 
Jouissance sensuelle dans la société des extrava- 
gants 

Quelle horreur et quelle jouissance dans un 
amour pour une espionne, une voleuse, etc.! La 
raison morale de cette jouissance. 

Il faut toujours en revenir à de Sade, c'est-à- 
dire à l'homme naturel y pour expliquer le mal. 
Débuter par une conversation, sur Tamour, entre 
gens difficiles. 

Sentiments monstrueux de l'amitié ou de Tad- 
miration pour une femme vicieuse. 

Trouver des aventures horribles, étranges, à 
travers les capitales. 

La Belle Aventurière. — Roman plutôt que 
poème. 

La Maîtresse vierge. — La femme dont on ne 
jouit pas est celle que Ton aime. 

Délicatesse esthétique, hommage idolâtrique des 
blasés. 

Ce qui rend la maîtresse plus chère, c'est la dé- 
bauche avec d'autres femmes. Ce qu'elle perd en 
jouissances sensuelles, elle legagneen adoration. La 

(i) Titre du poème en prose de Grsiaville. 



4lO ŒUVRES POSTHUMES 

conscience d'avoir besoin du pardon rend l'homme 
plus aimable. De la chasteté dans l'amour. 

Pile ou face, — Avoir découvert une conspira- 
tion. — C'est presque une création. — C'est nu 
roman dont je liens le dénouement. — Je dispose 
de l'Empire. — Alternative, hésitation. — Pourquoi 
sauver l'Empire? Pourquoi le détruire ? — Donc 
pile ou face. 

Peut-être une comédie. 

Le Portrait fatal. — Méthode analytique pour 
vérifier le miracle. Portrait du défunt. Découverte 
du testament. Peinture d'une famille marquée de 
tristesse fatale. 

Le Prétendant malgache. — Retrouver un 
numéro du Monde Illustré. — Voir MM. Reynaud, 
Pothey et Delvau, 9, rue Véron. 

L'homme qui croît que son chien ou son chat, 
c'est le diable, ou un esprit quelconque enfermé. 

L'homme qui voit dans sa maîtresse un défaut, 
un vice (physique ?) imagfinaire. Obsession. 

L'homme qui se croit laid, ou qui voit en lui- 
même un vice (physique ?) imaginaire. Obsession. 

L'homme désespéré de n'être pas aussi beau que 
sa femme. 

Celui qui n'est pas beau ne peut pas jouir de 
l'amour. 

Voir la question de la Sultane Alida. 
La Foire aux décorations. — Gazette des tribu- 
naux, 3o septembre i858, M. Ducreux, substitut 



PROJETS ET NOTES 4" 

Série de scènes du Directoire et du Consulat. 

Modes de ces époques. 

Estampes indécentes de ces époques. 

Le style de Montesquieu. 

Les jouissances de TEglise. Impressions liberti- 
nes ressenties à Saint-Paul. 

Une petite vieille qu'on suit. 

La galerie de statues ou de tableaux pour le 
nouveau don Juan. 

Théorie de la foi. 

Appliquer à la joie, au se sentir vivre, l'idée 
d'hyperacuité des sens, appliquée par Poe à la dou- 
leur. Opérer une création par la pure logique du 
contraire. Le sentier est tout tracé, à rebours. 

Ni remords ni regrets. 

Qu'importe de souffrir beaucoup, quand on a 
beaucoup joui? 

C'est une loi, un équilibre. 

Trouver l'algèbre morale de ce dicton. 

Refrains variés. 

Ecrire à Malassis pour lui demander des livres 
sur les chauff'eurs, lès brigands, les sorciers, surtout 
après l'époque révolutionnaire. 

Vendée. 

Schinderhannes (i). 

(i) Jean Buckler, dit Schinderhannes (Jean rEcorcheur), exécuté 
en i8o3, chef de brigands célèbre de l'autre côté du Rhin. 



4l2 CBUVaES POSTHUMES 

Brigands. 

Sorcellerie. 

Séquestrations. 

Palais et prisons (souterrains). 

Et des supplices et dos épouvantes I 

Tout jeune, les jupons, la soie, les parfums, les 
genoux des femmes. 

L'amour de la perfection. Tout ce dont il se 
dégoûte, il le détruit. 

Il trouve une excuse. 

Trouver le dénouement par voie d'analyse. 

Pénétrer le sens (vague et général) des couleurs. 

Divisions et subdivisions. 

Le voluptueux, ayant oscillé longtemps, est tiré 
de la férocité dans la charité. Quel genre de mal- 
heur peut opérer sa conversion? La maladie de son 
ancienne complice. Lutte entre Tégoïsme, la pitié 
et le remords. Sa maîtresse (devenue sa fille) lui 
fait connaître les sentiments de paternité. — Re- 
mords : — qui sait s'il n'est pas l'auteur du mal ? 

Sur l'album de Philoxène Boyer (i). 

Parmi les droits dont on a parlé dans ces der- 
niers temps, il y en a un qu'on a oublié, à la dé- 
monstration duquel tout le monde est intéressé, — 
le droit de se contredire. 

(i) L'Echo de Paris, 19 juillet 1890. 



I 



TABLE 



AYANT-PROPOS DBS EDITEURS. 



LES FLEURS DU MAL 

DéoiCACB A THÉOPHILE GAUTIER . , 9 

PROJETS DE PRÉFACE. 

Première version , 1 1 

Deuxième version i3 

Troisième version iC 

Notes 17 

Première version de I'épilogue 19 

PIÈGES CONDAMNÉES. 

Les Bijoux - . 2i 

Le Lélhé 22 

A celle qui est trop gaie 23 

Lesbos 25 

Femmes damnées (Delphine et Hippolyte) 27 

-^ Les Métamorphoses du Vampire ■ , . . 3i 

LES ÉPAVES 

GALANTERIES . 

Les promesses d'un visoçe 33 

Le Monstre ou le paranymphe d'une nymphe 

macabre ^ . . . . 34 

BOUFFONNERIES . 

Sur les débuts d'Amina Boschetti .*-.... 3C 



j 



4l4 ŒUVRES POSTHUBfES 

A M. Eusfèoe Fromentin 87 

Un cabaret folâtre Sg 

Le jet d'eau ( Variante da refrain) Sg 

AUTRES POÉSIES PUBLIÉES DU VIVANT 
DE L'AUTEUR 

Sonnet burlesque 4i 

Sapho 42 

A une Indienne 44 

Chanson de la Closerie des Lilas 44 

Vers laissés chez un ami absent 4^ 

Sonnet pour s'excuser de ne pas accompagner un ami 

à Namur 4^ 

POÉSIES PUBLIÉES DEPUIS LA MORT DE L'AUTEUR 
OU INÉDITES 

N'est-ce pas qu'il est doux, maintenant que nous 

sommes 49 

// aimait à la voir, avec ses Jupes blanches 49 

Incompatibilité 49 

Tout à r heure, Je viens d'entendre 5i 

Vous avez, compagnon, dont le cœur est poète 62 

Je n'ai pas pour maîtresse une lionne illustre 52 

Ci'Qtt qui, pour avoir par trop aimé les qaupes, ... 54 

Tous imberbes alors ^ sur les vieux bancs de chêne, 54 

Noble femme au bras fort, qui durant les longs Jours . 57 

Élégie refusée aux Jeux floraux 57 

Hélas! qui na gémi sur autrui, sur soi-même Sg 

Quant à moi, si /avais un beau parc planté d*ifs. . . 59 

Autre Monselet Paillard , 60 

Lorsque de volupté s'alangaissent tes yeux 60 

Sur Talbum de Madame Emile Chevalet 61 

Je vis, et ton bouquet est de V architecture 61 

AMiENITATES BBLOICiE. 

Venus belge 62 

La propreté des demoiselles belges 63 

Une Eau salutaire. 63 

Un nom de bon augure 63 

Opinion de M. Hetzel sur le faro 64 

Les Belges et la lune 64 



Il 



TABLE DES MATIÈRES l^îS 

Ëpitaphe pour Tatelier de M. Rops 65 

L'Esprit conforme 65 

La Civilisation Belge 65 

POÉSIES APOCRYPHES 

La ballade du noyé 67 

A l'amphithéâtre 68 

Le chien mort G9 

Inconsciente 70 

Sonnet daté de la Morgue 71 

JOURNAUX INTIMES 

NOTE AUTOBIOGRAPHIQUE 78 

FUSÉES 75 

MON CŒUR MIS A NU ^f) 

THEATRE 

LA FIN DE DON JUAN 1-^7 

LE MARQUIS DU I^r HOUZARDS , îi^O 

l'ivrogne 1 53 

Liste de pièces projetées i Gi 

CRITIQUE LITTÉRAIRE 

Contes Normands de Jean de Falaise i63 

Prométhée délivré de Senneville * i Û4 

Le Siècle de Bathild Bouniol î 68 

Les Contes de Champfleury 169 

Notes analytiques et critiques sur les Liaisons dange- 
reuses r73 

Note analytique sur les Travailleurs de la mer 187 

TRAVAUX SUR EDGAR POE 

Edgar Allan Poe. Sa vie et ses ouvrages 189 

Dédicace des Histoires extraordinaires , 2/^2 

Aventure sans pareille d'un certain Hans Pfaall [Note], 3^4 

Révélation magnétique [Note]. 349 

SUR LES BEAUX-ARTS 

DE LA CARICATURE ET GÉNÉRALEMENT DU COMIQUE DANS 

LES ARTS a53 



l- 




4l6 ŒUVRES POSTHUMES 

DE6GUIPT10N ANALYTIQUE d'uNB ESTAMPE DE BOILLY. . . , . . 205 

l'eau-forte EST A LA MODE 256 

CATALOGUE DE LA COLLECTION DE M. CRABBB 269 

ARGUMENT DU LIVRE SUR LA BELGIQUE 

Premier fragmeot • 26^ 

Deuxième frajB^ent 276 

Note détachée 286 

POLÉMIQUES 

COMMENT ON PAIE SES DETTES QUAND ON A DU GÉNIE 289 

LETTRE AU FIGARO. [eN REPONSE A UN ARTICLE DE JEAN 
ROUSSEAU : LES HOMMES DE DEMAIN. I. M. CHARLES 

BAUDELAIRE] 294 

UNE RÉFORME A L* ACADÉMIE . ^96 

ANNIVERSAIRE DE LA NAISSANCE DE SHAKESPEARE 302 ' 

LETTRE A JULES JANIN. 

Premier projet 809 

Deuxième projet 3ia 

l'esprit ET LE STYLE DE M. VILLEMAIN 321 

LETTRES d'un ATRABILAIRE 35l 

VARIÉTÉS 

k CHOIX DE MAXIMES CONSOLANTES. SUR l'aMOUR 352 

BIOGRAPHIE DES EXCENTRIQUES 363 

PAUL DE MOLÉNES 373 

LE COBIÉDIEN ROUVIÊRE 376 

BAUDELAIRE JOURNALISTE 

LE SALUT PUBLIC ( i^' Huméro) 38l 

LE SALUT PUBLIC (â* Huméro) 391 

LE HIBOU PHILOSOPHE , 4^1 

PROJETS ET NOTES 

NOUVELLES ET ROMANS , l\0^ 

FRAGMENTS 4o8! 



ACHEVÉ D'IMPRIMER 

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Bibliopïiiliâ, Sciences occultes 
CrltiqiiB, Littératures étra ngèr es. Revu© de la Quînis 

La Re'Tue de la Quinzain© s '.-i lime nie à Tét ranger autant qircn Fr 
elle offre un nfimbre coti si durable de dortiineiits, et copslilue une sorte d' 
cyclopi*die au jour le four w dii mouvement universel des idées. Elle se cod 
des rubriques suivanlcs ; 
Epilogues (aclvialilé) : Remy de Gour- 



moni. 

Les Poèmes ; Pierre Qu il lard. 
Les Homans .' Racbilde, 
Litiêratnre .* Jean de Gonrmout. 
Liiiéraîuvû dramatique : Georges 

PoUi. 
Littératures antiques : A. -Ferdinand 

Herold. 
liistaire .* Edmond Barthélémy. 
Philosophie : Jules de GaiiUier. 
Pstfctiùîogie : Gaston Dan ville* 
Le Momement scienti^que .* Georges 

Bohn . , 
Psi^chiâtrîe et Sciences médicales : 

Dorlenr Alh'ert Primir, 
Science sociale / Henri AfazeU 
Ethnographie^ Foikhre ; A. Van 

Gratiep, 
Archéologie, Voi^ges : Charles Merkî. 
Qtie&iions jarîéigues : Jos^ Thery. 
Questions militaires et maritimes : 

Jean NoreL 
Questions coîoniâUs : Garl Si^er. 
Qaestions morales et religieuses .* 

Louis Le Cardon nel. 
Ésolèrisme et Spiritisme : Jacques 

Drieu 
Les Bibliothèques : Gabriel Reuaude, 
Les Remues : Charlefi Henry Hirscb. 
Les Journauji : R. de Bury, 
Lês Théâtres: Maiirice Boissard. 



Musique : JeB-n Marnold. 
Art moderne : Charles Morice 
Art ancien ■ TrJslsn Leclere- 
Musées et Collections : Auguste 

j^uillier-. 
Chronique du Midi ; Paul S oui 
Chronique de Bruj;elf^^:G. Ee 
Lettres ailemonde-s : Heori A*' 
Lettres anglaises : Heni^-D. D, 
Lettres italiennes .* Hiciotto C 
Lettres espagnoles : ^farcel Ro' 
Lettres parlugaises .' Philéas Lcbi 
Lettres hispano-amérivaines ; I 

nîo Dîaz HomecOp 
Lettres nèo-ffre&^ues t Détad 

Aslefîotis. 
Lettres roumaines : Marcel Moi 

don. 
Lettres russes rE, S^-tm-noAT 
Let trespo hn fi ises,- M ichel M uicrra' 
Lf^tfres néerlandaises : H. Mjesse 
Lettres scandinaaes .'P,-G» La 

nais. 

Lettres hongroises .- Félix de &era 
Lettres tchegms : William Rtttcr 
La Fronce j âgée à l'Étranger : L 

Dubois. 
Variétés ; X . . , 

La Curiosité .' Jacques Ûaurelle. 
Ptiblications récentes: Mercorc, 
Echos : Mercure. 



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