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THEGHTOF
Dr. Jo/jfi Rathbone Oliver
CLÂSS OF l8SH
OF BALTIMORE, MARYLAND
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ii.
CHARLES BAUDELAIRE
Euvres
posthumes
PARIS
SOCIÉTÉ DV MERGVftE DE FRANGE
IXVI, nVE DS CONDÉ, XXVI
UCHVIII
I
ŒUYRES POSTHUMES
DU MÊME AUTEUR :
LKiTREs^ i84i-i366^ avec un portrait en héliogravure i vol.
CHARLES BAUDELAIRE
OEuvres posthumes
PARIS
J SOCIÉTÉ DV MERGVRE DE FRANGE
ZXTI, nVB DE CONDé, XXVI
MCHVIII
HARVARD COLLEGE LISRARY
Gin cr
Oa» JOHN rîATI!C3Kt OUYER
AUGUST4, 1941
JUSTIFICATION DU TIRAGB
T02
n\i» i\û trsducliOD et de reproduction réservés pour taus pays.
A peine terminé le lent, l'effroyable martyre de
Charles Baudelaire, pieusement Théodore de Ban-
ville et Charles Asselineau entreprenaient de re-
cueillir dans une « édition définitive » les œuvres
de leur ami. Tous deux chérissaient tendrement
rhomme et admiraient sincèrement le poète : les
discours prononcés sur la tombe du cimetière Mont-
parnasse, leurs biographies enthousiastes le prou-
vent d'abondance. Donc ils firent de leur mieux.
Mais les circonstances adverses, — le stupide juge-
ment de 1867, dont la tardive révolte de l'opinion
n'avait pas encore effacé la flétrissure; la nécessité
où ils se crurent, pour réussir plus sûrement dans
leur œuvre de réhabilitation^ d'agir avec prudence
et sans heurter de front la morale bourgeoise; peut-
être aussi certaine timidité où le cœur eut plus de
part que l'esprit, et par laquelle leurs scrupules se
flattèrent de mieux honorer un auteur si sévère à
lui-même, si épris de perfection, les amenèrent
à écarter de leur recueil les six pièces condamnées
des Fleurs du Mal, comme tout manuscrit inache-
vé, — les Journaux intimes avaient bien été écrits,
ŒUVRES POSTHUMES
cependant, pour être pubhés I — comme maintes
pages dont la rédaction ne les satisfaisait pas entiè-
rement. Si bien que« réditîon définitive )),mêmeà
n'en contrôler les matières qu'avec la bibliographie
La Fîzelière et Decaux, parue dès 1868, s'avère fort
încoîiiplète.
On sait quels efforts fructueux ont été faits de-
puis pour en combler les lacunes. Pour ne citer que
les plus importants, le recueil anonyme édité chez
René Pincebourde, en 1872, par Charles Cousin,
Pou lei -Malassis, Charles Asselineau lui-même, et
le vicomte de Spœlberch de Lovenjoul dont les let-
tres françaises ont eu tout récemment à déplorer
la perle; les articles de M. Octave Uzanne dans le
Liure ( ï88i-i884); l'ouvrage capital deM. Eugène
Crépet, Charles Baudelaire, Œuvres Posthumes
el Correspondances inédites précédées d'une Etude
biographique, plus récemment les recherches de
MM, Edouard Champion, Féli Gautier et Jacques
Crépet ont amené au jour des essais de théâtre, les
Journaux Intimes, des fragments importants de ce
Livre sur la Belgique que Baudelaire médita pen-
dant ses dernières années, des notes inédites sur
Choderlos de Laclos, sur Villemain, etc., etc. Et
nous n'énumérons pas tant de reliquiœ moindres,
précienses cependant, que l'heure de gloire tira des
poussières de l'oubli et des cartons.
Cependanttoutesces pièces demeuraient jusqu'au-
./
AVANT-PROPOS
jourd'huî dispersées deci delà^ tant dans des ouvra-
ges spéciaux que dans des périodiques, à ce point
que le baudelairien désireux de posséder tout entier
l'œuvre de son poète devait se pourvoir de dix
volumes — dont plusieurs épuisés en librairie, et
de vingt brochures. Encore, toutes difficultés vain-
cues, manquait-il à sa collection un grand nombre
d'articles critiques et de «variétés» qui, parus voici
quelque soixante ou soixante-dix ans dans de petits
journaux à cette heure tout à fait introuvables, —
tels le Corsaire' Satan et le Paris-Journal, —
n'avaient jamais été réimprimés.
C'est la justification des présentes Œuvres Pos-
thumes, effort centralisateur et parallèle à celui
dont sortit le Charles Baudelaire, Lettres, l'an
dernier. On y a groupé toutes les pièces, poésie
ou prose, authentiques ou apocryphes qui, depuis
l'édition définitive, ont été mises au jour, et toutes
celles, y compris les Fleurs condamnées,qui, parues
avant son élaboration, n'avaient pas été admises à
son hospitalité. Pour parler l'argot du moment, ce
recueil réalise à ce jour le trust des pièces baudelai-
riennes, jetant le pont, à la différence des ouvrages
antérieurs, — de l'ouvrage de M. Eugène Crépet
notamment — entre le Baudelaire rigoureusement
posthume, si l'on peut dire, et le Baudelaire anthume
et inconnu . Ajoutons qu'on y trouve encore plusieurs
papiers entièrement inédits, le texte intégral, qui
ŒUVRES POSTHUMES
n'avait pas encore été donné in extenso, des Jour-
naux intimesy et notamment la première version
de la fameuse notice sur Edgar AUan Poe, que
roblipeance de MM. Calmann-Lévy nous a permis
de reproduire.
Le lecteur nous excusera d'avoir insisté avec
quelque complaisance sur le complet de notre
recueiL Aussi bien est-ce son seul mérite puisque,
conçu à un point de vue purement documentaire,
il ne prétend en aucune façon à remplacer ses
atnés, dont les commentaires de tout ordre seront
toujours consultés avec fruit, mais seulement à en
avoir centralisé et grossi les matières. Suum oui-
que. Nous ne sommes pas de ceux qui s'appro-
prient le labeur d'autrui, et nous avons ici poussé
le respect de nos prédécesseurs jusqu'à placer
sous leur nom les quelques notes indispensables
à rintellîgence du texte, dont leurs travaux nous
avaient fourni l'essence. Si^ avec l'honnêteté du
procédL^ on veut bien leur accorder quelque mé-
thode dans la distribution de leur ouvrage, les
éditeurs se flatteront d'avoir pleinement atteint le
but qu'ils s^étaient proposé.
LES FLEURS DU MAL
DÉDICACE A THÉOPHILE GAUTIER
Première version (i).]
A mon très cher et vénéré ma tire et ami,
Théophile Gautier.
Bien que je te prie de servir de parrain aux
Fleurs du Mal, ne crois pas que je sois assez perdu,
assez indigne du nom de poète, pour m'imaginer
que ces fleurs maladives méritent ton noble patro-
nage. Je sais que, dans les régions éthérées de la
véritable poésie, le mal n'est pas, non plus que le
BIEN, et que ce misérable dictionnaire de mélan-
colie et de crime peut légitimer les réactions de la
morale, comme le blasphémateur confirme la reli-
gion. Mais j'ai voulu, autant qu'il était en moi, en
espérant mieux peut-être, rendre un hommage pro-
(i) Charles Baudelaire^ Œurres posthumes et correspondances
inédites, précédées d*une étude biographique, par Eugène Crépet
(in-8, Paris, Quantin, 1887).
Poulet-Malassis, Timprimeur des Fleurs du Mal, avait conservé
une épreuve de cette dédicace dont le projet aurait été rejeté « parce
qu'une dédicace ne doit pas être une profession de foi ».
Cf. Charles Baudelaire, Lettres (Paris, Société du Mercure de
France, MCMVl), 9 mars 1857.
10 ŒUVRES POSTHUMES
fond à Tauleur d'Albertus, de la Comédie de la
Mort et d'Espaha, au poète impeccable, au magi-
cien es langue française (i), dont je me déclare, avec
autunî d'orgueil que d'humilité, le plus dévoué, le
plus respectueux et le plus jaloux des disciples.
(i) Cette fautesyntaxique: es langue française, se retrouve dans la
dèdicaccï de la première éditioo. Dans la seconde Baudelaire corrigea :
Au parfait magicien es lettres françaises.
PROJETS D'UNE PRÉFACE
POUR LA SECONDE ÉDITION DES FLEURS DU MAL (l)
[Première version.]
Ce n'est pas pour mes femmes, mes filles ou mes
sœurs que ce livre a été écrit ; non plus que pour
les femmes, les filles ou les sœurs de mon voisin.
Je laisse cette fonction à ceux qui ont intérêt à con-
fondre les bonnes actions avec le beau langage,
/^c sais que l'amant passionné du beau style
s'expose à la haine des multitudes; mais aucun
respect humain, aucune fausse pudeur, aucune coa-
lition, aucun suffrage universel ne me contraindront
à parler le patois incomparable de ce siècle, ni à
confondre l'encre avec la vertu ^/
Des . poètes illustres s'étaient partagé depuis
(i) Eugène Crépet, op, cit.
Ces trois projets manuscrits de préface, rassemblés par Poule t-
Malassis dans un cartonnage in-folio qui contenait également la
pa^e détachée et la pièce de vers que nous donnons à la suite,avaient
déjà été publiés, pour d'importants fragments, par M. Octave Uzanne
{le Livre, lo mars 1881) et par Charles Asselineau dans son Char-
les Baudelaire, sa vie et son œuvre. (Paris, Alph. Lemerre, 1869).
Baudelaire entendait y protester publiquement contre l'arrêt qui
avait frappé les Fleurs du Mal (ao août 1857), et y confondre l'in-
justice de l'opinion. La pusillanimité — ou la prudence — de l'édi-
teur obtînt cependant que la seconde édition parût sans préface ( 1 861 ).
— V, Charles Baudelaire, Lettres {op, cit,, la juillet 1860 notam-
ment).
ŒUYABS POSTHUMES
longtemps les provinces les plus fleuries du domaine
poétique. Tl m'a paru plaisant, et d'autant plus
agréable que la tâche était plus difficile, d'extraire
la beauté du Mal. Ce livre, essentiellement inutile
et absolument innocent, n'a pas été fait dans un
autre but que de me divertir et d'exercer mon goût
passionné de l'obstacle.^
Quelques-uns m'ont dit que ces poésies pouvaient
faire du mal ; je ne m'en suis pas réjoui. D'autres,
de bonnes âmes, qu'elles pouvaient faire du bien;
et cela ne m'a pas affligé. La crainte des uns et
Teapérance des autres m'ont également étonné, et
n'ont servi qu'à me prouver une fois de plus que
ce siècle avait désappris toutes les notions classi-
ques relatives à la littérature.
Malgré les secours que quelques cuistres célè-
bres ont apportés à la sottise naturelle de l'homme,
je n'aurais jamais cru que notre patrie pût marcher
avec une telle vélocité dans la voie du progrès. Ce
juonde a acquis une épaisseur de vulgarité qui
floone au mépris de l'homme spirituel la violence
d'une passion. Mais il est des carapaces heureuses
r|ue le poison lui-même n'entamerait pas.
J'avais primitivement l'intention de répondre à
de nombreuses critiques, et, en même temps, d'ex-
pliquer quelques questions très simples, totalement
obscurcies par la lumière moderne (i) : Qu'est-ce
f jue la poésie? Quel est son but? De la distinction
dti Bien d'avec le Beau; de la Beauté dans le Mal;
r|iie le rythme et la rime répondent dans l'homme
aux immortels besoins de monotonie, de symétrie et
(i} Rapprocher ce paragraphe des Notes qui suivent la Troisième
uersion.
LES FLKURS OU MAL l3
de surprise ; de Tadaptation du style au sujet ; de
la vanité et du danger de Tinspiration, etc., etc.;
mais j'ai eu Timprudence de lire-ce matin quelques
feuilles publiques ; soudain, une indolence, du poids
de vingt atmosphères, s'est abattue sur moi, et je
me suis arrêté devant l'épouvantable inutilité d'ex-
pliquer quoi que ce soit à qui que ce soit. Ceux qui
savent me devinent, et pour ceux qui ne peuvent
ou ne veulent pas me comprendre, j'amoncellerais
sans fruit les explications.
C. B.
[Deuxième version.]
[A fondre peaUétre avec d* anciennes notes. "]
S'il y a quelque gloire à n'être pas compris, ou
à ne l'être que très peu, je peux dire sans vanterie
que, par ce petit livre, je l'ai acquise et méritée d'un
seul coup. Offert plusieurs fois de suite à divers édi-
teurs qui le repoussaient avec horreur, poursuivi
et mutilé, en iSSy, par suite d'un malentendu fort
bizarre, lentement rajeuni, accru et fortifié pendant
quelques années de silence, disparu de nouveau,
grâce à mon insouciance, ce produit discordant de
la Muse des derniers jours j encore avivé par quel-
ques nouvelles touches violentes, ose affronter
aujourd'hui^ pour la troisième fois (i), le soleil de
la sottise.
Ce n'est pas ma faute; c'est celle d'un éditeur in-
sistant qui se croit assez fort pour braver le dégoût
public. « Ce livre restera sur toute votre vie comme
(i) Ce passage donnerait à penser que cette <( deuxième yersion »
était destinée a préfacer non la a» édition des Fleurs^ mais une
troisième dont, après la mort du poète, on trouva Je projet arrêté
dans ses notes.
>*
l4 ŒUVRES POSTHUMES
une tache », me prédisait, dès le commencement,
un de mes amis, qui est un grand poète. En effet,
toutes mes mésaventures lui ont, jusqu'à présent,
donné raison. Mais j'ai un de ces heureux caractè-
res qui tirent une jouissance de la haine et qui se
glorifient dans le mépris . Mon goût diaboliquement
passionné de la bêtise me fait trouver des plaisirs
particuliers dans les travestissements de la calom<
nîc. Chaste comme le papier, sobre comme l'eau,
porté à la dévotion comme une communiante, inof-
ftinsif comme une victime, il ne me déplairait pas
de passer pour un débauché, un ivrogne, un impie
et un assassin.
Mon éditeur prétend qu'il y aurait quelque utilité
pour moi, comme pour lui, à expliquer pourquoi
et comment j'ai fait ce livre, quels ont été mon but
et mes moyens, mon dessein et ma méthode. Un tel
travail de critique aurait sans doute quelques chan-
ces d'amuser les esprits amoureux de la rhétorique
profonde. Pour ceux-là peut-être, l'écrirai-je plus
tard et le ferai-je tirer à une dizaine d'exemplaires.
Mais, à un meilleur examen, ne paraît-il pas évi-
dent que ce serait là une besogne tout à fait super-
flue, pour les uns comme pour les autres, puisque
les uns savent ou devinent, et que les autres ne com-
prendront jamais? Pour insuffler au peuple l'intel-
ligence d'un objet d'art, j'ai une trop grande peur
du ridicule, et je craindrais, en cette matière, d'é-
galer ces utopistes qui veulent, par un décret, ren-
dre tous les Français riches et vertueux d'un seul
coup. Et puis, mameilleure raison, ma suprême, est
que cela m'ennuie et me déplaît. Mène-t-on la foule
dans les ateliers de l'habilleuse et du décorateur,
dans|la loge de la comédienne? Montre-t-on au
LES FLEURS DU MAL l5
public affolé aujourd'hui, indifférent demain, le
mécanisme des trucs ? Lui explique-t-on les retouches
et les variantes improvisées aux répétitions, et jus-
qu'à quelle dose Tinstinct et la sincérité sont mêlés
aux rubriquell» et au charlatanisme indispensable
dans l'amalgame de l'œuvre? Lui révèle-t-on tou-
tes les loques, les fards, les poulies, les chaînes, les
repentirs, les épreuves barbouillées, bref toutes les
horreurs qui composent le sanctuaire de Tart?
D'ailleurs,tellen'estpas aujourd'hui mon humeur.
Je n'ai le désir ni de démontrer, ni d'étonner, ni
d'amuser, ni de persuader. J'ai mes nerfs, mes
vapeurs. J'aspire à un repos absolu et à une nuit
continue. Chantre des voluptés folles du vin et de
l'opium, je n'ai soifque d'une liqueur inconnue sur
la terre, et que la pharmaceutique céleste elle-même
ne pourrait pas m'offrir; d'une liqueur qui ne con-
tiendrait ni la vitalité, ni la mort, ni l'excitation,
ni le néant. Ne rien savoir, ne rien enseigner, ne
rien vouloir, ne rien sentir, dormir et encore dor-
mir, tel est aujourd'hui mon unique vœu. Vœu
infâme et dégoûtant, mais sincère.
Toutefois, comme un goût supérieur nous ap-
prend à ne pas craindre de nous contredire un peu
nous-mêmes, j'ai rassemblé, àla fin de ce livre abo-
minable, le témoignage de sympathie de quelques-
uns des hommes que je prise le plus (i),pour qu'un
lecteur impartial en puisse inférer que je ne suis
pas absolument digne d'excommunication et
qu'ayant su me faire aimer de quelques-uns mon
cœur, quoi qu'en ait dit je ne sais plus quel tor-
(ij U s'agît ici éyidemment des pièces qui composent V Appendice
del^ition définitiTe.
l6 ŒUVRES POSTHUMES
chon imprimé, n'a peut-être pas « l'épouvantable
laideur démon yisage ».
Enfin, par une générosité peu commune, dont
MM. les critiques...
Gomme Tignoranceva croissant..:
Je dénonce moi-même les imitations...
[Troisième version.]
DÉDICACB
Pour connaître le bonheur, il faut avoir le cou-
rage de l'avaler (i). Le bonheur vomitif.
Oreste et Electre. Angoisses.
De l'utilité de la douleur.
La femme naturelle.
La volupté artificielle.
Je désire que cette dédicace soit inintelligible.
PREFACE
La France traverse une phase de vulgarité, Paris,
centre et rayonnement de bêtise universelle. Mal-
gré Molière et Déranger, on n'aurait jamais cru
que la France irait si grand train dans la voie du
progrès. — Questions d'art, terrœ ignotœ.
Le grand homme est bête.
Mon livre a pu faire du bien. Je ne m'en afflige
pas. Il a pu faire du mal. Je ne m'en réjouis pas^
Le but de la poésie. Ce livre n'est pas fait pour
mes femmes, mes filles ou mes sœurs.
On m'a attribué tous les crimes que je racontais.
{ 1 ) Rapprocher de cette phrase celle-ci, qui se trouve au début
de la Préface des Paradis artificiels : « Pour digérer le bonheur
naturel comme l'artificiel, il faut avoir le courage de l'ayaler, et
CÇU3L qui mériteraient peut-être le bonheur sont justement ceux-là à
ooi la félicité, telle que la conçoivent les mortels, a toujours fait
Felfet d'un vomitif. » (Note de M. Eugène Grépct.)
LES FLEURS DU MAL I7
Divertissement de la baîne et du mépris. Les élé-
giaques sont des canailles.^/ y ^rèam carofactum
est. Or le poète n'est d'aucun parti. Autrement, il
serait un simple morteh
Le Diable. Le péché originel. Homme bon. Si
vous vouliez, vous seriez le favori du Tyran; il est
plus difficile d'aimer Dieu que de croire en lui. Au
contraire, il est plus difficile pour les gens de ce
siècle de croire au diable que de l'aimer. Tout le
monde le sent et personne n'y croit. Sublime sub-
tilité du Diable.
Une âme de mon choix. Le Décor. — Ainsi la
nouveauté. — L'Epigraphe. — D'Aurevilly. — La
Renaissance. — Gérard de Nerval. — Nous som-
, mes tous pendus ou pendables.
J'avais mis quelques ordures pour plaire à
MM. les journalistes. Ils se sont montrés ingrats.
[Notes.]
Comment, par une série d'efforts déterminée,
l'artiste peut s'élever à une originalité proportion-
nelle ;
Comment la poésie touche à la musique par une
prosodie dont les racines plongent plus avant dans
l'âme humaine que ne l'indique aucune théorie
classique ;
Que la poésie française possède une prosodie
mystérieuse et méconnue, comme les langues latine
et anglaise ;
Pourquoi tout poète, qui ne sait pas au juste
combien chaque mot comporte de rimes, est inca-
pable d'exprimer une idée quelconque ;
Que la phrase poétique peut imiter (et par là elle
l8 ŒUVRES POSTHUMES
louche à Tart musical et à la science mathématique)
la ligne horizontale, la ligne droite ascendante, la
ligne droite descendante; qu'elle peut monter à
pic vers le ciel , sans essoufflement, ou descendre
perpendiculairement vers Tenfer avec la vélocité
de toute pesanteur; qu'elle peut suivre la spirale,
décrire la parabole, ou Iç zigzag figurant une série
d'angles superposés;
Que la poésie se rattache aux arts de la peinture,
de la cuisine et du cosmétique par la possibilité
d'exprimer toute sensation de suavité ou d'amer-
tume, de béatitude ou d'horreur, par l'accouple-
ment de tel substantif avec tel adjectif, analogue
ou contraire;
Comment, appuyé sur mes principes et dispo-
sant de la science que je me charge de lui enseigner
en vingt leçons, tout homme devient capable de
composer une tragédie qui ne sera pas plus sifflée
qu'une autre, ou d'aligner un poème de la longueur
nécessaire pour être aussi ennuyeux que tout poème
épique connu.
Tâche difficile que de s'élever vers cette insensi-
bilité divine! Car moi-même, malgré les plus loua-
bles efforts, je n'ai su résister au désir de plaire à
mes contemporains, comme l'attestent en quelques
endroits, apposées comme un fard, certaines bas-
ses flatteries adressées à la démocratie, et même
quelques ordures destinées à me faire pardonner
la tristesse de mon sujet. Mais MM. les journalistes
s'éLant montrés ingrats envers les caresses de ce
genre, j*en ai supprimé la trace, autant qu'il m'a
été possible, dans cette nouvelle édition.
Je me propose, pour vérifier de nouveau l'excel-
lence de ma méthode, de l'appliquer prochainement
LES FLEURS DU MAL IQ
à la célébration des jouissances de la dévotion et
des ivresses de la gloire militaire, bien que je ne
les aie jamais connues.
Note sur les plagiats (i). — Thomas Gray. Edgar
Poe (2 passages). Longfellow (2 passages). Stace.
Virgile (tout le morceau d!Andromaqué). Eschyle.
Victor Hugo.
Tranquille comme un sage et doux comme un maudit (2),
J'ai dit :
Je t'aîme, ô ma très belle, à ma charmante...
Que de fois...
Tes débauches sans soif et tes amours sans âme,
Ton goût de Tinfini
Qui partout, dans le mal lui-même, se proclame.
Tes bombes, tes poignards, tes victoires, tes fêtes,
Tes faubourgs mélancoliques,
Tes hôtels garnis.
Tes jardins pleins de soupirs et d'intrigues,
Tes temples vomissant la prière en musique,
Tes désespoirs d'enfant, tes jeux de vieille folle,
Tes découragements ;
Et tes feux d'artifice, éruptions de joie.
Qui fout rire le Ciel, muet et ténébreux.
Ton vice vénérable étalé dans la soie,
(i) Cette phrase semble se. rapporter à la dernière ligne de la
seconde préface. C'est une liste des imitations que Baudelaire a
faites des poètes dont il cite les noms. (Note de M, Eugène Crépet. )
(a) Cette pièce, restée à l'ëtat d'ébauche, devait faire partie de la
a» édition des Fleurs. (V. Lettres^ juillet ou août 1860.) L'idée pre-
mière en a été reprise dans le sonnet Epilogue qui termine les
Petits Poèmes en prose (œuvres complètes, t. IV.) — Cf. Lettres^
lettre à Poulet-Malassis, juillet ou août 1860.
ŒUVRES POSTHUMES
Et ta vertu risible, au regard malheureux,
Douce, s'extasiant au luxe qu'il déploie.
Tes principes sauvés et tes lois conspuées,
Tes monuments hautains où s'accrochent les brumes,
Tes dômes de métal qu'enflamme le soleil,
Tes reines de théâtre aux voix enchanteresses.
Tes tocsins, tes canons, orchestre assourdissant,
Tes magiques pavés dressés en forteresses.
Tes petits orateurs, aux enflures baroques.
Prêchant l'amour, et puis tes égouts pleins de sang,
S'cDi^^oufiFrant dans l'Enfer comme des Orénoques,
Tes a tiges, tes bouffons neufs aux vieilles défroques.
Anges revêtus d'or, de pourpre et d'hyacinthe, .
vous, soyez témoins que j'ai fait mon devoir
Comme un parfait chimiste et comme une âme sainte.
Car j'ai de chaque chose extrait la quintessence,
Tu mas donné ta boue et j'en ai fait de Tor.
LES SIX
PIÈCES CONDAMNÉES (i)
XX
LES BIJOUX
La très chère était nue, et, connaissant mon cœur.
Elle n'avait gardé que ses bijoux sonores,
Dont le riche attirail lui donnait Tair vainqueur
Qu'ont dans leurs jours heureux les esclaves des Mores.
Quand il jette en dansant son bruit vif et moqueur,
Ce monde rayonnant de métal et de pierre
Me ravit en extase, et j'aime à la fureur
Les choses où le son se mêle à la lumière.
Elle était donc couchée et se laissait aimer.
Et du haut du divan elle souriait d'aise
A mon amour profond et doux comme la mer
Qui vers elle montait comme vers sa falaise.
(i) Le Duméro placé en lête de chacune de ces pièces est celui
sous lequel elles étaient classées dans la première édition • mais le
texte que nous en donnons est celui des Epaves^ dont les épreuves,
bien (ju*en ait dit Poulet-Malassis, furent évidemment revues par
l'auteur. Le lecteur curieux des variantes se reportera aux Coni'
mentaires du Prince Alexandre Ourousof. (Le Tombeau de Char-
Us Baudelaire, Paris, Bibliothènue artistique et littéraire, 1896.)
Nous leur empruntons seulement la mention des plus importantes.
aï ŒUVRES POSTHUMES
Les yeux fixés sur moi^ comme un tigre dompté,
D*ua air vague et rêveur elle essayait des poses,
Et la candeur unie à la lubricité
Donnait un charme neuf à ses métamorphoses ;
Et son bras et sa jambe, et sa cuisse et ses reins^
Polis comme de Thuile, onduleux comme un cygne,
Passaient devant mes yeux clairvoyants et sereins ;
Et son ventre et ses seins, ces grappes de ma vigne,
S'avançaient, plus câlins que les anges du mal.
Pour troubler le repos où mon âme était mise,
El pour la déranger du rocher de cristal
Où^ calme et solitaire, elle s'était assise.
Je croyais voir unis par un nouveau dessin
Les hanches de TAntiope au buste d'un imberbe,
Tant sa taille faisait ressortir son bassin.
Sut ce teint fauve et brun le fard était superbe!
— Et la lampe s'étant résignée à mourir,
Comme le foyer seul illuminait la chambre,'^
Chaque fois qu'il poussait un flamboyant soupir,
IJ inondait de sang cette peau couleur d'ambre I
XXX
LE LÉTHE
Viens sur mon cœur, âme cruelle et sourde,
Tigrre adoré, monstre aux airs indolents ;
Je veux longtemps plonger mes doigts tremblants
Dans répaisseur de ta crinière lourde ;
Dans tes jupons remplis de ton parfum
Ensevelir ma tête endolorie,
El respirer, comme une fleur flétrie,
Le doux relent de mon amour défunt.
LES FLEURS DU MAL 23
Je veux dormir ! dormir plutôt que vivre !
Dans un sommeil aussi doux que la mort(i),
J'étalerai mes baisers sans remord
Sur ton beau corps poli comme le cuivre.
Pour engloutir mes sanfji^lots apaisés
Rien ne me vaut Tabîme de ta couche ;
L'oubli puissant habite sur ta bouche,
£t le Léthé coule dans tes baisers.
A mon destin, désormais mon délice,
J'obéirai comme un prédestiné ;
Martyr docile, innocent condamné,
Dont sa ferveur attise le supplice,
Je sucerai, pour nojer ma rancœur,
Le népenthès et la bonne ciguë
Aux bouts charmants de cette gorge aiguë
Qui n'a jamais emprisonné de cœur.
XXXIX
A CELLE QUI EST TROP GAIE (2)
Ta tête, ton geste, ton air
Sont beaux comme un beau paysage ;
Le rire joue en ton visage
Comme un vent frais dans un ciel clair.
Le passant chagrin que tu frôles
Est ébloui par la santé
Qui jaillit comme une clarté
De tes bras et de tes épaules.
(i) Var. de la i" éd. :
Dans an sommeil douteux comme la mort .
{2) Pièce écrite pour « ta Présidente ». V. ch. vin, Chartes BaU'
delaire^ étude biographique d'Eugène Crépet, revue et mise à jour
par Jacques Crépet, suivie des Baudelairiana d'Asseliueau, publies
pour la première fois in-extenso et de nombreuses lettres adres-
sées à Baudelaire (Librairie Vanier, A. Messein, succ.i Paris> mcmvii.)
-^ 24 ŒUVRES POSTHUMES
Les reteûtissantes couleurs
Dont tu parsèmes tes toilettes
Jettent dans Tesprit des poètes
L'image d'un ballet de fleurs.
Ces robes folles sont Temblème
De ton esprit bariolé ;
Folle dont je suis affolé,
Jo te hais autant que je t'aime !
Quelquefois dans un beau jardin
Oii je traînais mon atonie,
J ai senti, comme une ironie,
Le soleil déchirer mon sein ;
Et le printemps et la verdure
Ont tant humilié mon cœur
Que j'ai puni sur une fleur
L'insolence de la Nature.
Ainsi je voudrais, une nuit,
Quand l'heure des voluptés sonne,
Vers les trésors de ta personne,
Comme un lâche, ramper sans bruit,
Pour châtier ta chair joyeuse,
Pour meurtrir ton sein pardonné.
Et faire à ton flanc étonné
Une blessure large et creuse,
Et, vertigineuse douceur !
A travers ces lèvres nouvelles,
Plus éclatantes et plus belles,
Tin fuser mon venin, ma sœur I
/ *^
LES FLEURS DU MAL 25
LXXX
LESBOS
Mère des jeux latins et des voluptés grecques,
Lesbos, où les baisers, languissants ou joyeux,
Chauds comme les soleils^ frais comme les pastèques,
Font Tornement des nuits et des jours glorieux;
Mère des jeux latins et des voluptés grecques.
Lesbos; où les baisers sont comme les cascades
Qui se jettent sans peur dans les gouffres sans fonds
£t courent, sanglotant et gloussant par saccades,
Orageux et secrets, fourmillants et profonds ;
Lesbos, où les baisers sont comme les cascades !
Lesbos, où les Phrynés Tune Tautre s'attirent.
Où jamais un soupir ne resta sans écho,
A régal de Paphos les étoiles t'admirent.
Et Vénus à bon droit peut jalouser Sapho !
Lesbos, où les Phrynés Tune Tautre s'attirent I
Lesbos, terre des nuits chaudes et langoureuses,
Qui font qu'à leurs miroirs, stérile volupté I
Les filles aux yeux creux, de leur corps amoureuses,
Caressent les fruits mûrs de leur nubilité ;
Lesbos, terre des nuits chaudes et langoureuses !
Laisse du vieux Platon se froncer Tœil austère ;
Tu tires ton pardon de l'excès des baisers,
Reine du doux empire, aimable et noble terre.
Et des raffinements toujours inépuisés.
Laisse du vieux Platon se froncer l'œil austère.
Tu tires ton pardon de l'éternel martyre
Infligé sans relâche aux cœurs ambitieux,
Qu'attire loin de nous le radieux sourire
Entrevu vaguement au bord des autres cieux !
Tu tires ton pardon de l'éternel martyre î
,A.
20 ŒUVRES POSTHUMES
Qui des Dieux osera, Lesbos, être ton juge,
Et condamner ton front pâli dans les travaux,
Si ces balances d'or n'ont pesé le déluge
De larmes qu'à la mer ont versé tes ruisseaux ?
Qui des Dieux osera, Lesbos, être ton juge?
Que nous veulent les lois du juste et de l'injuste?
Vierges au cœur sublime, honneur de l'Archipel,
Votre religion comme une autre est auguste,
£t l'amour se rira de l'Enfer et du Ciel I
Que nous veulent les lois du juste et do l'injuste?
Car Lesbos entre tous m'a choisi sur la terre
Pour chanter le secret de ses vierges en fleurs.
Et je fus dès l'enfance admis au noir mystère
Des rires effrénés mêlés aux sombres pleurs ;
Car Lesbos entre tous m'a choisi sur la terre .
Et depuis lors je veille au sommet de Leucate,
Comme une sentinelle à l'œil perçant et sûr,
Qui guette nuit et jour brick, tartane ou frégate,
Dont les formes au loin frissonnent dans Tazur ;
Et depuis lors je veille au sommet de Leucate,
Pour savoir si la mer est indulgente et bonne,
Et parmi les sanglots dont le roc retentit.
Un soir ramènera vers Lesbos, qui pardonne.
Le cadavre adoré de Sapho, qui partit
Pour savoir si la mer est indulgente et bonne!
De la mâle Sapho, l'amante et le poète,
Plus belle que Vénus par ses mornes pâleurs !
— L'œil d'azur est vaincu par l'œil noir que tacheté
Le cercle ténébreux tracé par les douleurs
De la mâle Sapho, l'amante et le poète I
— Plus belle que Vénus se dressant sur le monde
Et versant les trésors de sa sérénité
r
LES FLEURS DU MAL 2^
Et le rayonnement de sa jeunesse blonde
Sur le vieil Océan de sa fille enchanté ;
Plus belle que Vénus se dressant sur le monde !
— De celle qui mourut le jour de son blasphème (i),
Quand^ insultant le rite et le culte inventé,
Elle fit son beau corps la pâture suprême
D'un brutal dont Torg^ueil punit Timpiétè
De celle qui mourut le jour de son blasphème.
Et c'est depuis ce temps que Lesbos se lamente,
Et, malgré les honneurs que lui rend l'univers.
S'enivre chaque nuit du cri de la tourmente
Que poussent vers les cieux ses rivages déserts !
Et c'est depuis ce temps que Lesbos se lamente !
LXXXI
FEMMES DAMNÉES
Delphine et Hippolyte
A la pâle clarté des lampes languissantes,
Sur de profonds coussins tout imprégnés d'odeur,
Hippolyte rêvait aux caresses puissantes
Qui levaient le rideau de sa jeune candeur.
Elle cherchait d'un œil troublé par la tempête,
De sa naïveté le ciel déjà lointain.
Ainsi qu'un voyageur qui retourne la tête
Vers les horizons bleus dépassés le matin .
De ses yeux amortis les paresseuses larmes,
L'air brisé, la stupeur, la morne volupté,
Ses bras vaincus, jetés comme de vaines armes,
Tout servait, tout parait sa fragile beauté.
(i) Var. de la \^ éd. :
De Sapho qui mourut...
28 ŒUVRES POSTHUBTES
Etendue à ses pieds, calme et pleine de joie,
Delphine la couvait avec des yeux ardents,
Comme un animal fort qui surveille une ^roie,
Après l'avoir d*abord marquée avec les dents.
Beauté forte à genoux devant la beauté frêle,
Superbe, elle humait voluptueusement
Le vin de son triomphe et s^allongeait vers elle,
Comme pour recueillir un doux remerctment.
Elle cherchait dans l'œil de sa pâle victime
Le cantique muet que chante le plaisir,
Et cette gratitude infinie et sublime
Qui sort de la paupière ainsi qu'un long soupir :
— « Hippolyte, cher cœur, que dis-tu de ces choses?
Comprends-tu maintenant qu'il ne faut pas offrir
L'holocauste sacré de tes premières roses
Aux souffles violents qui pourraient les flétrir ?
Mes baisers sont légers comme ces éphémères
Qui caressent le soir les grands lacs transparents.
Et ceux de ton amant creuseront leurs ornières
Comme des chariots ou des socs déchirants ;
Ils passeront sur toi comme un lourd attelage
De chevaux et de bœufs auxs abots sans pitié...
Hippolyte, ô ma sœur ! tourne donc ton visage,
Toi, mon âme et mon cœur, mon tout et ma moitié,
Tourne vers moi tes yeux pleins d'azur et d'étoiles I
Pour un de ces regards charmants, baume divin.
Des plaisirs plus obscurs je lèverai les voiles,
Et je t'endormirai dans un rêve sans fin ! »
Mais Hippolyte alors, levant sa jeune tête :
— « Je ne suis point ingrate et ne me repens pas.
Ma Delphine, je souffre et je suis inquiète.
Comme après un nocturne et terrible repas
LES FLEURS DU MAL 29
Je sens fondre sur moi de lourdes épouvantes
Et de noirs bataillons de fantômes épars,
Qui veulent me conduire en des routes mouvantes
Qu'un horizon sanglant ferme de toutes parts.
Avons-nous donc commis une action étrange?
Explique, si tu peux, mon trouble et mon effroi :
Je frissonne de peur quand tu me dis : « Mon ange! »
Et cependant je sens ma bouche aller vers toi.
Ne me regarde pas ainsi, toi, ma pensée I
Toi que j'aime à jamais, ma sœur d'élection,
Quand même tu serais une embûche dressée
JEt le commencement de ma perdition ! »
Delphine, secouant sa crinière tragique,
Et comme trépignant sur le trépied de fer,
L'œil fatal, répondit d'une voix despotique :
— « Qui donc devant l'amour ose parler d'enfer?
Maudit soit à jamais le rêveur inutile
Qui voulut le premier, dans sa stupidité,
S'éprenant d'un problème insoluble et stérile
Aux choses de l'amour mêler l'honnêteté I
Celui qui veut unir dans un accord mystique
L'ombre avec la chaleur, la nuit avec le jour,
Ne chauffera jamais son corps paralytique
A ce rouge soleil que l'on nomme l'amour I
Va, si tu veux, chercher un fiancé stupide;
Cours offrir un cœur vierge à ses cruels baisers ;
Et, pleine de remords et d'horreur, et livide,
Tu me rapporteras tes seins stigmatisés...
Ou ne peut ici-bas contenter qu'un seul maître I »
Mais l'enfant, épanchant une immense douleur,
3.
3o ŒUVRES POSTHUMES
Cria soudain : — « Je sens s'élargir dans mon ôtre
Un abîme béant; cet abîme est mon cœur !
Brûlant comme un volcan, profond comme le videl
Rien ne rassasiera ce monstre gémissant,
Et ne rafraîchira la soif de TEuménide
Qui, la torche à la main, le brûle jusqu'au sang !
Que nos rideaux fermés nous séparent du monde,
Et que la lassitude amène le repos I
Je veux m'anéantir dans ta gorge profonde,
Et trouver sur ton sein la fraîcheur des tombeaux 1 n^
— Descendez, descendez, lamentables victimes,
Descendez le chemin de l'en fer éternel I
Plongez au plus profond du gouffre, où tous les crimes,
Flagellés par un vent qui ne vient pas du ciel,
Bouillonnent pêle-mêle avec un bruit d'orage.
Ombres folles, courez au but de vos désirs ;
Jamais vous ne pourrez assouvir votre rage,
Et votre châtiment naîtra de vos plaisirs.
Jamais un rayon frais n'éclaira vos cavernes ;
Par les fentes des murs des miasmes fiévreux
Filtrent en s^'enflammant aiosi que des lanternes
Et pénètrent vos corps de leurs parfums affreux.
L'âpre stérilité de votre jouissance
Altère votre soif et roidit votre peau.
Et le vent furibond de la concupiscence
Fait claquer votre chair ainsi qu'un vieux drapeau.
Loin des peuples vivants, errantes, condamnées,
A travers les déserts courez comme les loups ;
Faites votre destin, âmes désordonnées,
Et fuyez l'infini que vous portez en vous I
LES FLEURS DU MAL 3l
\
LXXXVII
LES MÉTAMORPHOSES DU VAMPIRE
La femme cependant, de sa bouche de fraise,
En se tordant ainsi qu'un serpent sur la braise,
Et pétrissant ses seins sur le fer de son buse,
Laissait couler ces mots tout imprégnés de musc :
— a Moi, j'ai la lèvre humide, et je sais la science
De perdre au fond d'un lit Tantique conscience.
Je sèche tous les pleurs sur mes seins triomphants,
Et fais rire les vieux du rire des enfants.
Je remplace, pour qui me voit nue et sans voiles,
La lune, le soleil, le ciel et les étoiles !
Je suis, mon cher savant, si docte aux voluptés,
Lorsque j'étouffe un homme en mes bras redoutés (i),
Ou lorsque j'abandonne aux morsures mon buste^
Timide et libertine, et fragile et robuste,
Que, sur ces matelas qui se pâment d'émoi,
Les Anges impuissants se damneraient pour moi. »
Quand elle eut de mes os sucé toute la moelle
Et que languissamment je me tournai vers elle
Pour lui rendre un baiser d'amour, je ne vis plus
Qu'une outre aux flancs gluants, toute pleine de pus !
Je fermai les deux yeux, dans ma froide épouvante.
Et quand je les rouvris à la clarté vivante,
A mes côtés, au lieu du mannequin puissant
Qui semblait avoir fait provision de sang,
Tremblaient confusément des débris de squelette.
Qui d'eux-mêmes rendaient le cri d'une girouette
(i) Var. de la i'« édition :
Lorsque j'étouffe un homme en mes bras veloutés.
32 . CBUVRES POSTHUMES
Ou d'une enseigne, au bout d'une tringle de fer,
Que balance le vent pendant les nuits d'hiver (i).
( I ) Pour clore le chapitre des Fleurs du Mal, mentionnons qu'on
trouve encore, dans l'édition originale, deux notes importantes, la
première sous la pièce : Franciscœ meœ laudes : « Ne semble-t-il
pas au lecteur comme à moi, etc. » Nous renvoyons le lecteur à la
fameuse préface de Théophile Gautier, qui Ta reproduite. (V. Fleurs
du Malt édition définitive, pp. 18-19.)
Pour la seconde, relative à Révolte^ la voici :
« Parmi les morceaux suivants, le plus caractérisé a déjà paru
dans un des principaux recueils littéraires de Paris où il n'a été
considéré, du moins par les gens d'esprit, que pour ce qu'il est vé-
ritablement : le pastiche des raisonnements de l'ignorance et de la
fureur. Fidèle à son douloureux programme, l'auteur des Fleurs
du Mal a dû, en parfait comédien, façonner son esprit à tons les
sophismes comme à toutes les corruptions. Cette déclaration can-
dide n'empêchera pas les critiques honnêtes de le ranger parmi
les théologiens de la populace et de l'accuser d'avoir regretté pour
notre Sauveur Jésus-Christ, pour la Victime éternelle et volontaire,
le rôle d'un conquérant, d'un Attila égalitaire et dévastateur. Plus
d'un adressera sans doute au ciel les actions de grâce habituelles du
Pharisien : Merci, mon Dieu, qui n'avez pas permis que je fusse
semblable à ce poète infâme. »
Il est question de cette note dans une lettre à Poulet-Malassis,
i4 mai 1867.
LES EPAVES
(1866)
GALANTERIES
LES PROMESSES d'uN VISAGE
J'aime, ô pâle beauté, tes sourcils surbaissés,
D'où semblent couler des ténèbres;
Tes yeux, quoique très noirs, m'inspirent des pensers
Qui ne sont pas du tout funèbres.
Tes yeux, qui sont d'accord avec tes noirs cheveux,
Avec ta crinière élastique.
Tes yeux, lang-uissamment, me disent : « Si tu veux,
Amant de la muse plastique.
Suivre l'espoir qu'en toi nous avons excité.
Et tous les goûts que tu professes.
Tu pourras constater notre véracité
Depuis le nombril jusqu'aux fesses ;
Tu trouveras au bout de deux beaux seins bien lourds,
Deux larges médailles de bronze,
Et sous un ventre uni, doux comme du velours.
Bistré comme la peau d'un bonze,
Une riche toison qui^ vraiment, est la sœur
De cette énorme chevelure,
34 ŒUVRES POSTHUMES
Souple et frisée, et qui l'égale en épaisseur,
Nuit sans étoiles^ Nuit obscure ! »
LE MONSTRE
ou
LE PARANTMPBE d'uNE NYMPHE MACABRE
I
Tu n'es certes pas, maires chère,
Ce que Veuillot nomme un tendron.
Le jeu, l'amour, la bonne chère,
Bouillonnent en toi, vieux chaudron!
Tu n'es plus fraîche, ma très chère,
Ma vieille infante ! Et cependant
Tes caravanes insensées
T'ont donné ce lustre abondant
Des choses qui sont très usées.
Mais qui séduisent cependant.
Je ne trouve pas monotone
La. verdeur de tes quarante ans;
Je préfère tes fruits, Automne,
Aux fleurs banales du Printemps !
Non, tu n'es jamais monotone!
Ta carcasse a des agréments
Et des grâces particulières ;
Je trouve d'étranges piments
Dans le creux de ses deux salières ;
Ta carcasse a des agréments !
Nargue des amants ridicules
Du melon et du giraumont I
LES éPAVES 35
Je préfère tes clavicules
A celles du roi Salomon^
Et je plains ces gens ridicules I
Tes cheveux, comme un casque bleu,
Ombragent ton front de guerrière,
Qui ne pense et rougit que peu,
Et puis se sauvent par derrière.
Gomme les crins d'un casque bleu.
Tes yeux qui semblent de la boue
Où scintille quelque fanal,
Ravivés au fard de ta joue,
Lancent un éclair infernal I
Tes yeux sont noirs comme la boue !
Par sa luxure et son dédain
Ta lèvre amère nous provoque ;
Cette lèvre, c*est un Eden
Qui nous attire et qui nous choque.
Quelle luxure ! et qael dédain I
Ta jambe musculeuse et sèche
Sait gravir au haut des volcans.
Et malgré la neige et la dèche
Danser les plus fougueux cancans.
Ta jambe est musculeuse et sèche.
Ta peau brûlante et sans douceur.
Gomme celle des vieux gendarmes.
Ne connaît pas plus la sueur
Que ton œil ne connaît les larmes.
Et pourtant elle a sa douceur I
II
Sotte, tu t'en vas droit au Diable I
Volontiers j'irais avec toi.
36 ŒUVRES P0STBUBIB8
Si cette vitesse eflProyable
Ne me causait pas quelque émoi.
Va-t'en donc, tonte seule^ au Diable !
Mon rein y mon poumon, mon jarret
Ne me laissent plus rendre hommage
A ce seigneur, comme il faudrait :
« Hélas I c'est vraiment bien dommage ! »
Disent mon rein et mon jarret.
Ohl très sincèrement je sou£Ere
De ne pas aller aux sabbats.
Pour voir, quand il pète du soufre,
Gomment tu lui baises son cas I
Oh I très sincèrement je sou£Fre.
Je suis diablement affligé
De ne pas être ta torchère,
Et de te demander congé,
Flambeau d'enfer I Juge, ma chère,
Combien je dois être affligé,
Puisque depuis longtemps je t'aime,
Etant très logique! En efiFet,
Voulant du Mal chercher la crème
Et n'aimer qu'un monstre parfait,
Vraiment oui I vieux monstre, je t'aime î
BOUFFONNERIES
SUR LES DÉBUTS d'aMINA BOSCHETTI
au Théâtre de la Monnaie , à Bruxelles (i).
Amina bondit, — fuit, puis voltige et sourit ;
Le Welche dit : « Tout ça, pour moi, c'est du prâcrit ;
(\) La Petite Revue ^ i3inai i865, dans la deuxième partie d'un
LES éPAVES 3^
Je ne connais, en fait de nymphes bocagères,
Que celles de Montagne-aux-Herbes-Potagères. »
Dû bout de son pied fin et de son œil qui rit,
Amina verse à flots le délire et Tesprit ;
Le Welche dit : « Fuyez, délices mensongères I
Mon épouse n'apas ces allures légères. »
Vous ignorez, sylphide au regard triomphant,
Qui voulez enseigner la walse à l'éléphant,
Ali hibou la gaîté, le rire à la cigogne,
Que sur la grâce en feu le Welche dit : « Harol »
Et que le doux Bacchus lui versant du bourgogne,
Le monstre répondrait : « J'aime mieux le faro ! »
[1864.]
A M. EUGÈNE FROMENTIN
A propos d*an importun qui se disait son ami.
Il me disait qu'il était très riche.
Mais qu'il craignait le choléra ;
— Que de son or il était chiche.
Mais qu'il goûtait fort TOpéra ;
— Qu'il raffolait de la nature^
Ayant connu monsieur Corot ;
— Qu'il n'avait pas encor voiture,
Mais que cela viendrait bientôt ;
— Qu'il aimait le marbre et la brique,
Les bois noirs et les bois dorés ;
article intitulé i M, Baudelaire, poète de circonstance. La première
partie de cet article avait paru, ibid,, le 29 avril i865. (V. note,
p. 45.)
Le texte ici conservé est celui des Epaves,
38 ŒUVRES POSTHUMES
— Qa'il possédait dans sa fabrique
Trois contre-maîtres décorés ;
— Qu'il avait, sans compter le reste,
Vingt mille actions sur le Nord ;
— Qu'il avait trouvé, pour un zeste,
Des encadrements d'Oppenord ;
— Qu'il donnerait (fût-ce à Luzarches)
Dans le bric-à-brac jusqu'au cou,
Et qu'au Marché des Patriarches
Il avait fait plus d'un bon coup ;
— Qu'il aimait pas beaucoup sa femme.
Ni sa mère ; — mais qu'il croyait
A l'immortalité de l'âme.
Et qu'il avait lu Niboyet I
— Qu'il penchait pour l'amour physique,
Et qu'à Rome, séjour d'ennui,
Une femme, d'ailleurs phtisique,
Etait morte d'amour pour lui.
Pendant trois heures et demie,
Ce bavard, venu de Tournai,
M'a dégoisé toute sa vie ;
J'en ai le cerveau consterné.
S'il fallait décrire ma peine,
Ce serait à n'en plus finir ;
Je me disais, domptant ma haine :
« Au moins, si je pouvais dormir 1 »
Gomme un qui n'est pas à son aise,
Et qui n'ose pas s'en aller,
Je frottais de mon cul ma chaise,
Rêvant de me faire empaler.
LES ÉPAVES 3(>
Ce monstre se nomme Bastogne ;
Il fuyait devant le fléau.
Moi, je fuirai jusqu'en Gascogne,
Ou j'irai me jeter à Peau,
Si, dans ce Paris, qu'il redoute,
Quand chacun sera retourné,
Je trouve encore sur ma route,
Ce fléau, natif de Tournai 1
Bruxelles, i865.
UN CABARET FOLATRE
sur la route de Bruxelles à Uccle.
Vous qui raffolez des squelettes
Et des emblèmes détestés,
Pour épicer les voluptés,
(Fût-ce de simples omelettes!)
Vieux Pharaon, ô Monselet î
Devant cette enseigne imprévue,
J'ai rêvé de vous : A la vue
Du Cimetière, Estaminet!
LE JET D EAU
Variante du refrain (i)
La gerbe d'eau qui verse
Ses mille fleurs,
Que la lune traverse
De ses lueurs,
Tombe comme une averse
De larges pleurs.
(i) La Petite Revue, 8 juillet i865.
AUTRES POÉSIES
SONNET BURLESQUE (l)
Vacquerie
A son Py-
Lade épi-
Que : « Qu'on rie
( I ) Ce soDDety qui parodie le fameux sonnet d'Auguste Vacquerie
à Paul Garnier (les Demi' Tein tes) ^ avait paru dans la Silhouette
du i«' juin 1845, intercalé dans la lettre suivante :
f Vous n'êtes pas, monsieur, sans ignorer que le théâtre de FO-
déon est en pleine démolition . Un antiquaire de nos amis, qui a la
manie de chercher proie jusque dans les endroits les plus secrets
et les moins praticables, est parvenu à arracher cette curieuse pièce
à la fureur aes maçons acharnés sur le monument-cadavre.
« P. S. — Nous espérons, monsieur, que vous voudrez bien,
dans l'intérêt du jeune auteur des Demi'Teinies en particulier et de
la littérature académique en général, donner connaissance de ce
fragment aux nombreux abonnés de votre spirituelle feuille.
Agréez, etc., etc.
« Antonius PlNGOmN
« Attaché aux dépouillements et embaumements. »
(Jardin du Roi. — Section des Volatiles.}
Retrouvé par la Petite Revue (24 juin i865), il fut par elle attri-
bué à Charles Baudelaire et les bibliographes baudelairiens ont
généralement admis pour exacte cette attribution. Cependant
M. Auguste Vitu en a contesté le bien-fondé dans une lettre citée
par M. Jacques Crépet, o/). cit. y p. 3o4. Selon lui cette parodie
serait de Théodore de Banville.
42 ŒUVRES POSTHUMES
Ou qu'on crie,
Notre épi
Brave pi-
Aiilerie.
Meuri-
Gel il mûri-
Ra, momie.
Ce truc-Ià
Mène à TA-
Gadémie. »
SAPHO (l)
Fragments littéraires,
« Avant que le Constitutionnel n'imprime la
fameuse tragédie de Sapho dans sa Bibliothèque
choisie,nous livrons à l'avidité de nos lecteurs quel-
ques fragments de cette œuvre remarquable, où
rayonnent Téclat et la vigueur de l'école moderne ,
(i) Charles Baudelaire, par MM. A. de la Fizelière et Georsç-es
Decaux (Paris, à la librairie de l'Académie des Bibliophiles, 1868)
« Sapho, trasfédie attribuée à Arsène Houssaye pour Rachel.
Mystification littéraire, organisëe par Aug. Vitu. Un fait-théâtre de ,
f Epoque laoce lanouyelle. L'Entr acte la reproduit, et le Corsaire-
Satan du 25 novembre i845 donne un fras^ment de cette trai^édie
composée en commun par Baudelaire, Banville, P. Dupont et Vilu.»
Pour compléter cette note de MM. de la Fizelière et Decaux, ajou-
tons que le Corsaire-Satan^ plusieurs mois après en avoir publié
un fragment, continuait à entretenir ses lecteurs de cette fameuse
tragédie. C'est ainsi qué'nous y lisons, en date du 17 janvier 1846 :
« Lundi prochain, M. Arsène Houssaye lira sa tragédie de Sapho
au comité de lecture du second théâtre français. M. Bocage est,
dit-on, enchanté de cet ouvrage, et se réserve le rôle de Phaon . »
Et encore : « Plusieurs parties de la tragédie de Sapho sont exé-
cutées selon les lois de Tepopée panthéiste. C'est ainsi que le Saut
de Leucate est personnifié et prend une certaine part à l'action. On
cite avec éloge un dialogue entre le Saut et la célèbre Lesbienne. »
AUTRES POÉSIES 4^
unies (sic) aux grâces coquettes et charmantes de
Marivaux et de Crébillon fils.
Voici quelques vers détachés d'une scène d'a-
mour entre Phaon et la célèbre Lesbienne.
Oui, Phaon, je vous aime; et, lorsque je vous vois,
Je perds le sentiment et la force et la voix.
Je souffre tout le jour le mal de votre absence.
Mal qui n'égale pas Tbeur de votre présence ;
Si bien que vous trouvant, quand vous venez le soir,
La cause de ma joie et de mon désespoir,
Mon âme les compense, et sous les lauriers roses
Etouffe Tellébore et les soucis moroses.
Maintenant Phaon, le timide pasteur, s'épou-
vante de cette passion qu'il est pourtant tout prêt
à partager.
Cette belle a, parmi les genêts près d'éclore,
Respiré les ardeurs de notre tiède aurore.
En chatouillant Torgueil d'un berger tel que moi.
Son amour n'est pas sans me donner dePeffroi.
A part la réserve, peut-être trop romantique, de
ce dernier alexandrin, on ne peut méconnaître une
grande fermeté de touche et une sobriété de forme
qui rappellent heureusement la facture de Lucrèce .
Mais, continue Phaon,
Comme de ses chansons chaudement amoureuses
Emane un fort parfum de riches tubéreuses,
Je redoute — moi dont le cœur est neuf encor,
De ne la pouvoir suivre en son sublime essor ;
Je baisse pavillon, — pauvre âme adolescente.
Au feu de cette amour terrible et menaçante.
44 ŒUVRES POSTHUMES
Maintenant, c'est au tour de Sapho d'exprimer,
en traits éloquents, ses doutes et ses alarmes :
Pour aimer les bergers, faut-il être bergère ?
Pour avoir respiré la perfide atmosphère
De tes tristes cités^ corruptrice Lesbos,
Faut-il donc renoncer aux faveurs d'An téros ?
Et suis-je désormais une conquête indigne
De ce jeune berger, doux et blanc comme un cygne?
L'auteur nous pardonnera sans doute ces cour-
tes citations, qui ne peuvent nuire à l'intérêt qu'ins-
pirera son œuvre, et qui sont assez piquantes pour
attirer vers elle l'attention et la faveur publiques.»
[1845. J
A UNE INDIENNE (l)
Amour de l'inconnu , jus de l'antique pomme,
Vieille perdition de la femme et de l'homme,
Curiosité, toujours tu leur feras
Déserter, comme font les oiseaux, ces ingrats,
Pour un lointain mirage et des cieux moins prospères,
Le toit qu'ont parfumé les cercueils de leurs pères.
[i846.]
CHANSON (2)
Combien dureront nos amours?
Dit la pucelle au clair de lune.
(i) U Artiste f i3 décembre i846.
Ces six vers terminaient la pièce A une Indienne (A une Mala-
baraise), quand elle fut publiée pour la première fois.
(2) Chanson insérée dans la Closerie des LilaSy de Privât d'Angle-
AUTRES POÉSIES 4^
L'amoareax répond : O ma brune,
Toujours I toujours !
Quand tout sommeille aux alentours,
Hortense, se tortillant d'aise,
Dit qu^elle veut que je lui plaise
Toujours I toujours !
Moi, je dis, pour charmer mes jours
Et le souvenir de mes peines :
Bouteilles, que n'étes-vous pleines
Toujours ! toujours !
Car le plus chaste des amours,
Le galant le plus intrépide.
Comme un flacon s'use et se vide
Toujours I toujours I
L1848.J
VERS LAISSÉS CHEZ UN AMI ABSENT (l)
[Sur Tenveloppe :]
Monsieur Auguste Malassis,
Rue de MercéliSy
Numéro trente-cinq bis,
Dans le faubourg d*Iœelles,
Bruxelles,
(Recommandé à TArioste
De la poste.
C'est à dire à quelque facteur
Versificateur.)
mont fParis, iD-3a, i84S). Elle a donné lieu à ane parodie pornog^ra-
phique. (V. le Nouveau Parnasse satyrique du XIX* siècle^ a« éd.
firazelles,i88i), 1. 1, p. it^i.
(i) Lettre et enveloppe communiquées à l'éditeur du Tombeau^
op. cit. y parM. Deman.
Les deux premières strophes de celte fantaisie rimée avaient déjà
été publiées par la Petite Revue du 29 avril i865, avec des com-
mentaires, dans l'article intitulé : M, Baudelaire, poète de cir^
constance,
4.
46 ŒUVRES POSTHUMES
5 heures, à THermîtage.
Mon cher, je suis venu chez vous
Pour entendre une langue humaine,
Gomme un qai, parmi les Papous,
Chercherait son ancienne Athène.
Puisque chez les Topinambous
Dieu me fait faire quarantaine,
Aux sots je préfère les fous,
Dont je suis, chose, hélas I certaine.
Offrez à Mam*selle Fanny
(Qui ne répondra pas ; nenny,
Le salut n*étant pas d'un âne)
L'hommag"e d'un bon écrivain,
Ainsi qu'à Tami Lécrivain
Et qu'à Mam'selle Jeanne.
SONNE r POUR s'excuser de ne pas accompagner
UN AMI A NAMUR (l)
Puisque vous allez vers la ville
Qui, bien qu'un fort mur l'encastrât.
Défraya la verve servile
Du fameux poète Castrat.
Puisque vous allez en vacances
Goûter un plaisir recherché,
Usez toutes vos éloquences.
Mon bien cher Coco-Malperché (2),
{Comme je le ferais moi-même)
^i) 1« Petite Revue, 29 avril i865. V. la note précédente,
p) Surnom transparent de Poulet-Malassis .
AUTRES POÉSIES 4?
A dire là-bas combien j'aime
Ce tant folâtre Monsieur Rops,
Qui n'est pas un grand prix de Rome,
Mais dont le talent est haut comme
La pyramide de Ghéops !
\
L
j
POESIES
PUBLIÉES DEPUIS LA MORT DE l'aUTEUR, OU INEDITES
N'est-ce pas qu'il est doux » maintenant que noussonimes( i )
Fatigués et flétris comme les autres hommes.
De chercher quelquefois à TOrient lointain
Si nous voyons encor les rougeurs du matin,
Et, quand nous avançons dans la rude carrière,
D'écouter les échos qui chantent en arrière
Et les chuchotements de ces jeunes amours
Que le Seigneur a mis au début de nos jours?...
Il aimait à la voir, avec ses jupes blaoches,
Courir tout au travers du feuillage et des branches.
Gauche et pleine de grâce, alors qu'elle cachait
Sa jambe, si la robe aux buissons s'accrochait...
INCOMPATIBILITÉ (2)
Tout là-haut, tout là-haut, loin de la route sûre,
(i) Vers de jeunesse, cités par M. Emile Deschanel, qui fut un
condisciple de Baudelaire au lycée Louis-le-Grand. (Journal des Dé-
bats, i5 octobre 1864.) Nous avons placé cette pièce dans cette caté-
gorie parce qu'à la différence des précédentes elle fut sans doute
publiée sans le consentement de l'auteur.
(a) Pièce citée par Charles C... (Cousin) dans le Charles Baade-
5o ŒUVRES POSTHUMES
Des fermes, des vallons, par delà les coteaux,
Par delà les forêts, les tapis de verdure,
Loin des derniers g-azons foulés par les troupeaux,
On rencontre un lac sombre encaissé dans Tabîme
Que forment quelques pics désolés et neigeux ;
L*eau, nuit et jour, y dort dans un repos sublime,
Et n'interrompt jamais son silence orageux.
Dans ce morne désert, à l'oreille incertaine
Arrivent par moments des bruits faibles et long-s,
Et des échos plus morts que la cloche lointaine
D'une vache qui paît aux penchants des vallons.
Sur ces monts où le vent efface tout vestige.
Ces glaciers pailletés qu'allume le soleil,
Sur ces rochers altiers où guette le vertige,
Dans ce lac où le soir mire son teint vermeil,
Sous mes pieds, sur ma tête et partout le silence.
Le silence qui fait qu'on voudrait se sauver,
Le silence éternel et la montagne immense.
Car l'air est immobile et tout semble rêver.
On dirait que le ciel, en cette solitude,
Se contemple dans l'onde, et que ces monts, là-bas,
Ecoutent, recueillis, dans leur grave attitude.
Un mystère divin que Thomme n'entend pas.
Et lorsque par hasard une nuée errante
Assombrit dans son vol le lac silencieux.
On croirait voir la robe ou l'ombre transparente
D'un esprit qui voyage et passe dans les cieux.
[i837-i838.]
laire, souvenirs, correspondances, biographie suivie de pièces iné-
dites, Paris, chez René Pincebourde, 1872.) Elle lui avait été com-
muniquée par Louis Ménard.
[A M. H. Hi|çnard (i). ]
Tout à rheure, je viens d'entendre.
Dehors raisonner doucement
Un air monotone et si tendre
Qu'il bruit en moi vaguement,
Une de ces vielles plaintives,
Muses des pauvres Auvergnats,
Qui jadis aux heures oisives
Nous charmaient si souvent, hélas !
Et, son espérance détruite,
Le pauvre s'en fut tristement ;
Et moi, je pensai tout de suite
A mon ami que j'aime tant.
Qui me disait en promenade
Que pour lui c'était un plaisir
Qu'une seniblable sérénade
Dans un long et morne loisir.
Nous ainiions cette humble musique
Si douce à nos esprits lassés
Quand elle vint, mélancolique.
Répondre à de tristes pensers.
— Et j'ai laissé les vitres closes,
Ingrat, pour qui m'a fait ainsi
Rêver de si charmantes choses,
Et penser à mon cher Henri !
L1S39]
(1) Vers cités, par M. Hignard,c{ui avait été le camarade de Bau-
delaire au collège de Lyon. (Le Midi hivernal, 17 mars 1892.}
x
52 ŒUVRES POSTHUMES
[A. M. AntODy Bruno (i)].
Vous avez, compagnon, dont le cœur est poète,
Passé dans quelque bourg tout paré, tout vermeil,
Quand le ciel et la terre ont un bel air de 'fCTS;
Un dimanche éclairé par un joyeux soleil ;
Quand le clocher s'agite et qu'il chante à tue-téte,
Et tient dès le matin le village en éveil,
Quand tous pour entonner l'ofBce qui s'apprête,
S'en vont, jeunes et vieux, en pimpant appareil;
Lors, s'élevant au fond de votre âme mondaine,
Des tons d'orgue mourant et de cloches lointaines
Vous ont-ils pas tiré malgré vous un soupir?
Cette dévotion des champs, joyeuse et franche.
Ne vous a-t-elle pas, triste et doux souvenir,
Rappelé qu'autrefois vous aimiez le dimanche?
[i84o.]
Je n'ai pas pour maîtresse une lionne illustre (2).
La gueuse, de mon âme, emprunte tout son lustre.
Insensible aux regards de l'univers moqueur,
Sa beauté ne fleurit que dans mon triste cœur.
Pour avoir des souliers elle a vendu son âme,
Mais le bon Dieu rirait si, près de cette infâme,
Je tranchais du tartufe et singeais la hauteur.
Moi qui vends ma pensée et qui veux être auteur.
(i) Le Monde illustré, 4 novembre 1871, communication de
M. Antony Bruno, à qui l'auteur avait donne ce sonnet en i84o.
(a) Celte pièce a paru pour la première fois dans un numéro de
Paris à l'eau- forte (17 octobre 1876), — moins les vers iq à a4,
qui ont été rétablis par la Jeune France (janvier-février 1884).
Une note de la rédaction de Paris à Veau^forte mentionne qu*elle
figure sur l'album de M. A. Buchon.
poésiEs 53
Vice beaucoup plus grave, elle porte perruque.
Tous ses beaux cheveux noirs ont fui sa blanche nuque»
Ce qui n'empêche pas les baisers amoureux
De pleuvoir sur son front plus pelé qu'un lépreux.
Elle louche, et TefiFet de ce regard étrange,
Qu*ombragent des cils noirs plus longs que ceux d'un ange*
Est tel que tous les jeux, pour qui Ton s'est damné.
Ne valent pas pour moi son œil juif et cerné.
Elle n'a que vingt ans ; la gorge, déjà basse.
Pend de chaque côté^ comme une calebasse.
Et pourtant, me traînant chaque nuit sur son corps,
Ainsi qu'au nouveau-né, je la tetteet la mords.
Et bien qu'elle n'ait pas souvent même une obole
Pour se frotter la chair et pour s'oindre l'épaule,
Je la lèche en silence, avec plus de ferveur
Que Madeleine en feu les deux pieds du Sauveur.
La pauvre créature, au plaisir essoufflée,
A de rauques hoquets la poitrine gonflée,
Et je devine, au bruit de son souffle brutal.
Qu'elle a souvent mordu le pain de l'hôpital .
Ses grands yeux inquiets, durant la nuit cruelle,
Croient voir deux autres yeux au fond de la ruelle.
Car, ayant trop ouvert son cœur à tous venants.
Elle a peur sans lumière et croit aux revenants.
Ce qui fait que, de suif, elle use plus de livres
Qu'un vieux savant couché jour et nuit sur ses livres,
Et redoute bien moins la faim et ses tourments
Que l'apparition de ses défunts amants.
54 ŒUVRES POSTHUMES
Si vous la rencontrez, bizarrement parée,
Se faufilant, au coin d'une rue ég-arée,
Et la tête et Toeil bas, comme un pig^eon blessé,
Traînant dans les ruisseaux un talon déchaussé,
Messieurs, ne crachez pas de jurons ni d'ordure
Au visage fardé de cette pauvre impure
Que déesse Famine a, par un soir d'hiver,
Contrainte à relever ses jupons en plein air.
Cette bohême-Ià, c'est mon tout, ma richesse,
Ma perle, mon bijou, ma reine, ma duchesse,
Celle qui m'a bercé sur son giron vainqueur,
El qui dans ses deux mains a réchauffé mon cœur.
[Epitaphe pour lui-même (i).J
Ci-i;ft qui, pour avoir par trop aimé les gaupes.
Descendit jeune encore au royaume des taupes.
[1841-1842.]
Tous imberbes alors, sur les vieux bancs de chêne (2),
Plus polis et luisants que des anneaux de chaîne,
Qîii?, jour à jour, la peau des hommes a fourbis.
Nous traînions tristement nos ennuis, accroupis
Et voûtés sous le ciel carré des solitudes,
Oli l'enfant boit, dix ans^ Tâpre lait des études.
C'était dans ce vieux temps, mémorable et marquant,
Où, forcés d'élargir le classique carcan,
Les professeurs, encor rebelles à vos rimes,
^1} Jacques Crépet, op. cit.
fu) Eu^. Crépet, op. cit.
Cette pièce était incluse dans la première lettre de Baudelaire à
Sainte-Beuve (V. Lettres, i844) — signée Baudelaire-Dufays.
POÉSIES 55
Succombaient sous TefiFort de dos folles escrimes
Et laissaient l'écolier, triomphant et mutin,
Faire à Taise hurler Triboulet en latin. —
Qui de nous, en ces temps d'adolescences pâles,
N'a connu la torpeur des fatigues claustrales,
— L'œil perdu dans Tazur morne d'un ciel d'été.
Ou l'éblouissement de la neig-e, — g-uetté,
• L'oreille avide et droite, — et bu, comme une meute,
L'écho lointain d'un livre, ou le cri d'une émeute ?
C'était surtout l'été, quand les plombs se fondaient,
Que ces grands murs noircis en tristesse abondaient.
Lorsque la canicule ou le fumeux automne
Irradiait les cieux de son feu monotone.
Et faisait sommeiller, dans les sveltes donjons.
Les tiercelets criards, effroi des blancs pigeons;
Saison de rêverie, où la Muse s'accroche
Pendant un jour entier au battant d'une cloche ;
Où la Mélancolie, à midi, quand tout dort.
Le menton dans la main, au fond du corridor, —
L'œil plus noir et plus bleu que la Religieuse,
Dont chacun sait l'histoire obscène et douloureuse,
— Traîne un pied alourdi de précoces ennuis,
Et son front moite encor des langueurs (i) de ses nuits.
— Et puis, venaient les soirs malsains, les nuits fiévreuses.
Qui rendent de leur corps les filles amoureuses.
Et les font, aux miroirs, — stérile volupté, —
Contempler les fruits mûrs de leur nubilité, —
Les soirs italiens, de molle insouciance,
— Qui des plaisirs menteurs révèlent la science,
— Quand la sombre Vénus, du haut des balcons noirs>
Verse des flots de musc de ses frais encensoirs. —
Ce fut dans ce conflit démolies circonstances,
(i) C'est « longueurs » qu'on lit chez M. E. Grépet, mais le con-
texte exige évidemment « langueurs » .
56 ŒUVRES POSTHUMES
Mûri par vos sonnets, préparé par vos stances,
Qu'un soir, ayant flairé le livre et son esprit,
J'emportai sur mon cœur Thistoire d'Amaury.
Tout abîme mystique est à deux pas du doute. —
Le breuvage infiltré lentement, goutte à g-outte, —
En moi qui, dès quinze ans, vers le gouffre entraîné,
Déchiffrais couramment les soupirs de René,
Et que de l'inconnu la soif bizarre alterre (sic),
— A travaillé le fond de la plus mince artère. —
J'en ai tout absorbé, les miasmes, les parfums,
LfC doux chuchotement des souvenirs défunts,
Les longs enlacements des phrases symboliques,
— Chapelets murmurants de madrigaux mystiques,
— Livre voluptueux, si jamais il en fut. —
Et depuis, soit au fond d'un asile touffu.
Soit que, sous les soleils des zones différentes,
L'éternel bercement des houles enivrantes,
Et l'aspect renaissant des horizons sans fin.
Ramenassent ce cœur vers le songe divin, —
Soit dans les lourds loisirs d'un jour caniculaire,
Ou dans l'oisiveté frileuse de frimaire, —
Sous les flots du tabac qui masque ie plafond, —
J'ai partout feuilleté le mystère profond
De ce livre si cher aux âmes engourdies
Que leur destin marqua des mêmes maladies,
Et, devant le miroir, j'ai perfectionné
L'art cruel qu'un démon, en naissant, m'a donné,
— De la douleur pour faire une volupté vraie, —
D'ensanglanter son mal et de gratter sa plaie.
Poète, est-ce une injure, ou bien un compliment ?
Car, je suis, vis-à-vis de vous comme un amant.
En face du fantôme, au geste plein d'amorces,
Dont la main et dont l'œil ont, pour pomper les forces,
Des charmes inconnus. — Tous les êtres aimés
Sont des vases de fiel qu'on boit les yeux fermés,
POÉSIES 57
Et le cœar transpercé, que la douleur allèche,
Expire chaque jour en bénissant sa flèche.
[1844.1
Noble femme au bras fort, qui durant les longps jours (1 ),
Sans penser bien ni mal dors ou rêves toujours
Fièrement troussée à Tantique,
Toi que depuis dix ans qui pour moi se font lents
Ma bouche bien apprise aux baisers succulents
Choja d'un amour monastique.
Prétresse de débauche et ma sœur de plaisir,
Qui toujours dédaignas de porter et nourrir
Un homme en tes cavités saintes.
Tant tu crains et tu fuis le stigmate alarmant
Que la vertu creusa de son soc infamant
Au flanc des matrones enceintes.
[Élégie refusée aux jeux floraux (2).]
Mes bottes, pauvres fleurs, sur leurs tiges fanées,
Dans un coin, tristement, gisaient, abandonnées,
Veuves des soins du décrotteur.
Les jours étaient passés où mon âme ravie
Les voyait recouvrer leur éclat et leur vie,
Sous le pinceau réparateur.
{1) La Renaissance latine, i5 décembre 1902. Ces vers, siig^nés
B. D., et publiés par le D^ M. LafiFoat, sont écrits « au verso d'une
feuille d'album où se trouve une poésie de Pierre Dupont^ ég^alement
inédite, que le grand chansonnier de Lyon, dédie, le 18 octobre i844«
comme « essai de plume » à Edward Hanquet, le philosophe » .
(2) La Gironde Littéraire, 1 5 avril 1888.
58 ŒUVRES POSTHUMES
Et moi, je contemplais avec sollicitude,
Le spectacle émouvant de leur décrépitude !
Puis, un de ces soupirs qu'on ne peut étoufiFer
S'échappa malgré moi de ma gorge oppressée,
Et mon cœur, encor plein de leur grandeur passée.
Se mit à les apostropher.
O bottes ! leur disais-je, ô bottes infidèles,
Vous êtes, vous aussi, comme les hirondelles,
Des oiseaux légers, inconstants !
Vous aimez le ciel pur et les brises amies ;
Aussi d'un vol léger, vous vous êtes enfuies.
Quand est venu le mauvais temps.
Ainsi, durant les jours pluvieux de novembre.
Me voilà donc contraint de rester dans ma chambre;
Appelant, mais en vain, les beaux jours d'autrefois.
Car la dent des pavés en grosses cicatrices
A gravé sur vos fronts vos étals de services ;
Et vous n'entendrez plus ma voix.
Le ciel dont la bonté s'étend sur la nature,
Refuse ses bienfaits à la littérature.
Peut-être, hélas I Thiver entier,
Traînant cette existence absurde et malheureuse,
J'attendrai vainement d'une âme généreuse
Un crédit chez quelque bottier.
Oh ! si pareil bienfait vient à tomber des nues.
Je jure de marcher au travers de nos rues
Avec un légitime orgueil.
Et vous, dont je n'ai plus qu'une triste mémoire,
mes bottes ! rentrez au fond de cette armoire
Qui va vous servir de cercueil.
[i85i.]
POÉSIES 59
Hélas I qui n*a gémi sur autrui, sur soi-même (i)?
Et qui n'a dit à Dieu : « Pardonnez-moi, Seigneur,
Si personne ne m'aime et si nul n'a mon cœur?
Ils m'ont tous corrompu ; personne ne vous aime ! »
Alors lassé du monde et de ses vains discours,
Il faut lever les yeux aux voûtes sans nuages,
Et ne plus s'adresser qu'aux muettes images.
De ceux qui n'aiment rien consolantes amours.
Alors^ alors, il faut s'entourer de mystère,
Se fermer aux regards, et sans morgue et sans fiel.
Sans dire à vos voisins: <c Je n'aime que le ciel »,
Dire à Dieu : « Consolez mon âme de la terre ! »
Tel, fermé par son prêtre un pieux monument.
Quand sur nos sombres toits la nuit est descendue,
Quand la foule a laissé le pavé de la rue,
Se remplit de silence et de recueillement.
[i852.]
Quant à moi, si j'avais un beau parc planté d'ifs (2),
Si, pour mettre à l'abri mon bonheur dans l'orage,
J'avais, comme ce riche, un parc au vaste ombrage,
Dédale s*égarant sous de sombres massifs ;
Si j'avais des bosquets^ ô rossignols craintifs,
O cygnes^ vos bassins ; votre sentier sauvage,
{i) Le Midi hivernal, a4 mars 1892. Poème remis par Baudelaire
à M. Hignard.
(2) Le Monde illustré^ 2 décembre 1 871, sous ce titre. Sonnet iné-
dit de Charles Beaudelaire (sic), et la signature Charles Beaudelaire.
60 ŒUVAES POSTHUMES
Vers luisants qui, le soir, étoilez le feuillag'e ;
Vos prés au ^rand soleil, petits grillons plaintifs ;
Je sais qui je voudrais cacher sous mes feuillées,
Avec qui secouer dans les herbes mouillées
Les perles que la nuit y verse de ses doigts^
Avec qui respirer les odeurs des rivières,
Ou dormir à midi dans les chaudes clairières.
Et tu le sais aussi, belle aux yeux trop adroits.
AUTRE MONSELET PIÀLLARD (l)
Vers destinés à son portrait.
On me nomme le petit chat ;
Modernes petites-maîtresses,
J'unis à vos délicatesses
La force d*un jeune pacha.
La douceur de la voûte bleue
Est concentrée en mon regard ;
Si vous voulez me voir bagnard,
Lectrices, mordez-moi la queue 1
SONNET (2)
Lorsque de volupté s'alanguissent tes yeux,
Tes yeux noirs flamboyants de panthère amoureuse,
Dans ta chair potelée, et chaude, et savoureuse.
J'enfonce à belles dents les baisers furieux.
(i) Nouveau Parnasse satyrique du XIX* siècle^ a« édit.
(Bruxelles, 1881). Ce portrait est ainsi intitulé, dans ce recueil,
parce qu'il y succède à trois autres pièces sur Monselet.
(i) Les frères Liônnet, souvenirs et anecdotes, Paris, 1888.
à.
POÉSIES Gl
Je sais saisi du rut sombre et mystérieux
Qui jadis transportait Ja Grèce langoureuse,
Quand elle contemplait, terre trois fois heureuse,
L'accouplement sacré des Hommes et des Dieux.
Puis, sur mon sein brûlant, je crois tenir serrée
Quelque idole terrible et de sang altérée,
A qui les longs sanglots des moribonds sont doux
Et j'éprouve, au milieu des spasmes frénétiques,
L'atroce enivrement des vieux Fakirs Indous,
Les extases sans fin des Brahmes fanatiques.
[Sur Talbum de Madame Emile Chevalet.]
Au milieu de la foule, errantes, confondues.
Gardant le souvenir précieux d'autrefois.
Elles cherchent Técho de leurs voix éperdues^
Tristes comme le soir deux colombes perdues
Et qui s'appellent dans les bois.
Je vis, et ton bouquet est de Tarchitecture fi) :
C'est donc lui la beauté, car c'est moi la nature ;
Si toujours la nature embellit la beauté.
Je fais valoir tes fleurs... me voilà trop flatté-
(i) Collection Gustave Kahn. Ce quatrain est écrit de la main de
•Baudelaire au bas d'un billet à lui évidemment adressé, et non
signé, dont voici le texte :
Mardi 3 novembre.
« Vous m'avez envoyé des vers sans papillon, permettez-moi de
vous offrir des fleurs sans vers, et pour me prouver que mon goût
a su comprendre le vôtre, mettez-les ce soir a votre boutonnière.
«Car toujours la nature embellit la beauté. »
ŒUVRES POSTHUMES
AMŒNITA TES BELGICJi: (i)
VENUS BELGE (2)
\En faisant Vascension de la rae Montagne de la
Cour y à Bruxelles ,~\
Ces mollets sur ces pieds montés
Qui vont sous ces cottes peu blanches
Ressemblent à des troncs plantés
Dans des planches.
Les seins des moindres femmelettes
Ici pèsent plusieurs quintaux
Et leurs membres sont des poteaux
Qui donnent le goût des squelettes .
Il ne me suffit pas qu'un sein soit gros et doux;
Il le faut un peu ferme, ou je tourne casaque,
Car, sacré nom de Dieu ! je ne suis pas cosaque,
Pour me soûler avec du suif et du saindoux.
(i) Le recueil des Amœnitates bel g icœ, formé par Poulet-Malassis,
est passé pour la dernière fois en vente, à notre connaissance,
quand fut dispersée la collection J. Noilly {1886). Composé de a3
pièces autographes, il comprenait, outre les neuf qu'on trouve
ici : La Propreté belge. — U Amateur des Beaux^Arts en Belgi-
?ue. -^La Nymphe de la Senne. — Le Rêve belge. — Vlnviolabi-
ité de la Belgique. — Epitaphe pour Léopoldl»'. — Epitaphe
pour la Belgique, — V Esprit conforme (une autre pièce) . — Les
Panégyriques du Roi. — Le Mot de Cavier. — Au Concert de
Bruxelles. — Une Béotie belge. — La Mort de Léopold /" (2 piè- *
ces). Nous n'avons pu, à notre vif regret, retrouver la trace de ce
recueil.
(2) A la différence des huit qui la suivent ici, Vénus belge, la pre-
mière des Amœnitates belgicœ, fut publiée du vivant de l'auteur.
{Nouveau Parnasse Satynque du XIX* siéc/tf, Bruxelles, 1866.) Les
huit autres ont été recueillies par la 2» édition de cet ouvrage (1881).
ea
LA PROPRETÉ DES DEMOISELLES BELGES
Elle puait comme ane fleur moisie.
Moi, je lui dis (mais avec courtoisie) :
(( Vous devriez prendre un bain régulier
Pour dissiper ce parfum de bélier. »
Que me répond cette jeune hébétée?
<( Je ne suis pas, moi, de vous dégoûtée l »
— Ici pourtant on lave le trottoir
Et le parquet avec du savon noir.
UNE EAU SALUTAIRE
Joseph Delorme a découvert
Un vaisseau (i) si clair et si vert
Qu'il donne aux malheureux Tenvie
D'y terminer leur triste vie.
— Je sais un moyen de guérir
De cette passion malsaine.
Ceux qui veulent ainsi périr
Menez-les aux bords de la Senne.
UN NOM DE BON AUGURE
Sur la porte je lus : « Lise Van Swieten. »
(C'était dans un quartier qui n'est pas un Eden .
— Heureux l'époux, heureux Tamant qui la possède,
(i) C'est évidemment ruisseau qu'il faut lire.
64 ŒUVRES POSTHUMES
Cette Eve qui contient en elle son Remède !
Cet homme enviable a trouvé,
Cr que nui n'a jamais rêvé.
Depuis le pôle nord jusqu'au pôle antarctique,
Une Epouse prophylactique ! —
OPINION DE M. HETZEL SUR LE FARO (l)
« Buvez- VOUS du faro? » dis-je à monsieur Hetzel ;
Je vis un peu d'horreur sur sa mine barbue.
w Non, jamais ! le faro (je dis cela sans fiel),
C'est de la bière deux fois bue.
Hetzel parlait ainsi dans un café flamand,
Par prudence sans doute, énig'matiquement.
Je compris que c'était une manière fine
De me dire : i^farOy synonyme d'urine ! »
LES BELGES ET LA LUNE (2)
On n'a jamais connu de race si baroque
Que ces Eelf^es. Devant le joli, le charmant,
Ils rouleai de gros- yeux et grognent sourdement;
Tout ce qui réjouit nos cœurs mortels les choque.
Dites un mot plaisant, et leur œil devient gris
Et terne comme Tœil d'un poisson qu'on fait frire ;
Une histoire touchante : ils éclatent de rire,
Pour faire voir qu'ils ont parfaitement compris.
U) Pièce parae pour la première fois dans le Charles Baudelaire,
publié chez Rédè Plncebourde, op. cit.
ta) IbifL
65
Comme Tesprit ils ont en horreur les lumières,
Parfois, sous la clarté calme du firmament,
J'en ai vu qui, rong'és d'un bizarre tourment,
Dans rhorreur de la fang-e et du vomissement,
Et g-orgés jusqu'aux dents de genièvre et de bière,
Aboyaient à la lune, assis sur leur derrière I
EPITAPHE
POUR L^ATBLIER DE M. ROPS, FABRICANT
DE CERCUEILS A BRUXELLES
Je rêvais, contemplant ces bières
De palissandre et d'acajou,
Qu'un habile ébéniste orne de cent manières ;
Quel écrin I et pour quel bijou I
Les morts ici sont sans vergog^ne.
Un jour des cadavres flamands
Souilleront ces cercueils charmants.
Faire de tels étuis pour de telles charognes f
L ESPRIT CONFORME
Les Belges poussent, ma parole I
L'imitation à l'excès,
Et, s'ils attrapent la vérole.
C'est pour ressembler aux Français.
LA CIVILISATION BELGE
Le Belge est très civilisé :
Il est voleur, il est rusé.
66 ŒUVRES POSTHUMES
Il est parfois syphilisé,
Il est donc très civilisé.
Il ne déchire pas sa proie
Avec ses ongulés; met sa joie
A montrer qu'il sait employer
A table fourchette et cuiller ;
Il nég^lige de s'essuyer.
Mais porte paletot, culottes,
Chapeau, chemise même et bottes ;
Fait de dégoûtantes ribottes ;
DégTieule aussi bien que l'Anglais ;
Met sur le trottoir des engrais ;
Rit du ciel et croit au progrès
Tout comme un journaliste d'oatre-
Quiévrain (i) ; — de plus, il peut f.....
Debout, comme un singe avisé;
Il est donc très civilisé*
(i) Les gens ô^outre-Quiévrain, c\si sous ce nom qu*en Belgique
on désigne communément les Français.
(Note de baudelajre.)
POÉSIES APOCRYPHES
LA BALLADE DU NOYÉ (l)
G est au fond, tout au fond du fleuve,
Que ma carcasse, à la fin veuve
De son âme, tranquillement.
Au pied d'une estacade neuve,
Se décompose en ce moment .
A moitié couverte de bourbe.
Trouée en tons sens par la tourbe
Des larves et des vers puants,
Parfois étreinte par la courbe
D'une anguille aux anneaux gluants
Leur cohue innombrable grouille
Dans mes entrailles qu'elle fouille
Avec des mouvements joyeux.
Et souvent une grenouille
Me regarde avec ses gros yeux.
Dans Teau verte, la perche passe
Avec la tanche rose et grasse
(i) Texte communiqué sans indication d'origine.
68 ŒUVRES POSTHUMES
Et la carpe au ventre argenté ;
Le brochet gourmand, à la trace,
Suit le goujon épouvanté.
A travers la vitre profonde,
Je revois la friture blonde
Et le vin bleu que je buvais
Lorsque j'étais encore au monde
Avec la femme que j'aimais.
A l'amphithéâtre (i)
Sur la pierre froide elle est toute nue ;
Ses grands yeux jaunis sont restés ouverts.
Sa chair est livide avec des tons verts,
Carie corps est vieux et la morte pue.
Bouchez-vous le nez ; admirez pourtant :
Elle est encor belle et sa pourriture,
Dans une impudique et folle posture,
Attendant lever, son dernier amant.
Elle va goûter de tristes caresses.
Et pour consommer ce lugubre amour,
Elle a conservé le délire lourd,
Le charme malsain des vieilles ivresses.
Mes dégoûts subits pour ses baisers froids,
J'en sais maintenant Taffreuse origine :
N'était-elle pas cadavre et vermine
Dans nos douloureux amours d'autrefois ?
(i) Le Fiffaro, 8 janvier 1869. « Paris au jour le jour », publie par
Francis Magnard, à qui cette pièce avait été communiquée par
M. Marins Houx, comme « détachée d'un ensemble qui porte ce
titre général : les Vieilles plaies ».
POÉSIES APOCRYPHES 69
— Fouille, Carabin, nerfs, ventre, cervelle.
Dénude les os, découpe les chairs.
Pour connaître à fond celle qui fut belle,
Ne craignons ni sang* corrompu ni vers.
Quand nous n'aurons plus qu'un amas informe,
Qued'épars tronçons d'un cadavre mou,
Comme un vieux chien mort, afin qu'elle y dorme,
Nous la jetterons au fond d'un grand trou.
LÉ CHIEN MORT (l)
Nous étions tou^ les deux dans le jardin où pousse
La violette au bord de l'eau.
Et, la main dans la main, sur l'étroit banc de mousse.
Nous regardions le clair ruisseau.
Car les eaux en chantant coulaient resplendissantes
Aux rayons du grand soleil d'or...
Sur un lit de lichens, parmi les fleurs brillantes
Devant nous gisait un chien mort .
Les bousiers d'azur avec les mouches vertes
Fourmillaient sur l'amas gluant;
Les yeux étaient rongés, les entrailles ouvertes.
Le ventre suintait béant ;
Le sang s'était caillé dans les poils de la bête.
Coagulés en noirs grumeaux ;
{i) La Liberté j i5 février 1872. — Il ressort d'un article : Hier et
demain. Un effacé volontaire^ paru à la Lanterne sans signature le
20 avril i883, que le Chien Mort est un pastiche d'Âmëdee Cloux.
L'auteur raconte notamment î « L'éditeur Pincebourde, — un nom
prédestiné — qui était en train de faire une édition de Beaudelaire
{sic)f y comprit pieusement le Chien Mort, et ce ne fut que sur
Tayeu même de Cloux, lequel eut pitié de lui, qu'il le fit disparaî-
tre.»
70 ŒUVRES POSTHUMES
Et Todeur de la mort nous montait à la tète,
Pénétrant, acre, en nos cerveaux...
J'entourai de mon bras sa taille bien-aimée,
Aussi flexible que les joncs,
Et vers moi se pencha sa tète parfumée
Qui m'inonda de cheveux blonds :
Regarde, dis-je alors, comme en cette carcasse,
En ce chien mort liquéfié,
Un monde tout entier vit, va, passe et repasse
Multicolore et varié!
Dans ces orbites creux, entre ces crocs fétides.
Vois, par ce printemps radieux.
Les rendez-vous d'amour des cloportes avides
Et des charançons noirs et bleus !
Les mouches à charbon, lustrant leurs fines ailes.
Pompent à deux les boyaux mous ;
Regarde, les vois-tu^ mâles avec femelles?
C'est partout l'amour.. . Aimons-nous!...
Ma beauté regarda les insectes sans nombre,
Rougit et baissa ses yeux bleus,
Et, cherchant le mystère, au fond du grand bois sombre
Nous disparûmes tous les deux.
INCONSCIENTE (l)
pour Jules Viard .
Rien n'a vibré, dis-tu.
Sous ta mamelle gauche
(i)Noos avons eu entre les mains une copie de ce sonnet attribaé
par son possesseur à Baudelaire. Ce dernier avait connu Jules
Viard vers i848. Y. aussi les lettres, lettre à E. Rouillon (Malas-
is), mars i865.
POisiES APOCRYPHES 71
Le jour où la débauche
Me vola ta vertu .
S'il est vrai que ton âme
N'eut pas même un émoi
Quand un autre que moi
Y projeta sa flamme^
C'est que ton cœur flétri
Gomme un beau fruit meurtr
Que le fer ronge et fouille,
Reste inerte en ton sein
Sons le baiser malsain
Du vice qui le souille.
SONNET (l)
A la Morgue, ce 2 mai 1864.
Jeune homme aux cheveux noirs, à la mine hautaine,
Pourquoi de ton plein gré, dans les bras de la mort,
Sur cet ignoble étal de boucherie humaine,
T'es-tu couché si tôt, si puissant et si fort?
Des forçats du travail as-tu rompu la chaîne ?
Artiste, es-tu tombé sous Tétreinte du sort ?
(i) V Evénement, 28 avril 1866, publié dans un article de Georjres
Maillard, paru sous la rubrique : Hier, aujourd'hui, demain.
Pour clore ce chapitre, disons encore que nous n'avons pu retrou-
ver le Potage aux hannetons, pièce mentionnée par le vicomte de
Spœlberch de Lovenjoul dans son excellente Etude bibliographique
sur les Œuvres de Charles Baudelaire (V. les Lundis d'un Cher-
cheur, Calmann-Lévy, 1894), et qu'un sonnet A M^* du Barru
paru dans l* Artiste en i846 sous la signature de Privât d'Anglemont
et reproduit dans les Mémoires d'un Critique de M. Jules Levallois*
devri^it être restitué à Baudelaire selon certains. On nous a encore
communiqué, en l'attribuant à Baudelaire, une pièce intitulée
C Hymne des noyés. Son excessive liberté ne nous a pas permis de
l'imprimer.
72 ŒUVAES POSTHUMES
Noa. — Car ton corps, alors, tordu par Tâpre haine,
Edt conservé le pli de ton suprême effort •
Or ton cadavre est souple^ il sourit, tu reposes.
J'entends, sous le flot noir, — c*est un amour perdu
Que tu fus retrouver. Sur ces lèvres mi-closes
Le baiser d'une morte a mis ces lueurs roses
£t le lit nuptial qui t'est enfin rendu,
C'est la dalle où croupit le sang* des ecchymoses.
JOURNAUX INTIMES
[NOTE AUTOBIOGRAPHIQUE (i)]
Enfance : Vieux mobilier Louis XVI, antiques,
consulat, pastels, société dix-huitième siècle.
Après i83o, le collège de Lyon, coups, batailles
avec les professeurs et les camarades, lourdes
mélancolies.
Retour à Paris, collège et éducation par mon
beau-père (le général Aupick).
Jeunesse : Expulsion de Louis le Grand, histoire
du baccalauréat.
Voyages avec mon beau-père dans les Pyrénées.
Vie libre à Paris, premières liaisons littéraires :
Ourliac, Gérard, Balzac, Levavasseur, Delatou-
che.
Voyages dans l'Inde : première aventure, navire
démâté; Maurice, île Bourbon, Malabar, Ceylan,
Indoustan, Cap; promenades heureuses.
Deuxième aventure : retour sur un navire sans
vivres et coulant bas.
(i) La Fizelière et Decaux, op, cif,, note autographe commu-
niquée par M. Kathery.
74 ŒUVRES POSTHUMES
Retour à Paris; secondes liaisons littéraires :
Sainte-Beuve, Hugo, Gautier, Esquiros.
Difficulté pendant très longtemps de me faire
comprendre d'un directeur de journal quelconque.
Goût permanent depuis Penfance de toutes les
représentations plastiques .
Préoccupations simultanées de la philosophie et
de la beauté en prose et en poésie; du rapport
perpétuel, simultané de Fidéal avec la vie.
FUSÉES (i)
Quand même Dieu n'existerait pas, la religion
serait encore sainte et divine.
Dieu est le seul être qui, pour régner, n'ait même
pas besoin d'exister.
Ce qui est créé par Tesprit est plus vivant que la
matière.
L'amour, c'est le goût de la prostitution. Il
n'est même pas de plaisir noble qui ne puisse être
ramené à la prostitution.
Dans un spectacle, dans un bal, chacun jouit de
tous.
(i) Eugène Crépct, op. cit.
Les Joarnaux Intimes : Fusées, Mon Cœur mis à nu, ont été
constitués par Poulet-Malassis d'une suite de notes sur feuilles
volantes trouvées dans les papiers de Baudelaire à sa mort^ et non
paginées, que réditeur-collectionneur colla sur des feuilles de plus
grand format, dans un ordre forcément arbitraire. Il n'y faut
donc pas chercher d'enchaînement rigoureux non plus c^u'aucune
unité de matières. Péle-méle Baudelaire ici consigne aussi bien les
menus faits de sa vie quotidienne que les postulats de sa philoso-
phie, ou encore telle phrase heureusement venue qu'il destine à
quelque nouvelle en projet. Ce sont plus des bloc-notes, en somme,
que des journaux intimes. Et ceci explique suffisamment les répé-
titions fréquentes qu'on y trouve.
M. Octave Uzanne en avait, le premier, donné des fragments
importants {le Livre, lo septembre i884). M. Eugène Grépet avait
cru devoir, lui-même, se résigner à en couper quelques passages ;
nous restituons ici le texte intégral .
Ajoutons que, selon M. Eugène Grépet, le recueil intitulé Fusées
« remonte à une dizaine d'années avant la mort de l'auteur, tandis
que Mon Cœur mis à nu se rapporte presque exclusivement à l'épo-
que où il se sentit frappé des premières atteintes du mal qui allait
remporter. »
7© ŒUVIIES POSTHUMES
Qu*est-ce que l'art? Prostitution.,
Le plaisir d'être dans les foules est une expres-
sion mystérieuse de la jouissance de la multiplica-
tion du nombre.
Tout est nombre. Le nombre est dans tout. Le
nombre est dans l'individu. L'ivresse est un nom-
bre.
Le goût de la concentration productive doit rem-
placer, chez un homme mûr, le goût de la déper-
dition.
L'amour peut dériver d'un sentiment généreux :
le goût de la prostitution ; mais il est bientôt cor-
rompu par le goût de la propriété.
L'amour veut sortir de soi, se confondre avec
sa victime, comme le vainqueur avec le vaincu, et
cependant conserver des privilèges de conquérant.
Les voluptés de l'entreteneur tiennent à la fois
de l'ange et du propriétaire. Charité et férocité.
Elles sont même indépendantes du sexe, de la
beauté et du genre animal.
Les ténèbres vertes dans les soirs humides de la
belle saison.
Profondeur immense de pensée dans les locutions
vulgaires, trous creusés par des générations de
fourmis.
Anecdote du chasseur, relative à la liaison intime
de la férocité et de l'amour.
De la féminéité de TËglise, comme raison de son
omni-pui^sance.
De la couleur violette (amour contenu, mysté-
rieux, voilé, couleur de chanoinesse).
JOURNAUX INTIMES 77
Le prêtre est immense, parce qu'il fait croire à
une foule de choses étonnantes.Que TEglise veuille
tout faire et tout être, c'est une loi de Tesprit
humain. Les peuples adorent Tautorité. Les prêtres
sont les serviteurs et les sectaires de l'imagina-
tion. Le trône et Tautel, maxime révolutionnaire.
E G ou la SÉDUISANTE AVENTURIÈRE (l).
Ivresse religieuse des grandes villes. Panthéisme.
Moi, c'est tous; tout, c'est moi. Tourbillon.
Je crois que j'ai déjà écrit dans mes notes que
l'amour ressemblait fort à une torture ou à une
opération chirurgicale (2). Mais cette idée peut être
développée de la manière la plus amèrc. Quand
même les deux amants seraient très épris et très
pleins de désirs réciproques, l'un des deux sera
toujours plus calme, ou moins possédé que l'au-
tre. Celui-là ou celle-là, c'est l'opérateur ou le
bourreau; l'autre, c'est le sujet, la victime. Enten-
dez-vous ces soupirs, ' préludes d'une tragédie
de déshonneur, tes gémissements, ces cris, ces
râles? Qui ne les a proférés, qui ne les a irrésisti-
blement extorqués? Et que trouvez- vous de pire
(i) Peut-être est-ce la variante du titre d'un roman projeté : le
Fou raisonnable et la belle Aventurière (V. p. 4o5).
(2) V. plus loin. Ce déjà nous fournit une preuve évidente de
Tordre arbitraire introduit dans ces notes par Poulet-Malassis.
78 ŒUVRES POSTHUMES
dans la question appliquée par de soigneux tor-
tionnaires? Ces yeux de somnambule révulsés, ces
membres dont les muscles jaillissent et se roidis-
sent comme sous l'action d'une pile galvanique,
rivresse, le délire, Topium, dans leurs plus furieux
résultats, ne vous en donneront certes pas d'aussi
affreux, d'aussi curieux exemples. Et le visage
humain, qu'Ovide croyait façonné pour refléter les
astres, le voilà qui ne parle plus qu'une expression
de férocité folle, ou qui se détend dans une espèce
de mort. Car, certes, je croirais faire un sacrilège
en appliquant le mot : extase à cette sorte de
décomposition.
— Épouvantable jeu, où il faut que l'un des
joueurs perde le gouvernement de soi-même!
Une fois, il fut demandé, devant moi, en quoi
consistait le plus grand plaisir de l'amour. Quel-
qu'un répondit naturellement : à recevoir, et un au-
tre : à se donner. — Celui-ci dit : plaisir d'orgueil;
— et celui-là : volupté d'humilité. Tous ces ordu-
riers parlaient comme V Imitation de Jésus-Christ.
— Enfin, il se trouva un impudent utopiste qui
affirma que le plus grand plaisir de l'amour était
de former des citoyens pour la patrie.
Moi, je dis : la volupté unique et suprême de
l'amour gît dans la certitude de faire le mal. Et
l'homme et la femme savent, de naissance, que dans
le mal se trouve toute volupté.
Plans. Fusées. Projets.
La comédie à la Silvestre.
Barbara et le mouton.
Chenavard a créé un type surhumain.
Mon vœu à Levaillant.
JOURNAUX INTIMES 79
Préface, mélange de mysticité et d^enjoucment.
Rêves et théorie du rêve à la Swedenborg.
La pensée de CdunfihellÇthe conduct of Life){i).
Concentration.
Puissance de Tidéc fixe.
La franchise absolue, moyen d'originalité.
Raconter pompeusement des choses comiques...
Fusées. Suggestions.
Quand un homme se met au lit, presque tous
ses amis ont un désir secret de le voir mourir; les
uns, pour constater qu'il avait une santé infé-
rieure à la leur ; les autres, dans Tespoir désinté-
ressé d'étudier une agonie (2).
Le dessin arabesque est le plus spiritualiste des
dessins.
L'homme de lettres remue des capitaux et donne
le goût de la gymnastique intellectuelle.
Le dessin arabesque est le plus idéal de tous.
Nous aimons les femmes à proportion qu'elles
(i) Titre du livre d'Emerson, paru en 1860.
(2) Ailleurs Baudelaire indique Emerson comme l'auteur de cette
misanthropique boutade. (Note de M. Eu^. Crêpe t.)
^0 ŒUVRES POSTHUMES
nous sont plus étrangères. Aimer les femmes
intelligentes est un plaisir de pédéraste. Ainsi la
bestialité exclut la pédérastie.
L'esprit de bouffonnerie peut ne pas exclure la
charité, mais c'est rare.
L^enthousiasme qui s'applique à autre chose
que les abstractions est un signe de faiblesse et de
maladie.
La maigreur est plus nue, plus indécente que la
graisse.
Ciel tragique. Épithète d'un ordre abstrait
appliqué à un être matériel.
L'homme boit lalumièreavecratmosphère. Ainsi
le peuple a raison de dire que l'air de la nuit est
malsain pour le travail.
Le peuple est adorateur-né du feu.
Feux d'artifice, incendies, incendiaires.
Si l'on suppose un adorateur-né du feu, un Par
sis-né, on peut créer une nouvelle.
Les méprises relatives au visage sont le résultat
de réclipse de l'image réelle par l'hallucination qui
en tire sa naissance.
Connais donc les jouissances d'une vie âpre, et
JOURNAUX INTIMES 8l
prie, prie sans cesse. La prière est réservoir de
force. (Autel de la volonté. — Dynamique morale.
— La sorcellerie des sacrements. — Hygiène de
l'âme.)
La musique creuse le ciel.
Jean-Jacques disait qu'il n'entrait dans un café
qu'avec une certaine émotion. Pour une nature
timide, un contrôle de théâtre ressemble quelque
peu au tribunal des Enfers.
La vie n'a qu'un charme vrai : c'est le charme du
jeu. Mais s'il nous est indifférent de gagner ou de
perdre?
Les nations n'ont de grands hommes que
malgré elles, — comme les familles. Elles font tous
leurs efforts pour n'en pas avoir. Et ainsi, legrand
homme a besoin, pour exister, de posséder une
force d'attaque plus grande que la force de résis-
tance développée par des millions d'individus.
A propos du sommeil, aventure sinistre de tous
les soirs, on peut dire que les hommes s'endorment
journellement avec une audace qui serait inintel-
ligible si nous ne savions qu'elle est le résultat de
l'ignorance du danger.
Il y a des peaux carapaces avec lesquelles le
mépris n'est plus une vengeance.
82 ŒUVRES POSTHUMES
Beaucoup d'amis, beaucoup de gants. Ceux qui
m'ont aimé étaient des gens méprisés, je dirais
même méprisables, si je tenais à flatter les honnêtes
gens.
Girardin parler latin ! Pecudesque locutœ.
II appartenait à une Société incrédule d'envoyer
Robert Houdin chez les Arabes pour les détourner
des miracles (i).
Ces beaux et grands navires, imperceptiblement
balancés (dandinés) sur les eaux tranquilles, ces
robustes navires, à l'air désœuvré et nostalgique,
ne nous disent-ils pas dans une langue muette :
Quand partons-nous pour le bonheur ?
Ne pas oublier dans le drame le côté merveilleux,
la sorcellerie, et le romanesque.
Les milieux, les atmosphères, dont tout un récit
doit être trempé. (Voir Usher{2) et en référer aux
sensations profondes du haschisch et de l'opium.)
Ya-t-il des folies mathématiques et des fous qui
pensent que deux et deux fassent trois ? En d'autres
termes, l'hallucination peut-elle, si ces mots ne
(i) Se souvient-on qu'en effet Robert Houdin fut envoyé en Algé-
rie par le isçouvernement français pour combattre l'influence des
sorciers indig^ènes ?
(2) La Chute delà maison Zi^^Aer, conte d*Edgar Poe, que Baude-
laire avait traduit dans /& Pays (7, 9, i3 février i855).
JOURNAUX INTIMES 83
hurlent pas [d'être accouplés ensemble], envahir les
choses de pur raisonnement? Si, quand un homme
prend l'habitude de la paresse, de la rêverie, de la
fainéantise, au point de renvoyer sans cesse au
lendemain la chose importante, un autre homme le
réveillait un matin à grands coups de fouet et le
fouettait sans pitié jusqu'à ce que, ne pouvant tra-
vailler par plaisir, celui-ci travaillât par peur, cet
homme, le fouettieur, ne serait-il pas vraiment son
ami, son bienfaiteur? D'ailleurs, on peut affirmer
que le plaisir viendrait après, à bien plus juste titre
qu'on ne dit : l'amour vient après le mariage.
De même, en politique, le vrai saint est celui
qui fouette et tue le peuple, pour le bien du peu-
ple.
Mardi, i3 Mai i856.
Prendre des exemplaires à Michel (i).
Ecrire à Maria Clemm.
Envoyer cher M°*« Ducray savoir si Mirés...
Ce qui n'est pas légèrement difforme a l'air in-
sensible ; d'où il suit que l'irrégularité, c'est-à-dire
l'inattendu, la surprise, l'étonnement sont une par-
tie essentielle et la caractéristique de la beauté:
Théodore de Banville n'est pas précisément
matérialiste ; il est lumineux. Sa poésie représente
les heures heureuses.
(i) Eyidemment des exemplaires des Histoires Extraordinaires,
dont la traduction venait ae paraître chez Michel Lévy et était
dédiée à Maria Glemm,la belle-mère, — «range-gardien » d'JËdgar Poe«
84 ŒUVRSS P08THUMB8
A chaque lettre de créancier, écrivez cinquante
lignes sur un sujet extra-terrestre et vous serez
sauvés.
Grand sourire dans un beau visage de géant.
•
Du suicide et de la folie-suicide considérés dans
leurs rapports avec la statistique, la médecine et
la philosophie.
Bribrre de Boismont. Chercher le passage :
« Vivre avec un être qui n^a pour vous que de
Taversion... »
Le portrait de Sérène par Sénèque, celui de
Stagire par saint Jean Chrysostome ; Yacediaj
maladie des moines. — Le tœdium vitœ.
Traduction et paraphrase de la Passion. Rap-
porter tout à elle.
Jouissances spirituelles et physiques causées par
Torage, Télectricité et la foudre, tocsin des souve-
nirs amoureux, ténébreux, des anciennes années.
J'ai trouvé la définition du Beau, de mon Beau.
C'est quelque chose d'ardent et de triste, quel-
que chose d'un peu vague, laissant carrière à la
conjecture. Je vais, si Ton veut, appliquer mes
idées à un objet sensible, à l'objet par exemple, le
plus intéressant dans la société, à un visage
1
JOURNAUX INTIMES 85
femme. Une tête séduisante et belle, une tête de
femme, veux-je dire, c'est une tête qui fait rêver à
la fois, mais d'une manière confuse, de volupté et
de tristesse; qui comporte une idée demélancolie, de
lassitude, même de satiété, — soit une idée con-
traire, c'est-à-dire une ardeur, un désir de vivre,
associés avec une amertume refluante, comme ve-
nant de privation ou de désespérance. Le mystère,
le regret sont aussi des caractères du Beau.
Une belle tête d'homme n'a pas besoin de com-
porter, excepté peut-être aux yeux d'une femme,
cette idée de volupté, qui, dans un visage de femme,
est une provocation d'autant plus attirante que le
visage est généralement plus mélancolique. Mais
cette tête contiendra aussi quelque chose d'ardent
et de triste, des besoins spirituels, des ambitions
ténébreusement refoulées, l'idée d'une puissance
grondante et sans emploi, quelquefois l'idée d'une
insensibilité vengeresse (car le type idéal du dandy
n'est pas à négliger dans ce sujet), quelquefois aussi,
— et c'est l'un des caractères de beauté les plus
intéressants — le mystère, et enfin (pour que j'aie
le courage d'avouer jusqu'à quel point je me sens
moderne en esthétique), fe malheur. — Je ne pré-
tends pas que la Joie ne puisse pas s'associer avec
la Beauté, mais je dis que la Joie est un des orne-
ments les plus vulgaires, tandis que la Mélancolie
en est pour ainsi dire Tillustre compagne, àcepoint
que je ne conçois guère (mon cerveau serait-il un
miroir ensorcelé?) un type de Beauté où il n'y ait
du Malheur. Appuyé sur — d'autres diraient : ob-
sédé par — ces idées, on conçoit qu'il me serait dif-
ficile de ne pas conclure que le plus parfait type de
Beauté virile est Satan, — à la manière deMilton.
86 ŒUVRES P0ST&UME8
Auto-idolâtrie. Harmonie poétique du caractère.
Eurythmie du caractère et des facultés. Conserver
toutes les facultés. Augmenter toutes les facultés.
Un culte (magisme, sorcellerie évocatoire).
Le sacrifice et le vœu sont les formules suprêmes
et les symboles de l'échange.
Deux quahtés littéraires fondamentales : surna-
tirralisme et ironie. Coup d'œil individuel, aspect
dans lequel se tiennent les choses devant Fécrivain,
puisi tournure d'esprit satanique. Le surnaturel
comprend la couleur générale et Taccent, c'est-à-
dire iatensité, sonorité, limpidité, vibrativité, pro-
fondeur et retentissement dans l'espace et dans le
temps.
Il y a des moments de l'existence où le temps et
Téteîidue sont plus profonds, et le sentiment de
Tcxisience immensément augmenté.
De la magie appliquée à l'évocation des grands
raort^j au rétablissement et au perfectionnement de
la santé.
L'inspiration vient toujours, quand l'homme le
uealj mais elle* ne s'en va pas toujours, quand il le
veut.
De la langue et de l'écriture, prises comme opé-
alions magiques, sorcellerie, évacatoire.
DE l'air dans la FEMME.
Les airs charmants, et qui font la beauté, sont :
L'air blasé, l'air ennuyé, l'air évaporé, l'air im-
pudent, l'air froid, l'air de regarder en dedans, l'air
de domination, l'air de volonté, l'air méchant, l'air
malade, l'air chat, enfantillage, nonchalance et
^nalice mêlés.
JOURNAUX INTIMES 87
Danscertains états de Tâme presque surnaturels, X
la profondeur de la vie se révèle tout entière dans
le spectacle, si ordinaire qu'il soit, qu'on a sous les
yeux. lien devient le symbole.
Comme je traversais le boulevard et comme je
mettais un peu de précipitation à éviter les voitures,
mon auréole s'est détachée et est tombée dans la
boue du macadam. J'eus heureusement le temps de
la ramasser ; mais cette idée malheureuse se glissa,
un instant après, dans mon esprit, que c'était un
mauvais présage; et dès lors l'idée n'a plus voulu
me lâcher; elle ne m'a laissé aucun repos, de toute
la journée (i).
Du culte de soi-même dans l'amour, au point de
vue de la santé, de l'hygiène, de la toilette, de la
noblesse spirituelle et de l'éloquence.
Self-purification and anti-humanity .
Il y a dans l'acte de l'amour, une grande ressem-
blance avec la torture ou avec une opération chi-
rurgicale .
•
Il y a dans la prière une opération magique. La
prière est une des grandes forces de la dynamique
intellectuelle. Il y a là comme une récurrence
électrique.
Le chapelet est un médium, un véhicule ; c'est
la prière mise à la portée de tous.
(i) Cet alinéa est évidemment l*embryon du poème en prose inti-
tulé Perte d'auréole.
88 ŒUVRES POSTBUMCS
Le travail, force progressive et accumulative,
portant intérêts comme le capital, dans les facultés
comme dans les résultats.
Le jeu, même dirigé par la science, force inter-
mittente, sera vaincu, si fructueux qu'il soit, par le
travail^ si petit qu'il soit, mais continu.
Si un poète demandait à TEtat le droit d'avoir
quelques bourgeois dans son écurie, on serait fort
étonné, tandis que, si un bourgeois demandait du
poète rôti, on le trouverait tout naturel.
Cela ne pourra pas scandaliser mes femmes, mes
filles, ni mes sœurs (i).
Tantôt il lui demandait la permission de lui bai-
ser la jambe, et il profitait de la circonstance pour
baiser cette belle jambe dans telle position qu^elle
dessinât nettement son contour sur le soleil cou-
chant I
« Minette, minoutte, minouille, mon chat, mon
loup, mon petit singe, grand singe, grand serpent,
mon petit singe mélancolique. » De pareils caprices
de langue trop répétés, de trop fréquentes ap-
pellations bestiales témoignent d'un côté satanique
dans l'amour. Les satans n'ont-ils pas des formes
de bêtes? Le chameau de Cazotte, chameau, diable
et femme.
(i) Note relative évidemment au projet de préface des Fleurs du
Mal qui, dans la première et la troisième version (v. plus haut), en
reproduit à peu près les termes. Nous la retrouvons d ailleurs, pins
loin, une fois encore.
JOURNAUX INTIMES 89
Un homme va au tir au pistolet, accompagné de
sa femme. Il ajuste une poupée, et dit à sa femme:
Je me figure que c'est toi. — Il ferme les yeux et
abat la poupée. — Puis il dit, en baisant la main de
sa compagne : Cher ange, que je te remercie de
mon adresse (i) !
Quand j'aurai inspiré le dégoût et l'horreur uni-
versels, j'aurai conquis la solitude.
Ce livre n'est pas fait pour mes femmes, mes
filles et mes sœurs. — J'ai peu de ces choses.
Il y a des peaux carapaces, avec lesquelles le
mépris n'est plus un plaisir.
Beaucoup d*amis, beaucoup de gants, de peur
de la gale.
Ceux qui m'ont aimé étaient des gens méprisés,
je dirais même méprisables, si je tenais à flatteries
honnêtes gens.
Dieu est un scandale, un scandale qui rap-
porte.
Ne méprisezla sensibilité de personne. La sensi-
bilité de chacun, c'est son génie.
Il n'y a que deux endroits où l'on paye pour
avoir le droit de dépenser : les latrines publiques
et les femmes.
(i) Idée première du Petit Poème en prose intitulé : le Galant
Tireur,
go ŒUVRES POSTHUMES
Par un concubinage ardent, on peut deviner les
jouissances d'un jeune ménage;
Le goût précoce des femmes. Je confondais To-
deur de la fourrure avec l'odeur de la femme. Je
me souviens... Enfin, j'aimais ma mère pour son
élégance. J'étais donc un dandy précoce.
Mes ancêtres, idiots ou maniaques, dans des
appartements solennels, tous victimes de terribles
passions.
Les pays protestants manquent de deux éléments
indispensables au bonheur d'un homme bien élevé,
la galanterie et la dévotion.
V Le mélange du grotesque et du tragique est
agréable à l'esprit, comme les discordances aux
oreilles blasées.
Ce qu'il y a d'enivrant dans le mauvais goût,
c'est le plaisir aristocratique de déplaire.
L'Allemagne exprime la rêverie par la ligne,
comme l'Angleterre par la perspective.
^ Il y a, dans l'engendrement de toute pensée
sublime, une secousse nerveuse qui se fait sentir
dans le cervelet.
L'Espagne met dans la religion la férocité natu-
relle de l'amour.
Style. — La note éternelle, le style éternel et
cosmopolite. Chateaubriand, Alph. Rabbe, Edgar
Poe,
Pourquoi les démocrates n'aiment pas les chats,
il est facile de le deviner. Le chat est beau; il
révèle des idées de luxe, de propreté, de volupté,
etc..
JOURNAUX INTIMBS QI
Un peu de travail, répété trois cent soixante-
cinq fois, donne trois cent soixante-cinq fois un peu
d'argent, c'est-à-dire une somme énorme. En
même temps, la gloire est faite,
[En marge,] De même, une foule de petites
jouissances composent le bonheur.
Gréer un poncif, c'est le génie. Je dois créer un
poncif.
Le concetto est un chef-d'œuvre.
Le ton Alphonse Rabbe.
Le ton fille entretenue {Ma toute^belle t Sexe
volage!)
Le ton éternel.
Coloriage crû, dessin profondément entaillé.
La prima-donna et le garçon boucher.
Ma mère est fantastique ; il faut la craindre et
lui plaire.
L'orgueilleux Hildebrand. Césarisme de Napo-
léon IIL Pape et Empereur. (Lettre à Edgar Ney.)
Se livrer à Satan, qu'est-ce que c'est ?
Quoi de plus absurde que le Progrès, puisque
l'homme, comme cela est prouvé par le fait journa-
lier, est toujours semblable et égal à l'homme, c'est
à dire toujours à l'état sauvage! Qu'est-ce que les
périls de la forêt et de la prairie auprès des chocs
92 ŒUVRES POSTHUMES
et des conflits quotidiens de la civilisation? Que
rhomme enlace sa dupe sur le boulevard, ou perce
sa proie dans des forêts inconnues, n'est-il pas
rhomme éternel, c'est-à-dire l'animal de proie le
plus parfait?
^ — On dit que j'ai trente ans; mais si j'ai vécu
trois minutes en une...,n'ai-je pas quatre-vingt-dix
ans?
^ ... Le travail, n'est-ce pas le sel qui conserve les
âmes momies ?
Début d'un roman, commencer un sujet n'importe
où, et, pour avoir envie de le finir, débuter par de
très belles phrases.
Je crois que le charme infini et mystérieux qui
gît dans la contemplation d'un navire, et surtout
d'un navire en mouvement, tient, dans le premier
cas, à la régularité et à la symétrie, qui sont un des
besoins primordiaux de l'esprit humain, au même
degré que la complication et l'harmonie; — et,dans
le second cas, à la multiplication successive et à la
génération de toutes les courbes et figures imagi-
naires opérées dans l'espace par les éléments réels
de l'objet.
L'idée poétique, qui se dégage de cette opération
du mouvement dans les lignes, est l'hypothèse d'un
être vaste, immense, compliqué, mais eurythmi-
que, d'un animal plein de génie, souffrant et sou-
pirant tous les soupirs et toutes les ambitions
humaines.
Peuples civilisés, qui parlez toujours sottement
de sauvages et de barbares, bientôt, comme dit
JOUiUCAUX INTIMES gS
d'Aurevilly, vous ne vaudrez même plus assez pour
être idolâtres.
Le stoïcisme, religion qui n'a qu'un sacrement :
le suicide !
Concevoir un canevas pour une boufiFonnerie
lyrique ou féerique, pour pantomime, et traduire
cela en un roman sérieux. Noyer le tout dans une
atmosphère anormale et songeuse, — dans l'atmos-
phère des grands jours. — Que ce soit quelque
chose de berçant, — et même de serein dans la
passion, — Régions de la poésie pure.
Emu au contact de ces voluptés qui ressemblaient
à des souvenirs, attendri par la pensée d'un passé
mal rempli, de tant defautCvS, de tant de querelles,
de tant de choses à se cacher réciproquement, il
se mit à pleurer ; et ses larmes chaudes coulèrent,
dans les ténèbres, sur l'épaule nue de sa chère et
toujours attirante maîtresse.
Elle tressaillit, elle se sentit, elle aussi, attendrie
et remuée. Les ténèbres rassuraient sa vanité et
son dandysme de femme froide. Ces deux êtres
déchus, mais souffrant encore de leur reste de
noblesse, s'enlacèrent spontanément, confondant,
dans la pluie de leurs larmes et de leurs baisers les
tristesses de leur passé avec leurs espérances bien
incertaines d'avenir. Il est présumable que jamais,
pour eux, la volupté ne fut si douce que dans cette
nuit de mélancolie et de charité; — volupté saturée
de douleur et de remords.
A travers la noirceur de la nuit, il avait regardé
derrière lui dans les années profondes, puis il s'é-
94 OBUVRBS POSTHUMES
tait jeté dans les bras de sa coupable amie, pour y
retrouver le pardon qu'il lui accordait (i).
Hugo pense souvent à Prométhée. Il s'applique
un vautour imaginaire sur une poitrine qui n'-est
lancinée que par les moxas de la vanité. Puis, l'hal-
lucination se compliquant, se variant, mais suivant
la marche progressive décrite par les médecins, il
croit que,parun^a^ delà Providence, Sainte-Hélène
a pris la place de Jersey.
Cet homme est si peu élégiaque, si peu éthéré,
qu'il ferait horreur même à un notaire.
Hugo, sacerdoce, a toujours le front penché, —
trop penché pour rien voir, excepté son nombril.
Qu'est-ce quin'estpas un sacerdoce aujourd'hui?
La jeunesse elle-même est un sacerdoce, — à ce que
dit la jeunesse.
Et qu'est-ce qui n'est pas une prière ? Ghier est
une prière, à ce que disent les démocrates, quand
ils chient.
M. dePontmartin, un homme qui a toujours l'air
d'arriver de sa province.
L'hpmme, c'est-à-dire chacun, est si naturelle-
ment dépravé qu'il souffre moins de l'abaissement
universel que de l'établissement d'une hiérarchie
raisonnable.
•
Le monde va finir. La seule raison, pour laquelle
(1) M. Eugène Crépet, op. ciL, adonné cette page au chapitre
Romans et Nouvelles. Nous la rétablissons à la place qu'elle occupe
dans le recueil autographe formé par Malassis, pour mieux donner
l'idée de la manière dont fut compose ce recueil.
JOURNAUX INTIMES
9'^
il pourrait durer, c'est qu'il existe. Que cette rai-
son est faible, comparée à toutes celles qui annon-
cent lecontraire, particulièrement à celle-ci : Qu'est-
ce que le monde a désormais à faire sous le ciel?
Car, en supposant qu'il continuât à exister maté-
riellement, serait-ce une existence digne de ce nom
et du Dictionnaire historique? Je ne dis pas que le
monde sera réduit aux expédients et au désordre
bouflFon des républiques du Sud-Amérique, que
peut-être même nous retournerons à l'état sauvage,
et que nous irons, à travers les ruines herbues de
notre civilisation chercher notre pâture, un fusil à
la main. Non; car ces aventures supposeraient
encore une certaine énergie vitale, écho des pre-
miers âges. Nouvel exemple et nouvelles victimes
des inexorables lois morales, nous périrons par où
nous avons cru vivre. La mécanique nous aura
tellement américanisés, le progrès aura si bien
atrophié en nous toute la partie spirituelle, que rien,
parmi les rêveries sanguinaires, sacrilèges ou anti-
naturelles des utopistes, ne pourra être comparé à
ses résultats positifs. Je demande à tout homme
qui pense de me montrer ce qui subsiste de la vie.
De la religion, je crois inutile d'en parler et d'en
chercher les restes, puisque se donner la peine de
nier Dieu est le seul scandale, en pareilles matiè-
res . La propriété avait disparu virtuellement avec
la suppression du droit d'aînesse; mais le temps
viendra où l'humanité, comme un ogre vengeur,
arrachera leur dernier morceau à ceux qui croiront
avoir hérité légitimement des révolutions. Encore,
là ne serait pas le mal suprême.
L'imagination humaine peut concevoir, sans trop
de peine, des républiques ou autres Etats commu-
g6 ŒUVRES POSTHUMES
nautaires, dignes de quelque gloire, s'ils sont diri-
gés par des hommes sacrés, par de certains aris-
tocrates. Mais ce n*est pas particulièrement par des
institutions politiques que se manifestera la ruine
universelle, ou le progrès universel; car peu m'im-
porte le nom. Ce sera par l'avilissement des cœurs.
Ai-je besoin de dire que le peu qui restera de poli-
tique se débattra péniblement dans les étreintes de
l'animalité générale, et que les gouvernants seront
forcés, pour se maintenir et pour créer un fantôme
d'ordre, de recourir à des moyens qui feraient
frissonner notre humanité actuelle, pourtant si
endurcie ? — Alors, le fils fuira la famille, non pas
à dix-huit ans, mais à douze, émancipé par sa pré-
cocité gloutonne ; il la fuira, non pas pour cher-
cher des aventures héroïques, non pas pour déli-
vrer une beauté prisonnière dans une tour, non
pas pour immortaliser un galetas par de sublimes
pensées, mais pour fonder un commerce, pour
s'enrichir, et pour faire concurrence à son infâme
papa, fondateur et actionnaire d'un journal qui
répandra les lumières et qui ferait considérer le
Siècle d'alors comme un suppôt de la superstition.
— Alors, les errantes, les déclassées, celles qui
ont eu quelques amants et qu'on appelle parfois
des anges, en raison et en remerciement de l'étour-
derie qui brille, lumière de hasard, dans leur exis-
tence logique comme le mal, — alors celles-là,
dis-je, ne seront plus qu'impitoyable sagesse^
sagesse qui condamnera tout, fors l'argent, tout,
même les erreurs des sens t Alors, ce qui ressem-
blera à la vertu, que dis-je, tout ce qui ne sera
pas l'ardeur vers Plutus sera réputé un immense
ridicule. La justice, si, à cette époque fortunée^ il
JOURNAUX INTIMES 97
peut encore exister une justice, fera interdire les
citoyens qui ne sauront pas faire fortune. Ton
épouse, ô Bourgeois I ta chaste moitié, dont la légi-
timité fait pour toi la poésie, introduisant désor
mais dans la légalité une infamie irréprochable,
gardienne vigilante et amoureuse de ton coffre-fort,
ne sera plus que Tidéal parfait de la femme entre-
tenue. Ta fille, avec une nubilité enfantine, rêvera,
dans son berceau, qu'elle se vend un million, et
toi-même, ô Bourgeois, moins poète encore que
tu n'es aujourd'hui, tu n-y trouveras rien à redire;
tu ne regretteras rien. Car il y a des choses, dans
l'homme, qui se fortifient et prospèrent à mesure
que d'autres se délicatisent et s'amoindrissent;
et, grâce au progrès de ces temps, il ne te restera
de tes entrailles que des viscères I — Ces temps
sont peut-être bien proches ; qui sait même s'ils
ne sont pas venus, et si l'épaississement de notre
nature n'est pas le seul obstacle qui nous empêche
d'apprécier le milieu dans lequel nous respirons ?
Quant à moi, qui sens quelquefois en moi le ridi-
cule d'un prophète, je sais que je n'y trouverai
jamais la charité d'un médecin. Perdu da^is ce
vilain monde, coudoyé par les foules, je suis
comme un homme lassé dont l'œil ne voit en
arrière, dans les années profondes, que désabuse-
ment et amertume, et, devant lui, qu'un orage où
rien de neuf n'est contenu, ni enseignement ni
douleur. Le soir où cet homme a volé à la destinée
quelques heures de plaisir, bercé dans sa digestion,
oublieux — autant que possible — du passé, con-
tent du présent et résigné à l'avenir, enivré de
son sang-froid et de son dandysme, fier de n'être
pas aussi bas que ceux qui passent, il se dit, en
98 ŒUVRES POSTHUMES
contemplant la fumée de son cigare : « Que m'im-
porte où vont ces consciences? »
Je crois que j'ai dérivé dans ce que les gens du
métier appellent un hors-d'œuvre. Cependant, je
laisserai ces pages, — parce que je veux dater ma
colère (i).
(i) Au-dessous de ce dernier mot, on lit cette variante : tristesse.
MON CŒUR MIS A NU (t)
De la vaporisation et de la centralisation du moi.
Tout est là.
D'une certaine jouissance sensuelle dans la
société des extravagants.
(Je pense commencer Mon cœur mis à nu n'im-
porte où, n'importe comment, et le continuer au
jour le jour, suivant l'inspiration du jour et delà
circonstance, pourvu que l'inspiration soit vive.)
Le premier venu, pourvu qu'il sache amuser, a
le droit de parler de lui-même.
Je comprends qu'on déserte une cause pour
savoir ce qu'on éprouvera à en servir une autre.
(i) Edgar Poe avait écrit dans ses marginaliaàts Contes grotes-
ques : « LXXX. Si quelque homme ambitieux veut révolutionner
d'un coup le monde entier de la pensée humaine, de Popinion et du
sentiment humains, voici ce qui lui en donne le pouvoir. La route à
une gloire impérissable est ouverte droite et sans encombre devant
lui. Il n'a qu'a écrire et publier un très petit livre. Son titre sera
simple, quelques mots sans prétention : Mon cœur mis à nu. Mais
ce petit livre doit tenir toutes ses promesses. » (Traduction de
M. Emile Hennequin.)
100 ŒUVRES POSTHUMES
Il serait peut-être doux d'être alternativement
victime et bourreau •
Sottises de Girardin :
« Notre habitude est de prendre le taureau par
les cornes. Prenons donc le discours par la fin »
(7 novembre i863).
Donc, Girardin croit que les cornes des taureaux
sont plantées sur leur derrière. Il confond les cor-
nes avec la queue.
c( Qu'avant d'imiter les Ptolémées du journalisme
français, les journalistes belges se donnent la peine
de réfléchir sur la question que j'étudie depuis
trente ans sous toutes ses faces, ainsi que le prou-
vera le volume : Questions de presse; qu'ils ne se
hâtent pas de traiter de souverainement ridicule (i)
une opinion qui est aussi vraie qu'il est vrai que
la terre tourne et que le soleil ne tourne pas. »
EMILE DE GIRARDIN.
La femme est le contraire du dandy. Donc elle
doit faire horreur. La femme a faim, et elle veut
manger; soif, et elle veut boire. Elle est en rut, et
elle veut être f.....
Le beau mérite !
(i) Il y a des gens qui prétendent que rien n'empêche de croire
que, le ciel étant immobile, c'est la terre qui tourne autour de son
axe. Mais ces gens-là ne sentent pas, à raison de ce qu*il se passe
autour de nous, combien leur opinion est souverainement ridicule
(Tcavu -^iXoiOTaTOv).
PTOLÉMÉE. VAlmageste^ livre I, chapitre vi.
Et habei mea mentula meaium.
GIRARDIN..
(Note de Ch, Bandelaîre,)
JOURNAUX INTIMES
La femme est naturelle, c'est-à-dire abomina*
We.
Aussi est-elle toujours vulgaire, c'est-à-dire le
contraire du dandy.
Relativement à la Légion d'Honneur, — Celui
qui demande la croix a Tair de dire : Si Ton ne me
décore pas pour avoirfait mon devoir, jene recom-
mencerai plus.
Si un homme a du mérite^ à quoi bon le décorer?
S'il n'en a pas, on peut le décorer, parce que [cela]
lui donnera un lustre.
Consentir à être décoré, c'est ' reconnaître à l'E-
tat et au prince le droit de vous juger, de vous
illustrer, et cœtera.
D'ailleurs, si ce n'est l'orgueil, l'humilité chré-
tienne défend la croix.
Calcul en faveur de Dieu. — Rien n'existe sans
but. Donc mon existence a un but. Quel but? Je
l'ignore. Ce n'est donc pas moi qui l'ai marqué.
C'est donc quelqu'un plus savant que moi. Il faut
donc prier ce quelqu'un de m'éclairer. C'est le
parti le plus sage.
Le dandy doit aspirer à être sublime, sans
interruption. Il doit vivre et dormir devant un
miroir.
Analyse des contre-religions ; exemple : la pros-
titution sacrée.
Qu'est-ce que la prostitution sacrée ? Excitation
nerveuse. — Mysticité du paganisme. Le mysti-
ŒUVRES POSTHUMES
cisme, trait d'union entre le paganisme et le chris-
tianisme. Le paganisme et le christianisme se prou-
vent réciproquement.
La révolution et le culte de la Raison prouvent
ridée du sacrifice.
La superstition est le réservoir de toutes les
vérités.
•
Il y a dans tout changement quelque chose d'in-
fâme et d'agréable à la fois, quelque chose qui
tient de l'infidéUté et du déménagement. Cela suffit
à expliquer la Révolution française.
Mon ivresse en 1 848. De quelle nature était cette
ivresse? Goût de la vengeance. Plaisir naturel de
la démolition. Ivresse littéraire; souvenir des lec-
tures.
Le i5 Mai. Toujours le goût de la destruction.
Goût légitime, si tout ce qui est naturel est légi-
time.
Les horreurs de Juin. Folie du peuple et folie de
la bourgeoisie. Amour naturel du crime.
Ma fureur au coup d'État. Combien j'ai essuyé
de coups de fusil ! Encore un Bonaparte ! Quelle
honte !
Et cependant tout s'est pacifié. Le Président n'a-
t-il pas un droit à invoquer?
Ce qu'est l'Empereur Napoléon III. Ce qu'il
vaut.
Trouver l'explication de isa nature, et sa provi-
dentialité.
JOURNAUX INTIMES I03
Etre un homme utile m'a paru toujours quelque
chose de bien hideux.
i848 ne fut amusant que parce que chacun y fai-
sait des utopies comme des châteaux en Espagne.
i848 ne fut charmant que par l'excès même du
ridicule.
Robespierre n'est estimable que parce qu'il a fait
quelques belles phrases.
La Révolution, par le sacrifice, confirme la supers-
tition.
Politique. — Je n'ai pas de convictions, comme
Tentendent les gens de mon siècle, parce que je n'ai
pas d'ambition.
Il n'y a pas en moi de base pour une conviction.
Il y a une certaine lâcheté, ou plutôt une cer-
taine mollesse chez les honnêtes gens.
Les brigands seuls sont convaincus, — de quoi ?
— Qu'il leur faut réussir. Aussi, ils réussissent.
Pourquoi réussîrais-je, puisque je n'ai même pas
envie d'essayer?
On peut fonder des empires glorieux sur le
crime, et de nobles religions sur l'imposture.
Cependant j'ai quelques convictions, dans un sens
plus élevé, et qui ne peut pas être compris par les
gens de mon temps.
104 ŒUVRES POSTHUMES
Sentiment de solitude^ dès mon enfance. Malgré
la famille, et au milieu des camarades, surtout, —
sentiment de destinée éternellement solitaire.
Cependant, goût très vif de la vie et du plaisir.
Presque toute notre vie est employée à des curio-
sités niaises. En revanche, il y a des choses qui
devraient exciter la curiosité des hommes au plus
haut degré, et qui, à en juger par leur train de vie
ordinaire, ne leur en inspirent aucune.
Où sont nos amis morts? Pourquoi sommes-
nous ici ? Venons-nous de quelque part ? Qu'est-ce
que la liberté? Peut-elle s'accorder avec la loi pro-
videntielle ? Le nombre des âmes est-il fini ou in-
fini? Et le nombre des terres habitables? etc., etc...
Les nations n'ont de grands hommes que malgré
elles. Donc, le grand homme est vainqueur de
toute sa nation.
Les religions modernes ridicules : Molière, Béran-
ger, Garibaldi.
•
La croyance au progrès est une doctrine de pares-
seux, une doctrine de Belges. C'est l'individu qui
compte sur ses voisins pour faire sa besogne. Il ne
peut y avoir de progrès (vrai, c'est-à-dire moral)
que dans l'individu et par l'individu lui-même.
Mais le mondeest fait de gens qui ne peuvent pen-
ser qu'en commun, en bandes. Ainsi les Sociétés
belges. Il y a aussi des gens qui ne peuvent s'amu-
JOURNAUX INTIMES I05
ser qu^en troupe. Le vrai héros s'amuse tout seul.
Étcrndle supériorité du dandy. Qu'est-ce que le
dandy?
*
Mes opinions sur le théâtre. Ce que j'ai toujours
trouvé de plus beau dans un théâtre, dans mon
enfance, et encore maintenant, c'est le lustre y —
un bel objet lumineux, cristallin, compliqué, cir-
culaire et symétrique.
Cependant je ne nie pas absolument la valeur de
la littérature dramatique. Seulement, je voudrais
que les comédiens fussent montés sur des patins
très hauts, portassent des masques plus expressifs
que le visage humain, et parlassent à travers des
porte-voix; enfin que les rôles de femmes fussent
joués par des hommes.
Après tout, le lustre m'a toujours paru l'acteur
principal, vu à travers le gros bout ou le petit
bout de la lorgnette.
Il faut travailler, sinon par goût, au moins par
désespoir, puisque, tout bien vérifié, travailler est
moins ennuyeux que s'amuser.
Il y a dans tout homme, à toute heure, deux pos-
tulations simultanées, lune vers Dieu, l'autre vers
Satan.
^
I06 ŒUVABS P0STHUMB8
L'invocation à Dieu, ou spiritualité, est un désir
de monter en grade; celle de Satan, ou animalité,
est une joie de descendre. C'est à cette dernière
que doivent être rapportées les amours pour les
femmes et les conversations intimes avec les ani-
maux, chiens, chats, etc..
Les joies qui dérivent de ces deux amours sont
adaptées à la nature de ces deux amours.
Ivresse d'humanité ; grand tableau à faire, dans
le sens de la charité, dans le sens du libertinage,
dans le sens littéraire ou du comédien.
La question (torture) est, comme art de décou-
vrir la vérité, une niaiserie barbare; c'est l'appli-
cation d'un moyen matériel à un but spirituel .
La peine de mort est le résultat d'une idée mys-
tique, totalement incomprise aujourd'hui. La peine
de mort n'a pas pour but de sauver la société, ma^^-
riellement du moins. Elle a pour but de sauver
(spirituellement) la société et le coupable. Pour
que le sacrifice soit parfait, il faut qu'il y ait assen-
timent et joie, de la part de la victime. Donner du
chloroforme à un condamné à mort serait une
impiété, car ce serait lui enlever la conscience de
sa grandeur comme victime et lui supprimer les
chances de gagner le paradis (i).
(i) Sur une feuille volante :
« Dandies.
«L'envers de Claude Gueux. Théorie du sacrifice. Légitimation de
JOURNAUX INTIMES IO7
Quant à la torture, elle est née de la partie
infâme du cœur de l'homme, assoiffé de voluptés.
Cruauté et volupté, sensations identiques, comme
Textrême chaud et Textrême froid.
Ce que je pense du vote et du droit d'élection.
Des droits de l'homme.
Ce qu'il y a de vil dans une fonction quelcon-
que.
Un dandy ne fait rien. Vous figurez-vous un
dandy parlant au peuple, excepté pour le bafouer?
Il n'y a de gouvernement raisonnable et assuré
que l'aristocratique.
Monarchie ou république, basées sur la démo-
cratie, sont également absurdes et faibles.
Immense nausée des affiches.
Il n'existe que trois êtres respectables : le prêtre,
le guerrier, le poète. Savoir, tuer et créer.
Les autres hommes sont taillables ou corvéables,
faits pour l'écurie, c'est-à-dire pour exercer ce
qu'on appelle des professions.
Observons que les abolisseurs de la peine de
mort doivent être plus ou moins intéressés à l'abo-
lir. Souvent, ce sont des guillotineurs. Cela peut
la peine de mort. Le sacrifice n'est complet que par le sponte sua
de la victime.
« Un condamné à mort gui, raté par le bourreau, délivré par H^
peuple, retournerait au bourreau. Nouvelle justification de la peine
de mort. » (Collection Crépet.)
108 ŒUVRES POSTHUMB8
se résumer ainsi : « Je veux pouvoir couper ta tête,
mais tu ne toucheras pas à la mienne. »
Lesabolisseurs d'âmes (matérialistes) sont néces-
sairement des abolisscurs d! enfer; ils y sont, à coup
sûr, intéressés.
Tout au moins, ce sont des gens qui ont peur de
revivre, des paresseux.
M"*® de Metternich, quoique princesse, a oublié
de me répondre, à propos de ce que j'ai dit d'elle
et de Wagner (i). Mœurs du xix® siècle.
Histoire de ma traduction d'Edgar Poe. Histoire
des Fleurs du Mal. Humiliation par lemalentendu,
et mon procès.
Histoire de mes rapports avec tous les hommes
célèbres de ce temps. Jolis portraits de quelques
imbéciles, Clément de Ris, Castagnary. Portraits
de magistrats, de fonctionnaires, de directeurs de
journaux. Portrait de l'artiste, en général.
Du rédacteur en chef et de la pionnerie. Immense
goût de tout le peuple français pour la pionnerie et
pour la dictature. C'est le Si fêtais roi!
Portraits et anecdotes.
François Buloz, Houssaye, le fameux Rouy, de
Calonne. Charpentier qui corrige ses auteurs, en
vertu de l'égalité donnée à tous les hommes par les
immortels principes de 89. — Chevalier, véritable
rédacteur en chef selon l'Empire.
(i) V. Œuvres complètes j t. III, pp. 256-57-
JOURNAUX INTIMES lOQ
Sur George Sand. — La femme Sand est le
Prudhomme de Timmoralité. Elle a toujours été
moraliste. Seulement elle faisait autrefois de la
contre-morale. Aussi elle n'a jamais été artiste.
Elle a le fameux style coulant, cher aux bourgeois.
Elle est bête, elle est lourde, elle est bavarde.
Elle a, dans les idées morales, la même profondeur
de jugement et la même délicatesse de sentiment
que les concierges et les filles entretenues. Ce qu'elle
a dit de sa mère ; ce qu'elle dit de la poésie. Son
amour pour les ouvriers.
Que quelques hommes aient pu s'amouracher de
cette l , c'est bien la preuve de l'abaissement
des hommes de ce siècle.
George Sand est une de ces vieilles ingénues qui
ne veulent jamais quitter les planches.
Voir la préface de Mademoiselle La Quintinie,
où elle prétend que les vrais chrétiens ne croient
pas à l'enfer. La Sand est pour le Dieu des bonnes
gens, le dieu des concierges et des domestiques
filous.
Elle a de bonnes raisons pour vouloir supprimer
l'enfer.
Le diable et George Sand.
II ne faut pas croire que le diable ne tente que
les hommes de génie. Il méprise sans doute les
imbéciles, mais il ne dédaigne pas leur concours.
Bien au contraire, il fonde ses grands espoirs sur
ceux-là.
ŒUVRES POSTHUMES
Voyez George Sand. Elle est surtout, et plus que
toute autre chose, une grosse bête ; mais, elle est
possédée. C'est le diable qui lui a persuadé de se
fier à son bon cœur et à son bon sens, afin qu'elle
persuadât toutes les autres grosses bêtes de se fier
à leur bon cœur et à leur bon sens.
Je ne puis penser à cette stupide créature, sans
uti certain frémissement d'horreur. Si je la rencon-
trais, je ne pourrais m'empêcher de lui jeter un
bén-itier à la tête.
Je m'ennuie en France, surtout parce que tout le
monde y ressemble à Voltaire.
Emerson a oublié Voltaire dans ses Représen-
tants de r humanité. Il aurait pu faire un joli cha-
pitre intitulé Voltaire ou l'antipoète, le roi des
badauds, le prince des superficiels, l'antiartiste,
le prédicateur des concierges, le père Gigogne des
rédacteurs du Siècle.
Dans les Oreilles du Comte de Ckesterjield,
Voltaire plaisante sur cette âme immortelle qui a
résidé, pendant neuf mois, entre des excréments
et des urines. Voltaire, comme tous les paresseux,
haïssait le mystère.
Ne pouvant pas supprimer l'amour, l'Eglise a
Toulu au moins le désinfecter, et elle a fait le
mariage.
[En marge.] Au moins aurait-il pu deviner dans
cette localisation une malice ou une satire de la
JOURNAUX INTIMAS
Providence contre Tamour, et, dans le mode de la
génération, un sig^ne du péché originel. De fait,
nous ne pouvons faire Tamour qu'avec des organes
cxcrémentiliels.
Portrait de la canaille littéraire. Doctor Estami-
netus Crapulosus Pedantissimus. Son portrait fait
à la manière de Praxitèle. Sa pipe, ses opinions, son
hégélianisme, sa crasse, ses idées en art, son fiel,
sa jalousie. Un joli tableau de la jeunesse moderne.
Oap[jLaxoTp{6Y](;, avr^p xal lœv tcuç ooziq eç la Sau[/.aTa
TfSÇOVTCOV .
ELIEN (l).
•
La théologie. Qu'est-ce que la chute? Si c'est l'u-
nité devenue dualité, c'est Dieu qui a chuté. En
d'autres termes, la création ne serait-elle pas la
chute de Dieu?
Dandysme, Qu'est-ce que l'homme supérieur?
Ce n'est pas le spécialiste. C'est Thomme de loisir
et d'éducation générale. Etre riche et aimer le tra-
vail.
Pourquoi l'homme d'esprit aime les filles plus
que les femmes du monde, malgré qu'elles soient
également bêtes? A trouver,
(i) Pcul-êtpe convient- il de rapprocher cette citation du paragra-
phe ; « Pourquoi le poète ne scrait-il pas... un éleveur de' serpents,
etc.. y>, V. la Réponse à Jules Janiriy p. 3 18.
ŒUVRES POSTHUMES
Il y a de certaines femmes qui ressemblent au
ruban de la Légion d'honneur. On n'en veut plus
parce qu'elles se sont salies à de certains hommes.
C'est par la même raison que je ne chausserais pas
les culottes d'un galeux.
Ce qu'il y a d'ennuyeux dans l'amour, c'est que
c'est un crime où l'on ne peut pas se passer d'un
complice.
Etude de la grande maladie de l'horreur du domi-
cile. Raisons de la maladie. Accroissement pro-
gressif do la maladie.
Indignation causée par la fatuité universelle de
toutes les classes, de tous les êtres, dans les deux
sexes, dans tous les âges.
L'homme aime tant l'homme que, quand il fuit
la ville, c'est encore pour chercher la foule, c'est-à-
dire pour refaire la ville à la campagne.
Discours de Durandeau sur les Japonais. {Moi^
je suis Français avant tout.) Les Japonais sont des
singes, c'est Darjon qui me l'a dit.
Discours du médecin, l'ami de Mathieu, sur l'art
de ne pas faire d'enfants, sur Moïse, et sur l'im-
mortalité de l'âme.
L'art est un agent civilisateur (Castagnary).
Physionomie d'un sage et de sa famille au cin-
quième étage, buvant le café au lait.
Le sieur Macquart père et le sieur Macquart
fils.
JOURNAUX INTIMES Il3
Comment le Macquart fils est devenu conseiller
en Cour d'appel.
De Tamour, de la prédilection des Français pour
les métaphores militaires. Toute métaphore ici
porte des moustaches.
Littérature militante. — Rester sur la brèche. —
Porter haut le drapeau. — Tenir le drapeau haut
et ferme. — Se jeter dans la mêlée. — Un des
vétérans. — Toutes ces glorieuses phraséologies
s'appliquent généralement à des cuistres et à des
fainéants d'estaminet.
Métaphore française.
Soldat de la presse judiciaire (Berlin).
La presse militante.
A ajouter aux métaphores militaires :
Soldat de la presse judiciaire (Bertin). Les poè-
tes de combat. Les littérateurs d'avant-garde.
Ces habitudes de métaphores militaires dénotent
des esprits non pas militants, mais faits pour la
discipline, c'est-à-dire pour la conformité, des
esprits nés domestiques, des esprits belges, qui ne
peuvent penser qu'en société.
Le goût du plaisir nous attache au présent. Le
soin de notre salut nous suspend à l'avenir.
Celui qui s'attache au plaisir, c'est-à-dire au pré-
U4 ŒUVRES P03THUMES
sant, me fait Teffet d'un homme roulant sur une
pente, et qui, voulant se raccrocher aux arbustes,
les arracherait et les emporterait dans sa chute.
Avant tout, être un grand homme et un saint
pour soi-même.
De la haine du peuple contre la bçauté. Des
exemples : Jeanne (i) et M'^^» MuUer,
En somme, devant Thistoire et devant le peuple
français, la grande gloire de Napoléon III aura été
de prouver que le premier venu peut, en s'empa-
rant du télégraphe et de rimprimerie nationale,
gouverner une grande nation.
Imbéciles sont ceux qui croient que de pareilles
choses peuvent s'accomplir sans la permission du
peuple, — et ceux qui croient que la gloire ne
peut être appuyée que sur la vertu !
Les dictateurs sont les domestiques du peuple,
— rien de plus, unfoutu rôle d'ailleurs, et la gloire
et le résultat de l'adaptation d'un esprit avec la
sottise nationale.
Qu'est-ce que l'amour? Le besoin de sortir de
soi.
L^homme est un animal adorateur. Adorer, c'est
se sacrifier et se prostituer.
(i) Jeanne Duval, qui tint une si grande place dans la vie et le%
affections du poète.
JOURNAUX INTIMES ï l5
Aussi tout amour est-il prostitution.
L'être le plus prostitué, c'est l'être par. excellence,
c'est Dieu, puisqu'il est Tami suprême pour chcique
individu, puisqu'il est le réservoir commun, iné-
puisable de l'amour.
PRIERE
Ne me châtiez pas dans ma mère et ne châtiez pas
ma mère à cause de moi. — Je vous recommande
les âmes de mon père et de Mariette. — Donnez-
moi la force de faire immédiatement mon devoir
tous les jours et de devenir ainsi un héros et un
saint.
Un chapitre sur l'indestructible, éternelle, uni-
verselle et ingénieuse férocité humaine. De l'amour
du saag, de l'ivresse du sang, de l'ivresse des fou-
les. De l'ivresse du supplicié (Damiens).
Il n'y a de grand parmi les hommes que le poète,
le prêtre et le soldat; l'homme qui chante, l'homme
qui bàiit, l'homme qui sacrifie et se sacrifie. Le
reste est fait pour le fouet.
Défions-nous du peuple, du bon sens, du cœur, /
de riœpiration et de l'évidence.
J'qî toujours été étonné qu'on laissât les femmes
I 1 6 ŒUVRES POSTHUMES
entrer dans les églises. Quelle conversation peu-
vent-elles avoir avec Dieu?
L'éternelle Vénus (caprice, hystérie, fantaisie)
est une des formes séduisantes du diable.
Le jour où le jeune écrivain corrige sa première
épreuve, il est fier comme un écolier qui vient de
gagner sa première vérole.
Ne pas oublier un grand chapitre sur Tart de la
divination par l'eau, les cartes, Tinspeclion de la
main, etc..
La femme ne sait pas séparer Tâme du corps.
Elle est simpliste, comme les animaux. — un
satirique dirait que c'est parce qu'elle n'a que le
corps.
Un chapitre sur la toilette. — Moralité de la toi-
lette, les bonheurs de la toilette.
De la cuistrerie. Des professeurs, des jugei^, des
prêtres et des ministres.
Les jolis grands hommes du jour, Renan, Fey-
deau, Qctave Feuillet, Scholl.
Les directeurs de journaux, François Hiloz,
Houssaye, Rouy, Girardin, Texier, de Calbnrie,
Solar, Turgan, Dalloz.
Liste de canailles, Solar en tête.
Etre un grand homme et un saint pour soi-^ême
voilà Tunique chose importante. i
Nadar, c'est la plus étonnante expression de
vitalité. Adrien me disait que son frère Félixavait
tous les viscères en double. J'ai été jaloux dejlui à
JOURNAUX INTIMES II7
le voir si bien réussir dans tout ce qui n'est pas
l'abstrait.
Veuillot est si grossier et si ennemi des arts
qu'on dirait que toute la démocratie du monde
s'est réfugiée dans son sein.
Développement du portrait. Suprématie de l'i-
dée pure chez le chrétien comme chez le commu-
niste babouviste.
Fanatisme de l'humilité. Ne pas même aspirer à
comprendre la religion .
Musique. De l'esclavage. — Des femmes du
monde. — Des filles. — Des magistrats. — Des
sacrements. — L'homme de lettres est l'ennemi du
monde. — Des bureaucrates.
Dans l'amour, comme dans presque toutes les
affaires humaines, l'entente cordiale est le résultat
d'un malentendu. Ce malentendu, c'est le plaisir.
L'homme crie : mon ange! La femme roucoule :
Maman 1 maman ! Et ces. deux imbéciles sont per-
suadés qu'ils pensent de concert. — Le gouffre
infranchissable, qui fait l'incommunicabilité, reste
infranchi.
Pourquoi le spectacle de la mer est-il si infini-
ment et si éternellement agréable?
(
Il8 C^UVIVRS POSTUUIHES
Parce que la mer offre à la fois Tidée de Tim»
mensité et du mouvement. Six ou sept lieues repré^
sentent pour Thomme le rayon de l'infini. Voilà un
infini diminutif. Qu'importe, s'il suffit à suggérer
ridée de l'infini total? Douze ou quatorze lieues de
liquide en mouvement suffisent pour donner la
plus haute idée de beauté qui soit offerte à l'homme
sur son habitacle transitoire.
Il n'y a d'intéressant sur la terre que les reli-
gions.
Il y a une religion universelle faite pour les
alchimistes delà pensée, une religion qui se dégage
de l'homme, considéré comme naémento divin.
Saint-Marc Girardin a dit un mot qui restera :
« Soyons médiocres ! » Rapprochons ce mot de
celui de Robespierre : « Ceux qui ne croient pas à
l'immortalité de leur être se rendent justice. » Le
mot de Saint-p-Marc Girardin implique une immense
haine contre le sublime.
Qui a vu Saint-Marc Girardin marcher dans la
rua a conçu tout de suite l'idée d'une grande oie
infatuée d'elle-même, mais effarée et courant sur
la grande route, devant la diligence,
Théorie de la vraie civilisation. Elle n'est pas
dans le gaz, ni dans la vapeur, ni dans les tables
tournantes. Elle est dans la diminution des traces
du péché originel.
JOURNAUX INTIMES 1 I Q
Peuples nomades, pasteurs, chasseurs, agricoles
et même anthropophages, tous peuvent être supé*
rieurs par l'énergie, par la dignité personnelle, à
nos races d'Occident. Celles-ci peut-être seront
détruites. Théocratie et communisme.
C'est par le loisir que j'ai, en partie, grandi, —
à mon grand détriment; car le loisir, sans fortune,
augmente les dettes, les avanies résultant des det-
tes; mais, à mon grand profit, relativement à la
sensibilité, à la méditation et à la faculté du dan-
dysme et du dilettantisme,
Les autres hommes de lettres sont, pour la plu-
part, de vils piocheurs très ignorants.
La jeune fille des éditeurs. La jeune fille des
rédacteurs en chef. La jeune fille épouvantajl,
monstre, assassin de l'art.
La jeune fille, ce qu'elle est en réalité. Une
petite sotte et une petite salope; la plus grande
imbécillité unie à la plus grande dépravation.
Il y a dans la jeune fille toute l'abjection du voyou
et du collégien.
Avis aux non-communistes : tout est commun,
même Dieu.
Le Frfuiçais est un animal de basse-cour si bien
120 ŒUVRES POSTHUMES
domestiqué qu'il n'ose franchir aucune palissade.
Voir ses goûts en art et en littérature.
C'est un animal de race latine; l'ordure ne lui
déplaît pas, dans son domicile, et, en littérature, il
est scatophage. Il raffole des excréments. Les litté-
rateurs d'estaminet appellent cela le sel gaulois.
Bel exemple de bassesse française, de la nation
qui se prétend indépendante avant toutes les
autres.
[Ici est collé sur le manuscrit cet entrefilet découpé
dans un journal :]
a L'extrait suivant du beau livre de M. de Vaulabelle
suffira pour donner une idée de l'impression que fît
révasion de Lavalette sur la portion la moins éclairée du
parti royaliste :
« L'emportement royaliste, à ce moment de la seconde
' Restauration, allait, pour ainsi dire, jusqu'à la folie. La
jeune Joséphine de Lavalette faisait son éducation dans
Tun des principaux couvents de Paris (l'Abbaye-au-
Bois) ; elle ne l'avait quitté que pour venir embrasser son
père. Lorsqu'elle y rentra après l'évasion et que Ton
connut la part bien modeste qu'elle y avait prise, une
immense clameur s'éleva contre cette enfant ; les reli-
gieuses et ses compagnes la fuyaient, et bon nombre de
parents déclarèrent qu'ils retireraient leurs filles si on la
gardait. Ils ne voulaient pas, disaient-ils, laisser leurs
enfants en contact avec une jeune personne qui avait
tenu une pareille conduite et donné un pareil exemple.
Quand M™® de Lavalette, six semaines après, recouvra
la liberté, elle fut obligée de reprendre sa fille. »
Princes et générations, — H y a une égale
injustice à attribuer aux princes régnants les raéri-
JOURNAUX INTIMES
les et les vices du peuple actuel qu'ils gouvernent.
Ces mérites et ces vices sont presque toujours,
comme la statistique et la logique le pourraient
démontrer, attribuables à l'atmosphère du gouver-
nement précédent.
Louis XIV hérite des hommes de Louis XIII,
gloire. Napoléon I«^ hérite des hommes de la
République, gloire. Louis-Philippe hérite des hom-
mes de Charles X, gloire. Napoléon III hérite des
hommes de Louis-Philippe, déshonneur.
C'est toujours le gouvernement précédent qui est
responsable des mœurs du suivant, en tant qu'un
gouvernement puisse être responsable de quoi que
ce soit.
Les coupures brusques que les circonstances font
dans les règnes ne permettent pas que cette loi soit
absolument exacte, relativement au temps. On ne
peut pas marquer exactement où finit une influence,
mais cette influence subsistera dans toute la géné-
ration qui l'a subie dans sa jeunesse.
De la haine de la jeunesse contre les citateurs.
Le citateur est pour eux un ennemi.
« Je mettrais l'orthographe même sous la main
du bourreau. »
THÉOPHILE GAUTIER.
Beau tableau à faire : la canaille littéraire.
Ne pas oublier un portrait de Forgues,le pirate,
l'écumeur de lettres.
Goût inamovible de la prostitution dans le cœur
122 OSUVnSS P0STHUMU9
de rhomrae, d'où naît son horreur de la solitude.
— Il veut être deuo). L'homme de génie veut être
un, donc solitaire. La gloire, c'est rester un, et $e
prostituer d'une manière particulière.
C'est cette horreur de lasolitude, le besoin d'ou-
blier son mot dans la chair extérieure, que l'homme
appelle noblement besoin d'aimer.
Deux belles religions, immortelles sur les murs,
éternelles obsessions du peuple: le phallus antique,
et « Vive Barbes I » ou « A bas Philippe 1 » ou
« Vive la République ! »
Etudier dans tous ses modes, dans les œuvres
de la nature et dans les œuvres de Thomme, l'uni-
verselle et éternelle loi de la gradation, des peu à
peu, du petit à petit, avec les forces progressive-
ment croissantes, comme les intérêts composés, en
matière de finances.
Il en est de même dans V habileté artistique et
littéraire ; il en est de même dans le trésor variable
de la volonté.
La cohue des petits littérateurs, qu'on voit aux
enterrements, distribuant des poignées de mainsi
et se recommandant à la mémoire du faiseur de
courriers. De l'enterrement des hommes célèbres.
Molière. -« Mon opinion sur Tartujffe est que ce
n'est pas une comédie, mais un pamphlet. Un athée,
s'il est simplement un homme bien élevé, pensera,
à propos de cette pièce, qu'il ne faut jamais livrer
certaines question(s graveis à la canaille.
JOURNAUX INTIMSS ia3
Glorifier le culte des images (ma grande, mon
unique, ma primitive passion).
Glorifier le vagabondage et ce qu'on peut appe-
ler le bohémianisme. Culte de la sensation multi-
pliée et s'exprimant par la musique. En référer à
Liszt.
De la nécessité de battre les femmes.
On peut châtier ce que Ton aime. Ainsi les
enfants. Mais cela implique la douleur de mépriseï*
ce que Ton aime.
Du cocuage et des cocus. La douleur du cocu.
Elle naît de son orgueuil, d'un raisonnement faux
sur l'honneur et sur le bonheur, et d'un amour
niaisement détourné de Dieu pour être attribué
aux créatures. C'est toujours Tanimal adorateur se
trompant d'idole.
Analyse de Timbécillité insolente. Clément de Ris
et Paul Pérignon.
Plus l'homme cultive les arts, moins il b..de.
Il se fait un divorce de plus en plus sensible entre
l'esprit et la brute.
La brute seule b..de bien et la fouterie est le
lyrisme du peuple.
F , c'est aspirer à entrer dans un autre, et
l'artiste ne sort jamais de lui-même.
J'ai oublié le nom de cette salope... Ah! bah !
je le retrouverai au jugement dernier.
La musique donne l'idée de l'espace.
Tous les arts, plus gu paoin»; puisqu'ils pont
124 ŒUVRES POSTHUMES
nombre et que le nombre est une traduction de l'es-
pace.
Vouloir tous les jours être le plus grand des
hommes I
Etant enfant, je voulais être tantôt pape, mais
pape militaire, tantôt comédien. Jouissances que
je tirais de ces deux hallucinations.
Tout enfant, j'ai senti dans mon cœur deux senti-
ments contradictoires ; l'horreur de la vie et Tex-
tase de la vie. C'est bien le fait d'un paresseux ner-
veux.
Les nations n'ont de grands hommes que mal-
gré elles.
A propos du comédien et de mes rêves d'enfance,
un chapitre sur ce qui constitue^ dans l'âme humai-
ne, la vocation du comédien^ la gloire du comé-
dien, l'art du comédien et sa situation dans le
monde.
La théorie de Legouvé. Legouvé est-il un far-
ceur froid, un Swift, qui a essayé si la France pou-
vait avaler une nouvelle absurdité? Son choix.
Bon en ce sens que Samson n'est pas un comé-
dien.
De la vraie grandeur des parias. Peut-être même,
la vertu nuit-elle aux talents des parias.
JOURNAUX INTIMSS 125
Le commerce est, par son essence, satanique.
Le commerce c'est le prêté-rendu, c'est le prêt
avec le sous-entendu : Rends-moi plus que je ne
te donne.
— L'esprit de tout commerçant est complète-
ment vicié.
— Le commerce est naturel^ donc il est infâme,
— Le moins infâme de tous les commerçants, c'est
celui qui dit : « Soyons vertueux pour gagner beau-
coup plus d'argent que les sots qui sont vicieux. »
Pour le commerçant, l'honnêteté elle-même est une
spéculation de lucre. Le commerce est satanique,
parce qu'il est une des formes de l'égoïsme, et la
plus basse, et la plus vile.
Quand Jésus-Christ dit : « Heureux ceux qui
sont affamés, car ils seront rassasiés ! » Jésus-
Christ fait un calcul de probabilités.
Le monde ne marche que par le malentendu;
C'est par le malentendu universel que tout le monde
s'accorde. Car si, par malheur, on se comprenait,
on ne pourrait jamais s'accorder.
L'homme d'esprit, celui qui ne s'accordera
jamais avec personne, doit s'appliquer à aimer la
conversation des imbéciles et la lecture des mauvais
livres. Il en tirera des jouissances amères qui com-
penseront largement sa fatigue.
126 ŒUVapS POSTHUMES
Un fonctionnaire quelconque, un ministre, un
directeur de théâtre ou de journal, peuvent être
quelquefois des êtres estimables; mais ils ne sont
jamais divins. Ce sont des personnes sans person-
sonnalité, des êtres sans originalité, nés pour la
fonction, c'est-à-dire pour la domesticité publique.
Dieu et sa profondeur. On peut ne pas manquer
d'esprit et chercher dans Dieu le complice et Tami
qui manquent toujours. Dieu est Téternel confident
dans cette tragédie dont chacun est le héros. Il y a
peut-être des usuriers et des assassins qui disent
à Dieu : « Seigneur, faites que ma prochaine opé-
ration réussisse ! » Mais la prière de ces vilaines
gens ne gâte pas l'honneur et le plaisir de la mienne.
Toute idée est, par elle-même, douée d'une vie
immortelle, comme une personne.
Toute forme créée, même par Thomme, est im-
mortelle. Car la forme est indépendante de la ma-
tière, et ce ne sont pas les molécules qui constituent
la forme.
Anecdotes relatives à Emile Douay et â Cons-
tantin Guys détruisant ou plutôt croyant détruire
leurs œuvres.
Il est impossible de parcourir une gazette quel^
JOURNAUX INTIMES l^^
conque, de n'importe quel jour, ou quel mois, ou
quelle année, sans y trouver, à chaque ligne, les
signes de la perversité humaine la plus épouvanta-
ble, en même temps que les vanteries les plus sur-;
prenantes de probité, de bonté, de charité, et les
affirmations les plus effrontées, relatives au progrès
et à la civilisation.
Tout journal, de la première ligne à la dernière,
n'est qu'un tissu d'horreurs. Guerres, crimes, vols,
impudicités, tortures, crimes des princes, crimes
des nations, crimes des particuliers, une ivresse
d'atrocité universelle.
Et c'est de ce dégoûtant apéritif que l'homme
civilisé accompagne son repas de chaque matin.
Tout, en ce monde, sur le crime : le journal, la
muraille et le visage de Thomme.
Je ne comprends pas qu'une main pure puisse
toucher un journal sans une convulsion de dégoût.
La force de l'amulette démontrée par la philo-
sophie. Les sols percés, les talismans, les souvenirs
de chacun.
Traité de dynamique morale. De la vertu des
sacrements.
Dès mon enfance, tendance à la mysticité. Mes
conversations avec Dieu.
De l'Obsession, de la Possession, de la Prière et
de la Foi.
Dynamique morale de Jésus.
128 ŒUVRES POSTHUMES
Renan trouve ridicule que Jésus croie à la toute-
puissance, même matérielle, de la Prière et de la
Foi.
Les sacrements sont des moyens] de cette dyna-
mique.
De rinfamie de l'imprimerie, grand obstacle au
développement du Beau.
Belle conspiration à organiser pour l'extermina-
tion de la race juive.
Les juifs bibliothécaires et témoins de la Rédemp-
tion.
Tous les imbéciles de la Bourgeoisie qui pronon-
cent sans cesse les mots : immoral, immoralité,
moralité dans l'art et autres bêtises me font pen-
ser à Louise Villedieu, putain à cinq francs, qui,
m'accompagnant une fois au Louvre,où elle n'était
jamais allée, se mita rougir, à se couvrir le visage,
et, me tirant à chaque instant par la manche, me
demandait devant les statues et les tableaux
immortels comment on pouvait étaler publiquement
de pareilles indécences»
Les feuilles de vigne du sieur Nieuwerkerke.
Pour que la loi du progrès existât, il faudrait
que chacun voulût la créer; c'est-à-dire que, quand
tous les individus s'appliqueront à progresser,
alors, et seulement alors, l'humanité sera en pro-
grès.
Cette hypothèse peut servir à expliquer l'identité
des deux idées contradictoires, liberté et fatalité.
— Non seulement il y aura, dans le cas de progrès,
JOUHNAUX INTIMAS 12g
identité entre la liberté et la fatalité^ mais cette
identité a toujours existé. Cette identité c'est l'his-
toire, histoire des nations et des individus.
Sonnet à citer dans Mon cœur mis à nu.
Citer également la pièce sur Roland (i).
Je songeais cette nuit que Phih's revenue,
Belle comme elle était à la clarté du jour,
Voulait que son fantôme encore fît rameur,
Et que, comme Ixion, j'embrassasse une nue.
Son ombre dans mon lit se glisse toute nue,
Et me dit : « Cher Damon, me voici de retour ;
Je n*ai fait qu'embellir en ce triste séjour
Où depuis mon départ le sort m'a retenue.
« Je viens pour rebaiser le plus beau des amants ;
Je viens pour remourir dans tes embrassements. )>
Alors, quand cette idole eut abusé ma flamme,
Elle me dit : « Adieu 1 Je m'en vais chez les morts.
Gomme tu t'es vanté d'avoir f... mon corps.
Tu pourras te vanter d'avoir f. . . mon âme. »
Parnasse satyriqae.
Je croîs que ce sonnet est de Maynard.
Malassis prétend qu'il est de Théophile (2).
Hygiène. Projets. — Plus on veut, mieux on
veut.
Plus on travaille, mieux on travaille et plus on
(i) S'agit-il du poème de Napoléon Peyrat?
(a) V. les Lettres^ billet à Sainte-BeUve, fin de i863. — L'origine
de ce sonnet n'a pas été établie.
l3o ŒUVRES POSTHUMES
veut travailler. Plus on produit, plus on devient
fécond.
Après une débauche, on se sei^ toujours plus
seul, plus abandonné.
Au moral comme au physique, j'ai toujours eu
la sensation du gouffre, non seulement du gouffre
du sommeil, mais du gouffre de Taclion, du rêve,
du souvenir, du désir, du regret, du remords, du
beau, du nombre, etc..
J'ai cultivé mon hystérie avec jouissance et ter-
reur. Maintenant, j'ai toujours le vertige, et au-
jourd'hui, 23 Janvier 1862, j'ai subi un singulier
avertissement, j'ai senti passer sur moi le vent de
l'aile de l'imbécillité.
Hygiène. Morale. — A Honfleur! le plus tôt
possible, avant de tomber plus bas.
Que de pressentiments et de signes envoyés
déjà par Dieu, qu'il est grandement temps d'agir,
de considérer la minute présente comme la plus
importante des minutes, et défaire ma perpétuelle
volupté de mon tourment ordinaire, c'est-à-dire
du Travail !
Hygiène, Conduite. Morale. —A chaque minute
nous sommes écrasés par l'idée et la sensation du
temps. Et il n'y a que deux moyens pour échapper
à ce cauchemar, pour l'oublier : le plaisir et le tra-
vail. Le plaisir nous use. Le travail nous fortifie.
Choisissons.
JOURNAUX ÏNTISIES l3l
Plus nous nous servons d'un de ces moyens,
plus Taulre nous inspire de répugnance.
On ne peut oublier le temps qu'en s'en servant.
Tout jiè se fait que peu à peu.
De Maîstre et Edgar Poe m'ont appris à raison-
ner.
Il n'y ft de long ouvrage que celui qu'on n'ose
pas commencer. Il devient cauchemar.
Hygiène, — En renvoyant ce qu'on a à faire,
on court le danger de ne jamais pouvoir le faire.
En ne se convertissant pas tout de suite, on risque
d'être damné.
Pour guérir de tout, de la misère, de la mala-
die et de la mélancolie, il ne manque absolument
que X^goût du Travail.
Notes précieuses. — Fais, tous les jours, ce que
veulent le devoir et la prudence. Si tu travaillais
tous les jours, la vie te serait plus supportable.
Travaille six jours sans relâche. Pour trouver des
sujets, vvwôi csauTov. (Liste de mes goûts.) Sois
toujours poète, même en prose. Grand style (rien
de plus beau que le lieu commun). Commence
d'abord, et puis sers-toi de la logique et de l'ana-
lyse. N'importe quelle hypothèse veut sa conclu-
sion. Trouver la frénésie journalière.
Hygiène. Conduite. Morale. — Dettes. Deux
l32 ŒUVRES POâTHUMBS
parts.,Ancelle(i), Amis(ma mère, amis, moi). Ainsi,
i.ooo francs doivent être divisés en deux parts de
5oo francs chacune, et la deuxième divisée en trois
parties.
A Honjleur. — Faire une revue et un classement
de toutes mes lettres (2 jours) et de toutes mes
dettes (2 jours). (Quatre catégories» billets, gros-
ses dettes y petites dettes, amis.) Classement de gra-
vures (2 jours). Classement de notes (2 jours).
Hygiène* Morale. Conduite. — Trop tard peut-
être! — Ma mère et Jeanne. — Ma santé par cha-
rité, par devoir! — Maladies de Jeanne. Infirmi-
tés, solitude de ma mère.
— Faire son devoir tous les jours et se fier à
Dieu, pour le lendemain.
— La seule manière de gagner de Targent est de
travailler d'une manière désintéressée.
— Une sagesse abrégée. Toilette, prière, travail.
— Prière : charité, sagesse et force.
— Sans la charité, je ne suis qu'une cymbale
retentissante.
— Mes humiliations ont été des grâces de Dieu.
— Ma phase d'égoïsme est-elle finie ?
— La faculté de répondre à la nécessité de chaque
minute, l'exactitude, en un mot, doit trouver infail-
liblement sa récompense.
Le malheur qui se perpétue produit sur l'âme l'effet
de la vieillesse sur le corps, on ne peut plus remuer; on
se couche...
(i) Le conseil judiciaire de Baudelaire, et mieux : son ami et
son confident dévoué jusqu'au dernier jour.
JOURNAUX INTIMES l33
D*ua autre côté, on tire de Texlrême jeunesse des rai-
sons d'attermoiement ; quand on a beaucoup de temps a
dépenser, on se persuade qu'on peut attendre des années
à jouer devant les événements.
CHATEAUBRIAND.
Hygiène. Conduite. Morale. — Jeanne 3oo, ma
mère 200, moi 3oo, — 800 fr. par mois. Travailler
de six heures du matin, à jeun, à midi. Travailler
en aveugle, sans but, comme un fou. Nous ver-
rons le résultat.
Je suppose quej'attache ma destinée à un travail
non interrompu de plusieurs heures.
Tout est réparable. lî est encore temps. Qui sait
même si des plaisirs nouveaux... ?
Gloire, payement de mes dettes. — Richesse de
Jeanne et de ma mère.
Je n'ai pas encore connu le plaisir d'un plan réa-
lisé. Puissance de Fidée fixe, puissance de Tespé-
rance.
L'habitude d'accomplir le devoir chasse la peur.
Il faut vouloir rêver et savoir rêver. Evocation
de rinspiration. Art magique. Se mettre tout de
suite à écrire. Je raisonne trop.
Travail immédiat, même mauvais, vaut mieux
que la rêverie .
Une suite de petites volontés fait un gros résultat.
Tout recul de la volonté est une parcelle de
substance perdue. Combien donc l'hésitation est
prodigue I Et qu'on juge de l'immensité de l'effort
final nécessaire pour réparer tant de pertes!
l34 ŒUYftES POSTHUMES
L'homme qui fait sa prière, le soir, est un capi-
taine qui pose des sentinelles. Il peut dormir*
Rêves sur la mort et avertissements.
Je n'ai jusqu'à présent joui de mes souvenirs que
tout seul; il faut en jouir à deux. Faire des jouis-
sances du cœur une passion.
Parce que je comprends une existence glorieuse,
je me crois capable de la réaliser. Jean-Jacques !
Le travail engendre forcément les bonnes mœurs,
sobriété et chasteté^ cdnséquemment la santé, la
richesse, le génie successif et progressif, et lâcha-
nte. Age quod agisé
Poisson, bains froids, douches, lichen, pastilles^
occasionnellement; d'ailleurs, suppression de tout
excitant.
Lichen d'Islande i25 grammes.
Sucre blanc 25o —
Faire tremper le lichen^ pendant douze ou quinze
heures, dans une quantité d'eau froide suffisante,
puis jeter l'eau. Faire bouillir le lichen dans deux
litres d'eau sur un feu doux et soutenu, jusqu'à ce
que ces deux litres se réduisent à un seul litre, écu-
mer une seule fois ; ajouter alors les 260 gram-
mes de sucre et laisser épaissir jusqu'à la consis-
tance de sirop. Laisser refroidir. Prendre par jour
trois très grandes cuillerées à bouche, le matin> à
midi et le soir* Ne pas craindre de forcer les do*es,
si les crises étaient trop fréquentes.
Hygiène. Conduite. Méthode. — Je me jure à
tooi-même de prendre désormais les règles suivan-
tes pour règles éternelles de ma vie :
JOURNAUX INTIMES |35
Faire tous les matins ma prière à Dieu, réservoir
de toute force et de toute justice ^ à mon père^ à
Mariette et à Poe^ comme intercesseurs; les prier
de me communiquer la force nécessaire pour
accomplir tous mes devoirs, et d'octroyer à ma
mère une vie assez^ongue pour jouir de ma trans-
formation ; travailler toute la journée, ou du moins
tant que mes forces me le permettront ; me fier à
Dieu, c'est-à-dire à la Justice même, pour la réus-
site de mes projets ; faire, tous les soirs, une nou-
velle prière, pour demander à Dieu la vie et la force
pour ma mère et pour moi; faire, de tout ce que je
gagnerai, quatre parts, — une pour la vie courante,
une pour mes créanciers, une pour mes amis, et
une pour ma mère ; — obéir aux principes de la
plus stricte sobriété, dont le premier est la sup-
pression de tous les excitants, quels qu'ils soient.
THÉÂTRE
LA FIN DE DON JUAN (i)
{Drame)
Les principaux personnages sont don juan arrivé
à Tennui et à la mélancolie.
Son principal domestique ou intendant, que je
veux nommer autrement que Leporello ou Sgana-
relle, — personnage froid, raisonnable et vulgaire,
ne parlant sans cesse que de vertu et d'économie ;
il associe volontiers ces deux idées; il a une espèce
d'intelligence à la Franklin. C'est un coquin comme
Franklin. C'est la future bourgeoisie qui va bientôt
remplacer la noblesse tombante. Du reste, cet in-
tendant exècre son maître et surtout le fils de son
maître. II a fait sa fortune en régissant les affaires
de son maître. Il l'exècre à cause du mépris peu
déguisé que professe celui-ci pour son intendant
et pour l'argent. Juan, le fils, étant une seconde
épreuve précoce de son père, elle domestique ayant
beaucoup soufFert par lui, sa seconde haine s'ex-
plique. Les deux n'en font qu'une.
Une jeune danseuse de race bohème, soledad ou
(i) Eug. Crépet, ojo. cit.
l38 ŒUVRES POSTHUMES
TRiNiDAD, enlevée, élevée et protégée par don Juan,
et, malgré la différence d'âge, ne trouvant rien de
plus beau, de plus aimable, et dont elle ait le droit
d'être plus fière, que son amant.
Le fils de don juan, pourri de vices et d'amabilité,
élevé et formé par son père. Supposons-lui dix-
sept ans. Il est important que ce rôle soit joué par
une femme; j'en donnerai la raison quand j'en
serai aux scènes qui font briller ce rôle.
Une jeune princesse allemande, la future femme
de DON JUAN devenu veuf. Lé roi d'espagne. Une
vieille zingara. Voleurs, bohémiens, danseuses,
quelques belles femmes faisant partie du monde
fantastique de don Juan, et à chacune desquelles
incombe une fonction particulière : la lingerie, la
surveillance des domestiques, etc. La statue, co-^
losse fantastique, grotesque et violent, à la manière
anglaise. L'ombre de gatilina, un ange qui s'inté«^
resse à don Juan.
Le drame s'ouvre comme le -fatt*^ de Goethe. Don
Juan se promène dans la ville et dans la campa^
gncs avec son domestique. Il est en train de fami-
liarité, et il parle de son ennui mortel et de la dif-
ficulté insurmontable pour lui de trouver une occu-
pation ou des jouissances nouvelles. Il avoue que
quelquefois il lui arrive d'envier le bonheur naïf
des êtres inférieurs à lui. Ces bourgeois, qui pas-
sent avec des femmes aussi bêtes et aussi vulgaires
qu'eux, ont des passions par lesquelles ils souffrent
ou sont heureux. Ces bateliers, malgré leur gros-
sière nourriture, leur ignorance, leurs dura vête-
ments et leurs fatigues, sont enviables; car ce n'est
pas la qualité des objets qui fait la jouissance, mais
l'énergie de l'appétit.
THEATRE I 3g
Le domestique répond par des banalités dignes
de sa pauvre intelligence, — qu'il est inconcevable
que monsieur soit malheureux avec un si grand
nom, avec une si grande fortune; que lui, pauvre
diable, qui cependant est un homme, saurait être
heureux à moins, etc..
« Voilà des Zingaris et des voleurs d*ânes, tra-
qués par des hommes de police. Ils sont certes
dans un grand danger; cependant, je parierais pres-
que qu'ils ont des éléments de bonheur que je ne
connais pas. Au fait, je voudrais nous en assurer.
Le Heu est désert. Si nous donnions un coup de
main à ces braves gens, et si nous rossions la
police, nous pourrions les connaître. Cette race
bizgrre a pour moi le charme de l'inconnu.
— Ah! monsieur, dit le domestique, il n'y a pas
da domestique, en Espagne, à qui son maître im-
pose d'aussi bizarres aventures que celles où voun
[voulez] me mêler. Que votre volonté soit faito;
mais quel singulier divertissement pour un grand
seigneur que de risquer sa vie pour aauver des
filous! »
CAMP DES ZrNGARIS DANS LA MONTAGNE
LE MARQUIS DU I^' HOUZARDS(i)
L'ouvrage a pour but de montrer îa lutte entre
deux principes, dans le même cerveau. Un fils d'é-
migré sert l'empereur avec enthousiasme; mais
autour de lui, plusieurs personnes (une femme sur-
tout, M°*e de Timey) font sans cesse appel à ses
souvenirs d'enfance, à Torgueil de la race, poup
le ramener vers Louis XVIII et le comte d'Artois,
Comme dans les vieilles compositions, nous
retrouvons ici le bon et le mauvais ange; le 6o/i,
représenté par Graff, homme de simplicité absolue,
type du vieux grognard et de Théroïsme révolu-
tionnaire, rattaché à l'empereur ; le mauvais j repré-
senté par une femme, M°*® de Timey, type de
grande intrigante, mêlée à toutes les conspirations
des émigrés et des coalisés.
Une faut pasqueM.Hostein(2)soit choqué par les
ressemblances de cette histoire avec celle de Labé-
doyère. Gela importe fort peu, pourvu que les
détails rendent l'ouvrage intéressant. Il y a d'ail-
leurs une énorme difFérence : — même après que
(i) Eug. Crépet, op.cit, — Scénario tiré d'un drame de Paul Gas-
chon de Molènes : tes Souffrances d'un houzard (Hachette, i863),
i'éuai en volume à deux nouvelles : les Caprices d'un régulier, —
Ce Soldat en 170g, Sur rattribulion de ce scénario, qui a été con-
testée, V. J. Crépet, op. cit., ti Lettres, la mai 1860.
(a) Le directeur du Théâtre de la Gaité, auquel Baudelaire desti-
nait cette pièce.
THÉÂTRE l4l
le roi a fait grâce à Wolfgang (qui s'est conduit
irrésistiblement y comme Ney et Labédoyère),
Wolfgang se tue, — se tue par amour, — parce
qu'il est persuadé que M°*® de Timey ne Vaime
plus. Ainsi il reste fidèle à la fois à son caractère
héroïque et à sa nature féminine.
L'ouvrage peut être divisé ainsi (je ne tiens pas
compte pour le moment de la subdivision en
tableaux) :
I®' ACTE : Le château d'Hermorah, habité par le
comte de Cadolles. Séduction du marquis par un
trompette de Tarmée française. La fuite.
2® ACTE : Arrivée à l'armée; présentation du
marquis au colonel Herbin. Wagram. Présentation
du marquis à l'empereur.
3« ACTE : L'empire s'est écroulé. Le retour des
émigrés. Le marquis tombe chez son père sans s'en
douter. La Restauration à Paris. Le salon de
M"o de Timey. Amours de M°^® de Timey avec le
marquis Wolfgang.
4® ACTE : Retour de l'empereur. Défection du
régiment et de Wolfgang.
5® ACTE : M"« de Timey sauvera-t-elle son
amant? L'Abbaye.
Tout ceci va devenir plus clair par la simple
énonciation des personnages :
Le comte dé Cadolles, émigré.
Son fils, le marquis Wolfgang de Cadolles, dit
le marquis du i«' houzards, d'abord soldat, puis
colonel du i*' houzards.
M°»« de Timey.
Charles Stown, officier anglais.
Le comte Adrien de Béval, type de libéral mq-r
narchique bavard.
(42 ŒUVRES P08T«UMES
Le colonel Herbiq, prôdéqesfieur de Wolfgaqg,
au i^*" bouzards.
Graff, capitaine au i^' houzards.
Robert Triton, trompette au mhouïard».
Un officier des gardes du corps.
L'empereur Napoléon et plusieuru personnages
accessoires.
NoTB. — Plusieurs de« partira du dialogue,
notamment celles relatives aux amours de M"^® de
Timey et de Wolfgang, et celles relatives à la pré-
sentation de Wolfgang au camp de Wagr^m, sont
faites.
I®' ACTE, — . Le château d'Hermorahy résidence
du comte de Cadolfes, au bord du Bhin^
Wolfgang est fils du comte de Cadolles et d'une
Allemande mystique, épousée pendant l'émigration.
Wolfgang est un caractère romanesque, tantôt
rêvant à sa mère {le tombeau de sa mère est dans
le parc même)^ tantôt lisant avec frénésie les bul-
letins des journaux français, que reçoit son père»
Il a évidemment horreur de Bonaparte, mai« il
a besoin d'action ; il aspire vaguement à la gloirç j
il est jaloux de quiconque Ja possède, et il se sou-
vient qu'il est Français, — Tout ceci peut être
exprimé dans un monologue.
Scène entre le comte de Cadolles (vrai type du
Français agréable de l'ancien régime) et son fils,
le marquis, à qui il reproche son inguérissable tris-
tesse. On a reçu de bonnes nouvelles (fausses nou-
velles, relatives aux espérances de 1^ coalition et
TfléATRE 143
de l'émigration); il y aura un dtner d'amis au
château.
Scène entre M"« de Timey et le comte de Cadol*
les. Le comte connaît l'amour de son fils pour
jyjme ^Q Timey. Il prie celle-ci de se servir de son
ascendant pour ranimer et exciter le caractère de
son fils. D'ailleurs, on destine à Wolfgang une
mission secrète, politique.
Scène entre M°*« de Timey et Wolfgang. — (Au
troisième acte,à Paris, le caractère de M"*® de Timey
se développera pleinement dans les confidences
qu'elle fera à Wolfganj sur sa vie antérieure.)
La scène du dtner. On s'entretient surtout des
espérances du parti, de politique et de Bonaparte*
— Quelques légères échappées de Wol%ang, qui,
bien qu'il partage la haine de tous ses amis, ne
peut pas entendre froidement leurs niaiseries et
leurs sottises, surtout en tant qu'elles visent à nier
les talents de l'empereur.
(Ce dialogue, fort difficile à faire, surtout en ce
qu'il ne faut pas tomber dans les lourdes caricatures
usitées en pareil cas, je le ferai avec des morceaux
de la littérature réactionnaire du temps. Outre que
j'en connais quelque chose, j'ai des amis qui la
possèdent très bien et qui me fourniront des docu-
ments, — ^ entre autres Sainte*Beuve ; — et puis, il
faut voir les Mémoires de Chateaubriand ^snvionX.)
Vers la fin du dîner, un domestique prévient le
comte qu'un soldat français,blessé, demande l'hos-
pitalité.
Le comte, qui est un bon homme, veut qu'on ait
de lui le plus grand soin ; et pour obéir à la curio-
sité de son fils, on introduit Robert Triton, san-
glant, déguenillé et boitant. (11 y a là une petite
l44 ŒUVRES POSTHUMES
invraisemblance relative aux usages ; mais je tiens
au contraste produit par TefFet de cette aristocratie,
située depuis si longtemps en dehors de la France,
et l'aspect de ce soldat.)
Le trompette conduit dans une chambre, le
comte de Gadolles, qui cherche son fils, s'aperçoit
qu'il a disparu. « Je parierais, dit-il, que Wolfgang,
qui aime tant les récits de bataille, a été présider
à l'installation de notre singulier hôte. »
Triton, guéri, est devenu chef des piqueurs du
comte de Gadolles. Wolfgang passe sa vie à la
chasse, avec Triton. Le trompette, à son insuy cor-
rompty séduit le marquis. II lui explique, dans son
langage de trompette, dans un style violent, pitto-
resque, grossier, naïf, ce que c'est qu'un combat,
une charge de cavalerie; ce que c'est que la gloire,
les amitiés de régiment, etc.. Depuis longtemps,
bien longtemps, Triton n'a plus de famille; il n'est
pas rentré au village depuis les grandes guerres de
la république; il ne sait pas ce qu'est devenue sa
mère. Le régiment du i*"^ houzards est devenu sa
famille.
Une nuit, Wolfgang dit au trompette de seller
les deux meilleurs chevaux.
Et, en route, il lui dit : « Devines-tu où nous
allons? Nous allons rejoindre la Grande Armée. Je
ne veux plus qu'on se batte sans moi ! »
2* ACTE. — Enzersdorf et Wagram.
Ils arrivent au camp français. Triton, que l'on
croyait mort, est reconnu par des camarades.
Le colonel Herbin est en train de dîner avec
THÉÂTRE 145
deux officiers. Il embrasse Triton et demande à
Wolfgang qui il est et ce qu'il veut. — Celui-ci
montre quelques papiers et est enrôlé immédiate-
ment.
{Je supprime j dans le plan, une grande quan-
tité de détails familiers qui seront d'un bonejffet,)
CadoUes fait venir la cantinière et paye la bien-
venue à son escadron.
Grâce à ses manières {qui ne doivent jamais Va*
bandonner, même quand il sera devenu un parfait
troupier), commence, parmi ses camarades, Tu-
sage de ce surnom : le marquis du /®' houzards.
L'armée a passé le pont sur le Danube. 5 JuiU
let, Wagram. L'empereur passe devant les rangs
du I®' houzards.
Wolfgang, (fax a beaucoup entendu parler (en
mal) de l'empereur, se raidit contre l'enthousiasme
universel, et se commande à lui-même de ne pas
crier : Vive l'empereur t II est encore le fils du
serviteur des Gondé.
Napoléon, étendant le bras droit, montre aux sol-
dats les plateaux de Wagram, où sont échelonnées
les troupes de l'archiduc. Tonnerre d'applaudisse-
ments. Wolfgang se sent envie de pleurer, comme
s'il était enlevé par un puissant comédien.
La bataille. {J'avoue que je n'ai pas du tout
pensé à la mise en scène.)
Wolfgang a fait trois prisonniers et reçu une
blessure à la tête.
Un aide de camp l'instruit que l'empereur le
demande. Napoléon est entouré de généraux et
de colonels, parmi lesquels le colonel Herbin. Il
regarde attentivement Wolfgang et lui dit : On m'a
dit que vous étiez Français^ fils d'émigré. Vous
10
ï46, ŒUVRES POSTHUMES
rachetez ce que votre famille a fait de mal et vous
continuez ce qu'elle a pu faire de bien. Je veux
me souvenir de vous : voici ce qui m'aidera à vous
reconnaître. — (La croix de la Légion d^honneur.
— Il est bon d'accentuer ainsi le caractère parti-
culièrement séducteur de Tempereur, qui a été
négligé par beaucoup d'historiens.)
Wolfgang est complètement vaincu et gagné. (Il
me semble que cet acte, peut-être court sur le
papier, doit être fort long à la représentation.)
3® ACTE. — Uempire est fini* iSi^.
Un village. Deux officiers, poudreux, aux vête-
ments en loques, arrivent, exténués de fatigue,
pour chercher un logement. {Penser au tableau
de Géricault : le Cuirassier blessé^ marchant à
côté de son cheval.)
Cest le marquis du i®' houzards (maintenant
colonel) et son vieux camarade, le capitaine Graff
(dont il a fait la connaissance au camp, quelques
jours avant Wagram).
« Voilà un château, dit Wolfgang, que je suis
sûr d'avoir vu en peinture dans la salle à manger
d'Hermorah. »
— Il me semble, dit Graff, que j'ai entendu crier
ton nom. »
Le village est en fête. Coups de fusil. Bruit de
flûtes et de violons .
Le garde champêtre et le maître de poste,
anciens soldats, décorés, se tiennent à l'écart et
boivent sous une tonnelle.
THEATRE l^J
Cadolles et GrafF dessellent leurs chevaux et,
sur Tin vi talion des deux anciens soldats, trinquent
avec eux.
Wolfgang, en prenant un verre : « A notre vieille
gloire! A la mort des Anglais, des Prussiens, des
Cosaques ! Aux canons qui cracheront sur ces misé-
rables! A notre belle France, où nous les enterre-
rons un jour !
— Où sommes-nous? dit GraiF, et qui fête-t-on
ici?
— Vous êtes à Cadolles, et on fête le retour du
vieux comte qui, après avoir été Allemand pendant
trente ans, s'imagine de redevenir Français aujour-
d'hui par la grâce de l'étranger. »
Wolfgang court chez son père qu'il trouve sur
le perron du château, entouré de paysans. Le père
croyait le fils mort. Embrassements et reconnais-
sance.
Wolfgang se trouve bientôt dans un salon anti-
pathique. Son père le présente à Charles Stown,
un officier anglais, et au comte de Béval, espèce
de pédant politique qui rêve chartes, constitutions
et réconciliation du roi avec la révolution. Puis
Mme de Timey, revenue avec le comte de Cadolles,
et qui, toujours coquette et femme politique, se
prête à toutes les flagorneries de Charles Stown
et de M. de Béval.
Wolfgang est immédiatement repris par l'amour,
et son antipathie pour M. de Béval et l'officier
anglais en est naturellement augmentée.
Mme (Je Timey cherche tout de suite, par ses
coquetteries et par ses encouragements, à le rame-
ner à la bonne cause.
Une main se pose sur son épaule, et une voix
i48 œuvues posthumes
lui dit : « L'empereur a abdiqué! mais c'est peut-
être un bruit que font courir ses ennemis. S'il y a
des traîtres, il faut les fusiller. Allons où ça
chauffe. »
C'est Graff. Wolfgang s'enfuît avec lui.
(Cet acte va être bien long. Nous pourrions,mal-
gré la division que j'ai écrite en tête du plan, cou-
per l'acte ici et en rejeter la fin au commencement
du 4* acte — surtout si nous considérons que la
matière du 4® et du 5® acte est très courte.)
Paris. — La Restauration à Paris. Le i^ hou-
zards est en garnison à Paris. Querelles fréquentes
entre ses officiers et les officiers des armées alliées.
— Graff surtout cherche des duels, avec emporte-
ment, dans tous les lieux publics. (On pourrait
introduire ici, comme décor, Paphos ou les jardins
de Tivoli.)
Wolfgang, lui aussi, pour s'étotirdir, mène une
vie assez dissipée; mais son amour pour M^^ de
Timey augmente toujours. Celle-ci d ailleurs s'est
dégoûtée de Charles Stown et d'Adrien de Béval.
La violence, la tendresse et l'emportement de
Wolfgang lui plaisent; mais elle voudrait tourner
les sympathies de son amant vers la nouvelle
royauté. Wolfgang sent plusieurs fois renaître en
lui les goûts et la fierté du gentilhomme; mais cela
ne diminue en rien sa sympathie et son admiration
pour Bonaparte.
Mme de Timey a été insultée par un journal.
Pendant que M. de Béval et Charles Stovv^n discu-
tent, chez elle, sur ce qu'il y a à faire en pareille
circonstance, Wolfgang paraît, le bras en écharpe ;
sans parler, sans prévenir, il a châtié l'auteur de
l'attaque.
THÉÂTRE l49
Cette affaire resserre encore plus la liaison du
marquis avec M^^^de Timey,et c'est dans un tête-à-
tête intime, où Wolfgang lui reproche son étrange
caractère, qu'elle lui raconte son ancienne histoire.
Le comte de Tiraey, qui était un homme très
intelligent et très corrompu, a été Tamant de sa
mère, femme d'un autre émigré français, M™e d'Evré.
Avant de mourir, après sa confession, M. le comte
de Timey a voulu épouser M**® d'Evré, qui était
peut-être, et probablement même, sa fille. La nuit
de noces. Le moribond a employé sa nuit de noces
a enseigner à sa femme sa corruption morale et sa
corruption politique. Il lui a dit finalement : Ma
chère jille^ je laisse dans votre âme virginale
l* expérience d'un vieux roué. Et puis il est mort.
Ainsi elle s'est trouvée à la fois, et subitement
riche, veuve quoique vierge, et pleine d'expé-
rience quoique innocente.
Wolfgang, profondément attristé, se récrie; il
prétend qu'il y a encore du bonheur possible; que
Tâme de sa maîtresse peut rajeunir; qu'il se sent,
lui, plein de jeunesse et de confiance, et qu'il ne
s'agit que de noyer toutes ces impressions funèbres
dans le bonheur présent et dans un mariage immé-
diat.
Mme de Timey, revenant à ses rêves d'ambi-
tion, pose une condition à ce mariage : c'est que
Wolfgang verra le roi et le comte d'Artois, et
quittera le i*'^ houzards pour entrer aux gardes du
corps. {Il est évid^.^t quil est facile, dans cette
partie, d^ Jaire reparaître chez M^^ de Timey
le ^cre du marquis, le comte de Cadolles, qui,
naturellement, doit appuyer les projets et les pro-
positions de celle-ci.)
l50 ŒUVRES POSTHUMES
Wolfgang, très ébranlé, est bien près de céder,
quand Graff survient à Timproviste, qui lui apprend
le débarquement de Tcmpereur.
4* ACTE ou 2« PARTIE DU 4® ACTE.
Tout Tamour de Wolfgang pour Bonaparte re-
naît, et, à la caserne, il lit aux officiers la procla-
mation royale, de manière à leur faire deviner ses
propres sentiments. (11 faudra retrouver le texte
officiel de la proclamation royale.)
SUR UNE ROUTE. — Le régiment silencieux, triste ;
Wolfgang part en avants sur de certains indices.
Tout d'un coup, de tous côtés, un grand cri : C'est
luit et puis : Vive l^ Empereur! (La mise en scène
de ce tableauy grâce aux documents historiques^
est très facile d/atr^.) Naturellement, nous évitons
de mettre en scène la bataille de Waterloo ; ce
serait, je crois, un tableau désagréable, et d'ailleurs,
au point de vue purement scénique, cela ferait un
double emploi avec la bataille de Wagram.
5* ACTE. — Chez M"^^ de Timey.
Lettre de Wolfgang : « Je suis accusé ; on me
cherche ; si Ton me trouve, je serai fusillé...
Venez... et fuyons ensemble. »
Mme (Je Timey hésite, et finalement répond : Non
— tout en protestant de son amour, et en engageant
Wolfgang à se bien cacher et à attendre.
m^
THEATRE I 5 I
Seconde lettre : « Puisque vous ne voulez pas
fuir avec moi, vous ne m'aimez plus, et je me cons-
titue prisonnier; »
DANS LA PRISON. — Graff vient voir son vieux
camarade et lui dit qu'il ne faut pas laisser aux
royalistes le plaisir de fusiller un officier de la grande
armée. En même temps, il lui remet un pistolet.
Wolfgang répond qu'en ces matières-là chacun
est libre de suivre ses sentiments, et que, lui, il se
laissera tranquillement fusiller. {Car il veut mou-
rir.)
Un officier des gardes du corps apporte la nou-
velle de la grâce accordée par le roij spontané-
ment.
Wolfgang, au moment où Graff, joyeux, vient
lui sauter au cou, s'empare du pistolet et se tue.
(Car il veut mourir.)
Arrivent le comte de CadoUes et M™« de Timey.
Wolfgang se figure alors que c'est sa maîtresse
qui a obtenu sa grâce, et il meurt en la remerciant.
GrafF, qui, à un mot précédent de Wolfgang, a
deviné la vérité, dit à M.^^ de Timey : «C'est vous
qui avez tué le plus brave officier de la grande
armée, le marquis du !•' houzards. »
(Je vous en prie, ne changeons pas ce dénouement
LOGIQUE contre un dénouement heureux, qui serait
ABSURDE et sans majesté.) — (J'ai oublié de vous
avertir que Robert Triton reparaîtra dans toutes
les occasions où on pourra le faire reparaître, par
exemple, dans la rentrée des émigrés au village de
CadoUes, dans les scènes tumultueuses des cafés
et des casinos ; dans la scène de reconnaissance
entre l'empereur revenant de l'île d'Elbe et le
l52 ŒUVRES POSTHUMES
1^^ houzards; et enfin dans la scène finale, à la
prison.)
(La chose entière m'apparatt comme un vrai
drame, c'est-à-dire Tunion des scènes très bien
filées avec une mise en scène très active, très re-
muante, avec une g^rande pompe militaire, là où
il y a lieu.)
(Je n'indique pas les décors, qui peuvent être
d'un effet poétique, vous les devinerez.)
Je n'ai pas recopié ce manuscrit. Donc, je le ferai
transcrire avant de me mettre à la besogne journa-
lière.
UIVROGNE (i)
[Lettre à J.-H. Tisserant.]
Samedi, 28 Janvier f854.
Quoique ce soit une chose importante, je n'ai pas
encore songé au titre ? Le Puits? U Ivrognerie?
La Pente du mal? etc..
Ma principale préoccupation, quand je commen-
çais à rêver à mon sujet, fut : à quelle classe, à
quelle profession doit appartenir le personnage
principal de la pièce ? — J'ai décidément adopté
une profession lourde, triviale, rude : le scieur de
long. Ce qui m'y a presque forcé, c'est que j'ai une
chanson dont l'air est horriblement mélancolique,
et qui ferait, je crois, un magnifique effet au théâ-
tre, si nous mettons sur la scène le lieu ordinaire
du travail, ou surtout si, comme j'en ai une immense
envie, je développe au troisième acte le tableau
d'une goguette lyrique ou d'une lice chansonnière.
Cette chanson est d'une rudesse singulière. Elle
commence par :
Rien n'est aussi-z-aîmable^
Fanfru-cancru-lon-la-lahira,
Rien n*est aussi-z- aimable
Que le scieur de long.
(1) Charles Baudelaire, Souvenirs, Correspondances^ etc., o/?.
c it. ; — pour le complément de cette lettre, y. Lettres,
10.
l54 CBUVRES POSTHUMES
Et ce qu'il y a de meilleur, c'est qu'elle est pres-
que prophétique et peut devenir la Romance du
saule de notre drame populacier. Ce scieur de long
si aimable finit par jeter sa femme à l'eau, et il dit
en parlant à la Sirène (il y a pour moi une lacune
avant cet endroit) :
Chaote^ Sirène, chante,
Fa nfr u-cancm-lon-la-labira,
Chante, Sirène, chante.
T'as raison de chanter.
Car l'as la mer à boire,
Fanfpu-cancru-lon-la-lahira,
Car t'as la mer à boire,
Et ma mie à manger I
Mon homme est rêveur, fainéant ; il a, ou il croit
avoir, des aspirations supérieures à son monotone
métier, et, comme tous les rêveurs fainéants, il
s'enivre.
La femme doit être jolie, -^ un modèle de dou-
ceur, de patience et de bon sens.
Le tableau de la goguette a pour but de montrer
les instincts lyriques du peuple, souvent comiques
et maladroits. — Autrefois, j'ai vu les goguettes.
— Il faudra que j'y retourne, — ou plutôt nous
irons ensemble. Il sera peut-être possible d*y pren-
dre des échantillons de poésie tout faits. De plus,
ce tableau nous fournit un délassement au milieu
de ce cauchemar lamentable.
Je ne veux pas ici vous faire un scénario détaillé
puisque dans quelques jours j'en ferai un dans les
règles, et, celui-là, nous l'analyserons de façon à
m'éviter quelques gaucheries. Je ne vous donne
aujourd'hui que quelques notes.
THÉÂTRE l55
Les deux premiers actes sont remplis par des
scènes de misère, de chômage, de querelles de
ménage, d'ivrognerie et de jalousie. Vous verrez
tout à rhcure l'utilité de cet élément nouveau.
Le troisième acte, la goguette, — où sa femme,
de qui il vit séparé, inquiète de lui, vient le cher-
cher. C'est là qu'il lui arrache un rendez-vous pour
le lendemain soir, dimanche.
Le quatrième acte, le crime, — bien prémédité,
bien préconçu. — Quant à l'exécution, je vous la
raconterai avec soin.
Le cinquième acte (dans une autre ville), le dé-
nouement, c'est-à-dire la dénonciation du coupable
par lui-même, sous la pression d'une obsession. —
Gomment trouvez-vous cela ? — ^Que de fois j'ai été
frappé par des cas semblables, en lisant la Gazette
des tribunaux.
Vous voyez combien le drame est simple. Pas
d'imbroglios, pas de surprises. Simplement le dé-
veloppement d'un vice et des résultats successifs
d une situation.
J'introduis deux personnages nouveaux :
Une sœur du scieur de long, créature aimant les
rubans, les bijoux à vingt-cinq sols, les guinguet-
tes et les bastringues, ne pouvant pas comprendre
la vertu chrétienne de sa belle-sœur. C'est le type
de la perversité précoce parisienne.
Un homme jeune, — assez riche, — d'une pro-
fession plus élevée, — profondément épris de la
femme de notre ouvrier, — mais honnête et admi-
rant sa vertu, n parvient à glisser, de temps à autre,
un peu d'argent dans le ménage.
Quant à elle, malgré sa puissante religion, sous
la pression des souffrances que lui impose son mari,
l5ô ŒUVRES POSTHUMES
elle pense quelquefois un peu à cet homme, et ne
peut pas s'empêcher de rêver à cette existence plus
douce, plus riche, plus décente, qu'elle aurait pu
mener avec lui. Mais elle se reproche cette pensée
comme un crime, et lutte contre cette tendance. —
Je présume que voilà un élément dramatique. —
Vous avez déjà deviné que notre ouvrier saisira
avec joie le prétexte de sa jalousie surexcitée,^pour
cacher à lui-même qu'il en veut surtout à sa femme
de sa résig^nation, de sa douceur, de sa patience,
de sa vertu. — Et cependant il l'aime, mais la
boisson et la misère ont déjà altéré son raisonne-
ment. — Remarquez, de plus, que le public des
théâtres n'est pas familiarisé avec la très fine psy-
chologie du crime, et qu'il eût été bien difficile de
lui faire comprendre une atrocité sans prétexte.
En dehors de ces personnages, nous n'avons que
des êtres accessoires : peut-être un ouvrier farceur
et mauvais sujet, amant de la sœur, — des filles,
— des habitués de barrières, de cabarets, d'esta-
minets, — des matelots, des agents de police.
Voici la scène du crime. — Remarquez bien qu'il
est déjà prémédité. L'homme arrive le premier au
rendez-vous. Le lieu a été choisi par lui. — Diman-
che soir. — Route ou plaine obscure. — Dans le
lointain, bruits d'orchestres de bastringue. — Pay-
sage sinistre et mélancolique des environs de Pa-
ris. — Scène d'amour, — aussi triste que possible,
— entre cet homme et cette femme ; — il veut se
faire pardonner ; — il veut qu'elle lui permette de
vivre et de retourner près d'elle. Jamais, il ne l'a
trouvée si belle... Il s'attendrit de bonne foi. — Il
en redevient presque amoureux, il désire,il supplie.
La pâleur, la maigreur la rendent plus intéres-
THÉÂTRE 167
santé, et sont presque des excitants. II faut que le
public devine de quoi il est question. Malgré que la
pauvre femme sente aussi sa vieille affection remuée,
elle se refuse à cette passion sauvage dans un pareil
lieu. Ce refus irrite le mari qui attribue cette chas-
teté à l'existence d'une passion adultère ou à la
défense d'un amant. « Il faut en finir; cependant,
je n'en aurai jamais le courage, je ne peux pas
faire cela moi-même. Une idée de génie, — pleine
de lâcheté et de superstition, — lui vient.
Il feint de se trouver très mal, ce qui n'est pas
difficile, son émotion vraie aidant à la chose :
« Tiens, là-bas, au bout de ce petit chemin, à gau-
che, tu trouveras un pommier; va me chercher un
fruit. » (Remarquez qu'il peut trouver un autre
prétexte, — je jette celui-là sur le papier en cou-
rant.)
La nuit est très noire, la lune s'est cachée. Sa
femme s'enfonçant dans les ténèbres, il se lève de
la pierre où il s'est assis : « A la grâce de Dieu 1
Si elle échappe, tant mieux ; si elle y tombe, c'est
Dieu qui la condamne I » '
Il lui a indiqué la route où elle doit trouver un
puits, presque aras de la terre.
On entend le bruit d'un corps lourd tombant
dans l'eau, — mais précédé d'un cri, — et les cris
continuent.
— « Que faire? On peut venir; — jepuis passer,
je passerai pour l'assassin. — D'ailleurs, elle est
condamnée... Ah! il y a les pierres, — les pierres
qui font le bord du puits ! »
Il disparaît en courant.
Scène vide.
A mesure que le bruit des pavés tombants se
l58 ŒUVRES POSTHUMES
multiplie, les cris diminuent. *— lis cessent.
L'homme reparaît : « Je suis libre ! Pauvre ange,
elle a dû bien souffrir ! »
Tout ceci doit être entrecoupé par le bruit loin-
tain de l'orchestre. A la fin de l'acte, des groupes
d'ivrognes et de grisettes qui chantent, — entre
autres la sœur, — reviennent par la route.
Voici en peu de mots l'explication du dénoue-
ment. Notre homme a fui. — Nous sommes main-
tenant dans un port de mer. — Il pense à s'enga-
ger comme matelot. — Il boit efiFroyablcment :
estaminets, tavernes de matelots, musicos. — » Cette
idée : « Je suis libre, libre, Ubre 1 » est devenue
l'idée fixe, obsédante. « Je suis libre I — Je suis
tranquille 1 — On ne saura jamais rien. » — Et
comme il boit toujours, et qu'il boit effroyablement
depuis plusieurs mois, sa volonté diminue toujours
— et l'idée fixe finit par se faire jour par quel-
ques paroles prononcées à voix haute. Sitôt qu'il
s'en aperçoit, il cherche à s'étourdir par la boisr
son, par la marche , par la course ; — mais
l'étrangeté de ses allures le fait remarquer. — Un
homme qui court a évidemment/a// quelque chose.
On l'arrête ; alors, — avec une volubilité, une ar-
deur, une emphase extraordinaire, avec une minu-
tie extrême, — très vite, très vite, comme s'il crai-
gnait de n'avoir pas le temps d'achever, il raconte
tout son crime. — Puis, il tombe évanoui. — Des
agents de police le portent dans un fiacre.
C'est bien fin, n'est-ce pas, et bien subtil ? mais
il faut absolument le faire comprendre. Avouez
que c'est vraiment terrible. — On peut faire repa-
raître la petite sœur dans une de ces maisons de
débauche et de ribotte, faites pour les matelots.
THÉÂTRE iSg
Je suis tout à vous.
Vous me ferez vos observations, là-dessus.
Je serais bien disposé à diviser l'œuvre en plu-
sieurs tableaux courts, au lieu d'adopter Tincom-
mode division des cinq long actes.
CHANSON DU SCIEUR DE LONG
Rien n'est aussi-z-aimable^
fanfru-cancru-lon-la-lahira,
Rien n'est aussi-z-aimable
Que les scieurs de long*. (bis)
Y a pas de gens plus aise,
fanfru-cancru-Ion-la-lahira,
Y a pas de gens plus aise
Que les scieurs de long. {bis)
Tant qu'ils sont sur la bille,
fanfru-cancru-lon-la-lahira,
Tant qu'ils sont sur la bille,
Sciant des cheverons, {bis)
Aussi de la membrure,
fanfru-cancru-Ion-la-lahira,
Aussi de la membrure, *
De tout échantillon. (bis)
— Le maître vient les voir,
fanfru-cancru-lon-la-lahira,
Le maître vient les voir.
Courage, compagnons I (bis)
Via la Saint-Jean qu'arrive,
fanfru-cancru-lon-la-labira,
Via la Saint-Jean qu'arrive,
Les écus rouleront. (bis)
l6o CEUVRBS POSTHUMES
— Nous irons voir nos femmes,
faofru-cancru-Ion-Ia-lahira,
Nous irons voir nos femmes.
Les ceux qui en auront ; {bis)
Y a plus que le p'tit Pierre,
fanfru-cancru-lon-la-lahira,
Y a plus que le p'tit Pierre,
Mais nous le marierons. (bis)
Avec la filP du maître,
fan f ru - cancru-l on-la-lahira,
Avec la fill* du maître
Qui-z-est ici présent. [bis)
Nous irons à la noce,
faufru-cancru-lon-la-lahira.
Nous irons à la noce
Gomme tous les parents. [bis)
L'an d'après, sur la bille,
fanfru-cancru-lon-la-lahira.
L'an d'après, sur la bille,
Joueront les p'tits enfants. (bis)
Car rien n'est si-z-aimable,
fanfru-cancru-lon-la-lahira.
Car rien n'est siz-aimable
Que les scieurs de long*. (bis)
[Notes (i).]
U Ivrogne. — Ne pas oublier que Tivresse est
la négation du temps, comme tout état violent de
Tesprit, et que conséquemment tous les résultats
de la perte du temps doivent défiler devant les
(i) Collection Crépet.
THEATRE l6l
yeux de Tivrogne, sans détruire en lui l'habitude
de remettre au lendemain sa conversion, jusqu'à
complète perversion de tous les sentiments et
catastrophe finale.
Les Sortes biblicœ. — L'ivrogne épiant et étu-
diant rivrogne.
L'homme parfait : le suprême du convenable, la
caravane, la montre.
Delà puissance du philtre et de la magie en amour
ainsi que du mauvais œil.
Essence divine du cercle vicieux (Fusées).
LISTE DE PIÈGES PROJETÉES (l)
Le Marquis du i«' Houzards.
L'Ivrogne.
Le Club des cocus.
La Femme entretenue sans le savoir.
La Jeunesse de César.
Une pièce à femmes.
Les Vierges folles.
(i) Collection Crépet.
1
CRITIQUE LITTÉRAIRE
Articles parus dans c le Corsaire-Satan »
LES CONTES NORMANDS ET HISTORIETTES
BAGUENAUDIÈRES
PAR JEAN DE FALAISE (l)
Les amateurs curieux de la vraie littérature li-
ront ces deux modestes petits volumes avec le plus
vif intérêt. L'auteur est un de ces hommes, trop
rares aujourd'hui, qui se sont de bonne heure fami-
liarisés avec toutes les ruses du style. — Les locu-
tions particulières dont le premier de ces volumes
abonde, ces phrases bizarres, souvent patoisées de
façons de dire hardies et pittoresques, sont une
grâce nouvelle et un peu hasardée, mais dont l'au-
teur a usé avec une merveilleuse habileté.
Ce qui fait le mérite particulier des Contes nor^
mands, c'est une naïveté d'impressions toute fraî-
che, un amour sincère de la nature et un épicu-
réîsme d'honnête homme. Pendant que tous les
auteurs s'attachent aujourd'hui à se faire un tem-
(i) Mardi, 4 novembre i845« sans signatare... Jean de Falaise,
pseudonyme du M" de Chenneyières .
l64 ŒUVRES POSTHUMES
pérament et une âme d'empruut, Jean de Falaise a
donné la sienne pour de bon, et il a fait tout dou-
cement un ouvrage originaL
Doué d'une excentricité aussi bénigne et aussi
amusante, Tauteur a tort de dépenser tant de peine
à pasticher des lettres de M^^ Scudéry. En revan-
che, M. de Balzac contient peu de tableaux de
mœurs aussi vivants que : Un souvenir de jeunesse
d'un Juré du Calvados^ et Hoffmann pourrait,
sans honte, revendiquer le Diable aux Iles. — Et
tout ceci n'est pas trop dire. Oyez et jugez.
PROMÉTHÉE DÉLIVRÉ
PAR L. DE SENNE VILLE (l)
Ceci est de la poésie philosophique. — Qu'est-ce
que la poésie philosophique? — Qu'est-ce que
M. Edgar Quinet? — Un philosophe ? — Euhl
euh! — Un poète? - Ohl ohl
Cependant, M. Edgar Quinet est un homme d'un
vrai mérite, — Eh I mais, M. de Senneville aussi !
— Expliquez-vous.
— Je suis prêt. Quand un peintre se dit : — Je
vais faire une peinture crânement poétique 1 Ah 1
la poésie !1... il fait une peinture froide, où l'inten-
tion de l'œuvre brille aux dépens de l'œuvre: — le
Rêve du bonheur ^ ou Faust et Marguerite. — Et
cependant, MM. Papety et Ary Schefïer ne sont
pas des gens dénués de valeur; — maisl... c'est que
(i) 3 fëyricr i846. —article signé, Baudelaire-Dufays — Senne-
ville, pseudonyme de Louis Ménard. L'articulet suirant est de la
même date.
GRITIgUE LITTÉRAIRE l65
la poésie d'un tableau doit être faite par le specta-
teun
Comme la philosophie d'un poème par le lec-
teur. — Vous y êtes, c'est cela même.
— La poésie n'est donc pas une chose philoso-
phique? — Pauvre lecteur, comme vous prenez le
mors aux dents, quand on vous met sur une pente !
La poésie est essentiellement philosophique; mais ^
comme elle est avant tout fatale^ elle doit être
involontairement philosophique .
— Ainsi, la poésie philosophique est un genre
faux? — Oui. — Alors, pourquoi parler de M. de
Senneville?
— Parce que c'est un homme de quelque mérite.
— Nous parlerons de son livre, comme d'une tra-
gédie où il y aurait quelques bons mots.
Du reste, il a bien choisi, — c'est-à-dire la don-
née la plus ample ti la plus i/i/?ni*^, la circonférence
la plus capace,le sujet le plus large parmi tous les
sujets protestants ^ — Prométhée délivré! — l'hu-
manité révoltée contre les fantômes 1 l'inventeur
proscrit I la raison et la liberté criant : justice I —
Le poète croit qu'elles obtiendront justice, —
comme vous allez voir :
La scène se passe sur le Caucase, aux dernières
heures de la nuit. Prométhée enchaîné chante, sous
le vautour, son éternelle plainte, et convoque l'hu-
manité souffrante au rayonnement de la prochaine
liberté. — Le chœur — l'humanité — raconte à
Prométhée son histoire douloureuse : — d'abord
l'adoration barbare des premiers âges, les oracles
de Delphes, les fausses consolations des Sages,
Topium et le laudanum d'Epicure, les vastes orgies
lOb ŒUVRES POSTHUMES
de la décadence, et finalement la rédemption par le
sang de Tagneau.
Mais le Symbole tutélaire
Dans le ciel, qu*à peine il éclaire^
Jette en mourant ses derniers feux.
Prométhée continue à protester et à promettre
la nouvelle vie; Harmonia,rf^5 muses la plus belle ^
veut le consoler, et faire paraître devantlui P esprit
du ciel, resprit de la vie, Vesprit de la terre et
l'esprit des météores, qui parlent à Prométhée,
dans un style assez vague, des mystères et des
secrets de la nature. Prométhée déclare qu'il est
le roi de la terre et du ciel.
Les dieux sont morts, car la foudre est à moi.
Ce qui veut dire que Franklin a détrôné Jupiter.
lo, c'est-à-dire Madeleine ou Marie, c'est-à-dire
l'amour, vient à son tour philosopher avec Promé-
thée; celui-ci lui explique pourquoi son amour et sa
prière n'étaient qu'épicuréisme pur, œuvres stériles
et avares :
Pendant que tes genoux s*usaient dans la prière^
Tu n'as pas vu les maux des enfants de la terre !
Le monde allait mourir pendant que tu priais.
Tout à coup le vautour est percé d'une flèche
mystérieuse. Hercule apparaît, etlaraison humaine
est délivrée par la force, — appel à l'insurrection
et aux passions mauvaises t — Harmonia ordonne
aux anciens révélateurs : Manon, Zoroastre, Ho-
mère et Jésus-Christ, de venir rendre hommage au
nouveau dieu de l'Univers ; chacun expose sa doc-
trine, et Hercule et Prométhée se chargent tour à
tour de leur démontrer que les dieux, quels qu^ils
CniTIQUE LITTÉRAIRE 167
soient, raisonnent moins bien que Thomme, ou
l'humanité en langue socialiste ; si bien que Jésus-
Christ lui-même,rentrant dans la nuit incrêée^ il ne
reste plus à lanouvellehumanité que de chanter les
louang^es du nouveau régime, basé uniquement sur
la science et la force.
Total : L'Athéisme.
C'est fort bien, et nous ne demanderions pas
mieux que d'y souscrire, si cela était gai, aimable,
séduisant et nourrissant.
Mais nullement; M. de Senneville a esquivé le
culte de la Nature, cette grande religion de Diderot
et d'Holbach, cet unique ornement de l'athéisme.
C'est pourquoi nous concluons ainsi : A quoi bon
la poésie philosophique, puisqu'elle ne vaut, ni
un article de VEncyclopédiey ni une chanson de
Désaugiers ?
Un mot encore : — le poète philosophique a
besoin de Jupiter, au commencement de son poème,
Jupiter représentant une certaine somme d'idées ;
à la fin, Jupiter est aboli. — Le poète ne croyait
donc pas à Jupiter !
Or, la grande poésie est essentiellement bête^
elle croity et c'est ce qui fait sa gloire et sa force.
Ne confondez jamais les fantômes de la raison
avec les fantômes de l'imagination; ceux-là sont
des équations, et ceux-ci des êtres et des souvenirs.
Le premier Faust est magnifique, et le second
mauvais. — La forme de M. de Senneville est
encore vague et flottante ; il ignore les rimes
puissamment colorées, ces lanternes qui éclairent
la route de l'idée ; il ignore aussi les effets qu'on
peut tirer d'un certain nombre de mots, diverse-
ment combinés. — M. de Senneville est néan-
IÔ8 ŒUVRES POSTHUMES
moins un homme de talent, que la conviction de
la raison et l'orgueil moderne ont soulevé assez
haut en de certains endroits de son discours^ mais
qui a subi fatalement les inconvénients du genre
adopté. — Quelques nobles et grands vers prouvent
que, si M, de Senne ville avait voulu développer
le côté panthéistique et naturaliste de la question,
il eût obtenu de beaux effets, où son talent aurait
brillé d un éclat plus facile.
LE SIÈCLE
ÉPITRE A CHATEAUBRIAND, PAR BATHILD BOUNIOL
M. Bouniol adresse à M. de Chateaubriand un
hommage de jeune homme; il met sous la protec-
tion de cet illustre nom une satire véhémente et,
sinon puérile, du moins inutile, du régime actuel.
Oui, Monsieur, les temps sont mauvais et corrom-
pus; mais la bonne philosophie en profite sournoi-
sement pour courir sus à l'occasion, et ne perd pas
son temps aux anathèmes.
Du reste, il serait de mauvais ton d'être plus
sévère que M. Bouniol n'est modeste; il a pris pour
épigraphe : Je tâche t et il fait déjà fort bien les
vers.
GRITIQU£ LITTÉRÀIAB 169
LES CONTES DE CHAMPFLEURY
CHIEN-CAILLOU, PAUVRE TROMPETTE, FEU MIETTE (l)
Un jour parut un tout petit volume, tout humble,
tout simple, au total, une chose importante^ Chien--
Caillou^ Thistoire simplement, nettement, crû-
ment racontée, ou plutôt enregistrée, d'un pauvre
graveur, très original, mais tellement dénué de
richesses qu'il vivait avec des carottes, entre un
lapin et une fille publique : et il faisait des chefs-
d'œuvre. Voilà ce que Champfleury osa pour ses
débuts : se contenter de la nature et avoir en elle
une confiance illimitée.
La même livraison contenait d'autres histoires
remarquables, entre autres : M. le maire de
Classy-leS'Bois, au sujet de laquelle histoire je
prierai le lecteur de remarquer que Champfleury
connaît très bien la province, cet inépuisable tré-
sor d'éléments littéraires, ainsi que l'a triompha-
lement démontré notre grand H. de Balzac, et aussi
dans son petit coin où il faudra que le public Taille
chercher, un autre esprit tout modeste et tout
retiré, l'auteur des Contes Normands et des Histo-
riettes baguenaudières^ Jean de Falaise (Philippe
de Chennevières), un brave esprit tout voué au
travail et à la religion de la nature, comme Champ-
fleury, et comme lui élevé à côté des journaux,
loin des effroyables dysenteries de MM. Dumas,
Féval et consorts.
(i) 18 janyier 1848» signé Charles Baudelaire.
11
lyO ŒyVRES POSTHUMES ''
Puis Carnaval^ ou quelques notes précieuses
sur cette curiosité ambulante, cette douleur attifée
de rubans et de bariolages dont rient les imbéciles,
mais que les Parisiens respectent.
La seconde livraison contenait : Pauvre Trom-
pette^ ou l'histoire lamentable d'une vieille ivro-
gnesse très égoïste, qui ruine son gendre et sa fille
pour gorger son petit chien de curaçao et d'ani-
sette. Le gendre exaspéré empoisonne le chien avec
l'objet de ses convoitises, et la marâtre accroche
aux vitres de sa boutique un écriteau qui voue son
gendre au mépris et à la haine publiques. — His-
toire vraie comme les précédentes. — Or, ce serait
une erreur grave que de croire que toutes ces his-
toriettes ont pour accomplissement final la gaîté
et le divertissement. On ne saurait imaginer ce
que Champfleury sait mettre ou plutôt sait voit là-
dessous de douleur et de mélancolie vraies .
Le jour où il a fait Monsieur Prudhomme au
Salon, il était jaloux d'Henri Monnier. Qui peut
le plus, peut le moins, nous savons cela ; aussi ce
morceau est-il d'un fini très précieux et très amu-
sant. Mais véritablement l'auteur est mieux né, et
il a mieux à faire.
Grandeur et décadence d'une serinette. — H y a
là-dedans une création d'enfant, un enfant musical,
garçon ou petite fille, on ne sait pas trop, tout à
fait délicieuse. Cette nouvelle démontre bien la
parenté antique de l'auteur avec quelques écrivains
allemands et anglais, esprits mélancoliques comme
lui, doublés d'une ironie involontaire et persistante.
Il faut remarquer en plus, ainsi que je l'ai déjà dit
plus haut, une excellente description de la méchan-
ceté et de la sottise provinciales.
CRITIQUE LITTERAIRE I7I
Une reliffion au Cinquième. — C'est Thistoire,
la description de la pot-bouille d'une religion mo-
derne, la peinture au naturel de quelques-uns dç
ces misérables,comme nous en avons tous connus,
qui croient qu'on fait une doctrine comme on fait
un enfant, sur une paillasse, le Compère Mathieu
à la main et que ce n'est pas plus difficile que ça.
Le dernier volume est dédié à Balzac. Il est
impossible de placer des œuvres plus sensées, plus
simples, plus naturelles, sous un plus auguste
patronage. Cette dédicace est excellente, excellente
pour le style, excellente pour les idées. Balzac est
en effet un romancier et un savant, un inventeur
et un observateur; un naturaliste qui connaît éga-
lement la loi de génération des idées et des êtres
visibles. C'est un grand homme dans toute la force
du terme ; c'est un créateur de méthode et le seul
dont la méthode vaille la peine d'être étudiée.
Et ceci n'est pas à mon avis propre un des moin-
dres pronostics favorables pour l'avenir littéraire
de Champflfeury.
Ce dernier volume contient Feu Miette y histoire,
véridique comme toujours, d'un charlatan célèbre
du quai des Augustins. — Le Fuenzès^ une belle
idée, un tableau fatal et qui porte malheur à ceux
qui l'achètent I
Simple histoire d'un rentier, d'un lampiste et
d'une horloge, — précieux morceau, constatation
des manies engendrées forcément dans la vie sta-
gnante et solitaire de la province. Il est difficile de
mieux peindre et de mieux dessiner les automates
ambulants, chez qui le cerveau, lui aussi, devient
peintre et horloge.
Van Schaendel, père et fils : Peintres-natura-
172 ŒUVRES POSTHUMES
listes enrajafés qui vous nourrissez de carottes pour
mieux les dessiner, et vous habilleriez de plumes
pour mieux peindre un perroquet, lisez et relisez
ces hautes leçons empreintes d'une ironie alle-
mande énorme.
Jusqu'à présent, je n'ai rien dit du style. On le
devine facilement. Il est large, soudain, brusque,
poélique,comme la nature. Pas de grosses bouffis-
sures, pas de littérarisme outré. L'auteur, de même
qu'il s'applique à bien voir les êtres et leurs phy-
sionomies toujours étranges pour qui sait bien voir,
s'applique aussi à bien retenir le cri de leur anima-
lité, et il en résulte une sorte de méthode d'autant
plus frappante qu'elle est pour ainsi dire insaisis-
sable. J'explique peut-être mal ma pensée, mais
tous ceux qui ont éprouvé le besoin de se créer
une esthétique à leur usage me comprendront.
La seule chose que je reprocherais volontiers à
l'auteur est de ne pas connaître peut-être ses ri-
chesses, de n'être pas suffisamment rabâcheur, de
trop se fier à ses lecteurs, de ne pas tirer de conclu-
sions, de ne pas épuiser un sujet, tous reproches
qui se réduisent à un seul, et qui dérivent du même
principe. Mais peut-être aussi ai-je tort; il ne faut
forcer la destinée de personne; de larges ébauches
sont plus belles que des tableaux confusionnés, et
il a peut-être choisi la meilleure méthode qui est
la simple, la courte et l'ancienne.
Le quatrième volume qui paraîtra prochaine-
ment est au moins égal aux précédents.
Enfin pour conclure, ces nouvelles sont essen-
tiellement amusantes et appartiennent à un ordre
de littérature très relevé.
NOTES ANALYTIQUES ET CRITIQUES
LES LIAISONS DANGEREUSES (i)
I
BIOGRAPHIE
BIOGRAPHIE MIGHAUD
Pierre-Ambroîsc-François Choderlos de Laclos,
né à Amiens, en 1741.
A 19 ans, sous-lieutenant dans le corps royal
du génie.
Capitaine en 1778, il construit un fort à Tîle
d'Aix.
Appréciation ridicule des Liaisons dangereuses
par la Biographie Michaudy signée Beaulieu, édi-
tion 181 9.
En 1789, secrétaire du duc d'Orléans. Voyage
en Angleterre avec Philippe d'Orléans.
(i) Ces notes ont été publiées par M.Edouard Champion, à qui les
avait communiquées M . Alfred Bégis. (De l'Education des femmes
par Choderlos de Laclos. . . avec une introduction et des docu-
ments par Edouard Champion, suivis de notes inédites de Charles
Baudelaire, Paris, Librairie LéonVanier, A. Messein successeur,
1903.) M. Champion et M. A. Messein ont bien voulu nous permet-
tre de les reproduire. — V. les Lettres, 9 décembre i856, a8 mars
1867, etc;
174 ŒUVRES POSTHUMES
En 91, pétition provoquant la réunion du Champ
de Mars.
Rentrée au service en 92, comme maréchal de
camp.
Nommé gouverneur des Indes françaises, où il
ne va pas.
A la chute de Philippe, enfermé àPicpus,
(Plans de réforme, expériences sur les projec-
tiles.)
Arrêté de nouveau, relâché le 9 Thermidor.
Nommé secrétaire général de l'administration des
hypothèques.
Il revient à ses expérienceis militaires et rentre
au service, général de brigade d'artillerie. Campa-
gnes du Rhin et d'Italie, mort à Tarente, 5 Octobre
i8o3.
Homme vertueux, « bon fils, bon père, excellent-
époux ».
Poésies fugitives.
Lettre à l'Académie française, en 1786, à l'oc-
casion du prix proposé pour l'éloge de Vauban
(1.440 millions).
FRANGE LITTÉRAIRE DE QUÉRARD
La première édition des Liaisons dangereuses
est de 1782.
Causes secrètes de la Révolution du g au 10
thermidor^ par Vilate, ex-juré au tribunal révo-
lutionnaire. Paris, 1795.
Continuation dxix Causes secrètes, ^795-
CRITIQUE littéraihe 175
LOUANDRE ET BOURQUELOT
Il faut, disent-ils, ajouter à ses ouvrages le
Vicomte de Barjac.
Erreur, selon Quérard, qui rend cet ouvrage au
marquis de Luchet.
HATIN
3i Ofctobre an II de la Liberté, Laclos est auto-
risé à publier la correspondance de la Société des
Amis de la Constitution séante aux Jacobins.
Journal des Amis de la Constitution.
En 1791, Laclos quitte le journal, qui reste aux
Feuillants.
II
NOTES
Ce livre, s'il brûle, ne peut brûler qu'à la manière
de la glace.
Livre d'histoire.
Avertissement de l'éditeur et préface de l'auteur
(sentiments feints et dissimulés).
— Lettres de mon père (badinages).
La Révolution a été faite par des voluptueux.
Nerciat (utilité de ses livres).
Au moment où la Révolution française éclata, la
176 ŒUVRES POSTHUMES
noblesse française était une race physiquement
diminuée (de Maistre).
Les livres libertins commentent donc et expli-
quent la Révolution.
— Ne disons pas : Autres mœurs que les nôtres^
disons : Mœurs plus en honneur qu^ aujourd'hui.
Est-ce que la morale s'est relevée; non, c'est que
Ténergie du mal a baissé. — Et la niaiserie a pris
la place de l'esprit,
La fouterie et la gloire de la fouterie étaient-elles
plus immorales que cette manière moderne d'ado-
rer et de mêler le saint au profane ?
On se donnait alors beaucoup de mal pour ce
qu'on avouait être une bagatelle, et on ne se dam^
nait pas plus qu'aujourd'hui.
Mais on se damnait moins bêtement, on ne se
pipait pas.
GEORGE SAND
Ordure et jérémiades.
En réalité, le satanisme a gagné. Satan s'est
fait ingénu. Le mal se connaissant était moins
affreux et plus près de la guérison que le mal s'i-
gnorant. G. Sand inférieure à de Sade.
Ma sympathie pour ^ Livre de moraliste
le livre. aussi haut que les plus
Ma mauvaise repu- élevés, aussi profond
tation. que les plus profonds.
Ma visite à Billaut ( i ) .
Tous les livres sont
immoraux.
(i) Ministre de l'Intérieur lors du procès des Fleurs du Mal.
CRITIQUE LITTERAIRE I77
— A propos d'une phrase de Valmont (à retrou-
ver) :
Le temps des Byron venait.
Car Byron était préparé y comme Michel- Ange.
Le grand homme n'est jamais aérolithe.
Chateaubriand devait bientôt crier à un monde
qui n'avait pas le droit de s'étonner :
« Je fus toujours vertueux sans plaisir ; j'eusse
été criminel sans remords. »
Caractère sinistre et satanique.
Le satanisme badin.
Comment on faisait l'amour sous l'ancien ré-
gime.
Plus gaîment, il est vrai.
Ce n'était pas l'extase, comme aujourd'hui, c'é-
tait le délire.
C'était toujours le mensonge, mais on n'adorait
pas son semblable. On le trompait^ mais on se
trompait moins soi-même.
Les mensonges étaient d'ailleurs assez bien sou-
tenus quelquefois pour induire la comédie en tra-
gédie.
— Ici, comme dans la vie, la palme de la per-
versité reste à [la] femme.
(Laufeia). Fœmina simplex dans sa petite mai-
son.
Manœuvres de l'Amour.
Belleroche. Machines à plaisir.
Car Valmont est surtout un vaniteux. Il est d'ail-
178 ŒUVRES POSTHUMES
leurs généreux, toutes les fois qu'il ne s'agit pas
des femmes et de sa gloire.
— Le dénouement.
La petite vérole (grand châtiment).
La Ruine.
Caractère général sinistre.
La détestable humanité se fait un enfer prépa-
toire.
— L'amour de la guerre et la guerre de Tamour .
La gloire. L'amour de la gloire. Valmont et la
Mcrteuil en parlent sans cesse, la Merteuil moins.
L'amour du combat. La tactique, les règles, les
méthodes. La gloire de la victoire.
La stratégie pour gagner un prix très frivole.
Beaucoup de sensualité. Très peu d'amour ,
excepté chez M"** de Tourvel.
— Puissance de l'analyse racinienne.
Gradation.
Transition.
Progression.
Talent rare aujourd'hui, excepté chez Stendhal,
Sainte-Beuve et Balzac.
Livre essentiellement français.
Livre de sociabilité, terrible, mais sous le badin
et le convenable.
Livre de sociabilité.
[Note manuscrite, non de la main de Baudelaire, mais en
tête de laquelle Baudelaire a écrit : Liaisons dangereuses,']
CniTIQUE LITTÉRAIRE fj^
Cette défense (qui s'attache aux émigrés et à leurs
entreprises) surprendra peu les hommes qui pensent
que la Révolution française a pour cause principale la
dégradation morale de la noblesse.
M. de Saint-Pierre observe quelque part, dans ses
Etudes sur la nature, que si Ton compare la figure des
n obles Français à celles de leurs ancêtres, dont la pein-
ture et la sculpture nous ont transmis les traits, on voit
à Tévidence que ces races ont dégénéré.
Considérations sur ta France, page 197, de Tédition
sous la rubrique de Londres, 1797, in-S®.
III
INTRIGUE ET CARACTÈRES
INTRIGUE
Comment vient la brouille entre Valmont et la
Merteuil.
Pourquoi elle devait venir.
La Merteuil a tué la Tourvel.
Elle n'a plus rien à vouloir de Valmont.
Valmont est dupe. Il dit à sa mort qu'il regrette
la Tourvel, et de Tavoir sacrifiée. Il ne Ta sacrifiée
qu'à son Dieu, à sa vanité, à sa gloire, et la Mer-
teuil le lui dit même crûment, après avoir obtenu
ce sacrifice .
C'est la brouille de ces deux scélérats qui amène
les dénouements.
Les critiques faites sur le dénouement relatif à la
Merteuil.
l80 ŒUVRES POSTHUMES
CARACTÈRES
A propos de M"*® de Rosemonde, retrouver le
portrait des vieilles femmes, bonnes et tendres,
fait par la Merteuil.
Cécile, type parfait de la détestable jeune fille,
niaise et sensuelle.
Son portrait, par la Merteuil, qui excelle aux
portraits.
(Elle ferait bien même celui de laTourvel,si elle
n'en était pas horriblement jalouse, comme d'une
supériorité.) Lettre XXXVIII.
La jeune fille. La niaise , stupide et sensuelle
Tout près de Tordure (i) originelle.
La Merteuil. TartufiFe femelle, tartuffe de mœurs,
tartuffe du xviii® siècle.
Toujours supérieure à Valmont, et elle le prouve.
Son portrait par elle-même. Lettre LXXXI. Elle
a d'ailleurs du bon sens et de l'esprit.
Valmont, ou la recherche du pouvoir par le
Dandysme et la feinte de la dévotion. Don Juan.
La Présidente. (Seule, appartenant à la bour-
geoisie. Observation importante.) Type simple,
grandiose, attendrissant. Admirable création. Une
femme naturelle. Une Eve touchante. — La Mer-
teuil, une Eve satanique.
(i) BaudelaiVe avait d'abord écrit du péché originel. (Note de
Ma Edouard Champion.)
CRITIQUE UTTÉRAIRE l8l
lyAnceny (sic), fatigant d'abord par la niaiserie,
devient intéressant. Homme d'honneur, poète et
beau diseur.
Madame de Rosemonde. — Vieux pastel, char-
mant portrait à barbes et à tabatière. Ce que la
Merteuil dit des vieilles femmes .
CITATIONS POUR SERVIR AUX CARACTÈRES
Que me proposez-vous? de séduire une jeune fille qui
n'a rien vu, ne connaît rien... Vingt autres y peuvent
réussir comme moi. Il n'en est pas ainsi de l'entreprise
qui m'occupe ; son succès m'assure autant de gloire que
de plaisir. L'amour, qui prépare ma couronne, hésite
lui-même entre le myrte et le laurier...
Lettre IV. — Valmont à Mme de Merteuil.
J'ai bien besoin d'avoir cette femme pour me sauver
du ridicule d'en être amoureux. . . J'ai, dans ce moment,
un sentiment de reconnaissance pour les femmes faciles,
qui me ramène naturellement à vos pieds.
Lettre IV. — Valmont à Mme de Merteuil.
Conquérir est notre dessein; il faut le suivre.
Lettre IV. — Valmont à Mme de Merteuil.
[Note : car c'est aussi le dessein de M™© de Mer-
teuil. Rivalité de gloire.
Me voilà donc, depuis quatre jours, livré à muq pas-
sion forte.
Lettre IV. — Valmont à la Merteuil.
Rapprocher ce passage d'une note de Sainte-
Beuve sur le goât de la passion dans l'Ecole Ro>
man tique.
l82 ŒUVRES POSTHUMES
Depuis sa plus grande jeunesse, jamais il n'a fait un
pas ou dit une parole sans avoir un projet, et jamais il
n'eut (i) [un projet qui ne fût malhonnête ou criminel].
Aussi, si Valmont était entraîné par des passions fou-
gueuses [si, comme mille autres, il était séduit par
les erreurs de son âge, en blâmant sa conduite, je plain-
drais sa personne, et j'attendrais, en silence, le temps
où un retour heureux lui rendrait l'estime des gens
honnêtes].
Mais Valmont n'est pas cela... etc.
Lettre IX. — M"*» de Volanges à la Présidente de Tourvel.
Cet entier abandon de soi-même, ce délire de la volup-
té, où le plaisir s'épare par son excès, ces biens de l'a-
mour nés ont pas connus d'elle. . . Votre présidente croira
avoir tout fait pour vous en vous traitant comme son
mari, et, dans le tête-à-tête conjugal le plus tendre, on
est toujours deux»
Lettre V. — La Merteuil à Valmont.
(Source de la sensualité mystique et des sottises
amoureuses du xix« siècle.)
J'aurai cette femme. Je l'enlèverai au mari, qui la
profane (G. Sand). J'oserai la ravir au Dieu même
qu'elle adore (Valmont satan, rival de Dieu). Quel délice
d'être tour à tour l'objet et le vainqueur de ses remords!
Loin de moi Tidée de détruire les préjugés qui l'assiè-
gent. Ils ajouteront à mon bonbeuretàma gloire. Qu'elle
croie à la vertu, mais qu'elle me la sacrifie... qu'alors,
si j'y consens, elle me dise : « Je t'adore I »
Lettre VI. — Valmont à la Merteuil.
Après ces préparatifs, pendant que Victoire s'occupe
des autres détails, je lis un chapitre du Sopha, une
(i) La citation de Baudelaire s'arrêtait à ce mot. Pour la rendre
intelligible nous avons cru bon de la rétablir toute. (Note de M. Ed.
Champion.)
CRITIQUE LITIJÊRAIRE 1^3
lettre d'Héloïse^ et deux contes de la Fontaine, pour
recorder les différents tons que je voulais prendre.
Lettre X. — La Merteuil à Valmont.
Je suis indigné, je l'avoue, quand je songe que cet
homme, sans raisonner^ sans se donner la moindre
peine ^ en suivant tout bêtement V instinct de son cœur,
trouve une félicité à laquelle je ne puis atteindre. Ohl
je la troublerai I
Lettre XV. — Valmont à la Merteuil.
J'avouerai ma faiblesse. Mes yeux se sont mouillés de
armes... J'ai été étonné du plaisir qu'on éprouve en
faisant le bien...
Lettre XXL — Valmont à la Merteuil.
Don Juan devenant Tartufe et charitable par
intérêt.
Cet aveu prouve à la fois rhypocrisie de Valmont,
sa haine de la vertu, et, en même temps, un reste
de sensibilité par quoi il est inférieur à la Merteuil,
chez qui tout ce qui est humain est calciné.
J'oubliais de vous dire que, pour mettre tout à profit,
j'ai demandé à ces beaux yeux de prier Dieu pour le
succès de mes projets.
Lettre XXI. — (Impudence et raffinement d'impiété.)
Elle est vraiment délicieuse... Cela n'a ni caractère,
ni principes. Jugez combien [sa société sera douce et
facile].. . En vérité, je suis [presque jalouse de celui à
qui ce plaisir est réservé] .
Lettre XXXVIII. — La Merteuil à Valmont,
(Excellent portrait de la Cécile.)
Il est si sot encore qu'il n'en a pas seulement obtenu
l84 CEUVABS POSTBUMSS
un baiser. Ce garçon-là fait pourtant de fort jolis vers !
Mon Dieu ! que ces gens d'esprit sont bêtes 1
Lettre XXXVIII. — La Mcrteuil à Valmont.
(Commencement du portrait de Danceny, qui
attirera lui-même la Merteuil.)
Je regrette de n'avoir pas le talent des filous... Mais
nos parents ne songent à rien.
Suite de la Lettre XL. — Valmont à la Merteuil.
Elle veut que je sois son ami, (La malheureuse vic-
time en est déjà là),.. Et puîs-je me venger moins
d'une femme hautaine qui semble rougir d'avouer qu'elle
adore?
Lettre LXX. — Valmont à la Merteuil.
A propos de la Vicomtesse :
Le parti le plus difficile ou le plus gai est toujours
ôelni que je prends ; et je ne me reproche pas une bonne
action, pourvu qu'elle m'exerce ou m'amuse.
Lettre LXXI. — Valmont à la Merteuil.
(Portrait de la Merteuil par elle-même.)
Que vos craintes me causent de pitié I Combien elles
me prouvent ma supériorité sur vous!... Etre orgueil-
leux et faible, il te sied bien de vouloir calculer mes
moyens et juger de mes ressources I
(La femme qui veut toujours faire Thomme,
signe de grande dépravation.)
Imprudentes qui, dans leur amant actuel, ne savent
pas voir leur ennemi futur... Je dis : mes principes... Je
les £d créés, et je puis dire que je suis mon ouvrage.
CRITIQUB LITTERAIRE l85
Ressentais-je quelque chagrin... J'ai porté le zèle jus-
qu'à me causer des douleurs volontaires, pour chercher
pendant ce temps l'expression du plaisir. Je me suis
travaillée avec le même soin pour exprimer les sym-
ptômes d'une joie inattendue.
Je n'avais pas quinze ans, je possédais déjà les talents
auxquels la plus grande partie de nos politiques doivent
leur réputation, et [je ne me trouvais encore qu'aux pre-
miers éléments de la science que je voulais acquérir].
La tête seule fermentait. Je ne désirais pas de jouir,
Je voulais savoir. (George Sand et autres.)
Lettre LXXXI. — La Merteuil à Valmont.
Encore une touche au portrait de la petite Vo-
langes par la Merteuil :
Tandis que nous nous occuperions à former cette petite
fille pour l'intrigue [nous n'en ferions qu'une femme
facile]... Ces sortes de femmes ne sont absolument que
des machines à plaisir.
Lettre CVI. — La Merteuil à Valmont.
Cet enfant est réellement séduisant. Ce contraste de
la candeur naïve avec le langage de Teffronterie ne laisse
pas de faire de l'efifet; et, je ne sais pourquoi, il n'y a
plus que les choses bizarres qui me plaisent.
Lettre CX. — Valmont à la Merteuil.
Valmont se glorifie et chante son futur triom-
phe.
Je la montrerai, dis-je, oubliant ses devoirs... Je ferai
plus, je la quitterai... Voyez mon ouvrage et cherchez-
en dans le siècle un second exemple!...
Lettre CXV. — Valmont à la Merteuil.
(Citation importante.)
l86 OEUVRES POSTHUMES
La note et Tannonce de la fin (i).
Champfleury.
Lui écrire.
(i)c Voici cette note finale des Liaisons Dangereuses, à laquelle
Baudelaire fait allusion :
« Des raisons particulières et des considérations que nous nous
ferons toujours un devoir de respecter nous forcent de nous arrê-
ter ici.
Nous ne pouvons, dans ce moment, ni donner au lecteur la suite
des aventures de M "• de Volanges, ni lui faire connaître les sinistres
événements qui ont comblé les malheurs ou achevé la punition de
M'-c de Merteuil.
Peut-être, quelque jour, nous sera-t-il permis de compléter cet
ouvrage ; mais nous ne pouvons prendre aucun engag^ement à ce
sujet : et quand nous le pourrions, nous croirions encore devoir
auparavant consulter le goût du public, qui n'a pas les mêmes raisons
que nous de s'intéressera cette lecture. » {Note de V Editeur.)
Baudelaire se proposait sans doute d'écrire à Ghampfleury, mieux
fourni que lui en curiosités de toutes sortes, pours'intormer si cette
seconde partie avait jamais été publiée par Choderlos de Laclos.
Peut-être aussi la phrase finale de la note de l'éditeur avait-elle
Sorte sa pensée sur la vérité du récit : et il aurait alors voulu deman-
er à Ghampfleury la clef des Liaisons dangereuses. » ^£d. Cham-
pion.)
LES TRAVAILLEURS DE LA MER (i)
Les Copeaux du Rabot.
Gilliat (Juliette, JuUiot, Giliard, Galaad).
Les Iles de la Manche. Tiédeur. Fleurissement.
Superstitions. Le Roi des Aux Aimées.
Québec. Canada, Français baroque et archaïque.
Patois composite.
Simplicité de la fable .
La vieille langue de Mer.
Idylle, petit poème.
Mots suggestifs dans le portrait de Dériichette.
Le vent. Le météore. Le naufrage.
La grotte enchantée. Le poulpe.
Le Clergé Anglican.
L'amour fécond en sottises et en grandeurs.
Le suicide de Gilliat.
Glorification de la Volonté.
La joie de Lethierry (Dramaturgie).
Le Dénouement fait de la peine (critique flat-
teuse).
(i) Collection Grépet. •
TRAVAUX SUR EDGAR POE
EDGAR ALLAN POE, SA VIE ET SES OUVRAGES (i)
I
Il y a des destinées fatales ; il existe dans la lit-
térature de chaque pays des hommes qui portent
le mot guignon écrit en caractères mystérieux dans
les plis sinueux de leurs fronts. 11 y a quelque
temps,on amenait devant les tribunaux un malheu-
reux qui avait sur le front un tatouage singulier :
pas de chance. Il portait ainsi partout avec lui l'é-
tiquette de sa vie, comme un livre son titre, et
l'interrogatoire prouva que son existence s'était
conformée à son écriteau. Dans l'histoire littéraire,
il y a des fortunes analogues. On dirait que l'Ange
aveugle de l'expiation s'est emparé de certains
hommes, et les fouette à tour de bras pour l'édifi-
cation des autres. Cependant, vous parcourez atten-
tivement leur vie, et vous leur trouvez des talents,
des vertus, de la grâce. La société les frappe d'un
(i) Revue de Paris, mars et avril 1862. Les notes auxquellei
nous renvoyons par un astérisque sont de Baudelaire.
igO ŒUVRES POSTHUMES
anathème spécial, et arguë contre eux des vices de
caractère que sa persécution leur a donnés. Que ne
fit pas Hoffmann pour désarmer la destinée? Que
n'entreprit pas Balzac pour conjurer la fortune ?
Hoffmann fut obligé de se faire brûler Tépine
dorsale au moment tant désiré où il commençait à
être à l'abri du besoin, où les libraires se dispu-
taient ses contes, où il possédait enfin cette chère
bibliothèque tant rêvée. Balzac avait trois rêves ;
une grande édition bien ordonnée de ses œuvres,
Tacquittement de ses dettes, et un mariage depuis
longtemps choyé et caressé au fond de son esprit;
grâce à des travaux dont la somme effraye l'ima-
gination des plus ambitieux et des plus laborieux,
l'édition se fait, les dettes se payent, le mariage
s'accomplit. Balzac est heureux sans doute. Mais
la destinée malicieuse, qui lui avait permis de met-
tre un pied dans sa terre promise, l'en arracha
violemment tout d'abord. Balzac eut une agonie
horrible et digne de ses forces .
Y a-t-il donc une Providence diabolique qui
prépare le malheur dès le berceau ? Tel homme,
dont le talent sombre et désolé vous fait peur, a
été jeté Sivec préméditation dans un milieu qui lui
était hostile. Une âme tendre et délicate, un Vau-
venargues, pousse lentement ses feuilles maladives,
dans l'atmosphère grossière d'une garnison. Un
esprit amoureux d'air et épris de la libre nature
se débat longtemps derrière les parois étouffantes
d'un séminaire. Ce talent bouffon, ironique et
ultra-grotesque, dont le rire ressemble quelque-
fois à un hoquet ou à un sanglot, a été encagé
dans de vastes bureaux à cartons verts, avec des
hommes à lunettes d'or. Y a-t-il donc des âmes
EDGAR POE igi
vouées à Tautel, sacrées^ pour ainsi dire, et qui
doivent marcher à la mort et à la gloire à travers
un sacrifice permanent d'elles-mêmes? Le cau-
chemar des Ténèbres enveloppera-t^il toujours ces
âmes d'élite? En vain elles se défendent, elles pren-
nent toutes leurs précautions, elles perfectionnent
la prudence. Bouchons toutes les issues, fermons
la porte à double tour, calfeutrons les fenêtres. Ohl
nous avons oublié le trou de la serrure ; le Diable
est déjà entré.
Leur chien même les mord et leur donne la rage;
Un ami jurera qu'ils ont trahi le roi.
Alfred de Vigny a écrit un livre pour démontrer
que la place du poète n'est ni dans une république,
ni dans une monarchie absolue, ni dans une
monarchie constitutionnelle; et personne ne lui a
répondu.
C'est une bien lamentable tragédie que la vie
d'Edgar Poe, et qui eut un dénouement dont l'hor-
rible est augmenté par le trivial. Les divers docu-
ments que je viens de lire ont créé en moi cette
persuasion que les Etats-Unis furent pour Poe une
vaste cage, un grand établissement de comptabilité,
et qu'il fit toute sa vie de sinistres efforts pour
échapper à l'influence de cette atmosphère antipa-
thique. Dans Tune de ces biographies il est dit que,
si M. Poe avait voulu régulariser son génie et
appliquer ses facultés créatrices d'une manière
plus appropriée au sol américain, il aurait pu être
un auteur à argent, a making^money author;
qu'après tout les temps ne sont pas si durs pour
l'homme de talent, qu'il trouve toujours de quoi
vivre, pourvu qu'il ait de l'ordre et de l'économie.
igi ŒUVRES POSTHUMES
et qu'il use avec modération des biens matériels.
Ailleurs, un critique affirme sans vergogne que,
quelque beau que soit le génie de M. Poe, il eût
mieux valu pour lui n'avoir que du talent, parce
que le talent s'escompte plus facilement que le
génie. Dans une note que nous verrons tout à
l'heure, et qui fut écrite par un de ses amis, il est
avoué qu'il était difficile d'employer M. Poe dans
une revue, et qu'on était obligé de le payer moins
que d'autres, parce qu'il écrivait dans un style trop
au-dessus du vulgaire. Tout cela me rappelle l'o-
dieux proverbe paternel : ma/ce money, my son^
honestly, if y ou can, but make money. Quelle
odeur de magasin! comme disait J. de Maistre, à
propos de Locke.
Si vous causez avec un Américain, et si vous lui
parlez de M. Poe,il vous avouera son génie; volon-
tiers même, peut-être en sera-t-il fier, mais il finira
par vous dire avec un ton supérieur : mais moi,
je suis un homme positif; puis, avec un petit air
sardonique, il vous parlera de ces grands esprits
qui ne savent rien conserver; il vous parlera de
la vie débraillée de M. Poe, de son haleine alcoo-
lisée, qui aurait pris feu à la flamme d'une chan-
delle, de ses habitudes errantes ; il vous dira que
c'était un être erratique, une planète désorbitée,
qu'il roulait sans cesse de New- York à Philadel-
phie, de Boston à Baltimore, de Baltimore à. Rich-
mond. Et si, le cœur déjà ému à cette annonce
d'une existence calamiteuse, vous lui faites obser-
ver que la Démocratie a bien ses inconvénients,
que, malgré son masque bienveillant de liberté, elle
ne permet peut-être pas toujours l'expansion des
individualités,qu'ilest souvent bien difficile de pen-
EDGAR POE ig3
ser et d'écrire dans un pays où il y a vingt, trente
millions de souverains, que d'ailleurs vous avez
entendu dire qu'aux Etats-Unis il existait une tyran-
nie bien plus cruelle et plus inexorable que celle
d'un monarque, qui est celle de l'opinion, — alors,
oh! alors, vous verrez ses yeux s'écarquiller et jeter
des éclairs, la bave du patriotismeblessé lui monter
aux lèvres, et l'Amérique, par sa bouche, lancera
des injures à la métaphysique et à l'Europe, sa vieille
mère. L'Américain est un être positif, vain de sa
force industrielle, et un peu jaloux de l'ancien
continent. Quant à avoir pitié d'un poète que la
douleur et l'isolement pouvaient rendre fou, il n'en
a pas le temps. 11 est si fier de sa jeune grandeur,
il a une foi si naïve dans la toute-puissance de l'in-
dustrie, il est tellement convaincu qu'elle finira par
manger le Diable qu'il a une certaine pitié pour
toutes ces rêvasseries. En avant, dit-il, en avant,
et négligeons nos morts. Il passerait volontiers
sur les âmes solitaires et libres, et les foulerait aux
pieds avec autant d'insouciance que ses immenses
lignes de fer les forêts abattues, et ses bateaux-
monstres les débris d'un bateau incendié la veille.
Il est si pressé d'arriver. Le temps et l'argent, tout
est là.
Quelque temps avant que Balzac descendît dans
le gouffre final en poussant les nobles plaintes d'un
héros qui a encore de grandes choses à faire,
Edgar Poe, qui a plus d'un rapport avec lui, tom-
bait frappé d'une mort affreuse. La France a perdu
un de ses plus grands génies, et l'Amérique un
romancier, un critique, un philosophe qui n'était
guère fait pour elle. Beaucoup de personnes igno-
rent ici la mort d'Edgar Poe, beaucoup d'autres
194 ŒUVRES POSTHUMES
ont cru que c'était un jeune gentleman riche, écri-
vant peu, produisant ses bizarres et terribles créa-
tions dans les loisirs les plus riants, et ne connais-
sant la vie littéraire que par de rares et éclatants
succès. La réalité fut le contraire.
La famille de M. Poe était une des plus respec-
tables de Baltimore. Son grand-père était quarter
master gênerai * dans la Révolution, et La Fayette
l'avait en haute estime et amitié. La dernière fois
qu'il vint visiter ce pays, il pria sa veuve d'a-
gréer les témoignages solennels de sa reconnais-
sance pour les services que lui avait rendus son
mari. Son arrière-grand-père avait épousé une
tj lie de Tamiral anglais Mac Bride, et par lui la
famille Poe était alliée aux plus illustres maisons
d'Angleterre. Le père d'Edgar reçut une éduca-
tion honorable. S'étant violemment épris d'une
jeune et belle actrice, il s'enfuit avec elle et l'é-
pousa. Pour mêler plus intimement sa destinée à
la sienne, il voulut aussi monter sur le théâtre.
Mais ils n'avaient ni l'un ni l'autre le génie du
métier, et ils vivaient d'une manière fort triste et
fort précaire. Encore la jeune dame s'en tirait par
sa beauté, et le public charmé supportait son jeu
médiocre. Dans une de leurs tournées, ils vinrent à*
Richmond , et c'est là que tous deux moururent, à
quelques semaines de distance l'un de l'autre, tous
deux de la même cause : la faim, le dénuement, la
misère.
Ils abandonnaient ainsi au hasard, sans pain,
sans abri, sans ami, un pauvre petit malheureux
que, d'ailleurs, la nature avait doué d'une manière
« Jlélange des fonctions de chef d'Etat-major et d'intendant.
BDOAR POB 195
charmante. Un riche négociant de cette place,
M. Allan, fut ému de pitié. II s'enthousiasma de
ce joli garçon, et, comme il n'avait pas d'enfants,
il l'adopta. Edgar Poe fut ainsi élevé dans une
belle aisance, et reçut une éducation complète. En
181 6, il accompagna ses parents adoptifs dans un
voyage qu'ils firent en Angleterre, en Ecosse et en
Irlande. Avant de retourner dans leur pays, ils le
laissèrent chez le docteur Brandsby, qui tenait une
importante maison d'éducation à Stoke-Newinglon,
près de Londres, où il passa cinq ans.
Tous ceux qui ont réfléchi sur leur propre vie,
qui ont souvent porté leurs regards en arrière pour
comparer leur passé avec leur présent, tous ceux
qui ont pris l'habitude de psychologiser facilement
sur eux-mêmes savent quelle part immense l'ado-
lescence tient dans le génie définitif d'un homme.
C'est alors que les objets enfoncent profondé-
ment leurs empreintes dans Pesprit tendre et facile;
c'est alors que les couleurs sont voyantes, et que
les sens parlent une langue mystérieuse. Le carac-
tère, le génie, le style d'un homme est formé par
les circonstances en apparence vulgaires de sa pre-
mière jeunesse. Si tous les hommes qui ont occupé
la scène dv monde avaient noté leurs impressions
d'enfance, quel excellent dictionnaire psychologi-
que nous posséderions I Les couleurs^ la tournure
d'esprit d'Egard Poe tranchent violemment sur le
fond de la littérature américaine. Ses compatriotes
le trouvent à peine Américain, et cependant il n'est
pas Anglais. C'est donc une bonne fortune que de
ramasser, dans un de ses contes, un conte peu
connu, William WilsonjUn singulier récit de sa vie
à cette école de Stoke-Newington. Tous les cor'
igG ŒUVRES POSTHUMES
d'Edgar Poe sont pour ainsi dire biographiques.
On trouve l'homme dans l'œuvre. Les personnages
et les incidents sont le cadre et la draperie de ses
souvenirs.
Mes plus matineuses impressions de la vie de collège
sont liées à une vaste et extravagante maison du style
d*£fisabelh, daDs un village brumeux d'Angleterre, où
était uo graod nombre d'arbres gigantesques et noueux,
et ou toutes les maisons étaient excessivement anciennes.
En vérité^ cette vénérable vieille ville avait un aspect
fantasmagonqae qui enveloppait et caressait l'esprit
comme un rêve. En ce moment même, je sens en imagi-
nation le frisson rafraîchissant de ses avenues profondé"
mcot ombrées; je respire l'émanation de ses mille taillis,
et je Lresïiaille encore, avec une indéfinissable volupté,
à la note profonde et sourde de la cloche, déchirant à
chaque heure, de son rugissement soudain et solennel,
la quiétude de Tatmosphère brunissante dans laquelle
s'allongeait le clocher gothique, enseveli et endormi.
Je trouve peut-être autant de plaisir qu'il m'est donné
d'en éprouver nnaintenant à m'appesantir sur ces minu-
tieux souvenirs de collège. Plongé dans la misère comme
je le suis, misèrCj hélas! trop réelle, on me pardonnera
de chercher un soulagement bien léger et bien court,
dans ces minces et fugitifs détails. D'ailleurs, quelque
trivials et mesquins qu'ils soient en eux-mêmes, ils
prennent, dans mon imagination, une importance toute
particulière, à cause de leur intime connexion avec les
lieux et l'époque où je retrouve maintenant les premiers
avertissements ambigus de la Destinée, qui depuis lors
m'a si profondément enveloppé de son ombre. Laissez-
moi donc me souvenir.
La maison, je l'ai dit, était vieille et irrégulière. Les
terrains étaient vastes, et un haut et solide mur de bri-
ques ^ revêtu d'une couche de mortier et de verre pilé, en
faisait le circuit. Le rempart de prison formait la limite
EDGAR POE ig'j
de notre domaine. Nos reg*ards ne pouvaient aller au-
delà que trois fois par semaine ; une fois chaque samedi,
dans l'après-midi^ quand, sous la conduite de deux sur-
veillants, il nous était accordé de faire de courtes prome-
nades en commun à travers les campagnes voisines ; et
deux fois le dimanche, quand, avec le cérémonial formel
des troupes à la parade, nous allions assister aux offices
du soir et du matin à Tunique église du village. Le
principal de notre école était pasteur de cette église.
Avec quel profond sentiment d'admiration et de perplexité
je le contemplais du banc où nous étions assis, dans le
fond de la nef, quand il montait en chaire d'un pas
solennel et lentl Ce personnage vénérable, avec sa conte-
nance douce et composée, avec sa robe si bien lustrée
et si cléricalement ondoyante, avec sa perruque si minu-
tieusement poudrée, si rigide et si vaste, pouvait-il être
le même homme qui, toutàYheure,avec un visage aigre
et dans des vêtements graisseux, exécutait, férule en
main, les lois draconiennes de l'école ? gigantesque
paradoxe dont la monstruosité exclut toute solution I
Dans un angle du mur massif rechignait une porte
massive; elle était marquetée de clous, garnie de verrous,
et surmontée d'un buisson de ferrailles. Quels sentiments
profonds de crainte elle inspirait I Elle n'était jamais
ouverte que pour les trois sorties et rentrées périodiques
déjà mentionnées ; chaque craquement de ses gonds
puissants exhalait le mystère, et un monde de médita-
tions solennelles et mélancoliques.
Le vaste enclos était d'une forme irrégulière et divisé
en plusieurs parties, dont trois ou quatre des plus larges
constituaient le jardin de récréation ; il était aplani et
recouvert d'un cailloutis propre et dur. Je me rappelle
bien qu'il ne contenait ni arbres, ni bancs, ni quoi que ce
soit d'analogue ; il était situé derrière la maison. Devant
la façade, s'étendait un petit parterre semé de buis et
d'autres arbustes ; mais nous ne traversions cette oasis
sacrée que dans de bien rares occasions, telles que la
ig8 ŒUVRES POSTHUMES
première arrivée à Técole ouïe départ définitif ; ou peut-
être quand un ami, un parent nous ayant fait appeler,
nous prenions joyeusement notre route vers le logis, à
la Noël ou aux vacances de la Saint-Jean.
Mais la maison 1 quelle jolie vieille bâtisse cela faisait !
Pour moi, c'était comme un vrai palais d'illusions. Il ny
avait réellement pas de fin à ses détours et à ses incom-
préhensibles subdivisions. Il était difficile, à un moment
donné, de dire avec certitude lequel de ses deux étages
s'appuyait sur l'autre. D'une chambre à la chambre voi-
sine, on était toujours sûr de trouver trois ou quatre
marches à monter ou à descendre. Puis les corridors
latéraux étaient innombrables, inconcevables, tournaient
et retournaient si souvent sur eux-mêmes que nos idées
les plus exactes, relativement à l'ensemble du bâtiment,
n'étaient pas très différentes de celles à l'aide desquelles
nous essayons d'opérer sur l'infini. Durant les cinq ans
de ma résidence, je n'ai jamais été capable de déterminer
avec précision dans quelle localité lointaine était situé le
petit dortoir qui m'était assigné en commun avec dix-
huit ou vingt autres écoliers *.
La salle d'études était la plus vaste de toute la maison,
et, je ne pouvais m'em pêcher de le penser, du monde
entier. Elle était très longue, très étroite, et sinistrement
basse, avec des fenêtres en ogive et un plafond en chêne.
Dans un angle éloigné et inspirant la terreur était une
cellule carrée de huit ou dix pieds représentant le sanc-
tuaire ou se tenait plusieurs heures durant notre princi-
pal, le révérend docteur Brandsby. C'était une solide
construction, avec une porte massive que nous n'aurions
jamais osé ouvrir en l'absence du maître ; nous aurions
tous préféré mourir de la peine forte et dure, A. d'autres
angles étaient deux autres loges analogues, objets d'une
vénération beaucoup moins grande, il est vrai, mais
toutefois d'une frayeur assez considérable. L'une était la
* Hallucination habituelle des yeux de Tenfance, qui afprandis-
sent et compliquent les objets.
EDGAR POE 199
chaire du maître des études classiques; l'autre, du maî-
tre d'anglais et de mathématiques. Répandus à travers
la salle et se croisant dans une irrégularité sans fin,
étaient d'innombrables bancs et des pupitres, noirs, an-
ciens et usés par le temps, désespérément écrasés sous
des livres bien étrillés et si bien agrémentés de lettres
initiales, de noms entiers, de figures grotesques, et d'au-
tres chefs-d'œuvre du couteau, qu'ils avaient entièrement
perdu la forme qui constituait leur pauvre individualité
dans les anciens jours. A une extrémité de la salle, un
énorme baquet avec de l'eau, et, à l'autre, une horloge
d'une dimension stupéfiante.
Enfermé dans les murs massifs de cette vénérable
académie, je passai, sans trop d'ennui et de dégoût, les
années du troisième lustre de ma vie. Le cerveau fécond
de l'enfance n'exige pas d'incidents du monde extérieur
pour s^occuper ou s'amuser, et la monotonie sinistre en
apparence de l'école était remplie d 'excitations plus inten-
ses que ma jeunesse hâtive n'en tira jamais de la luxure,
ou que celles que ma pleine maturité a demandées au
crime. Encore faut-il croire que mon premier dévelop-
pement mental eut quelque chose de peu commun, et
même quelque chose de tout à fait extra-commun. En
général, les événements delà première existence laissent
rarement sur l'humanité arrivée à l'âge mûr une impres-
sion bien définie. Tout est ombre grise, tremblotant et
irrégulier souvenir,fouillis confus de plaisirs et de peines
fantasmagoriques. Chez moi, il n'en fut point ainsi. Il
faut que j'aie senti dans mon enfance avec l'énergie d'un
homme ce que je trouve maintenant estampillé sur ma
mémoire en lignes aussi vivantes, aussi profondes et
aussi durables que les exergues des médailles carthagi-
noises.
Encore, comme faits (j'entends le mot faits dans le
sens restreint des gens du monde), quelle pauvre mois-
son pour le souvenir ! Le réveil du matin, le soir, l'ordre
du coucher ; les leçons à apprendre, les récitations, les
200 ŒUVRES POSTHUMES
demi-congés périodiques et les promenades, la cour de
récréation avec ses querelles, ses passe-temps, ses intri-
gues, tout cela, par une magie psychique depuis long-
temps oubliée, était destiné à envelopper un déborde-
ment de sensations, un monde riche d'incidents, un uni-
vers d'émotions variées et d'excitations les plus passion-
nées et les plus fiévreuses . Oh 1 le beau temps que ce
siècle de fer */
Que dites-vous de ce morceau ? Le caractère de
ce singulier homme ne se révèle-t-il pas déjà un
peu? Pour moi, je sens s'exhaler de ce tableau de
collège un parfum noir. J'y sens circuler le frisson
des sombres années de la claustration. Les heures
de cachot, le malaise de Tenfance chétive et aban-
donnée, la terreur du maître, notre ennemi, la
haine des camarades tyranniques, la solitude du
cœur, toutes ces tortures du jeune âge, Edgar Poe
ne les a pas éprouvées. Tant de sujets de mélan-
colie ne l'ont pas vaincu. Jeune, il aime la solitude,
ou plutôt il ne se sent pas seul ; il aime ses pas-
sions. Le cerveau fécond de r enfance rend tout
agréable, illumine tout. On voit déjà que l'exer-
cice de la volonté et l'orgueil solitaire joueront
un grand rôle dans sa vie. Eh quoif ne dirait-on
pas qu'il aime un peu la douleur, qu'il pressent la
future compagne inséparable de sa vie, et qu'il
l'appelle avec une âpreté ;lubrique, comme un
jeune gladiateur? Le pauvre enfant n'a ni père
ni mère, mais il est heureux ; il se glorifie d'être
marqué profondément comme une médaille car-
thaginoise.
Edgar Poe revint de la maison du docteur
* Cette phrase est en français. Les ouvrages de Poe sont char-
gés de phrases françaises.
EDGAR POE
Brandsby à Richmond en 1822, et continua ses étu-
des sous la direction des meilleurs maîtres. Il était
dès lors un jeune homme très remarquable par son
agilité physique, ses tours de souplesse, et, aux
séductions d'une beauté singulière, il joignait une
puissance de mémoire poétique merveilleuse, avec
la faculté précoce d'improviser des contes. En 1825,
il entra à l'Université de Virginie, qui était alors
un des établissements où régnait la plus grande
dissipation. M. Edgar Poe se distingua parmi tous
ses condisciples par une ardeur encore plus vive
pour le plaisir. Il était déjà un élève très recomman-
dable et faisait d'incroyables progrès dans les ma-
thématiques; il avait une aptitude singulière pour
la physique et les sciences naturelles, ce qui est
bon à noter en passant, car, dans plusieurs de ses
ouvrages, on retrouve une grande préoccupation
scientifique; mais, en même temps déjà, il buvait,
jouait et faisait tant de fredaines que, finalement,
il fut expulsé. Sur le refus de M. Allan de payer
quelques dettes de jeu, il fit un coup de tête, rom-
pit avec lui et prit son vol vers la Grèce. C'était le
temps de Botzaris et de la révolution des Hellènes.
Arrivé à Saint-Pétersbourg, sa bourse et son
enthousiasme étaient un peu épuisés; il se fit une
méchante querelle avec les autorités russes, dont
on ignore le motif. La chose alla si loin qu'on af-
firme qu'Edgar Poe fut au moment d'ajouter l'ex-
périence des brutalités sibériennes àla connaissance
précoce qu'il avait des hommes et des choses *.
Enfin, il se trouva fort heureux d'accepter Tin-
* La Tie d*Edg:ar Poe, ses arentures en Russie et sa correspon-
dance ont été longtemps annoncées par les journaux américains et
n*ont jamais paru.
CEUVRES POSTHUMES
terventîon et le secours du consul américain,
Henry MiddIeton,pour retourner chez lui. En 1829,
il entra à Técole militaire de Wcst-Point.Dans Tin-
tervalle, M. Âllan, dont la première femme était
morte, avait épousé une dame plus jeune que lui
d'un grand nombre d'années. Il avait alors soixante-
cinq ans. On dit que M. Poe se conduisit malhon-
nêtement avec la dame,et qu'il ridiculisa ce mariage.
Le vieux gentleman lui écrivit une lettre fort dure,
à laquelle celui-ci répondit par une lettre encore
plus amère. La blessure était inguérissable, et, peu
de temps après, M. Allan mourait, sans laisser un
sou à son fils adoptif.
Ici je trouve, dans des notes biographiques, des
paroles très mystérieuses, des allusions très obs-
cures et très bizarres sur la conduite de notre
futur écrivain. Très hypocritement, et touten jurant
qu'il ne veut absolument rien dire, qu'il y a des
choses qu'il faut toujours cacher (pourquoi?)^ que
dans de certains cas énormes le silence doit primer
l'histoire, le biographe jette sur M. Poe une défa-
veur très grave. Le coup est d'autant plus dange-
reux qu'il reste suspendu dans les ténèbres. Que
diable veut-il dire ? Veut-il insinuer que Poe cher-
cha à séduire la femme de son père adoptif? Il est
réellement impossible de le deviner. Mais je crois
avoir déjà suffisamment mis le lecteur en défiance
contre les biographes américains. Us sont trop bons
démocrates pour ne pas haïr leurs grands hommes,
et la malveillance qui poursuit Poe après la conclu-
sion lamentable de sa triste existence rappelle la
haine britannique qui persécuta Byron.
M. Poe quitta West-Point sans prendre ses gra-
des, et commença sa désastreuse bataille de la vie.
EDGAR POE 203
En i83i, il publia un petit volume de poésies qui
fut favorablement accueilli par les revues, mais que
Ton n'achela pas. CTest réternelle histoire du pre-
mier livre. M. Lowell, un critique américain, dit
qu'il y a, dans une de ces pièces, adressée à Hé-
lêne, un parfum cPambroisie, et qu'elle ne dépare-
rait pas TAnthologie grecque. Il est question dans
cette pièce des barques de Nicée, de naïades, de
la gloire et de la beauté grecques, et de la lampe
de Psyché. Remarquons en passant le faible
américain, littérature trop jeune, pour le pastiche.
Il est vrai que, par son rythme harmonieux et ses
rimes sonores, cinq vers, deux masculines et trois
féminines, elle rappelle les heureuses tentatives du
romantisme français. Mais on voit qu'Edgar Poe
était encore bien loin de son excentrique et fulgu-
rante destinée littéraire.
Cependant le malheureux écrivait pour les jour-
nauxjcompilait et traduisait pour des libraires, fai-
sait de brillants articles et des contes pour les revues .
Les éditeurs les inséraient volontiers, mais ils
payaient si mal le pauvre jeune homme qu'il tomba
dans une misère affreuse. Il descendit même si bas
qu'il put entendre un instant crier les gonds des
portes de la mort. Un jour^ un journal de Baltimore
proposa deux prix pour le meilleur poème et le meil-
leur conte en prose. Un comité de littérateurs, dont
faisait partie M. John Kennedy, fut chargé de juger
les productions. Toutefois,ils ne s'occupaient guère
de les lire ; la sanction de leurs noms était tout ce
que leur demandait l'éditeur. Tout en causant de
choses et d'autres, l'un d'eux fut attiré par un ma-
nuscrit qui se distinguait parla beauté, la propreté et
la netteté des caractères. A la fin desa vie,Edgar Poe
204 dSUVIlBS POSTHUMES
possédait encore une écriture incomparablement
belle. (Je trouve cette remarque bien américaine.)
M. Kennedy lut une page seul, et, ayant été frappé
par le style, il lut la composition à haute voix.
Le comité vota le prix par acclamation au premier
des génies qui sût écrire lisiblement. L'enveloppe
secrète fut brisée, et livra le nom alors inconnu
de Poe.
L'éditeur parla du jeune auteur à M. Kennedy
dans des termes qui lui donnèrent Tenvie de le
connaître. La fortune cruelle avait donné à M. Poe
la physionomie classique du poète à jeun. Elle l'a-
vait aussi bien grimé que possible pour l'emploi.
M. Kennedy raconte qu'il trouva un jeune homme
que les privations avaient aminci comme un sque-
lette, vêtu d'une redingote dont on voyait la grosse
trame, et qui était, suivant une tactique bien con-
nue, boutonnée jusqu'au menton, de culottes en
guenilles, de bottes déchirées sous lesquelles il n'y
avait évidemment pas de bas, et avec tout cela un
air fier, de grandes manières, et des yeux écla-
tants d'intelligence. Kennedy lui parla comme un
ami, et le mit à son aise. Poe lui ouvrit son cœur,
lui raconta toute son histoire, son ambition et ses
grands projets. Kennedy alla au plus pressé, le
conduisit dans un magasin d'habits, chez un fri-
pier, aurait dit Lesage, et lui donna des vêtements
convenables; puis il lui fit faire des connaissances.
C'est à cette époque qu'un M. Thomas White,
qui achetait la propriété du Messager littéraire du
Sudy choisit M. Poe pour le diriger et lui donna
2.5oo francs par ah. Immédiatement celui-ci épousa
une jeune fille qui n'avait pas un sol. (Cette phrase
n'est pas de moi ; je prie le lecteur de remarquer le
EDGAR POE 205
petit ton de dédain qu'il y a dans cet immédiate-
ment^ le malheureux se croyait donc riche, et dans
ce laconisme, cette sécheresse av«c laquelle est
annoncé un événement important ; mais aussi, une
jeune fille sans le sol I a girl without a cent!) On
dit qu'alors l'intempérance prenait déjà une cer-
taine part dans sa vie, mais le fait est qu'il trouva
le temps d'écrire un très grand nombre d'articles et
de beaux morceaux de critique pour le Messager.
Après l'avoir dirigé un an et demi, il se retira à
Philadelphie, et rédigea le Gentleman' s Magazine.
Ce recueil périodique se fondit un jour dans le
Graham' s Magazine^ et Poe continua à écrire pour
celui-ci. En i84o, il publia The Taies ofthe gro-
tesque and arabesque. En i844j nous le trouvons
à New- York dirigeant le Broadway- Journal. En
1845, parut la petite édition, bien connue, de Wiley
et Putnam, qui renferme une partie poétique et une
série de contes. C'est de cette édition que les tra-
ducteurs français ont tiré presque tous les échan-
tillons du talent d'Edgar Poe qui ont paru dans les
journaux de Paris. Jusqu'en 1847? il P'iblie succes-
sivement différents ouvrages dont nous parlerons
tout à l'heure. Ici, nous apprenons que sa femme
meurt dans un état de dénuement profond dans
une ville appelée Fordham, près New^-York. Il se
fait une souscription, parmi les littérateurs de New-
York, pour soulager Edgar Poe. Peu de temps
après, les journaux parlent de nouveau de lui
comme d'un homme aux portes de la mort. Mais,
cette fois, c'est chose plus grave, il a le delirium
tremens. Une note cruelle, insérée dans un journal
de cette époque, accuse son mépris envers tous ceux
qui se disaient ses amis, et son dégoût général du
i3
306 ŒUVRES POSTHUMES
mondée Cependant il gagnait de l'argent, et ses
travaux littéraires pouvaient à peu près sustenter
sa vie; mais j'ai trouvé, dans quelques aveux des
biographes, la preuve qu'il eut de dégoûtantes dif-
ficultés à surmonter. Il parait que, durant les deux
dernières années où on le vit de temps à autre à
Richmond, il scandalisa fort les gens par ses habi-
tudes d'ivrognerie. A entendre les récriminations
sempiternelles à ce sujet, on dirait que tous les
écrivains des Etats-Unis sont des modèles de sobriété.
Mais, à sa dernière visite, qui dura près de deux
mois, on le vit tout d'un coup propre, élégant, cor-
rect, avec des manières charmantes, et beau comme
le génie. Il est évident que je manque de renseigne-
ments, et que les notes que j'ai sous les yeux ne
sont pas suffisamment intelligentes pour rendre
compte de ces singulières transformations. Peut-
être en trouverons-nous l'explication dans une
admirable protection maternelle qui enveloppait le
sombre écrivain, et combattait avec des armes
angéliques le mauvais démon né de son sang et de
ses douleurs antécédentes.
A cette dernière visite à Richmond, il fit deux
lectures publiques. Il faut dire un mot de ces lectu-
res, qui jouent un grand rôle dans la vie littéraire
aux Etats-Unis. Aucune loi ne s'oppose à ce au'un
écrivain, un philosophe, un poète, quiconque sait
parler, annonce une lecture, une dissertation pu-
blique sur un objet littéraire ou philosophique. Il
fait la location d'une salle. Chacun paie une rétri-
bution pour le plaisir d'entendre émettre des idées
et phraserdes phrases telles quelles. Le public vient
ou ne vient pas. Dans ce dernier cas, c'est une spé-
culation manquée, comme toute autre spéculation
EDGAR POE 207
commerciale aventureuse. Seulement, quand la lec-
ture doit être faite par un écrivain célèbre, il y a
afflucnce, et c'est une espèce de solennité litté-
raire. On voit que ce sont les chaires du Collège
de France mises à la disposition de tout le monde.
Gela fait penser à Andrieux, à La Harpe, à Baour-
Lormian, et rappelle cette espèce de restauration
littéraire qui se fit après Tapaisement de la Révo-
lution française dans les Lycées, les Athénées et les
Casinos.
Edgar Poe choisit pour sujet de son discours un
thème qui est toujours intéressant, et qui a été
fortement débattu chez nous. Il annonça qu'il par-
lerait du principe de la poésie A\ y a, depuis long-
temps déjà, aux Etats-Unis, un mouvement utili-
taire qui veut entraîner la poésie comme le reste.
Il y a là des poètes humanitaires, des poètes du
suffrage universel,des poètes abolitionnistes des lois
sur les céréales, et des poètes qui veulent faire bâtir
des work'houses. Je jure que je ne fais aucune
allusion à des gens de ce pays-ci. Ce n'est pas ma
faute si les mêmes disputes et les mêmes théories
agitent différentes nations. Dans ses lectures, Poe
leur déclara la guerre. Il ne soutenait pas, comme
certains sectaires fanatiques insensés de Goethe et
autres poètes marmoréens et anti-humains, que
toute chose belle est essentiellement inutile ; mais
il se proposait surtout pour objet la réfutation de
.ce qu'il appelait spirituellement la grande hérésie
poétique des temps modernes. Cette hérésie, c'est
ridée d'utilité directe. On voit qu'à un certain point
de vue Edgar Poe donnait raison au mouvement
romantique français. Il disait : « Notre esprit possède
des facultés élémentaires dont le but est différent.
ao8 ŒUVRES POSTHUMES
Les unes s'appliquent à satisfaire la rationalité, les
autres perçoivent les couleurs et les formes, les
autres remplissent un but de construction. La logi-
que, la peinture, la mécanique sont les produits
de ces facultés. Et, comme nous avons des nerfis
pour aspirer les bonnes odeurs, des nerfs pour
sentir les belles couleurs, et pour nous délecter au
contact des corps polis, nous avons une faculté
élémentaire pour percevoir le beau; elle a son but
à elle et ses moyens à elle. La poésie est le produit
de cette faculté ; elle s'adresse au sens du beau et
non à un autre. C'est lui faire injure que de la
soumettre au critérium des autres facultés, et elle
ne s'applique jamais à d'autres matières qu'à celles
qui sont nécessairement la pâture de l'organe intel-
lectuel auquel elle doit sa naissance. Que la poésie
soit subséquemment et conséquemment utile, cela
est hors de doute, mais ce n'est pas son but; cela
vient par-dessus le marché. Personne ne s'étonne
qu'une halle, un embarcadère ou toute autre cons-
truction industrielle, satisfasse aux conditions du
beau, bien que ce ne fût pas là le but principal et
l'ambition première de Tingénieur ou de l'archi-
tecte. » Poe illustra sa thèse par différents mor-
ceaux de critique appliqués aux poètes, ses compa-
triotes, et par des récitations de poètes anglais. On
lui demanda la lecture de son Corbeau. C'est un
poème dont les critiques américains font grand cas.
Ils en parlent comme d'une très remarquable pièce
de versification, un rhythme vaste et compliqué, un
savant entrelacement de rimes chatouillant leur
orgueil national un peu jaloux des tours de force
européens. Mais il paraît que l'auditoire fût désap-
pointé par la déclamation de son auteur, qui ne
EDGAR POE 209
savait pas faire briller son œuvre. Une diction
pure, mais une voix sourde, une mélopée monotone,
une assez grande insouciance des effets musicaux
quesa plume savanteavait pour ainsi dire indiqués,
satisfirent médiocrement ceux qui s'étaient promis
comme une fête de comparer le lecteur avec l'au-
teur. Je ne m'en étonne pas du tout. J'ai remarqué
souvent que des poètes admirables étaient d'exé-
crables comédienSsCela arrive souvent aux esprits
sérieux et concentrés. Les écrivains profonds ne
sont pas orateurs, et c'est bien heureux.
Un très vaste auditoire encombrait la salle. Tons
ceux qui n'avaient pas vu Edgar Poe depuis les
jours de son obscurité accouraient en foule pour
contempler leur compatriote devenu illustre . Cette
belle réception inonda son pauvre cœur de joie. Il
s'enfla d'un orgueil bien légitime et bien excusable.
II se montrait tellement enchanté qu'il parlait de
s'établir définitivement à Richmond. Le bruit
courut qu'il allait se remarier. Tous les yeux se
tournaient vers une dame veuve, aussi riche que
belle, qui était une ancienne passion de Poe, et
que l'on soupçonne être le modèle original de sa
Lénore. Cependant il fallait qu'il allât quelque
temps à New- York pour publier une nouvelle édi-
tion de ses Contes. De plus, le mari d'une dame
fort riche de cette ville l'appelait pour mettre en
ordre les poésies de sa femme, écrire des notes,
une préface, etc..
Poe quitta donc Richmond; mais lorsqu'il se
mit en route, il se plaignit de frissons et de fai-
blesse. Se sentant toujours assez mal en arrivant
à Baltimore^ il prit une petite quantité d'alcool
pour se remonter. C'était la première fois que cet
i3.
ŒUVRES POSTHUMES
alcool maudit effleurait ses lèvres depuis plusieurs
mois; mais cela suffit pour réveiller le Diable qui
dormait en lui. Une journée de débauche amena
une nouvelle attaque du deliriumtremens jSei vieille
connaissance. Le matin, les hommes de police le
ramassèrent par terre, dans un état de stupeur.
Comme il était sans argent, sans amis et sans domi-
cile, ils le portèrent à l'hôpital, et c'est dans un de
ses lits que mourut Tauteur du Chat noir et d^Eu-
rekay le 7 Octobre 1849, à Tâge de 87 ans.
Edgar Poe ne laissait aucun parent, excepté une
sœur qui demeure à Richmond. Sa femme était
morte quelque temps avant lui, et ils n'avaient pas
d'enfants. C'était une demoiselle Clemm, et elle
était un peu cousine de son mari. Sa mère était
profondément attachée à Poe. Elle l'accompagna à
travers toutes ses misères, et elle fut efifroyablement
frappée par sa fin prématurée. Le lien qui unissait
leurs âmes ne fut point relâché par la mort de la
fille. Un si grand dévouement, une affection si
noble, si inébranlable, fait le plus grand honneur
à Edgar Poe. Certes, celui qui a su inspirer une si
immense amitié avait des vertus, et sa personne
spirituelle devait être bien séduisante.
M. Willis a publié une petite notice sur Poe;
j'en tire le morceau suivant:
La première conoaissance que nous eûmes de la re-
traite de M. Poe dans cette ville nous vint d*un appel qui
nous fut fait par une dame qui se présenta à nous comme
Ja mère de sa femme. Elle était à la recherche d'un
emploi pour lui. Elle motiva sa conduite en nous expli-
quant qu'il était malade, que sa fille était tout à fait
infirme, et que leur situation était telle qu'elle avait cru
devoir prendre sur elle-même de faire cette démarche.
EDGAR POE
La contenance de cette dame, qtle son dévouement, que
le complet abandon de sa vie chétive à une tendresse
pleine de chagrins rendait belle et sainte, la voix douce
et triste avec laquelle elle pressait son plaidoyer, ses ma-
nières d'un autre âge, mais habituellement et involontai-
rement grandes et distinguées, Téloge et l'appréciation
qu'elle faisait des droits et des talents de son fils, tout
nous révéla la présence d*un de ces Anges qui se font
femmes dans les adversités humaines.
C'était une rude destinée que celle qu'elle surveillait
et protégeait.
M. Poe écrivait avec une fastidieuse difficulté et dans
un style trop au-dessus du niveau intellectuel com-
mun pour qu'on pût le payer cher. Il était toujours
plongé dans des embarras d'argent, et souvent, avec sa
femme malade, manquant des premières nécessités de la
vie. Chaque hiver, pendant des années, le spectacle le
plus touchant que nous ayons vu dans celte ville a été
cet infatigable serviteur du génie, pauvrement et insuffi-
samment vêtu, et allant de journal en journal avec un
poème à vendre ou un article sur un sujet littéraire;
quelquefois expliquant seulement d'une voix entrecou-
pée qu'il était malade, et demandant pour lui, ne disant
pas autre chose que cela : // est malade^ quelles que
fussent les raisons qu'il avait de ne rien écrire, et jamais,
à travers ses larmes et ses récits de détresse, ne permet-
tant à ses lèvres de lâcher une syllabe qui pût être inter-
prétée comme un doute, une accusation, ou un amoin-
drissement de confiance dans le génie et les bonnes
intentions de son fils. Elle ne l'abandonna pas après la
mort de sa fille. Elle continua son ministère d'ange,
vivant avec lui, prenant soin de lui, le surveillant, le pro-
tégeant, et, quand il était emporté au dehors par les ten-
tations, à travers son chagrin et la solitude de ses senti-
ments refoulés, et son abnégation se réveillant dans l'a-
bandon, les privations et les souffrances, û\q demandait
encore pour lui. Si le dévouement de la femme né avec
ŒUVRES POSTHUMES
un premier amour, et aatretenu par la passion humaine,
glorifie et consacre son objet, comme cela est g'énérale-
ment reconnu et avoué, que ne dit pas en faveur de celui
qui rinspiraun dévouement comme celui-ci, pur, désin-
téressé, et saint comme la garde d'un esprit.
Nous avons sous les yeux une lettre, écrite par cette
dame, mistress Glemm, le matin où elle apprit la mort
de Tobjet de cet amour infatigable. Ce serait la meil-
leure requête que nous pourrions faire pour elle, mais
nous n'en copierons que quelques mots, — cette lettre
est sacrée comme sa solitude, — pour garantir Texacti-
tude du tableau que nous venous de tracer, et pour ajou-
ter de la force à Tappel que nous désirons faire en sa
faveur :
« J*ai appris ce matin la mort de mon bien-aimé
Eddie *. Pouvez-vous me transmettre quelques détails,
quelques circonstances ?... Oh ! n'abandonnez pas votre
pauvre amie dans cette amère affliction... Dites à M***
de venir; j'ai à m'acquitler d'une commission envers
lui de la part de mon pauvre Eddie... Je n'ai pas besoin
de vous prier d'annoncer sa mort et de bien parler de
lui. Je sais que vous le ferez. Mais dites bien quel
affectueux fils il était pour moi , sa pauvre mère
désolée!...»
Comme cette pauvre femme se préoccupe de la
réputation de son filsl Que c'est beaul que c'est
grand! Admirable créature, autant ce qui est libre
domine ce qui est fatal , autant Tesprit est au-des-
sus de la chair, autant ton affection plane sur tou-
tes les affections humaines! Puissent nos larmes
traverser TOcéan, les larmes de tous ceux qui^
comme ton pauvre Eddie, sont malheureux, in-
quiets, et que la misère et la douleur ont souvent
* Transformation familière d*Edjcar.
BDGAR POE 2l3
traînés à la débauche , puissent-elles aller rejoindre
ton cœur! Puissent ces lignes, empreintes de la plus
sincère et de ia plus respectueuse admiration , plaire
à tes yeux maternels. Ton image quasi-divine vol-
tigera incessamment au-dessus du martyrologe de
la littérature.
La mort de M. Poe causa en Amérique une réelle
émotion. De différentes parties de l'Union s^éle-
vèrent de réels témoignages de douleur. La mort
fait quelquefois pardonner bien des choses. Nous
sommes heureux de mentionner une lettre de
M, Longfellow, qui lui fait d'autant plus d'honneur
qu'Edgar Poe l'avait fort maltraité : « Quelle mé-
lancolique fin que celle de M. Poe, un homme si
richement doué de génie ! Je ne l'ai jamais connu
personnellement, mais j'ai toujours eu une haute
estime pour sa puissance de prosateur et de poète.
Sa prose est remarquablement vigoureuse, directe,
et néanmoins abondante, et son vers exhale un
charme particulier de mélodie, une atmosphère de
vraie poésie qui est tout à fait envahissante. L'â-
preté de sa critique, je ne l'ai jamais attribuée qu'à
l'irritabilité d'une nature ultra-sensible exaspérée
par toute manifestation du faux. »
Il est plaisant, avec son abondance^ le prolixe
auteur à'Eoangéline. Prend-il donc Edgar Poe
pour un miroir?
II
C'est un plaisir très grand et très utile que de
comparer les traits d'un grand homme arec ses
œuvres. Les biographies, les notes sur les mœurs,
Il4 ŒUVRES POSTHUMES
les habitudes , le physique des artistes et des écri-
vains ont toujours excité la curiosité bien légitime.
Qui n'a cherché quelquefois l'acuité du style et la
netteté des idées d'Erasme dans le coupant de son
profil , la chaleur et le tapage de leurs œuvres dans
la tête de Diderot et dans celle de Mercier, où un
peu de fanfaronnade se mêle à la bonhomie, l'iro-
nie opiniâtre dans le sourire persistant de Voltaire,
sa grimace de combat, la puissance de commande-
ment et de prophétie dans l'œil jeté à l'horizon, et
la solide figure de Joseph de Maistre , aigle et bœuf
tout à la fois ? Qui ne s'est ingénié à déchiffrer la
Comédie humaine dans le front et le visage puis-
sants et compliqués de Balzac ?
M. Edgar Poe était d'une taille un peu au-des-
soUs de la moyenne , mais toute sa personne soli-
dement bâtie; ses pieds et ses mains petits. Avant
que sa constitution fût attaquée , il était capable
de merveilleux traits de force. On dirait que la
Nature , et je crois qu'on Ta souvent remarqué ,
fait à ceux dont elle veut tirer de grandes choses
la vie très dure. Avec des apparences quelquefois
chétives, ils sont taillés en athlètes, ils sont bons
pour le plaisir comme pour la souffrance. Balzac ,
eu assistant aux répétitions des Ressources de Qui'
no/a, les dirigeant et jouantlui-mêmetous les rôles,
corrigeait des épreuves de ses livres ; ilsoupait avec
les acteurs, et quand tout le monde fatigué allait
au sommeil , il retournait légèrement au travail.
Chacun sait qu'il a fait de grands excès d'insomnie
et de sobriété. Edgar Poe, dans sa jeunesse, s'était
fort distingué à tous les exercices d'adresse et de
force; cela rentrait un peu dans son talent: cal-
culs et problèmes. Un jour, il paria qu'il partirait
EDGAR POB
d'un des quais de Richmond, qu'il remonterait à
la nage jusqu'à sept milles dans la rivière James, et
qu'il reviendrait à pied dans le même jour. Et il
le fit. C'était une journée brûlante d'été, et il ne
s'en porta pas plus mal. Contenance, gestes, dé-
marche, airs de tète, tout le désignait, quand il était
dans ses bons jours , comme un homme de haute
distinction. Il était marqué par la Nature, comme
ces gens qui, dans un cercle, au café, dans la rue,
tirent l'œil de l'observateur et le préoccupent. Si
jamais le mot étrariffe, dont on a tant abusé dans
les descriptions modernes, s'est bien appliqué à
quelque chose,c'est certainement au genre de beauté
de M. Poe. Ses traits n'étaient pas grands, mais
assez réguliers , le teint brun-clair , la physionomie
triste et distraite , et quoiqu'elle ne portât le carac-
tère ni de la colère, ni de l'insolence, elle avait
quelque chose de pénible . Ses yeux , singulière-
ment beaux, semblaient être au premier aspect
d'un gris sombre, mais, à un meilleur examen, ils
apparaissaient glacés d'une légère teinte violette
indéfinissable. Quant au front, il était superbe,
non qu'il rappelât les proportions ridicules qu'in-
ventent les mauvais artistes, quand, pour flatter
le génie , ils le transforment en hydrocéphale, mais
on eût dit qu'une force intérieure débordante pous-
sait en avant les organes de la réflexion et de la
construction. Les parties auxquelles les crâniolo-
gistes attribuent le sens du pittoresque n'étaient
cependant pas absentes, mais elles semblaient
dérangées , opprimées, coudoyées par la tyrannie
hautaine et usurpatrice de la comparaison, de la
construction et de la causalité. Sur ce front trônait
aussi, dans un orgueil calme , le sens de l'idéalité
ai6 ŒUVllES POSTHUMES
et du beau absolu , le sens esthétique par excel-
lence . Malgré toutes ces qualités , cette tête n'ofiFrait
pas un ensemble agréable et harmonieux. Vue de
face, elle frappait et commandait l'attention par
Texpression dominatrice et inquisitoriale du front,
mais le profil dévoilait certaines absences; il y avait
une immense masse de cervelle devant et derrière,
et une quantité médiocre au milieu; enfin une
énorme puissance animale et intellectuelle , et un
manque à l'endroit de la vénérabilité et des qualités
affectives. Les échos désespérés de la mélancolie
qui traversent les ouvrages de Poe ont un accent
pénétrant, il est vrai, mais il faut dire aussi que
c'est une mélancolie bien solitaire et peu sympathi-
que au commun des hommes. Je ne puis m'empé-
cher de rire en pensant aux quelques lignes qu'un
écrivain fort estimé aux Etats-Unis, et dont j'ai
oublié le nom, a écrites sur Poe, quelque temps
après sa mort. Je cite de mémoire, mais je réponds
du sens : « Je viens de relire les ouvrages du re-
grettable Poe. Quel poète admirable ! quel conteur
surprenant ! quel esprit prodigieux et surnaturel !
C'est bien la tète forte de notre pays I Eh bien ! je
donnerais ses soixante-dix contes mystiques, ana-
lytiques et grotesques, tous si brillants et pleins
d'idées, pour un bon petit livre du foyer, un livre
de famille, qu'il aurait pu écrire avec ce style mer-
veilleusement pur qui lui donnait une si grande
supériorité sur nous. Combien M. Poe serait plus
grand 1 » Demander un livre de famille à Edgar
Poel II est donc vrai que la sottise humaine sera
la même sous tous les climats, et que le critique
voudra toujours attacher de lourds légumes à des
arbustes de délectation.
EDGAR POE 217
Poe avait les cheveux noirs, traversés de quel-
ques fils blancs, une grosse moustache hérissée, et
qu'il oubliait de mettre en ordre et de lisser pro-
prement. Il s'habillait avec bon goût, mais un peu
négligemment, comme un gentleman qui a bien
autre chose à faire. Ses manières étaient excellentes,
très polies et pleines de certitude. Mais sa conver-
sation mérite une mention particulière. La première
fois que je questionnai un Américain là-dessus, il
me répondit en riant beaucoup: « Ohf oh! il avait
une conversation gui n'était pas du tout consécU'
tivel » Après quelques explications, je compris
que M. Poe faisait de vastes enjambées dans le
monde des idées, comme un mathématicien qui
démontrerait devant des élèves déjà très forts, et
qu'il monologuait beaucoup. De fait, c'était une
conversation essentiellement nourrissante. Il n'était
pas beau parieur, et d'ailleurs sa parole, comme
ses écrits, avait horreur de la convention; mais un
vaste savoir, la connaissance de plusieurs langues,
de fortes études, des idées ramassées dans plusieurs
pays faisaient de cette parole un excellent ensei-
gnement. Enfin, c'était un homme à fréquenter
pour les gens qui mesurent leur amitié d'après le
gain spirituel qu'ils peuvent retirer d'une fréquen-
tation. Mais il paraît que Poe était fort peu difficile
sur le choix de son auditoire. Que ses auditeurs
fussent capables de comprendre ses abstractions
ténues, ou d'admirer les glorieuses conceptions qui
coupaient incessamment de leurs lueurs le ciel
sombre de son cerveau, il ne s'en inquiétait guère.
Il s'asseyait dans une taverne, à côté d'un sordide
polisson, et lui développait gravement les grandes
lignes de son terrible livre Eurêka, avec un sang-
i4
ai8 ŒUVABS POSTHUMES
froid implacable, comme s'il eût dicté à un secré-
taire, ou disputé avec Kepler, Bacon ou Sweden-
borg. C'est là un trait particulier de son caractère.
Jamais homme ne s'affranchit plus complètement
des règles de la société, s'inquiéta moins des pas-
sants, et pourquoi, certains jours, on le recevait
dans les cafés de bas étage et pourquoi on lui refusait
l'entrée des endroits où boivent les honnêtes gens.
Jamais aucune société n'a absous ces choses-là,
encore moins une société anglaise ou américaine.
Poe avait déjà son génie à se faire pardonner; il
avait fait dans le Messager une chasse terrible à la
médiocrité; sa critique avait été disciplinaire et
dure, comme celle d'un homme supérieur et solitaire
qui ne s'intéresse qu'aux idées. Il vint un moment
où il prit toutes les choses humaines en dégoût, et
où la métaphysique seule lui était de quelque chose.
Poe, éblouissant par son esprit son pays jeune et
informe, choquant par ses mœurs des hommes qui
se croyaient ses égaux, devenait fatalement l'un
des plus malheureux écrivains. Les rancunes
s'ameutèrent, la solitude se fit autour de lui. A
Paris, en Allemagne, il eût trouvé des amis qui
l'auraient facilement compris et soulagé; en Amé-
rique, il fallait qu'il arrachât son pain. Ainsi s'ex-
pliquent parfaitement l'ivrognerie et le changement
perpétuel de résidence. Il traversait la vie comme
un Sahara, et changeait déplace comme un Arabe.
Mais il y a encore d'autres raisons : les douleurs
profondes du ménage, par exemple. Nous avons vu
que sa jeunesse précoce avait été tout d'un coup
jetée dans les hasards de la vie. Poe fut presque
toujours seul ; de plus, l'effroyable contention de
son cerveau et l'âpreté de son travail devaient lui
EDGAR POE a 19
faire trouver une volupté d'oubli dans le vin et les
liqueurs. Il tirait un soulagement de ce qui fait une
fatigue pour les autres. Enfin, rancunes littéraires,
vertiges de Tinfini, douleurs de naénage, insultes
de la misère, Poe fuyait tout dans le noir de
rivresse, comme dans le noir de la tombe ; car il
ne buvait pas en gourmand , mais en barbare ; à
peine Talcool avait-il touché ses lèvres qu'il allait
se planter au comptoir, et il buvait coup sur coup
jusqu'à ce que son bon Ange fût noyé, et ses facul-
tés anéanties. Il est un fait prodigieux, mais qui
est attesté par toutes les personnes qui l'ont connu,
c'est que ni la pureté, le fini de son style, ni la
netteté de sa pensée, ni son ardeur au travail et à
des recherches difficiles ne furent altérés par sa
terrible habitude. La confection de la plupart de
ses bons morceaux a précédé ou suivi une de ses
crises. Après l'apparition d! Eurêka^ il s'adonna à
la boisson avec fureur. A New- York, le matin
même où la Revue Whig publiait le Corbeau^ pen-
dant que le nom de Poe était dans toutes les
bouches, et que tout le monde se disputait son
poème, il traversait Broadv^^ay* en battant les mai-
sons et en trébuchant.
L'ivrognerie littéraire est un des phénomènes les
plus communs et les plus lamentables de la vie
moderne ; mais peut-être y a-t-il bien des circons-
tances atténuantes. Du temps de Saint-Amant, de
Chapelle et de CoUetet, la littérature se soûlait
aussi, mais joyeusement, en compagnie de nobles
et de grands qui étaient fort lettrés, et qui ne crai-
gnaient pas le cabaret. Certaines dames ou demoi-
* Boulevard de New- York. C'est justement là qu'est la boutique
d'un des libraires de Poe.
ŒUVRES POSTHUMES
selles elles-mêmes ne rougissaient pas d^aîmer un
peu le vin, comme le prouve l'aventure de celle que
sa servante trouva en compagnie de Chapelle, tous
deux pleurant à chaudes larmes après souper sur
ce pauvre Pindare, mort par la faute des médecins
ignorants. Au xviii® siècle, la tradition continue,
mais s'altère un peu. L'école de Rétif boit, mais
c'est déjà une école de parias, un monde souterrain-
Mercier, très vieux, est rencontré rue du Coq-
Honoré; Napoléon est monté sur le xviii® siècle,.
Mercier est un peu ivre, et il dit qu'Une vit plus que
par curiosité *. Aujourd'hui, l'ivrognerie littéraire
a pris un caractère sombre et sinistre. II n'y a plus*
de classe spécialement lettrée qui se fasse honneur
de frayer avec les hommes de lettres. Leurs tra^
vaux absorbants et les haines d^école les empêchent
de se réunir entre eux. Quant aux femmes, leur
éducation informe, leur incompétence politique et
littéraire empêchent beaucoup d'auteurs de voir ei»
elles autre chose que des ustensiles de ménage oui
des objets de luxure. Le dîner absorbé et l'animal
satisfait, le poète entre dans la vaste solitude de*
sa pensée; quelquefois il est très fatigué par le^
métier. Que devenir alors ? Puis, son esprit s'ac-
coutume à l'idée de sa force invincible, et il ne^
peut plus résister à l'espérance de retrouver dan»
la boisson les visions calmes ou effrayantes qui sont
déjà ses vieilles connaissances. C'est sans doute à
la même transformation de mœurs, qui a fait d»
monde lettré une classe à part, qu'il faut attribuer
l'immense consommation de tabac que fait la nou-^
velle littérature.
* Victor Hugo coonaissait-il ce mot ?
SDISAR POE
III
Je vais m'appiiquer à donner une idée du carac-
tère général qui domine les œuvres d^Edgar Poe.
Quant à faire une analyse de toutes, à moins d'é-
crire un volume, ce serait chose impossible, car ce
singulier homme, malgré sa vie déréglée et diabo-
lique, a beaucoup produit. Poe se présente sous
trois aspects: critique, poète et romancier; encore
dans le romancier y a- t-il un philosophe.
Quand il fut appelé à la direction du Messager
littéraire du Sudy il fut stipulé qu'il recevrait
2.5oo francs par an. En échange de ces très médio-
cres appointements, il devait se charger de la lec-
ture et du choix des morceaux destinés à composer
le numéro du mois, et de la rédaction de la partie
dite éditorialy c'est-à-dire de l'analyse de tous les
ouvrages parus et de l'appréciation de tous les faits
littéraires. En outre, il donnait souvent, très sou-
vent, une nouvelle ou un morceau de poésie. Il fit
ce métier pendant deux ans à peu près. Grâce à son
active direction et à l'originalité de sa critique, le
Messager littéraire attira bientôt tous les yeux:
J'ai là, devant moi, la collection des numéros de
ces deux années : la partie éditorial est considéra-
ble ; les articles sont très longs. Souvent, dans le
même numéro, on trouve un compte-rendu d'un
roman, d'un livre de poésie, d'un livre de médecine,
de physique ou d'histoire. Tous sont faits avec le
plus grand soin, et dénotent chez leur auteur une
connaissance de différentes littératures et une apti-
tude scientifique qui rappelle les écrivains français
223 ŒUVRES POSTHUMES
du xviii^ siècle. Il paraît que, pendant ses précé-
dentes misères, Edg-ar Poe avait mis son temps à
profit et remué bien des idées. Il y a là une collec-
tion remarquable d'appréciations critiques des
principaux auteurs anglais et américains, souvent
des Mémoires français. D'où partait une idée, quelle
était son origine, son but, à quelle école elle appar-
tenait, quelle était la méthode de l'auteur, salu-
taire ou dangereuse, tout cela était nettement, clai-
rement et rapidement expliqué. Si Poe attira forte-
ment les yeux sur lui, il se fit aussi beaucoup d'en-
nemis. Profondément pénétré de ses convictions,
il fit une guerre infatigable aux faux raisonne-
ments, aux pastiches niais, aux solécismes, aux
barbarismes et à tous les délits littéraires qui se
commettent journellement dans les journaux et les
livres. De ce côté-là, on n'avait rien à lui repro-
cher, il prêchait d'exemple ; son style est pur, adé-
quat à ses idées, et en rend l'empreinte exacte.
Poe est toujours correct. C'est un fait très remar-
quable quun homme d'une imagination aussi
vagabonde et aussi ambitieuse soit en même temps
si amoureux des règles, et capable de studieuses
analyses et de patientes recherches. On eût dit une
antithèse faite chair. Sa gloire de critique nuisit
beaucoup à sa fortune littéraire. Beaucoup de
gens voulurent se venger. Il n'est sorte de repro-
ches qu'on ne lui ait plus tard jetés à la figure, à
mesure que son œuvre grossissait. Tout le monde
connaît cette longue kyrielle banale : immoralité,
manque de tendresse, absence de conclusions,
extravagance, littérature inutile. Jamais la critique
française n'a pardonné à Balzac le Grand homme
de province à Paris.
EDGAR POE 2a3
Comme poêle, Ed^ar Poe est un homme à part.
Il représente presque à lui seul le mouvement
romantique de l'autre côté de TOcéan. Il est le pre-
mier Américain qui, à proprement parler, ait fait
de son style un outil. Sa poésie, profonde et plain-
tive, est néanmoins ouvragée, pure, correcte et
brillante comme un bijou de cristal. On voit que,
malgré leurs étonnantes qualités qui les ont fait
adorer des âmes tendres et molles, MM. Alfred de
Musset et Alphonse de Lamartine n'eussent pas été
de ses amis, s'il avait vécu parmi nous. Ils n'ont
pas assez de volonté et ne sont pas assez maîtres
d'eux-mêmes. Edgar Poe aimait les rhythmes com-
pliqués, et, quelque compliqués qu'ils fussent, il y
enfermait une harmonie profonde. Il y a un petit
poème delui, intitulé lesClocheSy qui est une véri-
table curiosité littéraire ; ^traduisible, cela ne l'est
pas. Le Corbeau eut un vaste succès ! De Taveu de
MM. Longfellow et Emerson, c'est une merveille.
Le sujet en est mince, c'est une pure œuvre d'art.
Dans une nuit de tempête et de pluie, un étudiant
entend tapoter à sa fenêtre d'abord, puis à sa
porte ; il ouvre, croyant à une visite. C'est un mal-
heureux corbeau perdu qui a été attiré par la lu-
mière de la lampe. Ce corbeau apprivoisé a appris
à parler chez un autre maître, et le premier mot
qui tombe par hasard du bec du sinistre oiseau
frappe juste un des compartiments de l'âme de
l'étudiant, et en fait jaillir une série de tristes pen-
sées endormies: Une femme morte ^ mille aspira*
lions trompées, mille désirs déçus, une existence
brisée, un fleuve de souvenirs qui se répand dans
la nuit froide et désolée. Le son est grave et quasi-
surnaturel, comme les pensées de l'insomnie; les
2a4 ŒUVRES POSTHUM£S
vers tombent un à un, comme des larmes monoto-
nes. Dans le Pays des songes^ The Dreamlandy
il a essayé de peindre la succession des rêves et des
images fantastiques qui assiègent Tâme quand l'œil
du corps est fermé. D'autres morceaux, tels qu'Z7-
lalume, Annabel Lee^ jouissent d'une égale célé-
brité. Mais le bagage poétique d'Edgar Poe est
mince. Sa poésie, condensée et laborieuse, lui coû-
tait, sans doute, beaucoup de peine, et il avait trop
souvent besoin d'argent pour se livrer à cette volup-
tueuse et infructueuse douleur.
Comme nouvelliste et romancier, Edgar Poe est
unique dans son genre, ainsi que Maturin, Balzac,
Hoffmann, chacun dans le sien. Les différents mor-
ceaux qu'il a éparpillés dans les Revues ont été
réunis en deux faisceaux, Tun, Taies ofthe grotes-
que and arabesquey l'autre, Edgar A, Poe' s taies ^
édition de Wiley et Putnam. Cela fait un total de
soixante-douze morceaux à peu près. Il y a là-
dedans des bouffonneries violentes, du grotesque
pur, des aspirations effrénées vers l'infini, et une
grande préoccupation du magnétisme. La petite
édition des contes a eu un grand succès à Paris
comme en Amérique, parce qu'elle contient des
choses très dramatiques, mais d'un dramatique tout
particulier.
Je voudrais pouvoir caractériser d'une manière
très brève et très sûre la littérature de Poe, car
c'est une littérature toute nouvelle. Ce qui lui im-
prime un caractère essentiel et la distingue entre
toutes, c'est, qu'on me pardonne ces mots sin-
guliers, le conjecturisme et le probabilisme. On
peut vérifier mon assertion sur quelques-uns de
ses sujets.
EDGAR POE 225
Le Scarabée d'or : analyse des moyens succes-
sifs à employer pour deviner un cryptogramme, à
Taide duquel on peut découvrir un trésor enfoui.
Je ne puis m'empôcher de penser avec douleur que
rinfortuné E. Poe a dû plus d^une fois rêver aux
moyens de découvrir des trésors. Que l'explication
de cette méthode, qui fait la curieuse et littéraire
spécialité de certains secrétaires de police, est
logique et lucide ! Que la description du trésor est
belle, et comme on en reçoit une bonne sensation
de chaleur et d'éblouissement I Car on le trouve, le
trésor ! Ce n^était point un rêoe, comme il arrive
généralement dans tous ces romans où l'auteur
vous réveille brutalement après avoir excité votre
esprit par des espérances apéritives ; cette fois,
c'est un trésor vrai, et le déchiflfreur Ta bien gagné.
En voici le compte exact : en monnaie, quatre cent
cinquante mille dollars, pas un atome d'argent,tout
en or, et d'une date très ancienne; les pièces très
grandes et très pesantes, inscriptions illisibles ;
cent dix diamants, dix-huit rubis, trois cent dix
émeraudes, vingt et un saphirs et une opale ; deux
cents bagues et boucles d'oreilles massives, une
trentaine de chaînes, quatre-vingt-trois crucifix,
cinq encensoirs, un énorme bol à punch en or avec
feuilles de vigne et bacchantes, deux poignées d'é-
pée, cent quatre-vingt-dix-sept montres ornées de
pierreries. Le contenu du coffre est d'abord évalué
à un million et demi de dollars, mais la vente des
bijoux porte le total au delà. La description de ce
trésor donne des vertiges de grandeur et des
ambitions de bienfaisance. Il y avait, certes, dans
le coffre enfoui par le pirate Kidol, de quoi soula-
ger bien des désespoirs inconnus.
i4.
226 ŒUVRES POSTHUMES
Le Maelstrom : ne pourrait-on pas descendre
dans un gouffre dont on n'a pas encore trouvé le
fond, en étudiant d'une manière nouvelle les lois
de la pesanteur?
L'Assassinat de la rue Mordue pourrait en
remontrer à des juges d'instruction. Un assassinat
a été commis. Comment? par qui? Il y a dans cette
affaire des faits inexplicables et contradictoires. La
police jette sa langue aux chiens. Un jeune homme
se présente qui va refaire l'instruction par amour
de l'art.
Par une cencentration extrême de la pensée, et
par l'analyse successive de tous les phénomènes de
son entendement, il est parvenu à surprendre la
loi de la génération des idées. Entre une parole
et une autre, entre deux idées tout à fait étrangères
en apparence, il peut rétablir toute la série inter-
médiaire, et combler aux yeux éblouis la lacune
des idées non exprimées et presque inconscientes.
Il a étudié profondément tous les possibles et tout
les enchaînements probables des faits. II remonte
d'induction en induction, et arrive à démontrer
péremptoirement que c'est un singe qui a fait le
crime.
La Révélation magnétique : le point de départ
de l'auteur a évidemment été celui-ci : ne pourrait-
on pas, à l'aide de la force inconnue dite fluide
magnétique, découvrir la loi qui régit les mondes
ultérieurs. Le début est plein de grandeur et de
solennité. Le médecin a endormi son maladeseule-
ment pour le soulager. « Que pensez-vous de votre
mal ? — J'en mourrai. — Cela vous cause-t-il du
chagrin ? — Non . » Le malade se plaint qu'on
l'interroge mal. « Dirigez-moi, » dit le médecin.
EDGAR POE
227
(( Commencez par le commencement. — Qu'est-ce
que le commencement ? — (A voix très basse.)
C^est Dieu. — Dieu est-il esprit? — Non. — Est-il
donc matière ? — Non. » Suit une très vaste théo-
rie de la matière, des gradations de la matière et
de la hiérarchie des êtres. J'ai publié ce morceau
dans un des numéros de lu Liberté de penser , en
i848.
Ailleurs, voici le récit d'une âme qui vivait sur
une planète disparue. Le point de départ a été :
peut-on, par voie d'induction et d'analyse, deviner
quels seraient les phénomènes physiques et moraux
chez les habitants d'un monde dont s'approcherait
une comète homicide ?
D'autres fois, nous trouvons du fanta:stique pur,
moulé sur nature, et sans explication, à la manière
d'Hoffmann : F Homme des foules se plonge sans
cesse au sein de la foule ; il nage avec délices dans
l'océan humain. Quand descend le crépuscule plein
d'ombres et de lumières tremblantes, il fuit les
quartiers pacifiés, et recherche avec ardeur ceux où
grouille vivement la matière humaine. A mesure
que le cercle de la lumière et de la vie se rétrécit,
il en cherche le centre avec inquiétude; comme les
hommes du déluge, il se cramponne désespérément
aux derniers points culminants de l'agitation publi-
que. Et voilà tout. Est-ce un criminel qui a horreur
de la solitude? Est-ce un imbécile qui ne peut pas
se supporter lui-même ?
Quel est Fauteur parisien un peu lettré qui n'a
pas lu le Chat noir? Là, nous trouvons des qua-
lités d'ordre différent. Comme ce terrible poème du
crime commence d'une manière douce et innocente !
a Ma femme et moi nous fûmes unis par une grande
228 ŒUVRES POSTHUMES
communauté de goûts, et par notre bienveillance
pour les animaux; nos parents nous avaient légué
cette passion. Aussi notre maison ressemblait aune
ménagerie ; nous avions chez nous des bêtes de
toute espèce. » Leurs affaires se dérangent. Au
lieu d*agir, l'homme s'enferme dans la rêverie
noire de la taverne. Le beau chat noir, l'aimable
Pluton, qui se montrait jadis si prévenant quand
le maître rentrait, a pour lui moins d'égards et
de caresses ; on dirait même qu'il le fuit et qu'il
flaire les dangers de l'eau-de-vie et du genièvre.
L'homme est offensé. Sa tristesse, son humeur
taciturne et solitaire augmentent avec l'habitude
du poison. Que la vie sombre de la taverne, que
les heures silencieuses de Tivresse morne sont bien
décrites! Et pourtant c'est rapide et bref. Le repro-
che muet du chat l'irrite de plus en plus. Un soir,
pour je ne sais quel motif, il saisit la bête, tire sou
canif et lui extirpe un œil. L'animal borgne et san-
glant le fuira désormais, et sa haine s'en accroîtra.
Enfin, il le pend et l'étrangle. Ce passage mérite
d'être cité:
Cependant le chat guérit len tement. L'orbite de l'œil
perdu présentait^ il est vrai, un spectacle effrayant ;
toutefois, il ne paraissait plus souffrir. 11 parcourait la
maison comme à Tordioaire, mais, ainsi que cela devait
être, il se sauvait dans une terreur extrême à mon appro-
che. Il me restait assez de cœur pour que je m'affligeasse
d'abord de cette aversion évidente d'une créature qui
m'avait tant aimé. Ce sentiment céda bientôt à Tirrita-
tion ; et puis vint, pour me conduire à une chute finale
et irrévocable, l'esprit de PERVERSiTi. De cette force, la
philosophie ne tient aucun compte. Cependant, aussi
fermement que je crois à l'existence de mon âme, je
EDGAR POE 22Q
croîs que la perversité est une des impulsions primiti-
ves du cœur humain, Tune des facultés ou sentiments
primaires, indivisibles, qui constituent le caractère de
rhomme. — Qui n*a pas cent fois commis une action
folle ou vile, par la seule raison qu'il savait devoir s'en
abstenir? N'avons-nous pas une inclination perpétuelle,
en dépit de notre jugement, à violer ce qui est la loi,
seulement parce que nous savons que c'est la loi ? Cet
esprit de perversité, dis-je, causa ma dernière chute. Ce
fut ce désir insondable que l'âme éprouve de s'affliger
elle-même, — de violenter sa propre nature, — de faire
mal pour le seul amour du mal, — qui me poussa à
continuer, et enfin à consommer, la torture que j'avais
infligée à cette innocente bête. Un matin, de sang-froid,
j'attachai une corde à son cou, et je le pendis à une
branche d'arbre. — Je le pendis en versant d'abondantes
larmes et le cœur plein du remords le plus amer ; -^ je
le ^endïs,parce que je savais qu'il m'avait aimé et parce
que je sentais qu'il ne m'avait donné aucun sujet de
colère, — je le pendis, parce que je savais qu'en faisant
ainsi je commettais un crime, un péché mortel qui met-
tait en péril mon âme immortelle, au point de la placer,
si une telle chose était possible, hors de la sphère de la
miséricorde infinie du Dieu très miséricordieux et très
terrible.
Un incendie achève de ruiner les deux époux,
qui se réfugient dans un pauvre quartier. L'homme
boit toujours. Sa maladie fait d'effroyables pro-
grès, car quelle maladie est comparable à F alcool?
Un soir, il aperçoit sur un des tonneaux du caba-
ret un fort beau chat noir, exactement semblable
au sien. L'animal se laisse approcher et lui rend
ses caresses. Il l'emporte pour consoler sa femme.
Le lendemain, on découvre que le chat est borgne,
et du même œil. Cette fois-ci, c'est l'amitié de l'ani-
230 ŒUVRES POSTHUMES
mal qui Texaspérera lentement; sa fatigante obsé-
quiosité lui fait l'effet d'une vengeance, d'une ironie,
d'un remords incarné dans une bête mystérieuse.
Il est évident que la tête du malheureux est trou-
blée. Un soir, comme il descendait à la cave avec
sa femme, pour une besogne de ménage, le fidèle
chat qui les accompagne s'embarrasse dans ses
jambes en le frôlant. Furieux, il veut s'élancer sur
lui; sa femme se jette au-devant; il l'étend d'un
coup de hache. Comment fait-on disparaître un
cadavre? telle est sa première pensée. La femme
est mise dans le mur, convenablement recrépi et
bouché avec du mortier sali habilement. Le chat a
fui. « Il a compris ma colère, et a jugé qu'il était
prudentde s'esquiver. «Notre homme dort du som-
meil des justes, et, le matin, au soleil levant, sa
joie et son allégement sont immenses de ne pas
sentir son réveil assassiné par les caresses odieuses
de la bête. Cependant, la justice a fait plusieurs
perquisitions chez lui, et les magistrats découragés
vont se retirer, quand tout d'un coup : « Vous
oubliez la cave. Messieurs »*, dit-il. On visite la cave,
et, comme ils remontent les marches sans avoir
trouvé aucun indice accusateur, « voilà que, pris
d'une idée diabolique et d'une exaltation d'orgueil
inouï, je m'écriai : Beau mur î Belle construction^
en vérité ! on ne/ait plus de caves pareilles! Et, ce
disant^ je frappai le mur de ma canne à l'endroit
même où était cachée la victime. » Un cri profond,
lointain, plaintif se fait entendre ; l'homme s'éva-
nouit; la justice s'arrête, abat le mur, le cadavre
tombe en avant, et un chat ejBrayant, moitié poil,
moitié plâtre, s'élance avec son oeil unique, san-
glant et fou.
EDGAR POE 23 1
Ce ne sont pas seulement les probabilités et les
possibilités qui ont fortement allumé l'ardente
curiosité de Poe, mais aussi les maladies deTesprit.
Bérénice est un admirable échantillon dans ce
genre; quelque invraisemblable et outré que ma
sèche analyse la fasse paraître, je puis affirmer au
lecteur que rien n'est plus logique et possible que
cette affreuse histoire. Egœus et Bérénice sont
cousins; Egœus, pâle, acharné à la théosophie,
chétif et abusant des forces de son esprit pour
rintelligence des choses abstruses; Bérénice, folle
et joueuse, toujoulrs en plein air, dans les bois et le
jardin, admirablement belle, d'une beauté lumi-
neuse et charnelle. Bérénice est attaquée d'une mala-
die mystérieuse et horrible désignée quelque part
sous le nom assez bizarre de distorsion de person^
nalité. On dirait qu'il est question d'hystérie... Elle
subit aussi quelques attaques d'épilepsie, fréquem-
ment suivies de léthargie, tout à fait semblables à
la mort, et dont le réveil est généralement brusque
et soudain. Cette' admirable beauté s'en va, pour
ainsi dire, en dissolution. QuantàEgœus, sa mala-
die, pour parler, dit-il, le langage du vulgaire, est
encore plus bizarre. Elle consiste dans une exa-
gération de la puissance méditative, une irrita-
lion morbide des facultés attentives. — « Per-
dre de longues heures les yeux attachés à une
phrase vulgaire, rester absorbé une grande jour-
née d'été dans la contemplation d'une ombre
sur le parquet, m'oublier une nuit entière à sur-
veiller la flamme droite d'une lampe ou les braises
du foyer, répéter indéfiniment un mot vulgaire jus-
qu'à ce que le son cessât d'apporter à mon esprit
une idée distincte, perdre tout sentîmept dç l'çxis^
23a ŒUVRES POSTHUMES
tence physique dans une immobilité obstinée, tel-
les étaient quelques-unes des assertions dans les-
quelles m'avait jeté une condition intellectuelle qui,
si elle n'est pas sans exemple, appelle certaine-
ment Tétude et l'analyse. » Et il prend soin de nous
faire remarquer que ce n*est pas là l'exagération
de la rêverie bien commune à tous les hommes; car
le rêveur prend un objet intéressant pour point de
départ, il roule de déduction en déduction et, après
une longue journée de rêverie, la cause première est
tout à fait envolée, V incitamentum a disparu. Dans
le cas d'Egœus, c'est le contraire. L'objet est inva-
riablement puéril; mais, à travers le /milieu d'une
contemplation violente, il prend une importance
de réfraction. Peu de déductions, point de médita-
tions agréables ; et, à la fin, la cause première, bien
loin d'être hors de vue, a conquis un intérêt sur-
naturel, elle a pris une grosseur anormale qui est
le caractère distinctif de cette maladie.
Egœus va épouser sa cousine. Au temps de son
incomparable beauté, il ne lui a jamais adressé un
sçul mot d'amour; mais il éprouve pour elle une
grande amitié et une grande pitié. D'ailleurs, n'a-
t-elle pas l'immense attrait d'un problème? Et,
comme il l'avoue, dans l'étrange anomalie de
son existence^ les sentiments ne lui sont jamais
venus du cœur, et les passions lui seront toujours
venues de V esprit. Un soir, dans la bibUothèque,
Bérénice se trouve devant lui. Soit qu'il ait l'esprit
troublé, soit par l'effet du crépuscule, il la voit plus
grande que de coutume. Il contemple longtemps
sans dire un mot ce fantôme aminci qui, dans une
douloureuse coquetterie de femme enlaidie, essaie
un sourire, un sourire qui veut dire : « Je suis bien
EDGAR POB 233
changée, n'est-ce pas? » Et alors elle montre entre
ses pauvres lèvres tortillées toutes ses dents. «Plût
à Dieu que je ne les eusse jamais vues, ou que,
les ayant vues, je fusse mort! »
Voilà les dents installées dans la tête de Thomme.
Deux jours et une nuit, il reste cloué à la même
place, avec des dents flottantes autour de lui. Les
dents sont daguerréotypées dans son cerveau, lon-
gues, étroites, comme des dents de cheval mort ;
pas une tache, pas une crénelure, pas une pointe ne
lui a échappé. Il frissonne d'horreur quand il s'a-
perçoit qu'il en est venu à leur attribuer une faculté
de sentiment et une puissance d'expression morale
indépendante même des lèvres : « On disait de
M^i® Salle que tous ses pas étaient des sentiments ^
et de Bérénice, je croyais plus sérieusement que
toutes ses dents étaient des idées. y>
Vers la fin du second jour, Bérénice est morte;
Egœus n'ose pas refuser d'entrer dans la cham-
bre funèbre et de dire un dernier adieu à la
dépouille de sa cousine. La bière a été déposée sur
le lit. Les lourdes courtines du lit qu'il soulève
retombent sur ses épaule^ et l'enferment dans la
plus étroite communion avec la défunte. Chose sin-
gulière, un bandeau qui entourait les joues s'est
dénoué. Ses dents reluisent implacablement blan-
ches et longues. Il s'arrache du lit avec énergie, et
se sauve épouvanté.
Depuis lors, les ténèbres se sont amoncelées dans
son esprit, et le récit devient trouble et confus. Il
se retrouve dans la bibliothèque à une table, avec
une lampe, un livre ouvert devant lui, et ses yeux
tressaillent en tombant sur cette phrase : Dicebant
mihisodaleSySisepulchrum amicœ visitarem^ curas
S34 ŒUVRES POSTHUMES
meas altquantulumfore levatas . A côlé, une boîte
d'ébène? N'esl-ce pas celle du médecin de la
famille. Un domestique entre, pâle et troublé; il
parle bas et mal. Cependant il est question dans
ses phrases entrecoupées de violation de sépulture,
de grands cris qu'on aurait entendus, d'un cadavre
encore chaud et palpitant qu'on aurait trouvé au
bord de sa fosse tout sanglant et tout mutilé. Il
montre à Egœus ses vêtements; ils sont terreux
et sanglants. Il le prend par la main; elle porte des
empreintes singulières, des déchirures d'ongles. Il
dirige son attention sur un outil qui repose contre
le mur. C'est une bêche. Avec un cri effroyable,
Egoeu^ saute sur la botte; mais, dans sa faiblesse
et son agitation, il la laisse tomber, et la boîte, en
s'ouvrant, donne passage à des instruments de chi-
rurgie dentaire qui s'éparpillent sur le parquet
avec un affreux bruit de ferraille, mêlés aux objets
maudits de son hallucination. Le malheureux, dans
une absence de conscience, est allé arracher son'
idée fixe de la mâchoire de sa cousine, ensevelie
par erreur pendant une de ses crises.
Généralement, Edgar Poe supprime les accessoi-
res, ou du moins ne leur donne qu'une valeur très
minime. Grâce à cette sobriété cruelle, l'idée géné-
ratrice se fait mieux voir et le sujet se découpe
ardemment sur ces fonds nus. Quant à sa méthode
de narration, elle est simple. Il abuse du je avec
une cynique monotonie. On dirait qu'il est telle-
ment sûr d'intéresser qu'il s'inquiète peu de varier
ses moyens. Ses contes sont presque toujours des
récits ou des manuscrits du principal personnage.
Quant à Tardeur avec laquelle il travaille souvent
dans l'horrible, j'ai remarqué chez plusieurs
EDGAR POE 235
hommes qu'elle était souvent le résultat d'une très
grande énergie vitale inoccupée, quelquefois d'une
opiniâtre chasteté, et aussi d'une profonde sensibi-
lité refoulée. La volupté surnaturelle que l'homme
peut éprouver à voir couler son propre sang, les
mouvements brusques et inutiles, les grands cris
jetés en l'air presque involontairement sont des
phénomènes analogues. La douleur est un soulage-
ment à la douleur, l'action délasse du repos.
Un autre caractère particulier de sa littérature
est qu'elle est tout à fait anti-féminine. Je m'expli-
que. Les femmes écrivent, écrivent avec une rapi-
dité débordante; leur cœur bavarde à la rame.
Elles ne connaissent généralement ni l'art, ni la
mesure, ni la logique; leur style traîne et ondoie
comme leurs vêtements. Un très grand et très jus-
tement illustre écrivain, George Sand elle-même,
n'a pas tout à fait, malgré sa supériorité, échappé
à cette loi du tempérament ; elle jette ses chefs-
d'œuvre à la poste comme des lettres. Ne dit-on
pas qu'elle écrit ses livres sur du papier à lettres?
Dans les livres d'Edgar Poe, le style est serré,
concaténé; la mauvaise volonté du lecteur ou sa
paresse ne pourront pas passer à travers les mailles
de ce réseau tressé par la logique. Toutes les idées,
comme des flèches obéissantes, volent au même
but.
J'ai traversé une longue enfilade de contes sans
trouver une histoire d'amour. Je n'y ai pensé qu'à
la fin, tant cet homme est enivrant. Sans vouloir
préconiser d'une manière absolue ce système ascé-
tique d'une âme ambitieuse, je pense qu'une litté-
rature sévère serait chez nous une protestation
utile contre l'envahissante fatuité dés femmes, de
236 ŒUVRES POSTHUMES
plus en plus surexcitée par la dégoûtante idolâtrie
des hommes ; et je suis très indulgent pour Vol-
taire, trouvant bon, dans sa préface de la Mort
de CésaPy tragédie sans femme, sous de feintes
excuses de son impertinence, de bien faire remar-
quer son glorieux tour de force.
Dans Edgar Poe, point de pleurnicheries éner-
vantes; mais partout, mais sans cesse Tinfatigable
ardeur versTidéal. Comme Balzac qui mourut peut-
être triste de ne pas être un pur savant, il a des
rages de science. 11 a écrit un Manuel du conchy-
//o/o^w/^ que j'ai oublié de mentionner.il a, comme
les conquérants et les philosophes, une entraînante
aspiration vers l'unité; il assimile les choses mo-
rales aux choses physiques. On dirait qu'il cherche
à appliquer à la littérature les procédés de la phi-
losophie, et à la philosophie la méthode de l'algè-
bre. Dans cette incessante ascension vers Tinfini,
on perd un peu F haleine. L'air est raréfié dans cette
littérature, comme dans un laboratoire. On y con-
temple sans cesse la glorification de la volonté
s'appliquant à l'induction et à l'analyse. Il semble
que Poe veuille arracher la parole aux prophètes,
et s'attribuer le monopole de l'explication ration-
nelle. Aussi, les paysages qui servent quelquefois
de fond à ses fictions fébriles sont-il pâles comme
des fantômes. Poe, qui ne partageait guère les
passions des autres hommes, dessine des arbres et
des nuages -qui ressemblent à des rêves de nuages et
d'arbres, ou plutôt qui ressemblent à ses étranges
personnages, agités comme eux d'un frisson surna-
turel et galvanique.
Une fois, cependant, il s'est appliqué à faire un
livre purement humain. La Narration d'Arthur
EDGAR FOE 287
Gordon Pym, qui n'a pas eu un grand succès, est
une histoire de navigateurs qui, après de rudes ava-
ries, ont été pris par les calmes dans les mers duSud.
Le génie de l'auteur se réjouit dans ces terribles
scènes et dans les étonnantes peintures de peuplades
et d'îles qui ne sont point marquées sur les cartes.
L'exécution de ce livre est excessivement simple
et minutieuse. D'ailleurs, il est présenté comme un
livre de bord. Le navire est devenu ingouvernable ;
les vivres et l'eau buvable sont épuisés; les marins
sont réduits au cannibalisme. Cependant, un brick
est signalé.
Nous n'aperçûmes personne à son bord jusqu'à ce
qu'il fût arrivé à un quart de mille de nous. Alors nous
vîmes trois hommes qu'à leur costume nous prîmes pour
des Hollandais. Deux d'entre eux étaient couchés sur de
vieilles voiles près du gaillard d'avant, et le troisième,
qui paraissait nous regarder avec curiosité, était à l'avant,
à tribord, près du beaupré. Ce dernier était un homme
grand et vigoureux, avec la peau très noire. Il semblait,
par ses gestes, nous encourager à prendre patience, nous
faisant des signes qui nous semblaient pleins de joie,
mais qui ne laissaient pas que d'être bizarres, et souriant
immuablement, comme pour déployer une rangée de
idents blanches très brillantes. Le navire approchant da-
vantage, nous vîmes son bonnet de laine rouge tomber
de sa tête dans l'eau ; mais il n'y prit pas garde, conti-
nuant toujours ses sourires et ses gestes baroques. Je
rapporte toutes ces choses et ces circonstances minutieu-
sement, et je les rapporte, cela doit être compris, préci-
sément comme elles nous apparurent.
Le brick venait à nous lentement, et mettait mainte-
nant le cap droit sur nous, et, — je ne puis parler de
sang-froid de cette aventure, — nos cœurs sautaient
ibllement au- dedans de nous, et nous répandions toutes
a38 ŒUVRES POSTHUMES
nos âmes en cris d'allégresse et en actions de grâces à
Dieu pour la complète, glorieuse et inespérée délivrance
que nous avions si palpablemeut sous la main. Tout à
coup et tout à la fois, de Tétrange navire^ nous étions
maintenant sous le vent à lui, — nous arrivèrent, portées
sur Tocéan, uoe odeur, une puanteur telles qu'il n'y a
pas dans le monde de mots pour les exprimer ; inferna-
les, suffoquantes, intolérables, inconcevables. J'ouvris la
bouche pour respirer, et me tournant vers mes camara-
des, je m'aperçus qu'ils étaient plus pâles que du marbre.
Mais nous n'avions pas le temps de nous questionner on
de raisonner, le brick était à cinquante pieds de nous, et
il semblait dans l'intention de nous accoster par notre
arrière, afin que nous pussions l'aborder sans l'obliger
à mettre son canot à la mer. Nous nous précipitâmes
au-devant, quand^ tout à coup, une forte embardée le
jeta de cinq ou six points hors du cap qu'il tenait, et,
comme il passait à notre arrière à une distance d'environ
vingt pieds, nous vîmes son pont en plein. Oublierais-je
jamais la triple horreur de ce spectacle? Vingt-cinq ou
trente corps humains, parmi lesquels quelques femmes,
gisaient disséminés çà et làentrela dunette et la cuisine,
dans le dernier et le plus dégoûtant état de putréfaction !
Nous vîmes clairement qu'il n'y avait pas une âme vivante
sur ce bateau maudit I Cependant, nous ne pouvions
pas nous empêcher d'implorer ces morts pour notre salut !
Oui, dans l'agonie du moment, nous avons longtemps et
fortement prié ces silencieuses et dégoûtantes images de
s^arrêter pour nous, de ne pas nous abandonnera un sort
semblable au leur, et de vouloir bien nous recevoir dans
leur gracieuse compagnie! La terreur et le désespoir
nous faisaient extra vaguer, l'angoisse et le décourage-
ment nous avaient rendus totalement fous.
A nos premiers hurlements de terreur, quelque chose
répondit qui venait du côté du beaupré du navire étran-
ger, et qui ressemblait de si près au cri d'un gosier
humain que l'oreille la plus délicate eût été surprise et
BDGAR POE aSg
trompée. A ce moment, une autre embardée soudaine
ramena le g'aillard d'avant sous nos yeux, et nous pûmes
comprendre l'origine de ce bruit. Nous vîmes la grande
forme robuste toujours appuyée sur le plat-bord et
remuant toujours la tête deçà, delà, mais tournée main-
tenant de manière que nous ne pouvions lui voir la face.
Ses bras étaient étendus sur la lisse du bastingage, et
ses mains tombaient en dehors. Ses genoux étaient pla-
cés sur une grosse amarre, largement ouverts et allant
du talon du beaupré à Tun des bossoirs. A Tun de ses
côtés, où un morceau de la chemise avait été arraché et
laissait voir le nu, se tenait une énorme mouette, se
gorgeant activement de Thorrible viande, son bec et ses
serres profondément enfoncés, et son blanc plumage
tout éclaboussé de sang. Comme le brick tournait et
allait nous passer sous le vent, l'oiseau, avec une appa-
rente difficulté, retira sa tête rouge, et, après nous avoir
regardés un moment comme s'il était stupéfié, se déta-
cha paresseusement du corps sur lequel il festinait, puis
il prit directement son vol au-dessus de notre pont, et
plana quelque temps avec un morceau de la substance
coagulée et quasi vivante dans son bec. A la fin, l'hor-
rible morceau tomba, en l'éclaboussant, juste aux pieds
de Parker. Dieu veuille me pardonner, mais alors, dans
le premier moment, une pensée traversa mon esprit,
une pensée que je n'écrirai pas, et je me sentis faisant
un pas machinal vers le morceau sanglant. Je levai les
yeux, et mes regards rencontrèrent ceux d'Auguste qui
étaient pleins d'une intensité et d'une énergie de désir
telles que cela me rendit immédiatement à moi-môme.
Je m'élançai vivement, et, avec un profond frisson, je
jetai Thorrible chose à la mer.
Le cadavre d'où le morceau avait été arraché, reposant
ainsi sur l'amarre, était aisément ébranlé par les efforts
de l'oiseau carnassier, et c'étaient d'abord ces secousses
qui nous avaient induits à croire à un être vivant.
Quand l'oiseau le débarrassa de son poids^ il chan*
240 ŒUVRES POSTHUMES
cela, tourna et tomba à moitié, et nous montra tout à
fait sa figure. Non, jamais il n'y eut d'objet aiissi ter-
rible I Les yeux n y étaient plus, et toutes les chairs de
la bouche rongées, les dents étaient entièrement à nu.
Tel était donc ce sourire qui avait encouragé notre espé-
rance ! Tel était..., mais je m'arrête. Le brick, comme
je Tai dit^ passa à notre arrière, et continua sa route
en tombant sous le vent. Avec lui et son terrible équi-
page s'évanouirent lentement toutes nos heureuses
visions de joie et de délivrance.
Eurêka était sans doute le livre chéri et long-
temps rêvé d'Edgar Poe. Je ne puis pas en rendre
compte ici d'une manière précise. C'est un livre
qui demanda un article particulier. Quiconque a
lu la Révélation magnétique connaît les tendances
métaphysiques de notre auteur. Eurêka prétend
développer le procédé, et démontrer la loi suivant
laquelle l'univers a revêtu sa forme actuelle visible
et trouvé sa présente organisation, et aussi com-
ment cette même loi, qui fut l'origine de la création,
sera le moyen de sa destruction et de l'absorption
définitive du monde. On comprendra facilement
pourquoi je ne veux pas m'engager à la légère dans
la discussion d'unesi ambitieuse tentative. Je crain-
drais de m'égarer et de calomnier un auteur pour
lequel j'ai le plus profond respect. On a déjà accusé
Edgar Poe d'être un panthéiste, et^ quoique je sois
forcé d'avouer que les apparences induisent à le
croire tel, je puis affirmer que, comme bien d'autres
grands hommes épris de la logique, il se contredit
quelquefois fortement, ce qui fait son éloge; ainsi,
son panthéisme est fort contrarié par ses idées sur
la hiérarchie des êtres, et beaucoup de passages
EDGAR POE 241
qui affirment évidemment la permanence des per-
sonnalités.
Edgar Poe était très fier de ce livre, qui n'eut
pas, ce qui est tout naturel, le succès de ses con-
tes. Il faut le lire avec précaution et faire la véri-
fication de ses étranges idées par la juxtaposition
des systèmes analogues et contraires.
IV
J'avais un ami qui était aussi un métaphysicien
à sa manière, enragé et absolu, avec des airs de
Saint-Just. Il me disait souvent, en prenant un
exemple dans le monde, et en me regardant moi-
même detravers : « Tout mystiqueaun vicecaché. »
Et je continuais sa pensée en moi-même : donc il
faut le détruire. Mais je riais, parce que je ne le
comprenais pas. Un jour, comme je causais avec
un libraire bien connu et bien achalandé, dont la
spécialité est de servir les passions de toute la
bande mystique et des courtisans obscurs des scien-
ces occultes, et comme je lui demandais des rensei-
gnements sur ses clients, il me dit : « Rappelez-
vous que tout mystique a un vice caché, souvent
très matériel; celui-ci l'ivrognerie, celui-là la goin-
frerie, un autre la paillardise; l'un sera très
avare, l'autre très cruel, etc. »
Mon Dieu! me dis-je, quelle est donc cette loi
fatale qui nous enchaîne, nous domine, et se venge
de la violation de son insupportable despotisme
par la dégradation et Tamoindrissement de notre
être moral ? Les illuminés ont été les plus grands
des hommes. Pourquoi faut-il qu'ils soient châtiés
de leur grandeur ? Leur ambition n'élait-elle pas
24a œuvuks posthumes
la plus noble ? L'homme sera-t-il éterneHement si
limité qu'une de ses facultés ne puisse s'agrandir
qu'au détriment des autres ? Si vouloir à tout prix
connaître la vérité est un grand crime, ou au moins
peut conduire à de grandes fautes, si la niaiserie et
l'insouciance sont une vertu et une garantie d'équi-
libre, je croîs quenous devons être très indulgents
pour ces illustres coupables, car, enfants du xviii*
et du XIX® siècle, ce même vice nous est à tous
imputable.
Je le dis sans honte, parce que je sens que cela
part d'un profond sentiment de pitié et de tendresse,
Edgar Poe, ivrogne, pauvre, persécuté, paria, me
plaît plus que calme et vertueux, un Gœlhe ou un
W. Scott. Je dirais volontiers de lui et d'une classe
particulière d'hommes, ce que le catéchisme dit de
notre Dieu : « Il a beaucoup souffert pour nous. »
On pourrait écrire sur son tombeau : « Vous tous
qui avez ardemment cherché à découvrir les lois
de votre être, qui avez aspiré à Tinfini, et dont les
sentiments refoulés ont dû chercher un affreux
soulagement dans le vin de la débauche, priez pour
lui. Maintenant, son être corporel purifié nage au
milieu des êtres dont il entrevoyait l'existence, priez
pour lui qui voit et qui sait, il intercédera pour
vous. »
DÉDICACE DES HISTOIRES EXTRAORDINAIRES (i)
A Madame Maria Clemm,
A Mil/ord, Connectîcut, Etais-Unis
Il y a bien longtemps, Madame, que je dési-
{i)Le Pays, 24 juillet i854.
EDGAR POE 243
raïs réjouir vos yeux maternels par cette traduction
d'un des plus grands poètes de ce siècle; mais la
vie littéraire est pleine de cahots et d'empêche-
ments, et je crains que l'Allemagne ne me devance
dans l'accomplissement de ce pieux hommage dû
à la mémoire d'un écrivain qui, comme les Hoff-
mann, les Jean-Paul, les Balzac, est moins de son
pays que cosmopolite. Deux ans avant la catastro-
phe qui brisa horriblement une existence si pleine
et si ardente, je m'efforçais déjà de faire connaître
Edgar Poe aux littérateurs de mon pays. Mais
alors l'orage permanent de sa vie était pour moi
chose inconnue; j'ignorais que ces éblouissantes
végétations étaient le produit d'une terre volca-
nisée, et quand, aujourd'hui, je compare l'idée
fausse que je m'étais faite de sa vie avec ce qu'elle
fut réellement, — l'Edgar Poe que mon imagina-
tion avait créé, — riche, heureux, — un jeune gen-
tleman de génie vaquant quelquefois à la littéra-
ture au milieu des mille occupations d'une vie élé-
gante, — avec le vrai Edgar, — le pauvre Eddie,
celui que vous avez aimé et secouru, celui que je
ferai connaître à la France, — cette ironique anti-
thèse me remplit d'un insurmontable attendrisse-
ment. Plusieurs années ont passé, et son fantôme
m'a toujours obsédé. Aujourd'hui, ce n'est pas
seulement le plaisir de montrer ses beaux ouvrages
qui me possède, mais aussi celui d'écrire au-dessus
le nom de la femme qui lui fut toujours si bonne
et si douce. Gomme votre tendresse pansait ses bles-
sures, il embaumera votre nom avec gloire.
Vous lirez le travail que j'ai composé sur sa vie
et ses œuvres ; vous me direz si j'ai bien compris
son caractère, ses douleurs, et la nature toute spé-
244 ŒUVRES POSTHUMES
ciale de son esprit, sî je me suis trompé, vous me
corrigerez. Si la passion m'a fait errer, vous me
redresserez. De votre part, Madame, tout sera reçu
avec respect et reconnaissance, même le blâme dé-
licat que peut susciter en vous la sévérité que j'ai
déployée à l'égard de vos compatriotes, sans doute
pour soulager un peu la haine qu'inspirent à mon
âme libre les Républiques marchandes et les So-
ciétés physiocratiques.
Je devais cet hommage public à une mère dont
la grandeur et la bonté honorent le Monde des
Lettres autant que les merveilleuses créations de
son fils. Je serais mille fois heureux si un rayon
égaré de cette charité qui fut le soleil de sa vie
pouvait, à travers les mers qui nous séparent, s'é-
lancer sur moi, chétif et obscur, et me réconforter
de sa chaleur magnétique.
Adieu, Madame ; parmi les différents saints et
les formules de complimentation qui peuvent con-
clure une missive d'une âme à une âme^ je n'en
connais qu'une adéquate aux sentiments que m'ins-
pire votre personne : Goodness, godnessi
AVENf URE SANS PAREILLE D'UN CERTAIN HANS
PFAALL (i)
[Note.]
U Aventure sans pareille d'un certain Hans
Pfaall a été imprimée pour la première fois dans
le SouthernLiterary Messenger^ le premier recueil
littéraire que Poe ait dirigé, à Richmond. Il avait
(i) Le PaySf 20 avril i855.
EDGAR POE 245
alors !i3 ans. Dans l'édition posthunîe de ses œu-
vres, — qui, soit dit en passant, est loin d'être
complète — se trouve à la suite de Hans Pfaall une
fort singulière note dont je veux faire l'analyse, et
qui montrera aux lecteurs que cette publication a
intéressé un des enfantillages de ce grand génie*.
Poe passe en revue différents ouvrages qui ont
tous le même objet, — un voyage dans la lune, —
une description de la lune, etc.. — des ouvrages-
canards, ou, — comme ils disent, ces Américains
qui aiment tant à être dupés, — des hoaxes. Poe
se donne la peine de démontrer combien tous ces
ouvrages sont inférieurs au sien, parce qu'ils man-
quent du caractère le plus important, je dirai tout
à riieure lequel.
Il commence par citer le Moon Siory ou Moori'
Hoax de M. Locke, qui n'est pas autre chose, je
présume, que ces malheureux Animaux dans la
lune, qui, il y a vingt ans à peu près, ont fait aussi
leur bruit sur notre continent déjà trop américain.
Il commence d'abord par établir que son jeu d'es-
prit a été publié dans le Southern Literary Messen^
ger trois semaines avant que M. Locke ne publiât
son canard dans le New-York Sun. Quelques
feuilles ont accolé et publié simultanément les
deux ouvrages, et Poe s'offense, à bon droit, de
cette parenté imposée.
Pour que le public ait pu ffober le Moon-Hoax
de M. Locke, il faut que son ignorance astronomi-
que dépasse la vraisemblance.
La puissance du télescope de M. Locke ne peut
pas rapprocher la lune, située à 240.000 milles de
la terre, suffisamment pour y voir des animaux,
des fleurs, pour y distinguer la forme et la couleur
i5.
ŒUVRES POSTHUMES
des yeux des petits oiseaux, comme fait Herschell,
le h(^ros du canard de M. Locke. Enfin, les verres
de son télescope ont été fabriqués chez MM. Har-
tley et Grant; or, dit Poe d'une manière triom-
phale, ces messieurs avaient cessé toute opération
com*merciale plusieurs années avant la publication
du hoax.
A propos d'une espèce de rideau de poils qui
ombrage les yeux d'un bison lunaire, Herschell
(Locke) prétend que c'est une prévoyance de la
nature pour protéger les yeux de l'animal contre
les violentes alternatives de lumière et de ténèbres
auxquelles sont soumis les habitants du côté de la
lune qui regarde notre planète. Mais ces alternati-
ves n'existent pas; ces habitants, s'il y en a, ne
peuvent pas connaître les ténèbres. En l'absence
du soleil, ils sont éclairés par la terre.
Sa topographie lunaire met^ pour ainsi dire, le
cœur à droite. Elle contredit toutes les cartes, et
se contredit elle-même. L'auteur ignore que sur
une carte lunaire l'orient doit être à gauche.
Illusionné par les vagues appellations telles que
Mare Nubium^Mare Tranquillitatis^Mare Fecun-
ditatis, que les anciens astronomes ont données
aux taches de la lune, M. Locke entre dans des
détails sur les mers et les masses liquides de la
lune. Or, c'est un point d'astronomie constaté qu'il
n'y en a pas.
La description des ailes de son homme chauve^
souris est un plagiat des insulaires volants de
Peter Wilkins.M. Locke dit quelque part : «Quelle
prodigieuse influence notre globe treize fois plus
gros a-t-il dû exercer sur le satellite, quand celui-
ci n'était qu'un embryon dans les entrailles du
EDGAR POE 547
temps, le sujet passif d'une affinité chimique!»
C'est fort sublime; mais un astronome n'aurait
pas dit cela, et surtout ne l'aurait pas écrit à un
journal scientifique d'Edimbourg. Car un astro-
nome sait que la terre, — dans le sens voulu par
la phrase, — n'est pas treize fois, mais bien qua-
rante-neuf fois plus grosse que la lune.
Mais voici une remarque qui caractérise bien
l'esprit analytique de Poe. « Comment, dit-il, Her-
schell voit des animaux distinctement, les décrit
minutieusement, formes et couleurs 1 C'est là le
fait d'un faux observateur! Il ne sait pas son rôle
de fabricant de hoaxes, Car^ quelle est la chose qui
doit immédiatement, avant tout, saisir, frapper la
vue d'un observateur vrai, dans le cas où il verrait
des animaux dans la lune, — bien que cette chose,
il eût pu la prévoir : — « Ils marchent les pieds en
haut et la tête en bas, comme les mouches au
plafond ! w — En effet, voilà le cri de la nature.
Les imaginations relatives aux végétaux et aux
animaux ne sont nullement basées sur l'analogie; —
les ailes de V homme chauve-souris ne peuvent pas
le soutenir dans une atmosphère aussi rare que
celle de la lune ; — la transfusion d'une lumière
artificielle à travers l'objectif est un pur amphi-
gouri ; — s'il ne s'agissait que d'avoir des télesco-
pes assez forts pour voir ce qui se passe dans un
corps céleste, l'homme aurait réussi, mais il faut
que ce corps soit éclairé suffisamment, et plus il
est éloigné, plus la lumière est diffuse, etc..
Voici la conclusion de Poe, qui n'est pas peu
curieuse pour les gens qui aiment à scruter le cabi-
net de travail d'un homme de génie, — les papiers
carrés de Jean-Paul embrochés dans du fil^ — les;
248 ŒUVRES POSTHUMES
épreuves arachnéennes de Balzac, — les manchettes
de^Buffon, etc..
Dans ces différents opuscules, le but est toujours sati-
rique ; le thème, — une description des mœurs lunaires
mises en parallèle avec les nôtres. Mais dans aucun je
ne vois l'effort pour rendre plausibles les détails du
voyage en lui-même. Tous les auteurs semblent absolu-
ment ig-norants en matière d'astronomie. Dans Hans
Pfaall^le dessein est original, en tant qu'il représente un
effort vers la vraisemblance {verisimilitude)^ dans l'ap-
plication des principes scientifiques (autant que le per-
mettait la nature fantasque du sujet) à la traversée effec-
tive de la terre à la lune.
Je permets au lecteur de sourire, — moi-même
j'ai souri plus d'une fois en surprenant les dadas
de mon auteur. Les petitesses de toute grandeur ne
seront-elles pas toujours, pour un esprit impartial,
un spectacle touchant? 11 est réellement singulier
de voir un cerveau, tantôt sî profondément germa-
nique et tantôt si sérieusement oriental, trahir à de
certains moments Taméricanisme dont il est saturé.
Mais, à le bien prendre, l'admiration restera la
plus forte. Qui donc, je le demande, qui doncd'en-
tre nous, — je parle des plus robustes, — aurait
osé, à 23 ans, à Tâge où l'on apprend à lirey — se
diriger vers la lune, équipé de notions astronomi-
ques et physiques suffisantes, et enfourcher imper-
turbablement le dada ou plutôt l'hippogrifife
ombrageux de la uerisimilitude?
EDGAR POE 249
REVELATION MAGNETIQUE (i)
[Note]
On a beaucoup parlé, dans ces derniers temps,
d'Edgar Poe. Le fait est qu'il le mérite. Avec un
volume de nouvelles, cette réputation a traversé les
mers. Il a étonné, surtout étonné, plutôt qu'ému
ou enthousiasmé. Il en est généralement de même
de tous les romanciers qui ne marchent qu'appuyés
sur une méthode créée par eux-mêmes, et qui est la
conséquence même de leur tempérament. Je ne crois
pas qu'il soit possible de trouver un romancier
fort qui n'ait pas opéré la création de sa méthode,
ou plutôt dont la sensibilité primitive ne soit pas
réfléchie et transformée en un art certain. Aussi
les romanciers forts sont-ils plus ou moins philo-
sophes. Diderot, Laclos, Hoffmann, Goethe, Jean-
Paul, Maturin, Honoré deBaIzac,Edgar Poe. Remar-
quez que j'en prends de toutes les couleurs et des
plus contrastées. Gela est vrai de tous, même de
Diderot, le plus hasardeux et le plus aventureux
qui s'appliqua, pour ainsi dire, à noter et à régler
l'inspiration; qui accepta d'abord et puis, départi
pris, utilisa sa nature enthousiaste, sanguine et
tapageuse. Voyez Sterne, le phénomène est bien
autrement évident et aussi bien autrement méritant.
Cet homme a fait sa méthode. Tous ces gens, avec
une volonté et une bonne foi infatigables, décal-
quent la nature, la pure nature. — Laquelle? — La
leur. Aussi sont-ils généralement bien plus éton-
[i] La Liberté de Penser, i5 juillet 1848, » •
250 ŒUVRKS POSTHUMES
nants et originaux que les simples imaginatifs qui
sont tout à fait d'esprit philosophique et qui entas-
sent et alignent les événements sans les classer, et
sans en expliquer le sens mystérieux. J'ai dit qu'ils
étaient étonnants. Je dis plus ; c'est qu'ils visent
généralement à l'étonnant. Dans les œuvres de plu-
sieurs d'entre eux, on voit la préoccupation d'un
perpétuel surnaturalisme. Cela tient, comme je l'ai
dit, à cet esprit primitif de chercheriez qu'on me
pardonne le barbarisme, à cet esprit inquisitorial,
esprit déjuge d'instruction qui a peut-être ses raci-
nes dans les plus lointaines impressions de l'en-
fance. D'autres, naturalistes enragés, examinèrent
l'âme à la loupe comme les médecins le corps, et
tuent leurs yeux à trouver le ressort. D'autres, d'un
genre mixte, cherchent à fondre ces deux systèmes
dans une mystérieuse unité. Unité de l'animal,
unité de fluide, unité de la matière première, toutes
ces théories récentes sont quelquefois tombées, par
un accident singulier, dans la tête des poètes, en
même temps que dans les têtes savantes.
Ainsi, pour en finir, il vient toujours un moment
où les romanciers de l'espèce de ceux dont je par-
lais deviennent pour ainsi dire jaloux des philoso-
phes, et ils donnent alors, eux aussi, leur système
de constitution naturelle, quelquefois même avec
une certaine immodestie qui a son charme et sa
naïveté. On connaît Séraphitus, Louis Lambert, et
une foule de passages d'autres livres, où Balzac, ce
grand esprit dévoré du légitime orgueil encyclopé-
dique, a essayé de fondre en un système unitaire et
définitif différentes idées tirées de Sw^edenborg,
Messmer, Marat, Goethe et Geoffroy Saint-Hilaire.
L'idée de l'unité a aussi poursuivi Edgar Poe, et il
EDGAR POE 25 1
n'a point dépensé moins d'efforts que Balzac dans
ce rêve caressé. Il est certain que les esprits spé-
cialement littéraires font, quand ils s'y mettent, de
singulières chevauchées à travers la philosophie.
Ils font des trouées soudaines, et ont de brusques
échappées par des chemins qui sont bien à eux.
Pour me résumer, je dirai donc que les trois
caractères des TomoincieTs curieux sont : i^une mé-
ihode privée; 2» bétonnant ; 3" la manie philoso-
phique; trois caractères qui constituent d'ailleurs
leur supériorité. Le morceau d'Egar Poe qu'on va
lire est d'un raisonnement excessivement ténu par-
fois, d'autres fois obscur, et de temps en temps sin-
gulièrement audacieux. Il faut en prendre son parti,
et digérer la chose telle qu'elle est. Il faut surtout
bien s'attacher à suivre le texte littéral. Certaines
choses seraient devenues bien autrement obscures,
si j'avais voulu paraphraser mon auteur, au lieu
de me tenir servilement attaché à la lettre. J'ai
préféré faire du français pénible et parfois baroque
et donner dans toute sa vérité la technie philoso-
phique d'Edgar Poe.
Il va sans dire que la Liberté de penser ne se
déclare nullement complice des idées du romancier
américain et qu'elle a cru simplement plaire à ses
lecteurs en leur offrant cette haute curiosité scien-
tifique.
On sait que Baudelaire, dans son inlassëe poursuite d& la oerfec-
tion, remaniait et recorrigeait ses textes jusqu'à la dernière heure.
Le lecteur, curieux des moindres variantes, devra donc se reporter,
*pour les traductions des ouvrages de Poe, aux collections des jour-
naux où elles furent d'abord publiées. Pour nous, nous avons dû
nous borner à reproduire les textes négligés par Tédition définitive,
et la notice biographique, fort difFérenie de celle qu'on trouve dans
la collection de MM. Calmann-Lévy.
SUR LES BEiUX-ARTS
DE LA CARICATURE ET GÉNÉRALEMENT
DU COMIQUE DANS LES ARTS
[Page isolée] (i)
Voici la troisième fois que je recopie et recom-
mence d'un bout à Tautre cet article (2), enlevant,
ajoutant, remaniant et tâchant de me conformer
aux instructions de M. V.de Mars (3).
Le ton du début est changé; Iqs néologismes, les
taches voyantes sont enlevés. La citation mystique
de Chennevières est transformée. L'ordre est modi-
fié. Les divisions sont augmentées. Il y a dos pas-
sages nouveaux sur Léonard de Vinci, Romeyn de
Hooge, Jean Steen, Breughel le drôle, Cruiskank
le père, Thomas Hood, Callot, Watteau, Frago-
(1) Ck>llectioa Grépet.
(a) Û doit s'a^^ir ici d'uQ « article monstre » où se fussent fondus,
aycc des matières nouvelles, les trois essais : De l'essence du rire,
les car icataristes français, les caricaturistes étrangers qu'ont réu-
nis les Curiosités esthétiques, La a citation mystique » de Chen-
nerières se trouve dans l'Essence du rire^ et il est d'ailleurs ques-
tion, dans une note des Caricaturistes français, « d'un livre resté
inachevé et commencé il y a plusieurs années ».
(3) Victor de Mars^pendant plusieurs années secrétaire de la rédac-
tion à la Revue des Deux Mondes.
16
'^T^
254 ŒUVRES POBTHOMIS
nard, Cazotte^ Boilly, Debucourt, Langlois, du Pont
de l'Arche, Raflfct, Kaulbach, Alfred Réthel,
Tœppfer, Bertall> Cham et Nadar. L'article qui
concerne Charlet est très adouci. J'ai ajouté une
conclusion philosophique conforme au début.
Programme de Farticle.
DESCRIPTION ANALYTIQUE D'UNE
ESTAMPE DE BOILLY (i)
Au milieu d'un groupe de diflFérenles personnes
descendant d'une diligence, une femme entourée
de ses enfants se jette au cou d'un voyageur en
bonnet de coton. Jour froid de Paris. Un petit se
hausse sur les pieds pour être embrassé.
Plus loin, un autre voyageur charge ses paquets
sur les crochets d'un commissionnaire.
Au premier plan, à gauche, un mendiant tend
son chapeau à un tnilitaire à plumet jaune, un offi-
cier de fortune, maigre comme Bonaparte, et un
garde national cherche à embrasser une succulente
boutiquièrc qui porte un éventaire ; elle se défend
mollement.
A droite, un monsieur, le chapeau à la main, parle
à une femme tenant un enfant ; près de ce groupe,
deux chiens qui se battent. Boilly, i8o3. ~
(i) Collection Grépet.
L'EAU-FORTE EST A LA MODE (i)
Décidément, Teau-forte devient à la mode. Certes
nous n'espérons pas que ce genre obtienne autant
de faveur qu'il en a obtenu à Londres il y a quelques
années, quand un club fut fondé pour la glorifica-
tion de Teau-forte et quand les femmes du monde
elles-mêmes faisaient vanité de dessiner avec la
pointe sur le vernis. En vérité, ce serait trop d'en-
gouement.
Tout récemment, un jeune artiste américain,
M.Whistler, exposait à la galerie Martinet une série
d'eaux-forles, subtiles, éveillées comme l'impro-
visation et rinspiration, représentant les bords de
la Tamise ; merveilleux fouillis d'agrès, de vergues,
de cordages; chaos de brumes, de fourneaux et de
fumées tirebouchonnées; poésie profonde et com-
pliquée d'une vaste capitale.
Il y. a peu de temps, deux fois de suite, à peu de
jours de distance, la collection de M. Méryon se
vendait en vente publique trois fois le prix de sa
valeur primitive.
Il y a évidemment dans ces faits un symptôme
de valeur croissante. Mais nous ne voudrions pas
affirmer toutefois que Teau-forte soit destinée pro-
chainement à une totale popularité. C'est un genre
(i) Revue anecdotique, n© a d'avril 1862. Article anonyme.
SUR LES BEAUX-ARTS 267
trop personnel, et conséquemment trop aristocra-
tique, pour enchanter d'autres personnes que les
hommes de lettres et les artistes, gens très amou-
reux de toute personnalité vive. Non seulement
Teau-forte est faite pour glorifier Tindividualilé de
Tartiste, mais il est même impossible à Tartiste de
ne pas inscrire sur la planche son individualité la
plus intime. Aussi peut-on affirmer que, depuis la
découverte de ce genre de gravure, il y a eu autant
de manières de le cultiver qu'il y a eu d'artistes
aqua^f artistes. Il n'en est pas de même du burin,
ou du moins la proportion dans l'expression de la
personnalité est-elle infiniment moindre.
On connaît les audacieuses et vastes eaux-fortes
de M. Legros: cérémonies de l'Eglise, processions^
offices nocturnes, grandeurs sacerdotales, austérités
du cloître, etc., etc.
M. Bonvin, il y a peu de temps, mettait en vente,
chez M. Cadart (l'éditeur des œuvres de Bracque-
mond, de Flameng,de Chifflart), un cahier d'eaux-
fortes, laborieuses, fermes et minutieuses comme
sa peinture.
' C'est chez le même éditeur que M. Yonkind, le
charmant et candide peintre hollandais, a déposé
quelques planches auxquelles il a confié le secret
de ses rêveries* singulières abréviations de sa pein-
ture, croquis que sauront lire tous les amateurs
habitués à déchiffrer l'âme d'un peintre dans ses
plus rapides gribouillages (grriiotttV/agr^ est le terme
dont [se] servait, un peu légèrement, le brave Diderot
pour caractériser les eaux-fortes de Rembrandt).
MM. André Jeanron, Ribot, Manet viennent de
faire aussi quelques essais d'eau-forte, auxquels
258 ŒUVRES POSTHUMES
M. Cadart a donné Thospitalité de sa devanture
de la rue Richelieu.
Enfin nous apprenons aue M. John-Lewis Brown
veut aussi entrer en danse. M. Brown, notre
compatriote malgré son origine anglaise, en qui
tous les connaisseurs devinent déjà un successeur,
plus audacieux et plus fin, d'Alfred de Dreux, et
peut-être un rival d'Eugène Lami, saura évidem-
ment jeter dans les ténèbres de la planche toutes
les lumières et toutes les élégances de sa peinture
anglo-française.
Parmi les différentes expressions de Tart plas-
tique. Peau-forte est celle qui se rapproche le plus de
Texpression littéraire et qui est la mieux faite pour
trahir Thommc spontané. Donc, vive Teau-forte!
CATALOGUE DE LA COLLECTION
DE M. CRABBE (i)
DiAz. — Papillotages de lumière tracassée à tra-
vers des ombrages énormes.
DUPRÉ. — Mirages magiques du soir.
LEYS. — Manière archaïque, première manière,
plus naïve.
ROSA BONHEUR. — Le meilleur que j'aie vu, une
bonhomie qui tient lieu de distinction.
DECAMPS. — Un des meilleurs. Grand ciel mame-
lonné, profondeur d'espace.
— Paysage énorme en petite dimension. L'âne
de Balaam. A précédé les Doré.
— Trois soldats ayant coopéré à la Passion. Ter-
ribles bandits à la Salvator. La couronne d'épines
et le sceptre de roseau expliquent la profession de
ces malandrins.
MADOu. — Charlet flamand.
CABAT. — Très beau, très rare, trèsombragé,très
herbu, prodigieusement fini^ un peu dur, donne
la plus haute idée de Cabat, aujourd'hui un peu
oublié.
RICARD. — Un faux Rembrandt. Très réussi.
PAUL DELAROGHE. — 'Douue uuc idée meilleure de
(i) Collection Grépei. — Quelques fragments de ce catalo|^e
avaient été publiés par Gil mas (i4 juin 1890), à roccasion de la
vente delà collection Grabbe ; d'autres par VArt et les Artistes, n« aO.
a6o œuvues posthumes
Delaroche que l'idée habituelle. Etude simple et
sentimentale.
MEissoNiER. — Un petit fumeur méditatif. Vrai
Meissonier sans grandes prétentions. Excellent
spécimen.
TROYON. 1860. — Excellents spécimens. Un chien
se dresse contre un tertre avec une souplesse ner-
veuse et regarde à l'horizon.
— Vaches. Grand horizon. Un fleuve. Un pont.
— Bœuf dans un sentier.
ROBERT FLÊURY. — Dcux scèucs historiqucs.
Toujours le meilleur spécimen. Belle entente du
théâtre.
JULES BRETON. DcUX.
ALFRED STEVÉNS. — Une jeuue fille examinant les
plis de sa robe devant une psyché.
— Une jeune fille, type de virginité et de spiri-
tualité, ôte ses gants pour se mettre au piano.
Un peu sec, un peu vitreux.
Très spirituel, plus précieux que tout Stevens.
— Une jeune femme regardant un bouquet sur
une console.
On n'a pas assez loué chez Stevens l'harmonie
distinguée et bizarre du tout.
JOSEPH STEVENS. — Misérablo logis de saltim-
banques.
Tableau suggestif. Chiens habillés. Le saltim-
banque est sorti et a coifi^é un de ses chiens d'un
bonnet dé houzard pour le contraindre à rester
immobile devant le miroton qui chauffe sur le
poêle.
jAGQUE. — Plus fini que tous les Jacque. Une
basse-cour à regarder à la loupe.
SUR LÇS BEAUX-ARTS 26 1
KNYFF. — Effet de soleil gazé. Eblouissement,
blancheur. Un peu lâché à la Daubigny.
VERBOEKOVEN. — Etonnant, vitreux, désolant à
rendre envieux Meissonier, Landseer, H. Vernet.
Ton à la De Marne.
KOEKKOEK. — Fcr blauc, zinc, tableau dit d'ama-
teur. Encore est-ce un des meilleurs spécimens.
vERivÉE. — Solide.
COROT. — Deux. Dans l'un, transparence demi-
deuil délicat, crépuscule de l'âme.
TH. ROUSSEAU. — McrveilIcux, agatisé. Trop
d'amour pour le détail, pas assez pour les archi-
tectures de la nature.
MILLET. — La bête de somme de La Bruyère.
La bête courbée vers la terre.
BONiNGTON. — Intérieur de chapelle. Un mer-
veilleux diorama, grand comme la main.
wiLHEMS. — Deux. — Préciosité flamande. La
lettre. Le lavage des mains.
GUSTAVE DE JONGH. — Une jcunc fille en toilette
de bal, lisant de la musique.
EUGÈNE DELACROIX. — Ghassc au tigre. Delacroix
alchimiste de la couleur. Miraculeux, profond,
mystérieux, sensuel, terrible; couleur éclatante et
obscure, harmonie pénétrante. Le geste de l'homme
et le geste de la bête. La grimace de la bête, les
reniflements de l'animalité.
Vert, lilas, vert sombre, lilas tendre, vermillon
rouge sombre, bouquet sinistre.
itî.
ARGUMENT
DU
LIVRE SUR LA BELGIQUE (i)
[Premier fragment.]
CHOIX DE TITRES
La vraie Belgique. La Belgique toute nue. La
Belgique déshabillée. Une capitale pour rire. Une
capitale de Singes (2) .
(i) Publié anonymemenl par M. Eugène Grépet dan^ la Beuue
d'Aujourd'hui f 1 5 mars i8go.
(9) Âsselineau, op. cit., a énuméré d'autres titres : Pauvre Bel-
gique, la Grotesque Belgique, la Capitale des Singes.
Asselineaa, ibid., donne encore une liste de 33 chapitres projetai s.
La voici :
I. Début. — a. Physionomie de la rue. — 3. La vie, cuisine,
boissons, tabac. — 4- Les Femmes et TAmour. — &. Moeurs, Mo-
ralité. — 6. Conversations. — 7. Esprit de petite ville» cancans. —
8. Obéissance, conformité. — 9. Lès Espions, — impolitcfîse, gros-
sièreté. — 10. Administration, lenteur, paresse. — i « . Commerce,
esprit commerçant. — la. Préjugé de la propreté belge — i3. Di-
vertissement. — 14. Enseignement. — i5. La langue française en
Belgique. — 16. Journalistes, Littérateurs. — 17. ImpiéLê beljEçe.—
Prêtrophobie, irréligion. — 19. Politique. — ao. L'annBJcion. ^ si,
L'Armée. — aa. Le roi Léopold, son portrait, sa mort, le deuiL^aS,
Beaux-Arts. — a4. Architecture, Eglises, culte. — a5. Le |*ays»(r^ ■
— a6, a7, aS, ag. Promenades, Malines, Anvers, ^amur. — 3o'
264 ŒUVAES P0STHUMS8
• I. — Préliminaires.
Qu'il faut, quoi que dise Danton, toujours « empor-
ter sa patrie à la semelle de ses souliers ».
La France a Tair bien barbare, vue de près. Mais
allez en Belgique, et vous deviendrez moins sévère
pour votre pays.
Comme Joubert remerciait Dieu de Tavoir fait
homme, et non femme, vous le remercierez de vous
avoir fait, non pas Belge, mais Français.
Grand mérite à faire un livre sur la Belgique. Il
s'agit d*être amusant en parlant de l'ennui, instruc-
tif en parlant de rien.
A faire un croquis de la Belgique, il y a par
compensation cet avantage qu'on fait, en même
temps, une caricature des sottises françaises.
Conspiration de la flatterie Européenne contre la
Belgique. La Belgique, amoureuse des compliments,
les prend toujours au sérieux.
Comme on chantait chez nous, il y a vingt ans,
la liberté, la gloire et le bonheur des Etats-Unis
d'Amérique ! Sottise analogue à propos de la Bel-
gique.
Pourquoi les Français qui ont habité la Belgique
ne disent pas la vérité sur ce pays. Parce que, en
leur qualité de Français, ils ne peuvent pas avouer
qu'ils ont été dupes.
Vers de Voltaire sur la Belgique.
2. — Bruxelles. Physionomie de la rue.
Premières impressions. On dit que chaque ville,
Liège.— 3i. Gand. — 3a. Bruges. — 33. Epilogue, conseils aux
Français.
On remarquera que, pour les i8 premiers chapitres, celte liste de
Ch. Asselineau concorde à peu près avec le manuscrit Argument
du Livre sur la Belgique, publié par Eucènc Crépet.— V. Lettres,
années 1865-66. ^» 'r t- b r
SUR LA BELGIQUE ' 265
chaque pays a son odeur. Paris, dit-on, sent ou5^/i-
tait le chou aigre.Le Cap sent le mouton. Il y a des
îles tropicales qui sentent la rose,le musc ou Thuile
de coco. La Russie sent le cuir. Lyon sent le char-
bon. L'Orient, en général, sent le musc et la charo-
gne. Bruxelles sent le savon noir. Les chambres
d'hôtel sentent le savon noir. Les lits sentent le
savon noir. Les serviettes sentent le savon noir.
Les trottoirs sentent le savon noir. Lavage des
façades et des trottoirs, même quand il pleut à
flots. Manie nationale, universelle.
Fadeur générale de la vie. Cigares, légumes,
fleurs, fruits, cuisine, yeux, cheveux, tout est/arf^,
tout est triste, insipide, endormi. La physionomie
humaine, vague, sombre, endormie. Horrible peur,
de la part des Français, de cette contagion sopo^
reuse.
Les chiens seuls sont vivants; ils sont les nègres
de la Belgique.
Bruxelles, beaucoup plus bruyant que Paris; le
pourquoi. Le pavé, irrégulier ; la fragilité et la
sonorité des maisons ; Tétroitesse des rues; l'accent
sauvage et immodéré du peuple; la maladresse
universelle ; le sifflement national (ce que c'est), et
les aboiements des chiens .
Peu de trottoirs, ou trottoirs interrrompus (con-
séquence dé la liberté individuelle, poussée à Tex-
trême). Affreux pavé. Pas de vie dans la rue. —
Beaucoup de balcons, personne aux balcons. Les
espions^ signe d'ennui, de curiosité ou d'inhospi-
talité.
Tristesse d'une ville sans fleuve.
Pas d'étalages aux boutiques. La flânerie, si
chère aux peuples doués d'imagination, impossible
a 66 ŒUVRES POSTHUMES
à Bruxelles. Rien à voir, et des chemins impossi-
bles.
Innombrables lorgnons. Le pourquoi . Remarque
d'un opticien. Etonnante abondance de bossus.
Le visage belge, ou plutôt bruxellois, obscur,
informe, blafard ou vineux. Bizarre construction
des mâchoires. Stupidité menaçante.
La démarche des Belges, folle et lourde. Ils mar-
chent en regardant derrière eux et se cognent sans
cesse.
3. — Bruxelles. La vie, tabaCj cuisine^ vins.
La question du tabac. Inconvénients de la liberté.
La question de la cuisine. Pas de viandes rôties.
Tout est cuit à Tétuvée. Tout est accommodé au
beurre rance (par économie ou par goût). Légumes
exécrables (soit naturellement, soit par le beurre).
Jamais de ragoûts. (Les cuisiniers belges croient
qu'une cuisine très assaisonnée est une cuisine
pleine de sel.)
La suppression du dessert et de l'entremets est
un fait signalétique. Pas de fruits (ceux de Tour-
nai — d'ailleurs sont-ils bons? -r sont exportés en
Angleterre). Il faut donc en faire venir de France
ou d'Algérie. Enfin, le pain est exécrable, humide,
mou, brûlé.
A côté du fameux mensonge de la liberté belge
et de \di propreté belge, mettons le mensonge de la
vie à bon marché en Belgique.
Tout est quatre fois plus cher qu'à Paris, où il
n'y a de cher que le loyer.
Ici, tout est cher, excepté le loyer.
Vous pouvez, si vous en avez la force, vivre à la
belge. Peinture du régime et de l'hygiène belges.
SUR LA BELGIQUE 267
La question des vins. — Le vin, objet de curio-
sité et de bric à brac. Merveilleuses caves, très
riches, toutes semblables. Vins clicrs et capiteux.
Les Beiges mo/i/r^nMeurs vins. Ils ne les boivent
pas par goût, mais par vanité, et pour faire acte de
conformité, pour ressembler aux Français.
— La Belgique, paradis des commis-voyageurs
en vins.
Boissons du peuple. Le faro et le genièvre.
4. — Mœurs. Les femmes et l'amour.
Pas de femmes; pas d'amour.
Pourquoi?
Pas de galanterie chez Thomme, pas de pudeur
chez la femme. La pudeur, objet prohibé, ou dont
on ne sent pas le besoin. Portrait général de la
Flamande, ou du moins de la Brabançonne. (La
Wallone, mise de côté, provisoirement.) Type
général de physionomie, analogue à celui du mou-
ton et du bélier. — Le sourire, impossible à cause
de la récalcitrance des muscles et de la structure
des dents et des mâchoires.
Le teint, en général, blafard, quelquefois vineux.
Les cheveux jaunes. Les jambes, les gorges, énor^
mes, pleines de suif, les pieds^ horreur! 1 I
En général, une précocité d'embonpoint mons-
trueuse, un gonflement marécageux, conséquence
de rhumidité de l'atmosphère et de la goinfrerie
des femmes.
La puanteur des femmes. Anecdotes.
Obscénité des dames belges. Anecdotes de latri-
nes et de coins de rues.
Quant à Tamour, en référer aux ordures des
anciens Flamands. Amours de sexagénaires. Ce
a 68 ŒUVRES POSTBUMBS
peuple n'a pas changé, et les peintres flamands
sont encore vrais.
Ici, il y a At^ femelles. Il n'y a pas de yèmm^^.
— Prostitution belge. Haute et basse prostitu-
tion. Contrefaçons de biches françaises. Prostitu-
tion française à Bruxelles.
Extraits du règlement sur la prostitution.
5. — Mœurs (suite).
Grossièreté belge (même parmi les officiers).
Aménités de confrères, dans les journaux.
Ton delà critique et du journalisme belges.
Vanité belge blessée.
Vanité belge au Mexique.
bassesse et domesticité.
Moralité belge. Monstruosité dans le crime.
Orphelins et vieillards en adjudication.
(Le parti flamand. Victor Joly. Ses accusations
légitimes contre Tesprit de singerie — à placer
ailleurs, peut-être.)
6. — Mœurs (suite).
Le cerveau belge.
La conversation belge.
Caractère sinistre et glacé.
Silence lugubre.
Toujours l'esprit de conformité. On ne s'amuse
qu'en bande.
Le Vauxhall.
Le Casino.
Le théâtre lyrique.
Le théâtre de la Monnaie.
Les Vaudevilles français.
Mozart au théâtre du Cirque.
i
SUR LA BELGIQUE 2t)9
La troupe de Julius Hangenbach. (Aucun succès
parce qu'elle avait du talent.)
Commentj'ai fait applaudir par une salie entière
un vieux danseur ridicule.
Les Vaudevilles français.
Il peut donc y avoir des gens plus bêtes que tous
ceux que j'ai vus.
7. — Mœurs de Bruxelles.
Esprit de petite ville. Jalousies. Calomnies, Dif-
famations.
Curiosités des affaires d'autrui. Jouissance du
malheur d'autrui.
Résultats de Toisiveté et de l'incapacité.
8. — Mœurs de Bruxelles.
Esprit d'obéissance et de Conformité.
Esprit d'association.
Innombrables sociétés (restes des corporations}.
Dans l'individu, paresse de penser.
En s'associant, les individus se dispensent de
penser individuellement.
La société des Joyeux.
Un Belge ne se croirait pas heureux /)ar lui-même*
9. — Mœurs de Bruxelles.
Les Espions.
La cordialité belge.
Incomplaisance.
Encore la grossièreté belge. Le sel gaulois des
Belges.
Le pisseur et le vomisseur, statues nationales
que je trouve symboliques. — Plaisanteries excré-
mentielles.
j
^
270 ŒUTHES POSTHUMES
10. — Mœurs de Bruxelles.
Lenteur et paresse des Belges : dans rhomme du
monde, dans les employés et dans les ouvriers.
Torpeur et complication des Administrations.
La Poste, le Télégraphe, l'Entrepôt.
Anecdotes administratives.
11. — Mœurs de Bruxelles.
Moralité belge. Les marchands. Glorification du
succès. Argent. — Histoire d'un peintre qui aurait
voulu livrer Jefferson Davis pour gagner la prime.
Défiance universelle et réciproque, signe d'im-
moralité générale. A aucune action, même à une
belle, un Belge ne suppose un bon motif.
Improbité commerciale (anecdotes).
Le Belge est toujours porté à se réjouir du mal-
heur d'autrui. D'ailleurs, cela fait un* motif de
conversation, et il s'ennuie tantl
Passion générale de la calomnie. J'en ai été vic-
time plusieurs fois.
Avarice générale. Grandes fortunes. Pas de cha-
rité. On dirait qu'il y a conspiration pour mainte-
nir le peuple dans la misère et dans l'abrutisse-
ment.
Tout le monde est commerçant, même les riches.
Tout le monde est brocanteur.
Haine de la beauté^ pour faire pendant à la
haine de Fesprit.
N^ être pas conforme , c'est le grand crime.
12. — Mœurs de Bruxelles.
Le préjugé de la propreté belge. En quoi elle
consiste. — Choses propres et choses sales en
SUR LA BELGIQUE 27 1
Belgique. Métiers fructueux : les blanchisseurs
plafonneurs.
Mauvais métiers. Maisons de bains.
Quartiers pauvres. Mœurs populaires. Nudité.
Ivrognerie. Mendicité.
iJ, — Divertissements belges.
Bals populaires. '
Les jeux de balle.
Le tir à TArc.
Le Carnaval à Bruxelles. Jamais on n'offre à
boire à sa danseuse. Chacun saute sur place et en
silence. Barbarie des jeux des enfants.
14. — Enseignement.
Universités de l'Etat, ou de la commune. Uni-
versités libres. Athénées. Pas de latin. Pas de
grec. Etudes professionnelles. Haine de la poésie.
Education pour faire des ingénieurs ou des ban-
quiers. Pas de métaphysique.
Le positivisme en Belgique. M. Hanon etM. Alte-
meyer, celui que Proudhon appelait : cette vieille
chouette! son portrait, son style. Haine générale
de la littérature.
i5. — La langue française en Belgique.
Style des rares livres qu'on écrit ici.
Quelques échantillons du vocabulaire belge.
On ne sait pas le français, personne ne le sait,
mais tout le monde affecte de ne pas savoir le fla-
mand. C'est de bon goût. La preuve qu'ils le
savent très bien, c'est qu'ils engueulent leurs
domestiques en flamand.
aya œuvhes posthumes
i6. — Journalistes et littérateurs.
En général, ici le littérateur (?) exerce un autre
métier. Employé, le plus souvent.
Du reste, pas de littérature, française, du moins.
Un ou deux chansonniers, singes dégoûtants des
polissonneries de Béranger. Un romancier, imita-
teur des copistes des singes de Champfleury. Des
savants, des annalistes ou chroniqueurs, — c'est-à-
dire des gens qui ramassent et d'autres qui achè-
tent à vil prix un tas de papiers (comptes de frais
pour bâtiments et autres choses,entrées de princes,
comptes-rendus des séances des conseils commu-
naux, copies d'archives) et puis revendent tout cela
en bloc comme un livre d^histoire.
A proprement parler, tout le monde ici est anna-
liste (à Anvers, tout le monde est marchand de
tableaux; à Bruxelles, il y a aussi de riches collec-
lectionneurs qui sont brocanteurs de curiosités).
Le ton du journalisme. Nombreux exemples.
Correspondances ridicules de V Office de Publicité.
— U Indépendance belge, UEcho du Parlement.
U Etoile belge. — Le Journal de Bruxelles. Le
Bien Public. — Le Sancho. — Le Grelot. —
UEspièglCy etc., etc..
Patriotisme littéraire. Une affiche de spectacle.
17. — Impiété belge. Un fameux chapitre^
celui'làj ainsi que le suivant.
Insultes contre le Pape. .=-^ Propagande d'impiété.
— Récit delà mort de l'Archevêque de Paris (i 848).
Il est aussi difficile de définir le caractère belge
que de classer le Belge dans l'échelle des êtres.
II est singCf mais il est mollusque. Une prodi-
gieuse étourderie, une étonnante lourdeur. Il est
i
SUR LA BBLGIQUS 278
facile de Topprimer, comme Thistoire le constate;
il est presque impossible de Técraser.
Ne sortons pas, pour le juger, de certaines idées :
Singerie, contrefaçon, conformité, impuissance
haineuse, et nous pourrons classer tous ces diffé-
rents titres.
Leurs vices sont des contrefaçons.
Le gandin belge.
Le patriote belge.
Le massacreur belge
Le libre-penseur belge, dont la principale carac-
téristique est de croire que vous ne croyez pas ce
que vous dites, puisqu'il ne le comprend pas. Gon-
trefaçon de Timpiété française. L'obscénité belge,
contrefaçon de la gaudriole française.
Présomption et fatuité. — Familiarité. — Por-
trait d'un Wallon fruiUsec.
Horreur générale et absolue de l'esprit. —
Mésaventures de M. de Valbezène, consul français
à Anvers. — Horreur du rire. — Eclats de rire sans
motifs. — On conte une histoire touchante ; le
Belge éclate de rire, pour faire croire qu'il a com-
pris. — Les Belges sont des ruminants qui ne digè-
rent rien. Et cependant, qui le croirait ? La Bel-
gique a son CarpentraSy sa Béotie, dont Bruxelles
plaisante. C'est Popéringhe.
Représentation du Jésuite de Pixérécourt au
Théâtre Lyrique. — Le Jésuite. — Marionnette. —
Une procession. — Souscription royale pour les
enterrements. — Contre une institutrice catholi-
que. — A propos de la loi sur les cimetières . —
Enterrements civils. — Cadavres disputés ou volés.
— Un enterrement de solidaire. — Enterrement
civil d'une femme. — Analyse des règlements de
2 74 ŒUVHCS P08THUMBS
la libre-pensée. — Formule testamentaire. — Un
pari de mangeurs de Bon Dieu !
i8. — Impiété et prêtrophobie.
Encore la libre'pensée. — Encore les solidaires
el les affranchis. — Encore une formule testamen-
taire, pour dérober le cadavre à TEglise. — Un arti-
cle de M. Sauvestre, de V Opinion nationale^ sur la
libre-pensée. — Encore les cadavres volés. — Funé-
railles d'un abbé mort en libre-penseur. — Jésui-
tophobie. — Ce que c'est que notre brave De Buch,
ancien forçat, persécuté par les Jésuites . — Une
assemblée de la libre-pensée^ à mon hôtel, au
Grand Miroir. — Propos philosophiques bel-
ges. — Encore un enterrement de solidaire sur
Tair : « Ah I Zut t alors t si Nadar est malade. »
Le parti clérical et le parti libéral.
Egalement bêtes. — Le célèbre Boniface, ou De
Fré (Paul-Louis Courier belge), a peur des reve-
nants, déterre les cadavres des enfants morts sans
sacrements pour les remettre en terre sainte, croit
qu'il mourra tragiquement comme Courier et se
fait accompagner le soir pour ne pas être assas-
siné par des Jésuites. — Ma première entrevue
avec cet imbécile. — 11 était ivre. — Il a interrompu
le piano, en revenant du jardin où il était allé
vomir, pour faire un discours en faveur du Progrès j
et contre Rubens, en tant que peintre catholique.
— Les abolisseurs de la peine de mort. — Très
intéressés sans doute dans la question, en Belgi-
que, comme en France.
— L'impiété belge est une contre-façon de l'im-
piété française, mais élevée à la puissance cubique.
— Le coin de« chiens ou des réprouvés.
SUR LA BELGIQUE . 276
— Bigoterie belge.
— Laideur, crapule, méchanceté et bêtise du
clergé flamand. — Voir la lithographie de VEnter^
rement par Rops.
Les dévots belges font penser aux chrétiens
anthropophages de T Amérique du Sud.
Le seul programme religieux qui puisse s'impo-
ser aux libres-penseurs de Belgique est le pro-
gramme de M. de Gaston, prestidigitateur français.
Curieuse opinion d'un compagnon de Dumou-
riez sur les partis en Belgique : « Il n'y a que deux
partis : les ivrognes et les catholiques. » Ce pays
n'a pas changé.
[Deuxième fragment (i).]
BEAUX- ARTS
En Belgique, pas d'art. Il s'est retiré du pays.
Pas d'artistes, excepté Rops, — et Leys. La com-
position, chose inconnue. Ne peindre que ce qu'on
voit. — Philosophie à la Courbet. — Spécialistes.
— Un peintre pour le soleil, un pour la neige, un
pour les clairs de lune, un pour les meubles, un
pour les étoffes, un pour les fleurs, — et subdi-
vision de spécialités à l'infini. La collaboration
nécessaire, comme dans l'industrie. — Goût natio-
nal de l'ignoble. Les anciens peintres sont donc
des historiens véridiques de l'esprit flamand. —
Ici, l'emphase n'exclut pas la bêtise. — Voyez
Rubens, un goujat habillé de satin. — Quelques
(i) Eug. Grépet, op^ cit.
27 ŒUVRES POSTHUMES
peintres modernes. — Les goûts des amateurs, —
Comment on fait une collection. Les Belges mesu-
rent la valeur des artistes aux prix de leurs ta-
bleaux.
(Quelques pages sur cet infâme puffiste qu'on
nomme Wiertz, passion des cokneys anglais.
Analyse du musée de Bruxelles. — Contraire-
ment à Topinion reçue, les Rubens bien inférieurs
à ceux de Paris.
Sculpture nulle.
La peinture flamande ne brille que par des qua-
lités distinctes des qualités intellectuelles. Pas
d'esprit, mais quelquefois une riche couleur, et
presque toujours une étonnante habileté de main.
Pas de composition,ou composition ridicule, sujets
ignobles... Plaisanteries dégoûtantes et monotones
qui sont tout l'esprit de la race. Types de laideurs
affreuses. Ces pauvres gens ont mis beaucoup de
talent à copier leur difformité.
Bruxelles, peinture moderne. — Amour de la
spécialité. Il y a un artiste pour peindre les pivoi-
nes. Un artiste est blâmé de vouloir tout peindre.
Comment, dit-on, peut-il savoir quelque chose,
puisqu'il ne s'appesantit sur rien? Car ici il faut
être pesant pour passer pour grave.
Grossièreté dans l'art. — Peinture minutieuse de
tout ce qui n'a pas de vie. Peinture des bestiaux. Phi-
losophie des artistes belges. Philosophie de notre
ami Courbet, l'empoisonneur intéressé (Ne pein-
dre que ce qu'on voit 1 Donc vous ne peindrez que ce
queje vois). Verbœkoven (calligraphie). Portaëls (de
l'instruction, pas d'art naturel. Je crois qu'il le sait;.
Vanderecht-Dubois (sentiment inné, ne sait rien
SUR LA BELGIQUE 2'J'J
du dessia). Rops (à propos de Namur, à étudier
beaucoup). Marie Gollart (très curieux). Joseph
Stevens, Alfred Stevens (prodigieux parfum de
peinture). Wilhems (timide, peint pour les ama-
teurs). Wiertz, Leys, Keyser! Gallaitl
La composition est donc chose inconnue. Le plai-
sir que j'ai eu à revoir des gravures de Carrache.
Il y a des peintres littérateurs, trop littérateurs.
Mais il y a des peintres cochons. (Voir toutes les
impuretés flamandes qui, si bien peintes qu'elles
soient, choquent le goût.)
En France, on me trouve trop peintre. Ici, on me
trouve trop littérateur.
Tout ce qui dépasse la portée d'esprit de ces
peintres, ils le traitent d'art littéraire.
La manière dont les Belges discutent la valeur
des tableaux. Le chiffre, toujours le chiffre! Gela
dure trois heures. Quand, pendant trois heures, ils
ont cité des prix de vente, ils croient qu'ils ont
discuté peinture»
Et puis, il faut cacher les tableaux pour leur don-
ner de la valeur. L'œil use les tableaux.
Tout le monde ici est marchand de tableaux. A
Anvers, quiconque n'est bon à rien fait de la pein-
ture. Toujours de la petite peinture, mépris de la
grande.
MM. les Belges ignorent le grand art, la pein-
ture décorative.
En fait de grand art (lequel a pu exister, autre-
fois, dans les églises jésuitiques), il n'y a guère ici
que de la peinture municipale (toujours le muni-
cipe, la commune), c'est-à-dire, en somme, de la
peinture anecdotique, dans de grandes propor-
tions.
17
278 ŒUVRES POSTBUMBS '
Peinture indépendante. — Wiertz, charlatan,
idiol, voleur, croit qu'il a une destinée à accomplir.
Wiertz, le peintre philosophe, littérateur. Billeve-
sées modernes. Le Christ des humanitaires. Peinture
philosophique. Sottise analogue à celle de Victor
Hugo, à la fin des Contemplations. Abolition de la
peine de mort, puissance infinie de l'homme.
Les inscriptions sur les murs. Grandes injures
contre les critiques français et la France. Des sen-
tences de Wiertz partout. M. Gagne. Des utopies.
Bruxelles capitale du monde, Paris province. Les
livres de Wiertz. Plagiats. Il ne sait pas dessiner^
et sa bêtise est aussi grande que ses colosses. En
somme, ce charlatan a su faire ses affaires. Mais
qu'est-ce que Bruxelles fera de tout ça, après sa
mort?
Le trompe-l'œil. Le soufflet. Napoléon en enfer.
Le livre de Waterloo. Wiertz et Victor Hugo veu-
lent sauver l'humanité.
Bruxelles. — Architecture, — Un pot et un
cavalier sur un toit sont les preuves les plus voyantes
du goût extravagant en architecture. Un cheval sur
un toit î Un pot de fleurs sur un fronton I Cela se
rapporte à ce que j'appelle le style Joujou. — Clo-
cher moscovite. Sur un clocher byzantin, une clo-
che ou plutôt une sonnette de salle à manger, ce
qui me donne envie delà détacher pour sonner mes
domestiques, — des géants. Les belles maisons de
la Grande Place rappellent ces curieux meubles
appelés cabinets, Style joujou. — Du reste, de beaux
meubles sont toujours de petits monuments.
Une statue équestre sur un toit 1 Voilà un homme
qui galope sur les toits 1 En général, inintelligence
SUR LA BELGIQUE 279
de la sculpture, excepté de la sculpture joujou, la
sculpture d'ornemaniste, où ils sont très forts.
Architecture, — En général, même dans les
constructions modernes, ingénieuse et coquette.
Absence de proportions classiques. La pierre bleue.
La Grande Place. — Avant le bombardement
de Villeroy, même maintenant, prodigieux décor.
Coquette et solennelle. La statue -équestre. Les
emblèmes, les bustes, les styles variés, les ors, les
frontons, la maison attribuée à Rubens, les caria-
tides, l'arrière d'un navire, l'Hôtel de Ville, la m^ii-
sondu Roi, un monde de paradoxes d'architecture.
Victor Hugo. (Voir Dubois et Wauters.)
Architectcre et littérateurs arriéres^ —
Coeberger et Victor Joly. <* Si je tenais ce Cœber-
gerl dit Joly, — un misérable qui a corrompu le
style religieux! »
L'existence du Coeberger, l'architecte de l'église
du Béguinage, des Augustins et des Brigittines,
m'a été révélée par le Magasin pittoresque. Vaine-
ment, j'avais demandé à plusieurs Belges le nom
de Tarchitecte.
Victor Joly en est resté à Notre-Dame de Paris •
« Il ne peut prier, dit-il, dans une église jésuiti-
que, w — Il lui faut du gothique.
[5'ttr une enveloppe de notes ;] La réaction de
Victor Hugo en faveur du gothique nuit beaucoup
à notre intelligence de l'architecture. Nous nous y
sommes trop attardés. — Philosophie de Thisloire
de Tarchitecture, selon moi : Analogies avec les
coraux, les madrépores, la formation des conti-
nents, et finalement avec les modes de création ^
aSo ŒUVRES rOSTHUUES
dans la vie universelle. — Jamais de lacunes. —
Etat permanent de transition. — On peut dire que
le rococo est la dernière floraison du gothique.
Il y a des paresseux qui trouvent, dans la cou-
leur des rideaux de leur chambre, une raison pour
ne jamais travailler.
Aspect général des églises : richesse quelquefois
réelle, quelquefois camelote . De même que les mai-
sons de la Grande Place ont l'air de meubles curieux,
de même les églises ont souvent Tair de boutiques
de curiosités. Mais cela n'est pas déplaisant. Hon-
neurs enfantins rendus au Seigneur.
Eglises fermées : Que devient l'argent perçu sur
les touristes ?
La religion catholique, en Belgique, ressemble à
la fois à la superstition napolitaine et à la cuistrerie
protestante. — Une procession? Enfin I Banderoles
sur une corde traversant la rue. Mot de Delacroix
sur les drapeaux. Les processions en France, sup-
primées par égard pour quelques assassins et quel-
ques hérétiques . Vous souvenez-vous de l'encens,
des pluies de roses, etc. ?
Bannières byzantines, si lourdes que quelques-
unes étaient portées à plat. Dévots bourgeois, types
aussi bêtes que ceux des révolutionnaires.
Une deuxième procession, à propos du miracle
des hosties poignardées . Grandes statues coloriées.
Crucifix coloriés. — Beauté de la sculpture coloriée*
— L'éternel Crucifié au-dessus delà foule. Buissons
de roses artificielles. Mon attendrissement..
Heureusement, je ne voyais pas les visages de
ceux qui portaient ces magnifiques images.
Architecture. Style jésuitique. — Un brave
SUR LA BELGIQUE 28 1
libraire, qui imprime des livres contre les prêtres
et les religieuses, et qui probablement s'instruit
dans les livres qu'il imprime, m'affirme qu'il n'y a
pas de style jésuite, — dans un pays que les jésuites
ont couvert de leurs monuments.
Bruxelles. Eglises. — Sainte-Gudule. Magnifia
ques vitraux. Belles couleurs intenses, telles que
celles dont une âme profonde revêt tous les objets
de la vie.
Sainte-Catherine. — Parfum catholique. Ex-volo.
Vierges peintes, fardées et parées. Odeur détermi-
née de cire et d'encens.
Toujours les chaires énormes et théâtrales- La
mise en scène en bois. Belle industrie qui donne
envie de commander un mobilier à Malines ou à
Louvain.
Toujours les églises fermées, passé l'heure des
offices. II faut donc prier à Vheureyà la prussienne ,
Impôt sur les touristes. Quand vous entrez à la
fin de l'office, on vous montre du geste le tableau
où on lit...
Tâcher de définir le style jésuite. Style compo-
site. Barbarie coquette. Les échecs. Charmantmrm-
vais goût. Chapelle de Versailles. Collège de Lyon.
Le boudoir de la religion. Gloires immenses. Deuil
en marbre (noir et blanc). Colonnes salomonîqucs.
Statues (rococo) suspendues aux chapiteaux des
colonnes, même des colonnes gothiques. Ex-voto
(grand navire). Une église faite de styles variés est
un dictionnaire historique. C'est le gâchis naturel
de riiistoire.
ï7-
l82 ŒUVRES P0STHUMK8
Madones coloriées, parées et habillées. Pierres
tumulaires, sculptures funèbres. Appendices auic
colonnes (J.-B. Rousseau). Chaires extraordinaires,
rococo, confessionnaux dramatiques.
En général, un style de sculpture domestique, et,
dans les chaires, un style joujou. Les chaires sont
un monde d'emblèmes, un tohu-bo.hu pompeux de
symboles religieux, sculpté par un habile ciseau de
Malines ou de Louvain.
Des palmiers, des bœufs, des aigles, des griffons,
le Péché^ la Morty des anges joufflus, les instru-
ments de la Passion, Adam et Eve^ le Crucifix, des
feuillages, des rideaux, etc., etc.
En général, un crucifix gigantesque colorié, sus-
pendu à la voûte, devant le chœur de la grande
nef (?). (J'adore la sculpture coloriée.) C'est ce
qu'un photographe de mes amis appelle Jésus-
Christ faisant le trapèze.
Églises jésuitiques. Style jésuite flamboyant.
Rococo de la religion, vieilles impressions de livres
à estampes. Les miracles du diacre Paris. (Jansé-
nisme, prenons garde I)
Véglise du Béguinage. — Délicate impression
de blancheur. Les églises jésuitiques très aérées,
très éclairées. Celle-là a toute la beauté neigeuse
d'une jeune communiante.
Pots à feu, lucarnes, bustes dans les niches, têtes
ailées, statues perchées sur les chapiteaux, char-
mants confessionnaux, coquetterie religieuse. Le
culte de Marie, très beau dans toutes les éghses.
Eglise de la chapelle. — Un crucifix peint, et, au-
dessus^NuestraSenora de la Soledad(Noive'Ddjae
de la Solitude.) Costume de béguine, grand deuil,
grands voiles, noir et blanc, robe d'étamine noire.
SUR LA BELGIQUE 283
grande comme nature. Diadème d'or incrusté de
verroteries. Auréole d'or à rayons. Lourd chapelet
sentant son couvent . Le visage est peint. Terrible
couleur, terrible style espagnol.
De Quincey (les Notre-Dame). — Un squelette
blanc, se penchant hors d'une tombe de marbre
noir suspendu au mur (plus étonnant que celui de
SamUNicolas du Chardonnef).
Malines. — Jardin botanique. Impression géné-
rale de repos, de fête, de dévotion.
Musique mécanique dans Tair. Elle représente
la joie d'un peuple automate qui ne sait se di-
vertir qu'avec discipline. Les carillons dispensent
l'individu de chercher une expression de sa joie-
A Malines, chaque jour à l'air d'un dimanche. Un
vieux relent espagnol. Eglise de Saint-Pierre. —
Histoire de saint François-Xavier, peinte par deux
frères, peintres et jésuites, et représentée symbo-
liquement sur la façade. L'un des deux prépare ses
tableaux en rouge. Style théâtral à la Restout.
Caractère des églises jésuites. Lumière et blancheur.
Ces églises-là semblent toujours communier.
Tout Saint-Pierre est entouré de confessionnaux
pompeux qui se tiennent sans interruption, et font
une large ceinture de symboles sculptés, des plus
ingénieux, des plus riches et des plus bizarres.
L'église jésuitique est résumée dans la chaire. Le
globe du monde. Les quatre parties du monde.
Louis de Gonzague, Stanislas Kotska, François-
Xavier, saint François Régis. Les vieilles femmes
et les béguines. Dévotion automatique. Peut-être
le vrai bonheur. Odeur prononcée de cire et d'en-
cens, absente de Paris. Emanation que Ton ne
a84 ŒUVRES POSTHUMES
retrouve que dans les villages. Halles de drapiers.
Louis XVI flamand.
Malines es traversée par un ruisseau rapide et
vert. Mais Malines, l'endormie, n'est pas une nym-
phe ; c'est une béguine dont le regard contenu ose
à peine se risquer hors des ténèbres du capuchon.
C'est une petite vieille, non pas affligée, non pas
tragique, mais cependant suffisamment mystérieuse
pour l'œil de l'étranger non familiarisé avec les
solennelles minuties de la vie dévote.
Tableaux religieux, dévots, mais non croyantSj
— selon Michel-Ange...
Airs profanes, adaptés aux carillons. A travers
les airs qui se croisaient et s'enchevêtraient, il m'a
semblé saisir quelques notes de la Marseillaise.
L'hymne de la canaille, en s'élançant des clochers,
perdait un peu de so nâpreté. Haché menu par les
marteaux, ce n'était plus le grave hurlement tra-
ditionnel, mais il semblait gagner une grâce enfan-
tine. On eût dit que la Révolution apprenait à
bégayer la langue du ciel. Le ciel, clair et bleu,
recevait sans fâcherie cet hommage de la terre
confondu avec les autres.
Première visite a Anvers. — Départ de Bruxel-
les. Quelle joie I M. Neyt. L'archevêque de Malines.
Pays plat. La verdure noire. (Hurlements d'un
employé.)
Nouvelles et anciennes fortifications d'Anvers.
Jardins anglais sur les fortifications. La place de
Meir. La maison de Rubens, la maison du Roi.
Styles anciens. Renaissance flamande. Style
Rubens, style jésuite. Renaissance flamande :
SUR LA BELGIQUE
285
hôtel de ville d'Anvers (coquetterie, somptuosité,
marbre rose, ors).
Style jésuite. — Eglises des jésuites d'Anvers.
Eglise de béguinage à Bruxelles. Style très com-
posite, salmigondis de styles. Les échecs, chande-
liers en or. Deuil en marbre, — noir et blanc.
Confessionnaux théâtraux. Il y a du théâtre et
du boudoir dans la décoration jésuitique. Indus-
trie de la sculpture en bois, de Malines ou de
Louvain.
Luxe catholique dans le sens le plus sacristie et
boudoir. Coquetteries de la religion. Les calvaires
et les madones.
Style moderne coquet dans l'architecture des
maisons. Granit bleu. Mélange de Renaissance et
de rococo modéré. Style de la ville du Cap.
Hôtel de Ville (marbre rose et or).
A Anvers, on respire enfin. Majesté et largeur
de l'Escaut, les grands bassins. Canaux ou bassins
pour le cabotage. Musique de foire à côté des
navires. Heureux hasard.
Eglise Saint- Paul. Extérieur gothique, intérieur
jésuitique, confessionnaux pompeux, théâtraux.
Chapelles latérales en marbres de couleurs. Cha-
pelle du collège de Lyon (ridicule calvaire. Ici la
sculpture dramatique arrive au comique sauvage,
au comique involontaire).
Notre-Dame d'Anvers. La pompe de Quentin
Metzys. James Tissot. Rapacité des sacristains.
Tableaux de Rubens restaurés et retenus dans la
sacristie, pour en tirer le plus grand lucre possible
(i franc par personne). Si un curé français osait...
Magnifique aspect de capitale. Mœurs plus gros-
sières qu'à Bruxelles, plus flamandes.
a 86 ŒUTRES POSTHUMES
De Bruxelles a Namur. — Toujours la verdure
noire, pays plantureux.
Namur. — Ville de Boileau et de Vandermeulen.
L'impression Boileau et Vandermeulen a subsisté
en moi, tout le temps de mon séjour. Et puis, après
que j'eus visité les monuments, l'impression latine.
A Namur, tous les monuments datent de Louis XIV,
ou, au plus tard, de Louis XV.
Toujours le style jésuitique (non pas Rubens cette
fois, ni Renaissance flamande). Trois églises impor-
tantes, les Récollets, Saint-Aubin, Saint-Loup. Une
bonne fois, caractériser la beauté de ce style (fin
du gothique). Un art particulier, art composite. En
chercher les origines (de Brosse). Saint-Aubin^
Panthéon, Saint-Pierre de Rome. Noter la con-
vexité du portail et du fronton. Magnifiques grilles.
Solennités particulière du xviii® siècle. Est-ce à
Saint-Aubin ou aux Récollets que j'ai admiré les
Nicolaï? Qu'est-ce que Nicolaï? Tableaux de Nico-
laï,gravés avec la signature Rubens. Nicolaïjésuite.
Saint'Loup. Merveille sinistre et galante. Saint-
Loup diffère de tout ce que j'ai vu des jésuites.
L'intérieur d'un catafalque brodé de noir^ de rose
et à'argent. Confessionnaux, tous d'un style varié,
fin, subtil, baroque, une antiquité nouvelle, V église
du Béguinage à Bruxelles est une communiante.
Saint-Loup est un terrible et délicieux catafalque.
[Note détachée (i)].
Bruxelles.
Entremêler les considérations sur les mœurs des
Belges d'entremets français.
(i) Collection Grépet.
Sun LA BELGIQUE 287
Nadar, Janin^ le réalisme (Guiard) ;
La peine de mort^ les chiens ;
Les exilés volontaires ;
La Vie de César {Dialogue de Lucien).
Pour ceux-ci (i) particulièrement quelque chose
de très soigné. Leur révoltante familiarité.
Pères Loriquet de la démocratie.
Les Coblentz.
Vérités de Télémaque.
Vieilles bêtes, vieux Lapalisse.
Propres à rien, fruits secs.
Elèves de Béranger.
Philosophie de maîtres de pension et de prépa-
rateurs au baccalauréat.
Je n'ai jamais si bien compris qu'en la voyant
la sottise absolue des convictions. Ajoutons que
quand on leur parle révolution pour de bon^ on les
épouvante. Vieilles Rosières. Moi^ quand je con-
sens à être républicain, y^ /ai* le mal le sachant.
Oui 1 Vive la Révolution t
Toujours! Quand même!
Mais moi je ne suis pas dupe, je n'ai jamais été
dupe! je dis Vive la Révolution t comme je dirais :
Vive la Destruction t Vive l'Expiation I vive le
Châtiment ! Vive la Mort! Non seulement je serais
heureux d'être victime, mais je ne haïrais pas d'ê-
tre bourreau, — pour sentir la Révolution des deux
manières (2) !
Nous avons tous l'esprit républicain dans les
veines, comme la vérole dans les os, nous sommes
démocratisés et syphihsés.
(1) Evidemment « les exilés volontaires ».
hk) La même pensée se trouve reproduite, à peu près dans les
mêmes termes, dans Mon Cœur mis à nu.
POLÉMIQUES
COMMENT ON PAIE SES DETTES
QUAND ON A DU GÉNIE (i)
L'anecdote suivante m'a été contée avec prières
de n'en parler à personne ; c'est pour cela que je
veux la raconter à tout le monde.
... Il était triste, à en juger par ses sourcils fron-
cés, sa large bouche moins distendue et moins lip-
pue qu'à l'ordinaire, et la manière entrecoupée de
brusques pauses dont il arpentait le double pas-
sage de l'Opéra. Il était triste.
C'était bien lui, lui, la plus forte tête commer-
ciale et littéraire du dix-neuvième siècle; lui^ le
cerveau poétique tapissé de chiflFres comme le cabi-
net d'un financier ; c'était bien lui, l'homme aux
faillites mythologiques, aux entreprises hyperbo-
liques et fantasmagoriques dont il oublie toujours
|i) L'Echo des Théâtres, 23 août 1846.
Article retrouvé et réimprimé dans Un dernier chapitre de
Vhistoire des Œuvres de H, de Balzac (E. Dentu, 1880), par
M. de Spoelberch de Lovenjoul, à qui nous empruntons les notes
qui suivent.
18
agO ŒUVUES POSTHUMES
d'allumer la lanterne; le grand pourchasseur de
rêves, sans cesse à la recherche de F absolu; lui, le
personnage le plus cocasse, le plus intéressant et le
plus vaniteux des personnages de la Comédie
humaine j lui, cet original aussi insupportable dans
la vie que délicieux dans ses écrits, ce gros enfant
bouffi de génie et de vanité, qui a tant de qualités
et tant de travers que Ton hésite à retrancher les
uns de peur de perdre les autres, et de gâter ainsi
cette incorrigible et fatale monstruosité I
Qu'avait-il donc à être si noir, le grand homme !
pour marcher ainsi, le menton sur la bedaine, et
contraindre son front plissé à se faire Peau de cha-
grin?
Rêvait-il ananas à quatre sous, pont suspendu
en fil de liane, villa sans escalier avec des boudoirs
tendus en mousseline? Quelque princesse, appro-
chant de la quarantaine, lui avait-elle jeté une de
ces œillades profondes que la beauté doit au génie?
ou son cerveau, gros de quelque machine indus-
trielle, était-il tenaillé par toutes les Souffrances
d'un inventeur?
Non, hélas I non ; la tristesse du grand homme
était une tristesse vulgaire, terre à terre, ignoble,
honteuse et ridicule; il se trouvait dans ce cas mor-
tifiant que nous connaissons tous, où chaque mi-
nute qui s'envoleemporte sur ses ailes une chance de
salut; où, l'œil fixé sur Thorloge, le génie de l'in-
vention sent la nécessité de doubler, tripler, décu-
pler ses forces dans la proportion du temps qui
diminue, et de la vitesse approchante de l'heure
fatale. L'illustre auteur de la Théorie de la lettre
de change avait le lendemain un billet de douze
cents francs à payer et la soirée était fort avancée.
POLÉMIQUES 291
En ces sortes de cas, il arrive parfois que,pressé,
accablé, pétri, écrasé sous le piston de la néces-
sité, l'esprit s'élance subitement hors de sa prison
par un jet inattendu et victorieux.
C'est ce qui arriva probablement au gramî ro-
mancier. Car un sourire succéda sur sa bouche à la
contraction qui en affligeait les lignes orgueilleu-
ses; son œil se redressa, et notre homme, calme et
rassis, s'achemina vers la rue Richelieu d*tin pas
sublime et cadencé.
Il monta dans une maison, où un commerçant
riche (i) et prospérant alors se délassait des tra-
vaux de la journée au coin du feu et du thé ; il fut
reçu avec tous les honneurs dus à son nom, et au
bout de quelques minutes exposa en ces mots l*objet
de sa visite :
(( Voulez-vous avoir après-demain, dans fe Siècle
et les Débats, deux grands articles variétés sur les
Français peints par eux-mêmes y deux grands arti-
cles de moi et signés de mon nom? Il me faut
quinze cents francs. C'est pour vous une aJMre
d'or. »
• Il paraît que l'éditeur, diflFérent en cela de ses
confrères, trouva le raisonnement raisonnable, car
le marché fut conclu immédiatement. Celui-ci, se
ravisant, insista pQur que les quinze cents francs
fussent livrés sur l'apparition du premier article,
puis il retourna paisiblement vers le passage de
rOpéra.
Au bout de quelques minutes, il avisa un petit,
jeune homme à la physionomie hargneuse et spiri-
tuelle, qui lui avait fait naguère une ébouriffante
(i) Gurmer.
.i
(BUYRBS POSTHUMES
agi
préface pour la Grandeur et décadence de César
Birottuau, et qui était déjà connu dans le journa-
lisme pour sa verve bouffonne et quasi-impie (i) ;
le piétisme ne lui avait pas encore rogné les griffes,
et les feuilles bigotes ouvert leurs bienheureux
éteignoirs.
« Edouard, voulez-vous avoir demain cent cin-
quante francs? — Fichtre I — Eh bieni venez pren-
dre du café. »
Le jeune homme but une tasse de café, dont sa
petite organisation méridionale fut tout d'abord
enfiévrée.
— « Edouard, il me faut demain matin trois
grandes colonnes Variétés sur les Français peints
par eux-mêmes; ce matin, entendez-vous, et de
grand matin; car l'article entier doit être recojrié
de ma main et signé de mon nom; cela est fort
important. »
Le grand homme prononça ces mots avec cette
emphase admirable, et ce ton superbe, dont il dit
parfois à un ami qu'il ne veut pas recevœr : Mille
pardons, mon cher, de vous laisser à la porte; je
suis en tête à tête avec une princesse, dont l'hon-
neur est à ma disposition^ et vous comprenez..*
Edouard lui donna une poignée de main, comme
à un bienfaiteur, et courut à la besogne.
Le grand romancier commanda son second arti-
cle rue de Navarin.
Le premier article parut le surlendemain dans
le Siècle (2). Chose bizarre, il n'était signé ni du
petit homme ni du grand homme, mais d'un troi-
(i) Edouard Ourliac.
(2) N» du a feptembre 1839.
POLÉMIQUE 293
sième nom bien connu dans la Bohême d'alors pour
ses amours de matous et d'Opéra-Comique (i).
Le second ami était, et est encore, gros, pares-
seux et lymphatique (2); de plus, il n'a pas d'idées,
et ne sait qu'enfiler et perler des mots en manière
de colliers d'Osages, ct,comme il est beaucoup plus
long de tasser trois grandes colonnes de mots
que de faire un volume d'idées,son article ne parut
que quelques jours plus tard. Il ne fut point inséré
dans les Débats^ mais dans la Presse (3).
Le billet de douze cents francs était payé; cha-
cun était parfaitement satisfait, excepté l'éditeur,
qui l'était presque. Et c'est ainsi qu'on paie ses
dettes... quand on a du génie.
Si quelque malin s'avisait de prendre ceci pour
une blague de petit journal et un attentat à la
gloire du plus grand homme de notre siècle, il se
tromperait honteusement; j'ai voulu montrer que
le grand poète savait dénouer une lettre de change
aussi facilement que le roman le plus mystérieux
et le plus intrigué.
(1) Gérard de Nerval.
ii) Théophile Gautier.
(3) N» du II septembre 1839.
LETTRE AU « FIGARO» (i)
[En réponse k un article de Jean Rousseau : les Hommes
de demain, I. M. Charles Baudelaire,]
19 [*/c]JJum i858.
Monsieur,
Le Figaro du 6 Juin contient un article (les
Hommes de demain) où je lis: « Le sieur Baude-
laire aurait dit en entendant le nom de Fauteur des
Contemplations : — Hugo! qui ça, Hug-o? Est-ce
qu'on connaît ça... Hugo? »
M. Victor Hugo est si haut placé qu'il n'a aucun
besoin de l'admiration d'un tel ou d'un tel ; mais
un propos qui, dans la bouche du premier venu,
serait une preuve de stupidité devient une mons-
truosité impossible dans la mienne.
Plus loin, l'auteur de l'article complète son insi-
nuation : « Le sieur Baudelaire passe maintenant
sa vie à dire du mal du romantisme et à vilipender
les Jeune-France. On devine le mobile de cette mau-
vaise action; c'est l'orgueil du Jovard d'autrefois
qui pousse le Baudelaire d'aujourd'hui à renier ses
maîtres; mais il suffisait de mettre son drapeau
dans sa poche,quelle nécessité de cracher dessus?»
Dans un français plus simple, cela veut dire :
(( M. Charles Baudelaire est un ingrat qui diffame
[i) Figaro, 1 3 juin i858.
POLEMIQUES 295
les maîtres de sa jeunesse. » Il me semble que
j'adoucis le passage en voulant le traduire.
Je crois, Monsieur, que l'auteur de cet article est
un jeune homme qui ne sait pas encore bien distin-
guer ce qui est permis de ce qui ne Test pas. Il
prétend qu'il épie toutes mes actions; avec une
bien grande discrétion, sans doute, car je ne l'ai
jamais vu.
L'énergie que le Figaro met à me poursuivre
pourrait donner à certaines personnes mal inten-
tionnées, ou aussi mal renseignées sur votre carac-
tère que votre rédacteur sur le mien, l'idée que ce
journal espère trouver une grande indulgence dans
la justice le jour où je prierais le tribunal qui m'a
condamné de vouloir bien me protéger.
Remarquez bien que j'ai, en matière de critique
(purement littéraire), des opinions si libérales que
j'aime même la licence. Si donc votre journal trouve
le moyen de pousser encore plus loin qu'il n'a fait
sa critique à mon égard (pourvu qu'il ne dise pas
que je suis une âme malhonnête), je saurai m'en
réjouir comme un homme désintéressé.
Monsieur, je profite de l'occasion pour dire à vos
lecteurs que toutes les plaisanteries sur ma ressem-
blance avec les écrivains d'une époque que personne
n'a su remplacer m'ont inspiré une bien légitime
vanité, et que mon cœur est plein de reconnais-
sance et d'amour pour les hommes illustres qui
m'ont enveloppé de leur amitié et de leurs conseils,
— ceux-là à qui, en somme, je dois tout, comme le
fait si justement remarquer votre collaborateur.
Veuillez agréer, Monsieur, l'assurance de mes
sentiments les plus distingués.
UNE RÉFORME A L'ACADÉMIE (i)
Le grand article de M. Sainte-Beuve sur les pro-
chaines élections de r Académie (2) a été en véritable
événement. Il eût été fort intéressant pour un pro-
fane, un nouveau Diable boiteux^ d'assister à la
séance académique du jeudi qui a suivi la publi-
cation de ce curieux manifeste. M. Sainte-Beuve
attire sur lui toutes les rancunes de ce parti poli-
tique, doctrinaire, orléaniste, aujourd'hui rebgieax
par esprit d'opposition, disons simplement : hypo-
crite, qui veut remplir l'Institut de ses créatures
préférées et transformer le sanctuaire des musesen
un parlement de mécontents ; « les hommes d'Etat
sans ouvrage x>, comme les appelle dédaigneuse-
ment un autre académicien qui, bien qu^il soit
d'assez bonne naissance, est, littérairement parlant,
le fils de ses œuvres. La puissance des intrigants
date de loin ; car Charles Nodier, il y a déjà long-
temps, s'adressantà celui auquel nous faisons allu-
sion, le suppliait de se présenter et de prêter à ses
amis l'autorité de son nom pour déjouer la cons-
piration du parti doctrinaire, « de ces poli tiques qui
viennent honteusement voler un fauteuil dû à quel-
que pauvre homme de lettres ».
(i) Revue anecdotique^ n* a de janyier 1863. — Une lettre de
Baudelaire à Sainte-Beuve, du 3 février suivant, authentifie cet article
paru sans signature.
(a) Le Constitutionnel, 20 janvier 1862.
POLilflQUBS 297
M. Sainte-Beuve, qui, dans tout son courageux
article, ne cache pas trop la mauvaise humeur d'un
vieil homme de lettres contre les princes, les grands
seigneurs et les politiquailleurs, ne lâche cependant
qu'à la fin recluse à toute sa bile concentrée : « Etre
menacé de ne plus sortir d'une même nuance et
bientôt à^une même famille^ être destiné, si Ton vit
encore vingt ans, à voir se vérifier ce mot de M. Du-
pin : c< Dans vingt ans, vous aurez encore à l'Aca-
démie un discours doctrinaire » ; et cela, quand tout
change et marche autour de nous; — je n'y tiens
plus, et y> ne suis pas le 5«tt/; plus d'un de mes
confrères est comme moi ; c^est étouffant, à la
longue, c^est suffocant t »
« Et voici pourquoi j'ai dit à tout le monde bien
des choses que j'aurais mieux aimé pouvoir déve-
lopper à l'intérieur devant quelques-uns. J'ai fait
mon rapport au Public. »
Et ailleurs : « Quelqu'un qui s'amuse à compter
sur ses doigts ces sortes de choses a remarqué
que si M. Dufaure avait consenti à la douce violence
qu'on voulait lui faire, il eût été le dix-septième
ministre de Louis-Philippe dans l'Institut, et le
neuvième dans l'Académie française. »
Tout l'article est un chef-d'œuvre plein de bonne
humeur, de gaieté, de sagesse, de bon sens et d'iro-
nie. Ceux qui ont l'honneur de connaître intime-
ment l'auteur de Joseph Delorme et de Volupté
savent apprécier en lui une faculté dont le public
n'a pas la jouissance, nous voulons dire une con-
versation dont l'éloquence capricieuse, ardente, sub-
tile, mais toujours raisonnable, n'a pas d'analogue,
même chez les plus renommés causeurs. Eh bien!
toute cette éloquence familière est contenue ici.
18.
298 CEUVRBS POSTHUMES
Rien n'y manque, ni Tappréciation ironique des
fausses célébrités, ni Tacccnt profond, convaincu,
d'un écrivain qui voudrait relever l'honneur de la
compagnie à laquelle il appartient. Tout y est, même
l'utopie. M. Sainte-Beuve, pour chasser des élec-
tions le vague^ si naturellement cher aux grands
seigneurs^ désire que l'Académie française, assimi-
lée aux autres Académies, soit divisée en sections
correspondantes aux divers mérites littéraires :
langue, théâtre, poésie, histoire, éloquence, roman
(ce genre si moderne, si varié, auquell' Académie a
jusqu'ici accordé si peu de place), etc. Ainsi, dit-
il, il sera possible de discuter, de vérifier les titres
et de faire comprendre au public la légitimité d'un
choix.
Hélas ! dans la très raisonnable utopie de
M. Sainte-Beuve, il y a une vaste lacune, c'est la
fameuse section du vague^ et il est fort à craindre
que ce volontaire oubli rende à tout jamais la
réforme impraticable.
Le poète-journaliste nous donne, chemin faisant,
dans son appréciation des mérites de quelques can-
didats, les détails les plus plaisants. Nous appre-
nons, par exemple, que M. Guvillier-Fleury, un
critique « ingénieux à la sueur de son front, qui
veut tout voir, même la littérature, par la lucarne
de l'orléanisme, et qu'il ne faut jamais défier de
faire une gaucherie, car il en fait même sans en
être prié, » ne manque jamais de dire en parlant
de ses titres : « Le meilleur de mes ouvrages est en
Angleterre. » Pouah ! quelle odeur d'antichambre
et de pédagogie I Voulant louer M. Thiers, il l'a
appelé un jour « un Marco-Saint-Hilaire éloquent».
Admirable pavé d'ours 1 « Il compte bien avoir pour
POLÉMIQUES 299
lui, en se présentant, ses collaborateurs du Jour-
nal des Débats, qui sont membres de FAcadémîe,
et plusieurs autres amis politiques. Les Débats,
l'Angleterre et la France, c'est beaucoup. Il a des
chances. »
,M. Sainte-Beuve ne se montre favorable ou
indulgent que pour les hommes de lettres. Ainsi, il
rend, en passant, justice à Léon Gozlan. « Il est
de ceux qui gagneraient le plus à une discussion et
à une conversation sur les titres ; // n'est pas assez
connu de l'Académie. » L'auteur invite M. Alexan-
dre Dumas fils à se présenter. On devine que cette
nouvelle candidature déchargerait sa conscience d'un
grand embarras. Même invitation est adressée à
M. Jules Favre, pour la succession Lacordaire. Il
faut bien, pour peu qu'on soit de bonne foi, à quel-
que parti qu'on appartienne, confesser que M.Jules
Favre est le grand orateur du temps, et que ses
discours sont les seuls qui se fassent lire avec
plaisir. — M . Charles Baudelaire, dont plus d'un
académicien a eu à épeler le nom barbare et incon-
nu, est plutôt chatouillé qu'égratigné:(( M. Baude-
laire a trouvé moyen de se bâtir, à l'extrémité
d^une langue de terre réputée inhabitable, et par
delà les confins du monde romantique connu, un
kiosque bizarre, fort orné, fort tourmenté, mais
coquet et mystérieux... Ce singulier kiosque, fait en
marqueterie, d'une originalité concertée et com-
posite, qui depuis quelque temps attire les regards
à la pointe extrême du Kamschatka romantique,
j'appelle cela la Folie Baudelaire.VdiUieuT est con-
tent d'avoir fait quelque chose d'impossible. » On
dirait que M. Sainte-Beuve a voulu venger M. Bau-
delaire des gens qui le peignent sous les traits d'un
'600 ŒUVRBS POSTHUMES
loup-garou mal famé et mal peigné ; car, un peu
plus loin^ il le présente, paternellement et familiè-
rement, comme « un gentil garçon, fin de langage
et tout à fait classique de formes ».
L'odyssée de l'infortuné M. de Carné, éternel
candidat, qui « erre maintenant comme une ombre
aux confins des deux élections », est un morceau
de haute et succulente ironie.
Mais où la bouffonnerie éclate dans toute sa
magistrale ampleur, c'est à propos de la plus bouf-
fonne et abracadabrante candidature qui fut jamais
inventée, de mémoire d'Académie. « Le soleil est
levé, retirez-vous, étoiles I »
Quel est donc ce candidat dont la rayonnante
renommée fait pâlir toutes les autres, comme le
visage deChloé,avant même qu'elle se débarbouille,
efface les splendeurs de l'aurore? Âhl il faut bien
vous le dire, car vous ne le devineriez jamais :
M. le prince de Broglie, fils de M. le duc de Brog-
lie, académicien. Le général Philippe de Ségur a
pu s'asseoir à côté de son père, le vieux comte de
Ségur; mais le général était nourri de Tacite et
avait écrit V Histoire de la Grande- Armée^ qui est
un superbe livre. Quant à M. le prince, c'est un
porphyrogénète, purement et simplement. « Lui
aussi y il s'est donné la peine de naître,.. Il aura
jugé, dans sa conscience scrupuleuse^ qu'il se
devait à un éloge public du père Lacordaire et il
se dévoue. »
Quelqu'un qui a connu, il y a vingt-deux ou
vingt-trois ans, ce petit bonhomme de décadence
nous affirme qu'aux écoles il avait acquis une telle
vélocité de plume qu'il pouvait suivre la parole et
représenter à son piofesseur sa leçon intégrale.
POLÉMIQUES 30I
stricte, avec toutes les répétitions et négligences
inséparables. Si le professeur avait lâché étourdi-
ment quelque faute, il la retrouvait soigneusement
reproduite par le manuscrit du petit prince. Quelle
obéissance! et quelle habileté!
Et depuis lors, qu'a-t-il fait, ce candidat? Tou-
jours la même chose. Homme, il répète la leçon de
ses professeurs actuels. C'est un parfait perroquet
que ne saurait imiter Vaucanson lui-même.
L'article de M. Sainte-Beuve devait donner Téveil
à la presse. En effet, deux nouveaux articles sur le
même sujet viennent de paraître, Tun de M. Nefft-
zer, l'autre de M. Texier. La conclusion de ce der-
nier est que tous les littérateurs de quelque mé-
rite doivent oublier l'Académie et la laisser mou-
rir dans l'oubli. Finis Poloniœ. Mais les hommes
tels que MM. Mérimée, Sainte-Beuve, de Vigny,
qui voudraient relever l'honneur de la compagnie
à laquelle ils appartiennent, ne peuvent encourager
une résolution aussi désespérée.
JL m__
ANNIVERSAIRE DE LA NAISSANCE
DE SHAKESPEARE (i)
[A M. le Rédacteur en chef du Figaro.]
i4 Avril 1864.
Monsieur,
Il m'est arrivé plus d'une fois de lire le Figaro
et de me sentir scandalisé parle sans-gêne derapin
qui forme, malheureusement, une partie du talent
de vos collaborateurs. Pour tout dire, ce genre de
littérature frondeuse qu'on appelle le « petit jour-
nal » n'a rien de bien divertissant pour moi et
choque presque toujours mes instincts de justice
et de pudeur. Cependant, toutes les fois qu'une
grosse bêtise, une montrueuse hypocrisie, une de
celles que notre siècle produit avec une inépuisa-
ble abondance, se dresse devant moi, tout de suite
je comprends l'utilité du « petit journal ;>. Ainsi,
vous le voyez, je me donne presque tort, d'assez
bonne grâce .
C'est pourquoi j'ai cru convenable de vous dé-
noncer une de ces énormités, une de ces cocasse-
ries, avant qu'elle fasse sa définitive explosion.
Le 23 Avril est la date où la Finlande elle-même
doit, dit-on, célébrer le trois-centième anniversaire
de la naissance de Shakespeare. J'ignore si la Fin-
lande a quelque intérêt mystérieux à célébrer un
poète qui n'est pas né chez elle, si elle a le désir de
porter, à propos du poète-comédien anglais, qucl-
(i) Figaro, i4 avril 1864.
POLEMIQUES 3o3
que toast malicieux. Je comprends, à la rigueur,
que les littérateurs de l'Europe entière veuillent
s'associer dans un commun élan d'admiration pour
un poète que sa grandeur (comme celle de plusieurs
autres grands poètes) rend cosmopolite ; cepen-
dant, nous pourrions noter en passant que, s'il est
raisonnable de célébrer les poètes de tous les pays,
il serait encore plus juste que chacun célébrât d'a-
bord les siens. Chaque religion a ses saints, et je
constate avec peine que jusqu'à présent on ne
s'est guère inquiété ici de fêter l'anniversaire de
la naissance de Chateaubriand ou de Balzac. Leur
gloire, me dira-t-on, est encore trop jeune. Mais
celle de Rabelais ?
Ainsi voilà une chose acceptée. Nous supposons
que, mus par une reconnaissance spontanée, tous
les littérateurs de l'Europe veulent honorer la mé-
moire de Shakespeare avec une parfaite candeur.
Mais les littérateurs parisiens sont-ils poussés
par un sentiment aussi désintéressé, ou plutôt n'o-
béissent-ils pas, à leur insu, aune très petite cote-
rie qui poursuit, elle, un but personnel et particu-
lier, très distinct de la gloire de Shakespeare?
J'ai été, à ce sujet, le confident de quelques plai-
santeries et de quelques plaintes dont je veux vous
faire part.
Une réunion a eu lieu quelque part, peu importe
où. M. Guizot devait faire partie du comité. On
voulait sans doute honorer en lui le signataire
d'une pauvre traduction de Shakespeare. Le nom de
M. Villemain a été inscrit également. Autrefois, il a
parlé, tant bien que mal, du théâtre anglais. C'est
un prétexte suffisant, quoique cette mandragore
sans âme, à vrai dire, soit destinée à faire une
3o4 ŒUYRBS POSTHUMES
drôle de figure devant la statue du poète le plus
passionné du monde.
J*ignore si le nom de Philarète Chasles, qui a
tant contribué à populariser chez nous la littérature
anglaise, a été inscrit; j'en doute fort, et j'ai de
bonnes raisons pour cela. Ici, à Versailles, à quel-
ques pas de moi, habite un vieux poète qui a mar-
qué, non sans honneur, dans le mouvement litté-
raire romantique; je veux parler de M. Emile Des-
champs, traducteur de Roméo et Juliette, Eh bien !
Monsieur, croiriez-vous que ce nom n'a pas passé
sans quelques objections? Si je vous priais de devi-
ner pourquoi, vous ne le devineriez jamais. M. Emile
Deschamps a été pendant longtemps un des prin-
cipaux employés du ministère des Finances. Il est
vrai qu'il a, depuis longtemps aussi, donné sa dé-
mission. Mais, en fait de justice, messieurs les fac-
totums de la littérature démocratique n'y regardent
pas de si près, et celte cohue de petits jeunes gens
est si occupée de faire ses affaires qu'elle apprend
quelquefois avec étonnement que tel vieux bon-
homme, à qui elle doit beaucoup, n'est pas encore
mort. Vous ne serez pas étonné d'apprendre que
M. Théophile Gautier a failli être exclu, comme
mouchard. (Mouchard est un terme qui signifie :
auteur qui écrit des articles sur le théâtre et la
peinture dans la feuille officielle de l'Etat.) Je ne
suis pas du tout étonné, ni vous sans doute, que le
nom de M. Philoxène Boyer ait soulevé maintes
récriminations. M. Boyer est un bel esprit, un très
bel esprit, dans le meilleur sens. C'est une imagi-
nation souple et grande, un écrivain fort érudit,
qui a, dans le temps, commenté les ouvrages de
Shakespeare dans des improvisations brillantes.
POLÉBnQUBS 3o5
Tout cela est vrai, incontestable ; mais hélas I le
malheureux a donné quelquefois des signes d'un
lyrisme monarchique un peu vif. En cela, il était
sincère, sans doute; mais qu'importe! ces odes
malencontreuses, aux yeux de ces messieurs, an-
nulent tout son mérite en tant que shakespearîa-
niste. Relativement à Auguste Barbier, traducteur
de Julius CœsaPy et à Berlioz, auteur d'un Roméo
et Juliette^ je ne sais rien. M. Charles Baudelaire,
dont le goût pour la littérature saxonne est bien
connu, avait été oublié. Eugène Delacroix est bien
heureux d'être mort. On lui aurait, sans aucun
doute, fermé au nez les portes du festin, lui, tra-
ducteur à sa manière de Hamlet, mais aussi le
membre corrompu du Conseil municipal ; lui,
Taristocratique génie, qui poussait la lâcheté jus-
qu'à être poli, même envers ses ennemis. En
revanche, nous verrons le démocrate Bié ville porter
un toast, avec restrictions, à l'immortalité de l'au-
teur de Macbeth y et le délicieux Legouvé, et le
Saint-Marc Girardin, ce hideux courtisan de la
jeunesse médiocre, et l'autre Girardin, l'inventeur
de la boussole escargotique et de la souscription à
un sou par tête pour l'abolition de la guerre!
Mais^ le comble du grotesque, le nec plus ultra
du ridicule, le symptôme irréfutable de l'hypocrisie
de la manifestation, est la nomination de M. Jules
Favre comme membre du Comité. Jules Favre et
Shakespeare! Saisissez-vous bien cette énormilé?
Sans doute, M. Jules Favre est un esprit assez cul-
tivé pour comprendre les beautés de Shakespeare,
et, à ce titre, il peut venir ; mais, s'il a pour deux
liards de sens commun, et s'il tient à ne pas com-
promettre le vieux poète, il n'a qu'à refuser l'hon-
3o6 ŒUVRES POSTHUMES
neur absurde qui lui est conféré. Jules Favre dans
ua comité shakespearien! Cela est plus grotesque
qu'un Dufaure à TAcadémie !
Mais, en Yérité, MM. les organisateurs de la
petite fête ont bien autre chose à faire que de glo-
rifier la poésie. Deux poètes, qui étaients présents
à la première réunion dont je vous parlais tout à
rheure, faisaient observer tantôt qu'on oubliait
celui-ci ou celui-là, tantôt qu'il faudrait faire ced
ou cela; et leurs observations étaient faites unique-
ment dans le sens littéraire ; mais, à chaque fois,
l'un des petits humanitaires leur répondait : « Vous
ne comprenez pas de quoi ils^agit. »
Aucun ridicule ne manquera à cette solennité.
Il faudra aussi, tout naturellement, fêter Shakes-
peare au théâtre. Quand il s'agit d'une représenta-
tion en l'honneur de Racine, on joue, après l'ode
de circonstance, les Plaideurs et Britannicus; si
c'est Corneille qu'on célèbre, ce sera le Menteur et
le Cid; si c'est Molière, Pourceaugnac et le Misan-
thrope, Or, le directeur d'un grand théâtre, homme
de douceur et de modération, courtisan impartial
de la chèvre et du chou, disait récemment au poète
chargé de composer quelque chose en l'honneur du
tragique anglais : « Tâchez de glisser là-dedans
l'éloge des classiques français, et puis ensuite, pour
mieux honorer Shakespeare, nous jouerons //
ne faut jurer de rien ! » C'est un petit proverbe
d'Alfred de Musset.
Parlons un peu du vrai but de ce grand jubilé.
Vous savez, monsieur, qu'en i848 il se fit une
alliance adultère entre l'école littéraire de i83o et
la démocratie, une alliance monstrueuse et bizarre.
Olympio renia la fameuse doctrine de l'art pour
POLEMIQUES 307
Varty et depuis lors, lui, sa famille et ses disciples
n'ont cessé de prêcher le peuple, et de se montrer
en toutes occasions les amis et les patrons assidus
du peuple. «Tendre et profond amour du peuple ! »
Dès lors, tout ce qu'ils peuvent aimer en littérature
a pris la couleur révolutionnaire et philanthro-
pique. Shakespeare est socialiste. Il ne s'en est
jamais douté, mais il n'importe. Une espèce de
critique paradoxale a déjà essayé de travestir le
monarchiste Balzac, Thomme du trône et de l'au-
tel, en homnfe de subversion et de démolition.
Nous sommes familiarisés avec ce genre de super-
cherie. Or, monsieur, vous savez que nous sommes
dans un temps de partage, et qu'il existe une
classe d'hommes dont le gosier est obstrué de
toasts, de discours et de cris non utilisés, dont,
très naturellement, ils cherchent le placement. J'ai
connu des gens qui surveillaient attentivement la
mortalité, surtout parmi les célébrités, et couraient
activement chez les familles et dans les cimetières,
pour faire l'éloge des défunts qu'ils n'avaient
jamais connus. Je vous signale M. Victor Cousin
comme le prince du genre.
Tout banquet, toute fête sont une belle occasion
pour donner satisfaction à ce verbiage français ; les
orateurs sont le fonds qui manque le moins; et la
petite coterie caudataire de ce poète (en qui Dieu,
par un esprit démystification impénétrable, a amal-
gamé la sottise avec le génie) a jugé que le mo-
ment était opportun pour utiliser cette indomptable
manie au profit des buts suivants, auxquels la nais-
sance de Shakespeare ne servira que de prétexte.
i^ Préparer et chauflFer le succès du livre de
V. Hugo sur Shakespeare, livre qui, comme tous
3o8 (EUVHXS POSTHtTMES
ses livres, plein de beautés et de bêtises, va peut-
être encore désoler ses plus sincères admirateurs;
2® Porter un toast au Danemark. La question est
palpitante, et on doit bien cela à Hamlet^ qui est
le prince du Danemark le plus connu. Cela sera
d'ailleurs mieux en situation que le toast à la Polo-
gne qui a été lancé, m'a-t-on dit, dans un banquet
offert à M. Daumier.
Ensuite, et selon les occurrences et le crescendo
particulier de la bêtise chez les foules rassemblées
dans un seul lieu, porter des toasts à Jean Valjean,
à l'abolition de la peine de mort, à l'abolition de
la misère, à \di Fraternité universelle ^ à la diffusion
des lumières, au vrai Jésus-Christ, législateur de$
chrétiens, comme on disait jadis, à M. Renan, à
M. Havin, etc., enfin, à toutes les stupidités pro-
pres à ce dix-neuvième siècle, où nous avons le fati-
gant bonheur de vivre, et où chacun est, à ce qu'il
paraît, privé du droit naturel de choisir ses frères.
Monsieur, j*ai oublié de vous dire que les femmes
étaient exclues de la fête. De belles épaules, de
beaux bras> de beaux visages et de brillantes toi-
lettes auraient pu nuire à l'austérité démocratique
d'une telle solennité. Cependant, je crois qu'on
pourrait inviter quelques comédiennes, quand ce
ne serait que pour leur donner l'idée de jouer un
peu Shakespeare et de rivaliser avec les Smithson
et les Faucit.
Conservez ma signature, si bon vous semble;
supprimez-la, si vous jugez qu'elle n'a pas assez de
valeur.
Veuillez agréer, Monsieur, l'assurance de mes
sentiments bien distingués .
(0-
(ï) Lasignatnre fut remplacée par trois étoiles.
LETTRE A JULES JANIN (i)
[Premier projet.]
Lui aussi, [Henri Heine] lui-même, « il savait
comment on chante et comment on pleure ; il
connaissait le sourire mouillé de larmes, etc.. »
Comme c'est extraordinaire, n'est-ce pas, qu'un
homme soit un homme?
Catilina écrit au sénateur Quintus Cœcilius avant
de prendre les armes : « Jeté lègue ma chère femme
Orestilia et ma chère fille... »,
Mérimée (Mérimée lui-même !1!) ajoute : «On
éprouve quelque plaisir et quelque étonnement à
voir des sentiments humains dans un pareil mons-
tre. »
Comme c'est extraordinaire qu'un homme soit
un homme !
Quant à toutes les citations de petites polisson-
(i) Sons le pseudonyme d'Eraste, Jules Janin avait publié, dans
F Indépendance belge du ii février i865, un article : Henri Heine
et la jeunesse des poètes^ où il reprochait au grand romantique
allemand, à Byron, à d'autres encore, de s'être complu dans une
ironie omère et douloureuse, à laquelle il opposait la verre et la
gaîté de nos poètes nationaux, citant pêle-mêle Hago, Vigny ^ Mus-
set^ Sainte-Beuve^ M^* de Girardin, Viennet, Béranger, Hégésippe
Moreau, Lecomte Delille (sic), etc. Il terminait par ces mots
cruels : «... U [Heine] n*a pas connu de son vivant la douce vo-
lupté des larme s ; il n'en a pas fait répandre sur son cercueil. »
Baudelaire, à la lecture de ce feuilleton, rêva de venger ses frè-
res spirituels et poètes de dilection, et il en fixa Tintention dans
deux projets de lettre; mais déjà la maladie le minait...
Ces projets de lettre ont été publiés par M.Eugène Grépet, op,cH.,
et par M. Jacques Crépet, Gil Blas.Ii février 1906.
3io as u va as posthumes
neries françaises comparées à la poésie d'Henri
Heine, de Byronet de Shakespeare, cela fait TefiFet
d'une serinette d'une épinette comparée à un puis-
sant orchestre. II n'est pas un seul des fragments
d'Henri Heine que' vous citez qui ne soit infini-
ment supérieur à toutes les bergerades ou berqui-
nades que vous admirez. Ainsi, l'auteur de PAne
mort et la Femme guillotinée ne veut plus enten-
dre l'ironie ; il ne veut pas qu'on parle de la mort,
de la douleur, de la brièveté des sentiments hu-
mains : Ecartez de moi ces images funèbres ; loin
de moi tous ces ricanements ! Laissez-moi traduire
Horace et le savourer à ma guise, Horace, un vrai
amateur de flonflons, un brave littératisant^ dont
la lecture ne fait pas mal aux nerfs, comme font
toutes ces discordantes lyres modernes. »
Pour finir, je serais curieux de savoir si vous
êtes bien sûr que Déranger soit un poète. (Je
croyais qu'on n'osait plus parler de cet homme.)
— Si vous êtes bien sûr que fe« bellesfunérailles ( i )
soient une preuve du génie ou de l'honnêteté du
défunt. (Moi, je crois le contraire, c'est-à-dire qu'il
n'y a guère que les coquins et les sots qui obtien-
nent de belles funérailles.)
— Si vous êtes bien sûr que Delphine Gay soit
un poète.
— Si vous croyez que le langoureux de Musset
soit un bon poète.
Je serais aussi curieux de savoir ce que fait le
nom du grotesque Viennet à côté du nom de de
Banville.
— Et, à côté d'Auguste Barbier, Hégésippe
(i) Jules Janin avait opposé rindifFéreace publique où Heine s*é-
tait éteint, au deuil national qu'avait causé la mort de Béranger.
POLÉMIQUES 3ll
Moreau, un ignoble pion, enflammé de sale luxure
et de prêtrophobie belge.
Enfin, pourquoi vous orthographiez Lecomte
Delille le nom de M. Leconte de Lisle, le^confon-
dant ainsi avec le méprisable auteur des Jardins,
Cher Monsieur, si je voulais pleinement soulager
la colère que vous avez mise en moi, je vous écrirais
cinquante pages au moins, et je vous prouverais que,
contrairement à votre thèse, notre pauvre France
n'a que fort peu de poètes et qu'elle n'en a pas un
seul à opposer à Henri Heine. Mais vous n'aimez
pas la vérité, vous n'aimez pas les proportions,
vous n'aimez pas la justice, vous n'aimez pas les
combinaisons, vous n'aimez pas le rhythme, ni le
mètre, ni la rime ; tout cela exige qu'on prenne trop
de soins pour l'obtenir. Il est si doux de s'endor-
mir sur l'oreiller de V opinion toute faite !
Savez-vous bien, monsieur, que vous parlez de
Byron trop légèrement ? Il avait votre qualité et
votre défaut, — une grande abondance, un grand
flot, une grande loquacité, — mais aussi ce qui fait
les poètes: une diabolique personnalité. En vérité,
vous me donnez envie de le défendre.
Monsieur, j'ai reçu souvent des lettres injurieu-
ses d'inconnus, quelquefois anonymes, des gens qui
avaient sans doute du temps à perdre. J'avais du
temps à perdre ce soir, j'ai vouluimiter à votre égard
les donneurs de conseils qui m'ont souvent assailli.
Je suis un peu de vos amis ; quelquefois même
je vous ai admiré. Je connais à fond la sottise
française, et, pourtant, quand je vois un littérateur
français (faisant autorité dans le monde) lâcher des
légèretés, je suis encore pris de rages qui font tout
pardonner, même la lettre anonyme.
3l2 OEUVRES POSTHUMES
Je vous promets qu'à la prochaine visite que
j'aurai le plaisir de vous faire je vous ferai mon
mea culpOy non pas de mes opinions, mais de ma
conduite.
•
[Deuxième projet.]
Monsieur, je fais ma pâture de vos feuilletons,
— dans t Indépendance, laquelle vous manque un
peu de respect quelquefois et vous montre quelque
ingratitude. Donc je vous lis; car je suis un peu de
vos amis, si, toutefois, vous croyez, comme moi,
que l'admiration engendre une sorte d'amitié.
Mais le feuilleton d'hier soir m'a mis en grande
rage. Je vais vous expliquer le pourquoi.
Henri Heine était donc un homme I Bizarre. Ca-
tilina était donc un homme, un monstre pourtant,
puiqu'il conspirait pour les pauvres. Henri Heine
était méchant, — oui, comme les hommes sensibles,
irrités de vivre avec la canaille ; par canaille, j'en-
tends les gens qui ne se connaissent pas en poésie
(le ffenus irritabile uatum) .
Examinons ce cœur d'Henri Heine jeune.
Les fragments que vous citez sont charmants, mais
je vois bien ce qui vous choque, c'est la tristesse,
c'est l'ironie. Si J. J. était empereur, il décréterait
qu'il est défendu de pleurer ou de se pendre sous
son règne, ou même de rire d'une certaine façon.
Quand Auguste avait bu, etc.
Vous êtes un homme heureux. Je vous plains,
monsieur, d'être si facilement heureux. Faut-il qu'un
homme soit tombé bas pour se croire heureux I
Peut-être est-ce une explosion sardonique, et sou-
riez-vous pour cacher le renard qui vous ronge. En
ce cas, c'est bien. Si ma langue pouvait prononcer
POLÉMIQUES 3l3
une telle phrase, elle en resterait paralysée.
Vous n'aimez pas la discrépance, la dissonance.
Arrière les indiscrets qui troublent la somnolence
de votre bonheur 1 Vivent les ariettes de Florianl
Arrière les plaintes puissantes du chevalier Tann-
hœuser, aspirant à la douleur I Vous aimez les
musiques qu'on peut entendre sans les écouter, et
les tragédies qu'on peut commencer par le milieu.
Arrière tous ces poètes qui ont leurs poches
pleines de poignards, de fiel, de fioles de laudanum 1
Cet homme est triste I il me scandalise. — Il n'a
donc pas de Margot; il n'en a donc jamais eu. Vive
Horace buvant son lait de poule, son falerne,
veux-je dire, en pinçant, en honnête homme, les
charmes de sa Lisette, un brave littératisant, sans
diablerie, et sans fureur, sans œstusl
A propos de belles funérailles, vous citez, je
crois, celles de Béranger. Il n'y avait rien de bien
beau, je crois. Un préfet de police a dit qu'il l'avait
escamoté. Il n'y a eu de beau que M™® Colet bous-
culant les sergents de ville. Et Pierre Leroux, seul,
trouva le mot du jour : « Je lui avais toujours
prédit qu'il raterait son enterrement. »
Béranger? On a dit quelques vérités sur ce gri-
vois. Il y en aurait encore long à dire. Passons.
ï9
3l4 CBUVaES POSTHUMES
De Musset. Faculté poétique ; mais peu joyeux.
Contradiction dans votre thèse. Mauvais poète
d'ailleurs. On le trouve maintenant chez les filles,
entre les chiens de verre filé, le chansonnier du
Caveau et les porcelaines gagnées aux loteries
d'Asnières. — Croque-mort langoureux.
Sainte-Beuve. Oh ! celui-là, je vous arrête. Pou-
vez-vous expliquer ce genre de beauté? Werther
carabin. Donc contradiction dans votre thèse.
Banville fet Viennet. Grande catastrophe. Vierf-
net, parfait honnête homme. Héroïsme à détruire
la poésie; mais la Rimel I ! et même la Raison ! I !
— Je sais que vous n'agissez jamais par intérêt...
Donc, qui a pu vous pousser ?
Delphine Gay ! — Leconte de Lisle. Le trouvez-
vous bien rigolo, bien à vos souhaits, la main sur
la conscience ? — Et Gautier ? Et Valmore ? et
moi ?
Je présente la paraphrase du genus irrîtabÛe
vatum pour la défense non seulement d'HenriHeine,
mais aussi ^e tous les poètes. Ces pauvres dia-
bles (qui sont la couronne de l'humanité) sont in-
sultés par tout le monde. Quand ils ont soif et qu'ils
demandent un verre d'eau, il y a des Trimalcions
POLÉMIQUES 3l5
qui les traitent d'ivrognes. Trimalcion s'essuie les
doigts aux cheveux de ses esclaves ; mais si un
poète montrait la prétention d'avoir quelques bour-
geois dans ses écuries, il y aurait bien des person-
nes qui s'en scandaliseraient. /
Vous dites : « Voilà de ces belles choses que je
ne comprendrai jamais... Les néocritiques... »
Quittez donc ce ton vieillot, qui ne vous servira
de rien, pas même auprès du sieur Villemain.
Jules Janîn ne veut plus d'images chagrinantes.
Et la mort de Chariot ? Et le baiser dans la
lunette de laguillotine? Et le Bosphore, si enchan-
teur du haut d'un pal? Et la Bourbe? Et lesCapu-
cins?Et les Chancres fumant sous le fer rouge (i) ?
Quand le diable devient vieux, il se fait berger.
Allez paître vos blancs moutons.
A bas les suicides I A bas les méchants farceurs !
On ne pourrait jamais dire sous votre règne : Gérard
de Nerval s*est pendu, Janino Imperaiore. Vous
auriez même des agents, des inspecteurs faisant
(i) Allusion à certains épisodes ou passages du roman célèbre
de Jules Janin : l'Ane mort et la Femme guillotinée. (Note de
M. Eug. Crépet.)
3l6 ŒUVRES POSTHUMES
rentrer chez eux les gens qui n'auraient pas sur leurs
lèrres la grimace du bonheur.
Catilina, un homme d'esprit, sans aucun doute,
puisqu'il avait des amis dans le parti contraire au
sien, ce qui n'est inintelligible que pour un Belge.
Toujours Horace et Margoton I Vous vous gar-
deriez bien de choisir Juvénal, Lucain ou Pétrone :
celui-ci,avec ses terrifiantes impuretés, ses bouffon-
neries attristantes (vous prendriez volontiers parti
pour TrimBlcionf puisqu'il est heureux, avouez-
le) ; celui-là, avec ses regrets de Bru tus et de Pom-
pée, ses morts ressuscites, ses sorcières thessalien-
nes, qui font danser la lune sur l'herbe des plai-
nes désolées; et cet autre, avec ses éclats de rire
pleins de fureur. Car vous n'avez pas manqué d'ob-
server que Juvénal se fâche toujours au profit du
pauvre et de l'opprimé ! Ah ! le vilain sale ! —
Vive Horace, et tous ceux pour qui Babet est
pleine de complaisances !
Trimalcîon est bête, mais il est heureux. Il est
vaniteux jusqu'à faire crever de rire ses serviteurs,
mais il est heureux. Il est abject et immonde, —
mais heureux. Il étale un gros luxe et feint de se
connaître en délicatesses : il est ridicule, mais il
est heureux. — Ah I pardonnez aux heureux. Le
bonheur y une belle et universelle excuse, n'est-ce
pas ?
poiiBnQUSs 3 17
Ah ! VOUS êtes heureux, Monsieur. Quoi I — Si
vous disiez : Je suis vertueux, je comprendrais que
cela sous-entend: Je souffre moins qu^un autre.
Mais non ; vous êtes heureux. Facile à contenter,
alors? Je vous plains, et j'estime ma mauvaise
humeur plus distinguée que votre béatitude. — J'i-
rai jusque-là, que je vous demanderai si les spec-
tacles de la terre vous suffisent. Quoi ! jamais vous
n'avez eu envie de vous en aller ^ rien que pour
changer de spectacle ! J'ai de très sérieuses rai-
sons pour plaindre celui qui n'aime pas la mort.
Byron, Tennyson, Poe et C»«.
Ciel mélancolique de la poésie moderne. Etoiles
de première grandeur.Pourquoi les choses ont-elles
changé ? Grave question que je n'ai pas le temps
de vous expliquer ici. Mais vous n'avez même pas
songé à vous la poser. Elles ont changé parce
qu'elles devaient changer. Votre ami, le sieur Vil-
lemain, vous chuchote, à l'oreille le mot : Déca-
dence. C'est un mot bien commode à l'usage des
pédagogues ignorants, mot vague derrière lequel
s'abritent notre paresse et votre incuriosité de la
loi.
Pourquoi donc toujours la joie ? Pour vous di-
vertir peut-être. Pourquoi la tristesse n'aurait-elle
pas sa beauté? Et l'horreur aussi? Et tout? Et
n'importe quoi ?
Je vous vois venir. Je sais où vous tendez. Vous
oseriez peut-être affirmer qu'on ne doit pas mettre
19.
3|8 ŒUVKBS POSTHUBTES
des tètes de mort dans les soupières, et qu'un petit
cadavre de nouveau-né ferait un fichu. •• (Cette plai-
santerie a été faite cependant ; mais, hélas ! c'était
le bon temps !) — Il y aurait beaucoup à dire
cependant là-dessus. — Vous me blessez dans mes
plus chères convictions. Toute la question, en ces
matières, c'est la sauce, c'est-à-dire le génie.
Pourquoi le poète ne serait-il pas un broyeur
de poisons aussi bien qu un confiseur, un éleveur
de serpents pour miracles et spectacles, un psylle
amoureux de ses reptiles et jouissant des caresses
glacées de leurs anneaux en même temps que des
terreurs de la foule ?
Deux parties également ridicules dans votre
feuilleton. Méconnaissance de la poésie de Heine,
et de la poésie, en général. Thèse absurde sur la
jeunesse du poète. Ni vieux, ni jeune, il est. Il est
ce qu'il veut. Vierge, il chante la débauche; sobre,
l'ivrognerie.
Votre dégoûtant amour de la joie me fait penser
à M. Véron réclamant une littérature affectueuse.
Votre goût de l'honnêteté n'est encore que du syba-
ritisme. M. Véron disait cela fort innocemment.
Le Juif errant l'avait sans doute contristé. Lui
aussi, il aspirait aux émotions douces et non trou-
blantes.
A propos de la jeunesse des poètes : Livres
vécus ^ poèmes vécus.
POLÉMIQUES 3 19
Consultez là-dessus M. Villemain. Malgré son
amour incorrigible des solécismes, je doute qu'il
avalecelui-là.
Byron, loquacité, redondance. Quelques-unes de
vos qualités, Monsieur. Mais, en revanche, ces
sublimes défauts qui font le grand poète : la mélan-
colie, toujours inséparable du sentiment du beau,
et une personnalité ardente, diabolique, un esprit
salamandrin.
Byron. Tennyson. E. Poe. LermontofF. Leo-
pardi. Espronceda; — mais ils n'ont pas chanté
Margot! — Eh! quoi! je n'ai pas cité un Français.
La France est pauvre.
Poésie française. Veine tarie sous Louis XIV.
Reparaît avec Chénier (Marie-Joseph), car l'autre
est un ébéniste de Marie- Antoinette . Enfin, rajeu-
nissement et explosion sous Charles X.
Vos flonflons français. Epinette et orchestre.
Poésie à fleur de peau. Le Cupidon de Thomas
Hood. Votre paquet de poètes accouplés comme
bassets et lévriers, comme fouines et girafes. Ana-
lysons-les un à un. Et Théophile Gautier? Et
moi?
Lecomte Delille. Vos étourderies : Jean Pha-
rond. Pharamond. Jean Beaudlair. N'écrivez pas
320 (SUrnSS POSTHUMES
Gauthier^ si vous voulez réparer votre oubli, et
n'iinitez pas ses éditeurs qui le connaissent si peu
r|ii'ils estropient son nom. La versification d'une
pièce en prose.
Vous êtes un homme heureux. Voilà qui suffit
pour vous consoler de toutes erreurs. Vous n'en-
tendez rien à l'architecture des mots, à la plastique
de la langue, à la peinture, à la musique, ni à la
poi^sie. Consolez-vous, Balzac et Chateaubriand
n'ont jamais pu faire de vers jpassables. Il est vrai
qu'ils savaient reconnaître les bons.
^Dans Tarticle Janin.) Janîn loue Cicéron, petite
farce de journaliste. C'est peut-être une caresse au
sienr Villemain. Cicéron philippiste. Sale type de
parvenu. C^est notre César^ à nous. (De Sacy.)
Janin avait sans doute une raison pour citer
Vieanet parmi les poètes. De même, il a sans doute
umt excellente raison pour louer Cicéron. Cicéron
n'est pas de l'Académie, cependant on peut dire
qu'il en est, par Villemain et la bande orléaniste.
L'ESPRIT ET LE STYLE DE M. VILLEMAIN(i)
Ventosa isthœc et enormis lof/aa^
citas.
Des mots, des mots, des mois i
La littérature mène àlouL pour\^a
qu'on la quittée temps. ( Paroles de
traître.)
DÉBUT
J'aspire à la douleur. — J'ai voulu lire Ville-
main. — Deux sortes d'écrivains, les dévou^^s eL
les traîtres. — Portrait du vrai critique. — Méta-
physique. — Imagination.
Villemain ^'écrivant que sur des thèmes connus
et possédés de tout le monde, nous n'avons pas à
rendre compte de ce qu'il appelle ses œuvres. Pre-
nons simplement les thèmes qui nous sont plus
familiers et plus chers, et voyons s'il les a rajeu-
nis, sinon par Tesprit philosophique, au moins par
la nouveauté d'expressions pittoresques.
CONCLUSION
Villemain, auteur aussi inconnu que consacré-
Chaque écrivain représente quelque chose plus par-
(i) Publié dans le Mercure de France, i«' mars 1907, par M. Jac-
ques Crépet, d*après une copie commaniquée par M. Miiurî^ Tour-
neux.
322 OKUVRES POSTHUMES
ticulièrement : Chateaubriand ceci, Balzac cela,
Byron cela, Hugo cela; — Villcmaîn représente
l'inutilité affairée et hargneuse comme celle de
Thersite. Sa phrase est bourrée d'inutilités; il
ignore Tart d'écrire une phrase, comme Tart de
construire un livre. Obscurité résultant de la diffu-
sion et de la profusion.
S'il était modeste,... — mais puisqu'il fait le
méchant...
Anecdotes à citer.
HABITUDES d' ESPRIT
« On les a parodiés depuis (i) » (les mouve-
ments populaires). — (Page 477- Tribune.)
La Révolution de i83o fut donc bonne, celle de
Février mauvaise (I).
Citer le mot de Sainte-Beuve, profond dans son
scepticisme. 11 dit, avec une légèreté digne de la
chose, en parlant de i848 : «.... »
Ce qui implique que toutes les révolutions se
valent et ne servent qu'à montrer l'opiniâtre légè-
reté de l'humanité.
Chez Villemain, allusions perpétuelles d'un
homme d'Etat sans ouvrage.
C'est sans doute depuis qu'il ne peut plus être
ministre qu'il est devenu si fervent chrétien.
11 veut toujours montrer qu'il est bien instruit
de toute l'histoire de toutes les familles. Ragots,
cancans, habitudes emphatiques de laquais parlant
de ses anciens maîtres et les trahissant quelquefois.
La vile habitude d'écouter aux portes.
(i) On trouvera plus loin, au chapitre « Citations », le complé-
ment de la plupart de ces passages tronqués.
POLÉMIQUES 325
II parle quelque part avec attendrissement des
« opulentes fonctions ».
Goût de servilité jusque dans l'usage immodéré
des capitales : « L'Etat, le Ministre, etc., etc.. »
Toute la famille d'un grand fonctionnaire est
sainte, et jamais la femme, le fils, le gendre ne sont
cités sans quelque apposition favorable, servant à
la fois à témoigner du culte de l'auteur et à arron-
dir la phrase.
Véritables habitudes d'un maître de pension qui
craint d'offenser les parents.
Contraste, plus apparent que réel, entrel'attitude
hautaine de Villemain dans la vie et son attitude
d'historien, qui est celle d'un chef de bureau de-
vant une Excellence.
Citateur automate qui a appris pour le plaisir de
citer, mais ne comprend pas ce qu'il récite.
Raison />rq/b/irfe de la haine de Villemain contre
Chateaubriand, le grand seigneur assez grand
pour être cynique. (Articles du petit de Broglie.)
La haine d'un homme médiocre est toujours une
haine immense.
PINDARE
{Essais sur le génie de Pindare et sur le génie
Igrique,)
Encore les tiroirs, les armoires, les cartons, les
distributions de prix, l'herbier, les collections d'un
écolier qui ramasse des coquilles d'huîtres pour
faire le naturaliste. Rien, absolument rien, pour
la poésie lyrique anonymey et cela dans un Essai
sur la poésie lyrique!
Il a pensé à Longfellov, mais il a omis Byron,
3^4 ŒUVRES POSTHUMES
Barbier et Tennyson, sans doute parce qu'un pro-
fessii'ur lui inspire toujours plus de tendresse qu'un
poète.
PindarSy dictionnaire, cbmpendium, non de
Tes prit lyrique, mais des auteurs lyriques connus
de lui, Villemain.
YILLEMAIN HISTORIBN
Narbonne, Chateaubriand j prétextes pour racon-
ter I*histoire du temps, c'est-à-dire pour satisfaire
ses rancunes. Petite méthode, en somme; méthode
dini[>uissant cherchant une originalité.
Les discours à la Tite^Live. Napoléon au Krem-
lin devient aussi bavard et prétentieux que Ville-
main,
Vi demain se console de ne pas avoir fait de tra-
gédies. Habitudes de tragédie. Discours intermi-
nables à la place d'une conversation. Dialogues en
tirade s, et puis toujours des confidents. Lui-même
confident de Decaze et de Narbonne, comme Nar-
bonne de Napoléon.
(Voir la fameuse anecdote de trente pages sur
la ter rasse de Saint-Germain. L'anecdote du géné-
ral Foy à la Sorbonne et chez Villemain (i). Bon-
nes phrases à extraire. Villemain lui montre ses
oersions.)
AXàLYSE RAPIDE DE l'œUVRB DE VILLEMAIN
Cours de littérature. — Banal compendium
digne d'un professeur de rhétoriquœ. Les merveil-
{i) V, Souvenirs contemporaint d'histoire et de littérature.
POLÉMIQUES 32a
leuses parenthèses du sténographe : « Applaudisse-
ments. Emotion. Applaudissements réitérés. Rires
dans l'auditoire. » — Sa manière de juger Joseph
de Maistre et Xavier de Maistre. Le professeur ser-
vile, au lieu de rendre j ustice philosophique à Joseph
de Maistre, fait sa cour à Tinsipide jeunesse du
quartier latin. (Cependant la parole l'obligeait alors
à un style presque simple.)
Lascaris. Cromwell. — Nous serons généreux,
nous ne ferons que citer et passer.
Souvenirs contemporains. Les CenU Jours. Mon^
sieur de Narbonne. — Villemain a une manie
vile : c'est de s'appliquer à faire voir qu'il a connu
des gens importants .
Que dirons-nous du Choix rf'eïarfe*? Fastidieuses
distributions de prix et rapports en style de préfec-
ture sur les concours de l'Académie française.
Voir ce que vaut son Lucain»
La Tribune française y c'est, dans une insuppor-
table phraséologie, le compte-rendu des Mémoires
d' Outre-Tombe j assaisonné d'un commentaire de
haine et de médiocrité.
SA HAINE CONTRE CHATEAUBRIAND
C'est bien la jugeote d'un pédagogue, incapa-
ble d'apprécier le grand gentilhomme des déca-
dences, qui veut retourner à la vie sauvage.
A propos des débuts de Chateaubriand au régi-
ment, il lui reproche son goût de la parure. Il lui
reproche l'inceste comme source du génie. Ehl que
m'importe à moi la source, si je jouis du génie I
11 lui reproche plus tard la mort de sa sœur
Lucile. Il lui reproche partout son manque de sen-
326 ŒUVRES POSTHUMES
sibilité. Un Chateaubriand n'a pas la même forme
de sensibilité qu'un Villemain» Quelle peut être la
sensibilité du Secrétaire perpétuel?
(Retrouver la fameuse apostrophe à propos de la
mort de M"»« de Beauraont) (i).
Le sédentaire maître d'école trouve sing^ulier
que le voyageur se soit habillé en sauvage et en
coureur des bois. Il lui reproche son duel de célé-
brité avec Napoléon. Eh bien! n'était-ce pas là
aussi une des passions de Baltac? Napoléon est un
substantif qui signifie domination, et, règne pour
règne, quelques-uns peuvent préférer celui de Cha-
teaubriand à celui de Napoléon.
(Revoir le passage -sur le rajeunissement litté-
raire. Grande digression à effet, qui ne contient rien
de neuf et ne se rattache à rien de ce qui précède ni
à rien de ce qui suit.
Comme échantillon de détestable narration,
véritable amphigouri, revoir la Mort du duc de
Berry.
Revoir la fameuse citation relative à la cuistrerie,
qui lui inspire tant d'humeur.)
(i) Les « Gitaiion» » ne reproduisent pas le passag^e. — Chateau-
briand, repassant par Rome (juelques mois après la mort de M"ae<ie
Beaumont, écrivait à son ami Louis de Fontanes la belle lettre que
l'on sait ; cédant è ia séduction des ruines, si puissante sur son
esprit, enivré par celte poésie de la tombe qu'il sentit et traduisit
mieux qu'aucun» il s'élevait an-dessus de Sà propre douleur pour
s'écrier impersonnellement : « Avec quel charme ne passera-t-ii pas
(l'étranger] du tombeau de Gécilia Métella au cercueil d'une femme
infortunée 1 »
Et voici l'apostrophe — la « fameuse «postro^phe » dont Villemain
flétrissait René : « Mais pour nous^ hommes vulgaires, chez qui
rhnagrnation ne domine pas le ocBnr et la pensée, ni M ètetta, oâ Cor-
nélia, ni toutes les ombres romaines ncsauraicnt nous faire trouver,
je ne dis pas un charme, mais une consolation sur la pierre sèpol-
orale ^e notre wnie récemoBaettt pleurée. »
._ J
POLÉMIQUES 327
RELATIVEMENT A SON TON EN PARLANT
DE CHATEAUBRIAND
Les Villemaîn ne comprendront jamais que les
Chateaubriand ont droit à des immunités et à des
indulgences auxquelles tous les Villemain de Thu-
manité ne pourront jamais aspirer.
Villemain critique surtout Chateaubriand pour
ses étourderies et son mauvais esprit de conduite,
critique digne d'un pied-plat qui ne cherche dans
les lettres que le moyen de parvenir. (Voir Tépi-
graphe.)
Esprit d'employé et de bureaucrate, morale de
domestique.
Pour taper sur le ventre d'un colosse, il faut
pouvoir s'y hausser.
Villemain, mandragore difforme s'ébréchant les
dents sur un tombeau.
Toujours criard, affairé sans pensées, toujours
mécontent, toujours délateur, il a mérité le sur-
nom de Thersite de la littérature.
Les Mémoires (T Outre-Tombe et la Tribune
française lus ensemble et compulsés page à page
forment une harmonie à la fois grandiose et dro-
latique. Sous la voix de Chateaubriand, pareille
à la voix des grandes eaux, on entend l'éternel
grognement en sourdine du cuistre envieux et
impuissant.
Le propre des sots est d'être incapables d'admi-
ration et de n'avoir pas de déférence pour le mérite,
surtout quand il est pauvre. [Anecdote du numéro
3o.)
Villemain est si parfaitement incapable d'admi-
328 ŒUVRES POSTHUMES
ration que lui, qui est à mille pieds au-dessous de
La Harpe, appelle M. Joubert le plus ingénieux des
amateurs plutôt que véritable artiste.
Si l'on veut une autre preuve de la justesse d'es-
prit de Villemain et de sa conscience dans Texa-
men des livres, je raconterai F anecdote de r arbre
Thibétain.
HABITUDES DE STYLE ET METHODE DE PENSEE
Villemain obscur, pourquoi? Parce qu'il ne
pense pas.
Horreur congéniale de la clarté, dont le signe
visible est son amour du style allusionnel.
La phrase de Villemain, comme celle de tous les
bavards qui ne pensent pas (ou des bavards inté-
ressés à dissimuler leur pensée, avoués, boursiers,
hommes d'affaires, mondains), commence par une
chose, continue par plusieurs autres, et finit par
une qui n'a pas plus de rapport avec les précéden-
tes que celles-ci entre elles. D'où ténèbres. Loi du
désordre.
Sa phrase est faite par aggrégation, comme une
ville résultat des siècles, et toute phrase doit être
en soi un monument bien coordonné, l'ensemble
de tous ces monuments formant la ville qui est le
Livre.
(Chercher des échantillons au crayon rouge dans
les cinq volumes qui me restent.)
Phraséologie toujours vague; les mots tombent,
tombent de cette plume pluvieuse, comme la salive
des lèvres d'un gâteux bavard; phraséologie bour-
beuse, clapoteuse, sans issue, sans lumière, maré-
cage obscur où le lecteur impatienté se noie.
POLEMIQUES 829
Style de fonctionnaire, formules de préfet, am-
phigouri de maire, rondeur de maître de pension.
Toute son œuvre, distribution de prix.
Division du monde spirituel et des talents spiri-
tuels en catégories qui ne peuvent être qu'arbitrai-
res, puisqu'il n'a pas d'esprit philosophique.
ÉCHANTILLONS DE STYLE ACADÉMIQUE ET INCORRECT
A propos des Chénier : « J'en jure par le cœur
de leur mère. »
Dans la Tribune française^
Page i58 : « Dans les jardins de rAlhambra(i). »
page j54 : « L'ambassadeur lui remit... »
Décidément, c'est un Delille en prose. Il aime la
femme habillée comme les vieillards.
(Dans le récit de la mort du duc de Berry, retrou-
ver la phrase impayable sur les deux filles natu-
relles du duc.)
Les deux disgraciés de V Empire s'étaient com-
muniqué une protestation plus vive dans le cœur
de la femme qui^ plus faible^ se sentait plus oppri-
mée.
A propos de Lucien ne trouvant pas dans les
épreuves du Génie du christianisme ce qu'il y
cherchait, le chapitre des Rois athées^ Viliemain
dit: « Le reste le souciait peu... »
(i) Voici ces passaisres^ qu'on ne trouve pas aux « Citations » :
« Dans les jardins de i'Alhambra, une amitié trop tendre, semblable
à celle qu'au xii» siècle on expiait par un voyage en Terre Sainte,
était venue attendre le nouveau et plus faible pénitent, au retour,
de sa mission. »
« Au départ de Chateaubriand pour l'Egypte, l'ambassadeur lui
remit force lettres de recommandation et fefta protecteurs ; il y joi-
gnit un choix des plu» saines et des plus délicates provisions de
voyage, que fournisse le climat de TOrient, ou que sache préparer
l'industrie de l'Europe. »
330 ŒUVRES POSTHUMES
« Les landes préludant aux savanes... » Sans
doute à propos de René, qui n'est pas encore voya-
geur.
« Les molles voluptés d'un climat enchanteur. »
« J'enfonçais dans les sillons de ma jeune mé-
moire... »
« Dans ma mémoire de tout jeune homme^ mal-
léable et colorée, comme une lame de daguerréo-
type sous les rayons dujour...))(Z,e^ Cent Jours,)
(Si la mémoire est malléable, la lame ne l'est
pas, et la lame ne peut être colorée qu'après l'ac-
tion des rayons.)
« La circonspection prudente... » (Bel adjectif,
— et bien d'autres exemples. Pourquoi pas la pru-
dence circonspecte ?)
« Au milieu des salons d'un élégant hôtel du fau-
bourg Saint-Honoré... »
« La Bédoyère, le jeune et infortuné colonel... »
(Style du théâtre de Madame.)
« Un des plus hommes de bien de l'Empire, le
comte Mollien... » (Jolie préciosité. Homme de bien
est-il substantif ou adjectif?)
« L'arrivée de Napoléon au galop d'une rapide
calèche... » (Style automatique, style Vaucanson.)
Exemple de légèreté académique. — Page 3o4
du Cours de littérature française (i83o). — A
propos du xv" siècle, il dit : «... avec la légèreté de
ce temps... » et page 807, il dit : « Soùvenons-nous
des habitudes du moyen-âge, temps de corruption
bien plus que d'innocence... »
Exemple de style académique consistant à dire
difficilement les choses simples et faciles à dire :
« Beaumarchais... préludant {quel amour de pré-
ludes!) par \t malin éclat du scandale privé à la
POLÉMIQUES 33 1
toute-piûssance des grands scandales politiques...
Beaumarchais, Tauleur du Figaro, et en même
temps, par une des singularités de sa vie, reçu
dans la confiance familière et V intimité musicale
des pieuses filles de Louis XV. . . » {Monsieur de
Narbonne.)
{Pieuses a pour but de montrer que Villemain
sait rhistoire ; le reste de la phrase veut dire
qu'avant d'être célèbre par des comédies et par ses
mémoires Beaumarchais donnait aux filles du Roi
des leçons de clavecin.)
A travers tout cela, une pluie germanique de
capitales, digne d'un petit fonctionnaire d'un
grand-duché.
Bon style académique encore : « Quelquefois
aussi, sous la garde savante de M. de Humboldt
{ce qui veut dire sans doute que M. de Humboldt
était un garde du corps très savant)^ elle (M™® de
Duras) s'avançait, royalisme à part {son royalisme
ne s'avançait donc pas avec ^//^), jusqu'à l'Ob-
servatoire, pour écouter la brillante parole et les
belles expositions astronomiques de M. Arago... »
{M. de Feletz.)
(Cette phrase prouve qu'il y a une astronomie
républicaine vers laquelle ne s'avançait pas le roya-
lisme de M™® de Duras.)»
ÉCHANTILLONS DE STYLE ALLUSIONNEL
« Souvent, dix années plus tard, à une époque
heureuse de Paix et de Liberté politiques {capitales
très constitutionnelles), dans cet hôtel du faubourg
Saint-Honoré, élégante demeure^ aujourd'hui dis-
parue en juste expiation d'un funeste souvenir
332 ŒUVRES POSTHUMES
domestique, j'ai entendu le général Sébastian!... »
(Monsieur de Narbonne.)
(Jolie allusion à unassassinat commis par un Pair
de France libertin sur sa fastidieuse épouse, pour
parler le charabia Villemain.)
ii Les peintures d'un éloquent témoin n'avaient
pas encore popularisé ce grand souvenir. » {Ney
en Russie f à propos de son procès.),.. Pourquoi
ne pas dire tout simplement : « Le livre de M. de
Ségur n'avait pas encore paru ? »
« La royale Orpheline de gS... » Cela veut dire
la Duchesse d'Angoulême.
u Une plume fine et délicate... » Devinez. C'est
M. le duc de Noailles; on nous en instruit dans
une note, ce qui d'ailleurs était nécessaire.
ft Une illustre compagnie... » En note, avec
renvoi : « L'Académie française. »
Et, s'il parle de lui-même, croyez qu'il en parlera
en style allusionnel; il ne peut pas moins faire que
de se jeter un peu d'amphigouri dans le visage.
(Voir la phrase par laquelle il se désigne dans
t affaire Decazes.) — (Voir la phrase sur Victor
Hiiffo, à propos de Jersey ^ écrite dans ce style
académique allusionnel dont toute la finesse con-
siste à fournir au lecteur le plaisir de deviner ce qui
est évident.)
SUPPLÉMENT A LA CONCLUSION
H est comique involontairement et solennel en
même temps, comme les animaux : singes, chiens
et perroquets. Il participe des trois.
Villemain, chrétien depuis qu'il ne peut plus être
n^inistre, ne s'élèvera jamais jusqu'à la charité
(Amour, Admiration).
^
POLÉUIQUES 333
La lecture de Vîllemaîn, Sahara d'ennui, avec
des oasis d'horreur qui sont les explosions de son
odieux caractère I
Villemain, Ministre de l'Instruction publique, a
bien su prouver son horreur pour les lettres et les
littérateurs.
Extrait de la Biographie pittoresque des Quarante^
par le portier de la Maison : « Quel est ce loup-g-arou,
à la chevelure ea désordre, à la démarche incertaine,
aux vêtements négligés? C'est le dernier des nôtres par
ordre alphabétique, mais non pas par rang de mérite,
c'est M. Villemain. Son Histoire de C romwell donnsiit
plus que des espérances. Son roman de Lascaris ne les
a pas réalisées. Il y a deux hommes dans notre professeur,
récrivain et le pensionnaire du Gouvernement. Quand le
premier dit : Marchons, le second lui crie : Arrêtons-
nous ; quand le premier enfante une pensée généreuse,
le second se laisse affilier à la confrérie des bonnes let-
tres. Où cette funeste condescendance s'arrôtera-t-elle?
Il y a si près du Collège de France à Montrouge ! Il est
si difficile de se passer de place, lorsque, depuis long-
temps, on en remplit une... et puis M. l'Abbé, M™« la
Marquise, Son Excellence, les trufiFes, le Champagne, les
décorations, les réceptions, les dévotions, les affilia-
tions... Et voilà ce que c'est. ï>
Hélas I voilà tout ce que c'est.
VIEILLE BPIGRAMMB
Quel est la main la plus vile
De Martainville ou de Villemain ?
Quelle est la plus vile main
De Villemain ou de Martainville ?
CITATIONS
A propos de Lucain.
Son génie, qu'une mort funeste devait arrêter si vite,
20,
334 ŒUVRES POSTHUMES
n*eut qae le temps de montrer de la grandeur^ sans
naturel et sans vérité : car le goût de la simplicité appar-
tient rarement à la jeunesse, et, dans les arts, le naturel
est presque toujours le fruit de Tétude et de la maturité.
Plusieurs conjurés furent arrêtés et mis à la torture:
ils révélèrent leurs complices. Seule, la courtisane Epi-
charis fut invincible à la douleur, montrant ce que,
dans la faiblesse de son sexe et dans la honte de sa vie,
un sentiment généreux, Thorreur du crime, pouvait
donner de force et de dignité morale.
Le titre de sa gloire, Tessai et tout ensemble le trophée
de son génie, c'est la Pharsale^ ouvrage que des beau-
tés supérieures ont protégé contre d'énormes défauts.
Stace, qui, nous Tavons dit, a célébré la muse jeune et
brillante de Lucain et sa mort prématurée, n'hésite poiat
à placer la Pharsale au-dessus des Métamorphoses ^
d'Ovide, et preiRque à côté de Virgile. Quintilien, juge
plus éclairé, reconnaît dans Lucain un génie hardi,
élevé, et l'admet au rang des orateurs plutôt que des
poètes: distinction que lui inspiraient le nombre et Tèclat
des discours semés dans le récit de Lucain, et où sont
exagérés trop souvent les défauts mêmes attachés à sa
manière...
Les écrivains français Font jugé diversement. Corneille
Ta aimé jusqu'à l'enthousiasme. Boileau l'approuvait
peu et lui imputait à la fois ses propres défauts et ceux
de Brébeuf, son emphatique interprète.
En dépit des hyperboles et des raisonnements de Mar-
montel, la Pharsale ne «aurait être mise au rang des
belles productions de la muse épique. Le jugement des
siècles est sans appel.
Rapports académiques.
Ce qu'il y a d'amusant (mot bizarre à propos
de Villemain) dans les rapports académiques,
c'est Tétomiante conforn^ité du st^le bayeux, lo^l-
POLéMIQUES 335
lîflu, avec les noms des concurrents récompensés
et le choix des sujets. On y trouve P Algérie ou la
civilisation conquérante^ la Colonie de Mettray^
la découverte de la vapeur^ sujets lyriques pro-
posés par l'Académie et d'une nature essentielle-
ment excitante.
On y trouve, aussi des phrases de cette nature :
« Ce livre est une bonne œuvre pour les âmes, » à
propos d'un roman composé par un ministre pro-
testant. Pouah 1
On rencontre, parmi les couronnés, le nom de
ce pauvre M. Caro, qui ne prendra jamais, je l'es-
père, pour épigraphe de ses compositions acadé-
miques ce mot de saint Jean : « Et verbum caro
factum est », car lui et le verbe me semblent pas-
sablement brouillés.
On se heurte à des phrases comme celle-ci, qui
représente bien une des maladies de M, Villemain,
laquelle consiste à accoupler des mots qui jurent;
quand il ne fait pas de pléonasmes, il commet des
désaccords : i< Cette profusion de gloire (celle de
l'industrie et des arts) n'est jamais applicable dans
le domaine sévère et difficile des lettres. »
CITATIONS
Qae, devant cette force du nombre et de l'enthousias-
me, un Roi opiniâtre et faible, un Ministère coupable
et troublé n'aient su ni agir, ni céder à temps ; qu'un
Maréchal, malheureux à la guerre et dans la politique,
funeste par ses défections et ses services, n'ait pu rien
sauver du désastre, même avec une Garde si dévouée et
si brave, mais de bonne heure affaiblie par l'abandon
d'un régiment de ligne; ce sont là des spectacles instruc-
tifs pour tous. On les a parodiés depuis. Une émeute
336 ŒUVRES POSTHUMES
non repoassée, une marée montante de cette tourbe
d'ane grande ville a tout renversé devant elle, comme
l'avait fait, dix-huit ans auparavant, le mouvement
d'un peuple blessé dans ses droits. Mais le premier
exemple avait ofiPert un caractère particulier qui en fit
la grandeur. C'était un sentiment d'honneur public
soulevé contre la trahison du Pouyoïr. {Tribune mo-
derne y page 477-)
Bien des années après, il a peint encore ce printemps
de la Bretagne sauvage et fleurie, avec une grâce qu'on
ne peut ni oublier, ni contrefaire. Nul doute que,dès lors,
aux instincts énergiques de naissance, à la liberté et à
la rudesse des premiers ans,aux émotions sévères et ten-
dres de la famille, aux sombres sourcils du père, aux
éclairs de tendresse de la mère, aux sourires de la plus
jeune sœur, ne vinssent se mêler, chez cet enfant, les
vives images delà nature, le frémissement des bois, après
celui des flots, et l'horizon désert et diapré de mille cou-
leurs de ces landes bretonnes préludant aux savanes de
l'Amérique. (Tribune moderne, page g.)
Mais faut-il attribuer à ces études, un peu rompues
et capricieuses, l'avantage dont triomphe quelque part
l'illustre écrivain, pour s'élever au-dessus même de sa
gloire la plus chère et se séparer entièrement de ceux
qu'il efiFace ? « Tout cela, joint à mon genre d'éducation,
dit-il, à une vie de soldat et de voyageur, fait que je n^ai
pas senti mon pédant, que je n'ai jamais eu Tair hébété
ou suffisant, la gaucherie, les habitudes crasseuses des
hommeç de lettres d'autrefois, encore moins la morgue,
l'assurance, l'envie et la vanité fanfaronne des nouveaux
auteurs. » C'est beaucoup se ménager en maltraitant
tout le monde. {Tribune moderne, page ii.)
Un chapitre des Mémoires, non moins expressif et
non moins vrai que bien des pages de René, a gravé
pour l'avenir cet intérieur de famille un peu semblable
POLÉMIQUES 337
aux voûtes souterraines du vieux château sombre et gla-
cial où fermentait, à son insu, Tâme du poète, dans la
solitude et l'inaction, entre une mère distraite de la ten-
dresse par la piété^ fatig'uée du joug conjugal que cette
piété n'allégeait pas, une sœur trop tendre, ou trop aimée,
mais dont la destinée semblait toujours être de ne trou-
ver ni le bonheur dans le monde, ni la paix dans la
retraite,et enfin ce père dont la sévérité, la hauteur tyran-
nique et le froid silence s'accroissaient avec les années.
(Tribune moderne, page 14.)
Lui-même, dans ses Mémoires^ a peint de quelques
traits, avec une brièveté rapide et digne, ce que ce
tableau domestique offrait de plus touchant et de plus
délicat. Sa réserve, cette fois, était comme une expiation
de ce que son talent d'artiste avait voulu laisser trop
entrevoir, dans la création originale de René. Ce ne fut
pas seulement la malignité des contemporains, ce fut
rt)rgueil du peintre qui permit cette profane allusion.
Sous la fatalitéde ce nom de René, que l'auteur se donne
comme à son héros, et en souvenir decet éclat de regard,
de ce feu de génie, que la sœur, trop émue, admirait
dans son frère, une indiscrète rumeur a longtemps redit
que le premier chef-d'œuvre littéraire de M. de Cha-
teaubriand avait été la confidence d'un funeste et pre-
mier amour.
L'admiration pour le génie, le respect de la morale
aiment à lire un autre récit tout irréprochable du senti-
ment du jeune poète. {Tribune moderne^ page i5.)
Vingt-cinq ans plus tard, toujours très philosophe, il
[M. de Pommereuii] fut préposé en chef à Tinquisition
impériale sur les livres ; on sait avec quelle minutieuse
et rude tyrannie I {Tribune moderne ^ page 24.)
Viens de bonne heure, tu feras le mien.
Mêlé d'ailleurs à des hommes de lettres^ou de partie
338 ŒUVIUES POSTHUMES
qui prisaient peu les Vœux cTun solitaire et la philan-
thropie candide de Tauteur, M. de Chateaubriand étadia
plus Bernardin de Saint-Pierre qu*il ne Ta loué, et peut-
être, dans sa lutte avec ce rare modèle, devait-il, par là
même, ne pas échapper au danger d exagérer ce qu'on
imite et de trop prodiguer les couleurs qu'on emprunte.
{Tribune moderne, page 87.)
a J'allais d'arbre en arbre, a-t-il raconté, me disant :
Ici, plus de chemins, plus de villes, plus de monarchies,
plus de rois, plus d'hommes, et, pour essayer si j'étais
rétabli dans mes droits originels, je me livrais à des
actes de volonté qui faisaient enrager mon guide, lequel,
dans son âme^me croyait fou. » Je ne sais, mais je crains
que dans ce sentiment si vif des droits originels et dans
ces actes de volonté sans nom, il n'y eût surtout une
réminiscence des rêveries anti-sociales de Rousseau et de
quelques pages à' E mi le. Le ^r and écrivain n'était encore
que copiste. (Tribune moderne, page 53.)
Il touche d'abord à l'île de Guernesey, puis à Jersey,
dans cet ancien refuge où devait, de nos jours, s'arrêter
un autre proscrit d'un rare et puissant esprit poétique
qu'il employa trop peut-être à évoquer dans ses vers le
prestige oppresseur sous lequel il fut accablé. {Tribune
moderne, page 62,)
Ce fut après un an des agitations de Paris, sous la
Constituante, que, vers Janvier 1791, M. de Chateau-
briand, sa résolution bien prise et quelques ressources
d'argent recueillies, entreprit son lointain voyage. Une
telle pensée ainsi persistante était sans doute un signe
de puissance de volonté dans le jeune homme, doat elle
développa le génie; mais peut-être trouvera-t-on plus
d'orgueil que de vérité dans le souvenir que lui-même
avait gardé de ce premier effort et dans l'interprétation
qu'il lui donnait, quarante ans plus tard : « J'étais alors,
dit-il dans ses Mémoires, en se reportant à 1791, ainsi
que Bonapc^rt^, un mince sou^-Ueutenant tout à fait
POU&MIQUBS 339
inconnu. Nous partions Tun et Tautre de Tobscurité, à la
même époque, moi, pour chercher ma renommée dans
la solitude, lui, sa g'ioire, parmi les hommes. »
Ce contraste est-il vrai ? Ce parallèle n'est-il pas bien
ambitieux? Dans la solitude, vous cherchiez, vous aussi,
la gloire parmi les hommes. Seulement, quel que soit
Véclat du talent littéraire,cet antagonisme de deux noms
dans un siècle, ce duel de la célébrité, affiché plus
d'une fois, étonnera quelque peu l'avenir. Tite-Live ne
se mettait pas en concurrence avec les grands capitaines
de son Histoire. (Tribune moderne^ page 87.)
Nous le disons avec regret, bien que M. de Fontanes
ait été le premier ami et peut-être le seul ami du
grand écrivain, plus jeune que lui de quinze années, il
nous semble qu'il n'a pas obtenu en retour un souvenir
assez affectueux ni même assez juste. « M. de Fontanes,
dit M. de Chateaubriand, a été, avec Chénier, le dernier
écrivain de l'école classique de la branche aînée. » Et
aussitôt après : <( Si quelque chose pouvait être antipa-
thique à M. de Fontanes, c'était ma manière d'écrire.
£n moi commençait, avec l'école dite romantique, une
révolution dans la littérature française. Toutefois, mon
ami, au lieu de se révolter contre ma barbarie, le pas-
sionna pour elle. Il comprenait une langue qu'il ne par-
lait pas. »
De quel Chénier s'occupe ici M. de Chateaubriand ? Ce
n'est pas sans doute de Joseph Chénier. Le choix serait
peu fondé ; la forme classique de Joseph Chénier, sa poé-
sie, sa langue n'ont pas la pureté sévère et la grâce élé-
gante de M. de Fontanes, et, par là même, le goût de
Chénier était implacable, non seulement pour les défauts,
mais pour les beautés de l'auteur à'Atala. Que s'il s'a-
git, au contraire, d'André Chénier, une des admirations
de jeunesse qu'avait gardées M. de Fontanes, bien que
lui-même fût un imitateur plus timide de l'antiquité,
nous n'hésitons pas à dire que l'auteur de la Char-
treuse^ du Jour des Morts^ des vers de VEucharistiey
34o ŒUVEB8 POSTHUMES
offre qaelqaes traits en commun avec rorîg-înalité pins
neuve et plus hardie de Télé^ie sur te Jeune malade et
des stances à W^^ de Coi^nj. Mais alors il ne fallait pas
8*étonner que de ce fonds même d'imag-i nation et d'har-
monie, M. de Fontanes fût bien disposé en faveur de
cette prose brillante et colorée qu* André Ghénier aussi
aurait couronnée de louanfj^es et de fleurs sans j recon-
nattre pourtant la pureté de ses anciens Hellènes.
M. de Chateaubriand se vante ici, à tort, de sa barba-
rie, et,à tort aussi, remercie son ami de s*ètre passionné
pour elle. Personne^ et nos souvenirs en sont témoins,
u*avait plus vive impatience que M. de Fontanes de cer-
taines affectations barbares ou non qui déparent Atata
et René, mais les beautés le ravissaient, et c*est ainsi
qu'il faut aimer et qu'il faut juger. {Tribune moderne^
page 73.)
Mais quand M. de Fontanes, causeur aussi vif, aussi
aventureux qu'il était pur écrivain, quand M. de Fontanes,
l'imagination pleine de Virgile et de MiIton> et adorant
Bossuet , comme on adore un grand poète, errait avec
son ami plus jeune dans les bois voisins de la Tamise,
dînait solitairement dans quelque auberge de Chelsea
et qu^ils revenaient tous deux, avec de longues cause-
rieis, à leur modeste demeure... {Tribune moderney
page 74.)
Ainsi Fontanes mangeait seul.
Ce qu'il (Lucien) dut chercher dans les épreuves, c'é-
tait le chapitre sur les rois athées, compris dans l'édi-
tion commencée à Londres, et dont rien ne se retrouve
dans celle de Paris ; c'était tout ce qui pouvait, de loin
ou de près, servir ou contrarier la politique consulaire,
JFVance et en Europe. Le reste le souciait peu... {Tri-
buneJftQderne^ page 92.)
Un docte prélat. . .
«
En note : le cardinal Fesch.
PpLÉMIQUES 34 1
J'ignore s'il était docte, mais ceci est un nouvel
exemple de Tamour de la périphrase.
Il avait vu, non sans une émotion de gloire, les hon-
neurs funèbres d'AIfieri et le corps du grand poète
exposé dans son cercueil.
Qu'est-ce qu'une émotion de gloire ?
Il avait visité récemment, à Coppet, M™^de Staël, dont
l'exil commençait déjà, pour s' aggraver plus tard. Les
deux disgraciés de TEmpire s'étaient communiqué uue
protestation plus vive dans le cœur de la femme qui,
plus faible, se sentait plus opprimée. Pour lui, il blâ-
mait presque M™® de Staël de souffrir si amèrement le
malheur d'une opulente retraite, sans autre peine que la
privation de ce mouvement des salons de Paris, dont,
pour sa part, il se passait yo\oTiii&ts/ {Tribune mo-
derne^ page 145.)
Derrière ce premier cercle, autour du mourant, s'ap-
prochait un autre rang de spectateurs silencieux et trou-
blés et, dans le nombre, immobile sur sa jambe de bois,
pendant toute cette nuit, le ministre de la Guerre, le
brave Latour-Maubourg, cet invalide des batailles de
Leipzig, noblement mêlé à des braves de la Vendée.
{Tribune moderne, page 258.)
Il avait accueilli et béni, au pied de son lit de mort,
deux jeunes filles, nées, en Angleterre, d'une de ces liai-
sons de plaisir qui avaient occupé son exil. {Tribune
moderne, page 269. )
Je ne puis oublier cette lugubre matinée du i4 Février
1820, le bruit sinistre qui m'en vint, avec le réveil, mon
triste empressement à voir le Ministre dont j'étais, dans
un poste assez considérable, un des moindres auxi-
liaires. {Tribune moderne, page 260.)
Ce sujet [la vie de Rancé] n'a pas été rempli, malgré
les conditions même de génie, de satiété mélancolique,
342
ŒUVRES POSTHUBfES
mÊ
d*àge et de solitude, qui semblaient le mieux j répon-
dre. On peut réserver seulement quelques pag-es char-
mantes, qu'une spirituelle et sévère critique a juste-
ment louées. {Tribune moderne^ page 546.)
Impossible de deviner. Nouvel exemple de péri-
phrase.
La môme main, cependant, continuait alors, ou corri-
geait les Mémoires d Outre-Tombe^ et y jetait quelques-
uns de ces tons excessifs et faux qu'on voudrait en
retrancher. (Tribune moderne^ page 549-)
Une perte inattendue lui enlevait alors M"*« de Cha-
teaubriand. {Tribune moderne , page 552.)
Le cercueil fut porté par quelques marins à l'extrémité
du grand Bey,,,
Il prend une île pour un Turc.
...Un nom cher à la science et aux lettres, M. Ampère»
érudit voj'ageur, poète par le cœur et la pensée, proféra
de nobles paroles sur Thomme illustre dont il était Télève
et Tami.
Un nom qui profère des paroles.
Une voix digne et pure [en note : M. le duc de Noailles]
a prononcé son éloge, au nom de la société polie [ce qui
ne veut pas dire la société lettrée]^ dans une Compagnie
savante.
Sans doute TAcadémie française.
Un maître éloquent de la jeunesse...
En note : M. Saint-Marc Gîrardin,
Hérédia vit la cataracte du Niagara, cette pyramide
vivante du désert, alors entourée de bois immenses. {jEs-
sais sur le génie de Pindare^ page 58o.)
m.
POLÉMIQUES 343
Il revint à Mexico, fut d'abord avocat, puis élevé aux
honneurs de la mag'istrature. Marié et devenu père de
famille, l'orageuse instabilité de TOrient Américain
l'épouvanta d'autant plus... [Essais sur le génie de
Pindare, page 585.)
Les Cent'Jours.
Le but de l'ouvrage les Cent- Jours est, comme
tous les autres ouvrages de M. Villemain, d'abord
de montrer qu'il a connu des gens importants, de
leur faire prononcer de longs discours à la Titc-
Live, prenant toujours le dialogue pour une série
de dissertations académiques, et enfin réternelle
glorification du régime parlementaire.
Par exemple, le discours du maréchal Ney à la
Chambre des Pairs, à propos duquel M. Villemaîri
nous avertit que le Moniteur n'en donne qu'un
compte-rendu tronqué et altéré, très long discours,
ma foil Le jeune Villemain l'avait-il sténographié,
ou l'avait-il si bien enfoncé dans les sillons de sa
jeune mémoire qu'il l'ait conservé jusqu'en i855?
On sortit des tribunes, pendant la remise de la séanco.
Je courus au jardin du Luxembourg, dans le coin le pltis
reculé, méditer avec moi-même ce que je venais d'en-
tendre, et, le cœur tout ému, j'enfonçai dans les sillons
de ma jeune mémoire ces paroles de deuil héroïque et
de colère injuste peut-être, que j'avais senties amères
comme la mort. {Les CenUJours^ page 3i5.)
A propos du discours de Manuel à la Chambre
des Représentants, discours inspiré par Fouché,
dont il habitait familièrement V Hôtel, au lieu de
dire : Sa voix insinuante, M. Villemain dit : U in-
sinuation de sa voix. (Page 386.)
r
344 ŒUVnES POSTHUMES
Destitution de Chateaubriand.
Ce que Villemaîn appelle une anecdote littéraire;
à ccHiijel, nous allons voir comment il raconte une
anecdote. L'anecdote a quinze pages. M°*« de Duras
croit à l'union durable de Villèle et de Chateau-
briand*
A SaiDt-Germain, dans une maison élégante, sur le
niveau de cette terrasse qui découvre nn si riant paysage,
îe salon d*une femme respectée detoas, et l'amie célèbre
de M""*" de Staël et d'un homme de génie parvenu au
pouvotffavait, le premier samedi de Juin, réuni plusieurs
hommes politiques, comme on disait alors [et comme
on dit encore], des ambassadeurs et des savants,
ftî. Poïïo di Borgo, toujours en crédit près d'Alexandre,
Capo d'Istria disgracié, mais près de se relever avec la
Grèce renaissante, lord Stuart, diplomate habile, le
moins offîciel des hommes dans son libre langage, la
prude et délicate ladj Stuart, en contraste avec lui,
quelqneJî autres Anglais, un ministre de Toscane pas-
sionné pour les arts, l'illustre Humboldt, Thomme des
ètHcIes proToades autant que des nouvelles passagères
[il y a donc des nouvelles durables], le plus français
de ces étrangers,aimant la liberté autant que la science;
c'étaieut aussi le comte de Lagarde, ambassadeur de
France en Espagne avant la guerre, Abel de Rémusat,
rorîcntaliste ingénieux et sceptique, un autre lettré
moias connu [ce doit être le modeste Villemain], et la
jeune Delphine Gay avec sa mère.
Lorsque, après la conversation du dtner encore mêlée
de quelques anecdotes des deux Chambres, on vint, à la
hauteur de la terrasse, s'asseoir devant le vert tapis des
cimes de h forêt et respirer la fraîche tiédeur d'une
bel la soirée de juin, toute la politique tomba, et il n'y
«ut pins d'empressement que pour prier M^** Delphine
Gay de dire quelques-uns de ses vers. Mais la belle
POLEMIQUES 345
jeune fîlle> souriant et s'excusant de n'avoir rien achevé
de nouveau, récita seulement, avec la délicieuse mélodie
de sa voix, cette stance d'un secrétaire d'ambassade
[manière académique de dire Lamartine] bien jeune
et bien grand poète, dit-elle.
Repose-toi, mon âme, en ce dernier asile.
Ainsi qu'un voyageur qui, le cœur plein d'espoir,
S'assied, avant d'entrer, aux portes de la ville.
Et respire un moment Tair embaumé du soir.
Lord Stuart prend la parole et dit que ce repos ne
charme pas longtemps les poètes qui ont une fois touché
aux afiPaires ; il espère bien que le Ministère durera et
restera compact.
On devine une certaine sympathie du sieur Vil-
lemain pour lord Stuart, ce qui s'expliquera peut-
être si ron se reporte au dire de Chateaubriand
qui prétend que ce lord Stuart était toujours crotté
et débraillé et ne payait pas les filles.
Et puis M°*® de Duras prend la parole, comme
dans Tite-Live ; elle veut congédier la politique et
demande à Capo d'Istria « s'il, n'a pas reconnu
dans les Martyrs et dans l'Itinéraire le ciel de sa
patrie, l'âme de l'antiquité, et, à la fois, les hori-
zons et la poésie de la Grèce ».
Et Capo d'Istria prend la parole, comme dans
Tite-Live, et exprime cette vérité que Chateau-
briand n'est pas Homère, que la jeunesse ne
recommence pas plus pour un homme que pour le
monde, mais que, cependant, pour n'être pas poète
épique, il ne manque pas de grandeur; que le
peintre de Dioclétien, de Galérius et du monde
romain avait paru prophétique et vrai ; quand ces
peintures du passé éclatèrent aux yeux, « on
346 gsuvues posthumes
reconnaissait de loin, dans une page des Martyrs,
le portrait et la condamnation de celui qu'il fallait
abattre ».
Je n'ai pas besoin de dire que l'expression :
comme Tite^Live est simplement pour caractériser
une manie de M. Villemain et que chaciln des per-
sonnages mis en scène parle comme Villemain en
Sorbonne.
Une Voix grave, « aussi grave que celle du comte
Capo d'Istria était douce et persuasive », établit
un parallèle entre les Martyrs et TélémaquCy et
donne la supériorité à ce dernier; cela fait deux
pages de discours.
Un quatrième orateur dit que « le Télémaque est
un bon livre de morale, malgré quelques descrip-
tions trop vives pour Timagination de la jeu-
nesse. Le Télémaque est une gracieuse réminis-
cence des poètes anciens, une corbeille de fleurs
cueillies partout, mais quel intérêt aura pour l'ave-
nir cette mythologie profane, spiritualiste d'inten-
tion, sans être changée de formes, de telle façon
que le livre n'est jii païen, ni chrétien » ?
Et Capo dis tria reprend la parole pour dire que
« Fénelon fut le premier qui, dans le xvn« siècle,
forma le vœu de voir la Grèce délivrée de ses
oppresseurs et rendue aux beaux-arts, à la philo-
sophie, à la liberté qui la réclament pour leur
patrie ». Chateaubriand excelle à décrire le monde
barbare..., mais Capo d'Istria préfère Antiope à
Velléda.
Total, une page.
Cette réserve d'un esprit si délicat enhardit un
cinquième orateur. Celui-là aussi admire le Télé-
maquBy mais les Martyrs portent la marque d'un
POLÉMIQUES 347
siècle de décadence (^ott/'o^r^ la décadence!). Pièce
de rapport encadrée ; industrieuse mosaïque..,
dépouillant indifféremment Homère, Virgile, Stace
et quelques chroniqueurs barbares. Et puis les
anachronismes : saint Augustin, né 17 ans après
la mort de Constantin, figurant près de lui comme
son compagnon de plaisir, — comparaison d'Eu-
dore avec Enée^ de Cymodocée avec Pauline... —
L'horrible n'est pas le pathétique (le cou d'ivoire
de la fille d'Homère brisé par la gueule sanglante
du tigre), et patata et patata.
Le premier orateur (Delphine Gay) reprend la pa-
role; elle croit entendre les blasphèmes d'Hoffmann :
« Laissez, je vous prie, vos chicanes érudites. A
quoi sert le goût de l'antiquité s'il empêche de sen-
tir tant de belles choses imitées d'elle ? » Aussi bien
elle est la seule personne qui parle avec quelque
bon sens; le malheur est que, jalouse du dernier
orateur qui avait parlé pendant deux pages et
demie, elle s'élance dans les martyrs de nosjourSy
xlans les échafauds de nos familles et dans la
vertu de nos frères et de nos pères immolés en
place publique pour leur Dieu et pour leur Boi.
Total, trois pages.
Le cercle se rompit, on s'avança de quelques pas sur
la terrasse entre Thorizon de Paris et les ombres projetées
des vieux créneaux du château de Saint- Germain.
Petite digression sur le dernier des Stuarts. Enfin,
une voix prie W^^ Delphine de dire « ce que vient
de lui inspirer le tableau d'Horace Vemet jd,
La jeune fille, dont la grâ<:e naïve et fière égalait le
talent, ne répondit qu'en commençant de sa voix harmo-
nieuse ce chant de la Draidesse, dédié au gfand peintre
3^8 ŒCVnES POSTHUMES
qui achevait un tableau de Velléda. La jeune Muse,
comme elle se nommait alors elle-même, debout, quelques
mèches de ses blonds cheveux éparses à la brise légère de
celle nuit d'été, doublait par sa personne Tillusion de son
chant et semblait se confondre avec le souvenir qu'elle
célébrait.
Suivent des stances dans le style des pendules
de là Restauration finissant par :
£t les siècles futurs sauront que j'étais belle.
Le prestige les a tous éblouis et les éloges sont
prodigués à cet heureux talent.
Villemain rentre fort tard à Paris avec un savant
il lus ire (probablement Humboldt), « dont la parole
diversifie encore le mouvement de la terrasse de
Saint-Germain ». Il s'endort, à trois heures du ma-
tin, la tête remplie de poésies homériques, de fer-
veurs chrétiennes, de révolutions dynastiques et de
catastrophes géologiques.
Le lendemain, il relit les lettres de saint Jérôme,
un Iraité théologique de Milton et projette d'aller
rêver hors de Paris,» aux ressemblances d'imagi-
nation, de tristesse et décolère entre ces âmes véhé-
mentes et poétiques séparées par tant de siècles»,
quand il fait la rencontre de M. Frisell qui lui
apprend la destitution de Chateaubriand. Suit la
destitution notifiée par M. de Villèle, telle qu'elle est
rapportée dans les Mémoires (ï Outre-Tombe^ ce
qui fait trois pages de plus, total seize pages.
Autant qu'on peut le deviner, l'anecdote consiste
en ceci : pendant qu'on préparait au château^la des-
titution de Chateaubriand, 'plusieurs personnes de
%m amis .causaient littérature et politique sur la
POLÉfiUQUBS 349
terrasse de Saint-Germain. Tout le reste n'est que
rhétorique intempestive.
La mort du duc de Berry.
La mort du duc de Berry est encore un modèle
étrange de narration, véritable exercice de collège,
composition d'enfant qui veut gagner le prix, style
de concours. Villemain y prend surtout la défense
de M. Decazes, dont il était dans un poste assez
considérable un des moindres auxiliaires. Il était,
je crois bien, le jeune homme (si nous pouvons nous
fier aux sillons de sa jeune mémoire) qui travaillait
à Texposé des motifs de l'interminable loi électo-
rale. Le sentiment qui pousse Villemain à défendre
Decazes paraîtrait plus louable s'il n'était exprimé
avec un enthousiasme de domestique.
(Revoir mes notes précédentes à ce sujet.)
LA DIGRESSION SUR LES RAJEUNISSEMENTS LITTERAIRES
Le chapitre 3 de Ja Tribune moderne s* ouvre psiT
onze pages de digression sur les diverses époques
et les renouvellements des lettres. Voilà, certesi
un beau thème philosophique, de quoi exciter la
curiosité. J'y fus pris, comme un crédule, mais la
boutique ne répond pas à Tenseigne et Villemain
n'est pas un philosophe. 11 n'est pas même un vra
rhéteur^ comme il se vante de l'être. Il commence
par déclarer que « la puissance des lieux sur l'ima-
gination du poète n'est pas douteuse ».
Voir, dit-il, Homère et Hérodote.
« La Grèce, des Thermopyles à Marathon, les
vertes collines du Péloponèse et les vallées de la
35o ŒUVHMB POHTHVUEa
Thessdilie, l'île de Créle et l'tle de Lcnanos (éntJf^'ï
TSiiion inierminahle)y quel théâtre multiplet pffto- 1
resquel » i
Donc les Grecs ont eu du génie parce qu'ils pos-
sédaient de beaux paysages.
Accepté. Pensée trop claire.
La poésie romaine reproduit les paysages latins.
« L'empire devenu barbare d'un côté et oriental de
l'autre eut sous les yeux une diversité sans fin de
climats, de races, de mœurs, etc., etc... »
Inde : « Le chaos des imaginations et les des-
criptions surchargées de couleurs .»
Belle conclusion. Il avait sans doute trop de pay-
sages pour rester classique.
Les chrétiens étudient maintenant Thomme inté-
rieur; cependant or le spectacle de là création res-
plendit dans leurs âmes et dans leurs paroles ».
« Christianisme grec revêtu des feux d'une brû-
lante nature, du Nil jusqu^à TOronte, de Jérusalem
jusqu'à Gyrène. »
«Dante, le premier génie de poète qui se leva sur
le moyen-âge( est^îe bien sûr?), fut un admirable
peintre de la nature.»
Tasse chante les^ exploits et les erreurs des hom-
mes. La nature, pour Tasse, Arioste, comme pour
La Fontaine, devient un accessoire.
Gamoëns, Ercilla témoignent <( de ce que la
nature agrandie peut offrir à la pensée de l'homme,
et l'esprit de découverte ajouté à l'esprit d'inspi-
ration ».
« Corneille, Racine, Milton, Voltaire, trêve de
lassitude à l'action de la nature. »
Cependant, petite digression forcée sur Shakes-
peare, qui a jeté le décor dans le drame; le fait est
POLÉMIQUES 35 1
^y^^ue Shakespeare est embarrassant dans cette genèse
artificielle de l'art.
Retour à la nature. Ce retour s'exprime par la
prose : Buffon, Rousseau, Bernardin de Saint-
Pierre. Delille, talent mondain et factice. Accepté.
Quelques paroles fort dures contre le pauvre
Delille. M. Villemain n a pas le droit de le traiter
ainsi.
Caractère oriental de Byron, « le sceptique voya-
geur ».
Et puis, tout d'un coup, Villemain nous dit :
<c Un rare et brillant génie allait paraître, se frayer
sa route dans l'ébranlement du monde, amasser
des trésors d'imagination dans les ruines d'une
société mourante, exagérer tout ce qu'il devait
bientôt combattre, et, par l'excès même de l'imagi-
nation, revenir de l'erreur à la vérité et des rêves
d'un idéal à venir au culte du passé. »
Et voilà ce qui explique pourquoi votre fille est
muette, c'est-à-dire pourquoi, si Chateaubriand
n'était pas allé en Amérique, il n'eût pas été Cha-
teaubriand.
[1862]
LETTRES D'UN ATRABILAIRE (i)
[Projets.]
L'Académie.
Les Impies et les dévots.
Les Engouements .
Les Femmes.
Le Rédacteur en chef,
(i) Collection Grépet. — Titre d'un ouvrage projeté, où Tautenr
( ût recueilli ses articles de polémique.
352
ŒUVRES POSTHUMES
Le Monde des artistes.
Villemain.
Siècle.
Jeunesse.
Goût des Français.
«ri--
VARIÉTÉS
CHOIX DE MAXIMES CONSOLANTES
SUR L'AMOUR (i)
Quiconque écrit des maximes aime charger son
caractère; — les jeunes se griment, — les vieux
s'adonisent.
Le monde, ce vaste système de contradictions,
— ayant toute caducité en grande estime, — vile,
charbonnons-nous des rides ; — le sentiment étant
généralement bien porté, enrubannons notre cœur
comme un frontispice.
A quoi bon ? — Si vous n'êtes des homme vrais,
soyez de vrais animaux. Soyez naïfs, et vous serez
nécessairement utiles ou agréables à quelques-uns.
— Mon cœur, — fût-il à droite, — trouverai Inen
mille co-parias parmi les trois milliards d'êtres qui
broutent les orties du sentiment I
Si je commence par Tamour, c'est que l'amour
est pour tous, — ils ont beau le nier, — la grande
chose de la vie !
(i) Le Corsaire Satan, 3 mars i846, article signé Bsadelaire-
Dufays.
Les notes auxquelles nous renvoyons par un astérisque &ouL dû
Baudelaire.
354 ŒUVRES POSTHUMES
Vous tous qui nourrissez quelque vautour insa-
tiable, — vous poètes hofFmaniques que Thar-
monica fait danser dans les régions du cristal, et
que leviolon déchire comme une lame qui cherche
le cœur, — contemplateurs âpres et goulus à qui
le spectacle de la nature elle-même donne des
extases dangereuses, — que Tamour vous soit un
calmant.
Poètes tranquilles, — poètes objectifs^ — nobles
partisans de la méthode, — architectes du style, —
politiques qui avez une tâche journalière à accom-
plir, — queTamour vous soit un excitant, un breu-
vage fortifiant et tonique, et la gymnastique du
plaisir un perpétuel encouragement vers raclion !
A ceux-ci les potions assoupissantes, à ceux-là
les alcools.
Vous pour qui la nature est cruelle et le temps
précieux, que Tamour vous soit un cordial animique
et brûlant.
Il faut donc choisir ses amours.
Sans nier les coups de foudre^ ce qui est impos-
sible, — voyez Stendhal, de F Amour ^ livre I,
chapitre xxin, — il faut croire que la fatalité jouit
d'une certaine élasticité qui s'appelle liberté hu-
maine.
De même que pour les théologiens la liberté con-
siste à fuir les occasions de tentations plutôt qu'à y
résister, de même, en amour, la liberté consiste à
éviter les catégories de femmes dangereuses, c'est-
à-dire dangereuses pour vous.
Votre maîtresse, la femme de votre ciel, vous
sera suffisamment indiquée par vos sympathies
vAmiTés 355
naturelles, vérifiées par Lavater, par la peinture et
la statuaire.
Les signes physiognomoniques seraient infailli-
bles, si on les connaissait tous> et bien. Je ne puis
pas ici donner tous les signes physiognomoniques
des femmes qui conviennent éternellement à tel
ou tel homme. Peut-être un jour accomplirai-je
cette énorme tâche dans un livre qui aura pour
titre le Catéchisme de la femme aimée; mais je
tiens pour certain que chacun, aidé par ses impé-
rieuses et vagues sympathies, et guidé par l'obser-
vation, peut trouver dans un temps donné la femme
nécessaire.
D'ailleurs, nos sympathies ne sont généralement
pas dangereuses ; la nature, en cuisine comme en
amour, nous donne rarement le goût de ce qui
nous est mauvais.
Gomme j'entends le mot amour dans le sens le
plus complet, je suis obligé d'exprimer quelques
maximes particulières sur des questions délicates.
Homme du Nord, ardent navigateur perdu dans
les brouillards, chercheur d'aurores boréales plus
belles que le soleil, infatigable soifier d'idéal, aimez
les femmes froides. — Aimez-les bien, car le la-
beur est plus grand et plus âpre, et vous trouve-
rez unjour plusd'honneurau tribunal de l'Amour,
qui siège par-delà le bleu de l'infini I
Homme du Midi, à qui la nature claire no peut
pas donner le goût des secrets et des mystères, —
homme frivole, — de Bordeaux, de Marseille ou
d'Italie, — que les femmes ardentes vous suffisent ;
ce mouvement et cette animation sont votre em-
pire naturel ; — empire amusant.
Jeune homme, qui voulez être un grand poète,
356 ŒUVRES POSTHUMES
gardez-vous du paradoxe en amour ; laissez les
écoliers ivres de leur première pipe chanter à tae-
téte les louanges de la femme grasse ; abandon-
nez ces mensonges aux néophytes de l'école pseu-
do-romantique. Si la femme grasse est parfois un
charmant caprice, la femme maigre est un puits
de voluptés ténébreuses!
Ne médisez jamais de la grande nature, et si
elle vous a adjugé une maîtresse sans gorge, dites:
(( Je possède un ami — avec des hanches I » et
allez au temple rendre grâces aux dieux.
Sachez tirer parti de la laideur elle-même ; de
la vôtre, cela est trop facile ; tout le monde sait
que Trenk, la Gueule brûlée^ était adoré des fem-
mes * ; de la sienne ! Voilà qui est plus rare et
plus beau, mais que l'association des idées rendra
facile et naturel. — Je suppose votre idole malade.
Sa beauté a disparu sous l'affreuse croûte de la
petite vérole, comme la verdure sous les lourdes
glaces de Thiver. Encore ému par les longues an-
goisses et les alternatives de la maladie, vous con-
templez avec tristesse le stigmate ineffaçable sur
le corps de la chère convalescente ; vous entendez
subitement résonner à vos oreilles un air mourant
exécuté par Tarchet délirant de Paganiui, et cet
air sympathique vous parle de vous-même, et sem-
ble vous raconter tout votre poème intérieur d'es-
pérances perdues. — Dès lors, les traces de petite
vérole feront partie de votre bonheur et chanteront
toujours à votre regard attendri Tair mystérieux
de Paganini. Elles seront désormais non seulement
* Nous aurions pu citer Mirabeau, mais cela est très commiin,
et d'ailleurs, dous soupçonnons qu'il était d'une laideur sanguine, ce
qui nous est particulièrement antipathique.
VARIÉTÉS 357
\in objet de douce sympathie, mais encore de
volupté physique, si toutefois vous êtes un de ces
esprits sensibles pour qui la beauté est surtout la
promesse du bonheur. C'est donc surtout Tassocia-
tion des idées qui fait aimer les laides ; car vous
risquez fort, si votre maîtresse grêlée vous trahit,
de ne pouvoir vous consoler qu'avec un© femme
grêlée.
Pour certains esprits plus curieux et plus blasés,
la jouissance de la laideur provient d'un sentiment
encore plus mystérieux, qui est la soif de Tinconnu,
et le goût de Thorrible. C'est ce sentiment, dont
chacun porte en soi le germe plus ou moins déve-
loppé, qui précipite certains poètes dans les amphi-
théâtres et les cliniques, et les femmes aux exécu-
tions publiques. Je plaindrais vivement qui ne com-
prendrait pas ; — une harpe à qui manquerait une
corde grave I
Quant à la faute d'orthographe qui, pour certains
nigauds, fait partie de la laideur morale, n'est-il
pas superflu de vous expliquer comment elle peut
être tout un poème naïf de souvenirs et de jouis-
sances 1 Le charmant Alcibiade bégayait si bien, et
l'enfance a de si divins baragouinages! Gardez-
vous donc, jeune adepte de la volupté, d'enseigner
le français à votre amie, — à moins qu'il ne faille
être son maître de français pour devenir son amant.
Il y a des gens qui rougissent d'avoir aimé une
femme^ le jour qu'ils s'aperçoivent qu'elle est bête.
Ceux-là sont des aliborons vaniteux, faits pour
brouter les chardons les plus impurs de la création,
ou les faveurs d'un bas-bleu. La bêtise est souvent
l'ornement de la beauté; c'est elle qui donne aux
yeux cette limpidité morne des étangs noirâtres,
358 ŒUVRES POSTHUMES
et ce calme huileux des mers tropicales, ùm fièliae
est toujours la conservation de la beauté ; elle éloi-
gne les rides; c'est un cosmétique divin qui pré-
serve nos idoles des morsures que la pensée garde
pour nous, vilains savants que nous sommes !
Il y en a qui en veulent à leurs maîtresses d'è^
tre prodigues. Ce sont des Fesse-mathieu, ou des
républicains qui ignorent les premiers principes
d'économie politique. Les vices d'une grande na-
tion sont sa plus grande richesse.
D'autres, gens posés, déïstes raisonnables et
modérés, les juste-milieu du dogme, qui enragent
devoir leurs femmes se jeter dans la dévotion. —
Oh 1 les maladroits, qui ne sauront jamais jouer
d'aucun instrument! Ohl les triples sots qui ne
voient pas que la forme la plus adorable que la
religion puisse prendre, — est leur femme! — Un
mari à convertir, quelle pomme délicieuse ! Le beau
fruit défendu qu'une large impiété, — dans une
tumultueuse nuit d'hiver, au coin du feu, du vin et
des truffes, — cantique muet du bonheur domes-
tique, victoire remportée sur la nature rigoureuse,
qui semble elle-même blasphémer les Dieux t
Je n'aurais pas fini de sitôt, si je voulais énu-
mérer tous les beaux et bons. côtés de ce qu'on
appelle vice et laideur morale; mais il se présente
souvent, pour les gens de cœur et d'intelligence,
un cas difficile et angoisseux comme une tragédie ;
c'est quand ils sont pris entre le goût héréditaire et
paternel de la moralité et le goût tyrannique d'une
femme qu'il faut mépriser. De nombreuses et igno-
bles infidélités, des habitudes de bas lieu, de hon-
teux secrets découverts mal à propos vous inspi-
rent de l'horreur pour l'idole, et il arrive parfois
que votre joie vous donne le frisson. Vous voilà
fort empêché dans vos raisonnements platoniques.
La vertu et l'orgueil vous crient: Fuis-la. La nature
vous dit à Toreille : Où la fuir? Alternatives terri-
bles où les âmes les plus fortes montrent toute
rinsuffisancede notre éducation philosophique. Les
plus habiles, se voyant contraints par la nature de
jouer Téternel romande Mauon Lescaut et de Leone
Leoni, se sont tirés d'affaire en disant que le mé-
pris allait très bien avec Tamour. — Je vais vous
donner uneYecette bien simple qui non seulement
vous dispensera de ces honteuses justifications,
mais encore vous permettra de ne pas écorner
votre idole, et de ne pas endommager votre cris^
tallisation *•
Je suppose que l'héroïne de votre cœur, ayant
abusé du /as et du nef as ^ est arrivée aux limites de
la perdition, après avoir — dernière infidélité, tor-
ture suprême! — essayé le pouvoir de ses charmes
sur ses geôliers et ses exécuteurs **. Irez-vous
abjurer si facilement l'idéal, ou, si la nature vous
précipite, fidèle et pleurant, dans les bras de cette
pâle guillotinée, direz-vous avec l'accent mortifié
de la résignation : Le mépris et l'amour sont cou-
sins germains I — Non point; car ce sont là les
paradoxes d'une âme timorée et d'une intelligence
obscure. — Dites hardiment, et avec la candeur du
vrai philosophe : « Moins scélérat, mon idéal n'eût
pas été complet. Je le contemple, et me soumets;
d'une si puissante coquine la grande Nature seule
sait ce qu'elle veut faire. Bonheur et raison suprê--
• Nous savons que tous nos lecteurs ont lu le Stendhal,
'*• Ainsi que VAne Mort.
3G0 OSUVfUSS POSTHUMES
mesl absolu I résultante des contraires! Ormuz et
Arimane, vous êtes le même I »
Et c'est ainsi, grâce à une vue plus synthétique
des choses, que l'admiration vous ramènera tout
naturellement vers Tamour pur, ce soleil dont Tin-
tensité absorbe toutes les taches.
Rappelez-vous ceci, c'est surtout du paradoxe
en amour qu'il faut se garder. C'est la naïveté qui
sauve, c'est la naïveté qui rend heureux, votre
maîtresse fût-elle laide comme la vieille Mab, la
reine des épouvantements ! En général, pour les
gens du monde, — un habile moraliste l'a dit, —
l'amour n'est que l'amour du jeu, l'amour des
combats. C'est un grand tort; il faut que l'amour
soit l'amour ; le combat et le jeu ne sont permis
que comme politique en cas d'amour.
Le tort le plus grave de la jeunesse moderne est
de se monter des coups. Bon nombre d'amoureux
sont des malades imaginaires qui dépensent beau-
coup en pharmacopées, et payent grassement
M. Fleurant et M. Purgon, sans avoir les plaisirs et
les privilèges d'une maladie sincère. Notez bien
qu'ils impatientent leur estomac par des drogues
absurdes, et usent en eux la faculté digestive
d'amour.
Bien qu'il faille être de son siècle, gardez-vous
bien de singer l'illustre don Juan qui ne fut d'a-
bord, selon Molière, qu'un rude coquin, bien stylé
et affilié à l'amour, au crime et aux arguties ; —
puis est devenu, grâce à MM. Alfred de Musset
et Théophile Gautier, un flâneur artistique,
courant après la perfection à travers les mauvais
lieux, et finalement n'est plus qu'un vieux dandy
éreinté de tous ses voyages, et le plus sot du monde
VARIÉTÉS 36 1
auprès d'une honnête femme bien éprise de son
mari.
Règle sommaire et générale : en amour, gardez-
vous de la lune et des étoiles, gardez-vous de la
Vénus de Milo, des lacs, des guitares, des échelles
de corde et de tous romans, — du plus beau ilu
monde, — fût-il écrit par Apollon lui-même!
Mais aimez bien, vigoureusement, crânement,
orientalement, férocement, celle que vous aimez ;
que votre amour, — Tharmonie étant bien com-
prise, — ne tourmente point l'amour d'unautre ; que
votre choix ne trouble point l'état. Chez les lacas
Ton aimait sa sœur ; contentez-vous de votre cou-
sine. N'escaladez jamais les balcons, n'insuUez
jamais la force publique ; n'enlevez point à votre
maîtresse la douceur de croire aux Dieux, et
quand vous raccompagnerez au temple, sachez
tremper convenablement vos doigts dans Teaupure
et fraîche du bénitier.
Toute morale témoignant de la bonne volonté
des législateurs, — toute religion étant une suprême
consolation pour tous les affligés, — toute femme
étant un morceau de la femme essentielle, — Ta-
mour étant la seule chose qui vaille la peine de tour-
ner un sonnet et de mettre du linge fin, — je ré-
vère toutes ces choses plus que qui que ce soit, et je
dénonce comme calomniateur quiconque ferait de
ce lambeau de morale un motif à signes de croix et
une pâture à scandale. — Morale chatoyante, n'est-
ce pas? Verres de couleur colorant trop peut-être
Téternelle lampe de vérité qui brille au-dedans ? —
302 ŒUVRES POSTHUBfES
Non pas, non pas. — Si j'avais voulu prouver que
tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes
possibles, le lecteur aurait le droit de me dire,
comme au singe de génie : tu es un méchant I Mab
j'ai voulu prouver que tout est pour le mieux daM
le plus mauvais des mondes possibles. II me sera
donc beaucoup pardonné, parce que j'ai beaucoup
aimé... mon lecteur... ou ma lectrice.
:^
BIOGRAPHIE DES EXCENTRIQUES (i)
Nous allons essayer d'esquisser les traits de
quelques-uns de ces originaux dont TAngleterre a
cru nécessaire de conserver Thistoire. Si nous
tenions à donner une galerie complète, il nous
faudrait user dix plumes de fer. Contentons-nous
de crayonner rapidement quelques figures.
Il serait injuste de refuser à lord Byron un bre-
vet d^ excentricité; sa vie est trop connue pour que
nous insistions à cet égard ; nous signalerons seu-
lement un de ses amusements favoris. Lorsqu^il
était jeune, lorsqu'avant ses voyages il résidait à
sa terre de Newstad, amateur passionné de chiens,
il avait pour compagnons inséparables deux énor-
mes dogues de Terre-Neuve. Se plaçant dans un
bateau avec ses deux amis, le futur auteur de CAf/rf-
Haroldst rendaitau milieu d'une vaste pièce d'eau
qui faisait Tornement de son parc et tout d'un
coup il se jetait dans l'onde. Aussitôt les deux
chiens de le saisir à belles dents par le bras, par
la jambe, ou à la gorge et de le ramener à terre
en nageant. Il aurait d'ailleurs pu se sauver sans
leur aide, car il était un des plus intrépides nageurs
de son époque. Emule de Léandre, il traversa
THellespont, sans qu'une nouvelle Héro l'appelât
[i] La République da Peuple, almanach démocratique (Paris,
chez Prost, i85o). Article anonyme. (V. la Fizclière et Decaux,
op. cit., % 20.)
364 ŒUVRES POSTHUMES
sur la rive opposée du bras de mer. Il était encore
plus vain de son adresse à tirer le pistolet et de
ses hauts faits aquatiques que de sa renommée
littéraire. L'originalité était, dans sa famille, dis-
position héréditaire, mais son grand-père ayait
abusé de la permission. Le vieux lord Byron se
rendit illustre par ses folies et ses emportements.
Un jour, son cocher se laisse couper par un autre
équipage; le lord furieux saisit un des pistolets
diargés qu'il portait toujours auprès de lui (manie
qu'eut aussi le poète), il brûle la cervelle au servi-
teur mal appris, jette le cadavre dans la voiture
aux pieds de lady Byron, monte sur le siège et
conduit les chevaux. Une dispute s'élève une
fois entre ses gardes-chasse et ceux de son voisin,
sir John Chaworth ; ce misérable incident occa-
sionne entre le lord et le baronet une dispute
à l'issue d'un dîner de corps; ils veulent se battre
à la minute et à bout portant; un ami officieux
fournit des pistolets; les ; combattants étaient si
acharnés que, si on les eût laissés faire, les extré-
mités des canons de leurs armes se serait touchées;
on eut bien de la peine à obtenir d'eux qu'ils se
missent aux deux angles du salon. Ils s'y placent,
le signal est donné, les deux coups partent; Cha-
v^orth tombe atteintau cœur; sa balle s'était enfon-
cée dans le mur. Lord Byron fut jugé par la CbaiD'
bre des pairs comme accusé de meurtre; il invoqua
pour sa défense quelques vieux privilèges de la
pairie : il en fut quitte pour une amende ; niais
elle ne fut pas considérable. De retour chez ^^h
il se confina dans la retraite; il fit tout ce qu'il
put pour ruiner son fils, coupable de s'être marî^
sans sa permission ; il ne pouvait le priver d'un
VARIÉTÉS 365
domaine substitué, mais il laissa les bâtiments s'é-
crouler; il ne voulut pas qu'on cultivât les champs;
il coupa les bois; il vendit les bestiaux au plus vil
prix. Grâce à ces rancuneuses folies, le grand poète
se trouva impliqué dans ces continuels embarras
financiers qui influèrent plus tard sur son honneur
et sur son existence.
Parmi les originaux illustres, on doit mentionner
Edouard Montagne, le fils de la célèbre voyageuse
dont les lettres sont si connues. Tel était le goût
de cet enfant pour une vie aventureuse qu'à l'âge
de quinze ans il avait trois fois déserté la maison
de son père. Ambassadeur, allié aux premières
familles britanniques, il avait été se mettre aux
gages d'un vigneron d'Oporto; il s'était embarqué
comme simple matelot. Sa mère ne lui légua qu'une
guinée. Il voyagea beaucoup; il apprit l'arabe,
l'hébreu, le persan; il se maria, dit-on, en cinq ou
six endroits différents; il alla mourir à Venise, où
il paraissait avoir embrassé le culte de Mahomet,
se conformant à toutes les pratiques que recom-
mande le Coran. Il portait, chose alors sans exem-
ple, une barbe qui lui venait à la ceinture; un os
de perdrix l'étrangla, en 1767, au moment où il
se préparait à aller en pèlerinage à la Mecque.
Lord Baltimore ne professa pas les dogmes de
l'islamisme, mais il adopta sur un point bien déli-
cat les idées des Orientaux; il se fit construire un
harem en tout point semblable à l'un des plus
somptueux que renferme Constantinople; il le rem-
plit de beautés qu'il n'envoya point acheter en Cir-
cassie, et qu'il soumit à la clôture la plus sévère.
La chose fit grand bruit ; elle parut dépasser les
limites de l'excentricité. Contraint de congédier son
366 ŒUYIUES POSTHUMSS
sérail, lord Baltîmore quitta l'Angleterre et se mit
en route pour la Turquie, espérant y vivre comme
il Tentendrait. Il jouissait de plus d'un million de
revenu, et c'est un avantage prisé en tous pays.
Malheureusement pour lui, il mourut en route; à
peine âgé de trente ans, il rendit le dernier soupir
àNaples.
Le goût passionné pour la chasse, les courses,
le sport, est une des faces de l'excentricité. II se
complique d'ordinaire de paris hasardeux proposé»,
tenus avec empressement. Ici, les exemples four-
millent.
Un amateur s'engage à faire à cheval 5o miles
en deux heures (le mile anglais est égal à 1609 mè-
tre§);un autre à franchir 28 miles en une heure; un
troisième à parcourir 100 miles par jour, et cela
durant vingt-neuf jours de suite. On cite avec
admiration un cavalier qui se rendit en deux heures
vingt-cinq minutes de Cantorberry à Londres (il
y a 55 miles et demi) ; on parle d'un autre qui, en
1824, ne mit que cinq heures pour parcourir 90
miles; il monta cinq chevaux différents.
A côté de ces nouveaux centaures, il est d'infati-
gables marcheurs dont les jarrets d'acier se plient
à d'autres prouesses. Ils sont bien connus sous la
dénomination de pédestrians. On en mentionne
un qui promit de faire 1000 miles en dix jours, et
il les fit. Moins heureux, un de ses émules voulut,
en 1818, parcourir 600 miles en dix jours ; à la fin
du huitième jour, à l'expiration du 456^ mile, il
fut dans la nécessité de s'arrêter; l'année suivante
un nouvel athlète se présenta, résolu à tenter
pareil exploit ; il en vint à bout, mais il était mou-
VARIÉTÉS 367
rant; ce qu'il avait accompli est au-dessus des
forces d'un cheval.
En 1824, 100 miles furent, pour la première
fois, franchis en dix-huit heures, tour de force sou-
vent entrepris et jusqu'alors toujours sans succès.
Deux ans après, un pédestrian célèbre offrit de faire
7 miles en une heure, il y réussit; les paris enga-
gés à cette occasion dépassaient i .5oo livres ster-
ling. D'autrefois, ce n'est plus de la longueur de
l'espace à dévorer qu'il est question, mais de la
rapidité avec laquelle une distance peu étendue
doit être enjambée. Tom Bulford s'est rendu célè-
en 1827 pour avoir parcouru un mile en quatre
minutes quarante-six secondes. Il n'y a pas jus-
qu'ici un seul exemple d'une vélocité supérieure.
Renchérissant sur tout cela, nn pédestrian pro-
met de faire 4o miles en dix heures en marchant à
reculons ; il gagne ; sa témérité s'accroît ; il ne s'ef-
fraie pas de 100 miles à parcourir en vingt-huit
heures de la même façon. Il tomba évanoui, sans
pouls, ni voix, après avoir mis dix-huit heures à
franchirai miles.
On cite une course faite sur la Tamise dans deux
batelets attelés chacun de six oies.
On mentionne un pari qui consistait à avaler
dix-huit huîtres pendant l'espace de temps néces-
saire pour en ouvrir vingt-quatre ; ce fut le man-
geur qui perdit; il resta de cinq huîtres en arrière.
Tous ces faits, que nous abrégeons beaucoup
et que nous glanons parmi des milliers d'autres,
sont consignés dans les ouvrages anglais les plus
graves.
Le pédestrian se soumet à la vie d'un cheval de
course; il se purge, il s'exerce matin et soir, il est
368 ŒUVKES POSTHUMES
au régiineleplus rigoureux. Le plus illustre de Ions,
c'est le capitaine Barclay, dont rhisloire a élé
écrite maintes fois, dont le portrait a été reproduit
à profusion. Citons rapidement quelques-unes des
prouesses de cet incomparable marcheur.
70 miles faits en quatorze heures.
i5o miles en deux jours.
1 10 miles en dix-neuf heures, en dépit d'une
pluie battante. On ne connaît rien de plus mer-
veilleux.
2 miles franchis à la course en douze minutes.
Le capitaine était riche, et ses exploits Tont con-
duit à une haute opulence. En i8o3, il g^agea 5oo
guinées qu'il ferait 90 miles en vingt et une heures;
il gagna. Il renouvela en i8o5 la mênae épreuve
avec le même succès, pour un enjeu de 2 .000 guinées.
En 1807, il paria 5. 000 guinées (près de i35.ooo
fr.) qu'il parcourrait 96 miles en vingt-trois heures;
il gagna d'une heure trente-sept minutes.
En 1808, il accomplit sa célèbre gageure des
2.000 miles en mille heures. Plus de 100.000 li-
vres sterling étaient engagées sur ce tour de force;
il fut accompli, et il occupa dans les journaux du
temps plus de place que les événements si graves
dont l'Espagne était alors le théâtre.
Pour se tenir en haleine, pour conserver le jeu
de ses articulations, le capitaine faisait réguliè-
rement chaque jour, avant son déjeuner, 20 ou 3o
miles. Pluie, soleil, neige ou vent, rien ne Tarrê-
tait. Il se préparait à des prouesses inouïes dans
l'histoire du pédestrianismey lorsque la mort le
frappa dans la force de l'âge.
Sa perte fut regardée d'un bout à l'autre de la
Grande-Bretagne comme une calamité publique; la
^w.
VARIÉTÉS 369
nation était fière de lui ; il avait reculé les bornes
du possible dans Tart de la marche ; il promettait
d'aller de plus fort en plus fort. Nul ne s'est en-
core élevé à sa hauteur.
La France est loin d'être aussi riche en excen-
triques que l'Angleterre, et l'on ne parviendrait
pas à remplir deux ou trois volumes de l'histoire
de nos originaux notables. Il en a pourtant existé
quelques-uns dignes d'être connus: bornons-nous
à en rappeler deux ou trois.
Il s'agira d'abord du marquis de Briqueville,
personnage fort riche, qui passa pour fou, et qui
l'était peut-être un peu : du moins, fit-il tout ce
qu'il fallait pour justifier l'idée qu'on avait de lui.
Un jour, il brûlait le pavé sous les roues de son
brillant équipage ; un de ses chevaux s'abat, la voi-
ture versé, le marquis reçoit une violente contu-
sion. On le rapporte à son hôtel ; il s'emporte, il
veut chasser son cocher. Le cocher se justifie; l'ac-
cident ne provient en rien de sa faute ; tout le mal
vient d'un des chevaux. — « Puisqu'il en est ainsi,
dît le marquis, le cheval sera châtié ; tout délit
vaut une peine. » Il fait venir tous les gens de sa
maison, intendant, maître d'hôtel, valets de cham-
bre, marmitons, palefreniers; c'est une véritable
cour de justice. Chacun prend place. Le marquis
préside. Le coupable est amené ; il conserve, dans
son noble maintien, le calme de l'innocence. Le
cocher formule l'accusation ; le secrétaire du mar-
quis, remplissant d'office les fonctions d'avocat,
présente la défense du quadrupède. Il est long,
lourd, sec, plat, tout comme s'il pérorait au parle-
ment; il cite le Digeste, il crache du latin ; il con-
clut par demander que son client soit renvoyé à
SyO ŒUVRES POSTHUMES
récurie dont il esl le plus bel ornement. La cause
était entendue. Le marquis opina le premier; il
regarda l'accusation comme prouvée; il vota pour
la peine de mort. Tous ses valets se hâtèrent de se
ralliera son avis; la chose leur paraissait d'ailleurs
une plaisanterie: ils se trompaient. Le marquis fit
dresser dans sa cour une potence; il adressa au
condamné un prolixe discours, dans lequel^ il lui
faisait fort bien sentir Ténormité de sa faute. Pen-
dant ce morceau oratoire, le malheureux regardait
rinstrument du supplice d'un œil ferme. Point
d'affectation de courage, point d'abattement.
Dès que le marquis eut fini, un palefrenier passa
avec dextérité une corde au cou du patient, et,
quelques secondes après, la pauvre bête était sus-
pendue en l'air, le cocher lui tirait les pieds, ua
laquais lui piétinait sur les épaules ; pendaison
aussi en règle que celles dont la place de Grève
offrait alors le spectacle presque journalier. Les
assistants étaient frappés de stupeur.
Plus tard, le marquis de Briqueville s'engoua
d'un charlatan qui lui promit de lui donner le
moyen de voler. Le marquis n'y tenait plus; il se
voyait transformé en oiseau ; il planait déjà au-
dessus des maisons de campagne ; il s'abattait où
il voulait, il repartait à tire d'ailes; les idées les
plus couleur de rose lui bouleversaient la cervelle.
On lui fabrique des ailes de carton, de toile, de fil
de fer, appareil compliqué qui devait le porter
au-dessus des nues. Dans son enthousiasme, il
dédaigne des précautions trop terre à terre; il
s'affuble de son attirail et se lance aventureuse-
ment par sa croisée. Au liea de monter avec la
rapidité de l'aigle, il descend avec la vélocité d'un
VARIÂTES S7I
bloc de plomb ; la force de sa chute est égale au
produit de la masse multiplié par le carré de la
vitesse ; c'est une des lois les plus simples de la
mécanique ; il aurait dû se briser en mille mor-
ceaux ; il en fut quitte pour se concasser les deux
jambes.
Le comte de Lauraguais fut moins imprudent ;
il eut aussi la manie des expériences^ mais il se
borna à chercher les moyens d'opérer la combus-
tion du diamant. Pair de France, il se fit recevoir
avocat à Londres. Frondeur impitoyable, il se fit
exiler et emprisonner maintes fois; il s'amusa,
dans un mémoire lu à l'Académie sur l'inoculatron,
à cribler d'épigrammes la faculté et la magistra-
ture; il en fut puni par un séjour à la Bastille. Il
soutînt un procès contre son secrétaire qui l'accu-
sait d'avoir porté le trouble dans son ménage, et
il se défendit par un factum,sous ce titre bizarre :
Mémoire pour moiy par moi. Quoi qu'il pût faire,
il n'atteignit pas à la célébrité du marquis de
Brunoy.
Possesseur d'une fortune énorme, celui-ci la
dépensa dans les extravagances les plus étranges ;
il donnait aux paysans de ses terres les repas les
plus splendides. La femme d'un bourrelier mourut;
il lui fit faire un enterrement tel qu'une princesse
en aurait été vaine : 5o . 000 livres y passèrent. Il
épousa Mii« d'Escars, l'un des plus beaux noms de
la noblesse française; il donna à sa fiancée pour
700.000 livres de bijoux, de parures, et, le jour
des noces, il disparut, s'enfuit dans un de ses châ-
teaux. Il ne voulut jamais revoir sa femme. L'é-
glise de Brunoy tombait en ruines, le marquis la
rebâtit, la dore, l'embellit, la fait plus riche que la
372 ŒUVRES POSTHUMES
cathédrale de Paris. La manie des cérémonies du
culte devient chez lui une fureur; il se fait le par-
rain de tous les enfants, le fossoyeur de tous les
morts; il paie So.ooo livres un dais, un chef-
d'œuvre que le roi avait voulu voir, qu'il avait
trouvé trop cher pour Tacheter. Le 17 Juillet 1772,
il organise une procession d'une magnificence
inouïe; il avait réuni plus de trois cents prêtres ; il
avait acheté plus de dix mille pots de fleurs. La
cour et la ville ne parlèrent d'autre chose durant
quinze jours. Il s'avise ensuite d'annoncer qu'une
croisade nouvelle va avoir lieu ; il s'agit de con-
quérir la Terre-Sainte ; le marquis invite tous les
gens de cœur à se réunir chez lui afin de partir
sous ses ordres ; il promet 4oo livres de rente à
tous ces volontaires. La police s'opposa à la forma-
tion de cette armée. Le marquis avait déjà dépensé
20 millions en pareilles folies; sa famille veut le
faire interdire, le parlement ne le trouve pas fou;
une lettre de cachet le fait enfermer dans un mo-
nastère; il y mourut d'ennui à trente-trois ans.
Le château de Brunoy, où il avait englouti tant
de trésors, devint la propriété d'un frère du roi,
devenu plus tard roi lui-même ; lorsqu'il n'appar-
tint plus au comte de Provence, il eut pour maître
un roi de théâtre, Talma. Un charcutier dont le
nom est bien connu, M. Véro, en est devenu le
suzerain après la mort d'Orosmane.
PAUL DE MOLÈNES (i)
M. Paul de Molènes, un de nos plus charmants
et délicats romanciers, vient de mourir d'une chute
de cheval, dans un manège. M. Paul de Molènes
était entré dans l'armée après le licenciement de
la garde mobile; il était de ceux que ne pouvaient
même pas rebuter la perte de son grade et la dure
condition de simple soldat, tant était vif et irrésis-
tible en lui le goût de la vie militaire, goût qui
datait de son enfance, et qui profita, pour se satis-
faire, d'une révolution imprévue. Certes, voilà un
vigoureux trait d'originalité chez un littérateur.
Qu'un ancien militaire devienne littérateur dans
l'oisiveté d'une vieillesse songeuse, cela n'a rien
d'absolument surprenant; mais qu'un jeune écri-
vain, ayant déjà savouré l'excitation des succès, se
jette dans un corps révolutionnaire par pur amour
de l'épée et de la guerre, voilà quelque chose qui
est plus vif, plus singulier, et, disons-le, plus sug-
gestif.
Jamais auteur ne se dévoila plus candidement
dans ses ouvrages que M. de Molènes. 11 a eu le
grand mérite, dans un temps où la philosophie se
met uniquement au service de régoïsme,de décrire,
souvent même de démontrer l'utilité, la beauté,
(i) Revue anecdotique, n« 2 de mars i86a. — Anonyme.
374 ŒUVRES POSTHUMES
moralité de la guerre. La guerre pour la guerre!
eûl-il dit volontiers, comme d'autres disent : Fart
pour tartt convaincu qu'il était que toutes les
vertus se retrouvent dans la discipline, dans le
sacrifice et dans le goût divin de la mort 1
M. de Molènes appartenait, dans Fordre de la
littérature, à la classe des raffinés et des dandys ;
il en avait toutes les grandeurs natives, et quant
aux légers travers, aux tics amusantsque cette gran-
deur implique souvent, il les portait légèreHi€iit et
avec plus de franchise qu'aucun autre. Toot ea lui,
même le défaut, devenait grâce et ornement.
Certainement, il n'avait pas une réputation égale
à son mérite. L'Histoire de la garde mobile,
V Etude sur le colonel La Tour du Pin^ les Com-
mentaires d'un soldat sur le siège de Sébastopol,
sont des morceaux dignes de vivre dans la mémoire
des poètes. Mais on lui rendra justice plus tard,
car il faut que toute justice se fasse.
Celui qui avait échappé heureusement à tous les
dangers de la Crimée et de la Lombardie, et qui est
mort victime d'une brute stupide et indocile, dans
l'enceinte banale d'un manège, avait été promu
récemment au grade de chef d'escadron. Peu de
temps auparavant, il avait épousé une femme char-
mante, près de laquelle il se sentait si heureux que,
lorsqu'on lui demandait où il allait habiter, en
quelle garnison il allait être confiné, il répondait,
faisant allusion aux présentes voluptés de son âme :
« En quel lieu de la terre je suis ou je vais, je ne
saurais vous le dire, puisque je suis en paradis ! »
L'auteur qui écrit ces lignes a longtemps connu
M. de Molènes; il l'a beaucoup aimé autant qu'ad-
miré, et il se flatte d'avoir su lui inspirer quelque
VARIÉTÉS 875
affection. Il serait heureux que ce témoignage de
sympathie et d'admiration pût distraire pendant
quelques secondes les yeux de sa malheureuse
veuve.
Nous rassemblons ici les titres de ses principaux
ouvrages :
Mémoires d'un gentilhomme du siècle dernier
(primitivement : Mémoires du Baron de Valpért)^
La Folie de Fépée (titre caractéristique}.
Histoires sentimentales et militaires {iiire rçiyvé-
sentant bien le double tempérament de l'auteur,
aussi amoureux de la vie qu'insouciant de la mort}.
Histoires intimes.
Commentaires d'un soldat (Sébastopol et la
guerre d'Italie).
Chroniques contemporaines.
Caractères et récits du temps.
Aventures du temps passé.
L'Enfant et l'A mant.
LE COMÉDIEN ROUVIÈRE(t)
J'ai connu longtemps Rouvière. . . — Philibert
Koiivière ne m'a jamais donné de notes détaillées
sur sa naissance, son éducation, etc.. C'est moi
qui ai écrit, dans un recueil illustré sur les princi-
paux coinédiens de Paris, l'article le concernant (2).
Mais Jîins cet article, on ne trouvera autre chose
qti'uae appréciation raisonnée de son talent, talent
bizarre jusqu'à l'excès, fait de raisonnement et
d'exagtfration nerveuse, ce dernier élément rem-
portant généralement.
Principaux rôles de Rouvière : Mordaunt, dans
ies MoHfff/uetaireSy type de haine concentrée, ser-
viteur de Cromwell, ne poursuivant à travers les
guerres civiles que la satisfaction de ses vengean-
ces personnelles et légitimes.
Dans ce rôle, Rouvière faisait peur et horreur.
Il était tout enfer.
Charles IXj dans une autre pièce d'Alexandre
Dumas (3). Tout le monde a été émerveillé de cette
ressnscitation. Du reste, Rouvière ayant hé pein-
tre, ces tours de force lui étaient plus faciles qu'à
un autre,
(lî la Ps/ite Revue, 28 octobre i865. Article si ^aé Ch. B.
(a) Ce premier article avait paru dans les colonnes de la Galerie
lies Arlisfes dramatiques vivants^ en i855, puis avait été repris
avec rniElqaçs variantes dans V Artiste du i" décembre 1859.
{Z}La Heine Marffot.
VARIÉTÉS 877
L'abbé Faria, dans Monte-Cristo, Rouvière n'a
joué le rôle qu'une fois. — Hosteinje directeur (i),
et Alexandre Dumas n'ont jamais bien compris la
manière de jouer de Rouvière.
Hamlet (par Meurice et Dumas). Grand succès
de Rouvière. — Mais joué en Hamlet méridional ;
Hamlet furibond, nerveux et pétulant. Gœthe, qui
prétend que Hamlet était blond et lourd, n'aurait
pas été content.
Méphistophélès^ dans le détestable Faust, refait
par Dennery. Rouvière a été mauvais. Il avait beau-
coup d'esprit, et cherchait des finesses qui tran-
chaient baroquement sur sa nature méridionale.
Maître Favilla, de George Sand. Extraordi-
naire succès I Rouvière, qui n'avait jamais joué
que des natures amères, féroces, ironiques, atro-
ces, a joué admirablement un rôle paternel, doux,
aimable, idyllique. Cela tient, selon moi, à un
côté peu connu de sa nature : amour de l'utopie,
des idylles révolutionnaires; — culte de Jean-
Jacques, Florian et Berquin.
Le rôle du Médecin^ dans le Comte Hermann^
A' Alexandre Dumas, — Dumas a été obligé de con-
fesser que Rouvière avait des instants sublimes.
Othelloy — dans V Othello d'Alfred de Vigny.—
Rouvière a très bien su exprimer la politesse raf-
finée, emphatique, non inséparable de la rage d'un
cocu oriental.
Et bien d'autres rôles dont je ne me souviens
pas actuellement.
Physiquement, Rouvière était un petit moricaud
nerveux, ayant gardé jusqu'à la fin l'accent du
(i) Le Directeur du Théâtre de la Gafté.
378 ŒUVRES POSTHUMES
Midi, et montrant dans la conversation des fines-]
ses inattendues... — pas cabotin et fuyant les
cabotins. — Cependant, très épris d'aventures, il
avait suivi des saltimbanques pour étudier leurs
mœurs. — Très homme du monde^quoique comé-
dien, très éloquent.
Moralement, élève de Jean-Jacques Roussesu.
Je me souviens d'une querelle bizarre qu'il me fit '
un jour qu'il me trouva arrêté devant une bouti-
que de bijoutier.
Une cabane, disait-il, un foyer, une chaise, et
une planche pour y mettre mon divin Jean-Jac-
ques, cela me suffit. — Aimer le luxe, c'est d'un
malhonnête homme.
Peintre, il était élève de Gros.
Il y a quelques mois, Rouvière étant tombé ma-
lade, et étant très pauvre, des amis imaginèrent de
faire une vente de ses tableaux; elle n'eut aucun
succès.
Comme peintre, il était, à quelques égards, ce
qu'il était comme comédien. — Bizarre, ingénieux
et incomplet.
Je me souviens cependant d'un charmant tableau
représentant Hamlet contraignant sa mère à con*
templer le portrait da roi défunt. — Peinture
ultra-romanlique, achetée, m'a-t-on dit, par M. de
Concourt.
M. Théophile Silvestre a de jolis dessins de Rou-
vière. Pendant longtemps, M. Luquet (associé de
Cadart) a offert, comme étant de Géricault, un
tableau {les Girondins en prison) que j'ai reconnu
tout de suite pour un Rouvière... grande compo-
sition, sauvage et maladroite, enfantine même,
mais d'un grand feu.
-jjL
VARIÉTÉS 379
Comme comédien, Rouvière était très admiré
d'Eugène Delacroix.
M. Champfleury a fait de lui une curieuse étude
sous forme de nouvelle : le Comédien Trianon.
Nous aurions voulu g^rossir ce chapitre de quelques Lûiiiieries
du Tintamarre que la bibliographie La Fizelière et Decaux nl.irSbue
.à Baudelaire (années 1846-47), en collaboration avec Ant:'. V-ilu et
Th. de Banville. Mais la place nous manquait et d'ailleur^i il rûl èiè
bien aventureux d'oser un départ formel entre les proses ât « Frati-
çis Lambert, Marc Aurèle et Joseph d*Estienne ».
BA.UDELAIRE JOURNALISTE
LE SALUT PUBLIC (i)
I^^ NUMÉRO
VIVE LA RÉPUBLIQUE I
AU PEUPLE
On disait au Peuple : défie-toi.
Aujourd'hui il faut dire au Peuple : aie confiance
dans le gouvernement.
Peuple 1 Tu es là, toujours présent, et ton gou-
vernement ne peut pas commettre de faute. Sur-
veille, mais enveloppe-le de ton amour. Ton gou-
vernement est ton iBls.
On dit au Peuple: gare les conspirateurs, les
modérés,les rétrogrades! Sans doute il faut veiller,
les temps sont chargés de nuages, quoique Taurore
ait été resplendissante. Mais que le Peuple sache
(i) N*' des 27 elaS février 1848. — Ne pouvant faire ici, avec cer-
tituae, le dëpart du texte qui appartient en propre à Baudelaire,
nous donnons les deux numéros tout entiers. Selon La Fizelière et
Decaux, dans le n© i, l'article ayant pour titre : Aux chefs du
Gouvernement provisoire^ est de Baudelaire, ainsi que dans le n» 9,
les Châtiments de Dieu,
382 ŒUVRES POSTHUMES
bien ceci, que le meilleur remède aux conspirations
de tout genre est la foi absolue dans la Républi-
que, et que toute intention hostile est inévitable-
ment étouffée dans une atmosphère d'amour uni-
versel.
AUX CHEFS DU GOUVERNEMENT PROVISOIRE
Honneur à vous qui avez pris l'initiative et
rembarras des premiers jours.
Le Peuple a confiance en vous. Ayez confiance
en lui 1
La confiance réciproque sauvera tout. Honte à
qui n'est pas bon républicain I II n'est pas de ce
siècle I Honte à qui se défie. Il est donc faible!
Soyez grands, soyez forts dans le gouvernement,
et ne doutez jamais de Tintelligence du peuple qui
vous voit.
Il aime ceux qui l'aiment. Ne craignez donc
rien.
Ne faites jamais un pas en arrière. Marchez
plutôt comme le vent. Nous savons maintenant que
les heures sont des années.
Honneur donc à vous qui avez pris sur vos épau-
les le rude poids des premières journées I Vous tenez
l'Europe entre vos mains. Nous savons que vous
serez dignes de votre tâche. Car une commune
expérience, qui nous a été léguée par nos pères,
nous enseigne que , hors de l'assemblée nationale,
IL n'y a point de SALUT I
Et enfin, ce grand remède une fois appliqué par
vos soins sur nos longues souffrances, déposant votre
haute magistrature, vous emporterez le souvenir
BAUDELAIKE JOUHNAUSTE 383
d'une grande action et la pieuse reconnaissance
de tous, qui est l'unique décoration et l'unique
récompense digne des grand citoyens.
LES ETOILES FILENT, ET LES REPUTATIONS AUSSI
Deux hommes sont bien bas à cette heure, les
sieurs Thiers et Odilon-Barrot.
Le premier a toujours été un singe plein de
malice, riant, criant, gesticulant, sautant, ne
croyant à rien, écrivant sur tout.
Ne croyant pas à la Révolution, il a écrit la
Révolution.
Ne croyant pas à TEmpire, il a écrit TEmpire. '
Savez-vous ce qu'il aimait?
Les singes. Il leur a fait bâtir un palais.
Le second était son compère, un homme sérieux,
une contrefaçon de tribun ; il avait toute la gravité
d'un montreur d'ours, le sieur Barrot; toute sa
vie, il l'a passée à montrer un singe. Pendant dix
ans, la France a cru à un grand orateur , au sieur
Barrot.
Il est vrai qu'il entrait àl'ex-chambre des dépu-
tés avec une provision de mots plein ses poches.
Dans la poche droite, il mettait : Mon pays,
mon patriotisme. Dans la poche gauche, honneur
et f;^r/«. (Sa famille touchait c^n^ trente mille Jrancs
de places.)
La Grarde nationale est ivrede joie; elle accueille
partout avec enthousiasme les cris de : Vive la Ré-
pubUquel C'est un fait accompli; il n'y a plus que
des républicains en France.
384 ŒUVRES POSTHUMES . J
LE 24 FÉVRIER I
Le 24 Février est le plus grand jour de l'huma-
nité I C'est du 24 Février que les générations futures
daterontravènement définitif, irrévocable, du droit
de la souveraineté populaire. Après trois mille ans
d'esclavage, le droit vient enfin de faire son entrée
dans le monde, et la rage des tyrans ne prévaudra
pas contre lui. Peuple français^ sois fier de toi-
même, tu es le rédempteur de Thumanité.
Ayez à vos ordres quatre-vingt mille baïonnettes
et des caissons par milliers, et des canons mèche
allumée, si vous avez contre vous le droit et la
volonté du Peuple, vous êtes un gouvernement
perdu, et je ne vous donne pas vingt-quatre heu-
res pour décamper. Voilà ce que le 24 Février vient
d'enseigner au monde. Désormais toute nation qui i
demeurera esclave, c'est qu'elle sera pas digne d'ê-
tre libre : avis aux Peuples opprimés I
LES PRESSES MÉGANIQUES
Quelques frères égarés ont brisé des presses mé-
caniques. Vous cassez les outils de la Révolution.
Avec la liberté de la presse, il y aurait vingt fois
plus de presses mécaniques qu'il n*y aurait peut-
être pas encore assez de bras pour les faire fonc-
tionner.
Toute mécanique est sacrée comme un objet d'art.
L'intelligence nous a été donnée pour nous sauver.
Toute mécanique ou tout produit de l'intelli-
gence ne fait du mal qu'administré par un gouver-
nement infâme.
BAUDELAIRE JOURNALISTE 385
Les autres ouvriers ont protesté, entre autres les
rédacteurs du journal F Atelier. Nous attendions
cela d'eux.
LA REINE D ESPAGNE A LA COLIQUE
On dit même qu'à cette heure elle ne Ta plus.
Si quelques soupçons disaient juste, ce ne serait
qu'une preuve nouvelle que le crime lui-même sert
les bonnes causes.
Allons, Espagne ! Vite à l'œuvre I
TROIS MOTS SUR TROIS GOUVERNEMENTS
Depuis soixante ans, la France allait en fait de
gouvernements de mal en pis. Napoléon lui avait
donné un despotisme oint de suie de poudre, mais
scintillant de gloire ; la France lui pardonna. La
Restauration lui avait ramené le privilège et les
coups de cravache des gentilshommes ; mais elle
était franche d'allures et sans hypocrisie ; quel-
ques domestiques fidèles la suivirent sur la terre
d'exil. L'infâme gouvernement qui vient de tomber
voulut tenter sur la nation l'astuce, l'hypocrisie, la
cupidité et toutes les basses passions; un croc-en-
jambe du Peuple a suffi pour le jeter dans la boue.
UN MOT DE L EX-ROI
Quand ça commençait à chaufiFer, l'ex-roi riait
en sournois et disait en se frottant les mains :
« Moi aussi, j'aurai ma journée des dupes t » —
a3
iseo
ŒUVRES POSTHUMES
Quand on démolissait Charles X, il chassait gaie-
ment à Saint-Cloud. Toujours le même esprit de
vertige et d'erreur 1 Sont-ils si décrépits, ces pau-
vres ruis, que l'aveuglement soit chez eux maladie
hérédiiaire ?
LA RÉPUBLIQUE FRANÇAISE ET l'eUROPE
Les traités de i8i5 viennent, pour la seconde
fois depuis dix-sept ans, d'être lacérés par Tépéedu
Peuple français. Proclamons haut, bien haut, ces
trois sjrands principes de politique républicaine.
Plus de conquêtes I Les conquêtes sont un atten-
tat contre le droit des peuples, et tôt ou tard les
nations soumises réagissent contre leurs conqué-
rants*
La République française s'assimilera dans la
1 Imite de ses frontières naturelles les provinces qui
se donneront à elle librement et spontanément. En
dehors de ses frontières naturelles, qui sont le
Rhin et les Alpes, elle renonce solennellement à
posséder jamais un pouce de terrain.
La France prend sous sa protection tous les peu-
ples opprimés par un gouvernement tyrannîque,
étranger ou indigène, mais elle ne tirera son épée
que pour défendre les principes et les institutions
révolutionnaires.
Au dedans, la devise de la République française
est : Tout par le peuple ! Tout pour le peuple !
Au dehors : Tout par les peuples 1 Tout pour les
peuples I
BAUDELAIRE JOURNALISTE 887
BON SENS DU PEUPLE
Il y a des hommes qui sont pleins de phrases
toutes faites, de mots convenus et d'épithètes creu-
ses comme leur tête, — Le sieur Odilon-Barrot,
par exemple.
Quand on leur parle de 89, ces gens vous disent :
c'est Voltaire qui a fait la Révolution; ou bien :
c'est Rousseau qui a fait la Révolution ; ou bien :
c'est Beaumarchais qui a fait la Révolution.
Imbéciles! Niais ! Doubles sots I
Michclet Ta dit : « La Révolution de 89 a été
faîte par le peuple. » Là, Michelet avait raison.
Le peuple n'aime pas les gens d'esprit I et il
donnerait tous les Voltaires et les Beaumarchais
du monde pour une vieille culotte.
Ce qui le prouve, aux Tuileries rien n'a été sac-
cagé comme sculpture et peinture que l'image de
l'ex-roi et celle de Bugeaud ; un seul buste a été
jeté par les fenêtres!... Le buste de Voltaire!
RESPECT AUX ARTS ET A L INDUSTRIE
Un brave citoyen s'est porté hier soir à Meudon
pour avertir le commandant de la garde nationale
Âmanton de protéger les objets d'arts contre les
envahissements de la garde qui devait, dit-on, se
porter sur le château de l'ex-Roi. Le gouvernement
provisoire a dû délivrer une sauvegarde.
Ne cessons pas de le répéter : respect aux objets
d'art et d'industrie, et à tous les produits de l'in-
telligence !
383 ŒUVRES POSTHUMES
LA BEAUTE DU PEUPLE
Depuis trois jours, la population de Paris est
admirable debeauté physique. Les veilles etia fati-
gue affaissent les corps ; mais le sentiment des
droits reconquis les redresse et fait porter haut
toutes les têtes. Les physionomies sont illuminées
d'enthousiasme et de fierté républicaine. Ils vou-
laient, les infâmes, faire la bourgeoisie à leur ima-
ge, — tout estomac et tout ventre, — pendant que
le Peuple geignait la faim. Peuple et bourgeoisie
ont secoué du corps de la France cette vermine de
corruption et d'immoralité ! Qui veut voir des
hommes beaux, des hommes de six pieds, qu'il
vienne en France. Un homme libre, quel qu'il soit,
est plus beau que le marbre, et il n'y a pas de nain
qui ne vaille un géant quand il porte le front haut
et qu'il a le sentiment de ses droits de citoyen dans
le cœur.
LE CONSTITUTIONNEL EST SCANDALISÉ
Le Constitutionnel se résigne ; c'est bien de sa
part; c'est généreux. Le Constitutionnel promet
d'être bon citoyen.
Odilon Barrot, la grosse poupée de carton, et
Thiers, ce singe de foire, pardonnent au Peuple
de n'avoir pas voulu se laisser voler. Que pense le
Peuple de leur pardon?
LES ARTISTES REPUBLICAINS
Les peintres se sont bravement jetés dans la
BAUDELAIRE JOURNALISTE 38q
Révolution; ils ont combattu dans les rangs du
Peuple.
A THôtel de ville des artistes portaient sur leurs
chapeaux, écrit en lettres de sang, le titre d'ar-
tistes républicains; deux d'entre eux sont montés
sur une table et ont harangué le peuple.
On parlait d'une manifestation qui devait se
produire au Louvre contre l'Académie de peinture
qui, depuis dix-huit ans, a bu tant de larmes, a
tué tant de jeunes talents par la faim et la misère.
Mais les sots vieillards, architectes, musiciens,
arpenteurs et géomètres, sont à bas aujourd'hui.
Ne leur donnons pas le coup de pied de l'âne.
REOUVERTURE DES THEATRES
Les théâtres rouvrent.
Nous avons assez des tragédies; il ne faut pas
croire que des vers de douze pieds [constituent !e
patriotisme ; ce qui convenait à la première révolu-
tion ne nous suffit plus.
Les intelligences ont grandi. Plus de tragédies,
plus d'histoire romaine. Ne sommes-nous pas plus
grands aujourd'hui que Brutus, etc.?
BONNES NOUVELLES
— L' ex-roi et sa famille voguent vers l'Angle-
terre. Ils y sont sans doute arrivés. Que le Peuple
n'ait pas peur, l'Angleterre n'osera rien pour le
dernier des Bourbons.
— Pour de bon, les rois s'en vont ! Léopold est
a3.
SgO ŒUVRES POSTHUMES
en fuite. La Belgique s'est proclamée française.
— On voulait intimider le citoyen Rotschild (sic)
et le faire fuir: comme si le Peuple souverain Toladt
des ëcus. Il ne prend que ses droits. — Rotschild
a répondu : « J'ai confiance dans le nouveau gou
vernement et je reste. » Bravo !
— Une assemblée nationale sera convoquée aus-
sitôt que le gouvernement provisoire aura rég-lé les
mesures d'ordre et de police nécessaires pour le
vote de tous les citoyens.
— La République française est proclamée à
Dijon.
— Honneur à Pie IX I Voici de grandes paroles
qu'il a prononcées récemment : « Ce sont les édi-
fices anciens qui ont besoin de fondements nou-
veaux. »
— Hier, deux prêtres enjambaient une barricade ;
des hommes du Peuple les insultent ; un plus grand
nombre les défend. Cette haute raison du Peuple
est merveilleuse.
— Plus beau encore. On trouve dans la chapelle
des Tuileries un remarquable Christ en bois. Quel-
qu'un s'écrie : ck Cest notre maître I chapeau bas!»
Tout le monde se.découvre et on porte le Christ en
triomphe à Saint-Roch.
Décidément, la Révolution de i848 sera plus
grande que celle de 1789; d'ailleurs elle commence
où l'autre a fini.
VIVE LA RÉPUBLIQUE
Les rédacteurs : champfleurt,
BAUDELAIRE ET TOUBIN.
Imp Ed. Bautruche, r. de la Harpe, 90,
LE SALUT PUBLIC
//e NUMÉRO
VIVE LA RÉPUBLIQUE I
Les rédacteurs propriétaires du salut public,
CHAMPFLEURY, BAUDELAIRE et TOUBiN, oTit retarde
à dessein V envoi du journal à leurs abonnés^ afin
défaire graver une vignette (i) qui servira à dis»
tinguer leur feuille d'une autre qui s'est emparée
du même titre.
LES CHATIMENTS DE DIEU
L'ex-roi se promène.
Il va de peuple en peuple, de ville en ville.
Il passe la mer ; — au-delà de la mer, le peuple
bouillonne, la République fermente sourdement.
Plus loin, plus loin, au-delà de TOcéan, la Répu-
blique !
11 rabat sur l'Espagne, — la République circule
dans Tair, et enivre les poumons, comme un par-
fum.
Où reposer cette tête maudite ?
A Rome?... Le Saint-Père ne bénit plus les
tjnrans.
Tout au plus pourrait-il lui donner l'absolution.
(i) Cette vignette, des plus mauvaises d'ailleurs, était signée
G. Courbet.
392 ŒUVRES POSTHUMES
Mais Tex-roi s'en moque. Il ne croît ni à Dîen,
ni à Diable.
Un Terre de Johannîsberg, pour rafraîchir le
gosier altéré du Juif errant de la Royauté !... Mcl-
ternich n'a pas le temps. Il a bien assez d'affaires
sur les bras; il faut intercepter toutes les lettres,
tous les journaux, toutes les dépêches. Et d'ail- j
leurs, entre despotes, il y a peu de fraternité.
Qu'est-ce qu'un despote sans couronne ? |
L'ex-roî va toujours de peuple en peuple, de
ville en ville.
Toujours et toujours, vive la République ! vive
la Liberté ! des hymnes ! des cris ! des pleurs de
joiel
Il court de toutes ses forces pour arriver à temps
quelque part avant la République, pour y reposer
sa tête, c'est là son rêve. Car la terre entière n'est
plus pour lui qu'un cauchemar qui l'enveloppe. ,'
Âlais à peine touche-t-il aux barrières que les clo- {
ches se mettent gaiement en branle, et sonnent la
République à ses oreilles éperdues.
La tête de Louis-Philippe attire la République
comme les paratonnerres servent à décharg-er le
Ciel.
Il marchera lontemps encore, c'est là son châti-
ment. Il faut qu'il visite le monde, le monde répu-
blicain, qui n'a pas le temps de penser à lui.
AUX PRETRES
Au dernier siècle, la royauté et l'Eglise dor-
maient fraternellement dans la même fange, quand
BAUDELAIRE JOURNALISTE 3r3
la révolution fondit sur elles et les mit en lam-
beaux.
— Inconvénient des mauvaises compagnies, se
dit l'Eglise; on ne m'y reprendra plus.
L'Eglise a eu raison. Les rois, quoi qu'ils fas-
sent, sont toujours rois, et le meilleur ne vaut pas
mieux que ses ministres.
Prêtres, n'hésitez pas : jetez-vous hardiment
dans les bras du peuple. Vous vous régénérerez à
son contact; il vous respecte; il vous aimera.
Jésus-Christ, votre maître, est aussi le nôtre ; il
était avec nous aux barricades, et c'est par lui,
par lui seul, que nous avons vaincu. Jésus-Christ
est le fondateur de toutes les républiques moder-
nes; quiconque en doute n'a pas lu l'Evangile.
Prêtres, ralliez-vous hardiment à nous; AfFre et
Lacordaire vous en ont donné l'exemple. Nous
avons le même Dieu : pourquoi deux autels ?
CE PAUVRE METTERNICH I
La France est en République.
La Suisse est République, vraie République
depuis quatre mois .
L'Angleterre, l'Espagne et la Belgique sont à la
veille d'être Républiques.
L'Autriche, monstre à trois têtes, disparaîtra de
la carte. La République Allemande prendra sa tête
allemande; la République Italienne prendra sa tête
Italienne, la République Polonaise — une bonne
celle-là 1 — prendra sa tête slave. Qui de trois ôte
trois, reste ce pauvre M. Metternich, qui ne mourra
pas dans son lit.
394 ŒUVRES POSTHUMKS
Il y a donc une justice dÎTine 1
DES MŒURS, ou TOUT EST PERDU 1
Des mœurs, des mœurs, il nous faut des mœurs!
Régénérer les institutions, très bien, mais régéné-
rons aussi les mœurs, sans lesquelles il n'y a pas
d'institutions. Le nom de République est beau et
glorieux, mais plus il est glorieux, plus il est dif-
ficile à porter. Effaçons donc de nos cœurs tous
les instincts avilissants, toutes les passions abjectes
que l'impur gouvernement de Louis-Philippe a
cherché à y faire germer. La vertu est le principe
vivifiant, la force conservatrice des républiques.
La Convention avait mis la vertu à Tordre du
jour.
l\mI DU PEUPLE DE l848
Le citoyen Raspail, médecin comme Marat, et
comme lui médecin malheureux et plein de dis-
putes, fait comme lui l'Ami du Peuple, Les deux
premiers numéros sentent le Marat d'une lieue.
Même défiance, même talent, même ferveur I —
Mais est-il bien temps? Ces défiances accusées déjà
si nettement ont leur danger. Toutes les nomina*
tions seront révisées, et il ne faut pas semer la
peur.
Le citoyen Raspail, comme son illustre chef de
file, .est un parfait honnête homme, et il a le droit
d'être très sévère ; nous adjurons seulement le
BAUDELAIRE JOUANALiSTE SqS
citoyen Raspail de ne pas encore user de son droit.
De grâce, de grâce, ne préjugeons rien contre le
gouvernement. Surveillons-le sévèrement et que les
millions d'yeux de la Nation soient nuit et jour
braqués sur lui; mais ne troublons pas son action
par des défiances prématurées. S'il ne va pas droit,
haro I S'il va droit, bravo 1 dans un cas comme
dans l'autre, ne le jugeons que sur ses actes, il y
va du salut public. Les accusations de tendances,
laissons-les à l'immoral gouvernement que nous
venons de jeter à bas; elles sont indignes de
Républicains. Des hommes de 98, ne prenons que
leur foi ardente à la République et leur admirable
dévouement à la patrie ; surtout ne recommençons
ni Marat, ni Chabot, ni aucun de ces infatigables
flaireurs de mauvaises intentions. C'est ainsi seu-
lement que nous préserverons notre jeune Répu-
blique des mille périls qui menacent son berceau.
LE JOURNAL CONSERVATEUR DE LA REPUBLIQUE
11 faut rendre justice à qui de droit, maintenant
que nous avons le temps.
Le citoyen Girardin se conduit' admirablement.
Au milieu du troublcj du désordre qui envahissent
momentanément toutes choses publiques et parti-
culières, le journal du citoyen Girardin est mieux
fait que jamais. Cette habileté connue, cette apti-
tude rapide et universelle, cette énergie excessive,
tout cela tourne au profit de la République.
Tous les jours les questions importantes et
actuelles sont mâchées dans la Presse.
Zgù CEUVBES POSTHUMES
Le citoyen Girardin prend pour devise : une
IDÉE PAR JOUR 1
Son journal, jusqu'à présent, dit ce que tout le
monde pense.
Lundi, le citoyen Girardin a été le premier au
rendez- vous sur la tombe d'Armand Carrel.
LA CUREE
Indignation 1 Nous venons des ministères, de
THôtel-de- Ville et de la préfecture de police : les
corridors sont remplis de mendiants de place. On
les reconnaît à la bassesse de leurs figures emprein-
tes de servilisme.
Non, ce ne sont pas là des Républicains; un
Républicain s'attache à mériter les emplois et ne
s'inquiète pas de les obtenir. Les pavés de nos
rues sont encore rouges du sang de nos pères
morts pour la liberté ; laissons, laissons au moins
à leurs ombres généreuses un instant d'ilIusioD
sur nos vertus . Encore si ces insatiables dévoreurs
de la République avaient combattu avec nous pour
son triomphe; mais celui qui gravit si lestement
l'escalier d'un ministre, celui-là, soyez-en sûrs,
n'était pas aux b^ricades.
Patience! Nous vous arracherons le masque,
hommes infâmes; vous ne jouirez pas longtemps
du prix de vos bassesses.
LA PREMIERE ET LA DERNIERE
En 89, l'éducation morale du peuple était nulle
j
BAUDELAIRE JOURNALISTE 897
OU à peu près — Aujourd'hui le peuple connaît
et pratique ses devoirs à faire honte à bien des
ex-nobles et à bien des bourgeois.
En 89, la noblesse et le clergé combattirent
avec fureur la révolution. — Aujourd'hui, jusqu'à
fait contraire, il n'y a que des républicains en
France.
En 89, une fraction de la nation émigra et prit
les armes contre la République. — Aujourd'hui,
personne n'émigre, pas même le sieur Thiers, dont
la République se passerait cependant bien volon-
tiers.
En 89, la société était rationaliste et matéria-
liste. — Aujourd'hui, elle est foncièrement spiri-
tualiste et chrétienne.
Voilà pourquoi 98 fut sanglant. — Voilà pour-
quoi i848 sera moral, humain et miséricordieux.
Il y avait en Allemagne un duché de quatre
soiiSjgrand comme la main, qui s'appelait le duché
de Gobourg-Gotha. C'était pour ainsi dire un haras
royal, une écurie de beaux hommes, tous taillés
en tambours-majors qui étaient destinés aux prin-
cesses de l'Europe.
Maintenant qu'il n'y a plus de princesses, à
quoi vont s'occuper ces hommes entiers ?
SIFFLONS SUR LE RESTE
Sous l'ex-roi, il y avait une pairie^ c'est-à-dire
a4
ZgS ŒUYHSS POSTHUMES
des vieillards impotents pleins de serments, et de
rhumatismes.
Il n'y a plus de pairie : sifflons sur le reste!
Sous l'ex-roi, il y avait des soldats barbares,
ivres de sang, les municipaux dont la joie était de
descendre un homme du. peuple.
Il n'y a plus de municipaux : sifflons sur le
reste 1
Sous Tex-roi, il y avait un cens électoral;
moyennant 5oo fr., un imbécile avait le droit de
parler à la Chambre; moyennant 200 fr,, un bour-
geois avait le droit de se faire représenter par un
imbécile.
Il n'y a plus de cens : sifflons sur le reste!
Sous Tex-roi, il y avait un timbre; une petite
gravure large comme un sou qui empêchait les
citoyens intelligents d'éclairer leurs frères.
Il n'y a plus de timbre : sifflons sur le reste!
Sous Tex-roi, il y avait un impôt sur le sel, qui
empêchait la fertilisation des terres, qui enrayait
les socs des charrues.
Il n'y a plus d'impôt sur le sel : sifflons sur le
reste!
Sous Tex-roi, il y avait des tas de foutriçuets,
une légion de ventrus, des armées de bornes; tous
puisaient à pleines mains dans le coffre des fonds
secrets et s'enrichissaient aux dépens du peuple.
Il n'y a plus de foutriquets, il n'y a plus de ven-
trus, il n'y a plus de bornes que celles des rues.
Sifflons sur le reste !
— L'Odéon représenta, quelque temps avant la
BAUDELAIRE JOURNALISTE Sgg
Révolution, le Dernier Figaro, du sieur Lesguil-
lon. Cet auteur de bas étage fit une pièce contre-
révolutionnaire; sous Tex-roi, il en avait le droit;
d'ailleurs, la censure n^eût pas permis de montrer
les hommes de 89 à 98 sous leur vrai jour. Mais
aujourd'hui il est question de remonter celte misé-
rable pièce avec des replâtrages républicains*
Les écoles qui ont sifflé et resifflé le Figaro révo-
lutionnaire ne doivent pas davantage laisser reve-
nir Figaro avec ses bandages, ses compresses, ses
béquilles républicaines.
Le peuple saurait bien se conduire si le citoyen
Alexandre Dumas tentait de républicaniser son
immorale pièce des Girondins.
— Le sieur Châtel a fait four. Personne ne veut
entendre parler de son Eglise française. Voyez-
vous, du reste, le lendemain de la prise des Tuile-
ries, le religionnaire idiot qui croit qu'on a le temps
de penser à ses messes en mauvais français !
Le peuple a lui-même déchiré toutes les procla-
mations et placards de ce nigaud de primat des
Gaules.
— Quelqu'un court dans le Quartier Latin pour
récolter des signatures au bas d'une pétition à cette
fin de garder le sieur Orfila à la Faculté.
Ce vendeur de perlinpinpin, ce chanteur bouffon
se sent donc destitué ; il est donc coupable.
En toute matière de ce genre, prenons garde à
l'indulgence 1
— A bientôt la reprise, au Théâtre de la Répu-
blique, du Roi s'amuse, une des grandes œuvres
du citoyen Victor Hugo. 11 faut que le Théâtre de
la Porte-Saint-Martin reprenne au plus vite et t Au-
berge des Adrets, et Robert Macaire, et surtout
j
^00 ŒUVRES POSTHUMES
celte belle pièce de Vautnn^de notre grand roman-
cier, le citoyen Balzac.
On parle de jouer Pinto, A quoi bon s^ennuyer
pendant trois heures pour entendre crier : A bas
Philippe I Allusion très significative sous Tex-roi,
mais sans portée aujourd'hui.
— Que les citoyens ne croient pas aux dames
Hermance Lesguillon, aux sieurs Barthélémy, Jean
Journet et autres qui chantent la République en
vers exécrables .
L'empereur Néron avait la louable habitude de
faire rassembler dans un Cirque tous les mauvais
poètes et de les faire fouetter cruellement.
Les rédacteurs: ghampfleurt,
BAUDELAIRE et TODBIN.
Imp. Ed. Bautruche, r. delà Harpe, 90.
LE HIBOU PHILOSOPHE (i)
[note]
— Que le titre soit placé haut, que le papier ait
l'air bien rempli.
— Que tous les caractères employés soient de la
même famille, — unité typographique, — que les
annonces soient bien serrées, bien alignées, d'un
caractère uniforme.
— Je ne suis pas très partisan do rhabiuide
d'imprimer certains articles avec un caraclère plus
fin que les autres.
— Je n'ai pas d'idée sur la convenance de divi-
ser la page en trois colonnes au lieu de la diviser
en deux.
— ARTICLES A FAIRE i Appréciation générale des
ouvrages de Th. Gautier, de Sainte-Beuve- —
Appréciation de la direction et des tendances de la
Revue des Deux^Mondes. — Balzac^ aiileur dra-
matique. — La Vie des coulisses, — L'Esprit d'a-
telier. — Gustave Planche j éreintement radical ^
nullité et cruauté de l'impuissance, style d'imbécile
et de magistrat. — Jules Janin : éreintage absolu ;
(i) Octave Uzanne, le l^ivre, lo septembre 1884. — Le Hibou phi-
losophe est le titre d'un hebdomadaire qu'avaient projeté de com-
pa^ie Baschet, Baudelaire, Champfleury, Monselet H André Tho-
mas, vers i853.
402 ŒUVRES P0STHUMR8
ni savoir, ni style, ni bons sentiments. — Alexan-
dre Dumas : à confier à Monselet ; nature de farceur :
relever tous les démentis donnés par lui à l'histoire
et à la nature ; style de boniment. — Eugène Sue :
talent bête et contrefait. — Paul Féval : idiot.
OUVRAGES DESQUELS ON PEUT FAIRE UNE APPRE-
CIATION : Le dernier volume des Causeries du
lundi. Poésies d'Houssaye et de Brizcux. Lettres et
Mélanges de Joseph de Maistre. La Religieuse de
Toulouse: a tuer. La traduction d'Emerson. Faire
des comptes-rendus des faits artistiques. Examiner
si Tabsence de cautionnement et la tyrannie actuelle
nous permet de discuter, à propos de Fart et de la
librairie, les actes de l'administration.
— Examiner si l'absence de cautionnement ne
nous interdit pas de rendre compte des ouvrages
d'histoire et de religion . Eviter toutes tendances,
allusions, visiblement socialistiques, et visiblement
courlisanesques.
— Nous surveiller et nous conseiller les uns les
autres avec une entière franchise. Dresser à nous
cinq la hste des personnes importantes, hommes de
lettres, directeurs de revues et de journaux, amis
à propagande, cabinets de lecture, cercles, restau-
rants et cafés, libraires auxquels il faudra envoyer
le Hibou philosophe; faire les articles sur quel-
ques auteurs anciens, ceux qui, ayant devancé leur
siècle, peuvent donner des leçons pour la régéné-
ration de la littérature actuelle. Exemple : Mercier,
Bernardin de Saint-Pierre, etc..
— Faire un article sur Florian (Monselet);
— sur Sedaine (Monselet ou
Champfleury) ;
— sur Ourliac (Cliampfleury) ;
BAUDELAIRE JOURNALISTE 4^3
faire à nous cinq un grand article : la Vente des
vieux mots aux enchères^ de V Ecole classiqfte, de
C Ecole classique galante^ de l'Ecole roman£u/ue
naissante, de l* Ecole lunatique, de l'Ecole lance dt?
Tolède, de r Ecole olympienne (V. Hugo), de /'E-^
cote plastique (T. Gautier), de l'Ecole païenne {i)
(Banville), de l'Ecole poitrinaire, de l'Ecole du
bon sens (2), de l'Ecole mélancolico-farceuse
(Alfred de Musset).
— Quant aux nouvelles que nous donnerons,
qu'elles appartiennent à la littérature Aii^fanias^
tique, ou qu'elles soient des études de mœurs, des
scènes de la vie réelle, autant que possible en style
dégagé, vrai et plein de sincérité.
(i) On sait que le chapitre XIV de VArt Romantique porle ce
titre.
(a) V. la note de Drames et Romans honnêtes, — Œ. C, lorïi(?îlT,
p. 395.
I
I
£às3L
■Â'^
PROJETS ET NOTES
NOUVELLES ET ROMANS (r)
[Liste de titres.]
Un Affamé. — L'Almanach. — L'Amour du
rouge. — V Amour parricide. — L'Autel ck: lu vo-
lonté. — L'Automate. — Jeanne et raulomale, —
La Baignoire. — Le Bain et la toilette. — Le Boa.
' — Boni/ace. — Le Triomphe du jeune Boniface. —
Une brebis galeuse. — Le Catéchisme de la femme
aimée. — Le Crime au collège. — La Ciguë islan-
daise (voyez Gœrres). — Le Déserteur. — Le Déser-
teur incorrigible. — Le Déshabillage. — Les En-
fants précoces. — Les Enseignements d'un mons-
tre. — L'Entreteneur. — La Femme malhonnête- —
La Fin du monde. — Le Fou raisonnable et la belle
aventurière. — Les Heureux de ce [ou du] monde.
— Un Homme en loterie. — L'Holocauste iavo*
lontaire. — L'Holocauste. — Une Infâme adorée.
— La Licorne, — La Maîtresse de P idiot, ~ La
(i) Collection Grépet. — M. Eugène Crépet avait publia', u^i. cit.
une grosse partie de ces listes ou notes. Nous imprimons en Jialiqae
ceux de ces titres que Baudelaire avait soulignés.
4oO ŒUVRES POSTHUMES
Maîtresse vierge. — Le Mari compteur. — Le
Marquis invisible (très important). — Les Mineurs.
— Le Monde sous-marin. — Les Monstres. — La
Négresse aux yeux bleus. — Le Père qui attend
toujours. — Pile ou face (i). — Le Portrait fatal
— Le Portrait impossible (par suite d'antipathie).
— Le Prétendant malgache. — Une Rancune. —
Une Rancune satisfaite. — Rêve avertisseur. — Le
Rêve prophète. — La Répartie heureuse. — Une
Saute de vent. — Spéculation sur la poste. — La
Traite des blancs. — Les Tribades. — Le Triom-
phe de Jeane. — Les Verriers. — Une Ville dans
une ville. — Le Visage ingénu.
[Notes,']
Le Pauvre affamé. — * Supposons un pauvre
affamé voulant profiter d'une fête publique et d'une
distribution de vivres pour manger. Il est bous-
culé et assommé par la multitude.
L Almanach. — Bâtir une spéculation sur un
calcul de probabilités relativement aux lettres char-
gées qui n'arrivent pas et aux indemnités qui en
résultent.
L Amour parricide. — Peinture de l'auberge.
La femme, le mari, le père du mari. Les amants,
toute la ville, y compris le procureur impérial et
les gendarmes.
Raison de la haine de la femme contre le père.
Jalousie du mari. Le meurtre, le procès, l'exé-
cution.
(i) Sur une note, les titres Pile ou face et Un affamé sont réunis
par une accolade en face de laquelle on lit : Conspiration.
PROJETS ET NOTES 407
L'Automate. — Quel il est, comme amaiil.
Sorcier, en prévision de malheur, il veut luUer
contre les lois de la nature. Son testameul : rf Si
tu m'aimes vraiment...» Et il revit automatique-
ment. Sa maîtresse se demande laquelle des deux
existences est un rêve. L'automate, souftlé par
Tâme, lui persuade qu'elle a rêvé autrefois t:L qae
maintenant il vit bien réellement.
Cependant l'âme, rougissant de créer le bonheur
par le mensonge, préfère commettre un honncidc
et réveille son amie par la mort, pour lui tout
raconter dans le paradis.
Qu'est-ce que le paradis?
Jeanne et V Automate.
Vieil entreteneur. — Tous les libertinages.
La danse grammaticale.
La voix de l'adjectif me pénétra jusqu'aux os.
FRAGMENTS (i)
A. est libertin*
A. ne l'est pas encore.
A. mort ne Test plus.
A. devient libertin.
La froide épouse devient la chaude amante d'un
mort.
Sans doute dans quelques moments de délire,
je lui prodiguai des caresses bien vives, car il me
dit plusieurs fois qu'il n'aurait jamais supposé tant
de diaboliques erreurs dans l'amour d'une honnête
femme, surtout d'une philosophe.
Voix du paradis.
Le hic, c'est le drame de la Révélation.
^ Le style d'autant plus décent que les idées sont
' moins décentes.
Ce qui devient la touche mystérieuse.
Il y a dans la maigreur une indécence qui la
rend charmante.
La fin du monde. — Un roman sur les derniers
hommes, — Les mêmes vices qu'autrefois. — DLs-
(i) Collection Crépet.
PROJETS ET NOTES 409
tances immenses. — De la guerre, des mariages,
delà politique parmi les derniers hommes.
Les dernières palpitations du monde, luttes,
rivalités. La haine. Le goût de la destruction et de
la propriété. Les amours, dans la décrépitude de
rhumanité. Chaque souverain n'a que cinquante
hommes armés. (Eviter le dernier Homme) (i).
Le Fou raisonnable et la belle aventurière. —
Jouissance sensuelle dans la société des extrava-
gants
Quelle horreur et quelle jouissance dans un
amour pour une espionne, une voleuse, etc.! La
raison morale de cette jouissance.
Il faut toujours en revenir à de Sade, c'est-à-
dire à l'homme naturel y pour expliquer le mal.
Débuter par une conversation, sur Tamour, entre
gens difficiles.
Sentiments monstrueux de l'amitié ou de Tad-
miration pour une femme vicieuse.
Trouver des aventures horribles, étranges, à
travers les capitales.
La Belle Aventurière. — Roman plutôt que
poème.
La Maîtresse vierge. — La femme dont on ne
jouit pas est celle que Ton aime.
Délicatesse esthétique, hommage idolâtrique des
blasés.
Ce qui rend la maîtresse plus chère, c'est la dé-
bauche avec d'autres femmes. Ce qu'elle perd en
jouissances sensuelles, elle legagneen adoration. La
(i) Titre du poème en prose de Grsiaville.
4lO ŒUVRES POSTHUMES
conscience d'avoir besoin du pardon rend l'homme
plus aimable. De la chasteté dans l'amour.
Pile ou face, — Avoir découvert une conspira-
tion. — C'est presque une création. — C'est nu
roman dont je liens le dénouement. — Je dispose
de l'Empire. — Alternative, hésitation. — Pourquoi
sauver l'Empire? Pourquoi le détruire ? — Donc
pile ou face.
Peut-être une comédie.
Le Portrait fatal. — Méthode analytique pour
vérifier le miracle. Portrait du défunt. Découverte
du testament. Peinture d'une famille marquée de
tristesse fatale.
Le Prétendant malgache. — Retrouver un
numéro du Monde Illustré. — Voir MM. Reynaud,
Pothey et Delvau, 9, rue Véron.
L'homme qui croît que son chien ou son chat,
c'est le diable, ou un esprit quelconque enfermé.
L'homme qui voit dans sa maîtresse un défaut,
un vice (physique ?) imagfinaire. Obsession.
L'homme qui se croit laid, ou qui voit en lui-
même un vice (physique ?) imaginaire. Obsession.
L'homme désespéré de n'être pas aussi beau que
sa femme.
Celui qui n'est pas beau ne peut pas jouir de
l'amour.
Voir la question de la Sultane Alida.
La Foire aux décorations. — Gazette des tribu-
naux, 3o septembre i858, M. Ducreux, substitut
PROJETS ET NOTES 4"
Série de scènes du Directoire et du Consulat.
Modes de ces époques.
Estampes indécentes de ces époques.
Le style de Montesquieu.
Les jouissances de TEglise. Impressions liberti-
nes ressenties à Saint-Paul.
Une petite vieille qu'on suit.
La galerie de statues ou de tableaux pour le
nouveau don Juan.
Théorie de la foi.
Appliquer à la joie, au se sentir vivre, l'idée
d'hyperacuité des sens, appliquée par Poe à la dou-
leur. Opérer une création par la pure logique du
contraire. Le sentier est tout tracé, à rebours.
Ni remords ni regrets.
Qu'importe de souffrir beaucoup, quand on a
beaucoup joui?
C'est une loi, un équilibre.
Trouver l'algèbre morale de ce dicton.
Refrains variés.
Ecrire à Malassis pour lui demander des livres
sur les chauff'eurs, lès brigands, les sorciers, surtout
après l'époque révolutionnaire.
Vendée.
Schinderhannes (i).
(i) Jean Buckler, dit Schinderhannes (Jean rEcorcheur), exécuté
en i8o3, chef de brigands célèbre de l'autre côté du Rhin.
4l2 CBUVaES POSTHUMES
Brigands.
Sorcellerie.
Séquestrations.
Palais et prisons (souterrains).
Et des supplices et dos épouvantes I
Tout jeune, les jupons, la soie, les parfums, les
genoux des femmes.
L'amour de la perfection. Tout ce dont il se
dégoûte, il le détruit.
Il trouve une excuse.
Trouver le dénouement par voie d'analyse.
Pénétrer le sens (vague et général) des couleurs.
Divisions et subdivisions.
Le voluptueux, ayant oscillé longtemps, est tiré
de la férocité dans la charité. Quel genre de mal-
heur peut opérer sa conversion? La maladie de son
ancienne complice. Lutte entre Tégoïsme, la pitié
et le remords. Sa maîtresse (devenue sa fille) lui
fait connaître les sentiments de paternité. — Re-
mords : — qui sait s'il n'est pas l'auteur du mal ?
Sur l'album de Philoxène Boyer (i).
Parmi les droits dont on a parlé dans ces der-
niers temps, il y en a un qu'on a oublié, à la dé-
monstration duquel tout le monde est intéressé, —
le droit de se contredire.
(i) L'Echo de Paris, 19 juillet 1890.
I
TABLE
AYANT-PROPOS DBS EDITEURS.
LES FLEURS DU MAL
DéoiCACB A THÉOPHILE GAUTIER . , 9
PROJETS DE PRÉFACE.
Première version , 1 1
Deuxième version i3
Troisième version iC
Notes 17
Première version de I'épilogue 19
PIÈGES CONDAMNÉES.
Les Bijoux - . 2i
Le Lélhé 22
A celle qui est trop gaie 23
Lesbos 25
Femmes damnées (Delphine et Hippolyte) 27
-^ Les Métamorphoses du Vampire ■ , . . 3i
LES ÉPAVES
GALANTERIES .
Les promesses d'un visoçe 33
Le Monstre ou le paranymphe d'une nymphe
macabre ^ . . . . 34
BOUFFONNERIES .
Sur les débuts d'Amina Boschetti .*-.... 3C
j
4l4 ŒUVRES POSTHUBfES
A M. Eusfèoe Fromentin 87
Un cabaret folâtre Sg
Le jet d'eau ( Variante da refrain) Sg
AUTRES POÉSIES PUBLIÉES DU VIVANT
DE L'AUTEUR
Sonnet burlesque 4i
Sapho 42
A une Indienne 44
Chanson de la Closerie des Lilas 44
Vers laissés chez un ami absent 4^
Sonnet pour s'excuser de ne pas accompagner un ami
à Namur 4^
POÉSIES PUBLIÉES DEPUIS LA MORT DE L'AUTEUR
OU INÉDITES
N'est-ce pas qu'il est doux, maintenant que nous
sommes 49
// aimait à la voir, avec ses Jupes blanches 49
Incompatibilité 49
Tout à r heure, Je viens d'entendre 5i
Vous avez, compagnon, dont le cœur est poète 62
Je n'ai pas pour maîtresse une lionne illustre 52
Ci'Qtt qui, pour avoir par trop aimé les qaupes, ... 54
Tous imberbes alors ^ sur les vieux bancs de chêne, 54
Noble femme au bras fort, qui durant les longs Jours . 57
Élégie refusée aux Jeux floraux 57
Hélas! qui na gémi sur autrui, sur soi-même Sg
Quant à moi, si /avais un beau parc planté d*ifs. . . 59
Autre Monselet Paillard , 60
Lorsque de volupté s'alangaissent tes yeux 60
Sur Talbum de Madame Emile Chevalet 61
Je vis, et ton bouquet est de V architecture 61
AMiENITATES BBLOICiE.
Venus belge 62
La propreté des demoiselles belges 63
Une Eau salutaire. 63
Un nom de bon augure 63
Opinion de M. Hetzel sur le faro 64
Les Belges et la lune 64
Il
TABLE DES MATIÈRES l^îS
Ëpitaphe pour Tatelier de M. Rops 65
L'Esprit conforme 65
La Civilisation Belge 65
POÉSIES APOCRYPHES
La ballade du noyé 67
A l'amphithéâtre 68
Le chien mort G9
Inconsciente 70
Sonnet daté de la Morgue 71
JOURNAUX INTIMES
NOTE AUTOBIOGRAPHIQUE 78
FUSÉES 75
MON CŒUR MIS A NU ^f)
THEATRE
LA FIN DE DON JUAN 1-^7
LE MARQUIS DU I^r HOUZARDS , îi^O
l'ivrogne 1 53
Liste de pièces projetées i Gi
CRITIQUE LITTÉRAIRE
Contes Normands de Jean de Falaise i63
Prométhée délivré de Senneville * i Û4
Le Siècle de Bathild Bouniol î 68
Les Contes de Champfleury 169
Notes analytiques et critiques sur les Liaisons dange-
reuses r73
Note analytique sur les Travailleurs de la mer 187
TRAVAUX SUR EDGAR POE
Edgar Allan Poe. Sa vie et ses ouvrages 189
Dédicace des Histoires extraordinaires , 2/^2
Aventure sans pareille d'un certain Hans Pfaall [Note], 3^4
Révélation magnétique [Note]. 349
SUR LES BEAUX-ARTS
DE LA CARICATURE ET GÉNÉRALEMENT DU COMIQUE DANS
LES ARTS a53
l-
4l6 ŒUVRES POSTHUMES
DE6GUIPT10N ANALYTIQUE d'uNB ESTAMPE DE BOILLY. . . , . . 205
l'eau-forte EST A LA MODE 256
CATALOGUE DE LA COLLECTION DE M. CRABBB 269
ARGUMENT DU LIVRE SUR LA BELGIQUE
Premier fragmeot • 26^
Deuxième frajB^ent 276
Note détachée 286
POLÉMIQUES
COMMENT ON PAIE SES DETTES QUAND ON A DU GÉNIE 289
LETTRE AU FIGARO. [eN REPONSE A UN ARTICLE DE JEAN
ROUSSEAU : LES HOMMES DE DEMAIN. I. M. CHARLES
BAUDELAIRE] 294
UNE RÉFORME A L* ACADÉMIE . ^96
ANNIVERSAIRE DE LA NAISSANCE DE SHAKESPEARE 302 '
LETTRE A JULES JANIN.
Premier projet 809
Deuxième projet 3ia
l'esprit ET LE STYLE DE M. VILLEMAIN 321
LETTRES d'un ATRABILAIRE 35l
VARIÉTÉS
k CHOIX DE MAXIMES CONSOLANTES. SUR l'aMOUR 352
BIOGRAPHIE DES EXCENTRIQUES 363
PAUL DE MOLÉNES 373
LE COBIÉDIEN ROUVIÊRE 376
BAUDELAIRE JOURNALISTE
LE SALUT PUBLIC ( i^' Huméro) 38l
LE SALUT PUBLIC (â* Huméro) 391
LE HIBOU PHILOSOPHE , 4^1
PROJETS ET NOTES
NOUVELLES ET ROMANS , l\0^
FRAGMENTS 4o8!
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littérature t PoéHie, Théâtre, Muêique, Pôlntur©^ Scuî^
Philo Bophie. -Hiatoira, Sociologie, Sciences, Voyag.
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CrltiqiiB, Littératures étra ngèr es. Revu© de la Quînis
La Re'Tue de la Quinzain© s '.-i lime nie à Tét ranger autant qircn Fr
elle offre un nfimbre coti si durable de dortiineiits, et copslilue une sorte d'
cyclopi*die au jour le four w dii mouvement universel des idées. Elle se cod
des rubriques suivanlcs ;
Epilogues (aclvialilé) : Remy de Gour-
moni.
Les Poèmes ; Pierre Qu il lard.
Les Homans .' Racbilde,
Litiêratnre .* Jean de Gonrmout.
Liiiéraîuvû dramatique : Georges
PoUi.
Littératures antiques : A. -Ferdinand
Herold.
liistaire .* Edmond Barthélémy.
Philosophie : Jules de GaiiUier.
Pstfctiùîogie : Gaston Dan ville*
Le Momement scienti^que .* Georges
Bohn . ,
Psi^chiâtrîe et Sciences médicales :
Dorlenr Alh'ert Primir,
Science sociale / Henri AfazeU
Ethnographie^ Foikhre ; A. Van
Gratiep,
Archéologie, Voi^ges : Charles Merkî.
Qtie&iions jarîéigues : Jos^ Thery.
Questions militaires et maritimes :
Jean NoreL
Questions coîoniâUs : Garl Si^er.
Qaestions morales et religieuses .*
Louis Le Cardon nel.
Ésolèrisme et Spiritisme : Jacques
Drieu
Les Bibliothèques : Gabriel Reuaude,
Les Remues : Charlefi Henry Hirscb.
Les Journauji : R. de Bury,
Lês Théâtres: Maiirice Boissard.
Musique : JeB-n Marnold.
Art moderne : Charles Morice
Art ancien ■ TrJslsn Leclere-
Musées et Collections : Auguste
j^uillier-.
Chronique du Midi ; Paul S oui
Chronique de Bruj;elf^^:G. Ee
Lettres ailemonde-s : Heori A*'
Lettres anglaises : Heni^-D. D,
Lettres italiennes .* Hiciotto C
Lettres espagnoles : ^farcel Ro'
Lettres parlugaises .' Philéas Lcbi
Lettres hispano-amérivaines ; I
nîo Dîaz HomecOp
Lettres nèo-ffre&^ues t Détad
Aslefîotis.
Lettres roumaines : Marcel Moi
don.
Lettres russes rE, S^-tm-noAT
Let trespo hn fi ises,- M ichel M uicrra'
Lf^tfres néerlandaises : H. Mjesse
Lettres scandinaaes .'P,-G» La
nais.
Lettres hongroises .- Félix de &era
Lettres tchegms : William Rtttcr
La Fronce j âgée à l'Étranger : L
Dubois.
Variétés ; X . . ,
La Curiosité .' Jacques Ûaurelle.
Ptiblications récentes: Mercorc,
Echos : Mercure.
Les abonnements xtartent du premier des mois de janvier, ai
juillet et octobre*
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FRANCE
Un numkuû ..... 1 . 25
Un AN-..., 25 fr.
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Trois mois _ , 8 Jft
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Poitiers. — LnpLipiGrtc du MereufO de Franco, BINAIS et RÛY^ î, rue Victor -H ul'
V. , ^^ ^
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