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3ijs
U V R E s
POSTHUMES
D E
J. J. ROUSSEAU.
TOME NEUVIEME.
I Digitized by. the .Internet Archivée
I 'in 2010 Witîrfuncling from
University of Ottawa
http://www.archive.org/details/oeuvresposthumes09rous
ŒUVRES
POSTHUMES
D E
JEAN - JAaUES ROUSSEAU ;
o u
RECUEIL
DE PIECES MANUSCRITES,'
Pcurfcrvir de SUPPLÉMENT aux Editions
publiées pendant fa Vie,
■ ... I . I I I iin
TOME NEUVIEME,
GENEVE.
M. D C C. L X X X II,
9
f? -
LES
CONFESSIONS.
D E
.'i!>
J- J, ROUSSE AU.
Livre cinquième,
V^E fiiit , ce me femble , en 1732 , qite
j'arrivai à Chambery , comme je viens de
le dire , & que je commençai d'être em-
ployé au Gadaftre pour le fervice du Roi.
J'avois vingt ans paffcs , près de vingt-un.
J'étois affez formé pour mon âge du côté
de l'cfprit ; mais le jugement ne Tétoit
gueres,^ j'avois grand belbin des mains
dans lefquelles je tombai pour apprendre
à me conduire. Car quelques années d'ex:-
pcrience n'avoient pu me guérir encore
radicalement de mes viftons romanefques-^
A3
é Les Confessions;
& malgré tous les maux que j'avoîs fouf^
ferts , je connoifïois auiîl peu le monde &
les hommes que fi je n'avois pas acheté
ces inilru6tions.
Je logeai chez moi, e'eft-à-dire ches
Maman ; mais je ne retrouvai pas ma
chambre d'Annecy. Plus de jardin , plus
'^e ruijGTeau , plus de payfage. La maifon
qu'elle oceupoit étoitfombre 6c trifte, &C
jna chambre étoit la plus fombre & la plus
triHe de la maifon^ Un mur pour vue , urt
cul-de-fac pour rue, peu d'air, peu de
jour , peu d' - fpace , des grillons , des rats ^
des planches pourries ; tout cela ne faifois
pas une plaifante habitation» Mais j\4oi&
4chez elle , auprès d'elle , fans cefle à mon
bureau ou dans fa chambre , je m'apper-
cevois peu de la laideur de la mienne , je
li'avois pas le tems d'y rêver. Il paroîtra
bizarre qu'elle fe fût fixée à Chambery
tout exprès pour habiter cette vilaine mai-
ion : cela même fut un trait d'habileté de
fa part que je ne dois pas taire. Elle alloit
à Turin avec répugnance , fentant bien-
qu'après des révolutions toutes récentes.
& dans l'agkation oii l'on étoit encore à
la Cour y ce a*étoit pas le moment de i^f
L I V R E V. y
prëfenter. Cependant , Tes affaires deman-
doient qu'elle s\ montrât ; elle craignoit
d'être oubliée ou deffervie. Elle lavoit fur-
tout que le Comte de * * *. Intenclant-Génc.
rai des Finances , ne la favorifoit pas. Il
avoit à Chambery une maifon vieille , mal
bâtie , & dans une fi vilaine pofition qu'elle
reçoit toujours vide ; elle la loua & s'y
établit. Cela lui réuffit mieux qu'un voya-
ge ; fa penfion ne fut point fupprimée , &
depuis lors le Comte de***, fut toujours
de fes amis.
J'y trouvai fon ménage à-peu-près mont©
comme auparavant , & le fîdelle Claude
Amt toujours avec elle. C'étoit , comme
je crois l'avoir dit , un payfan de Moutru
qui dans ïon enfance herborifoit dans le
Jura pour faire du thé de Suiffe , &
qu'elle avoit pris à iow fervice à caufe d*
fes drogues , trouvant commode d'avoir
\\n herborifte dans fon laquais. Il fe paf-
fionna lî bien pour l'étude des plantes, &
elle favorifa fi bien fon goût qu'il devint
un vrai botanifte , & que s'il ne fut mort
jeune il fe feroit tait un nom dans cette
fcience , comme il en méritoit un parmi
les honnctes gens» Comme il étoit férieux^
A 4
8 Les Gonfessigns;
même grave , & qite j'étois plus jeune que
lui , il devint pour moi une efpece de
gouverneur qui me fauva beaucoup de
folies ; car il m'en impofoit , & je n'ofois
m'oublier devant lui. Il en impofoit même
à fa maîtrefTe qui connoifToit fon grand
fens ) fa droiture , fon inviolable attache-
ment pour elle , & qui le lui rendoit bien.
Claude Amt étoit fans contredit un homme
rare , &; le feul même de fon efpece que
j'aye jamais vu. Lent, pofé, réfléchi , cir-
confpeâ: dans fa conduite , froid dans fes
manières , laconique & fentencieux dans
fes propos , il étoit dans Tes pallions d'une
impétuofité qu'il ne laiffoit jamais paroî-
tre, mais qui le dévoroit en -dedans , ôc
qui ne lui a fait faire en fa vie qu'une
fottife , mais terrible ; c'eft de s'êtrq em-
poifonné. Cette fcene tragique fe paffa peu
après mon arrivée, & il la faiioit pour,
m'apprcndre l'intimité de ce garçon avec
ia maitrefle ; car fi elle ne me l'eût dit
elle-même, jamais je ne m'en ferois douté.
Apurement fi l'attachement , le zèle & la
fidélité peuvent mériter une pareille ré-
compenfe , elle lui étoit bien due , & ce
«jui prouve qu'il en étoit digne , il n'eu
L I V R E V. 9
abiifa jamais. Ils avoient rarement des que-
relles , & elles fîniflbient toujours bien.
11 en vint pourtant une qui finit mal : fa
maîtrefle lui dit dans la colère un mot
outrageant qu'il ne put digérer. Il ne con-
fulta que fon défefpoir , &: trouvant (bus
fa main une phiole de laudanum , il l'a-
vala , puis fiit (è coucher tranquillement ,
comptant ne fe réveiller jamais. Heureu-
fement Madame de Warms inquiète , agi-
tée elle-mênïe , errant dans Ta maifon ,
trouva la phiole vide & devina le relie.
En volant à fon fecours , elle pouffa des
cris qui m'attirèrent ; elle m'avoua tout ,
implora mon afîifiance , & parvint avec
beaucoup de peine à lai faire vomir l'o-
pium. Témoin de cette fcene , j'admirai
ma bêtlfe de n'avoir jamais eu le moindre
foupçon des liaiibns qu'elle m'apprenoit.
Mais Claude Anet étoit fi difcret que de
plus clairvoyans auroient pu s'y mépren-
dre. Le raccommodement fut tel que j'en
flis vivement touché moi - même , & de-
puis ce tems , ajoutant pour lui le refpe<S
à l'eflime , je devins en quelque façon fon
élevé, & ne m'en trouvai pas plus mal.
Je n'appris pourtant pas fans peine que
t9 Les Confessions.
quelqu'un pouvoit vivre avec elle dans
H^ie plus grande intimité que moi. Je n'a-
Tois pas fongé même à defirer pour moi
cette place ; mais il m'étoit dur de la voir
remplir par un autre ; cela étoit fort natu-
rel. Cependant , au lieu de prendre en
averfion celui qui me l'avoit foufflée , je
fentis réellement s'étendre à lui rattache-
ment qiie j'avois pour elle. Je defirois iiir
toute chofe qu'elle fût heureufe ; & puif-
qu'elle avoit befoin de lui pour l'être ,
j'étois content qu'il fût heureux aufîi. De
ion côté , il entroit parfaitement dans les
vues de fa maîtreffe , & prit en* ilncere
amitié l'ami qu'elle s'étoit choifi. Sans af-
fecter avec moi l'autorité que fon pofîe
ie mettoit en droit de prendre , il prit
naturellement celle que fon jugement lui
donnoit fur le mien. Je n'ofois rien faire
qu'il parût défapprouver, & il ne défapprou-
Toit que ce qui étoit mal. Nous vivions
ainfi dans une union qui nous rendoit tous
heureux , & que la mort feule a pu dé-
truire. Une des preuves de l'excellence du
caradere de cette aimable femme , eft que
tous ceux qui l'aimoient s'aimoient en-
tr'eux. La jaloiiiie , la rivalité même ce-
Livre V. it
doit au fentiment dominant qu'elle infpi-
,roit, &je n*ai vu jamais aucun de ceux
qui l'entouroient le vouloir du mal l'un à
l'autre. Que ceux qui me lil'ent iiifpendent
im moment leur ledure à cet éloge , 6c.
s'ils trouvent en y penfant quelqu'autre
femme dont ils puifTent dire la même
chofe , qu'ils s'atiachent à elle pour le
repos de leur vie.
Ici commence , depuis mon arrivée à
Chambery jufqu'à mon départ pour Paris
en 1741 , un intervalle de huit ou neuf
ans , durant lequel j'aurai peu d'événemens
à dire , parce que ma vie a été aulîi fim-
ple que douce, & cette uniformité étoit
précifément ce dont j'avois le plus grand
befoin pour achever de former mon ca-
raûere, que des troubles continuels em-
pêchoient de fe fixer. C'efl durant ce pré-
cieux intervalle que mon éducation mêlée
& fans fuite ayant pris de la confillance ,
m'a fait ce que je n'ai plus cefTé d'être à
travers les orages qui m'attendoient. Ce
progrès fut infenfihle & lent, chargé de
peu d'événemens mémorables ; mais il mé-
rite cependant d'être fuivi & développé.
Au commencement je nétois gueres
:îi Les Confessions.
occupé que de mon travail ; la gêne di»
bureau ne me laiffoit pas fonger à autre
chofe. Le peu de tems que j'avois de libre
fe pafîbit auprès de la bonne Maman , §^
n'ayant pas même celui de lire , la fantaifie
ne m'en prcnoit pas. Mais quand ma be-
fogne , devenue ime efpece de routine ,
occupa rnoins mon eiprit , il reprit fes
inquiétudes , la lefture me redevint nécel-
faire , & comme fi ce goût fe fiit toujours
irrité par la difficulté de m'y livrer , il
feroit redevenu paillon comme chez mon
maître, û d'autres goûts venus. à la tra-
verfe n'euffent fait diverfion à celui-là. -
Quoiqu'il ne fallut pas à nos opérations
ime arithmétique bien tranfcendante, il en
falîoit alTez pour m'embarrafl'er quelque-
fois. Pour vaincre cette difficulté y j'achetai
des livres d'arithmétique , &: je l'appris
bien; car je l'appris leul. L'arithmétique
pratique s'étend plus loin qu'on ne penfe
qiiand on y veut mettre l'exade préclfion.
Il y a des opérations d'une longueur
extrême , au milieu defquelles j'ai vu
quelquefois de bons géomètres s'égarer.
La réflexion jointe à l'ufage donne des
idées nettes, & alors on trouve des mé-
,-:-h. I V R E V. 15
tkodes abrégées dont rinvention flatte
1 amour- propre , dont la jiifteffe fatisfait
l'efprit, ci qui font faire avec plaifir im
travail ingrat par lui - même. Je m'y en-
fonçai û bien , qu'il n'y aYo'it point de
queftion foluble par les feuls chiffres qui
m'embarraffât , & maintenant que tout ce
que j'ai lu s'efface journellement de m'a
anémoire , cet acquis y demeure encore
en partie , au bout de trente ans d'inter-
ruption. Il y a quelques jours que dans
im voyage que j'ai. fait à Davenport chez
mon hôte , afîiflant à la leçon d'arithméti-
que de fes.enfans, j'ai fait fajjs faute ^avec
im plaifir incroyable une opération des '
plus compdfées. Il me fembloit en pofaiit
mes chiffres ^ que, j'étois encore à Cham- '
h^^ry dans i?ies helireux jours. C'étoit re-
venir de loin fur mes' pas.
l.^ lavis d'es mappes de nos géome- ■
très m'avoit aiiiîi rendu le goût du deffein.
J'achetai des couleurs & je rhé mis à faire
des fîeurs & des payfages. Cefl dommage :
que je me fois trouvé peu de talertt pour
cet art; l'inclination y étoit toute entière.
Au milieu de, mes crayons & de mes pin-
ceaux , j'aurois paffc des mois, entiers uns .
î4 Les Confessions;
Ibrtir. Cette o'ccupation devenant pouf
moi trop attachante , on ctoit obligé de
m'en arracher. Il en eft ainfi de tous les
goûts auxquels je commence à me livrer ,
ils augmentent , deviennent pafîion , 8>c
bientôt je ne vois plus rien au monde que
Tamufement dont je fuis occupé. L'âge ne
m'a pas guéri de ce défaut ; il ne l'a pas
diminué même , & maintenant que j'écris
ceci , me voilà comme un vieux radoteur ,
engoué d'une autre étude inutile oii je
n'entends rien , & que ceux même qui s'y
font livrés dans leur jeunefTe font forcés
d'abandonner à l'âge où je la veux com*
mencer.
C'étoit alors qu'elle eût été à fa place.
L'occafion étoit belle , & j'eus quelque
tentation d'en profiter. Le contentement
que je voyois dans les yeux âiAnet reve-
nant chargé de plantes nouvelles , me mit
deux ou trois fois fur le point d'aller her-
borifer avec lui. Je fuis prefque affuré que
fi j'y avo'S été vme feule fois cela m'au-
roit gagné , & je ferois peut-être aujour-
d'hui un grand botanifte : car je ne con-
nois point d'étude au monde qui s'afîbcie
xnieux avec mes goûts naturels que celle
Livre V. ly
des plantes ; & la vie que je mené depuis
dix ans à la campagne n'eft gueres qu'uns
herborifation continuelle , à la vérité fans
objet & fans progrès ; mais n'ayant iAon
aucune idée de la botanique , je l'avoi*
prife en une forte de mépris 6c même de
dégoût ; je ne la regardois que comme
une étude d'apothicaire. Maman , qui l'ai-
moit , n'en faifoit pas elle-même un autre
iifage ; elle ne recherchoit que les plantes
iifuelles pour les appliquer à fes drogues.
Ainfi la botanique, la chymie & l'anato-
mie , confondues dans mon efprit fous le
nom de médecine , ne fervoient qu'à me
foiQ-nir des farcafmes plaifans toute la jour-
née , & à m'attirer des foufflets de tems
en tems. D'ailleurs , un goût différent &
trop contraire à celui-là croifToit par de-
grés , & bientôt abforba tous les autres.
Je parle de la mufique. Il faut apurement
que je fois né pour cet art , puifque j'ai
commencé de l'aimer dès mon enfance ,
& qu'il eft le feul que j'aye aimé conflam-
ment dans tous les tems. Ce qu'il y a d'é-
tonnant , efl qu'un aît pour lequel j'étois
né, m'ait néanmoins tant coûté t'e peine"
à apprendre , & avec des fuccès û lents >
-^6 Les Confessions.
qu'après une pratique de toute ma vie ^
jamais je n'ai pu parvenir à chanter fure-
jiient tout à livre ouvert. Ce qui me ren-
doit fur-tout alors cette étude agréable,,
jCtoit que je la pouvois faire avec Maman.
.Ayant des goûts d'ailleurs fort différens ,
ia mufique étoit pour nous un point de
réunion dont j'aimois à faire ufage. Elle
ne s'y refufoit pas; j'étois alors à-peu-près
.auffi avancé qu'elle ; en deux ou trois fois
Tious déchiffrions tm air. Quelquefois la
voyant empreffée autour d'un fourneau ,
.je lui difois : Maman , voici un duo char-
jnant qui m'a bien l'air de faire fçntir l'em-
jjyreume à vos drogues. Ah ! par ma foi ,
jne difoit-elle, fi tu me les fais brûler, je
ie les ferai manger. Tout en difi^utant je
l'entraînois à fon clavecin : on s'y oublioit ;
l'extrait de genièvre ou d'abfynîhe étoit
calciné , elle m'en barbouilloit le vifage ,
& tout cela étoit délicieux.
On voit qu'avec peu de tems de refte ,
j'avois beaucoup de chofes à quoi l'em-
ployer. Il me vint pourtant encore un
amufemer.t de plus , qui fit bien valoir
tous les autres. ; .
. Nous occupions un cachot û étouffé ,
qu'on
L I V R E V. 17
qu'on avoit befoin quelquefois d'aller
prendre l'air fur la terre. Anu engagea
Maman à louer dans un fauxbourg un jar-
din pour y mettre des plantes. A ce jardin
étoit jointe une guinguette affez jolie qu'on
meubla fuivant l'ordonnance. On y mit
un lit ; nous allions fouvent y dîner , &
'^j couchois quelquefois. Infsnfiblement
je m'engouai de cette petite retraite , j'y
mis quelques livres , beaucoup d'eftampes ;
je paffois une partie de mon tems à l'or-
ner & à y préparer à Maman quelque fur-
prife agréable lorfqu'elle s'y venoit pro-
mener. Je la quittois pour venir m'occu-
per d'elle , pour y penfer avec plus de
plaifir ; autre caprice que je n'excufe ni
n'explique , mais que j'avoue , parce que
la chofe étoit ainli. Je me fouviens qu'une
fois Madame de Luxembourg me parloit en
raillant d'un homme qui quittoit fa maî-
treffe pour lui écrire. Je lui dis que j'au-
rois bien été cet homme - là , &: j'aurois
pu ajouter que je Ta vois été quelquefois.
Je n'ai pourtant jamais fenti près de Ma-
man ce befoin de m'éloigner d'elle pour
l'aimer davantage ; car tête-à-tête avec
elle j'étois auiTi parfaitement à mon aife
Supplément, Tome IX. B
t'S Les Confessions;
que û j'enfle été feiil , & cela ne tn'eiî
jamais arrivé près de perfonne autre, ni
homme ni femme , quelque attachement
que j'aye eu pour eux. Mais elle étoit û
fouvent entourée , & de gens qui me
convenoient û peu , que le dépit & l'en-
nui me chaflbient dans mon afyle , oii je
Fa vois comme je la voulois , fans crainte
que les importuns viniTent nous y fuivre*
. Tandis qu'ainfi partagé entre le travail ,
îe plaifir & l'inflruftion , je vivois dans le
plus doux repos , l'Europe n'étoit pas iî
tranquille que moi. La France & l'Empe^
reur venoientde s'entre-dé clarer* la guerre r
îe roi de Sardaigne étoit entré dans la que-
relle , & l'armée Françoife filoit en Pié-
mont pour entrer dans le Milanois. Il en
paffa une colonne par Chambery , & en-
tr'autres le régiment de Champagne dont
étoit colonel M. le Duc de la Trimouille ,
auquel je fus préfenté , qui me promit
beaucoup de chofes , & qui furement n'a
jamais repenfé à moi. Notre petit jardin
étoit précifément au haut du fauxbourg
par lequel entroient les troupes , de forte
que je me raflafiois du plaifir d'aller les
>oir pafTer , ôi je me paifionnois pour le
L I V R E V. 19"
fiiccès de cette guerre , comme s'il m'eut
beaucoup intéreïïe. Jufques-là je ne m'é-
tois pas encore avifé de fonger aux af-
faires publiques , & je me mis à lire les
gazettes pour la première fois , mais avec
une telle partialité pour la France que le
cœur me battoit de joie à fes moindres
avantages , &: que fes revers m'afïligeoient
comme s'ils fiiffent tombés fur moi. Si
cette folie n'eût été que paffagere, je ne
daignerois pas en parler ; mais elle s'ell
tellement enracinée dans mon cœur fans
aucune raifon, que Iqrfquç j'ai fait dans
îà fuite à Paris Fanti - defpote & le fier
républicain , je fentois en dé^it de moi-
même une prédileftion fecrete pour cette
îTiême nation que je trôuyois fervile , ôé
pour ce gouvernement que j'âffeftois de
frondei:! Ce qu'il y avoit de plaifant étoît'
qu'ayant " hbnte d'un penchant fi contraire
à mes maximes , je n'ofois l'avouer â'per-
fonne , & je raillois les François de leurs
défaites , tandis que le cœur m'en faignoit
plu^ qu'à eux. Je fuis furement le feul
qui vivant chez une nation qui le traitoit
tien & qu'il adoroit , fe foit fait chez elle
%m faux air de la dédaigner. Enfin ce pen-
B z
i-" iG Les Confessions.
chant s'efl trouvé fi dc^intéreffé de ma
part , fi fort , û confiant , fl invincible ,
: que même depuis ma ibrtie du royaume ,
depuis que le Gouvernement , les Magif-
trats , les Auteur^ , s'y font à Tenvi dé-
chaînés contre moi , depuis qu'il efl de-
venu du bon air de m'accabler d'injufli-
ces & d'outrages , je n'ai pu me guérir
de ma folie. Je les aime en dépit de moi
quoiqu'ils me maltraitent.
J'ai cherché long-tems la caufe de cette
partialité , &c je n'ai pu la trouver que dans
l'occafion qui la vit naître. Un goût croif^
faat pour la littérature , m'attachoit aux
livres François , au>r Auteurs de ces livres,
^ au pays de ces Auteurs. Au moment
.•r même que défiloit fous mes yeux l'armée
Françoife , je lifois les grands Capitaines
de Brantôme. J'avois la tête pleine des
Clijjon , des Bayard , des Lautrec , des Cb-
ligny , des Montmorency , des la Trimouillc ,
& je m'affeéHonnois à leurs defcendans
comme aux héritiers de leur mérite & de
leur courage. A chaque régiment qui paf-
^ foit je croyois revoir ces fameufes bandes
noires qui jadis avoient tant fait d'exploits
en Piémont. Enfin j'appliquois à ç^ quç
L I V R E V. *ï
|e voyols les idées que je pulfois dans les
livres ; mes levures continuées & tou- .
jours tirées de la même nation nourrif-
foient mon afTeftion pour elle , & m'en
firent enfin une paffion aveugle que rien
n'a pu furmonter. J'ai eu dans la fiiite oc-
<;afion de remarquer dans mes voyages
«^ue cette imprefiion ne m'étoit pas parti-
culière , & qu'agiffant plus ou moins dans
tous les pays fur la partie de la nation qui
aitnoit la kaure & qui cultivoit les let-
tres, elle balançait la haine générale qu'inf-
pire l'air avantageux des François. Les ro-
mans plus que les hommes leur attachent
les femmes de tous l#s pays , leurs chef-
d'œuvres dramatiques affeaionnent la jeu-
neffe à leurs théâtres. La célébrité de celui
de Paris y attire des foules d'étrangers qui
en reviennent enthoufiaftes. Enfin l'excel-
lent goût de leur littérature leur foumet
tous les efprits qui en ont , & dans la guerre
fi malheureufe dont ils fortent , j'ai vu
leurs Auteurs & leurs Philofophes foute-
nir la gloire du nom François ternie par
leurs Guerriers.
rétois donc François ardent, & cela
me rendit nouvellifte. J'allois avec la foule
B3
52 Les Confessions.'
des gobes - mouches attendre fur la place
l'arrivée des courriers , & plus bête que
l'âne de la fable , je m'inquiétois beaucoup
pour favoir de quel maître j'aurois l'hon-
neur de porter le bât : car on prétendoit
alors que nous appartiendrions à la France,
& l'on faifoit de la Savoye un échange
pour le Milanois. Il faut pourtant conve-
nir que j'avois quelques fujets de crainte;
car fi cette guerre eût mal tourné pour
les Alliés , la penfion de Maman couroit
un grand rifque. Mais j'étois plein de
confiance dans mes bons amis, & pour
îe coup , malgré la furprife de M. de
Broglic , cette confiance ne fut pas trom-
pée , girtces au roi de Sardaigne à qui je
n'avois pas penfé.
Tandis qu'on fe battoit en Italie , on
cb-^n^oit en France. Les Opéra de Ra^
meau commençoient à faire du bruit &
relevèrent fcs ouvrages théoriques que
leur obfcurité laiffoit à la portée de peu
de gens/ Par hafard, j'entendis parler de
fon traité de l'harmonie , & je n'eus point
de repos que" je n'eufle acquis ce livre.
Par un autre hafard , je tombai malade. La
maladie étoit iiiflammatoii'e ; elle fut yive
Livre V.t . 25
& courte ; mais ma conv^lefcence fut lon-
gue , & je ne fus d*un mois en état de
fortir. Durant ce tems j'ébauchai , je dé-
vorai mon traité de l'harmonie ; mais il
étoit û long , il diffus , û mal arrangé ,
que je fentis qu'il me falloit un tems con-
fidérable pour l'étudier & le débrouiller.
Je fufpendois mon application & je ré-
créois mes yeux avec de la mufique. Les
cantates de Bemicriiir lefqiiellesje m'exeri
çois ne me fortoiçnt pas de l'efprit. J'eri
appris par cœur quatre ou cinq , entr'au-
tres celle des amours dormans , que je
n'ai pas revue depuis ce tems-ià, & que
je fais encore prefque toute entière , de
même que t amour pique par une. abeille ^
très-jolie cantate de CUrambault , que j'ap-^
pris à-peu-prcs dans le môme tems.
Pour m'achever il arriva de la Valdofta
un jeune organise appelle l'abbé Palais ,
bon muficien , bon homme , & qui ac-
compagnoit très- bien du clavecin. Je fais
connoiffance avec lui ; nous voilà infé-
parables. Il étoit élevé d'un moine Italien ,
grand' organifte. Il me parloit de (qs prin-
cipes ; je les comparois avec ceux de moa
Rameau , je rempliffois ma tcte d'acconv;?-
B4
i4 Les Confessions.
pagnemens , d'accords , d'harmonie. Il fal-
loit fe former l'oreille à tout cela : je pro-
pofai à Mamcn un petit concert tous les
mois ; elle y confentit. Me voilà fi plein
de ce concert , que ni jour ni nuit je
ne m'occupois d'autre chofe , & réelle-
ment cela m'occupoit^ & beaucoup , pour
rafTembler la mufique , les concertans , les
înflrumens , tirer les parties , &c. Maman
chantoit , le Père Cawn dont j'ai déjà parlé
& dont j'ai à parler encore chantoit aufîi ;
un maître à danfer appelle Roche & fon
£ls jouoient du violon ; Canavas muficien
piémontois qui travailloit au càdaftre &
iqui depuis s'eft marié à Paris, jouoit du
violoncelle ; l'abbé Palais accompagnoit
du clavecin ; j'avois l'honneur de conduire
la mufique , fans oublier le bâton du bû-
cheron. On peut juger combien tout cela
étoit beau ! Pas tout-à-fait comme chez
M. de Treytorens, mais il ne s'en falloir
^ueres.
Le petit concert de Madame de Wa-
rens nouvelle convertie , & vivant , di-
fôit-on , des charités du Roi , faifoit mur-
murer la fequelle dévote , mais c'étoit un
amufement agréable poiu* plufieurs hon^
Livre V. 15
hêtes gens. On ne devineroit pas qui je
mets à leur tête en cette occafîon ? un
moine ; mais un moine homme de mé-
rite , & même aimable , dont les infor-
tunes m'ont dans la fuite bien vivement
afFeclé , & dont la mémoire , liée à celle
de mes beaux jours , m'eft encore chère.
Il s'agit du P. Caton cordelier , qui con-
jointement xivec le comte ^Ortan avoit
fait faifïr à Lyon la mufique du pauvre
petit-Chat; ce qui n'eft pas le plus beau
trait de fa vie. Il étoit Bachelier de Sor-
bonne : il avoit vécu long-tems à Paris
dans le plus grand monde & très -faufilé
ilir-tout chez le Marquis ^ Antrcmont , alors
Ambaffadeur de Sardaigne. C'étoit un grand
homme bien fait, le vifage plein, les yeux
à fleur de tête , des cheveux noirs qui
faifoient fans affcdation le crochet à côté
du front , l'air à la fois noble , ouvert ,
modeftc , fe préfentantfimplement & bien ;
n'ayant ni le maintien caffard ou eifronté
des moines , ni Tal^ord cavalier d'un
homme à la mode , quoiqu'il le fut , mais
l'afTurance d'un honnête homme qui fans
rougir de fa robe s'honore lui-même &
fe fent toujours à fa place parmi les hon-
1^ Les Confession^
notes gens. Quoique le P. Caton n'eût pa5
beaucoup d'étude pour un Dofteur , il en
avoit beaucoup pour un homme du
monde , & n'étant point preffé de montrer
fon acquis il le plaçoit û à propos qu'il
en paroiffoit davantage. Ayant beaucoup
vécu dans la fociété il s'étoit plus atta-
ché aux talens agréables qu'à un folide
iavoir. Il avoit de refprit, faifoit des vers,
parloit bien , chantoit mieux , avoit la
voix belle, touchoit l'orgue & le clave-
cin. Il n'en falloit pas tant pour être re-
cherché , aufîi l'étoit-il ; mais cela lui fit
û peu négliger les foins de fon état, qu'il
parvint , malgré des concurrens très - ja-
loux à être élu Déiiniteur de fa province ,
ou comme on dit , un des grands colliers
de l'Ordre.
Ce P. Caton fit connoifTance avec Ma-»
man chez le Marquis à^Antrcmont. Il en-
tendit parler de nos concerts , il en vou-
lut être , il en fut , & les rendit brillans.
Nous fumes bientôt liés par notre goût
commun pour la mufique , qui chez l'un
& chez l'autre ctoit une pafTion très-vive ,
avec cette différence qu'il étoit vraiment
muficien , & que je n'étois qu'un barbouit-
L I V R E V. 27
ion. Nous allions avec Canavas & l'abbé
Palais faire de la mufique dans fa cham- .
Bre, &: quelquefois à fon orgue les jours
de fête. Nous dînions fouvent à fon petit
couvert ; car ce qu'il avoit encore d'éton-
nant pour un moine eft qu'il étoit géné-
reux , magnifique , & fenfuel fans grof-
iiéreté. Les jours de nos concerts il fou-
poit chez Maman. Ces foupers étoient
très-gais , très-agréables ; on y difoit le
mot 6c la chofe , on y chantoit des duo :
î'étois à mon aife , j'avois de l'efprit , des
faillies , le P. Caton étoit charmant , Ma-
man étoit adorable , l'abbé Palais avec fa
voix de bœuf étoit le plaftron. Momens fi
doux de la folâtre jeuneffe , qu'il y a de
tems que vous êtes partis !
Comme je n'aurai plus à parler de ce
pauvre P. Caton , que j'achève ici en deux
mots fa trifle Jiifloire. Les autres moines
jaloux ou plutôt furieux de lui voir wn.
mérite , une élégance de mœurs qui n'a-
voit rien de la crapule monaflique le pri-
rent en haine , parce qu'il n'étoit pas aufîî
haïfTable qu'eux. Les chefs fe liguèrent
contre lui & ameutèrent les moinillons en-
vieux de fa place, & qui n'ofoient aupara-
^8 Les Confessions:
vant le regarder. On lui fit mille affronfs ^
on ïe deftitua , on lui ôta fa chambre qu'il
avoit meublée avec goût quoiqu'avec ûm-
plicité , on le relégua je ne fais où ; enfin
ces miférables l'accablèrent de tant d'ou-
trages que fon ame honnête , & fiere avec
juftice n'y put réfifler ; & après avoir fait
les délices des fociétés les plus aimables ,
il mourut de douleur fur un vil grabat ,
dans quelque fond de cellule ou de ca-
chot , regretté , pleuré de tous les honnêtes
gens dont il fut connu , & qui ne lui ont
trouvé d'autre défaut que d'êtrç moine.
Avec ce petit train de vie je fis fi bien
en très-peu de tems qu'abforbé tout en-
tier par la mufique je me trouvai hors
d'état de penfer à autre chofe. Je n'allois
plus à mon bureau qu'à contre-cœur , la
gêne & l'afiiduité au travail m'en firent un
fupplice infupportable , & j'en vins enfin
à vouloir quitter mon emploi pour me
livrer totalement à la mufique. On peut
croire que cette folie ne pafTa pas fans op-
pofition. Quitter un pofte honnête & d'un
revenu fixe pour courir après des écoliers
incertains ctoit un parti trop peu fenfé
pour plaire à Maman. Même en fuppo-
Livre V. 29
iant mes progrès futurs aufïi grands que
je me les figurois , c'étoit borner bien .
modeflement mon ambition que de me
réduire pour la vie à l'état de muflcien.
Elle qui ne formoit que des projets ma-
gnifiques & qui ne me prenoit plus tout-
à-fait au mot de M. ^Auhonnc , me voyoit
avec peine occupé férit.ulemc'nt d'un ta-
lent qu'elle trouvoit fi frivole , & me ré-
pétoit fouveilt ce proverbe de province ,
un peu moins juft: à Paris , que qui bien
chante & bien danfe , fait un métier qui
peu avance. Elle me voyoit d'un autre côté
entraîné par un goût irréfiftible ; ma paf^
iion de mulique devenoit une fureur , &
il étoit à craindre que mon travail fe fen-
tant de mes diilraâions, ne m'attirât un
congé qu'il valoit beaucoup mieux pren-
dre de moi-même. Je lui repréfentois en-
core que cet emploi n'avoit pas long-tems
à durer, qu'il me falloit lui talent pour
vivre , oc qu'il étoit plus fur d'achever
d'acquérir par la pratique celui auquel moa
goût me portoit & qu elle m'a voit choifi ,
que de me mertre à la in ''ci des protec-
tions , ou de faire d^ nouveaux efTais qui
pouYoicnt n\^ réu/Tyr, ôc me lai.fc , après
jo Les Confessions.
avoir pafTé l'âge d'apprendre, fans reffource
pour gagner mon pain. Enfin j'extorquai
ion coni'entement plus à force d'impor-
tunités & de carefTes', que de raifons dont
^lle fe contentât. Aufli-tôt je courus re-
mercier fièrement M. CocceUi Dlre6teur-
général du cadavre , comme H j'avois fait
l'aûe le plus héroïque , & je quittai vo-
iontairement mon emploi fans fujet , fans
ralfon , fans prétexte , avec autant &; plus
de joie que je n'en avois eu à le prendre
il n'y avoit pas deux ans.
Cette démarche toute folle qu'elle étoit ,'
m'attira dans le pays une forte de confi-
dération qui me fut utile. Les uns me fup-
poferent des reifources que je n'avois pas;
d'autres me voyant livré tout-à-fait à la
liiufique , jugèrent de mon talent par mon
facrifice , & crurent qu'avec tant de paf-
lion pour cet art je devois le poffcder
fupérieurem.ent. Dans le royaume des
aveugles les borgnes font rois ; je paf-
fai là pour un bon maître , parce qu'il
n'y en avoit que de mauvais. Ne man-
iquant pas , au rcfte , d'un certain goût de
chant , favorifé d'ailledrs par mon âge &
jpar ma figure , j'eus bientôt plus d'éco-
Livre V. ^t
Keres qu'il ne m'en falloit pour rempla-
Èei* ma paye de fecrétaire.
Il eu certain que pour l'agrément de
la vie on ne pouvoir palTer plus rapide-
snent d'une extrémité à l'autre. Au ca-
ëaftre , occupé huit heures par jour du
plus mauffade travail avec des gens encore
plus mauffades , enfermé dans un trifle bu-
reau empuanti de l'haleine & de la Tueur
de tous ces manans , la plupart fort mal
peignés & fort mal-propres , je me {en-
tois quelquefois accablé jufqu'au vertige
par l'attention , l'odeur , la gêne èc l'en-
nui. Au lieu de cela me voilà tout-à-coup
jette parmi le beau hionde , admis, re-
cherché dans les meilleures maifons ; par-
tout un accueil gracieux , carefîant , un
air de fête : d'aimables Demoifelles bien
parées 'm'attendent, me reçoivent avec
empreffement ; je ne vois que des objets
charmans , je ne fens que la rofe & la fleur
d'orange; on chante, on caufe , on rit, on
s'amufe ; je ne fors de-là que pour aller
ailleurs en faire autant : on conviendra qu'à
égalité dans les avantages , il n'y avoit pas
à balancer dans le choix. Auffi me trou-
yai-je fi bien du mien , qu'il ne m'eflar-;
~\
32 Les Confessions.
rivé jamais de m'en repentir , & je ne
m'en repens pas même en ce moment ,
où je pefe au poids de la raifon les ac-
tions de ma vie , & oii je fuis délivré
des motifs peu fenfés qui m'o»t entraîné-
Voilà prefque l'unique fois qu'en n'é-
coutant que mes penchans , je n'ai pas vu
tromper mon attente. L'accueil aifé , l'ef-
prit liant , l'humeur facile des habitans du
pays me rendit le commerce du monde
aimable, & le goût que j'y pris alors
m'a bien prouvé que fi je n'aime pas à
vivre parmi les hommes , c'efl moins ma
faute que la leur.
C'efl dommage que les Savoyards ne
foient pas riches , ou peut-être feroit-ce
dommage qu'ils le fuffent ; car tels qu'ils
font c'efl le meilleur & le plus fociable
peuple que je connoifTe. S'il efl unç petite
ville au monde oii l'on goûte la douceur
de la vie dans un commerce agréable &c
fur, c'efl Chambery. La noblefTe de la
province qui s'y rafTemble, n'a que ce
qu'il faut de bien pour vivre , elle n'en a
pas afTez pour parvenir , & ne pouvant fe
livrer à l'ambition, elle fuit par néceffité
le. confeil de Cjnéas, Elle dévoue fa jeu-
nefTe
Livre V. 33;
nefîe à l'état militaire , puis revient vieillir
paifibleiîient ciiez foi. L'honneur & la
raifon préiidsnt à ce partage. Les femmes
font belles &: pdurroient fe paffer de l'être;"-
elles ont tout ce qui peut faire valoir la
beauté , & même y fuppléer. Il eu iinçu-
lier qu'appelle par mon état à voir beaucoup
de jeunes filles , je ne me rappelle pas d'en
avoir vu à Chambery une feule qui ne fut
pas charmante. On dira que j'étoisdilpofé à
lés trouver telles , & l'on peut avoir rai-
fon ; mais je n'avôis pas befoin d'y met-
tre du mien pour cela. Je ne puis en vé-
rité me rappeller fans pîaifir le fouvenîr
de mes jeunes écolieres. Que ne puis-je
en nommant ici les plus aimables , les rap-
peller de même & moi avec elles , à l'âge
heureux oii nous étions ; lors des momens
aufîi doux qu'innocens que j ai pafTés au-
près d'elles ! La première fut Mlle, de Mel-
larede ma voifine , fœur de l'élevé de M,'
Gairne. C'ctoit une brune très- vive , mais
d'une vivacité carefTante , pleine de 2;races,
& fans étourderie. Elle étoit un peu mai-
gre 5 comme font la plupart des filles à {on
âge , mais fes yeux brillans, fa taille fine &
fon air attirant n'avoient pas befoin d'em-
Supplément, Tome IX, Ç
^4 Les Confessions.'
bonpGÎnt pour plaire. J'y allois le matin
& elle étoit encore ordinairement en dés-
habillé , fans autre coiffure que fes cheveux
négligemment relevés , ornés de quelque
fleur qu'on mettoit à mon arrivée & qu'on
étoit à mon départ pour fe coiffer. Je ne
crains rien tant dans le monde qu'une jo-
Ue perfonne en déshabillé ; je la redoute-
rois cent fois moins , parée. Mlle, de Men-
/Ao/2 chez qui j 'allois l'après-midi l'étoit
toujours, & me faifoit une impreiîion
tout aufîi douce , mais différente. Ses che-
veux étoient d'un blond cendré : elle étoit
très-mignonne , très-timide & très- blan-
che ; une voix nette , jufte & fl Citée , mais
qui n'ofoit fe développer. Elle avoit au
fein la cicatrice d'une brûlure d'eau bouil-
lante qu'un fichu de chenille bleue ne ca-
çhoit pas extrêmement. Cette marque atti-
roit quelquefois de ce côté mon attention,
qui bientôt n'étoit plus pour la cicatrice.
Mlle, de Challcs , uric autre de mes voifi-*
nés , étoit une fille faite ; grande , belle
quarrure , de l'embonpoint : elle avoit été
très-bien. Ce n'étoit plus une beauté ; mais
c'étoit une perfonne à citer pour la bonne
grâce , pour l'humeur égale , pour le boa
L t V R Ë W 31
îlatûfeî. Sa fœiir , Madame de Charly , la
plus belle femme de Chambery , n'appre-
noit plus la muûque , mais elle la faifoit
apprendre à fa fille toute jeune encore ,
mais dont la beauté naiffante eût promis
d'égaler celle de fa mère , fi malheureufe-
ment elle n'eût été un peu rouffe* J'avois
à la Vifitation Une petite demoifelle Fran-»
çoife , dont j'ai oublié le nom, mais qui
mérite une place dans la lifle de mes pré-
férences. Elle avoit pris le ton lent &
traînant des religieufes , & fur ce ton traî-
nant elle difoit des chofes très-faillantes ,
qui ne fembloient pas aller avec fon main-»
tien. Au refle elle étoit pareffeufe, n'ai-
moit pas à prendre la peine de montrer
fon efprit, & c'étoit une faveur qu'elle
n'accordoit pas à tout le monde* Ce ne
fut qu'après un mois ou deux de leçons &
de négligence , qu'elle s'avifa de cet expé"
dient pour me rendre plus aflidu ; car je
n'ai jamais pu prendre fur moi de l'être.
Je me plaifois à mes leçons quand j'y étois ,
mais je n'aimois pas être obligé de m'y ren-
dre ni que l'heure me commandât : en toute
chofc la gêne & l'affujettilTcment me font
infupportables ; ils me feroient prendre en
Ç 2r
,'3^ Les Confessions.'
haine le plaifir même. On dit que chez If^s
Mahométans un homme paffe au point du
jour dans les rues pour ordonner aux maris
de rendre le devoir à leurs femmes. Je
ferois un mauvais Turc à ces heures-là.
J'avois quelques écolieres auffi dans la
Bourgeoifie , &c une entr'autres qui fut la
caufe indirefte d'uji changement de relation
dont j'ai à parler , puifqu'enfîn je dois tout
dire. Elle étoit fille d'un épicier ,& fe nom-
moit Mlle. L***. vrai modèle d'une ftatue
grecque , ôi que je citerois pour la plus belle
fille que j'aie jamais vue, s'il y avoit quel-
que véritable beauté fans vi© & fans ame.
Son indolence , fa froideur , fon infenfibi-
iité aîlolent à un point incroyable. Il étoit
éG;alement impoflible de lui plaire & de la
fâcher , &c je fuis perfuadé que fi l'on eut
fait fur elle quelque cntreprife elle auroit
lailfé faire , non par goût mais par Ihipi-
dité. Sa mère , qui n'en vouloit pas cou-
rir le rifque ne la quittoit pas d'un pas. En
lui faifant apprendre à chanter, en lui don-
nant un jeune maître , elle faifoit tout de
fon mieux pour l'émouftillcr , mais cela ne
réuffit point. Tandis que le maître agaçoit
la fille , la mère agaçoit le maître , ôc cel?
Livre V. 37
ine réuiîiiTolt pas beaucoup mieux. Madame
X***.ajoutolt à fa vivacité naturelle toute
celle que fa fille auroit dû avoir. C'étoit
un petit minois éveillé , chiffonné , mar-
qué de petite vérole. Elle avoit de petits
yeux'très-ardens , ôc un peu rouges , parce
qu'elle y avoit prefque toujours mal. Tous
les matins quand j'arrivois je trouvois prêt
mon café à la crème ; &: la mère ne man-
quoit jamais de m'accueillir par un baifer
bien appliqué ilir la bouche , & que par
curiolîté j'aurois voulu rendre à la fille,
pour voir comment elle l'auroit pris. Au
refle tout cela fe faifoit fi fimplement & iî
fort fans conféquence que quand M. L***.
étoit là, les agaceries &c les baifers n'eit
alloient pas moins leur train. C'étoit une
bonne pâte d'homme ; le vrai père de fa
fille , & que fa femme ne trompoit pas ;
parce qu'il n'en étoit pas befoin.
Je me prêtois à toutes ces careffes avec
ma balourdife ordinaire , les prenant tout
bonnement pour des marques de pure ami-
tié. J'en étois pourtant importuné quel-
quefois ; car la viv^ Madame L***. ne laiA
foit pas d'être exigeante , & fi dans la jour-
née j'avois paffé devant la boutique làns
3 8 Les Confessions;
jn'arrêter , il y aiiroit eu du bruit. Il falloit
quand j'ëtois preffé , que je priffe un détour
pour paîTer dans une autre rue, fâchant
bien qu'il n'étoit pas auiîi aifé de fôrtir de
chez elle que d'y entrer.
Madame L***. s'occupoit trop"' de moi
pour que je ne m'occupaffe point d'elle.
Ses attentions me touchoient beaucoup i
j'en parlois à Maman comme d'une choie
ians myilere , & quand il y en auroit eu ,
îe ne lui en aurois pas moins parlé ; car
lui faire un fecret de quoi que ce fût, ne
în'eùt pas été pofîible : mon cœur étoit
ouvert devant elle comme devant Dieu.,
Elle ne prit pas tout-à-fait la chofe avec
la même {implicite que moi. Elle vit des
avances oii je n'avois vu que des amitiés 3,
elle jugea que Madame X***. fe faifant ua
point-d'honneur de me laiffer moins fot
qu'elle ne m'avoit trouvé , parviendroit
.de manière ou d'autre à fe faire entendre ,
&: outre qu'il n'étoit pas jufle qu'une au-^
tre femme fe chargeât de l'inflruOion
de fon cleve , elle avoit des motifs plus
dignes d'elle, pour me garantir des pièges
auxquels mon âge &c mon état m'expo-
(oient. Dans le mC'me tems on m'en tendit
L I V R E V. 39
an d\me efpece plus dangereiife aiiqiid
j'échappai ; mais qui lui fit fentir que les
dangers qui me menaçoient fans cefTe ,
rendoient néceffaires tous les préfervatifs
qu'elle y pouvoit apporter.
Madame la Comteffe de M**\ mère
d'une de mes écolieres , étoit une femme
de beaucoup d'efprit, & paffoit pour n'a-
voir pas moins de méchancetéi Elle avoit
été caufe à ce qu'on difoit , de bien des
brouilleries , & d'une entr'autres qui avoit
eu des fuites fatales à la Maifon d^A * * *,
Maman avoit été affez liée avec elle pour
connoître fon caradere ; ayant très-inno-
cemment infpiré du goût à quelqu'un fur
qui Madame de M* * *. avoit des préten-
tions , elle relia chargée auprès d'elle du
crime de cette préférence , quoiqu'elle
n'eût été ni recherchée ni acceptée , èc
Madame de M**'*: chercha depuis lors à
jouer à fa rivale plufieurs tours dont au-
cun ne réufîit. J'en rapporterai un des plus
comiques par manière d'échantillon. Elles
étoient enfemble à la campagne avec plu-
fieurs Gentilshommes du voifinage , &
entr?efiitres l'afpirant en queftion. Madame
de M*_^*, dit un jour a un de ces Mcfîlcura
C4
îjo Les Confessions.
.que Madame de Warens n'étoit qu'une
précieufe , qu'elle n'avoit poiiu de goût ,
qu'elle le mettoit mal , qii'e ie couvro.t fa
gorge comme une bourgeoife. Quaiit à ce
dernier arricle , lui dit l'homme, qui ctoit
im piaifant , elle a les raiions , & je lais
qu'elle a un gros vitain rat empreint iiir
le lein , mais li reflemblant qu'on dii oit
qu'il courï. La haine ainli quj i'amour
rend crédule. Madame d? M***, réiolut
(de tirer parti de cette découverte , £^ un
jour que Maman étoitau jeu avec ['mgrat
favori de 1^ dame , celle - ci prir ion tems
pour paffer derrière fa rivale , pais ren-?
verlant à demi fa chaife elle découvrit
adroitement fpn mouchoir. Mais au lieu
du gros rat , le Monfieur ne vit qu'un
objet fort différent qu'il n'étoit pas plus
aifé d'oubher que de yfâtir , & cela ne fit
pas le compte de la Dame.
Je n'eiojs pas un perfonnage à occuper
Madame de M***, qui ne vouloit que des
gens brillans autour d'elle. Cependant elle
fit quelque attention à moi , non pour ma
figure dont affurénient elle ne fe foucioit
point du tout , m^is pour l'efprit ■^îi'on
inç fuppoioit 6c qui m'eût pu rçndrt Utile
Livre V. '4I
à fes goûts. Elle en avoit un affez vif pour
la lanre. Elle aimoit à faire des chanfons 6c
des vers fur les gens qui lui déplaifoient. •
Si elle m'eiit trouvé affez de talent pour
lui aider à tourner fes vers , & alTez de
eomplaifance pour les écrire , entr'elle &
moi nous aurions bientôt mis Cham-bery
fens-deffus-deffous. On ferolt remonté à la
fource de ces libelles; Madame de M***,
fe feroit tirée d'atfaire en me facrifîant , 8c
j'aurois été enfermé le refte de mes jours
peut - être , pour m'apprendre à faire le
Phœbus avec les Dames.
Heureufement rien de tout cela n'arriva,
Madame de AK***. me retint à dîner deux ou
trois fois pour me faire caufer, & trouva
que je n'étois qu'un fot. Je le fentois moi-
même & j'en gémiiTois, enviant les talens
de mon ami Fenture , tandis que j'aurois
dil remercier ma bêtife des périls dont elle
me fauvoit. Je demeurai pour Madame de
M***, le maître à chanter de fa fille & rien
de plus : mais je vécus tranquille & tou-
jours bien voulu dans Chambery. Cela
valoit mieux que d'être un bel-efprit pour
elle, & un ferpent pour le refte du pays.
Quoi qu'il en foit, Maman vit que poui^
'4* Les Confessions.
m'arracher aux périls de ma jeimeffe , il
ctoit tems de me traiter en homme , &
c'fcft ce qu'elle fit ; mais de la façon la plus
fmguliere dont jamais femme fe foit aviiée
en pareille occafion.. Je lui trouvai l'air
plus grave & le propos plus moral qu'à
fon ordinaire. A la gaité folâtre dont elle
entremêloit ordinairement fes inftruclions ,
iliccéda tout-à-coup un ton toujours fou-
tenu qui n étoit ni familier ni févere ; mais
qui fembloit préparer une explication.
Après avoir cherché vainement en moi-
rnême la raifon de ce changement , je la
lui dem^andai; c'étoit ce qu'elle attendoit.
Elle me propofa une promenade au petit
jardin pour le lendem^ain : nous y fûmes
fiés le matin. Elle avoit pris fes mefures
pour qu'on nous laifTât feuls toute la jour-
née : elle l'employa à me préparer aux
bontés qu'elle vouloit avoir pour moi ,
non comme une autre femme , par du ma-
nège & des agaceries ; m^ais par des entre-
tiens pleins de fentiment & de raifon , plus
faits pour m'inflriiire que pour me féduire ,
& qui parloient plus à mon cœur qu'à mes
fcns. Cependant , quelque excellens & uti-
les que fuffent les difcoiirs qu'elle me tint;
L I V R E V. 45
& quoiqu'ils ne fuffent rien moins que
froids & triftes , je n'y fis pas toute Tat-
tention qu'ils méritoient , & je ne les gra-
vai pas dans ma mémoire, comme j'aurois
fait dans tout autre tems. Son début , cet
air de préparatif m'avoit donné de l'in-
quiétude : tandis qu'elle parloit , rêveur &
diftrait malgré moi , j'étois moins occupé
de ce qu'elle difoit que de chercher à quoi
elle en vouloit venir ; & fi-tôt que je l'eus
compris , ce qui ne m.e fut pas facile , la
nouveauté de cette idée qui depuis que je
vivois auprès d'elle , ne m'étoit pas venue
une feule fois dans i'efprit , m'occupant
alors tout entier , ne me lailTa plus le m.aî-
tre de penfer à ce qu'elle me difoit. Je ne
penfois qu'à elle , & je ne l'écoutois pas.
Vouloir rendre les jeunes gens attentifs
à ce qu'on leur veut dire , en leur mon-
trant au bout un objet très-intérefTant pour
eux , efl un contre-fens très-ordinaire aux
infiituteurs , & que je n'ai pas éWté moi-
même dans mon Emile. Le jeune homme
frappé de l'objet qu'on lui préfente, s'en
occupe uniquement , & faute à pieds joints
par-defliis vos difcours préliminaires pouv
îàUer d'abord où vous le menez trop len-
^4 Les Confessions.
tement à fon gré. Quand on veut le rendre
gttentif , il ne faut pas fe laifler pénétrer
d'avance, & c'eft en quoi Maman fut mal-
adroite. Par une fingularité qui tenoit à
fon efprit fyiîématique , elle prit la précau-
tion très-vaine de faire fes conditions ;
mais fl-tôt que j'en vis le prix , je ne les
écoutai pas même, & je me dépêchai de
confentir à tout. Je doute même qu'en
pareil cas il y ait fur la terre entière un
homme aflez franc ou afTez courageux pour
qfer marchander , & une feide femxme qui
pût pardonner dcf l'avoir tait. Par une fuite
de îa mêm.e bizarrerie , elle mit à cet ac-
cord les formalités les plus graves , & me
donna pour y penfer huit jours dont je
Taffurai fauflement que je n'avois pas be-
foin : car , pour comble de fmgularité , je
fus très-aife de les avoir , tant la nouveauté
de ces idées m'avoit frappé , & tant je
fentois un boule verfement dans les mien-
nes , qui me demandoit du tems pour les
arranger.
On croira que ces huit jours me durè-
rent huit fiecles. Tout au contraire , j'au-
rois voulu qu'ils les enflent dures en effet.
Je ne fais comment décrire l'état ou je me
Livre V. 4i
tronvois, plein d'un certain effroi mêlé
d'impatience , redoutant ce que jedeiirois ,
jufqu'à chercher quelquefois tout de bon
dans ma tête quelque honnête moyen d'é-
viter d'être heureux. Qu'on fe repréfenîe
mon tempérament ardent & lafcif , mon
fang enflammé , mon cœur enivré d'amour,
ma vigueur , ma fantc , mon âge ; qu'on
penfe que dans cet état , altéré de la foif
des femmes , je n'avôis encore approché
d'aucune; que l'imagination , le befoin ,
îa vanité , la curiolité fe réunifToicnt pour
me dévorer de l'ardent defir d'être homme
& de le paroître. Qu'on ajoute fur-tout ,
car c'eil ce qu'il ne faut pas qu'on oublie ,
que mon vif & tendre attachement pour
elle loin de s'attiédir, n'avoit fait qu'aug-
menter de jour en jour , que je n'étois
bien qu'auprès d'elle , que je ne m'en éloi-
gne is que pour y penfer , que j'avois le
cœur plein , non-feulement de fes bontés ,
de fon caradere aimable , mais de fon fexe ,
de fa figure , de fa perfonne , d'elle ^ en
un mot , par tous les rapports fous lefquels
«lie pouvoit m'être chère ; & qu'on n'ima-
gine pas que pour dix ou douze ans que
j'avois de moins qu'elle , elle fut vieillie ou
4^ Les CONFESstôNs.
me parût l'être. Depuis cinq ou fix âhâ
que j'avois éprouvé des tranfports û doux
à fa première vue , elle étoit réellement
très-peu changée , & ne me le paroiflbit
point du tout. Elle a toujours été char^
mante pour moi , & l'étoit encore pour
tout le monde. Sa taille feule avoit pris un
peu plus de rondeur. Du refte c'étoit le
même œil , le même teint , le même fein ,
les mêmes traits , les mêmes beaux che^
veux blonds , la même gaîté , tout jufqu'à
la même voix , cette voix argentée de la
jeuneffe qui fit toujours fur moi tant d'im--
prefîion , qu'encore aujourd'hui, je ne puis
entendre fans émotion le fon d'une jolie
voix de fille.
Naturellemeiat ce que j'avois à craindre
dans l'attente de la poiTeffion d'une per-
fonne fi chérie , étoit de l'anticiper & de
ne pouvoir affez gouverner mes defirs &
mon imagination pour refter maître de
moi-même. On verra que dans un âge
avancé , la feule idée de quelques légères
faveurs qui m'attendoient près de la per-
sonne aimée , allumoit mon fang à tel
point qu'il m'étoit impofïïble de faire im-
punément le court trajet qui me féparoit
L I V R E V. 47
d'elle. Comment, par quel prodige, dans
la fleur de ma jeuneffe, eus- je il peu d'em-
preffement pour la première jouilTance ?
Comment pus-je en voir approcher l'heure
avec plus de peine que de plailir ? Com-
ment, au lieu des délices qui dévoient
m'enivrer , fentois-Je prefque de la ré-
pugnance & des craintes ? Il n'y a point
à douter que fi j'avois pu me dérober k
mon bonheur avec bienféance , je ne l'eufle
fait de tout m-on cœur. J'ai promis des
bizarreries dans l'hifloire de mon attache-
ment pour elle ! En voilà furement une à
laquelle on ne s'attendoit pas.
Le lefteur déjà révolté juge qu'étant
poffédée par un autre homme , elle fe dé-
gradoit à mes yeux en fe partageant , &c
qu'un fentiment de méfeftime attiédiflbit
ceux qu'elle m'avoit infpirés ; il fe trompe.
Ce partage , il eft vrai , me faifoit une
cruelle peine , tant par une délicatcfle fort
naturelle, que parce qu'en effet je letrou-
vois peu digne d'elle & de moi ; mais
quant à mes fentimens pour elle il ne les
altéroit point , & je peux jurer que jamais
je ne l'aimai plus tendrement que quand
je defirois fi peu de la pofTéder. Je con-
'4^ Les Confessions.
noiffois trop fon cœur chafte & fon tem^
pérament de glace, pour croire un mo-
ment que le plaifir des fens eût aucune
part à cet abandon d'elle-même : j'étois
parfaitement lùr que le feul loin de m'ar-
rachcr à des dangers autrement prefqu'i-
névitables , & de me conferver tout entier
à moi & à mes devoirs, lui en faifoit en-
freindre un qu'elle ne regardoit pas du
même œil que les autres femmes , comme
il fera dit ci- après. Je la plaignois, & je
me plaignois. J'aurois voulu lui dire; non
Maman , il n'eft pas néceffaire ; je vous
réponds de moi fans cela: mais, je n'ofois;
premièrement parce que ce n'ètoit pas une
chofe à dire , & puis parce qu'au fond je
fentois que cela n'ètoit pas vrai , & qu'en
efiet il n'y avoit qu'une femme qui pilt me
garantir des autres feinmes &: me mettre à
l'épreuve des tentations. Sans deftrer de la
pofTèdcr , j'ètois bien aife qu'elle m'ôtât
le defir d'en pofTèder d autres ; tant je re-
gardois tout ce qui pouvoit me diilraire
d'elle comme un malheur.
La longue habitude de vivre enfemble
& d'y vivre innocemment, loin d'affoiblir
oies fentimenîi pour elle , les avoit renfor-
cés j
Livré V. 4^>
«es ; mais leur avoit en même tems doimé
ime autre tournure qui les rendoit plus ^
affectueux, plus tendres peut-être, mais
moins fenfuels. A force de l'appeller Ma-
man , à force d\ifer avec elle de la fami-
liarité d'un fils, je m'étois accoutiunéà
me regarder comme tel. Je crois que voi'à
la véritable caufe du peu d'empreffement
que j'eus de la pofféder , quoiqu'elle me
fut fi chère. Je me fouviens très-bien que
mes premiers fentimens fans être plus vifs
etoient plus voluptueux. A Annecy j'étois
dans i'ivreffe , a Chambery je n'y étois
plus. Je l'aimois toujours auffi paffionnc-
ment qu'il fut poffible ; mais je l'aimois
plus pour elle & moins pour mol , ou du
moins je cherchols plus mon bonheur que
mon plaifir auprès d'elle : elle étoit pour
moi plus qu'une fœur, plus qu'une mcre,
plus qu'une amie , plus même qu'une maî-
treffe , & c'étolt pour cela qu'elle n'ctolt
pas une maîtreffe. Enfin je l'aimois trop
pour la convoiter t voilà ce qu'il y a de
plus clair dans mes idées.
Ce jour , plutôt redouté qu'attendu ,
vint enfin. Je promis tout , & je ne men-
tis pas. Mon cœur confirmoit mes enga-
SiippUmcnt, Tome IX. "O
50 Les Confessions.
gemcns fans en defirer le prix. Je l'obtins
pourtant. Je me vis pour la première fois
clans les bras d'une femme , &. d'une femme
que j'adorois. Fus-je heureux ? non , je
goûtai le plaifir. Je ne fais quelle invin-
tible trillelîe en empoifonnoii le charme.
J'étois comme fi j'avois commis un incefte.
Deux ou trois fois , en la preffant avec
tranfport dans mes bras , j'inondai fon fein
<le mes larmes. Pour elle , elle n'étoit ni
triile ni vive ; elle étoit carefTante & tran-
quille. Comme elle étoit peu fenfuelle &C
ti'avoit point recherché la volupté , elle
*i'en eut pas les délices & n'en a «jamais eu
les remords.
Je le répète : toutes fes fautes lui vin»
f ent de fes erreurs , jamais de fes pafîions.
Elle étoit bien née , fon cœur étoit pur ,
elle aimoit les chofes honnêtes , ùs pen-
chans étoient droits & vertueux , fon goût
étoit délicat , elle étoit faite pour une élé-
gance de mœurs qu'elle a toujours aimée
& qu'elle n'a jamais fuivie ; parce qu'au
lieu d'écouter fon cœur qui la menoitbien ,
elle écouta fa raifon qui la menoit mal.
Quand des principes faux l'ont égarée , fes
Trais fentimenj les ont toujours démentis ;
L I V Tx. E V. 51
maïs rnaîheureufemenî elle le piqiioit de
philofophie , &: la morale qu'elle s'étoit
faite , gâta celle que Ion cœur lui didoit.
M. de Tavd fon premier amant fut fon
maître de philofophie , & les principes
qu'il lui donna furent ceux dont il a voit
befojn pour la féduire. La trouvant atta-
chée à fon mari , à les devoirs , toujours
froide , raifonnante & inattaquable par les
fens , il l'attaqua par des fophifmes , &
parvint à lui montrer fes devoirs auxquels
elle étoit li attachée comme un bavardage
de catéchifme , fa?t uniquement pour amu-
fer les enfans , Fanion des fexes comme
l'afte le plus indifrcrent en foi , la fidélité
conjugale comme une apparence obliga-
toire dont toute la moralité regardoit l'o-
pinion , le repos des maris comme la feule
règle du devoir des femmes ; en forte que
des infidélités ignorées , nulles pour celui
qu'elles ofFenfoient , l'étoient aulTi pour la
confcience ; enfin il lui perluada que la
chofe en elle-même n'étoit rien , qu'elle
ne prenoit d'exiftcnce que par le fer ndale ,
& que toute femme qui paroiffoit fage,
par cela feul l'étoit en effet. C'ell ainfi que
Ip malheureux parvint à fon but en cor-
D 1
52. Les Confessions.
rompant laraifond'un enfant dont il n'avoit
pu corrompre le cœur. Il en fut puni par
la plus dévorante jaloulie, perfuadé qu'elle
le îraitoit lui-même comme il lui avoit ap-
pris à traiter fon mari. Je ne fais s'il fe
trompoit fur ce point. Le miniftre P***.
palTa pour fon fuccefleur. Ce que je fais ,
c'efl que le tempérament froid de cette
jeune femme qui l'auroit du garantir de ce
fyflême, fut ce qui l'empêcha dans la fuite
d'y renoncer. Elle ne pouvoit concevoir
qu'on donnât tant d'importance à ce qui
n'en avoit point pour elle. Elle n'honora
jamais du nom de vertu une ^bflinence
qui lui coùtoit fi peu.
Elle n'eût donc gueres abufé de ce faux
principe pour elle-même ; mais elle en
abufa pour autrui , & cela par une autre
maxime prefque auflî fauffe , mais plus
d'accord avec la bonté de fon cœur. Elle
a toujours cru que rien n'attachoit tant un
homme à une femme que la poflefîion , &
quoiqu'elle n'aimât {es amis que d'amitié ,
c'ctoit d'une amitié fi tendre qu'elle em-
ployoit tous les moyens qui dépendoient
d'elle pour fe les attacher plus fortement.
Ce qu'il y a d'extraordinaire , efl qu'elle a.
Livre V. 53
prefque toujours réufîi. Elle étoit û réel-
lement aimable que , plus l'intimitc dans '
laquelle on vivoit avec elle étoit grande ,
plus on y trouvoit de nouveaux fujets de
l'aimer. Une autre chofe digne de remar-
que , efl qu'après fa première foibleffe elle
n'a gueres tavorifé que des malheureux ;
les gens brillans ont tous perdu leur peine
auprès d'elle ; mais il falloit qu'un homme
qu'elle commençoit par plaindre , fût bien
peu aimable û elle ne fînifibit par l'aimer.
Quand elle fe fit des choix peu dignes
d'elle , bien loin que ce fut par des incli-
nations baffes qui n'approchèrent jamais
de fon noble cœur, ce fut uniquement par
fon caraftere trop généreux , trop humain ,
trop compatiflant , trop fenfible , qu'elle
ne gouverna pas toujours avec allez de
difcernement.
Si quelques principes faux l'ont égarée ,'
combien n'en avoit-elle pas d'admirables
dont elle ne fe départoit jamais ? Par com-
bien de vertus ne rachetoit-elle pas fes
foiblcffes , fi l'on peut appeller de ce nom
des eri-eurs oii les fens avcicnt fi peu de
part ? Ce même homme qui la trompa fur
un point , l'inflruifit excellemment fur
l> 3
54 Les Confessions.
mille autres ; & (es paffions qui n'étoîenî
pas fougueufes , lui permettant de fuivre
toujours {es lumières , elle alloit bien
quand îes fophifmes ne régaroient pas. Ses
motifs étoient louables jufques dans (es
fautes ; en s'abufant elle pouvoit mal
faire , mais elle ne pouvoit vouloir rien
qui fût mal. Elle abhorroit la duplicité ,
le menfonge : elle étoit jufle , équitable ^
humaine , défmtéreiTée , fidelleàfa parole ,
à (es amis , à fes devoirs qu'elle recon-
noiflbit pour tels , incapable de vengeance
& de haine , & ne concevant ^pas même
qu'il y eût le moindre mérite à pardonner.
Enfin , pour revenir à ce qu'elle avoit de
moins excafable , fans eftimer fes faveurs
ce qu'elles valoient , elle n'en fit jamais un
vil commerce ; elle les prodiguoit , mais
elle ne les vendoit pas , quoiqu'elle fût
fans cejfTe aux expédiens pour vivre, &
j'ofe dire queli Socrate put eftimer Jfpajie^
il eût refpedé Madame de IVarcns.
Je fais d'avance qu'en lui donnant un
caraôere fenfible & un tempérament froid ,
je ferai accufé de contradiftion comme à
l'ordinaire & avec autant de raifon. Il fô
peut que la nature ait eu tort, & que cette
L I V R E V. 51
combinaifon n'ait pas dii être ; je fais feu-
lement qu'elle a été. Tous ceux qui ont
connu Madame de Wnnns , & dont un fi
grand nombre exiile encore , ont pu favoir
qu'elle étoit ainfi. J'ofe même ajouter
qu'elle n'a connu qu'un ieul vrai plalfir
au monde ; c'étoit d'en faire à ceux qu'elle
aimoit. Toutefois permis à chacun d'ar-
gumenter là-deffus tout à fon aife , & de
prouver doftem.ent que cela n'eft pas vrai.
Ma foncHon efl de dire la vérité, mais^
non pas de la faire croire.
J'appris peu-à-peu tout ce que je viens
de dire dans les entretiens qui fuivirent
notre union , & qui feuls la rendirent dé-
licieufe. Elle avoit eu raifon d'efpércr que
fa complaifance me feroit utile ; j'en tirai
pour mon initruéiion de grands avantages.
Elle m'a voit jufqu'alors parlé de moi feul
comme à un enfant. Elle commença de me
traiter en homme & me parla d'elle. Tout
ce qu'elle me difoit m'étoit fi intéreffant ,.
je m'en fentois H touché que , me repliant
fur moi-même , j'appliquois à mon profit
fes confidences plus que je n'avols fait fes
leçons. Quand on fent vraiment que le
icœur parle , le nôtre s'ouvre pour rece-
I>4
56 Les Confessions.
Yoir fes épanchemons, &c jamais toute la-
morale d'un pédagogue ne vaudra le bavar-
dage afFcclueux & tendre d'une femme
fenféc pour qui l'on a de l'attachement»
L'intimité dans laquelle je vivois avec
elle , l'ayant mife à portée de m'apprécier
plus avantageufement qu'elle n'avoit fait ,
elle jugea que malgré m,on air gauche je
Valois la peine d'être cultivé pour le mon-
de , & que a je m'y montrois un jour
fur un certain pied , je ferois en état d'y
faire mon chemin. Sur cette idée elle s'at--
tachoit , non - feulement à former mon
jugement, mais mon extérieur, mes ma-«
liieres , à me rendre aimable autant qu'eili-
mable , & s'il eft vrai qu'on puiffe allier
les fuccès dans le monde avec la vertu ,
ce que pour moi je ne crois pas, je fuis
fur au moins qu'il n'y a poiu" cela d'autre
route que celle qu'elle avoit prife & qu'elle
vouloit m'enfeigner. Car Madame de ïï'a-
rcns connoiflbit les hommes & favoit fupé-
rieurement l'art de traiter avec eux fans
menfonge & fans imprudence , fans les
tromper & fans les fâcher. Mais cet art
çt'Mt dans fon çaraâ;ere bien plus,que dans
fer, U'Çons 5 elle favoit micui le mçttre en
î! f V R E V*. ^y
pratique que l'enfeigner , & j'étois l'hom-
me dii monde le moins propre à l'appren-
dre. Aiifîl tout ce qu'elle fît à cet égard ,
fut-il , peu s'en faut , peine perdue , de
.même que le foin qu'elle prit de me donner
•des maîtres pour la danfe & pour les armes»
•Quoique lefte & bien pris dans ma taille ,
je ne pus apprendre à danfer un menuets
J'avois tellement pris, à caufe de mes cors
l'habitude de marcher du talon , que Roche
ne put me la faire perdre , & jamais avec
l'air aflez ingambe je n'ai pu fauter un
médiocre foffé. Ce flit encore pis à la
falle d'armes. Après tiois mois de leçon
je tirois encore à la muraille , hors d'état
de faire aflaiit, & jamais je n'eus le poignet
aflez fouple ou le bras afTez ferme pour
retenir mon fleuret quand il plaifoit au
maître de le faire fauter. Ajoutez que j'a-
vois un dégoût mortel pour cet exercice
& pour le maître qui tâchoit de me l'en-
feigner. Je n'aurois jamais cru qu'on pût
être fi fier de l'art de tuer un homme. Pour
mettre fon vafle génie à ma portée , il ne
s'exprimolt que par des ccmparalfons
tirées delà mufiquc qu'il ne favoit point.
Il trouvoit des analogies frappantes entre.
58 Les Confessions;
les bottes de tierce & de quarte , & leâ
intervalles niiificaux du même nom. Quand
il vouloit faire une feinte il me difoit de
prendre garde à ce dièfe , parce qu'ancien-
nement les dièfes s'appelloient des fûmes :
quand il m'avoit fait fauter de la main mon
fleuret , il difoit en ricanant que c'étoit
une paufe. Enfin je ne vis de ma vie un
pédant plus infupportable que ce pauvre
homme , avec fon plumet & fon plaftron.
Je fis donc peu de progrès dans mes
exercices que je quittai bientôt par pur
dégoût ; mais j'en fis davantage dans un
art plus utile , celui d'être conteht de mon
fort & de n'en pas defirer un plus brillant ,
pour lequel je commençois à fentir que je
n'étois pas né. Livré tout entier au defir
de rendre à Maman la vie heureufe , je
me plaifois toujours plus auprès d'elle , &:
quand il falloir m'en éloigner pour courir
en ville, malgré ma pafîlon pour la muii-»
que , je commençois à fentir la gêne de
mes leçons.
J'ignore fi Claude Anet s'apperçut de
l'intimité de notre commerce. J'ai lieu de
croire qu'il ne lui fut pas caché. C'étoit
un garçon très-clairvoyant mais très-dil!^
L I V R E V. 59
cret , qui ne parloit jamais contre fa pen-
fée mais qui ne la difoit pas toujours.
Sans me faire le moindre femblant qu'il
fût inftruit , par fa conduite il paroiffoit
l'être , & cette conduite ne venoit lure-
ment pas de baffefie d'ame, mais de ce
qu'étant entré dans les principes de fa maî-
treffe , il ne pouvoit défappro\iver qu'elle
agît conféquemment. Quoiqu'auiTi jeune
qu'elle , il étoit û mûr & fi grave , qu'il
nous regardoit prefque comme deux enfans
dignes d'indulgence , & nous le regardions
l'un & l'autre comme un homm.e refpec-
table dont nous avions l'eftime à ménager.
Ce ne fut qu'après qu'elle lui fut infideile
que je connus bien tout l'attachement
qu'elle avoit pour lui. Comme elle favoit
que je ne penfois , ne fentois , ne refpirois
que par elle , elle m.e montre it combien
ellel'aimoit afin que je l'aimiaffc de mcme,
&: elle appuyoit encore moins fur fon
amitié pour lui que fur fon cftime , parce
que c'étoit le fentiment que je pouvois
partager le plus pleinement. Combien de
fois elle attendrit nos cœurs & nous
fit embraffer avec larmes , en nous difant
que nous étions néceffaires tous deux au
6o Les, Confessions."
bonheur de fa vie ; & que les femmes qui
liront ceci ne fourient pas malignement.
Avec le tempérament qu'elle avoit , ce
befoin n'étoit pas équivoque : c'étoit uni-
quement celui de fon cœur.
Ainfi s'établit entre nous trois une fociété
fans autre exemple peut-être fur la terre.
Tous nos vœux , nos foins , nos cœurs
étoient en commun. Rien n'en paffoit au-
delà dd ce petit cercle. L'habitude de-
vivre enfemble ôcd'y vivre exclufivement
devint û grande , que ii dans nos repas un
des trois manquoit ou qu'il vînt un qua-
trième tout étoit dérangé , & malgré nos
îiaifons particulières les tête-à-têtes nous
étoient moins doux que la réunion. Ce
qui prévenoit entre nous la gêne étoit
ime extrême confiance réciproque , & ce
qui prévenoit l'ennui étoit que nous étions
tous fort occupés. Maman , toujours pro-
mettante & toujours agifiante ne nous laif-
foit gueres oiiifs ni Tun ni l'autre , &c
nous avions encore chacun pour notre
compte de quoi bien remplir notre tems.
Selon moi , le défœuvrement n'efl pas
jnoins le fléau de la fociété que celui de
îa fjlitude. Rien ne réti'écit plus l'efprit ,
L î V R E V. ^I
tien n^engendre pins de riens , de rapports,
de paquets , de tracafferies , de menfon-
ges, que d'être éternellement renfermés
vis-à-vis les uns des autres dans une cham-
bre, réduits pour tout ouvrage à la né-
cefTité de babiller continuellement. Quand
tout le monde eu occupé l'on ne parle
que quand on a quelque chofe à dire ;
mais quand on ne fait rien il faut abfolu-
ment parler toujours , & voilà de toutes
les gênes la plus incommode & la plus
dangereufe. J'ofe même aller plus loin ,
& je foutiens que pour rendre un cercle.
vraiment agréable, il faut non-feulfment
que chacun y faffe quelque chofe , mais
quelque chofe qui demande un peu d'atten-
tion. Faire des nœuds c'ell: ne rien faire ,
& il faut tout autant de foin pour amufer
une femme qui fait des nœuds que celle
qui tient les bras croifés. Mais quand elle
brode , cViî autre chofe ; elle s'occupe
afiez pour remplir les intervalles du filcnce*
Ce qu'il y a de choquant , de rididule eÛ.
de voir pendant ce tems une douzaine def
flandrins fe lever , s'afieoir , aller, venir ,
pirouetter fur leurs talons , retourner deux:
cents fois les magots de la chenîince ^ dC-
62 Les Confessions.
fatiguer leur rnîncrve à maintenu- un înra-
rifîable flux de paroles : la belle occupa-
tion ! Ces gens - là , quoi qu'ils faffent
feront toujours à charge aux autres & à
eux-mêmes. Quand J'étois à Motiers j'ai-
lois faire des lacets chez mes voifmes ; fi-
je retournois dans le mo>":de , j'aurois tou-
jours dans ma poche un bilboquet , &
j'en jouerois toute la journée pour me
difpenfer de parler quand je n'aurois rien
à dire. Si chacun en faifoit autant les
hommes deviendroient moins méchans ,
leur commerce deviendroit phis fur , St
je penfe , plus agréable. Enfî-n que les
plaifans rient s'ils veulent , mais je fou-,
tiens que la feule morale à la portée
du préfent fiecle efl: la morale du bilbo-
quet.
Au refle on qe nous laiflbit gueres le
foin d'éviter l'ennui par nous-mêmes,, &
les importuns nous ,en, donnoient trop par
leur affluence , pour nous en lalfler quand
nous reilions fouis. L'impatience qu'ils
m'avoient donnée autrefois n'étoit pas
diminuée , & toute la différence étoit qiiC
j'avois moins de tcms pour m'y livrer. La
pauvre Maman n'avoit point perdu foii
I I T R E V. 6j
éncienne fantaifie d'entreprifes Sz de fyftê-
mes. Au contraire , plus fes befoins domef^
tiques devenoient preffans , plus pour y
pourvoir elle ie livroit à {çs vifions. Moins
elle avoit de refTources préfentes, plus
elle s'en forgeoit dans l'avenir. Le progrès
•des ans ne faifoit qu'augmenter en elle
cette manie , & à mefure qu'elle perdolt
le goût des plaifirs du monde & de la jeu-
nefTe , elle le remplaçoit par celui des
fecrets & des projets. La maifon ne dé-
femplifToit pas de charlatans , de fabricans,
de fouffleurs , d'entrepreneurs de toute
efpece , qui , diftribuant par millions la
fortune , fîniffoient par avoir befoin d'un
ccu. Aucun ne fortoit de chez elle à vide ,
& l'un de mes ctonnemens eu qu'elle ait
pu fuffire aufîi long-tems à tant de profu-
sions fans en épuifer la fource , & fans
hffer fes créanciers.
Le projet dont elle étoit le plus occupée
au tems dont je parle, & qui n'étoit pas
le plus déraifonnable qu'elle eût formé ,
étoit de faire établira Chambery un jardin
royal de plantes avec un dcmonilrateur
appointe , & l'on comprend d'avance à
qui cette place étoit deflinée. La pofition
€4 Lis Confessions,
de cette ville au milieu des Alpes , étôïf
très-favofable à la Botanique , & Maman
qui facilitoit toujours un projet par un
autre , y joignoit celui d'un collège de
pharmacie , qui véritablement paroiffoit
très-utile dans un pays aufîî pauvre , où
les apothicaires font prefque les feuls mé-^
decins. La retraite du Proto-médecin GroJJi
à Chambery , après la mort du Roi ViOor ,
iui parut favorifer beaucoup cette idée ,
& la lui fuggéra peut-être. Quoi qu'il en
foit , elle fe mit à cajoler GroJ/i , qui pour-
tant n'étoit pas trop cajolalle ; car c'étoit
bien le plus cauftique & le *plus brutal
Monfieur que j'aye jamais connu. On ert
jugera par deux ou trois traits que je vais
citer pour échantillon.
Un jour il étoit en confultation avec
d'autres médecins , un entr'autres qu'on
avoit fait venir d'Annecy & qui étoit le
médecin ordinaire du maïade. Ce jeune
homme encore mal appris pour un mé-
decin , ofa n'être pas de l'avis de Mon-
sieur le Proto. Celui-ci pour toute réponfa
lui demanda quand il s'en retournoit, par
OÙ il paflbit , &C quelle voilure il prenoit ^
l-'autre après l'avoir fatisfait lui demande
à
L I V U E V. 6^
à fon tour s'il y a quelque chofe pour
ion fervice. Rien , rien , dit GroJ/i , finoii
que je vevix m'ailer mettre à une fenêtre
iiir votre paffage , pour avoir le plaifir
^e voir pafl'er un âae à cheval. Il étoit
aufîl avare que riche & dur. Un de fes
amis lui voulut un jour emprunter de l'ar-
gent avec de bonnes furetés. Mon ami ,
lui dit-il en lui ferrant le bras & grinçant
les dents ; quand St. Pierre defcendroit du
Ciel pour m'emprunter dix piftoles , &c
qu'il me donneroit la Trinité pour cau-
tion, je ne les lui prêterois pas. Un jour
invité à dîner chez M. le Comte Plcojt
Gouverneur de Savoy e & très-dévot , il
arrive avant l'heure , & S. E. alors occu-
pée à dire le rofaire , lui en propofe. l'a-
mufement. Ne fâchant trop que répon-
dre , il fait une grimace affreufe & fe met
à genoux. Mais à peine avoit-il récité d-eux
Ave , que n'y pouva ;t plus tenir , il fe
levé brufque ment, prend fa caniie & s'en
va fans mot dire. Le Comte Picon court
après , & lui crie : M. Groffi , M. Grojji^
reftez donc ; vous avez là-bas à la broche
une excellente bartavelle. M. le Comte i
lui répond l'autre en fe retournant ; vous
$uypUimnt% Tome IX, E
'é6 Les Confessions;
Ime donneriez un ange rôti que je ne ref-
terois pas. Voilà quel étoit M. le Proto-
anédecin GroJJî, que Maman entreprit &
vint à bout d'apprivoifer. Quoiqu'extrê-»
mement occupé il s'accoutuma à venir
'trè3-louvent chez elle , prit Anct en ami-
tié , marqua faire cas de {qs connoiffan-
ces , en parloit avec eftime , &: , ce qu'on
n'auroit pas attendu d'un pareil ours , af-
feftoit de le traiter avec confidération pour
çjfFacer les imprefîions du paffé. Car quoi-
^xAnec ne fût plus fur le pied d'un do-
mefl'ique , on favoit qu'il l'avoit été , &
il ne falloit pas moins que l'exemple &:
l'autorité de M. le Proto-médecin , pour
donner à fon égard le ton qu'on n'au-
roit pas pris de tout autre. Claude Anet
avec un habit noir , une perruque bien
peignée , un maintien grave & décent , une
conduite fage & circonfpefte , des con-
noiflances afTez étendues en matière mé-
dicale & en. botanique , & la faveur du
chef de la faculté pouvoit raifonnablement
efpérer de remplir avec applaudiffement
la place de Démonftraîcur Royal des plan-
tes , fi l'établi ffement projette avoit heu,
gc réellement Grojji en ayoit goii^c k plan ^
L I V R E V. 67
Vavoit adopté , & n'attendoit pour le pro-
pofer à la Cour que le moment où la paix-
permettroit de fonger aux chofes utiles j
6c laifferoit diipoibr de quelque argent
pour y pourvoir.
Mais ce projet dont l'exécution m'eût
probablement jette dans la botanique pour
laquelle il me femble que j'étois né, man-
qua par un de ces coups inattendus qui
renverfent les defTeins les mieux concer-
tés. J'étois defliné à devenir par degrés un
exemple des miferes humaines. On diroit
que la providence qui m'appelloit à ces
grandes épreuves , écartoit de fa main tout
ce qui m'eût empêché d'y arriver. Dans
ime courfe qii*u4nei avoit faite au haut des
montagnes pour aller chercher du Génipi ,
plante rare qui ne croît que fur les Al-
pes , & dont M, GroJ/i avoit befoin , ce
pauvre garçon s'échauffa tellement qu'il
gagna une pleuréfie dont le Génipi ne put
le fauver , quoiqu'il y foit , dit-on , fpé-
cifîque ; & malgré tout l'^rt de GroJ/i ,
qui certainement étoit un très-habile hom-
me , malgré les foins infinis que nous prî-
mes de Ud fa bonne maîtrefTe & moi , il
^lourut le cinquième jour entre nos muin^
£4
ifjg Les Confessions,
après îa plus cruelle agonie , durant Î3î-
quelle il n'eut d'autres exhortations que
les miennes , & je les lui prodiguai avec
<les élans de douleur & de zèle qui , s'il
étoit en état de m'entendre, dévoient être
de quelque confolation pour lui. Voilà
comment je perdis le plus folide ami que
j'eus en toute ma vie , homme eftimable
Se rare en qui la nature tint lieu d'éduca-
tion , qui nourrit dans k fervitude toutes
îes vertus des grands hommes, & à qui
peut-être il ne manqua pour fe montrer
tel à tout le monde , que de vivre &
d'être placé.
Le lendemain j'^n parlois avec Maman
dans l'aiHidion la plus vive & la plus fin-
cere , & tout d'un coup au milieu de l'en-
tretien j'eus la vile & indigne penfée que
j'héritois de (es nippes, & fiu-tout d'un
bel habit noir qui m'avoit donné dans la
vue. Je le penfai , par conféquent je le
dis ; car près d'elle c'étoit pour moi la
mcme chofe. Rien ne lui fit mieux fentir
la perte Cécile avoit faite , qu.e ce lâcha
Si odieux mot, le défintéreffcment & la
nobleffe d'am.e étant des qualités que le
tléfunt avoit éminçmment pofTédées. La
Livre V. ë(^
■pauvre femme fans rien répondre fe tourna
de l'autre côté & fe mit à pleurer. Chè-
res & précieufes larmes î Elles flirent en-
tendues , & coulèrent toutes dans mon
cœur ; elles y lavèrent jufqu'aux derniè-
res traces d'un fentiment bas & mal-hon-
nête ; il n'y en efl jamais entré depuis ce
tems-là.
Cette perte caufa à Maman autant de
préjudice que de douleur. Depuis ce mo-
ment fes affaires ne cciTereiit d'aller en
décadence. Jnet étoit un garçon exaft 6c
rar.gé qui maintenoit l'ordre dans la maifcn.
de fa maîtrefie. On craignoit fa vigilance ^
& le gafpillage étoit moindre. Eile-mcme
craignoit fa cenfure & fe contenoiî da-
vantage dans fes diiîipations. Ce n'étoit Das
affez pour elle de fon attachement , el!e
vouloit conferver fon eftime , & elle re-
doutoit le jufte reproche qu'il ofoit quel-
quefois lui faire, qu'elle prodiguoit le bien
d'autrui autant que le fien. Je penfois
comme lui , je le difois même ; mais je
n'avois pas le même afcendant fur elle ,
& mes difcours n'en impofoient pas com-
me les fiens. Quand il ne fut plus , je ras
bien forcé de prendre fa place , pour la*
£ 1
^ Les Confessions;
quelle favo'is aiifll peu d'aptitude que dâ
goût ; je la remplis mal. J'étois peu foi-
gneux , j'étois fort timide , tout en grondant
à-part-moi , je laiflbis tout aller comme
il alloit. D'ailleurs j'avois bien obtenu la
même confiance , mais non pas la même
autorité. Je voyois le défordre , j'en gé-
miflbis , je m'en plaignois , & je n'étois
pas écouté. J'étois trop jeune & trop vif
pour avoir le droit d'être raisonnable , &
quand je voulois me mêler de faire le
cenfeur , Maman me donnoit de petits
fouiîlets de careffes , m'appelloit fon petit
mentor , & me forçoit à reprendre le rôle
qui me convenoit.
Le fentiment profond de la détrefie ou
fes dépenfes peu mefurées dévoient né-
cefTairement la jetter tôt ou tard , me fît
Une imprefTion d'autant plus forte , qu'é-
tant devenu Tinfpefteur de fa maifon , je
jugeois par moi - même de l'inégalité de
la balance entre le doit & V avoir. Je date
de cette époque le penchant à l'avarice
que je me fuis toujours fenti depuis ce
tems-là. Je n'ai jamais été follement pro-
digue que par bourafques ; mais jufqu'a-
lors je ne m'étois jamais beaucoup inquiété
t I V R Ê V. ' 71
(i favois peu ou beaucoup d'argent. Je
commençai à faire cette attention , &: à
prendre du fouci de ma bourfe. Je deve-*
nois vilain par un motif très-nobîe ; car
en vérité je ne fongeois qu'à m-énager k
Maman quelque refïburce dans la cataf-^
trophe que je prévoyois. Je craignois auQ
fes créanciers ne fiifent faiilr fa penfio/: ,
qu'elle ne fût tout-à-fait fupprimée, Si je
m'imaginois , félon mes vues étroites , que
mon petit magot lui feroit alors d'un grand
fecours. Mais pour le faire & fur-tout pour
le conferver , il falloit me cacher d'elle;
car il n'eût pas convenu , tandis qu'elle
étoit aux expédiens , qu'elle eût fu que
j'avois de l'argent mignon. J'allois donc
cherchant par-ci par-là de petites caches
oii je fourrois quelques louis en dépôt ,
comptant augmenter ce dépôt fans cqKq
jufqu'au moment de le mettre à (es pieds.
Mais j'étois fi mal-adroit dans le choix des
mes cachettes , qu'elle les éventoit tou-^
jours ; puis pour m'apprendre qu'elle les
avoit trouvées, elle ôtoit l'or que j'y avois;
mis , & en raettoit davantage en autres-
^ efpeces. Je venois tout honteux rapporter
il la bourfe commune mon petit trcfor , èsi
E4
7?. Les Confessions.
jamais elle ne manquoît de l'employer en nip»
pesou meubles à mon profit, comme é-pée
(l'argent, montre ou autre chcfe pareille.
Bien convaincu qu'accumuler ne me
réuiïlroit jamais & leroit pour elle une
mince r^lTource, je fentis enfin que je n'en
avois point d'autre contre le malheur que
je craignois que de me mettre en état de
pourvoir par moi-même à fa fubnilance ,
quand , ceffant de pourvoir à la mienne ,
elle verroit le pain prêt à lui manquer.
Malheureufement jettant mes projets du
côté de mes goûts , je m'obilinois à cher-
cher follement ma fortune dans la mufi-
que , & fentant naître des idées & des
chants dans ma tête , je crus qu'aufïî-tôt
que je ferois en état d'en tirer parti j'ai-
lois devenir un homme célèbre , un Or-
phée moderne dont les fons dévoient at-
tirer tout l'argent du Pérou. Ce dont il
s'agifToit pour moi , commençant à lire
pafTablement la mufique , étoit d'appren-
dre la compofiîion. La difEculté étoit de
trouver quelqu'un pour me l'enfeigner ;
car avec mon Rameau feul je n'cfpérois
pas y parvenir par moi-même , & depuis
le départ de M. le Maure , il n'y avoit
L I V R E V. 75
perfonne en Savoye qui entendît rien à
l'harmonie.
Ici l'on va voir encore une de ces in-
confëquences dont ma vie efl remplie , ÔC
qui m'ont fait û fouvent aller contre moa
but , lors même que j'y penfois tendre di-
redement. Venturc m'avoit beaucoup parlé
de l'abbé Blanchard (on maître de com-
j.iofition , homme de mérite & d'un grand
talent , qui pour lors étoit maître de mu-
iiqiie de la cathédrale de Befançon ,' & qui
l'eft maintenant de la chapelle de Veriail-
ies. Je me rnis en tête d'aller à Befançon
prendre Itçon de l'abbé Blanchard, & cette
idée me parut fi raisonnable que je par-
vins à la faire trouver telle à Maman. La
voilà travaillant à mon petit équipage ,
& cela avec la profufion qu'elle mettoit
à tonte chofe. Ainfi toujours avec le pro-
jet de prévenir une banqueroute & de ré-
parer dans l'avenir l'ouvrage de fa diiîi-
pation , je commençai dans le mom.ent'
même par lui caufer une dépenfe de huit
cents francs : j'accélérois fa ruine pour me
mettre en état d'y remédier. Quelque folie
que fût cette conduite , Tillufion étoit en-
tière de ma part &; même de la fienne.'
f4 Les Confession^
Nous étions perfuadés l'un & l'autre^ moî
tjue je travaillois utilement pour elle, elle
que je travaillois utilement pour moi.
J'avois compté trouver Fenture encore
à Annecy & lui demander une lettre pour
l^abbé Blanchard. Il n'y étoit plus. Il fallut
pour tout renfeignement me contenter
tl'une Méfie à quatre parties de fa com-
pofition & de fa main qu'il m'avoit lalfîee.
Avec cette recommandation je vais à Be-
fançon paffant par Genève où je fus voir
mes parens , & par Nion oii je fus voir
mon père , qui me reçut comme à (on
ordinaire , & fe chargea de mo faire par-
venir ma malle qui ne venoit qu'après
moi, parce que j'ctois à cheval. J'arrive
à Befançon. L'abbé Blanchard me reçoit
bien , me promet fes inftmftions & m'of-
fre fes fervices. Nous étions prêts à com-
mencer quand j'apprends par une lettra
de mon père que ma malle a été faiiie &
confîfquée aux Roujes , Bureau de France
fur les frontières de Suiffe. Effrayé de cette
nouvelle j'employe les connollfances que
je m'étois faites à Beiançon pour favoir
îe motif de cette confîfcation ; car bien fur
de n'avoir point de contrebande , je ne
^ L I V R E T. 7^
poiivoîs concevoir iiir quel prétexte on
Tavoit pu fonder. Je l'apprends enfin : il
faut le dire ; car c'eft un fait curieux.
Je voyois à Chambery un vieux Lyon-
nois , fort bon homme , appelle M. Vu-
vivier , qui avoit travaillé au f^'ifa fous
îa Régence , & qui faute d'emploi étoit
venu travailler au cadallre. Il avoit vécu
dans le monde ; il avoit des talens , quel-
que favoir , d2 la douceur , de la poli-
teffe , il favoit la mufique , & comme
j'étois de chambrée avec lui, nous nous
étions liés de préférence au milieu des
ours mal-léchés qui nous entouroient. Il
avoit à Paris des correfpondances qui lui
fourniflbient ces petits riens , ces nou-
veautés éphémères qui courent, on ne fait
pourquoi , qui meurent on ne fait com-
ment , fans que jamais pcrfonne y repenfe
quand on a celTé d'en parler. Comme je
le menois quelquefois dîner chez Maman,
il me faifoit fa cour en quelque forte ,
& pour fe rendre agréable il tachoit de
me faire aimer ces fadaifes , pour lefquel-
les j'eus toujours un tel dégoût qn'il ne
m'eft arrivé de la vie d'en lire une à moi
feul. Malheureufement un de ces maudits
7^ Les Confessions.
papiers refla dans la poche de vefle d'un-
habit neuf que j'avois porté deux ou trois
fois pour être en règle avec les Commis.
Ce papier étoit une parodie Janfénifte afTez
plate de la belle fcene du Mitridate de
Racine. Je n'en avois pas lu dix vers &
l'avois laiffé par oubli dans ma poche,
"Voilà ce qui fit confîfquer mon équipa-
ge. Les Commis firent à la tête de l'in-
ventaire de cette malle un magnifique pro-
cès-verbal , où , fuppofant que cet écrit
venoit de Genève pour être imprimé &
diflribué en France , ils s'étendoient en
faintes invedives contre les ennemis de
Dieu & de l'Eglife , & en éloges de leur
pieufe vigilance qui avoit arrêté l'exécu-
tion de ce projet infernal. Ils trouvèrent
fans doute que mes chemifes fentoient aufîî
l'héréfie ; car en vertu de ce terrible pa-
pier tout fut confifqué , fans que jamais
j'aye eu ni raifon ni nouvelle de ma pau-
vre pacotille. .Les gens des fermes à qui
l'on s'adrefTa demandoient tant d'inflruc-
tions , de renfeignemens , de certificats ,
de mémoires , que me perdant mille fois
dans ce labyrinthe , je fus contraint de tout
abandonner. J'ai un vrai regret de n'avoir
L î V R E V. 77
pas confervé le procès-verbal du bureau
des RoufTes. C'étoit une pièce à figurer
avec diftinâ:ion parmi celles dont le re-
cueil doit accompagner cet écrit.
Cette perte me fit revenir à Chambery
tout de fuite fans avoir rien fait avec l'abbé
Blanchard ., & tout bien pcfé , voyant le
malheur me fuivre dans toutes mes entre-
prifes , je i éfolus de m/aîtacher unique-
ment à Maman , de courir fa fortune , &
de ne plus m'inquiéter inutilement d'un
avenir auquel je ne pc-uvois rien. Elle me
reçut comme fi j'avois rapporté des. tréfors,
remonta peu-à-peu ma petite garderobe,
&: mon malheur , affez grand pour l'un &
poi..r l'autre , fut prefque auffi-tôt oublié
qu'arrivé.
Quoique ce malheur m*eùt refroidi fur
mes projets de mufique, je ne laiflbis pas
d'étudier toujours monPvameau, & à force
d'efforts je parvins enfin à l'entendre & à
feire quelques petits effais de compofition
dont le fuccès m'encouragea. Le Comte
de Bellegarde n\s du Marquis ^Antrcmonty
étoit revenu de Dresde après la mort du
roi Augujlc. Il avoit vécu long - tems à
Paris , il aimoit extrêmement la muficjue ,
7^ Les Confessions.
& avoit pris en paiîion celle de Ramcaui
Son frère le Comte de Nantis jouoit du
violon , Madame la Comteire de la Tour
leur lœur chantoit un peu. Tout cela mit
à Chambery la muiique à la mode , & l'on
établit une manière de concert public , dont
on voulut d'abord me donner la direftion ;
mais on s'apperçut bientôt qu'elle paffoit
mes forces , & l'on s'arrangea autrement.
Je ne lailTois pas d'y donner quelques pe-
tits morceaux de ma façon , & entr 'autres
une cantate qui plût beaucoup. Ce n'étoit
pas une pièce bien faite , mais elle étoit
pleine de chants nouveaux oc de chofes
d'effet , que l'on n'attendoit pas de moi. Ces
MefTieurs ne purent croire que lifant li mal
la mufique , Je fuffe en état d'en compofer
de paflable, & ils ne doutèrent pas que
je ne me fuffe fait honneur du travail d'au-
trui. Pour vérifier la chofe , un matin M.
de Nangis vint me trouver avec une cantate
de CUramhault qu'il avoit tranfpofée , di-
foit-il, pour la commodité de la voix , & à
laquelle il falloit faire une autre baffe , la
tranfpofition rendant celle de Ckramhautt
impraticable fur l'inffrumejit ; je répondis
^ue c'étoit un travail çonfidérable ôc qui
L I V R E V. 75
Yie pouvoit être fait iiir-Ie-chnmp. Il crut
que je cherchois une défaite & me prefla
de lui faire au moins la baffe d'un récitatif-
Je la fis donc 5 mal fans doute , parce qu'en
toute chofe il me faut pour bien faire ,
mes aifes & la liberté, mais je la fis du
moins dans les règles , & comme il étoit
préfent , il ne put douter que je ne lliffe
les élémens de ia compofition. Ainfi je ne
perdis pas m.es écolieres , mais je me re-
froidis un peu fur la mufique, voyant
qu'on faifoit un concert & que l'on s'y,
paffoit de moi.
Ce flit à-peu-près dans ce tems-là que,'
la paix étant faite , l'armée Françoife re-
paffa les monts. Plufieurs Officiers vinrent
voir Maman ; entr'autres M. le Comte de
Lautrcc , colonel du régiment d'Orléans ,'
depuis Plénipotentiaire à Genève , & en-
fin Maréchal de France ; auquel elle me
préfenta. Sur ce qu'elle lui dit , il parut
s'intéreffer beaucoup à moi , & me pro-
mit beaucoup de chofes, dont il ne s'ell
fouvenu que la dernière année de fa vie ,
lorfque je n'avois plus befoin de lui. Le
jeune Marquis de Senneclcrrc ^ dont le père
ttoit alors Ambaffudcur ù Turin , piiÛa
So Les Confessions.
dans le même tems à Chambery. Il dîna
chez Madame de Mmthon ; j'y dînois aiiflî
ce jour-là. Après le dîné il fut queftion
de muiîque ; il la favoit très-bien. L'opéra
de Jephté étoit alors dans fa nouveauté ;
il en parla, on le fît apporter. Il me fît
frémir en me propofant d'exécuter à nous
deux cet opéra , & tout en ouvrant le
livre il tomba fur ce morceau célèbre à
deux chœurs :
La Terre, l'Enfer, le Ciel même.
Tout tremble devant le Seigneur.
Il me dit ; combien voulez-vous faire
de parties ? Je ferai pour ma part ces fix-
là. Je n'étois pas encore accoutume à cette
pétulance Françoife , & quoique j'eufTe
quelquefois annoncé des partitions , je ne
comprenois pas comment le même homme
fouvoit faire en même tems fix parties ni
même deux. Rien ne m'a plus coûté dans
l'exercice de la muiîque que de fauter ainli
légèrement d'une partie à l'autre , & d'a-
voir l'œil à là fois fur toute une partition.
A la m.aniere dont je me tirai de cette cn-
treprife , M. de Scnnccîerrc dut erre tenté
de croire que je ne fivois pas la mifique.
Ce fut pevit-Ctre pour YC-ifîer ce doute
qu'il
Livre V* ' Bsi
^u'il me propofa de noter une chanfon
qu'il vouloit donner à Mlle, de Menthon»
Je ne pouvois m'en défendre. Il chanta la '
chanfon ; je l'écrivis , même fans le faire
beaucoup répéter. Il la lut enfuite , &
trouva , comme il étoit vrai, qu'elle étoit
très-correclement notée. Il avoit vu mon
embarras , il prit plaifir à faire valoir ce
petit fuccès. C'étoit pourtant une chofe
très-ûmple. Au fond je fa vois fort bien la
mufique , je ne manquois que de cette vi-
vacité du premier coup-d'œil que je n'eus
jamais fur rien , & qui ne s'acquiert en
mufique que par une pratique confommée.
Quoi qu'il en foit je fus fenfible à l'hon-
nête foin qu'il prit d'effacer dans l'efprit
des autres & dans le mien la petite honte
que j'avois eue ; & douze ou quinze ans
après me rencontrant avec lui dans diver-
i^s maifons de Paris , je fus tenté plufieurs
fois de lui rappeller cette anecdote , & de
lui montrer que j'en gardois le fouvenir.
Mais il avoit perdu les yeux depuis ce tems-»
là. Je craignis de renouveller fes rce:rets
en lui rappellant l'uflige qu'il en avoit fu
faire, & je me tus.
Je touche au moment qui commence il|
SuppUment, Tome IX, F
82 Les Confessions.^
lier mon exiftence paffée avec la préfeiîte*
Quelques amitiés de ce tems-là prolongées
jufqu'à celui-ci me font devenues bien pré-
cieufes. Elles m'ont fouvent fait regretter
cette heureufe obfcurité ou ceux qui fe
difoient mes amis l'étoient & m'aimoient
pour moi , par pure bienveillance , non
par la vanité d'avoir des liaifons avec un
homme connu , ou par le defir fecret de
trouver ainii plus d'occafions de lui nuire.
C'efl d'ici que je date ma première con-
noiifance avec mon vieux ami Gauffccoiirt
qui m'efl toujours refté, malgré les efforts
qu'on a faits pour me l'ôter. . Toujours
refté ! non. Kclas ! je viens de le perdre.
Mais il n'a ceffé de m'aimer qu'en ceffant
de vivre , & notre amitié n'a fini qu'avec
lui. M. de Giiufecoun étoit un des hommes
les plus aimables qui aient exiilé. Il étoit
impolTible de le voir fans l'aimer , & de
vivre a\'ec lui fans s'y attacher tout-à-fait.
Je n'ai vu de ma vie une phyfionomie plus
ouverte , plus- carelfante , qui eût plus de
férénité, qui marquât plus de fentiment
& d'eljprit, qui infpirât plus de confiance.
Quelque réfervé qu'on pût être on ne pou-
yoit dés la première vue fc défendre d'ê-
L I V R E V. §3
tre aiifTi familier avec lui que fi on l'eût
connu depuis vingt ans y & moi qui avois.
tant de peine d'être à mon aife avec les
nouveaux vifages , j'y fus avec lui du pre-
mier moment. Son ton , fon accent , fon
propos accompagnoient parfaitement fa
phylionomie. Le fon de fa voix étoit net ,
plein , bien timbré ; une belle voix de baffe
étoffée & mordante qui rempliffoit l'oreilla
oC fonnoit au cœur. Il eft impolîible d'a-
voir une gaîté plus égale & plus douce ,
des grâces plus vraies & plus fimples , ÔlQs
talens plus naturels & cultivés avec plus
de goût. Joignez à cela un cœur aimant,
mais ainiant un peu trop tout le monde ,
un caraâ:ere officieux avec peu tle choix ^
fcrvant (es amis avec zèle , ou plutôt fe
faifant l'ami des gens qu'il pouvoiî fervir,
& fachaiit faire très-adroitement fes pro-
pres affaires en faifant très - chaudement
celles d'autriii. Gatifccourt étoit fils d'un
fimple horloger & avoit été horloger lui-
môme. Mais la figure & fon mérite l'ap-
pclloient dans une autre fphere où il ne
tarda pas d'entrer. Il fit conno'ffanqe avec
M. de la Çlofurc , Rélidcnt de France à
Genève qui le prit en amitié. II lui pro-
F 2.
§4 Les Confessions;
cura à Paris d'autres connoiffances qui lui
furent utiles , & par lefquelles il parvint
à avoir la fourniture des fels du Valais,
qui lui valoit vingt mille livres de rente.
Sa fortune , affez belle , fe borna là du côté
des hommes , mais du côté des femmes
la preiTe y étoit ; il eut à choifir , & fît
ce qu'il voulut. Ce qu'il y eut de plus
rare , & de plus honorable pour lui fut
qu'ayant des liaifons dans tous les états ,
il fut par-tout chéri , recherché de tout
le monde fans jamais être envié ni haï de
perfonne, & je crois qu'il eft mort fans
avoir eu de fa vie un feul ennemi. Heureux
homme 1 II venoit tous les ans aux bains
cl*Aix où fe raffemble la bonne compagnie
des pays voilins. Lié avec toute la no-
blefle de Savoye , il venoit d'Aix à Cham-
bery voir le comte de Bdlegardc & fon
père le Marquis ^ Amnmont , chez qui
Maman fît & me fît faire connoifTance avec
lui. Cette connoifTance qui fembloit devoir
n'aboutir à rien & fut nombre d'années
interrompue , fe renouvella dans l'occaflon
que je dirai & devint un véritable atta-
chement. C'eil: afTez pour m'autorifer à
parler d'un ami avec qui j'ai été fi étrgi^
I I V R E V. S%
tement lié : mais quand je ne prendroia
aucun intérêt perfonnel à ia mémoire, c'é- '
toit un homme il aimable & û heureufe-
meùt né. que pour l'honneur de l'efpece.
humaine je la croirois. toujours bonne à
conferver. Cet homme fi charmant avoit
pourtant" fes défauts ainfi que les autres „.
comme on pourra voir ci-après ; mais s'il,
ne les eût pas eus peut-être eût-il été moins,
aimable. Pour le rendre intéreiTant autant
qu'il pouvoit l'être , il falloit qu'on eût
quelque chofe à lui pardonner.
Une autre liaifon du même tems n'eft;
pas éteinte , &c me leurre encore de cet,
efpoir du l)onlieur temporel qui meurt lî
difficilement dans le cœur de l'homme.,
M. de Confié , gentilhomme Savoyard ,^
alors Jeune & aim^able eut la fantailie d'ap-;
prendre la mufique , ou plutôt de faire.
connoiiTance avec celui qui l'enfeignoit.
Avec de l'efprit , & du goût pour les hel-^
les connoifTanccs , M. de Confié avoit une
douceur de caractère qui le rendoit très-
liant , &: je l'étois beaucoup moi - mcmiC
pour les gens en qui je la trouvois. La
liaifon fut bientôt faite. Le germe de lit--
térature & de philofophie qui commen-t-
Fi
S($ Les Confessions.
çoit à fermenter dans ma tête & qui n'at-
tendoit qu'un peu de culture & d'ému-
lation pour fe développer tout-à-fait , les
trouvoit en lui, M. de Confié avoit peu
de difpofiïion pour la mufique ; ce fut
un bien pour moi ; les heures des leçons
fe pafToient à toute autre chofe qu'à foU
£er. Nous déjeunions , nous caufions ,
nous lifions quelques nouveautés , & pas
un mot de mufique. La correfpondance
de Voltaire avec le Prince Royal de Pruffe
faifoit du bruit alors ; nous nous entrete-'
nions fouvent de ces deux hommes célè-
bres , dont l'un depuis peu fur* le trône
s'annonçoit déjà tel qu'il devoit dans peu
fe montrer , &: dont l'autre , auffi décrié
qu'il efl admiré maintenant , nous faifoit
plaindre iincérement le malheur qui fem-
bloit le pourfuivre , & qu'on voit fi fou-
vent être l'apanage des grands talens. Le
Prince de Pruffe avoit été peu heureux
dans fa jeuneffe , & Voltaire fembloit fait
pour ne l'être jamais. L'intérêt que nous
prenions à l'un & à l'autre s'étendoit à
tout ce qui s'y rapportoit. Rien de tout ce
qu'écrivoit Voltaire ne nous échappoit. Lç
^oût que je pris à ces levures m'inlpira Iç
L I V R E V. f 7
defir d'apprendre à écrire avec élégance ;
& de tâcher d'imiter le beau coloris de .
cet auteur dont j'étois enchanté. Quelque
tems après parurent fes lettres phiioibphi-
ques ; quoiqu'elles ne Ibient aiTurément
pas fon meilleur ouvrage , ce fut celui qut
m'attira le plus vers l'étude , & ce goût
naiffant ne s'éteignit plus depuis ce tems-là.
Mais le moment n'étoit pas venu de
m'y livrer tout de bon. Il me reftoit en-
core une humeur un peu volage , un deiir
d'aller & venir qui s'étoit plutôt borné
qu'éteint , & que nourriffoit le train de
la maifon de Madame de Warcns , trop
bruyant pour mon humeur folitaire. Ce
tas d'inconnus qui lui affluoient journel*
lement de toutes parts , & la perliiaiiora
où j'étois que ces gens-là ne cherchoient
qu'à la duper chacun à fa manière , me
faifoient un vrai tourment de mon habi-
tation. Depuis qu'ayant fuccédé à Claude
Anet dans la confidence de fa maîtreffe
je fuivois de plus près l'état de fes affai'
res, j'y voyois un progrès en mal dont
j'étois effrayé. J'avois cent fois remon-
tré, prié , preffé , conjuré , & toujours
inutilement. Je m'étois jette à (es pieds j|
^S Les Confessions:
ïe lui avois fortement repréfenté la cataA
trophe cfiii la menaçoit, je l'avois vive-
ïnent exhortée à réformer fa dépenfe , à
commencer par moi , à fouffrir plutôt un
peu tandis qu'elle étoit encore jeune , que ,
rnultipliant toujours fes dettes & fes créan-
ciers , de s'expofer fur fes vieux jours à
leurs vexations & à la mifere. Senfibie à
la fmcérité de mon zèle elle s'attendrif-
foit avec moi , & me promettoit les plus
belles chofes du monde. Un croquant ar-
rivoit - il ? A l'inflant tout étoit oublié.
Après mille épreuves de l'inutilité de mes
remontrances , que me refloit^il à faire que
de détourner les yeux du mal que je ne
pouvois prévenir ? Je m'éloignois de la
inaifon dont je ne pouvois garder la porte;
îe faifois de petits voyages à Nion , à
Genève , à Lyon , qui m'étourdiflant fur
ma peine fccrete , en augmentoient en
même tems le fujet par ma dépenfe. Je
puis jurer que j'en aurois fouffert tous les
retranchemens avec joie, fi Maman eut
vraiment profité de cette épargne ; mais
certain que ce que je me refufois paffoit
à des fripons , j'abufois de fa facilité pour
partager avec eux , & comme le chien
L I V R E V. 89
qui revient de la boucherie , j'emportois
mon lopin du morceau que je n'avois pu
fauver.
Les prétextes ne me manquoient pas
pour tous ces voyages , & Maman feule
m'en eût fourni de refte, tant elle avoit
par-tout de liaifons , de négociations , d'af^
faires , de commifîîons à donner à quel-
qu'un de fur. Elle ne demandoit qu'à m'en-
voycr, je ne demandois qu'à aller; cela
ne pouvoit manquer de faire une vie af-
fez ambulante. Ces voyages me mirent à
portée de faire quelques bonnes connoif-
fances qui m'ont été dans la fuite agréa-
bles ou utiles : entr'autres à Lyon celle de
M. Perrichon , que je me reproche de n'a-
voir pas afiez cultivé , vu les bontés qu'il
a eues pour moi ; celle du bon Parifot
dont j e parlerai dans fon tems : à Greno-
ble cqVl'Ls de Madame Deybcns & de Ma-
dame la Préfidcnte de Bardonanche , femme
de beaucoup d'efprit , & qui m'eut pris
en amitié fi ji^avois été à portée de la voir'
plus fouvent : à Genève celle de M. de
la Clofure Réfident de France, qui me par-
loit fouvent de ma mère dont malgré la
jTîort & le tems , fon cœur n'avoit pu fe
^o Les Confessions.
déprendre ; celle des deux Barrillot , dont
le père, qui m'appelloit ion petit -fils,
étcit d'une fociëté très - aimable , & l'un
des plus dignes hommes que j'aye Jamais
connus. Durant les troubles de la Répu-
blique , ces deux citoyens fe jetterent dans
les deux partis contraires; le fils clans celui
de la Bourgeoiiie, le père dans celui des
Magiflrati , & ioriqu'on prit les armes en
1737 , je vis , étant à Genève, le père 6c
le fils Ibrtir armés de la môme maifon ,
l'un pour monter à Fhôtel-de-ville , l'au-
tre pour fe rendre à ion quartier , furs de
fe trouver deux heures après l'un vis-à-
vis de l'autre , expofés à s'entr'égorger.
Ce ipeftacle affreux me fît une impreiîion
fi vive que je jurai de ne tremper jamais
dans aucune guerre civile , & de ne fou-
tenir jamais au-dedans la liberté par les
armes , ni de ma perfonne ni de mon
aveu , fi jamais je rentrois dans mes droits
de citoyen. Je me rends le témoignage
d'avoir tenu ce ferment dans une occa-
lion délicate, & l'on trouvera , du moins
je le penfe , que cette modération fut de
quelque prix.
Mais je n'en étois pas encore à cette
L I V R E V. ^ï
première fermentation de patriotifme que
Genève en armes excita dans mon cœur.
On jugera combien j'en étois loin par un fait
très - grave à ma charge que j'ai oublié de
mettre à fa place & qui ne doit pas être omis.
Mon oncle Bernard étoit depuis quel-
ques années paffé dans la Caroline pour y
faire bâtir la ville de Charlellown dont il
avoit donné le plan. Il y mourut peu
après; mon pauvre coufin étoit aulîi mort
au fervice du Roi de PrufTe , & ma tante
perdit ainfi fon fils & fon mari prefque en
même tems. Ces pertes réchauffèrent un
peu fon amitié pour le plus proche parent
qui lui refiât & qui étoit moi. Quand j'^l-
lois à Genève , je logeois chez elle & je
m'amufois à fureter & feuilleter les livres
& papiers que mon oncle avoit laiffés. J'y
trouvai beaucoup de pièces curieufes &:
des lettres dont afrurcm.cnt on ne fe dou-
teroit pas. Ma tante qui faifoit peu de cas
de ces papcraffes , m'eût laiffé tout empor-
ter fi j'avois voulu. Je me contentai de
deux ou trois livres commentés de la main
de mon grand-pere Bernard le miniflre ,
& entr'autres les œuvres poflhumes de
JlohauU in-quarto 5 dont les marges étoient:.
^1* Les Confessions.
pleines d'excellentes fcholies qui me firent
aimer les mathématiques. Ce livre eft rcfté
parmi ceux de Madame de TFarens ; j'ai
toujours été fâché de ne l'avoir pas gardé.
A ces livres je joignis cinq ou fix mémoi-
res manufcrits , & un feul imprimé , qui
étoit du fameux Micheli Ducra , homme
d'un grand talent , favant , éclairé , mais
trop remuant, traite bien cruellement par
ïes Magiflrats de Genève , & mort derniè-
rement dans la fortereffe d'Arberg où il
ctoit enfermé depuis longues années , pour
avoir , difoit-on, trempé dans la confpi-
ration de Berne.
Ce mémoire étoit une critique afTez ju-
dicieufe de ce grand & ridicule plan de
fortification qu'on a exécuté en partie à
Genève , à la grande rifée des gens du
métier qui ne favent pas le but fecret qu'a-
voit le Confeil dans l'exécution de cette
magnifique entreprife. M. Micheli ayant
été exchi de la chambre des fortifications
pour avoir blâmé ce plan , avoit cru ,
comme membre des Deux - Cents , &
même comme citoyen , pouvoir en dire
fon avis plus au long , ik c^étoit ce qu'il
avoit fait par ce mémoire qu'il eut riràr
Livre V. 9I
prudence de faire imprimer , mais non pas
publier ; car il n'en fît tirer que le nombre
d'exemplaires qu'il envoyoit aux Deux-
Cents , & qui furent tous interceptés à la
pofle par ordre du Petit Confeil. Je trou-
vai ce mémoire parmi les papiers de mon
oncle , avec la réponfe qu'il avoit été
chargé d'y faire , & j'emportai l'un & l'au-i
tre. J'avois fait ce voyage peu après ma
fortie du Cadaflre , & j'étois demeuré ea
quelque liaifon avec l'avocat CocccUi qui
en étoit le chef. Quelque tems après le
direfteur de la douane s'avifa de me prier
de lui tenir un enfant , & me donna Ma-»
dame CoccelU pour commère. Les honneurs
me tournoient la tcte , & fier d'appartenir
de fi près à M. l'avocat, je tâchois de faire
l'important pour me montrer digne de
cette gloire.
Dans cette idée , je crus ne pouvoir rien
faire de mieux que de lui faire voir mon
mémoire imprimé de M. Micheli , qui
réellement étoit une pièce rare , pour lui
prouver que j'appartenois à des notables
de Genève qui favoicnt les fecrets de l'E-
tat. Cependant , par une demi-réferve dont
j'aurois peine à rendre raifon , je ne lui
94 Les Confessions.
montrai point la réponie de mon oncle à
ce mémoire , peut-être parce qu'elle étoit
inanurcrite , & qu'il ne falloit à M. l'avo-
cat que du moulé. Il fentit pourtant fi bien
le prix de l'écrit que j'eus la bêtife de lui
confier , que je ne pus jamais le ravoir ni
le revoir , & que bien convaincu de l'inu*
tiîité de mes efforts , je me fis un mérite
de la choie & transformai ce vol en pré-
fent. Je ne doute pas un moment qu'il
n'ait bien fait valoir à la Cour de Turin
cette pièce , plus curieufe cependant qu'u-
tile , & qu'il n'ait eu grand foin de fe faire
rembourfer de manière ou d'autre de l'ar-
gent qu'il lui en avoit dii coûter pour
l'acquérir. Heureufement , de tous les fu-
turs contingens , un des moins probables
eft qu'un jour le roi de Sardaigne afiiégera
Genève. Mais comme il n'y a pas d'im,-
pofîibilité à la chofe , j'aurai toujours k
reprocher à ma fotte vanité d'avoir mon-
tré les plus grands défauts de cette place à
fon plus ancien ennemi.
Je pafTai deux ou trois ans de cette fa-
çon entre la mufique , les magiftèrcs, les
projets , les voyages , flottant inceffam-
meiit d'une chofe k l'autre , cherchant à
Livre V. c)Ç
me fixer fans favoir à quoi , mais entraîné
pourtant par degrés vers l'étude , voyant
des gens de lettres , entendant parler de
iiîtérature , me mêlant quelquefois à'en
parler moi - même , & prenant plutôt le
jargon des livres que la connoiffance de
leur contenu. Dans mes voyages de Ge-
nève , j'allois de tems en tems voir en
palTant mon ancien bon ami M. Simon ,
qui fomentoit beaucoup mon émulation
naiffante par des nouvelles toutes fraîches
de la République des Lettres tirées de
Baillet ou de Colomiés. Je voyois auflî
beaucoup à Chambery un Jacobin profef-
feur de Phyfique , bon homme de moine
dont j'ai oublié le nom , & qui faifoit
ibuvcnt de petites expériences qui m'amu^
ibient extrêmement. Je voulus à fon exem-
ple faire de l'encre de fympathie. Pour cet
effet, après avoir rempli une bouteille plus
qu'à demi Je chaux vive , d'orpiment &
d'eau , je la bouchai bien. L'effervefcence
commença prefque h l'inflant très-violem-
ment. Je courus à la bouteille pour la dé-
boucher, mais je n'y fus pas à tems; clic
me fauta au vifage comme une bombe.
J'avalai de l'orpiment , de la chaux 5 j'en
^6 Les Confessions.
faillis mourir. Je refiai aveugle plus de j(îjS
Semaines , & j'appris ainfi à ne pas ms
mêler de Phyfique expérimentale fans en
favoir les élémens.
Cette aventure m'arriva mal- à~ propos
pour ma fanté , qui depuis quelque tems
s'altéroit fenfiblement. Je ne fais d'où ve-
noit qu'étant bien conformé par le coffre
& ne faifant d'excès d'aucune efpece , je
déclinois à vue d'oeil. J'ai une affez bonne
quarrure , la poitrine large , mes poumons
doivent y jouer à l'aife ; cependant j'avois
la courte haleine ; je me fentois opprefîé ;
je foupirois involontairement , j'avois des
palpitations , je crachois du fang ; la fièvre
lente furvint & je n'en ai jamais été bien
quitte. Comment peut-on tomber dans cet
état à la fleur de l'âge , fans avoir aucun
vifcere vicié , fans avoir rien fait pour
détruire fa fanté }
L'épée ufe le fourreau , dit - on quel-
quefois. Voilà mon hifloirc. Mes pafîions
m'ont fait vivre , & mes paffions m'ont
tué. Quelles pafTicns dira-t-on ? Des riens 5
les chofes du monde les plus puériles ;
mais qui m'affe Soient comme s'il fe fût
agi de la pofTeffion d'Helene ou du trône
de
L I V R E V, 9^
èe runîvef s. D'abord les femmes. Quand
j'en eus une , mes fens futent tranquilles , .
mais mon cœur ne le fut Jamais. Les be-*
foins de l'amour me dévoroient au fein de
îa jouilTance. J'avois une tendre mère, une
amie chérie , mais il me falloit une maî-
îreffe. Je me la fîgurois à fa place ; je mô
la créois de mille façons pour me donner
ïe change à moi-même. Si j'avois cru tenir
Maman dans mes bras quand je l'y tenois ^
mes étreintes n'auroient pas été moins
vives , mais tous mes defirs fe feroient
éteints ; j'aurois fanglotté de tendreffe ,
mais je n'aurois pas joui. Jouir I Ce fort
€ft-il fait pour l'homme ? Ah fi jamais une
feule fois en ma vie j'avois goûté dans leut
plénitude toutes les délices de l'amour, je
n'imagine pas que ma frêle exiflence y eût ■
pu fuffire; je ferois mort fur le fait.
J'étois donc brù'ant d'amour fans objet,
&: c'eft peut-être ainfi qu'il épuife le plus,
j'étois inquiet , tourmenté du mauvais état
des affaires de ma pauvre Maman de de
fon imprudente conduite , qui ne pouvoit
manquer d'opérer fa ruine totale en peu
de tems. Ma cruelle imagination qui va
toujours au devant des malheurs , me mon-
S.uppUnunc. Tome IX. Q
^3 Les Confessions,'
troit celui-là fans cefTe dans tout fon excès
& dans toutes fes fuites. Je me voyois
d'avance forcément féparé par la mifere
de celle à qui j'avois confacré ma vie , &
fans qui je n*en pouvois jouir. Voilà com*.
ment j'avois toujours l'ame agitée. Les
defirs & les craintes me dévoroient alter-
nativement.
La mufique étoit pour moi ime autre
paiïion moins fougueufe , mais non moins
confamante par l'ardeur avec laquelle je
m'y livrois , par l'étude opiniâtre des obf*
curs livres de Rameau , par mon invinci-
ble obflination à vouloir en charger ma
anémoire qui s'y refufoit toujours, par mes
courfes continuelles , par les compilations
âmmenfes que j'entaffois , paffant très-fou-
,vent à copier les nuits entières. Et pour-
quoi m'arrêter aux chofes permanentes ,
tandis que toutes les folies qui pafToient
dans mon inconftante tête , les goûts fu-
gitifs d'un feul jour, un voyage , un con-
cert , un foiipé , une promenade à faire ^
■un roman à lire , une comédie à voir ,
tout ce qui étoit le moins du monde pré-
médité dans mes plaifirs ou dans mes affai-
j-es devcnoit pour moi tout autant de paf»
Livre V. 99
Sons violentes , qui dans leur impétuofité
ridicule me donnoient le plus vrai tour-^
ment. La lefture des malheurs imaginaires
de CUveUndj faite avec fureur & fouvent
interrompue , m'a fait faire , je crois, plus,
de mauvais iàng que les miens.
Il y avoit un Genevois nommé M. Ba^^
gueret , lequel avoit été employé fous
Pierre le Grand à la Cour de Rufîie ; un
des plus vilains hommes & des plus grands
fous que j'aye jamais vus y toujours plein
de projets aufîi fous que lui , qui faifoit
tomber les millions comme la pluie , & à
qui les zéros ne coûtoient rien. Cet homme
étant venu à Chambery pour quelque pro-
cès au Sénat , s'empara de Maman comme
de raifon , & pour fes tréfors de zéros
qu'il lui prodiguoit généreufement , lui
tiroit {qs pauvres écus pièce à pièce. Je:
ne l'aimois point , il le voyoit ; avec moi
cela n'efi: pas difficile : il n'y avoit forte
de baflefie qu'il n'employât pour me cajo-
ler. Il s'avifa de me propofer d'apprendre
les échecs qu'il jouoit un peu. J'cflayai ,
prefque malgré moi , & après avoir tant
bien que mal appris la marche , mon pro-
grès fut fi rapide qu'avant la fin de la pre-
G a
*ôo Les Confessions;
aniere féance , je lui donnai la tour qu'il
m'avoit donnée en commençant. Il ne m'en
fallut pas davantage : me voilà forcené des
échecs. J'achète un échiquier. : j'achète le
calabrois ; je m'enferme dans ma chambre
j'y paffe les jours & les nuits à vouloir
apprendre par cœur toutes les parties , à
les fourrer dans ma tcte bon gré malgré ,
à jouer feul fans relâche & fans fin. Après
deux ou trois mois de ce beau travail 6c
d'efforts inimaginables , je vais au café ,
maigre , jaune , & prefque hébété. Je
m'effaye , je rejoue avec M. Baguent : il
me bat une fois , deux fois , vingt fois ;
tant de ccm.binaifons s'étoient broAiilIées
dans ma tête , & mon imagination s'étoit
fi bien amortie , que je ne voyois plus
qu'un nuage devant moi. Toutes les fols
qu'avec le livre de Philidor ou celui de
Stamma j'ai voulu m'exercer à étudier des
parties , la même chofe m'efl arrivée , &
après m'être épuifé de fatigue , je me liiis
trouvé plus foible qu'auparavant. Du refte,
que j'aye abandonné les échecs , ou qu'en
jouant je me fois remis en haleine, je n'ai
jamais avancé d'un cran depuis cette pre-
Sniere féance , & je me fais toujours rc-
Livre V. ioï
trouvé au mcme point où j'étois en la
fînhTant. Je m'cxercerois des milliers de
fiecles que je finirois par pouvoir donner
la tour à B^rgueret , & rien de plus. Voilà
du tems bien employé , direz - vous ! &
je n'y en ai pas employé peu. Je ne finis
ce premier eflai que quand je n'eus plus
la force de continuer. Quand j'allai me
montrer fortant de ma chambre , j'avois
l'air d'un déterré, & fuivant le même train,
je n'aurois pas reflé déterré long-tems. Cri
conviendra qu'il efl: difficile , & fur- tout
dans l'ardeur de la jeunefïe , qu'une pareille
tête laifTe toujours le corps en fanté.
L'altération de la mienne agit fur mon
humeur , & tempera l'ardeur de mes fan-
taifies. Me fentant aiFoi]:>lir, je devins plus
tranquille & perdis un peu la fureur des
voyages. Plus fédentaire , je flis pris, non
de l'ennui , mais de la mélancolie ; les
vapeurs fucccderent aux pafîions ; ma lan-
gueur devint triftciie ; je pleurois & fou-
pirois ri propos de rien ; je fentois la vie
m'échapper fans l'avoir goûté? ; je gémif-
fois fur rétat où je laifTois ma pai'.vre
Maman , fur celui où je la voyois prête à
îombcr; je puis dire que la quitter & la
^oi Les Confessions.
laifTer à plaindre étoit mon unique regref.
Enfin je tombai tout- à -fait malade. Elle
me foigna comme jamais mère n'a foigné
ion enfant , & cela lui fit du bien à elle-
même , en faifant diverfion aux projets &
tenant écartés les projetteurs. Quelle douce
mort , fi alors elle fut venue ! Si j'avois
peu goûté les biens de la vie , j'en avois
peu fenti les malheurs. Mon ame paifible
pouvoir partir fans le fcntiment cruel de
rinjuflice des hommes qui empoifonne la
.vie & la mort, J'avois la confolation de
me furvivre dans la meilleure moitié de
moi-même ; c'étoit à peine mourir. Sans
les inquiétudes que j'avois fur fon fort je
ferois mort comme j'aurois pu m'endor-
mir , & ces inouiétudes mêmes avoient
un objet affeélueux & tendre qui en tem-
péroit l'amertume. Je lui difois : vous
voilà dépofitaire de tout mon être ; faites
en forte qu'il foit heureux. Deux ou trois
fois quand j'étois le plus mal , il m'arriva
de me lever dans la nuit & de me traîner
à fa chambre , pour lui donner fur fa con-
duite des confeils , j'ofe dire pleins de
jufteffe & de f'cns , mais où l'intérêt que
je prenois à fon fort fe marquoit mieux
Livre V:
qiie toute autre chofe. Comme û les pleurs
étoient ma nourriture & mon remède , je
me tbrtifiois de ceux que je verfois auprès
d'elle , avec elle , affis flir fon lit , & te-
nant {çs mains dans les miennes. Les heu-
res couloient dans ces entretiens noftur-
nes, & je m'en retournois en meilleur état
que je n'ctois venu ; content & calme dans
les promeffes qu'elle m'avoit faites , dans
les efpérances qu'elle m'avoit données , je
m'endormois là - deiïïis avec la paix du
cœur & la réfignation à la providence.
Plaife à Dieu qu'après tant de fujets de
haïr la vie , après tant d'orages qui ont
agité la mienne & qui ne m'en font plus
qu'un fardeau , la mort qui doit la termi-
ner me fbit auiîi peu cruelle qu'elle me
l'eût été dans ce moment- là !
A force de foins , de vigilance & d'in-
croyables peines , elle me fauva , & il eft
certain qu'elle feule pouvoit me fauver.
J'ai peu de foi à la médecine des médecins,
mais j'en ai beaucoup à celle des vrais
amis ; les chofcs dont notre bonheur dé-
pend fe font toujours beaucoup mieux que
toutes les autres. S'il y a dans la vie un
fentiment délicieux , c'eft celui que nouis
G4
104 Les Confessions.
éprouvâmes d'être rendus l'un à l'autre»
Notre attachement mutuel n'en augmenta
pas, cela n'étoit pas pofiîblc ; m.ais il prit
je ne fais quoi de plus intime , de plus
touchant dans fa grande fimplicité. Je de-
venois tout-à-fait fon œuvre , tout-à-fait
ion enfant , &C plus que fi. elle eût été
ma vraie mère. Nous commençâmes , fans
y fonger, à ne plus nous féparer l'un de
l'autre , à mettre en quelque forte toute
notre exiflence en com.mun ; &; fi^ntant
que réciproquement nous naus étions non-
feulement néceffaires , m.ais fuffifans , nous
nous accoutumâmes à ne plus penfer à
rien d'étranger à nous , à borner aljfolu-
ment notre bonheur oc tous nos delirs à
cette poffeiîion mutuelle & peut-être uni-
que parmi les humains, qui n'étoit point ,
comme je l'ai dit , celle de l'amour , mais
une poileiiîon plus effentielle qui , fans
tenir aux fens , au fexe , à l'âge , à la figure,
tenoit à tout ce par quoi l'on eft foi , ôc
qu'on ne peut perdre qu'en cefTant d'êti'e.
A quoi tint -il que cette précieufe crife
n'amenât le bonheur du refte de fes jours
& des miens ? Ce ne fut pas à moi , je
sp'en. rends, le confchnt témoignage. Ce
Livre V: lôf
ne fut pas non plus à elle , du moins à fa
volonté. Il étoit écrit que bientôt l'invin-
cible naturel reprendroit fon empire. Mais
ce fatal retour ne fe fit pas tout d'un coup.
II y eut , grâces au Ciel , un intervalle ;
court 6c précieux intervalle ! qui n'a pas
fini par ma faute, & dont je ne me repro-
cherai pas d'avoir mal profité.
Quoique guéri de mi grande maladie ,
je n'avois pas repris ma vigueur. Ma poi-
trine n'étoit pas rétablie ; un refle de
fièvre duroit toujours , & me tenoit erî
langueur. Je n'avois plus de goût à rien
qu'à finir mes jours près de celle qui m'é-
toit chère , à la maintenir dans fes bonnes
réfolutions , à lui faire fcntir en quoi con-
iifioit le vrai charm.e d\ine vie heureufe ,
à rendre la fienne telle autant qu'il dépen-
doit de moi. Mais je voyois , je fentois
même que dans une maifon fombre &c
trifle, la continuelle folitude du tete-à-tête
deviend-Oît à la fin trifte aufîi. Le remède
à cela fe préfenta comme de lui - mcme.
Maman m'avoit ordonné le lait & vouloit
que i'a'lafie le prendre à la campagne. J'y
confentis , pourvu qu'elle y vînt avec
mol. Il n'en fallut pas davantage pour 1»
î»^ Les Confessions;
déterminer ; il ne s'agit plus que du choix
du lieui Le jardin du fauxbourg n'étoit pas
pToprement à la campagne , entouré de mai-
sons & d'autres jardins , il n'avoit point les
attraits d'une retraite champêtre. D'ameurs
après la mort c^Amt nous avions quitté ce
jardin pour raifon d'économie , n'ayant
plus à cœur d'y tenir des plantes , & d'au-
tres vues nous faifant peu regretter ce réduit»
Profitant maintenant du dégoût que je
lui trouvai pour la ville , je lui propofai
de l'abandonner tout - à - fait , & de nous
établir dans une folitude agréable , dans
quelque petite maifon afiez éloignée pour
dérouter les importuns. Elle l'eût fa*t , 6c
ce parti que fon bon ange & le mien me
ifuggéroient , nous eût vrairemblablement
affuré des jours heureux & tranquilles ,
jufqu'au moment où la mort devoit nous
Réparer. Mais cet état n'étoit pas celui oii
nous étions appelles. Maman devoit éprou-
ver toutes les peines de l'indigence & du
«lal-être , après avoir pafTé la vie dans
l'abondance , pour la lui faire quitter avec
moins de regret ; & moi , par un afl'em-
blage de maux de toute efpece , je devois
être un jour en exemple à quiconque inl-,
Livre V. 107
pire du feul amour du bien public &c de
la juilice , ofe , fort de fa feule innocence ,
dire ouvertement la vérité aux nommes
fans s'étayer par des cabales , fans s'être
fait des partis pour le protéger.
Une maîheureufe crainte la retint. Elle
n'ofa quitter fa vilaine maifon de peur de
fâcher le propriétaire. Ton projet de re-
traite efl charmant j me dit - elle , & fort
de mon goût ; mais dans cette retraite il
faut vivre. En quittant ma prifon je rifque
de perdre mon pain , & quand nous nen
aurons plus dans les bois il en faudra bien
retourner chercher à la ville. Pour avoir
moins bcfoin d'y venir ne la quittons pas
tout-à-falt. Payons cette petite penf^on au
Comte de ****. pour qu'il me laifTe la
mienne. Cherchons quelque réduit affez
loin de la ville , pour vivre en paix , &
affez près pour y revenir toutes les fois
qu'il fera néceffaire. Ainû fut fait. Après
avoir un peu cherché , nous nous fixâmes
aux Charmettes , une terre de M. de Coniié
à la porte de Chambery , mais retirée &c
folitaire comme fi l'on étoit à cent lieues.
Entre deux coteaux affez élevés eu un
petit vallçn nord 6c fud au fond duquel
10^ Les Confessions:
coule une rigole entre des cailloux & desii
arbres. Le long de ce vallon à mi - côte
font quelques maifons éparfes fort agréa-
bles pour quiconque aime un afyle uri
peu fauvage & retiré. Après avoir eflayé
deux ou trois de ces maifons , nous choi-
fîmes enfin la plus jolie, appartenant à un
gentilhomme qui étoit au fervice , appelle
M. Noïr&t. La maifon étoit très - logeable.
Au-devant un jardin en terraffe , une vigne
au-defTus , un verger au-deffous , vis-à-via
un petit bois de Châtaigners, une fontaine
;i portée ; plus haut dans la montagne , des
prés pour l'entretien du bétail ; enfin tout
ce qu'il falloit pour le petit ménage. cham-
pêtre que nous y voulions établir. Autant
que je puis me rappeller les tems & les
dates , nous en prîmes poffefiion vers la
iîn de l'été de 1736. J'étois tranfporté , le
premier jour que nous y couchâmes. O
Maman ! dis-je à cette chère amie en Fem-
braffant & l'inondant de larmes d'attendrif-
fement & de joie : ce féjour efl celui du
bonhein* & de l'innocence. Si nous ne les
trouvons pas ici l'un avec l'autre, il ne les
faut chercher nulle part.
Tin du ànqu'umc Livre,
LES
CONFESSION
D E
J. J. ROUSSEAU.
Livre Sixième.
Moc crat in votîs : modiis agri non ita magnus ,
Mort us ubi , ^ tccîo vicinus aquafons j
Et paululùm fylv£ fuper his foret.
E ne puis pas ajouter : auclius atqm Di
mdïiisfcuT&'y mais n'importe, il ne m'en
falîoit pas davantage ; il ne m'en falloit
pas môme la propriété : c'étoit affez pour
moi de la jouifTance , & il y a long-tems
que j'ai dit & fenti que le propriétaire &:
le pcfT^fTeur font fouvent deux perfonnes
très-différentes ; même en laifTant à part les
jnaris & les amans.
Ici commence le court bonheur de ma
vie ; ici viennent les paifibles , mais rapides
^nomens qui m'ont donne le droit de dire
no Les Confessions.
que j'ai vécu. Momens précieux & fî re*
grettés ! Ah ! recommencez pour moi votre
aimable cours ; coulez plus lentement dans
mon fcuvenir s'il efl: pofïïble , que vous
ne fîtes réellement dans votre fugitive hic-
ceflion. Comment ferai-je pour prolonger
à mon gré ce récit fi touchante û fimple ;
pour redire toujours les mêmes chofes &
n'ennuyer pas plus mes lefteurs en les
répétant que je ne m'ennuyois moi-même
en les recommerçant fans celTe ? Encore
fi tout cela confiftoit en faits, en aftlons,
en paroles , je pourrois le décrire & le
rendre , en quelque façon : m.ais comment
dire ce qui n'étoit ni dit ni fait , ni penfé
même , mais goûté , mais fenti , fans que
je puiffe énoncer d'autre objet de mon
bonheur que ce fentiment même. Je me
levois avec le folell & j'étois heureux ; je
me promenois & j'étois heureux , je voyois
Maman & j'étois heureux , je la quittois
& j'étois heureux ; je parcourois les bois,
les coteaux , j'errois dans les vallons , je
lifois , j'étois oifif, je travalUois au jardin,
je cueillols les fruits , j'aidois au ménage,
^ le bonheur me fuivoit par-tout ; il n'é-
toit dans aucune chofe affignable , il étoit
L I V R E V ï. 11%
tout en mol - même , il ne poiivok me
quitter un fcul inHant.
Rien de tout ce qui m'efl: arrivé durant"
cette époque chérie , rien de ce que j'ai
£à\t , dit & penfé tout le tems qu'elle a
duré n'ell échappé 4e ma mémoire. Les
tems qui précédent &c qui fuivent me re-
viennent par intervalles. Je me les rappelle
inégalement & confufément; mais je me
rappelle celui-là tout entier comme s'il
duroit encore. Mon imagination , qui dans
ma jeunefle alloit toujours en avant èc
maintenant rétrograde , compenfe par ces
doux fouvenirs l'efpoir que j'ai pour ja-
mais perdu. Je ne vois plus rien dans
l'avenir qui me tente ; les feuls retours du
paffé peuvent me flatter , & ces retours
û vifs & û vrais dans l'époque dont je
parle , me font fouvent vivre heureux
malgré mes malheurs.
Je donnerai dj ces fouvenirs un {quI
exemple qui pourra faire juger de leur
force & de leur vérité. Le premier jour
que nous allâmes coucher c.ux Charmettes,
Maman étoit en chaife à porteurs , Se je la
fuivois à pied. Le chemin monte , elle
étoit affez pefajite , & craignant de trop
ïii Les Confessions.
fatiguer Tes porteurs , elle voulut defcendrê
à-peu-près à moitié chemin pour faire le
refte à pied. En marchant elle vit quelque
chofe de bleu dans la haie & me dit ; voilà
de la pervenche encore en fleur. Je n'avois
jamais vu de la pervenche , je ne me baifTai
pas pour l'examiner , & j'ai la vue trop
courte pour diflinguer à terre les plantes
de ma hauteur. Je jettai feulement en paf-
fant un coup - d'œil fur celle-là , & près
de trente ans fe font pafîes fans que j'aye
revu de la pervenche , ou que j'y aye fait
attention. En 1764 étant à Greffier avec
mon ami M. Du Pcyrou , nous montions
une petite montagne au fcmmet de lac[uelle
il a un joli falon qu'il appelle avec raifon
Belle-vue. Je commençois alors d'herbori-
fer un peu. En montant & regardant parmi
les builTons, je pouffe un cri de joie : ah
voilà de la pervenche ! & c'en étoit en
effet. Du Peyrou s'apperçut du tranfport ,
mais il en ignoroit la caufe ; il l'apprendra
je l'efpere, lorfqu'un jour il lira ceci. Le
lefteur peut juger par l'impreffion d'un fi
petit objet de celle que m'oiit fait tous
ceux qui fe rapportent à la même époque.
Cependant l'air de la campagne ne me
rendit
Livre V Î, * i f
tendit point ma première fanté. J'étoiâ
kngiiiffant; je le devins davantage. Je ne
pus fupporter le lait , il fallut le quitter»'
C'étoit alors la mode de l'eau pour tout
remède ; je me mis à l'eau , & Il peu dif-
crétement qu'elle faillit me guérir , non de
mes maux , mais delà vie. Tous les matins
en me levant j'allois à la fontaine avec urs
grand gobelet , & j'en buvois fucceffive-
ment en me promenant la valeur de deux:
bouteilles. Je quittai tout-à-fait le vî'n à
mes repas. L'eau que je buvois étoit un
peu crue & difficile à pafTer , comme font
îa plupart des eaux des montagnes. Bref,
je fis fi bien qu'en moins de deux mois je
me détruifls totalement l'ellomac que j'a-^
vois eu très-bon jufqu'alors. Ne digérant
plus , je compris qu'il ne falloit plus efpé*
•rer de guérir. Dans ce même tems i£
m'arriva un accident aulTi fingulier par lui*
même que par feis fuites j qui ne finiront
<ju'avec moi.
Un matin que je n'étois pas plus mal
qu'à l'ordinaire , en drefiant une petite
■table fur fon pied je fentis dans tout mon
-corps une révolution fubite .& prefque iil-
concevable. Je ne faurois mieux la Çomj
iîitpplcmcnt, Tome IX, H
ÏI4 Les Confessions.
parer qu'à une efpece de tempête qui s'éleva
dans mon fang & gagna dans l'inflant tous
mes membres. Mes artères fe mirent à
battre d'une û grande force , que non-
feulement je fentois leur battement , mais
que je l'entendois même &: fur-tout celui
des carotides. Un grand bruit d'oreilles fe
joignit à cela , & ce bruit étoit triple ou
plutôt quadruple , favoir : un bourdonne-
ment grave Sz fourd , un murmure plus
clair comme d'une eau courante , un fiffle-
ment très-aigu , & le battement que je
viens de dire & dont je pouvois aifément
compter les coups fans me tâter le pouls
ni toucher mon corps de mes mains. Ce
bruit interne étoit û grand qu'il m'ôta la
fineffe d'ouïe que j'avois auparavant , &
me rendit , non tout-à-fait fourd , mais
dur d'oreille , comme je le fuis depuis ce
tems-là.
On peut juger de ma furprife & de mon
effroi. Je me crus mort ; je me mis au lit ;
le médecin flit appelle ; je lui contai mon
cas en frémifiant& le jugeant fans remède.
Je crois qu'il en penfa de même , mais il
fit fon métier. Il m'enfila de longs raifon-
^emens où je ne compris rien du tout j
Livre V L hj
puis en conféquence de fa lublime théorie
il commença in ajùmâ vili la cure expéri-
mentaîe qu'il lui plut de tenter. Elle étoit
fi pénible , fi dégoûtante , & opéroit fi
peu que je m'en lafîai bientôt , & au
bout de quelques femaines voyant que je
n'étois ni mieux ni pis , je quittai le lit
& repris ma vie ordinaire , avec mon
battement d'artères &: mes bourdonne-
mens , qui depuis ce tems-là , c'eiî-à-dire
depuis trente ans , ne m'ont pas quitté une
minute.
J'avois été jufqu'alors grand dormeur»
La totale privation du fom.meil qui fe joi-
gnit à tous ces fymptômes , & qui les â
conftamntent accompagnés jufqu'ici , ache-
va de me perfliader qu'il me rcfloit peu
de tems à vivre. Cette perfuafion me tran-
quillifa pour un tems fur le foin de guérir.
Ne pouvant prolonger ma vie , je réfoluS
de tirer du peu qu'il m'en reftoit tout le
parti qu'il étoit poffible , & cela fe pou-
voit par une linguliere faveur de la nature ,
qui dans un état fi funefle m'exemptoit
des douleurs qu'il fenibloit devoir m'atti-
rer. J'étois importuné de ce bruit , mais
•je n'en fouffrois pas : il n'étoit acccmpa-
H a
9i6 Les Confessions.
gné d'aucune autre incommodité habi-*
tuelle que de l'inibmnie durant les nuits ,
& en tout tems d'une courte haleine qui
n'aîloit pas jufqu'à l'oflhme , & ne fe fai-
foit fentir que quand je voulois courir ou
agir un peu fortement.
Cet accident qui devoit tuer mon corps
ne tua que mes paiïions , & j'en bénis
le Ciel chaque jour par l'heureux effet qu'il
produiiit fur mon ame. Je puis bien dire
que je ne commençai de vivre que quand
je me regardai comme un homme mort.
Donnant leur véritable prix aux chofes
que j'allois quitter , je commençai de m'oc-
cuper de foins plus nobles , com^ne par
anticipation fur ceux que j'aurois bien-
tôt à remplir & que j'avois fort négligés
jufqu'alors. J'avois fouvent travefti la re-
ligion à ma mode , mais je n'avois jamais
été tout-à-fait fans religion. Il m'en coûta
moins de revenir à ce fujet fi trifle pour
tant de gens ^ mais û doux pour qui s'en,
fait un objet de confolation & d'efpoir.
Maman me fut en cette occafion beau-
coup plus utile que tous les théologiens
ne me l'auroient été.
Elle qui mettoit toute chofe en fyftCm^
L I V R E V ï. 117
n*avoit pas manqué cl'y mettre aiiflî la re-^
ligion, & ce lyftôme étoit compcfé d'idées •
très-difparates , les unes très-faines , les
autres très-folles, de fentimens relatifs à
fon caratlere , & de préjugés venus de
fon éducation. En général les croyans font
Dieu comme ils font eux-mêmes , les bons
le font bon , les méchans le font méchant;
les dévots haineux & bilieux ne voyent
que l'enfer parce qu'ils voudroient dam^"
ner tout le monde : les âmes aimantes &c
douces n'y croyent guercs , & l'iui des
étonnemcns dont je ne reviens point eil
de voir le bon Fénelon en parler dans
fon Télcmaque , comme s'il y croyoit
tout de bon : mais j'efpere qu'il mentoit
alors ; car enfin quelque véridique qu'oii
foit , il faut bien mentir quelquefois quand
on eft Evêque. Maman ne mentoit pas
avec moi , & cette ame fans fiel qui ne
pouvoit imaginer un Dieu vindicatif &
toujours courroucé ne voyoit que clé-
mence & miférlcorde oii les dévots ne
voyent que juflice & punition. Elle di-
foit fouvent qu'il n'y auroit point de juf-
tice en Dieu d'ctre jufte envers nous ,
parce que ne nous ayant pas donné C3
;îi8 Les Confessions.'
qu'il faut pour l'être ce feroit redeman-
der plus qu'il n'a donné. Ce qu'il y avoit
de bizarre étoit que fans croire à l'enfer
elle ne laiffoit pas de croire au purgatoire.
Cela venoit de ce qu'elle ne favoit que
faire des âmes des méchans , ne pouvant
ni les damner ni les mettre avec les bons
jufqu'à ce qu'ils le fuii'ent devenus ; &
îl faut avouer qu'en effet & dans ce monde
& dans l'autre , les méchans font toujours
bien emibarralfans.
Autre bizarrerie. On voit que toute la
dodrine du péché originel & de la ré-
demption eft détruite par ce fyfiême , que
la bafe du ChriHianifme vulgaire' en eil
ébranlée , Se que le Catholicifoie au moins
ne peut fubfiller. Maman cependant étoit
bonne catholique ou prétendoit l'être , &
il eft fur qu'elle le prétendoit de trcs-bonne
foi. Il lui fembloit qu'on expliquoit trop
littéralement & trop durement l'EcritiU'e.
Tout ce qu'on y lit des toiu'mens éternels
lui paroifibit comminatoire ou figuré. La
mort de Jéfus - Chrifl lui paroiffoit un
exemple de charité vraiment divine pour
apprendre aux hommes à aimer Dieu èc
à s'aimer entr'cux de même. En un mot ,
Livre VL n^
£delle à la religion qu'elle avolt embraf-
fée , elle en admettoii fincérement toute
la profefîîon de foi ; mais quand on ve-
noit à la difcufîion de chaque article ,
il fe trou voit qu'elle croyoit tout autre-
ment que l'Eglife , toujours en s'y fou-
mettant. Elle avoit là-deffus une fimpli-
cité de cœur , une franchife plus éloquente
que des ergoteries , & qui fouvent em-
barraffbit jul'qu'à fon confefTeur ; car elle
ne lui déguifoit rien. Je fuis bonne ca-
tholique , lui difoit-elle , je veux toujours
l'être ; j'adopte de toutes les puiffances
de mon ame les décifions de Sainte Mère
Egllfe. Je ne fuis pas miaîtrefTe de ma foi ,
mais je le fuis de ma volonté. Je la fou-^
mets fans réfer\'e , & je veux tout croire.
Que me dem.andez-vous de plus ?
Quand il n'y auroit point eu de mo-
rale chrétienne , je crois qu'elle l'auroit
fuivie , tant elle s'adaptolt bien à fon ca-
radere. Elle faifoit tout ce qui étoit or-
donné , mais elle l'eût fait de môme quand
il n'auroit pas été ordonné. Dans les cho-
fes indifférentes elle aimoit à obéir, &
s'il ne lui eût été permis , prefcrit
même de faire gras , elle auroit lait maigre
H 4
'Iid Les Confessîons.
ïntre Dieu & elle , fans que la prudence
eût eu befoin d'y entrer pour rien. Maii;
toute cette morale étoit liibordonnée aux
principes de M. de Tavel , ou plutôt elle
prétendoit n'y rien voir de contraire. Elle
eût couché tous les jours avec vingt hom-
mes en repos de confcience , & fans même
en avoir plus de icrupule que de defir. Je
fais que force dévotes ne font pas fur ce
point plus fcrupuleufes, mais la différence
eu. qu'elles font féduites par leurs pallions ,
èc qu'elle ne l'étoit que par hs fophif-
mes. Dans les converfations les plus tou-
chantes & j'ofe dire les plus édifiantes elle
fut tombée fur ce point fans changer ni
d'air ni de ton, fans fe croire en contra-
diftion avec elle-même. Elle l'eût même
interrompue au befoin pour le fait , 6c
puis l'eût reprife avec la môme férénité
qu'auparavant : tant elle étoit intimemertt
perfuadée que tout cela n'étoit qu'une
inaxime de police fociale , dont toute per-
fonne fenfée pouvoit faire l'interpréta-
tion , l'application , l'exception félon Tel--
prit de la chofe , fans le moindre rifquc
d'offenfer Dieu. Quoique fur ce point j^
ïiç fuife aiTurément pas de fon avis , j'îi-^
Livre VÎ. m
voue que je n'ofois le combattre , hon-
teux du rôle peu galant qu'il m'eût fallu
faire pour cela. J'aurois bien cherché d'é-
tablir la règle pour les autres en tâchant
de m'en excepter ; mais outre que fou
tempérament prévenoit afTez l'abus de fes
principes , je lais qu'elle n'éîoit pas femme
à prendre le change , & que réclamer
l'exception pour moi c'étoit la lui laiffer
pour tous ceux qu'il lui plairoit. Au refle ,
je compte ici par occafion cette inconfé-
quence avec les autres , quoiqu'elle ait eu
toujours peu d'effet dans ià conduite &c
qu'alors elle n'en eût point du tout ; mais
j'ai promis d'expofer fidellement fes prin-
cipes , & je veux tenir cet engagement :
je reviens à moi.
Trouvant en elle toutes les maximes dont
j'avois befoin pour garantir mon amc des
terreurs de la mort & de fes faites , je
puifois avec fécurité dans cette fource de
confiance. Je m'attachois à elle plus que
je n'avois jamais fait ; j'aurois voulu trans-
porter toute en elle ma vie que je fcn-
tois prête à m'abandonner. De ce redou-
blement d'attachement pour elle , de la
perfuafion qu'il me refloit peu de tems
*iii Les Confessions?
à vivre , de ma profonde féciirité fur mon
fort à venir , réfultoit un état habituel
très-calme , & fenfuel même , en ce qu'a-
mortiiTant toutes les p^flions qui portent
au loin nos craintes &C nos efpérances , il
me laiiToit jouir fans inquiétude & fans
trouble du peu de jours qui m'étoicnt
laiflcs. Une chofe contribuoit à les rendre
plus agréables ; c'étoit le foin de nourrir
fon goût pour la campagne par tous les
amufemens que j'y pouvois raiTembler. En
lui faifant aimer fon jardin , fa bafie-cour ,
fes pigeons , fes vaches , je m'afîedion-
nois moi-môme à tout cela , & ces peti-
tes occupations qui remplifiblent ma jour-
née fans troubler ma tranquillité , me va-
lurent mieux que le lait & tous les re-
mèdes pour confarver ma pauvre machi-
ne , & la rétablir même autant que cela
fe pouyoit.
Les vendanges , la récolte des fruits
nous amuferent le refte de cette année ,
& nous attachèrent de plus en plus à la
vie ruAique au milieu des bonnes gens
dont nous étions entourés. Nous vîmes
arriver l'hiver avec grand regret , & nous
retournâmes à la ville comme nous fe-
L I V R E V I. 123
rions allés en exil. Moi fur-tout qui dou-
tant de revoir le printems croyois dire
adieu pour toujours aux Charmettes. Je
ne les quittai pas fans baifer la terre ôc
les arbres , & fans me retourner plu-
fieurs fois en m'en éloignant. Ayant quitté
depuis îong-tems mes écolieres , ayant
perdu le goût des amufemens & des (o-
ciéîés de la ville, je ne fortois plus, je
ne voyois plus perfonne, excepté Ma-
man , & M. Salomoii devenu depuis peu
fon médecin & le mien , honnête hom-
me , homme d'efprit , grand Cartéficn , qui
parloit affez bien du fyflême du monde,
& dont les entretiens agréables & inftruc-
tifs me valurent mieux que toutes its or-
donnances. Je n'ai jamais pu fupporter ce
fot & niais rempliflage des converfations
ordinaires ; mais des converfations utiles
& folides m'ont toujours fait grand plaifir,
& je ne m'y fuis jamais refufé. Je pris
beaucoup de goût à celles de M. Salomon ;
il me fembloit que j'anticipois avec lui
fur QQ.S hautes connoiflances que mon ame
alloit acquérir quand elle auroit perdu
fes entraves. Ce goût que j'avois pour
lui s'étenclit aux fujets ^qu'il traitoit , ôc
124 Les Confessions.
je commençai de rechercher les livres quî
pouvoient m'aider à le mieux entendre.
Ceux qui mêloient la dévotion aux fcien-
ces , m'étoient les plus convenables ; tels
étoient particulièrement ' ceux de l'Ora-
toire & de Port-R.oya1. Je me mis à les
lire ou plutôt à les dévorer. Il m^en
tomba dans les mains un du Père Lami
intitulé , Entretiens fur Us Sciences. C'étoit
ime efpece d'introduftion à la connoif-
iance des livres qui en traitent. Je le lus
& relus cent fois; je réfolus d'en faire
mon guide. Enfin je me fentis entraîné
peu-à-peu malgré mon état , ou plutôt
par mon état vers l'étude avec une force
irréiiftible , & tout en regardant chaque
jour comme le dernier de mes jours 7
i'ctudiois avec autant d'ardeur que fi j'avois
du toujours vivre. On difoit que cela
me faifoit du mal ; je crois , moi , que
cela me fit du bien , & non-feulement à
mon ame , mais à mon corps ; car cette
application pour laquelle je me paffion-
nois me devint fi délicieufe , que , ne
penfant plus à mes maux , j'en étois beau-
coup moins afFedé. Il eft pourtant vrai
que rien ne me procuroit im foulago-
1 I V R E Vr. Î2^
telent réel , mais n ayant pas de douleurs
TÎves , je m'accoutumois à languir , à
ne pas dormir , à penfer au lieu d'agir,
& enfin à regarder le dépériflement uc-
ceflif & lent de ma machine comme un
progrès inévitable que la mort feule pou-
voit arrêter.
Non - feulement cette opinion me dé-
'tacha de tous les vains foins de la vie,
fnais elle me déUvra de l'importunité des
remèdes , auxquels on m'avoit jufqu'alcfs
fournis malgré moi. Scdbmon convaincu
cjue fes drogues ne pouvoient me fau-
ver , m'en épargna le déboire , & fe con-
tenta d'amufer la douleur de ma pauvre
Maman avec quelques-unes de ces ordon-
nances indifférentes qui leurrent l'efpoir
du malade , & maintiennent le crédit du
médecin. Je quittai l'étroit régime , je re-
pris l'ufage du vin , & tout le train de
vie d'un homme en fanté félon la mefure
de mes forces , fobre fur toute chofe ,
«lais ne m'abflenant de rien. Je fortis
môme & recommençai d'aller voir mes
tonnoiffanccs , fur-tout M. de Con^l dont
le commerce me plaifoit fort. Enfin , foît
jqu'il me parut beau d'apprendre jufqu'à
120 Les Confessions.
ma dernière heure , folt qu'un refte d'ef-
poir de vivre fe cachât au fond de mon
cœur , l'attente de la mort loin de ra-
lentir mon goût pour l'étude fembloit
l'animer, & je me prefîbis d'amaffer un
peu d'acquis pour l'autre monde , comme
û i'avois cru n'y avoir que celui que j'au-
tois emporté. Je pris en affection la bou-
tique d'un libraire appelle Bouchard où
fe rendoient quelques gens de lettres , &
le printems que j'avois cru ne pas revoir
étant proche , je m'afTortis de quelques
livres pour les Charmettes , en cas que
j'en fie le bonheur d'y retourner.
J'eus ce bonheur, & j'en profitai de
înon mieux. La joie avec' laquelle je vis
les premiers bourgeons eft inexprimable.
Revoir le printems étoit pour moi ref-
fufciter en paradis. A peine les neiges
commençoient à fondre que nous quittâ-
mes notre cachot , & nous fûmes afTez-
tôt aux Charmettes pour y avoir les pré-
îiîicèk du roffignol. Dès -lors je ne crus
plus mourir ; & réellement il efl fmgulier
que je n'ai jamais fait de grandes maladies
à la campagne. J'y ai beaucoup fouffert ,
mais je n'y ai jamais été alité. Souvent
L 1 V R E Vï. 1^7
al dit , me Tentant plus mal qu'à Tordi-
jialre : quand vous me verrez prêt à mou- ^
rlr, portez-moi à l'ombre d'un chêne; je
vous promets que j'en reviendrai.
Quoique foible je repris mes fondions
champêtres, mais d'une manière propor-
tionnée à mes forces. J'eus un vrai cha-
orln de ne pouvoir faire le jardin tout
feul ; mais quand j'avois donné fix coups
de bêche, i'étois hors d'haleine , lafueur
me ruiffeloit, je n'en pouvois plus. Quand
i'étois balffé, mes battemens redoubloient,
& le fang me montoit à la tête avec tant
de forcée qu'il falioit bien vite me redref-
fer. Contraint de me borner à des foms
moins fatisans, je pris entr'autres celui du
colombiei^ & je m'y afïeaionnai fi fort
que j'y paffois fouvent plufieurs heures
de fuite fans m'ennuyer un moment. Le
pigeon eft fort timide , & difficile à ap-
privoifer. Cependant je vins à bout d'ini-
pirer aux miens tant de confiance , qu ils
me fuivolent par-tout & fe laiffoient pren-
dre quand je voulois. Je ne pouvois pa-
roître au jardin ni dans la cour fans en
avoir à rinftant deux ou trois fur les bras,
fur la tête , & enfin malgré le plaifir que
iiS Les Confessions.
j'y prenois , ce cortège me devint û în-'
commode, que je fus obligé de leur ôter
cette familiarité. J'ai toujours pris un fm-
gulier plaifir à apprivoifer les animaux ,
f.ir-tout ceux qui font craintifs & fauva-
ges. Il me paroifToit charmant de leur ini^
pirer une confiance que je n'ai jamais
trompée. Je voulois qu'ils m'aimaffent en
liberté.
J'ai dit que j'avois apporté des livres ^
j'en fis ufage ; mais d'une manière moins
propre à m'inftruire qu'à m'accabler. La
iaufl'e idée que j'avois des chofes , me
perfuadoit que pour lire un livre avec fruit
il falloit avoir toutes les connoiffances
qu'il fuppofoit , bien éloigné de penfer
que fouvent l'auteur ne les avoit pas lui-
même, & qu'il les puifoit dans d'autres
livres à mefure qu'il en avoit befoin. Avec
cette folle idée j'étois arrêté à chaque inf-
tant, forcé de courir inceffamment d'un
livre à l'autre , &c quelquefois avant d'être
à la dixième page de celui que je voulois
étudier , il m'eût fallu épuifcr des biblio-
thèques. Cependant je nfobflinai fi bien
à cette extravagante méthode , que j'y
perdis un tems infini , de faillis à me brouil-
ler.
Livre VÎ. ii^
1er la tète au point de ne pouvoir plus
ni rien voir ni rien favoir* Heureuiement
je m'apperçus que j'enfilois une faufle
route qui m'égaroit dans un labyrinthe
immenfe , 6c j'en fortis avant d'y être
tout-à-fait perdu*
Pour peu qu^on ait im vrai goût pouf
les fciences , la première chofe qu'on lent
en s'y livrant , c'efl: leur liaifon qui fait
qu'elles s'attirent , s'aident , s'éclairent mu-
tuellement , & que l'une ne peut fe pafler
de l'autre. Quoique l'efprit humain ne
puiffe fuffire à toutes , & qu'il en faille
toujours préférer une comme la princi-
pale, Il l'on n'a quelque notion des au-
tres , dans la fienne même on fe trouve
fouvent dans l'obfcurité. Je fentls que ce
que j'avois entrepris étoit bon & utile en
lui-même , qu'il n^ avoit que la méthode
<i changer. Prenant d'abord l'encyclopédie
j'allois la divifant dans {es branches ; je
vit qu'il falloit faire tout le contraire ; les
prendre chacune féparément , & les pour-
fuivre chacune à part jufqu'au point où
elles fe réuniffent. Ainfi je revins à la
fynthefe ordinaire ; mais j'y revins en
Jiomme qui fait ce qu'il fait, La méditg-
^upjpUmcnt, Tome IX, I
130 Les Confessions.
tion me tenoit en cela lieu de connoif-v
fance , & une réflexion très-naturelle ain
doit à me bien guider. Soit que je vé-
cuffe ou que je mourufle , je n'avois point
de tems à perdre. Ne rien favoir à près
de vingt-cinq ans & vouloir tout appren-
dre , d'ail s'engager à bien mettre le tems
à profit. Ne fâchant à quel point le fort
ou la mort pouvoient arrêter mon zèle ,
je voulois à tout événement acquérir des
idées de toutes chofes, tant pour fonder
mes difpofitions naturelles que pour ju-
ger par moi-même de ce qui méritoit le
mieux d'être cultivé.
Je trouvai dans l'exécution de»ce plaa
un autre avantage auquel je n'avois pas
penfé ; celui de mettre beaucoup de tems
à profit. Il faut que je ne fois pas né pour
l'étude ; car une longue application me
fatigue à tel point qu'il m'eft impofiible
de m'occuper demi-heure de fuite avec
force du même fujet, lur-tout en fuivant
les idées d'autrui ; car il m'efl arrivé quel-
quefois de me livrer plus long-tems aux
miennes & même avec affez de fuccès.
Quand j'ai fuivi durant quelques pages un
auteur qu'il faut lire avec application ,
Livre VI. 131
mon efprit Tabandonne & fe perd dans les
nuages. Si je m'obftine , je m'épuife inuti- .
lement ; les éblouiffemens me prennent ,
je ne vois plus rien. Mais que des fujets
différens Te liiccedent , même fans inter-
ruption , l'un me délafle de l'autre ; &: fans
avoir befoin de relâche , je les fuis plus
aifcment. Je mis à profit cette obfervation.
dans mon plan d'études, & je les entre-
mêlai tellement que je m'occupois tout le
jour 6c ne me fatiguois jamais. Il efl vrai
que les foins champêtres & domefliques
faifoient des diverfions utiles ; mais dans
ma ferveur croifTante , je trouvai bientôt
le moyen d'en ménager encore le tems
pour l'étude , & de m'occuper à la fois de
deux chofes , fans fonger que chacune en
^lloit moins bien.
Dans tant de menus détails qui me
charment ÔC dont j'excède fouvent mon
ledleur , je mets pourtant une difcrétion
dont il ne fe douteroit gueres fi je n'avois
foin de l'en avertir. Ici par exemple je me
rappelle avec délices tous les différens
çfiais que je fis pour diflribuer mon tems
de façon que j'y trouvaifc à la fois autant
U',igrémcnt ôc d'utilité qu'il étoit poffible,
I 2
^3^ Les Confessions.'
& je puis dire que ce tems où je vivois
dans la retraite & toujours malade , fut
celui de ma vie où je fus le moins oifif &
le moins ennuyé. Deux ou trois mois fe
pafferent ainii à îâter la pente de mon
efprit & à jouir dans la plus belle faifon
de l'année , &c dans un lieu qu'elle rendoit
enchanté , du charme de la vie dont je
fentois fi bien le prix , de celui d'une fo-
ciété auiîi libre que douce , fi l'on peut
donner le nom de fociété à une aufîi par-
faite union, & de celui des belles con-
noifiances que je me propofois d'acquérir;
car c'étoit pour moi comme fi je les avols
déjà poffédées ; ou plutôt c'étoit .mieux
encore , puifque le plaifir d'apprendre en-
troit pour beaucoup dans mon bonheur.
Il faut pafier fur ces efîais qui tous
étoient pour moi des jouiiTances , mais
trop fmiples pour pouvoir ctre expliquées.
Encore un coup , le vrai bonheur ne fe
décrit pas , il fe fent , & fe fent d'autant
mieux qu'il peut le moins fe décrire ,
parce qu'il ne rcfuîte pas d'un recueil de
faits , mais qu'il efl: un état permanent. Je
lîie répète fouvent , mais je me répéterois
^ien davantage , fi je difois la même chof»
Livre V t t^f
«utant de fois qu'elle me vient dans l'efprit.'
Quand enfin mon train de vie fouyenf .
changé eût pris un cours uniforme , void-
à-peu-près quelle en flit la diftributionr
Je me îevois tous les matins avant lé
folcil. Je montois par un verger voifm dan^
un très -joli chemin qui étoit au-defllis
de la vigne & fuivoit la côte jufqu'à^
Chambery, Là, tout en- me promenant je
faifois ma prière , qui ne confiftoit pas eti
un vain balbutiement de lèvres , mais dans
une fmcere élévation de cœur à FAuteu^,
<le cette aimable nature dont les beautés
ëtoient fous mes yeux. Je n'ai jamais aimé
à prier dans la chambre : il me femble que
les murs & tous ces petits ouvrages deC
liommes s'interpofent entre Dieu & moi»
J'aime à le contempler dans fes oeuvres,'
tandis que' mon cœur s'élevc à lui. Mes
prières étoient pures , je puis le dire , Si
dignes par-là d'être exaucées. Je ne demaii*
dois pour moi & pour celle dont mes
vœux ne me féparoient jamais , qu'une vie
innocente & tranquille ; exempte du vice ,
de la douleur , des pénibles befoins , la
mort des juftes & leur fort dans l'avenir.
Du rcile cet afte fe paiToit plus en admira^
ï 3
134 Les Confessions.
tion & en contemplation qu'en demandes ^
& je favois qu'auprès du Difpenfateur des
vrais biens , le meilleur moyen d'obtenir
ceux qui nous font néceffaires eft moins
de les demander que de les mériter. Je
fevenois en me promenant , par un affez
grand tour , occupé à confidérer avec in-
térêt & volupté les objets champêtres dont
j'étois environné , les feuls dont l'œil &
le cœur ne felaffent jamais. Je regardois de
loin s'il étoit jour chez Maman ; quand je
yoyois fbn contrevent ouvert , je treflail-
Jois de joie & j'accourois. S'il étoit fermé
j'entrois au jardin en attendant qu'elle fût
|"éveillée , m'amufant à repafler ce que j'a-
vois appris la veille ou à jardiner. Le con-
trevent s'ouvroit , j'allois l'embrafTer dans
fon lit fouyent encore à moitié endormie ,
(& cet embraffement aufîi pur que tendre
liroit de fon innocence même un charme
qui n'eil jamais joint à la volupté des fens.
Nous déjeunions ordinairement avec du
café au lait. C'étoit le tems de la journée
oii nous étions le plus tranquilles , où
nous caufions le plus à notre aife. Ces
féances , pour TordiRaire affcz longues ,
nfont laiffé un goût vif pour les déjcù-
Livre V L 135^
nés , & je préfère infiniment l'iifage d'An-
gleterre & de Siiifîe 011 le déjeuné eu un-
vrai repas qui raflenible tout le monde , à
celui de France oii chacun déjeune feul
dans fa chambre, ou le plus fouvent ne
déjeène point du tout. Après une heure
ou deux de caufcrie, j'allois à mes livres
jufqu'au dîné. Je commençois par quelque
livre de pliilofophie , comme la logique
de Port-Royal, l'EiTai de Locke, Malle--
branche , Leibnitz , Defcartes , &c. Je
m'apperçiis bientôt que tous ces Auteurs
étoient entr'eux en contradidion prefque
perpétuelle , & je formai le chimérique
projet de les accorder , qui me fatigua
beaucoup & me fit perdre bien du tems.
Je me brouillois la tête , & je n'aVançois
point. Enfin renonçant encore à cette mé-
thode j'en pris une infiniment nieil'cure ,
6c à laquelle j'attribue tout le progrès que
je puis avoir fait, malgré mon défaut de
capacité ; car il cfl certain que j'en eus
toujours fort peu pour l'étude. En liiajit
chaque Auteur , je me fis une loi d'adopté»
& fuivrc toutes fes idées fans y mêler les
miennes ni celles d'un autre , & fans ja-
mais difputer avec 1 ui. Je me dis , commen-
14
[13^ Les Confessions^
çons par me faire un magafin d'idée? J
vraies ou fauffes , mais nettes , en atten-
dant que ma tête en (bit afîez fournie pour
pouvoir les comparer & choifir. Cette
méthode n'eft pas fans inconvéniens , je
le fais , mais elle m'a réufîi dans l'objet de
m'inflruire. Au bout de quelques années
pafTée's à ne penfer exaûement que d'après
autrui , fans réfléchir , pour ainfi dire, &c
prefque fans raifonner , je me fuis trouvé
un affez grand fonds d'acquis pour me fuft
fire à moi-même & penfer fans le fecours
•d'autrui. Alors, quand les yoyages & les
affaires m'ont ôté les moyens de confulter
les livres , je me fuis amufé à repafler &
comparer ce que j'avois lu , à pefer cha-
que chofe à la balance de la raifon , & à
juger quelquefois mes maîtres. Pour avoir
commencé tard à mettre en exercice ma
faculté judiciaire, je n'ai pas trouvé qu'elle
eût perdu fa vigueur , & quand j'ai publié
ines propres idées, on ne m'a pas accufé
d'être un difciple iervile , & de jurer m
^erba mcifrijlri.
Je pafiois de-là à la géométrie élémen'.
taire ; car je n'ai jamais été plus loin ,
ïa'obftinant à vouloir vaincre mon çeu d.^
Livre VI. i^^
mémoire à force de révenir cent & cent
fois fur mes pas , & de recommencer
inceflamment la même marche. Je ne goû-
tai pas celle à^EucUdc qui cherche plutôt
la chaîne des démonlîrations que la liaifon
des idées; je préférai la géométrie du Père
Lami qui dçs-lors devint im de mes auteurs'
favoris, & dont je relis encore avec plaifif
les ouvrages. L'algèbre fuivoit , & ce fut
toujours le P. Lami que je pris pour guide ;'
^uand je fus plus avancé , je pris la fciencô
du calcul du P. Reynaud , puis fon analyfe'
démontrée que je n'ai fait qu'effleurer. Je
n'ai jamais été affez loin pour bien fentir
l'application de l'algèbre à la géométrie. Je
n'aimois point cette manière d'opérer fans*
■voir ce qu'on fait ; & il me fembloit que'
réfoudre un problême de géométrie par
les équations , c'étoit jouer un air en tour-
nant une manivelle. La première fois que
je trouvai par le calcul que le quarré d'un
binôme étoit compolé du quarré de cha-
cime de fes parties & du double produit
de Tune par l'autre , malgré la juftefTe de'
ma multiplication , je n'en voulus rien,
croire jufqu'à ce que j'eufTc fait la figure.
Ce n'étoit pas que je n euflg un grand goiiff
r^^ Les Confessions.
pour l'algèbre en n'y confidérant que la'
quantité abftraite ; mais appliquée à l'éten-
due je voulois voir l'opération fur les
lignes , autrement je n'y comprenois plus
rien.
Après cela venoit le latin. C'étoit mon
étude la plus pénible , &: dans laquelle je
n'ai jamais fait de grands progrès. Je me'
mis d'abord à la méthode latine de Port-
Royal , mais fans fruit. Ces vers oftrogots
me faifoient mal au cœur & ne pouvoient
entrer dans mon oreille. Je me perdois
dans ces foules de rcgîes , & en apprenant
la dernière , j'oubliois tout ce qui avoit
précédé. Une étude de mots n'efl pas ce
qu'il faut à un homme fans mémoire , &:
c'étoit précifément pour forcer ma mé-
moire à prendre de la capacité , que je
j-n'obflii>ois à cette étude. Il fallut l'aban-
donner à la fin. J'entendois nffez la conf-
truftion pour pouvoir lire un auteur fa-
cile j à l'aide d'un diûiormaire. Je fuivis
cette route, '& je m'en trouvai bien. Je
m'appliquai à la traduftlon, non par écrit,
rnais mentale , & je m^cn tins là. A force de
tems & d'exercice , je fuis parvenu à lire
idÏQz coufamment les Auteurs latins , mais
Livre Vi. 139
jamais à pouvoir ni parler ni écrire dans
cette langue ; ce qui m'a fouvent mis dans
l'embarras quand je me fuis trouvé , je ne
fais comment, enrôlé parmi les gens de
lettres. Un autre inconvénient conféquent
à cette manière d'apprendre , ell: que je
n'ai jamais fu la profodie , encore moins
' les règles de la vcrfifîcation. Defirant pour-
tant de fentir l'harmonie de la langue en
vers & en profe , j'ai fait bien des efforts
pour y parvenir; m.ais je fuis convaincu
que fans m.iître cela eft prefque impofîi-
ble. Ayant appris la compofition du plus
facile de tous les vers qui efl l'hexamètre ,
j'eus la patience de fcander prefque tout
Virgile , &c d'y marquer les pieds & la
quantité ; puis quand j'ctois en doute û
une fyllabe étoit longue ou brève , c'étoit
mon Virgile que j'allois confulter. On fent
que cela me faifoit faire bien des fautes,
à caufe des altérations permi fes par les
règles de la vcrfifcation. Mais s'il y a
de l'avantage à étudier fcul , il y a aufîi
de grands inconvéniens, & fur-tout une
peine incroyable. Je fais cela mieux que
qui que ce foit.
Avant midi je qiiittois mes livres , 6c
%40 Les Confessions;
fi le dîné n'étoit pas prêt , j'allois faîré
vifîte à mes amis les pigeons , ou travail-
ler au jardin en attendant l'heure. Quand
je m'entendois appeller, j'accourois fort
content , & muni d'un grand appétit ; car
c'efl encore une cliofe à noter , que quel-
que malade que je puiffe être , l'appétit
ne me manque jamais. Nous dînions très-
agréablement , en caufant de nos affaires,
en attendant que Maman put manger. Deux
ou trois fois la femaine > quand il faifoit
beau , nous allions derrière la m.aifon pren-
dre le café dans un cabinet frais &c touffu
que j'avois garni de houblon, & qui nous
faifoit grand plaifir durant la chaleur ; nous
pafîions là une petite heure à vifiter nos
légumes , nos fleurs , h des entretiens rela-
tifs à notre manière de vivre , & qui nous
en faifoient mieux goûter la douceur. J'a-
vois une autre petite famille au bout du
jardin : c'étoicnt des abeilles. Je ne man-
quois gueres , & fouvent Maman avec
moi d'aller leur rendre vifite; je m'inté-
reffois beaucoup à leur ouvrage , je m'a-
mufois infiniment à les voir revenir de la
picorée , leurs petites cuiffes quelquefois
il chargées qu elles avoient peine à mar-
Livre V L 14^
cher. Les premiers jours la curiofité mô
rendit indifcret , & elles me piquèrent deux
Ou trois fois ; mais eniliite nous fîmes il
bien connoiflance , que quelque près que
je vinfle elles me îalflbient faire , & quel-
ques pleines que fufTent les ruches , prêtes
à jetter leur effaim , j*en étois quelquefois
entouré , j'en avois fur les mains , fur le
vifage, fans quVicune me piquât jamais.
Tous les animaux fe défient de l'homme
& n'ont pas tort^; mais font-ils furs une
fois qu'il ne leur veut pas nuire , leur con-
fiance devient fi grande , qu'il faut être
plus que barbare pour en abufer.
Je reîournois à mes livres : mais mes
occupations de l'après-midi dévoient moins
porter le nom de travail & d'étude , qu^
de récréations & d'amufement. Je n'ai ja-
mais pu fupporîer l'appUcation du cabinet
après mon dîné , & en général toute peine
me coûte durant la chaleur du jour. Je
îîi'occupois pourtant ; mais fans gêne 6c
prefque fans règle, à lire fans étudier. La
chofe que je fuivois le plus exatfement
étoit l'hiftoire & la géographie , &c comme
cela ne demandoit point de contention
d'efprit, j'y fis autant de progrès que le
14^ Les Confessions.
•pcrmettoit mon peu de mémoire. Je vou-
lus étudier le P. Pet au , & je m'enfonçai
dans les ténèbres de la chronologie ; mais
je rne dégoûtai de la partie critique qui
li'a ni fond ni rive , & je m'affe£tionnai
par préférence à l'exacte mefure des tems
6l à la marche des corps célefles. J'aurois
même pris du goût pour l'aftronomie li
j 'a vois eu des inllrumens ; mais il fallut
me contenter de quelques élémens pris
dans des livres , & de quelques obferva-
tions groiîieres faites avec une lunette
d'approche , feulement pour connoître la
fituation générale du Ciel : car ma vue
courte ne me permet pas de diiHnguer à
yeux nuds aiTez nettement les aflres. Je me
rappelle à ce fujet une aventure dont le
ibiivenir m'a fouvent fait rire. J'avois
îicheté un planlfphere célefle pour étudier
les conflellations. J'avois attaché ce pla-
nifphere fur un chaiîis , & les nuits oii
le Ciel étoit ferein , j'allois dans le jardin
pofer mon chaiTis fur quatre piquets de
ma hauteur , le planifphere tourné en-
dclTous, & pour l'éclairer fans que le vent
ibufflât ma chandelle , je la mis dans un
feau à terre entre les quatre piquets ; puis
Livre VI. 145^
regardant alternativement le planifphere
avec mes yeux , & les aftres avec ma lu-
nette , je m'exerçois à connoître les étoiles
& à difcerner les conilella,tions. Je crois
avoir dit que le jardin de M. Nsiret étoit
en terraffe ; on voyoit du chemin tout ce
qui s'y faiibit. Un loir des payfans paflant
afTez tard, me virent dans un grotefque
équipage , occupé à mon opération. La
lueur qui donnoit iur mon planiCphere &:
dont ils ne voyoient pas la cauié , parce
que la lumière étoit cachée à leurs yeux
par les bords du leau, ces quatre piquets,
ce grand papier barbouillé de figures , ce
cadre & le jeu de ma lunette qu'ils voyoient
aller & venir , donnoit à cet objet un air
de grimoire qui les effraya. Ma parure
n'étoit pas propre à les râflurer : un cha-
peau clabaud par defTus mon bonnet , &
un pet-en-l'air ouetté de Maman qu'elle
m'avQit obligé de mettre , ofFroient à leurs
yeux l'image d'un vrai forcier , & comme
il étoit près de minuit ils ne doutèrent
point que ce ne fût le commencement du
fabat. Peu cuiieux d'en voir davantage ils
fc fauverent très-alarmés , éveillèrent leurs
voifins pour leur conter leur vifion, &
:ï4-4 L^s Confessions.
l'hiiroire courut û bien que dès le' lencte*
main chacun fut dans le voifinage que le
fabat ,ie tenoit chez M. Noirct. Je ne fais
ce qu'eût produit cniîn cette rumeur, li
l'un des payfans témoin de mes conjura-
tions n'en eût le même jour porté fa
plainte à deux Jéfuites qui venoient nous
voir, & qui fans favoir de quoi il s'a-
gifibit les dcfabuferent par provifion. Ils
nous contèrent l'hiftoire , je leur en dis
la caufe , & nous rîmes beaucoup. Cepen-
dant il fut réfolu , crainte de récidive que
j'obferverois déformais fans lumière &
que j'irois confulter le planifphere dans la
maifon. Ceux qui ont lu dans l'es Lettres
de la montagne ma magie de Venife trou-
veront , je m'afiure , que j'avois de lon-
gue main une grande vocation pour être
forcier.
Tel étoit mon train de vie aux Char-
mettes quand je n'étois occupé d'aucunsi
foins champêtres; car ils avoient toujours
la préférence, & dans ce qui n'excédoit
pas mes forces , je travaillois comme \\i\
payfan ; mais il cil: vrai que mon extrême
foiblefle ne me laiifoit gueres alors fur cet
article que le mérite de la bonne volonté.
D'ailleurs ,
Livre VÎ. 't4Ç
33'ailleiirs , je voulois faire à la fois deux:
ouvrages , & par cette raifon je n'en fai-
fois bien aucun. Je m'ëtois mis dans la tête
de me donrfèr par force de la mémoire ^
je m'cblîinois à vouloir beaucoup apprend
dre par cœur. Pour cela je portois tou-
jours avec moi quelque livre qu'avec une
peine incroyable j'étudiois & repaffois
tout en travaillant. Je ne lais pas comment
l'opiniâtreté de ces vains & continuels
efforts ne m'a pas enfin rendu flupide. Il
faut que j'aye appris & rappris bien vingt
fois les éclogues de Virgile , dont je ne
fais pas un feul mot. J'ai perdu ou dépa-
reillé des multitudes de livres, par l'ha-
bitude que j'avois d'en porter par - tout
avec moi , au colombier , au jardin , au
verger, à la vigne. Occupé d'autre chofe
je pofois mon livre au pied d'un arbre ou
iiir la haie ; par-tout j'oubliois de le re-
prendre , & fouvent au bout de quinze
jours je le retrouvois pourri ou rongé des
fourmis & des limaçons. Cette ardeur
d'apprendre devint une manie qui me ren-
doit comme hébété , tout occupé que j'é*
tois fans ccffe à marmoter quelque chofg
entre mes dents.
$uppUimnt, Tomç |X, J^
J4^ Les Confessions; .
Les écrits de Port-P*.oyal & de l'Ora-
toire étant ctiix que je lifois le plus fré-
quemment m'avoient rendu demi-Janfé-
nifte , & malgré toute ma confiance leur
dure théologie m'épouvaatoiî quelquefois.
La terreur de l'enter , que jufqucs-là j'a-
vois très-peu craint troub-oit- peu-à-peu
ma fécurité , 6c fi Maman ne m'eût tran-
quillifé l'ame , cette effrayante doÔrine
rn'eùt erfia tout-à-fait bouleverfé. Mon
confcfTeur , qui étoit auffi le fien , contri-
buoit pour fa part à me maintenir dans
ime bonne afTiette. C'éîoit le Père Hemu ,
Jéfuite , bon & fage vieillai'd dont la mé-
moire me fera toujours en vénération.
Quoique Jéfuite , il avoit la fimplicité
d'un enfant , & fa morale moins relâchée
que douce étoit préc^fiment ce qu'il me
falloit pour ba^arcer les trides impreilions
du Janfénifme. Ce bon homme & fon
compagnon le père Coppicr, venoient fou-
vént nous voir aux Charmettes , quoique
le chemin fut fort rude , & affez long
pour des gens de leur âge. Leurs vifitcs
me faifoicnt grand bien : que Dieu veuille
le rendre à leurs âmes ; car ils étoient trop
yieux alors pour que je les préfume çn
1 î V R E VI. Ï47
vîe encore aujourd'hui. J'aliois aufii les
voir à Chambery , je me faïnilianlois peu-
à-peu avec leur maifon ; leur bibliothèque
étoit à mon fcrvice ; le fouvenir de cet
heureux, tems fe lie avec celui des Jéfuites ,
au point de me faire aimer l'un par Tauîre ,
& quoique leur dodrine m'ait toujours
paru dangereufe , je n'ai jamais pu trou-
ver en moi le pouvoir de les hair ILicé-
rement.
Je voudrois favoir s'il pafle quelque-
fois dans les cœurs des autres hommes
des puérilités pareilles à celles qui paffent
quelquefois dans le mien. Au milieu de
mes études & d'une vie innocente autant
qu'on la puiffe mener , & malgré tout ce
qu'on m'avoit pu dire , la peur de l'enfer
m'agitoit encore fouvent. Je me deman-
dois : en quel état fuis-je ? Si je mourois
à l'inftant même, ferois-je damné } Selon
mes Janféniftes la chofe étoit indublable ;
mais félon ma confcieiice il me paroifToit
que non. Toujours craintif, & flottant
dans cette cruelle incertitude j'avois re-
cours pour en fortir aux expédicns les
plus rifibles , &c pour Icfquels je ferois
volontiers enfermer im homme fi je lui
K z
^4§ Les Confessions;
en voyois faire autant. Un jour rêvant ^
ce trille flijet je m'exerçois machinale-
ment à lancer des pierres contre les troncs
des arbres , & cela avec mon adrefle ordi-
naire , c'eft-à-dire , fans prefque en tou-
cher aucun. Tout au milieu de ce bel
exercice , je m'arifai de m*en faire une
efpece de proncftic pour calmer mon in-
quiétude. Je me dis : je m'en vais jetter
cette pierre contre l'arbre qui eu vis-à-vis
de moi. Si je le touche , figne de falut ;
Il je le manque, figne de damnation. Tout
en difant ainfi je jette ma pierre d'une
main tremblante & avec un horrible bat--
tement de cœur , mais fi heureiîfement
qu'elle va frapper au beau milieu de Tar-
bre ; ce oui véritablement n'étoit pas diffi-
cile; car j'avois eu foin de le choifir forfi
gros & fort près. Depuis lors je n'ai plus
douté de mon falut. Je ne fais en me rappel-
lant ce trait 11 je dois rire ou gémir fur moi-
îTiême. Vous autres grands hommes qui riex
furement , félicitez - vous , mais n'infultez
pas à ma rnifere ; car je vous jure que je
la fens bien.
Au reûe ces troubles , ces alai'mes infé-
parables peut-être de la dévotion ^ n'éj
Livre V î. 149
toient pas im état permanent. Communé-
ment j'éto'is affez tranquille , & l'impreffion.
que l'idée d'une mort prochaine faifoit fur
mon ame , étoit moins de la triflefîe
qu'une langueur paifible , & qui même
avoit fes douceurs. Je viens de retrouver
parmi de vieux papiers une efpece d'ex-
hortation que je me faiibis à moi-même ,
& où je me félicitois de mourir k l'âge
où l'on trouve affez de courage en foi
pour envifager la mort , & fans avoir
éprouvé de grands maux ni de corps ni
d'efprit durant ma vie. Que j'avois bien
raifon ! Un prefientiment me faifoit crain-
dre de vivre pour fouffrir. Il fembloit que
je prévoyois le fort qui m'attendoit fur
mes vieux jours. Je n'ai jamais été il près
de la fageffe que durant cette heureufe
époque. Sans grands remords fur le paffé ;
délivré des foucis de l'avenir, le fenti-
ment c[ui dominoit conftamment dans mon
ame étoit de jouir du préfent. Les dévots
ont pour l'ordinaire une petite feniualite
trcs-vive qui leur fait favourer avec déli-
ces les pliùfirs innocens qui leur font per-
mis. Les mondains leur en font un crime
Je ne fais pourquoi , ou plutôt je le im
i^3.
150 Les Confessions;
bien. C'efl qu'ils envient aux autres îa
jouiffance des pîailirs amples dont eux-
mêmes ont perdu le goût. Je l'avois ce
gcùt , & je trouvois charmant de le Satis-
faire en fureté de confcience. Mon cœur
neuf encore fe livroit à tc«it avec unplaiiir
d'enfant , ou plutôt fi je l'ofe dire , avec
luie volupté d'ange : car en vérité ces tran-
quilles jouiiTdnces ont la férénité de celles
du paradis. Des dînes faits far l'herbe k
Mo'itagnole , d.^s foupés fous le berceau,
la récolte des fruits , les vendanges , les
veillées à teiller avec nos gens, tout cela
faifoit pour nous autant de fêtes auxquelles
Maman prenoit le même plaifir que moi.
Des promenades plus folitaires avoient un
charm.e plus grand encore , parce que le
cœur s'épanchoit plus en liberté. Nous en
fîmies une entr'autres qui fait époque dans
ma mémoire , un jour de St. Louis dont
Maman portoit le nom. Nous partîmes
enfemble & feuls de bon matin après la
meffe qu'un Carme étoit venu nous dire
à la pointe du jour dans une chapelle
attenante à la maifon. j 'a vois propofé
d'aller parcourir la côte oppofée à celle
où nous étions , & que nous n'avions
tîVRE VI. 15^
point vifitée encore. Nous avions envoyé
nos provifions d'avance , car la courfe de-
voit durer tout le jour. Maman , quoiqu'un,
peu ronde & graffe ne marchoit pas mal ;
nous allions de colline en colline 6c de
bois en bois , quelquefois au foleil &
fouvent à l'ombre ; nous rcpofant de tems
en tems , & nous oubliant des heures en-
tières ; eau Tant de nous , de notre union , de
la douceur de notre fort , & faifant pour
fa durée des vœux qui ne farent pas exau-
cés. Tout femWoit confpirer au bonheur
de cette journée. Il avoit plu depuis peu;
point de pouiîiere , & des ruifTeaux bien
courans. Un petit vent frais agitoit les
feuilles , l'air étoit pur , l'horizon fans
nuages ; la férénité régnoit au Ciel comme
dans nos cœurs. Noire dîné fut fait chez
un payfan & partagé avec fa famille qui
nous béniflbit de bon cœur. Ces pauvres
Savoyards font fi bonnes gens ! Aryrhs le
dîné nous gagnâmes l'ombre fous de grands
arbres , oîi tandis que j'amafTois des brins
de bois fec pour faire notre café , Maman
s'amufoit à herborifer parmi les brcinTail-
Ics , 6c avec les fleurs du bouqu^î: que
chemin faifant je lui avois ram;fié , elle
fyît Les Confessions?
me fît remarquer dans leur flruâure mille
chofes curieuies qui m'amuferent beau-
coup & qui dévoient me donner du goût
pour la botanique , mais le moment n'é-
toit pas venu ; j'étois diftrait par trop
d'autres études. Une idée qui vint me frap-
per fît diverfîon aux fleurs & aux plantes,
La fituation d'ame où je me trouvois , tout
ce que nous avions dit & fait ce jour-là ,
tous les objets qui m'avoient frappé me
rappellerent l'efpece de rêve que tout
éveillé j'avois fait à Annecy fept ou huit
ans auparavant & dont j'ai rendu compte
en fon lieu. Les rapports en étoient fi
frappans , qu'en y penfant j'en fus ému
jufqu'aux larmes. Dans un tranfport d'at-»
tendrifTement j'embrafTai cette chère amie.
Maman , Maman , lui dis- je avec paiîîon ,
ce jour m'a été promis depuis long-tems ,
& je ne vois rien au-delà. Mon bonheur
grâce à vous eft à fon comble , puifTe-t-il
ne pas décliner déformais ! PuifTe-î-il durer
aufîî long-tems- que j'en conferverai le
goût ! il ne finira qu'avec moi.
Ainfi coulèrent mes jours heureux , Se
d'autant plus heureux que n'appercevant
rien qtii les dut U'oiiplçr , je n'envifa^eois
Livre VÎ. 155
.en effet leur fin qu'avec la mienne. Ce
n'étoit pas que la fource de mes foucis tiit
abfolument tarie; mais je lui voyois pren-
dre un autre cours que je dirigeois de mon
mieux fiu" des objets utiles , afin qu'elle
portât Ton remède avec elle. Maman ai-
moit naturellement la campagne , & ce
goût ne s'attiédifToit pas avec mxoi. Peu-
à-peu elle prit celui des foins champêtres ;
elle aimoit à faire valoir les terres , & elle
avoit fur cela des connoifîances dont elle
faifoit ufage avec plaifir. Non contente de
C€ qui dépendoit de la maifon qu'elle avoit
prife , elle louoit tantôt un champ , tantôt
im prc. Enfin portant fon humeur entre-
prenante fur des objets d'agriculture , au
lieu de refier oifive dans fa maifon , elle
prenoit le train de devenir bientôt ime
groffe fermière. Je n'aimois pas trop à la
i^oir ainfi s'étendre , &: je m'y oppofois
tant que je pouvois ; bien fur qu'elle ferolt
toujours trompée , & que fon humeur
libérale & prodigue pôrteroit toujours la
dépenfe au-delà du produit. Toutefois je
me confolois en penfant que ce produit
du moins ne feroit pas nul & lui aidcroit
(i vivre., De toutes les entreprifcs qu'elle
«54 I-ES Confessions.
pou voit former , celle-là me paroiffoit la
moins ruineufe , & fans y envifager comme
elle un objet de profit , j'y envifageois
une occupation continuelle qui la garanti-
roit des mauvalfes aSaires Se des efcrocs.
Dans cette idée je defirois ardemment de
recouvrer autant de force & de fanté qu'il
m'en falloit pour veiller à (es affaires ,
pour être piqueur de fes ouvriers ou fon
premier ouvrier , & naturellement l'exer-
cice que cela me faifoit faire , m'arrachant
fouvent à m.es livres , & me diilraifant fur
mon état , devoit le rendre meilleur.
L'hiver fuivant Barillot revenant d'Ita-
lie m'apporta quelques livres , entr'autres
le Bontempi & la Cartella per mufica du
P. Banchicri qui me donnèrent du goût
pour l'hlftoire de la mufique & pour les
recherches théoriques de ce bel art. Ba-
rïllot refta quelque tems avec nous , &
comme j'étois majeur depuis plufieurs
mois , il fut convenu que j'irois le prin-
tems fuivant à Genève redemander le bien
de ma mère ou du moins la part qui m'en
revenoit , en attendant qu'on fût ce que
mon frère ctoit devenu. Cela s'exécuta
comme il avoit été réfolu. J'allai à Ge-
Livre VI. 155
neve , mon père y vint de Ton côté. De-
puis long-îems il y revenoit fans qu'on
lui cherchât querelle , quoiqu'il n'eût ja-
mais purgé (on décret : mais comme on
avoit de l'eltime pour Ton courage èc
du rclpeft pour la probité , on {■"clgaoit
d'avoir oublié fon aita-re . & les Magif-
trats occupés du grand projet qui éclata
peu après , ne vouioient pas eifaroucher
avant le tems la Bourgeoiiie , eii lui rap-
pel ;ant mal-à-propos leur ancienne par-
tialité.
Je craignois qu'on ne me fit des dif^
ficultés fur mon changement de religion ;
l'on n'en fit aucune. Les loix de Genève
font à cet égard moins dures eue celles
de Berne , où quiconque change de re-
ligion , perd non-leulemcnt fon état mais
fon bien. Le mien ne me fiit donc pas
difputé , mais fe trouva je ne fais com-
ment , réduit à fort peu de chofe. Quoi-
qu'on fût à-peii-près fur que mon frère
etoitmort, on n'en avoit point de preuve
juridique. Je manquois de titres fuffifans
pour réclamer fa part , & je la lailTai
fans regret pour aider à vivre à mon père
qui en a joui tant qu'il a vécu. Si -tôt
^ijô Les Confessions.
que les formalités de jiiftice furent faites ;
& que j'eus reçu mon argent , j'en mis
quelque partie en livres , & je volai por-
ter le reile aux pieds de Maman. Le
cœur me battoit de joie durant la route,
& le moment où je dépofai cet argent
dans (es mains , me fut mille fois plus
doux que celui oii il entra dans les mien-
nes. Elle le reçut avec cette fimplicité
des belles âmes qui faifant ces chpfcs-là
fans effort , les voyent fms admiration.
Cet argent fut employé prefque tout en-
tier à mon ufage , & cela avec une éo;ale
Simplicité. L'emploi en eût exadement
été le même , s'il lui fût venu dVaitre part.
Cependant ma fanté ne fc rétabliffoit
point. Je dépériffois au contraire à vue
d'œil. J'ctois pâle comme un mort , &:
maigre comme un fouelette. Mes batte-
mens d'artères étoient terribles , mes pal-
pitations plus fréquentes , j'étois conti-
nuellement oppreffé , & ma foiblefle enfin
devint telle que j'avois ^pcine à me mou-
voir ; je ne pcuvois prcfTer le pas fans
étouffer , je ne pouvois me baifler fans
avoir des vertiges , je ne pouvois fou-
kver le plus léger fardeau ; j'étois réduit
L I V R E V I. 157
%. l'inaftîon la plus tourmentante pour
un homme aufîi remuant que moi. Il eft
certain qu'il fe mêloit à tout cela beau-
coup de vapeurs. Les vapeurs Ibnt les
maladies des gens heureux ; c'étoit la
mienne : les pleurs que je verfois fouvent
fans raifon de pleurer , les frayeurs vives
au bruit d'une feuille ou d'un oifeau ;
l'inégalité d'humeur dans le calme de la
plus douce vie , tout cela marquoit cet
ennui du bien-être qui fait pour ainfi dire
extravaguer la fenfibilité. Nous fommes
û peu faits pour être heureux ici-bas qu'il
faut nécefTairement que l'ame ou le corps
fouifre quand ils ne fouifrent pas tous
les deux , & que le bon état de l'un fait
prefque toujoiu-s tort à l'autre. Quand
j'aurois pu jouir délicieufement de la vie ,
«na machine en décadence m'en empê-
choit, fims qu'on put dire où la caufe
du mal avolt fon vrai ficge. Dans la fuite
malgré le déchn des ans & des maux
très-réels & très-gravçs , mon corps fem-
ble avoir repris des forces pour mieux
fentir mes malheurs, & maintenant que
l'écris ceci , infirme & prefque fexagé-
naire ji accablé de douleurs de toute efpcce ,
158 Les Confessions.
je me fens pour foiiffiir plus de vigueur Se
de vie que je n'en eus pour jouir à la fleur
de mon âge & dans le fein du plus vrai
bonheiir.
Pour m'achever , ayant fait entrer un
peu de phyliologie dans mes îedures', je
m'étois mis à étudier l'anatom:e , & paf-
fant en revue la multitude & le jeu des
pièces qui compofoient ma machine , je
m'aîîendois à fentir détraquer tout cela
vingt fois le jour : lo.n d'être étomié de
me troip/er mourant , je l'étois que je
piiffe encore vivre , & je ne lifois pas
la deicrirition d'une maladie que je ne
crufi'e être la mienne. Je fuis iîir que û.
je -l'avons pas c'é malade je le ferois de-
venu par c^tîe fatale étude. Trouvant
dans chaque ma' a die des fymptômes de
la mienne je croyois les avoir toutes , èc
j'en gagnai par-deiTùs une plus cruelle
encore dont je m'étois cru délivré ; la
fantaifie dç guérir ; c'en eil une difficile
à éviter quand on fe met à lire des li-
vres de médecine. A force de chercher,
de réfléchir, de comparer, j'allai m/ima-
giner que la bafe i!e )-iori m.al étoit un
polype au cœur, 6c Salomon lui-mêm^
1, I V R Ê VI. 159
parut frappé de cette idée. Ralfonnabîe-
ment je devois partir de cette opinion -
pour me confirmer dans ma réfoîution
précédente. Je ne fis point ainfi. Je ten-
dis tous les n^fTorts de mon efprit pour
chercher comment on pouvok guérir d'un
polype au cœur , rélolu d'entreprendre
cette merveillcufe cure. Dans un voyage
çva^net avoir fait à Montpellier pour aller
voir le jardin des plantes &C le démonf^
trateur M. Sauvages , on lui avoit dit que
M. Fi^es avoît guéri un pareil polype.
Maman s'en fouvint &: m'en parla. Il n'en
fallut pas davantage pour m'infpirer le defir
d'aller confuîter M. Fiics. L'efpcir de gué-
rir me fait retrouver du courage & des
forces pour entreprendre ce voyage. L'ar-
gent venu de Genève en fournit le moyen.
Maman loin de m'en détourner m'y ex-
horte ; 6c me voilà parti pour Mont-
pellier.
Je n'eus pas befoin d'aller fi loin pour
trouver le médecin qu'il me falloit. Le
cheval me fatigant trop , j'avois pris ime
chaife à Grenoble. A Moirans cinq ou
fix autres chaifes arrivèrent à la file après
la mienne, Pour le coup ç'ctoit vraiment
i6o Les Confessions.
l'aventure des brancards. La plupart dé
ces chaifes étoient le cortège d'une nou-
velle mariée appelîée Madame de * * *.
Avec elle ctoit une autre femme appelîée
Madame iV***, moins jeune & moins
belle que Madame de *■ * * , mais non moins
aimable , & qui de Romans où s'arrêtoit
celle-ci devcit pourfuivre fa route juf-
^qu'au ***. près le Pont du St. Efprit.
Avec la timidité qu'on me connoit , on
s'attend que la connoiffance ne fat pas fi-
tôt faite avec des femmes brillantes & la
fuite qui les entouroit : mais enfin fuivant
ïa même route , logeant dans les mêmes
auberges , & fous peine de paffer pour
un loup-garou , forcé de me préfenter à
îa même table , il falloit bien que cette
connoiffance fe fît ; elle fe fit donc , èc
même plutôt que je n'aurois voulu ; car
tout ce fracas ne convenoit gueres à un
malade & fur-tout à un malade de mon
humeur. Mais la curiofité rend ces co-
quines de femmes fi infmuantes , que pour
parvenir à connoître un homme , elles
commencent par lui faire tourner la tête.
Ainfi arriva de moi. Madanie de * * *•. trop
entourée de fes jeunes roquets , n'avoit
gueres
1 I V R E V I. l6î
^eres le tems de m'agacer , & d'ailleurs
ce n'en étoit pas ia peL e, pv.ifque nous
allions nous quitter; mais Madame AT^***,,
moins obfédée , avoit des provilionî à
faire pour fa route : voi'à Madame A^***^
qui m'entreprend, èc adieu le paiivre Jean-
Jaques , ou plutôt adieu la fièvre , les va-
peurs , le polype , tout part auprès d'elle ,
hors certaines palpitations qui me repè-
rent & dont elle ne vouloit pas me gué-
rir. Le mauvais état de ma ianté fut le
premier texte de notre connolffancc. On
voyoit que j'étois malade , on favoit que
j'allois à Montpellier, & il fuit que mon
air & mes manières n'annonçaffent pas ua
débauché ; car il fut clair dans la fuite
cpa'on ne m'avoit pas foupçonné d'aller
y faire un tour de cafferole. Quoique
l'état de maladie ne foit pas pour un
homme une grande recommandation près
des Dames , il me rendit toutefois intéreA
faut pour celles - ci. Le matin elles en-
voyoient favolr de m.?s nouvelles , & m'-n-
viter à prendre le chocolat avec elles ; elles
s'informoient comment j'avois paflé la nuit.
Une fois , félon ma lou ible coutume de
parler fans penfer , je répondis que jç
Supplément. Tome IX. L
%6i Les Confessions,
ne favois pas. Cette réponfe lenr fît croire
que j'étois fou ; elles m'examinèrent da-
vantage , & cet examen ne me nuilît pas.
J'entendis une fois Madame de * * *. dire
à fon amie : il manque de monde , mais ii
efl aimable. Ce mot me raiTura beaucoup ,
& fît que je le devins en effet.
En fe familiarifant il falloit parler de
foi , dire d'oii l'on venoif , qui Ton étoit.
Cela m'embarraffoit ; car je fentois très-
bien que parmi la bonne compagnie , &
avec des femmes galantes ce mot de nou-
veau converti m'alloit tuer. Je ne fais par
quelle bizarrerie je m'av fai de pafTer pour
Anglois. Je me donnai ] our Jacobite , on
me prit pour tel ; je m'a^)pellai Dudding ,
& l'on m'appella M. Dudd'mg. Un mau-
dit Marquis de * * *. qui étoit là , malade
ainli que moi , vieux au par-deffus , &
d'afTez mauvaife humeur , s'avifa de lier
converfation avec M. Dudd'mg. Il me
parla du roi Jaques , du Prétendant , de
l'ancienne Cour de St. Germain. J'étois
fur les épines. Je ne favois de tout cela
que le peu que j'en avois lu dans le Comte
Hamilton 6c dans les gazettes ; cepen-
dant je fis de ce peu fi bon ufiige que je
L I V R E VL îéj
me tifai d'aiîkire : heur3iix qii*on ne fe
fût pas avué de m^ qutlllonner fur la
langue angloiie dont je ne favois pas un
feul mot.
Toute la Compagnie fe convenôît 8c
Voyoit à regret le moment de fc quitter.
Nous faifions des journées de limaçon.
Nous nous trouvâmes un dimanche à St*
Marcellin ; Madame A^** *. voulut aller à
la meffe, j'y fus avec elle ; cela faillit à
gâter mes affaires» Je me comportai comme
j'ai toujours fait. Sur ma contenance mo*
defte & recueillie , elle me crut dévot 8i
prit de moi la plus mauvaife opinion du
monde , comme elle- me l'avoua deu%
jours après. Il me fallut enfliite beaucoup
de galanterie pour effacer cette mauvalfe
imprefîion, ou pUitôt Madam-^ A^***. en
femme d'expérience & qui ne fe rebutoit
pas âifément, voulut bien courir les rif^
ques de fes avances pour voir comment
je m'en tlrerois. Elle m'en fit beaucoup^
& de telles , que bien éloigné de préfu-
mer de ma figure , je crus qu'elle fe mo-
quoit de moi. Sur cette folie il n'y eut
forte de bêtifes que je ne fiffe ; c'étoit pis
que le Marquis du Lep. Madame A''***»
h 7.
|54 Les Confessions;
tint bon , me fît tant d'agaceries & mô
dit des choies li tendres , qu'un homme
beaucoup moins lot eût eu bien de la
peine à prendre tout cela férieufement.
Plus elle en laifolt , plus elle me confîr-
moit dans mon idée , & ce qui me tour,
mentoit davantage étoit qu'à bon compte
je me prenois d'amour tout de bon. Je
me difois & je lui difois en foupirant :
ah ! que tout cela n'eft-il vrai ! je ferois
le plus heureux des hommes. Je crois que
ma limplicité de novice ne fit qu'irriter
fa fantailie ; elle n^en voulut pas avoir 1©
démenti.
Nous avions laifie à Romans Madame
de***. & fa fuite. Nous continuions no-
tre route le plus lentement & le plus
agréablement du monde , Madame N* * * ,
le Marquis de * * * , & moi. Le Marquis
quoique malade &c grondeur , étoit un
alTez bon homme , mais qui n'aimoit pas
trop à manger fon pain à la fumée du
rôti. Madame N***. cachoit fi peu le
goût qu'elle avoit pour moi , qu'il s'en
apperçut plutôt que moi - même , & (es
farcafmes malins auroient dû me donner,
au moins la confiance que je n'ofois prea-
Livre V Î. të%
iirô atix bontés de la Dame , û par un
travers d'efprit dont moi feul étois capa-
ble , je ne m'étois imaginé qu'ils s'er.ten-
doient pour me perfiflcr. Cette fotte idée
acheva de me renverfer la tête , & me
fit faire le plus plat perfonnage , dans une
fituation ou , mon cxur étant réellement
pris , m'en pouvoit diûer un affez bril-
lant. Je ne conçois pas commuent MaJame
N***. ne fe rebuta pas de ma mauffade-
rie , & ne me coiigédia pas avec le der-
nier mépris. Mais c'étoit une femme d'eA
prit qui favoit difcer'ner Ton monde , & qui
voyoit bien qu'il y avoit plus de bêtife que
de tiédeur dans mes procédés.
Elle parvinîîHênfîn à fe faire entendre ,
&: ce ne fut pas fans peine. A Valence
nous étions arrivés pcair dîner, &c félon
notre louable coutume nous y paffames
le refle du jour. Nous étions logés hors
de la ville à St. Jaques , je me Ibuvien-
drai toujours de cette auberge ainfi que
de la chambre que Madame N***. y oc-
cupoit. Afwès le dîné elle voulut fe pro-
mener ; elle favoit que le Marquis n'étoit
pas allant : c'étoit le moyen de fe ménar
^er un tcte-à-tCte dont elle avoit bie;a
L 1
ï56 Les Ccnf festons.
réfolu de tirer parti ; car ii n'y avoit pîiiS
de tems à perdre pour en avoir à met-
.-tre à profit. Nous rious promenions au-
tour de la ville , le long des foffés. Là
je repris la longue hiftoire de mes com-
plaintes , auxquelles elle répondoit d'un
ton ix tendre , me pr^ffant quelquefois
contre fon cœur le bras qu'elle tenoit ,
qu'il faîloit une ilupidité pareille à la
mienne pour m'empecher de vérifier fi
elle parloir férieufement. Ce qu'il y avoit
d'impayable étoit que j'ëtois moi-même
exceiîivement ému. J'ai dit qu'elle étoit
aimable ; l'amour la rendoit charmante »
il lui rendoit tout l'éclat de h première
jeunefie , &; elle ménageoiir Tes agaceries
avec tant d'art qu'elle auroit féduit un
homme à l'épreuve. J'étois donc fort mal
à mon aife & toujours fur le point de m'é-
inanciper. Mais la crainte d'offenfer ou de
déplaire ; la frayeur plus grande encore
d'être hué , fifflc , berné, de fournir une
hiftoire à table , & d'être complimenté
fur mes entreprifes par Timpitoyable Mar-
quis , me retinrent au point d'être indi-
gné moi-même de ma fotte honte , &: de
3ie la pouvoir vaincre en me la reprO'
Livre V^I. i6y
chant. J'étois au fuppllce ; j'avois déjà
quitté mes propos de Céladon dont je
fentois tout !e ridicule en fi beau che-
min ; ne fâchant plus quelle contenance
tenir ni que dire , je me taifois ; j'avois
l'air boudeur ; enfin je faifois tout ce qu'il
falloit pour m'attirer le traitement que
j'avois redouté. Heureufement Madame
N***. prit un parti plus humain. Elle
interrompit brufquement ce fllence en pai^
fant un bras autour de mon cou , & dans
l'inllant fa bouche parla trop clairement
fur la mienne pour me laiffer mon er-
reur. La crife ne pouvoit fe faire plus à
propos. Je devins aimable. Il en étoit
tems. Elle m'avoit donné cette confiance
dont le défaut m'a prefque toujours em-
pêché d'être moi. Je le fus alors. Jamais
mes yeux , mes fens , mon cœur & ma
bouche n'ont fi bien parle ; jamais je n'ai
fi pleinement réparé mes torts , ôc fi cette
petite conquête avoit coûté des foins à
?y'îadame iV***, j'eus lieu de croire qu'elle
n'y avoit pas regret.
Quand je vivrois cent ans , je ne me
rappcUerois jamais fans plaifir le fouvenir
de cette charmante femme. Je dis char-
L4
îé? Les Confessions;
mante, quoiqu'elle ne fût ni belle ni jeune*
mais n'éia it non plus ni laide ni vieille ^
elle n'avolt rien dans fa figure qui empê-
chât (on ( fprit & [es grâces de faire tout
leur effet. Tout au contraire des autres
femmes , ce qu'elle avoit de moins frais
étolt le vifan;e , & je crois que le rouge
le Uiî avolt gâte. El'e avoit ûs ralfons
pour ç-ie facile : c'étoit le m.oyen de va-
loir tov.t fou prix. On pouvoit Ta voir ians
l'aimer , mais non pas la pofTiicr fans l'a-
dorer , & cela prouve , ce m2 femble ^
qu'elle n'étoit pas toujours aulîî prodigue
de {'2S bontés qu'elle le fut avec moi. Elle
s'étoit prlfe d'un goCit trop piompt & trop
vif pour être excufsb'e, mais oii le cœur
cntroit du moins autant que les fens ; &
durant le tcms court dz délicieux que je
paffai auprès d'elle , j'eus lieu de croire
aux ménagemens forcés qifelle m'impo-
foit, que quoique fenfuelle & voîuptueuf^
elle aimoit encore mieux ma lanté que (es
plaifirs.
Notre intelligence n'échappa pas au Mar-
quis. Il n'en tiroit pas moins fur moi : an
co:^traire , il me traitoit plus que jamais
en pauvre amoureux ti'anfi , mai'tyr des
/
L I V R E V ï. 169
rigiieiirs de fa Dame. Il ne lui échappa
jamais un mot, un lourire, un regard qui
pût me faire fo.tpçonner qu'il nous eût de-
vinés , &: ]i i'aurois cru notre dupe , û
Madam: A^* * *. qui voyolt mieux que moi
ne m'eût dit q'i'ii m l'é'oit pas, m_ais qu'il
étoit galant homme ; &z en effet on ne fau-
ro't avoir dc-s attentions plus honnêtes ,
ni fe com.porter pli:s poliment qu'il fit tou-
jours , m.ême envers moi , fauf fes p^ai-
fanterles , fur-tout depuis mon fuccès : il
m'en attribuoit l'honneur peut-être, Se
me fuppofoit m.oins fot que je ne ravois
paru ; il fe trompoit , comme on a vu ,
mais n'importe ; je profitois de fon erreur ,
& il eft vrai qu'alors les rieurs étant pour
moi je prêtois le flanc de bon cœur &
d'afîez bonne grâce à fes épigrammes , &
j'y ripoftois quelquefois même affez Iieu-
reufement, tout fier de me faire honneur
auprès de Madame A^* * *. de l'efprit qu'elle
m'avoit donne. Je n'étois plus le même
homme.
Nous étions dans un pays & dans une
faifon de bonne chère. Nous la falfions
par-tout excellente , grâce aux bons foins
du Marquis. Je me ferois pourtant palTé
lyo Les Confessions,
qu'il les étendit jurqu'à nos chambres ;
mais il envoyoit devant fon laquais pour
les retenir, & le coquin, foit de fon chef,
loit par l'ordre de fon maître, le logeoit
toujours à côté de Madame A^* * *. & me
fourroit à l'autre bout de la maifon; m^ais
cela ne m'embarraffoit gueres , & nos ren-
dez-vous n'en étoient que plus piquans.
Cette vie délicieufe dura quatre ou cinq
jours pendant Icfquels je m'enivrai des plus
douces voluptés. Je les goûtai pures , vi-
ves 5 fans aucun mélange de peines , ce font
les premiieres & les feules que j'aye ainli
goûtées, & je puis dire que ]e dois à Ma-
dame N***. de ne pas mourir fans avoir
connu le plaiiir.
Si ce que je fentois pour elle n'étoitpas
précifém.ent de l'amour , c'étoit du moins
un retour û tendre pour celui qu'elle me
témoignoit; c'étoit une fenfualité li brû-
lante dans le plaiiir & une intimité fi douce
dans les entretiens , qu'elle avoit tout le
charme de la paiîion fans en avoir le dé-
lire qui tourne la tête & fait qu'on ne fait
pas jouir. Je n'ai fenti l'amour vrai qu'une
feulé fois en ma vie , & ce ne fut pas
auprès d'elle. Je ne l'aimois pas non plus
L I V R E V I. 171
comme j'avois aimé & comme j'aimois
Madame de Warens ; mais c'étoit pour cela
même que je la polTédois cent fois mieux.
Près de Maman , mon plaifir étoit toujours
troublé par un fentiment de triftefle , par
un fecret ferrement de cœur que je ne
furmontois pas fans peine ; an lieu de me
féliciter de la poiTcder , je me reprochois
de l'avilir. Près de Madame N"^^"^. au con-
traire , iîer d'être homme & d'être heu-
reux , je me livrois à mes fens avec joie ,
avec confiance ; je partagcois l'imprefilon
que je faifois fur les fiens ; j'étois afl'ez à
moi pour contempler avec autant de va-
nité que de volupté mon triomphe , & pour
tirer de -là de quoi le. redoubler.
Je ne me fouviens pas de l'endroit 011
nous quitta le Marquis qui étoit du pays ;
mais nous nous trouvâmes feuls avant
d'arriver à Montelim.ar , & dès -lors Ma-
dame A^-*^^. établit fa fcmme-de-chambre
dans ma chaife , & je paiTai dans la f^enne
avec elle. Je puis afflirer que la route ne
nous ennuyoit pas de cette manière , &
j'aurois eu bien de la peine à dire com-
ment le pay^s que nous parcourions étoit
fait. A Monteliiiiar elle eut des afîaircs qui
'lyi Les Confessions
l'y retinrent trois jours , durant lefqiîels
elle ne me quitta pourtant qu'un quart-
d'heure pour une vifite qui lui attira des
împortunités délolanfes & dts invitations
qu'elle n'eut garde d'accepter. Elle prétexta
des incommodités qui ne nous empêchè-
rent pourtant pas d'aller nous promener
tous les jours tête-à-tête dans le plus beau
pays & (bus le plus beau ciel du monde.
Oh 5 ces trois jours ! J'ai dû les regretter
quelquefois ; il n'en eft plus revenu de
femblabîes.
Des amours de voyage ne font pas faits
pour durer. Il fallut nous féparer , <k j'a-
voue qu'il en étoit tems , non que je fuffe
raflafié ni prêt à l'être; je m'r,ttachois
chaque jour davantage ; mais malgré toute
la dlibrétion de la Dame , il ne me rcftcit
giieres que la bcnrie volonté. Nous don-
Tiâmes le change à nos regrctî par des
projets pour notre réunion. Il fut décidé
que puifque ce régime me faifoit du bien
l'en uferois , & crue j'irois païTer l'hiver
au^^^. fous la diredion de Madame N'f-'^^.
Je devois feulement refîer à Montpellier
cinq ou {ix femaines , pour lui laifler le
Kms de préparer les chofçs de manière à
L I V R t .Y T. ijfi
|)révenir les caquets. Elle me donna d'am-
ples inflrufticns fur ce que je devois fa- .
voir , far ce que je devois dire , fiir la
manière dont je devois me comporter. Ea
attei:dant nous devions nous écrire. Elle
me paria beaucoup & férieufement du foin
de ma fanté ; m'exhorta de confalter d'ha-
biles gens , d'être très - attentif à tout ce
qu'ils me pr^fcriroient , & fe charoea ;
quelque fcvere que pût être leur ordon-
nance , de me la faire exécuter tandis que
je fcrois auprès d'elle. Je crois qu'elle par-
loit fmcéremeiit , car elle m'aimoit : elle
m'en donna mille preuves plus fares que
des faveurs. Elle jugea par mon équipage,
que je ne nageois pas dans l'opulence ;
quoiqu'elle ne fut pas riche elle - même ,
elle voulut à notre féparation me forcer
de partager fa bourfe qu'elle apportoit de
Grenoble afiez bien garnie , «S^: j'eus beau-
coup de peine à m'en défendre. Enfin je
la Quittai le cœur tout plein d'e'-.? , & lui
laifTant , ce me femble , un véritable atta-
chement pour moi.
J'achevois ma route en la recon-men-
çant dans mes fouvenirs , &: pour le coup
très-content d'êu-e dans une bomie chaife
iy4 Les Confessions,
pour y rêver plus à mon aife aux p1aî«
ûrs que j'avois goûtés , & à ceux qui m'é-
toient promis. Je ne penfois qu'au ***.
& à la charmante vie qui m'y attendoit.
Je ne voyois que Madame A^***. & fes
entours. Tout le refte de l'univers n'étoit
rien pour moi , Maman même éîoit ou*
bliée. Je m'occupois à combiner dans ma
tête tous les détails dans lefquels Mada-
me A^***. étoit entrée pour me faire
d'avance une idée de fa demeure , de fon
voiiinage , de fes fociétés , de toute fa
manière de vivre. Elle avoit une fille dont
elle m/avoit parlé très-fouvent en mère
idolâtre. Cette fille avoit quinze ans pal-
iés ; elle étoit vive , charmante , & d'un
cnraftere aimable. On m'avoit promis que
j'en ferois carefTé , je n'avois pas oublié
cette promefTe , & j'étois fort curieux d'i-
maginer comment Mademoifelle iV***.
traiteroit le bon ami de fa Maman. Tels
furent les fujets de mes rêveries de-
puis le Pont St. Efprlt jufqu'à Remou-
lin. On m'avoit dit d'aller voir le Pont-
du-Gard; je n'y manquai pas. Après
un déjeuné d'excellentes figues , je pris
un guide & j'allai voir le Pont-du-Gard,
L I V R E V î. 175
C'étoit le premier ouvrage des Romains
que j'euffe vu. Je m'attendois à voir un
monument digne des mains qui l'avoient
conftruit. Pour le coup l'objet pafla mon
attente , & ce fiit la feule fois en ma vie.
Il n'appartenoit qu'aux Romains de pro-
duire cet effet. L'afoeft de ce fmiple ôc
noble ouvrage me frappa d'autant plus
qu'il eu. au milieu d'un déiert 011 le filence
& la folitude rendent l'objet plus frap-
pant & l'admiration plus vive ; car ce
prétendu pont n'étoit qu'un aqueduc. On
fe demande quelle force a tranfporté ces
pierres énormes û loin de toute carrière ,
& a réuni les bras de tant de milliers
d'hommes dans un lieu où il n'en habite
aucun? Je parcourus les trois étages de
ce fuperbe édifice que le refpeft m'em-
pêchoit prefque d'ofer fouler fous mes
pieds. Le retentiffement de mes pas fous
ces immenfes voûtes me faifoit croire
entendre la forte voix de ceux qui les
avoient bâties. Je me perdois comme un
infcde dans cette immenfité. Je fentois
tout en me faifant petit , je ne fais quoi
qui m'élcvoit l'amc , & je me difois en
foupirant ; que ne fuis-je né Romain ! Je
jty^t Les Confessions.
refîai là pliifieiirs heures dans une con-
templation raviffante. Je m'en revins dif- i
trait & rêveur , & cette rêverie ne fut
pas favorable à Madame N***. Elle avoit
bien fongé à me prémunir contre les
filles de Montpellier , mais non pas con-
tre le Pont-du-Gard. On ne s'avife jamais
de tout.
A Nîmes j'allai voir les Arènes ; c'efl
un ouvrage beaucoup plus magnifique
que le Pont-du-Gard , & qui me fît beau-
coup moins d'imprefîion , foit que mon
admiration fe fût énuifée fur le premier
objet , foir que la fituation de l'autre au
milieu d'une ville fut moins propre à
l'exciter. Ce vafte & fuperbe Cirque efl
entouré de vilaines petites maifons , &
d'autres maifons plus petites & plus vi-
laines encore en remplirent Tarêne , de
forte que le tout ne produit qu'un effet
difparate & confus, où le regret & l'in-
dignation étouffent le phifir & la fur-
prife. J'ai vu, depuis le Cirque de Vérone
infiniment plus petit & moins beau que
celui de Nîmes , mais entretenu & con-
fervé avec toute la décence & la pro-
preté pcffibles , 6c qui par cela même me
fit
Livre V Î; V7^
iÊt une impreffion plus forte & plus agréa-
Jble. Les François n'ont foin de rien & ne
Tefpedent aucun monument. Ils font tout
feu pour entreprendre &c ne favent rien
iinir ni rien entretenir.
J'ëtois changé à tel point & ma fenfua-;
•Hté mife en exercice s'étoit fi bien éveil-
lée que je m'arrêtai un jour au Pont-de-
Lunel pour y faire bonne chère , avec de
la compagnie qui s'y trouva. Ce caba-
ret le plus eftimé de l'Europe , mérltoit
alors de l'être. Ceux qui le tenoient avoient
fu tirer parti de fon heureufe fituation
pour le tenir abondamment approvifionné
& avec choix. C'étoif réellement une chofe
curieufe de trouver dans une maifon feule
& ifolée au milieu de la campagne , une
tabfe fournie en poifTon de mer & d'eau
douce , en gibier excellent , en vins fins ,
fervie avec ces attentions & ces foins
qu'on ne trouve que chez les grands &
les riches , & tout cela pour vos trente-
cinq fous. Mais le Pont-de-Lunel ne refta
pas long-tems fur ce pied , & à force
d'ufer fa réputation , il la perdit enfîd
tout- à-fait.
J'avois oublié durant ma route quç
Supplément. Tome IX, M
17^ Les Confessions:
j'étois malade ; je m'en fbuvins en arrî»
vant à Montpellier. Mes vapeurs étoient
bien guéries , mais tous mes autres maux
me reftoient , & quoique l'habitude m'y
rendît moins fenfible , c'en étoit affet
pour fe croire mort à qui s'en trouve-
roit attaqué tout d'un coup. En effet ils
étoient moins douloureux qu'effrayans ,
& faifoient plus fouffrir l'efprit que le
corps dont ils fembloient annoncer la deA
truftion. Cela faifoit que diftrait par des
paffions vives je ne fongeois plus à mon
état; mais comme il n'étoit pas imagi-
naire , je le fentois li-tôt que j'étois de
fang-froid. Je fongeai donc férieufement
aux confeils de Madame AT"***. & au but
de mon voyage. J'allai confulter les pra-
ticiens les plus illuftres , fur-tout M. El-
^es, & pour furabondance de précaution
je me mis en penfion chez un médecin,
C'étoit un Irlandois appelle Fîti-Moris ,
qui tenoit une table affez nombreufe d'étu-
dians en médecine , & il y avoit cela de
compiode pour un malade à s'y mettre ,
que M. //r^-Afom fe contentoit d'une pen-
fion honnête pour la nourriture & ne
prenoit rien de fes penfionnaires pour
L t V R E V L 179
lès foins , comme médecin. Il fe char-
- gea de l'exécution des ordonnances de M,
JFiieSy & de veiller fur ma fanté. Il s'ac-
quitta fort bien de cet emploi quant au
régime ; on ne gagnoit pas d'indigeftions
à cette penfion-là , & quoique je ne fois
pas fort fenfible aux privations de cette
efpece , les objets de comparaifon étoient
il proches que je ne pouvois m'empêchef
de trouver quelquefois en moi -même,
que M***, étoit un meilleur pourvoyeur
que M. Fiti-Moris. Cependant comme on
ne mcuroit pas de faim , non plus , &
que toute cette jeuneffe étoit fort gaie ;
cette manière de vivre me fît du bien réel-
lement , & m'empêcha de retomber dans
mes langueurs. Je paflbis la matinée à
prendre des drogues , fur-tout , je ne fais
quelles eaux, je crois les eaux de Vais,
& à écrire à Madame N"^ ^ *. car ia cor-
refpondance alloit fon train , & RouJJeau
fe chargeoit de retirer les lettres de fon
ami Dudding. A midi j'allois faire im tour
à la Canoiirgue avec quelqu'un de nos
jeunes commençaux, qui tous étoient vC
îrès'bons cnfans ; on fe rafîcmbloit , on
alloit dîner. Après dîné , une importante
M z
t8ô Les CoNfèSsioKs.
àfîaire occupoit la plupart d'entre nous
jufqu'au fbir : c'étoit d'aller hors de la
ville jouer le goûté en deux ou trois
parties de mail. Je ne jouois pas; je n'en
avois ni la force ni l'adr elTe , mais je pa-
riois , èc fuivant avec l'intérêt du pari ^
nos joueurs & leurs boules à travers des
chemins raboteux & pleins de pierres ,
je faifois un exercice agréable &C falutaire
qui me convenoit tout-à-fait. On goiitoit
dans un cabaret hors la ville. Je n'ai pas
befoin de dire que ces goûtés étoient gais ,
mais j'ajouterai qu'ils étoient affez décens,
quoique les filles du cabaret fliffent jo-
lies. M. Fiti-Moris grand joueur de mail,
étoitnotrepréfident,&ie puis dire malgré
la mauvaife réputation des étudians , que
je trouvai plus de mœurs &c d'honnêteté
parmi toute cette jeuneffe, qu'il ne feroit
aifé d'en trouver dans le même nombre
d'hommes faits. Ils étoient plus bruyans
que crapuleux , plus gais que libertins,
& je me monte fi aifément à un train de
vie quand il cil volontaire , que je n'au-
rois pas mieux demandé que de voir
durer celui-là toujours. Il y avoit parmi
ces étudians plufieurs Irlandois avec Uf-
Livre V L i^î
quels je tâchois d'apprendre quelques
mots d'Anglois par précaution pour le ^ ^ ^.
car le tems approclioit de m'y rendre.
Madame jV^ ^ ^. m'en preffpit chaque or-*
dinaire , & je me préparois à lui obéiri
Il étoit clair que mes médecins , qui n'a-
voient rien compris à mon mal, me re-
dragoient comme un malade imaginaire
ÔC me traitoient fur ce pied , avec leur
fquine , leurs eaux & leur petit-lait. Tout
au contraire des théologiens , les méde-
cins &c les philofophes n'admettent pour
vrai que ce qu'ils peuvent expliquer , &c
font de leur intelligence la mefure des pof-
fibles. Ces Meffieurs ne connoifToient rien,
à mon mal; donc je n'étois pas malade ;
car Comment fijf)pofer que des Dofteurs
ne fuflent pas tout ? Je vis qu'ils ne cher-^
choient qu'à m'amufer & me faire man-
ger mon argent, & jugeant que leur fubf-
titut du ^^^. feroit cela tout auHi biea
qu'eux, mais plus agréablement , je rclb-
lus de lui donner la préférence , & je
quittai Montpellier dans cette fage inten-
tion.
Je partis vers la fin de Novembre après
^x femaines ou deux mois de fjjour dans
M -.
i8z Les Confessions.
cette ville , oii je lalflai une douzaine de
îouis fans aucun profit pour ma Tante ni
pour mon inllrudion , û ce n'eft un cours
d'anato mie commencé fous M. F'u^-Morisy
& que je fus obligé d'abandonner par
l'horrible puanteur des cadavres qu'on
difféquoit , & qu'il me fut impoiîible de
fupporter.
Mal à mon aife au-dedans de moi fur
la réfolution que j'avois prife, j'y réflé-
chiffois en m'avançant toujours vers le
Pont St. Efprit , qui étoit également la
route du *^'^. & de Chambery. Les fou-
venirs de Maman & (qs lettres , quoique
moins fréquentes que celles de Madame
jV^^^. réveilloient dans mon cœur des
remords que j'avois étouffés durant* ma
première route. Ils devinrent fi vifs.au re-
tour que , balançant l'amour du plaifir,
ils me mirent en état d'écouter la raifon
feule. D'abord dans le rôle d'aventurier
^ue j'allois recommencer je pouvois être
moins heureux que la première fois ; il
ne falloit dans tout le '*-*^. qu'une feule
perfonne qui eût été en Angleterre , qui
connût les Anglois , ou qui fût leur lan-
gue , pour me dcmafquer. La famille de
L I V R E V I. iS^
Madame A^***. pouvoit fe prendre de
mauvaife humeur contre moi , & me trai-
ter peu honnêtement. Sa iîlle à laquelle
malgré moi je penfois plus qu'il n'eut
fallu , m'inquiétoit encore. Je tremblois
d'en devenir amoureux , & cette peur
faifoit déjà la moitié de l'ouvrage. Ai-
lois -je donc pour prix des bontés de la
mère , chercher à corrompre fa fille , à
lier le plus déteftable commerce , à mettre
la diflention , le déshonneur , le fcandale
& l'enfer dans fa maifon ? Cette idée me
fit horreur , je pris bien la ferme réfolu-
tion de me (jpmbattre & de me vaincre
fi ce malheureux penchant venoit à fe dé-
clarer. Mais pourquoi m'expofer à ce com-
bat? Quel miférable état de vivre avec
la mère dont je ferois raflafié, & de brû-
ler pour la fille fans ofer lui montrer mon
cœur ? Quelle nécefiité d'aller chercher
cet état , & m'expofer aux malheurs , aux
affronts , aux remords , pour des plaifirs
dont j'avois d'avance épuifé le plus grand
charme : car il eft certain que ma fantaifie
avoit perdu fa première vivacité. Le goût
du plaifir y étoit encore , mais la pafîion
n'y étoit plus. A cela fe mêloient des ré-
M 4
'!i^4 Ï-Es Confessions.
flexions relatives à ma fitiiation , à mes
devoirs , à cette Maman fi bonne , fi gé-
nère ufe , qui déjà chargée de dettes , l'é-
toit encore de mes folles dépenfes , qui
s'épuifoit pour moi , & que je trompois
fi indignement. Ce reproche devint fi vif
qu'il, l'emporta à la fin. En approchant du
St. Efprit , je pris la réfolution de brûler
l'étape du***. ÔC de paffer tout droit.
Je l'exécutai courageufement , avec quel-
ques foupirs , Je l'avoue; mais auiîi avec
cette fatisfaftion intérieure que je goû-
tois. pour la première fois de ma vie de
me dire , je mérite ma propre eftime :
îe fais préférer mon devoir à mon plaifu*.
Voilà la première obligation véritable que
j'aye à rétude> C'étoit elle c|ui m'avoit
.appris à réfléchir , à comparer. Après
les. principes fi purs que j'ayois adoptés
j] y avoit peu de -tems ; après les règles
de fagefTe & de vertu que je m'étois faites
,& que je m'étois fenti fi fier de fuivre ;
■la honte d'être fi peu conféquent à moi-^
mcme , de démentir fi-tôt & fi haut mes
:proprcs maximes , l'emporta fur la vo-
lupté : Torgiieil, eut peut-être autant de
part à ma réfolution qu,e la vertu i mais
L I V R E V I. 185
û cet orgueil n'eft pas la vertu même , il
à des eftets fi femblables qu'il ell pardon-
nable de s'y tromper.
L'un des avantages des bonnes aftions
€ft d'élever l'ame & de la difpofer à en
faire de meilleures : car telle eft la foi-
blefle humaine qu'on doit mettre au nom-
bre des bonnes adVions , l'abftinence du
mal qu'on efl tenté, de commettre. Si-tôt
eue j'eus pris ma réfolution je devins un
autre homme, ou plutôt je redevins celui
que j'étois auparavant , & que ce mo-
ment d'ivrefTe avoit fîiit diiparoîîr e. Plein
de bons fentimens & de bonnes réfolu-
tions , je continuai ma route dans la bonne
intention d'expier ma faute ; ne penfant
qu'à régler déformais ma conduite fur les
ioix de la vertu , à me confacrer fans
réferve au fervice de la meilleure de«
mercs , à lui vouer autant de fidélité que
j'avois d'attachement pour elle , & à n'é-
couter plus d'autre amour que celui de
mes devoirs. Hélas ! La fmcérité de mort
retour au bien fembloit me promettre une
autre deilinée ; mais la mienne étoit écrite
^ déjà commencée , & qwand mon cœur
plein d'amour pour les chofes bonnes èc
iS6 Les Confessions.
honnêtes , ne voyoit plus qu'innocence
& bonheiu" dans la vie , je touchois au
moment funefte qui devoit traîner à fa
fuite la longue chaîne de mes malheurs.
L'empreffement d'arriver me fît faire
plus de diligence que je n'avois compté.
Je lui avois amioncé de Valence le jour
& l'heure de mon arrivée. Ayant gagné
une demi-journée fur mon calcul , je ref-
tai autant de tems à Chaparillan , afin d'ar-
river jufle au moment que j'avois mar-
qué. Je voulois goûter dans tout fon char-
me le plaifirde la revoir. J'aimois mieux
le différer un peu pour y joindre celui '
d'être attendu. Cette précaution mÎBVoit
toujours réufîi. J'avois vu toujours mar-
quer mon arrivée par une efpece de petite
fête : je n'en attendois pas moins cette fois
& ces empreffemens qui m'étoient fi fenfi-
bles , valoient bien la peine d'être ménagés.
J'arrivai donc exactement à l'heure. De
tout loin je regardois fi je ne la verrois
point fur le chemin ; le cœur me battoit
de plus en plus à mefure que j'appro-
chois. J'arrive efToufïlé ; car j'avois quitté
ma voiture en ville : je ne vois perfonne
dans la cour , fur la porte , à la fenêtre ;
L I V R E V I. 187
je commence à me troubler; je redoute
quelque accident. J' entre ; tout eft tran-
quille ; des ouvriers goûtoient dans la
cuifme ; du refte aucun apprêt. La fer-
vante parut furprife de me voir; elle igno-
roit que je dufle arriver. Je monte , je
la vois enfin , cette chère Maman û ten-
drement , fi vivement, fi purement aimée;
j'accours , je m'élance à fes pieds. Ah !
te voilà , petit ! me dit-elle en m'embraf-
fant : as -tu fait bon voyage .> Com-
ment te portes-tu ? Cet accueil m'inter-
dit un peu. Je lui demandai û elle n'avoit
pas reçu ma lettre ? Elle me dit qu'oui.
J'aurois cru que non, lui dis-je; & l'é-
clairclffement finit la. Un jeune homme
étoit avec elle. Je le connoiffois pour
l'avoir vu déjà dans la maifon avant mon
départ : mais cette fois il y paroifîbit éta-
bli, ill'étoit. Bref, je trouvai ma place
prife.
Ce jeune homme étoit du' Pays-de-
Vaud , fon père appelle Vlntimrkd , étoit
concierge , ou foi-difant capitaine du châ-
teau de Chillon. Le fils de Monfieur le
capitaine étoit garçon perruquier , & cou-
roit le monde en cette qualité quand il
■ï88 Ies Confessions.
vint fe préfenter à Madame de Warens \
qui le reçut bien , comme elle faifoit tous
les paffans, & fur-tout ceux de fon pays.
C'étoit un grand fade blondin , affez bien
fait, le vifage plat , l'efprit de même , par-
lant comme le beau Liandrc ; mêlant tous
les tons , tous les goûts de fon état avec
la longue hifloire de fes bonnes fortu-
nes ; ne nommant que la moitié des Mai-
quifes avec lefquelles il avoit couché , &
prétendant n'avoir point coiffé de jolies
femmes , dont il n'eut auffi coiffé les maris.
Vain , fot , ignorant, infolent ; au de-
meurant le meilleur fils du monde. Tel
fut le fubftitut qui me fut donné durant
mon abfence , & l'afTocié qui me flit of-
fert après mon retour.
O ! fi les âmes dégagées de leurs terref^
très entraves , voyent encore du fein de
réternelle lumière ce qui fe pafTe chez les
mortels , pardonnez , ombre chère & ref-
peftable ,,fi je ne fais pas plus de grâce
H vos fautes qu'aux miennes, fi je dévoile
également les unes &: les autres aux yeux
des lefteurs ! Je dois , je veux être vrai
jDOur vous comme pour moi-même ; vous
y perdrez toujours beaucoup moins que
Livre V L 189
fnoî. Eh ! Combien votre aimable & doux
Caraâere , votre inépuifable bonté de
cœur , votre franchife & toutes vos excel-
lentes vertus ne rachetent-elles pas de foi-
blefTes , fi Ton peut appeller ainfi les torts
de votre feule raifon ? Vous eûtes des
erreurs & non pas des vices ; votre con-
duite fut répréhenfible, mais votre coeur,
fut toujours pur.
Le nouveau venu s'étoît montré zélé ^
diligent , exadl: pour toutes fes petites
comniiiîions qui étoient toujours en grand
■nombre ; il s'étoit fait le piqueur de fes
ouvriers. Auffi bruyant que je l'étois peu ,
il fe faifoit voir & fur-tout entendre à la
fois à la charrue , aiix foins , au bois , à
Técurie , à la baffe-cour. Il n'y avoit que
le jardin qu'il négligeoit , parce que c'étoit
un travail trop paifible & qui ne faifoit
point de bruit. Son grand plaifir étoit de
charger & charrier , de fcier ou fendre du ^
bois , on le voyoit toujours la hache ou
la pioche à la main ; on l'entendoit cou-
rir , coigner , crier à pleine tête. J^ ne fais
de combien d'hommes il faifoit le travail,
mais il faifoit toujours le bruit de dix ou
Uoiuç. Tout ce tintamairç en impofa à ma
190 Les Confessions^
pauvre Maman; elle crut ce jeune homma
un tréfor pour (es affaires. Voulant fe rat-
tacher , elle employa pour cela tous les
moyens qu'elle y crut propres , & n'oublia
pas celui fur lequel elle comptoit le plus.
On a dû connoître mon cœur , {es fen-
timens les plus conftans , les plus vrais ,
ceux fur - tout qui me ramenoient en ce
moment auprès d'elle. Quel prompt &
plein bouleverfement dans tout mon être l
qu'on fe mette à ma place pour en juger. En
un moment je vis évanouir pour jamais
tout l'avenir de félicité que je m'étois peint.
Toutes les douces idées que je careffois
11 afïeftueufement difparurent ; & moi qui
depuis mon enfance ne favois voir mon
exiftence qu'avec la fienne , je me vis feu!
pour la première fois. Ce moment fut
affreux : ceux qui le fuivirent furent tou-
jours fombres. J'étois jeune encore : mais
ce doux fentiment de jouiffance &: d'efpé-
rance qui vivifie la jeuneffe me quitta pour
jamais. Dès -lors l'être fenfible fut mort
à demi.- Je ne vis plus devant moi que les
triftes refies d'une vie infipide , & fi quel-
quefois encore une image de bonheiu ef-
fleura mes defu's , ce bonheur n'étoit plus
Livre V L 191
Ceîuî qiii m'étoit propre , je fentois qu'en
l'obtenant je ne ferois pas vraiment heu- ,
reiix.
J'étois fi bête & ma confiance étoit fî
pleine, que malgré le ton femilier du nou-
veau venu , que je regardois comme un
effet de cette facilité d'humeur de Maman,
qui rapprochoit tout le monde d'elle , je
ne me ferois pas avifé d^en foupçonner la
véritable caufe , fi elle ne me l'eût dite
elle-même ; mais elle fe prefTa de me faire
cet aveu avec une franchife capable d'a-
jouter à ma rage , fi mon cœur eût pu fe
tourner de ce côté-là ; trouvant quant-à-
elle la chofe toute fimple , me reprochant
ma néelisence dans la maifon , & m'allé-
guant mes fréquentes ablences , comme U
elle eût été d'un tempérament fort prefle
d'en remplir les vides. Ah , Maman ! lui
dis-je , le cœur ferré de douleur , qu'ofez-
vous m'apprendre ? Quel prix d'un atta-
chement pareil au mien ? Ne m'avez-vous
tant de fois confervé la vie , que pour
m'ôter tout ce qui me la rendoit chère ?
J'en mourrai , mais vous me regretterez.
Elle me répondit d'un ton tranquille à me
rendre fou , que j'étois un enfant , qu'on
Ï91 Les Confessioï?§;>
ne moiiroit point de ces chofes-là ; que ]ë
ne perdroîs rien , que nous n'en ferions
pas moins bons amis , pas moins intimes
dans tous les fens , que fon tendre attache-
ment pour jmoi ne pouvoit ni diminuer
ni finir qu'avec elle. Elle me fit entendre
en un mot , que tous mes droits demeu-
roient les mêmes , & qu'en les partageant
avec un autre , je n'en étois pas privé pour
cela.
Jamais la pureté , la vérité , la force de
mes fentimens pour elle ; jamais la fmcé-
rité , l'honnêteté de mon ame ne fe firent
mieux fentir à moi que dans ce moment.
Je me précipitai à fes pieds , j'embrafTai
{es genoux en verfant des torrens de lar-
mes. Non, Maman , lui dis-je svec tranf-
port; je vous aime trop pour vous avilir;
votre pofTefîion m'efl trop chère pour la
partager : les regrets qui l'accompagnèrent
quand je l'acquis fe font accrus avec mon
amour ; non , je ne la puis conferver au
même prix. Vous aurez toujours mes ado-
rations ; foyez-en toujours digne : il m'efl
plus néccfîaire encore de vous honorer
que de vous pofTéder. C'efl à vous , ô
Maman , que je vous cède ; c'eil à l'union
de
L I V R E V i. 193
(de nos cœurs que je facrifie tous mes piai-
firs. Puiffai-je périr mille fois , avant d'en
goûter qui dégradent ce que j'aime !
Je tins cette réfolution avec une conf-
tance digne , j'oie le dire , du fentiment
qui me l'avolt fait form.er. Dès ce mom.ent
je ne vis plus cette Maman lî chérie que
des yeux d'un véritable fils ; & il eft à
noter que , bien que ma réfolution n'eût
point fon approbation fecrete , comme je
m'en fuis trop apperçu , elle n'employa
jamais pour m'y faire renoncer , ni propos
iniinuans , ni • careff^s , ni aucune de ces
adroites agaceries dont les femmes favent
ufer fans fe commettre , & qui manquent
rarement de leur réuiïir. Pvéduità me cher-
cher un fort indépendant d'elle > & n'en
pouvant même imaginer , je paffai bientôt
à l'autre extrémité &c le cherchai tout en
elle. Je l'y cherchai fi parfaitement , que
je parvins prcfqiie à m'oublier mci-même*
L'ardent defir de la voir heureufe à quel-
que prix que ce fût , abforboit toutes mes
affedions : elle avoit beau féparer fon bon-
heur du mien , je le voyois mien , en
dépit d'elle.
Ainfi commencèrent à germer avec mes>
Supplément. Tome IX» î*î
194 Les Confessions;
m aïheiirs les vertus dont la femence étoit
au fond de mon ame , que l'étude avoit
cultivées & qui n'attendoient pour éclore
que le ferment de l'adverfité. Le premier
fruit de cette difpofition û défmtéreflee flit
d'écarter de mon cœur tout fentiment de
haine & d'envie contre celui qui m'avoit
fupplanté. Je voulus, au contraire, & je
voulus (incérement m'attacher à ce jeune
homme , le former , travailler à fon édu-
cation , lui faire fentir fon bonheur , l'en
rendre digne , s'il étoit pofîible , & faire ,
en un mot , pour lui tout ce qu^ Anet avoit
fait pour moi dans une occafion pareille.
Mais la parité manquoit entre les per-
fonnes. Avec plus de douceur & de lu-
mières , je n'avois pas le fang- froid & la
fermeté ^Anct , ni cette force de carac-
tère qui en impofoit , & dont j'aurois eu
befoin pour réufTir. Je trouvai encore
moins dans le jeune homme les qualités
quAnet avoit trouvées en moi ; la doci-
hté , l'attachement , la reconnoiflance ; fur*
tout le fentiment du befoin que j'avois de
fes foins &c l'ardent defir de les rendre
utiles. Tout cela manquoit ici. Celui que
je vGulois former ne voyoit en moi qu'uQ
Livre V L 195
pédant importun qui n'avoit que du babil.
Au contraire , il s'admiroit lui - même
comme un homme important dans la mai-
fon;& mefurant les fervices qu'il y croyoit
rendre fur le bruit qu'il y faifoit , il regar-
doit fes haches & fes pioches comme in-
finiment plus utiles que tous mes bou-
quins. A quelque égard il n'avoit pas tort ;
mais il partolt de-là pour fe donner des
airs à faire mourir de rire, lltranchoit avec
les payfans du gentilhomme campagnard ,
bientôt il en fit autant avec moi , &: enfin
avec Maman elle-même. Son nom de Vint^
imrlcd ne lui paroifTant pas afTez noble ,
il le quitta pour celui de Monfieur de Cour-
lillcs , & c'ed fous ce dernier nom qu'il a
été connu depuis à Chambery , & en Mau-
rienne où il s'efl marié.
Enfin, tant fit l'illuflre perfonnàge qu'il
fut tout dans la maifon & moi rien. Com-
me lorfque j'avois le malheur de lui dé-
plaire , c étoit Maman & non pas moi qu'il
grondoit , la crainte de l'expofer à fes bru-
talités me rendoit docile à tout ce qu'il
defiroit ; & chaque fois qu'il fendoit du
bois , emploi qu'il rempliffoit avec une
fierté fans égale , il falloit que je fulfe là
N z
ict6 Les Conjessîons.
fpefcateiir oifif & tranquille admirateur ck
iz proueffe. Ce garçon n'étoit pourtant pas
abibkiment d'un mauvais naturel ; ii aimoit
Maman parce qu'il étoit impoili]>le de ne
la pas aimer : il n'avoit même pas pour
moi de l'averfion ; & quand les intervalles
de fes fougues permettoient de lui parler ,
il nous écoutoit quelquefois affcz docile-
ment, convenant franchement qu'il n'étoit
qu'un fot , après quoi il n'en faifoit pas
moins de nouvelles fottifes. Il avoit d'ail-
leurs une intelligence fi bornée & des goûts
£ bas , qu'il éroit difficile de lui parler
raifon & prefque impoflible de fe plaire
avec lui. A la poflelîion d'une femme
pleine de charmes , il ajouta le ragoût
d'une femme-de-^chambre vieille , roufle y
édentée , dont Maman avoit la patience,
d'endurer le dégoûtant fer vice , quoiqu'elle
lui fit mal au cœur. Je m'apperçus de ce
nouveau manège , & j'en (as outré d'in-
dignation : mais je m'apperçus d'une autre
chofe qui m'affeda bien plus vivement en-
core, & qui me jetta dans un pkis profond
découragement que tout ce qui s'étoit pafTé
jufqu'alors. Ce fut le reiroîdi'ffcment de
Maman envers moi.
L I V R E V I. 197
La privation que je m'étois impose, &
qu'elle avoit fait iemblant d'approuver efl
une de ces choies que les femmes ne par-
donnent point , quelque mine qu elles faf-
fent , moins par la privation qu'il en ré-
fulte pour elies-mômes , que par l'indiffé-
rence qu'elles y voyent pour leur pofTef-
iion. Prenez la femme la plus feniée , la
plus philofophe , la moins attachée à fes
iens , le crime le plus irrémiflible que
l'homme , dont au relie elle fe foucie le
moins , puilié ccm.metîre envers elle , ell
d'en pouvoir jouir & de n'en rien faire.
Il faut bien que ceci foit fans exception ,
puifqu'une fyinpathie fi naturelle & fi forte
fut altérée en elle par une abllinencc qui
n'avoit que des motifs de vertu , d'attache-
ment &: d'eflime. Dès - lors je ceffai de
trouver en elle cette intimité des cœurs
qui fit toujours la plus douce jcuJffance du
mien. Elle ne s'épanchoit plus avec moî
que quand elle avoit à fe plaindre du nou-
veau-venu ; quand ils étôient bien enfem-
ble , j'entrois peu dans fes confidences.
Enfin elle prenoit peu-à-peu une manière
d*ctre dont je ne falfois plus partie. Ma
préfence lui faifoit plaifir encore , mais
N 3
,198 Les Confessions.
elle ne lui faifoit plus befoin , & j'aurois
palTé des jours entiers fans la voir, qu'elle
ne s'en feroit pas apperçue.
Infenfiblement je me fentis ifolé & feul
dans cette même maifon dont auparavant
j'étois l'ame & oti je vivois pourainfi dire
à double. Je m'accoutumai peu-à-peuà
me leparer de tout ce qui s'y faifoit , de
ceux mêmes qui i'habitoient ; & pour m'é-
pargner de continuels déchiremsns , je
m'enfermai avec mes livres , ou bien j'ai-
lois foupirer & pleurer à mon aife au
milieu des bois. Cette vie me devint bien-
tôt tout-à-fait infupportable. Je fentis que
la préfence perfonnelle & l'éloignement de
coeur d'une fem.me qui m'étoit fi chère
irritoient ma douleur , & qu'en ceffant de
la voir je m'en fentirois moins cruellement
féparé. Je form.ai le projet de quitter fa
maifon ; je le lui dis , & loin de s'y oppo-
fer elle le favorifa. Elle avoit à Grenoble
une amie appellée Madame Dcybens dont
le mari étoit ami de M. de Mahly Grand-
Prévôt à Lyon. M. Deybens me propofa
l'éducation des enfans de M. de Mabiy :
j'acceptai , & je partis pour Lyon fans
laifl'er ni prefque fentir le moindre regret
Livre V î. rp^f
d'une fëparation dont auparavant la feule
idée nous eût donné les angoiiTes de la
mort.
J'avois à-peu-près les connoiffances né-
ceflaires pour un Précepteur & j'en croyois
avoir le talent. Durant un an que je pafTai
chez M. de Mably , j'eus le tems de me
défabufer. La douceur de mon naturel
m'eût rendu propre à ce métier , û. l'em-
portement n'y eût mêlé fes orages. Tant
que tout alloit bien &c que je voyois réuf-
ûr mes foins & mes peines qu'alors je
n'épargnois point, j'étois un ange. J'étois
un diable quand les chofes alloient de
travers. Quand mes élevés ne m'enten-
doient pas j'extravaguois , & quand ils
marquoient de la méchanceté je les aurois
tués : ce n'étoit pas le moyen de les ren-
dre favans & fages. J'en avois deux ; ils
étolent d'humeurs très-différentes. L'un de
huit à neuf ans appelle S te. Marie , étoit
d'une jolie figure , l'efprit aifez ouvert ,
affez vif, étourdi , badin , malin , mais
d'une malignité gaie. Le cadet appelle
Condillac paroiiToit prefque flupide , mu-
fard , tctu comme une mule , 6i ne pou-
vant rien apprendre. On peut juger qu'en-
N 4
3^oo Les Confessions;
tre ces deux fujets je n'a vois pas befogne
faite. Avec de ia patience & du fang-troid
peiit-êtie aurois^je pu réullir ; mais faute
deVitne & de l'autre , je ne fis rien qui
vaille , & mes ^élevés tournoient très-maî.
Je ne manquois pas d'alîiduité , mais je
manquois d'égalité , fur-tout de prudence.
Je ne lavois employer auprès d'eux que
trois infirumens toujours inutiles &c fou-»
vent pernicieux auprès des enfans ; le fen-*
t'.ment , le raifonnement , la colère. Tan-'
tôt je m*attendrlflbis avec S te, Marie juf-
qu'à pleurer ; je voiilois l'attendrir lui-
même comme û l'enfant étoit fufceptible
d'une véritable émotion de cœur : tantôt
je m'épuifois à lui parler railbn comme
s'il avoit pu m'entendre ; &: comme il me
faifoit quelquefois des arguniens très-fub-*
tils , je le prenois tout de bon pour rai-
fonnabîe , parce qu'il étoit raiionneur. Le
petit Condillac étoit encore plus embarraf-*
fant , parce que n'entendant rien , ne ré-
pondant rien , ne s'émouvant de rien , &
d'une opiniâtreté à toute épreuve , il ne
triomphoit jamais mieux de moi que quand
il m'a voit mis en fureur ; alors c'étoit lui
qui étoit le fage & c'étoit moi qui étoit
L I V R E V I. 201
l'enfant. Je voyois toutes mes fautes, je les
fentois ; j'ctucliois refprit de mes élevés ,
je les pcnétrois très -bien , & je ne crois
pas que jamais une feule fois j'aye été la
dupe de leurs rufes : mais que me fer-
voit de voir le m.al, fans favoir appliquer
le remède ? En pénétrant tout je n'em.pS-
chois rien , je ne réuffiflbis à rien , & tout
ce que je faifois étoit précifément ce qu'il
ne falloit pas faire.
Je ne réuiîilTois gueres mieux pour moi
que pour mes élevés. J'avois été recom-
mandé par Madame Deybcns à Madame de
Mably. Elle l'avoit priée de former mes
manières & de me donner le ton du monde;
elle y prit quelques foins àc voulut que
j'appriffe à faire les honneurs de fa maifon;
mais je m'y pris fi gauchement , j'étois ft
honteux , fi fot qu'elle fe rebuta & me
planta là. Cela ne m'empêcha pas de deve-
nir félon ma coutume amoureux d'elle. J'en
fis aflez pour qu'elle s'en apperçut , mais
je n'ofai jamais me déclarer ; elle ne fe
trouva pas d'humieur à faire les avances ,
& j'en fus pour mes lorgneries & mes fou-
pirs , dort même je m'ennuyai bientôt
voyant qu'ils n'aboutifToient à rien.
202 Les Confession:
Pavois tout -à -fait perdu chez Maman
le goût des petites friponneries , parce que
tout étant à moi , je n'avois rien à voler.
D'ailleurs, les principes élevés que je m'é-
tois faits dévoient me rendre déformais
bien fupérieur à de telles bafîefies , & il eft
certain que depuis lors je l'ai d'ordinaire
été : mais c'efl moins pour avoir appris à
vaincre mes tentations que pour en avoir
coupé la racine , & j'aurois grand'peur de
voler comme dans mon enfance, û j'étois
fujet aux mêmes defirs. J'eus la preuve de
cela chez M. de Mahly. Environné de pe-
tites chofes voîabîes que je ne regardoig
même pas , je m'avifai de convoiter un
certain petit vin blanc d'Arbois très - joli ,
dont quelques verres que par-ci par-là je bu-
vois à table m'avoient fort affriandé. 11 étoit
im peu louche ; je croyois favoir bien
coller le vin , je m'en vantai ; on me con-
fia celui-là ; je le collai & le gfitai , mais
aux yeux feulement. Il refhi toujours agréa-
ble à boire , & l'occafion fît que je m'en
accommodai de tems en tems de quelques
bouteilles pour boire à mon aife en mon
petit particulier. Malheureufement je n'ai
jamais pu boire fans^ manger. Gommeot?
Livre VI. 203
faire pour avoir du pain ? Il m'étoit im-
poiîlble d'en mettre en réferve. En faire
acheter par les laquais , c'étoit me déceler
& prefque infalter le. maître de la maifon.
En acheter moi-même, je n'ofai jamais. \Jn
beau Monlieur l'épée au côté, aller chez un
boulanger acheter un morceau de pain ,
cela fe pouvoit-il ? Enfin je me rappeilai
le pis -aller d'une grande Princefîe à qui
l'on difoit que les payfans n'avoient pas de
pain , &: qui répondit : qu'ils mangent de
la brioche. Encore , que de façons pour
en venir là ! Sorti feul à ce dcfiein , je
parcourois quelquefois toute la ville &c
pafTois devant trente patiffiers avant d'en-
trer chez aucun. Il falloit qu'il n'y eût
qu'une feule perfonne dans la boutique ,
Se que fa phyfiononiie m'attirât beaucoup
pour que j'ofaiTe franchir le pas. Mais auiîi
quand j'avois une fois ma chère petite
brioche , & que bien enfermée dans ma
chambre j'allois trouver ma bouteille au
fond d'une armoire, quelles bonnes petites
buvettes je faifois là tout feul en \il\mt
quelques pages de roman. Car lire en man-
geant fut toujours ma fantaifie au défaut
d'un tête-à-tcte. C'efl le fuppléinent de la
104 Les Confessions.
focicté qui me manque. Je dévore alter-
nativement une page & un mOiXeau : c'efî:
comme û mon livré dînoit avec moi.
Je n'ai jamais été diffolu ni crapuleux ;
6i ne me fuis enivré de ma vie. Ainfi mes
petits vols n'(/:tolent pas fort indifcrets :
cependant , ï\s fe découvrirent ; les bou-
teilles me décelèrent. On ne m'en fit pas
femiblant , mais je n'eus plus la direftion de
îa cave. En tout cela M. de Mcibly fe con-
duifit honnêtement & prudemment. C'étoit
un très - galant homme qui , fous un air
auiïï dur que fon emploi , avoit une véri-
table douceur de caractère & luie rare
bonté de cœur. Il étoit judicieux , équita-
ble , & , ce qu'on n'attendroit pas d'un
officier de Maréchauflee , même très - hu-
main. En fentant fon indulgence , je lui en
devins plus attaché , & cela me fit pro-
longer mon féjour dans fa maifon plus que
je n'aurois fait fans cela. Mais enfin dé-
goûté d'un métier auquel je n'étois pas
propre , & d'une fituation très-gcnante qui
n'avoit rien d'agréable pour moi , après
\\n an d'effai durant lequel je n'épargnai,
point mes foins , je nie déterminai à quit-
ter mes difciples , bien convaincu que je
Livre VI. 105
ne parviendrois jamais à les bien élever.
M. de Mahly lui - même voyoit cela tout
au fil bien que moi. Cependant je crois qu'il
n'eût jamais pris fur lui de me renvoyer
fi je ne lui en eufle épargné la peine , &
C^t excès de condefcendance en pareil cas
n'eft affurénient pas ce cjue j'approuve.
Ce qui me rendoit mon état plus infup-
portabîe , étolt la comparailbn continuelle
que j'en failois avec celui que j'avois
quitté ; c'étoit le fouvenir de mes chères
Charmettes ,de mon jardin , de mes arbres,
de ma fontaine , de mon verger , & fur-
tout de celle pour qui j'étois né qui don-
noit de l'ame à tout cela. En repenfant à
elle , à nos plaifirs , à notre innocente
vie, il me prenoit des ferremens de cœur,
des étoufFemens qui m'ôtoientle courage
de rien faire. Cent fois j'ai été violemment
tenté de partir à l'inllant & à pied pour
retourner auprès d'elle ; pourvu que je la
reviffe encore une fois , j'aurois été con-
tent de moiu-ir à l'inllant môme. Enfin je
ne pus réfifter à ces fouvenirs fi tendres
qui me rappelloient auprès d'elle à quel-
que prix que ce fût. Je me difois que je
o'avois pas été afTcz patient, afTez corn'-
io6 Les Confessions;
plaifant , affez carefîant , que je pouvoîs
encore vivre heureux dans une amitié
très-douce , en y mettant du mien plus que
je n'avois fait. Je forme les plus beaux
projets du monde , je brûle de les exécu-
ter. Je quitte tout , je renonce à tout , ja
pars , je vole , j'arrive dans tous les mê-
mes tranfports de ma première jeuneffe ,
& je me retrouve à (es pieds. Ah ! j'y
ferois mort de joie , fi j'avois retrouvé
dans fon accueil , dans fes carefles , dans
fon cœur enfin , le quart de ce que j'y
retrouvois autrefois , & que j'y reportois
encore.
Affreufe illuiîon des chofes humaines !
Elle me reçut toujours avec fon excellent
cœur qui ne pouvoit mourir qu'avec elle :
mais je venois rechercher le paffé qui
n'étoit plus & qui ne pouvoit renaître. A
peine eus-je refté demi -heure avec elle ,
que je fentis mon ancien bonheur mort
pour toujours. Je me retrouvai dans la
même fituation dcfolante que j'avois été
forcé de fuir , & cela , fans que je pufîe
dire qu'il y eut de la faute de perfonne ;
car au fond CounilUs n'étoit pas mauvais ,
^ parut me revoir avec plus de plaifii;
Livre V L 207
que de chagrin. Mais comment me foufîrir
furnuméraire près de celle pour qui j'avois
été tout , & qui ne pouvoit ceffer d'être
tout pour moi ? Comment vivre étranc^er
o
dans la maifon dont j'étois l'enfant ? L'af-
ped des objets témoins de mon bonheur
paffé me rendoit la comparaifon plus
cruelle. J'aurois moins fouffert dans une
autre habitation. Mais me voir rappeller
inceffamment tant de doux fouvenirs ,
c'étoit irriter le fentiment de mes pertes.
Confumé de vains regrets , livré à la plus
noire mélancolie , je repris le train de
refter feul hors les heures des repas. En-
fermé avec mes livres , j'y cherchois des
diftraftions utiles , & fcntant le péril im-
minent que j'avois tant craint autrefois ,
je me tourmentois derechef à chercher en
moi-même les moyens d'y pourvoir quand
Maman n'auroit plus de reflburce. J'avois
mis les chofes dans fa maifon fur le pied
d'aller fans empirer ; mais depuis moi tout
étoit change. Son économe étoit un diïïi-
pateur. Il vouloit briller : bon cheval , bon
équipage , il aimoit à s'étaler noblement
aux yeux des voifins ; il faifoit des cntre-
prifes continuelles en chofes où il n'en-
2o8 Les Confessions.
tendoit rien. La penfion fe mangeoit d'a-
vance , les quartiers en étoient e.:gagés ,
les loyers étoient arriérés & les dettes
alîoient leur train. Je prévoyois que cette
penfion ne tarderoit pas d'êrre faille &c
peut-être fupprimée. Enfin je n'envifageois
que ruine & défailres , & le moment m'en
fembloit fi proche que j'en fentois d'avance
toutes les horreurs.
Mon cher cabinet étoit ma feule diilrac-
tion. A force d'y chercher des remèdes
contre le trouble de mon ame , je m'avifai
d'y en chercher contre les maux que je
prévoyois ; & revenant à mes anciennes
idées , me voilà bâtiflant de nouveaux châ-
teaux en Efpagne , pour tirer cette pauvre
Mam.an des extrémités cruelles oii je la
voyois prête à tomber. Je ne me fentois
pas affez favant & ne me croyois pas affez
d'efprit pour briller dans la république des
lettres , &C faire une fortune par cette voie.
Une nouvelle idée qui fe préfenta , m'inf*
pira la confiance que la médiocrité de mes
talens ne pouvoit me donner. Je n'avois
pas abandonné la mufique en cefiant de
l'enfeigner. Au contraire, j'en avois aflez
étudié la théorie pour pouvoir me regar-
der
t î V R Ê V L 109^
i^er an moins comme favant :r. cette partiel*
En réfîéchîfîant à la peine que j'avois eue
d'apprendre à déchiffrer la note , & à celle
que j'avois encore à chanter à livre ouvert,
je vins à penfer que cette difficulté pou*
voit bien venir de; la chofe autant que de
moi , fâchant fur-tout qu'en général ap*
prendre la mufique n'étoit pour perfonne
ime chofe aifée. En examinant la confti-
tution des fign.es , je les trouvois fouvent
fort mal inventés. Il y avoit long - tems
que j'avois penfé à noter l'échelle par
chiffres pour éviter d'avoir toujours à
tracer des lignes & portées , lorfqu'il fàl-
ioit noter le moindre petit air. J'avois été
arrêté par les difficultés des oftaves , Se
par celles de la mefure & des valeurs.
Cette ancienne idée me revint dans i'ef-
prit , & je vis en y rcpenfant que ces
difficultés n'étoient pas infurmontables. J'y
fêvai avec fuccès , & je parvins à noter
quelque mufique que ce fût par mes chif-
fres avec la plus grande exaftitude , & je
puis dire avec la plus grande fimplicité*
Dès ce moment je crus ma fortune faite,
& dans Pardeur de la partager avec celle
à qui je devois tout , je ne fongeai qu'à
Supplément» Tome IX, O
2.Î0 Les Confessions.
partir pour Paris , ne doutant pas quVii
préfentant mon projet à l'Académie je ne
£fîe une révolution. J'avois rapporté de
Lyon quelque argent; je vendis mes livres*
En quinze jours ma réfolution fut prife &
exécutée. Enfin , plein des idées magnifi,-
ques qui me l'avoient infpirée , & toujours
le même dans tous les tems , je partis de
Savoye avec mon fyftême de mufique ,
comme autrefois j'étois parti de Turin
avec ma fontaine de Héron.
Telles ont été les erreurs & les faute»
de ma jeuneffe. J'en ai narré l'hifloire avec
une fidélité dont mon cœur efi: content.
Si dans la fuite j'honorai mon âge miir de
quelques vertus, je les aurois dites avec
la même franchife , & c'étoit mon deffein.
Mais il faut m'arrêter ici. Le tems peut
lever bien des voiles. Si ma mémoire par-
vient à la poftérité , peut - être un jour
elle apprendra ce que j'avois à dire. Alor§
on faura pourquoi je me tais.
Fin du Jixhmi Livre*
LES
RÊVERIES
D U
PROMENEUR
SOLITAIRE.
P ^
LES
RÊVERIES
D U
PROMENEUR
SOLITAIRE.
r«=
PREMIERE PROMENADE,
Ml
Le voici donc feul fur la terre , n'ayant
plus de frère , de prochain , d'ami , de fo-
ciété que moi -môme. Le plus fociable &:
le plus aimant des humains en a été profcrit
par un accord unanime. Ils ont cherché
dans les rafinemens de leur haine quel tour-
ment pouvoit être le plus cruel à mon ame
fenfible , & ils ont brifé violemment tous
les liens qui m'attachoient à eux. J'aurois
aimé les hommes en dépit d'eux - mêmes.
Ils n'ont pu qu'en ceffant de l'être fe dé-
rober à mon affedlion. Les voilà donc
étrangers , inconnus, nuls enfin pour moi
puifqu'ils l'ont voulu. Mais moi , détaché
03
ei4 Les Rêveries,
d'eux & de tout , que fuis-je moi-même ?
VoilA ce qui me refle à chercher. Malheu-
reufement , cette recherche doit être pré-
cédée d'un coup - d'œil fur ma pofitioiî,
C'eft une idée par laquelle il faut néceffai-
fement que je pafTe , pour arriver d'eux
à moi.
Depuis quinze ans & plus que je fuis
dans cette étrange pofition , elle me paroît
encore un rêve. Je m'imagine toujours
qu'une indigellion me tourmente , que je
dors d'un mauvais fcmmeil , & que je
vais me réveiller bien foulage de ma peine
çn me retrouvant avec mes amis. Oui ,
fans doute , il faut que j'aye fait , fans que
je m'en apperçuffe , un faut de la veille
au fommeil , ou plutôt de la vie à la mort.
Tiré je ne fais comment de l'ordre des
chofes , je me fuis vu précipité dans un
çahos incompréhenfible où je n'apperçois
rien du tout ; & plus je penfe à ma fituation
préfente , &c moins je puis comprendre
oii je fuis.
Eh! comment aurois-jepu prévoirie
cleftin qui m'attendoit ? Comment le puis^
je concevoir encore aujourd'hui que j'y.
fuis livré ? Poiivois-je dïins mon bon fçns
T"- P R O M E N A D E. 2. i 5
{lippofer qu'un jour, moi le même homme
que j'étois, le même que je fuis encore,
je pafîerois, je ferois tenu fans le moindre
doute pour un monilre , un empoifonneur,
un aflafîin ; que je dfviendrois l'horreur
de la race humaine, le jouet de la canaille;
que toute la falutation que me feroient les
paffans feroit de cracher fur moi ; qu'une
génération toute entière s'amu feroit d'un
accord unanime à m'enterrer tout vivant ?
Quand cette étrange révolution fe fît , pris
au dépourvu , j'en fus d'abord bouleverfé.
Mes agitations , mon indignation me pion*
gèrent dans un délire qui n'a pas eu trop
de dix ans pour fe calmer ; & dans cet
intervalle , tombé d'erreur en erreur , de
faute en faute , de fottife en fottife , j'ai
fourni par mes imprudences aux direfteurs
de ma dellince autant d'inllrumens qu'ils
ont habilement mis en oeuvre pour la fixer
fans retour.
Je me fuis débattu long-tems aufîi vio-
lemment que vainement. Sans adrcffe , fans
art , fans dilîinnilation , fans prudence ,
franc , ouvert, impatient, emporté , je n'ai
fait en me débattant que m'enîacer davan*
tage , &: leur doime r inceffamment de noi];f^
O 4
îï6 Les Rêveries;
velles prlfes qu'ils n'ont eu garde de né-
gliger. Sentant enfin tous mes efforts inu-
tiles & me tourmentant à pure perte , j'ai
pris le feul parti qui me reftoit à prendre,
celui de me fournettre à ma dellinée fans
plus regimber contre lanéceiîité. J'ai trouvé
dans cette réfignation le dédommagement
de tous mes maux par la tranquillité qu'elle
me procure , & qui ne pouvoit s'allier
avec le travail continuel d'une réfiftance
auiîî pénible qu'infruftueufe.
Une autre çhofe a contribué à cette tran-
quillité. Dans tous les rafînemens de leur
haine , mes perfécuteurs en ont omis un
que leur animoiité leur a fait oublier ;
ç'étoit d'en graduer fi bien les effets, qu'ils
pufîent entretenir & renouvcller mes dou-
leurs fans cefTe , en me portant toujours
quelque nouvelle atteinte. S'ils avoient eu
l'adrefTe de me laifTer quelque lueur d'ef-
pérance , ils me tiendroient encore par-là.
Ils pourroient faire encore de moi leur
jouet par quelque faux leurre , & me na-
vrer enfuite d'un tourment toujours nou-
veau par mon attente déçue. Mais ils ont
d'avance épuifé toutes leurs reffources ;
çn ne me laiifant rien ils fe font tout Qté
r«^- Promenade; 217
à eux-mêmes. La diffamation , la dépref-
fion , la dérifion , l'opprobre dont ils
m'ont couvert ne font pas plus fufcepti-
bles d'augmentation que d'adouciflement ;
nous femmes également hors d'état , eux
de les aggraver , & moi de m'y fouflraire.
Ils fe font tellement preffés de porter à
fon comble la mefure de ma mifere , que
toute la puiflance humaine , aidée de tou-
tes les rufes de l'enfer , n'y fauroit plus
rien ajouter, La douleur phyfique elle-
même au lieu d'augmenter mes peines y
feroit diverfion. En m'arrachant des cris ,
peut-être , elle m'épargneroit des gémifTe-
mens , & les déchiremens de mon corps
fufpendroient ceux de mon cœur.
Qu*ai-je encore à craindre d'eux puis-
que tout eu fait? Ne pouvant plus empirer
mon état , ils ne fauroient plus m'infpirer
d'alarmes. L'inquiétude & l'effroi font des
maux dont ils m'ont pour jamais délivré :
c'efl toujours un foulagement. Les maux
réels ont fur moi peu de prife ; je prends
aifément mon parti fur ceux que j'éprouve ,
mais non pas fur ceux que je crains. Mon
imagination effarouchée les combine , les
retourne , les étend ôi les augmente. Leur
ii8 Les Rêveries:
attente me tounnente cent fois plus qiie
leur préfence , & la menace m*eft plus
terrible que le coup. Si-tôt qu'ils arrivent ,
l'événement leur ôtant tout ce qu'ils
avoient d'imaginaire , les réduit à leur
jufle valeur. Je les trouve alors beaucoup
moindres que je ne me les étois figurés ,
&^même au milieu de ma foufFrance , je
ne laiffe pas de me fentir foulage. Dans
cet état, affranchi de toute nouvelle crainte
& délivré de l'inquiétude , de l'efpérance ,
la feule habitude fuffira pour me rendre
de jour en jour plus fupportable une fitiia-
tion que rien ne peut empirer , & à
mefure que le fentiment s'en émoufle par
la durée, ils n'ont plus de moyens pour
le ranimer. Voilà le bien que m'ont fait
mes perfécuteurs en épuifant fans mefure
tous les traits de leur animofité. Ils fe
font ôté fur moi tout empire , & je puis
déformais me moquer d'eux.
Il n'y a pas deux mois encore qu'un
plein calme efl rétabli dans mon cœur.
Depuis long-tcms je ne craignois plus
rien ; mais j'efpérois encore , & cet efpoir
tantôt bercé , tantôt fruilré , étoit une
prife par laquelle mille paiTions diverfcs
Ire. Promenade. ^19
ne ceiTolent de m'agiter. Un événement
aulTi trifle qu'nuprévu vient enfin d'effacer
de mon cœur ce foible rayon d'efpérance,
& m'a fait voir ma deftinée fixée à jamais
fans retour ici-bas. Des-lors je me fuis
réfigné fans réferve , & j'ai retrouve la
paix. .
Si-tôt que jVi commencé d'entrevoir la
trame dans touie ioii étendue , j'ai perdu
pour jamais l'idée de ramener de mon vi-^
vant le public fur mon compte , & même
ce retour ne pouvant plus être réciproque
nie fei-oit déformais bien inutile. Les
hommeb auroient beau revenir à moi , ils
ne me retrouveroient plus. Avec le dédain
qu'ils m'ont infpiré leur commerce me
feroit infipide & même à charge, & je
fuis cent fois plus heureux dans ma foli-
tude , que je ne poiurrois l'être en vivant
avec eux. Us ont arraché de mon cœur
toutes les douceurs de la fociété. Elles
n'y pourroient plus germer derechef à
nion âge; il eft trop tard. Qu'ils me faf-
fent déformais du bien ou du mal , tout
m'eft indifférent de leur part, & quoi
qu'ils faffent , mes contemporains ne
içront jamais rien pour moi.
aïo Les Rêveries;
Mais je comptois encore fur l'avenir ^
&: j'efpérois qu'une génération meilleure ,
examinant mieux &: les jugemens portés
par celle-ci fur mon compte , & fa con-
duite avec moi , démêleroit aifément l'ar-
tifice de ceux qui la dirigent , & me ver-
roit enfin tel que je fuis. C'efl: cet efpoir
qui m'a fait écrire mes Dialogues , & qui
m'a fuggéré mille folles tentatives pour
les faire pafTer à la poflérité. Cet efpoir,
quoiqu'éloigné , tenoit mon ame dans la
môme agitation que quand je cherchois
encore dans le fiecle un cœur jufle , &
mes efpérances que j'avois beau jetter au
loin me rendoient également le jouet des
hommes d'aujourd'hui. J'ai dit dans mes
Dialogues fur quoi je fondois cette attente.
Je me trompois. Je l'ai fenti par [bonheur
affez à tems pour trouver encore avant
ma dernière heure un intervalle de pleine
quiétude , & de repos abfolu. Cet inter-
valle a commencé à l'époque dont je
parle , & j'ai lieu de croire qu'il ne fera
plus interrompu.
Il fe pafTe bien peu de jours que de
nouvelles réflexions ne me confirment
combien j'éto-is dans l'erreur de compter
I«- Promenade. 211
jiir le retour du public , même dans un
autre âge ; puifqu'il eft conduit dans ce
qui me regarde par des guides qui fe re-
nouvellent fans ceffe dans les Corps qui
m'ont pris en averiion. Les particuliers
meurent; mais les Corps colleftifs ne
meurent point. Les mêmes paffions s'y
perpétuent , & leur haine ardente , immor-
telle comme le démon qui i'infpire , a
toujours la même aûivité. Quand tous
mes ennemis particuliers feront morts , les
Médecins , les Oratoriens vivront encore,
& quand je n'aurois pour perfécuteurs
que ces deux Corps-là , je dois être fur
«qu'ils ne laifleront pas plus de paix à ma
mémoire après ma mort , qu'ils n'en laif-
fent à ma perfonne de mon vivant. Peut-
être , par trait de tems , les Médecins
que j'ai réellement ofFenfés pourroient-ils
s'appaifer : mais les Oratoriens que j'ai-
;nois , que j'eftimois , en qui j'avois toute
confiance & que je n'ofFenfai jamais , les
Oratoriens gens d'églife & demi-moines ,
feront à jamais implacables , leur propre
iniquité fait mon crime que leur amour-
propre ne me pardonnera jamais , & le
public dont ils auront foin d'entretenir &
122 Les Rêveries,
ranimer l'animofité fans ceffe , ne s'appaî-
fera pas plus qu'eux.
Tout eft fini pour moi fur la terre,'
On ne peut plus m'y faire ni bien ni mal.
Il ne me refte plus rien à efpérer ni à
craindre en ce monde , & m'y voilà tran-
quille au fond de l'abyme , pauvre mortel
infortuné , mais impaffible comme Dieu
môme.
Tout ce qui m^eft extérieur , m'eft
étranger déformais. Je n'ai plus en ce
monde ni prochain , ni femblables , m
frères. Je fuis fur la terre comme dans
une planète étrangère oii je ferois tombé
de celle' que j'habitois. Si je reconnois
autour de moi quelque chofe, ce ne font
que des objets affligeans & déchirans pour
mon cœur , & je ne peux jetter les yeux:
fur ce qui me touche & m'entoure fariâ
y trouver toujours quelque fajet de dédairt
qui m'indigne , ou de douleur ciui m'afflige;
Ecartons donc de mon efprit tous les péni-
bles objets dont je m'occuperois auffi dou-»
loureufement qu'inutilement. Seul pour \û
refte de ma vie , puifque je ne trouve
qu'en moi la confolation, l'efpérance &C.
la paix , je ne dois ni ne veux plus m'oC;
îre. Promenade. nf
feuper que de moi. Ceft dans cet état que
je reprends la fuite de l'examen févere 6c
iincere que j'appellai jadis mes Confef-
lions. Je confacre mes derniers jours à
m'étudier moi-même & à préparer d'a-
vance le compte que je ne tarderai pas à
rendre de moi. Livrons-nous tout entier
à la douceur de converfer avec mon ame
puifqu'elle efl la feule que les hommes ne
puiflent m'ôter. Si à force de réfléchir
fur mes difpolitions intérieures je parviens
à les mettre en meilleur ordre & à corri-
ger le mal qui peut y refter , mes médita-
tions ne feront pas entièrement inutiles ,
& quoique je ne fois plus bon à rien fur
îa terre , je n'aurai pas tout-à-fait perdu
mes derniers jûurs. Les loiiirs de mes
promenades journalières ont fou vent été
rempHs de contemplations charmantes ^
dont j'ai regret d'avoir perdu le fouvenir.
Je fixerai par l'écriture celles qui pourront
rne venir encore ; chaque fois que je les
relirai m'en rendra la jouifîance. J'ou-
blierai mes malheurs, mes perfécuteurs,
fnes opprobres , en fongeant au prix
qu'avoir mérité mon cœur.
Ççs feuUlçs ne feront proprement qu*urt
114 Les Rêveries^
informe journal de mes rêveries. Il y (etn
beaucoup queftion de moi , parce qu'un
folitaire qui réfléchit s'occupe néceiTaire-
ment beaucoup de lui-même. Du refte ,
toutes les idées étrangères qui me paffent
par la tête en me promenant , y trouve-
ront également leur place. Je dirai ce que
j'ai penfé tout comme il m'eft venu , &
avec auïïi peu de liailbn que les idées de
la veille en ont d'ordinaire avec celles du
lendemain. Mais il en rélultera toujours
ime nouvelle connoifîance de mon naturel
<8c de mon humeur par celle des fentimens
«& des penfées, dont mon efprit fait fa
pâture journalière dans l'étrange état oit
-je fuis. Ces f:uilles peuvent donc être re-
gardées comme un appendice de mes con-
feflîons , mais je ne leur en donne plus le
titre , ne fentant plus rien à dire qui puifle
le mériter. Mon cœur s'eft purifiée à la
coupelle de l'adverfité, & j'y trouve à
'peine en le fondant avec foin, quelque
relie dé penchant répréhenfible. Qu'aurois-
*fe encore à confeffcr quand toutes les af-
■feâionâ terreftres en font arrachées ? Je
n'ai pas plus à me louer qu'à me blâmer':
je fuis nul déformais parmi lés hommes.
î'^' p R O M E N A D ÎE. 225
Bz ceiT: tout ce que je puis ève n'ayant
plus avec eux de relation réelle , de vcri-
teble fociété. Ne pouvant plus taire aucun
bien qui ne tourne à mal , ne pouvant plus
agir fans nuire à autrui , Ou à moi-môme ,
m'abflenir efl devenu mon unique devoir ^
& je le remplis autant qu'il efl: en moi*
Mais dans ce défœuvrement du corps mon
ame efl encore active , elle produit encore
des fentimens , des penfées , & fa vie in-
terne &miOrale femble encore s'être accrue
par la mort de tout intérêt terreftre &
temporel. Mon corps n'efl plus pour moi
qu'un- embarras , qu'im obflacle , & je
m'en dégage d'avance autant que je puisi
Une fituation fi fmguliere mérite affu-
rément d'être examinée & décrite , Si c'efl
à cet examen que je confacre mes derniers
loifirs. Pour le faire avec fuccès il y fau-
droit procéder avec ordre & méthode *
mais je fuis incapable de ce travail &
même il m'écarteroit de mon but qui'èft
de me rendre compte des modifications
de mon ame & de leurs fucceffions. Je
ferai fur moi-ms.me à quelque égard les
opérations que font les phyficiens fur l'air
pour en connoître l'état journalier. J'ap-^
Supplément. Tome IX, P
146 Les Rêveries;
pliqiierai le baromètre à mon ame , & ce5
opérations bien dirigées & long - tems
répétées me pourroient fournir des ré-
sultats aufTi lurs que les leurs. Mais je
n'étends pas julques-là mon entreprife. Je
me contenterai de tenir le régiftre des
opérations , fans chercher à les réduire en
fyflême. Je fais la même entreprife que
Montagne , mais avec un but tout con-
traire au fien : car il n'écrivoit fes EfTais
que pour les autres , & je n'écris mes
Rêveries que pour moi. Si dans mes plus
vieux jours aux approches du départ, je
reûe , comme je l'efpere , dans la même
difpofition où je fuis , leur lefture me rap-
pellera la douceur que je goûte à les écrire ,
6c faifant renaître ainfi pour moi le tems
paiTé doublera pour ainfi dire mon exil-
tence. En dépit des hommes , je faurai
goûter encore le charme de la fociété &
je vivrai décrépit avec moi dans un autre
âge , comme je vivrois avec un moins
vieux ami. '
J'écrivois mes premières Ccnfeïïions Se
}ViQS Dialogues dans un fouci continuel
fur les moyens de les dérober aux mains
rapaces de mes perfécuteurs > pour les
I'^- Promenade. 217
tïanfmettre , s'il étoit pofTible , à d'autres
générations. La même inquiétude ne me
tourmente plus pour cet écrit , je fais
<]u'elle feroit inutile ; & le deiir d'être
mieux connu des hommes s'étant éteint
dans mon cœur , n'y îaiiTe qu'ime indiffé-
rence profonde fur le fort & de mes vrais
écrits & des monumens de mon inno-
cence , qui déjà peut-être ont été tous
pour jamais anéantis. Qu'on épie ce que
je fais , qu'on s'inquiète de ces feuilles ,
qu'on s'en empare , qu'on les fupprime ,
qu'on les falfifîe , tout cela m'eil égal dé-
formais. Je ne les cache ni ne les montre*
Si on me les enlevé de mon vivant , on
ne m'enlèvera ni le plailîr de les avoir
écrites , ni le fouvenir de leur contenu ,
ni les méditations folitaires dont elles font
le fruit & dont la iburce ne peut s'étein-
dre qu'avec mon ame. Si dès mes premiè-
res calamités j'avois fu ne point regimber
contre ma dellinée, & prendre le parti
que je prends aujourd'hui , tous les efforts
des hommes , toutes leurs épouvantables
machines euffent été fur moi fans effet ,
& ils n'auroient pas plus troublé mon
lepos par toutes leurs trames, qu'ils ne
-2,i8 Les R k v e r ï e s ,
:peuventle troubler déformais par tous leurs
fuccès ; qu'ils jouiffent à leur gré de mon
opprobre ^ ils ne m'empêcheront pas de
jouir de mon innocence , & d'achever mes
jours en paix malgré eux.
^^^3i. ■■' ViM m i_..Mi.^.M.Jj'i'i» ■■«!>■ .■.mil. li.i.«lg--..^g^J^^ ^
^ ^ -■—— ^ ^ -^
DEUXIEME PROMENADE,
/\Yant àonc formé le projet de décrire
l'état habituel de mon zva2 dans la plus
étrange pofition où fepuiil-: jamais trouver
un mortel , je n'ai vu nulle manière plu5
fimple & plus fure d'exécuter cette entre-
prife , que de tenir un régiftre fîdelle dç
mes promenades folitaires oC des rêveries
qui les remplirent, quand je laifîe ma tête
entièrement libre , &z mes idées fuivre leur
pente fans réiiflance oc fans gêne. Ces heur
res de folitude &c de méditation font les
feules de la journée oii je fois pleinemen.t
moi , & à moi fans diverfion , fans obflar
cle , & cil je puilie véritablement dire être
ce que la nature a voulu.
J'ai bientôt fenti que j'avcis trop tardé
d'exécuter ce projet. Mon imagination déjà
moins vive , ne s'enflamme plus comme
autrefois à la contemplation de l'objet qui
l'anime , je m'enivre moins du délire de la
rêverie ; il y à plus de réminifcence que
de création dans ce qu'elle produit défor-
mais ; un tiède allanguifl\ ment énerve tou-
tes pes facultés j l'cfi^rit de vie s'éteint qi\
3L30 Les Rêveries,
moi par degrés ; mon ame ne s'élance plus
qu'avec peine hors de fa caduque enve-
loppe , & fans l'efpérance de l'état auquel
j'afpire parce que je m'y fens avoir droit,
je n'cxiflerois plus que par des fouve-
nirs. Ainfi pour me contempler moi-même
avant mon déclin , il faut que je remonte
au moins de quelques années au tems oii
perdant tout efpoir ici-bas & ne trou-
vant plus d'aliment pour mon cœur fur
la terre , je m'accoutumois peu-à-peu à le
nourrir de fa propre fubftance , & à cher-
cher toute fa pâture au-dedans de moi.
Cette reffource, dont je m'avifai trop
tard devint H féconde qu'elle fufHt bien-
tôt pour me dédommager de tout. L'ha-
bitude de rentrer en moi-mcme me lit
perdre eniin le fentlment 6c prefque le
fouvenir de mes maux , j'appris ainfi par
ma propre expérience que la fource du
vrai bonheur eu. en nous , & qu'il ne
dépend pas des hommes de rendre vrai-
ment miférable celui qui fait vouloir être
heureux. Depuis quatre ou cinq ans je
gOHtois habituellement ces délices inter-
nes que troiivent dans la contemplation
Içs âmes aimantes 6c douces. Ces ravil^
Ijmf. Promenade; lyt
femens , ces extafes que j'éprouvois quel»
quefois en me promenant ainfi feul , étoient
des jouiffances que je devois h mes perfé-
cuteurs ; fans eux, je n'aurois jamais trou-
vé ni connu les tréfors que je portois en
moi-même. Au milieu de tant de richeffes ,
comment en tenir un régiitre fidelle? En
voulant me rappeller tant de douces rê-
veries , au lieu de les décrire j'y retom-
bois. C'eil: un état que fon fouvenir ra-
mené , & qu'on cefîeroit bientôt de con~
noître , en cefTant tout-à-fait de le fentir.
J'éprouvai bien cc-t eftet dans les pro-
menades qui fuivirent le projet d'écrire
la fuite de mes ConfeiTions , fur-tout dan^;
celle dont je vais parler, & dans laquelle
im accident imprévu vint rompre le fil
de mes idées , & leur donner pour quel-
que tems un autre cours.
Le jeudi 24 Octobre 1776 , je fuivis
après dîné les boulevards jufquVi la rue
du chemin verd par laquelle je gagnois
les hauteurs de Ménil-montant , & de-là ,,
prenant les fentiers à travers les vignes
& les prairies , je traverfai jufqu'à Cha-
Tonne le riant payfage qui fépare ces deux
villages; puis je fis un détour pour re-
P 4
%yi Les Rêveries^
venir par les mêmes prairies en prenant
un autre chemin. Je m'amufois à les par-
courir avec ce plaifu- & cet intérêt que
m'ont toujours donné les fîtes agréables ,
& m'arrêtant quelquefois à fixer des p!an-
'tes dans la verdure. J'en apperçus deux
que je voyois allez rarement autour de
Paris, & que je trouvai très-abondantes
dans ce canton-là. L'une efl le Picris hu-
racioïdcs. de la famille des compofées , &
l'autre le Buphurum falcatum de celles
des ombelliteres. Cette découverte me ré-
jouit & m'am.ufa très-long-tems , & finit
par celle d'une plante encore plus rare
fur-tout dans un pays élevé , favoir le
Ceradium aquaticum que , malgré l'acci-
dent qui m'arriva le même jour , j'ai re-
trouvé dans un livre que j'avoi; liu* moi-,
& placé dans mon herbier.
Enfin après avoir parcouru en détail
plufieui'S autres plantes que je voyois
encore en fleurs , 6c dont l'afpeû & i'é-
mmiération qui m'é:oit familière me don-
noit néar.moins toujours du plaifir , je
quittai peu-ù-peu ces menues obferva-
tions pour me livrer à l'imprcflion , non
moins agréable , mais plus touchante que
jjme, Promenade. 233
falToit fur moi l'enfemble de tout ecla.
pepuis quelques jours on avoiî achevé
la vendange ; les promeneurs de la ville
s'ctoient déjà retirés ; les payfans auili
quittoient les champs jufqu'aux travaux
d'hiver. La campagne encore verte &
riante, mais défeuillée en partie & di]k
preique déferte , ofFroit par-tout l'image
de la iolitude & des approches de l'hiver.
Il réfultoit de Ton afpect un mélange d'im-
prefTion douce &C trille . trop analogue à
mon âge & à mon fort, pour que je ne
m'en fîffe pas l'application. Je me voyois
au déclin d'une vie innocente & infor-
tunée , l'ame encore pleine de fentimens
vivaces & l'efprit encore orné de quel-
ques fleurs , mais déjà flétries par la trif-
tefle & defféchées par les ennuis. Seul &
délaiflc je fentois venir le froid des pre-
mières glaces , &z mon imagination tiuif-
fante ne peuploit plus ma foliîude d'ctres
formés félon mon cœur. Je mi diibis
en foupirant : qu'ai-je fait ici-bas ? J'étcis
fait pour vivre , & je meurs fans avoir
vécu. Au moins ce n'a pas été ma faute ,
& je porterai à l'Auteur de mon c:re ,
finon l'offrande des bonnes ccuvres qu'oa
234 Les Rêveries;
ne m'a pas laiflc faire , du moins un tri-
but de bomies intentions fruftrées , de fen-
timens fains mais rendus fans effet , &
d'une patience à l'épreuve des mépris des
hommes. Je m'attendriflbis fur ces ré-
flexions , je récapitulois les mouvemens
de mon ame dès ma jeuneffe , & pendant
mon âge mûr, & depuis qu'on m'a fé-
queftré de la fociété des hommes , & du-
rant la longue retraite dans laquelle je
dois achever mes jours. Je revenois avec
complaifance fur toutes les affeftions de
mon cœur , fur fes attachemens fi ten-
dres mais û aveugles , fur les idées moins
trifles que confolantes dont mon eiprit
s'étoit nourri depuis quelques années , &
je me préparois à les rappeller affez pour
les décrire avec un plaifir prefque égal à
celui que j'avois pris à m'y livrer. Mon
après-midi fe paffa dans ces paifibles mé-
ditations , & je m'en revenois très-con-
tent de ma journée , quand au fort de
ma rêverie , j'en fus tiré par l'événement
qui me refte à raconter.
J'étois fur les fix heures à la defcente
de Ménil-montant prefque vis-à-vis du
Galant Jardinier , quand des perfonnes
ï l'ii^- P R O ?: E N A D E. 1^ ^
qui marchoient devant moi, s'ëtant tout-
à-coiip brufquement écartées, je vis ton-
dre fur moi un gros chien danois qui ,
s'élançant à toutes jambes devant un car-
rolTe , n'eut pas même le tems de rete-
nir fa courfe ou de fe détourner quand
il m'apperçut. Je jugeai que le feul moyen,
que j'avois d'éviter d'être jette parterre ,
étoit de faire un grand faut fi juile , que
îe chien paifât fous moi tandis que jj
ferois en l'air. Cette idée plus prompta
que j'éclair , & c|ue je n'eus le tems ni
de raifonner ni d'exécuter , fut la dernière
avant mon accident. Je ne f^ntis ni le
coup , ni la chute , ni rien de ce qui
s'enfuivit jufqu'au moment oii je revins
à moi.
Il étoit prefque nuit quand je repris
connoifTance. Je me trouvai entre les bras
de trois ou quatre jeunes gens qui me
racontèrent ce qui venoit de m'arriver. Le
chien danois n'ayarit pu retenir l'on cîan
s'étoit précipité fur m»es deux jambes , 8c
me choquant de fa maife & de fa vîtefTe ,
m'a voit fait tomber la tcîe en avant : la
mâchoire fupérieure portant tout le poids
de mon corps, avoit frappé fur un j)avc
X36 Les Rêveries,
très-raboteux , & la chute avoit été d'aii^
tant plus violente qu'étant à la defcente ,
ma tôte avoit donné plus bas que mes
pieds.
Le carroffe auquel appartenoit le chier^
fuivoit immédiatement , & m'auroit paffq
fur le corps , fi le cocher n'eût à l'inflant
retenu l'es chevaux. \'^oilà ce que j'ap--
pris par le récit de ceux qui m'avoient
relevé & qui me foutenoient encore lors
que je revins à moi. L'état auquel je me
trouvai dans cet inllant eu. trop fmgulier
pour n'en pas faire ici la defcription.
La nuit s'avançoit. J'apperçus le Ciel ,
quelques étoiles , & un peu de verdure.
Cette première fenfation fut un moment
délicieux. Je ne me fentois encore quç
par-là. Je naiiîbis dans cet inflant à la
vie , & il me fembloit que je rempliffois
de ma légère cxiflence tous les objets quç
j'appcrcevois. Tout entier au moment
préfent je ne me fouvenois de rien ; je
n'avois nulle notion diftinâe de mon in^
dividu , pas la moindre idée de ce qui
vcnoit de m'arriver ; je ne favois ni qui
j'étois ni où j'étois ; je ne fentois ni mal ,
iu crainte, ni inquiétudv. Je vQyois cou:»'
I î"'^- P R O M E -N A D E. 237
îer mon fang , comme j'aurois vu cou-
ler un ruiffeau , fans fonger feulement que
ce fang m'appartînt en aucune forte. Je
fentois dans tout mon être un calme fa-
viflant auquel chaque fois que je me le
rappelle je ne trouve rien de compara-
ble dans toute Fadivité des plailirs connus.
On me demanda oii je demeurois ; il
Tne fut impoffible de le dire, je deman-
dai où j'étois ; on me dit , a la hauu
borne ; c'éîoit comme fi l'on m'eût dit ,
au mont Atlas. Il fallut demander fuccef-
fivement le pays , la ville & le quartier
où je me trouvois. Encore cela ne put- il
fuffire pour me reconnoitre ; il me fallut
tout le trajet de-là jufqu'au boulevard
pour me rappeller ma demeure & mon
nom. \Ji\ Monfieur que je ne connoiftois
pas & qui eut la charité de m'accompa-
gnerquelque tems , apprenant que je de-
meurois fi loin , me confeilîa de prendre
au Temple un fiacre pour me reconduire
chez moi. Je marchois très-bien , très-
Icgcrement , fans fentîr ni douleur ni bief-
fure, quoique je crachafle toujours beau-
coup de fang. Mais j'avois un friflbn gla-
cial qui faifoit claquer d'une façon très-
i^S Les ÎIeveries,
incommode mes dents fracafîees. Arrivé
au Temple , je penfai que puifque je mar-
chois fans peine il valoir mieux conti-
ruer ainfl ma route à pied , que de m'ex-
pofer à périr de froid dans un fiacre. Je
£s ainfl la demi-lieue qu'il y a du Tem-
ple à la rue Plâtriere , marchant fans peine ,
évitant les embarras, les voitures , choi-
fiffant & fuivaiit mon chemin tout aufîi
bien que j'aurois pu faire en pleine fanté.
J'arrive , j'ouvre le fecret qu'on a fait
mettre à la porte de la rue , je monte
l'efcalier dans l'obfcurité, & j'entre enfîii
chez moi fans autre accident que ma chute
& fes fuites dont je ne m'appercevois pas
même encore alors.
Les cris de ma femme en m^e voyant,
me firent comprendre que j'étois plus mal-
îi-aité que je ne penfois. Je paffai la nuit fans
connoître encore & fentir mon mal. Voici
ce que je fentis & trouvai le lendemain.
J'avois la lèvre fupcrieure fendue en de-
dans jufqu'au nez , en dehors la peau l'a-
voit mieux garantie & emp échoit la totale
féparation , quatre dents enfoncées à îa
mâchoire fupérieure , toute la partie du
yifage qui la couvre extrêmement enflée
ï P»e- Promenade; 23^
& meurtrie , le pouce droit foulé & très-
gros , le pouce gauche grièvement bleffé ,
le bras gauche foulé, le genou gauche
aufîi très-enflé & qu'une contufîon forte
& douloureufe empêchoit totalement de
plier. Mais avec tout ce fracas , rien de
brifé , pas même une dent , bonheur qui
tient du prodige dans une chute comme
celle-là.
Voilà très-fîdellement l'hiftoire de mon
accident. En peu de jours cette hifloire
fe répandit dans Paris tellement changée
&C défigurée qu'il étoit impofTible d'y rien
reconnoître. J'aurois dû compter d'avance
fur cette métamorphofe ; mais il s'y joi-
gnit tant de circonftances bizarres ; tant
de propos obfcurs & de réticences l'ac-
compagnèrent, on m'en parloit d'un air
Il rifiblement difcret que tous ces myf-
teres m'inquiétèrent. J'ai toujours haï les
ténèbres , elles m'infpirent naturellement
ime horreur que celles dont on m'envi-
ronne depuis tant d'années n'ont pas dû
diminuer. Parmi toutes les fingularités de
cette époque je n'en remarquerai qu'une,
mais fuffifante pour faire juger des autres,
M * **. avec lequel je n'avois eu ja-
2^Q Les R ê V e h î e s,
rîiais aucune relation , envoya fon fecré-^
taire s'informer de mes nouvelles , & me
faire d'inflantes offres de iervice qui ne
me parurent pas dans la clrconilance , d'une
grande utilité pour mon foulagement. Son
fecrétaire ne lailTa pas de me prefTer très-
vivement de me prévaloir de ces offres,
julqu'à me dire que fi je ne me fiois
pas cl lui , je pouvois écrire directement
à M. 1" "^ *^. Ce grand empreiîement &
l'air de confidence qu'il y joignit me firent
comprendre qu'il y avoit fous tout cela
quelque myilere que je cherchois vaine*-
ment à pénétrer. Il n'en falîoit pas tant
.pour m'effaroucher , fur-tout dans l'état
d'agitation oii mon accident & la fièvre
qui s'y étoit jointe avoit mis ma tête*
Je me livrois à mille conjectures inquié-
tantes & triftes, & je faifois fur tout ce
qui fe paiToit autour de moides.commen-
.taires qui marquoient plutôt le délire de
la lièvre, que le fang-froid d'un horpme
qui ne ..prend plus d'intérêt à rien.
Un autre événement vint achever de
troubler ma tranquillité. Madame***.
m'avoit recherché depuis quelques années ,
fans que je puffe deviner pourquoi. De
lP»s- PROM EN ADE, 241
petits cadeaux afïeâ:és, de fréquentes vi-
ïites fans objet & fans plaifir me mar-
quoient aflez un but fecret à tout cela j
mais ne me le montroient pas. Elle m'avoit
parlé d*un roman qu 'elle vouloit faire pour
le préfcnter à la Reine. Je lui avois dit
ce que je pcni bis des femmes auteurs. Elle
m*avoit fait entendre que ce projet avoit
pour but le rétabliffement de fa fortune
pour lequel elle avoit befoin de protec-
tion ; je n'avois rien à répondre à cela.
Elle me dit depuis que n'ayant pu avoir
accès auprès de la Reine , elle étoit dé-
terminée à donner fon livre an public
Ce n'étoit plus le cas de lui donner des
confeils qu'elle ne me demandoit pas , &
qu'elle n'auroit pas fuivis. Elle m'avoit
parlé de me montrer auparavant le ma"
nufcrit. Je la priai de n'en rien faire , 8>C
elle n'en fit rien.
Un beau jour durant ma convalefcen-
ce , je reçus de fa part ce livre tout im-
primé & même relié , & je vis dans la
préface de fi greffes louanges de moi ,
fi mauffadement plaquées & avec tant
<i'affedation que j'en fus défagréablemcnt
afFetlé. La rude flagornerie qui s'y falfoi.t
Supplément, Tome IX, Q
:i42. Les Rêverie s^
fentir ne s'allia jamais avec la bienveil-
lance ; mon cœur ne fauroit fe tromper*
là-defTus.
Quelques jours après Madame ***. me
vint voir avec fa fille. Elle m'apprit que
fon livre faifoit le plus grand bruit à
caufe d'une note qui le lui attiroit ; j'avois à
peine remarqué cette note en parcourant
rapidement ce roman. Je la relus après
le départ de Madame***; j'en examinai
la tournure , j'y crus trouver le motif de
fes vifites , de fes cajoleries , des greffes
louanges de fa préface , & je jugeai que
tout cela n'avoit d'autre but que de dif
pofer le public à m'attribue r la note , &
par conféquent le blâme qu'elle pouvoit
attirer à fon auteur dans la circonftance
cil elle étoit publiée.
Je n'avois aucun moyen de détruire
ce bruit & l'impreffion qu'il pouvoit faire ,
& tout ce qui dépendoit de moi étoit
de ne pas l'entretenir en fouffrant la con-
tinuation des vaines & oftenfives vifites
de Madame * * ^. & de fa fille. Voici
pour cet effet , le billet que j'écrivis k
la mère.
« Roujfeau ne recevant chez lui aucun
îln^e. Promenade. 243
^ auteur, remercie Madame,^ ^*. de fes
j^ bontés , & la prie de ne plus l'honorer
>> de fes vifites. »
Elle me répondit par une lettre hon-
nête dans la forme , mais tournée comme
toutes celles que l'on m'écrit en pareil
cas. J'avois barbarement porté le poif^nard
dans fon cœur fenfible , & je de vois croire
au ton de fa lettre qu'ayant pour moi des
fentimens û vifs & û vrais , elle ne fup-
porteroit point fans mourir cette rupture,
Ceft ainfi que la droiture & la franchife
en toute chofe font des crimes affreux dans'
le monde, & je paroîtrois à mes contem-
porains méchant & féroce , quand je n'au-
rois à ieu.rs yeux d'autre crime que de
n'être pas faux & perfide comme eux.
J'étois déjà forti plufieurs fois & je me
promenois même affez fouvent aux Thuil-
leries , quand je vis à l'étonnement de plu-
fieurs de ceux qui me rencontroient qu'il
y avoit encore à mon égard quelqu'autre
nouvelle que j'ignorois. J'appris enfin que
le bruit publie étoit, que j'étois mort de
ma chute , & ce bruit fe répandit û ra-
pidement & fi opiniâtrement que plus de
quinze jours après que j'en fus inftruit,
Q 2.
144 • Les Rêveries;
l'on en parla à la Cour comme d'une chofe
fure. Le Courrier d'Avignon , à ce qu'on
eut foin de m'écrire , annonçant cette heu-
reufe nouvelle , ne manqua pas d'anticiper
à cette occafion fur le tribut d'outrao;es
& d'indignités qu'on prépare à ma mé-
moire après ma mort en forme d'oraifoa
funèbre.
Cette nouvelle fut accompagnée d'une
circonflance encore plus fmguliere que je
n'appris que par hafard & dont je n'ai pu
favoir aucun détail. C'efl qu'on avoit ou-
vert en même tems une foufcription pour
l'impreflion des manufcrits que l'on trou-
veroit chez moi. Je compris par-là qu'on
tenoit prêt un recueil d'écrits fabriqués
tout exprès pour me les attribuer d'abord
après ma mort : car de penfer qu'on im-
primât fidellement aucun de ceux qu'on
pourroit trouver en effet, c'étoit une bêtife
qui ne pouvoit entrer dans l'efprit d'un
homme fenfé , & dont quinze ans d'ex-
périence ne m'ont que trop garanti.
Ces remarques , faites coup fur coup
& fuivies de beaucoup d'autres qui n'é-
toient gueres moins étonnantes , effarou-
chèrent derechef mon imagination que je
î !'"«• Promenade. 445.
croyois vimortie ; & ces noires ténèbres
qu'on renforçoit fans relâche autour de
moi , ranimèrent toute l'horreur qu'elles
m'infpirent naturellement. Je me fatiguai
à faire fur tout cela mille commentaires ,
& à tâcher de comprendre des myfteres
qu'on a rendus inexplicables pour moi.
Le feul réfultat confiant de tant d'énigmes
fut la confirmation de toutes mes conclii-
fions précédentes ; favoir , que la deflinée
de ma perfonne , & celle de ma réputation
ayant été fixées de concert par toute la
génération préfente , nul effort de ma part
ne pouvait m'y fouftraire , puifqu'il m'ell
de toute impoifibilité de tranfmettre aucun
dépôt à d'autres âges fans le faire pafTer
dans celui-ci par des mains intéreffées à le
fupprimer.
Mais cette fois j'allai plus loin. L'amas
de tant de circonflances fortuites , l'élé-
vation de tous mes plus cruels ennemis
affectée pour ainfi dire par la fortune, tous
ceux qui gouvernent l'Etat , tous ceux qui
dirigent l'opinion publique , tous les gans
en place , tous les hommes en crédit triés
comme fur le volet parmi ceux qui ont
contre moi quelque animofité fecrete >
14^ Les Rêtveries,
pour concourir au commun complot , ce$
accord univerfel eft trop extraordinaire
pour être purement fortuit. Un feul homme
qui eût reflifé d'en être complice , un feul
événement qui lui eut été contraire, une
feule circonilance imprévue , qui lui eût
fait obftacle fulHfoit pour le faire échouer.
Mais tautes les volontés , toutes les fata-
lités , la fortune , & toutes les révolutions
ont affermi l'œuvre des hommes , & un
concours fi frappant qui tient du prodige ,
ne peut me laifTer douter que fon plein
fuccès ne foit écrit dans les décrets éter-
nels. Des foules d'obfervations particulier
res , foit dans le paffé , foit dans le pré-r
fent , me confirment tellement dans cette
opinion que je ne puis m'empêcher de re-
garder déformais comme un de ces iecrets
du Ciel impénétrables à la raifon humaine,
la même œuvre que je n'envifageois juf-
qu'ici que comme un fruit de la méchan-i
ceté des hom.mes.
Cette idée , loin de m'ctre cruelle &
déchirante , me confole , me tranquillife ,
& m'aide à me réligner. Je ne vais pas
û loin que St. Auguflin qui fe fût confolé
«l'êtJT damné li telle eût été la volonté
I F'^- Promenad e. 247
de Dieu. Ma réfignation vient d'une fource
moins délintéreflee , il eu vrai , mais noa
moins pure & plus digne à mon gré de
l'Etre parfait que j'adore.
Dieu efl jufte ; il veut que je fouffre ;
& il fait que je fuis innocent. Voilà le
motif de ma confiance , mon cœur & ma
raifon me crient qu'elle ne me trompera
pas. Laiff^ns donc faire les hommes & la
dfcftinée ; apprenons à fouifrir fans mur-
nmre ; tout doit à la fin rentrer dans l'or-
dre , ôc mon tour viendra tôt ou tard..
Q4
^ ==^^
TROISIEME PROMENADE,
Je deviens vieux en apprenant toujours.
oOlon répétoït fouvent ce vers dans fa
vieitleffe. Il a un (ens dans lequel je pour-
rois le dire auili dans la mienne ; mais c'efl
une bien trille fcience que celle que depuis
vingt ans l'expérience m'a fait acquérir :
l'ignorance ell encore préférable. L'adver-
{iL-^ fans doute eii un grand maître ; mais
ce maître fait payer cher fes leçons, &
fouvent le profit qu'on en retire ne vaut
pas le prix qu'elles ont coûté. D'ailleurs,
avant qu'on ait obtenu tout cet acquis par
des leçons fi tardives , l'à-propos d'en ufcr
fe paffe. La jeunefTe cfl le tems d'étudier
la fageffe ; la vieilleffe eft le tems de la
pratiquer. L'expérience inllruit toujours ,
je l'avoue ; mais elle ne profite que pour
l'efpace qu'on a devant foi. Eft-il tems au
moment qu'il faut mourir d'apprendre com-
ment on auroit dû vivre ?
Eh , que me fervent des lumières fi tard
& fi douloureufement acquifes fur ma def-
tinée & fur les pafiions d'autrui dont elle
cil l'ceitvre ! Je n'ai appris à mieux con-
îîlme. Promenade. 245I
noître les hommes que pour mieux fentir
la mifere où ils m'ont plongé , fans que
cette connoiiTance , en me découvrant tous
leurs pièges , m'en ait pu faire éviter au-
cun. Que ne fuis -je refté toujours dans
cette imbécille mais douce confiance qui
me rendit durant tant d'années la proie Se
le jouet de mes bruyans amis , fans qu'en-
veloppé de toutes leurs trames j'en euffe
même le moindre foupçon ! J'étois leur
dupe & leur vidime , il efl vrai , mais je
me croyois aimé d'eux , & mon cœur
jouiflbit de l'amitié qu'ils m'avoient inf-
pirée en leur en attribuant autant pour
moi. Ces douces illufions font détruites.
La trifte vérité que le tems &c la raifon
m'ont dévoilée , en me faifant fentir mon
malheur , m'a fait voir qu'il étoit fans
remède & qu'il ne me reftoit qu'à m'y
réfigner. Ainfi toutes les expériences de
mon âge font pour moi dans mon état
fans utilité préfente , & fans profit pour
l'avenir.
Nous entrons en lice à notre naifTance,
nous en fortons à la mort. Que fert d'ap-
prendre à mieux conduire fon char quand
on efl au bout Me la carrière ? Il ne relie
1^6 Les Rêveries,"
plus à penfer alors que comment on ea
fortira. L'étude d'un vieillard , s'il lui ea
reûe encore à feire , eft uniquement d'ap-
prendre à mourir , & c'eiî préciiement
celle qu'on fait le moins à mon âge ; on
y penfe à tout , hormis à cela. Tous les
vieillards tiennent plus à la vie que les
enfans , & en fortent de plus mauvaife
grâce que les jeunes gens. C'cfl que tous
leurs travaux ayant été pour cette vie ,
ils voyent à fa fin qu'ils ont perdu leurs
peines. Tous leurs foins , tous leurs biens ^
tous les fruits de leurs laborieufes veilles ,
ils quittent tout quand ils s'en vont. Ils
n'ont fongé à rien acquérir durant leur
vie qu'ils puiTent emporter à leur mort.
Je me fuis dit tout cela quand il étoir
tems de me le dire , & il je n'ai pas mieux
{u tirer parti de mes réflexions , ce n'efl
pas faute de les avoir faites à tems &
de les avoir bien digérées. Jette dès mon
enfance dans le tourbillon du monde ,
j'appris de bonne heure par l'expérience
que je n'étois pas fait pour y vivre , &
que je n'y parviendrois jamais à l'étar
dont mon cœur fentoit le befoin. Ceffant
donc de chercher parmi les hommes le
ï 1 1'"2- Promenade. 151
i)ohKeur que je fentois n'y pouvoir trou-
ver , mon ardente Imagination fautoit déjà
par-deffus l'efpace de ma vie à peine com-
mencée , comme fur un terrain qui m'é-
toit étranger , pour fe repoler fur une af-
fiette tranquille où je pufle me fixer.
- Ce fentiment , nourri par l'éducation
dès mon enfance & renforcé durant toute
ma vie par ce long tiflii de mifercs &C
d'infortunes qui l'a remplie , -m'a fait cher-
cher dans tous les tems à connoître la
nature Se la deftination de mon être avec
plus d'intérêt & de foin que je n'en ai
trouvé dans aucun autre homme. J'en aï
beaucoup vu qui philofophoient bien plus
doftementque moi, mais leur philofophle
leur éîoit pour ainfi dire étrangère. Vou-
lant être plus favans que d'autres , ils
ëtudioient l'univers pour favoir comment
il étoit arrangé , comme ils auroient étudié
quelque machine qu'ils auroient apperçue,
par pure curiofité. Ils étudioient la nature
humaine pour en pouvoir parler favam-
ment , mais non pas pour fe connoitre ;
ils travailloient pour in/lruire les antres ,
mais non pas pour s'éclairer en -dedans.
Plulieurs d'entr'eux ne youloicnt que faire
151 Les Rêveries,
un livre , n'imponoit quel, pourvu qu'il
fut accueilli. Quand le leur ëtoit tait &c
publié , Ion CQTitenu ne les intéreffoit plus
en aucune iorte , il ce n'elî pour le faire
adopter aux autres & pour le détendre au
cas qu'il fût attaqué, mais du relie fans en
rien tirer poiu" leur propre ufage , fans
s'embarruirer même que ce contenu fut
faux ou vrai, pourvu qu'il ne fut pas
réfuté. Pour moi, quand j'ai deflré d'ap-
prendre , c'éîoit pour favoir moi-même
&; non pas pour enfeigner ; j'ai toujours
cru qu'avant d'inilruire les autres il falloit
commencer par favoir aiTez pour foi ; &
de toutes les études que j'ai tâché de faire
en ma vie au milieu des hommes , il n'y
en a gueres que je n'eufîe faite également
feul dans une ifle déferte cii j'aurois été
confiné pour le refle de mes jours. Ce
qu'on doit faire dépend beaucoup de ce
qu'on doit croire ; & dans tout ce qui ne
tient pas aux premiers befoins de la nature,
nos opinions font la règle de nos aftions.
Dans ce principe qui fut toujours le mien,
j'ai cherché fouvent & long - tems poiu:
diriger l'emploi de ma vie , à connoître
fa véritable fin ,_ ôc je m.e fuis bientôt
î I !«"«• Promenade. 255
confolé de mon peu d'aptitude à me con-
duire habilement dans ce monde , en Ten-
tant qu'il n'y falloit pas chercher cette fin.
Né dans une famille oii régnoient les
mœurs & la piété ; élevé enfuite avec dou-
ceur chez un miniflre plein de fageffe &C
de religion , j'avois reçu dès ma plus ten-
dre enfance des principes , des m.aximes ,
d'autres diroient des préjugés , qui ne
m'ont jamais tout-à-fait abandonné. Enfant
encore , & livré à moi-même , alléché par
des carefTes , féduit par la vanité , leurré
par l'efpérance , forcé par la nécefîité , je
me fis catholique ; mais je demeurai tou-
jours chrétien , & bientôt gagné par l'ha-
bitude mon cœur s'attacha fmcérement à
ma nouvelle religion. Les inftruclions , les
exemples de Madame de Warens m'affer-
mirent dans cet attachement. La folitude
champêtre oii j'ai paffé la fleur de ma jeu-
neffe , l'étude des bons livres à laquelle je
me livrai tout entier , renforcèrent auprès
d'elle mes dlfpofxtions naturelles aux fen-
timens affeftueux , &: me rendirent dévot
prefque à la manière de Fénélon. La médi-
tation dans la retraite , l'étude de la nature,
l? contemplation de l'univers forcent un
254 Les Rêveries,
folitaire à s'élancer inceffamment vers FÀu-*
teur des chofes, & à chercher avec une
douce inquiétude la fin de tout ce qu'i
voit & la caufe de tout ce qu'il fent. Lorl^
que ma deftinée me rejetta dans le torrent
du monde ,,je n'y retrouvai plus rien qui
pût flatter un moment mon cœur. Le re-
gret de mes doux loifirs me fuivit par-
tout , & jetta l'indifférence & le dégoût
fur tout ce qui pouvoit fe trouver à ma
portée , propre à mener à la fortune &
aux honneurs. Incertain dans mes inquiets
defirs , j'efpérois peu , j'obtins moins , &
je fentls dans des lueurs même de profpé-
rité que quand j'aurois obtenu tout ce que
je croyois chercher , je n'y aurois point
trouvé ce bonheur dont mon cœur étoit
avide fans en favoir démêler l'objet. Ainfi
tout contribuoit à détacher mes aife£lions
de ce monde, même avant les malheurs
qui dévoient m'y rendre tout-à-fait étran-
ger. Je parvins jufqu'à l'âge de quarante
ans flottant entre l'indigence & la fortune,
entre la fagefle & l'égarement , plein de
vices d'habitude fans aucun mauvais pen-
chant dans le cœur, vivant au hafard fans
principes bien décidés par ma raifon, &C
ï I î'^2- Promenade. 25:5
tiiftrait fur mes devoirs fans les mépri*
ïër, mais foiivent fans les bien connoître.
Dès ma jeunefTe j'avois fixé cette épo-
que de quarante ans comme le terme da
mes eiforts pour parvenir , & celui de mes
prétentions en tout genre. Bien réfolu >
dès cet âge atteint & dans quelque fiîua-
tion que je fuffe , de ne plus me débattra
pour en fortir & de paffer le refle de mes
jours à vivre au jour la journée fans plus
m'occuper de l'avenir. Le moment venu ,
j'exécutai ce projet fans peine ; & quoi-
qu'alors ma fortune femblat vouloir pren-
dre une afTiette plus fixe , j'y renonçai non-
feulement fans regret mais avec un plaifir
véritable. En me délivrant de tous ces
leurres , de toutes ces vaines efpérances ,
je me livrai pleinement à l'incurie & au
repos d'efprit qui fit toujours mon goût
le plus dominant & mon penchant le plus
durable. Je quittai le monde & fes pom-
pes , je renonçai à toutes parures , plus
d'épée , plus de montre , plus de bas blancs ,
de dorure , de coiffure , une perruque toute
fimple , un bon gros habit de diap, oZ
mieux que tout cela , je déracinai de moa
cœur les cupidités & les convoitifes qui
2^6., Les Rêveries,
donnent du prix à tout ce que je quitîols.
Je renonçai à la place que j'occupois alors,
pour laquelle je n'étois nullement propre ,
& je me mis à copier de la mufique à tant
ia page, occupation pour laquelle j'avois
eu toujours un goût décidé.
Je ne bornai pas ma réforme aux chofes
extérieures. Je fentis que celle-là même
en exigeoit une autre plus pénible fans
doute , mais plus néceflaire dans les opi-
nions ; & réfolu de n'en pas faire à deux
fois, j'entrepris de foumettre mon inté-
rieur à un examen févere qui le réglât
pour le reil:e de ma vie tel que je voulois
le trouver à ma mort.
Une grande révolution qui venoit de fe
Faire en moi , un autre monde moral qui
fe dévoiloit à mes regards , les infenfés
jugemens des hommes, dont fans prévoir
encore combien j'en ferois la viftime, je
commençois à fentir l'abfardité , le befoin
toujours croiffant d'un autre bien que la
gloriole littéraire , dont à peine la vapeur
m'avoit atteint que j'en étois déjà dégoûté ,
le defir enfin de tracer pour le rcile de
ma carrière une route moins incertaine
que celle dans laquelle j'en venois de pailer
la
|I[me. Pr o~MEN A DÉ. 2^^
ïa plus belle moitié , tout m'obligeoit à
cette grande revue dont je fentois depuis
long-tems le befoin. Je l'entrepris donc,
& je ne négligeai rien de ce qui dépen-
doit de moi^our bien exécuter cette en*
trepriie.
C'eft de cette époque que je puis dater
mon entier renoncement au monde , SC
ce goût vif pour la lolitude , qui ne m'a
plus quitté depuis ce tems-là. L'ouvrage
que j* ,ntreprenois ne pouvoit s'exécuter
que dans une retraite abfolue ; il deman-
doit de longues & paifibles méditations
que le tumulte de la fociété ne fouffre
pas. Cela me força de prendre pour un
tems une autre manière de vivre dont en-
fuite je me trouvai fi bien, que ne l'ayant
interrompue depuis lors que par force *&:
pour peu d'inilans ; je l'ai reprife de tout
mon cœur & m'y fuis borné fans peine ,
aufïï-tôt que je l'ai pu , & quand enfuite
les hommes m'ont réduit à vivre feul ^
j'ai trouvé qu'en me féqueftrant pour me
rendre milérable , ils avoient plus fait pour
mon bonheur que je n'a vois fu faire moi-,
inême.
)q me livrai au travail que j'avois iÇ|l«;
^iiffUnunt, Tome IX. R
I5S Les Rêveries;
trepris avec un zèle proportionné , & à
l'importance de la chofe ôc au beibin que
je fentois en avoir. Je vivois alors avec
des philofophes modernes qui ne reffem-
bloient gueres aux anciens : au lieu de
lever mes doutes & de fixer mes irréfo-
lutions , ils avoient ébranlé toutes les cer-
titudes que je croyois avoir fur les points
qu'il m'importoit le plus de connoître :
car , ardens millionnaires d'athéifme , &
très -impérieux dogmatiques, ils n'endu-
roient point fans colère , que fur .quelque
point que ce pût être , on ofât penfer
autrement qu'eux. Je m'étois défendu fou-
vent affez loibiement par haine pour la
difpute , & par peu de talent pour la fou-
tenir ; mais jamais je n'adoptai leur dé-
folante doûrine , & cette refiflance , à des
hommes aufîi intclérans , qui d'ailleurs
avoient leurs vues , ne fut pas une des
moindres caufes qui attifèrent leur ani-
molité.
Ils ne m'avoient pas perfuadé , mais ils
m'avoient inquiété. Leurs argumens m'a-
voient ébranlé, fans m'avoir jamais con-
vaincu ; je n'y trouvois point de bonne
;réponfe, mais je fentois qu'il y en de-
ï I !»"«• Promenade. 25^
■v-oit avoir. Je m'accufois moins d'erreur ,
que d'ineptie , & mon cœur leur répon-
doit mieux que ma raiibn.
Je me dis enfin ; me laifferai-je éter-
nellement balotter par les fophifmes des
mieux difans , dont je ne fuis pas même
fur que les opinions qu'ils prêchent &Z.
qu'ils ont tant d'ardeur à faire adopter
aux autres foient bien les leurs à eux-
mêmes ? Leurs pa/îions , qui gouvernent
leurs doctrines , leur intérêt de faire croire
ceci ou cela , rendent impofîible à péné-
trer ce qu'ils croient eux-mêmes. Peut-on
chercher de la bonne foi dans des chefs
de parti ? Leur philofophie efl pour les
autres ; il m'en faudroit une pour moi.
Cherchons-la de toutes mes forces tandis
qu'il eft tems encore , afin d'avoir une
règle fixe de conduite pour le refle de
mes jours. Me voilà dans la maturité de
l'âge , dans toute la force de l'entende-
ment. Déjà je touche au déclin. Si j'at-
tends encore , je n'aurai plus dans ma déli-
bération tardive l'ufage de toutes mes for»
ces ; mes facultés intelle£tuelles auront déjà
perdu de leur aftivité , je ferai moins bien
ce que je puis faire aujourd'hui de mon
R 1
!î<30 Les Rêveries,
mieux pofTibie : faiufïons ce moment fa*
vorable ; il eu l'époque de ma réforme
externe & matérielle , qu'il foit auiH celle
de ma réforme intelîeftuelle & morale*
Fixons une bonne fois mes opinions , mes
principes , & foyons pour le refte de ma
vie ce que j'aurai trouvé devoir être après
y avoir bien penfé.
J*exécutai ce projet lentement & à di-
verfes reprifes , mais avec tout l'effort Sc
toute l'attention dont j'étois capable. Je
fentois vivement que le repos du refte dâ
mes jours & mon fort total en dépen-
doient. Je m'y trouvai d'abord dans un
tel labyrinthe d'embarras , de difficultés ,
d'objedtions , de tortuofités , de ténèbres
que vingt fois tenté de tout abandonner,
je fus prêt , renonçant à de vaines recher-
ches , de m'en tenir dans mes délibéra-
tions aux règles de la prudence commune
uns plus en chercher dans des principes
ouè j'avois tant de peine à débrouiller.
Mais cette prudence même m'étoit telle-
ment étrangère , je me fentois fi peu pro-
pre à l'acquérir , que la prendre pour moa
guide , n'étoit autre chofe que vouloir à
Ijayers les mers 6c les orages, cherche^
îîîme. Promenade. 2^1
fans gouvernail , fans boufîble , un fanal
prefque inaccefTible , & qui ne m'indiquoit
aucun port.
Je perfiftai : pour la première fois de
ma vie j'eus du courage , &: je dois à fon
fuccès d'avoir pu foutenir l'horrible def-
tinée qui dès-lors commençoit à m'enve-
lopper fans que j'en eufTe le moindre foup-
çon. Après les recherches les plus arden-
tes & les plus fmceres qui jamais peut-être
aient été faites par aucun mortel , je me
(décidai pour toute ma vie fur tous les fen-
timens qu'il m'importoit d'avoir ; & fi j'ai
pu me tromper dans mes réfulîats , je fuis
fiir au moins que m^on erreur ne peut m'ê-
tre imputée à crim.e ; car j'ai fait tous mes
efforts pour m'en garantir. Je ne doute
point , il eft vrai , que les préjugés de
l'enfance & les vœux fecrets de mon cœur
n'aient fait pencher la balance du côté le
plus confolant pour moi. On fe défend
difficilement de croire ce qu'on defire avec,
tant d'ardeur , &c qui peut douter que l'in-
térêt d'admettre ou rejetter les jugemens
de l'autre vie ne détermine la foi de la
plupart des hommes fur leur efpérance oiv
leur crainte. Tout cela pouvoit fafciner
%6t Les Rêveries;
mon jugement , j'en conviens , mais non
pas altérer ma bonne foi : car je çraignois
de me tromper fur toute chofe. Si tout
confiftoit dans Fufage de cette vie , il m'im-
portoit de le favoir , pour en tirer du
moins le meilleur parti qu'il dépendroit de
moi tandis qu'il étoit encore tems & n'être
pas tout-à-fait dupe. Mais ce que j'avois
le' plus à redouter au monde dans la dif»
polition où je me fentois , étoit d'expofer
le fort éternel de mon ame pour la jouif-
fance des biens de ce monde, qui ne m'ont
jamais paru d'un grand prix.
J'avoue encore que je ne levai pas tou-
jours à ma fatisfaâ:ion toutes ces difficul-
tés qui m'avoient embarraffé , & dont nos
philofophes avoient fi fouvent rebattu mes
oreilles. Mais, réfolu de me décider enfin
fur des matières où l'intelligence humaine
a fi peu de prife , & trouvant de toutes
parts des myfleres impénétrables & des
objedHons infolubles , j'adoptai dans cha-
que queilion le fentment qui me parut le
mieux établi direftement , le plus croya-
ble en lui-même , fans m'arrêter aux ob-
jedions que je ne pouvois réfoudre , mais
qui le rétorquoient par d'autres objeftions
III"^«^- Promenade. 26%
%ion moins fortes dans le fyftême oppofé.
Le ton dogmatique fur ces matières ne
convient qu'à des charlatans ; mais il im-
porte d'avoir un fentiment pour foi , &t
de le choifir avec toute la maturité de
jugement qu'on y peut mettre. Si malgré
cela nous tombons dans l'erreur, nous
n'en faurions porter la peine en bonne
juftice , puifque nous n'en aurons point la
coulpe. Voilà le principe Inébranlable qui
fert de bafe à ma fécurité.
Le réfuitat de mes pénibles recherches^
fut tel à-peu-près que je l'ai configné de-
puis dans la profeffion de foi du Vicaire'
Savoyard , ouvrage indignement proftitué
& profané dans la génération préfente ,
mais qui peut faire un jour révolution
parmi les hommes , fi jamais il y renaît
du bon fens & de la bonne foi.
Depuis lors , refté tranquille dans les
principes que j'avois adoptés après une
méditation fi longue & fi réfléchie , j'en
ai fait la règle immuable de ma conduite
& de ma foi , fans plus m'inquiéter ni des
objeftions que je n'avois pu réfoudre, ni
de celles que je n'avois pu prévoir , ÔC
qui fe préfentoient nouvellement de tems
R4
V64 Les Rêveries;
à autre à mon efprit. Elles m'ont inqiiidré
quelquefois , mais elles ne m'ont jamais
ébranlé. Je me fuis toujours dit : tout cela
ne font que des arguties & des fubtilités
mctaphylîques , qui ne font d'aucun poids
auprès des principes fondamentaux adop-
tés par ma raifon , confirmés par mon
cœur , & qui tous portent le fceau de
l'aflentiment intérieur dans le fdence des
|)afîions. Dans des matières û fupérieures
à l'entendement humain , une objeûion
4que je ne puis réfoudre , renverfera-t-elle
tout un corps de doftrine ii folide , û
bien liée, & formée avec tant de médi-
tation & de foin , fi bien appropriée à ma
raifon , à mon cœur , à tout mon être , &
renforcée de l'afTentiment intérieur que je
jfens manquer à tous les autres ? Non , de
vaines argumentations ne détruiront ja-
mais la convenance que j'apperçois entre
pia nature immortelle & la constitution
de ce monde , &C l'ordre phyfique que j'y
vois régner. J'y trouve dans l'ordre moral
correfpondant &c dont le fyflême efl le
réfultat de mes recherches , les appuis dont
i'ai befoin pour fupporter les miferes de
îïYà vie. Dans tout autre fylU-me je vivroj's
I ï l'^e. Promenade. 2^5
fans reffource, & je mourrois fans efpoir.
Je ferois la plus malheureufe des créatu-
res. Tenons-nous en donc à celui qui feul
fuffit pour me rendre heureux en dépit de
la fortune & des hommes.
Cette délibération & la conclufion qtiè;
j'en tirai ne femblent - elles pas avoir été
diftées par le Ciel même pour me préparer
à la deftinée qui m'attendoit, & me mettre
€n état de la fbutenir ? Que ferois- je de-
venu, que deviendrois- je encore , dans
îes angoifles afFreufes qui m'attendoient ,
& dans l'incroyable fituation où je fuis
réduit pour le refle de ma vie , fi , reflé
fans afyle où je pufTe échapper à mes im-
placables perféciiteurs , fans dédommage-
ment des opprobres qu'ils me font eiTuyer
en ce monde , & fans efpoir d'obtenir ja-
mais la juftice qui m'étoit due , je m'étois
vu livré tout entier au plus horrible fort
qu'ait éprouvé fur la terre aucun mortel ?
Tandis que , tranquille dans mon inno-
cence je n'imaginois qu'eflime & bienveil-
lance pour moi parmi les hommes ; tandis
que mon cœur ouvert & confiant s'épan-
choit avec des amis & des frères , les traî-
tres m'enlaçoient en filence de rets forges
iS6 Ies Rêveries,
au fond des enfers. Surpris par les plus
imprévus de tous les malheurs & les plus
terribles pour une ame tîere , traîné dans la
fange fans jamais favoir par qui , ni pour-
quoi , plongé dans un abyme d'ignominie ,
enveloppé d'horribles ténèbres à travers
lefquelles je n'appercevois que de iiniftres
objets 5 à la première furprife je fus ter-
rafle , & jamais je ne ferois revenu de
l'abattement où me jetta ce genre imprévu
de malheurs , û je ne m'étois ménagé d'a-
vance des forces pour me relever dans mes
chûtes.
Ce ne fut qu'après des années d'agita-
tions que reprenant eniin mes efprits &C
commençant de rentrer en moi-même , je
fentis le prix des reflburces que je m'étois
ménagées pour l'adverfité. Décidé fur tou-
tes les choies dont il m'importoit de juger ,
je vis , en comparant mes maximes à ma
fituation , que je donnois aux infenfés ju-
gemens des hommes , & aux petits événe-
mens de cette courte vie , beaucoup plus
d'importance qu'ils n'en avoient. Que cette
vie n'étant qu'un état d'épreuves , il im-
portoit peu que ces épreuves fuflent de
telle ou telle forte pourvu qu'il en réful-
î jimc. Promenade. 167
tàt l'effet auquel elles étoient deftinées.
Se que par conféquent' plus les épreuves
étoient grandes, fortes , multipliées, plus
il étoit avantageux de les favoir foutenir.
Toutes les plus vives peines perdent leur
force pour quiconque en voit le dédom-
magement grand & fur ; & la certitude
de ce dédommagement étoit le principal
fruit que j'avois retiré de mes méditations
précédentes.
Il eft vrai qu'au milieu des outrages fans
nombre & des indignités fansmefure dont
je me fentois accablé de toutes parts , des
intervalles d'inquiétude & de doutes ve-
noient de tems à autre ébranler mon efpé-
rance & troubler ma tranquillité. Les puif»
fautes objections que je n'avois pu réfou-
dre fe préfentoient alors à mon efprit avec
plus de force , pour achever de m^'abattre
précifément dans les momens , où fur-
chargé du poids de ma deftinée , j'étois prêt
à tomber dans le découragement. Souvent
des argumens nouveaux que j'entendois
faire me revenoient dans l'efprit à l'appui
de ceux qui m'avoient déjà tourmenté.
Ah ! me difois-je alors dans des ferremens
de cœur prêts à m'ctouffer ; qui me garan*
i6Ë Les RêveriesJ
tira du défefpoir fi dans l'horreur de mon
fort je ne vois plus que des chimères dans
ks confolations que me fourniffoit ma rai-
ion ? Si détruifant ainfi fon propre ou-
vrage , elle renverfe tout l'appui d'efpé-
rance & de confiance qu'elle m'avoit mé-
nagé dans l'adverfité. Quel appui que des
illufions qui ne bercent que moi feu! au
monde ? Toute la génération préfente ne
voit qu'erreurs & préjugés dans les fen-
tîmens dont je me nourris feul ; elle trouve
h. vérité, l'évidence dans le-fyfteme con-
traire au mien ; elle femble même ne pou-
voir croire que je l'adopte de bonne foi , &
moi-même en m'y livrant de tente ma vo-
lonté , j'y trouve des difficultés infurmon-
tables qu'il m'eft impoflible de réfoudre &
qui ne m'empêchent pas d'y perfifter. Suis-
je donc feul fage , feul éclairé parmi les
mortels ? Pour croire que les chofes font
ainii fuffit - il qu'elles me conviennent ?
Puis-je prendre une confiance éclairée en
des apparences qui n'ont rien de folide aux
yeux du refte des hommes , & qui me fem-
bleroient ilkifoires à moi-même fi mon
cœur ne foutenoit pas ma raifon ? N'eùt-il
pas mieux valu combattre mes perfécu-
î I !•"«• Promenade. ^6<)
leurs à armes égales en adoptant leurs maxi-
mes , que de refler fur les chimères des
miennes en proie à leurs atteintes fans agir
pour les repoufler ? Je me crois fage , & je
ne fuis que dupe , viûime & martyr d'une
vaine erreur.
Combien de fois dans ces momens de
doute & d'incertitude je fus prêt à m'aban-
donner au défefpoir. Si jamais j'avois paffé
dans cet état un mois entier , c'étoit fait de
ma vie & de moi. Mais ces crifes , quoi-
qu'autrefois affez fréquentes ont toujours
été courtes, & maintenant que je n'en fuis
pas délivré tout-à-fait encore , elles font
fi rares & fi rapides , qu'elles n'ont pas
même la force de troubler mon repos. Ce
font de légères inquiétudes qui n'afFecl:ent
pas plus mon ame , qu'une plume qui
tombe dans la rivière ne peut altérer le
cours de l'eau. J'ai fenti que remettre en
délibération les mêmes points. fur lefquels
je m'étois ci-devant décidé , étoit me fup-
pofer de nouvelles lumières ou le jugement
plus formé , ou plus de zèle pour la vérité
que je n'avois lors de mes recherches ,
qu'aucun de ces cas n'étant ni ne pouvant
^tre le mien , je ne pouvois préférer paj;;
lyo Les Rêveries,
aucune raifon folide , des opinions qui dans
Taccablement du déielpoir ne me tentoient
que pour augmenter ma milere , à des
fentimens adoptés dans la vigueur de l'âge ,
dans toute la maturité de l'efprit , après
Vexamen le plus réfléchi , ôc dans des tems
oïl le calme de ma vie ne me laiiToit d'au-
tre intérêt dominant que celui de connoître
îa vérité. Aujourd'hui que mon cceur ferré
de détrefle , mon ame aifeiirée par les en-
nuis , mon imagination effarouchée, ma
tête troublée par tant d'aifreux mylleres
dont je lliis environné , aujourd'iiui que
toutes mes facultés affoiblies par la vieiî-
îeffe & les angoiffes ont perdu tout leur
reffort , irai- je m'ôter à plaifir toutes les
reflburces que je m'étois ménagées , &
donner plus de confiance à ma raifon décli-
nante pour me rendre injuftement malheu-
reux , qu'à ma raifon pleine oc vigoureufe
pour me dédommager des maux que je
fouffre fans les avoir mérités ? Non , je ne
fuis ni plus fage , ni mieux inftruit , ni de
meilleure foi que quand je me décidai fur
ces grandes queftions , je n'ignorois pas
alors le5 difficultés dont je me laifTe trou-
bler aujourd'hui ; elles ne m'arrêtèrent
ï II"^«- P R O M E N A D E. 27î\
pas , 6c s'il s'en préfente quelques nouvel-
les dont on ne s'étoit pas encore avifé, ca
font les fophifmes d'une fubtile métaphyli-
que qui ne fauroient balancer les vérité>
éternelles admifes de tous les tems , par tous
les Sages , reconnues par toutes les na-
tions , &c gravées dans le cœuî" humain en
caracreres ineffaçables. Je favois en médi-
tant fur ces matières que l'entendement hu-
main circonfcrit par les fens ne les pouvoit
embraffer dans toute leur étendue. Je m'en
tins donc à ce qui éîoit à ma portée fans
m'engager dans ce qui la paflbit. Ce parti
étoit raifonnable , je Fembraffai jadis &C
m'y tins avec l'affentiment de mon cœur Se
de ma raifon. Sur quel fondement y renon-
cerois-je aujourd'hui que tant de puifTans
motifs m'y doivent tenir attaché ? Quel
danger vois-je à le fuivre ? Quel profit
trouverois~je à l'abandonner ? En prenant
la dodrine de mes perfécuteurs prendrois-
ie aufli leur morale ? Cette morale fans ra-
cine & fans fruit , qu'ils étalent pompeu-
fement dans des livres ou dans quelque ac-
tion d'éclat fur le théâtre , fans qu'il en
pénètre jamais rien dans le cœur ni dans la
raifon ; ou bien cette autre morale fecrete
2-72 Les ReverîeS,
& cnielle , dodlrine intérieure de tous
leurs initiés , à laquelle l'autre ne fert que
de mafque , qu'ils fuivent feule dans leui*
conduite , & qu'ils ont fi habilement pra-^
tiquée à mon égard. Cette morale , pure-
ment ofFenfive , ne fert point à la défenfe ,
& n'efl bonne qu'à l'aggreiîion. De quoi
me ferviroit-elle dans l'état où ils m'ont
réduit ? Ma feule innocence me foutient
dans les malheurs , & combien me ren-
drois-je plus malheureux encore , û m'ô-
tant cette unique mais puiflante refiburce ,
j'y fubftiîuois la méchanceté ? Les attein-
drois-je dans l'art de nuire , & quand j'y
réufîirois , de quel mal me foulageroit celui
qwe je leur pourrois faire ? Je pcrdrois ma
propre eftime , & je ne gagnerois rien à la
place.
C'efl: ainfi que raifonnant avec moi-
même je parvins à ne plus me laiffer ébran-
ler dans mes principes par des argumens
captieux , par des objedions infolubles ,
& par des difficultés qui pafïoient ma por-
tée & peut-ctre celle de l'efprit humain. Le
mien , refiant dans la plus folide afTiette
que j'avois pu lui donner , s'accoutuma fi
bien à s'y repofer à l'abri de ma conf-
cience ,
Illme. p R o MEN ADE. 273
ce , qu'aucune doftrine étrangère ancienne
ou nouvelle ne peut plus l'émouvoir , ni
troubler un inftant mon repos. Tombé
dans la langueur &c rappefantiffement d'ef-
prit , j'ai oublié jufqu'aux raifonnemens
fur lefquels je fondois ma croyance & mes
maximes ; mais je n'oublierai jamais les
conclufions que j'en ai tirées avec rrporo-
bation de ma confcience & de ma raifcn ,
& je m'y tiens déformais. Que tous les
philosophes viennent ergoter contre : ils
perdront leur tems & leurs peines. Je me
liens pour le relie de ma vie en toute
chofe , au parti que j'ai pris quand j'ctois
plus en état de bien choifir.
Tranquille dans ces dirpofitions , j'y*
trouve avec le contentement de moi , l'eif-
pérance &: les confolations dont j'ai belbin
clans ma fituation. Il n'eil pas pofîible
qu'une folitude aufli complette , aufîi per-
manente , aufïl trille en elle-même , l'a-
lîimofité toujours fenfible & toujours ac-
tive de toute la génération préfente , les
indignités dont elle m'accable fans cefTe ,
ne me jettent quelquefois dans l'abatte-
ment , l'efpérance ébranlée , les doutes dé-
cou rageans reviennent encore de tems à
SuppUrncnt, Tome IX. S
2^74 Les Rêveriesj
filtre troubler mon ame &: la remplir de
trifteffe. C'efl alors qu'incapable des opéra-
tions de j'eiprit néccffaires pour me raffu-
rer moi-môme , j'ai beibin de me rappel-
1er mes anciennes réfolutions , les ibins ,
l'attention, la fmcérité de cœur que j'ai
mifes à les prendre reviennent alors à mon
fouvenir & me rendent toute ma confiance.
Je me refufe ainii à toutes nouvelles idées
comme à des erreurs fiuieftes , qui n'ont
qu'une faufTe apparence , & ne font bon-
nes qu'à troubler mon repos.
Ainfi retenu dans l'étroite Iphere de mes
anciennes connoifTanccs , je n'ai pas ,
comme Solon , le bonheur de pouvoir
lii'inftruire chaque jour en vieilliflant , &c
je dois même me garantir du dangereux or*
gucil de vouloir apprendre ce que je fuis
déformais hors d'état de bien favoir. Mais
s'il me refle peu d'acquilitions à efpérer du
côté des lumières utiles , il m'en refle de
bien importantes à faire du côté des vertus
néccflaires à m.on état, C'eft-là qu'il feroit
tems d'enrichir & d'orner mon ame d'un
acquis qu'elle pût emporter avec elle , lorf-
que délivrée de ce corps qui l'ofuifque &
Faveuglc, ÔCyoyant la vérité fans voile.
Illîne. Promenade, lyf
elle appercevra la mifere de toutes ces con-
noifiances dont nos faux favans font fi
vains. Elle gémira des momens perdus en
cette vie à les vouloir acquérir. Mais la
patience , la douceur , la réfignation , l'in-
tégrité , la juftice impartiale , font un bien
qu'on emporte avec foi , & dont on peut
s'enrichir fans cefie , fans craindre que la
mort même nous en faffe perdre le prix.
C'eft à cette unique & utile étude que je
confacre le refte de ma vieilleffe. Heureux
fi par mes progrès fur moi-môme , j'ap-
prends à fortir de la vie , non meilleur ,
car cela n'eft pas pofTible , mais plus ver-
tueux que je n'y fuis entré !
S î
QUATRIEME PROMENADE.
'Ans le petit nombre de livres que Je
lis quelquefois encore , Plutarque eft celui
qui m'attache & me profite le plus. Ce fut
la première ledure de mon enfance , ce fera
la dernière de ma vieillefle ; c'efl: prefque
le feul Auteur que je n'ai jamais lu fans en
tirer quelque fruit. Avant-hier je lifois dans
fes œuvres morales le traité , comment on
pourra tirer utilité defcs ennemis ? Le même
jour en rangeant quelques brochures qui
m'ont été envoyées par les Auteurs , je
tombai fur un des journaux de l'Abbé .R**^.
au titre duquel il avoit mis ces paroles vi-
tam vero impendcmi , i^*^^-. Trop au fait des
tournures de ces Meffieurs , pour prendre
le change fur celle-là , je compris qu'il
avoit cru fous cet air de politeffe me dire
une cruelle contre-vérité : mais fur quoi
fondé ? Pourquoi ce farcafme } Quel fujet
y pouvois-je avoir donné ? Pour mettre à
profit les leçons du bon Plutarque , je réfo-
lus d'employer à m'examiner fur le men-
fonge , la promenade du lendemain , &
j'y vins bien confirmé dans l'opinion déjà
I V^^- Promenade. 277
prife que , le connois-toi toi-même du Tem-
ple de Delphes n'étoit pas une maxime fi , '
facile à iiiivre, que je l'avois cru dans mes
Confefficms.
Le lendemain m'étant mis en marche
pour exécuter cette réfolution , la première
idée qui me vint en com.mençant à me re-
cueillir , fut celle d'un menfonge affreux
fait dans ma première jeunelTe , dont le fou-
venir m'a troublé toute ma vie & vient juf-
ques dans ma vieilleffe contniler encore
mon cœur déjà navré de tant d'autres fa-
çons. Ce menfonge , qui fut un grand
crime en lui-même , en dut être un plus
grand encore par fcs effets que j'ai toujours
ignorés , mais que le remords m'a fait fup-
pofer aufîi cruels qu'il étoit poffible. Cepen-
dant à ne confulter que la difpoiition où j'é-
tois en le faifant , ce menfonge ne fut qu'un
fruit de la mauvaife honte , & bien loin
qu'il partît d'une intention de nuire à celle
qui en fut la viftime , je puis jurer à la
face du Ciel qu'à l'inftant môme ou cette
honte invincible me l'arrachoit , j'aurois
donné tout mon fang avec joie pour en dé-
tourner l'effet fur moi feul. C'ell un délire
que je ne puis expliquer , qu'en difant
^yS Les RÊVERIES,
comme je crois le lentir , qu'en cet inllant
mon naturel timide fubjugua tous les vœux
de mon cœur.
Le fouvenir de ce malheureux a£î:e &
les inextinguibles regrets qu'il m*a laifTés
m'ont infpiré pour le menfonge une hor-
reur qui a dû garantir mon cœur de ce vice
pour le refte de ma vie. Lorfque je pris
ma deviie je me fentois fait pour la mé-
riter , & je ne doutois pas que je n'en
fil iTe digne quand fur le mot de l'Abbé
jR*^^. je commençai de m'examiner plus
férieulernent.
Alors en m'épluchant avec plus de foin,;
^e fus bien furpris du nombre de chofes de
mon invention que je m.e rappellois avoir
dites comme vraies dans le même tems oii ,_
fier en moi-même de mon amour pour la
vérité, je lui facrifiois ma fureté , mes inté-.
rets , ma perfonne , avec une impartialité
dont je ne connois nul autre exemple parmi
les humains.
Ce qui me furprit le plus étoit qu'en me
rappellant ces chofes controuvées , je n'en
•fentois aucun vrai repentir. Moi dont
l'horreur pour la fauffeté n'a rien dans mon
cœur qui la balance j moi qui braveirois les
I V*»^- P R O M E N A D E. 2.79.
fuipplices s'il les failolt éviter par un rnea-
fonge , par quelle bizarre inconféquence
mentois-je ainii de gaîté cle cœur fans né-
celliîé, fans profit, & par quelle inconce-»
vable contradidlion n'en fcntois-je pas le
moindre regret , moi que le rernords d'un
menfonge n'a ceifé d'affliger pendant cin-
quante ans ? Je ne me fuis jamais endurci
fur mes fautes ; Pinftind m.oral m'a tou-
jours bien conduit , ma coniciciice a gardé
fa première intégrité , & quand môme elle
fe feroit altérée en fe pliant à mes intérêts,,
comment , gardant toute fa droiture dans
les occafions où l'homme forcé par {es paf-
fions peut au moins s'excufer fur fa foi-
bleffe , la perd-elle uniquement dans les
chofes indifférentes où le vice n'a point
d'excufe ? Je vis que de la folution de ce
problème dépendoit la jufteffe du ;uge-
ment que j'avois à porter en ce point iùr
moi-même , & après l'avoir bien exa-
miné , voici de quelle manière je parvins à
me l'expliquer.
Je me fouviens d'avoir lu dans un li-
vre de philofophie que mentir c'efl ca-
cher une vérité que l'on doit manifefter.
V. fuit bien de cette définition que taire
S 4
2.8o Les Rêveries,
une vérité qu'on n'eil pas obligé de dire
n'eft pas mentir : mais celui qui non con-
tent en pareil cas de ne pas dire la vé-
rité dit le contraire , ment- il alors , ou ne
ment-il pas ? Selon la définition l'on ne
fauroit dire qu'il ment. Car s'il donne de
la fauffe monnoie à un homme auquel il
ne doit rien , il trompe cet homme , fans
doute , mais il ne le vole pas.
Il fe préfente ici deux queflions à exa-
miner , très-importantes l'une & l'autre.
La première , quand & comment on doit
à autrui la vérité , puifqu'on ne la doit
pas toujours. La féconde , s'il efl des cas
cii l'on puifle tromper innocemment.
Cette féconde queflion eft très - décidée ,
je le fais bien; négativement dans les li-
vres , ou la plus auftere morale ne coûte
rien à l'Auteur , affirmativement dans la
fociété oii la morale des livres pafTe pour
un bavardage impoiTible à pratiquer. Laif
fons donc ces autorités qui fe contre-
diient , & cherchons par mes propres
principes à réfoudre pour moi ces quef-
tlons.
La vérité générale & abftraite cft le
plus précieux de tous les biens. Sans elle
IVme. Promenade. 281
Thomme efl aveugle ; elle efl l'œil de la
raifon. Ceft par elle que riiomme ap-
prend à fe conduire , à être ce qu'il doit
être , à faire ce qu'il doit faire , à ten-
dre à fa véritable fin. La vérité particu-
lière & individuelle n'efl pas toujours
un bien , elle efc quelquefois un mal ,
très-fouvent une chofe indifférente. Les
chofes qu'il importe à un homme de fa-
voir & dont la connoifîance eil nécef-
faire à fon bonheur , ne font peut - être
pas en grand nombre , mais en quelque
nombre qu'elles foient elles font un bien
qui lui appartient , qu'il a droit de récla-
mer par - tout où il le trouve , & dont
on ne peut le fruftrer fans commettre le
plus inique de tous les vols , puisqu'elle
eil de ces biens communs à tous , dont
la communication n'en prive point celui
qui le donne.
Quant aux vérités qui n'ont aucune
forte c'atillté , ni pour l'inflrudion ni
dans la pratique , comment feroient-elles
un bien dû , puifqu'ellcs ne font pas même
un bien, & puifque la propriété n'efl fon-
dée que fur l'utilité , oii il n'y a point
d'utilité pofTibie il ne peut y avoir de
iSi Les Revertes,
propriété. On peut réclamer un terraift
quoique iîériie , parce qu'on peut au moins
habiter lur le loi : mais qu'un fait oi-
ieux , indifférent à tous égards , & fans
conféquence pour perfonne foit vrai ou
faux , cela n'intéreffe qui que ce foit. Dans
Tordre moral rien n'efl: inutile , non plus
que dans Tordre phyfique. Rien ne peut
être dû de ce qui n'efl bon à rien ; pour
qu'une chofe foit due il faut qu'elle foit ,
ou puiffe être utile. Ainfi la vérité due
eft celle qui intérefle la juftice , & c'efl
profaner ce nom facré de vérité que de
l'appliquer aux chofes vaines dont Texif-
tence eft indifférente à tous , & dont la
connoiffance eft inutile à tout. La vérité
dépouillée de toute efpece d'utilité même
poftible , ne peut donc pas être une chofe
due , & par conféquent celui qui la tait ou
la déguife , ne ment point.
Mais eft - il de ces vérités ft parfaite-
ment ftériles qu'elles foient de tout point
inutiles à tout , c'eft un autre anicle à
difcuter & auquel je reviendrai tout-à-
l'heure. Quant à préfent paffons à la fé-
conde queftion.
Ne pas dire ce qui eft vrai , & dire ce
^ Y.v.e, P K O r.ï £ N A D E. 2.83
qui eft faux font deux cliofes très-dlile-
rentes ; mais dont peut néanmoins résul-
ter le même effet ; car ce réfultat eft affu-
rément bien le même toutes les fois que
cet effet eft nul. Par-tout oii la vérité eft
indifférente , l'erreur contraire eft indiffé-
rente auffi ; d'où il fuit cu'eia pareil cas
celui qui trompe en difant le contrau-e
de la vérité , n'eft pas plus injufte que celui
qui trompe en ne la déclarant pas ; car en
fait de vérités inutiles , Terreur n'a rien de
pire que l'ignorance. Que je croye le fable
qui eft au fond de la mer blanc ou rouge ,
cela ne m'importe pas plus que d'ignorer
de quelle couleur il eft. Comment pour^
roit-on être injufte en ne nuifant à per-
fonne , puifque l'injuftice ne confifte que
dans le tort fait à autrui ?
Mais ces queftions ainfi fommaircment
décidées ne fauroient me fournir epicore
aucune application fure pour la pratique ,
fans beaucoup d'éclairciffemens préalables
néceffaires pour faire avec jufttffe cette
application dans tous les cas qui peuvent
fe préfenter. Car fi l'obligation de dire
la vérité n'eft fondée que fur fon utilité ,
comment me conftituerai-je juge de cette
284 Les Rêveries^
utilité ? Très-fouvent l'avantage de l'im
fait le préjudice de l'autre , l'intérêt par-
ticulier efl prefque toujours en oppofi-
tion avec l'intérêt public. Comment fe
conduire en pareil cas? Faut -il facrifîer
l'utilité de l'abfent à celle de la perfonne
à qui l'on parle ? Faut - il taire ou dire
la vérité qui profitant à l'un nuit à l'au-
tre ? Faut-il pefer tout ce qu'on doit dire
à l'unique balance du bien public , ou à
celle de la juftice diflributive , & fuis-je
affuré de eonnoître affez tous les rap-
ports de la chofe pour ne difpenfer les
lumières dont je difpofe que fur les rè-
gles de l'équité ? De plus , en examinant
ce qu'on doit aux autres , ai - je examiné
fuffifamment ce qu'on fe doit à foi-même ,
ce qu'on doit à la vérité pour elle feule ?
Si je ne fais aucun tort à un autre en le
trompant , s'eniuit-il que je ne m'en faffe
point à moi-même , & fuffit-il de n'être
jamais injufte pour être toujours innocent ?
Que d'embarraffantes difcufïions dont il
feroit aifé de fe tirer en fe difant ; foyons
toujours vrais au rifque de tout ce qui
en peut arriver. La juftice elle-même efl
dans la vérité des chofes ; le menfonge
ÏV»"s- PRO MEN A de; 285
feft toujours iniquité , Terreur eÛ toujours
impofture , quand on donne ce qui n'eft
pas pour la règle de ce qu'on doit faire
ou croire. Et quelqu'efFet qui réfulte de
la vérité on eu toujours inculpable quand
on l'a dite , parce qu'on n'y a rien mis
du fien.
Mais c'eft-là trancher la queftion fans
îa réfoudre. Il ne s'agiffoit pas de pro-
noncer s'il feroit bon de dire toujours la
vérité , mais û l'on y étoit toujours éga-
lement obligé , & fur la définition que
i'examinois fuppofant que non , de dif-
tinguer les cas où la vérité eft rigou-
reufement due , de ceux où l'on peut la
taire fans injuftice & la dégaifer fans men-
ibnge : car j'ai trouvé que de tels cas exif»
toient réellement. Ce dont il s'agit eft donc
de chercher une règle fure pour les connoî-
tre & les bien déterminer.
Mais d'où tirer cette règle & la preuve
de fon infaillibilité ? Dans toutes
les queftions de morale difficiles comme
celle-ci, je me fuis toujours bien trouvé
de les réfoudre par le diclamen de ma
confcieiîce , plutôt que par Içs lumières
de ma ralfon. Jamais l'iaftin^t moral ne
286 Les Rêveries,
m'a trompé : il a gardé jurqu'ici fa pu*
reté dans mon cœur affez pour que je
puifTe m'y confier , & s'il fe tait quelque-
fois devant mes pafTions dans ma conduite,
il reprend bien fon empire fur elles dans
ines fouvenirs. Ceft-là que je me juge
moi-même avec autant de févérité peut-
être , que je ferai jugé par le Souverain
Juge après cette vie.
Juger des difcours des hommes par les
effets qu'ils produifent , c'efl fouvent mal
les apprécier. Outre que ces effets ne
font pas toujours fenfibles & faciles à
connoître , ils varient à l'infini comme les
circonftances dans lefquelles ces difcours
font tenus. Mais c't ft uniquement l'inten-
tion de celui qui les tient qui les appré-
cie , & détermine leur degré de malice
ou de bonté. Dire faux n'ell: mentir que
par l'intention dz tromper , &c l'intention
même de tromper loin d'être toujours
jointe avec celle de nuire a quelquefois
un but tout contraire. Mais pouf rendre
un menfonge innocent il ne fuffit pas que
l'intention de nuire ne Ibit pas expreffe ^
il faut de plus la certitude que l'erreur dans
laquelle on jette ceux à qui l'on parle ne
1 V'"^- Promenade. 187
peut nuire à eux ni à perfonne en quel-
que façon que ce foit. Il eft rare & dif-
ficile qu'on puifle avoir cette certitude ;
auffi eft-il difficile & rare qu'un menfonge
foit parfaitement innocent. Mentir pour
fon avantage à foi-même efl impollure ,
mentir pour l'avantage d'autrui eft frau-
de , mentir pour nuire eft calomnie ; c'eft
la pire efpece de menfonge. Mentir fans
profit ni préjudice de foi ni d'autrui n'eft
pas mentir : ce n'eft pas menfonge , c'ell
ûù'jon.
Les fixions qui ont un objet moral
s'appellent apologues ou fables , & comme
leur objet n'eft ou ne doit erre que d'en-
velo'^per des vérités utiles fous des for-
mes fenffoles & agréables , en pareil cas
on ne s'attache gueres à cacher le men-
fonge de fait qui n'efl que l'habit de la
vérité , & celui qui ne débite une fable
que pour une fable , ne ment en aucune
façon.
Il eft d'autres fixions purement oifeufes
telles que font la plupart des contes & des
romans qui , fans renfermer aucune inf-
truftion véritable n'ont pour objet que l'a-
îTiufement. Celles-là , dépouillées de toutç
288^ Les Rêveries;
utilité morale ne peuvent s'apprécier que
par l'intention de celui qui les invente , &
lorfqu'il les débite avec affirmation comme
des vérités réelles , on ne peut gueres dif-
convenir qu'elles ne foient de vrais men-
fpnges. Cependant , qui jamais s'eft fait un
gnmd fcrupule de ces menfonges-là , &
qui jamais en a fait un reproche grave à
ceux qlii les font ? S'il y a par exemple
quelque objet moral dans le Temple de
Gnide , cet objet eft bien offufqué & gâté
par les détails voluptueux & par les images
lafcives. Qu'a fait l'Auteur pour couvrir
cela d'un vernis de modeftie ? Il a feint
que fon ouvrage étoit la tradudion d'un
manufcrit Grec , & il a fait l'hifloire de la
découverte de ce manufcrit de la façon la
plus propre à perfuader fes lefteurs de la
vérité de fon récit. Si ce n'eft pas là un
menfonge bien pofitif , qu'on me dife donc
ce que c'efl que mentir ? Cependant qui
eft-ce qui s'efl avifé de faire à l'Auteur un
crime de ce menfonge & de le traiter pour
cela d'impofleur.
On dira vainement que ce n'eft-là qu'une
plaifanterie , que l'Auteur tout en affir-
mant ne vouloit perfuader perfonne , qu'il
n'a
ï V"*'^- Promenade; s.S^
tî'a perfuadé perfonne en effet , & que le
public n'a pas douté un moment qu'il ne
fût lui-même l'Auteur de l'ouvrage pré-
tendu Grec dont il fe donnoit pour le tra-
dufteur. Je répondrai qu'une pareille plai-
santerie fans aucun objet n'eût été qu'un
bien fot enfantillage , qu'un menteur ne
ment pas moins quand il affirme quoiqu'il
ne perfuadé pas , qu'il faut détacher du pu-*
blic inftruit des multitudes de letleurs fim-
ples & crédules , à qui l'hiftoire du manuf^
crit narrée par un Auteur grave avec un air
de bonne foi en a réellement impofé , ÔC
qui ont bu fans crainte dans une coupe de
forme antique le poifon dont ils fe feroient
au moins défiés s'il leur eût été préfenté
dans un vafc moderne.
Que ces diflinftions fe trouvent ou non
dans les livres , elles ne s'en font pas moins
dans le cœur de tout homme de bonne foi
avec lui-môme , qui ne veut rien fe per-
mettre que fa confcience puifTe lui repro-
cher. Car dire une chofe fauffe à fon avan«
tage , n'efl pas moins mentir que fi on la
difbit au préjudice d'autrui ; quoique le
jnenfonge foit moins criminel. Donner l'a-
(rantage à qui ne doit pas l'avoir , c'efl troU;
Supplément, Tome IX. !I]
•^90 Les Rêveries,
hier l'ordre de la juftice , attribuer faufîe-2
ment à foi-même ou à autrui un afte d'oi!
peut réfulter louange ou blâme , inculpa-
lion ou difculpation , c'eft faire une chofe
injufte ; or tout ce qui , contraire à la
vérité , bleife la juflice en quelque façon
que ce foit , c'eft menfonge. Voilà la limite
exafte : mais tout ce qui , contraire à la
.vérité , n'intéreffe la juftice en aucune forte
n'efl que fidion , & j'avoue que quiconque
ie reproche une pure fidion comme un
menfonge a la confcience plus délicate
que moi.
Ce qu'on appelle menfonges officieux
font de vrais menfonges, parce qu'en im-
■pofer à l'avantage foit d'autrui , foit de
foi-même , n'eft pas moins injufte , que
d'en impofer à fon détriment. Quiconque
loue ou blâme contre la vérité , ment , dès
qu'il s'agit d'une perfonne réelle. S'il s'agit
d'un être imaginaire , il en peut dire tout
xe qu'il veut, fans mentir, à moins qu'il
ne juge fur la moralité des faits qu'il in-
vente , & qu'il n'en juge fauffement : car
alors s'il ne ment pas dans le fait , il ment
contre la vérité morale , cent fois plus ref*
'.pçtbble que celle des faits.
î V"^e- Promenade. 29^
f'AÏ vu de ces gens qu'on appelle vrais
éa.ns le monde. Toute leur véracité s'é-
puile dans les converlàtions oifeufes à ci-
ter fidell-ement , les lieux , les tems , les
perlbnnes , à ne fe permettre aucune fic-
tion , à ne broder aucune circonftance , à
ïie rien exagérer. En tout ce qui ne tou-
che point à leur intérêt , ils font dans leurs
narrations de la plus inviolable fidélité»
Mais s'agit-il de traiter quelque affaire qui
les r€gard« , de narrer quelque fait qui leur
touche de prés ; toutes les coideurs font
employées pour préfenter les chofes fous
le jour qui leur «fl le plus avantageux , &:
ii le menfonge leur eft i^tile & qu'ils
s'abfliennent de le dire eux-mêmes , ils le
iavorifcnt avec adrefîe -, & font en forte
tqu'on l'adopte fans le leur pouvoir im-
puter. Ainfi le veut la prudence : adieu la
véracité.
L'homme que i''appelle vrai fait tout le
contraire. En chofes parfaitement indiffé-»
tentes, la vérité qu'alors l'autre refpede fî
fort , le touche fort peu , & il ne fe fera
gueres de fcrupulc d'amuler une compa-
gnie par des faits controuvés , dont il ne
réfulte auciui jugement injufle ni pour ol
T i
^9^ Les Rêverîês,
contre qui que ce foit vivant, ou moff.
Mais tout diicours qui produit pour quel-
qu'un profit ou dommage , eftime ou mé-
pris, louange ou blâme contre la juftice &C
la vérité efl un menfonge qui jamais n'ap-
prochera de fon cœur, ni de fa bouche, ni
de fa plume. Il eft foîidement vrai , même
contre fon intérêt, quoiqu'il fe pique affez
peu de l'être dans les ccnverfations oifeu-
fes. Il eu vrai en ce qu'il ne cherche à
tromper perfonne , qu'il eil: auiîi fideîle à
la vérité qui l'accufe , qu'à celle qui l'ho-
nore , & qu'il n'en impofe jamais pour fon
îivantage , ni pour nuire à fon ennemi. La
différence donc qu'il y a entre mon homme
vrai , & l'autre , efl que celui du monde eft
très-rigoureufement fidelle à toute vérité
qui ne lui coûte rien , mais pas au-delà y
& que le mien ne la fert Jamais fi ndelle-
ment que quand il faut i'immoler pour elle.
Mais , diroit-on , comment accorder ce
relâchement avec cet ardent amour pour
la vérité dont je le glorifie ? Cet amour
çfl donc faux puifqu'il fouffre tant d'allia-
ge ? Non , il efl pur & vrai : mais il n'efl
qu'une émanation de l'amour de la juftice ,
éi nç vçut jamais être faux , quoiqu'il foit
I V"'^- ? R O M E N A D E. 2.9^
foiivent fabuleux. Juiiice & vérité font
dans fon efprit deux mots fynonymes qu'il
prend l'un pour l'autre indifféremment.
La fainte vérité que fon cœur adore ne
confiée point en faits indifférens , & en
noms inutiles, mais à rendre fîdellement
à chacun ce qui lui efl dii en chofes qui
font véritablement fiennes , en imputa-
tions bonnes ou mauvaifes , en rétril^u-
tions d'honneur ou de blâme , de louange
& d'improbation. Il n'eft faux ni contre
autrui , parce que fon équité l'en empêche
& qu'il ne veut nuire à perfonne injufte-
ment , ni pour lui-même , parce que fa
confcience l'en empêche , & qu'il ne fau-
roit s'approprier ce qui n'eft pas à lui,
C'eft fur-tout de fa propre eftinie qu'il efî:
jaloux ; c'efl le bien dont il peut le moins
fe paffer , èc il fentiroit une perte réelle
d'acquérir celle des autres aux dépens de
ce bien-là. Il mentira donc quelquefois en
chofes indliTcrentes , fans fcrupu'e & fans
croire mentir , jamais pour le dommage
ou le profit d'autrui , ni de lui-même.
En tout ce qui tient aux vérités hifiori-
ques, en tout ce qui a trait à la conduite
jdes hommes j à la juftice, à hi fociabilitc j
T 5
Î94 I.ES Re VERTES,
aux lumières utiles , il garantira de l'er^
reur , Se lui-même, & les auti-es autant
qu'il dépendra de lui. Toutmenfonge hors,
de-là , félon lui nVn eft pas un. Si le
Temple de Gnide eu un ouvrage utile ^
l'hiftoire du manufcrit Grec n'efl qu^me
fiftion très -innocente; elle eft un men-
fb-nge très-puniÛabîe , fi l'ouvrage efi
dangereux.
Telles flirent mes règles de confcience
fur le menfonge 'éc fiir la vérité. Mon.
cœur fuivo.it m.achînalement ces règles
avant qire ma railon les eût adoptées , Se
î'inftinft moral en fit feul l'application. Le
criminel menfonge dont îa pauvre Marioii
fut la viélime m'a îaifFé d'ineffaçables re-
mords , qui m'ont garanti tout le reile de-
ma vie non-feulement de tout menfonge
de cette efpece , mais de tous ceux qui de
quelque façon que ce put être pouvoienr
îoucher Fintérêt Se la réputation d'autrui"^
En généralifant ainli Texclufion je me fuis
difpenfé de pefer exaftement Favantage ^
& le préjudice, & de marquer les limites
précifes du menfonge nuifible, Sc du men-
fonge officieux ; en regardant l'un & l'au-
tre comme coupables , je me les fuis
interdits tous les deux»
ï V™®' Promenade. 295'
En ceci comme en tout le refte moa
tempérament a beaucoup influé fur mes
maximes , ou plutôt iur mes habitudes ;
car je n'ai gueres agi par règles ou n'ai
gueres fuivi d'autres règles en toute choie
que les impuliions de mon naturel. Jamais
menfonge prémédité n'approcha de ma
penfée , jamais je n'ai menti pour mon
intérêt ; mais fouvent j'ai menti par honte y
pour me tirer d'embarras en chofes indiffé-
rentes , ou qui n'intéreflbient tout au plus
que moi feul, lors qu'ayant à foutenir
un entretien , la lenteur de mes idées Si
l'aridité de ma converfation me forçoients
de recourir aux fixions pour avoir quel-
que chofe à dire. Quand il faut néceffai-
rement parler, & que des vérités amu-
fantes ne fe préfentent pas afTez tôt à moa
efprit y je débite des fables pour ne pas
demeurer muet ; mais dans l'invention-
de ces fables , j'ai foin , tant que je puis ,
qu'elles ne foicnt pas des menfonges ,
c'eil:-à-dire qu'elles. ne bleifent ni la juftice
ni la vérité due , ôc qu'elles ne foicnt que
des {ï6fion^ indifférentes à tout le monde
&; à moi. Mon defir feroit bien d'y fubfli-
tuer au moins à la vérité des faits luoe
T4
i.T^6 Les Rêveries,
vérité morale ; c*eft- à-dire d'y bien repré-i
fenter les affedions naturelles au cœus*
humain, &: d'en faire fortir toujours quel-'
que inllruftion utile , d'en faire en un
mot des contes moraux , des apologues;
mais il faudroit plus de préfence d'efprit
<^ue je n'en ai , & plus de facilité dans
la parole pour favoir mettre à profit pour
l'inflruéliion , le babil de la converfation.
Sa marche, plus rapide que celle de mes
idées me forçant prefque toujours de par-
ler avant de p en fer , m'a fouvent fuggéré
des fottifcs & des inepties , que ma raifon
défapprouvoit , & que mon cœur défa-
vouoit à mefure qu'elles échappoient de
ma bouche , mais qui précédant mon pro-
pre jugement ne pouvoient plus être ré-,
formées par fa cenfure.
C'cft encore par cette première , Si
irrci^flible impullion du tempérament ,
que dans des momens imprévus & rapi-
des, la honte & la timidité m'arrachent
fouvent des menfonges , auxquels ma
volonté n'a point de part; mais qui là
précédent en quelque forte par la néceifité
de répondre à l'inflant. L'imprefTion pro-
fonde du fouvenir de la pauvre Marion
I V'"^- Promenade. 297
peut bien retenir toujours ceux qui
pourroient être nuifibles a d'autres , mais
non pas ceux qui peuvent iervir à me
tirer d'embarras quand il s'agit de moi
ièul , ce qui n'efl pas moins contre ma
confcience & mes principes , que ceux
qui peuvent influer fur le fort d'autrui.
J'aîtefte le Ciel que fi je pouvois l'inl-
tant d'après retirer le menfonge qui m'ex-
cufe, &c dire la vérité qui me charge
fans me faire un nouvel affront en me
rétra6lant , je le ferois de tout mon cœur;
mais la honte de m,e prendre ainfi moi-
même en faute me retient encore , & je
me repens très-fincérement de ma faute.,
fans néanmoins l'ofer réparer. Un exem-
ple expliquera mieux ce que je veux dire,
& montrera que je ne mens ni par in-
térêt ni par amour-propre , encore moins
par envie ou par malignité : mîiis unique-
ment par embarras &i mauvaife honte ,
fâchant même très-bien quelquefois que ce
menfonge efl: connu pour tel , & ne peut
me fervir du tout à rien.
Il y a quelque tems que M. F"^^"^. m'en-
gagea contre mon ufage à aller avec ma
femme, dîner en manière de pic-nic avec
^9^ Les Rêveries,
Itti & M. B"^"^"^. chez la Dame ^^^. reflau-
ratrice , laquelle & les deux filles dînèrent
auflî avec nous. Au milieu du dîné , Taî-
née , qui eil mariée depuis peu &C qui
ëtoit groffe , s'aviik de me demander bruf-
<Tuement & en me fixant, fi j'avois eu
des enfans. Je répondis en rougifTant jui-
qu'aux yeux que je n'avois pas eu ce bon-
heur. Elle iburit malignement en regar-
di^.nt la compagnie : tout cela n'étoit pas
bien obfcur, même pour moi.
Il eu clair d'abord que cette réponfe
n'efl point celle que j'aurois voulu faire ,
quand même j'aurois eu l'intention d'en
impofer ; car dans la difpoiition oii je
voyois les convives , j'étois bien fur que
ma réponfe ne changeoit rien à leur opi-
nion fur ce point. On s'attendoit à cette
négative , on la provoquoit même pour
jouir du plaifir de m'avoir fait mentir. Je
n'étois pas affez bouché pour ne pas fentir
cela. Deux minutes après , la réponfe que
j'aurois dû faire me vint d'elle-même.
Voilà une. qucflion peu d'ifcretc de la part
^une jeune, jcmrne , à un homme qui a
vieilli garçon. En parlant ainfi , fans men-
tir , fans avoir à rougir d'aucun aveu , je
I V"^- Promenade. 299
mettois les rieurs de mon côté , & je lui
faifois une petite leçon qui naturellement
devoit la rendre un peu moins imperti-
nente à me queftionner. Je ne fls rien de
tout cela , je ne dis point ce qu'il falloit
dire , je dis ce qu'il ne falloit pas & qui
ne pouvoit me iervir de rien. Il eft donc
certain que ni mon jugement ni ma vo-
lonté ne difterent ma réponfe , & quVlle
fut l'effet machinal de mon embarras. Au-
trefois je n'avois point cet embarras , 6c
je faifois l'aveu de mes fautes avec plus
de franchife que de honte , parce que je
ne doutois pas qu'on ne vît ce qui les ra-
chetoit & que je fentois au -dedans de
moi ; mais l'œil de la malignité me navre
& me déconcerte ; en devenant plus mal-
heureux , je fuis devenu plus timide, &C
■jamais je n'ai menti que par timidité.
Je n'ai jamais mieux fenti mon aver-
fion naturelle pour le menfonge qu'en écri-
vant mes ConfefTions : car c'eil-là que les
tentations auroient été fréquentes & for-
tes , pour peu que mon penchant m'eût
porté de ce côté. Mais loin d'avoir rien
tu , rien diffimulé qui fût à ma charge , i^ar
un tour d'efprit que j'ai peine à m'expli-
300 Les Rêveries;
quer & qui vient peut-être d'éloignemenf
pour toute imitation, je me fentois plutôt
porté à mentir dans le fens contraire en
m'accufant avec trop de ievéritë , qu'en
m'exculànt avec trop d'indulgence , & ma
conicience m'afliire qu'un jour je ferai
jugé moins févérement que je ne me fuis
jugé moi-même. Oui je le dis & le fens
avec une fîere élévation d'ame , j'ai porté
dans cet écrit la bonne foi , la véracité ,
la franchife , auiîi loin , plus loin même,
au moins je le crois, que ne fit jamais aucun
autre homme ; fentant que le bien furpaf-
foit le mal , j'avois mon intérêt à tout
dire , & j'ai tout dit.
Je n'ai jamais dit moins , j'ai dit plus
quelquefois , non dans les faits , mais dans
les circonfîances , & cette efpece de men-
fonge fut plutôt l'effet du délire de l'ima-
girjation qu'un a£le de volonté. J'ai tort
même de l'appelîer menfonge , car aucune
de ces additions n'en fut un. J'écrivois mes
Confeiîions déjà vieux , & dégoûté des
vains plaifirs de la vie que j'avois tous
effleurés , & dont mon cœur avoit bien
fenti le vide. Je les écrivois de mémoire ;
cette mémoire me manquoit fouvent ou
î V^*- Promenade. 3015
ii^ me fourniffoit que des fouvenirs im-
parfaits , & j'en rempliffois les lacunes par
des détails que j'imaginois en fupplément
de ces fouvenirs , mais qui ne leur étoient
jamais contraires. J'aimois à m'étendre fur
les momens heureux de ma vie , & je les
embelliflbis quelquefois des ornemens que
de tendres regrets venoient me fournir. Je
difois les chofes que j'avois oubliées comme
il me fembloit qu'elles avoient dû être ,
comme elles avoient été peut-être en effet ,
jamais au contraire de ce que je me rap-
pellois qu'elles avoient été. Je prêtois quel-
quefois à la vérité des charmes étrangers ,
înais jamais je n'ai mis le menfonge , à la
place pour paUier m.es vices , ou pour
in'arroger des vertus.
Que fi quelquefois , fans y fonger , par
im mouvement involontaire j'ai caché le
côté difforme en me peignant de profil ,
ces réticences ont bien été compenfées par
d'autres réticences plus bizarres qui m'ont
fouvent fait taire le bien plus foigneufement
que le mal. Ceci efl: une fmgularité de
mon naturel qu'il eu fort pardonnable aux
liommes de ne pas croire , mais qui tout
hiçroydbk qu'elle eft n'en efl pas moins
^0% Les Rêveries,
réelle : J'ai foiivent dit le mal dans toute ùi-
turpitude , j'ai rarement dit le bien dans
tout ce qu'il eut d'aimable , & fouvent je
l'ai tu tout -à -fait parce qu'il m'iionoroit
trop, &: que faifant mes Confefîions j'au-
rois l'air d'avoir fait mon éloge. J'ai décrit
mes jeunes ans fans me vanter des heureu-
fes qualités dont mon cœur étoit doué , &C
même en fupprimant les faits qui les met-
toient trop en évidence. Je m'en rappelle
ici deux de ma première enfance , qui tous
deux font bien venus à mon fouvenir en
écrivant , mais que j'ai rejettes l'un &
l'autre par l'unique raifon dont je viens de
parler.
J'allois prefque tous les dimanches , paf-
fer la journée aux Pâquls chez M. Faiy qui
avoit époufé une de mes tantes & qui avoit
là une fabrique d'indiennes. Un jour j'é-
tois à l'étendage dans la chambre de la
calandre & j'en regardois les rouleaux de
fonte : leur luifant flattoit ma vue, je fus
tenté d'y pofer mes doigts &c je les prome-
nois avec plaifir fur le liffé du cylindre ,
quand le jeune Faiy s'étant mis dans la roue
lui donna un demi quart de tour fi adroi-
tement , qu'il n'y prit que le bout de mes
lyme. Promenade, 305
Heux plus longs doigts ; mais c'en fut afiez
pour qu'ils y tiilTent écrafés par le bout 6c
que les deux ongles y reftafîent. Je fis un
cri perçant , Faiy détourne à l'inftant la
roue , mais les ongles ne réitèrent pas
moins au cylindre &c le lang ruiffeloit de
mes doigts. Fa^y confterné s'écrie , fort de
la roue , m'embraffe & me conjure d'appai-
fer mes cris , ajoutant qu'il étoit perdu. Au
fort de ma douleur la fienne me toucha ,
îe me tus, nous fûmes à la carpiere, oîi
il m'aida à laver mes doigts & à étancher
mon fang avec de la mouffe. Il me fupplia
avec larmes de ne point l'accufer; je le lui
promis & le tins fi bien, que plus de
vingt ans après, perfonne ne favoit par
quelle aventure j'avois deux de mes doigts
cicatrifés ; car ils le font demeurés tou-
jours. Je fus détenu dans mon lit plus de
trois femaines , & plus de deux mois hors
d'état de me fervir de ma main, difant
toujours qu'une groffe pierre en tombant
jn'avoit écrafé mes doigts.
JVIagnanima menzAgna ! or quando è il vero
Si bello che fi pofTa à te preporre ?
304 Les Rêveries,
Cet accident me fut pourtant bien {en-^
fible par la clrconflance , car c'étoit le
tems des exercices où l'on failbit manœU'-
vrer la Boiirgeoifie , & nous avions fait
un rang de trois autres enfans de mon
âge avec lefquels je devois en uniforme
faire l'exercice avec la compagnie de mon
quartier. J'eus la douleur d'entendre le tam-
bour de la compagnie palTant fous ma fe-
nêtre avec mes trois camarades, tandis que
j'étois daiis mon lit.
Mon autre hiftoire efl toute femblable ,
mais d'un âge plus avancé.
Je jouois au mail à Phiin- Palais avec un
de mes camarades appelle Pllnce. Nous
prîmes querelle au jeu , nous nous bat-
tîmes, & durant le combat il me donna
fur la tête nue un coup de mail û bien
appliqué que d'une main plus forte il
m'eût fait fauter la cervelle. Je tombe à
l'inftant. Je ne vis de ma vie une agita-
tion pareille à celle de ce pauvre garçon ,
voyant mon fang ruiffeler dans mes che-
veux. 11 crut m'avoir tué. Il fe précipite
fur moi jm'embraiTe, me ferre étroitement
en fondant en larmes & pouffant des cria
perçans. Je l'embraffois auffi de toute ma
forc^
I V'^e- Promenade. j6j
fiirce en pleurant comme lui dans une
émotion confufe , qui n etoit pas fans
ouelque douceur. Enfin il fe mit en devoir
d'ëtancher mon fang qui continuoij: dé
couler , & voyant que nos deux mou-
choirs n'y pouvoient fuffire ,• il m'entraîna
chez fa mère qui avôit un petit jardin
près de - là. Cette bonne Dame faillit à fe
irouver mal en me voyant dans cet état.
Mais elle fut conferver des forces poiu"
me panfer , & après avoir bien baffiné ma
plaie elle y appliqua dès fleurs de lys
macérées dans l'eau - de - vie , vulnéraire
excellent & très -ufité dans notre pays. Sesl
larmes & celles de fon fils pénétrèrent
mon cœur au point que long-tems je la re-
gardois comme ma mère & Ion fils comme '
mon frère , jufqu'à ce qu'ayant perdu i'uii
& l'autre de vue, je les oubliai peu-à-peu.
Je gardai le même fecret fur cet acci-
dent que fur l'autre , & il m'en eu arrivé
cent autres de pareitllc nature en ma vie ,■
dont je rr'ai pas même été tenté de parler
dans mes ConfefTions , tant j'y cherchois
peu l'art de faire valoir le bien que je fentois
dans mon carafterc. Non , quand j'ai parlé
contre la vérité qui m'étoit connue , ce n'a
SuppUmmt^ Tome IX, V
3o6 Les RIvêries,
jamais été qii*en chofes indifférentes , 8C
plus, ou par Tembarras de parler ou poui*
le plaifir d'écrire que par aucun motif d'in-
térêt pour moi , ni d'avantage ou de pré-
judice d'auîrui. Et quiconque lira mes
Confefilons impartialement, fi jamais cek
arrive , fentira que les aveux que j'y fais
font plus humilians , plus pénibles à faire ,
que ceux d\m mal plus grand mnis moins
honteux à dire , & que je n'ai pas dit
parce que je ne l'ai pas fait.
Il fuit de toutes ces réflexions que la
profeiîlon de véracité que je me fuis faite
9 plus fon fondement fur des fentimens de
droiture & d'équité que fur la réalité des
chofes & que j'ai plus fuivi dans la pra-
tique , les diredions morales de ma conf-
cience , que les notions abftraites du vrai ,
& du faux. J'ai fouvent débité bien des
fables, m.ais j'ai très-rarement menti. En
fiiivant ces principes j'ai donné fur moi
beaucoup de prifes aux autres, mais je
n'ai fait tort à qui que ce fût, & je ne me
fuis point attribué à moi -môme plus d'a-
vantage qu'il ne m'en étoit dû. C'eft uni-
quement par - là , ce me femble , que la
ycrité ell une vertu. A tout autre égard
î V*^^- Promenade. 307
elle n'eft pour nous qu'un être métaphy-
■fique dont il ne réfulte ni bien , ni mal.
je ne fens pourtant pas mon cœur allez
content de ces diflindions pour me croire
tout-à-fait irrépréhenfible. En pefant avec
tant de foin ce que je de vois aux autres ,
ai-je affez examiné ce que je me devois
à moi-même? S'il faut être juiie pour
autrui , il faut être vrai pour foi , c'eft un
hommage que l'iionnête homme doit ren-
dre à fa propre dignité. Quand la ûét'i-
iité de ma converfation me forçoit d'y
-fuppléer par d'innocentes fixions -, j'avois.
tort , parce qu'il ne faut point pour amu^
fer auti-ui s'avilir foi - même ; & quand ,
entraîne par le plaifir d'écrire , j'ajoutois
à des choies réelles des ornemens inven-
tés , j'avois plus de tort encore , parce que
orner la vérité par des tables , c'eft en effet
la défigurer.
Mais ce qui me rend plus inexcufable
eft la dcvife que j'avois choifie. Cette de-
vife m'obligeoit plus que tout autre
homme à une profelîîon phis étroite dé
ïa vérité , & il ne fnfnfoit pas que je lui
facrifialTe par-tout mon intérêt & mes per»
chans, il falloit lui facrifier aulTi ma foi-
V 3.
5o8 Les Rêveries;
blefle , & mon naturel timide. Il falîoit
avoir le courage & la force d'être vrai
toujours en toute occafion , & qu'il ne
fortît jamais ni iiftions ni fables d'une
bouche & d'une plume , qui s'etoit parti-r
culiérement confacrée à la vérité. Voilà
ce que j'aurois dû me dire en prenant
cette fîere deviie , Se me répéter fans cefîe
tant qvie j'ofai la porter. Jamais la faufîecé
ne difta mes menfonges , ils font tous
venus de foibkfle , mais cela m'excufe
très-mal. Avec une ame foible on peut
tout rfu plus fe garantir du vice , mais c'cft
être arrogant & téméraire d'ofer profefTer
de grandes vertus.
Voilà des réflexions qui probablement
ne me feroient jamais venues dans l'efprit
fi l'Abbé R ne me les eût fuggérées.
Il eil bien tard, fans doute , pour en faire
ufage ; mais il n'cfl: pas trop tard au moins
pour redrefier mon erreur, & remettre
ma volonté dans la règle : car c'efl défor-
mais tout ce qui dépend de moi* En ceci
donc & en toutes chofcs femblables , la
maxime de Solon eu applicable à tous les
âges,&: il n'efl jamais trop tard pour appren-
dre même de fes ennemis à être fage , vrai ,.
modefte^ ôc à moins préfumer de foi.
•^^=
o^
CINQUIEME PROMENADE.
13 E toutes les habitations où j'ai demeure
(& j'en ai eu de charmantes,) aucune ne
m'a rendu fi véritablement heureux , & ne
m'a laiffé de û tendres regrets que l'ifle de
St. Pierre au milieu du lac de Bienne. Cette
petite lile qu'on appelle à Neufchâtel l'ifle
de la Motte , eft bien peu connue même
en Suifle. Aucun voyageur, que je fâche ,
n'en fait mention. Cependant , elle eft très^
agréable & iinguliérement fitnée pour le
bonheur d'un homme qui aime à ie cir^
çonfcrire ; car quoique je fois peut-être le
feul au monde à qui fa deftinée en ait fait
une loi , je ne puis croire être le feul qui
ait un goût fi naturel , quoique je ne l'aye
trouvé jufqu'ici chez nul autre.
Les rives du lac de Bienne font plus
fauvages & romantiques que celles du lac
de Genève , parce que les rochers & les
bois y bordent l'eau de plus près ; mais
elles ne font ])as moins riantes. S'il y a
moins de culture de champs & de vignes ,
moins de villes & de maifons, il y a auffi.
plus de verdure naturelle , plus de prairiçs,
V 3
'310 Les Rêveries,
d'afylcs ombragés de bocages , des con-
trailes plus fréqiiens &l des accidens plus
rapprochés. Comme il n'y a pas iiir ces
heureux bords de grandes routes commo-
des pour les voitures , le pays eft peu fré-
quenté par les voyageurs ; mais il eu in-
térefîant pour des contemplatifs folitaires
qui aiment à s'enivrer à loifir des charmes
de la nature , & à fe recueillir dans un
filence que ne trouble aucun autre bruit
que le cri des aigles , le ramage entrecoupé
de quelques oifeaux , &l le roulement des
torrens qui tombent de la montagne. Ce
beau baiîin d'une forme prefque ronde en*
ferme dans fon milieu deux petites Ifles >
l'une habitée & cultivée d'environ dcmi-
lieue de tour , l'autre plus petite , déiérte
&; en friche , ëc qui fera détruite à la fin
par les tranfports de la terre qu'on en ôte
iàns cefl'e pour réparer les dégâts que les
vagues & les orages font à la grande. C'eft
ainfi que la fubflaîice du foible efl toujours
employée au profit du puifTant.
Il n'y a dans l'ifle qu'une feule maifon ,
mais grande , agréable & commode , qui
appartient à l'hôpital de Berne ainfi que
riile 5 & où loge im Receveur avec fa fa*
yma. Promenade. 3rf
îîiille & fes domejfliqiies. Il y entretient
une nombreufe baffe - cour , une volière
& des rcfervoirs pour le poiffon. L'Ifle
clans fa petiteffe eft tellement variée dans
fes terrains & (es afpeds, qu'elle offre tou-
tes fortes de fîtes , & fouffre toutes fortes
de cultures. On y trouve des champs , des
vignes , des bois , des vergers , des gras
pâturages ombragés debofquets, & bordés
d'arbriffeaux de toute efpece dont le bord
des eaux entretient la fraîcheur ; une haute
terraffe plantée de deux rangs d'arbres
borde l'ille dans fa longueur , & dans le
milieu de cette teiraffe on a bâti un joli
falon cil les habitans des rives voifmes le
raffeniblent , & viennent danfer les diman-*
ches durant les vendaniïcs.
C'eff dans cette Ille que je me réfugiai
après la lapidation de Mo tiers. J'en trouvai
le féjour fi charmant, j'y menois une vie
fi convenable à mon humeur que , réfolii
d'y finir mes jours je n'avois d'autre in-
qiùétude fmon qu'on ne me laiffât pas
exécuter ce projet , qui ne s'accordoit pas.
avec celui de m'entraîner en Angleterre
dont je fentois déjà les premiers effets.
Dans les preffentimens qui m'inquiétoicnt,
V 4
jii Les Rêveries,
j'aurois voulu qu'on m'eût fait de cet afyla
une prifon perpétuelle, qu'on m'y eût con-
finé pour toute ma vie , & qu'en m'ôtant
toute puiiTance & tout efpoir d'en fortir ,
on m'eût interdit toute efpece de commu-
nication avec la terre - ferme , de forte
qu'ignorant tout ce qui fe faifoit dans le
monde j'en euffe oublié l'exiftence , &C
qu'on y eût oublié la mienne aufli.
On ne m'a laiflé paffer gueres que deux
mois dans cette lile , mais j'y aurois paffé
deux ans , deux fiecles , & toute l'éternité
fans m'y ennuyer un moment , quoique
je n'y enfle avec ma compagne , d'autre
fociété que celle du Receveur , de fa fem-
me & de fes domefliques , qui tous étoient
à la vérité de très - bonnes gens , & rieu
de plus ; mais c'étoit précifément xe qu'il
me falloit. Je compte ces deux mois pour
le tems le plus heureux de ma vie , &
tellement heureux qu'il m'eût fuffi durant
toute mon exiftence , fans laiffer naître
un feul infiant dans mon ame le defir d'u»
autre état.
Quel étoit donc ce bonheur & en quoi
confiftoit fa jouiflance ? Je le donnerois
à, deviner à tpus hommes de ce fiecle fur
Yflie. Promenade. 313
la defcription de la vie que j'y menois. Le
précieux far n'unte. fut la première & la
principale de ces jouiffances que je voulus
favourer dans toute fa douceur , & tout
ce que je fis durant mon féjour ne fut ea
effet que l'occupation dclicieufe & nécef-
faire d'un homme qui s'eft dévoué à l'oi-
fiveté.
L'efpoir qu'on ne demanderoit pas
mieux que de me laiffer dans ce féjour
ifolé où je m'étois enlacé de moi-même,'
dont il m'étoit impofîible de fortir fans
aiîiflance & fans être bien apperçu , &
où je ne pouvois avoir ni communication
ni correfpondance que par le concours des
gens qui m'entouroient , cet efpoir, dis-je,
me donnoit celui d'y finir mes jours plus
tranquillement que je ne les avois paffés ,
& l'idée que j'aurois le tems de m'y arran-
ger tout à loifir fît que je commençai par
n'y faire aucun arrangement. Tranfporté là
brufquement leul & nud , j'y fis venir
fuccefîivcment ma gouvernante , mes livres
& mon petit équipage dont j'eus le ])laifir
de ne rien déballer , laiiTant mes caifTes &
mes malles comme elles étoient arrivées
§i vivant dans l'habitation où je comptois
314 Les Rêveries;
achever mes jours , comme dans une au-
berge dont j'aiirois dû partir le lendemain.
Toutes chofes telles qu'elles étoient alloient
il bien que vouloir les mieux ranger étoit
y gâter quelque choie. Un de mes plus
grands déhces étoit fur -tout de laiffer tou'
jours mes livres bien encaifles & de n'a-
voir point d'écritoire. Quand de malheii-
reufes lettres me forçoient de prendre la
plume pour y répondre , j'empruntois en
murmurant l'écritoire du Receveur , &. je
me hâtois de la rendre dans la vaine efpé-
rance de n'avoir plus befoin de la rem-
prunter. Au lieu de ces triftes paperafîes &
de toute cette bouquinerie, j'empliiîbis ma
chambre de fleurs & de foin ; car j'étois
alors dans ma première ferveur de Bota-
nique , pour laquelle le Docteur d'Ivernois
m'avoit infpiré un goût qui bientôt devint
paillon. Ne voulant plus d'œuvre de tra-
vail il m'en falloit une d'amulement , qui
me plût et qui ne me donnât de peine que
ççUe qu'aime à prendre im.parefTeux. J*en-
trepris de faire la Flora pctrlnfidaris & de
décrire toutes les plantes de Tlile fans en
omettre une feule, avec un détail fufEifant
pour m'occuper le rcile de mes jours. Oa
yme. Promenade. 315
dit qu'un Allemand a fait un livre fur ua
zeft de citron , j'en aurois fait un fur cha-
que gramen des prés , fur chaque mouffe
des bois , fur chaque lichen qui tapiffe les
rochers ; enfin je ne voulois pas laiiTer un
poil d'herbe , pas im atome végétal qui ne
tilt amplement décrit. En conféquence da
ce beau projet , tous les matins après le
déjeuné , que nous faifions tous enfemble,
j'allois , une loupe à la main & mon fyf-
tema natures fous le bras , vifiter un canton
de rifle que j'avois pour cet effet divifés
en petits quarrés , dans l'intention de les
parcourir l'un après l'autre en chaque fai-
fon. Rien n'efl plus fmguUer que les ravif^
femens , les extafes que j'cprouvois à cha-
que obfervation que je tailois fur !a ilruc-
ture & l'organifation végétale , & fur le
jeu des parties fexueiles dans la frudifica-
tion , dont le fyflême étoit alors tout-à-fait
nouveau pour moi. La dillinclion des ca-
rafteres génériques , dont je n*avois pas
auparavant la moindre idée , m'enchantoit
en les vérifiant fur les efpeces communes
en attendant qu'il s'en offrît à moi de plus
rares. La fourchure des deux longues éta-
niines de la Brunelle , le reffort de celle?
^i6 Le s' Rêveries,
ée rOrtîe & de la Pariétaire , rexplofion
du fruit de la Balfamine & de la capfule
du Buis , mille petits jeux de la thiftifî ca-
tion que j'obfervois pour la première fois
me combloient de joie , & j'allois deman-
dant û l'on avoit vu les cornes de la Bru-
nelle comme La Fontaine demandoit fi l'on
avoit ;lu Habacuc. Au bout de deux ou
trois heures je m'en revenois chargé d*une
ample moiffon , provifion d'amufement
pour Taprès-dînée au logis en cas de pluie.
J'employois le refte de la matinée à aller
avec le Receveur , fa femme & Thérefe
vifiter leurs ouvriers & leur récolte , met-f
tant le plus foiivent la main à l'œuvre avec
eux , & fouvent des Bernois qui me ve-*
rioient voir , m'ont trouvé juché fur de
grands arbres ceint d'un fac que je rem-
plifTois de fi-uit , & que je dévallois enfuite
à terre avec une corde. L'exercice que j'a-
vois fait dans la matinée & la bonne hu-
meur qui en eft inféparable me rendoient
le repos du dîné très-agréable ; mais quand
il fe prolongeoit trop & que le beau tems
m'invitoit , je ne pouvois fi long -tems
attendre, & pendant qu'on étoit encore à
table je m'efquivois & j'allois me jette?
yi»ie. Promenade. 317
feiil dans un bateau que je conduifois au
milieu du lae quand l'eau étoit calme , &
là , m'étendant tout de mon long dans le
bateau les yeux tournés vers le Ciel , je
me laiiTois aller & dériver lentement au
gré de l'eau , quelquefois pendant, plulieurs
heures, plongé dans mille rêveries con-
fiifes , mais délicieufes , & qui lans avoir
aucun objet bien déterminé ni confiant, ne
laiffoient pas d'être à mon gré cent fois
préférables à tout ce que j'avois trouvé de
plus doux dans ce qu'on appelle les plaifirs
de la vie. Souvent averti par le baiiler du
foleil de l'heure de la retraite , je me trou-»
vois û loin de l'Ifle que j'étois forcé de
travailler de toute ma force pour arriver
avant la nuit clofe. D'autres fois , au lieu
de m'écarter en pleine eau , je me plaifois
à côtoyer les verdoyantes rives de l'Ifle
dont les limpides eaux & les ombrages frais
m'ont fouvcnt engagé à m'y baigner. Mais
une de mes navigations les plus fréquentes
étoit d'aller de la grande à la petite Ifle ,
d'y débarquer & d'y paffer l'après-dînée ,
tantôt à des promenades très-circonfcrites
au milieu des Marceaux , des Bourdaines ,
des Perficaires , des ArbrilTeaux de toute
5iB Les Revérîes,
efpece , & tantôt m'ctabliflant au fommet
d\in tertre fablonneiix , couvert de gazon ,
de Serpolet , de fleurs , même d'Efparcette-j
&: de treffles qu'on y avoit vralfemblable-
ment femés autrefois , & très-propre à lo^
ger des lapins qui pouvoient là multiplier
en paix fans rien craindre , &i fans miirô
à rien. Je donnai cette idée au Receveur
qui fît venir de Neufchâtel des lapins mâles
& fem.elles , & nous allâmes en grande
pompe , fa femme , ime de fes fœurs , Thé-
refe & moi les établir dans la petite lue ,
où ils commençoient à peupler avant mon
départ & oii ils auront profpéré fans doute ,
s'ils ont pu foutenir la rigueur des hivers*
La fondation de cette petite colonie fut
ime fête. Le Pilote des Argonautes n'étoit
pas plus fier que moi menant en triomphe
la compagnie & les lapins de la grande Ifle
à la petite, & je notois avec orgueil j que
îa Recevcufe qui redcutoit l'eau à l'excès
& s'y trouvoit toujours mal , s'cml)arqua
fous m.a conduite avec confiance , & ne
montra nulle peur durant la traverfée.
Quand le lac agité ne me permcttoit pas
îa navigation , je paflbis mon après-midi à
parcourir l'Ifle en herborifant :\ droite & à
V"^^ Promenade. 319
fauche , m'afTeyant tantôt dans les réduits
les plus rians & les plus folitaires pour y
rcver à mon aife , tantôt fur les terraffes
& les tertres , pour parcourir des yeux le
iuperbe & raviffant coup - d'œll du lac &C
de fes rivages , couronnés d'un côté par
des montagnes prochaines , & de l'autre
élargis en riches & fertiles plaines dans
lefquelles la vue s'étendoit jufqu'aux mon-
tagnes bleuâtres plus éloignées qui la bor-
noient.
Quand le foir approchoit, je defcendois
des cimes de l'Ifle , & j'allois volontiers
m'aiTcoir au bord du lac fur la grève dans
quelque afyle caché ; là le bruit des vagues
& l'agitation de l'eau fixant mes fens , &C
chaffant de mon ame toute autre agitation ,
la plongeoient dans une rêverie délicieufe
oii la nuit me furprenoit fouvent fans que
je m'en fuffe apperçu. Le flux & reflux de
cette eau , fon bruit continu mais renflé
par intervalles frappant fans relâche mon
oreille & mes yeux , fuppléoient aux mou-
vemens internes que la rêverie éteignoit
€n moi, & fuffifoient pour me faire Icntir
avec plaifif mon exiflence , fans prendre la
peine de penfer. De tems à autre naiffoit
}io Les Rêveries,
quelque foible & courte réflexion fur
rinilabilité des chofes de ce monde dont
la lurface des eaux m'ofFroit l'image : mais
bientôt ces imprefîlons légères s'effaçoient
dans l'uniformité du mouvement continu
qui me berçoit , & qui fans aucun concours
aûif de mon ame ne laiflbit pas de m'at-
tacher au point , qu'appelle par l'heure &
par le fignal convenu , je ne pouvois m'ar-
racher de-là fans efforts.-
Après le foupé , quand la foirée étoit
belle , nous allions encore tous enfemble
faire quelque tour de promenade fur la
terraffe pour y refpirer l'air du lac & la
fraîcheur. On fe repoibit dans le pavillon ,
on rioit , on caufoit , on chantoit quelque
vieille chanfon qui valoit bien le tortillage
moderne , & enfin l'on s'alloit coucher
content de fa journée & n'en délirant
qu'une femblable pour le lendemain.
Telle eil , laifTant à part les viHtes im-
prévues & importunes , la manière dont
j'ai paffé mon tems dans cette Ifle durant
le féjour que j'y ai fait. Qu'on me dife à
préfent ce qu'il y a là d'affez attrayant pour
exciter dans mon cœur des regrets fi vifs ,
û tendres & fi durables , qu'au bout de
quinze
y-me. Promenade; 3?,!
qiimze ans , il m'efî: impoffible Je fonger
à cette habitation chérie , fans m'y fentir
à chaque fois tranfporter encore par les
élans du defir.
J'ai remarqué dans les vicifîltudes d'une
longue vie que les époques des plus dou-
ces jouiffarces & des plaifirs les plus vifs
ne font pourtant pas celles dont le fouvenir
m'attire & me touche le plus. Ces courts
momens de délire & de pafïïon , quelques
vifs qu'ils puiiTent être , ne font cependant
& par leur vivacité même , que des points
bien clair-femés dans la ligne de la vie. Ils
font trop rares & trop rapides pour confti-
tuer un état , & le bonheur que mon cœur
regrette n'eil: point compofé d'inftans fugi-
tifs j mais un état fimple & permanent ,
qui n'a rien de vif en lui - même , mais
dont la durée accroît le charme au point
d'y trouver enfin la fuprême félicité.
Tout eft dans un flux continuel fur la
terre. Rien n'y garde une forme confiante
& arrêtée, & nos affe£l:ions qui s'attachent
aux chofes extérieures palTent & chanoent
néceflairement comme elles. Toujours en
avant ou en arrière de nous , elles rappel-
lent le pafTé qui n'efl: plus ou préviennent
Supplément. Tome IX, X
311 Les RêvèrîEs,
Pavenir qui fouvent ne doit point être : il
n'y a rien là de follde à quoi le cœur fe
puifle attacher, Aulîi n'a-t-on gueres ici-bas
que du plaifir qui pafle ; pour le bonheur
qui dure , je doute qu'il y foit connu. A
peine eft-il dans nos plus vives jouifiances
tm inftant où le cœur puifTe véritablement
nous dire : je voudrais que cet injiant durât
toujours. Et comment peut- on appeller
bonheur un état fugitif qui nous laiffe en-
core le cœur inquiet & vide , qui nous fait
regretter quelque chofe avant , ou defiref
encore quelque chofe après ?
Mais s'il efl un état où l'ame trouve une
aiïiette aflez folide pour s'y repofer toute
entière & raffembîer là tout fon être , fans
avoir befoin de rappeller le pafle , ni d'en-
jamber fur l'avenir ; où le tems ne foit
rien pour elle , où le préfent dure toujours
fans néanmoins marquer fa durée & fans
aucune trace de fucceffion , fans aucun au-
tre fentiment de privation ni de jouiflance ,
de plaifir nide peine , de defir ni de crainte
que celui feul de notre exiftence, & que
ce fentiment feul puifle la remplir toute
entière ; tant que cet état dure , celui qui
s'y trouve peut s'appeller heureux, non
yme. Promenade. 323
<ÎVn bonheur imparfait , pauvre & relatif,
tel que celui qu'on trouve dans les plaifirs
de la vie , mais d'un bonheur fuffifant ,
parfait & plein , qui ne laiffe dans l'ame
aucun vide qu'elle fente le befoin de rem-
plir. Tel eft l'état où je me fuis trouvé
fouvent à l'Ifle de St. Pierre dans mes rêve-
ries folitaires , foit couché dans mon ba-
teau que je laiffois dériver au gré de l'eau 5
foit aiTis fur les rives du lac agité, foit
ailleurs au bord d'une belle rivière ou d'un
ruiiïeau murmurant fur le gravier.
De quoi jouit-on dans une pareille fitua-
tion ? De rien d'extérieur à foi , de rien
fmon de foi-même & de fa propre exif-
tence , tant que cet état dure , on fe fuffit
à foi-même, comme Dieu. Le fentiment
de l'exiftence dépouillé de toute autre af-
feâion eft par lui-même un fentiment pré-
cieux de contentement ôc de paix, qui
fufRroit feul pour rendre cette exiftence
chère & douce , à qui fauroit écarter de
foi toutes les imprelîions fenfuelles & ter-
reftres qui vi?nnent fans ci^^e nous en dif-
traire &c en troubler ici-bas la douceur.
Mais la plupart des hommes agités de paP
fions continuelles connoifTent peu cet état p
X 2
324 Les Rêveries,
& ne l'ayant goûté qu'imparfaitement du-
rant'peu d'inftans , n'en confervent qu'une
idée obfcure & conflife qui ne leur en fait
pas fentir le charme. Une feroit pas même
bon , dans la préfente conftitution des cho-
fes , qu'avides de ces douces extafes , ils
s'y dégoùtaffent de la vie adive dont leurs
befoins toujours renaifians leur prefcrivent
le dévoir. Mais un infortimé qu'on a re-
tranché de la ibciété humaine , & qui ne
peut plus rien faire ici-bas d'utile & de
bon pour autrui ni pour foi , peut trouver
dans cet état , à toutes les félicités humai-
nes des dédommagemens que la fortune &
les hommes ne lui fauroient ôter.
Il eu vrai que ces dédommagemens ne
peuvent être fcntis par toutes les âmes ni
"dans toutes les fituations. Il faut que le
"cœur foit en paix Se qu'aucune pa/îion n'en
'vienne troubier le calme. Il y faut des dif-
' politions de la part de celui qui les éprou-
ve , il en faut dans le concours des objets
"environnans. Il n'y faut, ni un repos
■ abfolu , ni trop d'agitation , mais un mou-
♦ vemert uniforme & modéré qui n'ait ni
■ fecoulfes ni intervalles. Sans mouvement,
'la vie n'eft qu'une léthargie. Si le mouve-
yme. Promenade. 315
ment eft inégal ou trop fort il réveille ; en
nous rappellant aux objets environnans ,
il détruit le charme de la rêverie, & nous
arrache d'au-dedans de nous , pour nous
remettre à l'inflant fous le joug de la for-
tune & des hommes , & nous rendre au
fentiment de nos malhaurs. Un filence ab-
folu porte à la trifteffe. Il offre une image
de la mort. Alors , le fecours d'une ima-
gination riante eft néceffaire & fe préfente
affez naturellement à ceux que le Ciel en
a gratinés. Le mouvement qui ne vient
pas du dehors , fe fait alors au-dedans de
nous. Le repos eft moindre , il efl vrai „
mais il eft auffi plus agréable , quand de
légères dz douces idées , fans agiter le fond,
de l'ame , ne font pour ainfi dire qu'en
effleurer la furface. Il n'en faut qu affe^
pour fe fouvenir de foi-même en oubliant
tous fcsjnaux. Cette efpece de rêverie peut
le goûter par-tout où Ton peut ê^re tran-
quille ; & j'ai fouvent penfé qu r\ laBaflille,
èc même dans un cachot où nul objet
n'eût frappé m^a vue , j'aurois encore p-i
rêver agréablement.
Mais il faut avouer que cela fe faifoit
bien mieux 6z plus agréablement dans une
X 5
^i6 Les Rêveries,
Me fertile & folitaire , naturellement clr-«
confcrite & féparée du rcfte du monde ,
oii rien ne m'ofFroit que des images rian-.
tes , où rien ne me rappelloit des fouve-
nirs attriftans , où la fociété du petit nom-
bre d'habitans étoit liante & douce fans
être intéreffante au point de m'occuper in-
ceffamment; où je pouvois enfin me livrer
tout le jour fans obftacle & fans foins aux
occupations de mon goût, ou à la plus
molle oifiveté. L'occalion fans doute ctoit
" belle pour un rêveur , qui , fâchant fe
nourrir d'agréables chimères au milieu des.
objets les plus déplaifans , pou voit s'en
raflafier à fon aife en y faifant concourir
tout ce qui frappoit réellement fes (ens.
En fortant d'une longue &: douce rêverie ,
me voyant entouré de verdure , de fleurs ,
d'oifcaux, & laiiTant çrrer mes yeux au
loin fur les romanefques rivages qui bor-
doient une vafte étendue d'eau claire &c
Criftalline , j'aflimilois à mes fiftions tous
ces aimables objets ; & me trouvant enfin
ramené par degrés à moi-même & à ce qui
m'entouroit , je ne pouvois marquer le
point de féparation des fixions aux réalités ;
tant tout concouroit également à me
yme. Promenade. 327
rendre chère la vie recueilue & folitaire
que je menois dans ce beau féjour. Que
ne peut- elle renaître encore! Que ne
puis-je aller finir mes jours dans cett^
Ifle chérie fans en reffortir jamais , ni
jamais y revoir aucun habitant du con-
tinent qui me rappellât le Ibuvenir des
calamités de toute efpece qu'ils le plailent
à raffembler dw moi depuis tant d'années 1
Ils leroient bientôt oubliés pour jamais ;
fans doute ils ne m'oublieroient pas de
même : mais que m'importeroit , pourvu
qu'ils n'eulTent aucun accès pour y venir
troubler mon repos ? Délivré de toutes
les paffions terreftres qu'engendre le tumulte
de la vie fociale , mon ame s'élanceroit
fréquemment au-defTus de cette atmof-
phere , & commerceroit d*avance avec les
Intelligences céleftes dont elle efpere aller
augmenter le nombre dans peu de tems.
Les hommes fe garderont , je le fais, de
me rendre un fi doux afyle où ils n'ont
pas voulu me laiffer. Mais ils ne m'empê-
cheront pas du moins de m'y tranfporter
chaque jour fur les aîles de l'imagination ,
& d'y goûter durant quelques heures , le
même plaifir que fi je l'habitois encore. Ce
X 4
328 Les Rêverie s ;
que j'y ferois de plus doux , feroit d'y
rêver à mon aife. En rêvant que j'y fuis ,
ne fais^je pas la même çhofe ? Je fais
même plus ; à l'attrait d'une rêverie abf-
traite & monotone , je joins des images
charmantes qui la vivifient. Leurs objets
échappoient fouvent à mes fens dans mes
extafes ; & maintenant , plus ma rêverie
eft profonde , plus elle me les peint vi-
vement. Je fuis fouvent plus au milieu
d'eux , & plus agréablement encore , que
quand j'y étois réellement. Le malheur
eflqu'à mefureque l'imagination s'attiédit,
cela vient avec plus de peine & ne dure
pas il long-tems. Hélas ! c'efl quand on
commence à quitter fa dépouille qu'on en
eft le plus ofFufqué I
#
SIXIEME PROMENADE.
Hou
S n'avons gueres de mouvement
machinal dont nous ne puffions trouver
la caufe dans notre coeur , {i nous favions
bien l'y chercher.
Hier en paiTant fur le nouveau boule-
vard pour aller herborifer le long de la
Biévre du côté de Gentilly, je fis le cro-
chet à droite en approchant de la barrière
d'enfer , & m'écartant dans la campagne
j'allai par la route de Fontainebleau gagner
les hauteurs qui bordent cette petite rivière.
Cette marche étoit fort indifférente en elle-
même; mais en me rappellant que j'avois
fait plufieurs fois machinalement le même
détour , j'en recherchai la caufe en moi-
même , & je ne pus m'empêcher de rire
quand je vins à la démêler.
Dans un coin du boulevard , à la fortie
de la barrière d'enfer , s'établit journelle-
ment en été une femme qui vend du fruit ,
de la tifanne &c des petits pains. Cette
femme a un petit garçon fort gentil , mais
boiteux, qui , clopinant avec fes béquilles
s'en va d'aifez bonne grâce demandant l'au^
330 Les Rêveries;
mône aux pafTans. J'avois fait une efpece
de coî#olfrance avec ce petit bon homme ;
il ne manquoit pas chaque fois que je paf«
fois de venir me faire fon petit compli-'
ment, toujours fuivi de ma petite offrande.
Les premières fois je fus charmé de le
voir , je lui donnois de très-bon cœur &
je continuai quelque tems de le faire avec
le même plaifir, y joignant même le plus
fou vent celui d'exciter & d'écouter fon
petit babil que je trou vois agréable. Ce
plaifir devenu par degrés habitude fe trouva
je ne fais comment , transformé dans une
efpece de devoir dont je fentis bientôt la
gêne ; fur-tout à caufe de la harangue pré-
liminaire qu'il falloit écouter , & dans
laquelle il ne manquoit jamais de m'appeller
fouvent M. Rouleau , pour montrer qu'il
me connoiilbit bien ; ce qui m'apprenoit
affez , au contraire , qu'il ne me connoifToit
pas plus que ceux qui l'avoient inftruit«
Dès-lors je pafTois par-là moins volontiers,
& enfin je pris machinalement l'habitude
de faire le plus fouvent un détour quand
j'approchois de cette traverfe.
Voilà ce que je découvris en y réflé*
çhifTant : car rien de tout cela ne s'étoit
V ï*"^- Promenade. 331
ofFert jufqvi'alors dlftinaement à ma peu-
fée. Cette oblervation m'en a rappelle liic-
ceiTivement des miikitiides d'autres qui
m'ont bien confirmé que les vrais & pre-
miers motifs de la plupart de mes avions
ne me font pas auiTi clairs à moi-même
que je me l'étois long-tems figuré. Je fais
& je fens que faire du bien eft le plus
vrai bonheur que le cœur humain puiffe
goûter ; mais il y a long-tems que ce
bonheur a été mis hors de ma portée ,
& ce n'eft pas dans un aufifi miférable
fort que le mien qu'on peut efpérer de
placer avec choix & avec fruit une feule
aaion réellement bonne. Le plus grand
foin de ceux qui règlent ma deftinée,
ayant été que tout ne fût pour moi que
fauffe & trornpeufe apparence, un mo-
tif de vertu n'cft jamais qu'un leurre qu'on
me préfente pour m'atiirer dans le picge
où l'on veut m'enlacer. Je fais cela ; je
fais que le feul bien qui foit déformais
en ma puifiance eft de m'abllenir d'r.glr ,
de peur de mal fliire fans le vouloir ëc
fans le favoir.
Mais il fut des tems plus heureux oii
fuivant les mouvemens^de mon cœur*
33 i Les Rêveries,
je pouvois quelquefois rendre un autre
cœur content , & \e me dois l'honora-
ble témoignage que chaque fois que j'ai
pu goûter ce plaifir , je l'ai trouvé plus
doux qu'aucun autre. Ce penchant fut
vif , vrai , pur , & rien dans mon plus
fccret intérieur ne l'a jamais démenti. Ce-
pendant j'ai fenti fouvent le poids de
mes propres bienfaits par la chaîne des
devoirs qu'ils entraînoient à leur fuite :
alors le plaifir a difparu , & je n'ai plus
trouvé dans la continuation des mêmes
foins qui m'avoient d'abord charmé ,
qu'une gêne prefque infupportable. Du-
rant mes courtes profpérités beaucoup de
gens recouroient à moi , & jamais dans
tous les fervices que je pus leur rendre ,
aucun d'eux ne fut éconduit. Mais de ces
premiers bienfaits verfés avec effufion de
cœur , naiifoient des chaînes d'engagé-
mens fuccefîifs que je n'avois pas pré-
vus & dont je ne pouvois plus fecouer
le joug. Mes premiers fervices n'étoient
aux yeux de ceux qui les recc voient que
les arrhes de ceux qui les dévoient fui-'
vre; & dès que quelque infortuné avoit
jette fur moi le grappin d'un bienfait reçu ,
y ihie. Promenade. 3^3
c*en étoit fait déformais, & ce premier
bienfait libre & volontaire devenoit un
droit indéfini à tous ceux dont il pou-
voit avoir befoin dans la fuite , fans que
l'impuifTance même fuffit pour m'en af-
franchir. Voilà comment des jouiflances
très-douces fé transformoient pour moi
dans la fuite en d'onéreux affujettiffemens.
Ces chaînes cependant ne me parurent
pas très-pefanîes tant qu'ignoré du public ,
je vécus dans l'obfcurité. Mais quand une
fois ma perfonne fut offichée par mes écrits ,
faute grave fans doute , mais plus cu'ex-
piée -par mes malheurs ; . dès-lors je de-
vins le bureau général d'adrtffe de tous
les fouffreteux ou foi-alfants tels, de tous
les aventuriers qui cherchoient des dupes,
de tous ceux qui fous prétexte du grand
crédit qu'ils feignoient de m'atîribuer vou-
loient s'emparer de moi de manière ou
d'autre. C'eil alors que j'eus lieu de corv-
noître que tous les penchans de la natiu-e ,
fans excepter la bienfaifance elle-même,
portés ou fuivis dans la fociété fans pru-
dence & fans choix, changent de nature
& deviennent fouvent aufTi nuifibles qu'ils
étoient utilesdans leur première diret;iioii.
334 Les R.êveries,
Tant de cruelles expériences changèrent
peu à peu mes premières difpofitions , ou
plutôt les renfermant enfin dans leurs
véritables bornes , elles m'apprirent à
fuivre moins aveuglément mon penchant
à bien faire , lorfqu'il ne fervoit qu'à favo-
rifer la méchanceté d'autrui.
Mais ]e n'ai point regret à ces mêmes
expériences , puifqu'elles m'ont procuré
par la réflexion de nouvelles lumières fur
la connoiffance de moi-même, & fur les
vrais motifs de ma conduite en mille cir-
conftances fur lefquelles je me fuis fi fou-
vent fait illufion. J'ai vu que pour bien
faire avec plaifir , il falloit que j'agiffe li-
brement , fans contrainte , & que pour
m'ôter toute la douceur d'une bonne œu-
vre , il fuffifoit qu'elle devînt un devoir
pour moi. Dès-lors le poids de l'obliga-
tion me fait un fardeau des plus douces
jouiflances , & , comme je l'ai dit dans
l'Emile , à ce que je crois , j'euffe été chez
les Turcs , un mauvais mari à l'heure oii
le cri public les appelle à remplir les de-
voirs de leur état.
Voilà ce qui modifie beaucoup l'opi-
nion que j'eus long-tems de ma propre
V I'"^- Promen^ade. 335
vertu ; car il n'y en a point à fuivre fes
penchans , & à fe donner , quand ils nous
y portent , le plaifir de bien faire : mais
elle Gonfifte à les vaincre quand le de-
voir le commande , pour faire ce qu'il
nous prefcrit , & voilà ce que j'ai fu moins
faire qu'homme du monde. Né fenfible
& bon , portant la pitié jufqu'à la foi-
bleffe, & me fentant exalter l'ame par
tout ce qui tient à la générolité, je fus
humain, bienfaifant, fecouràble par goût ,
par paffion même , tant qu'on n'intéreffa
que mon cœur ; j'euffe été le meilleur
& le plus clément des hommes , û j'en
avois été le plus puiffant , & pour étein-
dre en moi tout defir de vengeance, il
m'eût fuffi de pouvoir me venger. J'au-
rois même été jufte fans peine contre
mon propre intérêt , mais contré celui des
perfonnes qui m'étoient chères je n'aurois
pu me réfoudre à l'être. Dès que mon
devoir & mon cœur étoient en contra-
diûlon , le premier eut rarement la vic-
'toire , à moins qu'il ne fallût feulement
que m'âbftenir ; alors j'étois fort le plus
fouvent ; mais agir contre mon penchant
itie fut toujours impolTible. Que ce foit
3 3^5 Les Rêveries,
les hommes , le devoir ou même îa né-*
cefîité qui com.mande , quand mon cœur
fe tait , ma volonté relie fourde , & je
ne laurois obéir. Je vois le mal qui me
menace & je le lailTe arriver plutôt que
de m'agiter pour le prévenir. Je com-
mence quelquefois avec effort, mais cet
effort me lalfe 6c m'épuife bien vite; je
ne faurois continuer. En toute chofe ima-
ginable ce que je ne fais pas avec plailir,
m'ell bientôt impoffible à faire.
Il y a plus. La contrainte d'accord avec
mon defir fuiHtpour l'anéaptir &: le changer
en répugnance, en averfion même, pour
. peu qu^elle agifle trop fortement ; & voilà
ice qui me rend pénible la bonne œuvre
qu'on exige & que je faifois de moi-
même , lorfqu'on ne l'exigeoit pas.. Un
bienfait purement gratuit eft certainement
une œuvre que j'aime à faire. Mais quand
, celui, qui l'a reçu s'en fait un titre pour
..^n - exiger la continuation fous peine de
^fa haine , quand il me fait une loi d'être
à jamais fon bienfaiteur , pour avoir d'a-
bord pris plaifir à l'être , dès-lors - la gêne
.. commepce& le plaifir s'évanouit. C? que je
, fais alors quand je cé.de , eft toibleire& mau-
vaife
Vîme. Promenade. 337
Vaife honte , mais la bonne volonté n'y
eft plus , & loin que je m'en applaudiffe
en moi-même , je me reproche* en ma
confcience de bien faire à contre-cœur.
Je fais qu'il y a une efpece de contrat
& même le plus faint de tous entre le
bienfaiteur &c l'obligé, C'efl: une forte de
fociété qu'ils forment l'un avec l'autre^
plus étroite que celle qui unit les hommes
en général , & fi l'obligé s'engage tacite-
ment à la reconnoifTance , le bienfaiteur
s'engage de même à conferver à l'autre ,
tant qu'il ne s'en rendra pas indigne , la
même bonne volonté qu'il vient de lui
témoigner , & à lui en renouveller les
aftes toutes les fois qu'il le pourra &
qu'il en fera requis. Ce ne font pas là des
conditions expreffis , mais ce font des ef-
fets naturels de la relation qui vient de
s'établir entr'eux. Celui qui la pr-^miere
fois refufe un fer vice gratuit qu'on lui
demande ne donne aucun droit de fe plain-
dre à celui qu'il a refiifé ; mais celui qui
dans un cas femblable refufe au môme la
même grâce qu'il lui accorda ci-devant ,
fruftre une ef'jérance qu'il l'a autorifé à
concevoir; il trompe & dément une at-
^uppUmmt^ Tome IX, Y
53^ Les Rêveries;
tente qu'il a fait naître. On fent dans ce
refus je ne fais quoi d'injufte & de plus dur
que dan j l'autre , mais il n'en eft pas moins
l'effet d'une indépendance que le cœur ai-
me , & à laquelle il ne renonce pas fans
effort. Quand je paye une dette c'eft un
devoir que je remplis; quand je fais un
don c'eft un plalfir que je me donne. Or
le plaifir de remplir fes devoirs efl de
ceux que la feule habitude de la vertu
fait naître : ceux qui nous .viennent im-
médiatement de la nature ne s'élèvent pas
û haut que cela.
Après tant de triffes expériences , j'ai
appris à prévoir de loin les conféquen-
ces de mes premiers mouvemens fuivis,
& je me fuis fouvent abflenu d'une bonne
œuvre que j'avois le defir & le pouvoir
de faire, effrayé de rafTujettifTement au-
quel dans la fuite je m'allois foumettre,
fi je m'y livrois inconfidérément. Je n'ai
pas toujours fenti cette crainte , au con-
traire, dans majeuneffe je m'attachois par
mes propres bienfaits , & j'ai fouvent
éprouvé de même que ceux que j'obligeois
s'affeûionnoient à moi par reconnoiffance
encore plus que par, intérêt. Mais les cho-
V r*^^' Promekade. 359-
^es ont bien changé de face à cet égard
comme à tout autre, auffi-tôt que mes
malheurs ont commencé. J'ai vécu dès-
lors dans une génération nouvelle qui ne
reffembloit point à la première , &c mes
propres ientimens pour les autres ont fouf-
fart des changemens que j'ai trouvés dans
ks leurs. Les mêmes gens que j'ai vus
fucceïTivement dans ces deux générations
fi différentes, fe font pour ainfi dire af-
fimilés fucceffivement à l'une & à l'autre.
De vrais & francs qu'ils étoient d'abord ,
devenus ce qu'ils font , ils ont fait comme
tous les autres. Et par cela feul que les
tems font changés, les hommes ont changé
.comme eux. Eh, comment pourrois-je
garder les mêmes fentimens pour ceux en
qui je trouve le contraire de ce qui les
Ht naître ! Je ne les hais point , parce que
je ne faurois haïr ; mais je né puis me
défendre du mépris qu'ils méritent , ni
m'abftenir de le leur témoigner.
Peut-être , fans m'en appercevoir , ai-je
changé moi-même plus qu'il n'auroit fallu.
Quel naturel réfifteroit, fans s'altérer, à
une fituation pareille à la mienne ? Con-
vaincu par vingt ans d'expérience que tout
y 2
340 Les Rêveries^
ce que la nature a mis d'heureufes difpo^
fitions dans mon cœur eft tourné par ma
deftiflée , & par ceux qui en difpofent ,
au préjudice de maj - même ou d'autrui.
le ne puis plus regarder une bonne oeuvre
qu'on me préfènte à faire que comme un
piège qu'on me tend , & fous lequel efl
caché quelque mal. Je fais que quel que
foit l'effet de l'œuvre , je n'en aurai pas
moins le mérite de ma bonne intention
Oui , ce mérite y eft toujours fans doute ,
mais le charme intérieur n'y eil: plus ; &
û-tot que ce flimulant me manque , je ne
iens qu'indifférence & glace au-dedans de
moi ; & fur qu'au lieu de taire une action
vraiment utile , je ne fais qu'un ade de
tlupe , l'indignation de l'amour - propre
î ointe au défaveu de la raifon ne m'infpire
que répugnance & réliftance , oii j'eufTe
été plein d'ardeur 6c de zèle dans mon état
«laturel.
Il eft des fortes d'adverfités qui élèvent
& renforcent l'ame , mais il en eu qui
l'abattent & la tuent ; telle eft celle dotit
je fuis la proie. Pour peu qu'il y eût eu
quelque mauvais levain dans la mienne,
;^lle l'eut fait fermenter à l'excès , elle
"Vime. Promenade: yj-f
4n*eiït rendu frénétique ; mais elle ne m'a
rendu que nul. Hors d'état de bien faire
êc pour moi - même & pour autrui , je
m'abftiens d'agir ; & cet état qui n'eft in-
nocent que parce qu'il eft forcé , me fait
trouver une forte de douceur à me livrer
pleinement fans reproche à mon penchant
naturel. Je vais trop loin fans doute , puif-
que j'évite les occaiions d'agir , mcme où
je ne vois que du bien à faire. Mais cer-
tain qu'on ne me laifTe pas voir les chofes-
comme elles font, je m'abftiens de juger
fur les apparences qu'on leur donne ; &
de quelque leurre qu'on couvre les motifs
d'agir , il fufiit que ces motifs foient laifTés
à ma portée pour que je fois fur qu'ils font
trompeurs.
Ma deftinée femble avoir tendu dès mon
enfance le premier piège qui m'a rendu
long-tems il facile à tomber dans tous les.
autres. Je fuis né le plus confiant des hom-
mes , & durant quarante ans entiers jamais
cette confiance ne fut trompée une feule
fois. Tombé tout-d'un-coup dans un autre
ordre de gens & de chofes, j'ai donné dans
mille embûches fans jamais en appercevoir
aucune , &; vingt ans d'expérience ont à
y 3
J4î Les Rêveries,
peine fiiffi pour m'éclairer fur mon fott.
Une fois convaincu qu'il n'y a que men^
fonge & fauiTeté dans les démonfrrations
grimacières qu'on me prodigue , j'ai paffé
rapidement à l'autre extrémité : car , quand
on efl une fois forti de fon naturel , il n'y
a plus de bornes qui nous retiennent. Dès-?
lors je me fuis dégoûté des hommes , &
ma volonté concourant avec îa leur à cet
égard , me tient encore plus éloigné d'eux
que ne font toutes leurs machines.
Ils ont beau faire : cette répugnance ne
peut jam.ais aller jufqu'à l'averfion. En
penfaqt à h dépendance oii ils fe font mis
de moi pour me tenir dans la leur, ils me
font une pitié réelle. Si je ne fuis malheu-?
reux , ils le font eux - mêmes ; & çhaquq
fois que je rentre en moi, je les trouve
toujours h. plaindre. L'orgueil peut-être fe
mêle epcore à cesjugemens, je me fens
trop au - deflus d'eux pour les haïr. Ils peu-
vent m'intéreffer tout au plus jufqu'au
mépris , mais jam^iis jufqu'à la haine : enfiri
je m'aime trop moi-même , pour pouvoir
haïr qui que ce foit. Ce feroit relTerrer ,
comprimer mon exiitence , & je vou-
drois plutôt retendre fur tout l'univers.
V jme. Promenade, 343
}'aime mieux les fuir que les haïr. Leur
afpecl frappe mes fens , & par eux , mon
cœur d'imprelîîons que mille regards cruels
me rendent pénibles ; mais le mal-aife cefle
aufïi-tôt que l'objet qui le caufe a difparu.
Je m'occupe d'eux , & bien malgré moi ,
par leur préfence , mais jamais par leur
fouvenir. Quand je ne les vois plus , ils
font pour moi comme s'ils n'exiftoient
point.
Ils ne me font même indifFérens qu'en
ce qui fe rapporte à moi : car dans leurs
rapports entr'eux , ils peuvent encore m'in-
térefl'er & m'émouvoir comme les perfon-
nages d'un drame que je verrois repréfen-
ter. Il faudroit que mon être moral fût
anéanti pour que la juilice me devînt in-
différente. Le fpedacle de l'injuHice & de
la méchanceté me fait encore bouillir le
fang de colère ; les ades de vertu oii je
ne vois ni forfanterie ni ollentation me
font toujours treflaillir de joie , & m'arra-
chent encore de douces larmes. Mais il
feut que je les voye & les apprécie moi-
môme ; car après ma propre hifroire , il
faudroit que je fufle infenfé pour adopter ,
fur quoi que ce fut, le jugement des hom-t
Y 4
344 Les Reverïes,
mes , & pour croire aucune chofe fur la'
ibi d'autrui.
Si ma figure & mes traits étoient auiîi
parfaitement înconmis aux hommes que le
font mon caradere & mon naturel , je
vivrois erxore fans peine au milieu d'eux.
Leur fociéîë même pourroit me plaire tant
que je leur ferois parfaitement étranger.
Livré fans contrainte à mes inclinations
naturelles , je les aimerois encore s'ils ne
s'occupoient jamais de moi. J'exercerois
fur eux vme bienveillance univerfelle 6c
parfaitement déiintéreffée : mais fans for-
mer jamais d'attachement particulier , &
fans porter le joug d'aucun devoir , je
ferois envers eux librement & de moi-
même , tout ce qu'ils ont tant de peine à
faire incités par leur amour - propre , ÔC
contraints par toutes leurs loix.
S' j'étois refté libre, obfcur, ifolé com-
me j'étois fait pour l'être , je n'aurois fait
que du bien : car je n'ai dans le cœur le
germe d'aucune pafTion nuifible. Si j'euffe
été invifible & tout-puiffant comme Dieu
j'aurois été bicnfaifant & bon comme lui*
C'eft la force Se la liberté qui font les
cxcellens homiues. La foibleffe & l'efcla-
yime. p ROM EN AD E. ^4^
Vage n'ont jamais fait que des méchans.
Si j'euffe été pofTefleur de l'anneau de
Gygès , il m'eût tiré de la dép sndance des
hommes & les eût mis dans la mienne.
Je me fuis fouvent demandé dans mes
châteaux en Efpagne , quel ufage j'aurois
fait de cet anneau ; car c'eft bien là que
la tentation d'abufer doit être près du pou-
voir. Maître de contenter mes dcfirs , pou-
vant tout, fans pouvoir être trompé par per-
fonne, qu'aurois-je pu defirer avec quel-
que fuite ? Une feule chofe : c'eût été de
voir tous les cœurs contens. L'afpeâ: de
la félicité publique eût pu feul toucher
mon cœur d'un fentiment permanent , ëz
l'ardent deiir d'y concourir eût été ma
plus confiante pafTion. Toujours jufte fans
partialité, & toujours boa fans foiblefle,
je me ferois également garanti des méfian-
ces aveugles, & des haines implacables ;
parce que voyant les hommes tels qu'ils
font , & lifant aifément au fond de leurs
cœurs, j'en aurois peu trouvé d'aflez ai-
mables pour mériter toutes mes afFeâ^ions ,
peu d'affez odieux pour mériter toute n^a
haine , & que leur méchanceté même m'eût
difpofé à les plaindre , par la connoif-
54^ Les R^êveries,
fance certaine du mal qu'ils fe font à eux-
mêmes , en voulant en faire à autrui.
Peut-être aurois-je eu dans des momens
de gaîté l'enfantillage d'opérer quelque-
fois des prodiges : mais parfaitement dé-
iintéreffé pour moi - même , & n'ayant
pour loi que mes inclinations naturelles ,
fur quelques aâ:es de juftice févere , j'en
aurois fait mille de clémence 6c d'équité.
Miniflre de la Providence & difpenfateur
de fes loix , félon mon pouvoir , j'aurois
fait des miracles plus fages & plus utiles
que ceux de la légende dorée , 6c du tom-^
beau de Saint Médard.
Il n'y a qu'un feul point fur lequel la
faculté de pénétrer par-tout invifible m'eût
pu faire chercher des tentations auxquelles
j'aurois mal rende , & une fois entré dans
ces voies d'égarement où n'euflai-je point
été conduit par elles } Ce feroit bien mal
çoiii-Oitre la nature èc moi-même , que de
ijie flatter que ces facilités ne m'auroient
point féduit , . ou que la raifon m'auroit
^rrêté dans cette fatale pente. Sûr de moi
fur tout autre article , j'étois perdu par
celui r- là feul. Celui que fa puiflance met
au-dcfTUs cjç l'homme doit être au-clçflvis,
V I"^^* Promenade. 347
tîes foibleffes de l'humanité , (ans quoi ,
cet excès de force ne fervira qu'à le mettre
en effet au - deffous des autres & de ce
qu'il eût été lui - même s'il fut relié leur
égal. ' , , .
Tout bien confidéré , je crois que je
ferai mieux de jetter mon anneau magi-
que avant qu'il m'ait fait faire quelque foA
tife. Si les hommes s'obflinent à me voir
tout autre que je ne fuis & que mon af-
peâ: irrite leur injuftice , pour leur ôîer
cette vue il faut les fuir , mais non pas
m'éclipfer au milieu d'eux. C'efl à eux de
fe cacher devant moi , de me dérober leurs
manœuvres , de fuir la lumière du jour ,
de s'enfoncer en terre comme des Taupes.
Pour moi qu'ils me voyent s'ils peuvent ,
tant mieux , mais cela leur efl impoifible ;
ils ne verront jamais à ma place que le
J. J. qu'ils fe ibnt fait & qu'ils ont fait
félon leur cœur pour le haïr à leur aife.
J'aurois donc tort de m'affedter de la façon
<lont ils me voyent : je n'y dois prendre
aucun intérêt véritable , car ce n'eft pas
moi qu'ils voyent ainfi.
Le réiultat que je puis tirer de toutes
ces réflexions eit , que je n'ai jamais été
*34S Les Rêveries;
vraiment propre à la fociété civile où tout
cft gêne , obligation , devoir , & que mon
naturel indépendant me rendit toujours in-
capable des affujettiffemens nécefîaires à
qui veut vivre avec les hommes. Tant
que j'agis librement , je fiiis bon , & je
ne fais que du bien ; mais û-tot que je
fens le joug, foit de la nécefTité foit des
hommes je deviens rebelle ou plutôt ré-
tif, alors je fuis nul. Lorfqu'il faut faire
le contraire de ma volonté , je ne le feis
point , quoi qu'il arrive ; je ne fais pas
non plus ma volonté même , parce que
je fuis foible. Je m'abftiens d'agir : car
toute ma foibl^fie eft pour l'action , toute
ma force eu négative , & tous mes pé-
chés font d'omifîion , rarement de ccm-
miflion. Je n'ai jam.ais cru que la liberté
de l'homme confiflât à faire ce qu'il veut ,
mais bien à ne jamais faire ce qu'il ne
veut pas , & voilà celle que j'ai toujours
reclamée , fouvent confervée , & par qui
j'ai été le plus en fcandale à mes contem-
porains. Car pour eux , aûifs , remuans ,
ambitieux , détcftant la liberté dans les
autres 6c n'en voulant point pour eux-
mêmes , pourvu qu'ils fafTent quelquefois
Vîffle. p RO MEN ADé: 34$
leur volonté , ou plutôt qu'ils dominent
celle d'autrui , ils fe gênent toute leur vie
à faire ce qui leur répugne , & n'omet-
tent rien de lervile pour commander. Leur
tort n'a donc pas été de m'écarter de la
fociété comme un membre inutile , mais
de m'en profcrire comme un membre per-
nicieux : car j'ai très - peu fait de bien ,
je l'avoue ; mais pour du mal , il n'en eft
entré dans ma volonté de ma vie , & je
doute qu'il y ait aucun homme au monde
<5ui en ait réelleoient moins fait que moi.
SEPTIEME PROMENADE.
I i E Recueil cle mes longs rêves eft à
peine commencé , & déjà je fens qu'il tou-
che à fa fin. Un autre amufement lui fuc-
cède , m'abibrbe , & m'ôte même le tems
de rêver. Je m'y livre avec un engoue-
ment qui tient de l'extravagance & qui
nie fait rire moi - même quand j'y réflé-
cliis ; mais je ne m'y livre pas moins ^
parce que dans la Situation où me voilà ,
je n'ai plus d'autre règle de conduite que
de fuivre en tout mon penchant fans con-'
trainte. Je ne peux rien à mon fort , je
n'ai que des inclinations innocentes , &c
tous les jugemens des hommes étant dé-
formais nuls pour moi , la fageffe même
veut qu'en ce qui refte à ma portée je
faffe tout ce qui me flatte , foit en pu-
blic , foit à-part-moi , fans autre règle que
ma fantaifie , &c fans autre mefure que le
peu de force qui m'eft refté. Me voilà
donc à mon foin pour toute nourriture,
& à la Botanique pour toute occupation.
Déjà vieux j'en avois pris la première
teinture en Suifle auprès du Doûeur
Vîî*"^- PrO MENADÊ. 35Î
à^îvemois , & j'avois herborifé aflez heu-
reurement durant mes voyages poiir pren-
dre une connoiffance paiTable du règne vé-
gétal. Mais devenu plus que fexagénaire
& fédentaire à Paris , les forces comment
çant à me manquer pour les grandes her-
borifations , & d'ailleurs aflez livré à ma
copie de mufique pour n'avoir pas befoin
d'autre occupation , j'avois abandonné cet
amufement qui ne m^'étoit plus néceflaire ;
j'avois rendu mon herbier , j'avois vendu
mes livres , content de revoir quelque-
fois les plantes communes que je trouvois
autour de Paris dans mes promenades. Du-
rant cet intervalle , le peu que je fa vois
s'eft prefque entièrement effacé de ma mé^
moire & bien plus rapidement qu'il ne s'y
étoit gravé.
Tout d'un coup , âgé de foixante-cinq
ans paffés , privé du peu de mémoire ,que
j'avois & des forces qui me reftoient pour
courir la campagne , fans guide , fans li-
vres , fans jardin , fans herbier , me voilà
repris de cette folie , mais avec plus d'ar-
deur encore que je n'en eus en m'y li-
vrant la première fois ; me voilà Icrieu-
fement occupé du fage projet d'appren-
3^1 Les Rêveries;
dre par cœur tout le regnum vegetahlU de
Murray , & de connoître toutes les plan-
tes connues fur la terre. Hors d'état de
racheter des livres de botanique je me
fuis mis en devoir de tranfcrire ceux qu'on
m'a prêtés, & réfolu de refaire un her-
bier plus riche que le premier , en atten-
dant que j'y mette toutes les plantes de
la mer & des Alpes & de tous les arbres
des Indes. Je commence toujours à bon
compte par le Mouron , le Cerfeuil , la
Bourache & le Séneçon ; j'herborife fa-
vamment fur la cage de mes oifeaux , &
à chaque nouveau brin d'herbe que je
rencontre , je me dis avec fatisfaction :
voilà toujours une plante de plus.
Je ne cherche pas à juftifîer le parti que
je prends de fuivre cette fantaifie ; je la
trouve très-raifonnable , perfuadé que dans
Ja pofition oii je fuis , me hvrer aux amu-
femens qui me flattent , eft une grande
fageffe , & même une grande vertu ; c'efl
le moyen de ne laifler germer dans mon
cœur aucun levain de vengeance ou de
haine , & pour trouver encore dans ma
deftinée du goût à quelque amuferocnt,
il faut ailurément avoir un naturel bien
épurtf
V I P^- PromenAôé. 5^^
cpiiré de toutes pafîions irafcibles. C'efl
me venger de mes perlëcuteurs à ma ma-^
niere , je ne faurois les punir plus cruel-
lement que d'être heureux malgré eux.
Oui , fans doute , la raifon me permet ,'
me prefcrit même de me livrer à tout
penchant qui m'attire &:que rien ne m'em-^
pêche de lliivre ; mais elle ne m'apprend
pas pourquoi ce penchant m'attire & quel
attrait je puis trouver à une vaine étude,
faite fans profit , fans progrès , & qui ,
vieux , radoteur , déjà caduc & pefant j
fens facilité , fans mémoire , me ramené
aux exercices de la jeimefTe & aux Icçonsi
d'un écolier. Or c'efl une bizarrerie que
je voudrois m'expliquer ; il me femble
que , bien éclaircie , elle pourroit jettei*
quelque nouveau jour fur cette connoif^
fance de moi - même , à l'acquifition de
laquelle j'ai confacré mes derniers loifirs.
J'ai penfé quelquefois affez profondé-
ment; mais rarement avec plaifir, prefque
toujours contre mon gré & comme par
force : la rêverie me délafTe & m'amufe ,
la réflexion me fatigue & m'attrifle ; pen-
fer fut toujours pour moi une occupa-
tion pénible & fans charme. Quelquefois
Supplément, Tome IX. ^
554 Les Rêveries;
mes rêveries fîniffent par la méditatton ;
mais plus fouvent mes méditations fînif-
fent par la rêverie, & durant ces égare-
mens , mon ame erre & plane dans l'uni-
vers fur les ailes de l'imagination dans
c
des extafes qui paffent toute autre jouif-
fance.
Tant que je goûtai celle-là dans toute
fa pureté , toute autre occupation me fut
toujours inlipide. Mais quand une fois ,
jette dans la carrière littéraire par des
impulfions étrangères , je fentis la fatigue
du travail d'efprit , & Timportunité d'une
célébrité malheureufe , je fentis en même
tems languir & s'attiédir mes douces rê-
veries , & bientôt forcé de m'occuper
malgré moi de ma trifle fituation , je ne
pus plus retrouver que bien rarement ces
chères extafes qui durant cinquante ans
m'avoient tenu lieu^de fortune & de gloire ,
& fans autre dépenfe que celle du tems ,
m'avoient rendu dans l'oifiveté le plus heu-
reux des mortels.
J'avois même à craindre dans mes rê-
veries , que mon imagination effarouchée
par mes malheurs ne tournât enfin de ce
côté fon activité , ôi qi» le continuçl (Qn^
Yî jme. Promenade. 355^
tîment de mes peines me reflerrant le
cœur par degrés, ne m'accablât enfin de
leur poids. Dans cet état, un inftinft qui
m'efl naturel , me faifant fuir toute idée
attriftante impofa filence à mon imagina-
tion , & fixant mon attention fur les objets
qui m'environnoient , me fit pour la pre-
mière fois détailler le fpeftacle de la na-
ture , que je n'avois gueres contemplé
jufqu'alors qu'en mafie , & dans fon en-
femble.
Les arbres , les arbriiTeaux , les plantes
font la parure & le vêtement de la terre.
Rien n'eft fi trifle que l'afpeâ: d'une cam-
pagne nue & pelée qui n'étale aux yeux
que des pierres, du limon &c des fables.
Mais vivifiée par la nature & revêtue de
fa robe de noces au milieu du cours des
eaux & du chant des oifeaux , la terre
offre à l'homme dans l'harmonie des trois
règnes , un fpedacle plein de vie , d'inté-
rêt & de charmes , le feul fpedacle au
monde dont fes yeux &C fon coeur ne fe
laflent jamais."
Plus un contemplateur a l'ame fenfible ,
plus il fe livre aux extafes qu'excite en lui
cet accord. Une rêverie douce & profonde
Z 1
356 Les Rêverie s >
s'empare alors de fes fens , &: il fe perd
avec une délicieulë ivrefie dans l'immen-
fité de ce beau fyftême avec lequel il fe
fent identifié. Alors tous les objets parti-
culiers liii échappent ; il ne voit & ne fent
rien que dans le tout. Il faut que quelque
circonllance particulière refferre fes idées
& circonfcrive fon imagination pour qu'il
puifle cbferver par partie cet univers qu'il
s'eiTorçoit d'embrafler.
C'eil ce qui m'arriva naturellement
quand mon cœur refîerré par la dctrefle ,
rapprochoit & concentroit tous fes mou-
vemens autour de lui pour conferver ce
refle de chaleur prêt à s'évaporer & s'é-
teindre dans l'abattement où je tombois
par degrés. J'errois nonchalamment dans
les bois & dans les montagnes, n'ofant
penfer de peur d'attifer mes douleurs. Mon
imagination qui fe refiife aux objets de
peine laiffoit mes fens fe livrer aux im-
prefîions légères mais douces des objets
environnans. Mes yeux'fe promenoient
lans ccfTe de l'un à l'autre , & il n'étoit
pas poffihle que dans une variété fi guande,
il ne s'en trouvât qui les fîxoient davan-
tage 5 & les arrêtoient plus long-tems»
V I î'"^- Promenade. 357
Je pris goût à cette ,récréation des yeux
/qui dans riiifortune repole , amiiie , diilralt
l'efprit & fufpend le fentiment des peines.
La nature des objets aide beaucoup à cette
diverfion & la rend plus féduifante. Les
odeurs fuavcs , les vives cou.leurs , les
plus élégantes formes femblent fe difputer
à l'envi le droit de fixer notre attention.
Il ne faut qu'aimer le plaifir pour fe livrer
à des fenfations fi douces ; & fi cet eûet
n'a pas lieu fur to«s ceux qui en font frap^
pés , e'eft dans les uns faute de fenfibilité
naturelle , 6c dans la plupart que leur efprit
trop occupé d'autres idées ne fe livre qu'à
la dérobée aux objets qui frappent leurs
fens.
Une autre chofe contribue encore à éloi-
gner du règne végétal l'attention des gens
de goût ; c'efl l'habitude de ne chercher
dans les plantes que des drogues &: des
remèdes. Théophrafte s'y étoit pris autre-
ment, 6c Von peut regarder ce philofophe
comme le feul botanifte de l'antiquité :
aufii n'eft-il prefque poiut connu parmi
nous ; mais grâce à un certain Diofcoride
grand compilateur de recettes , & à fes,
commentateurs,, la médecine s'cll: telle-
Z 3
55§ Les Rêveries;
ment emparée des plantes transformées en
fmiples , qu'on n'y voit que ce qu'on n'y
voit point ; favoir les prétendues vertus
qu'il plaît au tiers &C au quart de leur at-
tribuer. On ne conçoit pas que l'organifa-
tion végétale puiffe par elle-même mériter
quelque attention ; des gens qui paflent
leur vie à arranger favamment des coquil-
les, fe moquent de la botanique comme
d'une étude inutile quand on n'y joint pas ,
comme ils difent , celle des propriétés ,
c'efl-à-dire quand on n'abandonne pas l'ob-
fervatlon de la nature qui ne ment point
& qui ne nous dit rien de tout cela, pour
fe livrer uniquement à l'autorité des hom-
mes qui font menteurs , & qui nous affir-
ment beaucottp de chofes qu'il faut croire
fur leur parole , fondée elle-même le plus
fouvent fur l'autorité d'autrui. Arrêtez-
vous dans une prairie émaillée à examiner
fucceffivement les fleurs dont elle brille ;
ceux qui vous verront faire vous prenant
pour un frater , vous demanderont des
herbes pour guérir la rogne des enfans ,
(a iralle des hommes , ou la morve des
chevaux.
Ce dégoûtant préjugé efl détruit en par-
yilme. p RO MEN ADE. 359
tîe dans les autres pays & fur - tout ea
Angleterre , grâce à Linnsus qui a un peu
tiré la botanique des écoles de pharmacie
pour la rendre à l'hiiloire naturelle & aux
vifages économiques; mais en France oh
cette étude a moins pénétré chez les gens
du monde , on eft reilé fur ce point telle-
ment barbare , qu'un bel-efprit de Paris
voyant à Londres un jardin de curieux ,
plein d'arbres & de plantes rares , s'écria
pour tout éloge : voilà un fort beau jardin
d'Apothicaire f A ce compte le premier
Apothicaire fut Adam. Car il n'eil: pas aifé
d'imaginer un jardin mieux afforti de plan-
tes que celui d'Eden.
Ces idées médicinales ne fontaffurément
gueres propres à rendre agréable l'étude
de la botanique ; elles flétriffent l'émail des
prés , l'éclat des fleurs , deiTéchent la fraî-
cheur des bocages , rendent la verdure
& les ombrages infipides & dégoùtans ;
toutes ces ftruaures charmantes & gracieu-
fes intéreffefit fort peu quiconque ne veut
que piler tout cela dans un mortier , &
l'on n'ira pas chercher des guirlandes pour
les bergères , parmi des herbes pour les
lavemens,
Z 4
3^0 Les Rêveries,
Toute cette pharmacie ne fouilloit point
îTies images champêtres , rien n'en étoit
plus éloigné que des tifannes & des em-
plâtres. J'ai Ibuvent penfé en regardant de
près les champs , les vergers , les bois &
leurs nombreux habitans que le règne' vé-i
gétal étoit un magafm d'alimens donné$
par la nature à l'homme & aux animaux<
Mais jamais il ne m'eil venu à l'efprit d'y
chercher des drogues $c des remèdes. Je<
ne vois rien dans ces diverfes productions
qui m'indique un pareil ufage , & elle
rrous auroit montré le choix, û elle nous
Tavoit prefcrit , comme elle a fait pour les
comeftibles. Je fens même que le plaifir
que je prends à parcourir les bocages ,
feroit empoifbnné par le fentinient des;
infirmités humaines , s'il me îaiffoit penfer
à la ûevre , à la pierre, à la goutte & au
niai caduc. Du refte je ne difputerai point
aux végétaux les grandes vertus qu'on leur
attribue ; je dirai feulement qu'en fuppo-
iânt ces vertus réelles , ç'eil malice pure
aux malades d,e continuer à l'être ; car de
tant de maladies que les hommes fe don-
nent, il n'y en a pas une feule dont vingt
ibrtçs d'herbes ne gucriffent radicaleniQiit»
V î I"'^- Promenade. 361
Ces toiirniires d'erprit qui rapportent
toujours tout à notre Intérêt matériel, qui
font chercher par-tout du profit ou des
remèdes , ÔC qui feroient regarder avec
indifférence toute la nature , û l'on fe
portoit toujours bien , n'ont jamais été les
miennes. Je me fens là-dtfîustoutà rebours
des autres hommes : tout ce qui tient ait
fenîiment de mes befoins. atîrifte & gâter
mes penfées , & jamais je n'ai trouvé de
vrais tharmes aux plaiiirs de l'efprit qu'en
perdant tout-à-fait de vue l'intérêt de mon
corps. Ainfi quand même je croirois à la
médecine , & quand même (qs remèdes
feroient agréables , je ne trouverois jamais
à m'en occuper , ces délices que donne une
contemplation pure & défmtér.effée , &
mon ame ne fauroit s'exalter & planer
fur la nature , tant que je la fens tenir aux:
liens de mon corps. D'ailleurs , fans avoir
eu jamais grande confiance à la médecine ,
j'en ai eu beaucoup à des médecins que
j'eilimois , que j'aimois , & à qui je laiifois
gouverner ma carcafTe avec pleine auto-
rité. Quinze ans d'expérience m'ont Inflruit
à mes dépens : rentré maintenant fous les
feules loix de la nature, j'ai repris pajj
561 Les Rêveries,
elles ma première fanté. Quand les méde-
cins n'auroient point contre moi d'autres
griefs , qui pourroit s'étonner de leur
haine ? Je fuis la preuve vivante de la
vanité de leur art &c de l'inutilité de leurs
ibins.
Non rien de perfonnel , rien qui tienne
à l'intérêt de mon corps ne peut occuper
vraiment mon ame. Je ne médite , je ne
rêve jamais plus délicieufement que quand
■je m'oublie moi-même. Je fens des extafes ,
des raviffemens inexprimables à me fondre
pour ainfi dire dans le fyflême des êtres ,
à m'identifier avec la nature entière. Tant
que les hommes furent mes frères , Je me
faifois des projets de félicité terreflre ; ceS
projets étant toujours relatifs au tout , je
ne pouvois être heureux que de la félicité
publique , & jamais l'idée d'un bonheur
particulier n'a touché mon cœur que quand
j'ai vu mes frères ne chercher le leur que
dans ma mifere. Alors , pour ne les pas
haïr il a bien fallu les fuir , alors me réfu-
giant chez la mère commune , j'ai chercha
dans fes bras à me l'ouftraire aux atteintes
de fes cnfans ; je fuis devenu folitaire ,
OLt^ comme ils difent, infociable & mi-
V 1 1'"^' Promenade. 365
fantrope , parce que la plus fauvage folitude
me paroît préférable à la ibciété des mé-
thans qui ne fe nourrit que de trahifons
& de haine.
Forcé de m'abftenir de penfer , de peur
de penfer à mes malheurs malgré moi ;
forcé de contenir les reftes d'une imagi-
nation riante , mais languifTante , que tant
d'angoifles pourroient effaroucher à la fin ;
forcé de tâcher d'oublier les hommes , qui
m'accablent d'ignominie & d'outrages , de
peur que l'indignation ne m'aigrît enfin
contr'eux ; je ne puis cependant me con-
centrer tout entier en moi-même , parce^
que mon ame expanfive cherche , malgré
que j'en aye , à étendre fes fentimens &
•fon exiftence fur d'autres êtres , & je ne
puis plus, comme autrefois , me jetter tête
baiffée dans ce vafte océan de k nature ,
parce que mes facultés affoiblies & relâ-
chées ne trouvent plus d'objets afTez dé-
terminés , affez fixes , affez à ma portée
pour s'y attacher fortement , & que je ne
me fens plus affez de vigueur pour nager
dans le cahos de mes anciennes extafes.
Mes idées ne font prefque plus que des
fenfations ^àch fphere de mon entende-^
^64 Les p. êveries,
ment ne paffe pas les objets dont je fiu$
iftimédiatement entouré.
' - Fuyant les hommes , cherchant la foli-
tude , n'imaginant plus , penfant encore
moins, & cependant doué d'un tempéra-
ment vif qui m'éloigne de l'apathie lan-
guiffante & mélancolique , je commençai
de m 'occuper de tout ce qui m'entouroit ;
èc par un inftind fort naturel , je donnai
la préférence aux objets les plus agréables.
Le règne minéral n'a rien en foi d'aima-
ble & d'attrayant ; (es richefies enfermées
dans le fein de la terre femblent avoir été
éloignées des regards des hommes pour
ne pas tenter leur cupidité : elles font là
comme en réferve pour fervir un jour de
fupplément aux véritables richeffes qui
font plus à fa portée , & dont il perd le
goût à mefure qu'il fe corrompt. Alors il
faut qu'il appelle l'induilrie , la peine &
le travail au fccours de (es màferes ; il
fouille les entrailles de la terre , il va cher-
cher dans fon' centre aux rifques de fa vie
&C aux dépens de fa fanté des biens ima-
ginaires à la place des biens réels qu'elle
lui oifroit d'elle-même quand il favoit en
jouir. Il fviit le foleil & L jour qu'il n'eft
V I P"e- Promenade. 5 6f
puis digne de voir ; il s'enterre tout vi-
vant & fait bien , ne méritant plus de vivre
à la lumière du jour. Là des carrières,
des gouffres, des forges, des fourneaux,
im appareil d'enclumes , de marteaux , de
fumée & de feux , fuccedent aux douces
images des travaux champ'itres. Les vifa-
ges hâves des malheureux qui laagullîent
dans les infeftes vapeurs des mines , de
noirs forgerons, de hidcnix ciclopes , font le
fpeftacle que l'appareil des mines iiibflitue
au fein de la terre , à celui de la verdure
& des fleurs , du ciel azuré , des bergers
amoureux , & des laboureurs robuftes fur
fa furface.
Il eft aifé , je l'avoue, d'aller ramnffant
du fable & des pierres , d'en remplir fes
poches & fon cabinet , & de fe donner
avec cela les airs d'un naturalise : mais
ceux qui s'attachent & fe bornent à ces
fortes.de coilcftions font pour l'ordinaire
de riches ignorans qui ne cherchent à cela
que le plaifir de l'étalage. Pour profiter
dans l'étude des minéraux , il faut être
chymifte & phyficien ; il faut faire des
expériences pénibles & coùteufes , travail-
ler dans des laboratoires , dépenfer beau-
^6(5 Les Rêveries,
coup d'argent & de tems parmi le chaf-
bon , les creufets , les fourneaux , les
cornues , dans la fumée & les vapeurs
étouffantes , toujours au rifque de fa vie
& fouvent aux dépens de fa fanté. De
tout ce trifte & fatigant travail réfulte pour
l'ordinaire beaucoup moins de favoir que
d'orgueil , & où eft le plus médiocre chy-
mifte qui ne croye pas avoir pénétré
toutes les grandes opérations de la nature ,
pour avoir trouvé , par hafard peut-être >
quelques petites combinaifons de l'art.
Le règne animal efl: plus à notre portée 9
& certainement mérite encore mieux d'ê-
tre étudié ; mais enfin cette étude n*a-t-elle
pas aulîi fes difficultés , fes embarras , (es
dégoûts & fes peines ? Sur -tout pour un
folitaire qui n'a ni dans (es jeux , ni dans
fes travaux d'affiflance à efpérer de per-
fonne ; comment obferver , difTéquer , étu<»
dier , connoître les oifeaux dans les airs ,
les poiffons dans les eaux , les quadrupèdes
plus légers que le vent , plus forts que
l'homme & qui ne font pas plus difpofés
à venir s'offrir à mes recherches , que
moi de courir après eux pour les y fou-
mettre de force } J'aurois donc pour tef*
V 1 1'"^- Promenade. 367
fource des efcargots , des vers , des mou-
ches , & je pafl'erois ma vie à me mettre
hors d'haleine pour courir après des pa*
pillons , à empaler de pauvres infeftes ,
à difTéquer des fouris quand j'en pourrois
prendre , ou les charognes des bêtes que
par hafard je trouverois mortes. L'étude
des animaux n'ell rien fans l'anatomie ; c'efl
par elle qu'on apprend à les claffer, à dis-
tinguer les genres , les efpeces. Pour les
étudier par leurs mœurs , par leurs carac-
tères , il faudroit avoir des volières , des
viviers , des ménageries ; il faudroit les
contraindre , en quelque manière que ce
pût être , à refîer rafîemblés autour de
moi ; je n'ai ni le goût , ni les moyens de
les tenir en captivité , ni l'agilité néceffaire
pour les fuivre dans leurs allures quand
ils font en liberté. Il faudra donc les étu-
dier morts , les déchirer , les défofler ,
fouiller à loifir dans leurs entrailles palpi-
tantes. Quel appareil affreux qu'un amphi-
théâtre anatomique , des cadavres puants ,
de baveufes & livides chairs , du fang , des
inteflins dégoûtans , des fquelettes affreux ,
des vapeurs peÛilentielles ! Ce n'efl pas là ,
fur ma parole, que J. J. ira chercher fes.
^jmufemens.
3 68 L E s ' R F. V E R I E s ,
Brillantes fleurs , émail des prés , ombra-
ges frais , ruiiTeaiix , bcfquets , verdure ,
venez purifier mon imagination falie par
tous ces hideux objets. Mon ame morte à
tous les grands mouvemens ne peut plus
s'aifefter que par des objets fenlibles ; je
n'ai plus que des fenfations , & ce n'eft
plus que par elles que la peine ou le plailir
peuvent m'atteindre ici-bas. Attiré par les
rians objets qui m'entourent , je les confi-
dere , je les contem-ple , je les compare,
j'apprends enfin à les clafTer , &c me voilà
tout-d'un-coup aufîi botanifte qu'a befoin
de l'être celui qui ne veut étudier la nature
que pour trouver fans cefTe de nouvelles
raifons de l'aimer.
Je ne cherche point à m'inftrulre : il eu
trop tard. D'ailleurs , je n'ai jamais vu
que tant de fcience contribuât au bonheur
de la vie ; mais je cherche à me donner
des amufemens doux & fimplcs que je
puifTe goûter fans peine , & qui me dif-
traifent de mes malheurs. Je n'ai ni dépenfe
à faire , ni peine à prendre pour errer non-
chalamment d'herbe en herbe , de plante
en plante , pour les examiner , pour com-
parer leurs divers cara^eres , pour mar-
que"»:
Vl F'S- Promenade, 36^
qiier leurs rapports & leurs différences ^
enfin pour obferver Porganifatlon végétale
de manière à iiiivre la marche Se le jeu de
ces machines vivantes, à chercher quelque-
fois avec fuccès leurs loix générales , la rai-
fon & la fin de leurs iîruCiures diverfes , &C
à me livrer aux charmes de l'admiration re-
connoiffante , pour la main qui me fait jouir
de tout cela.
Les plantes femblent avoir été femées
avec profufion fur la terre comme les
étoiles dans le Ciel , pour inviter l'homme
par l'attrait du plaifir ÔZ. de la curiofité
à l'étude de la nature ; mais les aftres
font placés loin de nous ; il faut des con-
noifiances prélirnlcaires , des inflrumens ,
des machines , de bien longues échelles
pour les atteindre &: les rapprocher à no-
tre portée. Les plantes y font naturelle-^
ment. Elles naiffcnt fous nos pieds , &:
dans nos mains pour ainfi dire , & fi la
petiteffe de leurs parties effentlelles les
dérobe quelquefois à la fimple vue , les
infiru'.ncns qui les y rendent Ibnt d'un beau-
coup plus facile uTage que ceux de l'ai-
tronomie. La botanique efi l'étude d'un.
oifif & pareffeux folitaire : une pointe 6C
Supplément. Tome IX» A a
37® Les Rêveries^
une loupe font tout l'appareil dont iî à
befoin pour les obferver. Il fe promené ,
il erre librement d'un objet à l'autre , il
fait la revue de chaque fleur avec inté-
rêt & curiofité , & fi-tôt qu'il commence
à faifir les loix de leur ftrufture , il goûte
à les obferver un plaiiir fans peine , auiîî
vif que s'il lui en coùtoit beaucoup. Il y
a dans cette oifeufe occupation un charme
qu'on ne fent que dans le plein calme des
pallions , mais qui fuffit feul alors pour
rendre la vie heureufe & douce : mais
il -tôt qu'on y mêle un motif d'intérêt
Ou de vanité , foit pour remplir des pla-
ces , ou pour faire des livres , fi-tôt
qu'on ne veut apprendre que pour inf-
truire , qu'on n'herborife que pour deve-
nir auteur , ou profefTeur , tout ce doux
charme s'évanouit, on ne voit plus dans
les plantes que des inflrumens de nos paf'
fions , on ne trouve plus aucun vrai plaifir
dans leur étude , on ne veut plus favoir ,
mais montrer' qu'on fait , & dans les bois
on n'efl que fur le théâtre du monde ^
occupé du foin de s'y faire admirer ; ou
bien fe bornant à la botanique de cabinet
& de jardin tout au plus , au lieu d'ob-^
Vll™^- PRO M EN AD Ë. .371
^^rver les végétaux dans la nature on ne
s'occupe que de fyftômes & de méthodes ;
matière éternelle de difpute qui ne fait pas
connoître une plante de plus , 6l ne jette
aucune véritable lumière fur l'hifloire na-
turelle & le règne végétal. De-là les hai-
nes , les jaloufies que la concurrence de
célébrité excite chez les botaniftes auteurs ,
autant & plus que chez les autres favans.
En dénaturant cette aimable étude , ils la
tranfplantent au milieu des villes & des
académies , oii elle ne dégénère pas moins
^ue les plantes exotiques dans les jardins
des curieux.
Des difpolitions bien différentes ont fait
pour moi de cette étude une efpece de
paiîion , qui remplit le vide de toutes
celles que je n'ai plus. Je gravis les ro-
chers , les montagnes , je m'enfonce dans
les vallons , dans les bois pour me dérp-
bér autant qu'il eft poflible au fouvenir
des hommes , & aux atteintes dès mé-
chans. Il me femble que fous les ombra-
ges d'une foret , je fuis oublié , libre ÔC
paifiblc comme fi je n'avois plus d'enne-
mis , ou que le feuillage des bois dût me
garantir de leurs atteintes , comme il les
A a z
57* Î-ES rêveries;
éloigne de mon fouvenlr , & je m'îma*
gine dans ma bêtife qu'en ne penfant point
■à eux ils ne penfcront point à moi. Je
trouve une fi grande douceur dans cette
illufion que je m'y livrerois tout entier
fi ma fituation , ma foiblefîe & mes be-
ibins me le permettoient. Plus la folitude
où je vis alors ed profonde plus il faut
que quelque objet en remplifle le vide ,
&: ceux que mon imagination me refufe
ou que ma mémoire repouffe font fup-
pléés par les produdions fpontanées que
la terre non forcée par les hommes , of>
fre à mes yeux de toutes parts. Le plaifir
^'aller dans itn dcfert chercher de nou-
velles plantes couvre celui d'échapper k
mes perfécuteurs , & parvenu dans des
lieux oii je ne vois nulles traces d'hom-
mes , je refpire plus à mon aife comme
"dans un afyle oii leur haine ne me pour-
suit plus.
Je me' rappellerai toute ma vie une
lierborifation que je fis un jour du côté
de la Robaila montagne du juilicier Clerc,
J'étois feul , je m'enfonçai dans les anfrac-
tuofltés de la montagne , & de bois en
bois , d-e roche en roche , je parvin<» à \it\
Y j Inic. Promenade. 375
fédiiit fi caché que je n'ai vu de ma via
un afpeâ: plus fauvage. De noirs fapins
entremêlés de hêtres prodigieux dont plu-*
fleurs tombés de vieillefTe & entrelaffés.
les uns dans les autres , fermoient ce ré-
duit de barrières impénétrables , quelques
intervalles que laiffoit cette fbmbre en~
ceinte n'ofFroient au-delà que des roches
coupées à pic , & d'horrib'es précipices
que je n'ofbis regarder qu'en me cou^
chant fur le ventre. Le Duc , la Chevêche
& rOrfraye falfoient entendre leurs cris,
dans les fentes de la montagne , quelques
petits oifeaux rares mais familiers tem.-
péroient cependant l'horreur de cette fo--
litude , là je trouvai la Dentaire Hcpta-
phyllos , le Ciclamen , le Nidiis avis , Iç
grand Laferphium & quelques autres plan-
tes qui me charmèrent & m'amuferent long«.
tems : mais infenfiblement dominé par la-
forte imprefîion des objets , j'oubliai la
botanique 6c les plantes , je m'afus fur des
oreil'ers de Lycopodium & de MouiTes ,
& je me vis à rêver plus à mon aife en.
penfant que j'étois là dans un refiige ignoré
de tout l'univers oii les perfécuteurs ne
me déterreroient pas. Un mouvemep-£
Aa i
574 Les Rêveries,
d'orgueil fe mêla bientôt à cette rêvcr:
rie. Je me comparois à ces grands voya-
geurs qui découvrent une IHe déferte ,
& je me difois avec complaifance , fans
doute je fuis le premier mortel qui ait
pénétré jufqu'ici; je me regardois prefque
comme un autre Coloml^. Tandis que je
ine pavanois dans cette idée , j'entendis
peu loin de m.oi un certain cliquetis que je
crus reconnoître ; j'écoute : le môme bruit
fe répète & fe multiplie : furpris & cu-
rieux , je me levé , je perce à travers un
fourré de brouflailles du côté d'oh ve-
noit le bruit , & dans une combe à vingt
pas du lieu même oii je croyois être par-
venu le premier , j'apperçois une manu-
fadure de bas.
Je ne faurois exprimer l'agitation con-
fufe & contradiftoire que je fenris dans
mon cœur à cette découverte. Mon pre-
mier mouvement fiit un Sentiment de joie
de me retrouver parmi des humains oii je
m'étois cru totalement feul : mais ce mou-
vement plus rapide que l'éclair , fit bien-
tôt place à un fentiment douloureux plus
durable , comme ne pouvant dans les an-
îres même des Alpes échapper aux cruelle*
YJJme. p RO ME N A D E. 375
mains des hcmmes acharnés à me tour-
menter. Car j'étois bien fur qu'il n'y avoit
peut-être pas deux hommes dans cette fa-
brique qui ne fuf^ent initiés dans le com-
plot dont le prédicant Montmollin s*étoit
fait le chef, & qui tiroit de plus loin fes
premiers mobiles. Je me hâtai d'écarter
cette trifte idée & je finis par rire en
moi-même , & de ma vanité puérile 6c
de la manière comique dont j'en avois
été puni.
Mais en effet , qui jamais eût dû s'atten-
dre à trouver une manufacture dans un
précipice. Il n'y a que la Suiffe au monde
qui préfente ce mélange de la nature fau-
va^^e , & de TinduArie humaine. La SuifTe
entière n'eft pour ainfi dire qu'une grande
ville dont les rues larges & longues plus
que celle de St. Antoine ^ font femées de
forêts , coupées de montagnes , & dont
les rnaifons éparfes & ifolées ne communî-
quent entr'elles que par des jardins anglois.
Je me rappellai à ce fujet une autre her-
borifation que Du Pcyrou , Defcherny , le
colonel Pury , le jufticier Clerc & moi
avions flnte il y avoit quelque tems fur
la montagne de ChalTeron , du fommet
A a 4
37^ Les Rêveries,
de laquelie on découvre fept lacs. On noua
dit qu'il n'y avoit qu'une feule maifon
fur cette montagne , & nous n*euffions
furement pas deviné la profefHon de celui
qui l'habitoit , fi l'on n'eut ajouté que c'é-
toit un Libraire , & qui même faifoit fort
bien fes affaires dans le pays (*). 11 me
femble qu'un feul fait de cette efpece fait
mieux connoître la Suiffe , que toutes les
defcriptions des voyageurs.
En voici une autre de même nature ,
ou à-peii-près qui ne fait pas moins con-«
noître un peuple fort ditiérent. Durant
mon féjour à Grenoble je faifois fouvent
de petites herbori ations hors la ville avec
le fieur Bovicr avocat de ce pays-là , non
pas qu'il aimât ni fût la botanique , mais,
parce que s'éîant fait mon garde de la
manche , il fe faifoit , autant que la chofe
çtoit pofTible , une loi de ne pas me quit-
ter d'un pas. Un jour nous nous pro-
jaienions le long de Tlfere dans un lieu
tout plein de Saules épineux. Je vis fur ces
(*) C'eft Tans doute la refremblance des noms qui a ea»
traîné M. Roufftau à appliquer l'anecdote du Libraire , à
Çhajferon , au lieu de Ch.ijferal zwtre montagne très- élevée
f(}? ies frontières rie la PiincJP(\uié de Neufchâ,teU
VII*"^- PrO M EN A DE, 377
arbrifTeaux des fruits mûrs , j'eus la cu~
riofité d'en goûter , & leur trouvant une
petite acidité très-agréable , je me mis à
manger de ces grains pour me rafraîchir ;
le Sieur Bovler fe tenoit à côté de moi
fans m'imiter & fans rien dire. Un de (as
amis furvint qui me voyant picorer ces
grains , me dit : eh ! Monfieur , que fai-
tes-vous là ? ignorez-vous que ce fruit
empoifonne ? Ce fruit empoifonne , m'é-
criai-je tout furpris! Sans doute reprit-il,
&C tout le monde fait li bien cela , que
pcrfonne dans le pays ne s'avlfe d'en goû-
ter. Je regardois le Sieur Bovier & je lui
dis , pourquoi donc ne m'a verîiiïiez- vous
pas } Ah , Monfieur , me réponclit-il d'un
ton refpcdueux , je n'oibis pas prendre
cette liberté. Je me mis à rire de cette
humilité Dauphinoife , en difcontinuant
néanmoins ma petite collation. J'ctois pcr-
fuadé , comme je le fuis encore, que toute
production naturelle agréable au goût ne
peut être nuifible au corps , ou ne l'efl du
moins que par fon excès. Cependant j'a-
voue que je m'écoutai un peu tout le reiîe
de la journée : mais j'en fus quitte pour
un peu d'inquiétude i je foupai très-bien.
37^ Les Rêveries;
dormis mieux & me levai le matin en
parfaite fanté , après avoir avalé la veille,
quinze ou vingt grains de ce terrible hip^
pophcee, qui empoifonne à très-petite dofe ,
à ce que tout le monde me dit à Greno-
ble le lendemain. Cette aventure me pa-
rut fi plaifante que je ne me la rappelle
jamais fans rire de la fmguliere difcrétion
de Monfieur l'avocat B'Jvicr.
Toutes mes courfes de botanique , les
diverfes impre liions du local des objets
qui m'ont frappé , les idées qu'il m'a fait
naître , les inci lens qui s'y font mêlés ,
tout cela m'a laifTé djs imprelîions qui fe
renouvellent par l'afpeâ: des plantes her-
borifées dans ces mêmes lieux. Je ne re-
verrai plus ces beaux payfages , ces fo-
rêts , ces lacs , ces bofquets , ces rochers ,
ces montagnes dont l'afpeâ a toujours
touché mon cœur : mais maintenant que
je ne peux plus courir ces heureufes con-
trées , je n'ai qu'à ouvrir mon herbier ,
& bientôt il m'y tranfporte. Les fragmens
des plantes qu2 j'y ai cueillies fuffifent
pour me rappeller tout ce magnifique fpec-
taclc. C':t herbier eft pour moi un jour-
nal d'herboiifations , qui me les fait r<.^.
VI I™«- Promenade. 3 79
«ommencer avec un nouveau charme , 6c
produit l'effet d'un optique qui les pein-
4roit derechef à mes yeux.
C'efl la chaîne des idées acceffoires qui
m'attache à la botanique. Elle raiTemble &
rappelle à mon imagination toutes les idées
qui la flattent davantage , les prés , les eaux ,
les bois , la folitude , la paix fur-tout , &C
le repos qu'on trouve au milieu de tout
cela font retracés par elle incefîamment
à ma mémoire. Elle me fait oublier les
perfécutions des hommes , leur haine ,
leur mépris , leurs outrages & tous les
maux dont ils ont payé mon tendre &
fincere attachement pour eux. Elle me
tranfporte dans des habitations paifibles ,
au milieu de gens fimples & bons , tels
que ceux avec qui j'ai vécu jadis. Elle ms
rappelle & mon jeune âge , & mes inno-
cens plaifirs, elle m'en fait jouir derechef,
& me rend heureux bien fouvent encore ,
' au m.ilieu du plus trifte fort qu'ait fubi ja^
mais un mortel.
'^- — ^=^€
HUITIEME PROMENADE.
JtjN méditant fur les difpolîtions de mon
ame dans toutes les lituations de ma vie ,
je fuis extrêmement frappé de voir fi peu
de proportion entre les diverfes combi-
naifons de ma deflinée , &: les fentimens
habituels de bien ou mal-être dont elles
m'ont afFeÛé. Les divers intervalles de mes
courtes profpérités ne m'ont laiffé prefque
aucun fouvenir agréable de la manière in-
time & permanente dont elles m'ont affedé ;
ôc au contraire , dans toutes les miferes
de ma vie , Je me fentois conflamment
rempli de fentimens tendres , touchans ,
délicieux, qui verfant un baume faîutaire
fur les blelTures de mon cœur navré , fem«
bloient en convertir la douleur en vo-
lupté , & dont l'aimable fouvenir me re-
vient feul , dégagé de celui des maux que
j'éprouvois en même tcms. Il me femble
que j'ai plus goûté la douceur de l'exif-
tcnce ; que j'ai réellement plus vécu quand
mes fentimens reflerrés , pour ainfi dire 5^
autour de mon cœur par ma defrinée ,
n'alloient point s'évaporant au-dehors fur
y I îlme. Promenade. 3§t
Ions les objets de l'eftime des hommes qui
en méritent fi peu par eux-mêmes , & qui
font l'unique occupation les gens que l'oa
croit heureux.
Quand tout étoit dans Tordre autour de
moi ; quand j'étois content de tout ce qui
m'entouroit & de la fphere dans laquelle
j'avois à vivre , je la rerapliffois de mes
afFeftions. Mon ame expanfive s'étendoit
fur d'autres objets. Et toujours attiré loin
de moi par des goûts de mille efpeces ,
par des attachemens aimables qui fans ceffe
occupoient mon cœur ; je m'oubliois en
quelque façon moi - même , j'étois tout
entier à ce qui m'étoit étranger , & j'éprou-
vois dans la continuelle agitation de mon
cœur , toute la viciflitude des chofes hu-
maines. Cette vie orageufe ne me laifibit
ni paix au-dedans , ni repos au-dehors.
Heureux en apparence , je n'avois pas un
fentiment qui pût foutenlr l'épreuve de la
réflexion , & dans lequel je piifle vraiment
me complaire. Jamais je n'étois parfaite-
ment content ni d'autrui ni de moi-même.
Le tumulte du monde m'étourdiffoit , la
folitude m'ennuyoit ; j'avois fans ceffe be-
foin de changer de place , & je n'étois bien
^2. Les R ft y e r ï e s^
nulle part. J'étois fêté pourtant , bien-voutii^
bien reçu , careffé par-tout ; je n'avois pas
un ennemi , pas un malveuillant , pas un
envieux ; comme on ne cherchoit qu'à
m'obliger , j'avois fouvent le plaifir d'obli-
ger moi-même beaucoup de monde; 6c
fans bien , fans emploi , fans fauteurs , fans
grands talens bien développés ni bien con-
nus , je jouifTois des avantages attachés à
tout cela , & je ne voyois perfonne dans
aucun état <, dont le fort me parût préfé-
rable au mien. Que me manquoit-il donc
pour être heureux ? je l'ignore ; mais je
fais que je ne l'étois pas. Que me manque-
t-il aujourd'hui pour être le plus infortuné
des mortels ? rien de tout ce que les hom-
mes ont pu mettre du leur pour cela. Hé
bien ! dans cet état déplorable , je ne chan-
gerois pas encore d'être & de dellinée con-
tre le plus infortuné d'entr'eux, &c j'aime
tencore mieux être moi dans toute ma mi-'
fere que d'être aucun de ces gens-là dans
toute leur profpérité. Réduit à moi feul ,
je me nourris., il eft vrai , de ma propre
iubftance , mais elle ne s'épuife pas ; je
ane fuffis à moi-même , quoique je rumine,
pour ainfi dire , à vide , &c que mon ima-
VII î'"^- Promenade, 3S5
gination tarie & mes idées éteintes ne four-
niffent plus d'alimens à mon cœur. Mon
ame offufquée , obllruée par mes organes
s'aiFaifle de jour en jour, & fous le poids
de ces lourdes maiîes n'a plus aflez de
vigueur pour s'élancer comme autrefois
hors de fa vieille enveloppe.
C'efî: à ce retour fur nous-mêmes que
nous force l'adverfité ; & c'eft peut-être
là ce qui la rend le plus infupportable à la
plupart des hommes. Pour moi , qui ne
trouve à me reprocher que des fautes , j'en
accufe ma foibleffe & je me confole , car
jamais mal prémédité n'approcha de mon
cœur.
Cependant , à moins d'être ftupide ^
comment coctempler un moment ma fitua*
tion fans la voir aulîi horrible qu'ils l'ont
rendue , & fans périr de douleur & de
défefpoir. Loin de cela, moi le plus fen^
■fible des êtres , je la contemple & ne m'en
émeus pas ; & fans combats , fans effort.'^
fur moi-même , je me voiS prefque avec
indifférence dans un état ci ont nul autre
homme peut-être ne fupporteroit Tafpetl
ù:i'- effroi.
Comment en fiiis-je venu là ? car j'étols
3 §4 Les Rêveries;
bien loin de cette difpofîtion pai{:bîe aii
premier Ibupçon du complot dont j'étois
enlacé depuis long-tems , fans m'en être
aucunement apperçu. Cette découverte
nouvelle me bouleverfa. L'infamie & la
trahifon me furprirent au dépourvu. Quelle
ame honnête eft préparée à de tels gen-
res de peines ? Il faudroit les mériter
pour les prévoir. Je tombai dans tous les
pièges qu'on creufa fous mes pas. L'indi-
gnation , la fureur , le délire s'emparèrent
de moi : je perdis la tramontane. Ma tête
fe bouleverfa , & dans les ténèbres horri-
bles où l'on n'a cefTé de me tenir plongé j
je n'apperçus plus ni lueur pour me con-
duire , ni appui , ni prife où je puffe mô
tenir ferme , & rcfifler au défefpoir qui
ïn*entraînoit.
Comment vivre heureux & tranquille
dans cet état affreux ? J'y fuis pourtant en-
core & plus enfoncé que jamais , & j'y ai
retrouvé le calme & la paix; ôc j'y vis heu-
reux & tranquille , ôc j'y ris des incroya-
bles tourmens que mes pcrfécuteurs fe
donnent fans cefTe , tandis que je reile
en paix , occupé de fleurs , d'étamines &C
d'enfantillages.
V 1 1 1"^'^- Promenade. 38^
d'enfantillages , & que je ne fonge pas
même à eux.
Comment s'eft fait ce paffage ? naturel-
lement , iîifenfiblement & fans peine. La
première furprife fut épouvantable. Moi
qui me fentois digne d'amour & d'eftime ;
moi qui me croyois honoré , chéri comme
je méritois de l'être , je me vis traveili
tout-d'un-coup en un monftre aifreux tel
qu'il n'en exifta jamais. Je vois toute une
génération fe précipiter toute entière dans
cette étrange opinion , fans explication ,
lans doute , fans honte & fans que je puiffe
parvenir à favoir jamais la caufe de cette
étrange révolution. Je me débattis avec
violence & ne fis que mieux m'enlacer. Je
vgiilus forcer mes perfécuteurs à s'expli-
quer avec moi ; ils n'av oient garde. Après
m'être long-tems tourmenté fans fuccès ,
il fallut bien prendre haleine. Cependant
j'efpérois toujours , je me difois : un aveu-
glement fi ftupide , une fi abfurde préven-
tion ne fauroit gagner tout le genre-hu-
main. Il y a des hommes de fens qui ne
partagent pas le délire ; il y a des âmes
juftes qui détellent la fourberie & les traî-
tres. Cherchons , je trouverai peut-être
SuppUimnt. Tome IX. B b
586 Les Rêveries;
enfin un homme ; fi je le trouve , ils fonf
confondus. J'ai cherché vainement; je ne
l'ai point trouvé. La ligue cft univerlclle ,
fans exception, fans retour , & je fuis fur
d'achever mes jours dans cette affreufe
profcription , fans jamais en pénétrer le
iiiyftere.
Cefl dans cet état déplorable qu'après
çle longues angoiifes , au lieu du défefpoir
qui fembloit devoir être enfin mon par-
tage , j'ai retrouvé la férénité , la tranquil-
lité , la paix , le bonheur même , puifque
chaque jour de ma vie me rappelle avec
plaifir celui de la veille , & que je n'en
(defire point d'autre pour le lendemain.
D'où vient cette différence ? D'une feule
chcfe ; c'eft que j'ai appris à porter le joug
de la nécefîité fans murmure. C'eft que je
m'efforçois de tenir encore à mille chofes ,
6c que toutes ces prifes m'ayant fucceiTive-
ment échappé , réduit à moi feul , j'ai re-
pris enfin mon afîiette. PrefTé de tous côtés
je demeure en équilibre , parce que je ne
m'attache plus à rien , je ne m'appuye que
fur moi.
Quand je m'élevois avec tant d'ardeur
contre l'opinion , je portois encQre fou
yiJJme. p R o M E N A D E. 587
5011g fans que je m'en apperçuffe. On veut
être eftimé des gens qu'on eftime , & tant
que je pus juger avantageufement des hom-
mes ou du moins de quelques hommes ,
les jugemens qu'ils portoient de moi ne
pouvoient m'être indiffirens. Je voyois
que fouvent les jugemens du public font
équitables , mais je ne voyois pas que
cette équité même étoit l'effet du hafard ,
que les règles fur lefquelles les hommes
fondent leurs opinions ne font tirées que
de leurs paffions ou de leurs préjugés ,
qui en font l'ouvrage ; & que lors même
qu'ils jugent bien , fouvent encore ces bons
jugemens naiffent d'un mauvais principe ,
comme lorfqu'ils feignent d'honorer en
quelque fuccès le mérite d'un homme ,
non par efprit de juftice , mais pour fe
donner un air impartial , en calomniant
tout à leur aife le même homme fur d'au-
tres points.
Mais , quand après de û longues & vai-
nes recherches , je les vis tous refter fans
exception dans le plus inique & abfurde
fyftême que l'efprlt infernal pût inventer ;
quand je vis qu'à mon égard la raifon étoit
Ij^nie de toutes les têtes , & l'équité de
Bb 2
388 Les Rêveries;;
tous les cœurs ; quand je vis une générai,
tion frépxétique fe livrer toute entière à
l'aveugle fureur de fes guides contre un
infortuné qui jamais ne fît , ne voulut , ne
rendit de mal à perfonne ; quand après
avoir vainement cherché un homme , il
fallut éteindre enfin ma lanterne & m'é-
crier : il n'y en a plus ; alors je commen-
çai à me voir feul fur la terre, & je com-
pris que mes contemporains n'étoient par
rapport à moi , que des êtres mécaniques ,
qui n'agifToient que par impulfion , & dont
je ne pouvois calciner l'aiiion que par les
loix du mouvement. Quelque intention ,
quelque pafTion que j'eufTe pu fuppofer
dans leurs âmes , elles n'auroient jamais
.expliqué leur conduite à mon égard ,
d'une façon que je pufTe entendre. C'efl
ainfi que leurs difpofitions intérieures cef-
ferent d'être quelque chofe pour moi. Je
ne vis plus en eux que des mafîes diffé-
remment mues , dépourvues à mon égard
de toute moralité.
Dans tous les maux qui nous arrivent ,
nous regardons plus à l'intention qu'à
l'effet. Une tuile qui tombe d'un toit peut
nous blcffer davantage , mais ne nous
VIII*"- P R OP/IEN ADE. 389
navre pas tant qu'une pierre lancée à deiîein
par une main malveuillante. Le coup porte
à faux quelquefois, mais l'intention ne
manque jamais fon atteinte. La douleur
matérielle ei\ ce qu'on fent le moins dans
les atteintes de la fortune ; & quand les
infortunés ne favent à qui s'en prendre de
leurs malheurs , ils s'en prennent à la def-
tinée qu'ils perfonnlfient , & à laquelle ils
prêtent des yeux & une intelligence pour
les tourmenter à deffein. C'eft ainfi qu'un
joueur dépité par fes pertes , fe met en
fureur fans favoir contre qui. Il imagine
un fort qui s'acharne à deffein fur lui pour
le tourmenter , & trouvant un aliment à
fa colère, il s'anime & s'enflamme contre
Tenneiui qu'il s'efl créé. L'homme fage qui
ne voit dans tous les malheurs qui lui arri-
vent que les coups de l'aveugle nécefîlté ,
n'a point ces agitations infenfces ; il crie
dans fa douleur , mais fans emportement ,
fans colère, il ne fcnt du mal dont il efl
la proie que l'atteinte matérielle ; & les
coups qu'il reçoit ont beau bleffer fa per-
fonne , pas un n'arrive jufqu'à fon cœur.
C'eft beaucoup que d'en être venu là ,
mais ce n'eft pas tout. Si l'on s*arrête , c'ell
Bb 5
3 9© Les Rêveries,
bien avoir coupé le mal , mais c'eft avoir
laiiîé la racine. Car cette racine n'eft pas
dans les êtres qui nous font étrangers ,
elle eu en nous-mêines, & c'eft-i'à qu'il
faut travailler pour l'arracher tout-à-tait.
Voilà ce que je fentis parftiitement , dès
^ue je commençai de revenir à moi. Ma
raifon ne me montrant qu'abfurdités dans
toutes les explications que je cherchois
à donner à ce qui m'arrive , je com-
pris que les caulcs , les inflrumens , les
moyens de tout cela m'étant inconnus
& inexplicables , dévoient être nuls pour
înoi; que je devcis regarder tous les dé-
tails de ma dtflinée , comme autant d'ac-
tes d'u-ie pure fatalité où je ne devois
fuppofer ni direftion , ni intention, ni
caufe morale ; qu'il falloit m'y foumettre
fans raifonner & fans regimber parce que
cela étoit inutile ; que tout ce que j'avois
à faire encore fur la terre étant de m'y.
regarder comme un être purement paffif,
je ne devois point ufer à réfiflcr inuti-
lement à ma dellinée , la force qui me
reftoit pour la fupporter. Voilà ce que
je me difois ; ma raifon , mon cœur y
acquiefçoient , & néanmoins je fentois ce
V î I r-'s. P R o M E N A DE. 3 9ï'
cœur iiuirinurer encore. D'où venoit ce
murmure ? Je le cherchai , je le trouvai ;
il venoit de l'amour-propre qui après
s'être indigné contre les hommes , fe lou-
levoit encore contre la raifon.
Cette découverte n'étoit pas fi facile
à faire qu'on pourroit croire , car un in-
nocent perlécuté prend long-tems pour un
pur amour de la juitice l'orgueil de foa
petit individu. Mais aufîi la véritable fource
une fois bien connue , eft facile à tarir
ou du moins à détourner. L'eftime de foi-
même eu le plus, grand mobile des âmes
£eres , l'amour-propre fertile en illufions
fe déguife & fe fait prendre pour cette
eflime ; mais quand la fraude enfin fe dé-
couvre , & que l'amour-propre ne peut
plus fe cacher , dès- lors il n'efl plus à
craindre & quoi qu'on l'étouffé avec peine,
on le fubjugue au moins ailcment.
J^ n'eus Jamais beaucoup de pente à
l'amour-propre. Mais cette paffion fa£iice
s'étoit exaltée en moi dans le monde, &C
fur-tout quand je fus auteur ; j'en avois
peut-être encore moins qu'un autre, mais
j'en avois prodigieufcment. Les terribles
leçons que j'ai reçues l'ont bientôt ren»
Bb 4
392. Les Rêveries,
fermé dans ies premières bornes ; il com-
mença par fe révolter contre l'injiiftice ,
mais il a fini par la dédaigner : en fe
repliant ilir mon ame , en coupant les rela-
tions extérieures qui le rendent exigeant ,
en renonçant aux comparaifons , aux pré-
férences , il s'eft contenté que je fufle bon
pour moi ; alors redevenant amour de
moi-même , il eu rentré dans l'ordre de
la nature , 6c m'a délivré du Joug de
l'opinion.
Dçs-lors j'ai retrouvé la paix del'ame ,
& pi-eique la félicité. Car dans quelque
fituation qu'on fe trouve , ce n'eft que
par lui qu'on eft conflamment malheu-
reux. Quand il fe tait , & que la raifon
parle , elle nous confole enfin de tous les
maux qu'il n'a pas dépendu de nous d'é-
viter. Elle les anéantit môme autant qu'ils
n'agiffent pas im^médiatement fur nous ;
car on eft fur alors d'éviter leurs plus
poignantes atteintes ec ceflant de s'en oc-
cuper. Ils ne font rien pour celui qui n'y
penfe pas. Les offenfes^, les vengeances ,
les paffc-droits, les outrages, les injuftices
ne font rien pour celui qui ne voit dans
les maux qu'il endure , que le mal même
VII I»"*- Promenade. 393
8c non pas l'intention ; pour celui dont
la place ne dépend pas dans fa propre
eftime de celle qu'il plaît aux autres de
lui accorder. De quelque façon que les
hommes veuillent me voir , ils ne fau-
roient changer mon être , & malgré leur
puifTance & malgré toutes leurs fourdes
intrigues , je continuerai, quoi qu'ils £a{~
fent , d'être en dépit d'eux ce que je fuis.
il eu vrai que leurs difpofitions à mon
égard influent fur ma iituation réelle. La
barrière qu'ils ont mife entr'eux & moi,
m'ôte toute reflburce de fubfiftance &
d'afîiftance dans ma vieillefTe & mes be-
foins. Elle me rend l'argent même inutile ,
puifqu'il ne peut me procurer les fer'vi-
ces qui me font nécefiaires , il n'y a plus
ni commerce ni fecours réciproque, ni
correfpondance entr'eux & moi. Seul au
milieu d'eux , je n'ai que moi feul pour
refTource , & cette rcffource eft bien foi-
ble à mon âge & dans l'état où je fuis.
Ces maux font grands , mais ils ont perdu
fur moi toute leur force , depuis que j'ai
fu les fupporter fans m'en irriter. Les
points où le vrai befoin fe fait fentir font
toujours rares. La pj"c voyance & l'ima-
394 Les Rêveries;
gination les multiplient , & c'eft par cette
continuité de fentiment qu'on s'inquiète
& qu'on fe rend malheureux. Pour moi
j'ai beau favoir que je foufFrirai demain ,
il me fuffit de ne pas fouffrir aujour-
d'hui pour être tranquille. Je ne m'affefte
point du mal que je prévois , mais feule-
ment de celui que je fens & cela le ré-
duit à très-peu de chofe. Seul , malade &
délarfîé dans mon lit , j'y peux mourir
d'indigence , de froid & de faim , fans
que perfonne s'en mette en peine. Mais
qu'importe fi je ne m'en mets pas err
peine moi-même , & fi je m'affede aufîî
peu que les autres de mon deflin quel
qu'il foit. N'eft - ce rien fur - tout à mon
âge que d'avoir appris à voir la vie èc
la mort, la maladie & la fanté , la ri-
chefTe & la mifere , la gloire & la diffa-
mation avec la même indifférence ? Tous
les autres vieillards s'inquiètent de tout ;
moi je ne m'inquiète de rien ; quoi qu'il
puiffc arriver tout m'eff indifférent, &
cette indifférence n'eff pas l'ouvrage de
ma fageffe , elle eft celui de mes ennemis ;
& devient une compcnfition des maux
qu'ils me font. En me rendant infenfibl^
V I î î'"*^- Promenade. 395
â l'adverfité , ils m'ont fait plus de bien ,
que s'ils m'eufTent épargné fes atteintes.
En ne l'éprouvant pas je pouvois toujours
la craindre , au lieu qu'en la iiibjuguant ,
je ne la crains plus.
Cette dilpofition me livre , au milieu
des traverfes de ma vie , à l'incurie de
mon naturel , prefque aufTi pleinement que
fi je vivois dans la plus complète prof^
périté. Hors les courts momens 011 je
fuis rappelle par la préfence des objets
aux plus douloureufes inquiétudes , tout
le refte du tems , livré par mes penchans
aux aâcftions qui m'attirent, mon cœur
fe nourrit encore des fentimens pour lef-
quels il étoit né , & j'en jouis avec les
êtres imaginaires qui les produifent , &
qui les partagent , comme û ces êtres exif-
toient réellement. Ils exiflent pour moi
qui les ai créés , & je ne crains ni qu'ils
me trahiffent ni qu'ils m'abandonnent. Ils
dureront autant que mes malheurs mêmes
& fuffiront pour me les faire oublier.
Tout me ramené à la vie hcureufe &
douce pour laquelle j'étois né ; je pafie
les trois quarts de ma vie , ou occupé
d'objets inftrudifs & même agréables aux-
39^ Les Rêveries;
quels je livre avec délices mon efpnt
& mes fen§ ; ou avec les enfans de mes
fantailies que j'ai créés félon mon cœur ,
& dont le commerce en nourrit les fen-
timens , ou avec moi feul , content de
moi-même & déjà plein du bonheur que
je fens m'être dû. En tout ceci l'amour
de moi-m.ôme fait toute l'œuvre , l'amour-
propre n'y entre pour rien. Il n'en eft pas
ainfi des trilles momens que je paffe en-
core au milieu des hommes , jouet de
leurs careffcs traîtrefles , de leurs com-
plimens empoulés & dérifoires , de leur
mielleufe mahgnité. De quelque façon que
je m'y fuis pu prendre, l'amour-propre
alors fait fon jeu. La haine & l'animo-
fité que je vois dans leurs cœurs , à
travers cette grofiiere enveloppe , déchi-
rent le mien de douleur , & l'idée d'être
ainfi fottemenî pris pour dupe ajoute en-
core à cette douleur un dépit très-pué-
rile , fruit d'un fot amour-propre dont je
fens toute la bêtife , mais que je ne puis
fubjuguer. Les efforts que j'ai faits pour
m'aguerrir à ces regards infultans & mo-
queurs , font incroyables. Cent fois j'ai
paffé par les promenades publiques & pai-
Vllïme, Promenade. 397
les lieux les plus fréquentés , dans l'uni-
que deffein de m'exercer à ces cruelles.
luttes. Non-feulement je n'y ai pu par-
yenir , mais je n'ai même rien avancé ,
& tous mes pénibles mais vains efforts
m'ont laiffé tout auffi facile à troubler ,
à navrer , & à indigner qu'auparavant.
Dominé par mes fens , quoi que je puifle
faire , je n'ai jamais fu réfifter à leurs im-
prefïïons , & tant que l'objet agit fur eux ,
mon cœur ne ceffe d'en être afîedlé ; mais
ces affedions paffageres ne durent qu'au-
tant que la fenfation oui les caufe. La pré-
fence de l'homme haineux m'affefte vio-^
lemment;mais fi-tôt qu'il difparoît, l'im-
prefTion ceffe ; à l'inftant que je ne le vois
plus , je n'y penfe plus. J'ai beau favoir
qu'il va s'occuper de moi , je ne faurois
m'occuper de lui. Le mal que je ne fens
point aftuellement ne m'affefte en aucune
forte , le perfécuteur que je ne vols point
eft nul pour moi. Je fens l'avantage que
cette pofition donne à ceux qui difpofent
de ma dcftinée. Qu'ils en difpofent donc
tout à leur aifc. J'aime encore mieux qu'ils
me tourmentent fans réfiflance , que d'être
forcé de penfer à eux pour me garantir de
leurs coups.
39^ Les Rêveries;
Cette action de mes fens fur mon cœur
fait le feul tourment de ma vie. Les lieux
où Je ne vois perfonne , je ne penfe plus
à ma deftinée. Je ne la fens plus , je ne
fouffre plus. Je fuis heureux & content fans
diverfion , fans obftacle. Mais j'échappe
rarement à quelque atteinte fenfible % 6c
îorfque j'y penfe le moins , un gelle , un
regard finiiire que j'apperçois , un mot en-
venimé que j'entends , un malveuillant que
je rencontre fuffit pour me boule verfer.
Tout ce que je puis faire en pareil cas eft
d'oublier bien vite & de fuir. Le trouble
de mon cœur difparoît avec l'objet qui l'a
caufé , & je rentre dans le calme aufîi-tôt
que je fuis feul. Ou fi quelque chofe m'in-
quiète, c'eft la crainte de rencontrer fur
mon paflage quelque nouveau fujet de
douleur. C'eft-là ma feule peine ; mais
elle fuffit pour altérer mon bonheur. Je
loge au milieu de Paris. En fortant de chez
moi je foupire après la campagne & la
folitude ; mais il faut l'aller chercher fi loin
qu'avant de pouvoir refpirer à mon aife ,
je trouve en mon chemin mille objets qui
me ferrent le cœur, & la moitié de la jour-
née fe pafle en angoifl"es , avant que j'aye
Vïtlrne. Promenade. 39^»
atteint l'afyle que je vais chercher. Heu-
reux du moins quand on me laiffe achever
ma route. Le moment oh j'échappe au cor-
tège des méchans eft délicieux; & fi-tôt
que je me vois fous les arbres, au milieu
de la verdure, je crois me voir dans le
paradis terreftre, & je goûte un pJaifir
interne aufTi vif que fi j'étois le pUis heu-
reux des mortels.
Je me fouviens parfaitement que durant
nies courtes profpérités , ces mêmes pro-
menades folitaires qui me font aujourd'hui
fi dehcieufes , m'étoient infipides & en-
nuyeufes. Quand j'étois chez quelqu'un à
la campagne , le befoin de faire de l'exer-
cice & de refpirer le grand air, me fai-
foit fouvent fortir feul , & m'échappant
comme un voleur , je m'allois promener
dans le parc ou dans la campagne. Mais
lom d'y trouver le calme heureux que j'y
goûte aujourd'hui , j'y portois l'agitation
des vaines idées qui m'avoient occupé
dans le falon ; le fouvenir de la compagnie
que j'y avois laiffée m'y fuivoit. Dans Ja
folitude, les vapeurs de l'amour-propre
& le tumulte du monde ternifTolent à mes
yeux la fraîcheur des bofquets, & trou-
400 Les Rêveries;
bloient la paix de la retraite. J'avois beaii.
fuir au fond des bois , une foule impor-
tune m'y fuivoit par-tout , & voiloit pouf,
moi toute la nature. Ce n'eft qu'après m'ê-
tre détaché des paffions fociales & de leur
trifte cortège , que je l'ai retrouvée avec
tous (es charmes.
Convaincu de rimpoflibilité de contenir
ces premiers mouvemens involontaires ,
j'ai cefle tous mes efforts pour cela. Je
laiffe à chaque atteinte mon fang s'allumer ,
la colère & l'indignation s'emparer de mes
fens ; je cède à la nature cette première
explofion que toutes mes forces ne pour-
roient arrêtier ni fufpendre. Je tâche feu-
lement d'en arrêter les fuites avant qu'elle
ait produit aucun effet. Les yeux étince-
lans , le feu du vifage , le tremblement des
membres , les fuffocantes palpitations ,
tout cela tient au feul phyfique , & le rai-
fonnement n'y peut rien. Mais après avoir
laiffé faire au naturel fa première explo-
fion*, l'on peut redevenir fon propre maî-
tre en reprenant peu-à-peu fes' fens ; c'eil.
ce que j'ai tâché de faire long-tcms fans
fuccès, mais enfin plus heureufement; &
ceffant d'employer ma force en vaine ré-
filhmce ,'
Yllime. Pro MÈN AD E. 401
fiftance , j'attends le moment de vaincre
en laiffant agir ma raifon , car elle ne me
parle que quand elle peut fe faire écouter.
Eh ! que dis-je , hclas ! ma raifon ? j'aurois
grand tort encore de lui faire l'honneur
de ce triomphe , car elle n'y a gueres de
part ; tout vient également d'un tempéra-
ment verfatile qu'un vent impétueux agite ^
mais qui rentre dans le calme à l'itiilant
que le vent ne foufîle plus; c'efl: mon na-
turel ardent qui m'agite , c'efl mon naturel
indolent qui m'appaife. Je cède à toutes
les impulfions préfentes ^ tout choc me
donne un mouvement vif & court ; fi-tôt
qu'il n*y a plus de choc , le mouvement
ceffe, rien de comm.uniqué ne peut fe
prolonger en moi. Tous les événemens de
la fortune , toutes les machines des hom-
mes ont peu de prife fur un homme ainiî
conftitué. Pour m'affcdicr de peines dura-
bles, il faudroit que rimprcffion fe renou-
vellât à chaque inftant. Car les intervalles,
quelque courts qu'ils foient , fuffifent pour
me rendre à moi-même. Je fuis ce qu'il
plaît aux hommes tant qu'ils peuvent agir
fur mes fens , mais au premier inftant de
relâche , je redeviens ce que la nature a
Supplément. Tome IX, Ce
40X Les Rêveries^
voulu ; c'eft-Ià , quoiqu'on puiffe faire ^
mon état le plus confiant , & celui par
lequel , en dépit de la deflinée , je goûte un
bonheur pour lequel je me fens conflitué.
J'ai décrit cet état dans une de mes rêve-
ries ; il me convient fi bien que je ne
deiire autre chofe que fa durée , & ne
crains que de le voir troubler. Le mal que
m'ont fait les hommes ne me touche en
aucune forte ; la crainte feule de celui qu'ils
peuvent me faire encore efl capable de
m'agiter ; mais certain qu'ils n'ont plus de
nouvelle prife par laquelle ils puifTent
m'aifefter d'un fentiment permanent, je
me ris de toutes leurs trames , & je jouis
de moi-même en dépit d'eux.
NEUVIEME PROMENADE,
i_jE bonheur eft un état permanent qui
ne femble pas fait ici-bas pour l'homme.
Tout eft fur la terre dans un fiux continuel
qui ne permet à rien d'y" prendre une
forme conilante. Tout change autour de
nous. Nous changeons nous-mêmes , &
nul ne peut s'afliirer qu'il aimera demain
ce qu'il aime aujourd'hui. Ainfi tous nos
projets de félicité pour cette vie font des
chimères. Frontons du contentement d'ef-
prit quand il vient , gardons-nous de l'é-
loigner^ par notre faute , mais ne faifons pas
des projets pour l'enchaîner , car ces
projets-là font de pures foxies. J'ai peu vu
d'hommes heureux , peut-être point : mais
j'ai fouvent vu des cœurs conîens , & de
tous les objets qui m'ont frappé ç'çil:
celui qui m'a le plus contenté moi-mônjeé
Je croij que c'eft une fuite naturelle
du pouvoir des fenfations fur mes fenti-
mens liitcracs. Le bonheur n'a point d'en-
feigne CTvtérieure ; pour le connoître il
faudroit Lire dans le cœur de l'homme
heureux ; mais le contentement fe lit dans
C C 2
404 Les Rêveries,^
les yeux , dans le maintien , dans l'accent ,
dans la démarche , & femble fe communi-
quer à celui qui l'apperçoit. Eft-il une
jouifTance plus douce que de voir un peuple
entier fe livrer à la joie un jour de fête ,
& tous les cœurs s'épanouir aux rayons
expanlifs du plaiiir qui paffe rapidement ,
mais vivement, à travers les nuages de
la vie?
Il y a trois jours que M. P. vint avec
un empreflement extraordinaire, me mon-
trer l'éloge de Mde. GeofFrin par M. D.
La lefture fut précédée de longs & grands
éclats de rire liir le ridicule néologifme de
cette pièce , & fur les badins jeux de mots
dont il la diibit remplie. Il commença de
lire en riant toujours. Je l'écoutois d'un
férieux qui le calma , & voyant que je ne
l'imitois point , il ceffa enfin de rire. L'ar-
ticle le plus long ck le plus recherché de
cette pièce , rouloit fur le plaifir que pre-
ndit Mde. GeofFrin à voir les enfans &c à
les faire caufer. L'auteur tiroit avec raifon
de cette difpofition une preuve de bon
naturel. Mais il ne s'arrêtoit pas là , & il
accufolt décidément de mauvais naturel 6c
de méchanceté, tous ceux qui n'avoient
î X™^- Promenade; 40 J
|5as îe même goût , au point de dire que
il ron interrogeoit là-defTus ceux qu'on
mené au gibet ou à la roue , tous convien-
droient qu'ils n'avoient pas aimé les en-
fans. Ces affertions faifoient un effet fin-
gulier dans la place 011 elles étoient. Sup-
pofant tout cela vrai , étoit-ce là l'occafion
de le dire , & fallcit-il fouiller l'éloge d'une
femme eftimable des images de fupplice ôi
de malfaiteurs ? Je compris aifément le
motif de cette affectation vilaine , & quand
M. P. eut fini de lire , en relevant ce qui
m'avoit paru bien dans l'éloge , j'ajoutai
que l'auteur en l'écrivant avoit dans le
cœur moins d'amitié que de haine.
Le lendemain , le tems étant affez beau
quoique froid , j'allai faire une courfe juf*
qu'à l'Ecole militaire , comptant d'y trou-
ver des moufles en pleine fleur ; en allant
je revois fur la vifite de la veille, & fur
l'écrit de M. D. oii je penfols bien que le
placage épifodique n'avoit pas écc mis fans
defl"cin , & la feule affe£lation de m'appor-
ter cette brochure , à moi , à qui l'on cache
tout , m'apprenoit affez quel en étoit l'ob-
jet. J'avois mis mes enfans aux enfans-
trouvés. C'en étoit alfez pour m'avoir tra-
C c 3
4o6 Les Rêveries,
vefti en père dénaturé ; & de-là en éten-
dant & careflknt cette idée , on en avoit
peu-à-peu tiré la conléquence évidente que
je haïffois les entans ; en fuivant par la
penfée la chaîne de ces gradations , j'ad-
mirois avec quel art l'induilrie humaine
fait changer les chofes du blanc au noir.
Car je ne crois pas que jamais homme ait
plus aimé que moi à voir de petits bam-
bins folâtrer & jouer cnfemble , èc fou-
vent dans la rue & aux promenades je
m'arrête à regarder leur efpiéglerie^ leurs
petits jeux avec un intérêt que je ne vois
partager à perfonne.Le jour même où vint
M. P. une heure avant fa vifite , j'avois eu
celle des deux petits du SoufToi les plus
jeunes enfans de mon hôte , dont l'aîné
peut avoir fept ans. Ils étoient venus
m'embraffer de û bon cœur, & je leur
avois rendu fi tendrement leurs careiies ^
que malgré la difparité des âges , ils avoient
paru fe plaire avec moi iincérem.ent ; &
pour moi j'étors tranfporté d'aife de voir
que ma vieille figure ne les avoit pas re-
butés ; le cadet même paroiffoit venir à
moi fi volontiers que , plus enfant qu'eux ,
je me fentois attacher à lui déjà par pré-
I X*"S' Promenade. 407
férence , & je le vis partir avec autant de
regret que s'il m'eût appartenu.
Je comprends que le reproche d'avoir
mis mes enfans aux enfans-trouvés a faci-
lement dégénéré, avec un peu de tour-
nure, en celui d'être un père dénaturé &
de haïr les enfans. Cependant, il efl fur
que c'ell la crainte d'une deiiinée pour
eux mille fois pire , & prefque inévitable
par toute autre voie , qui m'a le plus dé-
terminé dans cette démarche. Plus indiffé-
rent fur ce qu'ils deviendroient , & hors
d'état de les élever moi-même , il aurolt
fallu , dans ma Htuation , les laiiTer élever
par leur mère qui les auroit gâtés , & par
fa famille qui en auroit fait des monftres.
Je frémis encore d'y penfer. Ce que Maho-
met fit de Seide n'ell rien auprès de ce
qu'on auroit fait d'eux à mon égard , &
les pièges qu'on m'a tendus là-defTus dans
la fuite , me confirment alTez que le pro-
jet en avoit été formé. A la vérité j'étois
bien éloigné de prévoir alors ces trames
atroces : mais je favois que l'éducation
pour eux la moins périllcufe étoit celle
des enfans-trouvés ; & je les y mis. Je le
ferois encore , avec bien moins de doute
Ce 4
"40? Les Rêveries^
aufli , fi la chofe étoit à faire , & je fais
bien que nul père n'eil plus tendre que je
l'aurois été pour eux , pour peu que l'ha-
bitude eut aidé la nature.
Si j'ai fait quelque progrès dans la con-
noiffance du cœur humain, c'efl: le plaiHy
que j'avois à voir &c obferver les enfans
qui m'a valu cette connoiffance. Ce même
pldifir dans ma jeuneiTe y a mis une e{J3ece
d'obflacle , car je jouois avec les enfans û
gaîment & de fi bon cœur que je ne fon-
geois gueres à les étudier. Mais quand en
vieilliflant j'ai vu que ma figure caduque
les inquiétoit, je me fuis abllenu de les
importuner ; j'ai mieux aimé me priver
d'un plaifir que de troubler leur joie , &
content alors de me fatisfaire en regardant
leurs jeux & tous leurs petits manèges ,
j'ai trouvé le dédommagement de mon fa-
crifîce dans les lumières que ces obferva-
tions m'ont fait acquérir fur les premiers
Se vrais mouvemens de la nature , auxquels
tous nos favans ne connoiffent rien. J'ai
configné dans mes écrits la preuve que je
m'étois occupé de cette recherche , trop
foigneufement pour ne l'avoir pas faite
avec plaifir , &c ce feroit affurément la
IX"ie- Promenade; 40^
chofe du monde la plus incroyable que
l'Hcloiie & l'Emile fuffent l'ouvrage d'un
homme qui n'aimoit pas les enfans.
Je n'eus jamais ni préfence d'efprit , m'
facilité de parler ; mais depuis mes mal-
heurs ma langue & ma tête fe font de plus
en plus embarraffées. L'idée & le mot
propre m'échappent également, & rien
n'exige un meilleur difcernement & un
choix d'exprefîions plus juftes que les pro-
pos qu'on tient aux enfans. [Ce qui aug-
mente encore en moi cet embarras , efl
l'attention des écoutans , les interprétations
& le poids qu'ils donnent à tout ce qui
part d'un homme qui , ayant écrit expreA
fément pour les enfans , efl fuppofé ne
devoir leur parler que par oracles. Cette
gêne extrême & l'inaptitude que je me fens
me trouble, me déconcerte, & je ferois
bien plus à mon aife devant un Monarque
d'Afie que devant un bambin qu'il faut
faire babiller.
Un autre inconvénient me tient main-
tenant plus éloigné d'eux , & depuis mes
malheurs je les vois toujours avec le même
plaifir, mais je n'ai plus avec eux la même
familiarité. JLcs enfans n'aiment pas la vieil-
4io Les Rêveries;
lefle. L'afpeâ: de la nature défaillante eft
hideux à leurs yeux. Leur répugnance que
j'apperçois me navre , & J'aime mieux
m'abilenir de les carciTer , que de leur
donner de la gêne ou du dégoût. Ce mo-
tif qui n'agit que fur les âmes vraiment
aimantes , efl: nul pour tous nos dodeurs
& doftoreffes. Mde. GeofFrin s'embarral-
foit fort peu que les enfans euffent du
plaifir avec elle , pourvu qu'elle en eût
avec eux. Mais pour moi ce plaifir eu pis
que nul ; il efl négatif quand il n'eil: pas
partagé , & je ne fuis plus dans la fituatioii
ni dans l'âge oii je voyois le petit cœur
d'un enfant s'épanouir avec le mien. Si
cela pouvoit m'arriver encore , ce plaiiir
devenu plus rare n'en feroit pour moi que
plus vif ; je l'éprouvois bien l'autre matin
par celui que je prenois à carefîer les
petits du Souffoi , non - feulement parce
que la Bonne qui les conduifoit ne m'en
impofoit pas beaucoup , & que je fentois
moins le befoin de m^écouter devant elle ;
mais encore parce que l'air jovial avec
lequel ils m'abordèrent ne les quitta point,
èc qu'ils ne parurent ni fe déplaire ni s'en-
nuyer avec moi.
IX^e. Promenade. 411
Oh ! {1 j'avois encore quelques momens
de pures carefles qui vinffent du cœur ,
ne fût-ce que d'un enfant encore en ja-
quette , û je pouvois voir encore dans
quelques yeux la joie & le contentement
d'être avec moi , de combien de maux &c
de peines ne me dédommageroient pas ces
courts mais doux épanchemens de mon
cœur ? Ah ! je ne ferois pas obligé de
chercher parmi les animaux , le regard de
la bienveillance qui m'efl déformais re-
fufé parmi les humains. J'en puis juger fur
bien peu d'exemples, m.ais toujours chers
à mon fouvenir. En voici un qu'en tout
autre état j'aurois oublié prefque, & dont
l'impreffion qu'il a fait fur moi peint bien
toute ma mifere.
Il y a deux ans , que m'étant allé pro-
mener du côté de la nouvelle France , je
pouffai plus loin ; puis tirant à gauche &C
voulant tourner autour de Montmartre ,
je travcrfai le village de Clignancourt. Je
marchois diftrait & rêvant fans regarder
autour de moi , quand tout-à-coup je me
fentis faifir les genoux. Je regarde , & je
vois un petit enfant de cinq à fix ans qui
ferroit mes genoux de toute fa force ea
4ii Les Rêveries;
me regardant d'un air il familier & fi ca-
relTant , que mes entrailles s'émurent. Je
me difois : c'eft ainii que j'aurois été traité
des miens. Je pris l'enfant dans mes bras ,
je le baifai plufieurs fois dans une efpece
de tranfport , & puis je continuai mon
chemin. Je fentois en marchant qu'il me
manquoit quelque chofe. Un befoin naif-
fant me ramenoit fur mes pas. Je me re-
prochois d'avoir quitté fi brufquement cet
enfant ; je croyois voir dans fon aftion ,
fans caufe apparente , une forte d'infpira-
tion qu'il ne falloit pas dédaigner. Enfin
cédant à la tentation , je reviens fur mes
pas ; je cours à l'enfant , je l'embralTe de
nouveau , & je lui donne de quoi acheter
des petits pains de Nanterre , dont le mar-
chand paffoit là par hafard , & je commen-
çai à le faire jafer ; je lui demandai qui
étoit fon père? il me le montra qui relioit
des tonneaux ; j'étois prêt à quitter l'enfant
pour aller lui parler , quand je vis que
j'avois été prévenu par un homme de
mauvaife mine , qui me parut être une de
ces mouches qu'on tient fans ccfTe à mes
troujfes. Tandis que cet homme lui parloit
à l'oreille, je vis les regards du tonnelier
jX«i?. Promenade. 413
fe fixer attentivement fur moi d'un air qui
n'avoit rien d'amical. Cet objet me refferra
le cœur à l'inllant , &c je quittai le père &C
l'enCant avec plus de promptitude que je
n'en avois mis à revenir fur mes pas , mais
dans un trouble moins agréable qui chan-
gea toutes mes difpcfitions. Je les ai pour-
tant fenti renaître fouvent depuis lors , je
iliis repaffé plufieurs fois par Clignancouj-t
dans refpcrance d'y revoir cet enfant ,
mais je n'ai plus revu ni lui ni le père , ^
il ne m'eft plus refté de cette rencontre
qu'un fouvenir aifez vif mêlé toujours de
douceur & de triilefle , comme toutes les
émotions qui pénètrent encore quelquefois
jufques à mon cœur.
Il y a compenfation à tout ; fi mes plai-
fu's font rares &c courts , je les goûte aufîi
plus vivement quand ils viennent que
s'ils m'étoient plus tàmiliers ; je les rumine ,
pour ainfi dire , par de fréquens fouve-
nirs ; & quelques rares qu'ils foient , s'ils
étoient purs & fans mélange , je ferois plui
heureux , peut-être , que dans ma profpé-
rité. Dans l'extrême mifere , on fe trouve
riche de peu. Un gueux qui trouve un éc.i
en eft plus affedé que ne le feroit un riche
^14 Les Rêveries;
en trouvant une bourfe d*or. On rirolt fi
l'on voyoit dans mon ame l'imprefTion
qu'y font les moindres plaifirs de cette
efpece , que je puis dérober à la vigilance
de mes perfécuteurs. Un des plus doux
s'offrit il y a quatre ou cinq ans , que je
ne me rappelle jamais , fans me fentir ravi
d'aife d'en avoir li bien profité.
Un dimanche nous étions allés , ma
fem.me & moi , dîner à la porte Maillot.
Après le dîner nous traverlâmes le bois de
Boulogne jufqu'à la Muette. Là nous nous
afsimes fur l'herbe à l'ombre en attendant
que le foîeil fût baiffé , pour nous en re-
tourner enfuite tout doucement par Paffy.
Une vingtaine de petites filles conduites
par une manière de religieufe , vinrent les
unes s'afîeoir,les autres folâtrer affez près
de nous. Durant leurs jeux vint à paffer
un Oublieur avec fon tambour & fon tour-
niquet , qui cherchoit pratique. Je vis que
les petites filles convoitoient fort les ou-
blies , & deux ou *i'ois d'entr'elles qui
apparemment pofféu-vient quelques liards ,
demandèrent la permiffion de jouer. Tan-
dis que la gouvernante héfitoit & difpu-
tolt j'appellai l'Oublieur &c je lui dis : faites
ÏX"'«- Pr O ME N A D E. 41Ç
tirer toutes ces Demoifelles chacune à fou
tour & je vous payerai le tout. Ce mot
répandit clans toute la troupe une joie qui
feule eût plus que payé ma bourfe , quand
je l'aurois toute employée à cela.
Comme je vis qu'elles s'empreffoient
avec un peu de confufion , avec l'agré-
ment de la gouvernante , je les fis ranger
toutes d'un côté , & puis pr.fîer de l'autre
côté l'une après l'autre , à mefure qu'elles
avoient tiré. Quoi qu'il n'y eût point de
billet blanc & qu'il revînt au mioins une
oublie à chacune de celles qui n'auroient
rien, qu'aucune d'elles ne pouvoit donc
être abfolument mécontente ; afin de ren-
dre la fête encore plus gaie , je dis en
fecret à l'Oublleur d'ufer de fon adreffe
ordinaire en fens contraire , en faifant
tomber autant de bons lots qu'il pourroit
& que je lui en tiendrois compte. Au
moyen de cette prévoyance , il y eut près
-d'une centaine d'oubliés diftrlbuées quoi-
que les jeunes filles ne tiraffent chacune
qu'une feule fois ; car là-deiTus je fus inexo-
rable , ne voulant ni favorifer des abus ,
ni marquer des préférences qui produi-
roicAt des mécontentemens. Ma femme infr
4i6 Les R. ê v e r i ë s j
nua à celles qui avoient de bons lots d'erf
faire part à leurs camarades , au moyen
de quoi le partage devint prefque égal ,
& la joie plus générale.
Je priai la religieul'e de tirer à fon tour ,
craignant fort qu'elle ne rejettât dédaigneu-
fement mon offre ; elle l'accepta de bonne
grâce , tira comme les penfionnaires , &
prit fans façon ce qui lui revint- Je lui
en fus un gré infini , & je trouvai à cela
une forte de politeffe qui me plut fort , &
qui vaut bien , je crois , celle des fima-*
grées. Pendant toute cette opération , il y
eut des difputes qu'on porta devant mort
tribunal , & ces petites filles venant plai-
der tour-à-tour leur caufe me donnèrent
occafion de remarquer , que quoiqu'il n'y
en eût aucune de jolie , la gentilleffe de
quelques-unes faifoit oublier leur laideur.
Nous nous quittâmes enlin très-contens
les uns des autres , & cet après - midi fut
.un de ceux de ma vie dont je me rap-
pelle le fouyenir avec le plus de fatis-
faftion. La fête au refte ne fut pas rui-
neufe. Pour trente fols qu'il m'en coûta
tout au plus , il y eut pour plus de cent
écus de contentement; tant il efl vrai que
le
ÏX^ie. P RO MEN AD E. 417
îe plaifir ne fe mefiire pas fur la dépenfe ,,
ê^ que la joie eil plus amie des liards que
des lou.is. Je fuis revenu plufieurs autres
fois à la même place , à la même heure ,
efpérant d'y rencontrer encore la petite
troupe ; mais ce'a n'efl plus arrivé.
Ceci me rappelle un autre amufement
à-peu-près de même efpece, dont le fou-
venir m'ell reflé de beaucoup plus loin,
Cétoit dans le malheureux tems oii fau-
filé parmi les riches & les gens de lettres ,
j'étois quelquefois réduit à partager leurs
tnftes plaifirs. J'étois à la Chevrette au
tems de la fèts du maître de la maifon ;
toute fa famille s'étoit réunie pour la cé-
cébrer ; & tout l'éclat des plaifirs bruyans
fiit mis en œuvre pour cet effet. Spefta-
cks ^ feftins , feux d'artifice, rien ne fut
épargné. L'on n'avoit pas le tems de pren-
dre haleine , & l'on s'étourdifToit au lieu
de s'amuf?r. Après le dîner on alla pren-
dre l'air dans l'avenue, où fe tenoit unç
efpece de foire. On danfoit ; les MefTieurs
daignèrent danfer avec les payfannes , mais
les Dames gardèrent leur dignité. On ven-
doit là des pains d'épice. Un jeune homme
de la compagnie s'avifa d'en acheter pour
^up^Uiuint, ïomç IX, D 4
4î8 Les Rêveries,
les lancer l'un après l'autre au milieu de
îa foule , & l'on prit tar.t de plaifir à voir
tous ces manans le précipiter , fe battre ,
ic reiivericr pour en avoir , que tout le
monde voulut le donner ie même plaifir.
Et pains d'épice de voler à droite & à
gauche , & filles oZ garçons de courir ,
d'entaffer , & s'efircpier ; ce]a parciflbit
charmant à tout le monde. Je tis comme
les autres par mauvaiie hoiiîe , auoi qu'en
dedans je ne m'amuialTe pas autant qu'eux.
Mais bientôt ennuyé de vider ma bourfe
pour fai^e écrafer les gens , je iaiffai là
la bonne compagnie , & je tus me pro-
mener feul dans la foire. La variété des
objets m'amufa long-tems. J'apperçus en-
tr'autres cinq ou fix favoyards autour
d'une petite fille qui a voit encore fur fon
inventaire , ame douzaine de chétives
pommes dont elle auroit bien voulu fe
débarraiTer. Les favoyards de leur côté
kuroient bien voulu l'en débarrafler , mais
ils n'avoient clae deux ou trois liards à
eux tous , & ce n'étoit pas de quoi faire
ime grande brèche aux pommes. Cet in-
veritaîffe étoit pour eux le jardin des Hef^
pérïàes, & la pedte nile étoit le dragon
IX^^e. P R O M E N A D £. 4î0
C[uî les gardoit. Cette comédie ni'amufa
?ong-îeîris ; j'en fis enlin le dénouement
en payant les pommes à la petite fille ,
& les lui faifaru diilrihuer aux petits gar-
çons. J'eus alors un clizs plus doux ipeda-
desqui puiiTent flatter un cœur d'homme,
celui de voir la joie unie avec l'innocence
de l'âge fe répandre tout autour de moi-
Car les fpeftateurs même en la voyant la
partagèrent, & moi qui partageois à fi
bon marché cette joie . j'avois de plus celia
de fentir Qu'elle étoit mon ouvrage.
En comparant cet amufement avec ceux
que je venois de quitter, je fentois avec
fatisfaclion la différence qu'il y a des goûts
fains , & des plailirs naturels , à ceux que
fait naître l'opulence , & qui ne font gue-
res que (hs plaiurs de moquerie , & des
goûts exciufiîs engendrés par le mépris.
Car quelle forte de plaifir pouvoit - on
prendre à voir des troupeaux d'hommes
avilis par la mifere , s'entailer , s'étouffer,
s'eflropier brutalement pour s'arracher
avidement quelqiies morceaux de pains d'é-
pice foulés aux pieds & couverts de boue ?
De mon côté quand j'ai bien réfléchi
fur l'efpece de volupté que je goûtois dang.
Û d z.
^lo Les Rêveries,
ces fortes d'occaiîons , j'ai trouvé qu'elle
confîftoit moins dans un fetitiment de bien-
faifance que dans le plailir de voir des vi-
iages contens. Cet afpeâ: a pour moi un
charme qui , bien qu'il pénètre jufqu'à mon
cœur, femble être uniquement de ienfa-
tion. Si je ne vois la fatisfaftion que je
caufe , quand môme j'en ferois (ux., je n'en
jouirois qu*? demi. C'eft même pour moi
im plaifir déilntérefTé qui ne dépend pas
de la part que j'y puis avoir. Car dans
îes fêtes du peuple , celui de voir des vi-
fages gais m'a toujours vivement attiré*
Cette attente a pourtant été fouvent fruf-
trée en France où , cette nation qui fe
prétend fi gaie , montre peu cette gaîté dans
fes jeux. Souvent j'allois jadis aux guin-
guettes pour y voir danfer le menu peu-
ple : mais fes danfes étoient û mauflades ,
fon maintien iî dolent, il gauche, que
î'enfortois plutôt contriflé que réjoui. Mais
à Genève & enSuiffe, où le rire ne s'éva-
pore pas fans.ceffe en folles malignités, tout
refpire le contentement & la gaîté dans
les fêtes. La mifere n'y porte point fon
hideux afpecl:. Le fafte n'y montre pas
{ion plus fon infolençe. Le bien - être , U
îX«-e- Promenade. 4ii!
îraternité , la concorde y difpofent les
cœurs à s'épanouir , & fouvent dans les
transports d'une innocente joie , les in-
connus s'accoilent , s'embraiient & s'invi-
tent à jouir de concert des plaifirs du jour.
Pour jouir moi - même de ces aimables
fêtes , je n'ai pas befoin d'en être. Il me
fuffit de les voir ; en les voyant je les
partage ; & parmi tant de vifages gais ,
je fuis bien fur qu'il n'y a pas un coeur
plus gai que le mien.
Quoique ce ne foit là qu'un pîaifir de
fenfation , il a certainement une caufe mo-
rale , ôc la preuve en eft , que ce même
afpe6: , au lieu de me flatter , de me plaire ,
peut me déchirer de douleur & d'indi-
gnation , quand je fais que ces fignes de
plaiiir & de joie fur les vifages des mé-
chans ne font que des marques que leur
malignité eft fatisfaite. La joie innocente
efl la feule dont les fignes flattent mon
cœur. Ceux de la cruelle & moqueufe
joie le navrent & l'affligent quoi qu'elle
n'ait nul rapport à moi. Ces fignes fans
doute , ne faurcicnt être exaclemcnt les
mômes , partans de principes li différeas :
mais enfin ce font également des fignoéi
Dd 3
422 Les Rêveries,
de joie , &c leurs différences feniibles ne
font afîiirémeiiL pas proportionnelles à cel-
les des mouvemens qu'ils excitent en moi.
Ceux de douleur Si de peine me font
encore plus fenfibles ; au point qu'il m'eft
impofïible de les foutenir fûns être agité
moi-même d'^^incdons peur -être encore
plus vives que celles qu'ils reprélentent.
L'imagination renîrrçant la fenfaiion m'i-
dentifie avec l'cîre IbufTrant, & me donne
fouvent plus d'angoiffe qu'il n'en fent lui-
même. Un vilage n:écontent eft encore un
fpc£lacîe qu'il m'ell impoffibîe de ioutenir,
fur-tout fi j'ai lieu de penfer que ce mé-
contentement me regarde. Je ne faurois
dire combien l'air grognard & maufïade
des valets qui fervent en rechignant, m'a
arraché d'écus dans les maifons où j'avois
autrefois la foîtife de me laiffer entraîner,
& oîi les domeftiques m'ont toujours fait
payer bien chèrement î'iiofpitaîité des maî-
tres. Toujours trop affeûé des objets fen-
fibles , & fur - tout de ceux qui portent
figne de pîaifir ou de peine, de bienveil-
lance ou d'averfion , je me laiffe entraî-
ner par CCS imprefïïons extérieures , fans
pouvoir jamais m'y dérober autrement que
I X^'- Promenade. 423
par la fuite. Unfigne , un geile, un coup-^
d'œil d'un inconnu fufHt pour troubler
mes plaifirs , ou calmer mes peines. Je ne
fuis à moi que quand je fais feul, hors
de - là je fuis le jouet de tous ceux qui
m'entourent.
Je vivois jadis avec pUîiïïr dans le m.onde
quand je ne voyois dans tous les yeux
que bienveillance, ou tout au pis indiffé-
rence dans ceux à qui j'étois inconnu ;.
mais aujourd'hui qu'on ne prend pas moins
de peine à montrer mon vifage au peuple,
qu'à lui mafquer mon naturel, je ne puis
mettre le pied dans la rue fans m'y voir
entouré d'objets déchirans. Je me hâte de
gagner à grands pas la campagne ; fi- tôt
que je vois la verdure , je commence à
refpirer. Faut -il s'étonner fi j'aime la fo-
litude î Je ne vois qu'animofité fur les
vifagcs des hommes , &c la nature me rit
toujours.
Je fens pourtant encore, il faut l'avouer,
du plaifir à vivre au milieu des hommes
tant que mon vifage leur ell inconnu. Mais
c'efl un plaifir qu'on ne me laiûe gueres,
J'aimois encore , il y a quelques années
à traverfer les villages , 6c à voir au matin
Dd 4
'<24 Les PvÊveries,'
les laboureurs raccommoder leurs fléau»
ou les femmes fur leur porte avec leurs
en fans. Cette vue avoit je ne fais quoi
qui touchoit mon cœur. Je m'arrêtois
quelquefois , fans y prendre garde , à
regarder les petits manèges de ces bonnes
gens, & je me fentois foupirer fans favoir
pourquoi. J'ignore û l'on m'a vu fenfible
à ce petit plaifir & fi l'on a voulu me Tôter
encore ; mais au changement que j'apper-
çois fur les phyfionomies à mon paifage ,
& à l'air dont je fuis regardé , je fuis
bien forcé de comprendre qu'on a pris
grand foin de m'ôter cet incognito. La
même chofe m'eft arrivée d'une façon plus
marquée encore aux Invalides. Ce bel éta-
bhflement m'a toujours intéreffé. Je ne vois
jamais fans attendriffement & vénération
ces groupes de bons vieillards qui peu-
vent dire comme ceux de Lacédémone :
Nous avons été Jadis
Jeunes ,vaiila72s , & hardis.
Une de mes promenades favorites , étoit
autour de l'Ecole militaire , Se je rcncon-
trois avec plalfir çà 6c là quelques Invali-
des qui j ayant confcrvc l'ancienne bon-
ÏXme. p R o M E N AI? E. 425
nêtcté militaire , me faluoient en pafTant.
Ce falut que mon cœur leur rendoit au
centuple , me flattoit & augmentoit le plai-
fir que j'avois à les voir. Comme je ne
fais rien cacher de ce qui me touche , je
parlois ibuvent des Invalides & de la façon
dont leur afpeft m'afFedoit. Il n'en fallut
pas davantage. Au bout de quelque tems
j|e m'apperçus que je n'étois plus un in-
connu pour eux , ou plutôt que je le
leur étois bien davantage , puifqu'ils me
voyoient du môme œil que fait le public.
Plus d'honnêteté , plus de falutations. Un
air repoufîant , un regard farouche avoit
jfuccédé à leur première urbanité. L'an-
cienne franchife de leur métier ne leur
laiflant pas comme aux autres couvrir leur
animofité d'un mafque ricaneur &c traître ,
ils me montrent tout ouvertement la plus
violente haine, & tel eft l'excès de ma
mifere que je fuis forcé de diftinguerdans
mon eftime ceux qui me déguifent le m.oins
leur fureur.
Depuis lors je me promené avec moins
de plaifir du côté des Invalides; cepen-
dant comme mes fentimens pour eux ne
dépendent pas des leurs pour moi , je ne
p^6 Les Rêveries,
vois jamais fans refpeiî: & fans intérêt ces
anciens défenfeiifs de îeiir patrie : mais il
m'eft bien dur de me voir iî mal payé
de leur :>art de la juftice que je leur rends.
Quand par hafard j'en rencontre quelqu'un
c|ui a échappé aux inftru^Hons commu-
nes , ou qui ne connoiiTant pas ma figure
ne me montre aucune averfion, l'honnête
falutation de ce feul là m^e dédommage du
maintien rébarbatif des autres. Je les ou-
blie pour ne m'occuper que de lui , & je
m'imagine qu'il a une de ces âmes commue
la mie-me , où la haine ne fauroit péné-
trer. J'eus encore ce plaifir l'année dernière
en paffant l'eau pour m'aller promener à
l'iile aux Cignes. Un pauvre vieux Inva-
lide dans un bateau aîtendoit compagnie
pour traverfer. Je me préfentai , je dis au
batelier de partir. L'eau étoit forte &C la
traverfée fut longue. Je n'ofois prefque
pas adreiler la parole à l'Invalide de peur
d'être rudoyé & rebuté comme à l'ordi-
naire; mais fon air honnête me raffura.
Nous cauiâmes. Il me parut homme de
fens & de moeurs. Je fus furpris & charmé
de fon ton ouvert & aifable. Je n'étois
pas accoutumé à tant de faveur. Ma fur-
I X"'^- P n o : I E N A D r.. 417 ,
prife cefTa quand j'appris qu'il arrivoit
tout nouvellement de province. Je com-
pris qu'on ne lui avoit pas encore montré
ma figure & donné fes inilrudions. Je
profitai de cet incognito pour converfer
quelque moment avec un homme , & je
fentis à la douceur que j'y trouvois com-
bien la rareté des plaiiirs les plus communs-
efi: capable d'en augmenter le prix. En for-
tant du bateau il préparoit {es deux pau-
vres liards. Je payai le pafiage & le priai
de les refferrer, en tremblant de le cabrer.
Cela n'arriva point ; au contraire il parut
ienfible à mon attention, & fur-tout à
celle que j'eus encore , comme il étoit plus
vieux que moi , de lui aider à fortir du
bateau. Qui croiroit que je fus aifez en-
fant pour en pleurer d'aife? Je mourois
d'envie de lui mettre uiie pièce de vingt-
quatre fols dans la main pour avoir du
tabac ; je n'ofai jamais. La même honte
qui me retint , m.'a fouvent empêché de
faire de bonnes adions qui m'auroient
comblé de joie , & dont je ne me fuis
abftenu qu'en déplorant m»on imbécillité.
Cette fois après avoir quitté mon vieux
Invalide je me confolai bientôt en peu-
'41^ Les Rêverie^;
fant que j'aurois , pour ainfi dire , agî cof#
tre mes propres principes , en mêlant aux
chofes honnêtes un prix d'argent qui dé-
grade leur noblefle & fouille leur définté-
refiement. Il faut s'emprejGTer de fecourir
ceux qui en ont bcfoin ; mais dans le
commerce ordinaire de la vie , laiiTons la
bienveillance naturelle & l'urbanité faire
chacune leur œuvre , fans que jamais rien
de vénal & de mercantille ofe approcher
d'une il pure fource pour la corrompre
ou pour l'altérer. On dit qu'en Hollande
ie peuple fe fait payer pour vous dire
l'heure & pour vous montrer le chemin.
Ce doit être un bien méprifable peuple
que celui qui trafique ainfi des plus fimples
devoirs de l'humanité.
J'ai remarqué qu'il n'y a que l'Europe
feule où l'on vende l'hofpitalité. Dans
toute l'Afie on vous loge gratuitement.
Je comprends qu'on n'y trouve pas fi bien
toutes fes aifes. Mais n'eft-ce rien que de
e dire je fuis homme & reçu chez des
humains ? C'eft l'humanité pure qui me
donne le couvert. Les petites privations
s'endurent fans peine , quand le cœur efl
mieux traité que le corps.
DIXIEME PROMENADE.
A Ujourd'hui jour de Pâques fleu-
ries , il y a préciréiTient cinquante ans de
ma première connoifîance avec Madame
de Warcns. Elle avoit vingt-huit ans alors ,
étant née avec le fiecle. Je n'en avois pas
encore dix - fept , & mon tempérament
naifîant, mais que j'ignorois encore , don-
îioit une nouvelle chaleur à un cœur na-
turellement plein de vie. S'il n'étoit pas
«tonnant qu'elle conçut de la bienveillance
pour un jeune homme vif, mais doux &:
jnodefte, d'une figure afTez agréable, il
î'étoit encore moins qu'une femme char- '
juante , pleine d'efprit &: de grâces , m'in{^
pirât avec la reconnoiffance , des fentimens
plus tendres que je n'en diflinguois pas.
Mais ce qui ell moins ordinaire , eft que
ce premier moment décida de moi pour
toute ma vie , & produifit par un enchaî-
nement inévitable le deflin du refte de
mes jours. Mon ame dont mes organes
n'avoient point développé les plus pré-
cieufes facultés, n'avoit encore aucune
forme déterminée. Elle attendoit dans une
■ (brte d'impatience le moment qiii devoit
430 Les R f. v e r i ' s ,
la lui donner , 6i ce mcment accé'eré par
cette rencontre ne vint pourtant pas fi-tôt;
& dans la iimplkité de mœurs que Fédu-
cation m'avoit donnée, je vis long-tenis
prolonger pour moi cet état délicieux
mais rapide où l'amour & l'innocence ha-
bitent le même cœur. Elle m'avoit éloi-
gné. Tout me rappelloit à elle. Il y fallut
revenir. Ce retour fixa ma deilinée , &c
lono-tems encore avant de la ponedei" , je
ne vivois plus qu'en elle &c pour elle. Ah!
û j'avois fuffi à fon cœur, comme elle
fuffifoit au mien ! Quels paifibles & déli-
cieux jours nous eufTions coulés enfem-
ble! Nous en avons pafTés de tels, mais
qu'ils ont été courts &c rapides & quel
dcftin les a fuivis ! Il n'y a pas de jours
cil je ne me rappelle avec joie & atten-
driffement cet unique & court tems de
ma vie où je fas moi pleinement, fans
mélange, & fans obftacle, & où je puis
véritablement dire avoir vécu. Je puis
dire , à-peu-p^ès comme ce Préfet du Pré-
toire qui , difgracié fous Vefpaf^cn, s'en
alla finir paifiblcment fes jours à !a cam-
pao^ne ; J'ai pajfé foixante & dix ans fur
la terre & fen ai vécu fcpt. Sans ce court
mais précieux efpace je ferois refté peut-
Xnie- Promenade. 431
être incertain fur moi , car tout le relie
de ma vie, facile & fans réfiilance, j'ai
été tellement agité , ballotté , tiraillé par
les pallions d'autrui que , prefque pailif
dans une vie aiiili orageufe, j'aurois peine
à démêler ce qu'il y a du mien dans ma
propre conduite, tant la dure néceffité n'a
ceffé de s'appefantir fur moi. Mais durant
ce petit nombre d'années , aimé d'une
femime pleine de complaifance & de dou-
ceur, je lis ce que je voulois faire, je fus
ce que je voulois être, & par l'emploi
que je fis de mes loifirs , aidé de fes leçons
& de fon exemple, je fus donner à mon
ame , encore fmiple & neuve , la forme
qui lui convenoit davantage , & qu'elle a
gardée toujours. Le î.orit de la folitude
& de la contemplation naquit dans mon
cœur avec les fentimens expanfifs & ten-
dres faits pour être fon aliment. Le tumulte
& le bruit les refferrent & les étouffent ,
le calme & la paix les raniment &c les exal-
tent. J'ai befoin de me recueillir pour ai-
mer. J'engageai Maman à vivre à la cam-
pagne.-Une maifon ifolée au penchant d'un
vallon fut notre afyle, & c'cfl-!à que dans
l'efpace de quatre ou cinq ans j'ai joui d'un
iiecle de vie, 6c d'un bonheur pur & plein
43 i Les Rêveries, &cc^
qui couvre de fon charme tout ce quC
mon fort préfent a d'affreux. J'avois belbiiî
d'une amie ielon mon cœur , je la polTé-
dois. J'avois defiré la campagne , je Tavois
obtenue. Je ne pou vois fouffrir l'aiTuiettif-
fement , j'étois parfaitement libre & mieux
que libre, caraiTujetti par mes feuls atta-
chemens , je ne faifois que ce que je vou-
lois faire. Tout mon tems étoit rempli par
des foins affcftueux ou par des occupa-
tions champêtres. Je ne delirois rien que
la continuation d'un état fi doux ; ma feule
peine étoit la crainte qu'il ne durât pas
long-tems , & cette crainte née de la gêne
de notre fituation n'étoit pas fans fonde-
ment. Dès-lors je fongeai à me donner en
même tems des diverfions fur cette inquié-
tude , & des reffources pour en prévenir
l'effet. Je penfai qu'une provifion de ta-
lens étoit la plus fure reffource contre la
mifere, & je réfolus d'employer mes loi-
iirs à me mettre en état , s'il étoit pcffible ,
de rendre un jour à la meilleure des fem-
mes 5 l'affiflance que j'en avois reçue. . ,
• •••♦•••••••* •
FIN.
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