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Full text of "Oeuvres posthumes de Jean-Jacques Rousseau, ou Recueil de pieces manuscrites, pour servir de Supplément aux editions publiées pendant sa vie"

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*  ■    ' 


ÉÉrik 


N' 


3ijs 


U  V  R  E  s 

POSTHUMES 

D  E 

J.  J.  ROUSSEAU. 


TOME     NEUVIEME. 


I         Digitized  by.  the .Internet  Archivée 
I  'in  2010  Witîrfuncling  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/oeuvresposthumes09rous 


ŒUVRES 

POSTHUMES 

D  E 

JEAN  -  JAaUES  ROUSSEAU  ; 
o  u 

RECUEIL 

DE  PIECES  MANUSCRITES,' 

Pcurfcrvir  de  SUPPLÉMENT  aux  Editions 
publiées  pendant  fa  Vie, 

■  ...  I  .  I  I      I      iin 

TOME     NEUVIEME, 


GENEVE. 

M.  D  C  C.   L  X  X  X II, 


9 


f?    - 


LES 

CONFESSIONS. 


D    E 


.'i!> 


J-  J,   ROUSSE  AU. 


Livre   cinquième, 

V^E  fiiit ,  ce  me  femble ,  en  1732  ,  qite 
j'arrivai  à  Chambery  ,  comme  je  viens  de 
le  dire  ,  &  que  je  commençai  d'être  em- 
ployé au  Gadaftre  pour  le  fervice  du  Roi. 
J'avois  vingt  ans  paffcs  ,  près  de  vingt-un. 
J'étois  affez  formé  pour  mon  âge  du  côté 
de  l'cfprit  ;  mais  le  jugement  ne  Tétoit 
gueres,^  j'avois  grand  belbin  des  mains 
dans  lefquelles  je  tombai  pour  apprendre 
à  me  conduire.  Car  quelques  années  d'ex:- 
pcrience  n'avoient  pu  me  guérir  encore 
radicalement  de  mes  viftons  romanefques-^ 

A3 


é  Les  Confessions; 

&  malgré  tous  les  maux  que  j'avoîs  fouf^ 
ferts ,  je  connoifïois  auiîl  peu  le  monde  & 
les  hommes  que  fi  je  n'avois  pas  acheté 
ces  inilru6tions. 

Je  logeai  chez  moi,  e'eft-à-dire  ches 
Maman  ;  mais  je  ne  retrouvai  pas  ma 
chambre  d'Annecy.  Plus  de  jardin  ,  plus 
'^e  ruijGTeau ,  plus  de  payfage.  La  maifon 
qu'elle  oceupoit  étoitfombre  6c  trifte,  &C 
jna  chambre  étoit  la  plus  fombre  &  la  plus 
triHe  de  la  maifon^  Un  mur  pour  vue ,  urt 
cul-de-fac  pour  rue,  peu  d'air,  peu  de 
jour  ,  peu  d' -  fpace ,  des  grillons  ,  des  rats  ^ 
des  planches  pourries  ;  tout  cela  ne  faifois 
pas  une  plaifante  habitation»  Mais  j\4oi& 
4chez  elle ,  auprès  d'elle  ,  fans  cefle  à  mon 
bureau  ou  dans  fa  chambre  ,  je  m'apper- 
cevois  peu  de  la  laideur  de  la  mienne  ,  je 
li'avois  pas  le  tems  d'y  rêver.  Il  paroîtra 
bizarre  qu'elle  fe  fût  fixée  à  Chambery 
tout  exprès  pour  habiter  cette  vilaine  mai- 
ion  :  cela  même  fut  un  trait  d'habileté  de 
fa  part  que  je  ne  dois  pas  taire.  Elle  alloit 
à  Turin  avec  répugnance  ,  fentant  bien- 
qu'après  des  révolutions  toutes  récentes. 
&  dans  l'agkation  oii  l'on  étoit  encore  à 
la  Cour  y  ce  a*étoit  pas  le  moment  de  i^f 


L  I  V  R  E     V.  y 

prëfenter.  Cependant ,  Tes  affaires  deman- 
doient  qu'elle  s\  montrât  ;  elle  craignoit 
d'être  oubliée  ou  deffervie.  Elle  lavoit  fur- 
tout  que  le  Comte  de  *  *  *.  Intenclant-Génc. 
rai  des  Finances  ,  ne  la  favorifoit  pas.  Il 
avoit  à  Chambery  une  maifon  vieille ,  mal 
bâtie ,  &  dans  une  fi  vilaine  pofition  qu'elle 
reçoit  toujours  vide  ;  elle  la  loua  &  s'y 
établit.  Cela  lui  réuffit  mieux  qu'un  voya- 
ge ;  fa  penfion  ne  fut  point  fupprimée  ,  & 
depuis  lors  le  Comte  de***,  fut  toujours 
de  fes  amis. 

J'y  trouvai  fon  ménage  à-peu-près  mont© 
comme  auparavant  ,  &  le  fîdelle  Claude 
Amt  toujours  avec  elle.  C'étoit  ,  comme 
je  crois  l'avoir  dit ,  un  payfan  de  Moutru 
qui  dans  ïon  enfance  herborifoit  dans  le 
Jura  pour  faire  du  thé  de  Suiffe  ,  & 
qu'elle  avoit  pris  à  iow  fervice  à  caufe  d* 
fes  drogues  ,  trouvant  commode  d'avoir 
\\n  herborifte  dans  fon  laquais.  Il  fe  paf- 
fionna  lî  bien  pour  l'étude  des  plantes,  & 
elle  favorifa  fi  bien  fon  goût  qu'il  devint 
un  vrai  botanifte ,  &  que  s'il  ne  fut  mort 
jeune  il  fe  feroit  tait  un  nom  dans  cette 
fcience  ,  comme  il  en  méritoit  un  parmi 
les  honnctes  gens»  Comme  il  étoit  férieux^ 

A  4 


8  Les  Gonfessigns; 

même  grave ,  &  qite  j'étois  plus  jeune  que 
lui  ,  il  devint  pour  moi  une  efpece  de 
gouverneur  qui  me  fauva  beaucoup  de 
folies  ;  car  il  m'en  impofoit ,  &  je  n'ofois 
m'oublier  devant  lui.  Il  en  impofoit  même 
à  fa  maîtrefTe  qui  connoifToit  fon  grand 
fens  )  fa  droiture  ,  fon  inviolable  attache- 
ment pour  elle  ,  &  qui  le  lui  rendoit  bien. 
Claude  Amt  étoit  fans  contredit  un  homme 
rare ,  &;  le  feul  même  de  fon  efpece  que 
j'aye  jamais  vu.  Lent,  pofé,  réfléchi ,  cir- 
confpeâ:  dans  fa  conduite ,  froid  dans  fes 
manières  ,  laconique  &  fentencieux  dans 
fes  propos  ,  il  étoit  dans  Tes  pallions  d'une 
impétuofité  qu'il  ne  laiffoit  jamais  paroî- 
tre,  mais  qui  le  dévoroit  en -dedans  ,  ôc 
qui  ne  lui  a  fait  faire  en  fa  vie  qu'une 
fottife  ,  mais  terrible  ;  c'eft  de  s'êtrq  em- 
poifonné.  Cette  fcene  tragique  fe  paffa  peu 
après  mon  arrivée,  &  il  la  faiioit  pour, 
m'apprcndre  l'intimité  de  ce  garçon  avec 
ia  maitrefle  ;  car  fi  elle  ne  me  l'eût  dit 
elle-même,  jamais  je  ne  m'en  ferois  douté. 
Apurement  fi  l'attachement ,  le  zèle  &  la 
fidélité  peuvent  mériter  une  pareille  ré- 
compenfe  ,  elle  lui  étoit  bien  due  ,  &  ce 
«jui  prouve  qu'il  en  étoit  digne  ,  il  n'eu 


L  I   V   R  E      V.  9 

abiifa  jamais.  Ils  avoient  rarement  des  que- 
relles ,    &  elles  fîniflbient   toujours  bien. 
11  en  vint  pourtant  une  qui  finit  mal  :  fa 
maîtrefle  lui   dit   dans  la  colère  un  mot 
outrageant  qu'il  ne  put  digérer.  Il  ne  con- 
fulta  que  fon  défefpoir  ,  &:  trouvant  (bus 
fa  main  une  phiole  de  laudanum  ,  il  l'a- 
vala ,  puis  fiit  (è  coucher  tranquillement  , 
comptant  ne  fe  réveiller  jamais.  Heureu- 
fement  Madame  de  Warms  inquiète  ,  agi- 
tée   elle-mênïe  ,    errant  dans  Ta  maifon  , 
trouva  la  phiole  vide  &  devina  le  relie. 
En  volant  à  fon  fecours  ,  elle  pouffa  des 
cris  qui  m'attirèrent  ;  elle  m'avoua  tout , 
implora   mon  afîifiance  ,   &  parvint  avec 
beaucoup  de  peine  à  lai  faire  vomir  l'o- 
pium.   Témoin  de  cette  fcene  ,  j'admirai 
ma  bêtlfe  de  n'avoir  jamais  eu  le  moindre 
foupçon  des   liaiibns  qu'elle  m'apprenoit. 
Mais  Claude  Anet  étoit  fi  difcret  que  de 
plus  clairvoyans  auroient  pu  s'y  mépren- 
dre. Le  raccommodement  fut  tel  que  j'en 
flis  vivement  touché  moi  -  même  ,  &  de- 
puis ce  tems ,  ajoutant  pour  lui  le  refpe<S 
à  l'eflime  ,  je  devins  en  quelque  façon  fon 
élevé,  &  ne  m'en  trouvai  pas  plus  mal. 
Je  n'appris  pourtant  pas  fans  peine  que 


t9         Les  Confessions. 

quelqu'un  pouvoit  vivre  avec  elle  dans 
H^ie  plus  grande  intimité  que  moi.  Je  n'a- 
Tois  pas  fongé  même  à  defirer  pour  moi 
cette  place  ;  mais  il  m'étoit  dur  de  la  voir 
remplir  par  un  autre  ;  cela  étoit  fort  natu- 
rel. Cependant ,  au   lieu  de   prendre  en 
averfion  celui  qui  me  l'avoit  foufflée  ,  je 
fentis  réellement  s'étendre  à  lui  rattache- 
ment qiie  j'avois  pour  elle.  Je  defirois  iiir 
toute  chofe  qu'elle  fût  heureufe  ;  &  puif- 
qu'elle  avoit  befoin  de  lui  pour  l'être  , 
j'étois  content  qu'il  fût  heureux  aufîi.  De 
ion  côté ,  il  entroit  parfaitement  dans  les 
vues   de  fa  maîtreffe ,  &  prit  en*  ilncere 
amitié  l'ami  qu'elle  s'étoit  choifi.  Sans  af- 
fecter avec  moi  l'autorité  que  fon  pofîe 
ie  mettoit  en  droit  de   prendre  ,  il  prit 
naturellement  celle  que  fon  jugement  lui 
donnoit  fur  le  mien.  Je   n'ofois  rien  faire 
qu'il  parût  défapprouver,  &  il  ne  défapprou- 
Toit  que  ce  qui  étoit  mal.  Nous  vivions 
ainfi  dans  une  union  qui  nous  rendoit  tous 
heureux ,  &  que  la  mort  feule  a  pu  dé- 
truire. Une  des  preuves  de  l'excellence  du 
caradere  de  cette  aimable  femme  ,  eft  que 
tous  ceux  qui  l'aimoient  s'aimoient   en- 
tr'eux.  La  jaloiiiie ,  la  rivalité  même  ce- 


Livre    V.  it 

doit  au  fentiment  dominant  qu'elle  infpi- 
,roit,  &je  n*ai  vu  jamais  aucun  de  ceux 
qui  l'entouroient  le  vouloir  du  mal  l'un  à 
l'autre.  Que  ceux  qui  me  lil'ent  iiifpendent 
im  moment  leur  ledure  à  cet  éloge  ,  6c. 
s'ils  trouvent  en  y  penfant  quelqu'autre 
femme  dont  ils  puifTent  dire  la  même 
chofe ,  qu'ils  s'atiachent  à  elle  pour  le 
repos  de  leur  vie. 

Ici  commence  ,  depuis  mon  arrivée  à 
Chambery  jufqu'à  mon  départ  pour  Paris 
en  1741  ,  un  intervalle  de  huit  ou  neuf 
ans ,  durant  lequel  j'aurai  peu  d'événemens 
à  dire ,  parce  que  ma  vie  a  été  aulîi  fim- 
ple  que  douce,  &  cette  uniformité  étoit 
précifément  ce  dont  j'avois  le  plus  grand 
befoin  pour  achever  de  former  mon  ca- 
raûere,  que  des  troubles  continuels  em- 
pêchoient  de  fe  fixer.  C'efl  durant  ce  pré- 
cieux intervalle  que  mon  éducation  mêlée 
&  fans  fuite  ayant  pris  de  la  confillance , 
m'a  fait  ce  que  je  n'ai  plus  cefTé  d'être  à 
travers  les  orages  qui  m'attendoient.  Ce 
progrès  fut  infenfihle  &  lent,  chargé  de 
peu  d'événemens  mémorables  ;  mais  il  mé- 
rite cependant  d'être  fuivi  &  développé. 

Au  commencement  je   nétois  gueres 


:îi         Les  Confessions. 

occupé  que  de  mon  travail  ;  la  gêne  di» 
bureau  ne  me  laiffoit  pas  fonger  à  autre 
chofe.  Le  peu  de  tems  que  j'avois  de  libre 
fe  pafîbit  auprès  de  la  bonne  Maman ,  §^ 
n'ayant  pas  même  celui  de  lire ,  la  fantaifie 
ne  m'en  prcnoit  pas.  Mais  quand  ma  be- 
fogne  ,  devenue  ime  efpece  de  routine  , 
occupa  rnoins  mon  eiprit  ,  il  reprit  fes 
inquiétudes ,  la  lefture  me  redevint  nécel- 
faire ,  &  comme  fi  ce  goût  fe  fiit  toujours 
irrité  par  la  difficulté  de  m'y  livrer ,  il 
feroit  redevenu  paillon  comme  chez  mon 
maître,  û  d'autres  goûts  venus. à  la  tra- 
verfe  n'euffent  fait  diverfion  à  celui-là.  - 

Quoiqu'il  ne  fallut  pas  à  nos  opérations 
ime  arithmétique  bien  tranfcendante,  il  en 
falîoit  alTez  pour  m'embarrafl'er  quelque- 
fois. Pour  vaincre  cette  difficulté  y  j'achetai 
des  livres  d'arithmétique  ,  &:  je  l'appris 
bien;  car  je  l'appris  leul.  L'arithmétique 
pratique  s'étend  plus  loin  qu'on  ne  penfe 
qiiand  on  y  veut  mettre  l'exade  préclfion. 
Il  y  a  des  opérations  d'une  longueur 
extrême  ,  au  milieu  defquelles  j'ai  vu 
quelquefois  de  bons  géomètres  s'égarer. 
La  réflexion  jointe  à  l'ufage  donne  des 
idées  nettes,  &  alors  on  trouve  des  mé- 


,-:-h.  I   V  R   E     V.  15 

tkodes    abrégées    dont    rinvention   flatte 
1  amour- propre  ,  dont  la  jiifteffe  fatisfait 
l'efprit,  ci  qui  font  faire  avec  plaifir  im 
travail  ingrat  par  lui  -  même.  Je  m'y  en- 
fonçai û  bien  ,  qu'il  n'y  aYo'it  point  de 
queftion  foluble  par  les  feuls  chiffres  qui 
m'embarraffât ,  &  maintenant  que  tout  ce 
que  j'ai   lu  s'efface  journellement  de  m'a 
anémoire  ,   cet  acquis  y  demeure  encore 
en  partie ,  au  bout  de  trente  ans  d'inter- 
ruption.  Il  y  a  quelques  jours  que  dans 
im  voyage  que  j'ai. fait  à  Davenport  chez 
mon  hôte  ,  afîiflant  à  la  leçon  d'arithméti- 
que de  fes.enfans,  j'ai  fait  fajjs  faute ^avec 
im  plaifir  incroyable  une   opération  des  ' 
plus  compdfées.  Il  me  fembloit  en  pofaiit 
mes  chiffres  ^  que,  j'étois  encore  à  Cham-  ' 
h^^ry  dans  i?ies  helireux  jours.  C'étoit  re- 
venir de  loin  fur  mes'  pas. 

l.^  lavis  d'es  mappes  de  nos  géome-  ■ 
très  m'avoit  aiiiîi  rendu  le  goût  du  deffein. 
J'achetai  des  couleurs  &  je  rhé  mis  à  faire 
des  fîeurs  &  des  payfages.  Cefl  dommage  : 
que  je  me  fois  trouvé  peu  de  talertt  pour 
cet  art;  l'inclination  y  étoit  toute  entière. 
Au  milieu  de,  mes  crayons  &  de  mes  pin- 
ceaux ,  j'aurois  paffc  des  mois,  entiers  uns  . 


î4  Les  Confessions; 
Ibrtir.  Cette  o'ccupation  devenant  pouf 
moi  trop  attachante  ,  on  ctoit  obligé  de 
m'en  arracher.  Il  en  eft  ainfi  de  tous  les 
goûts  auxquels  je  commence  à  me  livrer  , 
ils  augmentent ,  deviennent  pafîion  ,  8>c 
bientôt  je  ne  vois  plus  rien  au  monde  que 
Tamufement  dont  je  fuis  occupé.  L'âge  ne 
m'a  pas  guéri  de  ce  défaut  ;  il  ne  l'a  pas 
diminué  même ,  &  maintenant  que  j'écris 
ceci ,  me  voilà  comme  un  vieux  radoteur , 
engoué  d'une  autre  étude  inutile  oii  je 
n'entends  rien ,  &  que  ceux  même  qui  s'y 
font  livrés  dans  leur  jeunefTe  font  forcés 
d'abandonner  à  l'âge  où  je  la  veux  com* 
mencer. 

C'étoit  alors  qu'elle  eût  été  à  fa  place. 
L'occafion  étoit  belle  ,  &  j'eus  quelque 
tentation  d'en  profiter.  Le  contentement 
que  je  voyois  dans  les  yeux  âiAnet  reve- 
nant chargé  de  plantes  nouvelles ,  me  mit 
deux  ou  trois  fois  fur  le  point  d'aller  her- 
borifer  avec  lui.  Je  fuis  prefque  affuré  que 
fi  j'y  avo'S  été  vme  feule  fois  cela  m'au- 
roit  gagné  ,  &  je  ferois  peut-être  aujour- 
d'hui un  grand  botanifte  :  car  je  ne  con- 
nois  point  d'étude  au  monde  qui  s'afîbcie 
xnieux  avec  mes  goûts  naturels  que  celle 


Livre    V.  ly 

des  plantes  ;  &  la  vie  que  je  mené  depuis 
dix  ans  à  la  campagne  n'eft  gueres  qu'uns 
herborifation  continuelle ,  à  la  vérité  fans 
objet  &  fans  progrès  ;  mais  n'ayant  iAon 
aucune  idée  de  la  botanique ,  je  l'avoi* 
prife  en  une  forte  de  mépris  6c  même  de 
dégoût  ;  je  ne  la  regardois  que  comme 
une  étude  d'apothicaire.  Maman ,  qui  l'ai- 
moit ,  n'en  faifoit  pas  elle-même  un  autre 
iifage  ;  elle  ne  recherchoit  que  les  plantes 
iifuelles  pour  les  appliquer  à  fes  drogues. 
Ainfi  la  botanique,  la  chymie  &  l'anato- 
mie ,  confondues  dans  mon  efprit  fous  le 
nom  de  médecine ,  ne  fervoient  qu'à  me 
foiQ-nir  des  farcafmes  plaifans  toute  la  jour- 
née ,  &  à  m'attirer  des  foufflets  de  tems 
en  tems.  D'ailleurs ,  un  goût  différent  & 
trop  contraire  à  celui-là  croifToit  par  de- 
grés ,  &  bientôt  abforba  tous  les  autres. 
Je  parle  de  la  mufique.  Il  faut  apurement 
que  je  fois  né  pour  cet  art  ,  puifque  j'ai 
commencé  de  l'aimer  dès  mon  enfance  , 
&  qu'il  eft  le  feul  que  j'aye  aimé  conflam- 
ment  dans  tous  les  tems.  Ce  qu'il  y  a  d'é- 
tonnant ,  efl  qu'un  aît  pour  lequel  j'étois 
né,  m'ait  néanmoins  tant  coûté  t'e  peine" 
à  apprendre  ,  &  avec  des  fuccès  û  lents  > 


-^6  Les  Confessions. 

qu'après  une  pratique  de  toute  ma  vie  ^ 
jamais  je  n'ai  pu  parvenir  à  chanter  fure- 
jiient  tout  à  livre  ouvert.  Ce  qui  me  ren- 
doit  fur-tout  alors  cette  étude  agréable,, 
jCtoit  que  je  la  pouvois  faire  avec  Maman. 
.Ayant  des  goûts  d'ailleurs  fort  différens  , 
ia  mufique  étoit  pour  nous  un  point  de 
réunion  dont  j'aimois  à  faire  ufage.  Elle 
ne  s'y  refufoit  pas;  j'étois  alors  à-peu-près 
.auffi  avancé  qu'elle  ;  en  deux  ou  trois  fois 
Tious  déchiffrions  tm  air.  Quelquefois  la 
voyant  empreffée  autour  d'un  fourneau  , 
.je  lui  difois  :  Maman ,  voici  un  duo  char- 
jnant  qui  m'a  bien  l'air  de  faire  fçntir  l'em- 
jjyreume  à  vos  drogues.  Ah  !  par  ma  foi , 
jne  difoit-elle,  fi  tu  me  les  fais  brûler,  je 
ie  les  ferai  manger.  Tout  en  difi^utant  je 
l'entraînois  à  fon  clavecin  :  on  s'y  oublioit  ; 
l'extrait  de  genièvre  ou  d'abfynîhe  étoit 
calciné ,  elle  m'en  barbouilloit  le  vifage , 
&  tout  cela  étoit  délicieux. 

On  voit  qu'avec  peu  de  tems  de  refte , 
j'avois  beaucoup  de  chofes  à  quoi  l'em- 
ployer. Il  me  vint  pourtant  encore  un 
amufemer.t  de  plus  ,  qui  fit  bien  valoir 
tous  les  autres.  ;  . 

.  Nous  occupions  un  cachot  û  étouffé , 

qu'on 


L   I   V   R  E      V.  17 

qu'on  avoit  befoin  quelquefois  d'aller 
prendre  l'air  fur  la  terre.  Anu  engagea 
Maman  à  louer  dans  un  fauxbourg  un  jar- 
din pour  y  mettre  des  plantes.  A  ce  jardin 
étoit  jointe  une  guinguette  affez  jolie  qu'on 
meubla  fuivant  l'ordonnance.  On  y  mit 
un  lit  ;  nous  allions  fouvent  y  dîner  ,  & 
'^j  couchois  quelquefois.  Infsnfiblement 
je  m'engouai  de  cette  petite  retraite  ,  j'y 
mis  quelques  livres ,  beaucoup  d'eftampes  ; 
je  paffois  une  partie  de  mon  tems  à  l'or- 
ner &  à  y  préparer  à  Maman  quelque  fur- 
prife  agréable  lorfqu'elle  s'y  venoit  pro- 
mener. Je  la  quittois  pour  venir  m'occu- 
per  d'elle  ,  pour  y  penfer  avec  plus  de 
plaifir  ;  autre  caprice  que  je  n'excufe  ni 
n'explique ,  mais  que  j'avoue ,  parce  que 
la  chofe  étoit  ainli.  Je  me  fouviens  qu'une 
fois  Madame  de  Luxembourg  me  parloit  en 
raillant  d'un  homme  qui  quittoit  fa  maî- 
treffe  pour  lui  écrire.  Je  lui  dis  que  j'au- 
rois  bien  été  cet  homme  -  là ,  &:  j'aurois 
pu  ajouter  que  je  Ta  vois  été  quelquefois. 
Je  n'ai  pourtant  jamais  fenti  près  de  Ma- 
man ce  befoin  de  m'éloigner  d'elle  pour 
l'aimer  davantage  ;  car  tête-à-tête  avec 
elle  j'étois  auiTi  parfaitement  à  mon  aife 
Supplément,   Tome  IX.  B 


t'S  Les  Confessions; 
que  û  j'enfle  été  feiil ,  &  cela  ne  tn'eiî 
jamais  arrivé  près  de  perfonne  autre,  ni 
homme  ni  femme ,  quelque  attachement 
que  j'aye  eu  pour  eux.  Mais  elle  étoit  û 
fouvent  entourée  ,  &  de  gens  qui  me 
convenoient  û  peu  ,  que  le  dépit  &  l'en- 
nui me  chaflbient  dans  mon  afyle ,  oii  je 
Fa  vois  comme  je  la  voulois  ,  fans  crainte 
que  les  importuns  viniTent  nous  y  fuivre* 
.  Tandis  qu'ainfi  partagé  entre  le  travail , 
îe  plaifir  &  l'inflruftion  ,  je  vivois  dans  le 
plus  doux  repos  ,  l'Europe  n'étoit  pas  iî 
tranquille  que  moi.  La  France  &  l'Empe^ 
reur  venoientde  s'entre-dé clarer* la  guerre  r 
îe  roi  de  Sardaigne  étoit  entré  dans  la  que- 
relle ,  &  l'armée  Françoife  filoit  en  Pié- 
mont pour  entrer  dans  le  Milanois.  Il  en 
paffa  une  colonne  par  Chambery  ,  &  en- 
tr'autres  le  régiment  de  Champagne  dont 
étoit  colonel  M.  le  Duc  de  la  Trimouille  , 
auquel  je  fus  préfenté  ,  qui  me  promit 
beaucoup  de  chofes ,  &  qui  furement  n'a 
jamais  repenfé  à  moi.  Notre  petit  jardin 
étoit  précifément  au  haut  du  fauxbourg 
par  lequel  entroient  les  troupes  ,  de  forte 
que  je  me  raflafiois  du  plaifir  d'aller  les 
>oir  pafTer  ,  ôi  je  me  paifionnois  pour  le 


L   I   V   R   E      V.  19" 

fiiccès  de  cette  guerre  ,  comme  s'il  m'eut 
beaucoup  intéreïïe.  Jufques-là  je  ne  m'é- 
tois  pas  encore  avifé  de  fonger  aux  af- 
faires publiques ,  &  je  me  mis  à  lire  les 
gazettes  pour  la  première  fois ,  mais  avec 
une  telle  partialité  pour  la  France  que  le 
cœur  me  battoit  de  joie  à  fes  moindres 
avantages ,  &:  que  fes  revers  m'afïligeoient 
comme  s'ils  fiiffent  tombés  fur  moi.  Si 
cette  folie  n'eût  été  que  paffagere,  je  ne 
daignerois  pas  en  parler  ;  mais  elle  s'ell 
tellement  enracinée  dans  mon  cœur  fans 
aucune  raifon,  que  Iqrfquç  j'ai  fait  dans 
îà  fuite  à  Paris  Fanti  -  defpote  &  le  fier 
républicain  ,  je  fentois  en  dé^it  de  moi- 
même  une  prédileftion  fecrete  pour  cette 
îTiême  nation  que  je  trôuyois  fervile ,  ôé 
pour  ce  gouvernement  que  j'âffeftois  de 
frondei:!  Ce  qu'il  y  avoit  de  plaifant  étoît' 
qu'ayant  "  hbnte  d'un  penchant  fi  contraire 
à  mes  maximes  ,  je  n'ofois  l'avouer  â'per- 
fonne ,  &  je  raillois  les  François  de  leurs 
défaites ,  tandis  que  le  cœur  m'en  faignoit 
plu^  qu'à  eux.  Je  fuis  furement  le  feul 
qui  vivant  chez  une  nation  qui  le  traitoit 
tien  &  qu'il  adoroit ,  fe  foit  fait  chez  elle 
%m  faux  air  de  la  dédaigner.  Enfin  ce  pen- 

B  z 


i-"      iG        Les  Confessions. 

chant  s'efl  trouvé  fi  dc^intéreffé  de  ma 
part ,  fi  fort ,  û  confiant ,  fl  invincible  , 
:  que  même  depuis  ma  ibrtie  du  royaume  , 
depuis  que  le  Gouvernement ,  les  Magif- 
trats  ,  les  Auteur^ ,  s'y  font  à  Tenvi  dé- 
chaînés contre  moi ,  depuis  qu'il  efl  de- 
venu du  bon  air  de  m'accabler  d'injufli- 
ces  &  d'outrages  ,  je  n'ai  pu  me  guérir 
de  ma  folie.  Je  les  aime  en  dépit  de  moi 
quoiqu'ils  me  maltraitent. 

J'ai  cherché  long-tems  la  caufe  de  cette 
partialité ,  &c  je  n'ai  pu  la  trouver  que  dans 
l'occafion  qui  la  vit  naître.  Un  goût  croif^ 
faat  pour  la  littérature  ,  m'attachoit  aux 
livres  François ,  au>r  Auteurs  de  ces  livres, 
^  au  pays  de  ces  Auteurs.  Au  moment 

.•r  même  que  défiloit  fous  mes  yeux  l'armée 
Françoife  ,  je  lifois  les  grands  Capitaines 
de  Brantôme.  J'avois  la  tête  pleine  des 
Clijjon  ,  des  Bayard ,  des  Lautrec ,  des  Cb- 
ligny  ,  des  Montmorency ,  des  la  Trimouillc  , 
&  je  m'affeéHonnois  à  leurs  defcendans 
comme  aux  héritiers  de  leur  mérite  &  de 
leur  courage.  A  chaque  régiment  qui  paf- 

^  foit  je  croyois  revoir  ces  fameufes  bandes 
noires  qui  jadis  avoient  tant  fait  d'exploits 
en  Piémont.  Enfin  j'appliquois  à  ç^  quç 


L  I  V  R  E      V.  *ï 

|e  voyols  les  idées  que  je  pulfois  dans  les 
livres  ;  mes  levures  continuées  &  tou-  . 
jours  tirées  de  la  même  nation   nourrif- 
foient  mon  afTeftion  pour  elle  ,  &  m'en 
firent  enfin  une  paffion  aveugle  que  rien 
n'a  pu  furmonter.  J'ai  eu  dans  la  fiiite  oc- 
<;afion  de   remarquer  dans  mes  voyages 
«^ue  cette  imprefiion  ne  m'étoit  pas  parti- 
culière ,  &  qu'agiffant  plus  ou  moins  dans 
tous  les  pays  fur  la  partie  de  la  nation  qui 
aitnoit  la  kaure  &  qui  cultivoit  les  let- 
tres, elle  balançait  la  haine  générale  qu'inf- 
pire  l'air  avantageux  des  François.  Les  ro- 
mans plus  que  les  hommes  leur  attachent 
les  femmes  de  tous  l#s  pays ,  leurs  chef- 
d'œuvres  dramatiques  affeaionnent  la  jeu- 
neffe  à  leurs  théâtres.  La  célébrité  de  celui 
de  Paris  y  attire  des  foules  d'étrangers  qui 
en  reviennent  enthoufiaftes.  Enfin  l'excel- 
lent goût  de  leur  littérature  leur  foumet 
tous  les  efprits  qui  en  ont ,  &  dans  la  guerre 
fi  malheureufe  dont  ils   fortent  ,  j'ai  vu 
leurs  Auteurs  &  leurs  Philofophes  foute- 
nir  la  gloire  du  nom  François  ternie  par 
leurs  Guerriers. 

rétois  donc  François  ardent,  &  cela 
me  rendit  nouvellifte.  J'allois  avec  la  foule 

B3 


52         Les  Confessions.' 

des  gobes  -  mouches  attendre  fur  la  place 
l'arrivée  des  courriers  ,  &  plus  bête  que 
l'âne  de  la  fable ,  je  m'inquiétois  beaucoup 
pour  favoir  de  quel  maître  j'aurois  l'hon- 
neur de  porter  le  bât  :  car  on  prétendoit 
alors  que  nous  appartiendrions  à  la  France, 
&  l'on  faifoit  de  la  Savoye  un  échange 
pour  le  Milanois.  Il  faut  pourtant  conve- 
nir que  j'avois  quelques  fujets  de  crainte; 
car  fi  cette  guerre  eût  mal  tourné  pour 
les  Alliés ,  la  penfion  de  Maman  couroit 
un  grand  rifque.  Mais  j'étois  plein  de 
confiance  dans  mes  bons  amis,  &  pour 
îe  coup  ,  malgré  la  furprife  de  M.  de 
Broglic ,  cette  confiance  ne  fut  pas  trom- 
pée ,  girtces  au  roi  de  Sardaigne  à  qui  je 
n'avois  pas  penfé. 

Tandis  qu'on  fe  battoit  en  Italie ,  on 
cb-^n^oit  en  France.  Les  Opéra  de  Ra^ 
meau  commençoient  à  faire  du  bruit  & 
relevèrent  fcs  ouvrages  théoriques  que 
leur  obfcurité  laiffoit  à  la  portée  de  peu 
de  gens/  Par  hafard,  j'entendis  parler  de 
fon  traité  de  l'harmonie ,  &  je  n'eus  point 
de  repos  que"  je  n'eufle  acquis  ce  livre. 
Par  un  autre  hafard ,  je  tombai  malade.  La 
maladie  étoit  iiiflammatoii'e  ;  elle  fut  yive 


Livre    V.t  .  25 

&  courte  ;  mais  ma  conv^lefcence  fut  lon- 
gue ,  &  je  ne  fus  d*un  mois  en  état  de 
fortir.  Durant  ce  tems  j'ébauchai ,  je  dé- 
vorai mon  traité  de  l'harmonie  ;  mais  il 
étoit  û  long  ,  il  diffus  ,  û  mal  arrangé  , 
que  je  fentis  qu'il  me  falloit  un  tems  con- 
fidérable  pour  l'étudier  &  le  débrouiller. 
Je  fufpendois  mon  application  &  je  ré- 
créois  mes  yeux  avec  de  la  mufique.  Les 
cantates  de  Bemicriiir  lefqiiellesje  m'exeri 
çois  ne  me  fortoiçnt  pas  de  l'efprit.  J'eri 
appris  par  cœur  quatre  ou  cinq ,  entr'au- 
tres  celle  des  amours  dormans  ,  que  je 
n'ai  pas  revue  depuis  ce  tems-ià,  &  que 
je  fais  encore  prefque  toute  entière  ,  de 
même  que  t amour  pique  par  une.  abeille  ^ 
très-jolie  cantate  de  CUrambault ,  que  j'ap-^ 
pris  à-peu-prcs  dans  le  môme  tems. 

Pour  m'achever  il  arriva  de  la  Valdofta 
un  jeune  organise  appelle  l'abbé  Palais , 
bon  muficien  ,  bon  homme  ,  &  qui  ac- 
compagnoit  très- bien  du  clavecin.  Je  fais 
connoiffance  avec  lui  ;  nous  voilà  infé- 
parables.  Il  étoit  élevé  d'un  moine  Italien  , 
grand' organifte.  Il  me  parloit  de  (qs  prin- 
cipes ;  je  les  comparois  avec  ceux  de  moa 
Rameau  ,  je  rempliffois  ma  tcte  d'acconv;?- 

B4 


i4  Les   Confessions. 

pagnemens ,  d'accords ,  d'harmonie.  Il  fal- 
loit  fe  former  l'oreille  à  tout  cela  :  je  pro- 
pofai  à  Mamcn  un  petit  concert  tous  les 
mois  ;  elle  y  confentit.  Me  voilà  fi  plein 
de  ce  concert ,  que  ni  jour  ni  nuit  je 
ne  m'occupois  d'autre  chofe  ,  &  réelle- 
ment cela  m'occupoit^  &  beaucoup  ,  pour 
rafTembler  la  mufique  ,  les  concertans ,  les 
înflrumens ,  tirer  les  parties ,  &c.  Maman 
chantoit ,  le  Père  Cawn  dont  j'ai  déjà  parlé 
&  dont  j'ai  à  parler  encore  chantoit  aufîi  ; 
un  maître  à  danfer  appelle  Roche  &  fon 
£ls  jouoient  du  violon  ;  Canavas  muficien 
piémontois  qui  travailloit  au  càdaftre  & 
iqui  depuis  s'eft  marié  à  Paris,  jouoit  du 
violoncelle  ;  l'abbé  Palais  accompagnoit 
du  clavecin  ;  j'avois  l'honneur  de  conduire 
la  mufique  ,  fans  oublier  le  bâton  du  bû- 
cheron. On  peut  juger  combien  tout  cela 
étoit  beau  !  Pas  tout-à-fait  comme  chez 
M.  de  Treytorens,  mais  il  ne  s'en  falloir 
^ueres. 

Le  petit  concert  de  Madame  de  Wa- 
rens  nouvelle  convertie ,  &  vivant ,  di- 
fôit-on  ,  des  charités  du  Roi ,  faifoit  mur- 
murer la  fequelle  dévote ,  mais  c'étoit  un 
amufement  agréable  poiu*  plufieurs  hon^ 


Livre    V.  15 

hêtes  gens.  On  ne  devineroit  pas  qui  je 
mets  à  leur  tête  en  cette  occafîon  ?  un 
moine  ;  mais  un  moine  homme  de  mé- 
rite ,  &  même  aimable  ,  dont  les  infor- 
tunes m'ont  dans  la  fuite  bien  vivement 
afFeclé  ,  &  dont  la  mémoire ,  liée  à  celle 
de  mes  beaux  jours ,  m'eft  encore  chère. 
Il  s'agit  du  P.  Caton  cordelier ,  qui  con- 
jointement xivec  le  comte  ^Ortan  avoit 
fait  faifïr  à  Lyon  la  mufique  du  pauvre 
petit-Chat;  ce  qui  n'eft  pas  le  plus  beau 
trait  de  fa  vie.  Il  étoit  Bachelier  de  Sor- 
bonne  :  il  avoit  vécu  long-tems  à  Paris 
dans  le  plus  grand  monde  &  très -faufilé 
ilir-tout  chez  le  Marquis  ^ Antrcmont ,  alors 
Ambaffadeur  de  Sardaigne.  C'étoit  un  grand 
homme  bien  fait,  le  vifage  plein,  les  yeux 
à  fleur  de  tête  ,  des  cheveux  noirs  qui 
faifoient  fans  affcdation  le  crochet  à  côté 
du  front ,  l'air  à  la  fois  noble  ,  ouvert , 
modeftc ,  fe  préfentantfimplement  &  bien  ; 
n'ayant  ni  le  maintien  caffard  ou  eifronté 
des  moines  ,  ni  Tal^ord  cavalier  d'un 
homme  à  la  mode ,  quoiqu'il  le  fut ,  mais 
l'afTurance  d'un  honnête  homme  qui  fans 
rougir  de  fa  robe  s'honore  lui-même  & 
fe  fent  toujours  à  fa  place  parmi  les  hon- 


1^  Les  Confession^ 
notes  gens.  Quoique  le  P.  Caton  n'eût  pa5 
beaucoup  d'étude  pour  un  Dofteur  ,  il  en 
avoit  beaucoup  pour  un  homme  du 
monde ,  &  n'étant  point  preffé  de  montrer 
fon  acquis  il  le  plaçoit  û  à  propos  qu'il 
en  paroiffoit  davantage.  Ayant  beaucoup 
vécu  dans  la  fociété  il  s'étoit  plus  atta- 
ché aux  talens  agréables  qu'à  un  folide 
iavoir.  Il  avoit  de  refprit,  faifoit  des  vers, 
parloit  bien  ,  chantoit  mieux  ,  avoit  la 
voix  belle,  touchoit  l'orgue  &  le  clave- 
cin. Il  n'en  falloit  pas  tant  pour  être  re- 
cherché ,  aufîi  l'étoit-il  ;  mais  cela  lui  fit 
û  peu  négliger  les  foins  de  fon  état,  qu'il 
parvint ,  malgré  des  concurrens  très  -  ja- 
loux à  être  élu  Déiiniteur  de  fa  province  , 
ou  comme  on  dit ,  un  des  grands  colliers 
de  l'Ordre. 

Ce  P.  Caton  fit  connoifTance  avec  Ma-» 
man  chez  le  Marquis  à^Antrcmont.  Il  en- 
tendit parler  de  nos  concerts ,  il  en  vou- 
lut être  ,  il  en  fut ,  &  les  rendit  brillans. 
Nous  fumes  bientôt  liés  par  notre  goût 
commun  pour  la  mufique  ,  qui  chez  l'un 
&  chez  l'autre  ctoit  une  pafTion  très-vive , 
avec  cette  différence  qu'il  étoit  vraiment 
muficien ,  &  que  je  n'étois  qu'un  barbouit- 


L   I   V   R  E      V.  27 

ion.  Nous  allions  avec  Canavas  &  l'abbé 
Palais  faire  de  la  mufique  dans  fa  cham-  . 
Bre,  &:  quelquefois  à  fon  orgue  les  jours 
de  fête.  Nous  dînions  fouvent  à  fon  petit 
couvert  ;  car  ce  qu'il  avoit  encore  d'éton- 
nant pour  un  moine  eft  qu'il  étoit  géné- 
reux ,  magnifique  ,  &  fenfuel  fans  grof- 
iiéreté.  Les  jours  de  nos  concerts  il  fou- 
poit  chez  Maman.  Ces  foupers  étoient 
très-gais  ,  très-agréables  ;  on  y  difoit  le 
mot  6c  la  chofe ,  on  y  chantoit  des  duo  : 
î'étois  à  mon  aife ,  j'avois  de  l'efprit ,  des 
faillies  ,  le  P.  Caton  étoit  charmant ,  Ma- 
man étoit  adorable ,  l'abbé  Palais  avec  fa 
voix  de  bœuf  étoit  le  plaftron.  Momens  fi 
doux  de  la  folâtre  jeuneffe ,  qu'il  y  a  de 
tems  que  vous  êtes  partis  ! 

Comme  je  n'aurai  plus  à  parler  de  ce 
pauvre  P.  Caton ,  que  j'achève  ici  en  deux 
mots  fa  trifle  Jiifloire.  Les  autres  moines 
jaloux  ou  plutôt  furieux  de  lui  voir  wn. 
mérite ,  une  élégance  de  mœurs  qui  n'a- 
voit  rien  de  la  crapule  monaflique  le  pri- 
rent en  haine  ,  parce  qu'il  n'étoit  pas  aufîî 
haïfTable  qu'eux.  Les  chefs  fe  liguèrent 
contre  lui  &  ameutèrent  les  moinillons  en- 
vieux de  fa  place,  &  qui  n'ofoient  aupara- 


^8  Les  Confessions: 
vant  le  regarder.  On  lui  fit  mille  affronfs  ^ 
on  ïe  deftitua ,  on  lui  ôta  fa  chambre  qu'il 
avoit  meublée  avec  goût  quoiqu'avec  ûm- 
plicité  ,  on  le  relégua  je  ne  fais  où  ;  enfin 
ces  miférables  l'accablèrent  de  tant  d'ou- 
trages que  fon  ame  honnête  ,  &  fiere  avec 
juftice  n'y  put  réfifler  ;  &  après  avoir  fait 
les  délices  des  fociétés  les  plus  aimables , 
il  mourut  de  douleur  fur  un  vil  grabat , 
dans  quelque  fond  de  cellule  ou  de  ca- 
chot ,  regretté ,  pleuré  de  tous  les  honnêtes 
gens  dont  il  fut  connu  ,  &  qui  ne  lui  ont 
trouvé  d'autre  défaut  que  d'êtrç  moine. 

Avec  ce  petit  train  de  vie  je  fis  fi  bien 
en  très-peu  de  tems  qu'abforbé  tout  en- 
tier par  la  mufique  je  me  trouvai  hors 
d'état  de  penfer  à  autre  chofe.  Je  n'allois 
plus  à  mon  bureau  qu'à  contre-cœur ,  la 
gêne  &  l'afiiduité  au  travail  m'en  firent  un 
fupplice  infupportable  ,  &  j'en  vins  enfin 
à  vouloir  quitter  mon  emploi  pour  me 
livrer  totalement  à  la  mufique.  On  peut 
croire  que  cette  folie  ne  pafTa  pas  fans  op- 
pofition.  Quitter  un  pofte  honnête  &  d'un 
revenu  fixe  pour  courir  après  des  écoliers 
incertains  ctoit  un  parti  trop  peu  fenfé 
pour  plaire  à  Maman.  Même  en  fuppo- 


Livre    V.  29 

iant  mes  progrès  futurs  aufïi  grands  que 
je  me  les  figurois ,   c'étoit  borner  bien    . 
modeflement   mon  ambition  que  de  me 
réduire  pour  la  vie  à  l'état  de  muflcien. 
Elle  qui  ne  formoit  que  des  projets  ma- 
gnifiques &  qui  ne  me  prenoit  plus  tout- 
à-fait  au  mot  de  M.  ^Auhonnc ,  me  voyoit 
avec  peine  occupé  férit.ulemc'nt  d'un  ta- 
lent qu'elle  trouvoit  fi  frivole  ,  &  me  ré- 
pétoit  fouveilt  ce  proverbe  de  province , 
un  peu  moins  juft:  à  Paris  ,  que  qui  bien 
chante  &   bien  danfe  ,  fait  un    métier  qui 
peu  avance.  Elle  me  voyoit  d'un  autre  côté 
entraîné  par  un  goût  irréfiftible  ;  ma  paf^ 
iion  de  mulique  devenoit  une  fureur ,  & 
il  étoit  à  craindre  que  mon  travail  fe  fen- 
tant  de  mes  diilraâions,  ne  m'attirât  un 
congé  qu'il  valoit  beaucoup  mieux  pren- 
dre de  moi-même.  Je  lui  repréfentois  en- 
core que  cet  emploi  n'avoit  pas  long-tems 
à  durer,  qu'il  me  falloit  lui  talent  pour 
vivre  ,  oc  qu'il  étoit   plus  fur   d'achever 
d'acquérir  par  la  pratique  celui  auquel  moa 
goût  me  portoit  &  qu  elle  m'a  voit  choifi  , 
que  de  me  mertre  à  la  in ''ci  des  protec- 
tions ,  ou  de  faire  d^  nouveaux  efTais  qui 
pouYoicnt  n\^  réu/Tyr,  ôc  me  lai.fc ,  après 


jo  Les  Confessions. 

avoir  pafTé  l'âge  d'apprendre,  fans reffource 
pour  gagner  mon  pain.  Enfin  j'extorquai 
ion  coni'entement  plus  à  force  d'impor- 
tunités  &  de  carefTes',  que  de  raifons  dont 
^lle  fe  contentât.  Aufli-tôt  je  courus  re- 
mercier fièrement  M.  CocceUi  Dlre6teur- 
général  du  cadavre  ,  comme  H  j'avois  fait 
l'aûe  le  plus  héroïque  ,  &  je  quittai  vo- 
iontairement  mon  emploi  fans  fujet ,  fans 
ralfon  ,  fans  prétexte ,  avec  autant  &;  plus 
de  joie  que  je  n'en  avois  eu  à  le  prendre 
il  n'y  avoit  pas  deux  ans. 

Cette  démarche  toute  folle  qu'elle  étoit ,' 
m'attira  dans  le  pays  une  forte  de  confi- 
dération  qui  me  fut  utile.  Les  uns  me  fup- 
poferent  des  reifources  que  je  n'avois  pas; 
d'autres  me  voyant  livré  tout-à-fait  à  la 
liiufique  ,  jugèrent  de  mon  talent  par  mon 
facrifice ,  &  crurent  qu'avec  tant  de  paf- 
lion  pour  cet  art  je  devois  le  poffcder 
fupérieurem.ent.  Dans  le  royaume  des 
aveugles  les  borgnes  font  rois  ;  je  paf- 
fai  là  pour  un  bon  maître  ,  parce  qu'il 
n'y  en  avoit  que  de  mauvais.  Ne  man- 
iquant  pas  ,  au  rcfte  ,  d'un  certain  goût  de 
chant ,  favorifé  d'ailledrs  par  mon  âge  & 
jpar  ma  figure ,  j'eus  bientôt  plus  d'éco- 


Livre    V.  ^t 

Keres  qu'il  ne  m'en  falloit  pour  rempla- 
Èei*  ma  paye  de  fecrétaire. 

Il  eu  certain  que  pour  l'agrément  de 
la  vie  on  ne  pouvoir  palTer  plus  rapide- 
snent  d'une  extrémité  à  l'autre.  Au  ca- 
ëaftre  ,  occupé  huit  heures  par  jour  du 
plus  mauffade  travail  avec  des  gens  encore 
plus  mauffades  ,  enfermé  dans  un  trifle  bu- 
reau empuanti  de  l'haleine  &  de  la  Tueur 
de  tous  ces  manans ,  la  plupart  fort  mal 
peignés  &  fort  mal-propres ,  je  me  {en- 
tois  quelquefois  accablé  jufqu'au  vertige 
par  l'attention  ,  l'odeur  ,  la  gêne  èc  l'en- 
nui. Au  lieu  de  cela  me  voilà  tout-à-coup 
jette  parmi  le  beau  hionde ,  admis,  re- 
cherché dans  les  meilleures  maifons  ;  par- 
tout un  accueil  gracieux  ,  carefîant ,  un 
air  de  fête  :  d'aimables  Demoifelles  bien 
parées  'm'attendent,  me  reçoivent  avec 
empreffement  ;  je  ne  vois  que  des  objets 
charmans ,  je  ne  fens  que  la  rofe  &  la  fleur 
d'orange;  on  chante,  on  caufe  ,  on  rit,  on 
s'amufe  ;  je  ne  fors  de-là  que  pour  aller 
ailleurs  en  faire  autant  :  on  conviendra  qu'à 
égalité  dans  les  avantages  ,  il  n'y  avoit  pas 
à  balancer  dans  le  choix.  Auffi  me  trou- 
yai-je  fi  bien  du  mien ,  qu'il  ne  m'eflar-; 


~\ 


32  Les  Confessions. 
rivé  jamais  de  m'en  repentir  ,  &  je  ne 
m'en  repens  pas  même  en  ce  moment , 
où  je  pefe  au  poids  de  la  raifon  les  ac- 
tions de  ma  vie  ,  &  oii  je  fuis  délivré 
des  motifs  peu  fenfés  qui  m'o»t  entraîné- 

Voilà  prefque  l'unique  fois  qu'en  n'é- 
coutant que  mes  penchans  ,  je  n'ai  pas  vu 
tromper  mon  attente.  L'accueil  aifé  ,  l'ef- 
prit  liant ,  l'humeur  facile  des  habitans  du 
pays  me  rendit  le  commerce  du  monde 
aimable,  &  le  goût  que  j'y  pris  alors 
m'a  bien  prouvé  que  fi  je  n'aime  pas  à 
vivre  parmi  les  hommes  ,  c'efl  moins  ma 
faute  que  la  leur. 

C'efl  dommage  que  les  Savoyards  ne 
foient  pas  riches  ,  ou  peut-être  feroit-ce 
dommage  qu'ils  le  fuffent  ;  car  tels  qu'ils 
font  c'efl  le  meilleur  &  le  plus  fociable 
peuple  que  je  connoifTe.  S'il  efl  unç  petite 
ville  au  monde  oii  l'on  goûte  la  douceur 
de  la  vie  dans  un  commerce  agréable  &c 
fur,  c'efl  Chambery.  La  noblefTe  de  la 
province  qui  s'y  rafTemble,  n'a  que  ce 
qu'il  faut  de  bien  pour  vivre ,  elle  n'en  a 
pas  afTez  pour  parvenir  ,  &  ne  pouvant  fe 
livrer  à  l'ambition,  elle  fuit  par  néceffité 
le.  confeil  de  Cjnéas,  Elle  dévoue  fa  jeu- 

nefTe 


Livre     V.  33; 

nefîe  à  l'état  militaire ,  puis  revient  vieillir 
paifibleiîient  ciiez  foi.  L'honneur  &  la 
raifon  préiidsnt  à  ce  partage.  Les  femmes 
font  belles  &:  pdurroient  fe  paffer  de  l'être;"- 
elles  ont  tout  ce  qui  peut  faire  valoir  la 
beauté  ,  &  même  y  fuppléer.  Il  eu  iinçu- 
lier  qu'appelle  par  mon  état  à  voir  beaucoup 
de  jeunes  filles  ,  je  ne  me  rappelle  pas  d'en 
avoir  vu  à  Chambery  une  feule  qui  ne  fut 
pas  charmante.  On  dira  que  j'étoisdilpofé  à 
lés  trouver  telles ,  &  l'on  peut  avoir  rai- 
fon ;  mais  je  n'avôis  pas  befoin  d'y  met- 
tre du  mien  pour  cela.  Je  ne  puis  en  vé- 
rité me  rappeller  fans  pîaifir  le  fouvenîr 
de  mes  jeunes  écolieres.  Que  ne  puis-je 
en  nommant  ici  les  plus  aimables  ,  les  rap- 
peller de  même  &  moi  avec  elles  ,  à  l'âge 
heureux  oii  nous  étions  ;  lors  des  momens 
aufîi  doux  qu'innocens  que  j  ai  pafTés  au- 
près  d'elles  !  La  première  fut  Mlle,  de  Mel- 
larede  ma  voifine ,  fœur  de  l'élevé  de  M,' 
Gairne.  C'ctoit  une  brune  très- vive  ,  mais 
d'une  vivacité  carefTante ,  pleine  de  2;races, 
&  fans  étourderie.  Elle  étoit  un  peu  mai- 
gre 5  comme  font  la  plupart  des  filles  à  {on 
âge  ,  mais  fes  yeux  brillans,  fa  taille  fine  & 
fon  air  attirant  n'avoient  pas  befoin  d'em- 
Supplément,   Tome  IX,  Ç 


^4  Les  Confessions.' 
bonpGÎnt  pour  plaire.  J'y  allois  le  matin 
&  elle  étoit  encore  ordinairement  en  dés- 
habillé ,  fans  autre  coiffure  que  fes  cheveux 
négligemment  relevés  ,  ornés  de  quelque 
fleur  qu'on  mettoit  à  mon  arrivée  &  qu'on 
étoit  à  mon  départ  pour  fe  coiffer.  Je  ne 
crains  rien  tant  dans  le  monde  qu'une  jo- 
Ue  perfonne  en  déshabillé  ;  je  la  redoute- 
rois  cent  fois  moins  ,  parée.  Mlle,  de  Men- 
/Ao/2  chez  qui  j 'allois  l'après-midi  l'étoit 
toujours,  &  me  faifoit  une  impreiîion 
tout  aufîi  douce  ,  mais  différente.  Ses  che- 
veux étoient  d'un  blond  cendré  :  elle  étoit 
très-mignonne  ,  très-timide  &  très- blan- 
che ;  une  voix  nette  ,  jufte  &  fl Citée  ,  mais 
qui  n'ofoit  fe  développer.  Elle  avoit  au 
fein  la  cicatrice  d'une  brûlure  d'eau  bouil- 
lante qu'un  fichu  de  chenille  bleue  ne  ca- 
çhoit  pas  extrêmement.  Cette  marque  atti- 
roit  quelquefois  de  ce  côté  mon  attention, 
qui  bientôt  n'étoit  plus  pour  la  cicatrice. 
Mlle,  de  Challcs ,  uric  autre  de  mes  voifi-* 
nés ,  étoit  une  fille  faite  ;  grande  ,  belle 
quarrure  ,  de  l'embonpoint  :  elle  avoit  été 
très-bien.  Ce  n'étoit  plus  une  beauté  ;  mais 
c'étoit  une  perfonne  à  citer  pour  la  bonne 
grâce ,  pour  l'humeur  égale  ,  pour  le  boa 


L  t  V  R  Ë    W  31 

îlatûfeî.  Sa  fœiir ,  Madame  de  Charly  ,  la 
plus  belle  femme  de  Chambery  ,  n'appre- 
noit  plus  la  muûque ,  mais  elle  la  faifoit 
apprendre  à  fa  fille  toute  jeune  encore  , 
mais  dont  la  beauté  naiffante  eût  promis 
d'égaler  celle  de  fa  mère  ,  fi  malheureufe- 
ment  elle  n'eût  été  un  peu  rouffe*  J'avois 
à  la  Vifitation  Une  petite  demoifelle  Fran-» 
çoife  ,  dont  j'ai  oublié  le  nom,  mais  qui 
mérite  une  place  dans  la  lifle  de  mes  pré- 
férences. Elle  avoit  pris  le  ton  lent  & 
traînant  des  religieufes  ,  &  fur  ce  ton  traî- 
nant elle  difoit  des  chofes  très-faillantes  , 
qui  ne  fembloient  pas  aller  avec  fon  main-» 
tien.  Au  refle  elle  étoit  pareffeufe,  n'ai- 
moit  pas  à  prendre  la  peine  de  montrer 
fon  efprit,  &  c'étoit  une  faveur  qu'elle 
n'accordoit  pas  à  tout  le  monde*  Ce  ne 
fut  qu'après  un  mois  ou  deux  de  leçons  & 
de  négligence  ,  qu'elle  s'avifa  de  cet  expé" 
dient  pour  me  rendre  plus  aflidu  ;  car  je 
n'ai  jamais  pu  prendre  fur  moi  de  l'être. 
Je  me  plaifois  à  mes  leçons  quand  j'y  étois  , 
mais  je  n'aimois  pas  être  obligé  de  m'y  ren- 
dre ni  que  l'heure  me  commandât  :  en  toute 
chofc  la  gêne  &  l'affujettilTcment  me  font 
infupportables  ;  ils  me  feroient  prendre  en 

Ç    2r 


,'3^  Les  Confessions.' 

haine  le  plaifir  même.  On  dit  que  chez  If^s 
Mahométans  un  homme  paffe  au  point  du 
jour  dans  les  rues  pour  ordonner  aux  maris 
de  rendre  le  devoir   à  leurs  femmes.    Je 
ferois  un  mauvais  Turc  à  ces   heures-là. 
J'avois  quelques  écolieres   auffi  dans  la 
Bourgeoifie  ,  &c  une  entr'autres  qui  fut  la 
caufe  indirefte  d'uji  changement  de  relation 
dont  j'ai  à  parler ,  puifqu'enfîn  je  dois  tout 
dire.  Elle  étoit  fille  d'un  épicier  ,&  fe  nom- 
moit  Mlle.  L***.  vrai  modèle  d'une  ftatue 
grecque ,  ôi  que  je  citerois  pour  la  plus  belle 
fille  que  j'aie  jamais  vue,  s'il  y  avoit  quel- 
que véritable  beauté  fans  vi©  &  fans  ame. 
Son  indolence  ,  fa  froideur  ,  fon  infenfibi- 
iité  aîlolent  à  un  point  incroyable.  Il  étoit 
éG;alement  impoflible  de  lui  plaire  &  de  la 
fâcher  ,  &c  je  fuis  perfuadé  que  fi  l'on  eut 
fait  fur  elle  quelque  cntreprife  elle  auroit 
lailfé  faire  ,  non  par  goût  mais  par  Ihipi- 
dité.  Sa  mère ,  qui  n'en  vouloit  pas  cou- 
rir le  rifque  ne  la  quittoit  pas  d'un  pas.  En 
lui  faifant  apprendre  à  chanter,  en  lui  don- 
nant un  jeune  maître  ,  elle  faifoit  tout  de 
fon  mieux  pour  l'émouftillcr ,  mais  cela  ne 
réuffit  point.  Tandis  que  le  maître  agaçoit 
la  fille ,  la  mère  agaçoit  le  maître ,  ôc  cel? 


Livre    V.  37 

ine  réuiîiiTolt  pas  beaucoup  mieux.  Madame 
X***.ajoutolt  à  fa  vivacité  naturelle  toute 
celle  que  fa  fille  auroit  dû  avoir.  C'étoit 
un  petit  minois  éveillé ,  chiffonné  ,  mar- 
qué de  petite  vérole.  Elle  avoit  de  petits 
yeux'très-ardens ,  ôc  un  peu  rouges  ,  parce 
qu'elle  y  avoit  prefque  toujours  mal.  Tous 
les  matins  quand  j'arrivois  je  trouvois  prêt 
mon  café  à  la  crème  ;  &:  la  mère  ne  man- 
quoit  jamais  de  m'accueillir  par  un  baifer 
bien   appliqué  ilir  la  bouche  ,  &  que   par 
curiolîté  j'aurois  voulu  rendre  à  la  fille, 
pour  voir  comment  elle  l'auroit  pris.  Au 
refle  tout  cela  fe  faifoit  fi  fimplement  &  iî 
fort  fans  conféquence  que  quand  M.  L***. 
étoit  là,  les  agaceries  &c  les  baifers  n'eit 
alloient  pas  moins  leur  train.   C'étoit  une 
bonne  pâte  d'homme  ;  le  vrai  père  de  fa 
fille ,  &  que  fa  femme  ne  trompoit  pas  ; 
parce  qu'il  n'en  étoit  pas  befoin. 

Je  me  prêtois  à  toutes  ces  careffes  avec 
ma  balourdife  ordinaire  ,  les  prenant  tout 
bonnement  pour  des  marques  de  pure  ami- 
tié. J'en  étois  pourtant  importuné  quel- 
quefois ;  car  la  viv^  Madame  L***.  ne  laiA 
foit  pas  d'être  exigeante ,  &  fi  dans  la  jour- 
née j'avois  paffé  devant  la  boutique  làns 


3 8  Les  Confessions; 

jn'arrêter ,  il  y  aiiroit  eu  du  bruit.  Il  falloit 
quand  j'ëtois  preffé ,  que  je  priffe  un  détour 
pour  paîTer  dans  une  autre  rue,  fâchant 
bien  qu'il  n'étoit  pas  auiîi  aifé  de  fôrtir  de 
chez  elle  que  d'y  entrer. 

Madame  L***.  s'occupoit  trop"' de  moi 
pour  que  je  ne  m'occupaffe  point  d'elle. 
Ses  attentions  me  touchoient  beaucoup  i 
j'en  parlois  à  Maman  comme  d'une  choie 
ians  myilere  ,  &  quand  il  y  en  auroit  eu , 
îe  ne  lui  en  aurois  pas  moins  parlé  ;  car 
lui  faire  un  fecret  de  quoi  que  ce  fût,  ne 
în'eùt  pas  été  pofîible  :  mon  cœur  étoit 
ouvert  devant  elle  comme  devant  Dieu., 
Elle  ne  prit  pas  tout-à-fait  la  chofe  avec 
la  même  {implicite  que  moi.  Elle  vit  des 
avances  oii  je  n'avois  vu  que  des  amitiés  3, 
elle  jugea  que  Madame  X***.  fe  faifant  ua 
point-d'honneur  de  me  laiffer  moins  fot 
qu'elle  ne  m'avoit  trouvé  ,  parviendroit 
.de  manière  ou  d'autre  à  fe  faire  entendre , 
&:  outre  qu'il  n'étoit  pas  jufle  qu'une  au-^ 
tre  femme  fe  chargeât  de  l'inflruOion 
de  fon  cleve  ,  elle  avoit  des  motifs  plus 
dignes  d'elle,  pour  me  garantir  des  pièges 
auxquels  mon  âge  &c  mon  état  m'expo- 
(oient.  Dans  le  mC'me  tems  on  m'en  tendit 


L  I  V  R  E     V.  39 

an  d\me  efpece  plus  dangereiife  aiiqiid 
j'échappai  ;  mais  qui  lui  fit  fentir  que  les 
dangers  qui  me  menaçoient  fans  cefTe  , 
rendoient  néceffaires  tous  les  préfervatifs 
qu'elle  y   pouvoit  apporter. 

Madame  la  Comteffe  de  M**\  mère 
d'une  de  mes  écolieres  ,  étoit  une  femme 
de  beaucoup  d'efprit,  &  paffoit  pour  n'a- 
voir pas  moins  de  méchancetéi  Elle  avoit 
été  caufe  à  ce  qu'on  difoit ,  de  bien  des 
brouilleries ,  &  d'une  entr'autres  qui  avoit 
eu  des  fuites  fatales  à  la  Maifon  d^A  *  *  *, 
Maman  avoit  été  affez  liée  avec  elle  pour 
connoître  fon  caradere  ;  ayant  très-inno- 
cemment infpiré  du  goût  à  quelqu'un  fur 
qui  Madame  de  M*  *  *.  avoit  des  préten- 
tions ,  elle  relia  chargée  auprès  d'elle  du 
crime  de  cette  préférence  ,  quoiqu'elle 
n'eût  été  ni  recherchée  ni  acceptée  ,  èc 
Madame  de  M**'*:  chercha  depuis  lors  à 
jouer  à  fa  rivale  plufieurs  tours  dont  au- 
cun ne  réufîit.  J'en  rapporterai  un  des  plus 
comiques  par  manière  d'échantillon.  Elles 
étoient  enfemble  à  la  campagne  avec  plu- 
fieurs Gentilshommes  du  voifinage  ,  & 
entr?efiitres  l'afpirant  en  queftion.  Madame 
de  M*_^*,  dit  un  jour  a  un  de  ces  Mcfîlcura 

C4 


îjo  Les   Confessions. 

.que  Madame  de  Warens  n'étoit  qu'une 
précieufe  ,  qu'elle  n'avoit  poiiu  de  goût , 
qu'elle  le  mettoit  mal ,  qii'e  ie  couvro.t  fa 
gorge  comme  une  bourgeoife.  Quaiit  à  ce 
dernier  arricle  ,  lui  dit  l'homme,  qui  ctoit 
im  piaifant ,  elle  a  les  raiions  ,  &  je  lais 
qu'elle  a  un  gros  vitain  rat  empreint  iiir 
le  lein  ,  mais  li  reflemblant  qu'on  dii  oit 
qu'il  courï.  La  haine  ainli  quj  i'amour 
rend  crédule.  Madame  d?  M***,  réiolut 
(de  tirer  parti  de  cette  découverte  ,  £^  un 
jour  que  Maman  étoitau  jeu  avec  ['mgrat 
favori  de  1^  dame  ,  celle  -  ci  prir  ion  tems 
pour  paffer  derrière  fa  rivale  ,  pais  ren-? 
verlant  à  demi  fa  chaife  elle  découvrit 
adroitement  fpn  mouchoir.  Mais  au  lieu 
du  gros  rat ,  le  Monfieur  ne  vit  qu'un 
objet  fort  différent  qu'il  n'étoit  pas  plus 
aifé  d'oubher  que  de  yfâtir ,  &  cela  ne  fit 
pas  le  compte  de  la  Dame. 

Je  n'eiojs  pas  un  perfonnage  à  occuper 
Madame  de  M***,  qui  ne  vouloit  que  des 
gens  brillans  autour  d'elle.  Cependant  elle 
fit  quelque  attention  à  moi ,  non  pour  ma 
figure  dont  affurénient  elle  ne  fe  foucioit 
point  du  tout  ,  m^is  pour  l'efprit  ■^îi'on 
inç  fuppoioit  6c  qui  m'eût  pu  rçndrt  Utile 


Livre    V.  '4I 

à  fes  goûts.  Elle  en  avoit  un  affez  vif  pour 
la  lanre.  Elle  aimoit  à  faire  des  chanfons  6c 
des  vers  fur  les  gens  qui  lui  déplaifoient.  • 
Si  elle  m'eiit  trouvé  affez  de  talent  pour 
lui  aider  à  tourner  fes  vers ,  &  alTez  de 
eomplaifance  pour  les  écrire  ,  entr'elle  & 
moi  nous  aurions  bientôt  mis  Cham-bery 
fens-deffus-deffous.  On  ferolt  remonté  à  la 
fource  de  ces  libelles;  Madame  de  M***, 
fe  feroit  tirée  d'atfaire  en  me  facrifîant ,  8c 
j'aurois  été  enfermé  le  refte  de  mes  jours 
peut  -  être  ,  pour  m'apprendre  à  faire  le 
Phœbus  avec  les  Dames. 

Heureufement  rien  de  tout  cela  n'arriva, 
Madame  de  AK***.  me  retint  à  dîner  deux  ou 
trois  fois  pour  me  faire  caufer,  &  trouva 
que  je  n'étois  qu'un  fot.  Je  le  fentois  moi- 
même  &  j'en  gémiiTois,  enviant  les  talens 
de  mon  ami  Fenture  ,  tandis  que  j'aurois 
dil  remercier  ma  bêtife  des  périls  dont  elle 
me  fauvoit.  Je  demeurai  pour  Madame  de 
M***,  le  maître  à  chanter  de  fa  fille  &  rien 
de  plus  :  mais  je  vécus  tranquille  &  tou- 
jours bien  voulu  dans  Chambery.  Cela 
valoit  mieux  que  d'être  un  bel-efprit  pour 
elle,  &  un  ferpent  pour  le  refte  du  pays. 

Quoi  qu'il  en  foit,  Maman  vit  que  poui^ 


'4*  Les   Confessions. 

m'arracher  aux  périls  de  ma  jeimeffe ,  il 
ctoit  tems  de  me  traiter  en    homme  ,  & 
c'fcft  ce  qu'elle  fit  ;  mais  de  la  façon  la  plus 
fmguliere  dont  jamais  femme  fe  foit  aviiée 
en  pareille  occafion..  Je   lui  trouvai  l'air 
plus    grave  &  le  propos  plus  moral  qu'à 
fon   ordinaire.  A  la  gaité  folâtre  dont  elle 
entremêloit  ordinairement  fes  inftruclions  , 
iliccéda  tout-à-coup  un  ton  toujours  fou- 
tenu  qui  n  étoit  ni  familier  ni  févere  ;  mais 
qui    fembloit    préparer  une    explication. 
Après  avoir  cherché  vainement  en  moi- 
rnême  la  raifon  de  ce  changement ,  je  la 
lui  dem^andai;  c'étoit  ce  qu'elle  attendoit. 
Elle  me   propofa  une  promenade  au  petit 
jardin  pour  le  lendem^ain  :  nous  y   fûmes 
fiés  le    matin.  Elle  avoit  pris  fes  mefures 
pour  qu'on  nous  laifTât  feuls  toute  la  jour- 
née :  elle  l'employa   à  me   préparer  aux 
bontés  qu'elle  vouloit  avoir  pour  moi , 
non  comme  une  autre  femme  ,  par  du  ma- 
nège &  des  agaceries  ;  m^ais  par  des  entre- 
tiens pleins  de  fentiment  &  de  raifon ,  plus 
faits  pour  m'inflriiire  que  pour  me  féduire  , 
&  qui  parloient  plus  à  mon  cœur  qu'à  mes 
fcns.  Cependant ,  quelque  excellens  &  uti- 
les que  fuffent  les  difcoiirs  qu'elle  me  tint; 


L  I  V  R  E    V.  45 

&  quoiqu'ils  ne  fuffent  rien  moins    que 
froids  &  triftes  ,  je  n'y  fis  pas  toute  Tat- 
tention  qu'ils  méritoient ,  &  je  ne  les  gra- 
vai pas  dans  ma  mémoire,  comme  j'aurois 
fait  dans  tout  autre  tems.  Son  début  ,  cet 
air  de   préparatif  m'avoit  donné  de  l'in- 
quiétude :  tandis  qu'elle  parloit ,  rêveur  & 
diftrait  malgré  moi ,  j'étois  moins  occupé 
de  ce  qu'elle  difoit  que  de  chercher  à  quoi 
elle  en  vouloit  venir  ;  &  fi-tôt  que  je  l'eus 
compris  ,  ce  qui  ne  m.e  fut  pas  facile  ,  la 
nouveauté  de  cette  idée  qui  depuis  que  je 
vivois  auprès  d'elle  ,  ne  m'étoit  pas  venue 
une   feule  fois  dans  i'efprit ,  m'occupant 
alors  tout  entier  ,  ne  me  lailTa  plus  le  m.aî- 
tre  de  penfer  à  ce  qu'elle  me  difoit.  Je  ne 
penfois   qu'à  elle ,  &  je  ne  l'écoutois  pas. 
Vouloir  rendre  les  jeunes  gens  attentifs 
à  ce  qu'on  leur  veut  dire  ,   en  leur  mon- 
trant au  bout  un  objet  très-intérefTant  pour 
eux  ,  efl  un  contre-fens  très-ordinaire  aux 
infiituteurs  ,  &  que  je  n'ai  pas  éWté  moi- 
même  dans  mon  Emile.  Le  jeune  homme 
frappé  de   l'objet  qu'on  lui  préfente,  s'en 
occupe  uniquement ,  &  faute  à  pieds  joints 
par-defliis  vos  difcours  préliminaires  pouv 
îàUer  d'abord  où  vous  le  menez  trop  len- 


^4  Les    Confessions. 

tement  à  fon  gré.  Quand  on  veut  le  rendre 
gttentif ,  il  ne  faut  pas  fe  laifler  pénétrer 
d'avance,  &  c'eft  en  quoi  Maman  fut  mal- 
adroite. Par  une  fingularité  qui  tenoit  à 
fon  efprit  fyiîématique ,  elle  prit  la  précau- 
tion très-vaine  de  faire  fes  conditions  ; 
mais  fl-tôt  que  j'en  vis  le  prix  ,  je  ne  les 
écoutai  pas  même,  &  je  me  dépêchai  de 
confentir  à  tout.  Je  doute  même  qu'en 
pareil  cas  il  y  ait  fur  la  terre  entière  un 
homme  aflez  franc  ou  afTez  courageux  pour 
qfer  marchander ,  &  une  feide  femxme  qui 
pût  pardonner  dcf  l'avoir  tait.  Par  une  fuite 
de  îa  mêm.e  bizarrerie  ,  elle  mit  à  cet  ac- 
cord les  formalités  les  plus  graves ,  &  me 
donna  pour  y  penfer  huit  jours  dont  je 
Taffurai  fauflement  que  je  n'avois  pas  be- 
foin  :  car ,  pour  comble  de  fmgularité  ,  je 
fus  très-aife  de  les  avoir  ,  tant  la  nouveauté 
de  ces  idées  m'avoit  frappé  ,  &  tant  je 
fentois  un  boule verfement  dans  les  mien- 
nes ,  qui  me  demandoit  du  tems  pour  les 
arranger. 

On  croira  que  ces  huit  jours  me  durè- 
rent huit  fiecles.  Tout  au  contraire ,  j'au- 
rois  voulu  qu'ils  les  enflent  dures  en  effet. 
Je  ne  fais  comment  décrire  l'état  ou  je  me 


Livre    V.  4i 

tronvois,   plein  d'un  certain  effroi   mêlé 
d'impatience ,  redoutant  ce  que  jedeiirois  , 
jufqu'à  chercher  quelquefois  tout  de  bon 
dans  ma  tête  quelque  honnête  moyen  d'é- 
viter d'être  heureux.  Qu'on  fe  repréfenîe 
mon  tempérament  ardent   &  lafcif ,   mon 
fang  enflammé ,  mon  cœur  enivré  d'amour, 
ma  vigueur ,  ma  fantc  ,  mon  âge  ;  qu'on 
penfe  que  dans  cet  état ,  altéré  de  la  foif 
des  femmes ,  je  n'avôis  encore  approché 
d'aucune;  que  l'imagination  ,  le   befoin , 
îa  vanité  ,  la  curiolité  fe  réunifToicnt  pour 
me  dévorer  de  l'ardent  defir  d'être  homme 
&  de  le  paroître.  Qu'on  ajoute  fur-tout , 
car  c'eil  ce  qu'il  ne  faut  pas  qu'on  oublie  , 
que  mon  vif  &  tendre  attachement  pour 
elle  loin  de  s'attiédir,  n'avoit  fait  qu'aug- 
menter de  jour   en  jour ,  que  je  n'étois 
bien  qu'auprès  d'elle  ,  que  je  ne  m'en  éloi- 
gne is  que  pour  y  penfer ,  que  j'avois  le 
cœur  plein ,  non-feulement  de  fes  bontés  , 
de  fon  caradere  aimable ,  mais  de  fon  fexe  , 
de  fa  figure  ,  de  fa  perfonne  ,  d'elle  ^  en 
un  mot ,  par  tous  les  rapports  fous  lefquels 
«lie  pouvoit  m'être  chère  ;  &  qu'on  n'ima- 
gine pas  que  pour  dix  ou  douze  ans  que 
j'avois  de  moins  qu'elle ,  elle  fut  vieillie  ou 


4^  Les   CONFESstôNs. 

me  parût  l'être.  Depuis  cinq  ou  fix  âhâ 
que  j'avois  éprouvé  des  tranfports  û  doux 
à  fa  première  vue ,  elle  étoit  réellement 
très-peu  changée  ,  &  ne  me  le  paroiflbit 
point  du  tout.  Elle  a  toujours  été  char^ 
mante  pour  moi ,  &  l'étoit  encore  pour 
tout  le  monde.  Sa  taille  feule  avoit  pris  un 
peu  plus  de  rondeur.  Du  refte  c'étoit  le 
même  œil ,  le  même  teint ,  le  même  fein  , 
les  mêmes  traits ,  les  mêmes  beaux  che^ 
veux  blonds  ,  la  même  gaîté  ,  tout  jufqu'à 
la  même  voix  ,  cette  voix  argentée  de  la 
jeuneffe  qui  fit  toujours  fur  moi  tant  d'im-- 
prefîion ,  qu'encore  aujourd'hui,  je  ne  puis 
entendre  fans  émotion  le  fon  d'une  jolie 
voix  de  fille. 

Naturellemeiat  ce  que  j'avois  à  craindre 
dans  l'attente  de  la  poiTeffion  d'une  per- 
fonne  fi  chérie  ,  étoit  de  l'anticiper  &  de 
ne  pouvoir  affez  gouverner  mes  defirs  & 
mon  imagination  pour  refter  maître  de 
moi-même.  On  verra  que  dans  un  âge 
avancé  ,  la  feule  idée  de  quelques  légères 
faveurs  qui  m'attendoient  près  de  la  per- 
sonne aimée  ,  allumoit  mon  fang  à  tel 
point  qu'il  m'étoit  impofïïble  de  faire  im- 
punément le  court  trajet  qui  me  féparoit 


L  I  V  R  E    V.  47 

d'elle.  Comment,  par  quel  prodige,  dans 
la  fleur  de  ma  jeuneffe,  eus- je  il  peu  d'em- 
preffement  pour  la  première  jouilTance  ? 
Comment  pus-je  en  voir  approcher  l'heure 
avec  plus  de  peine  que  de  plailir  ?  Com- 
ment, au  lieu  des  délices  qui  dévoient 
m'enivrer  ,  fentois-Je  prefque  de  la  ré- 
pugnance &  des  craintes  ?  Il  n'y  a  point 
à  douter  que  fi  j'avois  pu  me  dérober  k 
mon  bonheur  avec  bienféance  ,  je  ne  l'eufle 
fait  de  tout  m-on  cœur.  J'ai  promis  des 
bizarreries  dans  l'hifloire  de  mon  attache- 
ment pour  elle  !  En  voilà  furement  une  à 
laquelle  on  ne  s'attendoit  pas. 

Le  lefteur  déjà  révolté  juge  qu'étant 
poffédée  par  un  autre  homme  ,  elle  fe  dé- 
gradoit  à  mes  yeux  en  fe  partageant ,  &c 
qu'un  fentiment  de  méfeftime  attiédiflbit 
ceux  qu'elle  m'avoit  infpirés  ;  il  fe  trompe. 
Ce  partage  ,  il  eft  vrai ,  me  faifoit  une 
cruelle  peine  ,  tant  par  une  délicatcfle  fort 
naturelle,  que  parce  qu'en  effet  je  letrou- 
vois  peu  digne  d'elle  &  de  moi  ;  mais 
quant  à  mes  fentimens  pour  elle  il  ne  les 
altéroit  point ,  &  je  peux  jurer  que  jamais 
je  ne  l'aimai  plus  tendrement  que  quand 
je  defirois  fi  peu  de  la  pofTéder.  Je  con- 


'4^  Les  Confessions. 
noiffois  trop  fon  cœur  chafte  &  fon  tem^ 
pérament  de  glace,  pour  croire  un  mo- 
ment que  le  plaifir  des  fens  eût  aucune 
part  à  cet  abandon  d'elle-même  :  j'étois 
parfaitement  lùr  que  le  feul  loin  de  m'ar- 
rachcr  à  des  dangers  autrement  prefqu'i- 
névitables  ,  &  de  me  conferver  tout  entier 
à  moi  &  à  mes  devoirs,  lui  en  faifoit  en- 
freindre un  qu'elle  ne  regardoit  pas  du 
même  œil  que  les  autres  femmes  ,  comme 
il  fera  dit  ci- après.  Je  la  plaignois,  &  je 
me  plaignois.  J'aurois  voulu  lui  dire;  non 
Maman  ,  il  n'eft  pas  néceffaire  ;  je  vous 
réponds  de  moi  fans  cela: mais,  je  n'ofois; 
premièrement  parce  que  ce  n'ètoit  pas  une 
chofe  à  dire ,  &  puis  parce  qu'au  fond  je 
fentois  que  cela  n'ètoit  pas  vrai ,  &  qu'en 
efiet  il  n'y  avoit  qu'une  femme  qui  pilt  me 
garantir  des  autres  feinmes  &:  me  mettre  à 
l'épreuve  des  tentations.  Sans  deftrer  de  la 
pofTèdcr ,  j'ètois  bien  aife  qu'elle  m'ôtât 
le  defir  d'en  pofTèder  d  autres  ;  tant  je  re- 
gardois tout  ce  qui  pouvoit  me  diilraire 
d'elle  comme  un  malheur. 

La  longue  habitude  de  vivre  enfemble 
&  d'y  vivre  innocemment,  loin  d'affoiblir 
oies  fentimenîi  pour  elle ,  les  avoit  renfor- 
cés j 


Livré     V.  4^> 

«es  ;  mais  leur  avoit  en  même  tems  doimé 
ime  autre  tournure  qui  les   rendoit  plus  ^ 
affectueux,  plus  tendres  peut-être,  mais 
moins  fenfuels.  A  force  de  l'appeller  Ma- 
man ,  à  force  d\ifer  avec  elle  de  la  fami- 
liarité  d'un  fils,  je   m'étois  accoutiunéà 
me  regarder  comme  tel.  Je  crois  que  voi'à 
la  véritable  caufe  du  peu  d'empreffement 
que  j'eus  de   la  pofféder  ,  quoiqu'elle  me 
fut  fi  chère.  Je  me  fouviens  très-bien  que 
mes  premiers  fentimens  fans  être  plus  vifs 
etoient  plus  voluptueux.  A  Annecy  j'étois 
dans  i'ivreffe  ,  a    Chambery  je  n'y  étois 
plus.  Je  l'aimois  toujours  auffi  paffionnc- 
ment  qu'il  fut  poffible  ;  mais  je  l'aimois 
plus  pour  elle  &  moins  pour  mol ,  ou  du 
moins  je  cherchols  plus  mon  bonheur  que 
mon  plaifir  auprès  d'elle  :  elle  étoit  pour 
moi  plus  qu'une  fœur,  plus  qu'une  mcre, 
plus  qu'une  amie  ,  plus  même  qu'une  maî- 
treffe ,  &  c'étolt  pour  cela  qu'elle  n'ctolt 
pas  une  maîtreffe.   Enfin  je  l'aimois  trop 
pour  la   convoiter  t  voilà  ce  qu'il  y  a  de 
plus  clair  dans  mes   idées. 

Ce  jour  ,  plutôt    redouté   qu'attendu  , 
vint  enfin.  Je  promis  tout  ,  &  je  ne  men- 
tis pas.  Mon  cœur  confirmoit  mes  enga- 
SiippUmcnt,  Tome  IX.  "O 


50  Les   Confessions. 

gemcns  fans  en  defirer  le  prix.  Je  l'obtins 
pourtant.  Je  me  vis  pour  la  première  fois 
clans  les  bras  d'une  femme ,  &.  d'une  femme 
que  j'adorois.  Fus-je  heureux  ?  non  ,  je 
goûtai  le  plaifir.  Je  ne  fais  quelle  invin- 
tible  trillelîe  en  empoifonnoii  le  charme. 
J'étois  comme  fi  j'avois  commis  un  incefte. 
Deux  ou  trois  fois  ,  en  la  preffant  avec 
tranfport  dans  mes  bras  ,  j'inondai  fon  fein 
<le  mes  larmes.  Pour  elle  ,  elle  n'étoit  ni 
triile  ni  vive  ;  elle  étoit  carefTante  &  tran- 
quille. Comme  elle  étoit  peu  fenfuelle  &C 
ti'avoit  point  recherché  la  volupté  ,  elle 
*i'en  eut  pas  les  délices  &  n'en  a  «jamais  eu 
les  remords. 

Je  le  répète  :  toutes  fes  fautes  lui  vin» 
f  ent  de  fes  erreurs  ,  jamais  de  fes  pafîions. 
Elle  étoit  bien  née  ,  fon  cœur  étoit  pur  , 
elle  aimoit  les  chofes  honnêtes  ,  ùs  pen- 
chans  étoient  droits  &  vertueux ,  fon  goût 
étoit  délicat ,  elle  étoit  faite  pour  une  élé- 
gance de  mœurs  qu'elle  a  toujours  aimée 
&  qu'elle  n'a  jamais  fuivie  ;  parce  qu'au 
lieu  d'écouter  fon  cœur  qui  la  menoitbien  , 
elle  écouta  fa  raifon  qui  la  menoit  mal. 
Quand  des  principes  faux  l'ont  égarée ,  fes 
Trais  fentimenj  les  ont  toujours  démentis  ; 


L   I   V    Tx.   E      V.  51 

maïs  rnaîheureufemenî  elle  le  piqiioit  de 
philofophie  ,  &:  la  morale  qu'elle  s'étoit 
faite  ,  gâta  celle  que  Ion  cœur  lui  didoit. 
M.  de  Tavd  fon  premier  amant  fut  fon 
maître  de  philofophie  ,  &  les  principes 
qu'il  lui  donna  furent  ceux  dont  il  a  voit 
befojn  pour  la  féduire.  La  trouvant  atta- 
chée à  fon  mari  ,  à  les  devoirs  ,  toujours 
froide ,  raifonnante  &  inattaquable  par  les 
fens  ,  il  l'attaqua  par  des  fophifmes  ,  & 
parvint  à  lui  montrer  fes  devoirs  auxquels 
elle  étoit  li  attachée  comme  un  bavardage 
de  catéchifme  ,  fa?t  uniquement  pour  amu- 
fer  les  enfans ,  Fanion  des  fexes  comme 
l'afte  le  plus  indifrcrent  en  foi  ,  la  fidélité 
conjugale  comme  une  apparence  obliga- 
toire dont  toute  la  moralité  regardoit  l'o- 
pinion ,  le  repos  des  maris  comme  la  feule 
règle  du  devoir  des  femmes  ;  en  forte  que 
des  infidélités  ignorées  ,  nulles  pour  celui 
qu'elles  ofFenfoient ,  l'étoient  aulTi  pour  la 
confcience  ;  enfin  il  lui  perluada  que  la 
chofe  en  elle-même  n'étoit  rien  ,  qu'elle 
ne  prenoit  d'exiftcnce  que  par  le  fer ndale  , 
&  que  toute  femme  qui  paroiffoit  fage, 
par  cela  feul  l'étoit  en  effet.  C'ell  ainfi  que 
Ip  malheureux  parvint  à  fon  but  en  cor- 

D  1 


52.  Les  Confessions. 

rompant  laraifond'un  enfant  dont  il  n'avoit 
pu  corrompre  le  cœur.  Il  en  fut  puni  par 
la  plus  dévorante  jaloulie,  perfuadé  qu'elle 
le  îraitoit  lui-même  comme  il  lui  avoit  ap- 
pris à  traiter  fon  mari.  Je  ne  fais  s'il  fe 
trompoit  fur  ce  point.  Le  miniftre  P***. 
palTa  pour  fon  fuccefleur.  Ce  que  je  fais  , 
c'efl  que  le  tempérament  froid  de  cette 
jeune  femme  qui  l'auroit  du  garantir  de  ce 
fyflême,  fut  ce  qui  l'empêcha  dans  la  fuite 
d'y  renoncer.  Elle  ne  pouvoit  concevoir 
qu'on  donnât  tant  d'importance  à  ce  qui 
n'en  avoit  point  pour  elle.  Elle  n'honora 
jamais  du  nom  de  vertu  une  ^bflinence 
qui  lui  coùtoit  fi  peu. 

Elle  n'eût  donc  gueres  abufé  de  ce  faux 
principe  pour  elle-même  ;  mais  elle  en 
abufa  pour  autrui  ,  &  cela  par  une  autre 
maxime  prefque  auflî  fauffe  ,  mais  plus 
d'accord  avec  la  bonté  de  fon  cœur.  Elle 
a  toujours  cru  que  rien  n'attachoit  tant  un 
homme  à  une  femme  que  la  poflefîion ,  & 
quoiqu'elle  n'aimât  {es  amis  que  d'amitié  , 
c'ctoit  d'une  amitié  fi  tendre  qu'elle  em- 
ployoit  tous  les  moyens  qui  dépendoient 
d'elle  pour  fe  les  attacher  plus  fortement. 
Ce  qu'il  y  a  d'extraordinaire  ,  efl  qu'elle  a. 


Livre    V.  53 

prefque  toujours  réufîi.  Elle  étoit  û  réel- 
lement aimable  que  ,  plus  l'intimitc  dans  ' 
laquelle  on  vivoit  avec  elle  étoit  grande , 
plus  on  y  trouvoit  de  nouveaux  fujets  de 
l'aimer.  Une  autre  chofe  digne  de  remar- 
que ,  efl  qu'après  fa  première  foibleffe  elle 
n'a  gueres  tavorifé  que  des  malheureux  ; 
les  gens  brillans  ont  tous  perdu  leur  peine 
auprès  d'elle  ;  mais  il  falloit  qu'un  homme 
qu'elle  commençoit  par  plaindre  ,  fût  bien 
peu  aimable  û  elle  ne  fînifibit  par  l'aimer. 
Quand  elle  fe   fit  des  choix  peu  dignes 
d'elle  ,  bien  loin  que  ce  fut  par  des  incli- 
nations baffes  qui  n'approchèrent   jamais 
de  fon  noble  cœur,  ce  fut  uniquement  par 
fon  caraftere  trop  généreux ,  trop  humain  , 
trop  compatiflant  ,  trop  fenfible  ,  qu'elle 
ne  gouverna  pas  toujours  avec  allez  de 
difcernement. 

Si  quelques  principes  faux  l'ont  égarée  ,' 
combien  n'en  avoit-elle  pas  d'admirables 
dont  elle  ne  fe  départoit  jamais  ?  Par  com- 
bien de  vertus  ne  rachetoit-elle  pas  fes 
foiblcffes  ,  fi  l'on  peut  appeller  de  ce  nom 
des  eri-eurs  oii  les  fens  avcicnt  fi  peu  de 
part  ?  Ce  même  homme  qui  la  trompa  fur 
un    point  ,   l'inflruifit    excellemment  fur 

l>  3 


54  Les   Confessions. 

mille  autres  ;  &  (es  paffions  qui  n'étoîenî 
pas  fougueufes  ,  lui  permettant  de  fuivre 
toujours  {es  lumières  ,  elle  alloit  bien 
quand  îes  fophifmes  ne  régaroient  pas.  Ses 
motifs  étoient  louables  jufques  dans  (es 
fautes  ;  en  s'abufant  elle  pouvoit  mal 
faire  ,  mais  elle  ne  pouvoit  vouloir  rien 
qui  fût  mal.  Elle  abhorroit  la  duplicité  , 
le  menfonge  :  elle  étoit  jufle  ,  équitable  ^ 
humaine  ,  défmtéreiTée ,  fidelleàfa  parole  , 
à  (es  amis ,  à  fes  devoirs  qu'elle  recon- 
noiflbit  pour  tels  ,  incapable  de  vengeance 
&  de  haine  ,  &  ne  concevant ^pas  même 
qu'il  y  eût  le  moindre  mérite  à  pardonner. 
Enfin ,  pour  revenir  à  ce  qu'elle  avoit  de 
moins  excafable ,  fans  eftimer  fes  faveurs 
ce  qu'elles  valoient ,  elle  n'en  fit  jamais  un 
vil  commerce  ;  elle  les  prodiguoit ,  mais 
elle  ne  les  vendoit  pas  ,  quoiqu'elle  fût 
fans  cejfTe  aux  expédiens  pour  vivre,  & 
j'ofe  dire  queli  Socrate  put  eftimer  Jfpajie^ 
il  eût  refpedé  Madame  de   IVarcns. 

Je  fais  d'avance  qu'en  lui  donnant  un 
caraôere  fenfible  &  un  tempérament  froid  , 
je  ferai  accufé  de  contradiftion  comme  à 
l'ordinaire  &  avec  autant  de  raifon.  Il  fô 
peut  que  la  nature  ait  eu  tort,  &  que  cette 


L   I   V   R  E      V.  51 

combinaifon  n'ait  pas  dii  être  ;  je  fais  feu- 
lement qu'elle  a  été.  Tous  ceux  qui  ont 
connu  Madame  de  Wnnns  ,  &  dont  un  fi 
grand  nombre  exiile  encore ,  ont  pu  favoir 
qu'elle  étoit  ainfi.  J'ofe  même  ajouter 
qu'elle  n'a  connu  qu'un  ieul  vrai  plalfir 
au  monde  ;  c'étoit  d'en  faire  à  ceux  qu'elle 
aimoit.  Toutefois  permis  à  chacun  d'ar- 
gumenter là-deffus  tout  à  fon  aife ,  &  de 
prouver  doftem.ent  que  cela  n'eft  pas  vrai. 
Ma  foncHon  efl  de  dire  la  vérité,  mais^ 
non  pas  de  la  faire  croire. 

J'appris  peu-à-peu  tout  ce  que  je  viens 
de  dire  dans  les  entretiens  qui  fuivirent 
notre  union  ,  &  qui  feuls  la  rendirent  dé- 
licieufe.  Elle  avoit  eu  raifon  d'efpércr  que 
fa  complaifance  me  feroit  utile  ;  j'en  tirai 
pour  mon  initruéiion  de  grands  avantages. 
Elle  m'a  voit  jufqu'alors  parlé  de  moi  feul 
comme  à  un  enfant.  Elle  commença  de  me 
traiter  en  homme  &  me  parla  d'elle.  Tout 
ce  qu'elle  me  difoit  m'étoit  fi  intéreffant ,. 
je  m'en  fentois  H  touché  que ,  me  repliant 
fur  moi-même  ,  j'appliquois  à  mon  profit 
fes  confidences  plus  que  je  n'avols  fait  fes 
leçons.  Quand  on  fent  vraiment  que  le 
icœur  parle  ,  le  nôtre  s'ouvre  pour  rece- 

I>4 


56  Les   Confessions. 

Yoir  fes  épanchemons,  &c  jamais  toute  la- 
morale  d'un  pédagogue  ne  vaudra  le  bavar- 
dage afFcclueux  &  tendre  d'une  femme 
fenféc  pour  qui  l'on  a  de  l'attachement» 
L'intimité  dans  laquelle  je  vivois  avec 
elle  ,  l'ayant  mife  à  portée  de  m'apprécier 
plus  avantageufement  qu'elle  n'avoit  fait , 
elle  jugea  que  malgré  m,on  air  gauche  je 
Valois  la  peine  d'être  cultivé  pour  le  mon- 
de ,  &  que  a  je  m'y  montrois  un  jour 
fur  un  certain  pied ,  je  ferois  en  état  d'y 
faire  mon  chemin.  Sur  cette  idée  elle  s'at-- 
tachoit ,  non  -  feulement  à  former  mon 
jugement,  mais  mon  extérieur,  mes  ma-« 
liieres ,  à  me  rendre  aimable  autant  qu'eili- 
mable ,  &  s'il  eft  vrai  qu'on  puiffe  allier 
les  fuccès  dans  le  monde  avec  la  vertu  , 
ce  que  pour  moi  je  ne  crois  pas,  je  fuis 
fur  au  moins  qu'il  n'y  a  poiu"  cela  d'autre 
route  que  celle  qu'elle  avoit  prife  &  qu'elle 
vouloit  m'enfeigner.  Car  Madame  de  ïï'a- 
rcns  connoiflbit  les  hommes  &  favoit  fupé- 
rieurement  l'art  de  traiter  avec  eux  fans 
menfonge  &  fans  imprudence  ,  fans  les 
tromper  &  fans  les  fâcher.  Mais  cet  art 
çt'Mt  dans  fon  çaraâ;ere  bien  plus,que  dans 
fer,  U'Çons  5  elle  favoit  micui  le  mçttre  en 


î!  f  V  R  E     V*.  ^y 

pratique  que  l'enfeigner  ,  &  j'étois  l'hom- 
me dii  monde  le  moins  propre  à  l'appren- 
dre. Aiifîl  tout  ce  qu'elle  fît  à  cet  égard  , 
fut-il ,  peu  s'en  faut ,  peine  perdue  ,  de 
.même  que  le  foin  qu'elle  prit  de  me  donner 
•des  maîtres  pour  la  danfe  &  pour  les  armes» 
•Quoique  lefte  &  bien  pris  dans  ma  taille  , 
je  ne  pus  apprendre  à  danfer  un  menuets 
J'avois  tellement  pris,  à  caufe  de  mes  cors 
l'habitude  de  marcher  du  talon ,  que  Roche 
ne  put  me  la  faire  perdre  ,  &  jamais  avec 
l'air  aflez  ingambe  je  n'ai  pu  fauter  un 
médiocre  foffé.  Ce  flit  encore  pis  à  la 
falle  d'armes.  Après  tiois  mois  de  leçon 
je  tirois  encore  à  la  muraille ,  hors  d'état 
de  faire  aflaiit,  &  jamais  je  n'eus  le  poignet 
aflez  fouple  ou  le  bras  afTez  ferme  pour 
retenir  mon  fleuret  quand  il  plaifoit  au 
maître  de  le  faire  fauter.  Ajoutez  que  j'a- 
vois un  dégoût  mortel  pour  cet  exercice 
&  pour  le  maître  qui  tâchoit  de  me  l'en- 
feigner. Je  n'aurois  jamais  cru  qu'on  pût 
être  fi  fier  de  l'art  de  tuer  un  homme.  Pour 
mettre  fon  vafle  génie  à  ma  portée ,  il  ne 
s'exprimolt  que  par  des  ccmparalfons 
tirées  delà  mufiquc qu'il  ne  favoit  point. 
Il  trouvoit  des  analogies  frappantes  entre. 


58  Les  Confessions; 

les  bottes  de  tierce  &  de  quarte ,  &  leâ 
intervalles  niiificaux  du  même  nom.  Quand 
il  vouloit  faire  une  feinte  il  me  difoit  de 
prendre  garde  à  ce  dièfe ,  parce  qu'ancien- 
nement les  dièfes  s'appelloient  des  fûmes  : 
quand  il  m'avoit  fait  fauter  de  la  main  mon 
fleuret  ,  il  difoit  en  ricanant  que  c'étoit 
une  paufe.  Enfin  je  ne  vis  de  ma  vie  un 
pédant  plus  infupportable  que  ce  pauvre 
homme ,  avec  fon  plumet  &  fon  plaftron. 

Je  fis  donc  peu  de  progrès  dans  mes 
exercices  que  je  quittai  bientôt  par  pur 
dégoût  ;  mais  j'en  fis  davantage  dans  un 
art  plus  utile  ,  celui  d'être  conteht  de  mon 
fort  &  de  n'en  pas  defirer  un  plus  brillant , 
pour  lequel  je  commençois  à  fentir  que  je 
n'étois  pas  né.  Livré  tout  entier  au  defir 
de  rendre  à  Maman  la  vie  heureufe  ,  je 
me  plaifois  toujours  plus  auprès  d'elle  ,  &: 
quand  il  falloir  m'en  éloigner  pour  courir 
en  ville,  malgré  ma  pafîlon  pour  la  muii-» 
que  ,  je  commençois  à  fentir  la  gêne  de 
mes  leçons. 

J'ignore  fi  Claude  Anet  s'apperçut  de 
l'intimité  de  notre  commerce.  J'ai  lieu  de 
croire  qu'il  ne  lui  fut  pas  caché.  C'étoit 
un  garçon  très-clairvoyant  mais  très-dil!^ 


L  I  V  R  E    V.  59 

cret ,  qui  ne  parloit  jamais  contre  fa  pen- 

fée    mais  qui  ne  la  difoit  pas    toujours. 

Sans  me  faire  le    moindre  femblant  qu'il 

fût  inftruit ,  par  fa  conduite  il  paroiffoit 

l'être  ,  &  cette  conduite  ne  venoit  lure- 

ment  pas  de  baffefie  d'ame,  mais  de   ce 

qu'étant  entré  dans  les  principes  de  fa  maî- 

treffe ,  il  ne  pouvoit  défappro\iver  qu'elle 

agît   conféquemment.  Quoiqu'auiTi  jeune 

qu'elle  ,  il  étoit  û  mûr  &  fi  grave ,  qu'il 

nous  regardoit  prefque  comme  deux  enfans 

dignes  d'indulgence  ,  &  nous  le  regardions 

l'un  &  l'autre  comme  un  homm.e  refpec- 

table  dont  nous  avions  l'eftime  à  ménager. 

Ce  ne  fut  qu'après  qu'elle  lui  fut  infideile 

que    je    connus   bien    tout   l'attachement 

qu'elle  avoit  pour  lui.  Comme  elle  favoit 

que  je  ne  penfois ,  ne  fentois ,  ne  refpirois 

que  par  elle  ,  elle  m.e  montre it  combien 

ellel'aimoit  afin  que  je  l'aimiaffc  de  mcme, 

&:  elle  appuyoit  encore   moins   fur   fon 

amitié  pour  lui  que  fur  fon  cftime  ,  parce 

que  c'étoit  le   fentiment  que  je  pouvois 

partager  le  plus  pleinement.  Combien  de 

fois   elle   attendrit    nos    cœurs   &    nous 

fit  embraffer  avec  larmes  ,  en  nous  difant 

que  nous  étions  néceffaires  tous  deux  au 


6o  Les,  Confessions." 
bonheur  de  fa  vie  ;  &  que  les  femmes  qui 
liront  ceci  ne  fourient  pas  malignement. 
Avec  le  tempérament  qu'elle  avoit  ,  ce 
befoin  n'étoit  pas  équivoque  :  c'étoit  uni- 
quement celui  de  fon  cœur. 

Ainfi  s'établit  entre  nous  trois  une  fociété 
fans  autre  exemple  peut-être  fur  la  terre. 
Tous  nos  vœux  ,  nos  foins  ,  nos  cœurs 
étoient  en  commun.  Rien  n'en  paffoit  au- 
delà  dd  ce  petit  cercle.  L'habitude  de- 
vivre  enfemble  ôcd'y  vivre  exclufivement 
devint  û  grande  ,  que  ii  dans  nos  repas  un 
des  trois  manquoit  ou  qu'il  vînt  un  qua- 
trième tout  étoit  dérangé  ,  &  malgré  nos 
îiaifons  particulières  les  tête-à-têtes  nous 
étoient  moins  doux  que  la  réunion.  Ce 
qui  prévenoit  entre  nous  la  gêne  étoit 
ime  extrême  confiance  réciproque ,  &  ce 
qui  prévenoit  l'ennui  étoit  que  nous  étions 
tous  fort  occupés.  Maman  ,  toujours  pro- 
mettante &  toujours  agifiante  ne  nous  laif- 
foit  gueres  oiiifs  ni  Tun  ni  l'autre  ,  &c 
nous  avions  encore  chacun  pour  notre 
compte  de  quoi  bien  remplir  notre  tems. 
Selon  moi ,  le  défœuvrement  n'efl  pas 
jnoins  le  fléau  de  la  fociété  que  celui  de 
îa  fjlitude.  Rien  ne  réti'écit  plus  l'efprit , 


L   î  V   R  E      V.  ^I 

tien  n^engendre  pins  de  riens ,  de  rapports, 
de  paquets  ,  de  tracafferies ,  de  menfon- 
ges,  que  d'être  éternellement  renfermés 
vis-à-vis  les  uns  des  autres  dans  une  cham- 
bre, réduits  pour  tout  ouvrage  à   la  né- 
cefTité  de  babiller  continuellement.  Quand 
tout  le   monde  eu  occupé  l'on  ne  parle 
que  quand  on   a  quelque  chofe  à  dire  ; 
mais  quand  on  ne  fait  rien  il  faut  abfolu- 
ment  parler  toujours  ,  &  voilà  de  toutes 
les  gênes   la   plus  incommode  &  la  plus 
dangereufe.   J'ofe  même  aller  plus  loin  , 
&  je  foutiens  que  pour  rendre  un  cercle. 
vraiment  agréable,  il  faut  non-feulfment 
que  chacun  y  faffe   quelque  chofe ,  mais 
quelque  chofe  qui  demande  un  peu  d'atten- 
tion. Faire  des  nœuds  c'ell:  ne  rien  faire  , 
&  il  faut  tout  autant  de  foin  pour  amufer 
une  femme  qui  fait  des  nœuds  que  celle 
qui  tient  les  bras  croifés.  Mais  quand  elle 
brode  ,  cViî   autre  chofe  ;   elle   s'occupe 
afiez  pour  remplir  les  intervalles  du  filcnce* 
Ce  qu'il  y  a  de  choquant  ,  de  rididule  eÛ. 
de  voir  pendant  ce  tems  une  douzaine  def 
flandrins  fe  lever  ,  s'afieoir  ,  aller,  venir  , 
pirouetter  fur  leurs  talons  ,  retourner  deux: 
cents  fois  les  magots  de  la  chenîince  ^  dC- 


62  Les    Confessions. 

fatiguer  leur  rnîncrve  à  maintenu-  un  înra- 
rifîable  flux  de  paroles  :  la  belle  occupa- 
tion !  Ces  gens  -  là  ,  quoi  qu'ils  faffent 
feront  toujours  à  charge  aux  autres  &  à 
eux-mêmes.  Quand  J'étois  à  Motiers  j'ai- 
lois  faire  des  lacets  chez  mes  voifmes  ;  fi- 
je  retournois  dans  le  mo>":de ,  j'aurois  tou- 
jours dans  ma  poche  un  bilboquet ,  & 
j'en  jouerois  toute  la  journée  pour  me 
difpenfer  de  parler  quand  je  n'aurois  rien 
à  dire.  Si  chacun  en  faifoit  autant  les 
hommes  deviendroient  moins  méchans  , 
leur  commerce  deviendroit  phis  fur  ,  St 
je  penfe  ,  plus  agréable.  Enfî-n  que  les 
plaifans  rient  s'ils  veulent ,  mais  je  fou-, 
tiens  que  la  feule  morale  à  la  portée 
du  préfent  fiecle  efl:  la  morale  du  bilbo- 
quet. 

Au  refle  on  qe  nous  laiflbit  gueres  le 
foin  d'éviter  l'ennui  par  nous-mêmes,,  & 
les  importuns  nous  ,en,  donnoient  trop  par 
leur  affluence  ,  pour  nous  en  lalfler  quand 
nous  reilions  fouis.  L'impatience  qu'ils 
m'avoient  donnée  autrefois  n'étoit  pas 
diminuée  ,  &  toute  la  différence  étoit  qiiC 
j'avois  moins  de  tcms  pour  m'y  livrer.  La 
pauvre  Maman  n'avoit  point  perdu  foii 


I   I  T  R  E      V.  6j 

éncienne  fantaifie  d'entreprifes  Sz  de  fyftê- 
mes.  Au  contraire ,  plus  fes  befoins  domef^ 
tiques  devenoient  preffans  ,  plus  pour  y 
pourvoir  elle  ie  livroit  à  {çs  vifions.  Moins 
elle  avoit  de  refTources  préfentes,  plus 
elle  s'en  forgeoit  dans  l'avenir.  Le  progrès 
•des  ans  ne  faifoit  qu'augmenter  en  elle 
cette  manie ,  &  à  mefure  qu'elle  perdolt 
le  goût  des  plaifirs  du  monde  &  de  la  jeu- 
nefTe  ,  elle  le  remplaçoit  par  celui  des 
fecrets  &  des  projets.  La  maifon  ne  dé- 
femplifToit  pas  de  charlatans  ,  de  fabricans, 
de  fouffleurs  ,  d'entrepreneurs  de  toute 
efpece  ,  qui ,  diftribuant  par  millions  la 
fortune ,  fîniffoient  par  avoir  befoin  d'un 
ccu.  Aucun  ne  fortoit  de  chez  elle  à  vide  , 
&  l'un  de  mes  ctonnemens  eu  qu'elle  ait 
pu  fuffire  aufîi  long-tems  à  tant  de  profu- 
sions fans  en  épuifer  la  fource  ,  &  fans 
hffer  fes  créanciers. 

Le  projet  dont  elle  étoit  le  plus  occupée 
au  tems  dont  je  parle,  &  qui  n'étoit  pas 
le  plus  déraifonnable  qu'elle  eût  formé  , 
étoit  de  faire  établira  Chambery  un  jardin 
royal  de  plantes  avec  un  dcmonilrateur 
appointe ,  &  l'on  comprend  d'avance  à 
qui  cette  place  étoit  deflinée.  La  pofition 


€4        Lis  Confessions, 

de  cette  ville  au  milieu  des  Alpes  ,  étôïf 
très-favofable  à  la  Botanique  ,  &  Maman 
qui  facilitoit  toujours  un  projet  par  un 
autre ,  y  joignoit  celui  d'un  collège  de 
pharmacie  ,  qui  véritablement  paroiffoit 
très-utile  dans  un  pays  aufîî  pauvre  ,  où 
les  apothicaires  font  prefque  les  feuls  mé-^ 
decins.  La  retraite  du  Proto-médecin  GroJJi 
à  Chambery  ,  après  la  mort  du  Roi  ViOor , 
iui  parut  favorifer  beaucoup  cette  idée  , 
&  la  lui  fuggéra  peut-être.  Quoi  qu'il  en 
foit ,  elle  fe  mit  à  cajoler  GroJ/i ,  qui  pour- 
tant n'étoit  pas  trop  cajolalle  ;  car  c'étoit 
bien  le  plus  cauftique  &  le  *plus  brutal 
Monfieur  que  j'aye  jamais  connu.  On  ert 
jugera  par  deux  ou  trois  traits  que  je  vais 
citer    pour  échantillon. 

Un  jour  il  étoit  en  confultation  avec 
d'autres  médecins  ,  un  entr'autres  qu'on 
avoit  fait  venir  d'Annecy  &  qui  étoit  le 
médecin  ordinaire  du  maïade.  Ce  jeune 
homme  encore  mal  appris  pour  un  mé- 
decin ,  ofa  n'être  pas  de  l'avis  de  Mon- 
sieur le  Proto.  Celui-ci  pour  toute  réponfa 
lui  demanda  quand  il  s'en  retournoit,  par 
OÙ  il  paflbit ,  &C  quelle  voilure  il  prenoit  ^ 
l-'autre  après  l'avoir  fatisfait  lui  demande 

à 


L  I  V  U  E    V.  6^ 

à  fon  tour  s'il  y  a  quelque  chofe  pour 
ion  fervice.  Rien ,  rien  ,  dit  GroJ/i ,  finoii 
que  je  vevix  m'ailer  mettre  à  une  fenêtre 
iiir  votre  paffage ,  pour  avoir  le  plaifir 
^e  voir  pafl'er  un  âae  à  cheval.  Il  étoit 
aufîl  avare  que  riche  &  dur.  Un  de  fes 
amis  lui  voulut  un  jour  emprunter  de  l'ar- 
gent avec  de  bonnes  furetés.  Mon  ami , 
lui  dit-il  en  lui  ferrant  le  bras  &  grinçant 
les  dents  ;  quand  St.  Pierre  defcendroit  du 
Ciel  pour  m'emprunter  dix  piftoles  ,  &c 
qu'il  me  donneroit  la  Trinité  pour  cau- 
tion,  je  ne  les  lui  prêterois  pas.  Un  jour 
invité  à  dîner  chez  M.  le  Comte  Plcojt 
Gouverneur  de  Savoy e  &  très-dévot ,  il 
arrive  avant  l'heure  ,  &  S.  E.  alors  occu- 
pée à  dire  le  rofaire  ,  lui  en  propofe.  l'a- 
mufement.  Ne  fâchant  trop  que  répon- 
dre ,  il  fait  une  grimace  affreufe  &  fe  met 
à  genoux.  Mais  à  peine  avoit-il  récité  d-eux 
Ave ,  que  n'y  pouva  ;t  plus  tenir  ,  il  fe 
levé  brufque ment,  prend  fa  caniie  &  s'en 
va  fans  mot  dire.  Le  Comte  Picon  court 
après  ,  &  lui  crie  :  M.  Groffi  ,  M.  Grojji^ 
reftez  donc  ;  vous  avez  là-bas  à  la  broche 
une  excellente  bartavelle.  M.  le  Comte  i 
lui  répond  l'autre  en  fe  retournant  ;  vous 
$uypUimnt%   Tome  IX,         E 


'é6         Les  Confessions; 

Ime  donneriez  un  ange  rôti  que  je  ne  ref- 
terois  pas.   Voilà  quel  étoit  M.  le  Proto- 
anédecin   GroJJî,  que  Maman  entreprit  & 
vint  à  bout  d'apprivoifer.  Quoiqu'extrê-» 
mement   occupé  il  s'accoutuma  à   venir 
'trè3-louvent  chez  elle  ,  prit  Anct  en  ami- 
tié ,  marqua  faire  cas  de  {qs    connoiffan- 
ces  ,  en  parloit  avec  eftime  ,  &: ,  ce  qu'on 
n'auroit  pas  attendu  d'un  pareil  ours ,  af- 
feftoit  de  le  traiter  avec  confidération  pour 
çjfFacer  les  imprefîions  du  paffé.  Car  quoi- 
^xAnec  ne  fût  plus  fur  le  pied  d'un  do- 
mefl'ique ,  on  favoit  qu'il  l'avoit  été  ,   & 
il  ne   falloit  pas  moins  que  l'exemple  &: 
l'autorité  de  M.  le  Proto-médecin ,  pour 
donner   à  fon   égard   le  ton  qu'on  n'au- 
roit  pas  pris  de  tout  autre.   Claude  Anet 
avec  un  habit  noir  ,  une  perruque  bien 
peignée  ,  un  maintien  grave  &  décent ,  une 
conduite  fage  &  circonfpefte  ,  des  con- 
noiflances  afTez  étendues  en  matière  mé- 
dicale &  en. botanique  ,  &  la  faveur  du 
chef  de  la  faculté  pouvoit  raifonnablement 
efpérer  de  remplir   avec  applaudiffement 
la  place  de  Démonftraîcur  Royal  des  plan- 
tes ,  fi  l'établi ffement  projette  avoit  heu, 
gc  réellement  Grojji  en  ayoit  goii^c  k  plan  ^ 


L   I  V   R  E      V.  67 

Vavoit  adopté  ,  &  n'attendoit  pour  le  pro- 
pofer  à  la  Cour  que  le  moment  où  la  paix- 
permettroit  de  fonger  aux  chofes  utiles  j 
6c  laifferoit  diipoibr  de  quelque  argent 
pour  y  pourvoir. 

Mais  ce  projet  dont  l'exécution  m'eût 
probablement  jette  dans  la  botanique  pour 
laquelle  il  me  femble  que  j'étois  né,  man- 
qua par  un  de  ces  coups  inattendus  qui 
renverfent  les  defTeins  les  mieux  concer- 
tés. J'étois  defliné  à  devenir  par  degrés  un 
exemple  des  miferes  humaines.  On  diroit 
que  la  providence  qui  m'appelloit  à  ces 
grandes  épreuves ,  écartoit  de  fa  main  tout 
ce  qui  m'eût  empêché  d'y  arriver.  Dans 
ime  courfe  qii*u4nei  avoit  faite  au  haut  des 
montagnes  pour  aller  chercher  du  Génipi , 
plante  rare  qui  ne  croît  que  fur  les  Al- 
pes ,  &  dont  M,  GroJ/i  avoit  befoin ,  ce 
pauvre  garçon  s'échauffa  tellement  qu'il 
gagna  une  pleuréfie  dont  le  Génipi  ne  put 
le  fauver ,  quoiqu'il  y  foit ,  dit-on ,  fpé- 
cifîque  ;  &  malgré  tout  l'^rt  de  GroJ/i , 
qui  certainement  étoit  un  très-habile  hom- 
me ,  malgré  les  foins  infinis  que  nous  prî- 
mes de  Ud  fa  bonne  maîtrefTe  &  moi  ,  il 
^lourut  le  cinquième  jour  entre  nos  muin^ 

£4 


ifjg         Les  Confessions, 

après  îa  plus  cruelle  agonie ,  durant  Î3î- 
quelle  il  n'eut  d'autres  exhortations  que 
les  miennes ,  &  je  les  lui  prodiguai  avec 
<les  élans  de  douleur  &  de  zèle  qui ,  s'il 
étoit  en  état  de  m'entendre,  dévoient  être 
de  quelque  confolation  pour  lui.  Voilà 
comment  je  perdis  le  plus  folide  ami  que 
j'eus  en  toute  ma  vie  ,  homme  eftimable 
Se  rare  en  qui  la  nature  tint  lieu  d'éduca- 
tion ,  qui  nourrit  dans  k  fervitude  toutes 
îes  vertus  des  grands  hommes,  &  à  qui 
peut-être  il  ne  manqua  pour  fe  montrer 
tel  à  tout  le  monde  ,  que  de  vivre  & 
d'être  placé. 

Le  lendemain  j'^n  parlois  avec  Maman 
dans  l'aiHidion  la  plus  vive  &  la  plus  fin- 
cere  ,  &  tout  d'un  coup  au  milieu  de  l'en- 
tretien j'eus  la  vile  &  indigne  penfée  que 
j'héritois  de  (es  nippes,  &  fiu-tout  d'un 
bel  habit  noir  qui  m'avoit  donné  dans  la 
vue.  Je  le  penfai ,  par  conféquent  je  le 
dis  ;  car  près  d'elle  c'étoit  pour  moi  la 
mcme  chofe.  Rien  ne  lui  fit  mieux  fentir 
la  perte  Cécile  avoit  faite ,  qu.e  ce  lâcha 
Si  odieux  mot,  le  défintéreffcment  &  la 
nobleffe  d'am.e  étant  des  qualités  que  le 
tléfunt  avoit  éminçmment  pofTédées.   La 


Livre    V.  ë(^ 

■pauvre  femme  fans  rien  répondre  fe  tourna 
de  l'autre  côté  &  fe  mit  à  pleurer.  Chè- 
res &  précieufes  larmes  î  Elles  flirent  en- 
tendues ,  &  coulèrent  toutes  dans  mon 
cœur  ;  elles  y  lavèrent  jufqu'aux  derniè- 
res traces  d'un  fentiment  bas  &  mal-hon- 
nête ;  il  n'y  en  efl  jamais  entré  depuis  ce 
tems-là. 

Cette  perte  caufa  à  Maman  autant  de 
préjudice  que  de  douleur.  Depuis  ce  mo- 
ment fes  affaires  ne  cciTereiit  d'aller  en 
décadence.  Jnet  étoit  un  garçon  exaft  6c 
rar.gé  qui  maintenoit  l'ordre  dans  la  maifcn. 
de  fa  maîtrefie.  On  craignoit  fa  vigilance  ^ 
&  le  gafpillage  étoit  moindre.  Eile-mcme 
craignoit  fa  cenfure  &  fe  contenoiî  da- 
vantage dans  fes  diiîipations.  Ce  n'étoit  Das 
affez  pour  elle  de  fon  attachement  ,  el!e 
vouloit  conferver  fon  eftime  ,  &  elle  re- 
doutoit  le  jufte  reproche  qu'il  ofoit  quel- 
quefois lui  faire,  qu'elle  prodiguoit  le  bien 
d'autrui  autant  que  le  fien.  Je  penfois 
comme  lui  ,  je  le  difois  même  ;  mais  je 
n'avois  pas  le  même  afcendant  fur  elle , 
&  mes  difcours  n'en  impofoient  pas  com- 
me les  fiens.  Quand  il  ne  fut  plus  ,  je  ras 
bien  forcé  de  prendre  fa  place ,  pour  la* 

£  1 


^  Les  Confessions; 
quelle  favo'is  aiifll  peu  d'aptitude  que  dâ 
goût  ;  je  la  remplis  mal.  J'étois  peu  foi- 
gneux ,  j'étois  fort  timide ,  tout  en  grondant 
à-part-moi ,  je  laiflbis  tout  aller  comme 
il  alloit.  D'ailleurs  j'avois  bien  obtenu  la 
même  confiance  ,  mais  non  pas  la  même 
autorité.  Je  voyois  le  défordre  ,  j'en  gé- 
miflbis  ,  je  m'en  plaignois ,  &  je  n'étois 
pas  écouté.  J'étois  trop  jeune  &  trop  vif 
pour  avoir  le  droit  d'être  raisonnable  ,  & 
quand  je  voulois  me  mêler  de  faire  le 
cenfeur  ,  Maman  me  donnoit  de  petits 
fouiîlets  de  careffes  ,  m'appelloit  fon  petit 
mentor ,  &  me  forçoit  à  reprendre  le  rôle 
qui  me  convenoit. 

Le  fentiment  profond  de  la  détrefie  ou 
fes  dépenfes  peu  mefurées  dévoient  né- 
cefTairement  la  jetter  tôt  ou  tard ,  me  fît 
Une  imprefTion  d'autant  plus  forte ,  qu'é- 
tant devenu  Tinfpefteur  de  fa  maifon ,  je 
jugeois  par  moi  -  même  de  l'inégalité  de 
la  balance  entre  le  doit  &  V avoir.  Je  date 
de  cette  époque  le  penchant  à  l'avarice 
que  je  me  fuis  toujours  fenti  depuis  ce 
tems-là.  Je  n'ai  jamais  été  follement  pro- 
digue que  par  bourafques  ;  mais  jufqu'a- 
lors  je  ne  m'étois  jamais  beaucoup  inquiété 


t  I  V  R  Ê     V.  '  71 

(i  favois  peu  ou  beaucoup  d'argent.  Je 
commençai  à  faire  cette  attention  ,  &:  à 
prendre  du  fouci  de  ma  bourfe.  Je  deve-* 
nois  vilain  par  un  motif  très-nobîe  ;  car 
en  vérité  je  ne  fongeois  qu'à  m-énager  k 
Maman  quelque  refïburce  dans  la  cataf-^ 
trophe  que  je  prévoyois.  Je  craignois  auQ 
fes  créanciers  ne  fiifent  faiilr  fa  penfio/: , 
qu'elle  ne  fût  tout-à-fait  fupprimée,  Si  je 
m'imaginois  ,  félon  mes  vues  étroites  ,  que 
mon  petit  magot  lui  feroit  alors  d'un  grand 
fecours.  Mais  pour  le  faire  &  fur-tout  pour 
le  conferver ,  il  falloit  me  cacher  d'elle; 
car  il  n'eût  pas  convenu  ,  tandis  qu'elle 
étoit  aux  expédiens  ,  qu'elle  eût  fu  que 
j'avois  de  l'argent  mignon.  J'allois  donc 
cherchant  par-ci  par-là  de  petites  caches 
oii  je  fourrois  quelques  louis  en  dépôt , 
comptant  augmenter  ce  dépôt  fans  cqKq 
jufqu'au  moment  de  le  mettre  à  (es  pieds. 
Mais  j'étois  fi  mal-adroit  dans  le  choix  des 
mes  cachettes ,  qu'elle  les  éventoit  tou-^ 
jours  ;  puis  pour  m'apprendre  qu'elle  les 
avoit  trouvées,  elle  ôtoit  l'or  que  j'y  avois; 
mis  ,  &  en  raettoit  davantage  en  autres- 
^  efpeces.  Je  venois  tout  honteux  rapporter 
il  la  bourfe  commune  mon  petit  trcfor  ,  èsi 

E4 


7?.         Les  Confessions. 

jamais  elle  ne  manquoît  de  l'employer  en  nip» 
pesou  meubles  à  mon  profit,  comme  é-pée 
(l'argent,  montre  ou  autre  chcfe  pareille. 

Bien  convaincu  qu'accumuler  ne  me 
réuiïlroit  jamais  &  leroit  pour  elle  une 
mince  r^lTource,  je  fentis  enfin  que  je  n'en 
avois  point  d'autre  contre  le  malheur  que 
je  craignois  que  de  me  mettre  en  état  de 
pourvoir  par  moi-même  à  fa  fubnilance  , 
quand ,  ceffant  de  pourvoir  à  la  mienne  , 
elle  verroit  le  pain  prêt  à  lui  manquer. 
Malheureufement  jettant  mes  projets  du 
côté  de  mes  goûts ,  je  m'obilinois  à  cher- 
cher follement  ma  fortune  dans  la  mufi- 
que  ,  &  fentant  naître  des  idées  &  des 
chants  dans  ma  tête ,  je  crus  qu'aufïî-tôt 
que  je  ferois  en  état  d'en  tirer  parti  j'ai- 
lois  devenir  un  homme  célèbre  ,  un  Or- 
phée moderne  dont  les  fons  dévoient  at- 
tirer tout  l'argent  du  Pérou.  Ce  dont  il 
s'agifToit  pour  moi ,  commençant  à  lire 
pafTablement  la  mufique  ,  étoit  d'appren- 
dre la  compofiîion.  La  difEculté  étoit  de 
trouver  quelqu'un  pour  me  l'enfeigner  ; 
car  avec  mon  Rameau  feul  je  n'cfpérois 
pas  y  parvenir  par  moi-même ,  &  depuis 
le  départ  de  M.  le  Maure ,  il  n'y  avoit 


L  I  V  R  E    V.  75 

perfonne  en  Savoye  qui  entendît  rien  à 
l'harmonie. 

Ici  l'on  va  voir  encore  une  de  ces  in- 
confëquences  dont  ma  vie  efl  remplie  ,  ÔC 
qui  m'ont  fait  û  fouvent  aller  contre  moa 
but ,  lors  même  que  j'y  penfois  tendre  di- 
redement.  Venturc  m'avoit  beaucoup  parlé 
de  l'abbé  Blanchard  (on  maître  de  com- 
j.iofition ,  homme  de  mérite  &  d'un  grand 
talent ,  qui  pour  lors  étoit  maître  de  mu- 
iiqiie  de  la  cathédrale  de  Befançon ,'  &  qui 
l'eft  maintenant  de  la  chapelle  de  Veriail- 
ies.  Je  me  rnis  en  tête  d'aller  à  Befançon 
prendre  Itçon  de  l'abbé  Blanchard,  &  cette 
idée  me  parut  fi  raisonnable  que  je  par- 
vins à  la  faire  trouver  telle  à  Maman.  La 
voilà  travaillant  à  mon  petit  équipage  , 
&  cela  avec  la  profufion  qu'elle  mettoit 
à  tonte  chofe.  Ainfi  toujours  avec  le  pro- 
jet de  prévenir  une  banqueroute  &  de  ré- 
parer dans  l'avenir  l'ouvrage  de  fa  diiîi- 
pation  ,  je  commençai  dans  le  mom.ent' 
même  par  lui  caufer  une  dépenfe  de  huit 
cents  francs  :  j'accélérois  fa  ruine  pour  me 
mettre  en  état  d'y  remédier.  Quelque  folie 
que  fût  cette  conduite  ,  Tillufion  étoit  en- 
tière de  ma  part  &;  même  de  la  fienne.' 


f4       Les  Confession^ 
Nous  étions  perfuadés  l'un  &  l'autre^  moî 
tjue  je  travaillois  utilement  pour  elle,  elle 
que  je  travaillois  utilement  pour  moi. 

J'avois  compté  trouver  Fenture  encore 
à  Annecy  &  lui  demander  une  lettre  pour 
l^abbé  Blanchard.  Il  n'y  étoit  plus.  Il  fallut 
pour  tout  renfeignement  me  contenter 
tl'une  Méfie  à  quatre  parties  de  fa  com- 
pofition  &  de  fa  main  qu'il  m'avoit  lalfîee. 
Avec  cette  recommandation  je  vais  à  Be- 
fançon  paffant  par  Genève  où  je  fus  voir 
mes  parens  ,  &  par  Nion  oii  je  fus  voir 
mon  père  ,  qui  me  reçut  comme  à  (on 
ordinaire  ,  &  fe  chargea  de  mo  faire  par- 
venir ma  malle  qui  ne  venoit  qu'après 
moi,  parce  que  j'ctois  à  cheval.  J'arrive 
à  Befançon.  L'abbé  Blanchard  me  reçoit 
bien  ,  me  promet  fes  inftmftions  &  m'of- 
fre fes  fervices.  Nous  étions  prêts  à  com- 
mencer quand  j'apprends  par  une  lettra 
de  mon  père  que  ma  malle  a  été  faiiie  & 
confîfquée  aux  Roujes ,  Bureau  de  France 
fur  les  frontières  de  Suiffe.  Effrayé  de  cette 
nouvelle  j'employe  les  connollfances  que 
je  m'étois  faites  à  Beiançon  pour  favoir 
îe  motif  de  cette  confîfcation  ;  car  bien  fur 
de  n'avoir  point  de  contrebande ,  je  ne 


^  L  I  V  R  E    T.  7^ 

poiivoîs  concevoir  iiir  quel  prétexte  on 
Tavoit  pu  fonder.  Je  l'apprends  enfin  :  il 
faut  le  dire  ;  car  c'eft  un  fait  curieux. 

Je  voyois  à  Chambery  un  vieux  Lyon- 
nois ,  fort  bon  homme  ,  appelle  M.  Vu- 
vivier  ,  qui  avoit  travaillé   au    f^'ifa  fous 
îa  Régence  ,  &  qui  faute  d'emploi  étoit 
venu  travailler  au  cadallre.  Il  avoit  vécu 
dans  le  monde  ;  il  avoit  des  talens ,  quel- 
que  favoir ,   d2   la   douceur  ,  de  la  poli- 
teffe  ,  il  favoit   la   mufique  ,  &   comme 
j'étois  de  chambrée  avec  lui,  nous  nous 
étions  liés  de   préférence   au  milieu  des 
ours  mal-léchés  qui  nous  entouroient.  Il 
avoit  à  Paris  des  correfpondances  qui  lui 
fourniflbient    ces  petits   riens ,   ces  nou- 
veautés éphémères  qui  courent,  on  ne  fait 
pourquoi ,  qui  meurent  on  ne  fait  com- 
ment ,  fans  que  jamais  pcrfonne  y  repenfe 
quand  on  a  celTé  d'en  parler.  Comme  je 
le  menois  quelquefois  dîner  chez  Maman, 
il  me  faifoit  fa  cour  en  quelque  forte  , 
&  pour  fe  rendre  agréable  il  tachoit  de 
me  faire  aimer  ces  fadaifes  ,  pour  lefquel- 
les  j'eus  toujours  un  tel  dégoût  qn'il  ne 
m'eft  arrivé  de  la  vie  d'en  lire  une  à  moi 
feul.  Malheureufement  un  de  ces  maudits 


7^         Les  Confessions. 

papiers  refla  dans  la  poche  de  vefle  d'un- 
habit  neuf  que  j'avois  porté  deux  ou  trois 
fois  pour  être  en  règle  avec  les  Commis. 
Ce  papier  étoit  une  parodie  Janfénifte  afTez 
plate  de  la  belle  fcene  du  Mitridate  de 
Racine.  Je  n'en  avois  pas  lu  dix  vers  & 
l'avois  laiffé  par  oubli  dans  ma  poche, 
"Voilà  ce  qui  fit  confîfquer  mon  équipa- 
ge. Les  Commis  firent  à  la  tête  de  l'in- 
ventaire de  cette  malle  un  magnifique  pro- 
cès-verbal ,  où  ,  fuppofant  que  cet  écrit 
venoit  de  Genève  pour  être  imprimé  & 
diflribué  en  France  ,  ils  s'étendoient  en 
faintes  invedives  contre  les  ennemis  de 
Dieu  &  de  l'Eglife ,  &  en  éloges  de  leur 
pieufe  vigilance  qui  avoit  arrêté  l'exécu- 
tion de  ce  projet  infernal.  Ils  trouvèrent 
fans  doute  que  mes  chemifes  fentoient  aufîî 
l'héréfie  ;  car  en  vertu  de  ce  terrible  pa- 
pier tout  fut  confifqué ,  fans  que  jamais 
j'aye  eu  ni  raifon  ni  nouvelle  de  ma  pau- 
vre pacotille.  .Les  gens  des  fermes  à  qui 
l'on  s'adrefTa  demandoient  tant  d'inflruc- 
tions  ,  de  renfeignemens  ,  de  certificats  , 
de  mémoires  ,  que  me  perdant  mille  fois 
dans  ce  labyrinthe  ,  je  fus  contraint  de  tout 
abandonner.  J'ai  un  vrai  regret  de  n'avoir 


L  î  V  R  E    V.  77 

pas  confervé  le  procès-verbal  du  bureau 
des  RoufTes.  C'étoit  une  pièce  à  figurer 
avec  diftinâ:ion  parmi  celles  dont  le  re- 
cueil doit  accompagner  cet  écrit. 

Cette  perte  me  fit  revenir  à  Chambery 
tout  de  fuite  fans  avoir  rien  fait  avec  l'abbé 
Blanchard .,  &  tout  bien  pcfé  ,  voyant  le 
malheur  me  fuivre  dans  toutes  mes  entre- 
prifes ,  je  i  éfolus  de  m/aîtacher  unique- 
ment à  Maman ,  de  courir  fa  fortune ,  & 
de  ne  plus  m'inquiéter  inutilement  d'un 
avenir  auquel  je  ne  pc-uvois  rien.  Elle  me 
reçut  comme  fi  j'avois  rapporté  des. tréfors, 
remonta  peu-à-peu  ma  petite  garderobe, 
&:  mon  malheur ,  affez  grand  pour  l'un  & 
poi..r  l'autre ,  fut  prefque  auffi-tôt  oublié 
qu'arrivé. 

Quoique  ce  malheur  m*eùt  refroidi  fur 
mes  projets  de  mufique,  je  ne  laiflbis  pas 
d'étudier  toujours  monPvameau,  &  à  force 
d'efforts  je  parvins  enfin  à  l'entendre  &  à 
feire  quelques  petits  effais  de  compofition 
dont  le  fuccès  m'encouragea.  Le  Comte 
de  Bellegarde  n\s  du  Marquis  ^Antrcmonty 
étoit  revenu  de  Dresde  après  la  mort  du 
roi  Augujlc.  Il  avoit  vécu  long  -  tems  à 
Paris ,  il  aimoit  extrêmement  la  muficjue , 


7^  Les    Confessions. 

&  avoit  pris  en  paiîion  celle  de  Ramcaui 
Son  frère  le  Comte  de  Nantis  jouoit  du 
violon ,  Madame  la  Comteire  de  la  Tour 
leur  lœur  chantoit  un  peu.  Tout  cela  mit 
à  Chambery  la  muiique  à  la  mode ,  &  l'on 
établit  une  manière  de  concert  public  ,  dont 
on  voulut  d'abord  me  donner  la  direftion  ; 
mais  on  s'apperçut  bientôt  qu'elle  paffoit 
mes  forces  ,  &  l'on  s'arrangea  autrement. 
Je  ne  lailTois  pas  d'y  donner  quelques  pe- 
tits morceaux  de  ma  façon ,  &  entr 'autres 
une  cantate  qui  plût  beaucoup.  Ce  n'étoit 
pas  une  pièce  bien  faite  ,  mais  elle  étoit 
pleine  de  chants  nouveaux  oc  de  chofes 
d'effet ,  que  l'on  n'attendoit  pas  de  moi.  Ces 
MefTieurs  ne  purent  croire  que  lifant  li  mal 
la  mufique  ,  Je  fuffe  en  état  d'en  compofer 
de  paflable,  &  ils  ne  doutèrent  pas  que 
je  ne  me  fuffe  fait  honneur  du  travail  d'au- 
trui.  Pour  vérifier  la  chofe  ,  un  matin  M. 
de  Nangis  vint  me  trouver  avec  une  cantate 
de  CUramhault  qu'il  avoit  tranfpofée  ,  di- 
foit-il,  pour  la  commodité  de  la  voix ,  &  à 
laquelle  il  falloit  faire  une  autre  baffe  ,  la 
tranfpofition  rendant  celle  de  Ckramhautt 
impraticable  fur  l'inffrumejit  ;  je  répondis 
^ue  c'étoit  un  travail  çonfidérable  ôc  qui 


L  I  V  R  E    V.  75 

Yie  pouvoit  être  fait  iiir-Ie-chnmp.  Il  crut 
que  je  cherchois  une  défaite  &  me  prefla 
de  lui  faire  au  moins  la  baffe  d'un  récitatif- 
Je  la  fis  donc  5  mal  fans  doute  ,  parce  qu'en 
toute  chofe  il  me  faut  pour  bien  faire  , 
mes  aifes  &  la  liberté,  mais  je  la  fis  du 
moins  dans  les  règles  ,  &  comme  il  étoit 
préfent ,  il  ne  put  douter  que  je  ne  lliffe 
les  élémens  de  ia  compofition.  Ainfi  je  ne 
perdis  pas  m.es  écolieres  ,  mais  je  me  re- 
froidis un   peu   fur  la   mufique,  voyant 
qu'on  faifoit  un  concert  &  que  l'on  s'y, 
paffoit  de  moi. 

Ce  flit  à-peu-près  dans  ce  tems-là  que,' 
la  paix  étant  faite  ,  l'armée  Françoife  re- 
paffa  les  monts.  Plufieurs  Officiers  vinrent 
voir  Maman  ;  entr'autres  M.  le  Comte  de 
Lautrcc  ,  colonel  du  régiment  d'Orléans ,' 
depuis  Plénipotentiaire  à  Genève  ,  &  en- 
fin Maréchal  de  France  ;  auquel  elle  me 
préfenta.   Sur  ce  qu'elle  lui  dit ,  il   parut 
s'intéreffer  beaucoup  à  moi ,  &  me  pro- 
mit beaucoup  de  chofes,  dont  il  ne  s'ell 
fouvenu  que  la  dernière  année  de  fa  vie  , 
lorfque  je  n'avois  plus  befoin  de  lui.  Le 
jeune  Marquis  de  Senneclcrrc  ^  dont  le  père 
ttoit  alors   Ambaffudcur  ù  Turin  ,   piiÛa 


So  Les  Confessions. 
dans  le  même  tems  à  Chambery.  Il  dîna 
chez  Madame  de  Mmthon  ;  j'y  dînois  aiiflî 
ce  jour-là.  Après  le  dîné  il  fut  queftion 
de  muiîque  ;  il  la  favoit  très-bien.  L'opéra 
de  Jephté  étoit  alors  dans  fa  nouveauté  ; 
il  en  parla,  on  le  fît  apporter.  Il  me  fît 
frémir  en  me  propofant  d'exécuter  à  nous 
deux  cet  opéra ,  &  tout  en  ouvrant  le 
livre  il  tomba  fur  ce  morceau  célèbre  à 
deux  chœurs  : 

La  Terre,  l'Enfer,  le  Ciel  même. 
Tout  tremble  devant  le  Seigneur. 

Il  me  dit  ;  combien  voulez-vous  faire 
de  parties  ?  Je  ferai  pour  ma  part  ces  fix- 
là.  Je  n'étois  pas  encore  accoutume  à  cette 
pétulance  Françoife ,  &  quoique  j'eufTe 
quelquefois  annoncé  des  partitions  ,  je  ne 
comprenois  pas  comment  le  même  homme 
fouvoit  faire  en  même  tems  fix  parties  ni 
même  deux.  Rien  ne  m'a  plus  coûté  dans 
l'exercice  de  la  muiîque  que  de  fauter  ainli 
légèrement  d'une  partie  à  l'autre  ,  &  d'a- 
voir l'œil  à  là  fois  fur  toute  une  partition. 
A  la  m.aniere  dont  je  me  tirai  de  cette  cn- 
treprife  ,  M.  de  Scnnccîerrc  dut  erre  tenté 
de  croire  que  je  ne  fivois  pas  la  mifique. 
Ce  fut  pevit-Ctre  pour  YC-ifîer  ce  doute 

qu'il 


Livre    V*  '      Bsi 

^u'il  me  propofa  de  noter  une  chanfon 
qu'il  vouloit  donner  à  Mlle,  de  Menthon» 
Je  ne  pouvois  m'en  défendre.  Il  chanta  la  ' 
chanfon  ;  je  l'écrivis  ,  même  fans  le  faire 
beaucoup  répéter.  Il  la  lut  enfuite  ,  & 
trouva  ,  comme  il  étoit  vrai,  qu'elle  étoit 
très-correclement  notée.  Il  avoit  vu  mon 
embarras  ,  il  prit  plaifir  à  faire  valoir  ce 
petit  fuccès.  C'étoit  pourtant  une  chofe 
très-ûmple.  Au  fond  je  fa  vois  fort  bien  la 
mufique ,  je  ne  manquois  que  de  cette  vi- 
vacité du  premier  coup-d'œil  que  je  n'eus 
jamais  fur  rien  ,  &  qui  ne  s'acquiert  en 
mufique  que  par  une  pratique  confommée. 
Quoi  qu'il  en  foit  je  fus  fenfible  à  l'hon- 
nête foin  qu'il  prit  d'effacer  dans  l'efprit 
des  autres  &  dans  le  mien  la  petite  honte 
que  j'avois  eue  ;  &  douze  ou  quinze  ans 
après  me  rencontrant  avec  lui  dans  diver- 
i^s  maifons  de  Paris ,  je  fus  tenté  plufieurs 
fois  de  lui  rappeller  cette  anecdote  ,  &  de 
lui  montrer  que  j'en  gardois  le  fouvenir. 
Mais  il  avoit  perdu  les  yeux  depuis  ce  tems-» 
là.  Je  craignis  de  renouveller  fes  rce:rets 
en  lui  rappellant  l'uflige  qu'il  en  avoit  fu 
faire,  &  je  me  tus. 

Je  touche  au  moment  qui  commence  il| 
SuppUment,    Tome  IX,  F 


82  Les  Confessions.^ 
lier  mon  exiftence  paffée  avec  la  préfeiîte* 
Quelques  amitiés  de  ce  tems-là  prolongées 
jufqu'à  celui-ci  me  font  devenues  bien  pré- 
cieufes.  Elles  m'ont  fouvent  fait  regretter 
cette  heureufe  obfcurité  ou  ceux  qui  fe 
difoient  mes  amis  l'étoient  &  m'aimoient 
pour  moi ,  par  pure  bienveillance  ,  non 
par  la  vanité  d'avoir  des  liaifons  avec  un 
homme  connu ,  ou  par  le  defir  fecret  de 
trouver  ainii  plus  d'occafions  de  lui  nuire. 
C'efl  d'ici  que  je  date  ma  première  con- 
noiifance  avec  mon  vieux  ami  Gauffccoiirt 
qui  m'efl  toujours  refté,  malgré  les  efforts 
qu'on  a  faits  pour  me  l'ôter. .  Toujours 
refté  !  non.  Kclas  !  je  viens  de  le  perdre. 
Mais  il  n'a  ceffé  de  m'aimer  qu'en  ceffant 
de  vivre ,  &  notre  amitié  n'a  fini  qu'avec 
lui.  M.  de  Giiufecoun  étoit  un  des  hommes 
les  plus  aimables  qui  aient  exiilé.  Il  étoit 
impolTible  de  le  voir  fans  l'aimer  ,  &  de 
vivre  a\'ec  lui  fans  s'y  attacher  tout-à-fait. 
Je  n'ai  vu  de  ma  vie  une  phyfionomie  plus 
ouverte  ,  plus-  carelfante ,  qui  eût  plus  de 
férénité,  qui  marquât  plus  de  fentiment 
&  d'eljprit,  qui  infpirât  plus  de  confiance. 
Quelque  réfervé  qu'on  pût  être  on  ne  pou- 
yoit  dés  la  première  vue  fc  défendre  d'ê- 


L   I   V   R   E      V.  §3 

tre  aiifTi  familier  avec  lui  que  fi  on  l'eût 
connu  depuis  vingt  ans  y  &  moi  qui  avois. 
tant  de  peine  d'être  à  mon  aife  avec  les 
nouveaux  vifages  ,  j'y  fus  avec  lui  du  pre- 
mier moment.  Son  ton  ,  fon  accent ,  fon 
propos  accompagnoient  parfaitement  fa 
phylionomie.  Le  fon  de  fa  voix  étoit  net , 
plein ,  bien  timbré  ;  une  belle  voix  de  baffe 
étoffée  &  mordante  qui  rempliffoit  l'oreilla 
oC  fonnoit  au  cœur.  Il  eft  impolîible  d'a- 
voir une  gaîté  plus  égale  &  plus  douce , 
des  grâces  plus  vraies  &  plus  fimples ,  ÔlQs 
talens  plus  naturels  &  cultivés  avec  plus 
de  goût.  Joignez  à  cela  un  cœur  aimant, 
mais  ainiant  un  peu  trop  tout  le  monde  , 
un  caraâ:ere  officieux  avec  peu  tle  choix  ^ 
fcrvant  (es  amis  avec  zèle  ,  ou  plutôt  fe 
faifant  l'ami  des  gens  qu'il  pouvoiî  fervir, 
&  fachaiit  faire  très-adroitement  fes  pro- 
pres affaires  en  faifant  très  -  chaudement 
celles  d'autriii.  Gatifccourt  étoit  fils  d'un 
fimple  horloger  &  avoit  été  horloger  lui- 
môme.  Mais  la  figure  &  fon  mérite  l'ap- 
pclloient  dans  une  autre  fphere  où  il  ne 
tarda  pas  d'entrer.  Il  fit  conno'ffanqe  avec 
M.  de  la  Çlofurc  ,  Rélidcnt  de  France  à 
Genève  qui  le  prit  en  amitié.  II  lui  pro- 

F   2. 


§4  Les  Confessions; 
cura  à  Paris  d'autres  connoiffances  qui  lui 
furent  utiles ,  &  par  lefquelles  il  parvint 
à  avoir  la  fourniture  des  fels  du  Valais, 
qui  lui  valoit  vingt  mille  livres  de  rente. 
Sa  fortune  ,  affez  belle ,  fe  borna  là  du  côté 
des  hommes ,  mais  du  côté  des  femmes 
la  preiTe  y  étoit  ;  il  eut  à  choifir ,  &  fît 
ce  qu'il  voulut.  Ce  qu'il  y  eut  de  plus 
rare  ,  &  de  plus  honorable  pour  lui  fut 
qu'ayant  des  liaifons  dans  tous  les  états , 
il  fut  par-tout  chéri ,  recherché  de  tout 
le  monde  fans  jamais  être  envié  ni  haï  de 
perfonne,  &  je  crois  qu'il  eft  mort  fans 
avoir  eu  de  fa  vie  un  feul  ennemi.  Heureux 
homme  1  II  venoit  tous  les  ans  aux  bains 
cl*Aix  où  fe  raffemble  la  bonne  compagnie 
des  pays  voilins.  Lié  avec  toute  la  no- 
blefle  de  Savoye  ,  il  venoit  d'Aix  à  Cham- 
bery  voir  le  comte  de  Bdlegardc  &  fon 
père  le  Marquis  ^ Amnmont  ,  chez  qui 
Maman  fît  &  me  fît  faire  connoifTance  avec 
lui.  Cette  connoifTance  qui  fembloit  devoir 
n'aboutir  à  rien  &  fut  nombre  d'années 
interrompue  ,  fe  renouvella  dans  l'occaflon 
que  je  dirai  &  devint  un  véritable  atta- 
chement. C'eil:  afTez  pour  m'autorifer  à 
parler  d'un  ami  avec  qui  j'ai  été  fi  étrgi^ 


I   I  V   R  E      V.  S% 

tement  lié  :  mais  quand  je  ne  prendroia 
aucun  intérêt  perfonnel  à  ia  mémoire,  c'é-  ' 
toit  un  homme  il  aimable  &  û  heureufe- 
meùt  né.  que  pour  l'honneur  de  l'efpece. 
humaine  je  la  croirois. toujours  bonne  à 
conferver.  Cet  homme  fi  charmant  avoit 
pourtant"  fes  défauts  ainfi  que  les  autres  „. 
comme  on  pourra  voir  ci-après  ;  mais  s'il, 
ne  les  eût  pas  eus  peut-être  eût-il  été  moins, 
aimable.  Pour  le  rendre  intéreiTant  autant 
qu'il  pouvoit  l'être ,  il  falloit  qu'on  eût 
quelque  chofe  à  lui  pardonner. 

Une  autre  liaifon  du  même  tems  n'eft; 
pas  éteinte  ,  &c  me  leurre  encore  de  cet, 
efpoir  du  l)onlieur  temporel  qui  meurt  lî 
difficilement  dans  le  cœur  de  l'homme., 
M.  de  Confié  ,  gentilhomme  Savoyard  ,^ 
alors  Jeune  &  aim^able  eut  la  fantailie  d'ap-; 
prendre  la  mufique  ,  ou  plutôt  de  faire. 
connoiiTance  avec  celui  qui  l'enfeignoit. 
Avec  de  l'efprit  ,  &  du  goût  pour  les  hel-^ 
les  connoifTanccs ,  M.  de  Confié  avoit  une 
douceur  de  caractère  qui  le  rendoit  très- 
liant ,  &:  je  l'étois  beaucoup  moi  -  mcmiC 
pour  les  gens  en  qui  je  la  trouvois.  La 
liaifon  fut  bientôt  faite.  Le  germe  de  lit-- 
térature  &  de  philofophie  qui  commen-t- 

Fi 


S($  Les  Confessions. 
çoit  à  fermenter  dans  ma  tête  &  qui  n'at- 
tendoit  qu'un  peu  de  culture  &  d'ému- 
lation pour  fe  développer  tout-à-fait ,  les 
trouvoit  en  lui,  M.  de  Confié  avoit  peu 
de  difpofiïion  pour  la  mufique  ;  ce  fut 
un  bien  pour  moi  ;  les  heures  des  leçons 
fe  pafToient  à  toute  autre  chofe  qu'à  foU 
£er.  Nous  déjeunions  ,  nous  caufions  , 
nous  lifions  quelques  nouveautés  ,  &  pas 
un  mot  de  mufique.  La  correfpondance 
de  Voltaire  avec  le  Prince  Royal  de  Pruffe 
faifoit  du  bruit  alors  ;  nous  nous  entrete-' 
nions  fouvent  de  ces  deux  hommes  célè- 
bres ,  dont  l'un  depuis  peu  fur*  le  trône 
s'annonçoit  déjà  tel  qu'il  devoit  dans  peu 
fe  montrer ,  &:  dont  l'autre ,  auffi  décrié 
qu'il  efl  admiré  maintenant  ,  nous  faifoit 
plaindre  iincérement  le  malheur  qui  fem- 
bloit  le  pourfuivre ,  &  qu'on  voit  fi  fou- 
vent  être  l'apanage  des  grands  talens.  Le 
Prince  de  Pruffe  avoit  été  peu  heureux 
dans  fa  jeuneffe  ,  &  Voltaire  fembloit  fait 
pour  ne  l'être  jamais.  L'intérêt  que  nous 
prenions  à  l'un  &  à  l'autre  s'étendoit  à 
tout  ce  qui  s'y  rapportoit.  Rien  de  tout  ce 
qu'écrivoit  Voltaire  ne  nous  échappoit.  Lç 
^oût  que  je  pris  à  ces  levures  m'inlpira  Iç 


L  I  V  R  E     V.  f  7 

defir  d'apprendre  à  écrire  avec  élégance  ; 
&  de  tâcher  d'imiter  le  beau  coloris  de  . 
cet  auteur  dont  j'étois  enchanté.  Quelque 
tems  après  parurent  fes  lettres  phiioibphi- 
ques  ;   quoiqu'elles  ne  Ibient  aiTurément 
pas  fon  meilleur  ouvrage ,  ce  fut  celui  qut 
m'attira  le  plus  vers  l'étude  ,  &  ce  goût 
naiffant  ne  s'éteignit  plus  depuis  ce  tems-là. 
Mais  le  moment  n'étoit  pas   venu   de 
m'y  livrer  tout  de  bon.  Il  me  reftoit  en- 
core une  humeur  un  peu  volage ,  un  deiir 
d'aller  &  venir  qui   s'étoit  plutôt  borné 
qu'éteint ,  &  que   nourriffoit  le  train  de 
la  maifon  de  Madame  de  Warcns  ,  trop 
bruyant  pour  mon  humeur  folitaire.  Ce 
tas  d'inconnus  qui  lui  affluoient  journel* 
lement  de  toutes  parts  ,  &  la  perliiaiiora 
où  j'étois  que  ces  gens-là  ne  cherchoient 
qu'à  la  duper  chacun  à  fa  manière ,  me 
faifoient  un  vrai  tourment  de  mon  habi- 
tation. Depuis  qu'ayant  fuccédé  à  Claude 
Anet  dans  la   confidence   de  fa  maîtreffe 
je  fuivois  de  plus  près  l'état  de  fes  affai' 
res,  j'y  voyois  un  progrès  en  mal  dont 
j'étois  effrayé.    J'avois   cent  fois  remon- 
tré,  prié  ,  preffé  ,  conjuré  ,  &  toujours 
inutilement.   Je  m'étois  jette  à  (es  pieds  j| 


^S         Les  Confessions: 

ïe  lui  avois  fortement  repréfenté  la  cataA 
trophe  cfiii  la  menaçoit,  je  l'avois  vive- 
ïnent  exhortée  à  réformer  fa  dépenfe  ,  à 
commencer  par  moi ,  à  fouffrir  plutôt  un 
peu  tandis  qu'elle  étoit  encore  jeune ,  que , 
rnultipliant  toujours  fes  dettes  &  fes  créan- 
ciers ,  de  s'expofer  fur  fes  vieux  jours  à 
leurs  vexations  &  à  la  mifere.  Senfibie  à 
la  fmcérité  de  mon  zèle  elle  s'attendrif- 
foit  avec  moi ,  &  me  promettoit  les  plus 
belles  chofes  du  monde.  Un  croquant  ar- 
rivoit  -  il  ?  A  l'inflant  tout  étoit  oublié. 
Après  mille  épreuves  de  l'inutilité  de  mes 
remontrances ,  que  me  refloit^il  à  faire  que 
de  détourner  les  yeux  du  mal  que  je  ne 
pouvois  prévenir  ?  Je  m'éloignois  de  la 
inaifon  dont  je  ne  pouvois  garder  la  porte; 
îe  faifois  de  petits  voyages  à  Nion  ,  à 
Genève ,  à  Lyon ,  qui  m'étourdiflant  fur 
ma  peine  fccrete  ,  en  augmentoient  en 
même  tems  le  fujet  par  ma  dépenfe.  Je 
puis  jurer  que  j'en  aurois  fouffert  tous  les 
retranchemens  avec  joie,  fi  Maman  eut 
vraiment  profité  de  cette  épargne  ;  mais 
certain  que  ce  que  je  me  refufois  paffoit 
à  des  fripons  ,  j'abufois  de  fa  facilité  pour 
partager  avec  eux  ,  &  comme  le  chien 


L   I   V   R  E      V.  89 

qui  revient  de  la  boucherie ,  j'emportois 
mon  lopin  du  morceau  que  je  n'avois  pu 
fauver. 

Les  prétextes  ne  me  manquoient  pas 
pour  tous  ces  voyages  ,  &  Maman  feule 
m'en  eût  fourni  de  refte,  tant  elle  avoit 
par-tout  de  liaifons ,  de  négociations  ,  d'af^ 
faires  ,  de  commifîîons  à  donner  à  quel- 
qu'un de  fur.  Elle  ne  demandoit  qu'à  m'en- 
voycr,  je  ne  demandois  qu'à  aller;  cela 
ne  pouvoit  manquer  de  faire  une  vie  af- 
fez  ambulante.  Ces  voyages  me  mirent  à 
portée  de  faire  quelques  bonnes  connoif- 
fances  qui  m'ont  été  dans  la  fuite  agréa- 
bles ou  utiles  :  entr'autres  à  Lyon  celle  de 
M.  Perrichon  ,  que  je  me  reproche  de  n'a- 
voir pas  afiez  cultivé ,  vu  les  bontés  qu'il 
a  eues  pour  moi  ;  celle  du  bon  Parifot 
dont  j  e  parlerai  dans  fon  tems  :  à  Greno- 
ble cqVl'Ls  de  Madame  Deybcns  &  de  Ma- 
dame la  Préfidcnte  de  Bardonanche ,  femme 
de  beaucoup  d'efprit ,  &  qui  m'eut  pris 
en  amitié  fi  ji^avois  été  à  portée  de  la  voir' 
plus  fouvent  :  à  Genève  celle  de  M.  de 
la  Clofure  Réfident  de  France,  qui  me  par- 
loit  fouvent  de  ma  mère  dont  malgré  la 
jTîort  &  le  tems ,  fon  cœur  n'avoit  pu  fe 


^o         Les   Confessions. 

déprendre  ;  celle  des  deux  Barrillot ,  dont 
le  père,  qui  m'appelloit  ion  petit -fils, 
étcit  d'une  fociëté  très  -  aimable  ,  &  l'un 
des  plus  dignes  hommes  que  j'aye  Jamais 
connus.  Durant  les  troubles  de  la  Répu- 
blique ,  ces  deux  citoyens  fe  jetterent  dans 
les  deux  partis  contraires;  le  fils  clans  celui 
de  la  Bourgeoiiie,  le  père  dans  celui  des 
Magiflrati ,  &  ioriqu'on  prit  les  armes  en 
1737  ,  je  vis ,  étant  à  Genève,  le  père  6c 
le  fils  Ibrtir  armés  de  la  môme  maifon  , 
l'un  pour  monter  à  Fhôtel-de-ville  ,  l'au- 
tre pour  fe  rendre  à  ion  quartier ,  furs  de 
fe  trouver  deux  heures  après  l'un  vis-à- 
vis  de  l'autre  ,  expofés  à  s'entr'égorger. 
Ce  ipeftacle  affreux  me  fît  une  impreiîion 
fi  vive  que  je  jurai  de  ne  tremper  jamais 
dans  aucune  guerre  civile ,  &  de  ne  fou- 
tenir  jamais  au-dedans  la  liberté  par  les 
armes  ,  ni  de  ma  perfonne  ni  de  mon 
aveu ,  fi  jamais  je  rentrois  dans  mes  droits 
de  citoyen.  Je  me  rends  le  témoignage 
d'avoir  tenu  ce  ferment  dans  une  occa- 
lion  délicate,  &  l'on  trouvera ,  du  moins 
je  le  penfe  ,  que  cette  modération  fut  de 
quelque  prix. 

Mais  je  n'en  étois  pas  encore  à  cette 


L   I  V  R  E      V.  ^ï 

première  fermentation  de  patriotifme  que 
Genève  en  armes  excita  dans  mon  cœur. 
On  jugera  combien  j'en  étois  loin  par  un  fait 
très  -  grave  à  ma  charge  que  j'ai  oublié  de 
mettre  à  fa  place  &  qui  ne  doit  pas  être  omis. 
Mon  oncle  Bernard  étoit  depuis  quel- 
ques années  paffé  dans  la  Caroline  pour  y 
faire  bâtir  la  ville  de  Charlellown  dont  il 
avoit  donné  le  plan.  Il  y  mourut  peu 
après;  mon  pauvre  coufin  étoit  aulîi  mort 
au  fervice  du  Roi  de  PrufTe  ,  &  ma  tante 
perdit  ainfi  fon  fils  &  fon  mari  prefque  en 
même  tems.  Ces  pertes  réchauffèrent  un 
peu  fon  amitié  pour  le  plus  proche  parent 
qui  lui  refiât  &  qui  étoit  moi.  Quand  j'^l- 
lois  à  Genève ,  je  logeois  chez  elle  &  je 
m'amufois  à  fureter  &  feuilleter  les  livres 
&  papiers  que  mon  oncle  avoit  laiffés.  J'y 
trouvai  beaucoup  de  pièces  curieufes  &: 
des  lettres  dont  afrurcm.cnt  on  ne  fe  dou- 
teroit  pas.  Ma  tante  qui  faifoit  peu  de  cas 
de  ces  papcraffes ,  m'eût  laiffé  tout  empor- 
ter fi  j'avois  voulu.  Je  me  contentai  de 
deux  ou  trois  livres  commentés  de  la  main 
de  mon  grand-pere  Bernard  le  miniflre  , 
&  entr'autres  les  œuvres  poflhumes  de 
JlohauU  in-quarto  5  dont  les  marges  étoient:. 


^1*         Les  Confessions. 

pleines  d'excellentes  fcholies  qui  me  firent 
aimer  les  mathématiques.  Ce  livre  eft  rcfté 
parmi  ceux  de  Madame  de  TFarens  ;  j'ai 
toujours  été  fâché  de  ne  l'avoir  pas  gardé. 
A  ces  livres  je  joignis  cinq  ou  fix  mémoi- 
res manufcrits  ,  &  un  feul  imprimé  ,  qui 
étoit  du  fameux  Micheli  Ducra  ,  homme 
d'un  grand  talent ,  favant  ,  éclairé  ,  mais 
trop  remuant,  traite  bien  cruellement  par 
ïes  Magiflrats  de  Genève ,  &  mort  derniè- 
rement dans  la  fortereffe  d'Arberg  où  il 
ctoit  enfermé  depuis  longues  années ,  pour 
avoir  ,  difoit-on,  trempé  dans  la  confpi- 
ration  de  Berne. 

Ce  mémoire  étoit  une  critique  afTez  ju- 
dicieufe  de  ce  grand  &  ridicule  plan  de 
fortification  qu'on  a  exécuté  en  partie  à 
Genève  ,  à  la  grande  rifée  des  gens  du 
métier  qui  ne  favent  pas  le  but  fecret  qu'a- 
voit  le  Confeil  dans  l'exécution  de  cette 
magnifique  entreprife.  M.  Micheli  ayant 
été  exchi  de  la  chambre  des  fortifications 
pour  avoir  blâmé  ce  plan  ,  avoit  cru  , 
comme  membre  des  Deux  -  Cents  ,  & 
même  comme  citoyen  ,  pouvoir  en  dire 
fon  avis  plus  au  long  ,  ik  c^étoit  ce  qu'il 
avoit  fait  par  ce  mémoire  qu'il  eut  riràr 


Livre    V.  9I 

prudence  de  faire  imprimer ,  mais  non  pas 
publier  ;  car  il  n'en  fît  tirer  que  le  nombre 
d'exemplaires  qu'il  envoyoit  aux  Deux- 
Cents  ,  &  qui  furent  tous  interceptés  à  la 
pofle  par  ordre  du  Petit  Confeil.  Je  trou- 
vai ce  mémoire  parmi  les  papiers  de  mon 
oncle  ,  avec  la  réponfe  qu'il  avoit  été 
chargé  d'y  faire ,  &  j'emportai  l'un  &  l'au-i 
tre.  J'avois  fait  ce  voyage  peu  après  ma 
fortie  du  Cadaflre  ,  &  j'étois  demeuré  ea 
quelque  liaifon  avec  l'avocat  CocccUi  qui 
en  étoit  le  chef.  Quelque  tems  après  le 
direfteur  de  la  douane  s'avifa  de  me  prier 
de  lui  tenir  un  enfant  ,  &  me  donna  Ma-» 
dame  CoccelU  pour  commère.  Les  honneurs 
me  tournoient  la  tcte  ,  &  fier  d'appartenir 
de  fi  près  à  M.  l'avocat,  je  tâchois  de  faire 
l'important  pour  me  montrer  digne  de 
cette  gloire. 

Dans  cette  idée ,  je  crus  ne  pouvoir  rien 
faire  de  mieux  que  de  lui  faire  voir  mon 
mémoire  imprimé  de  M.  Micheli ,  qui 
réellement  étoit  une  pièce  rare  ,  pour  lui 
prouver  que  j'appartenois  à  des  notables 
de  Genève  qui  favoicnt  les  fecrets  de  l'E- 
tat. Cependant ,  par  une  demi-réferve  dont 
j'aurois  peine  à  rendre  raifon ,  je  ne  lui 


94  Les  Confessions. 

montrai  point  la  réponie  de  mon  oncle  à 
ce  mémoire ,  peut-être  parce  qu'elle  étoit 
inanurcrite ,  &  qu'il  ne  falloit  à  M.  l'avo- 
cat que  du  moulé.  Il  fentit  pourtant  fi  bien 
le  prix  de  l'écrit  que  j'eus  la  bêtife  de  lui 
confier ,  que  je  ne  pus  jamais  le  ravoir  ni 
le  revoir ,  &  que  bien  convaincu  de  l'inu* 
tiîité  de  mes  efforts  ,  je  me  fis  un  mérite 
de  la  choie  &  transformai  ce  vol  en  pré- 
fent.  Je  ne  doute  pas  un  moment  qu'il 
n'ait  bien  fait  valoir  à  la  Cour  de  Turin 
cette  pièce  ,  plus  curieufe  cependant  qu'u- 
tile ,  &  qu'il  n'ait  eu  grand  foin  de  fe  faire 
rembourfer  de  manière  ou  d'autre  de  l'ar- 
gent qu'il  lui  en  avoit  dii  coûter  pour 
l'acquérir.  Heureufement ,  de  tous  les  fu- 
turs contingens  ,  un  des  moins  probables 
eft  qu'un  jour  le  roi  de  Sardaigne  afiiégera 
Genève.  Mais  comme  il  n'y  a  pas  d'im,- 
pofîibilité  à  la  chofe  ,  j'aurai  toujours  k 
reprocher  à  ma  fotte  vanité  d'avoir  mon- 
tré les  plus  grands  défauts  de  cette  place  à 
fon  plus  ancien  ennemi. 

Je  pafTai  deux  ou  trois  ans  de  cette  fa- 
çon entre  la  mufique  ,  les  magiftèrcs,  les 
projets ,  les  voyages ,  flottant  inceffam- 
meiit  d'une  chofe  k  l'autre  ,  cherchant  à 


Livre    V.  c)Ç 

me  fixer  fans  favoir  à  quoi ,  mais  entraîné 
pourtant  par  degrés  vers  l'étude  ,  voyant 
des  gens  de  lettres  ,  entendant  parler  de 
iiîtérature  ,  me  mêlant  quelquefois  à'en 
parler  moi  -  même  ,  &  prenant  plutôt  le 
jargon  des  livres  que  la  connoiffance  de 
leur  contenu.  Dans  mes  voyages  de  Ge- 
nève ,  j'allois  de  tems  en  tems  voir  en 
palTant  mon  ancien  bon  ami  M.  Simon  , 
qui  fomentoit  beaucoup  mon  émulation 
naiffante  par  des  nouvelles  toutes  fraîches 
de  la  République  des  Lettres  tirées  de 
Baillet  ou  de  Colomiés.  Je  voyois  auflî 
beaucoup  à  Chambery  un  Jacobin  profef- 
feur  de  Phyfique  ,  bon  homme  de  moine 
dont  j'ai  oublié  le  nom  ,  &  qui  faifoit 
ibuvcnt  de  petites  expériences  qui  m'amu^ 
ibient  extrêmement.  Je  voulus  à  fon  exem- 
ple faire  de  l'encre  de  fympathie.  Pour  cet 
effet,  après  avoir  rempli  une  bouteille  plus 
qu'à  demi  Je  chaux  vive  ,  d'orpiment  & 
d'eau  ,  je  la  bouchai  bien.  L'effervefcence 
commença  prefque  h  l'inflant  très-violem- 
ment. Je  courus  à  la  bouteille  pour  la  dé- 
boucher, mais  je  n'y  fus  pas  à  tems;  clic 
me  fauta  au  vifage  comme  une  bombe. 
J'avalai  de  l'orpiment ,  de  la  chaux  5  j'en 


^6  Les  Confessions. 

faillis  mourir.  Je  refiai  aveugle  plus  de  j(îjS 
Semaines  ,  &  j'appris  ainfi  à  ne  pas  ms 
mêler  de  Phyfique  expérimentale  fans  en 
favoir  les  élémens. 

Cette  aventure  m'arriva  mal- à~ propos 
pour  ma  fanté  ,  qui  depuis  quelque  tems 
s'altéroit  fenfiblement.  Je  ne  fais  d'où  ve- 
noit  qu'étant  bien  conformé  par  le  coffre 
&  ne  faifant  d'excès  d'aucune  efpece  ,  je 
déclinois  à  vue  d'oeil.  J'ai  une  affez  bonne 
quarrure  ,  la  poitrine  large ,  mes  poumons 
doivent  y  jouer  à  l'aife  ;  cependant  j'avois 
la  courte  haleine  ;  je  me  fentois  opprefîé  ; 
je  foupirois  involontairement ,  j'avois  des 
palpitations ,  je  crachois  du  fang  ;  la  fièvre 
lente  furvint  &  je  n'en  ai  jamais  été  bien 
quitte.  Comment  peut-on  tomber  dans  cet 
état  à  la  fleur  de  l'âge  ,  fans  avoir  aucun 
vifcere  vicié  ,  fans  avoir  rien  fait  pour 
détruire  fa  fanté  } 

L'épée  ufe  le  fourreau  ,  dit  -  on  quel- 
quefois. Voilà  mon  hifloirc.  Mes  pafîions 
m'ont  fait  vivre ,  &  mes  paffions  m'ont 
tué.  Quelles  pafTicns  dira-t-on  ?  Des  riens  5 
les  chofes  du  monde  les  plus  puériles  ; 
mais  qui  m'affe Soient  comme  s'il  fe  fût 
agi  de  la  pofTeffion  d'Helene  ou  du  trône 

de 


L  I  V  R  E     V,  9^ 

èe  runîvef s.  D'abord  les  femmes.  Quand 
j'en  eus  une ,  mes  fens  futent  tranquilles  ,  . 
mais  mon  cœur  ne  le  fut  Jamais.  Les  be-* 
foins  de  l'amour  me  dévoroient  au  fein  de 
îa  jouilTance.  J'avois  une  tendre  mère,  une 
amie  chérie ,  mais  il  me  falloit  une  maî- 
îreffe.  Je  me  la  fîgurois  à  fa  place  ;  je  mô 
la  créois  de  mille  façons  pour  me  donner 
ïe  change  à  moi-même.  Si  j'avois  cru  tenir 
Maman  dans  mes  bras  quand  je  l'y  tenois  ^ 
mes  étreintes  n'auroient  pas  été  moins 
vives  ,  mais  tous  mes  defirs  fe  feroient 
éteints  ;  j'aurois  fanglotté  de  tendreffe  , 
mais  je  n'aurois  pas  joui.  Jouir  I  Ce  fort 
€ft-il  fait  pour  l'homme  ?  Ah  fi  jamais  une 
feule  fois  en  ma  vie  j'avois  goûté  dans  leut 
plénitude  toutes  les  délices  de  l'amour,  je 
n'imagine  pas  que  ma  frêle  exiflence  y  eût  ■ 
pu  fuffire;  je  ferois  mort  fur  le  fait. 

J'étois  donc  brù'ant  d'amour  fans  objet, 
&:  c'eft  peut-être  ainfi  qu'il  épuife  le  plus, 
j'étois  inquiet ,  tourmenté  du  mauvais  état 
des  affaires  de  ma  pauvre  Maman  de  de 
fon  imprudente  conduite  ,  qui  ne  pouvoit 
manquer  d'opérer  fa  ruine  totale  en  peu 
de  tems.  Ma  cruelle  imagination  qui  va 
toujours  au  devant  des  malheurs ,  me  mon- 

S.uppUnunc.   Tome  IX.  Q 


^3         Les    Confessions,' 

troit  celui-là  fans  cefTe  dans  tout  fon  excès 
&  dans  toutes  fes  fuites.  Je  me  voyois 
d'avance  forcément  féparé  par  la  mifere 
de  celle  à  qui  j'avois  confacré  ma  vie  ,  & 
fans  qui  je  n*en  pouvois  jouir.  Voilà  com*. 
ment  j'avois  toujours  l'ame  agitée.  Les 
defirs  &  les  craintes  me  dévoroient  alter- 
nativement. 

La  mufique  étoit  pour  moi  ime  autre 
paiïion  moins  fougueufe ,  mais  non  moins 
confamante  par  l'ardeur  avec  laquelle  je 
m'y  livrois ,  par  l'étude  opiniâtre  des  obf* 
curs  livres  de  Rameau  ,  par  mon  invinci- 
ble obflination  à  vouloir  en  charger  ma 
anémoire  qui  s'y  refufoit  toujours, par  mes 
courfes  continuelles ,  par  les  compilations 
âmmenfes  que  j'entaffois  ,  paffant  très-fou- 
,vent  à  copier  les  nuits  entières.  Et  pour- 
quoi m'arrêter  aux  chofes  permanentes  , 
tandis  que  toutes  les  folies  qui  pafToient 
dans  mon  inconftante  tête  ,  les  goûts  fu- 
gitifs d'un  feul  jour,  un  voyage  ,  un  con- 
cert ,  un  foiipé  ,  une  promenade  à  faire  ^ 
■un  roman  à  lire  ,  une  comédie  à  voir  , 
tout  ce  qui  étoit  le  moins  du  monde  pré- 
médité dans  mes  plaifirs  ou  dans  mes  affai- 
j-es  devcnoit  pour  moi  tout  autant  de  paf» 


Livre    V.  99 

Sons  violentes  ,  qui  dans  leur  impétuofité 
ridicule  me  donnoient  le  plus  vrai  tour-^ 
ment.  La  lefture  des  malheurs  imaginaires 
de  CUveUndj  faite  avec  fureur  &  fouvent 
interrompue  ,  m'a  fait  faire  ,  je  crois,  plus, 
de  mauvais  iàng  que  les  miens. 

Il  y  avoit  un  Genevois  nommé  M.  Ba^^ 
gueret  ,  lequel  avoit  été  employé  fous 
Pierre  le  Grand  à  la  Cour  de  Rufîie  ;  un 
des  plus  vilains  hommes  &  des  plus  grands 
fous  que  j'aye  jamais  vus  y  toujours  plein 
de  projets  aufîi  fous  que  lui ,  qui  faifoit 
tomber  les  millions  comme  la  pluie ,  &  à 
qui  les  zéros  ne  coûtoient  rien.  Cet  homme 
étant  venu  à  Chambery  pour  quelque  pro- 
cès au  Sénat ,  s'empara  de  Maman  comme 
de  raifon  ,  &  pour  fes  tréfors  de  zéros 
qu'il  lui  prodiguoit  généreufement ,  lui 
tiroit  {qs  pauvres  écus  pièce  à  pièce.  Je: 
ne  l'aimois  point ,  il  le  voyoit  ;  avec  moi 
cela  n'efi:  pas  difficile  :  il  n'y  avoit  forte 
de  baflefie  qu'il  n'employât  pour  me  cajo- 
ler. Il  s'avifa  de  me  propofer  d'apprendre 
les  échecs  qu'il  jouoit  un  peu.  J'cflayai  , 
prefque  malgré  moi  ,  &  après  avoir  tant 
bien  que  mal  appris  la  marche ,  mon  pro- 
grès fut  fi  rapide  qu'avant  la  fin  de  la  pre- 

G  a 


*ôo  Les  Confessions; 
aniere  féance  ,  je  lui  donnai  la  tour  qu'il 
m'avoit  donnée  en  commençant.  Il  ne  m'en 
fallut  pas  davantage  :  me  voilà  forcené  des 
échecs.  J'achète  un  échiquier.  :  j'achète  le 
calabrois  ;  je  m'enferme  dans  ma  chambre 
j'y  paffe  les  jours  &  les  nuits  à  vouloir 
apprendre  par  cœur  toutes  les  parties  ,  à 
les  fourrer  dans  ma  tcte  bon  gré  malgré  , 
à  jouer  feul  fans  relâche  &  fans  fin.  Après 
deux  ou  trois  mois  de  ce  beau  travail  6c 
d'efforts  inimaginables  ,  je  vais  au  café  , 
maigre  ,  jaune ,  &  prefque  hébété.  Je 
m'effaye ,  je  rejoue  avec  M.  Baguent  :  il 
me  bat  une  fois  ,  deux  fois  ,  vingt  fois  ; 
tant  de  ccm.binaifons  s'étoient  broAiilIées 
dans  ma  tête  ,  &  mon  imagination  s'étoit 
fi  bien  amortie  ,  que  je  ne  voyois  plus 
qu'un  nuage  devant  moi.  Toutes  les  fols 
qu'avec  le  livre  de  Philidor  ou  celui  de 
Stamma  j'ai  voulu  m'exercer  à  étudier  des 
parties  ,  la  même  chofe  m'efl  arrivée  ,  & 
après  m'être  épuifé  de  fatigue  ,  je  me  liiis 
trouvé  plus  foible  qu'auparavant.  Du  refte, 
que  j'aye  abandonné  les  échecs  ,  ou  qu'en 
jouant  je  me  fois  remis  en  haleine,  je  n'ai 
jamais  avancé  d'un  cran  depuis  cette  pre- 
Sniere  féance ,  &  je  me  fais  toujours  rc- 


Livre    V.  ioï 

trouvé  au  mcme  point  où  j'étois  en  la 
fînhTant.  Je  m'cxercerois  des  milliers  de 
fiecles  que  je  finirois  par  pouvoir  donner 
la  tour  à  B^rgueret ,  &  rien  de  plus.  Voilà 
du  tems  bien  employé  ,  direz  -  vous  !  & 
je  n'y  en  ai  pas  employé  peu.  Je  ne  finis 
ce  premier  eflai  que  quand  je  n'eus  plus 
la  force  de  continuer.  Quand  j'allai  me 
montrer  fortant  de  ma  chambre  ,  j'avois 
l'air  d'un  déterré,  &  fuivant  le  même  train, 
je  n'aurois  pas  reflé  déterré  long-tems.  Cri 
conviendra  qu'il  efl:  difficile  ,  &  fur- tout 
dans  l'ardeur  de  la  jeunefïe ,  qu'une  pareille 
tête  laifTe  toujours  le  corps  en  fanté. 

L'altération  de  la  mienne  agit  fur  mon 
humeur  ,  &  tempera  l'ardeur  de  mes  fan- 
taifies.  Me  fentant  aiFoi]:>lir,  je  devins  plus 
tranquille  &  perdis  un  peu  la  fureur  des 
voyages.  Plus  fédentaire  ,  je  flis  pris,  non 
de  l'ennui  ,  mais  de  la  mélancolie  ;  les 
vapeurs  fucccderent  aux  pafîions  ;  ma  lan- 
gueur devint  triftciie  ;  je  pleurois  &  fou- 
pirois  ri  propos  de  rien  ;  je  fentois  la  vie 
m'échapper  fans  l'avoir  goûté?  ;  je  gémif- 
fois  fur  rétat  où  je  laifTois  ma  pai'.vre 
Maman  ,  fur  celui  où  je  la  voyois  prête  à 
îombcr;  je  puis  dire  que  la  quitter  &  la 


^oi         Les  Confessions. 

laifTer  à  plaindre  étoit  mon  unique  regref. 
Enfin  je  tombai  tout- à -fait  malade.  Elle 
me  foigna  comme  jamais  mère  n'a  foigné 
ion  enfant ,  &  cela  lui  fit  du  bien  à  elle- 
même ,  en  faifant  diverfion  aux  projets  & 
tenant  écartés  les  projetteurs.  Quelle  douce 
mort ,  fi  alors  elle  fut  venue  !  Si  j'avois 
peu  goûté  les  biens  de  la  vie  ,  j'en  avois 
peu  fenti  les  malheurs.  Mon  ame  paifible 
pouvoir  partir  fans  le  fcntiment  cruel  de 
rinjuflice  des  hommes  qui  empoifonne  la 
.vie  &  la  mort,  J'avois  la  confolation  de 
me  furvivre  dans  la  meilleure  moitié  de 
moi-même  ;  c'étoit  à  peine  mourir.  Sans 
les  inquiétudes  que  j'avois  fur  fon  fort  je 
ferois  mort  comme  j'aurois  pu  m'endor- 
mir  ,  &  ces  inouiétudes  mêmes  avoient 
un  objet  affeélueux  &  tendre  qui  en  tem- 
péroit  l'amertume.  Je  lui  difois  :  vous 
voilà  dépofitaire  de  tout  mon  être  ;  faites 
en  forte  qu'il  foit  heureux.  Deux  ou  trois 
fois  quand  j'étois  le  plus  mal  ,  il  m'arriva 
de  me  lever  dans  la  nuit  &  de  me  traîner 
à  fa  chambre  ,  pour  lui  donner  fur  fa  con- 
duite des  confeils  ,  j'ofe  dire  pleins  de 
jufteffe  &  de  f'cns  ,  mais  où  l'intérêt  que 
je  prenois  à  fon  fort  fe  marquoit  mieux 


Livre  V: 
qiie  toute  autre  chofe.  Comme  û  les  pleurs 
étoient  ma  nourriture  &  mon  remède  ,  je 
me  tbrtifiois  de  ceux  que  je  verfois  auprès 
d'elle ,  avec  elle ,  affis  flir  fon  lit ,  &  te- 
nant {çs  mains  dans  les  miennes.  Les  heu- 
res couloient  dans  ces  entretiens  noftur- 
nes,  &  je  m'en  retournois  en  meilleur  état 
que  je  n'ctois  venu  ;  content  &  calme  dans 
les  promeffes  qu'elle  m'avoit  faites  ,  dans 
les  efpérances  qu'elle  m'avoit  données  ,  je 
m'endormois  là  -  deiïïis  avec  la  paix  du 
cœur  &  la  réfignation  à  la  providence. 
Plaife  à  Dieu  qu'après  tant  de  fujets  de 
haïr  la  vie  ,  après  tant  d'orages  qui  ont 
agité  la  mienne  &  qui  ne  m'en  font  plus 
qu'un  fardeau ,  la  mort  qui  doit  la  termi- 
ner me  fbit  auiîi  peu  cruelle  qu'elle  me 
l'eût  été  dans  ce  moment-  là  ! 

A  force  de  foins ,  de  vigilance  &  d'in- 
croyables peines  ,  elle  me  fauva  ,  &  il  eft 
certain  qu'elle  feule  pouvoit  me  fauver. 
J'ai  peu  de  foi  à  la  médecine  des  médecins, 
mais  j'en  ai  beaucoup  à  celle  des  vrais 
amis  ;  les  chofcs  dont  notre  bonheur  dé- 
pend fe  font  toujours  beaucoup  mieux  que 
toutes  les  autres.  S'il  y  a  dans  la  vie  un 
fentiment  délicieux  ,  c'eft  celui  que  nouis 

G4 


104        Les  Confessions. 
éprouvâmes  d'être  rendus  l'un  à  l'autre» 
Notre  attachement  mutuel  n'en  augmenta 
pas,  cela  n'étoit  pas  pofiîblc  ;  m.ais  il  prit 
je  ne  fais  quoi  de  plus  intime ,   de  plus 
touchant  dans  fa  grande  fimplicité.  Je  de- 
venois  tout-à-fait  fon  œuvre ,  tout-à-fait 
ion  enfant  ,   &C  plus  que   fi.  elle  eût  été 
ma  vraie  mère.  Nous  commençâmes ,  fans 
y  fonger,  à  ne  plus  nous  féparer  l'un  de 
l'autre  ,    à  mettre  en  quelque  forte  toute 
notre  exiflence  en  com.mun  ;   &;  fi^ntant 
que  réciproquement  nous  naus  étions  non- 
feulement  néceffaires ,  m.ais  fuffifans  ,  nous 
nous  accoutumâmes  à  ne  plus  penfer  à 
rien  d'étranger  à  nous  ,  à  borner  aljfolu- 
ment  notre  bonheur  oc  tous  nos  delirs  à 
cette  poffeiîion  mutuelle  &  peut-être  uni- 
que parmi  les  humains,  qui  n'étoit  point  , 
comme  je  l'ai  dit ,  celle  de  l'amour ,  mais 
une  poileiiîon  plus   effentielle  qui  ,    fans 
tenir  aux  fens ,  au  fexe ,  à  l'âge ,  à  la  figure, 
tenoit  à  tout  ce  par  quoi  l'on  eft  foi ,  ôc 
qu'on  ne  peut  perdre  qu'en  cefTant  d'êti'e. 
A  quoi  tint -il  que  cette  précieufe  crife 
n'amenât  le  bonheur  du  refte  de  fes  jours 
&  des  miens  ?  Ce  ne  fut  pas  à  moi ,  je 
sp'en.  rends,  le  confchnt  témoignage.  Ce 


Livre    V:  lôf 

ne  fut  pas  non  plus  à  elle  ,  du  moins  à  fa 
volonté.  Il  étoit  écrit  que  bientôt  l'invin- 
cible naturel  reprendroit  fon  empire.  Mais 
ce  fatal  retour  ne  fe  fit  pas  tout  d'un  coup. 
II  y  eut  ,  grâces  au  Ciel ,  un  intervalle  ; 
court  6c  précieux  intervalle  !  qui  n'a  pas 
fini  par  ma  faute,  &  dont  je  ne  me  repro- 
cherai pas  d'avoir  mal  profité. 

Quoique  guéri  de  mi  grande  maladie  , 
je  n'avois  pas  repris  ma  vigueur.  Ma  poi- 
trine n'étoit  pas  rétablie  ;  un  refle  de 
fièvre  duroit  toujours  ,  &  me  tenoit  erî 
langueur.  Je  n'avois  plus  de  goût  à  rien 
qu'à  finir  mes  jours  près  de  celle  qui  m'é- 
toit  chère  ,  à  la  maintenir  dans  fes  bonnes 
réfolutions  ,  à  lui  faire  fcntir  en  quoi  con- 
iifioit  le  vrai  charm.e  d\ine  vie  heureufe  , 
à  rendre  la  fienne  telle  autant  qu'il  dépen- 
doit  de  moi.  Mais  je  voyois ,  je  fentois 
même  que  dans  une  maifon  fombre  &c 
trifle,  la  continuelle  folitude  du  tete-à-tête 
deviend-Oît  à  la  fin  trifte  aufîi.  Le  remède 
à  cela  fe  préfenta  comme  de  lui  -  mcme. 
Maman  m'avoit  ordonné  le  lait  &  vouloit 
que  i'a'lafie  le  prendre  à  la  campagne.  J'y 
confentis  ,  pourvu  qu'elle  y  vînt  avec 
mol.  Il  n'en  fallut  pas  davantage  pour  1» 


î»^       Les   Confessions; 
déterminer  ;  il  ne  s'agit  plus  que  du  choix 
du  lieui  Le  jardin  du  fauxbourg  n'étoit  pas 
pToprement  à  la  campagne ,  entouré  de  mai- 
sons &  d'autres  jardins  ,  il  n'avoit  point  les 
attraits  d'une  retraite  champêtre.  D'ameurs 
après  la  mort  c^Amt  nous  avions  quitté  ce 
jardin  pour   raifon   d'économie  ,  n'ayant 
plus  à  cœur  d'y  tenir  des  plantes  ,  &  d'au- 
tres vues  nous  faifant  peu  regretter  ce  réduit» 
Profitant  maintenant  du   dégoût  que  je 
lui  trouvai  pour  la  ville  ,  je  lui  propofai 
de  l'abandonner  tout  -  à  -  fait  ,  &  de  nous 
établir  dans  une    folitude  agréable  ,   dans 
quelque  petite  maifon  afiez  éloignée  pour 
dérouter  les  importuns.  Elle  l'eût  fa*t  ,  6c 
ce  parti  que  fon  bon  ange  &  le  mien  me 
ifuggéroient  ,  nous  eût  vrairemblablement 
affuré  des  jours  heureux  &   tranquilles  , 
jufqu'au  moment  où  la  mort  devoit  nous 
Réparer.  Mais  cet  état  n'étoit  pas  celui  oii 
nous  étions  appelles.  Maman  devoit  éprou- 
ver toutes  les  peines  de  l'indigence  &  du 
«lal-être  ,   après   avoir  pafTé  la  vie  dans 
l'abondance ,  pour  la  lui  faire  quitter  avec 
moins  de  regret  ;  &   moi  ,  par  un  afl'em- 
blage  de  maux  de  toute  efpece ,  je  devois 
être  un  jour  en  exemple  à  quiconque  inl-, 


Livre    V.  107 

pire  du  feul  amour  du  bien  public  &c  de 
la  juilice ,  ofe  ,  fort  de  fa  feule  innocence , 
dire  ouvertement  la  vérité  aux  nommes 
fans  s'étayer  par  des  cabales  ,  fans  s'être 
fait  des  partis  pour  le  protéger. 

Une  maîheureufe  crainte  la  retint.  Elle 
n'ofa  quitter  fa  vilaine  maifon  de  peur  de 
fâcher  le  propriétaire.  Ton  projet  de  re- 
traite efl  charmant  j  me  dit  -  elle  ,  &  fort 
de  mon  goût  ;   mais  dans  cette  retraite  il 
faut  vivre.  En  quittant  ma  prifon  je  rifque 
de  perdre  mon  pain  ,  &  quand  nous  nen 
aurons  plus  dans  les  bois  il  en  faudra  bien 
retourner  chercher  à  la  ville.  Pour  avoir 
moins  bcfoin  d'y  venir  ne  la  quittons  pas 
tout-à-falt.  Payons  cette  petite  penf^on  au 
Comte  de  ****.  pour  qu'il  me  laifTe  la 
mienne.    Cherchons  quelque  réduit  affez 
loin  de  la  ville  ,  pour  vivre  en  paix ,  & 
affez  près  pour  y  revenir  toutes  les  fois 
qu'il  fera  néceffaire.  Ainû  fut  fait.   Après 
avoir  un  peu  cherché  ,  nous  nous  fixâmes 
aux  Charmettes ,  une  terre  de  M.  de  Coniié 
à  la  porte  de  Chambery  ,  mais  retirée  &c 
folitaire  comme  fi  l'on  étoit  à  cent  lieues. 
Entre  deux   coteaux  affez   élevés  eu  un 
petit  vallçn  nord  6c  fud  au  fond  duquel 


10^      Les   Confessions: 

coule  une  rigole  entre  des  cailloux  &  desii 
arbres.  Le  long  de  ce  vallon  à  mi  -  côte 
font  quelques  maifons  éparfes  fort  agréa- 
bles pour  quiconque  aime  un  afyle  uri 
peu  fauvage  &  retiré.  Après  avoir  eflayé 
deux  ou  trois  de  ces  maifons  ,  nous  choi- 
fîmes  enfin  la  plus  jolie,  appartenant  à  un 
gentilhomme  qui  étoit  au  fervice ,  appelle 
M.  Noïr&t.  La  maifon  étoit  très  -  logeable. 
Au-devant  un  jardin  en  terraffe ,  une  vigne 
au-defTus ,  un  verger  au-deffous ,  vis-à-via 
un  petit  bois  de  Châtaigners,  une  fontaine 
;i  portée  ;  plus  haut  dans  la  montagne ,  des 
prés  pour  l'entretien  du  bétail  ;  enfin  tout 
ce  qu'il  falloit  pour  le  petit  ménage. cham- 
pêtre que  nous  y  voulions  établir.  Autant 
que  je  puis  me  rappeller  les  tems  &  les 
dates  ,  nous  en  prîmes  poffefiion  vers  la 
iîn  de  l'été  de  1736.  J'étois  tranfporté ,  le 
premier  jour  que  nous  y  couchâmes.  O 
Maman  !  dis-je  à  cette  chère  amie  en  Fem- 
braffant  &  l'inondant  de  larmes  d'attendrif- 
fement  &  de  joie  :  ce  féjour  efl  celui  du 
bonhein*  &  de  l'innocence.  Si  nous  ne  les 
trouvons  pas  ici  l'un  avec  l'autre,  il  ne  les 
faut  chercher  nulle  part. 

Tin  du  ànqu'umc  Livre, 


LES 

CONFESSION 

D    E 

J.  J.  ROUSSEAU. 


Livre  Sixième. 


Moc  crat  in  votîs  :  modiis  agri  non  ita  magnus , 
Mort  us  ubi ,  ^  tccîo  vicinus  aquafons  j 
Et  paululùm  fylv£  fuper  his  foret. 


E  ne  puis  pas  ajouter  :  auclius  atqm  Di 
mdïiisfcuT&'y  mais  n'importe,  il  ne  m'en 
falîoit  pas  davantage  ;  il  ne  m'en  falloit 
pas  môme  la  propriété  :  c'étoit  affez  pour 
moi  de  la  jouifTance  ,  &  il  y  a  long-tems 
que  j'ai  dit  &  fenti  que  le  propriétaire  &: 
le  pcfT^fTeur  font  fouvent  deux  perfonnes 
très-différentes  ;  même  en  laifTant  à  part  les 
jnaris  &  les  amans. 

Ici  commence  le  court  bonheur  de  ma 
vie  ;  ici  viennent  les  paifibles ,  mais  rapides 
^nomens  qui  m'ont  donne  le  droit  de  dire 


no  Les  Confessions. 
que  j'ai  vécu.  Momens  précieux  &  fî  re* 
grettés  !  Ah  !  recommencez  pour  moi  votre 
aimable  cours  ;  coulez  plus  lentement  dans 
mon  fcuvenir  s'il  efl:  pofïïble ,  que  vous 
ne  fîtes  réellement  dans  votre  fugitive  hic- 
ceflion.  Comment  ferai-je  pour  prolonger 
à  mon  gré  ce  récit  fi  touchante  û  fimple  ; 
pour  redire  toujours  les  mêmes  chofes  & 
n'ennuyer  pas  plus  mes  lefteurs  en  les 
répétant  que  je  ne  m'ennuyois  moi-même 
en  les  recommerçant  fans  celTe  ?  Encore 
fi  tout  cela  confiftoit  en  faits,  en  aftlons, 
en  paroles  ,  je  pourrois  le  décrire  &  le 
rendre ,  en  quelque  façon  :  m.ais  comment 
dire  ce  qui  n'étoit  ni  dit  ni  fait ,  ni  penfé 
même  ,  mais  goûté  ,  mais  fenti ,  fans  que 
je  puiffe  énoncer  d'autre  objet  de  mon 
bonheur  que  ce  fentiment  même.  Je  me 
levois  avec  le  folell  &  j'étois  heureux  ;  je 
me  promenois  &  j'étois  heureux ,  je  voyois 
Maman  &  j'étois  heureux  ,  je  la  quittois 
&  j'étois  heureux  ;  je  parcourois  les  bois, 
les  coteaux  ,  j'errois  dans  les  vallons ,  je 
lifois  ,  j'étois  oifif,  je  travalUois  au  jardin, 
je  cueillols  les  fruits  ,  j'aidois  au  ménage, 
^  le  bonheur  me  fuivoit  par-tout  ;  il  n'é- 
toit dans  aucune  chofe  affignable ,  il  étoit 


L    I   V   R   E     V   ï.  11% 

tout  en  mol  -  même  ,  il  ne  poiivok  me 
quitter  un  fcul  inHant. 

Rien  de  tout  ce  qui  m'efl:  arrivé  durant" 
cette  époque  chérie ,  rien  de  ce  que  j'ai 
£à\t ,  dit  &  penfé  tout  le  tems  qu'elle  a 
duré  n'ell  échappé  4e  ma  mémoire.  Les 
tems  qui  précédent  &c  qui  fuivent  me  re- 
viennent par  intervalles.  Je  me  les  rappelle 
inégalement  &  confufément;  mais  je  me 
rappelle  celui-là  tout  entier  comme  s'il 
duroit  encore.  Mon  imagination  ,  qui  dans 
ma  jeunefle  alloit  toujours  en  avant  èc 
maintenant  rétrograde ,  compenfe  par  ces 
doux  fouvenirs  l'efpoir  que  j'ai  pour  ja- 
mais perdu.  Je  ne  vois  plus  rien  dans 
l'avenir  qui  me  tente  ;  les  feuls  retours  du 
paffé  peuvent  me  flatter  ,  &  ces  retours 
û  vifs  &  û  vrais  dans  l'époque  dont  je 
parle  ,  me  font  fouvent  vivre  heureux 
malgré  mes  malheurs. 

Je  donnerai  dj  ces  fouvenirs  un  {quI 
exemple  qui  pourra  faire  juger  de  leur 
force  &  de  leur  vérité.  Le  premier  jour 
que  nous  allâmes  coucher  c.ux  Charmettes, 
Maman  étoit  en  chaife  à  porteurs  ,  Se  je  la 
fuivois  à  pied.  Le  chemin  monte  ,  elle 
étoit  affez  pefajite ,  &  craignant  de  trop 


ïii  Les  Confessions. 
fatiguer  Tes  porteurs ,  elle  voulut  defcendrê 
à-peu-près  à  moitié  chemin  pour  faire  le 
refte  à  pied.  En  marchant  elle  vit  quelque 
chofe  de  bleu  dans  la  haie  &  me  dit  ;  voilà 
de  la  pervenche  encore  en  fleur.  Je  n'avois 
jamais  vu  de  la  pervenche  ,  je  ne  me  baifTai 
pas  pour  l'examiner  ,  &  j'ai  la  vue  trop 
courte  pour  diflinguer  à  terre  les  plantes 
de  ma  hauteur.  Je  jettai  feulement  en  paf- 
fant  un  coup  -  d'œil  fur  celle-là  ,  &  près 
de  trente  ans  fe  font  pafîes  fans  que  j'aye 
revu  de  la  pervenche  ,  ou  que  j'y  aye  fait 
attention.  En  1764  étant  à  Greffier  avec 
mon  ami  M.  Du  Pcyrou ,  nous  montions 
une  petite  montagne  au  fcmmet  de  lac[uelle 
il  a  un  joli  falon  qu'il  appelle  avec  raifon 
Belle-vue.  Je  commençois  alors  d'herbori- 
fer  un  peu.  En  montant  &  regardant  parmi 
les  builTons,  je  pouffe  un  cri  de  joie  :  ah 
voilà  de  la  pervenche  !  &  c'en  étoit  en 
effet.  Du  Peyrou  s'apperçut  du  tranfport , 
mais  il  en  ignoroit  la  caufe  ;  il  l'apprendra 
je  l'efpere,  lorfqu'un  jour  il  lira  ceci.  Le 
lefteur  peut  juger  par  l'impreffion  d'un  fi 
petit  objet  de  celle  que  m'oiit  fait  tous 
ceux  qui  fe  rapportent  à  la  même  époque. 
Cependant  l'air  de  la  campagne  ne  me 

rendit 


Livre     V  Î,  *  i  f 

tendit  point  ma  première  fanté.  J'étoiâ 
kngiiiffant;  je  le  devins  davantage.  Je  ne 
pus  fupporter  le  lait  ,  il  fallut  le  quitter»' 
C'étoit  alors  la  mode  de  l'eau  pour  tout 
remède  ;  je  me  mis  à  l'eau  ,  &  Il  peu  dif- 
crétement  qu'elle  faillit  me  guérir  ,  non  de 
mes  maux  ,  mais  delà  vie.  Tous  les  matins 
en  me  levant  j'allois  à  la  fontaine  avec  urs 
grand  gobelet  ,  &  j'en  buvois  fucceffive- 
ment  en  me  promenant  la  valeur  de  deux: 
bouteilles.  Je  quittai  tout-à-fait  le  vî'n  à 
mes  repas.  L'eau  que  je  buvois  étoit  un 
peu  crue  &  difficile  à  pafTer ,  comme  font 
îa  plupart  des  eaux  des  montagnes.  Bref, 
je  fis  fi  bien  qu'en  moins  de  deux  mois  je 
me  détruifls  totalement  l'ellomac  que  j'a-^ 
vois  eu  très-bon  jufqu'alors.  Ne  digérant 
plus  ,  je  compris  qu'il  ne  falloit  plus  efpé* 
•rer  de  guérir.  Dans  ce  même  tems  i£ 
m'arriva  un  accident  aulTi  fingulier  par  lui* 
même  que  par  feis  fuites  j  qui  ne  finiront 
<ju'avec  moi. 

Un  matin  que  je  n'étois  pas  plus  mal 
qu'à  l'ordinaire  ,  en  drefiant  une  petite 
■table  fur  fon  pied  je  fentis  dans  tout  mon 
-corps  une  révolution  fubite  .&  prefque  iil- 
concevable.  Je  ne  faurois  mieux  la  Çomj 

iîitpplcmcnt,    Tome  IX,  H 


ÏI4        Les   Confessions. 

parer  qu'à  une  efpece  de  tempête  qui  s'éleva 
dans  mon  fang  &  gagna  dans  l'inflant  tous 
mes  membres.  Mes  artères  fe  mirent  à 
battre  d'une  û  grande  force  ,  que  non- 
feulement  je  fentois  leur  battement ,  mais 
que  je  l'entendois  même  &:  fur-tout  celui 
des  carotides.  Un  grand  bruit  d'oreilles  fe 
joignit  à  cela  ,  &  ce  bruit  étoit  triple  ou 
plutôt  quadruple  ,  favoir  :  un  bourdonne- 
ment grave  Sz  fourd ,  un  murmure  plus 
clair  comme  d'une  eau  courante  ,  un  fiffle- 
ment  très-aigu  ,  &  le  battement  que  je 
viens  de  dire  &  dont  je  pouvois  aifément 
compter  les  coups  fans  me  tâter  le  pouls 
ni  toucher  mon  corps  de  mes  mains.  Ce 
bruit  interne  étoit  û  grand  qu'il  m'ôta  la 
fineffe  d'ouïe  que  j'avois  auparavant ,  & 
me  rendit  ,  non  tout-à-fait  fourd ,  mais 
dur  d'oreille  ,  comme  je  le  fuis  depuis  ce 
tems-là. 

On  peut  juger  de  ma  furprife  &  de  mon 
effroi.  Je  me  crus  mort  ;  je  me  mis  au  lit  ; 
le  médecin  flit  appelle  ;  je  lui  contai  mon 
cas  en  frémifiant&  le  jugeant  fans  remède. 
Je  crois  qu'il  en  penfa  de  même ,  mais  il 
fit  fon  métier.  Il  m'enfila  de  longs  raifon- 
^emens  où  je  ne  compris  rien  du  tout  j 


Livre    V  L  hj 

puis  en  conféquence  de  fa  lublime  théorie 
il  commença  in  ajùmâ  vili  la  cure  expéri- 
mentaîe  qu'il  lui  plut  de  tenter.  Elle  étoit 
fi  pénible ,  fi  dégoûtante ,  &  opéroit  fi 
peu  que  je  m'en  lafîai  bientôt  ,  &  au 
bout  de  quelques  femaines  voyant  que  je 
n'étois  ni  mieux  ni  pis  ,  je  quittai  le  lit 
&  repris  ma  vie  ordinaire  ,  avec  mon 
battement  d'artères  &:  mes  bourdonne- 
mens  ,  qui  depuis  ce  tems-là  ,  c'eiî-à-dire 
depuis  trente  ans ,  ne  m'ont  pas  quitté  une 
minute. 

J'avois  été  jufqu'alors  grand  dormeur» 
La  totale  privation  du  fom.meil  qui  fe  joi- 
gnit à  tous  ces  fymptômes  ,  &  qui  les  â 
conftamntent  accompagnés  jufqu'ici ,  ache- 
va de  me  perfliader  qu'il  me  rcfloit  peu 
de  tems  à  vivre.  Cette  perfuafion  me  tran- 
quillifa  pour  un  tems  fur  le  foin  de  guérir. 
Ne  pouvant  prolonger  ma  vie  ,  je  réfoluS 
de  tirer  du  peu  qu'il  m'en  reftoit  tout  le 
parti  qu'il  étoit  poffible  ,  &  cela  fe  pou- 
voit  par  une  linguliere  faveur  de  la  nature , 
qui  dans  un  état  fi  funefle  m'exemptoit 
des  douleurs  qu'il  fenibloit  devoir  m'atti- 
rer.  J'étois  importuné  de  ce  bruit  ,  mais 
•je  n'en  fouffrois  pas  :  il  n'étoit  acccmpa- 

H  a 


9i6  Les  Confessions. 
gné  d'aucune  autre  incommodité  habi-* 
tuelle  que  de  l'inibmnie  durant  les  nuits  , 
&  en  tout  tems  d'une  courte  haleine  qui 
n'aîloit  pas  jufqu'à  l'oflhme  ,  &  ne  fe  fai- 
foit  fentir  que  quand  je  voulois  courir  ou 
agir  un  peu  fortement. 

Cet  accident  qui  devoit  tuer  mon  corps 
ne  tua  que  mes  paiïions ,  &  j'en  bénis 
le  Ciel  chaque  jour  par  l'heureux  effet  qu'il 
produiiit  fur  mon  ame.  Je  puis  bien  dire 
que  je  ne  commençai  de  vivre  que  quand 
je  me  regardai  comme  un  homme  mort. 
Donnant  leur  véritable  prix  aux  chofes 
que  j'allois  quitter ,  je  commençai  de  m'oc- 
cuper  de  foins  plus  nobles ,  com^ne  par 
anticipation  fur  ceux  que  j'aurois  bien- 
tôt à  remplir  &  que  j'avois  fort  négligés 
jufqu'alors.  J'avois  fouvent  travefti  la  re- 
ligion à  ma  mode ,  mais  je  n'avois  jamais 
été  tout-à-fait  fans  religion.  Il  m'en  coûta 
moins  de  revenir  à  ce  fujet  fi  trifle  pour 
tant  de  gens  ^  mais  û  doux  pour  qui  s'en, 
fait  un  objet  de  confolation  &  d'efpoir. 
Maman  me  fut  en  cette  occafion  beau- 
coup plus  utile  que  tous  les  théologiens 
ne  me  l'auroient  été. 

Elle  qui  mettoit  toute  chofe  en  fyftCm^ 


L   I   V    R   E      V   ï.  117 

n*avoit  pas  manqué  cl'y  mettre  aiiflî  la  re-^ 
ligion,  &  ce  lyftôme  étoit  compcfé  d'idées  • 
très-difparates  ,  les  unes  très-faines  ,  les 
autres  très-folles,  de  fentimens  relatifs  à 
fon  caratlere ,  &  de  préjugés  venus  de 
fon  éducation.  En  général  les  croyans  font 
Dieu  comme  ils  font  eux-mêmes  ,  les  bons 
le  font  bon  ,  les  méchans  le  font  méchant; 
les  dévots  haineux  &  bilieux  ne  voyent 
que  l'enfer  parce  qu'ils  voudroient  dam^" 
ner  tout  le  monde  :  les  âmes  aimantes  &c 
douces  n'y  croyent  guercs  ,  &  l'iui  des 
étonnemcns  dont  je  ne  reviens  point  eil 
de  voir  le  bon  Fénelon  en  parler  dans 
fon  Télcmaque  ,  comme  s'il  y  croyoit 
tout  de  bon  :  mais  j'efpere  qu'il  mentoit 
alors  ;  car  enfin  quelque  véridique  qu'oii 
foit ,  il  faut  bien  mentir  quelquefois  quand 
on  eft  Evêque.  Maman  ne  mentoit  pas 
avec  moi ,  &  cette  ame  fans  fiel  qui  ne 
pouvoit  imaginer  un  Dieu  vindicatif  & 
toujours  courroucé  ne  voyoit  que  clé- 
mence &  miférlcorde  oii  les  dévots  ne 
voyent  que  juflice  &  punition.  Elle  di- 
foit  fouvent  qu'il  n'y  auroit  point  de  juf- 
tice  en  Dieu  d'ctre  jufte  envers  nous  , 
parce  que    ne  nous  ayant  pas  donné   C3 


;îi8  Les  Confessions.' 
qu'il  faut  pour  l'être  ce  feroit  redeman- 
der plus  qu'il  n'a  donné.  Ce  qu'il  y  avoit 
de  bizarre  étoit  que  fans  croire  à  l'enfer 
elle  ne  laiffoit  pas  de  croire  au  purgatoire. 
Cela  venoit  de  ce  qu'elle  ne  favoit  que 
faire  des  âmes  des  méchans  ,  ne  pouvant 
ni  les  damner  ni  les  mettre  avec  les  bons 
jufqu'à  ce  qu'ils  le  fuii'ent  devenus  ;  & 
îl  faut  avouer  qu'en  effet  &  dans  ce  monde 
&  dans  l'autre  ,  les  méchans  font  toujours 
bien  emibarralfans. 

Autre  bizarrerie.  On  voit  que  toute  la 
dodrine  du  péché  originel  &  de  la  ré- 
demption eft  détruite  par  ce  fyfiême  ,  que 
la  bafe  du  ChriHianifme  vulgaire'  en  eil 
ébranlée ,  Se  que  le  Catholicifoie  au  moins 
ne  peut  fubfiller.  Maman  cependant  étoit 
bonne  catholique  ou  prétendoit  l'être  ,  & 
il  eft  fur  qu'elle  le  prétendoit  de  trcs-bonne 
foi.  Il  lui  fembloit  qu'on  expliquoit  trop 
littéralement  &  trop  durement  l'EcritiU'e. 
Tout  ce  qu'on  y  lit  des  toiu'mens  éternels 
lui  paroifibit  comminatoire  ou  figuré.  La 
mort  de  Jéfus  -  Chrifl  lui  paroiffoit  un 
exemple  de  charité  vraiment  divine  pour 
apprendre  aux  hommes  à  aimer  Dieu  èc 
à  s'aimer  entr'cux  de  même.  En  un  mot  , 


Livre    VL  n^ 

£delle  à  la  religion  qu'elle  avolt  embraf- 
fée  ,  elle  en  admettoii  fincérement  toute 
la  profefîîon  de  foi  ;  mais  quand  on  ve- 
noit  à  la  difcufîion  de  chaque  article  , 
il  fe  trou  voit  qu'elle  croyoit  tout  autre- 
ment que  l'Eglife  ,  toujours  en  s'y  fou- 
mettant.  Elle  avoit  là-deffus  une  fimpli- 
cité  de  cœur ,  une  franchife  plus  éloquente 
que  des  ergoteries  ,  &  qui  fouvent  em- 
barraffbit  jul'qu'à  fon  confefTeur  ;  car  elle 
ne  lui  déguifoit  rien.  Je  fuis  bonne  ca- 
tholique ,  lui  difoit-elle  ,  je  veux  toujours 
l'être  ;  j'adopte  de  toutes  les  puiffances 
de  mon  ame  les  décifions  de  Sainte  Mère 
Egllfe.  Je  ne  fuis  pas  miaîtrefTe  de  ma  foi  , 
mais  je  le  fuis  de  ma  volonté.  Je  la  fou-^ 
mets  fans  réfer\'e  ,  &  je  veux  tout  croire. 
Que  me  dem.andez-vous  de  plus  ? 

Quand  il  n'y  auroit  point  eu  de  mo- 
rale chrétienne  ,  je  crois  qu'elle  l'auroit 
fuivie  ,  tant  elle  s'adaptolt  bien  à  fon  ca- 
radere.  Elle  faifoit  tout  ce  qui  étoit  or- 
donné ,  mais  elle  l'eût  fait  de  môme  quand 
il  n'auroit  pas  été  ordonné.  Dans  les  cho- 
fes  indifférentes  elle  aimoit  à  obéir,  & 
s'il  ne   lui  eût  été  permis  ,   prefcrit 

même  de  faire  gras ,  elle  auroit  lait  maigre 

H  4 


'Iid  Les  Confessîons. 
ïntre  Dieu  &  elle ,  fans  que  la  prudence 
eût  eu  befoin  d'y  entrer  pour  rien.  Maii; 
toute  cette  morale  étoit  liibordonnée  aux 
principes  de  M.  de  Tavel ,  ou  plutôt  elle 
prétendoit  n'y  rien  voir  de  contraire.  Elle 
eût  couché  tous  les  jours  avec  vingt  hom- 
mes en  repos  de  confcience ,  &  fans  même 
en  avoir  plus  de  icrupule  que  de  defir.  Je 
fais  que  force  dévotes  ne  font  pas  fur  ce 
point  plus  fcrupuleufes,  mais  la  différence 
eu.  qu'elles  font  féduites  par  leurs  pallions  , 
èc  qu'elle  ne  l'étoit  que  par  hs  fophif- 
mes.  Dans  les  converfations  les  plus  tou- 
chantes &  j'ofe  dire  les  plus  édifiantes  elle 
fut  tombée  fur  ce  point  fans  changer  ni 
d'air  ni  de  ton,  fans  fe  croire  en  contra- 
diftion  avec  elle-même.  Elle  l'eût  même 
interrompue  au  befoin  pour  le  fait ,  6c 
puis  l'eût  reprife  avec  la  môme  férénité 
qu'auparavant  :  tant  elle  étoit  intimemertt 
perfuadée  que  tout  cela  n'étoit  qu'une 
inaxime  de  police  fociale  ,  dont  toute  per- 
fonne  fenfée  pouvoit  faire  l'interpréta- 
tion ,  l'application  ,  l'exception  félon  Tel-- 
prit  de  la  chofe ,  fans  le  moindre  rifquc 
d'offenfer  Dieu.  Quoique  fur  ce  point  j^ 
ïiç  fuife  aiTurément  pas  de  fon  avis ,  j'îi-^ 


Livre     VÎ.  m 

voue  que  je  n'ofois  le  combattre  ,  hon- 
teux du  rôle  peu  galant  qu'il  m'eût  fallu 
faire  pour  cela.  J'aurois  bien  cherché  d'é- 
tablir la  règle  pour  les  autres  en  tâchant 
de  m'en  excepter  ;  mais  outre  que  fou 
tempérament  prévenoit  afTez  l'abus  de  fes 
principes  ,  je  lais  qu'elle  n'éîoit  pas  femme 
à  prendre  le  change  ,  &  que  réclamer 
l'exception  pour  moi  c'étoit  la  lui  laiffer 
pour  tous  ceux  qu'il  lui  plairoit.  Au  refle  , 
je  compte  ici  par  occafion  cette  inconfé- 
quence  avec  les  autres ,  quoiqu'elle  ait  eu 
toujours  peu  d'effet  dans  ià  conduite  &c 
qu'alors  elle  n'en  eût  point  du  tout  ;  mais 
j'ai  promis  d'expofer  fidellement  fes  prin- 
cipes ,  &  je  veux  tenir  cet  engagement  : 
je  reviens  à  moi. 

Trouvant  en  elle  toutes  les  maximes  dont 
j'avois  befoin  pour  garantir  mon  amc  des 
terreurs  de  la  mort  &  de  fes  faites ,  je 
puifois  avec  fécurité  dans  cette  fource  de 
confiance.  Je  m'attachois  à  elle  plus  que 
je  n'avois  jamais  fait  ;  j'aurois  voulu  trans- 
porter toute  en  elle  ma  vie  que  je  fcn- 
tois  prête  à  m'abandonner.  De  ce  redou- 
blement d'attachement  pour  elle  ,  de  la 
perfuafion  qu'il  me  refloit  peu   de  tems 


*iii        Les  Confessions? 
à  vivre ,  de  ma  profonde  féciirité  fur  mon 
fort  à   venir  ,  réfultoit  un   état  habituel 
très-calme  ,  &  fenfuel  même ,  en  ce  qu'a- 
mortiiTant  toutes  les  p^flions  qui  portent 
au  loin  nos  craintes  &C  nos  efpérances ,  il 
me  laiiToit  jouir    fans  inquiétude  &  fans 
trouble  du    peu    de    jours  qui   m'étoicnt 
laiflcs.  Une  chofe  contribuoit  à  les  rendre 
plus  agréables  ;  c'étoit  le  foin  de  nourrir 
fon  goût  pour  la  campagne  par  tous  les 
amufemens  que  j'y  pouvois  raiTembler.  En 
lui  faifant  aimer  fon  jardin  ,  fa  bafie-cour  , 
fes   pigeons ,  fes  vaches  ,  je  m'afîedion- 
nois  moi-môme  à  tout  cela ,  &  ces  peti- 
tes occupations  qui  remplifiblent  ma  jour- 
née fans  troubler  ma  tranquillité  ,  me  va- 
lurent mieux  que  le  lait  &  tous  les  re- 
mèdes pour  confarver  ma  pauvre  machi- 
ne ,  &  la  rétablir  même  autant  que  cela 
fe  pouyoit. 

Les  vendanges  ,  la  récolte  des  fruits 
nous  amuferent  le  refte  de  cette  année  , 
&  nous  attachèrent  de  plus  en  plus  à  la 
vie  ruAique  au  milieu  des  bonnes  gens 
dont  nous  étions  entourés.  Nous  vîmes 
arriver  l'hiver  avec  grand  regret ,  &  nous 
retournâmes  à  la  ville  comme   nous  fe- 


L    I    V    R   E      V  I.  123 

rions  allés  en  exil.  Moi  fur-tout  qui  dou- 
tant de  revoir  le  printems  croyois  dire 
adieu  pour  toujours  aux  Charmettes.  Je 
ne  les  quittai  pas  fans  baifer  la  terre  ôc 
les  arbres  ,  &  fans  me  retourner  plu- 
fieurs  fois  en  m'en  éloignant.  Ayant  quitté 
depuis  îong-tems  mes  écolieres  ,  ayant 
perdu  le  goût  des  amufemens  &  des  (o- 
ciéîés  de  la  ville,  je  ne  fortois  plus,  je 
ne  voyois  plus  perfonne,  excepté  Ma- 
man ,  &  M.  Salomoii  devenu  depuis  peu 
fon  médecin  &  le  mien  ,  honnête  hom- 
me ,  homme  d'efprit ,  grand  Cartéficn ,  qui 
parloit  affez  bien  du  fyflême  du  monde, 
&  dont  les  entretiens  agréables  &  inftruc- 
tifs  me  valurent  mieux  que  toutes  its  or- 
donnances. Je  n'ai  jamais  pu  fupporter  ce 
fot  &  niais  rempliflage  des  converfations 
ordinaires  ;  mais  des  converfations  utiles 
&  folides  m'ont  toujours  fait  grand  plaifir, 
&  je  ne  m'y  fuis  jamais  refufé.  Je  pris 
beaucoup  de  goût  à  celles  de  M.  Salomon  ; 
il  me  fembloit  que  j'anticipois  avec  lui 
fur  QQ.S  hautes  connoiflances  que  mon  ame 
alloit  acquérir  quand  elle  auroit  perdu 
fes  entraves.  Ce  goût  que  j'avois  pour 
lui  s'étenclit   aux  fujets  ^qu'il  traitoit ,  ôc 


124         Les    Confessions. 

je  commençai  de  rechercher  les  livres  quî 
pouvoient  m'aider  à  le  mieux  entendre. 
Ceux  qui  mêloient  la  dévotion  aux  fcien- 
ces  ,  m'étoient  les  plus  convenables  ;  tels 
étoient  particulièrement  '  ceux  de  l'Ora- 
toire &  de  Port-R.oya1.  Je  me  mis  à  les 
lire  ou  plutôt  à  les  dévorer.  Il  m^en 
tomba  dans  les  mains  un  du  Père  Lami 
intitulé  ,  Entretiens  fur  Us  Sciences.  C'étoit 
ime  efpece  d'introduftion  à  la  connoif- 
iance  des  livres  qui  en  traitent.  Je  le  lus 
&  relus  cent  fois;  je  réfolus  d'en  faire 
mon  guide.  Enfin  je  me  fentis  entraîné 
peu-à-peu  malgré  mon  état  ,  ou  plutôt 
par  mon  état  vers  l'étude  avec  une  force 
irréiiftible  ,  &  tout  en  regardant  chaque 
jour  comme  le  dernier  de  mes  jours  7 
i'ctudiois  avec  autant  d'ardeur  que  fi  j'avois 
du  toujours  vivre.  On  difoit  que  cela 
me  faifoit  du  mal  ;  je  crois  ,  moi  ,  que 
cela  me  fit  du  bien  ,  &  non-feulement  à 
mon  ame ,  mais  à  mon  corps  ;  car  cette 
application  pour  laquelle  je  me  paffion- 
nois  me  devint  fi  délicieufe  ,  que  ,  ne 
penfant  plus  à  mes  maux  ,  j'en  étois  beau- 
coup moins  afFedé.  Il  eft  pourtant  vrai 
que  rien  ne   me   procuroit  im    foulago- 


1   I  V   R  E      Vr.  Î2^ 

telent  réel ,  mais  n  ayant  pas  de  douleurs 
TÎves  ,  je  m'accoutumois  à  languir  ,  à 
ne  pas  dormir  ,  à  penfer  au  lieu  d'agir, 
&  enfin  à  regarder  le  dépériflement  uc- 
ceflif  &  lent  de  ma  machine  comme  un 
progrès  inévitable  que  la  mort  feule  pou- 
voit  arrêter. 

Non  -  feulement  cette   opinion  me    dé- 
'tacha  de  tous  les  vains  foins  de  la  vie, 
fnais  elle  me  déUvra  de  l'importunité  des 
remèdes  ,  auxquels  on  m'avoit  jufqu'alcfs 
fournis   malgré   moi.   Scdbmon   convaincu 
cjue  fes   drogues  ne   pouvoient  me  fau- 
ver  ,  m'en  épargna  le  déboire ,  &  fe  con- 
tenta d'amufer  la  douleur  de  ma  pauvre 
Maman  avec  quelques-unes  de  ces  ordon- 
nances indifférentes  qui  leurrent   l'efpoir 
du  malade  ,  &  maintiennent  le  crédit  du 
médecin.  Je  quittai  l'étroit  régime ,  je  re- 
pris l'ufage  du  vin  ,   &  tout  le  train  de 
vie  d'un  homme  en  fanté  félon  la  mefure 
de  mes  forces ,    fobre  fur  toute  chofe  , 
«lais    ne    m'abflenant  de   rien.    Je   fortis 
môme  &  recommençai  d'aller   voir   mes 
tonnoiffanccs ,  fur-tout  M.  de  Con^l  dont 
le  commerce  me  plaifoit  fort.  Enfin ,  foît 
jqu'il  me  parut  beau  d'apprendre  jufqu'à 


120  Les  Confessions. 
ma  dernière  heure  ,  folt  qu'un  refte  d'ef- 
poir  de  vivre  fe  cachât  au  fond  de  mon 
cœur ,  l'attente  de  la  mort  loin  de  ra- 
lentir mon  goût  pour  l'étude  fembloit 
l'animer,  &  je  me  prefîbis  d'amaffer  un 
peu  d'acquis  pour  l'autre  monde ,  comme 
û  i'avois  cru  n'y  avoir  que  celui  que  j'au- 
tois  emporté.  Je  pris  en  affection  la  bou- 
tique d'un  libraire  appelle  Bouchard  où 
fe  rendoient  quelques  gens  de  lettres  ,  & 
le  printems  que  j'avois  cru  ne  pas  revoir 
étant  proche  ,  je  m'afTortis  de  quelques 
livres  pour  les  Charmettes ,  en  cas  que 
j'en  fie  le  bonheur  d'y  retourner. 

J'eus  ce  bonheur,  &  j'en  profitai  de 
înon  mieux.  La  joie  avec'  laquelle  je  vis 
les  premiers  bourgeons  eft  inexprimable. 
Revoir  le  printems  étoit  pour  moi  ref- 
fufciter  en  paradis.  A  peine  les  neiges 
commençoient  à  fondre  que  nous  quittâ- 
mes notre  cachot ,  &  nous  fûmes  afTez- 
tôt  aux  Charmettes  pour  y  avoir  les  pré- 
îiîicèk  du  roffignol.  Dès -lors  je  ne  crus 
plus  mourir  ;  &  réellement  il  efl  fmgulier 
que  je  n'ai  jamais  fait  de  grandes  maladies 
à  la  campagne.  J'y  ai  beaucoup  fouffert , 
mais  je  n'y  ai  jamais  été  alité.  Souvent 


L  1  V  R  E     Vï.  1^7 

al  dit ,  me  Tentant  plus  mal  qu'à  Tordi- 
jialre  :  quand  vous  me  verrez  prêt  à  mou-  ^ 
rlr,  portez-moi  à  l'ombre  d'un  chêne;  je 
vous  promets  que  j'en  reviendrai. 

Quoique  foible  je  repris  mes  fondions 
champêtres,  mais  d'une  manière  propor- 
tionnée à  mes  forces.  J'eus  un  vrai  cha- 
orln  de  ne  pouvoir  faire  le  jardin  tout 
feul  ;  mais  quand  j'avois  donné  fix  coups 
de  bêche,  i'étois  hors  d'haleine  ,  lafueur 
me  ruiffeloit,  je  n'en  pouvois  plus.  Quand 
i'étois  balffé,  mes  battemens  redoubloient, 
&  le  fang  me  montoit  à  la  tête  avec  tant 
de  forcée  qu'il  falioit  bien  vite  me  redref- 
fer.  Contraint  de  me  borner  à  des  foms 
moins  fatisans,  je  pris  entr'autres  celui  du 
colombiei^  &  je  m'y  afïeaionnai  fi  fort 
que  j'y  paffois  fouvent  plufieurs  heures 
de  fuite  fans  m'ennuyer  un  moment.  Le 
pigeon  eft  fort  timide  ,  &  difficile  à  ap- 
privoifer.  Cependant  je  vins  à  bout  d'ini- 
pirer  aux  miens  tant  de  confiance  ,  qu  ils 
me  fuivolent  par-tout  &  fe  laiffoient  pren- 
dre quand  je  voulois.  Je  ne  pouvois  pa- 
roître  au  jardin  ni  dans  la  cour  fans  en 
avoir  à  rinftant  deux  ou  trois  fur  les  bras, 
fur  la  tête  ,  &  enfin  malgré  le  plaifir  que 


iiS  Les  Confessions. 
j'y  prenois ,  ce  cortège  me  devint  û  în-' 
commode,  que  je  fus  obligé  de  leur  ôter 
cette  familiarité.  J'ai  toujours  pris  un  fm- 
gulier  plaifir  à  apprivoifer  les  animaux  , 
f.ir-tout  ceux  qui  font  craintifs  &  fauva- 
ges.  Il  me  paroifToit  charmant  de  leur  ini^ 
pirer  une  confiance  que  je  n'ai  jamais 
trompée.  Je  voulois  qu'ils  m'aimaffent  en 
liberté. 

J'ai  dit  que  j'avois  apporté  des  livres  ^ 
j'en  fis  ufage  ;  mais  d'une  manière  moins 
propre  à  m'inftruire  qu'à  m'accabler.  La 
iaufl'e  idée  que  j'avois  des  chofes  ,  me 
perfuadoit  que  pour  lire  un  livre  avec  fruit 
il  falloit  avoir  toutes  les  connoiffances 
qu'il  fuppofoit  ,  bien  éloigné  de  penfer 
que  fouvent  l'auteur  ne  les  avoit  pas  lui- 
même,  &  qu'il  les  puifoit  dans  d'autres 
livres  à  mefure  qu'il  en  avoit  befoin.  Avec 
cette  folle  idée  j'étois  arrêté  à  chaque  inf- 
tant,  forcé  de  courir  inceffamment  d'un 
livre  à  l'autre ,  &c  quelquefois  avant  d'être 
à  la  dixième  page  de  celui  que  je  voulois 
étudier  ,  il  m'eût  fallu  épuifcr  des  biblio- 
thèques. Cependant  je  nfobflinai  fi  bien 
à  cette  extravagante  méthode  ,  que  j'y 
perdis  un  tems  infini ,  de  faillis  à  me  brouil- 
ler. 


Livre    VÎ.  ii^ 

1er  la  tète  au  point  de  ne  pouvoir  plus 
ni  rien  voir  ni  rien  favoir*  Heureuiement 
je  m'apperçus  que  j'enfilois  une  faufle 
route  qui  m'égaroit  dans  un  labyrinthe 
immenfe  ,  6c  j'en  fortis  avant  d'y  être 
tout-à-fait  perdu* 

Pour  peu  qu^on  ait  im  vrai  goût  pouf 
les  fciences ,  la  première  chofe  qu'on  lent 
en  s'y  livrant ,  c'efl:  leur  liaifon  qui  fait 
qu'elles  s'attirent ,  s'aident ,  s'éclairent  mu- 
tuellement ,  &  que  l'une  ne  peut  fe  pafler 
de  l'autre.  Quoique  l'efprit  humain  ne 
puiffe  fuffire  à  toutes ,  &  qu'il  en  faille 
toujours  préférer  une  comme  la  princi- 
pale, Il  l'on  n'a  quelque  notion  des  au- 
tres ,  dans  la  fienne  même  on  fe  trouve 
fouvent  dans  l'obfcurité.  Je  fentls  que  ce 
que  j'avois  entrepris  étoit  bon  &  utile  en 
lui-même ,  qu'il  n^  avoit  que  la  méthode 
<i  changer.  Prenant  d'abord  l'encyclopédie 
j'allois  la  divifant  dans  {es  branches  ;  je 
vit  qu'il  falloit  faire  tout  le  contraire  ;  les 
prendre  chacune  féparément ,  &  les  pour- 
fuivre  chacune  à  part  jufqu'au  point  où 
elles  fe  réuniffent.  Ainfi  je  revins  à  la 
fynthefe  ordinaire  ;  mais  j'y  revins  en 
Jiomme  qui  fait  ce  qu'il  fait,  La  méditg- 

^upjpUmcnt,  Tome  IX,  I 


130        Les   Confessions. 

tion  me  tenoit  en  cela  lieu  de  connoif-v 
fance ,  &  une  réflexion  très-naturelle  ain 
doit  à  me  bien  guider.  Soit  que  je  vé- 
cuffe  ou  que  je  mourufle ,  je  n'avois  point 
de  tems  à  perdre.  Ne  rien  favoir  à  près 
de  vingt-cinq  ans  &  vouloir  tout  appren- 
dre ,  d'ail  s'engager  à  bien  mettre  le  tems 
à  profit.  Ne  fâchant  à  quel  point  le  fort 
ou  la  mort  pouvoient  arrêter  mon  zèle , 
je  voulois  à  tout  événement  acquérir  des 
idées  de  toutes  chofes,  tant  pour  fonder 
mes  difpofitions  naturelles  que  pour  ju- 
ger par  moi-même  de  ce  qui  méritoit  le 
mieux  d'être  cultivé. 

Je  trouvai  dans  l'exécution  de»ce  plaa 
un  autre  avantage  auquel  je  n'avois  pas 
penfé  ;  celui  de  mettre  beaucoup  de  tems 
à  profit.  Il  faut  que  je  ne  fois  pas  né  pour 
l'étude  ;  car  une  longue  application  me 
fatigue  à  tel  point  qu'il  m'eft  impofiible 
de  m'occuper  demi-heure  de  fuite  avec 
force  du  même  fujet,  lur-tout  en  fuivant 
les  idées  d'autrui  ;  car  il  m'efl  arrivé  quel- 
quefois de  me  livrer  plus  long-tems  aux 
miennes  &  même  avec  affez  de  fuccès. 
Quand  j'ai  fuivi  durant  quelques  pages  un 
auteur  qu'il  faut   lire  avec  application , 


Livre    VI.  131 

mon  efprit  Tabandonne  &  fe  perd  dans  les 
nuages.  Si  je  m'obftine ,  je  m'épuife  inuti-  . 
lement  ;  les  éblouiffemens  me  prennent , 
je  ne  vois  plus  rien.  Mais  que  des  fujets 
différens  Te  liiccedent ,  même  fans  inter- 
ruption ,  l'un  me  délafle  de  l'autre  ;  &:  fans 
avoir  befoin  de  relâche  ,  je  les  fuis  plus 
aifcment.  Je  mis  à  profit  cette  obfervation. 
dans  mon  plan  d'études,  &  je  les  entre- 
mêlai tellement  que  je  m'occupois  tout  le 
jour  6c  ne  me  fatiguois  jamais.  Il  efl  vrai 
que  les  foins  champêtres  &  domefliques 
faifoient  des  diverfions  utiles  ;  mais  dans 
ma  ferveur  croifTante ,  je  trouvai  bientôt 
le  moyen  d'en  ménager  encore  le  tems 
pour  l'étude ,  &  de  m'occuper  à  la  fois  de 
deux  chofes ,  fans  fonger  que  chacune  en 
^lloit  moins  bien. 

Dans  tant  de  menus  détails  qui  me 
charment  ÔC  dont  j'excède  fouvent  mon 
ledleur  ,  je  mets  pourtant  une  difcrétion 
dont  il  ne  fe  douteroit  gueres  fi  je  n'avois 
foin  de  l'en  avertir.  Ici  par  exemple  je  me 
rappelle  avec  délices  tous  les  différens 
çfiais  que  je  fis  pour  diflribuer  mon  tems 
de  façon  que  j'y  trouvaifc  à  la  fois  autant 
U',igrémcnt  ôc  d'utilité  qu'il  étoit  poffible, 

I   2 


^3^  Les  Confessions.' 
&  je  puis  dire  que  ce  tems  où  je  vivois 
dans  la  retraite  &  toujours  malade  ,  fut 
celui  de  ma  vie  où  je  fus  le  moins  oifif  & 
le  moins  ennuyé.  Deux  ou  trois  mois  fe 
pafferent  ainii  à  îâter  la  pente  de  mon 
efprit  &  à  jouir  dans  la  plus  belle  faifon 
de  l'année ,  &c  dans  un  lieu  qu'elle  rendoit 
enchanté ,  du  charme  de  la  vie  dont  je 
fentois  fi  bien  le  prix ,  de  celui  d'une  fo- 
ciété  auiîi  libre  que  douce  ,  fi  l'on  peut 
donner  le  nom  de  fociété  à  une  aufîi  par- 
faite union,  &  de  celui  des  belles  con- 
noifiances  que  je  me  propofois  d'acquérir; 
car  c'étoit  pour  moi  comme  fi  je  les  avols 
déjà  poffédées  ;  ou  plutôt  c'étoit  .mieux 
encore ,  puifque  le  plaifir  d'apprendre  en- 
troit  pour  beaucoup  dans  mon  bonheur. 
Il  faut  pafier  fur  ces  efîais  qui  tous 
étoient  pour  moi  des  jouiiTances ,  mais 
trop  fmiples  pour  pouvoir  ctre  expliquées. 
Encore  un  coup ,  le  vrai  bonheur  ne  fe 
décrit  pas ,  il  fe  fent ,  &  fe  fent  d'autant 
mieux  qu'il  peut  le  moins  fe  décrire  , 
parce  qu'il  ne  rcfuîte  pas  d'un  recueil  de 
faits ,  mais  qu'il  efl:  un  état  permanent.  Je 
lîie  répète  fouvent ,  mais  je  me  répéterois 
^ien  davantage ,  fi  je  difois  la  même  chof» 


Livre    V  t  t^f 

«utant  de  fois  qu'elle  me  vient  dans  l'efprit.' 
Quand  enfin  mon  train  de  vie  fouyenf  . 
changé  eût  pris  un  cours  uniforme ,  void- 
à-peu-près  quelle  en  flit  la  diftributionr 

Je  me  îevois  tous  les  matins  avant  lé 
folcil.  Je  montois  par  un  verger  voifm  dan^ 
un  très -joli  chemin  qui  étoit  au-defllis 
de  la   vigne   &  fuivoit  la   côte   jufqu'à^ 
Chambery,  Là,  tout  en- me  promenant  je 
faifois  ma  prière ,  qui  ne  confiftoit  pas  eti 
un  vain  balbutiement  de  lèvres ,  mais  dans 
une  fmcere  élévation  de  cœur  à  FAuteu^, 
<le  cette  aimable  nature  dont  les  beautés 
ëtoient  fous  mes  yeux.  Je  n'ai  jamais  aimé 
à  prier  dans  la  chambre  :  il  me  femble  que 
les  murs  &  tous  ces  petits  ouvrages  deC 
liommes  s'interpofent  entre  Dieu  &  moi» 
J'aime  à  le  contempler  dans  fes  oeuvres,' 
tandis  que'  mon  cœur  s'élevc  à  lui.  Mes 
prières  étoient  pures ,  je  puis  le  dire ,  Si 
dignes  par-là  d'être  exaucées.  Je  ne  demaii* 
dois  pour  moi  &  pour  celle   dont  mes 
vœux  ne  me  féparoient  jamais ,  qu'une  vie 
innocente  &  tranquille  ;  exempte  du  vice  , 
de  la  douleur ,  des  pénibles    befoins  ,  la 
mort  des  juftes  &  leur  fort  dans  l'avenir. 
Du  rcile  cet  afte  fe  paiToit  plus  en  admira^ 

ï  3 


134  Les  Confessions. 
tion  &  en  contemplation  qu'en  demandes  ^ 
&  je  favois  qu'auprès  du  Difpenfateur  des 
vrais  biens ,  le  meilleur  moyen  d'obtenir 
ceux  qui  nous  font  néceffaires  eft  moins 
de  les  demander  que  de  les  mériter.  Je 
fevenois  en  me  promenant ,  par  un  affez 
grand  tour  ,  occupé  à  confidérer  avec  in- 
térêt &  volupté  les  objets  champêtres  dont 
j'étois  environné ,  les  feuls  dont  l'œil  & 
le  cœur  ne  felaffent  jamais.  Je  regardois  de 
loin  s'il  étoit  jour  chez  Maman  ;  quand  je 
yoyois  fbn  contrevent  ouvert  ,  je  treflail- 
Jois  de  joie  &  j'accourois.  S'il  étoit  fermé 
j'entrois  au  jardin  en  attendant  qu'elle  fût 
|"éveillée ,  m'amufant  à  repafler  ce  que  j'a- 
vois  appris  la  veille  ou  à  jardiner.  Le  con- 
trevent s'ouvroit ,  j'allois  l'embrafTer  dans 
fon  lit  fouyent  encore  à  moitié  endormie  , 
(&  cet  embraffement  aufîi  pur  que  tendre 
liroit  de  fon  innocence  même  un  charme 
qui  n'eil  jamais  joint  à  la  volupté  des  fens. 
Nous  déjeunions  ordinairement  avec  du 
café  au  lait.  C'étoit  le  tems  de  la  journée 
oii  nous  étions  le  plus  tranquilles  ,  où 
nous  caufions  le  plus  à  notre  aife.  Ces 
féances ,  pour  TordiRaire  affcz  longues  , 
nfont  laiffé  un  goût  vif  pour  les  déjcù- 


Livre     V  L  135^ 

nés  ,  &  je  préfère  infiniment  l'iifage  d'An- 
gleterre &  de  Siiifîe  011  le  déjeuné  eu  un- 
vrai  repas  qui  raflenible  tout  le  monde  ,  à 
celui  de  France  oii  chacun  déjeune  feul 
dans  fa  chambre,  ou  le  plus  fouvent  ne 
déjeène  point  du  tout.  Après  une  heure 
ou  deux  de  caufcrie,  j'allois  à  mes  livres 
jufqu'au  dîné.  Je  commençois  par  quelque 
livre  de  pliilofophie ,  comme  la  logique 
de  Port-Royal,  l'EiTai  de  Locke,  Malle-- 
branche  ,   Leibnitz  ,  Defcartes  ,   &c.    Je 
m'apperçiis  bientôt  que  tous  ces  Auteurs 
étoient  entr'eux  en  contradidion  prefque 
perpétuelle  ,  &  je  formai   le   chimérique 
projet  de  les  accorder  ,  qui   me   fatigua 
beaucoup  &  me  fit  perdre  bien  du  tems. 
Je  me  brouillois  la  tête  ,  &  je  n'aVançois 
point.  Enfin  renonçant  encore  à  cette  mé- 
thode j'en  pris  une  infiniment  nieil'cure , 
6c  à  laquelle  j'attribue  tout  le  progrès  que 
je  puis  avoir  fait,  malgré  mon  défaut  de 
capacité  ;  car  il    cfl  certain  que  j'en  eus 
toujours  fort  peu  pour  l'étude.  En  liiajit 
chaque  Auteur ,  je  me  fis  une  loi  d'adopté» 
&  fuivrc  toutes  fes  idées  fans  y  mêler  les 
miennes  ni  celles  d'un  autre  ,  &  fans  ja- 
mais difputer  avec  1  ui.  Je  me  dis ,  commen- 

14 


[13^  Les  Confessions^ 
çons  par  me  faire  un  magafin  d'idée?  J 
vraies  ou  fauffes  ,  mais  nettes ,  en  atten- 
dant que  ma  tête  en  (bit  afîez  fournie  pour 
pouvoir  les  comparer  &  choifir.  Cette 
méthode  n'eft  pas  fans  inconvéniens  ,  je 
le  fais ,  mais  elle  m'a  réufîi  dans  l'objet  de 
m'inflruire.  Au  bout  de  quelques  années 
pafTée's  à  ne  penfer  exaûement  que  d'après 
autrui ,  fans  réfléchir  ,  pour  ainfi  dire,  &c 
prefque  fans  raifonner  ,  je  me  fuis  trouvé 
un  affez  grand  fonds  d'acquis  pour  me  fuft 
fire  à  moi-même  &  penfer  fans  le  fecours 
•d'autrui.  Alors,  quand  les  yoyages  &  les 
affaires  m'ont  ôté  les  moyens  de  confulter 
les  livres  ,  je  me  fuis  amufé  à  repafler  & 
comparer  ce  que  j'avois  lu ,  à  pefer  cha- 
que chofe  à  la  balance  de  la  raifon  ,  &  à 
juger  quelquefois  mes  maîtres.  Pour  avoir 
commencé  tard  à  mettre  en  exercice  ma 
faculté  judiciaire,  je  n'ai  pas  trouvé  qu'elle 
eût  perdu  fa  vigueur  ,  &  quand  j'ai  publié 
ines  propres  idées,  on  ne  m'a  pas  accufé 
d'être  un  difciple  iervile ,  &  de  jurer  m 
^erba  mcifrijlri. 

Je  pafiois  de-là  à  la  géométrie  élémen'. 
taire  ;  car  je  n'ai  jamais  été  plus  loin , 
ïa'obftinant  à  vouloir  vaincre  mon  çeu  d.^ 


Livre    VI.  i^^ 

mémoire  à  force  de  révenir  cent  &  cent 
fois  fur  mes  pas  ,  &  de  recommencer 
inceflamment  la  même  marche.  Je  ne  goû- 
tai pas  celle  à^EucUdc  qui  cherche  plutôt 
la  chaîne  des  démonlîrations  que  la  liaifon 
des  idées;  je  préférai  la  géométrie  du  Père 
Lami  qui  dçs-lors  devint  im  de  mes  auteurs' 
favoris,  &  dont  je  relis  encore  avec  plaifif 
les  ouvrages.  L'algèbre  fuivoit ,  &  ce  fut 
toujours  le  P.  Lami  que  je  pris  pour  guide  ;' 
^uand  je  fus  plus  avancé ,  je  pris  la  fciencô 
du  calcul  du  P.  Reynaud ,  puis  fon  analyfe' 
démontrée  que  je  n'ai  fait  qu'effleurer.  Je 
n'ai  jamais  été  affez  loin  pour  bien  fentir 
l'application  de  l'algèbre  à  la  géométrie.  Je 
n'aimois  point  cette  manière  d'opérer  fans* 
■voir  ce  qu'on  fait  ;  &  il  me  fembloit  que' 
réfoudre  un  problême  de  géométrie  par 
les  équations  ,  c'étoit  jouer  un  air  en  tour- 
nant une  manivelle.  La  première  fois  que 
je  trouvai  par  le  calcul  que  le  quarré  d'un 
binôme  étoit  compolé  du  quarré  de  cha- 
cime  de  fes  parties  &  du  double  produit 
de  Tune  par  l'autre  ,  malgré  la  juftefTe  de' 
ma  multiplication  ,  je  n'en  voulus  rien, 
croire  jufqu'à  ce  que  j'eufTc  fait  la  figure. 
Ce  n'étoit  pas  que  je  n  euflg  un  grand  goiiff 


r^^  Les  Confessions. 
pour  l'algèbre  en  n'y  confidérant  que  la' 
quantité  abftraite  ;  mais  appliquée  à  l'éten- 
due je  voulois  voir  l'opération  fur  les 
lignes ,  autrement  je  n'y  comprenois  plus 
rien. 

Après  cela  venoit  le  latin.  C'étoit  mon 
étude  la  plus  pénible  ,  &:  dans  laquelle  je 
n'ai  jamais  fait  de  grands  progrès.  Je  me' 
mis  d'abord  à  la  méthode  latine  de  Port- 
Royal  ,  mais  fans  fruit.  Ces  vers  oftrogots 
me  faifoient  mal  au  cœur  &  ne  pouvoient 
entrer  dans  mon  oreille.  Je  me  perdois 
dans  ces  foules  de  rcgîes ,  &  en  apprenant 
la  dernière ,  j'oubliois  tout  ce  qui  avoit 
précédé.  Une  étude  de  mots  n'efl  pas  ce 
qu'il  faut  à  un  homme  fans  mémoire  ,  &: 
c'étoit  précifément  pour  forcer  ma  mé- 
moire à  prendre  de  la  capacité  ,  que  je 
j-n'obflii>ois  à  cette  étude.  Il  fallut  l'aban- 
donner à  la  fin.  J'entendois  nffez  la  conf- 
truftion  pour  pouvoir  lire  un  auteur  fa- 
cile j  à  l'aide  d'un  diûiormaire.  Je  fuivis 
cette  route, '&  je  m'en  trouvai  bien.  Je 
m'appliquai  à  la  traduftlon,  non  par  écrit, 
rnais  mentale ,  &  je  m^cn  tins  là.  A  force  de 
tems  &  d'exercice  ,  je  fuis  parvenu  à  lire 
idÏQz  coufamment  les  Auteurs  latins ,  mais 


Livre     Vi.  139 

jamais  à  pouvoir  ni  parler  ni  écrire  dans 
cette  langue  ;  ce  qui  m'a  fouvent  mis  dans 
l'embarras  quand  je  me  fuis  trouvé  ,  je  ne 
fais  comment,  enrôlé  parmi  les  gens  de 
lettres.  Un  autre  inconvénient  conféquent 
à  cette  manière  d'apprendre  ,  ell:  que  je 
n'ai  jamais  fu  la  profodie  ,  encore  moins 
'  les  règles  de  la  vcrfifîcation.  Defirant  pour- 
tant de  fentir  l'harmonie  de  la  langue  en 
vers  &  en  profe ,  j'ai  fait  bien  des  efforts 
pour  y  parvenir;  m.ais  je  fuis  convaincu 
que  fans  m.iître  cela  eft  prefque  impofîi- 
ble.  Ayant  appris  la  compofition  du  plus 
facile  de  tous  les  vers  qui  efl  l'hexamètre  , 
j'eus  la  patience  de  fcander  prefque  tout 
Virgile ,  &c  d'y  marquer  les  pieds  &  la 
quantité  ;  puis  quand  j'ctois  en  doute  û 
une  fyllabe  étoit  longue  ou  brève  ,  c'étoit 
mon  Virgile  que  j'allois  confulter.  On  fent 
que  cela  me  faifoit  faire  bien  des  fautes, 
à  caufe  des  altérations  permi fes  par  les 
règles  de  la  vcrfifcation.  Mais  s'il  y  a 
de  l'avantage  à  étudier  fcul ,  il  y  a  aufîi 
de  grands  inconvéniens,  &  fur-tout  une 
peine  incroyable.  Je  fais  cela  mieux  que 
qui  que  ce  foit. 

Avant  midi  je  qiiittois  mes   livres ,  6c 


%40  Les  Confessions; 
fi  le  dîné  n'étoit  pas  prêt ,  j'allois  faîré 
vifîte  à  mes  amis  les  pigeons ,  ou  travail- 
ler au  jardin  en  attendant  l'heure.  Quand 
je  m'entendois  appeller,  j'accourois  fort 
content ,  &  muni  d'un  grand  appétit  ;  car 
c'efl  encore  une  cliofe  à  noter ,  que  quel- 
que malade  que  je  puiffe  être  ,  l'appétit 
ne  me  manque  jamais.  Nous  dînions  très- 
agréablement ,  en  caufant  de  nos  affaires, 
en  attendant  que  Maman  put  manger.  Deux 
ou  trois  fois  la  femaine  >  quand  il  faifoit 
beau ,  nous  allions  derrière  la  m.aifon  pren- 
dre le  café  dans  un  cabinet  frais  &c  touffu 
que  j'avois  garni  de  houblon,  &  qui  nous 
faifoit  grand  plaifir  durant  la  chaleur  ;  nous 
pafîions  là  une  petite  heure  à  vifiter  nos 
légumes ,  nos  fleurs ,  h  des  entretiens  rela- 
tifs à  notre  manière  de  vivre ,  &  qui  nous 
en  faifoient  mieux  goûter  la  douceur.  J'a- 
vois une  autre  petite  famille  au  bout  du 
jardin  :  c'étoicnt  des  abeilles.  Je  ne  man- 
quois  gueres  ,  &  fouvent  Maman  avec 
moi  d'aller  leur  rendre  vifite;  je  m'inté- 
reffois  beaucoup  à  leur  ouvrage ,  je  m'a- 
mufois  infiniment  à  les  voir  revenir  de  la 
picorée  ,  leurs  petites  cuiffes  quelquefois 
il  chargées  qu  elles  avoient  peine  à  mar- 


Livre    V  L  14^ 

cher.  Les  premiers  jours  la  curiofité  mô 
rendit  indifcret ,  &  elles  me  piquèrent  deux 
Ou  trois  fois  ;  mais  eniliite  nous  fîmes  il 
bien  connoiflance ,  que  quelque  près  que 
je  vinfle  elles  me  îalflbient  faire ,  &  quel- 
ques pleines  que  fufTent  les  ruches ,  prêtes 
à  jetter  leur  effaim  ,  j*en  étois  quelquefois 
entouré ,  j'en  avois  fur  les  mains ,  fur  le 
vifage,  fans  quVicune  me  piquât  jamais. 
Tous  les  animaux  fe  défient  de  l'homme 
&  n'ont  pas  tort^;  mais  font-ils  furs  une 
fois  qu'il  ne  leur  veut  pas  nuire ,  leur  con- 
fiance devient  fi  grande  ,  qu'il  faut  être 
plus  que  barbare  pour  en  abufer. 

Je  reîournois  à  mes  livres  :  mais  mes 
occupations  de  l'après-midi  dévoient  moins 
porter  le  nom  de  travail  &  d'étude  ,  qu^ 
de  récréations  &  d'amufement.  Je  n'ai  ja- 
mais pu  fupporîer  l'appUcation  du  cabinet 
après  mon  dîné ,  &  en  général  toute  peine 
me  coûte  durant  la  chaleur  du  jour.  Je 
îîi'occupois  pourtant  ;  mais  fans  gêne  6c 
prefque  fans  règle,  à  lire  fans  étudier.  La 
chofe  que  je  fuivois  le  plus  exatfement 
étoit  l'hiftoire  &  la  géographie ,  &c  comme 
cela  ne  demandoit  point  de  contention 
d'efprit,  j'y  fis  autant  de  progrès  que  le 


14^  Les  Confessions. 
•pcrmettoit  mon  peu  de  mémoire.  Je  vou- 
lus étudier  le  P.  Pet  au  ,  &  je  m'enfonçai 
dans  les  ténèbres  de  la  chronologie  ;  mais 
je  rne  dégoûtai  de  la  partie  critique  qui 
li'a  ni  fond  ni  rive  ,  &  je  m'affe£tionnai 
par  préférence  à  l'exacte  mefure  des  tems 
6l  à  la  marche  des  corps  célefles.  J'aurois 
même  pris  du  goût  pour  l'aftronomie  li 
j 'a vois  eu  des  inllrumens  ;  mais  il  fallut 
me  contenter  de  quelques  élémens  pris 
dans  des  livres  ,  &  de  quelques  obferva- 
tions  groiîieres  faites  avec  une  lunette 
d'approche ,  feulement  pour  connoître  la 
fituation  générale  du  Ciel  :  car  ma  vue 
courte  ne  me  permet  pas  de  diiHnguer  à 
yeux  nuds  aiTez  nettement  les  aflres.  Je  me 
rappelle  à  ce  fujet  une  aventure  dont  le 
ibiivenir  m'a  fouvent  fait  rire.  J'avois 
îicheté  un  planlfphere  célefle  pour  étudier 
les  conflellations.  J'avois  attaché  ce  pla- 
nifphere  fur  un  chaiîis ,  &  les  nuits  oii 
le  Ciel  étoit  ferein  ,  j'allois  dans  le  jardin 
pofer  mon  chaiTis  fur  quatre  piquets  de 
ma  hauteur ,  le  planifphere  tourné  en- 
dclTous,  &  pour  l'éclairer  fans  que  le  vent 
ibufflât  ma  chandelle  ,  je  la  mis  dans  un 
feau  à  terre  entre  les  quatre  piquets  ;  puis 


Livre    VI.  145^ 

regardant  alternativement  le  planifphere 
avec  mes  yeux  ,  &  les  aftres  avec  ma  lu- 
nette ,  je  m'exerçois  à  connoître  les  étoiles 
&  à  difcerner  les  conilella,tions.  Je  crois 
avoir  dit  que  le  jardin  de  M.  Nsiret  étoit 
en  terraffe  ;  on  voyoit  du  chemin  tout  ce 
qui  s'y  faiibit.  Un  loir  des  payfans  paflant 
afTez  tard,  me  virent  dans  un  grotefque 
équipage  ,  occupé  à  mon  opération.  La 
lueur  qui  donnoit  iur  mon  planiCphere  &: 
dont  ils  ne  voyoient  pas  la  cauié ,  parce 
que  la  lumière  étoit  cachée  à  leurs  yeux 
par  les  bords  du  leau,  ces  quatre  piquets, 
ce  grand  papier  barbouillé  de  figures ,  ce 
cadre  &  le  jeu  de  ma  lunette  qu'ils  voyoient 
aller  &  venir ,  donnoit  à  cet  objet  un  air 
de  grimoire  qui  les  effraya.  Ma  parure 
n'étoit  pas  propre  à  les  râflurer  :  un  cha- 
peau clabaud  par  defTus  mon  bonnet ,  & 
un  pet-en-l'air  ouetté  de  Maman  qu'elle 
m'avQit  obligé  de  mettre ,  ofFroient  à  leurs 
yeux  l'image  d'un  vrai  forcier  ,  &  comme 
il  étoit  près  de  minuit  ils  ne  doutèrent 
point  que  ce  ne  fût  le  commencement  du 
fabat.  Peu  cuiieux  d'en  voir  davantage  ils 
fc  fauverent  très-alarmés  ,  éveillèrent  leurs 
voifins  pour  leur  conter  leur  vifion,  & 


:ï4-4  L^s  Confessions. 
l'hiiroire  courut  û  bien  que  dès  le'  lencte* 
main  chacun  fut  dans  le  voifinage  que  le 
fabat  ,ie  tenoit  chez  M.  Noirct.  Je  ne  fais 
ce  qu'eût  produit  cniîn  cette  rumeur,  li 
l'un  des  payfans  témoin  de  mes  conjura- 
tions n'en  eût  le  même  jour  porté  fa 
plainte  à  deux  Jéfuites  qui  venoient  nous 
voir,  &  qui  fans  favoir  de  quoi  il  s'a- 
gifibit  les  dcfabuferent  par  provifion.  Ils 
nous  contèrent  l'hiftoire  ,  je  leur  en  dis 
la  caufe  ,  &  nous  rîmes  beaucoup.  Cepen- 
dant il  fut  réfolu ,  crainte  de  récidive  que 
j'obferverois  déformais  fans  lumière  & 
que  j'irois  confulter  le  planifphere  dans  la 
maifon.  Ceux  qui  ont  lu  dans  l'es  Lettres 
de  la  montagne  ma  magie  de  Venife  trou- 
veront ,  je  m'afiure ,  que  j'avois  de  lon- 
gue main  une  grande  vocation  pour  être 
forcier. 

Tel  étoit  mon  train  de  vie  aux  Char- 
mettes  quand  je  n'étois  occupé  d'aucunsi 
foins  champêtres;  car  ils  avoient  toujours 
la  préférence,  &  dans  ce  qui  n'excédoit 
pas  mes  forces  ,  je  travaillois  comme  \\i\ 
payfan  ;  mais  il  cil:  vrai  que  mon  extrême 
foiblefle  ne  me  laiifoit  gueres  alors  fur  cet 
article  que  le  mérite  de  la  bonne  volonté. 

D'ailleurs  , 


Livre    VÎ.  't4Ç 

33'ailleiirs  ,  je  voulois  faire  à  la  fois  deux: 
ouvrages  ,  &  par  cette  raifon  je  n'en  fai- 
fois  bien  aucun.  Je  m'ëtois  mis  dans  la  tête 
de  me  donrfèr  par  force  de  la  mémoire  ^ 
je  m'cblîinois  à  vouloir  beaucoup  apprend 
dre  par  cœur.  Pour  cela  je  portois  tou- 
jours avec  moi  quelque  livre  qu'avec  une 
peine  incroyable  j'étudiois  &  repaffois 
tout  en  travaillant.  Je  ne  lais  pas  comment 
l'opiniâtreté  de  ces  vains  &  continuels 
efforts  ne  m'a  pas  enfin  rendu  flupide.  Il 
faut  que  j'aye  appris  &  rappris  bien  vingt 
fois  les  éclogues  de  Virgile ,  dont  je  ne 
fais  pas  un  feul  mot.  J'ai  perdu  ou  dépa- 
reillé des  multitudes  de  livres,  par  l'ha- 
bitude que  j'avois  d'en  porter  par  -  tout 
avec  moi  ,  au  colombier ,  au  jardin ,  au 
verger,  à  la  vigne.  Occupé  d'autre  chofe 
je  pofois  mon  livre  au  pied  d'un  arbre  ou 
iiir  la  haie  ;  par-tout  j'oubliois  de  le  re- 
prendre ,  &  fouvent  au  bout  de  quinze 
jours  je  le  retrouvois  pourri  ou  rongé  des 
fourmis  &  des  limaçons.  Cette  ardeur 
d'apprendre  devint  une  manie  qui  me  ren- 
doit  comme  hébété ,  tout  occupé  que  j'é* 
tois  fans  ccffe  à  marmoter  quelque  chofg 
entre  mes  dents. 

$uppUimnt,   Tomç  |X,  J^ 


J4^        Les    Confessions;    . 

Les  écrits  de  Port-P*.oyal  &  de  l'Ora- 
toire étant  ctiix  que  je  lifois  le  plus  fré- 
quemment m'avoient  rendu  demi-Janfé- 
nifte  ,  &  malgré  toute  ma  confiance  leur 
dure  théologie  m'épouvaatoiî  quelquefois. 
La  terreur  de  l'enter ,  que  jufqucs-là  j'a- 
vois  très-peu  craint  troub-oit-  peu-à-peu 
ma  fécurité  ,  6c  fi  Maman  ne  m'eût  tran- 
quillifé  l'ame  ,  cette  effrayante  doÔrine 
rn'eùt  erfia  tout-à-fait  bouleverfé.  Mon 
confcfTeur ,  qui  étoit  auffi  le  fien  ,  contri- 
buoit  pour  fa  part  à  me  maintenir  dans 
ime  bonne  afTiette.  C'éîoit  le  Père  Hemu  , 
Jéfuite ,  bon  &  fage  vieillai'd  dont  la  mé- 
moire me  fera  toujours  en  vénération. 
Quoique  Jéfuite  ,  il  avoit  la  fimplicité 
d'un  enfant ,  &  fa  morale  moins  relâchée 
que  douce  étoit  préc^fiment  ce  qu'il  me 
falloit  pour  ba^arcer  les  trides  impreilions 
du  Janfénifme.  Ce  bon  homme  &  fon 
compagnon  le  père  Coppicr,  venoient  fou- 
vént  nous  voir  aux  Charmettes  ,  quoique 
le  chemin  fut  fort  rude  ,  &  affez  long 
pour  des  gens  de  leur  âge.  Leurs  vifitcs 
me  faifoicnt  grand  bien  :  que  Dieu  veuille 
le  rendre  à  leurs  âmes  ;  car  ils  étoient  trop 
yieux  alors  pour  que    je  les  préfume  çn 


1   î   V   R  E      VI.  Ï47 

vîe  encore  aujourd'hui.  J'aliois  aufii  les 
voir  à  Chambery  ,  je  me  faïnilianlois  peu- 
à-peu  avec  leur  maifon  ;  leur  bibliothèque 
étoit  à  mon  fcrvice  ;  le  fouvenir  de  cet 
heureux,  tems  fe  lie  avec  celui  des  Jéfuites , 
au  point  de  me  faire  aimer  l'un  par  Tauîre  , 
&  quoique  leur  dodrine  m'ait  toujours 
paru  dangereufe ,  je  n'ai  jamais  pu  trou- 
ver en  moi  le  pouvoir  de  les  hair  ILicé- 
rement. 

Je  voudrois  favoir  s'il  pafle  quelque- 
fois dans  les  cœurs  des  autres  hommes 
des  puérilités  pareilles  à  celles  qui  paffent 
quelquefois  dans  le  mien.  Au  milieu  de 
mes  études  &  d'une  vie  innocente  autant 
qu'on  la  puiffe  mener  ,  &  malgré  tout  ce 
qu'on  m'avoit  pu  dire ,  la  peur  de  l'enfer 
m'agitoit  encore  fouvent.  Je  me  deman- 
dois  :  en  quel  état  fuis-je  ?  Si  je  mourois 
à  l'inftant  même,  ferois-je  damné  }  Selon 
mes  Janféniftes  la  chofe  étoit  indublable  ; 
mais  félon  ma  confcieiice  il  me  paroifToit 
que  non.  Toujours  craintif,  &  flottant 
dans  cette  cruelle  incertitude  j'avois  re- 
cours pour  en  fortir  aux  expédicns  les 
plus  rifibles  ,  &c  pour  Icfquels  je  ferois 
volontiers  enfermer  im  homme  fi  je  lui 

K  z 


^4§  Les  Confessions; 
en  voyois  faire  autant.  Un  jour  rêvant  ^ 
ce  trille  flijet  je  m'exerçois  machinale- 
ment à  lancer  des  pierres  contre  les  troncs 
des  arbres ,  &  cela  avec  mon  adrefle  ordi- 
naire ,  c'eft-à-dire ,  fans  prefque  en  tou- 
cher aucun.  Tout  au  milieu  de  ce  bel 
exercice  ,  je  m'arifai  de  m*en  faire  une 
efpece  de  proncftic  pour  calmer  mon  in- 
quiétude. Je  me  dis  :  je  m'en  vais  jetter 
cette  pierre  contre  l'arbre  qui  eu  vis-à-vis 
de  moi.  Si  je  le  touche ,  figne  de  falut  ; 
Il  je  le  manque,  figne  de  damnation.  Tout 
en  difant  ainfi  je  jette  ma  pierre  d'une 
main  tremblante  &  avec  un  horrible  bat-- 
tement  de  cœur  ,  mais  fi  heureiîfement 
qu'elle  va  frapper  au  beau  milieu  de  Tar- 
bre  ;  ce  oui  véritablement  n'étoit  pas  diffi- 
cile; car  j'avois  eu  foin  de  le  choifir  forfi 
gros  &  fort  près.  Depuis  lors  je  n'ai  plus 
douté  de  mon  falut.  Je  ne  fais  en  me  rappel- 
lant  ce  trait  11  je  dois  rire  ou  gémir  fur  moi- 
îTiême.  Vous  autres  grands  hommes  qui  riex 
furement ,  félicitez  -  vous  ,  mais  n'infultez 
pas  à  ma  rnifere  ;  car  je  vous  jure  que  je 
la  fens  bien. 

Au  reûe  ces  troubles ,  ces  alai'mes  infé- 
parables  peut-être  de  la  dévotion  ^  n'éj 


Livre    V  î.  149 

toient  pas  im  état  permanent.  Communé- 
ment j'éto'is  affez  tranquille ,  &  l'impreffion. 
que  l'idée  d'une  mort  prochaine  faifoit  fur 
mon   ame  ,    étoit   moins    de   la   triflefîe 
qu'une  langueur   paifible  ,  &  qui  même 
avoit  fes  douceurs.  Je  viens  de  retrouver 
parmi  de  vieux  papiers  une  efpece  d'ex- 
hortation que  je  me  faiibis  à  moi-même  , 
&  où  je  me  félicitois  de  mourir  k  l'âge 
où  l'on  trouve  affez   de   courage  en  foi 
pour   envifager  la  mort  ,   &  fans  avoir 
éprouvé  de  grands  maux  ni  de  corps  ni 
d'efprit  durant  ma  vie.  Que  j'avois  bien 
raifon  !  Un  prefientiment  me  faifoit  crain- 
dre de  vivre  pour  fouffrir.  Il  fembloit  que 
je  prévoyois  le   fort  qui  m'attendoit  fur 
mes  vieux  jours.  Je  n'ai  jamais  été  il  près 
de  la  fageffe  que   durant  cette   heureufe 
époque.  Sans  grands  remords  fur  le  paffé  ; 
délivré  des  foucis   de  l'avenir,  le  fenti- 
ment  c[ui  dominoit  conftamment  dans  mon 
ame  étoit  de  jouir  du  préfent.  Les  dévots 
ont  pour  l'ordinaire  une  petite  feniualite 
trcs-vive  qui  leur  fait  favourer  avec  déli- 
ces les  pliùfirs  innocens  qui  leur  font  per- 
mis. Les  mondains  leur  en  font  un  crime 
Je  ne  fais  pourquoi ,  ou  plutôt  je  le  im 

i^3. 


150  Les  Confessions; 
bien.  C'efl  qu'ils  envient  aux  autres  îa 
jouiffance  des  pîailirs  amples  dont  eux- 
mêmes  ont  perdu  le  goût.  Je  l'avois  ce 
gcùt ,  &  je  trouvois  charmant  de  le  Satis- 
faire en  fureté  de  confcience.  Mon  cœur 
neuf  encore  fe  livroit  à  tc«it  avec  unplaiiir 
d'enfant ,  ou  plutôt  fi  je  l'ofe  dire  ,  avec 
luie  volupté  d'ange  :  car  en  vérité  ces  tran- 
quilles jouiiTdnces  ont  la  férénité  de  celles 
du  paradis.  Des  dînes  faits  far  l'herbe  k 
Mo'itagnole ,  d.^s  foupés  fous  le  berceau, 
la  récolte  des  fruits  ,  les  vendanges ,  les 
veillées  à  teiller  avec  nos  gens,  tout  cela 
faifoit  pour  nous  autant  de  fêtes  auxquelles 
Maman  prenoit  le  même  plaifir  que  moi. 
Des  promenades  plus  folitaires  avoient  un 
charm.e  plus  grand  encore ,  parce  que  le 
cœur  s'épanchoit  plus  en  liberté.  Nous  en 
fîmies  une  entr'autres  qui  fait  époque  dans 
ma  mémoire  ,  un  jour  de  St.  Louis  dont 
Maman  portoit  le  nom.  Nous  partîmes 
enfemble  &  feuls  de  bon  matin  après  la 
meffe  qu'un  Carme  étoit  venu  nous  dire 
à  la  pointe  du  jour  dans  une  chapelle 
attenante  à  la  maifon.  j 'a vois  propofé 
d'aller  parcourir  la  côte  oppofée  à  celle 
où  nous  étions  ,   &  que  nous   n'avions 


tîVRE      VI.  15^ 

point  vifitée  encore.  Nous  avions  envoyé 
nos  provifions  d'avance ,  car  la  courfe  de- 
voit  durer  tout  le  jour.  Maman ,  quoiqu'un, 
peu  ronde  &  graffe  ne  marchoit  pas  mal  ; 
nous  allions  de  colline  en  colline  6c  de 
bois  en  bois  ,  quelquefois  au  foleil  & 
fouvent  à  l'ombre  ;  nous  rcpofant  de  tems 
en  tems  ,  &  nous  oubliant  des  heures  en- 
tières ;  eau  Tant  de  nous ,  de  notre  union ,  de 
la  douceur  de  notre  fort ,  &  faifant  pour 
fa  durée  des  vœux  qui  ne  farent  pas  exau- 
cés. Tout  femWoit  confpirer  au  bonheur 
de  cette  journée.  Il  avoit  plu  depuis  peu; 
point  de  pouiîiere ,  &  des  ruifTeaux  bien 
courans.  Un  petit  vent  frais  agitoit  les 
feuilles  ,  l'air  étoit  pur  ,  l'horizon  fans 
nuages  ;  la  férénité  régnoit  au  Ciel  comme 
dans  nos  cœurs.  Noire  dîné  fut  fait  chez 
un  payfan  &  partagé  avec  fa  famille  qui 
nous  béniflbit  de  bon  cœur.  Ces  pauvres 
Savoyards  font  fi  bonnes  gens  !  Aryrhs  le 
dîné  nous  gagnâmes  l'ombre  fous  de  grands 
arbres ,  oîi  tandis  que  j'amafTois  des  brins 
de  bois  fec  pour  faire  notre  café  ,  Maman 
s'amufoit  à  herborifer  parmi  les  brcinTail- 
Ics  ,  6c  avec  les  fleurs  du  bouqu^î:  que 
chemin  faifant  je  lui  avois  ram;fié  ,  elle 


fyît        Les  Confessions? 

me  fît  remarquer  dans  leur  flruâure  mille 
chofes  curieuies  qui  m'amuferent  beau- 
coup &  qui  dévoient  me  donner  du  goût 
pour  la  botanique  ,  mais  le  moment  n'é- 
toit  pas  venu  ;  j'étois  diftrait  par  trop 
d'autres  études.  Une  idée  qui  vint  me  frap- 
per fît  diverfîon  aux  fleurs  &  aux  plantes, 
La  fituation  d'ame  où  je  me  trouvois ,  tout 
ce  que  nous  avions  dit  &  fait  ce  jour-là  , 
tous  les  objets  qui  m'avoient  frappé  me 
rappellerent  l'efpece  de  rêve  que  tout 
éveillé  j'avois  fait  à  Annecy  fept  ou  huit 
ans  auparavant  &  dont  j'ai  rendu  compte 
en  fon  lieu.  Les  rapports  en  étoient  fi 
frappans  ,  qu'en  y  penfant  j'en  fus  ému 
jufqu'aux  larmes.  Dans  un  tranfport  d'at-» 
tendrifTement  j'embrafTai  cette  chère  amie. 
Maman  ,  Maman  ,  lui  dis- je  avec  paiîîon  , 
ce  jour  m'a  été  promis  depuis  long-tems , 
&  je  ne  vois  rien  au-delà.  Mon  bonheur 
grâce  à  vous  eft  à  fon  comble  ,  puifTe-t-il 
ne  pas  décliner  déformais  !  PuifTe-î-il  durer 
aufîî  long-tems-  que  j'en  conferverai  le 
goût  !   il  ne  finira  qu'avec  moi. 

Ainfi  coulèrent  mes  jours  heureux ,  Se 
d'autant  plus  heureux  que  n'appercevant 
rien  qtii  les  dut  U'oiiplçr ,  je  n'envifa^eois 


Livre    VÎ.  155 

.en  effet  leur  fin  qu'avec  la  mienne.  Ce 
n'étoit  pas  que  la  fource  de  mes  foucis  tiit 
abfolument  tarie;  mais  je  lui  voyois  pren- 
dre un  autre  cours  que  je  dirigeois  de  mon 
mieux  fiu"  des  objets  utiles ,  afin  qu'elle 
portât  Ton  remède  avec  elle.  Maman  ai- 
moit  naturellement  la  campagne  ,  &  ce 
goût  ne  s'attiédifToit  pas  avec  mxoi.  Peu- 
à-peu  elle  prit  celui  des  foins  champêtres  ; 
elle  aimoit  à  faire  valoir  les  terres ,  &  elle 
avoit  fur  cela  des  connoifîances  dont  elle 
faifoit  ufage  avec  plaifir.  Non  contente  de 
C€  qui  dépendoit  de  la  maifon  qu'elle  avoit 
prife  ,  elle  louoit  tantôt  un  champ  ,  tantôt 
im  prc.  Enfin  portant  fon  humeur  entre- 
prenante fur  des  objets  d'agriculture  ,  au 
lieu  de  refier  oifive  dans  fa  maifon ,  elle 
prenoit  le  train  de  devenir  bientôt  ime 
groffe  fermière.  Je  n'aimois  pas  trop  à  la 
i^oir  ainfi  s'étendre  ,  &:  je  m'y  oppofois 
tant  que  je  pouvois  ;  bien  fur  qu'elle  ferolt 
toujours  trompée  ,  &  que  fon  humeur 
libérale  &  prodigue  pôrteroit  toujours  la 
dépenfe  au-delà  du  produit.  Toutefois  je 
me  confolois  en  penfant  que  ce  produit 
du  moins  ne  feroit  pas  nul  &  lui  aidcroit 
(i  vivre.,  De  toutes  les  entreprifcs  qu'elle 


«54  I-ES  Confessions. 
pou  voit  former ,  celle-là  me  paroiffoit  la 
moins  ruineufe ,  &  fans  y  envifager  comme 
elle  un  objet  de  profit ,  j'y  envifageois 
une  occupation  continuelle  qui  la  garanti- 
roit  des  mauvalfes  aSaires  Se  des  efcrocs. 
Dans  cette  idée  je  defirois  ardemment  de 
recouvrer  autant  de  force  &  de  fanté  qu'il 
m'en  falloit  pour  veiller  à  (es  affaires  , 
pour  être  piqueur  de  fes  ouvriers  ou  fon 
premier  ouvrier  ,  &  naturellement  l'exer- 
cice que  cela  me  faifoit  faire  ,  m'arrachant 
fouvent  à  m.es  livres  ,  &  me  diilraifant  fur 
mon  état ,  devoit  le  rendre  meilleur. 

L'hiver  fuivant  Barillot  revenant  d'Ita- 
lie m'apporta  quelques  livres ,  entr'autres 
le  Bontempi  &  la  Cartella  per  mufica  du 
P.  Banchicri  qui  me  donnèrent  du  goût 
pour  l'hlftoire  de  la  mufique  &  pour  les 
recherches  théoriques  de  ce  bel  art.  Ba- 
rïllot  refta  quelque  tems  avec  nous  ,  & 
comme  j'étois  majeur  depuis  plufieurs 
mois  ,  il  fut  convenu  que  j'irois  le  prin- 
tems  fuivant  à  Genève  redemander  le  bien 
de  ma  mère  ou  du  moins  la  part  qui  m'en 
revenoit ,  en  attendant  qu'on  fût  ce  que 
mon  frère  ctoit  devenu.  Cela  s'exécuta 
comme  il  avoit  été  réfolu.  J'allai  à  Ge- 


Livre    VI.  155 

neve ,  mon  père  y  vint  de  Ton  côté.  De- 
puis long-îems  il  y  revenoit  fans  qu'on 
lui  cherchât  querelle  ,  quoiqu'il  n'eût  ja- 
mais purgé  (on  décret  :  mais  comme  on 
avoit  de  l'eltime  pour  Ton  courage  èc 
du  rclpeft  pour  la  probité  ,  on  {■"clgaoit 
d'avoir  oublié  fon  aita-re  .  &  les  Magif- 
trats  occupés  du  grand  projet  qui  éclata 
peu  après  ,  ne  vouioient  pas  eifaroucher 
avant  le  tems  la  Bourgeoiiie ,  eii  lui  rap- 
pel ;ant  mal-à-propos  leur  ancienne  par- 
tialité. 

Je  craignois  qu'on  ne  me  fit  des  dif^ 
ficultés  fur  mon  changement  de  religion  ; 
l'on  n'en  fit  aucune.  Les  loix  de  Genève 
font  à  cet  égard  moins  dures  eue  celles 
de  Berne  ,  où  quiconque  change  de  re- 
ligion ,  perd  non-leulemcnt  fon  état  mais 
fon  bien.  Le  mien  ne  me  fiit  donc  pas 
difputé  ,  mais  fe  trouva  je  ne  fais  com- 
ment ,  réduit  à  fort  peu  de  chofe.  Quoi- 
qu'on fût  à-peii-près  fur  que  mon  frère 
etoitmort,  on  n'en  avoit  point  de  preuve 
juridique.  Je  manquois  de  titres  fuffifans 
pour  réclamer  fa  part  ,  &  je  la  lailTai 
fans  regret  pour  aider  à  vivre  à  mon  père 
qui  en  a  joui  tant  qu'il  a  vécu.   Si -tôt 


^ijô         Les   Confessions. 

que  les  formalités  de  jiiftice  furent  faites  ; 
&  que  j'eus  reçu  mon  argent  ,  j'en  mis 
quelque  partie  en  livres ,  &  je  volai  por- 
ter le  reile  aux  pieds  de  Maman.  Le 
cœur  me  battoit  de  joie  durant  la  route, 
&  le  moment  où  je  dépofai  cet  argent 
dans  (es  mains  ,  me  fut  mille  fois  plus 
doux  que  celui  oii  il  entra  dans  les  mien- 
nes. Elle  le  reçut  avec  cette  fimplicité 
des  belles  âmes  qui  faifant  ces  chpfcs-là 
fans  effort  ,  les  voyent  fms  admiration. 
Cet  argent  fut  employé  prefque  tout  en- 
tier à  mon  ufage  ,  &  cela  avec  une  éo;ale 
Simplicité.  L'emploi  en  eût  exadement 
été  le  même ,  s'il  lui  fût  venu  dVaitre  part. 
Cependant  ma  fanté  ne  fc  rétabliffoit 
point.  Je  dépériffois  au  contraire  à  vue 
d'œil.  J'ctois  pâle  comme  un  mort ,  &: 
maigre  comme  un  fouelette.  Mes  batte- 
mens  d'artères  étoient  terribles ,  mes  pal- 
pitations plus  fréquentes  ,  j'étois  conti- 
nuellement oppreffé  ,  &  ma  foiblefle  enfin 
devint  telle  que  j'avois  ^pcine  à  me  mou- 
voir ;  je  ne  pcuvois  prcfTer  le  pas  fans 
étouffer ,  je  ne  pouvois  me  baifler  fans 
avoir  des  vertiges  ,  je  ne  pouvois  fou- 
kver  le  plus  léger  fardeau  ;  j'étois  réduit 


L   I   V  R   E      V  I.  157 

%.  l'inaftîon  la  plus  tourmentante  pour 
un  homme  aufîi  remuant  que  moi.  Il  eft 
certain  qu'il  fe  mêloit  à  tout  cela  beau- 
coup de  vapeurs.  Les  vapeurs  Ibnt  les 
maladies  des  gens  heureux  ;  c'étoit  la 
mienne  :  les  pleurs  que  je  verfois  fouvent 
fans  raifon  de  pleurer ,  les  frayeurs  vives 
au  bruit  d'une  feuille  ou  d'un  oifeau  ; 
l'inégalité  d'humeur  dans  le  calme  de  la 
plus  douce  vie ,  tout  cela  marquoit  cet 
ennui  du  bien-être  qui  fait  pour  ainfi  dire 
extravaguer  la  fenfibilité.  Nous  fommes 
û  peu  faits  pour  être  heureux  ici-bas  qu'il 
faut  nécefTairement  que  l'ame  ou  le  corps 
fouifre  quand  ils  ne  fouifrent  pas  tous 
les  deux ,  &  que  le  bon  état  de  l'un  fait 
prefque  toujoiu-s  tort  à  l'autre.  Quand 
j'aurois  pu  jouir  délicieufement  de  la  vie  , 
«na  machine  en  décadence  m'en  empê- 
choit,  fims  qu'on  put  dire  où  la  caufe 
du  mal  avolt  fon  vrai  ficge.  Dans  la  fuite 
malgré  le  déchn  des  ans  &  des  maux 
très-réels  &  très-gravçs ,  mon  corps  fem- 
ble  avoir  repris  des  forces  pour  mieux 
fentir  mes  malheurs,  &  maintenant  que 
l'écris  ceci  ,  infirme  &  prefque  fexagé- 
naire  ji  accablé  de  douleurs  de  toute  efpcce  , 


158       Les  Confessions. 

je  me  fens  pour  foiiffiir  plus  de  vigueur  Se 

de  vie  que  je  n'en  eus  pour  jouir  à  la  fleur 

de  mon  âge  &  dans  le  fein  du  plus  vrai 

bonheiir. 

Pour  m'achever  ,  ayant  fait  entrer  un 
peu  de  phyliologie  dans  mes  îedures',  je 
m'étois  mis  à  étudier  l'anatom:e ,  &  paf- 
fant  en  revue  la  multitude  &  le  jeu  des 
pièces  qui  compofoient  ma  machine  ,  je 
m'aîîendois  à  fentir  détraquer  tout  cela 
vingt  fois  le  jour  :  lo.n  d'être  étomié  de 
me  troip/er  mourant  ,  je  l'étois  que  je 
piiffe  encore  vivre ,  &  je  ne  lifois  pas 
la  deicrirition  d'une  maladie  que  je  ne 
crufi'e  être  la  mienne.  Je  fuis  iîir  que  û. 
je  -l'avons  pas  c'é  malade  je  le  ferois  de- 
venu par  c^tîe  fatale  étude.  Trouvant 
dans  chaque  ma' a  die  des  fymptômes  de 
la  mienne  je  croyois  les  avoir  toutes  ,  èc 
j'en  gagnai  par-deiTùs  une  plus  cruelle 
encore  dont  je  m'étois  cru  délivré  ;  la 
fantaifie  dç  guérir  ;  c'en  eil  une  difficile 
à  éviter  quand  on  fe  met  à  lire  des  li- 
vres de  médecine.  A  force  de  chercher, 
de  réfléchir,  de  comparer,  j'allai  m/ima- 
giner  que  la  bafe  i!e  )-iori  m.al  étoit  un 
polype  au  cœur,  6c  Salomon  lui-mêm^ 


1,  I  V   R  Ê     VI.  159 

parut  frappé  de  cette  idée.  Ralfonnabîe- 
ment  je  devois  partir  de  cette  opinion  - 
pour  me  confirmer  dans  ma  réfoîution 
précédente.  Je  ne  fis  point  ainfi.  Je  ten- 
dis tous  les  n^fTorts  de  mon  efprit  pour 
chercher  comment  on  pouvok  guérir  d'un 
polype  au  cœur  ,  rélolu  d'entreprendre 
cette  merveillcufe  cure.  Dans  un  voyage 
çva^net  avoir  fait  à  Montpellier  pour  aller 
voir  le  jardin  des  plantes  &C  le  démonf^ 
trateur  M.  Sauvages ,  on  lui  avoit  dit  que 
M.  Fi^es  avoît  guéri  un  pareil  polype. 
Maman  s'en  fouvint  &:  m'en  parla.  Il  n'en 
fallut  pas  davantage  pour  m'infpirer  le  defir 
d'aller  confuîter  M.  Fiics.  L'efpcir  de  gué- 
rir me  fait  retrouver  du  courage  &  des 
forces  pour  entreprendre  ce  voyage.  L'ar- 
gent venu  de  Genève  en  fournit  le  moyen. 
Maman  loin  de  m'en  détourner  m'y  ex- 
horte ;  6c  me  voilà  parti  pour  Mont- 
pellier. 

Je  n'eus  pas  befoin  d'aller  fi  loin  pour 
trouver  le  médecin  qu'il  me  falloit.  Le 
cheval  me  fatigant  trop ,  j'avois  pris  ime 
chaife  à  Grenoble.  A  Moirans  cinq  ou 
fix  autres  chaifes  arrivèrent  à  la  file  après 
la  mienne,  Pour  le  coup  ç'ctoit  vraiment 


i6o        Les  Confessions. 
l'aventure   des   brancards.  La  plupart  dé 
ces  chaifes  étoient  le  cortège  d'une  nou- 
velle mariée   appelîée   Madame    de  *  *  *. 
Avec  elle  ctoit  une  autre  femme  appelîée 
Madame  iV***,  moins  jeune  &  moins 
belle  que  Madame  de  *■  *  * ,  mais  non  moins 
aimable ,  &  qui  de  Romans  où  s'arrêtoit 
celle-ci  devcit  pourfuivre  fa  route  juf- 
^qu'au  ***.  près  le  Pont  du  St.    Efprit. 
Avec  la  timidité  qu'on  me  connoit  ,   on 
s'attend  que  la  connoiffance  ne  fat  pas  fi- 
tôt  faite  avec  des  femmes  brillantes  &  la 
fuite  qui  les  entouroit  :  mais  enfin  fuivant 
ïa  même  route  ,  logeant  dans  les  mêmes 
auberges  ,  &  fous  peine   de  paffer  pour 
un  loup-garou ,  forcé  de  me  préfenter  à 
îa  même  table  ,  il  falloit  bien  que  cette 
connoiffance  fe  fît  ;   elle  fe  fit  donc ,  èc 
même  plutôt  que  je  n'aurois  voulu  ;  car 
tout  ce  fracas  ne  convenoit  gueres  à  un 
malade  &  fur-tout  à  un  malade  de  mon 
humeur.  Mais   la   curiofité  rend  ces   co- 
quines de  femmes  fi  infmuantes ,  que  pour 
parvenir  à  connoître    un   homme  ,   elles 
commencent  par  lui  faire  tourner  la  tête. 
Ainfi  arriva  de  moi.  Madanie  de  *  *  *•.  trop 
entourée  de  fes  jeunes  roquets ,  n'avoit 

gueres 


1    I   V   R   E      V  I.  l6î 

^eres  le  tems  de  m'agacer ,  &  d'ailleurs 
ce  n'en  étoit  pas  ia  peL  e,  pv.ifque  nous 
allions  nous  quitter;  mais  Madame  AT^***,, 
moins  obfédée  ,  avoit  des  provilionî  à 
faire  pour  fa  route  :  voi'à  Madame  A^***^ 
qui  m'entreprend,  èc  adieu  le  paiivre  Jean- 
Jaques  ,  ou  plutôt  adieu  la  fièvre  ,  les  va- 
peurs ,  le  polype ,  tout  part  auprès  d'elle , 
hors  certaines  palpitations  qui  me  repè- 
rent &  dont  elle  ne  vouloit  pas  me  gué- 
rir. Le  mauvais  état  de  ma  ianté  fut  le 
premier  texte  de  notre  connolffancc.  On 
voyoit  que  j'étois  malade  ,  on  favoit  que 
j'allois  à  Montpellier,  &  il  fuit  que  mon 
air  &  mes  manières  n'annonçaffent  pas  ua 
débauché  ;  car  il  fut  clair  dans  la  fuite 
cpa'on  ne  m'avoit  pas  foupçonné  d'aller 
y  faire  un  tour  de  cafferole.  Quoique 
l'état  de  maladie  ne  foit  pas  pour  un 
homme  une  grande  recommandation  près 
des  Dames  ,  il  me  rendit  toutefois  intéreA 
faut  pour  celles  -  ci.  Le  matin  elles  en- 
voyoient  favolr  de  m.?s  nouvelles ,  &  m'-n- 
viter  à  prendre  le  chocolat  avec  elles  ;  elles 
s'informoient comment  j'avois  paflé  la  nuit. 
Une  fois  ,  félon  ma  lou  ible  coutume  de 
parler  fans  penfer  ,  je  répondis  que  jç 
Supplément.    Tome  IX.         L 


%6i  Les  Confessions, 
ne  favois  pas.  Cette  réponfe  lenr  fît  croire 
que  j'étois  fou  ;  elles  m'examinèrent  da- 
vantage ,  &  cet  examen  ne  me  nuilît  pas. 
J'entendis  une  fois  Madame  de  *  *  *.  dire 
à  fon  amie  :  il  manque  de  monde ,  mais  ii 
efl  aimable.  Ce  mot  me  raiTura  beaucoup  , 
&  fît  que  je  le  devins  en  effet. 

En  fe  familiarifant  il  falloit  parler  de 
foi ,  dire  d'oii  l'on  venoif ,  qui  Ton  étoit. 
Cela  m'embarraffoit  ;  car  je  fentois  très- 
bien  que  parmi  la  bonne  compagnie  ,  & 
avec  des  femmes  galantes  ce  mot  de  nou- 
veau converti  m'alloit  tuer.  Je  ne  fais  par 
quelle  bizarrerie  je  m'av  fai  de  pafTer  pour 
Anglois.  Je  me  donnai  ]  our  Jacobite ,  on 
me  prit  pour  tel  ;  je  m'a^)pellai  Dudding , 
&  l'on  m'appella  M.  Dudd'mg.  Un  mau- 
dit Marquis  de  *  *  *.  qui  étoit  là  ,  malade 
ainli  que  moi ,  vieux  au  par-deffus  ,  & 
d'afTez  mauvaife  humeur  ,  s'avifa  de  lier 
converfation  avec  M.  Dudd'mg.  Il  me 
parla  du  roi  Jaques ,  du  Prétendant  ,  de 
l'ancienne  Cour  de  St.  Germain.  J'étois 
fur  les  épines.  Je  ne  favois  de  tout  cela 
que  le  peu  que  j'en  avois  lu  dans  le  Comte 
Hamilton  6c  dans  les  gazettes  ;  cepen- 
dant je  fis  de  ce  peu  fi  bon  ufiige  que  je 


L  I  V  R  E    VL  îéj 

me  tifai  d'aiîkire  :  heur3iix  qii*on  ne  fe 
fût  pas  avué  de  m^  qutlllonner  fur  la 
langue  angloiie  dont  je  ne  favois  pas  un 
feul  mot. 

Toute  la  Compagnie  fe  convenôît  8c 
Voyoit  à  regret  le  moment  de  fc  quitter. 
Nous  faifions  des  journées  de  limaçon. 
Nous  nous  trouvâmes  un  dimanche  à  St* 
Marcellin  ;  Madame  A^**  *.  voulut  aller  à 
la  meffe,  j'y  fus  avec  elle  ;  cela  faillit  à 
gâter  mes  affaires»  Je  me  comportai  comme 
j'ai  toujours  fait.  Sur  ma  contenance  mo* 
defte  &  recueillie  ,  elle  me  crut  dévot  8i 
prit  de  moi  la  plus  mauvaife  opinion  du 
monde  ,  comme  elle-  me  l'avoua  deu% 
jours  après.  Il  me  fallut  enfliite  beaucoup 
de  galanterie  pour  effacer  cette  mauvalfe 
imprefîion,  ou  pUitôt  Madam-^  A^***.  en 
femme  d'expérience  &  qui  ne  fe  rebutoit 
pas  âifément,  voulut  bien  courir  les  rif^ 
ques  de  fes  avances  pour  voir  comment 
je  m'en  tlrerois.  Elle  m'en  fit  beaucoup^ 
&  de  telles  ,  que  bien  éloigné  de  préfu- 
mer de  ma  figure  ,  je  crus  qu'elle  fe  mo- 
quoit  de  moi.  Sur  cette  folie  il  n'y  eut 
forte  de  bêtifes  que  je  ne  fiffe  ;  c'étoit  pis 
que  le  Marquis  du  Lep.  Madame  A''***» 

h    7. 


|54       Les   Confessions; 

tint  bon ,  me  fît  tant  d'agaceries  &  mô 
dit  des  choies  li  tendres  ,  qu'un  homme 
beaucoup  moins  lot  eût  eu  bien  de  la 
peine  à  prendre  tout  cela  férieufement. 
Plus  elle  en  laifolt ,  plus  elle  me  confîr- 
moit  dans  mon  idée  ,  &  ce  qui  me  tour, 
mentoit  davantage  étoit  qu'à  bon  compte 
je  me  prenois  d'amour  tout  de  bon.  Je 
me  difois  &  je  lui  difois  en  foupirant  : 
ah  !  que  tout  cela  n'eft-il  vrai  !  je  ferois 
le  plus  heureux  des  hommes.  Je  crois  que 
ma  limplicité  de  novice  ne  fit  qu'irriter 
fa  fantailie  ;  elle  n^en  voulut  pas  avoir  1© 
démenti. 

Nous  avions  laifie  à  Romans  Madame 
de***.  &  fa  fuite.  Nous  continuions  no- 
tre route  le  plus  lentement  &  le  plus 
agréablement  du  monde ,  Madame  N*  *  *  , 
le  Marquis  de  *  *  *  ,  &  moi.  Le  Marquis 
quoique  malade  &c  grondeur  ,  étoit  un 
alTez  bon  homme  ,  mais  qui  n'aimoit  pas 
trop  à  manger  fon  pain  à  la  fumée  du 
rôti.  Madame  N***.  cachoit  fi  peu  le 
goût  qu'elle  avoit  pour  moi  ,  qu'il  s'en 
apperçut  plutôt  que  moi  -  même  ,  &  (es 
farcafmes  malins  auroient  dû  me  donner, 
au  moins  la  confiance  que  je  n'ofois  prea- 


Livre    V  Î.  të% 

iirô  atix  bontés  de  la  Dame  ,  û  par  un 
travers  d'efprit  dont  moi  feul  étois  capa- 
ble ,  je  ne  m'étois  imaginé  qu'ils  s'er.ten- 
doient  pour  me  perfiflcr.  Cette  fotte  idée 
acheva  de  me  renverfer  la  tête  ,  &  me 
fit  faire  le  plus  plat  perfonnage ,  dans  une 
fituation  ou ,  mon  cxur  étant  réellement 
pris  ,  m'en  pouvoit  diûer  un  affez  bril- 
lant. Je  ne  conçois  pas  commuent  MaJame 
N***.  ne  fe  rebuta  pas  de  ma  mauffade- 
rie  ,  &  ne  me  coiigédia  pas  avec  le  der- 
nier mépris.  Mais  c'étoit  une  femme  d'eA 
prit  qui  favoit  difcer'ner  Ton  monde ,  &  qui 
voyoit  bien  qu'il  y  avoit  plus  de  bêtife  que 
de  tiédeur  dans  mes  procédés. 

Elle  parvinîîHênfîn  à  fe  faire  entendre  , 
&:  ce  ne  fut  pas  fans  peine.  A  Valence 
nous  étions  arrivés  pcair  dîner,  &c  félon 
notre  louable  coutume  nous  y  paffames 
le  refle  du  jour.  Nous  étions  logés  hors 
de  la  ville  à  St.  Jaques  ,  je  me  Ibuvien- 
drai  toujours  de  cette  auberge  ainfi  que 
de  la  chambre  que  Madame  N***.  y  oc- 
cupoit.  Afwès  le  dîné  elle  voulut  fe  pro- 
mener ;  elle  favoit  que  le  Marquis  n'étoit 
pas  allant  :  c'étoit  le  moyen  de  fe  ménar 
^er  un  tcte-à-tCte  dont  elle  avoit  bie;a 

L  1 


ï56        Les  Ccnf festons. 

réfolu  de  tirer  parti  ;  car  ii  n'y  avoit  pîiiS 
de  tems  à  perdre  pour  en  avoir  à  met- 
.-tre  à  profit.  Nous  rious  promenions  au- 
tour de  la  ville  ,  le  long  des  foffés.  Là 
je  repris  la  longue  hiftoire  de  mes  com- 
plaintes ,  auxquelles  elle  répondoit  d'un 
ton  ix  tendre  ,  me  pr^ffant  quelquefois 
contre  fon  cœur  le  bras  qu'elle  tenoit , 
qu'il  faîloit  une  ilupidité  pareille  à  la 
mienne  pour  m'empecher  de  vérifier  fi 
elle  parloir  férieufement.  Ce  qu'il  y  avoit 
d'impayable  étoit  que  j'ëtois  moi-même 
exceiîivement  ému.  J'ai  dit  qu'elle  étoit 
aimable  ;  l'amour  la  rendoit  charmante  » 
il  lui  rendoit  tout  l'éclat  de  h  première 
jeunefie  ,  &;  elle  ménageoiir  Tes  agaceries 
avec  tant  d'art  qu'elle  auroit  féduit  un 
homme  à  l'épreuve.  J'étois  donc  fort  mal 
à  mon  aife  &  toujours  fur  le  point  de  m'é- 
inanciper.  Mais  la  crainte  d'offenfer  ou  de 
déplaire  ;  la  frayeur  plus  grande  encore 
d'être  hué ,  fifflc ,  berné,  de  fournir  une 
hiftoire  à  table  ,  &  d'être  complimenté 
fur  mes  entreprifes  par  Timpitoyable  Mar- 
quis ,  me  retinrent  au  point  d'être  indi- 
gné moi-même  de  ma  fotte  honte ,  &:  de 
3ie  la  pouvoir  vaincre  en  me  la   reprO' 


Livre     V^I.  i6y 

chant.  J'étois  au  fuppllce  ;  j'avois  déjà 
quitté  mes  propos  de  Céladon  dont  je 
fentois  tout  !e  ridicule  en  fi  beau  che- 
min ;  ne  fâchant  plus  quelle  contenance 
tenir  ni  que  dire  ,  je  me  taifois  ;  j'avois 
l'air  boudeur  ;  enfin  je  faifois  tout  ce  qu'il 
falloit  pour  m'attirer  le  traitement  que 
j'avois  redouté.  Heureufement  Madame 
N***.  prit  un  parti  plus  humain.  Elle 
interrompit  brufquement  ce  fllence  en  pai^ 
fant  un  bras  autour  de  mon  cou  ,  &  dans 
l'inllant  fa  bouche  parla  trop  clairement 
fur  la  mienne  pour  me  laiffer  mon  er- 
reur. La  crife  ne  pouvoit  fe  faire  plus  à 
propos.  Je  devins  aimable.  Il  en  étoit 
tems.  Elle  m'avoit  donné  cette  confiance 
dont  le  défaut  m'a  prefque  toujours  em- 
pêché d'être  moi.  Je  le  fus  alors.  Jamais 
mes  yeux ,  mes  fens  ,  mon  cœur  &  ma 
bouche  n'ont  fi  bien  parle  ;  jamais  je  n'ai 
fi  pleinement  réparé  mes  torts ,  ôc  fi  cette 
petite  conquête  avoit  coûté  des  foins  à 
?y'îadame  iV***,  j'eus  lieu  de  croire  qu'elle 
n'y  avoit  pas  regret. 

Quand  je  vivrois  cent  ans  ,  je  ne  me 
rappcUerois  jamais  fans  plaifir  le  fouvenir 
de  cette  charmante   femme.  Je  dis  char- 

L4 


îé?         Les  Confessions; 

mante,  quoiqu'elle  ne  fût  ni  belle  ni  jeune* 
mais  n'éia  it  non  plus  ni  laide  ni  vieille  ^ 
elle  n'avolt  rien  dans  fa  figure  qui  empê- 
chât (on  (  fprit  &  [es  grâces  de  faire  tout 
leur  effet.  Tout  au  contraire  des  autres 
femmes  ,  ce  qu'elle  avoit  de  moins  frais 
étolt  le  vifan;e ,  &  je  crois  que  le  rouge 
le  Uiî  avolt  gâte.  El'e  avoit  ûs  ralfons 
pour  ç-ie  facile  :  c'étoit  le  m.oyen  de  va- 
loir tov.t  fou  prix.  On  pouvoit  Ta  voir  ians 
l'aimer ,  mais  non  pas  la  pofTiicr  fans  l'a- 
dorer ,  &  cela  prouve  ,  ce  m2  femble  ^ 
qu'elle  n'étoit  pas  toujours  aulîî  prodigue 
de  {'2S  bontés  qu'elle  le  fut  avec  moi.  Elle 
s'étoit  prlfe  d'un  goCit  trop  piompt  &  trop 
vif  pour  être  excufsb'e,  mais  oii  le  cœur 
cntroit  du  moins  autant  que  les  fens  ;  & 
durant  le  tcms  court  dz  délicieux  que  je 
paffai  auprès  d'elle ,  j'eus  lieu  de  croire 
aux  ménagemens  forcés  qifelle  m'impo- 
foit,  que  quoique  fenfuelle  &  voîuptueuf^ 
elle  aimoit  encore  mieux  ma  lanté  que  (es 
plaifirs. 

Notre  intelligence  n'échappa  pas  au  Mar- 
quis. Il  n'en  tiroit  pas  moins  fur  moi  :  an 
co:^traire ,  il  me  traitoit  plus  que  jamais 
en  pauvre  amoureux  ti'anfi ,  mai'tyr  des 


/ 


L  I   V   R   E      V  ï.  169 

rigiieiirs  de  fa  Dame.  Il  ne  lui  échappa 
jamais  un  mot,  un  lourire,  un  regard  qui 
pût  me  faire  fo.tpçonner  qu'il  nous  eût  de- 
vinés ,  &:  ]i  i'aurois  cru  notre  dupe  ,  û 
Madam:  A^*  *  *.  qui  voyolt  mieux  que  moi 
ne  m'eût  dit  q'i'ii  m  l'é'oit  pas,  m_ais  qu'il 
étoit  galant  homme  ;  &z  en  effet  on  ne  fau- 
ro't  avoir  dc-s  attentions  plus  honnêtes  , 
ni  fe  com.porter  pli:s  poliment  qu'il  fit  tou- 
jours ,  m.ême  envers   moi  ,  fauf  fes  p^ai- 
fanterles  ,  fur-tout  depuis  mon  fuccès  :  il 
m'en  attribuoit  l'honneur  peut-être,   Se 
me  fuppofoit  m.oins  fot  que  je  ne  ravois 
paru  ;  il  fe  trompoit ,  comme  on  a  vu  , 
mais  n'importe  ;  je  profitois  de  fon  erreur  , 
&  il  eft  vrai  qu'alors  les  rieurs  étant  pour 
moi  je  prêtois  le  flanc  de  bon  cœur  & 
d'afîez  bonne  grâce  à  fes  épigrammes ,  & 
j'y  ripoftois  quelquefois  même  affez  Iieu- 
reufement,  tout  fier  de  me  faire  honneur 
auprès  de  Madame  A^*  *  *.  de  l'efprit  qu'elle 
m'avoit  donne.  Je  n'étois  plus  le  même 
homme. 

Nous  étions  dans  un  pays  &  dans  une 
faifon  de  bonne  chère.  Nous  la  falfions 
par-tout  excellente ,  grâce  aux  bons  foins 
du  Marquis.  Je  me  ferois  pourtant  palTé 


lyo  Les  Confessions, 
qu'il  les  étendit  jurqu'à  nos  chambres  ; 
mais  il  envoyoit  devant  fon  laquais  pour 
les  retenir,  &  le  coquin,  foit  de  fon  chef, 
loit  par  l'ordre  de  fon  maître,  le  logeoit 
toujours  à  côté  de  Madame  A^*  *  *.  &  me 
fourroit  à  l'autre  bout  de  la  maifon;  m^ais 
cela  ne  m'embarraffoit  gueres  ,  &  nos  ren- 
dez-vous n'en  étoient  que  plus  piquans. 
Cette  vie  délicieufe  dura  quatre  ou  cinq 
jours  pendant  Icfquels  je  m'enivrai  des  plus 
douces  voluptés.  Je  les  goûtai  pures ,  vi- 
ves 5  fans  aucun  mélange  de  peines ,  ce  font 
les  premiieres  &  les  feules  que  j'aye  ainli 
goûtées,  &  je  puis  dire  que  ]e  dois  à  Ma- 
dame N***.  de  ne  pas  mourir  fans  avoir 
connu  le  plaiiir. 

Si  ce  que  je  fentois  pour  elle  n'étoitpas 
précifém.ent  de  l'amour ,  c'étoit  du  moins 
un  retour  û  tendre  pour  celui  qu'elle  me 
témoignoit;  c'étoit  une  fenfualité  li  brû- 
lante dans  le  plaiiir  &  une  intimité  fi  douce 
dans  les  entretiens  ,  qu'elle  avoit  tout  le 
charme  de  la  paiîion  fans  en  avoir  le  dé- 
lire qui  tourne  la  tête  &  fait  qu'on  ne  fait 
pas  jouir.  Je  n'ai  fenti  l'amour  vrai  qu'une 
feulé  fois  en  ma  vie  ,  &  ce  ne  fut  pas 
auprès  d'elle.  Je  ne  l'aimois  pas  non  plus 


L  I  V  R  E     V  I.  171 

comme  j'avois  aimé  &  comme  j'aimois 
Madame  de  Warens  ;  mais  c'étoit  pour  cela 
même  que  je  la  polTédois  cent  fois  mieux. 
Près  de  Maman ,  mon  plaifir  étoit  toujours 
troublé  par  un  fentiment  de  triftefle ,  par 
un  fecret  ferrement  de  cœur  que  je  ne 
furmontois  pas  fans  peine  ;  an  lieu  de  me 
féliciter  de  la  poiTcder  ,  je  me  reprochois 
de  l'avilir.  Près  de  Madame  N"^^"^.  au  con- 
traire ,  iîer  d'être  homme  &  d'être  heu- 
reux ,  je  me  livrois  à  mes  fens  avec  joie  , 
avec  confiance  ;  je  partagcois  l'imprefilon 
que  je  faifois  fur  les  fiens  ;  j'étois  afl'ez  à 
moi  pour  contempler  avec  autant  de  va- 
nité que  de  volupté  mon  triomphe ,  &  pour 
tirer  de -là  de  quoi  le.  redoubler. 

Je  ne  me  fouviens  pas  de  l'endroit  011 
nous  quitta  le  Marquis  qui  étoit  du  pays  ; 
mais  nous  nous  trouvâmes  feuls  avant 
d'arriver  à  Montelim.ar  ,  &  dès -lors  Ma- 
dame A^-*^^.  établit  fa  fcmme-de-chambre 
dans  ma  chaife  ,  &  je  paiTai  dans  la  f^enne 
avec  elle.  Je  puis  afflirer  que  la  route  ne 
nous  ennuyoit  pas  de  cette  manière ,  & 
j'aurois  eu  bien  de  la  peine  à  dire  com- 
ment le  pay^s  que  nous  parcourions  étoit 
fait.  A  Monteliiiiar  elle  eut  des  afîaircs  qui 


'lyi  Les  Confessions 
l'y  retinrent  trois  jours ,  durant  lefqiîels 
elle  ne  me  quitta  pourtant  qu'un  quart- 
d'heure  pour  une  vifite  qui  lui  attira  des 
împortunités  délolanfes  &  dts  invitations 
qu'elle  n'eut  garde  d'accepter.  Elle  prétexta 
des  incommodités  qui  ne  nous  empêchè- 
rent pourtant  pas  d'aller  nous  promener 
tous  les  jours  tête-à-tête  dans  le  plus  beau 
pays  &  (bus  le  plus  beau  ciel  du  monde. 
Oh  5  ces  trois  jours  !  J'ai  dû  les  regretter 
quelquefois  ;  il  n'en  eft  plus  revenu  de 
femblabîes. 

Des  amours  de  voyage  ne  font  pas  faits 
pour  durer.  Il  fallut  nous  féparer ,  <k  j'a- 
voue qu'il  en  étoit  tems  ,  non  que  je  fuffe 
raflafié  ni  prêt  à  l'être;  je  m'r,ttachois 
chaque  jour  davantage  ;  mais  malgré  toute 
la  dlibrétion  de  la  Dame  ,  il  ne  me  rcftcit 
giieres  que  la  bcnrie  volonté.  Nous  don- 
Tiâmes  le  change  à  nos  regrctî  par  des 
projets  pour  notre  réunion.  Il  fut  décidé 
que  puifque  ce  régime  me  faifoit  du  bien 
l'en  uferois  ,  &  crue  j'irois  païTer  l'hiver 
au^^^.  fous  la  diredion  de  Madame  N'f-'^^. 
Je  devois  feulement  refîer  à  Montpellier 
cinq  ou  {ix  femaines  ,  pour  lui  laifler  le 
Kms  de  préparer  les  chofçs  de  manière  à 


L  I  V  R  t  .Y  T.  ijfi 

|)révenir  les  caquets.  Elle  me  donna  d'am- 
ples inflrufticns  fur  ce  que  je  devois  fa-  . 
voir ,  far  ce  que  je  devois  dire  ,  fiir  la 
manière  dont  je  devois  me  comporter.  Ea 
attei:dant  nous  devions  nous  écrire.  Elle 
me  paria  beaucoup  &  férieufement  du  foin 
de  ma  fanté  ;  m'exhorta  de  confalter  d'ha- 
biles gens  ,  d'être  très  -  attentif  à  tout  ce 
qu'ils  me  pr^fcriroient ,  &  fe  charoea  ; 
quelque  fcvere  que  pût  être  leur  ordon- 
nance ,  de  me  la  faire  exécuter  tandis  que 
je  fcrois  auprès  d'elle.  Je  crois  qu'elle  par- 
loit  fmcéremeiit ,  car  elle  m'aimoit  :  elle 
m'en  donna  mille  preuves  plus  fares  que 
des  faveurs.  Elle  jugea  par  mon  équipage, 
que  je  ne  nageois  pas  dans  l'opulence  ; 
quoiqu'elle  ne  fut  pas  riche  elle  -  même  , 
elle  voulut  à  notre  féparation  me  forcer 
de  partager  fa  bourfe  qu'elle  apportoit  de 
Grenoble  afiez  bien  garnie  ,  «S^:  j'eus  beau- 
coup de  peine  à  m'en  défendre.  Enfin  je 
la  Quittai  le  cœur  tout  plein  d'e'-.?  ,  &  lui 
laifTant ,  ce  me  femble  ,  un  véritable  atta- 
chement pour  moi. 

J'achevois  ma  route  en  la  recon-men- 
çant  dans  mes  fouvenirs  ,  &:  pour  le  coup 
très-content  d'êu-e  dans  une  bomie  chaife 


iy4  Les  Confessions, 
pour  y  rêver  plus  à  mon  aife  aux  p1aî« 
ûrs  que  j'avois  goûtés ,  &  à  ceux  qui  m'é- 
toient  promis.  Je  ne  penfois  qu'au  ***. 
&  à  la  charmante  vie  qui  m'y  attendoit. 
Je  ne  voyois  que  Madame  A^***.  &  fes 
entours.  Tout  le  refte  de  l'univers  n'étoit 
rien  pour  moi ,  Maman  même  éîoit  ou* 
bliée.  Je  m'occupois  à  combiner  dans  ma 
tête  tous  les  détails  dans  lefquels  Mada- 
me A^***.  étoit  entrée  pour  me  faire 
d'avance  une  idée  de  fa  demeure ,  de  fon 
voiiinage  ,  de  fes  fociétés ,  de  toute  fa 
manière  de  vivre.  Elle  avoit  une  fille  dont 
elle  m/avoit  parlé  très-fouvent  en  mère 
idolâtre.  Cette  fille  avoit  quinze  ans  pal- 
iés  ;  elle  étoit  vive ,  charmante  ,  &  d'un 
cnraftere  aimable.  On  m'avoit  promis  que 
j'en  ferois  carefTé  ,  je  n'avois  pas  oublié 
cette  promefTe ,  &  j'étois  fort  curieux  d'i- 
maginer comment  Mademoifelle  iV***. 
traiteroit  le  bon  ami  de  fa  Maman.  Tels 
furent  les  fujets  de  mes  rêveries  de- 
puis le  Pont  St.  Efprlt  jufqu'à  Remou- 
lin. On  m'avoit  dit  d'aller  voir  le  Pont- 
du-Gard;  je  n'y  manquai  pas.  Après 
un  déjeuné  d'excellentes  figues ,  je  pris 
un  guide  &  j'allai  voir  le  Pont-du-Gard, 


L   I   V   R  E      V    î.  175 

C'étoit   le  premier  ouvrage  des  Romains 
que  j'euffe  vu.  Je  m'attendois  à  voir  un 
monument  digne  des  mains  qui  l'avoient 
conftruit.  Pour  le  coup  l'objet  pafla  mon 
attente ,  &  ce  fiit  la  feule   fois  en  ma  vie. 
Il  n'appartenoit  qu'aux  Romains  de  pro- 
duire cet  effet.   L'afoeft  de  ce  fmiple  ôc 
noble    ouvrage   me    frappa  d'autant  plus 
qu'il  eu.  au  milieu  d'un  déiert  011  le  filence 
&  la  folitude  rendent   l'objet  plus  frap- 
pant &  l'admiration  plus  vive  ;   car  ce 
prétendu  pont  n'étoit  qu'un  aqueduc.  On 
fe  demande  quelle  force  a  tranfporté  ces 
pierres  énormes  û  loin  de  toute  carrière , 
&  a  réuni  les  bras  de   tant    de  milliers 
d'hommes  dans  un  lieu  où  il  n'en  habite 
aucun?  Je  parcourus   les  trois  étages  de 
ce  fuperbe  édifice   que  le  refpeft  m'em- 
pêchoit  prefque    d'ofer  fouler   fous  mes 
pieds.  Le  retentiffement  de  mes  pas  fous 
ces    immenfes  voûtes   me  faifoit   croire 
entendre  la  forte  voix  de  ceux    qui  les 
avoient  bâties.  Je  me  perdois  comme  un 
infcde  dans   cette  immenfité.   Je  fentois 
tout  en  me  faifant  petit ,  je  ne  fais  quoi 
qui  m'élcvoit  l'amc ,  &  je   me  difois    en 
foupirant  ;  que  ne  fuis-je  né  Romain  !  Je 


jty^t  Les  Confessions. 
refîai  là  pliifieiirs  heures  dans  une  con- 
templation raviffante.  Je  m'en  revins  dif-  i 
trait  &  rêveur  ,  &  cette  rêverie  ne  fut 
pas  favorable  à  Madame  N***.  Elle  avoit 
bien  fongé  à  me  prémunir  contre  les 
filles  de  Montpellier  ,  mais  non  pas  con- 
tre le  Pont-du-Gard.  On  ne  s'avife  jamais 
de   tout. 

A  Nîmes  j'allai  voir  les  Arènes  ;  c'efl 
un  ouvrage  beaucoup  plus  magnifique 
que  le  Pont-du-Gard  ,  &  qui  me  fît  beau- 
coup moins  d'imprefîion ,  foit  que  mon 
admiration  fe  fût  énuifée  fur  le  premier 
objet  ,  foir  que  la  fituation  de  l'autre  au 
milieu  d'une  ville  fut  moins  propre  à 
l'exciter.  Ce  vafte  &  fuperbe  Cirque  efl 
entouré  de  vilaines  petites  maifons ,  & 
d'autres  maifons  plus  petites  &  plus  vi- 
laines encore  en  remplirent  Tarêne ,  de 
forte  que  le  tout  ne  produit  qu'un  effet 
difparate  &  confus,  où  le  regret  &  l'in- 
dignation étouffent  le  phifir  &  la  fur- 
prife.  J'ai  vu, depuis  le  Cirque  de  Vérone 
infiniment  plus  petit  &  moins  beau  que 
celui  de  Nîmes ,  mais  entretenu  &  con- 
fervé  avec  toute  la  décence  &  la  pro- 
preté pcffibles  ,  6c  qui  par  cela  même  me 

fit 


Livre    V  Î;  V7^ 

iÊt  une  impreffion  plus  forte  &  plus  agréa- 
Jble.  Les  François  n'ont  foin  de  rien  &  ne 
Tefpedent  aucun  monument.  Ils  font  tout 
feu  pour  entreprendre  &c  ne  favent  rien 
iinir  ni  rien  entretenir. 

J'ëtois  changé  à  tel  point  &  ma  fenfua-; 
•Hté  mife  en  exercice  s'étoit  fi  bien  éveil- 
lée que  je  m'arrêtai  un  jour  au  Pont-de- 
Lunel  pour  y  faire  bonne  chère  ,  avec  de 
la  compagnie  qui  s'y  trouva.  Ce  caba- 
ret le  plus  eftimé  de  l'Europe  ,  mérltoit 
alors  de  l'être.  Ceux  qui  le  tenoient  avoient 
fu  tirer  parti  de  fon  heureufe  fituation 
pour  le  tenir  abondamment  approvifionné 
&  avec  choix.  C'étoif  réellement  une  chofe 
curieufe  de  trouver  dans  une  maifon  feule 
&  ifolée  au  milieu  de  la  campagne  ,  une 
tabfe  fournie  en  poifTon  de  mer  &  d'eau 
douce  ,  en  gibier  excellent ,  en  vins  fins  , 
fervie  avec  ces  attentions  &  ces  foins 
qu'on  ne  trouve  que  chez  les  grands  & 
les  riches  ,  &  tout  cela  pour  vos  trente- 
cinq  fous.  Mais  le  Pont-de-Lunel  ne  refta 
pas  long-tems  fur  ce  pied  ,  &  à  force 
d'ufer  fa  réputation  ,  il  la  perdit  enfîd 
tout- à-fait. 

J'avois   oublié    durant   ma    route    quç 
Supplément.    Tome  IX,         M 


17^  Les  Confessions: 
j'étois  malade  ;  je  m'en  fbuvins  en  arrî» 
vant  à  Montpellier.  Mes  vapeurs  étoient 
bien  guéries  ,  mais  tous  mes  autres  maux 
me  reftoient ,  &  quoique  l'habitude  m'y 
rendît  moins  fenfible  ,  c'en  étoit  affet 
pour  fe  croire  mort  à  qui  s'en  trouve- 
roit  attaqué  tout  d'un  coup.  En  effet  ils 
étoient  moins  douloureux  qu'effrayans  , 
&  faifoient  plus  fouffrir  l'efprit  que  le 
corps  dont  ils  fembloient  annoncer  la  deA 
truftion.  Cela  faifoit  que  diftrait  par  des 
paffions  vives  je  ne  fongeois  plus  à  mon 
état;  mais  comme  il  n'étoit  pas  imagi- 
naire ,  je  le  fentois  li-tôt  que  j'étois  de 
fang-froid.  Je  fongeai  donc  férieufement 
aux  confeils  de  Madame  AT"***.  &  au  but 
de  mon  voyage.  J'allai  confulter  les  pra- 
ticiens les  plus  illuftres ,  fur-tout  M.  El- 
^es,  &  pour  furabondance  de  précaution 
je  me  mis  en  penfion  chez  un  médecin, 
C'étoit  un  Irlandois  appelle  Fîti-Moris , 
qui  tenoit  une  table  affez  nombreufe  d'étu- 
dians  en  médecine ,  &  il  y  avoit  cela  de 
compiode  pour  un  malade  à  s'y  mettre , 
que  M.  //r^-Afom  fe  contentoit  d'une  pen- 
fion honnête  pour  la  nourriture  &  ne 
prenoit  rien  de    fes   penfionnaires    pour 


L  t  V  R  E     V  L  179 

lès  foins  ,  comme  médecin.  Il  fe  char- 
-  gea  de  l'exécution  des  ordonnances  de  M, 
JFiieSy  &  de  veiller  fur  ma  fanté.  Il  s'ac- 
quitta fort  bien  de  cet  emploi  quant  au 
régime  ;  on  ne  gagnoit  pas  d'indigeftions 
à  cette  penfion-là  ,  &  quoique  je  ne  fois 
pas  fort  fenfible  aux  privations  de  cette 
efpece ,  les  objets  de  comparaifon  étoient 
il  proches  que  je  ne  pouvois  m'empêchef 
de  trouver  quelquefois  en  moi -même, 
que  M***,  étoit  un  meilleur  pourvoyeur 
que  M.  Fiti-Moris.  Cependant  comme  on 
ne  mcuroit  pas  de  faim ,  non  plus  ,  & 
que  toute  cette  jeuneffe  étoit  fort  gaie  ; 
cette  manière  de  vivre  me  fît  du  bien  réel- 
lement ,  &  m'empêcha  de  retomber  dans 
mes  langueurs.  Je  paflbis  la  matinée  à 
prendre  des  drogues ,  fur-tout ,  je  ne  fais 
quelles  eaux,  je  crois  les  eaux  de  Vais, 
&  à  écrire  à  Madame  N"^  ^  *.  car  ia  cor- 
refpondance  alloit  fon  train ,  &  RouJJeau 
fe  chargeoit  de  retirer  les  lettres  de  fon 
ami  Dudding.  A  midi  j'allois  faire  im  tour 
à  la  Canoiirgue  avec  quelqu'un  de  nos 
jeunes  commençaux,  qui  tous  étoient  vC 
îrès'bons  cnfans  ;  on  fe  rafîcmbloit ,  on 
alloit  dîner.  Après  dîné ,  une  importante 

M  z 


t8ô        Les  CoNfèSsioKs. 

àfîaire    occupoit  la   plupart   d'entre  nous 
jufqu'au  fbir  :  c'étoit   d'aller  hors  de  la 
ville    jouer   le    goûté  en  deux  ou  trois 
parties  de  mail.    Je  ne  jouois  pas;  je  n'en 
avois  ni  la  force  ni  l'adr elTe  ,  mais  je  pa- 
riois  ,  èc  fuivant  avec  l'intérêt  du  pari  ^ 
nos  joueurs  &  leurs  boules  à  travers  des 
chemins  raboteux  &  pleins  de  pierres  , 
je  faifois  un  exercice  agréable  &C  falutaire 
qui  me  convenoit  tout-à-fait.  On  goiitoit 
dans  un  cabaret  hors  la  ville.  Je  n'ai  pas 
befoin  de  dire  que  ces  goûtés  étoient  gais  , 
mais  j'ajouterai  qu'ils  étoient  affez  décens, 
quoique   les  filles  du  cabaret   fliffent  jo- 
lies. M.  Fiti-Moris  grand  joueur  de  mail, 
étoitnotrepréfident,&ie  puis  dire  malgré 
la  mauvaife  réputation  des  étudians  ,  que 
je  trouvai  plus  de  mœurs  &c  d'honnêteté 
parmi  toute  cette  jeuneffe,  qu'il  ne  feroit 
aifé  d'en  trouver  dans  le  même  nombre 
d'hommes  faits.  Ils  étoient  plus  bruyans 
que  crapuleux  ,  plus  gais  que  libertins, 
&  je  me  monte  fi  aifément  à  un  train  de 
vie  quand  il  cil  volontaire  ,  que  je  n'au- 
rois    pas   mieux  demandé  que   de    voir 
durer  celui-là  toujours.  Il  y  avoit  parmi 
ces  étudians  plufieurs  Irlandois  avec  Uf- 


Livre    V  L  i^î 

quels  je  tâchois  d'apprendre  quelques 
mots  d'Anglois  par  précaution  pour  le  ^  ^  ^. 
car  le  tems  approclioit  de  m'y  rendre. 
Madame  jV^  ^ ^.  m'en  preffpit  chaque  or-* 
dinaire  ,  &  je  me  préparois  à  lui  obéiri 
Il  étoit  clair  que  mes  médecins  ,  qui  n'a- 
voient  rien  compris  à  mon  mal,  me  re- 
dragoient  comme  un  malade  imaginaire 
ÔC  me  traitoient  fur  ce  pied ,  avec  leur 
fquine  ,  leurs  eaux  &  leur  petit-lait.  Tout 
au  contraire  des  théologiens ,  les  méde- 
cins &c  les  philofophes  n'admettent  pour 
vrai  que  ce  qu'ils  peuvent  expliquer ,  &c 
font  de  leur  intelligence  la  mefure  des  pof- 
fibles.  Ces  Meffieurs  ne  connoifToient  rien, 
à  mon  mal;  donc  je  n'étois  pas  malade  ; 
car  Comment  fijf)pofer  que  des  Dofteurs 
ne  fuflent  pas  tout  ?  Je  vis  qu'ils  ne  cher-^ 
choient  qu'à  m'amufer  &  me  faire  man- 
ger mon  argent,  &  jugeant  que  leur  fubf- 
titut  du  ^^^.  feroit  cela  tout  auHi  biea 
qu'eux,  mais  plus  agréablement ,  je  rclb- 
lus  de  lui  donner  la  préférence  ,  &  je 
quittai  Montpellier  dans  cette  fage  inten- 
tion. 

Je  partis  vers  la  fin  de  Novembre  après 
^x  femaines  ou  deux  mois  de  fjjour  dans 

M  -. 


i8z        Les   Confessions. 

cette  ville ,  oii  je  lalflai  une  douzaine  de 
îouis  fans  aucun  profit  pour  ma  Tante  ni 
pour  mon  inllrudion  ,  û  ce  n'eft  un  cours 
d'anato mie  commencé  fous  M.  F'u^-Morisy 
&  que  je  fus  obligé  d'abandonner  par 
l'horrible  puanteur  des  cadavres  qu'on 
difféquoit  ,  &  qu'il  me  fut  impoiîible  de 
fupporter. 

Mal  à  mon  aife  au-dedans  de  moi  fur 
la  réfolution  que  j'avois  prife,  j'y  réflé- 
chiffois  en  m'avançant  toujours  vers  le 
Pont  St.  Efprit ,  qui  étoit  également  la 
route  du  *^'^.  &  de  Chambery.  Les  fou- 
venirs  de  Maman  &  (qs  lettres ,  quoique 
moins  fréquentes  que  celles  de  Madame 
jV^^^.  réveilloient  dans  mon  cœur  des 
remords  que  j'avois  étouffés  durant*  ma 
première  route.  Ils  devinrent  fi  vifs.au  re- 
tour que  ,  balançant  l'amour  du  plaifir, 
ils  me  mirent  en  état  d'écouter  la  raifon 
feule.  D'abord  dans  le  rôle  d'aventurier 
^ue  j'allois  recommencer  je  pouvois  être 
moins  heureux  que  la  première  fois  ;  il 
ne  falloit  dans  tout  le  '*-*^.  qu'une  feule 
perfonne  qui  eût  été  en  Angleterre  ,  qui 
connût  les  Anglois  ,  ou  qui  fût  leur  lan- 
gue ,  pour  me  dcmafquer.  La  famille  de 


L   I    V   R  E      V   I.  iS^ 

Madame  A^***.  pouvoit  fe  prendre  de 
mauvaife  humeur  contre  moi ,  &  me  trai- 
ter peu  honnêtement.  Sa  iîlle  à  laquelle 
malgré  moi  je  penfois  plus  qu'il  n'eut 
fallu  ,  m'inquiétoit  encore.  Je  tremblois 
d'en  devenir  amoureux ,  &  cette  peur 
faifoit  déjà  la  moitié  de  l'ouvrage.  Ai- 
lois -je  donc  pour  prix  des  bontés  de  la 
mère  ,  chercher  à  corrompre  fa  fille  ,  à 
lier  le  plus  déteftable  commerce ,  à  mettre 
la  diflention  ,  le  déshonneur ,  le  fcandale 
&  l'enfer  dans  fa  maifon  ?  Cette  idée  me 
fit  horreur  ,  je  pris  bien  la  ferme  réfolu- 
tion  de  me  (jpmbattre  &  de  me  vaincre 
fi  ce  malheureux  penchant  venoit  à  fe  dé- 
clarer. Mais  pourquoi  m'expofer  à  ce  com- 
bat? Quel  miférable  état  de  vivre  avec 
la  mère  dont  je  ferois  raflafié,  &  de  brû- 
ler pour  la  fille  fans  ofer  lui  montrer  mon 
cœur  ?  Quelle  nécefiité  d'aller  chercher 
cet  état ,  &  m'expofer  aux  malheurs  ,  aux 
affronts  ,  aux  remords  ,  pour  des  plaifirs 
dont  j'avois  d'avance  épuifé  le  plus  grand 
charme  :  car  il  eft  certain  que  ma  fantaifie 
avoit  perdu  fa  première  vivacité.  Le  goût 
du  plaifir  y  étoit  encore ,  mais  la  pafîion 
n'y  étoit  plus.  A  cela  fe  mêloient  des  ré- 

M  4 


'!i^4  Ï-Es  Confessions. 
flexions  relatives  à  ma  fitiiation ,  à  mes 
devoirs  ,  à  cette  Maman  fi  bonne  ,  fi  gé- 
nère ufe  ,  qui  déjà  chargée  de  dettes  ,  l'é- 
toit  encore  de  mes  folles  dépenfes  ,  qui 
s'épuifoit  pour  moi ,  &  que  je  trompois 
fi  indignement.  Ce  reproche  devint  fi  vif 
qu'il,  l'emporta  à  la  fin.  En  approchant  du 
St.  Efprit ,  je  pris  la  réfolution  de  brûler 
l'étape  du***.  ÔC  de  paffer  tout  droit. 
Je  l'exécutai  courageufement  ,  avec  quel- 
ques foupirs  ,  Je  l'avoue;  mais  auiîi  avec 
cette  fatisfaftion  intérieure  que  je  goû- 
tois.  pour  la  première  fois  de  ma  vie  de 
me  dire  ,  je  mérite  ma  propre  eftime  : 
îe  fais  préférer  mon  devoir  à  mon  plaifu*. 
Voilà  la  première  obligation  véritable  que 
j'aye  à  rétude>  C'étoit  elle  c|ui  m'avoit 
.appris  à  réfléchir  ,  à  comparer.  Après 
les.  principes  fi  purs  que  j'ayois  adoptés 
j]  y  avoit  peu  de  -tems  ;  après  les  règles 
de  fagefTe  &  de  vertu  que  je  m'étois  faites 
,&  que  je  m'étois  fenti  fi  fier  de  fuivre  ; 
■la  honte  d'être  fi  peu  conféquent  à  moi-^ 
mcme ,  de  démentir  fi-tôt  &  fi  haut  mes 
:proprcs  maximes  ,  l'emporta  fur  la  vo- 
lupté :  Torgiieil,  eut  peut-être  autant  de 
part  à  ma  réfolution  qu,e  la  vertu  i  mais 


L   I  V   R  E      V  I.  185 

û  cet  orgueil  n'eft  pas  la  vertu  même  ,  il 
à  des  eftets  fi  femblables  qu'il  ell  pardon- 
nable de  s'y  tromper. 

L'un  des  avantages  des  bonnes  aftions 
€ft  d'élever  l'ame  &  de  la  difpofer  à  en 
faire  de  meilleures  :  car  telle  eft  la  foi- 
blefle  humaine  qu'on  doit  mettre  au  nom- 
bre des  bonnes  adVions  ,  l'abftinence  du 
mal  qu'on  efl  tenté, de  commettre.  Si-tôt 
eue  j'eus  pris  ma  réfolution  je  devins  un 
autre  homme,  ou  plutôt  je  redevins  celui 
que  j'étois  auparavant  ,  &  que  ce  mo- 
ment d'ivrefTe  avoit  fîiit  diiparoîîr e.  Plein 
de  bons  fentimens  &  de  bonnes  réfolu- 
tions ,  je  continuai  ma  route  dans  la  bonne 
intention  d'expier  ma  faute  ;  ne  penfant 
qu'à  régler  déformais  ma  conduite  fur  les 
ioix  de  la  vertu ,  à  me  confacrer  fans 
réferve  au  fervice  de  la  meilleure  de« 
mercs  ,  à  lui  vouer  autant  de  fidélité  que 
j'avois  d'attachement  pour  elle  ,  &  à  n'é- 
couter plus  d'autre  amour  que  celui  de 
mes  devoirs.  Hélas  !  La  fmcérité  de  mort 
retour  au  bien  fembloit  me  promettre  une 
autre  deilinée  ;  mais  la  mienne  étoit  écrite 
^  déjà  commencée  ,  &  qwand  mon  cœur 
plein  d'amour  pour  les  chofes  bonnes  èc 


iS6       Les  Confessions. 
honnêtes ,  ne  voyoit  plus  qu'innocence 
&  bonheiu"  dans  la  vie ,  je  touchois  au 
moment  funefte  qui  devoit   traîner  à   fa 
fuite   la  longue  chaîne  de  mes  malheurs. 
L'empreffement   d'arriver   me   fît  faire 
plus  de  diligence  que  je  n'avois  compté. 
Je  lui  avois  amioncé  de  Valence  le  jour 
&  l'heure  de  mon  arrivée.  Ayant  gagné 
une  demi-journée  fur  mon  calcul ,  je  ref- 
tai  autant  de  tems  à  Chaparillan  ,  afin  d'ar- 
river jufle  au  moment  que  j'avois  mar- 
qué. Je  voulois  goûter  dans  tout  fon  char- 
me le  plaifirde  la  revoir.  J'aimois  mieux 
le  différer  un   peu   pour  y  joindre  celui  ' 
d'être  attendu.   Cette   précaution  mÎBVoit 
toujours  réufîi.  J'avois  vu  toujours  mar- 
quer mon  arrivée  par  une  efpece  de  petite 
fête  :  je  n'en  attendois  pas  moins  cette  fois 
&  ces  empreffemens  qui  m'étoient  fi  fenfi- 
bles ,  valoient  bien  la  peine  d'être  ménagés. 
J'arrivai  donc  exactement  à  l'heure.  De 
tout  loin  je  regardois  fi  je  ne  la  verrois 
point  fur  le   chemin  ;  le  cœur  me  battoit 
de   plus  en  plus  à  mefure  que  j'appro- 
chois.  J'arrive  efToufïlé  ;  car  j'avois  quitté 
ma  voiture  en  ville  :  je  ne  vois  perfonne 
dans  la  cour ,  fur  la  porte ,  à  la  fenêtre  ; 


L   I  V  R  E      V  I.  187 

je  commence  à  me  troubler;  je  redoute 
quelque  accident.  J' entre  ;  tout  eft  tran- 
quille ;   des  ouvriers  goûtoient  dans    la 
cuifme  ;  du  refte  aucun  apprêt.  La  fer- 
vante  parut  furprife  de  me  voir;  elle  igno- 
roit  que  je  dufle  arriver.  Je  monte  ,  je 
la  vois  enfin ,  cette  chère  Maman  û  ten- 
drement ,  fi  vivement,  fi  purement  aimée; 
j'accours  ,  je  m'élance  à  fes  pieds.    Ah  ! 
te  voilà  ,  petit  !  me  dit-elle  en  m'embraf- 
fant  :  as -tu  fait    bon    voyage  .>    Com- 
ment te  portes-tu  ?  Cet  accueil  m'inter- 
dit un  peu.  Je  lui  demandai  û  elle  n'avoit 
pas  reçu  ma  lettre  ?   Elle   me  dit  qu'oui. 
J'aurois  cru  que  non,  lui  dis-je;  &  l'é- 
clairclffement  finit  la.  Un   jeune  homme 
étoit   avec   elle.  Je   le    connoiffois  pour 
l'avoir  vu  déjà  dans  la  maifon  avant  mon 
départ  :  mais  cette  fois  il  y  paroifîbit  éta- 
bli,  ill'étoit.  Bref,  je  trouvai    ma  place 
prife. 

Ce  jeune  homme  étoit  du'  Pays-de- 
Vaud  ,  fon  père  appelle  Vlntimrkd  ,  étoit 
concierge  ,  ou  foi-difant  capitaine  du  châ- 
teau de  Chillon.  Le  fils  de  Monfieur  le 
capitaine  étoit  garçon  perruquier  ,  &  cou- 
roit  le  monde  en  cette   qualité  quand   il 


■ï88  Ies  Confessions. 
vint  fe  préfenter  à  Madame  de  Warens  \ 
qui  le  reçut  bien  ,  comme  elle  faifoit  tous 
les  paffans,  &  fur-tout  ceux  de  fon  pays. 
C'étoit  un  grand  fade  blondin  ,  affez  bien 
fait,  le  vifage  plat ,  l'efprit  de  même  ,  par- 
lant comme  le  beau  Liandrc  ;  mêlant  tous 
les  tons ,  tous  les  goûts  de  fon  état  avec 
la  longue  hifloire  de  fes  bonnes  fortu- 
nes ;  ne  nommant  que  la  moitié  des  Mai- 
quifes  avec  lefquelles  il  avoit  couché ,  & 
prétendant  n'avoir  point  coiffé  de  jolies 
femmes ,  dont  il  n'eut  auffi  coiffé  les  maris. 
Vain  ,  fot ,  ignorant,  infolent  ;  au  de- 
meurant le  meilleur  fils  du  monde.  Tel 
fut  le  fubftitut  qui  me  fut  donné  durant 
mon  abfence ,  &  l'afTocié  qui  me  flit  of- 
fert après  mon  retour. 

O  !  fi  les  âmes  dégagées  de  leurs  terref^ 
très  entraves  ,  voyent  encore  du  fein  de 
réternelle  lumière  ce  qui  fe  pafTe  chez  les 
mortels  ,  pardonnez  ,  ombre  chère  &  ref- 
peftable  ,,fi  je  ne  fais  pas  plus  de  grâce 
H  vos  fautes  qu'aux  miennes,  fi  je  dévoile 
également  les  unes  &:  les  autres  aux  yeux 
des  lefteurs  !  Je  dois ,  je  veux  être  vrai 
jDOur  vous  comme  pour  moi-même  ;  vous 
y  perdrez  toujours  beaucoup  moins  que 


Livre    V  L  189 

fnoî.  Eh  !  Combien  votre  aimable  &  doux 
Caraâere  ,  votre  inépuifable  bonté  de 
cœur ,  votre  franchife  &  toutes  vos  excel- 
lentes vertus  ne  rachetent-elles  pas  de  foi- 
blefTes  ,  fi  Ton  peut  appeller  ainfi  les  torts 
de  votre  feule  raifon  ?  Vous  eûtes  des 
erreurs  &  non  pas  des  vices  ;  votre  con- 
duite fut  répréhenfible,  mais  votre  coeur, 
fut  toujours  pur. 

Le  nouveau  venu  s'étoît  montré  zélé  ^ 
diligent ,  exadl:  pour  toutes  fes  petites 
comniiiîions  qui  étoient  toujours  en  grand 
■nombre  ;  il  s'étoit  fait  le  piqueur  de  fes 
ouvriers.  Auffi  bruyant  que  je  l'étois  peu , 
il  fe  faifoit  voir  &  fur-tout  entendre  à  la 
fois  à  la  charrue  ,  aiix  foins  ,  au  bois  ,  à 
Técurie  ,  à  la  baffe-cour.  Il  n'y  avoit  que 
le  jardin  qu'il  négligeoit ,  parce  que  c'étoit 
un  travail  trop  paifible  &  qui  ne  faifoit 
point  de  bruit.  Son  grand  plaifir  étoit  de 
charger  &  charrier ,  de  fcier  ou  fendre  du  ^ 
bois ,  on  le  voyoit  toujours  la  hache  ou 
la  pioche  à  la  main  ;  on  l'entendoit  cou- 
rir ,  coigner ,  crier  à  pleine  tête.  J^  ne  fais 
de  combien  d'hommes  il  faifoit  le  travail, 
mais  il  faifoit  toujours  le  bruit  de  dix  ou 
Uoiuç.  Tout  ce  tintamairç  en  impofa  à  ma 


190  Les  Confessions^ 
pauvre  Maman;  elle  crut  ce  jeune  homma 
un  tréfor  pour  (es  affaires.  Voulant  fe  rat- 
tacher ,  elle  employa  pour  cela  tous  les 
moyens  qu'elle  y  crut  propres ,  &  n'oublia 
pas  celui  fur  lequel  elle  comptoit  le  plus. 
On  a  dû  connoître  mon  cœur  ,  {es  fen- 
timens  les  plus  conftans  ,  les  plus  vrais  , 
ceux  fur  -  tout  qui  me  ramenoient  en  ce 
moment  auprès  d'elle.  Quel  prompt  & 
plein  bouleverfement  dans  tout  mon  être  l 
qu'on  fe  mette  à  ma  place  pour  en  juger.  En 
un  moment  je  vis  évanouir  pour  jamais 
tout  l'avenir  de  félicité  que  je  m'étois  peint. 
Toutes  les  douces  idées  que  je  careffois 
11  afïeftueufement  difparurent  ;  &  moi  qui 
depuis  mon  enfance  ne  favois  voir  mon 
exiftence  qu'avec  la  fienne ,  je  me  vis  feu! 
pour  la  première  fois.  Ce  moment  fut 
affreux  :  ceux  qui  le  fuivirent  furent  tou- 
jours fombres.  J'étois  jeune  encore  :  mais 
ce  doux  fentiment  de  jouiffance  &:  d'efpé- 
rance  qui  vivifie  la  jeuneffe  me  quitta  pour 
jamais.  Dès -lors  l'être  fenfible  fut  mort 
à  demi.-  Je  ne  vis  plus  devant  moi  que  les 
triftes  refies  d'une  vie  infipide  ,  &  fi  quel- 
quefois encore  une  image  de  bonheiu  ef- 
fleura mes  defu's  ,  ce  bonheur  n'étoit  plus 


Livre    V  L  191 

Ceîuî  qiii  m'étoit  propre  ,  je  fentois  qu'en 
l'obtenant  je  ne  ferois  pas  vraiment  heu-    , 
reiix. 

J'étois   fi  bête  &  ma  confiance  étoit  fî 
pleine,  que  malgré  le  ton  femilier  du  nou- 
veau venu  ,  que  je  regardois  comme  un 
effet  de  cette  facilité  d'humeur  de  Maman, 
qui  rapprochoit  tout  le  monde  d'elle  ,  je 
ne  me  ferois  pas  avifé  d^en  foupçonner  la 
véritable  caufe ,  fi  elle  ne  me  l'eût  dite 
elle-même  ;  mais  elle  fe  prefTa  de  me  faire 
cet  aveu  avec  une  franchife  capable  d'a- 
jouter à  ma  rage  ,  fi  mon  cœur  eût  pu  fe 
tourner  de  ce  côté-là  ;  trouvant  quant-à- 
elle  la  chofe  toute  fimple ,  me  reprochant 
ma  néelisence  dans  la  maifon  ,  &  m'allé- 
guant  mes  fréquentes  ablences ,  comme  U 
elle  eût  été  d'un  tempérament  fort  prefle 
d'en  remplir  les  vides.  Ah  ,  Maman  !  lui 
dis-je  ,  le  cœur  ferré  de  douleur ,  qu'ofez- 
vous  m'apprendre  ?  Quel  prix  d'un  atta- 
chement pareil  au  mien  ?  Ne  m'avez-vous 
tant  de  fois  confervé  la  vie  ,  que   pour 
m'ôter  tout  ce  qui  me  la  rendoit  chère  ? 
J'en  mourrai ,  mais  vous  me  regretterez. 
Elle  me  répondit  d'un  ton  tranquille  à  me 
rendre  fou  ,  que  j'étois  un  enfant ,  qu'on 


Ï91         Les  Confessioï?§;> 

ne  moiiroit  point  de  ces  chofes-là  ;  que  ]ë 
ne  perdroîs  rien ,  que  nous  n'en  ferions 
pas  moins  bons  amis  ,  pas  moins  intimes 
dans  tous  les  fens ,  que  fon  tendre  attache- 
ment pour  jmoi  ne  pouvoit  ni  diminuer 
ni  finir  qu'avec  elle.  Elle  me  fit  entendre 
en  un  mot  ,  que  tous  mes  droits  demeu- 
roient  les  mêmes  ,  &  qu'en  les  partageant 
avec  un  autre ,  je  n'en  étois  pas  privé  pour 
cela. 

Jamais  la  pureté  ,  la  vérité ,  la  force  de 
mes  fentimens  pour  elle  ;  jamais  la  fmcé- 
rité  ,  l'honnêteté  de  mon  ame  ne  fe  firent 
mieux  fentir  à  moi  que  dans  ce  moment. 
Je  me  précipitai  à  fes  pieds  ,  j'embrafTai 
{es  genoux  en  verfant  des  torrens  de  lar- 
mes. Non,  Maman  ,  lui  dis-je  svec  tranf- 
port;  je  vous  aime  trop  pour  vous  avilir; 
votre  pofTefîion  m'efl  trop  chère  pour  la 
partager  :  les  regrets  qui  l'accompagnèrent 
quand  je  l'acquis  fe  font  accrus  avec  mon 
amour  ;  non ,  je  ne  la  puis  conferver  au 
même  prix.  Vous  aurez  toujours  mes  ado- 
rations ;  foyez-en  toujours  digne  :  il  m'efl 
plus  néccfîaire  encore  de  vous  honorer 
que  de  vous  pofTéder.  C'efl  à  vous ,  ô 
Maman  ,  que  je  vous  cède  ;  c'eil  à  l'union 

de 


L    I   V   R  E      V   i.  193 

(de  nos  cœurs  que  je  facrifie  tous  mes  piai- 
firs.  Puiffai-je  périr  mille  fois ,  avant  d'en 
goûter  qui  dégradent  ce  que  j'aime  ! 

Je  tins  cette  réfolution  avec  une  conf- 
tance  digne ,  j'oie  le  dire  ,  du  fentiment 
qui  me  l'avolt  fait  form.er.  Dès  ce  mom.ent 
je  ne  vis  plus  cette  Maman  lî  chérie  que 
des  yeux  d'un  véritable  fils  ;  &  il  eft  à 
noter  que  ,  bien  que  ma  réfolution  n'eût 
point  fon  approbation  fecrete  ,  comme  je 
m'en  fuis  trop  apperçu  ,  elle  n'employa 
jamais  pour  m'y  faire  renoncer ,  ni  propos 
iniinuans ,  ni  •  careff^s  ,  ni  aucune  de  ces 
adroites  agaceries  dont  les  femmes  favent 
ufer  fans  fe  commettre  ,  &  qui  manquent 
rarement  de  leur  réuiïir.  Pvéduità  me  cher- 
cher un  fort  indépendant  d'elle  >  &  n'en 
pouvant  même  imaginer  ,  je  paffai  bientôt 
à  l'autre  extrémité  &c  le  cherchai  tout  en 
elle.  Je  l'y  cherchai  fi  parfaitement ,  que 
je  parvins  prcfqiie  à  m'oublier  mci-même* 
L'ardent  defir  de  la  voir  heureufe  à  quel- 
que prix  que  ce  fût ,  abforboit  toutes  mes 
affedions  :  elle  avoit  beau  féparer  fon  bon- 
heur du  mien  ,  je  le  voyois  mien  ,  en 
dépit  d'elle. 

Ainfi  commencèrent  à  germer  avec  mes> 
Supplément.  Tome  IX»        î*î 


194        Les  Confessions; 

m  aïheiirs  les  vertus  dont  la  femence  étoit 
au  fond  de  mon  ame  ,  que  l'étude  avoit 
cultivées  &  qui  n'attendoient  pour  éclore 
que  le  ferment  de  l'adverfité.  Le  premier 
fruit  de  cette  difpofition  û  défmtéreflee  flit 
d'écarter  de  mon  cœur  tout  fentiment  de 
haine  &  d'envie  contre  celui  qui  m'avoit 
fupplanté.  Je  voulus,  au  contraire,  &  je 
voulus  (incérement  m'attacher  à  ce  jeune 
homme  ,  le  former  ,  travailler  à  fon  édu- 
cation ,  lui  faire  fentir  fon  bonheur  ,  l'en 
rendre  digne ,  s'il  étoit  pofîible ,  &  faire  , 
en  un  mot ,  pour  lui  tout  ce  qu^ Anet  avoit 
fait  pour  moi  dans  une  occafion  pareille. 
Mais  la   parité  manquoit  entre  les   per- 
fonnes.  Avec  plus  de  douceur  &  de  lu- 
mières ,  je  n'avois  pas  le  fang- froid  &  la 
fermeté  ^Anct ,  ni  cette  force  de  carac- 
tère qui  en  impofoit ,  &  dont  j'aurois  eu 
befoin   pour  réufTir.     Je  trouvai  encore 
moins  dans  le  jeune  homme  les  qualités 
quAnet  avoit  trouvées  en  moi  ;  la  doci- 
hté  ,  l'attachement ,  la  reconnoiflance  ;  fur* 
tout  le  fentiment  du  befoin  que  j'avois  de 
fes  foins  &c  l'ardent    defir  de  les    rendre 
utiles.  Tout  cela  manquoit  ici.  Celui  que 
je  vGulois  former  ne  voyoit  en  moi  qu'uQ 


Livre    V  L  195 

pédant  importun  qui  n'avoit  que  du  babil. 
Au  contraire  ,  il  s'admiroit  lui  -  même 
comme  un  homme  important  dans  la  mai- 
fon;&  mefurant  les  fervices  qu'il  y  croyoit 
rendre  fur  le  bruit  qu'il  y  faifoit ,  il  regar- 
doit  fes  haches  &  fes  pioches  comme  in- 
finiment plus  utiles  que  tous  mes  bou- 
quins. A  quelque  égard  il  n'avoit  pas  tort  ; 
mais  il  partolt  de-là  pour  fe  donner  des 
airs  à  faire  mourir  de  rire,  lltranchoit  avec 
les  payfans  du  gentilhomme  campagnard  , 
bientôt  il  en  fit  autant  avec  moi ,  &:  enfin 
avec  Maman  elle-même.  Son  nom  de  Vint^ 
imrlcd  ne  lui  paroifTant  pas  afTez  noble  , 
il  le  quitta  pour  celui  de  Monfieur  de  Cour- 
lillcs ,  &  c'ed  fous  ce  dernier  nom  qu'il  a 
été  connu  depuis  à  Chambery ,  &  en  Mau- 
rienne  où  il  s'efl  marié. 

Enfin,  tant  fit  l'illuflre  perfonnàge  qu'il 
fut  tout  dans  la  maifon  &  moi  rien.  Com- 
me lorfque  j'avois  le  malheur  de  lui  dé- 
plaire ,  c  étoit  Maman  &  non  pas  moi  qu'il 
grondoit ,  la  crainte  de  l'expofer  à  fes  bru- 
talités me  rendoit  docile  à  tout  ce  qu'il 
defiroit  ;  &  chaque  fois  qu'il  fendoit  du 
bois  ,  emploi  qu'il  rempliffoit  avec  une 
fierté  fans  égale  ,  il  falloit  que  je  fulfe  là 

N  z 


ict6  Les  Conjessîons. 

fpefcateiir  oifif  &  tranquille  admirateur  ck 
iz  proueffe.  Ce  garçon  n'étoit  pourtant  pas 
abibkiment  d'un  mauvais  naturel  ;  ii  aimoit 
Maman  parce  qu'il  étoit  impoili]>le  de  ne 
la  pas  aimer  :  il  n'avoit  même  pas  pour 
moi  de  l'averfion  ;  &  quand  les  intervalles 
de  fes  fougues  permettoient  de  lui  parler , 
il  nous  écoutoit  quelquefois  affcz  docile- 
ment, convenant  franchement  qu'il  n'étoit 
qu'un  fot ,  après  quoi  il  n'en  faifoit  pas 
moins  de  nouvelles  fottifes.  Il  avoit  d'ail- 
leurs une  intelligence  fi  bornée  &  des  goûts 
£  bas  ,  qu'il  éroit  difficile  de  lui  parler 
raifon  &  prefque  impoflible  de  fe  plaire 
avec  lui.  A  la  poflelîion  d'une  femme 
pleine  de  charmes  ,  il  ajouta  le  ragoût 
d'une  femme-de-^chambre  vieille  ,  roufle  y 
édentée  ,  dont  Maman  avoit  la  patience, 
d'endurer  le  dégoûtant  fer  vice ,  quoiqu'elle 
lui  fit  mal  au  cœur.  Je  m'apperçus  de  ce 
nouveau  manège  ,  &  j'en  (as  outré  d'in- 
dignation :  mais  je  m'apperçus  d'une  autre 
chofe  qui  m'affeda  bien  plus  vivement  en- 
core, &  qui  me  jetta  dans  un  pkis  profond 
découragement  que  tout  ce  qui  s'étoit  pafTé 
jufqu'alors.  Ce  fut  le  reiroîdi'ffcment  de 
Maman  envers  moi. 


L   I   V    R   E      V   I.  197 

La  privation  que  je  m'étois  impose,  & 
qu'elle  avoit  fait  iemblant  d'approuver  efl 
une  de  ces  choies  que  les  femmes  ne  par- 
donnent point ,  quelque  mine  qu  elles  faf- 
fent ,   moins  par  la  privation  qu'il  en  ré- 
fulte  pour  elies-mômes  ,  que  par  l'indiffé- 
rence qu'elles  y  voyent  pour  leur  pofTef- 
iion.  Prenez  la  femme  la  plus  feniée  ,  la 
plus  philofophe  ,   la  moins  attachée  à  fes 
iens  ,    le   crime  le   plus  irrémiflible    que 
l'homme  ,  dont  au  relie  elle  fe  foucie  le 
moins  ,  puilié  ccm.metîre  envers  elle ,  ell 
d'en  pouvoir  jouir  &  de  n'en  rien  faire. 
Il  faut  bien  que  ceci  foit  fans  exception , 
puifqu'une  fyinpathie  fi  naturelle  &  fi  forte 
fut  altérée  en  elle  par  une  abllinencc  qui 
n'avoit  que  des  motifs  de  vertu ,  d'attache- 
ment &:  d'eflime.   Dès  -  lors  je  ceffai  de 
trouver  en  elle  cette  intimité  des  cœurs 
qui  fit  toujours  la  plus  douce  jcuJffance  du 
mien.   Elle  ne  s'épanchoit  plus  avec  moî 
que  quand  elle  avoit  à  fe  plaindre  du  nou- 
veau-venu ;  quand  ils  étôient  bien  enfem- 
ble  ,    j'entrois   peu  dans  fes  confidences. 
Enfin  elle  prenoit  peu-à-peu  une  manière 
d*ctre  dont  je  ne  falfois  plus  partie.   Ma 
préfence   lui  faifoit  plaifir  encore  ,   mais 

N  3 


,198  Les  Confessions. 

elle  ne  lui  faifoit  plus  befoin ,  &  j'aurois 
palTé  des  jours  entiers  fans  la  voir,  qu'elle 
ne  s'en  feroit  pas  apperçue. 

Infenfiblement  je  me  fentis  ifolé  &  feul 
dans  cette  même  maifon  dont  auparavant 
j'étois  l'ame  &  oti  je  vivois  pourainfi  dire 
à  double.  Je  m'accoutumai  peu-à-peuà 
me  leparer  de  tout  ce  qui  s'y  faifoit  ,  de 
ceux  mêmes  qui  i'habitoient  ;  &  pour  m'é- 
pargner  de  continuels  déchiremsns  ,  je 
m'enfermai  avec  mes  livres  ,  ou  bien  j'ai- 
lois  foupirer  &  pleurer  à  mon  aife  au 
milieu  des  bois.  Cette  vie  me  devint  bien- 
tôt tout-à-fait  infupportable.  Je  fentis  que 
la  préfence  perfonnelle  &  l'éloignement  de 
coeur  d'une  fem.me  qui  m'étoit  fi  chère 
irritoient  ma  douleur  ,  &  qu'en  ceffant  de 
la  voir  je  m'en  fentirois  moins  cruellement 
féparé.  Je  form.ai  le  projet  de  quitter  fa 
maifon  ;  je  le  lui  dis ,  &  loin  de  s'y  oppo- 
fer  elle  le  favorifa.  Elle  avoit  à  Grenoble 
une  amie  appellée  Madame  Dcybens  dont 
le  mari  étoit  ami  de  M.  de  Mahly  Grand- 
Prévôt  à  Lyon.  M.  Deybens  me  propofa 
l'éducation  des  enfans  de  M.  de  Mabiy  : 
j'acceptai  ,  &  je  partis  pour  Lyon  fans 
laifl'er  ni  prefque  fentir  le  moindre  regret 


Livre    V  î.  rp^f 

d'une  fëparation  dont  auparavant  la  feule 
idée  nous  eût  donné  les  angoiiTes  de  la 
mort. 

J'avois  à-peu-près  les  connoiffances  né- 
ceflaires  pour  un  Précepteur  &  j'en  croyois 
avoir  le  talent.  Durant  un  an  que  je  pafTai 
chez  M.  de  Mably ,  j'eus  le  tems  de  me 
défabufer.  La  douceur  de  mon  naturel 
m'eût  rendu  propre  à  ce  métier  ,  û.  l'em- 
portement n'y  eût  mêlé  fes  orages.  Tant 
que  tout  alloit  bien  &c  que  je  voyois  réuf- 
ûr  mes  foins  &  mes  peines  qu'alors  je 
n'épargnois  point,  j'étois  un  ange.  J'étois 
un  diable  quand  les  chofes  alloient  de 
travers.  Quand  mes  élevés  ne  m'enten- 
doient  pas  j'extravaguois  ,  &  quand  ils 
marquoient  de  la  méchanceté  je  les  aurois 
tués  :  ce  n'étoit  pas  le  moyen  de  les  ren- 
dre favans  &  fages.  J'en  avois  deux  ;  ils 
étolent  d'humeurs  très-différentes.  L'un  de 
huit  à  neuf  ans  appelle  S  te.  Marie ,  étoit 
d'une  jolie  figure  ,  l'efprit  aifez  ouvert  , 
affez  vif,  étourdi ,  badin  ,  malin  ,  mais 
d'une  malignité  gaie.  Le  cadet  appelle 
Condillac  paroiiToit  prefque  flupide  ,  mu- 
fard  ,  tctu  comme  une  mule  ,  6i  ne  pou- 
vant rien  apprendre.  On  peut  juger  qu'en- 

N  4 


3^oo  Les  Confessions; 
tre  ces  deux  fujets  je  n'a  vois  pas  befogne 
faite.  Avec  de  ia  patience  &  du  fang-troid 
peiit-êtie  aurois^je  pu  réullir  ;  mais  faute 
deVitne  &  de  l'autre  ,  je  ne  fis  rien  qui 
vaille  ,  &  mes  ^élevés  tournoient  très-maî. 
Je  ne  manquois  pas  d'alîiduité  ,  mais  je 
manquois  d'égalité ,  fur-tout  de  prudence. 
Je  ne  lavois  employer  auprès  d'eux  que 
trois  infirumens  toujours  inutiles  &c  fou-» 
vent  pernicieux  auprès  des  enfans  ;  le  fen-* 
t'.ment ,  le  raifonnement ,  la  colère.  Tan-' 
tôt  je  m*attendrlflbis  avec  S  te,  Marie  juf- 
qu'à  pleurer  ;  je  voiilois  l'attendrir  lui- 
même  comme  û  l'enfant  étoit  fufceptible 
d'une  véritable  émotion  de  cœur  :  tantôt 
je  m'épuifois  à  lui  parler  railbn  comme 
s'il  avoit  pu  m'entendre  ;  &:  comme  il  me 
faifoit  quelquefois  des  arguniens  très-fub-* 
tils  ,  je  le  prenois  tout  de  bon  pour  rai- 
fonnabîe  ,  parce  qu'il  étoit  raiionneur.  Le 
petit  Condillac  étoit  encore  plus  embarraf-* 
fant ,  parce  que  n'entendant  rien ,  ne  ré- 
pondant rien  ,  ne  s'émouvant  de  rien  ,  & 
d'une  opiniâtreté  à  toute  épreuve ,  il  ne 
triomphoit  jamais  mieux  de  moi  que  quand 
il  m'a  voit  mis  en  fureur  ;  alors  c'étoit  lui 
qui  étoit  le  fage  &  c'étoit  moi  qui  étoit 


L    I    V    R   E      V   I.  201 

l'enfant.  Je  voyois  toutes  mes  fautes,  je  les 
fentois  ;  j'ctucliois  refprit  de  mes  élevés  , 
je  les  pcnétrois  très -bien  ,  &  je  ne  crois 
pas  que  jamais  une  feule  fois  j'aye  été  la 
dupe  de  leurs  rufes  :  mais  que  me  fer- 
voit  de  voir  le  m.al,  fans  favoir  appliquer 
le  remède  ?  En  pénétrant  tout  je  n'em.pS- 
chois  rien  ,  je  ne  réuffiflbis  à  rien  ,  &  tout 
ce  que  je  faifois  étoit  précifément  ce  qu'il 
ne   falloit  pas  faire. 

Je  ne  réuiîilTois  gueres  mieux  pour  moi 
que  pour  mes  élevés.  J'avois  été  recom- 
mandé par  Madame  Deybcns  à  Madame  de 
Mably.  Elle  l'avoit  priée  de  former  mes 
manières  &  de  me  donner  le  ton  du  monde; 
elle  y  prit  quelques  foins  àc  voulut  que 
j'appriffe  à  faire  les  honneurs  de  fa  maifon; 
mais  je  m'y  pris  fi  gauchement ,  j'étois  ft 
honteux  ,  fi  fot  qu'elle  fe  rebuta  &  me 
planta  là.  Cela  ne  m'empêcha  pas  de  deve- 
nir félon  ma  coutume  amoureux  d'elle.  J'en 
fis  aflez  pour  qu'elle  s'en  apperçut  ,  mais 
je  n'ofai  jamais  me  déclarer  ;  elle  ne  fe 
trouva  pas  d'humieur  à  faire  les  avances , 
&  j'en  fus  pour  mes  lorgneries  &  mes  fou- 
pirs  ,  dort  même  je  m'ennuyai  bientôt 
voyant  qu'ils  n'aboutifToient  à  rien. 


202        Les   Confession: 

Pavois  tout -à -fait  perdu  chez  Maman 
le  goût  des  petites  friponneries ,  parce  que 
tout  étant  à  moi ,  je  n'avois  rien  à  voler. 
D'ailleurs,  les  principes  élevés  que  je  m'é- 
tois  faits  dévoient  me  rendre  déformais 
bien  fupérieur  à  de  telles  bafîefies ,  &  il  eft 
certain  que  depuis  lors  je  l'ai  d'ordinaire 
été  :  mais  c'efl  moins  pour  avoir  appris  à 
vaincre  mes  tentations  que  pour  en  avoir 
coupé  la  racine ,  &  j'aurois  grand'peur  de 
voler  comme  dans  mon  enfance,  û  j'étois 
fujet  aux  mêmes  defirs.  J'eus  la  preuve  de 
cela  chez  M.  de  Mahly.  Environné  de  pe- 
tites chofes  voîabîes  que   je  ne  regardoig 
même  pas ,   je  m'avifai  de  convoiter  un 
certain  petit  vin  blanc  d'Arbois  très  -  joli , 
dont  quelques  verres  que  par-ci  par-là  je  bu- 
vois  à  table  m'avoient  fort  affriandé.  11  étoit 
im  peu  louche  ;  je   croyois  favoir  bien 
coller  le  vin  ,  je  m'en  vantai  ;  on  me  con- 
fia celui-là  ;  je  le  collai  &  le  gfitai  ,  mais 
aux  yeux  feulement.  Il  refhi  toujours  agréa- 
ble à  boire  ,  &  l'occafion  fît  que  je  m'en 
accommodai  de  tems  en  tems  de  quelques 
bouteilles  pour  boire  à  mon  aife  en  mon 
petit  particulier.  Malheureufement  je  n'ai 
jamais  pu  boire  fans^  manger.   Gommeot? 


Livre    VI.  203 

faire  pour  avoir  du  pain  ?  Il  m'étoit  im- 
poiîlble  d'en  mettre  en  réferve.    En  faire 
acheter  par  les  laquais ,  c'étoit  me  déceler 
&  prefque  infalter  le.  maître  de  la  maifon. 
En  acheter  moi-même,  je  n'ofai  jamais.  \Jn 
beau  Monlieur  l'épée  au  côté,  aller  chez  un 
boulanger  acheter  un  morceau   de  pain  , 
cela  fe  pouvoit-il  ?  Enfin  je  me  rappeilai 
le  pis -aller  d'une  grande   Princefîe  à  qui 
l'on  difoit  que  les  payfans  n'avoient  pas  de 
pain  ,  &:  qui  répondit  :  qu'ils  mangent  de 
la  brioche.  Encore  ,  que  de  façons  pour 
en  venir  là  !  Sorti  feul  à  ce  dcfiein  ,  je 
parcourois  quelquefois  toute  la  ville  &c 
pafTois  devant  trente  patiffiers  avant  d'en- 
trer chez  aucun.   Il   falloit  qu'il  n'y   eût 
qu'une  feule  perfonne  dans  la  boutique  , 
Se  que  fa  phyfiononiie  m'attirât  beaucoup 
pour  que  j'ofaiTe  franchir  le  pas.  Mais  auiîi 
quand  j'avois   une    fois  ma   chère   petite 
brioche  ,    &  que   bien  enfermée  dans  ma 
chambre  j'allois  trouver  ma  bouteille  au 
fond  d'une  armoire,  quelles  bonnes  petites 
buvettes   je   faifois   là  tout  feul  en  \il\mt 
quelques  pages  de  roman.  Car  lire  en  man- 
geant fut  toujours  ma  fantaifie  au  défaut 
d'un  tête-à-tcte.  C'efl  le  fuppléinent  de  la 


104        Les   Confessions. 

focicté  qui  me  manque.  Je  dévore  alter- 
nativement une  page  &  un  mOiXeau  :  c'efî: 
comme  û  mon  livré  dînoit  avec  moi. 

Je  n'ai  jamais  été  diffolu  ni  crapuleux  ; 
6i  ne  me  fuis  enivré  de  ma  vie.  Ainfi  mes 
petits  vols  n'(/:tolent    pas  fort  indifcrets  : 
cependant ,    ï\s  fe  découvrirent  ;  les  bou- 
teilles me  décelèrent.   On  ne  m'en  fit  pas 
femiblant ,  mais  je  n'eus  plus  la  direftion  de 
îa  cave.  En  tout  cela  M.  de  Mcibly  fe  con- 
duifit  honnêtement  &  prudemment.  C'étoit 
un   très  -  galant  homme  qui ,  fous  un  air 
auiïï  dur  que  fon  emploi ,  avoit  une  véri- 
table  douceur  de   caractère  &  luie   rare 
bonté  de  cœur.  Il  étoit  judicieux ,  équita- 
ble ,   &  ,    ce  qu'on  n'attendroit   pas  d'un 
officier  de  Maréchauflee  ,  même  très  -  hu- 
main. En  fentant  fon  indulgence ,  je  lui  en 
devins  plus  attaché  ,  &  cela  me  fit  pro- 
longer mon  féjour  dans  fa  maifon  plus  que 
je  n'aurois  fait  fans  cela.    Mais  enfin  dé- 
goûté d'un  métier   auquel  je   n'étois   pas 
propre  ,  &  d'une  fituation  très-gcnante  qui 
n'avoit  rien  d'agréable  pour  moi ,    après 
\\n  an  d'effai   durant  lequel  je  n'épargnai, 
point  mes  foins  ,  je  nie  déterminai  à  quit- 
ter mes  difciples ,  bien  convaincu  que  je 


Livre    VI.  105 

ne  parviendrois  jamais  à  les  bien  élever. 
M.  de  Mahly  lui  -  même  voyoit  cela  tout 
au  fil  bien  que  moi.  Cependant  je  crois  qu'il 
n'eût  jamais  pris  fur  lui  de  me  renvoyer 
fi  je  ne  lui  en  eufle  épargné  la  peine  ,  & 
C^t  excès  de  condefcendance  en  pareil  cas 
n'eft  affurénient  pas  ce  cjue  j'approuve. 

Ce  qui  me  rendoit  mon  état  plus  infup- 
portabîe  ,  étolt  la  comparailbn  continuelle 
que  j'en  failois  avec  celui  que  j'avois 
quitté  ;  c'étoit  le  fouvenir  de  mes  chères 
Charmettes  ,de  mon  jardin ,  de  mes  arbres, 
de  ma  fontaine ,  de  mon  verger  ,  &  fur- 
tout  de  celle  pour  qui  j'étois  né  qui  don- 
noit  de  l'ame  à  tout  cela.  En  repenfant  à 
elle  ,  à  nos  plaifirs  ,  à  notre  innocente 
vie,  il  me  prenoit  des  ferremens  de  cœur, 
des  étoufFemens  qui  m'ôtoientle  courage 
de  rien  faire.  Cent  fois  j'ai  été  violemment 
tenté  de  partir  à  l'inllant  &  à  pied  pour 
retourner  auprès  d'elle  ;  pourvu  que  je  la 
reviffe  encore  une  fois  ,  j'aurois  été  con- 
tent de  moiu-ir  à  l'inllant  môme.  Enfin  je 
ne  pus  réfifter  à  ces  fouvenirs  fi  tendres 
qui  me  rappelloient  auprès  d'elle  à  quel- 
que prix  que  ce  fût.  Je  me  difois  que  je 
o'avois  pas  été  afTcz  patient,  afTez  corn'- 


io6  Les  Confessions; 
plaifant ,  affez  carefîant ,  que  je  pouvoîs 
encore  vivre  heureux  dans  une  amitié 
très-douce ,  en  y  mettant  du  mien  plus  que 
je  n'avois  fait.  Je  forme  les  plus  beaux 
projets  du  monde ,  je  brûle  de  les  exécu- 
ter. Je  quitte  tout ,  je  renonce  à  tout ,  ja 
pars  ,  je  vole  ,  j'arrive  dans  tous  les  mê- 
mes tranfports  de  ma  première  jeuneffe  , 
&  je  me  retrouve  à  (es  pieds.  Ah  !  j'y 
ferois  mort  de  joie ,  fi  j'avois  retrouvé 
dans  fon  accueil  ,  dans  fes  carefles ,  dans 
fon  cœur  enfin  ,  le  quart  de  ce  que  j'y 
retrouvois  autrefois ,  &  que  j'y  reportois 
encore. 

Affreufe  illuiîon  des  chofes  humaines  ! 
Elle  me  reçut  toujours  avec  fon  excellent 
cœur  qui  ne  pouvoit  mourir  qu'avec  elle  : 
mais  je  venois  rechercher  le  paffé  qui 
n'étoit  plus  &  qui  ne  pouvoit  renaître.  A 
peine  eus-je  refté  demi -heure  avec  elle  , 
que  je  fentis  mon  ancien  bonheur  mort 
pour  toujours.  Je  me  retrouvai  dans  la 
même  fituation  dcfolante  que  j'avois  été 
forcé  de  fuir ,  &  cela  ,  fans  que  je  pufîe 
dire  qu'il  y  eut  de  la  faute  de  perfonne  ; 
car  au  fond  CounilUs  n'étoit  pas  mauvais  , 
^  parut  me  revoir  avec  plus  de  plaifii; 


Livre    V  L  207 

que  de  chagrin.  Mais  comment  me  foufîrir 

furnuméraire  près  de  celle  pour  qui  j'avois 

été  tout ,  &  qui  ne  pouvoit  ceffer  d'être 

tout  pour  moi  ?  Comment  vivre  étranc^er 

o 

dans  la  maifon  dont  j'étois  l'enfant  ?  L'af- 
ped  des  objets  témoins  de  mon  bonheur 
paffé  me  rendoit  la  comparaifon  plus 
cruelle.  J'aurois  moins  fouffert  dans  une 
autre  habitation.  Mais  me  voir  rappeller 
inceffamment  tant  de  doux  fouvenirs  , 
c'étoit  irriter  le  fentiment  de  mes  pertes. 
Confumé  de  vains  regrets ,  livré  à  la  plus 
noire  mélancolie  ,  je  repris  le  train  de 
refter  feul  hors  les  heures  des  repas.  En- 
fermé avec  mes  livres ,  j'y  cherchois  des 
diftraftions  utiles  ,  &  fcntant  le  péril  im- 
minent que  j'avois  tant  craint  autrefois  , 
je  me  tourmentois  derechef  à  chercher  en 
moi-même  les  moyens  d'y  pourvoir  quand 
Maman  n'auroit  plus  de  reflburce.  J'avois 
mis  les  chofes  dans  fa  maifon  fur  le  pied 
d'aller  fans  empirer  ;  mais  depuis  moi  tout 
étoit  change.  Son  économe  étoit  un  diïïi- 
pateur.  Il  vouloit  briller  :  bon  cheval ,  bon 
équipage  ,  il  aimoit  à  s'étaler  noblement 
aux  yeux  des  voifins  ;  il  faifoit  des  cntre- 
prifes  continuelles  en  chofes  où  il  n'en- 


2o8  Les  Confessions. 
tendoit  rien.  La  penfion  fe  mangeoit  d'a- 
vance ,  les  quartiers  en  étoient  e.:gagés  , 
les  loyers  étoient  arriérés  &  les  dettes 
alîoient  leur  train.  Je  prévoyois  que  cette 
penfion  ne  tarderoit  pas  d'êrre  faille  &c 
peut-être  fupprimée.  Enfin  je  n'envifageois 
que  ruine  &  défailres ,  &  le  moment  m'en 
fembloit  fi  proche  que  j'en  fentois  d'avance 
toutes  les  horreurs. 

Mon  cher  cabinet  étoit  ma  feule  diilrac- 
tion.  A  force  d'y  chercher  des  remèdes 
contre  le  trouble  de  mon  ame  ,  je  m'avifai 
d'y  en  chercher  contre  les  maux  que  je 
prévoyois  ;  &  revenant  à  mes  anciennes 
idées  ,  me  voilà  bâtiflant  de  nouveaux  châ- 
teaux en  Efpagne  ,  pour  tirer  cette  pauvre 
Mam.an  des  extrémités  cruelles  oii  je  la 
voyois  prête  à  tomber.  Je  ne  me  fentois 
pas  affez  favant  &  ne  me  croyois  pas  affez 
d'efprit  pour  briller  dans  la  république  des 
lettres ,  &C  faire  une  fortune  par  cette  voie. 
Une  nouvelle  idée  qui  fe  préfenta ,  m'inf* 
pira  la  confiance  que  la  médiocrité  de  mes 
talens  ne  pouvoit  me  donner.  Je  n'avois 
pas  abandonné  la  mufique  en  cefiant  de 
l'enfeigner.  Au  contraire,  j'en  avois  aflez 
étudié  la  théorie  pour  pouvoir  me  regar- 
der 


t  î  V  R  Ê    V  L  109^ 

i^er  an  moins  comme  favant  :r.  cette  partiel* 
En  réfîéchîfîant  à  la  peine  que  j'avois  eue 
d'apprendre  à  déchiffrer  la  note  ,  &  à  celle 
que  j'avois  encore  à  chanter  à  livre  ouvert, 
je  vins  à  penfer  que  cette  difficulté  pou* 
voit  bien  venir  de;  la  chofe  autant  que  de 
moi  ,  fâchant  fur-tout  qu'en  général  ap* 
prendre  la  mufique  n'étoit  pour  perfonne 
ime  chofe  aifée.  En  examinant  la  confti- 
tution  des  fign.es ,  je  les  trouvois  fouvent 
fort  mal  inventés.  Il  y  avoit  long  -  tems 
que  j'avois  penfé  à  noter  l'échelle  par 
chiffres  pour  éviter  d'avoir  toujours  à 
tracer  des  lignes  &  portées  ,  lorfqu'il  fàl- 
ioit  noter  le  moindre  petit  air.  J'avois  été 
arrêté  par  les  difficultés  des  oftaves  ,  Se 
par  celles  de  la  mefure  &  des  valeurs. 
Cette  ancienne  idée  me  revint  dans  i'ef- 
prit ,  &  je  vis  en  y  rcpenfant  que  ces 
difficultés  n'étoient  pas  infurmontables.  J'y 
fêvai  avec  fuccès  ,  &  je  parvins  à  noter 
quelque  mufique  que  ce  fût  par  mes  chif- 
fres avec  la  plus  grande  exaftitude ,  &  je 
puis  dire  avec  la  plus  grande  fimplicité* 
Dès  ce  moment  je  crus  ma  fortune  faite, 
&  dans  Pardeur  de  la  partager  avec  celle 
à  qui  je  devois  tout  ,  je  ne  fongeai  qu'à 
Supplément»  Tome  IX,  O 


2.Î0  Les  Confessions. 
partir  pour  Paris  ,  ne  doutant  pas  quVii 
préfentant  mon  projet  à  l'Académie  je  ne 
£fîe  une  révolution.  J'avois  rapporté  de 
Lyon  quelque  argent;  je  vendis  mes  livres* 
En  quinze  jours  ma  réfolution  fut  prife  & 
exécutée.  Enfin  ,  plein  des  idées  magnifi,- 
ques  qui  me  l'avoient  infpirée ,  &  toujours 
le  même  dans  tous  les  tems ,  je  partis  de 
Savoye  avec  mon  fyftême  de  mufique  , 
comme  autrefois  j'étois  parti  de  Turin 
avec  ma  fontaine  de  Héron. 

Telles  ont  été  les  erreurs  &  les  faute» 
de  ma  jeuneffe.  J'en  ai  narré  l'hifloire  avec 
une  fidélité  dont  mon  cœur  efi:  content. 
Si  dans  la  fuite  j'honorai  mon  âge  miir  de 
quelques  vertus,  je  les  aurois  dites  avec 
la  même  franchife  ,  &  c'étoit  mon  deffein. 
Mais  il  faut  m'arrêter  ici.  Le  tems  peut 
lever  bien  des  voiles.  Si  ma  mémoire  par- 
vient à  la  poftérité  ,  peut  -  être  un  jour 
elle  apprendra  ce  que  j'avois  à  dire.  Alor§ 
on  faura  pourquoi  je  me  tais. 

Fin  du  Jixhmi  Livre* 


LES 

RÊVERIES 

D   U 

PROMENEUR 

SOLITAIRE. 


P  ^ 


LES 

RÊVERIES 

D   U 

PROMENEUR 

SOLITAIRE. 


r«= 


PREMIERE    PROMENADE, 


Ml 


Le  voici  donc  feul  fur  la  terre ,  n'ayant 
plus  de  frère ,  de  prochain  ,  d'ami  ,  de  fo- 
ciété  que  moi -môme.  Le  plus  fociable  &: 
le  plus  aimant  des  humains  en  a  été  profcrit 
par  un  accord  unanime.  Ils  ont  cherché 
dans  les  rafinemens  de  leur  haine  quel  tour- 
ment pouvoit  être  le  plus  cruel  à  mon  ame 
fenfible  ,  &  ils  ont  brifé  violemment  tous 
les  liens  qui  m'attachoient  à  eux.  J'aurois 
aimé  les  hommes  en  dépit  d'eux  -  mêmes. 
Ils  n'ont  pu  qu'en  ceffant  de  l'être  fe  dé- 
rober à  mon  affedlion.  Les  voilà  donc 
étrangers  ,  inconnus,  nuls  enfin  pour  moi 
puifqu'ils  l'ont  voulu.  Mais  moi ,  détaché 

03 


ei4  Les  Rêveries, 
d'eux  &  de  tout ,  que  fuis-je  moi-même  ? 
VoilA  ce  qui  me  refle  à  chercher.  Malheu- 
reufement ,  cette  recherche  doit  être  pré- 
cédée d'un  coup  -  d'œil  fur  ma  pofitioiî, 
C'eft  une  idée  par  laquelle  il  faut  néceffai- 
fement  que  je  pafTe ,  pour  arriver  d'eux 
à  moi. 

Depuis  quinze  ans  &  plus  que  je  fuis 
dans  cette  étrange  pofition ,  elle  me  paroît 
encore  un  rêve.  Je  m'imagine  toujours 
qu'une  indigellion  me  tourmente  ,  que  je 
dors  d'un  mauvais  fcmmeil  ,  &  que  je 
vais  me  réveiller  bien  foulage  de  ma  peine 
çn  me  retrouvant  avec  mes  amis.  Oui  , 
fans  doute ,  il  faut  que  j'aye  fait ,  fans  que 
je  m'en  apperçuffe ,  un  faut  de  la  veille 
au  fommeil ,  ou  plutôt  de  la  vie  à  la  mort. 
Tiré  je  ne  fais  comment  de  l'ordre  des 
chofes ,  je  me  fuis  vu  précipité  dans  un 
çahos  incompréhenfible  où  je  n'apperçois 
rien  du  tout  ;  &  plus  je  penfe  à  ma  fituation 
préfente  ,  &c  moins  je  puis  comprendre 
oii  je  fuis. 

Eh!  comment  aurois-jepu  prévoirie 
cleftin  qui  m'attendoit  ?  Comment  le  puis^ 
je  concevoir  encore  aujourd'hui  que  j'y. 
fuis  livré  ?  Poiivois-je  dïins  mon  bon  fçns 


T"-    P  R  O  M  E  N  A  D  E.  2.  i  5 

{lippofer  qu'un  jour,  moi  le  même  homme 
que  j'étois,  le  même  que  je  fuis  encore, 
je  pafîerois,  je  ferois  tenu  fans  le  moindre 
doute  pour  un  monilre ,  un  empoifonneur, 
un  aflafîin  ;  que  je  dfviendrois  l'horreur 
de  la  race  humaine,  le  jouet  de  la  canaille; 
que  toute  la  falutation  que  me  feroient  les 
paffans  feroit  de  cracher  fur  moi  ;  qu'une 
génération  toute  entière  s'amu feroit  d'un 
accord  unanime  à  m'enterrer  tout  vivant  ? 
Quand  cette  étrange  révolution  fe  fît ,  pris 
au  dépourvu  ,  j'en  fus  d'abord  bouleverfé. 
Mes  agitations ,  mon  indignation  me  pion* 
gèrent  dans  un  délire  qui  n'a  pas  eu  trop 
de  dix  ans  pour  fe  calmer  ;  &  dans  cet 
intervalle  ,  tombé  d'erreur  en  erreur  ,  de 
faute  en  faute ,  de  fottife  en  fottife  ,  j'ai 
fourni  par  mes  imprudences  aux  direfteurs 
de  ma  dellince  autant  d'inllrumens  qu'ils 
ont  habilement  mis  en  oeuvre  pour  la  fixer 
fans  retour. 

Je  me  fuis  débattu  long-tems  aufîi  vio- 
lemment que  vainement.  Sans  adrcffe ,  fans 
art  ,  fans  dilîinnilation  ,  fans  prudence  , 
franc  ,  ouvert,  impatient,  emporté ,  je  n'ai 
fait  en  me  débattant  que  m'enîacer  davan* 
tage ,  &:  leur  doime r  inceffamment  de  noi];f^ 

O  4 


îï6  Les  Rêveries; 
velles  prlfes  qu'ils  n'ont  eu  garde  de  né- 
gliger. Sentant  enfin  tous  mes  efforts  inu- 
tiles &  me  tourmentant  à  pure  perte ,  j'ai 
pris  le  feul  parti  qui  me  reftoit  à  prendre, 
celui  de  me  fournettre  à  ma  dellinée  fans 
plus  regimber  contre  lanéceiîité.  J'ai  trouvé 
dans  cette  réfignation  le  dédommagement 
de  tous  mes  maux  par  la  tranquillité  qu'elle 
me  procure  ,  &  qui  ne  pouvoit  s'allier 
avec  le  travail  continuel  d'une  réfiftance 
auiîî  pénible  qu'infruftueufe. 

Une  autre  çhofe  a  contribué  à  cette  tran- 
quillité. Dans  tous  les  rafînemens  de  leur 
haine  ,  mes  perfécuteurs  en  ont  omis  un 
que  leur  animoiité  leur  a  fait  oublier  ; 
ç'étoit  d'en  graduer  fi  bien  les  effets,  qu'ils 
pufîent  entretenir  &  renouvcller  mes  dou- 
leurs fans  cefTe  ,  en  me  portant  toujours 
quelque  nouvelle  atteinte.  S'ils  avoient  eu 
l'adrefTe  de  me  laifTer  quelque  lueur  d'ef- 
pérance ,  ils  me  tiendroient  encore  par-là. 
Ils  pourroient  faire  encore  de  moi  leur 
jouet  par  quelque  faux  leurre  ,  &  me  na- 
vrer enfuite  d'un  tourment  toujours  nou- 
veau par  mon  attente  déçue.  Mais  ils  ont 
d'avance  épuifé  toutes  leurs  reffources  ; 
çn  ne  me  laiifant  rien  ils  fe  font  tout  Qté 


r«^-  Promenade;  217 
à  eux-mêmes.  La  diffamation  ,  la  dépref- 
fion  ,  la  dérifion  ,  l'opprobre  dont  ils 
m'ont  couvert  ne  font  pas  plus  fufcepti- 
bles  d'augmentation  que  d'adouciflement  ; 
nous  femmes  également  hors  d'état ,  eux 
de  les  aggraver ,  &  moi  de  m'y  fouflraire. 
Ils  fe  font  tellement  preffés  de  porter  à 
fon  comble  la  mefure  de  ma  mifere  ,  que 
toute  la  puiflance  humaine ,  aidée  de  tou- 
tes les  rufes  de  l'enfer  ,  n'y  fauroit  plus 
rien  ajouter,  La  douleur  phyfique  elle- 
même  au  lieu  d'augmenter  mes  peines  y 
feroit  diverfion.  En  m'arrachant  des  cris  , 
peut-être ,  elle  m'épargneroit  des  gémifTe- 
mens  ,  &  les  déchiremens  de  mon  corps 
fufpendroient  ceux  de  mon  cœur. 

Qu*ai-je  encore  à  craindre  d'eux  puis- 
que tout  eu  fait?  Ne  pouvant  plus  empirer 
mon  état ,  ils  ne  fauroient  plus  m'infpirer 
d'alarmes.  L'inquiétude  &  l'effroi  font  des 
maux  dont  ils  m'ont  pour  jamais  délivré  : 
c'efl  toujours  un  foulagement.  Les  maux 
réels  ont  fur  moi  peu  de  prife  ;  je  prends 
aifément  mon  parti  fur  ceux  que  j'éprouve , 
mais  non  pas  fur  ceux  que  je  crains.  Mon 
imagination  effarouchée  les  combine  ,  les 
retourne  ,  les  étend  ôi  les  augmente.  Leur 


ii8        Les  Rêveries: 

attente  me  tounnente  cent  fois  plus  qiie 
leur  préfence  ,  &  la  menace  m*eft  plus 
terrible  que  le  coup.  Si-tôt  qu'ils  arrivent , 
l'événement  leur  ôtant  tout  ce  qu'ils 
avoient  d'imaginaire  ,  les  réduit  à  leur 
jufle  valeur.  Je  les  trouve  alors  beaucoup 
moindres  que  je  ne  me  les  étois  figurés , 
&^même  au  milieu  de  ma  foufFrance  ,  je 
ne  laiffe  pas  de  me  fentir  foulage.  Dans 
cet  état,  affranchi  de  toute  nouvelle  crainte 
&  délivré  de  l'inquiétude ,  de  l'efpérance  , 
la  feule  habitude  fuffira  pour  me  rendre 
de  jour  en  jour  plus  fupportable  une  fitiia- 
tion  que  rien  ne  peut  empirer  ,  &  à 
mefure  que  le  fentiment  s'en  émoufle  par 
la  durée,  ils  n'ont  plus  de  moyens  pour 
le  ranimer.  Voilà  le  bien  que  m'ont  fait 
mes  perfécuteurs  en  épuifant  fans  mefure 
tous  les  traits  de  leur  animofité.  Ils  fe 
font  ôté  fur  moi  tout  empire  ,  &  je  puis 
déformais  me  moquer  d'eux. 

Il  n'y  a  pas  deux  mois  encore  qu'un 
plein  calme  efl  rétabli  dans  mon  cœur. 
Depuis  long-tcms  je  ne  craignois  plus 
rien  ;  mais  j'efpérois  encore  ,  &  cet  efpoir 
tantôt  bercé  ,  tantôt  fruilré  ,  étoit  une 
prife  par  laquelle  mille  paiTions  diverfcs 


Ire.  Promenade.  ^19 
ne  ceiTolent  de  m'agiter.  Un  événement 
aulTi  trifle  qu'nuprévu  vient  enfin  d'effacer 
de  mon  cœur  ce  foible  rayon  d'efpérance, 
&  m'a  fait  voir  ma  deftinée  fixée  à  jamais 
fans  retour  ici-bas.  Des-lors  je  me  fuis 
réfigné  fans  réferve  ,  &  j'ai  retrouve  la 

paix.  . 

Si-tôt  que  jVi  commencé  d'entrevoir  la 
trame  dans  touie  ioii  étendue  ,  j'ai  perdu 
pour  jamais  l'idée  de  ramener  de  mon  vi-^ 
vant  le  public  fur  mon  compte  ,  &  même 
ce  retour  ne  pouvant  plus  être  réciproque 
nie    fei-oit    déformais    bien   inutile.    Les 
hommeb  auroient  beau  revenir  à  moi ,  ils 
ne  me  retrouveroient  plus.  Avec  le  dédain 
qu'ils  m'ont  infpiré  leur   commerce  me 
feroit  infipide  &  même  à  charge,  &  je 
fuis  cent  fois  plus  heureux  dans  ma  foli- 
tude ,  que  je  ne  poiurrois  l'être  en  vivant 
avec  eux.  Us  ont  arraché  de  mon  cœur 
toutes   les  douceurs   de  la  fociété.  Elles 
n'y    pourroient  plus   germer    derechef  à 
nion  âge;  il  eft  trop  tard.  Qu'ils  me  faf- 
fent  déformais  du  bien  ou  du  mal ,  tout 
m'eft   indifférent  de  leur  part,   &  quoi 
qu'ils    faffent  ,   mes    contemporains    ne 
içront  jamais  rien  pour  moi. 


aïo        Les    Rêveries; 

Mais  je  comptois  encore  fur  l'avenir ^ 
&:  j'efpérois  qu'une  génération  meilleure  , 
examinant  mieux  &:  les  jugemens  portés 
par  celle-ci  fur  mon  compte  ,  &  fa  con- 
duite avec  moi ,  démêleroit  aifément  l'ar- 
tifice de  ceux  qui  la  dirigent ,  &  me  ver- 
roit  enfin  tel  que  je  fuis.  C'efl:  cet  efpoir 
qui  m'a  fait  écrire  mes  Dialogues  ,  &  qui 
m'a  fuggéré  mille  folles  tentatives  pour 
les  faire  pafTer  à  la  poflérité.  Cet  efpoir, 
quoiqu'éloigné  ,  tenoit  mon  ame  dans  la 
môme  agitation  que  quand  je  cherchois 
encore  dans  le  fiecle  un  cœur  jufle ,  & 
mes  efpérances  que  j'avois  beau  jetter  au 
loin  me  rendoient  également  le  jouet  des 
hommes  d'aujourd'hui.  J'ai  dit  dans  mes 
Dialogues  fur  quoi  je  fondois  cette  attente. 
Je  me  trompois.  Je  l'ai  fenti  par  [bonheur 
affez  à  tems  pour  trouver  encore  avant 
ma  dernière  heure  un  intervalle  de  pleine 
quiétude  ,  &  de  repos  abfolu.  Cet  inter- 
valle a  commencé  à  l'époque  dont  je 
parle  ,  &  j'ai  lieu  de  croire  qu'il  ne  fera 
plus  interrompu. 

Il  fe  pafTe  bien  peu  de  jours  que  de 
nouvelles  réflexions  ne  me  confirment 
combien  j'éto-is  dans  l'erreur  de  compter 


I«-  Promenade.  211 
jiir  le  retour  du  public ,  même  dans  un 
autre  âge  ;  puifqu'il  eft  conduit  dans  ce 
qui  me  regarde  par  des  guides  qui  fe  re- 
nouvellent fans  ceffe  dans  les  Corps  qui 
m'ont  pris  en  averiion.  Les  particuliers 
meurent;  mais  les  Corps  colleftifs  ne 
meurent  point.  Les  mêmes  paffions  s'y 
perpétuent ,  &  leur  haine  ardente  ,  immor- 
telle comme  le  démon  qui  i'infpire  ,  a 
toujours  la  même  aûivité.  Quand  tous 
mes  ennemis  particuliers  feront  morts ,  les 
Médecins  ,  les  Oratoriens  vivront  encore, 
&  quand  je  n'aurois  pour  perfécuteurs 
que  ces  deux  Corps-là  ,  je  dois  être  fur 
«qu'ils  ne  laifleront  pas  plus  de  paix  à  ma 
mémoire  après  ma  mort ,  qu'ils  n'en  laif- 
fent  à  ma  perfonne  de  mon  vivant.  Peut- 
être  ,  par  trait  de  tems  ,  les  Médecins 
que  j'ai  réellement  ofFenfés  pourroient-ils 
s'appaifer  :  mais  les  Oratoriens  que  j'ai- 
;nois ,  que  j'eftimois  ,  en  qui  j'avois  toute 
confiance  &  que  je  n'ofFenfai  jamais ,  les 
Oratoriens  gens  d'églife  &  demi-moines  , 
feront  à  jamais  implacables  ,  leur  propre 
iniquité  fait  mon  crime  que  leur  amour- 
propre  ne  me  pardonnera  jamais  ,  &  le 
public  dont  ils  auront  foin  d'entretenir  & 


122        Les    Rêveries, 
ranimer  l'animofité  fans  ceffe  ,  ne  s'appaî- 
fera  pas   plus  qu'eux. 

Tout  eft  fini  pour  moi  fur  la  terre,' 
On  ne  peut  plus  m'y  faire  ni  bien  ni  mal. 
Il  ne  me  refte  plus  rien  à  efpérer  ni  à 
craindre  en  ce  monde  ,  &  m'y  voilà  tran- 
quille au  fond  de  l'abyme  ,  pauvre  mortel 
infortuné  ,  mais  impaffible  comme  Dieu 
môme. 

Tout  ce  qui  m^eft  extérieur  ,  m'eft 
étranger  déformais.  Je  n'ai  plus  en  ce 
monde  ni  prochain  ,  ni  femblables  ,  m 
frères.  Je  fuis  fur  la  terre  comme  dans 
une  planète  étrangère  oii  je  ferois  tombé 
de  celle'  que  j'habitois.  Si  je  reconnois 
autour  de  moi  quelque  chofe,  ce  ne  font 
que  des  objets  affligeans  &  déchirans  pour 
mon  cœur ,  &  je  ne  peux  jetter  les  yeux: 
fur  ce  qui  me  touche  &  m'entoure  fariâ 
y  trouver  toujours  quelque  fajet  de  dédairt 
qui  m'indigne ,  ou  de  douleur  ciui  m'afflige; 
Ecartons  donc  de  mon  efprit  tous  les  péni- 
bles objets  dont  je  m'occuperois  auffi  dou-» 
loureufement  qu'inutilement.  Seul  pour  \û 
refte  de  ma  vie  ,  puifque  je  ne  trouve 
qu'en  moi  la  confolation,  l'efpérance  &C. 
la  paix ,  je  ne  dois  ni  ne  veux  plus  m'oC; 


îre.  Promenade.        nf 
feuper  que  de  moi.  Ceft  dans  cet  état  que 
je  reprends  la  fuite  de  l'examen  févere  6c 
iincere   que  j'appellai  jadis  mes   Confef- 
lions.  Je  confacre    mes  derniers  jours  à 
m'étudier  moi-même  &  à  préparer   d'a- 
vance le  compte  que  je  ne  tarderai  pas  à 
rendre  de  moi.  Livrons-nous  tout  entier 
à  la  douceur  de  converfer  avec  mon  ame 
puifqu'elle  efl  la  feule  que  les  hommes  ne 
puiflent    m'ôter.  Si    à  force  de  réfléchir 
fur  mes  difpolitions  intérieures  je  parviens 
à  les  mettre  en  meilleur  ordre  &  à  corri- 
ger le  mal  qui  peut  y  refter  ,  mes  médita- 
tions ne  feront  pas  entièrement  inutiles  , 
&  quoique  je  ne  fois  plus  bon  à  rien  fur 
îa  terre ,  je   n'aurai  pas  tout-à-fait  perdu 
mes    derniers  jûurs.   Les   loiiirs  de  mes 
promenades  journalières  ont  fou  vent  été 
rempHs    de  contemplations   charmantes  ^ 
dont  j'ai  regret  d'avoir  perdu  le  fouvenir. 
Je  fixerai  par  l'écriture  celles  qui  pourront 
rne  venir  encore  ;  chaque  fois  que  je  les 
relirai   m'en  rendra   la  jouifîance.    J'ou- 
blierai mes  malheurs,  mes  perfécuteurs, 
fnes    opprobres  ,  en    fongeant  au    prix 
qu'avoir  mérité  mon  cœur. 
Ççs  feuUlçs  ne  feront  proprement  qu*urt 


114         Les   Rêveries^ 

informe  journal  de  mes  rêveries.  Il  y  (etn 
beaucoup  queftion  de  moi ,  parce  qu'un 
folitaire  qui  réfléchit  s'occupe  néceiTaire- 
ment  beaucoup  de  lui-même.  Du  refte  , 
toutes  les  idées  étrangères  qui  me  paffent 
par  la  tête  en  me  promenant ,  y  trouve- 
ront également  leur  place.  Je  dirai  ce  que 
j'ai  penfé  tout  comme  il  m'eft  venu ,  & 
avec  auïïi  peu  de  liailbn  que  les  idées  de 
la  veille  en  ont  d'ordinaire  avec  celles  du 
lendemain.  Mais  il  en  rélultera  toujours 
ime  nouvelle  connoifîance  de  mon  naturel 
<8c  de  mon  humeur  par  celle  des  fentimens 
«&  des  penfées,  dont  mon  efprit  fait  fa 
pâture  journalière  dans  l'étrange  état  oit 
-je  fuis.  Ces  f:uilles  peuvent  donc  être  re- 
gardées comme  un  appendice  de  mes  con- 
feflîons  ,  mais  je  ne  leur  en  donne  plus  le 
titre  ,  ne  fentant  plus  rien  à  dire  qui  puifle 
le  mériter.  Mon  cœur  s'eft  purifiée  à  la 
coupelle  de  l'adverfité,  &  j'y  trouve  à 
'peine  en  le  fondant  avec  foin,  quelque 
relie  dé  penchant  répréhenfible.  Qu'aurois- 
*fe  encore  à  confeffcr  quand  toutes  les  af- 
■feâionâ  terreftres  en  font  arrachées  ?  Je 
n'ai  pas  plus  à  me  louer  qu'à  me  blâmer': 
je  fuis  nul  déformais  parmi  lés  hommes. 


î'^'    p  R  O  M  E  N  A  D  ÎE.  225 

Bz  ceiT:  tout  ce  que  je  puis  ève  n'ayant 
plus  avec  eux  de  relation  réelle  ,  de  vcri- 
teble  fociété.  Ne  pouvant  plus  taire  aucun 
bien  qui  ne  tourne  à  mal ,  ne  pouvant  plus 
agir  fans  nuire  à  autrui ,  Ou  à  moi-môme , 
m'abflenir  efl  devenu  mon  unique  devoir  ^ 
&  je  le  remplis  autant  qu'il  efl:  en  moi* 
Mais  dans  ce  défœuvrement  du  corps  mon 
ame  efl  encore  active ,  elle  produit  encore 
des  fentimens  ,  des  penfées ,  &  fa  vie  in- 
terne &miOrale  femble  encore  s'être  accrue 
par  la  mort   de  tout  intérêt  terreftre  & 
temporel.  Mon  corps  n'efl  plus  pour  moi 
qu'un-  embarras  ,   qu'im    obflacle ,  &  je 
m'en  dégage  d'avance  autant  que  je  puisi 
Une  fituation  fi  fmguliere  mérite  affu- 
rément  d'être  examinée  &  décrite  ,  Si  c'efl 
à  cet  examen  que  je  confacre  mes  derniers 
loifirs.  Pour  le  faire  avec  fuccès  il  y  fau- 
droit  procéder  avec    ordre   &  méthode  * 
mais  je  fuis    incapable   de  ce  travail  & 
même  il  m'écarteroit  de  mon  but  qui'èft 
de   me  rendre  compte  des  modifications 
de  mon  ame  &  de   leurs  fucceffions.  Je 
ferai  fur  moi-ms.me  à  quelque  égard  les 
opérations  que  font  les  phyficiens  fur  l'air 
pour  en  connoître  l'état  journalier.  J'ap-^ 
Supplément.   Tome  IX,  P 


146         Les   Rêveries; 

pliqiierai  le  baromètre  à  mon  ame  ,  &  ce5 
opérations   bien    dirigées  &   long  -  tems 
répétées  me  pourroient    fournir   des    ré- 
sultats aufTi  lurs  que  les  leurs.    Mais  je 
n'étends  pas  julques-là  mon  entreprife.  Je 
me  contenterai  de  tenir   le  régiftre    des 
opérations  ,  fans  chercher  à  les  réduire  en 
fyflême.  Je  fais  la  même  entreprife  que 
Montagne  ,  mais   avec  un  but  tout  con- 
traire au  fien  :  car  il  n'écrivoit  fes  EfTais 
que  pour  les  autres ,  &    je   n'écris   mes 
Rêveries  que  pour  moi.  Si  dans  mes  plus 
vieux  jours  aux  approches  du  départ,  je 
reûe  ,  comme  je  l'efpere ,  dans  la  même 
difpofition  où  je  fuis  ,  leur  lefture  me  rap- 
pellera la  douceur  que  je  goûte  à  les  écrire  , 
6c  faifant  renaître  ainfi  pour  moi  le  tems 
paiTé  doublera  pour  ainfi  dire  mon  exil- 
tence.  En  dépit   des  hommes ,  je   faurai 
goûter  encore  le  charme  de  la  fociété  & 
je  vivrai  décrépit  avec  moi  dans  un  autre 
âge ,  comme  je  vivrois   avec  un  moins 
vieux  ami.  ' 

J'écrivois  mes  premières  Ccnfeïïions  Se 
}ViQS  Dialogues  dans  un  fouci  continuel 
fur  les  moyens  de  les  dérober  aux  mains 
rapaces   de  mes    perfécuteurs  >  pour  les 


I'^-  Promenade.  217 
tïanfmettre  ,  s'il  étoit  pofTible  ,  à  d'autres 
générations.  La  même  inquiétude  ne  me 
tourmente  plus  pour  cet  écrit  ,  je  fais 
<]u'elle  feroit  inutile  ;  &  le  deiir  d'être 
mieux  connu  des  hommes  s'étant  éteint 
dans  mon  cœur  ,  n'y  îaiiTe  qu'ime  indiffé- 
rence profonde  fur  le  fort  &  de  mes  vrais 
écrits  &  des  monumens  de  mon  inno- 
cence ,  qui  déjà  peut-être  ont  été  tous 
pour  jamais  anéantis.  Qu'on  épie  ce  que 
je  fais  ,  qu'on  s'inquiète  de  ces  feuilles  , 
qu'on  s'en  empare  ,  qu'on  les  fupprime  , 
qu'on  les  falfifîe  ,  tout  cela  m'eil  égal  dé- 
formais. Je  ne  les  cache  ni  ne  les  montre* 
Si  on  me  les  enlevé  de  mon  vivant ,  on 
ne  m'enlèvera  ni  le  plailîr  de  les  avoir 
écrites  ,  ni  le  fouvenir  de  leur  contenu  , 
ni  les  méditations  folitaires  dont  elles  font 
le  fruit  &  dont  la  iburce  ne  peut  s'étein- 
dre qu'avec  mon  ame.  Si  dès  mes  premiè- 
res calamités  j'avois  fu  ne  point  regimber 
contre  ma  dellinée,  &  prendre  le  parti 
que  je  prends  aujourd'hui ,  tous  les  efforts 
des  hommes  ,  toutes  leurs  épouvantables 
machines  euffent  été  fur  moi  fans  effet  , 
&  ils  n'auroient  pas  plus  troublé  mon 
lepos  par  toutes  leurs  trames,  qu'ils  ne 


-2,i8  Les  R  k  v  e  r  ï  e  s  , 
:peuventle  troubler  déformais  par  tous  leurs 
fuccès  ;  qu'ils  jouiffent  à  leur  gré  de  mon 
opprobre  ^  ils  ne  m'empêcheront  pas  de 
jouir  de  mon  innocence  ,  &  d'achever  mes 
jours  en  paix  malgré  eux. 


^^^3i.    ■■'        ViM m   i_..Mi.^.M.Jj'i'i»  ■■«!>■     .■.mil.   li.i.«lg--..^g^J^^  ^ 

^  ^ -■—— ^  ^  -^ 

DEUXIEME  PROMENADE, 

/\Yant  àonc  formé  le  projet  de  décrire 
l'état  habituel  de  mon  zva2  dans  la  plus 
étrange  pofition  où  fepuiil-:  jamais  trouver 
un  mortel ,  je  n'ai  vu  nulle  manière  plu5 
fimple  &  plus  fure  d'exécuter  cette  entre- 
prife ,  que  de  tenir  un  régiftre  fîdelle  dç 
mes  promenades  folitaires  oC  des  rêveries 
qui  les  remplirent,  quand  je  laifîe  ma  tête 
entièrement  libre ,  &z  mes  idées  fuivre  leur 
pente  fans  réiiflance  oc  fans  gêne.  Ces  heur 
res  de  folitude  &c  de  méditation  font  les 
feules  de  la  journée  oii  je  fois  pleinemen.t 
moi  ,  &  à  moi  fans  diverfion ,  fans  obflar 
cle  ,  &  cil  je  puilie  véritablement  dire  être 
ce  que  la  nature   a  voulu. 

J'ai  bientôt  fenti  que  j'avcis  trop  tardé 
d'exécuter  ce  projet.  Mon  imagination  déjà 
moins  vive  ,  ne  s'enflamme  plus  comme 
autrefois  à  la  contemplation  de  l'objet  qui 
l'anime  ,  je  m'enivre  moins  du  délire  de  la 
rêverie  ;  il  y  à  plus  de  réminifcence  que 
de  création  dans  ce  qu'elle  produit  défor- 
mais ;  un  tiède  allanguifl\  ment  énerve  tou- 
tes pes  facultés  j  l'cfi^rit  de  vie  s'éteint  qi\ 


3L30         Les    Rêveries, 

moi  par  degrés  ;  mon  ame  ne  s'élance  plus 
qu'avec  peine  hors  de  fa  caduque  enve- 
loppe ,  &  fans  l'efpérance  de  l'état  auquel 
j'afpire  parce  que  je  m'y  fens  avoir  droit, 
je  n'cxiflerois  plus  que  par  des  fouve- 
nirs.  Ainfi  pour  me  contempler  moi-même 
avant  mon  déclin ,  il  faut  que  je  remonte 
au  moins  de  quelques  années  au  tems  oii 
perdant  tout  efpoir  ici-bas  &  ne  trou- 
vant plus  d'aliment  pour  mon  cœur  fur 
la  terre  ,  je  m'accoutumois  peu-à-peu  à  le 
nourrir  de  fa  propre  fubftance  ,  &  à  cher- 
cher toute  fa  pâture  au-dedans  de  moi. 
Cette  reffource,  dont  je  m'avifai  trop 
tard  devint  H  féconde  qu'elle  fufHt  bien- 
tôt pour  me  dédommager  de  tout.  L'ha- 
bitude de  rentrer  en  moi-mcme  me  lit 
perdre  eniin  le  fentlment  6c  prefque  le 
fouvenir  de  mes  maux  ,  j'appris  ainfi  par 
ma  propre  expérience  que  la  fource  du 
vrai  bonheur  eu.  en  nous  ,  &  qu'il  ne 
dépend  pas  des  hommes  de  rendre  vrai- 
ment miférable  celui  qui  fait  vouloir  être 
heureux.  Depuis  quatre  ou  cinq  ans  je 
gOHtois  habituellement  ces  délices  inter- 
nes que  troiivent  dans  la  contemplation 
Içs  âmes  aimantes  6c  douces.  Ces  ravil^ 


Ijmf.  Promenade;       lyt 

femens ,  ces  extafes  que  j'éprouvois  quel» 
quefois  en  me  promenant  ainfi  feul ,  étoient 
des  jouiffances  que  je  devois  h  mes  perfé- 
cuteurs  ;  fans  eux,  je  n'aurois  jamais  trou- 
vé ni  connu  les  tréfors  que  je  portois  en 
moi-même.  Au  milieu  de  tant  de  richeffes  , 
comment  en  tenir  un  régiitre  fidelle?  En 
voulant  me  rappeller  tant  de  douces  rê- 
veries ,  au  lieu  de  les  décrire  j'y  retom- 
bois.  C'eil:  un  état  que  fon  fouvenir  ra- 
mené ,  &  qu'on  cefîeroit  bientôt  de  con~ 
noître ,  en  cefTant  tout-à-fait  de  le  fentir. 

J'éprouvai  bien  cc-t  eftet  dans  les  pro- 
menades qui  fuivirent  le  projet  d'écrire 
la  fuite  de  mes  ConfeiTions  ,  fur-tout  dan^; 
celle  dont  je  vais  parler,  &  dans  laquelle 
im  accident  imprévu  vint  rompre  le  fil 
de  mes  idées ,  &  leur  donner  pour  quel- 
que tems  un    autre  cours. 

Le  jeudi  24  Octobre  1776  ,  je  fuivis 
après  dîné  les  boulevards  jufquVi  la  rue 
du  chemin  verd  par  laquelle  je  gagnois 
les  hauteurs  de  Ménil-montant ,  &  de-là  ,, 
prenant  les  fentiers  à  travers  les  vignes 
&  les  prairies  ,  je  traverfai  jufqu'à  Cha- 
Tonne  le  riant  payfage  qui  fépare  ces  deux 
villages;  puis  je  fis  un  détour    pour  re- 

P  4 


%yi  Les  Rêveries^ 
venir  par  les  mêmes  prairies  en  prenant 
un  autre  chemin.  Je  m'amufois  à  les  par- 
courir avec  ce  plaifu-  &  cet  intérêt  que 
m'ont  toujours  donné  les  fîtes  agréables  , 
&  m'arrêtant  quelquefois  à  fixer  des  p!an- 
'tes  dans  la  verdure.  J'en  apperçus  deux 
que  je  voyois  allez  rarement  autour  de 
Paris,  &  que  je  trouvai  très-abondantes 
dans  ce  canton-là.  L'une  efl  le  Picris  hu- 
racioïdcs.  de  la  famille  des  compofées ,  & 
l'autre  le  Buphurum  falcatum  de  celles 
des  ombelliteres.  Cette  découverte  me  ré- 
jouit &  m'am.ufa  très-long-tems ,  &  finit 
par  celle  d'une  plante  encore  plus  rare 
fur-tout  dans  un  pays  élevé  ,  favoir  le 
Ceradium  aquaticum  que  ,  malgré  l'acci- 
dent qui  m'arriva  le  même  jour  ,  j'ai  re- 
trouvé dans  un  livre  que  j'avoi;  liu*  moi-, 
&  placé  dans  mon  herbier. 

Enfin  après  avoir  parcouru  en  détail 
plufieui'S  autres  plantes  que  je  voyois 
encore  en  fleurs ,  6c  dont  l'afpeû  &  i'é- 
mmiération  qui  m'é:oit  familière  me  don- 
noit  néar.moins  toujours  du  plaifir  ,  je 
quittai  peu-ù-peu  ces  menues  obferva- 
tions  pour  me  livrer  à  l'imprcflion ,  non 
moins  agréable  ,  mais  plus  touchante  que 


jjme,  Promenade.       233 

falToit  fur  moi  l'enfemble  de  tout  ecla. 
pepuis  quelques  jours  on  avoiî  achevé 
la  vendange  ;  les  promeneurs  de  la  ville 
s'ctoient  déjà  retirés  ;  les  payfans  auili 
quittoient  les  champs  jufqu'aux  travaux 
d'hiver.  La  campagne  encore  verte  & 
riante,  mais  défeuillée  en  partie  &  di]k 
preique  déferte  ,  ofFroit  par-tout  l'image 
de  la  iolitude  &  des  approches  de  l'hiver. 
Il  réfultoit  de  Ton  afpect  un  mélange  d'im- 
prefTion  douce  &C  trille  .  trop  analogue  à 
mon  âge  &  à  mon  fort,  pour  que  je  ne 
m'en  fîffe  pas  l'application.  Je  me  voyois 
au  déclin  d'une  vie  innocente  &  infor- 
tunée ,  l'ame  encore  pleine  de  fentimens 
vivaces  &  l'efprit  encore  orné  de  quel- 
ques fleurs  ,  mais  déjà  flétries  par  la  trif- 
tefle  &  defféchées  par  les  ennuis.  Seul  & 
délaiflc  je  fentois  venir  le  froid  des  pre- 
mières glaces  ,  &z  mon  imagination  tiuif- 
fante  ne  peuploit  plus  ma  foliîude  d'ctres 
formés  félon  mon  cœur.  Je  mi  diibis 
en  foupirant  :  qu'ai-je  fait  ici-bas  ?  J'étcis 
fait  pour  vivre  ,  &  je  meurs  fans  avoir 
vécu.  Au  moins  ce  n'a  pas  été  ma  faute  , 
&  je  porterai  à  l'Auteur  de  mon  c:re  , 
finon  l'offrande  des  bonnes  ccuvres  qu'oa 


234         Les  Rêveries; 

ne  m'a  pas  laiflc  faire  ,  du  moins  un  tri- 
but de  bomies  intentions  fruftrées  ,  de  fen- 
timens  fains  mais  rendus  fans  effet ,  & 
d'une  patience  à  l'épreuve  des  mépris  des 
hommes.  Je  m'attendriflbis  fur  ces  ré- 
flexions ,  je  récapitulois  les  mouvemens 
de  mon  ame  dès  ma  jeuneffe  ,  &  pendant 
mon  âge  mûr,  &  depuis  qu'on  m'a  fé- 
queftré  de  la  fociété  des  hommes ,  &  du- 
rant la  longue  retraite  dans  laquelle  je 
dois  achever  mes  jours.  Je  revenois  avec 
complaifance  fur  toutes  les  affeftions  de 
mon  cœur  ,  fur  fes  attachemens  fi  ten- 
dres mais  û  aveugles  ,  fur  les  idées  moins 
trifles  que  confolantes  dont  mon  eiprit 
s'étoit  nourri  depuis  quelques  années  ,  & 
je  me  préparois  à  les  rappeller  affez  pour 
les  décrire  avec  un  plaifir  prefque  égal  à 
celui  que  j'avois  pris  à  m'y  livrer.  Mon 
après-midi  fe  paffa  dans  ces  paifibles  mé- 
ditations ,  &  je  m'en  revenois  très-con- 
tent de  ma  journée  ,  quand  au  fort  de 
ma  rêverie ,  j'en  fus  tiré  par  l'événement 
qui  me   refte  à  raconter. 

J'étois  fur  les  fix  heures  à  la  defcente 
de  Ménil-montant  prefque  vis-à-vis  du 
Galant   Jardinier  ,  quand    des  perfonnes 


ï  l'ii^-   P  R  O  ?:  E  N  A  D  E.  1^  ^ 

qui  marchoient  devant  moi,  s'ëtant  tout- 
à-coiip  brufquement  écartées,  je  vis  ton- 
dre fur  moi  un  gros  chien  danois  qui  , 
s'élançant  à  toutes  jambes  devant  un  car- 
rolTe  ,  n'eut  pas  même  le  tems  de  rete- 
nir fa  courfe  ou  de  fe  détourner  quand 
il  m'apperçut.  Je  jugeai  que  le  feul  moyen, 
que  j'avois  d'éviter  d'être  jette  parterre  , 
étoit  de  faire  un  grand  faut  fi  juile ,  que 
îe  chien  paifât  fous  moi  tandis  que  jj 
ferois  en  l'air.  Cette  idée  plus  prompta 
que  j'éclair ,  &  c|ue  je  n'eus  le  tems  ni 
de  raifonner  ni  d'exécuter ,  fut  la  dernière 
avant  mon  accident.  Je  ne  f^ntis  ni  le 
coup ,  ni  la  chute  ,  ni  rien  de  ce  qui 
s'enfuivit  jufqu'au  moment  oii  je  revins 
à  moi. 

Il  étoit  prefque  nuit  quand  je  repris 
connoifTance.  Je  me  trouvai  entre  les  bras 
de  trois  ou  quatre  jeunes  gens  qui  me 
racontèrent  ce  qui  venoit  de  m'arriver.  Le 
chien  danois  n'ayarit  pu  retenir  l'on  cîan 
s'étoit  précipité  fur  m»es  deux  jambes  ,  8c 
me  choquant  de  fa  maife  &  de  fa  vîtefTe , 
m'a  voit  fait  tomber  la  tcîe  en  avant  :  la 
mâchoire  fupérieure  portant  tout  le  poids 
de  mon  corps,  avoit  frappé  fur  un  j)avc 


X36        Les    Rêveries, 

très-raboteux ,  &  la  chute  avoit  été  d'aii^ 
tant  plus  violente  qu'étant  à  la  defcente , 
ma  tôte  avoit  donné  plus  bas  que  mes 
pieds. 

Le  carroffe  auquel  appartenoit  le  chier^ 
fuivoit  immédiatement ,  &  m'auroit  paffq 
fur  le  corps  ,  fi  le  cocher  n'eût  à  l'inflant 
retenu  l'es  chevaux.  \'^oilà  ce  que  j'ap-- 
pris  par  le  récit  de  ceux  qui  m'avoient 
relevé  &  qui  me  foutenoient  encore  lors 
que  je  revins  à  moi.  L'état  auquel  je  me 
trouvai  dans  cet  inllant  eu.  trop  fmgulier 
pour  n'en  pas  faire  ici  la  defcription. 

La  nuit  s'avançoit.  J'apperçus  le  Ciel , 
quelques  étoiles  ,  &  un  peu  de  verdure. 
Cette  première  fenfation  fut  un  moment 
délicieux.  Je  ne  me  fentois  encore  quç 
par-là.  Je  naiiîbis  dans  cet  inflant  à  la 
vie ,  &  il  me  fembloit  que  je  rempliffois 
de  ma  légère  cxiflence  tous  les  objets  quç 
j'appcrcevois.  Tout  entier  au  moment 
préfent  je  ne  me  fouvenois  de  rien  ;  je 
n'avois  nulle  notion  diftinâe  de  mon  in^ 
dividu  ,  pas  la  moindre  idée  de  ce  qui 
vcnoit  de  m'arriver  ;  je  ne  favois  ni  qui 
j'étois  ni  où  j'étois  ;  je  ne  fentois  ni  mal , 
iu  crainte,  ni  inquiétudv.  Je  vQyois  cou:»' 


I  î"'^-    P  R  O  M  E  -N  A  D  E.  237 

îer  mon  fang  ,  comme  j'aurois  vu  cou- 
ler un  ruiffeau  ,  fans  fonger  feulement  que 
ce  fang  m'appartînt  en  aucune  forte.  Je 
fentois  dans  tout  mon  être  un  calme  fa- 
viflant  auquel  chaque  fois  que  je  me  le 
rappelle  je  ne  trouve  rien  de  compara- 
ble dans  toute  Fadivité  des  plailirs  connus. 
On  me  demanda  oii  je  demeurois  ;  il 
Tne  fut  impoffible  de  le  dire,  je  deman- 
dai où  j'étois  ;  on  me  dit ,  a  la  hauu 
borne  ;  c'éîoit  comme  fi  l'on  m'eût  dit , 
au  mont  Atlas.  Il  fallut  demander  fuccef- 
fivement  le  pays ,  la  ville  &  le  quartier 
où  je  me  trouvois.  Encore  cela  ne  put- il 
fuffire  pour  me  reconnoitre  ;  il  me  fallut 
tout  le  trajet  de-là  jufqu'au  boulevard 
pour  me  rappeller  ma  demeure  &  mon 
nom.  \Ji\  Monfieur  que  je  ne  connoiftois 
pas  &  qui  eut  la  charité  de  m'accompa- 
gnerquelque  tems  ,  apprenant  que  je  de- 
meurois fi  loin  ,  me  confeilîa  de  prendre 
au  Temple  un  fiacre  pour  me  reconduire 
chez  moi.  Je  marchois  très-bien ,  très- 
Icgcrement ,  fans  fentîr  ni  douleur  ni  bief- 
fure, quoique  je  crachafle  toujours  beau- 
coup de  fang.  Mais  j'avois  un  friflbn  gla- 
cial qui  faifoit   claquer  d'une  façon  très- 


i^S  Les  ÎIeveries, 
incommode  mes  dents  fracafîees.  Arrivé 
au  Temple ,  je  penfai  que  puifque  je  mar- 
chois  fans  peine  il  valoir  mieux  conti- 
ruer  ainfl  ma  route  à  pied  ,  que  de  m'ex- 
pofer  à  périr  de  froid  dans  un  fiacre.  Je 
£s  ainfl  la  demi-lieue  qu'il  y  a  du  Tem- 
ple à  la  rue  Plâtriere  ,  marchant  fans  peine , 
évitant  les  embarras,  les  voitures  ,  choi- 
fiffant  &  fuivaiit  mon  chemin  tout  aufîi 
bien  que  j'aurois  pu  faire  en  pleine  fanté. 
J'arrive  ,  j'ouvre  le  fecret  qu'on  a  fait 
mettre  à  la  porte  de  la  rue  ,  je  monte 
l'efcalier  dans  l'obfcurité,  &  j'entre  enfîii 
chez  moi  fans  autre  accident  que  ma  chute 
&  fes  fuites  dont  je  ne  m'appercevois  pas 
même  encore  alors. 

Les  cris  de  ma  femme  en  m^e  voyant, 
me  firent  comprendre  que  j'étois  plus  mal- 
îi-aité  que  je  ne  penfois.  Je  paffai  la  nuit  fans 
connoître  encore  &  fentir  mon  mal.  Voici 
ce  que  je  fentis  &  trouvai  le  lendemain. 
J'avois  la  lèvre  fupcrieure  fendue  en  de- 
dans jufqu'au  nez  ,  en  dehors  la  peau  l'a- 
voit  mieux  garantie  &  emp  échoit  la  totale 
féparation  ,  quatre  dents  enfoncées  à  îa 
mâchoire  fupérieure  ,  toute  la  partie  du 
yifage  qui  la  couvre  extrêmement  enflée 


ï P»e-  Promenade;      23^ 

&  meurtrie ,  le  pouce  droit  foulé  &  très- 
gros  ,  le  pouce  gauche  grièvement  bleffé , 
le  bras  gauche  foulé,  le  genou  gauche 
aufîi  très-enflé  &  qu'une  contufîon  forte 
&  douloureufe  empêchoit  totalement  de 
plier.  Mais  avec  tout  ce  fracas ,  rien  de 
brifé ,  pas  même  une  dent ,  bonheur  qui 
tient  du  prodige  dans  une  chute  comme 
celle-là. 

Voilà  très-fîdellement  l'hiftoire  de  mon 
accident.  En  peu  de  jours  cette  hifloire 
fe  répandit  dans  Paris  tellement  changée 
&C  défigurée  qu'il  étoit  impofTible  d'y  rien 
reconnoître.  J'aurois  dû  compter  d'avance 
fur  cette  métamorphofe  ;  mais  il  s'y  joi- 
gnit tant  de  circonftances  bizarres  ;  tant 
de  propos  obfcurs  &  de  réticences  l'ac- 
compagnèrent, on  m'en  parloit  d'un  air 
Il  rifiblement  difcret  que  tous  ces  myf- 
teres  m'inquiétèrent.  J'ai  toujours  haï  les 
ténèbres  ,  elles  m'infpirent  naturellement 
ime  horreur  que  celles  dont  on  m'envi- 
ronne depuis  tant  d'années  n'ont  pas  dû 
diminuer.  Parmi  toutes  les  fingularités  de 
cette  époque  je  n'en  remarquerai  qu'une, 
mais  fuffifante  pour  faire  juger  des  autres, 

M  *  **.  avec  lequel  je  n'avois  eu  ja- 


2^Q  Les  R  ê  V  e  h  î  e  s, 
rîiais  aucune  relation ,  envoya  fon  fecré-^ 
taire  s'informer  de  mes  nouvelles ,  &  me 
faire  d'inflantes  offres  de  iervice  qui  ne 
me  parurent  pas  dans  la  clrconilance ,  d'une 
grande  utilité  pour  mon  foulagement.  Son 
fecrétaire  ne  lailTa  pas  de  me  prefTer  très- 
vivement  de  me  prévaloir  de  ces  offres, 
julqu'à  me  dire  que  fi  je  ne  me  fiois 
pas  cl  lui ,  je  pouvois  écrire  directement 
à  M.  1"  "^  *^.  Ce  grand  empreiîement  & 
l'air  de  confidence  qu'il  y  joignit  me  firent 
comprendre  qu'il  y  avoit  fous  tout  cela 
quelque  myilere  que  je  cherchois  vaine*- 
ment  à  pénétrer.  Il  n'en  falîoit  pas  tant 
.pour  m'effaroucher  ,  fur-tout  dans  l'état 
d'agitation  oii  mon  accident  &  la  fièvre 
qui  s'y  étoit  jointe  avoit  mis  ma  tête* 
Je  me  livrois  à  mille  conjectures  inquié- 
tantes &  triftes,  &  je  faifois  fur  tout  ce 
qui  fe  paiToit  autour  de  moides.commen- 
.taires  qui  marquoient  plutôt  le  délire  de 
la  lièvre,  que  le  fang-froid  d'un  horpme 
qui  ne  ..prend  plus  d'intérêt  à  rien. 

Un  autre  événement  vint  achever  de 
troubler  ma  tranquillité.  Madame***. 
m'avoit  recherché  depuis  quelques  années  , 
fans  que  je  puffe  deviner  pourquoi.  De 


lP»s-  PROM  EN  ADE,  241 
petits  cadeaux  afïeâ:és,  de  fréquentes  vi- 
ïites  fans  objet  &  fans  plaifir  me  mar- 
quoient  aflez  un  but  fecret  à  tout  cela  j 
mais  ne  me  le  montroient  pas.  Elle  m'avoit 
parlé  d*un  roman  qu  'elle  vouloit  faire  pour 
le  préfcnter  à  la  Reine.  Je  lui  avois  dit 
ce  que  je  pcni bis  des  femmes  auteurs.  Elle 
m*avoit  fait  entendre  que  ce  projet  avoit 
pour  but  le  rétabliffement  de  fa  fortune 
pour  lequel  elle  avoit  befoin  de  protec- 
tion ;  je  n'avois  rien  à  répondre  à  cela. 
Elle  me  dit  depuis  que  n'ayant  pu  avoir 
accès  auprès  de  la  Reine  ,  elle  étoit  dé- 
terminée à  donner  fon  livre  an  public 
Ce  n'étoit  plus  le  cas  de  lui  donner  des 
confeils  qu'elle  ne  me  demandoit  pas ,  & 
qu'elle  n'auroit  pas  fuivis.  Elle  m'avoit 
parlé  de  me  montrer  auparavant  le  ma" 
nufcrit.  Je  la  priai  de  n'en  rien  faire ,  8>C 
elle  n'en  fit  rien. 

Un  beau  jour  durant  ma  convalefcen- 
ce ,  je  reçus  de  fa  part  ce  livre  tout  im- 
primé &  même  relié  ,  &  je  vis  dans  la 
préface  de  fi  greffes  louanges  de  moi , 
fi  mauffadement  plaquées  &  avec  tant 
<i'affedation  que  j'en  fus  défagréablemcnt 
afFetlé.  La  rude  flagornerie  qui  s'y  falfoi.t 

Supplément,  Tome  IX,  Q 


:i42.        Les   Rêverie  s^ 
fentir  ne  s'allia  jamais  avec   la  bienveil- 
lance ;  mon  cœur  ne  fauroit  fe  tromper* 
là-defTus. 

Quelques  jours  après  Madame  ***.  me 
vint  voir  avec  fa  fille.  Elle  m'apprit  que 
fon  livre  faifoit  le  plus  grand  bruit  à 
caufe  d'une  note  qui  le  lui  attiroit  ;  j'avois  à 
peine  remarqué  cette  note  en  parcourant 
rapidement  ce  roman.  Je  la  relus  après 
le  départ  de  Madame***;  j'en  examinai 
la  tournure  ,  j'y  crus  trouver  le  motif  de 
fes  vifites  ,  de  fes  cajoleries ,  des  greffes 
louanges  de  fa  préface ,  &  je  jugeai  que 
tout  cela  n'avoit  d'autre  but  que  de  dif 
pofer  le  public  à  m'attribue r  la  note  ,  & 
par  conféquent  le  blâme  qu'elle  pouvoit 
attirer  à  fon  auteur  dans  la  circonftance 
cil  elle  étoit  publiée. 

Je  n'avois  aucun  moyen  de  détruire 
ce  bruit  &  l'impreffion  qu'il  pouvoit  faire , 
&  tout  ce  qui  dépendoit  de  moi  étoit 
de  ne  pas  l'entretenir  en  fouffrant  la  con- 
tinuation des  vaines  &  oftenfives  vifites 
de  Madame  *  *  ^.  &  de  fa  fille.  Voici 
pour  cet  effet  ,  le  billet  que  j'écrivis  k 
la  mère. 

«  Roujfeau  ne  recevant  chez  lui  aucun 


îln^e.  Promenade.  243 
^  auteur,  remercie  Madame,^ ^*.  de  fes 
j^  bontés  ,  &  la  prie  de  ne  plus  l'honorer 
>>  de  fes  vifites.  » 

Elle  me  répondit  par  une  lettre  hon- 
nête dans  la  forme ,  mais  tournée  comme 
toutes  celles  que  l'on  m'écrit  en  pareil 
cas.  J'avois  barbarement  porté  le  poif^nard 
dans  fon  cœur  fenfible ,  &  je  de  vois  croire 
au  ton  de  fa  lettre  qu'ayant  pour  moi  des 
fentimens  û  vifs  &  û  vrais ,  elle  ne  fup- 
porteroit  point  fans  mourir  cette  rupture, 
Ceft  ainfi  que  la  droiture  &  la  franchife 
en  toute  chofe  font  des  crimes  affreux  dans' 
le  monde,  &  je  paroîtrois  à  mes  contem- 
porains  méchant  &  féroce ,  quand  je  n'au- 
rois  à  ieu.rs  yeux  d'autre  crime  que  de 
n'être  pas  faux  &  perfide  comme  eux. 

J'étois  déjà  forti  plufieurs  fois  &  je  me 
promenois  même  affez  fouvent  aux  Thuil- 
leries  ,  quand  je  vis  à  l'étonnement  de  plu- 
fieurs  de  ceux  qui  me  rencontroient  qu'il 
y  avoit  encore  à  mon  égard  quelqu'autre 
nouvelle  que  j'ignorois.  J'appris  enfin  que 
le  bruit  publie  étoit,  que  j'étois  mort  de 
ma  chute ,  &  ce  bruit  fe  répandit  û  ra- 
pidement &  fi  opiniâtrement  que  plus  de 
quinze  jours  après  que  j'en  fus  inftruit, 

Q  2. 


144  •  Les  Rêveries; 
l'on  en  parla  à  la  Cour  comme  d'une  chofe 
fure.  Le  Courrier  d'Avignon  ,  à  ce  qu'on 
eut  foin  de  m'écrire ,  annonçant  cette  heu- 
reufe  nouvelle ,  ne  manqua  pas  d'anticiper 
à  cette  occafion  fur  le  tribut  d'outrao;es 
&  d'indignités  qu'on  prépare  à  ma  mé- 
moire après  ma  mort  en  forme  d'oraifoa 
funèbre. 

Cette  nouvelle  fut  accompagnée  d'une 
circonflance  encore  plus  fmguliere  que  je 
n'appris  que  par  hafard  &  dont  je  n'ai  pu 
favoir  aucun  détail.  C'efl  qu'on  avoit  ou- 
vert en  même  tems  une  foufcription  pour 
l'impreflion  des  manufcrits  que  l'on  trou- 
veroit  chez  moi.  Je  compris  par-là  qu'on 
tenoit  prêt  un  recueil  d'écrits  fabriqués 
tout  exprès  pour  me  les  attribuer  d'abord 
après  ma  mort  :  car  de  penfer  qu'on  im- 
primât fidellement  aucun  de  ceux  qu'on 
pourroit  trouver  en  effet,  c'étoit  une  bêtife 
qui  ne  pouvoit  entrer  dans  l'efprit  d'un 
homme  fenfé ,  &  dont  quinze  ans  d'ex- 
périence ne  m'ont  que  trop  garanti. 

Ces  remarques  ,  faites  coup  fur  coup 
&  fuivies  de  beaucoup  d'autres  qui  n'é- 
toient  gueres  moins  étonnantes  ,  effarou- 
chèrent derechef  mon  imagination  que  je 


î  !'"«•  Promenade.  445. 
croyois  vimortie  ;  &  ces  noires  ténèbres 
qu'on  renforçoit  fans  relâche  autour  de 
moi ,  ranimèrent  toute  l'horreur  qu'elles 
m'infpirent  naturellement.  Je  me  fatiguai 
à  faire  fur  tout  cela  mille  commentaires  , 
&  à  tâcher  de  comprendre  des  myfteres 
qu'on  a  rendus  inexplicables  pour  moi. 
Le  feul  réfultat  confiant  de  tant  d'énigmes 
fut  la  confirmation  de  toutes  mes  conclii- 
fions  précédentes  ;  favoir ,  que  la  deflinée 
de  ma  perfonne ,  &  celle  de  ma  réputation 
ayant  été  fixées  de  concert  par  toute  la 
génération  préfente  ,  nul  effort  de  ma  part 
ne  pouvait  m'y  fouftraire  ,  puifqu'il  m'ell 
de  toute  impoifibilité  de  tranfmettre  aucun 
dépôt  à  d'autres  âges  fans  le  faire  pafTer 
dans  celui-ci  par  des  mains  intéreffées  à  le 
fupprimer. 

Mais  cette  fois  j'allai  plus  loin.  L'amas 
de  tant  de  circonflances  fortuites  ,  l'élé- 
vation de  tous  mes  plus  cruels  ennemis 
affectée  pour  ainfi  dire  par  la  fortune,  tous 
ceux  qui  gouvernent  l'Etat ,  tous  ceux  qui 
dirigent  l'opinion  publique  ,  tous  les  gans 
en  place ,  tous  les  hommes  en  crédit  triés 
comme  fur  le  volet  parmi  ceux  qui  ont 
contre   moi  quelque   animofité    fecrete  > 


14^         Les   Rêtveries, 

pour  concourir  au  commun  complot ,  ce$ 
accord  univerfel  eft  trop  extraordinaire 
pour  être  purement  fortuit.  Un  feul  homme 
qui  eût  reflifé  d'en  être  complice ,  un  feul 
événement  qui  lui  eut  été  contraire,  une 
feule  circonilance  imprévue ,  qui  lui  eût 
fait  obftacle  fulHfoit  pour  le  faire  échouer. 
Mais  tautes  les  volontés ,  toutes  les  fata- 
lités ,  la  fortune ,  &  toutes  les  révolutions 
ont  affermi  l'œuvre  des  hommes  ,  &  un 
concours  fi  frappant  qui  tient  du  prodige  , 
ne  peut  me  laifTer  douter  que  fon  plein 
fuccès  ne  foit  écrit  dans  les  décrets  éter- 
nels. Des  foules  d'obfervations  particulier 
res  ,  foit  dans  le  paffé ,  foit  dans  le  pré-r 
fent ,  me  confirment  tellement  dans  cette 
opinion  que  je  ne  puis  m'empêcher  de  re- 
garder déformais  comme  un  de  ces  iecrets 
du  Ciel  impénétrables  à  la  raifon  humaine, 
la  même  œuvre  que  je  n'envifageois  juf- 
qu'ici  que  comme  un  fruit  de  la  méchan-i 
ceté  des  hom.mes. 

Cette  idée ,  loin  de  m'ctre  cruelle  & 
déchirante  ,  me  confole  ,  me  tranquillife  , 
&  m'aide  à  me  réligner.  Je  ne  vais  pas 
û  loin  que  St.  Auguflin  qui  fe  fût  confolé 
«l'êtJT  damné  li  telle  eût  été  la  volonté 


I F'^-  Promenad  e.  247 
de  Dieu.  Ma  réfignation  vient  d'une  fource 
moins  délintéreflee ,  il  eu  vrai ,  mais  noa 
moins  pure  &  plus  digne  à  mon  gré  de 
l'Etre  parfait  que  j'adore. 

Dieu  efl  jufte  ;  il  veut  que  je  fouffre  ; 
&  il  fait  que  je  fuis  innocent.  Voilà  le 
motif  de  ma  confiance ,  mon  cœur  &  ma 
raifon  me  crient  qu'elle  ne  me  trompera 
pas.  Laiff^ns  donc  faire  les  hommes  &  la 
dfcftinée  ;  apprenons  à  fouifrir  fans  mur- 
nmre  ;  tout  doit  à  la  fin  rentrer  dans  l'or- 
dre ,  ôc  mon  tour  viendra  tôt  ou  tard.. 


Q4 


^         ==^^ 


TROISIEME  PROMENADE, 

Je  deviens  vieux  en  apprenant  toujours. 

oOlon  répétoït  fouvent  ce  vers  dans  fa 
vieitleffe.  Il  a  un  (ens  dans  lequel  je  pour- 
rois  le  dire  auili  dans  la  mienne  ;  mais  c'efl 
une  bien  trille  fcience  que  celle  que  depuis 
vingt  ans  l'expérience  m'a  fait  acquérir  : 
l'ignorance  ell  encore  préférable.  L'adver- 
{iL-^  fans  doute  eii  un  grand  maître  ;  mais 
ce  maître  fait  payer  cher  fes  leçons,  & 
fouvent  le  profit  qu'on  en  retire  ne  vaut 
pas  le  prix  qu'elles  ont  coûté.  D'ailleurs, 
avant  qu'on  ait  obtenu  tout  cet  acquis  par 
des  leçons  fi  tardives ,  l'à-propos  d'en  ufcr 
fe  paffe.  La  jeunefTe  cfl  le  tems  d'étudier 
la  fageffe  ;  la  vieilleffe  eft  le  tems  de  la 
pratiquer.  L'expérience  inllruit  toujours  , 
je  l'avoue  ;  mais  elle  ne  profite  que  pour 
l'efpace  qu'on  a  devant  foi.  Eft-il  tems  au 
moment  qu'il  faut  mourir  d'apprendre  com- 
ment on  auroit  dû  vivre  ? 

Eh ,  que  me  fervent  des  lumières  fi  tard 
&  fi  douloureufement  acquifes  fur  ma  def- 
tinée  &  fur  les  pafiions  d'autrui  dont  elle 
cil  l'ceitvre  !  Je  n'ai  appris  à  mieux  con- 


îîlme.  Promenade.  245I 
noître  les  hommes  que  pour  mieux  fentir 
la  mifere  où  ils  m'ont  plongé ,  fans  que 
cette  connoiiTance ,  en  me  découvrant  tous 
leurs  pièges  ,  m'en  ait  pu  faire  éviter  au- 
cun. Que  ne  fuis -je  refté  toujours  dans 
cette  imbécille  mais  douce  confiance  qui 
me  rendit  durant  tant  d'années  la  proie  Se 
le  jouet  de  mes  bruyans  amis ,  fans  qu'en- 
veloppé de  toutes  leurs  trames  j'en  euffe 
même  le  moindre  foupçon  !  J'étois  leur 
dupe  &  leur  vidime ,  il  efl  vrai ,  mais  je 
me  croyois  aimé  d'eux ,  &  mon  cœur 
jouiflbit  de  l'amitié  qu'ils  m'avoient  inf- 
pirée  en  leur  en  attribuant  autant  pour 
moi.  Ces  douces  illufions  font  détruites. 
La  trifte  vérité  que  le  tems  &c  la  raifon 
m'ont  dévoilée  ,  en  me  faifant  fentir  mon 
malheur  ,  m'a  fait  voir  qu'il  étoit  fans 
remède  &  qu'il  ne  me  reftoit  qu'à  m'y 
réfigner.  Ainfi  toutes  les  expériences  de 
mon  âge  font  pour  moi  dans  mon  état 
fans  utilité  préfente  ,  &  fans  profit  pour 
l'avenir. 

Nous  entrons  en  lice  à  notre  naifTance, 
nous  en  fortons  à  la  mort.  Que  fert  d'ap- 
prendre à  mieux  conduire  fon  char  quand 
on  efl  au  bout  Me  la  carrière  ?  Il  ne  relie 


1^6        Les   Rêveries," 

plus  à  penfer  alors  que  comment  on  ea 
fortira.  L'étude  d'un  vieillard ,  s'il  lui  ea 
reûe  encore  à  feire ,  eft  uniquement  d'ap- 
prendre à  mourir ,  &  c'eiî  préciiement 
celle  qu'on  fait  le  moins  à  mon  âge  ;  on 
y  penfe  à  tout ,  hormis  à  cela.  Tous  les 
vieillards  tiennent  plus  à  la  vie  que  les 
enfans  ,  &  en  fortent  de  plus  mauvaife 
grâce  que  les  jeunes  gens.  C'cfl  que  tous 
leurs  travaux  ayant  été  pour  cette  vie  , 
ils  voyent  à  fa  fin  qu'ils  ont  perdu  leurs 
peines.  Tous  leurs  foins ,  tous  leurs  biens  ^ 
tous  les  fruits  de  leurs  laborieufes  veilles , 
ils  quittent  tout  quand  ils  s'en  vont.  Ils 
n'ont  fongé  à  rien  acquérir  durant  leur 
vie  qu'ils  puiTent  emporter  à  leur  mort. 

Je  me  fuis  dit  tout  cela  quand  il  étoir 
tems  de  me  le  dire  ,  &  il  je  n'ai  pas  mieux 
{u  tirer  parti  de  mes  réflexions  ,  ce  n'efl 
pas  faute  de  les  avoir  faites  à  tems  & 
de  les  avoir  bien  digérées.  Jette  dès  mon 
enfance  dans  le  tourbillon  du  monde , 
j'appris  de  bonne  heure  par  l'expérience 
que  je  n'étois  pas  fait  pour  y  vivre  ,  & 
que  je  n'y  parviendrois  jamais  à  l'étar 
dont  mon  cœur  fentoit  le  befoin.  Ceffant 
donc  de  chercher  parmi  les  hommes  le 


ï 1 1'"2-  Promenade.  151 
i)ohKeur  que  je  fentois  n'y  pouvoir  trou- 
ver ,  mon  ardente  Imagination  fautoit  déjà 
par-deffus  l'efpace  de  ma  vie  à  peine  com- 
mencée ,  comme  fur  un  terrain  qui  m'é- 
toit  étranger  ,  pour  fe  repoler  fur  une  af- 
fiette  tranquille  où  je  pufle  me  fixer. 
-  Ce  fentiment ,  nourri  par  l'éducation 
dès  mon  enfance  &  renforcé  durant  toute 
ma  vie  par  ce  long  tiflii  de  mifercs  &C 
d'infortunes  qui  l'a  remplie , -m'a  fait  cher- 
cher dans  tous  les  tems  à  connoître  la 
nature  Se  la  deftination  de  mon  être  avec 
plus  d'intérêt  &  de  foin  que  je  n'en  ai 
trouvé  dans  aucun  autre  homme.  J'en  aï 
beaucoup  vu  qui  philofophoient  bien  plus 
doftementque  moi,  mais  leur  philofophle 
leur  éîoit  pour  ainfi  dire  étrangère.  Vou- 
lant être  plus  favans  que  d'autres ,  ils 
ëtudioient  l'univers  pour  favoir  comment 
il  étoit  arrangé  ,  comme  ils  auroient  étudié 
quelque  machine  qu'ils  auroient  apperçue, 
par  pure  curiofité.  Ils  étudioient  la  nature 
humaine  pour  en  pouvoir  parler  favam- 
ment ,  mais  non  pas  pour  fe  connoitre  ; 
ils  travailloient  pour  in/lruire  les  antres , 
mais  non  pas  pour  s'éclairer  en -dedans. 
Plulieurs  d'entr'eux  ne  youloicnt  que  faire 


151  Les  Rêveries, 
un  livre  ,  n'imponoit  quel,  pourvu  qu'il 
fut  accueilli.  Quand  le  leur  ëtoit  tait  &c 
publié ,  Ion  CQTitenu  ne  les  intéreffoit  plus 
en  aucune  iorte ,  il  ce  n'elî  pour  le  faire 
adopter  aux  autres  &  pour  le  détendre  au 
cas  qu'il  fût  attaqué,  mais  du  relie  fans  en 
rien  tirer  poiu"  leur  propre  ufage  ,  fans 
s'embarruirer  même  que  ce  contenu  fut 
faux  ou  vrai,  pourvu  qu'il  ne  fut  pas 
réfuté.  Pour  moi,  quand  j'ai  deflré  d'ap- 
prendre ,  c'éîoit  pour  favoir  moi-même 
&;  non  pas  pour  enfeigner  ;  j'ai  toujours 
cru  qu'avant  d'inilruire  les  autres  il  falloit 
commencer  par  favoir  aiTez  pour  foi  ;  & 
de  toutes  les  études  que  j'ai  tâché  de  faire 
en  ma  vie  au  milieu  des  hommes  ,  il  n'y 
en  a  gueres  que  je  n'eufîe  faite  également 
feul  dans  une  ifle  déferte  cii  j'aurois  été 
confiné  pour  le  refle  de  mes  jours.  Ce 
qu'on  doit  faire  dépend  beaucoup  de  ce 
qu'on  doit  croire  ;  &  dans  tout  ce  qui  ne 
tient  pas  aux  premiers  befoins  de  la  nature, 
nos  opinions  font  la  règle  de  nos  aftions. 
Dans  ce  principe  qui  fut  toujours  le  mien, 
j'ai  cherché  fouvent  &  long  -  tems  poiu: 
diriger  l'emploi  de  ma  vie  ,  à  connoître 
fa  véritable  fin ,_  ôc   je  m.e  fuis  bientôt 


î  I  !«"«•  Promenade.      255 
confolé  de  mon  peu  d'aptitude  à  me  con- 
duire habilement  dans  ce  monde ,  en  Ten- 
tant qu'il  n'y  falloit  pas  chercher  cette  fin. 
Né  dans  une  famille  oii  régnoient  les 
mœurs  &  la  piété  ;  élevé  enfuite  avec  dou- 
ceur chez  un  miniflre  plein  de  fageffe  &C 
de  religion ,  j'avois  reçu  dès  ma  plus  ten- 
dre enfance  des  principes ,  des  m.aximes  , 
d'autres   diroient    des    préjugés ,    qui    ne 
m'ont  jamais  tout-à-fait  abandonné.  Enfant 
encore  ,  &  livré  à  moi-même ,  alléché  par 
des  carefTes  ,  féduit  par  la  vanité  ,  leurré 
par  l'efpérance ,  forcé  par  la  nécefîité  ,  je 
me  fis  catholique  ;  mais  je  demeurai  tou- 
jours chrétien  ,  &  bientôt  gagné  par  l'ha- 
bitude mon  cœur  s'attacha  fmcérement  à 
ma  nouvelle  religion.  Les  inftruclions ,  les 
exemples  de  Madame  de  Warens  m'affer- 
mirent dans  cet  attachement.  La  folitude 
champêtre  oii  j'ai  paffé  la  fleur  de  ma  jeu- 
neffe ,  l'étude  des  bons  livres  à  laquelle  je 
me  livrai  tout  entier  ,  renforcèrent  auprès 
d'elle  mes  dlfpofxtions  naturelles  aux  fen- 
timens  affeftueux ,  &:  me  rendirent  dévot 
prefque  à  la  manière  de  Fénélon.  La  médi- 
tation dans  la  retraite ,  l'étude  de  la  nature, 
l?  contemplation  de  l'univers  forcent  un 


254         Les  Rêveries, 

folitaire  à  s'élancer  inceffamment  vers  FÀu-* 
teur  des  chofes,  &  à  chercher  avec  une 
douce  inquiétude  la  fin  de  tout  ce  qu'i 
voit  &  la  caufe  de  tout  ce  qu'il  fent.  Lorl^ 
que  ma  deftinée  me  rejetta  dans  le  torrent 
du  monde  ,,je  n'y  retrouvai  plus  rien  qui 
pût  flatter  un  moment  mon  cœur.  Le  re- 
gret de  mes  doux  loifirs  me  fuivit  par- 
tout ,  &  jetta  l'indifférence  &  le  dégoût 
fur  tout  ce  qui  pouvoit  fe  trouver  à  ma 
portée  ,  propre  à  mener  à  la  fortune  & 
aux  honneurs.  Incertain  dans  mes  inquiets 
defirs  ,  j'efpérois  peu  ,  j'obtins  moins ,  & 
je  fentls  dans  des  lueurs  même  de  profpé- 
rité  que  quand  j'aurois  obtenu  tout  ce  que 
je  croyois  chercher ,  je  n'y  aurois  point 
trouvé  ce  bonheur  dont  mon  cœur  étoit 
avide  fans  en  favoir  démêler  l'objet.  Ainfi 
tout  contribuoit  à  détacher  mes  aife£lions 
de  ce  monde,  même  avant  les  malheurs 
qui  dévoient  m'y  rendre  tout-à-fait  étran- 
ger. Je  parvins  jufqu'à  l'âge  de  quarante 
ans  flottant  entre  l'indigence  &  la  fortune, 
entre  la  fagefle  &  l'égarement ,  plein  de 
vices  d'habitude  fans  aucun  mauvais  pen- 
chant dans  le  cœur,  vivant  au  hafard  fans 
principes  bien  décidés  par  ma  raifon,  &C 


ï I î'^2-  Promenade.      25:5 

tiiftrait  fur  mes  devoirs  fans  les  mépri* 
ïër,  mais  foiivent  fans  les  bien  connoître. 

Dès  ma  jeunefTe  j'avois  fixé  cette  épo- 
que de  quarante  ans  comme  le  terme  da 
mes  eiforts  pour  parvenir ,  &  celui  de  mes 
prétentions  en  tout  genre.  Bien  réfolu  > 
dès  cet  âge  atteint  &  dans  quelque  fiîua- 
tion  que  je  fuffe  ,  de  ne  plus  me  débattra 
pour  en  fortir  &  de  paffer  le  refle  de  mes 
jours  à  vivre  au  jour  la  journée  fans  plus 
m'occuper  de  l'avenir.  Le  moment  venu , 
j'exécutai  ce  projet  fans  peine  ;  &  quoi- 
qu'alors  ma  fortune  femblat  vouloir  pren- 
dre une  afTiette  plus  fixe ,  j'y  renonçai  non- 
feulement  fans  regret  mais  avec  un  plaifir 
véritable.  En  me  délivrant  de  tous  ces 
leurres ,  de  toutes  ces  vaines  efpérances  , 
je  me  livrai  pleinement  à  l'incurie  &  au 
repos  d'efprit  qui  fit  toujours  mon  goût 
le  plus  dominant  &  mon  penchant  le  plus 
durable.  Je  quittai  le  monde  &  fes  pom- 
pes ,  je  renonçai  à  toutes  parures  ,  plus 
d'épée ,  plus  de  montre ,  plus  de  bas  blancs  , 
de  dorure ,  de  coiffure ,  une  perruque  toute 
fimple  ,  un  bon  gros  habit  de  diap,  oZ 
mieux  que  tout  cela ,  je  déracinai  de  moa 
cœur  les  cupidités  &  les  convoitifes  qui 


2^6.,  Les  Rêveries, 
donnent  du  prix  à  tout  ce  que  je  quitîols. 
Je  renonçai  à  la  place  que  j'occupois  alors, 
pour  laquelle  je  n'étois  nullement  propre  , 
&  je  me  mis  à  copier  de  la  mufique  à  tant 
ia  page,  occupation  pour  laquelle  j'avois 
eu  toujours  un  goût  décidé. 

Je  ne  bornai  pas  ma  réforme  aux  chofes 
extérieures.  Je  fentis  que  celle-là  même 
en  exigeoit  une  autre  plus  pénible  fans 
doute ,  mais  plus  néceflaire  dans  les  opi- 
nions ;  &  réfolu  de  n'en  pas  faire  à  deux 
fois,  j'entrepris  de  foumettre  mon  inté- 
rieur à  un  examen  févere  qui  le  réglât 
pour  le  reil:e  de  ma  vie  tel  que  je  voulois 
le  trouver  à  ma  mort. 

Une  grande  révolution  qui  venoit  de  fe 
Faire  en  moi ,  un  autre  monde  moral  qui 
fe  dévoiloit  à  mes  regards  ,  les  infenfés 
jugemens  des  hommes,  dont  fans  prévoir 
encore  combien  j'en  ferois  la  viftime,  je 
commençois  à  fentir  l'abfardité ,  le  befoin 
toujours  croiffant  d'un  autre  bien  que  la 
gloriole  littéraire  ,  dont  à  peine  la  vapeur 
m'avoit  atteint  que  j'en  étois  déjà  dégoûté  , 
le  defir  enfin  de  tracer  pour  le  rcile  de 
ma  carrière  une  route  moins  incertaine 
que  celle  dans  laquelle  j'en  venois  de  pailer 

la 


|I[me.  Pr  o~MEN  A  DÉ.  2^^ 
ïa  plus  belle  moitié  ,  tout  m'obligeoit  à 
cette  grande  revue  dont  je  fentois  depuis 
long-tems  le  befoin.  Je  l'entrepris  donc, 
&  je  ne  négligeai  rien  de  ce  qui  dépen- 
doit  de  moi^our  bien  exécuter  cette  en* 
trepriie. 

C'eft  de  cette  époque  que  je  puis  dater 
mon  entier  renoncement  au  monde  ,  SC 
ce  goût  vif  pour  la  lolitude ,  qui  ne  m'a 
plus  quitté  depuis  ce  tems-là.  L'ouvrage 
que  j*  ,ntreprenois  ne  pouvoit  s'exécuter 
que  dans  une  retraite  abfolue  ;  il  deman- 
doit  de  longues  &  paifibles  méditations 
que  le  tumulte  de  la  fociété  ne  fouffre 
pas.  Cela  me  força  de  prendre  pour  un 
tems  une  autre  manière  de  vivre  dont  en- 
fuite  je  me  trouvai  fi  bien,  que  ne  l'ayant 
interrompue  depuis  lors  que  par  force  *&: 
pour  peu  d'inilans  ;  je  l'ai  reprife  de  tout 
mon  cœur  &  m'y  fuis  borné  fans  peine  , 
aufïï-tôt  que  je  l'ai  pu ,  &  quand  enfuite 
les  hommes  m'ont  réduit  à  vivre  feul  ^ 
j'ai  trouvé  qu'en  me  féqueftrant  pour  me 
rendre  milérable ,  ils  avoient  plus  fait  pour 
mon  bonheur  que  je  n'a  vois  fu  faire  moi-, 
inême. 

)q  me  livrai  au  travail  que  j'avois  iÇ|l«; 
^iiffUnunt,   Tome  IX.         R 


I5S  Les  Rêveries; 
trepris  avec  un  zèle  proportionné ,  &  à 
l'importance  de  la  chofe  ôc  au  beibin  que 
je  fentois  en  avoir.  Je  vivois  alors  avec 
des  philofophes  modernes  qui  ne  reffem- 
bloient  gueres  aux  anciens  :  au  lieu  de 
lever  mes  doutes  &  de  fixer  mes  irréfo- 
lutions ,  ils  avoient  ébranlé  toutes  les  cer- 
titudes que  je  croyois  avoir  fur  les  points 
qu'il  m'importoit  le  plus  de  connoître  : 
car  ,  ardens  millionnaires  d'athéifme  ,  & 
très -impérieux  dogmatiques,  ils  n'endu- 
roient  point  fans  colère  ,  que  fur  .quelque 
point  que  ce  pût  être  ,  on  ofât  penfer 
autrement  qu'eux.  Je  m'étois  défendu  fou- 
vent  affez  loibiement  par  haine  pour  la 
difpute ,  &  par  peu  de  talent  pour  la  fou- 
tenir  ;  mais  jamais  je  n'adoptai  leur  dé- 
folante  doûrine  ,  &  cette  refiflance ,  à  des 
hommes  aufîi  intclérans  ,  qui  d'ailleurs 
avoient  leurs  vues  ,  ne  fut  pas  une  des 
moindres  caufes  qui  attifèrent  leur  ani- 
molité. 

Ils  ne  m'avoient  pas  perfuadé ,  mais  ils 
m'avoient  inquiété.  Leurs  argumens  m'a- 
voient ébranlé,  fans  m'avoir  jamais  con- 
vaincu ;  je  n'y  trouvois  point  de  bonne 
;réponfe,  mais  je  fentois  qu'il  y  en  de- 


ï  I  !»"«•  Promenade.       25^ 

■v-oit  avoir.  Je  m'accufois  moins  d'erreur , 
que  d'ineptie  ,  &  mon  cœur  leur  répon- 
doit  mieux  que  ma  raiibn. 

Je  me  dis  enfin  ;  me  laifferai-je  éter- 
nellement balotter  par  les  fophifmes  des 
mieux  difans ,  dont  je  ne  fuis  pas  même 
fur  que  les  opinions  qu'ils  prêchent  &Z. 
qu'ils  ont  tant  d'ardeur  à  faire  adopter 
aux  autres  foient  bien  les  leurs  à  eux- 
mêmes  ?  Leurs  pa/îions  ,  qui  gouvernent 
leurs  doctrines ,  leur  intérêt  de  faire  croire 
ceci  ou  cela ,  rendent  impofîible  à  péné- 
trer ce  qu'ils  croient  eux-mêmes.  Peut-on 
chercher  de  la  bonne  foi  dans  des  chefs 
de  parti  ?  Leur  philofophie  efl  pour  les 
autres  ;  il  m'en  faudroit  une  pour  moi. 
Cherchons-la  de  toutes  mes  forces  tandis 
qu'il  eft  tems  encore  ,  afin  d'avoir  une 
règle  fixe  de  conduite  pour  le  refle  de 
mes  jours.  Me  voilà  dans  la  maturité  de 
l'âge  ,  dans  toute  la  force  de  l'entende- 
ment. Déjà  je  touche  au  déclin.  Si  j'at- 
tends encore ,  je  n'aurai  plus  dans  ma  déli- 
bération tardive  l'ufage  de  toutes  mes  for» 
ces  ;  mes  facultés  intelle£tuelles  auront  déjà 
perdu  de  leur  aftivité  ,  je  ferai  moins  bien 
ce  que  je  puis  faire  aujourd'hui  de  mon 

R  1 


!î<30  Les  Rêveries, 
mieux  pofTibie  :  faiufïons  ce  moment  fa* 
vorable  ;  il  eu  l'époque  de  ma  réforme 
externe  &  matérielle ,  qu'il  foit  auiH  celle 
de  ma  réforme  intelîeftuelle  &  morale* 
Fixons  une  bonne  fois  mes  opinions  ,  mes 
principes ,  &  foyons  pour  le  refte  de  ma 
vie  ce  que  j'aurai  trouvé  devoir  être  après 
y  avoir  bien  penfé. 

J*exécutai  ce  projet  lentement  &  à  di- 
verfes  reprifes  ,  mais  avec  tout  l'effort  Sc 
toute  l'attention  dont  j'étois  capable.  Je 
fentois  vivement  que  le  repos  du  refte  dâ 
mes  jours  &  mon  fort  total  en  dépen- 
doient.  Je  m'y  trouvai  d'abord  dans  un 
tel  labyrinthe  d'embarras  ,  de  difficultés , 
d'objedtions ,  de  tortuofités ,  de  ténèbres 
que  vingt  fois  tenté  de  tout  abandonner, 
je  fus  prêt ,  renonçant  à  de  vaines  recher- 
ches ,  de  m'en  tenir  dans  mes  délibéra- 
tions aux  règles  de  la  prudence  commune 
uns  plus  en  chercher  dans  des  principes 
ouè  j'avois  tant  de  peine  à  débrouiller. 
Mais  cette  prudence  même  m'étoit  telle- 
ment étrangère  ,  je  me  fentois  fi  peu  pro- 
pre à  l'acquérir ,  que  la  prendre  pour  moa 
guide  ,  n'étoit  autre  chofe  que  vouloir  à 
Ijayers  les  mers  6c  les  orages,  cherche^ 


îîîme.  Promenade.  2^1 
fans  gouvernail ,  fans  boufîble  ,  un  fanal 
prefque  inaccefTible ,  &  qui  ne  m'indiquoit 
aucun  port. 

Je  perfiftai  :  pour  la  première  fois  de 
ma  vie  j'eus  du  courage ,  &:  je  dois  à  fon 
fuccès  d'avoir  pu  foutenir  l'horrible  def- 
tinée  qui  dès-lors  commençoit  à  m'enve- 
lopper  fans  que  j'en  eufTe  le  moindre  foup- 
çon.  Après  les  recherches  les  plus  arden- 
tes &  les  plus  fmceres  qui  jamais  peut-être 
aient  été  faites  par  aucun  mortel ,  je  me 
(décidai  pour  toute  ma  vie  fur  tous  les  fen- 
timens  qu'il  m'importoit  d'avoir  ;  &  fi  j'ai 
pu  me  tromper  dans  mes  réfulîats  ,  je  fuis 
fiir  au  moins  que  m^on  erreur  ne  peut  m'ê- 
tre  imputée  à  crim.e  ;  car  j'ai  fait  tous  mes 
efforts  pour  m'en  garantir.  Je  ne  doute 
point ,  il  eft  vrai ,  que  les  préjugés  de 
l'enfance  &  les  vœux  fecrets  de  mon  cœur 
n'aient  fait  pencher  la  balance  du  côté  le 
plus  confolant  pour  moi.  On  fe  défend 
difficilement  de  croire  ce  qu'on  defire  avec, 
tant  d'ardeur  ,  &c  qui  peut  douter  que  l'in- 
térêt d'admettre  ou  rejetter  les  jugemens 
de  l'autre  vie  ne  détermine  la  foi  de  la 
plupart  des  hommes  fur  leur  efpérance  oiv 
leur  crainte.   Tout   cela  pouvoit  fafciner 


%6t  Les  Rêveries; 
mon  jugement ,  j'en  conviens ,  mais  non 
pas  altérer  ma  bonne  foi  :  car  je  çraignois 
de  me  tromper  fur  toute  chofe.  Si  tout 
confiftoit  dans  Fufage  de  cette  vie ,  il  m'im- 
portoit  de  le  favoir  ,  pour  en  tirer  du 
moins  le  meilleur  parti  qu'il  dépendroit  de 
moi  tandis  qu'il  étoit  encore  tems  &  n'être 
pas  tout-à-fait  dupe.  Mais  ce  que  j'avois 
le'  plus  à  redouter  au  monde  dans  la  dif» 
polition  où  je  me  fentois ,  étoit  d'expofer 
le  fort  éternel  de  mon  ame  pour  la  jouif- 
fance  des  biens  de  ce  monde,  qui  ne  m'ont 
jamais  paru  d'un  grand  prix. 

J'avoue  encore  que  je  ne  levai  pas  tou- 
jours à  ma  fatisfaâ:ion  toutes  ces  difficul- 
tés qui  m'avoient  embarraffé ,  &  dont  nos 
philofophes  avoient  fi  fouvent  rebattu  mes 
oreilles.  Mais,  réfolu  de  me  décider  enfin 
fur  des  matières  où  l'intelligence  humaine 
a  fi  peu  de  prife ,  &  trouvant  de  toutes 
parts  des  myfleres  impénétrables  &  des 
objedHons  infolubles ,  j'adoptai  dans  cha- 
que queilion  le  fentment  qui  me  parut  le 
mieux  établi  direftement ,  le  plus  croya- 
ble en  lui-même  ,  fans  m'arrêter  aux  ob- 
jedions  que  je  ne  pouvois  réfoudre ,  mais 
qui  le  rétorquoient  par  d'autres  objeftions 


III"^«^-  Promenade.  26% 
%ion  moins  fortes  dans  le  fyftême  oppofé. 
Le  ton  dogmatique  fur  ces  matières  ne 
convient  qu'à  des  charlatans  ;  mais  il  im- 
porte d'avoir  un  fentiment  pour  foi ,  &t 
de  le  choifir  avec  toute  la  maturité  de 
jugement  qu'on  y  peut  mettre.  Si  malgré 
cela  nous  tombons  dans  l'erreur,  nous 
n'en  faurions  porter  la  peine  en  bonne 
juftice ,  puifque  nous  n'en  aurons  point  la 
coulpe.  Voilà  le  principe  Inébranlable  qui 
fert  de  bafe  à  ma  fécurité. 

Le  réfuitat  de  mes  pénibles  recherches^ 
fut  tel  à-peu-près  que  je  l'ai  configné  de- 
puis dans  la  profeffion  de  foi  du  Vicaire' 
Savoyard ,  ouvrage  indignement  proftitué 
&  profané  dans  la  génération  préfente  , 
mais  qui  peut  faire  un  jour  révolution 
parmi  les  hommes ,  fi  jamais  il  y  renaît 
du  bon  fens  &  de  la  bonne  foi. 

Depuis  lors  ,  refté  tranquille  dans  les 
principes  que  j'avois  adoptés  après  une 
méditation  fi  longue  &  fi  réfléchie ,  j'en 
ai  fait  la  règle  immuable  de  ma  conduite 
&  de  ma  foi ,  fans  plus  m'inquiéter  ni  des 
objeftions  que  je  n'avois  pu  réfoudre,  ni 
de  celles  que  je  n'avois  pu  prévoir ,  ÔC 
qui  fe  préfentoient  nouvellement  de  tems 

R4 


V64        Les  Rêveries; 

à  autre  à  mon  efprit.  Elles  m'ont  inqiiidré 
quelquefois  ,  mais  elles  ne  m'ont  jamais 
ébranlé.  Je  me  fuis  toujours  dit  :  tout  cela 
ne  font  que  des  arguties  &  des  fubtilités 
mctaphylîques ,  qui  ne  font  d'aucun  poids 
auprès  des  principes  fondamentaux  adop- 
tés par  ma  raifon  ,  confirmés  par  mon 
cœur  ,  &  qui  tous  portent  le  fceau  de 
l'aflentiment  intérieur  dans  le  fdence  des 
|)afîions.  Dans  des  matières  û  fupérieures 
à  l'entendement  humain  ,  une  objeûion 
4que  je  ne  puis  réfoudre ,  renverfera-t-elle 
tout  un  corps  de  doftrine  ii  folide  ,  û 
bien  liée,  &  formée  avec  tant  de  médi- 
tation &  de  foin ,  fi  bien  appropriée  à  ma 
raifon  ,  à  mon  cœur  ,  à  tout  mon  être  ,  & 
renforcée  de  l'afTentiment  intérieur  que  je 
jfens  manquer  à  tous  les  autres  ?  Non  ,  de 
vaines  argumentations  ne  détruiront  ja- 
mais la  convenance  que  j'apperçois  entre 
pia  nature  immortelle  &  la  constitution 
de  ce  monde ,  &C  l'ordre  phyfique  que  j'y 
vois  régner.  J'y  trouve  dans  l'ordre  moral 
correfpondant  &c  dont  le  fyflême  efl  le 
réfultat  de  mes  recherches ,  les  appuis  dont 
i'ai  befoin  pour  fupporter  les  miferes  de 
îïYà  vie.  Dans  tout  autre  fylU-me  je  vivroj's 


I ï l'^e.  Promenade.  2^5 
fans  reffource,  &  je  mourrois  fans  efpoir. 
Je  ferois  la  plus  malheureufe  des  créatu- 
res. Tenons-nous  en  donc  à  celui  qui  feul 
fuffit  pour  me  rendre  heureux  en  dépit  de 
la  fortune  &  des  hommes. 

Cette  délibération  &  la  conclufion  qtiè; 
j'en  tirai  ne  femblent  -  elles  pas  avoir  été 
diftées  par  le  Ciel  même  pour  me  préparer 
à  la  deftinée  qui  m'attendoit,  &  me  mettre 
€n  état  de  la  fbutenir  ?  Que  ferois- je  de- 
venu, que  deviendrois- je  encore  ,  dans 
îes  angoifles  afFreufes  qui  m'attendoient , 
&  dans  l'incroyable  fituation  où  je  fuis 
réduit  pour  le  refle  de  ma  vie ,  fi ,  reflé 
fans  afyle  où  je  pufTe  échapper  à  mes  im- 
placables perféciiteurs ,  fans  dédommage- 
ment des  opprobres  qu'ils  me  font  eiTuyer 
en  ce  monde ,  &  fans  efpoir  d'obtenir  ja- 
mais la  juftice  qui  m'étoit  due ,  je  m'étois 
vu  livré  tout  entier  au  plus  horrible  fort 
qu'ait  éprouvé  fur  la  terre  aucun  mortel  ? 
Tandis  que  ,  tranquille  dans  mon  inno- 
cence je  n'imaginois  qu'eflime  &  bienveil- 
lance pour  moi  parmi  les  hommes  ;  tandis 
que  mon  cœur  ouvert  &  confiant  s'épan- 
choit  avec  des  amis  &  des  frères ,  les  traî- 
tres m'enlaçoient  en  filence  de  rets  forges 


iS6  Ies   Rêveries, 

au  fond  des  enfers.  Surpris  par  les  plus 
imprévus  de  tous  les  malheurs  &  les  plus 
terribles  pour  une  ame  tîere ,  traîné  dans  la 
fange  fans  jamais  favoir  par  qui ,  ni  pour- 
quoi ,  plongé  dans  un  abyme  d'ignominie  , 
enveloppé  d'horribles  ténèbres  à  travers 
lefquelles  je  n'appercevois  que  de  iiniftres 
objets  5  à  la  première  furprife  je  fus  ter- 
rafle  ,  &  jamais  je  ne  ferois  revenu  de 
l'abattement  où  me  jetta  ce  genre  imprévu 
de  malheurs  ,  û  je  ne  m'étois  ménagé  d'a- 
vance des  forces  pour  me  relever  dans  mes 
chûtes. 

Ce  ne  fut  qu'après  des  années  d'agita- 
tions que  reprenant  eniin  mes  efprits  &C 
commençant  de  rentrer  en  moi-même ,  je 
fentis  le  prix  des  reflburces  que  je  m'étois 
ménagées  pour  l'adverfité.  Décidé  fur  tou- 
tes les  choies  dont  il  m'importoit  de  juger  , 
je  vis ,  en  comparant  mes  maximes  à  ma 
fituation  ,  que  je  donnois  aux  infenfés  ju- 
gemens  des  hommes ,  &  aux  petits  événe- 
mens  de  cette  courte  vie ,  beaucoup  plus 
d'importance  qu'ils  n'en  avoient.  Que  cette 
vie  n'étant  qu'un  état  d'épreuves ,  il  im- 
portoit  peu  que  ces  épreuves  fuflent  de 
telle  ou  telle  forte  pourvu  qu'il  en  réful- 


î jimc.  Promenade.  167 
tàt  l'effet  auquel  elles  étoient  deftinées. 
Se  que  par  conféquent'  plus  les  épreuves 
étoient  grandes,  fortes  ,  multipliées,  plus 
il  étoit  avantageux  de  les  favoir  foutenir. 
Toutes  les  plus  vives  peines  perdent  leur 
force  pour  quiconque  en  voit  le  dédom- 
magement grand  &  fur  ;  &  la  certitude 
de  ce  dédommagement  étoit  le  principal 
fruit  que  j'avois  retiré  de  mes  méditations 
précédentes. 

Il  eft  vrai  qu'au  milieu  des  outrages  fans 
nombre  &  des  indignités  fansmefure  dont 
je  me  fentois  accablé  de  toutes  parts ,  des 
intervalles  d'inquiétude  &  de  doutes  ve- 
noient  de  tems  à  autre  ébranler  mon  efpé- 
rance  &  troubler  ma  tranquillité.  Les  puif» 
fautes  objections  que  je  n'avois  pu  réfou- 
dre fe  préfentoient  alors  à  mon  efprit  avec 
plus  de  force  ,  pour  achever  de  m^'abattre 
précifément  dans  les  momens ,  où  fur- 
chargé  du  poids  de  ma  deftinée ,  j'étois  prêt 
à  tomber  dans  le  découragement.  Souvent 
des  argumens  nouveaux  que  j'entendois 
faire  me  revenoient  dans  l'efprit  à  l'appui 
de  ceux  qui  m'avoient  déjà  tourmenté. 
Ah  !  me  difois-je  alors  dans  des  ferremens 
de  cœur  prêts  à  m'ctouffer  ;  qui  me  garan* 


i6Ë  Les  RêveriesJ 
tira  du  défefpoir  fi  dans  l'horreur  de  mon 
fort  je  ne  vois  plus  que  des  chimères  dans 
ks  confolations  que  me  fourniffoit  ma  rai- 
ion  ?  Si  détruifant  ainfi  fon  propre  ou- 
vrage ,  elle  renverfe  tout  l'appui  d'efpé- 
rance  &  de  confiance  qu'elle  m'avoit  mé- 
nagé dans  l'adverfité.  Quel  appui  que  des 
illufions  qui  ne  bercent  que  moi  feu!  au 
monde  ?  Toute  la  génération  préfente  ne 
voit  qu'erreurs  &  préjugés  dans  les  fen- 
tîmens  dont  je  me  nourris  feul  ;  elle  trouve 
h.  vérité,  l'évidence  dans  le-fyfteme  con- 
traire au  mien  ;  elle  femble  même  ne  pou- 
voir croire  que  je  l'adopte  de  bonne  foi ,  & 
moi-même  en  m'y  livrant  de  tente  ma  vo- 
lonté ,  j'y  trouve  des  difficultés  infurmon- 
tables  qu'il  m'eft  impoflible  de  réfoudre  & 
qui  ne  m'empêchent  pas  d'y  perfifter.  Suis- 
je  donc  feul  fage ,  feul  éclairé  parmi  les 
mortels  ?  Pour  croire  que  les  chofes  font 
ainii  fuffit  -  il  qu'elles  me  conviennent  ? 
Puis-je  prendre  une  confiance  éclairée  en 
des  apparences  qui  n'ont  rien  de  folide  aux 
yeux  du  refte  des  hommes ,  &  qui  me  fem- 
bleroient  ilkifoires  à  moi-même  fi  mon 
cœur  ne  foutenoit  pas  ma  raifon  ?  N'eùt-il 
pas  mieux  valu  combattre  mes  perfécu- 


î  I  !•"«•  Promenade.  ^6<) 
leurs  à  armes  égales  en  adoptant  leurs  maxi- 
mes ,  que  de  refler  fur  les  chimères  des 
miennes  en  proie  à  leurs  atteintes  fans  agir 
pour  les  repoufler  ?  Je  me  crois  fage ,  &  je 
ne  fuis  que  dupe ,  viûime  &  martyr  d'une 
vaine  erreur. 

Combien  de  fois  dans  ces  momens  de 
doute  &  d'incertitude  je  fus  prêt  à  m'aban- 
donner  au  défefpoir.  Si  jamais  j'avois  paffé 
dans  cet  état  un  mois  entier  ,  c'étoit  fait  de 
ma  vie  &  de  moi.  Mais  ces  crifes  ,  quoi- 
qu'autrefois  affez  fréquentes  ont  toujours 
été  courtes,  &  maintenant  que  je  n'en  fuis 
pas  délivré  tout-à-fait  encore ,  elles  font 
fi  rares  &  fi  rapides  ,  qu'elles  n'ont  pas 
même  la  force  de  troubler  mon  repos.  Ce 
font  de  légères  inquiétudes  qui  n'afFecl:ent 
pas    plus   mon  ame  ,  qu'une   plume  qui 
tombe  dans  la  rivière  ne  peut  altérer  le 
cours  de  l'eau.  J'ai  fenti  que  remettre  en 
délibération  les  mêmes  points. fur  lefquels 
je  m'étois  ci-devant  décidé ,  étoit  me  fup- 
pofer  de  nouvelles  lumières  ou  le  jugement 
plus  formé ,  ou  plus  de  zèle  pour  la  vérité 
que  je  n'avois  lors  de  mes  recherches  , 
qu'aucun  de  ces  cas  n'étant  ni  ne  pouvant 
^tre  le  mien ,  je  ne  pouvois  préférer  paj;; 


lyo  Les  Rêveries, 
aucune  raifon  folide ,  des  opinions  qui  dans 
Taccablement  du  déielpoir  ne  me  tentoient 
que  pour  augmenter  ma  milere  ,  à  des 
fentimens  adoptés  dans  la  vigueur  de  l'âge  , 
dans  toute  la  maturité  de  l'efprit ,  après 
Vexamen  le  plus  réfléchi ,  ôc  dans  des  tems 
oïl  le  calme  de  ma  vie  ne  me  laiiToit  d'au- 
tre intérêt  dominant  que  celui  de  connoître 
îa  vérité.  Aujourd'hui  que  mon  cceur  ferré 
de  détrefle  ,  mon  ame  aifeiirée  par  les  en- 
nuis ,  mon  imagination  effarouchée,  ma 
tête  troublée  par  tant  d'aifreux  mylleres 
dont  je  lliis  environné ,  aujourd'iiui  que 
toutes  mes  facultés  affoiblies  par  la  vieiî- 
îeffe  &  les  angoiffes  ont  perdu  tout  leur 
reffort ,  irai- je  m'ôter  à  plaifir  toutes  les 
reflburces  que  je  m'étois  ménagées  ,  & 
donner  plus  de  confiance  à  ma  raifon  décli- 
nante pour  me  rendre  injuftement  malheu- 
reux ,  qu'à  ma  raifon  pleine  oc  vigoureufe 
pour  me  dédommager  des  maux  que  je 
fouffre  fans  les  avoir  mérités  ?  Non ,  je  ne 
fuis  ni  plus  fage  ,  ni  mieux  inftruit ,  ni  de 
meilleure  foi  que  quand  je  me  décidai  fur 
ces  grandes  queftions  ,  je  n'ignorois  pas 
alors  le5  difficultés  dont  je  me  laifTe  trou- 
bler aujourd'hui  ;  elles   ne  m'arrêtèrent 


ï  II"^«-   P  R  O  M  E  N  A  D  E.         27î\ 

pas ,  6c  s'il  s'en  préfente  quelques  nouvel- 
les dont  on  ne  s'étoit  pas  encore  avifé,  ca 
font  les  fophifmes  d'une  fubtile  métaphyli- 
que  qui  ne  fauroient  balancer  les  vérité> 
éternelles  admifes  de  tous  les  tems ,  par  tous 
les  Sages  ,  reconnues  par  toutes  les  na- 
tions ,  &c  gravées  dans  le  cœuî"  humain  en 
caracreres  ineffaçables.  Je  favois  en  médi- 
tant fur  ces  matières  que  l'entendement  hu- 
main circonfcrit  par  les  fens  ne  les  pouvoit 
embraffer  dans  toute  leur  étendue.  Je  m'en 
tins  donc  à  ce  qui  éîoit  à  ma  portée  fans 
m'engager  dans  ce  qui  la  paflbit.  Ce  parti 
étoit  raifonnable  ,  je  Fembraffai  jadis  &C 
m'y  tins  avec  l'affentiment  de  mon  cœur  Se 
de  ma  raifon.  Sur  quel  fondement  y  renon- 
cerois-je  aujourd'hui  que  tant  de  puifTans 
motifs   m'y  doivent  tenir  attaché  ?   Quel 
danger  vois-je  à  le  fuivre  ?  Quel  profit 
trouverois~je  à  l'abandonner  ?  En  prenant 
la  dodrine  de  mes  perfécuteurs  prendrois- 
ie  aufli  leur  morale  ?  Cette  morale  fans  ra- 
cine &  fans  fruit ,  qu'ils  étalent  pompeu- 
fement  dans  des  livres  ou  dans  quelque  ac- 
tion d'éclat  fur  le  théâtre  ,  fans  qu'il  en 
pénètre  jamais  rien  dans  le  cœur  ni  dans  la 
raifon  ;  ou  bien  cette  autre  morale  fecrete 


2-72  Les  ReverîeS, 
&  cnielle  ,  dodlrine  intérieure  de  tous 
leurs  initiés  ,  à  laquelle  l'autre  ne  fert  que 
de  mafque  ,  qu'ils  fuivent  feule  dans  leui* 
conduite  ,  &  qu'ils  ont  fi  habilement  pra-^ 
tiquée  à  mon  égard.  Cette  morale  ,  pure- 
ment ofFenfive ,  ne  fert  point  à  la  défenfe , 
&  n'efl  bonne  qu'à  l'aggreiîion.  De  quoi 
me  ferviroit-elle  dans  l'état  où  ils  m'ont 
réduit  ?  Ma  feule  innocence  me  foutient 
dans  les  malheurs  ,  &  combien  me  ren- 
drois-je  plus  malheureux  encore  ,  û  m'ô- 
tant  cette  unique  mais  puiflante  refiburce  , 
j'y  fubftiîuois  la  méchanceté  ?  Les  attein- 
drois-je  dans  l'art  de  nuire ,  &  quand  j'y 
réufîirois  ,  de  quel  mal  me  foulageroit  celui 
qwe  je  leur  pourrois  faire  ?  Je  pcrdrois  ma 
propre  eftime ,  &  je  ne  gagnerois  rien  à  la 
place. 

C'efl:  ainfi  que  raifonnant  avec  moi- 
même  je  parvins  à  ne  plus  me  laiffer  ébran- 
ler dans  mes  principes  par  des  argumens 
captieux  ,  par  des  objedions  infolubles  , 
&  par  des  difficultés  qui  pafïoient  ma  por- 
tée &  peut-ctre  celle  de  l'efprit  humain.  Le 
mien ,  refiant  dans  la  plus  folide  afTiette 
que  j'avois  pu  lui  donner ,  s'accoutuma  fi 
bien  à  s'y  repofer  à  l'abri  de  ma  conf- 

cience  , 


Illme.    p  R  o  MEN  ADE.       273 

ce ,  qu'aucune  doftrine  étrangère  ancienne 
ou  nouvelle  ne  peut  plus  l'émouvoir  ,  ni 
troubler  un  inftant  mon  repos.  Tombé 
dans  la  langueur  &c  rappefantiffement  d'ef- 
prit  ,  j'ai  oublié  jufqu'aux  raifonnemens 
fur  lefquels  je  fondois  ma  croyance  &  mes 
maximes  ;  mais  je  n'oublierai  jamais  les 
conclufions  que  j'en  ai  tirées  avec  rrporo- 
bation  de  ma  confcience  &  de  ma  raifcn  , 
&  je  m'y  tiens  déformais.  Que  tous  les 
philosophes  viennent  ergoter  contre  :  ils 
perdront  leur  tems  &  leurs  peines.  Je  me 
liens  pour  le  relie  de  ma  vie  en  toute 
chofe  ,  au  parti  que  j'ai  pris  quand  j'ctois 
plus  en  état  de  bien  choifir. 

Tranquille  dans  ces  dirpofitions  ,  j'y* 
trouve  avec  le  contentement  de  moi ,  l'eif- 
pérance  &:  les  confolations  dont  j'ai  belbin 
clans  ma  fituation.  Il  n'eil  pas  pofîible 
qu'une  folitude  aufli  complette ,  aufîi  per- 
manente ,  aufïl  trille  en  elle-même  ,  l'a- 
lîimofité  toujours  fenfible  &  toujours  ac- 
tive de  toute  la  génération  préfente  ,  les 
indignités  dont  elle  m'accable  fans  cefTe  , 
ne  me  jettent  quelquefois  dans  l'abatte- 
ment ,  l'efpérance  ébranlée ,  les  doutes  dé- 
cou  rageans  reviennent  encore  de  tems  à 

SuppUrncnt,   Tome  IX.  S 


2^74  Les  Rêveriesj 
filtre  troubler  mon  ame  &:  la  remplir  de 
trifteffe.  C'efl  alors  qu'incapable  des  opéra- 
tions de  j'eiprit  néccffaires  pour  me  raffu- 
rer  moi-môme ,  j'ai  beibin  de  me  rappel- 
1er  mes  anciennes  réfolutions  ,  les  ibins  , 
l'attention,  la  fmcérité  de  cœur  que  j'ai 
mifes  à  les  prendre  reviennent  alors  à  mon 
fouvenir  &  me  rendent  toute  ma  confiance. 
Je  me  refufe  ainii  à  toutes  nouvelles  idées 
comme  à  des  erreurs  fiuieftes  ,  qui  n'ont 
qu'une  faufTe  apparence  ,  &  ne  font  bon- 
nes qu'à  troubler  mon  repos. 

Ainfi  retenu  dans  l'étroite  Iphere  de  mes 
anciennes  connoifTanccs  ,  je  n'ai  pas  , 
comme  Solon  ,  le  bonheur  de  pouvoir 
lii'inftruire  chaque  jour  en  vieilliflant ,  &c 
je  dois  même  me  garantir  du  dangereux  or* 
gucil  de  vouloir  apprendre  ce  que  je  fuis 
déformais  hors  d'état  de  bien  favoir.  Mais 
s'il  me  refle  peu  d'acquilitions  à  efpérer  du 
côté  des  lumières  utiles  ,  il  m'en  refle  de 
bien  importantes  à  faire  du  côté  des  vertus 
néccflaires  à  m.on  état,  C'eft-là  qu'il  feroit 
tems  d'enrichir  &  d'orner  mon  ame  d'un 
acquis  qu'elle  pût  emporter  avec  elle ,  lorf- 
que  délivrée  de  ce  corps  qui  l'ofuifque  & 
Faveuglc,  ÔCyoyant  la  vérité  fans  voile. 


Illîne.  Promenade,       lyf 
elle  appercevra  la  mifere  de  toutes  ces  con- 
noifiances  dont   nos   faux   favans  font  fi 
vains.  Elle  gémira  des  momens  perdus  en 
cette  vie  à  les  vouloir  acquérir.  Mais  la 
patience  ,  la  douceur ,  la  réfignation  ,  l'in- 
tégrité ,  la  juftice  impartiale  ,  font  un  bien 
qu'on  emporte  avec  foi ,  &  dont  on  peut 
s'enrichir  fans  cefie ,  fans  craindre  que  la 
mort  même  nous  en  faffe  perdre  le  prix. 
C'eft  à  cette  unique  &  utile  étude  que  je 
confacre  le  refte  de  ma  vieilleffe.  Heureux 
fi  par  mes  progrès  fur  moi-môme  ,  j'ap- 
prends à  fortir  de  la  vie  ,  non  meilleur  , 
car  cela  n'eft  pas  pofTible ,  mais  plus  ver- 
tueux que  je  n'y  fuis  entré  ! 


S  î 


QUATRIEME  PROMENADE. 


'Ans  le  petit  nombre  de  livres  que  Je 
lis  quelquefois  encore ,  Plutarque  eft  celui 
qui  m'attache  &  me  profite  le  plus.  Ce  fut 
la  première  ledure  de  mon  enfance ,  ce  fera 
la  dernière  de  ma  vieillefle  ;  c'efl:  prefque 
le  feul  Auteur  que  je  n'ai  jamais  lu  fans  en 
tirer  quelque  fruit.  Avant-hier  je  lifois  dans 
fes  œuvres  morales  le  traité  ,  comment  on 
pourra  tirer  utilité  defcs  ennemis  ?  Le  même 
jour  en  rangeant  quelques  brochures  qui 
m'ont  été  envoyées  par  les  Auteurs ,  je 
tombai  fur  un  des  journaux  de  l'Abbé  .R**^. 
au  titre  duquel  il  avoit  mis  ces  paroles  vi- 
tam  vero  impendcmi ,  i^*^^-.  Trop  au  fait  des 
tournures  de  ces  Meffieurs ,  pour  prendre 
le  change  fur  celle-là  ,  je  compris  qu'il 
avoit  cru  fous  cet  air  de  politeffe  me  dire 
une  cruelle  contre-vérité  :  mais  fur  quoi 
fondé  ?  Pourquoi  ce  farcafme  }  Quel  fujet 
y  pouvois-je  avoir  donné  ?  Pour  mettre  à 
profit  les  leçons  du  bon  Plutarque ,  je  réfo- 
lus  d'employer  à  m'examiner  fur  le  men- 
fonge  ,  la  promenade  du  lendemain  ,  & 
j'y  vins  bien  confirmé  dans  l'opinion  déjà 


I V^^-  Promenade.      277 
prife  que ,  le  connois-toi  toi-même  du  Tem- 
ple de  Delphes  n'étoit  pas  une  maxime  fi    ,  ' 
facile  à  iiiivre,  que  je  l'avois  cru  dans  mes 
Confefficms. 

Le  lendemain  m'étant  mis  en  marche 
pour  exécuter  cette  réfolution ,  la  première 
idée  qui  me  vint  en  com.mençant  à  me  re- 
cueillir ,  fut  celle  d'un  menfonge  affreux 
fait  dans  ma  première  jeunelTe ,  dont  le  fou- 
venir  m'a  troublé  toute  ma  vie  &  vient  juf- 
ques  dans  ma  vieilleffe  contniler  encore 
mon  cœur  déjà  navré  de  tant  d'autres  fa- 
çons. Ce  menfonge  ,  qui  fut  un  grand 
crime  en  lui-même  ,  en  dut  être  un  plus 
grand  encore  par  fcs  effets  que  j'ai  toujours 
ignorés ,  mais  que  le  remords  m'a  fait  fup- 
pofer  aufîi  cruels  qu'il  étoit  poffible.  Cepen- 
dant à  ne  confulter  que  la  difpoiition  où  j'é- 
tois  en  le  faifant ,  ce  menfonge  ne  fut  qu'un 
fruit  de  la  mauvaife  honte  ,  &  bien  loin 
qu'il  partît  d'une  intention  de  nuire  à  celle 
qui  en  fut  la  viftime  ,  je  puis  jurer  à  la 
face  du  Ciel  qu'à  l'inftant  môme  ou  cette 
honte  invincible  me  l'arrachoit ,  j'aurois 
donné  tout  mon  fang  avec  joie  pour  en  dé- 
tourner l'effet  fur  moi  feul.  C'ell  un  délire 
que  je   ne   puis  expliquer  ,    qu'en   difant 


^yS        Les    RÊVERIES, 
comme  je  crois  le  lentir  ,  qu'en  cet  inllant 
mon  naturel  timide  fubjugua  tous  les  vœux 
de  mon  cœur. 

Le  fouvenir  de  ce  malheureux  a£î:e  & 
les  inextinguibles  regrets  qu'il  m*a  laifTés 
m'ont  infpiré  pour  le  menfonge  une  hor- 
reur qui  a  dû  garantir  mon  cœur  de  ce  vice 
pour  le  refte  de  ma  vie.  Lorfque  je  pris 
ma  deviie  je  me  fentois  fait  pour  la  mé- 
riter ,  &  je  ne  doutois  pas  que  je  n'en 
fil iTe  digne  quand  fur  le  mot  de  l'Abbé 
jR*^^.  je  commençai  de  m'examiner  plus 
férieulernent. 

Alors  en  m'épluchant  avec  plus  de  foin,; 
^e  fus  bien  furpris  du  nombre  de  chofes  de 
mon  invention  que  je  m.e  rappellois  avoir 
dites  comme  vraies  dans  le  même  tems  oii ,_ 
fier  en  moi-même  de  mon  amour  pour  la 
vérité,  je  lui  facrifiois  ma  fureté ,  mes inté-. 
rets  ,  ma  perfonne  ,  avec  une  impartialité 
dont  je  ne  connois  nul  autre  exemple  parmi 
les  humains. 

Ce  qui  me  furprit  le  plus  étoit  qu'en  me 
rappellant  ces  chofes  controuvées ,  je  n'en 
•fentois  aucun  vrai  repentir.  Moi  dont 
l'horreur  pour  la  fauffeté  n'a  rien  dans  mon 
cœur  qui  la  balance  j  moi  qui  braveirois  les 


I  V*»^-    P  R  O  M  E  N  A  D  E.  2.79. 

fuipplices  s'il  les  failolt  éviter  par  un  rnea- 
fonge  ,  par  quelle  bizarre  inconféquence 
mentois-je  ainii  de  gaîté  cle  cœur  fans  né- 
celliîé,  fans  profit,  &  par  quelle  inconce-» 
vable  contradidlion  n'en  fcntois-je  pas  le 
moindre  regret ,  moi  que  le  rernords  d'un 
menfonge  n'a  ceifé  d'affliger  pendant  cin- 
quante ans  ?  Je  ne  me  fuis  jamais  endurci 
fur  mes  fautes  ;  Pinftind  m.oral  m'a  tou- 
jours bien  conduit ,  ma  coniciciice  a  gardé 
fa  première  intégrité  ,  &  quand  môme  elle 
fe  feroit  altérée  en  fe  pliant  à  mes  intérêts,, 
comment ,  gardant  toute  fa  droiture  dans 
les  occafions  où  l'homme  forcé  par  {es  paf- 
fions  peut  au  moins  s'excufer  fur  fa  foi- 
bleffe  ,  la  perd-elle  uniquement  dans  les 
chofes  indifférentes  où  le  vice  n'a  point 
d'excufe  ?  Je  vis  que  de  la  folution  de  ce 
problème  dépendoit  la  jufteffe  du  ;uge- 
ment  que  j'avois  à  porter  en  ce  point  iùr 
moi-même  ,  &  après  l'avoir  bien  exa- 
miné ,  voici  de  quelle  manière  je  parvins  à 
me  l'expliquer. 

Je  me  fouviens  d'avoir  lu  dans  un  li- 
vre de  philofophie  que  mentir  c'efl  ca- 
cher une  vérité  que  l'on  doit  manifefter. 
V.  fuit  bien  de  cette  définition  que  taire 

S  4 


2.8o  Les  Rêveries, 
une  vérité  qu'on  n'eil  pas  obligé  de  dire 
n'eft  pas  mentir  :  mais  celui  qui  non  con- 
tent en  pareil  cas  de  ne  pas  dire  la  vé- 
rité dit  le  contraire  ,  ment- il  alors ,  ou  ne 
ment-il  pas  ?  Selon  la  définition  l'on  ne 
fauroit  dire  qu'il  ment.  Car  s'il  donne  de 
la  fauffe  monnoie  à  un  homme  auquel  il 
ne  doit  rien ,  il  trompe  cet  homme ,  fans 
doute  ,  mais  il  ne  le  vole  pas. 

Il  fe  préfente  ici  deux  queflions  à  exa- 
miner ,  très-importantes  l'une  &  l'autre. 
La  première  ,  quand  &  comment  on  doit 
à  autrui  la  vérité ,  puifqu'on  ne  la  doit 
pas  toujours.  La  féconde  ,  s'il  efl  des  cas 
cii  l'on  puifle  tromper  innocemment. 
Cette  féconde  queflion  eft  très  -  décidée  , 
je  le  fais  bien;  négativement  dans  les  li- 
vres ,  ou  la  plus  auftere  morale  ne  coûte 
rien  à  l'Auteur  ,  affirmativement  dans  la 
fociété  oii  la  morale  des  livres  pafTe  pour 
un  bavardage  impoiTible  à  pratiquer.  Laif 
fons  donc  ces  autorités  qui  fe  contre- 
diient  ,  &  cherchons  par  mes  propres 
principes  à  réfoudre  pour  moi  ces  quef- 
tlons. 

La  vérité  générale  &  abftraite  cft  le 
plus  précieux  de  tous  les  biens.  Sans  elle 


IVme.  Promenade.  281 
Thomme  efl  aveugle  ;  elle  efl  l'œil  de  la 
raifon.  Ceft  par  elle  que  riiomme  ap- 
prend à  fe  conduire  ,  à  être  ce  qu'il  doit 
être  ,  à  faire  ce  qu'il  doit  faire ,  à  ten- 
dre à  fa  véritable  fin.  La  vérité  particu- 
lière &  individuelle  n'efl  pas  toujours 
un  bien  ,  elle  efc  quelquefois  un  mal  , 
très-fouvent  une  chofe  indifférente.  Les 
chofes  qu'il  importe  à  un  homme  de  fa- 
voir  &  dont  la  connoifîance  eil  nécef- 
faire  à  fon  bonheur  ,  ne  font  peut  -  être 
pas  en  grand  nombre ,  mais  en  quelque 
nombre  qu'elles  foient  elles  font  un  bien 
qui  lui  appartient ,  qu'il  a  droit  de  récla- 
mer par  -  tout  où  il  le  trouve  ,  &  dont 
on  ne  peut  le  fruftrer  fans  commettre  le 
plus  inique  de  tous  les  vols  ,  puisqu'elle 
eil  de  ces  biens  communs  à  tous  ,  dont 
la  communication  n'en  prive  point  celui 
qui  le  donne. 

Quant  aux  vérités  qui  n'ont  aucune 
forte  c'atillté  ,  ni  pour  l'inflrudion  ni 
dans  la  pratique ,  comment  feroient-elles 
un  bien  dû ,  puifqu'ellcs  ne  font  pas  même 
un  bien,  &  puifque  la  propriété  n'efl  fon- 
dée que  fur  l'utilité  ,  oii  il  n'y  a  point 
d'utilité  pofTibie   il   ne  peut  y  avoir  de 


iSi  Les  Revertes, 
propriété.  On  peut  réclamer  un  terraift 
quoique  iîériie  ,  parce  qu'on  peut  au  moins 
habiter  lur  le  loi  :  mais  qu'un  fait  oi- 
ieux  ,  indifférent  à  tous  égards  ,  &  fans 
conféquence  pour  perfonne  foit  vrai  ou 
faux ,  cela  n'intéreffe  qui  que  ce  foit.  Dans 
Tordre  moral  rien  n'efl:  inutile  ,  non  plus 
que  dans  Tordre  phyfique.  Rien  ne  peut 
être  dû  de  ce  qui  n'efl  bon  à  rien  ;  pour 
qu'une  chofe  foit  due  il  faut  qu'elle  foit , 
ou  puiffe  être  utile.  Ainfi  la  vérité  due 
eft  celle  qui  intérefle  la  juftice ,  &  c'efl 
profaner  ce  nom  facré  de  vérité  que  de 
l'appliquer  aux  chofes  vaines  dont  Texif- 
tence  eft  indifférente  à  tous ,  &  dont  la 
connoiffance  eft  inutile  à  tout.  La  vérité 
dépouillée  de  toute  efpece  d'utilité  même 
poftible  ,  ne  peut  donc  pas  être  une  chofe 
due ,  &  par  conféquent  celui  qui  la  tait  ou 
la  déguife ,  ne  ment  point. 

Mais  eft  -  il  de  ces  vérités  ft  parfaite- 
ment ftériles  qu'elles  foient  de  tout  point 
inutiles  à  tout  ,  c'eft  un  autre  anicle  à 
difcuter  &  auquel  je  reviendrai  tout-à- 
l'heure.  Quant  à  préfent  paffons  à  la  fé- 
conde queftion. 

Ne  pas  dire  ce  qui  eft  vrai ,  &  dire  ce 


^  Y.v.e,   P  K  O  r.ï  £  N  A  D  E.  2.83 

qui  eft  faux  font  deux  cliofes  très-dlile- 
rentes  ;  mais  dont  peut  néanmoins  résul- 
ter le  même  effet  ;  car  ce  réfultat  eft  affu- 
rément  bien  le  même  toutes  les  fois  que 
cet  effet  eft  nul.  Par-tout  oii  la  vérité  eft 
indifférente  ,  l'erreur  contraire  eft  indiffé- 
rente auffi  ;  d'où  il  fuit  cu'eia  pareil  cas 
celui    qui  trompe  en  difant  le  contrau-e 
de  la  vérité ,  n'eft  pas  plus  injufte  que  celui 
qui  trompe  en  ne  la  déclarant  pas  ;  car  en 
fait  de  vérités  inutiles  ,  Terreur  n'a  rien  de 
pire  que  l'ignorance.  Que  je  croye  le  fable 
qui  eft  au  fond  de  la  mer  blanc  ou  rouge  , 
cela  ne  m'importe  pas  plus  que  d'ignorer 
de  quelle  couleur  il  eft.  Comment  pour^ 
roit-on  être  injufte  en  ne  nuifant  à  per- 
fonne  ,  puifque  l'injuftice  ne  confifte  que 
dans  le  tort  fait  à  autrui  ? 

Mais  ces  queftions  ainfi  fommaircment 
décidées  ne  fauroient  me  fournir  epicore 
aucune  application  fure  pour  la  pratique  , 
fans  beaucoup  d'éclairciffemens  préalables 
néceffaires  pour  faire  avec  jufttffe  cette 
application  dans  tous  les  cas  qui  peuvent 
fe  préfenter.  Car  fi  l'obligation  de  dire 
la  vérité  n'eft  fondée  que  fur  fon  utilité  , 
comment  me  conftituerai-je  juge  de  cette 


284         Les    Rêveries^ 

utilité  ?  Très-fouvent  l'avantage  de  l'im 
fait  le  préjudice  de  l'autre ,  l'intérêt  par- 
ticulier efl  prefque  toujours  en  oppofi- 
tion  avec  l'intérêt  public.  Comment  fe 
conduire  en  pareil  cas?  Faut -il  facrifîer 
l'utilité  de  l'abfent  à  celle  de  la  perfonne 
à  qui  l'on  parle  ?  Faut  -  il  taire  ou  dire 
la  vérité  qui  profitant  à  l'un  nuit  à  l'au- 
tre ?  Faut-il  pefer  tout  ce  qu'on  doit  dire 
à  l'unique  balance  du  bien  public  ,  ou  à 
celle  de  la  juftice  diflributive  ,  &  fuis-je 
affuré  de  eonnoître  affez  tous  les  rap- 
ports de  la  chofe  pour  ne  difpenfer  les 
lumières  dont  je  difpofe  que  fur  les  rè- 
gles de  l'équité  ?  De  plus  ,  en  examinant 
ce  qu'on  doit  aux  autres  ,  ai  -  je  examiné 
fuffifamment  ce  qu'on  fe  doit  à  foi-même  , 
ce  qu'on  doit  à  la  vérité  pour  elle  feule  ? 
Si  je  ne  fais  aucun  tort  à  un  autre  en  le 
trompant  ,  s'eniuit-il  que  je  ne  m'en  faffe 
point  à  moi-même  ,  &  fuffit-il  de  n'être 
jamais  injufte  pour  être  toujours  innocent  ? 
Que  d'embarraffantes  difcufïions  dont  il 
feroit  aifé  de  fe  tirer  en  fe  difant  ;  foyons 
toujours  vrais  au  rifque  de  tout  ce  qui 
en  peut  arriver.  La  juftice  elle-même  efl 
dans  la  vérité   des  chofes  ;  le  menfonge 


ÏV»"s-  PRO  MEN  A  de;  285 

feft  toujours  iniquité ,  Terreur  eÛ  toujours 
impofture  ,  quand  on  donne  ce  qui  n'eft 
pas  pour  la  règle  de  ce  qu'on  doit  faire 
ou  croire.  Et  quelqu'efFet  qui  réfulte  de 
la  vérité  on  eu  toujours  inculpable  quand 
on  l'a  dite  ,  parce  qu'on  n'y  a  rien  mis 
du  fien. 

Mais  c'eft-là  trancher  la  queftion  fans 
îa  réfoudre.  Il  ne  s'agiffoit  pas  de  pro- 
noncer s'il  feroit  bon  de  dire  toujours  la 
vérité  ,  mais  û  l'on  y  étoit  toujours  éga- 
lement obligé  ,  &  fur  la  définition  que 
i'examinois  fuppofant  que  non  ,  de  dif- 
tinguer  les  cas  où  la  vérité  eft  rigou- 
reufement  due ,  de  ceux  où  l'on  peut  la 
taire  fans  injuftice  &  la  dégaifer  fans  men- 
ibnge  :  car  j'ai  trouvé  que  de  tels  cas  exif» 
toient  réellement.  Ce  dont  il  s'agit  eft  donc 
de  chercher  une  règle  fure  pour  les  connoî- 
tre  &  les  bien  déterminer. 

Mais  d'où  tirer  cette  règle  &  la  preuve 

de  fon  infaillibilité  ? Dans  toutes 

les  queftions  de  morale  difficiles  comme 
celle-ci,  je  me  fuis  toujours  bien  trouvé 
de  les  réfoudre  par  le  diclamen  de  ma 
confcieiîce  ,  plutôt  que  par  Içs  lumières 
de  ma  ralfon.  Jamais  l'iaftin^t  moral  ne 


286  Les    Rêveries, 

m'a  trompé  :  il  a  gardé  jurqu'ici  fa  pu* 
reté  dans  mon  cœur  affez  pour  que  je 
puifTe  m'y  confier  ,  &  s'il  fe  tait  quelque- 
fois devant  mes  pafTions  dans  ma  conduite, 
il  reprend  bien  fon  empire  fur  elles  dans 
ines  fouvenirs.  Ceft-là  que  je  me  juge 
moi-même  avec  autant  de  févérité  peut- 
être  ,  que  je  ferai  jugé  par  le  Souverain 
Juge  après  cette  vie. 

Juger  des  difcours  des  hommes  par  les 
effets  qu'ils  produifent ,  c'efl  fouvent  mal 
les  apprécier.  Outre  que  ces  effets  ne 
font  pas  toujours  fenfibles  &  faciles  à 
connoître  ,  ils  varient  à  l'infini  comme  les 
circonftances  dans  lefquelles  ces  difcours 
font  tenus.  Mais  c't  ft  uniquement  l'inten- 
tion de  celui  qui  les  tient  qui  les  appré- 
cie ,  &  détermine  leur  degré  de  malice 
ou  de  bonté.  Dire  faux  n'ell:  mentir  que 
par  l'intention  dz  tromper  ,  &c  l'intention 
même  de  tromper  loin  d'être  toujours 
jointe  avec  celle  de  nuire  a  quelquefois 
un  but  tout  contraire.  Mais  pouf  rendre 
un  menfonge  innocent  il  ne  fuffit  pas  que 
l'intention  de  nuire  ne  Ibit  pas  expreffe  ^ 
il  faut  de  plus  la  certitude  que  l'erreur  dans 
laquelle  on  jette  ceux  à  qui  l'on  parle  ne 


1 V'"^-  Promenade.  187 
peut  nuire  à  eux  ni  à  perfonne  en  quel- 
que façon  que  ce  foit.  Il  eft  rare  &  dif- 
ficile qu'on  puifle  avoir  cette  certitude  ; 
auffi  eft-il  difficile  &  rare  qu'un  menfonge 
foit  parfaitement  innocent.  Mentir  pour 
fon  avantage  à  foi-même  efl  impollure  , 
mentir  pour  l'avantage  d'autrui  eft  frau- 
de ,  mentir  pour  nuire  eft  calomnie  ;  c'eft 
la  pire  efpece  de  menfonge.  Mentir  fans 
profit  ni  préjudice  de  foi  ni  d'autrui  n'eft 
pas  mentir  :  ce  n'eft  pas  menfonge ,  c'ell 
ûù'jon. 

Les  fixions  qui  ont  un  objet  moral 
s'appellent  apologues  ou  fables ,  &  comme 
leur  objet  n'eft  ou  ne  doit  erre  que  d'en- 
velo'^per  des  vérités  utiles  fous  des  for- 
mes fenffoles  &  agréables  ,  en  pareil  cas 
on  ne  s'attache  gueres  à  cacher  le  men- 
fonge de  fait  qui  n'efl  que  l'habit  de  la 
vérité  ,  &  celui  qui  ne  débite  une  fable 
que  pour  une  fable  ,  ne  ment  en  aucune 
façon. 

Il  eft  d'autres  fixions  purement  oifeufes 
telles  que  font  la  plupart  des  contes  &  des 
romans  qui ,  fans  renfermer  aucune  inf- 
truftion  véritable  n'ont  pour  objet  que  l'a- 
îTiufement.  Celles-là  ,  dépouillées  de  toutç 


288^  Les   Rêveries; 

utilité  morale  ne  peuvent  s'apprécier  que 
par  l'intention  de  celui  qui  les  invente  ,  & 
lorfqu'il  les  débite  avec  affirmation  comme 
des  vérités  réelles  ,  on  ne  peut  gueres  dif- 
convenir  qu'elles  ne  foient  de  vrais  men- 
fpnges.  Cependant ,  qui  jamais  s'eft  fait  un 
gnmd  fcrupule  de  ces  menfonges-là  ,  & 
qui  jamais  en  a  fait  un  reproche  grave  à 
ceux  qlii  les  font  ?  S'il  y  a  par  exemple 
quelque  objet  moral  dans  le  Temple  de 
Gnide  ,  cet  objet  eft  bien  offufqué  &  gâté 
par  les  détails  voluptueux  &  par  les  images 
lafcives.  Qu'a  fait  l'Auteur  pour  couvrir 
cela  d'un  vernis  de  modeftie  ?  Il  a  feint 
que  fon  ouvrage  étoit  la  tradudion  d'un 
manufcrit  Grec ,  &  il  a  fait  l'hifloire  de  la 
découverte  de  ce  manufcrit  de  la  façon  la 
plus  propre  à  perfuader  fes  lefteurs  de  la 
vérité  de  fon  récit.  Si  ce  n'eft  pas  là  un 
menfonge  bien  pofitif ,  qu'on  me  dife  donc 
ce  que  c'efl  que  mentir  ?  Cependant  qui 
eft-ce  qui  s'efl  avifé  de  faire  à  l'Auteur  un 
crime  de  ce  menfonge  &  de  le  traiter  pour 
cela  d'impofleur. 

On  dira  vainement  que  ce  n'eft-là  qu'une 
plaifanterie  ,  que  l'Auteur  tout  en  affir- 
mant ne  vouloit  perfuader  perfonne ,  qu'il 

n'a 


ï  V"*'^-  Promenade;  s.S^ 
tî'a  perfuadé  perfonne  en  effet ,  &  que  le 
public  n'a  pas  douté  un  moment  qu'il  ne 
fût  lui-même  l'Auteur  de  l'ouvrage  pré- 
tendu Grec  dont  il  fe  donnoit  pour  le  tra- 
dufteur.  Je  répondrai  qu'une  pareille  plai- 
santerie fans  aucun  objet  n'eût  été  qu'un 
bien  fot  enfantillage  ,  qu'un  menteur  ne 
ment  pas  moins  quand  il  affirme  quoiqu'il 
ne  perfuadé  pas ,  qu'il  faut  détacher  du  pu-* 
blic  inftruit  des  multitudes  de  letleurs  fim- 
ples  &  crédules  ,  à  qui  l'hiftoire  du  manuf^ 
crit  narrée  par  un  Auteur  grave  avec  un  air 
de  bonne  foi  en  a  réellement  impofé  ,  ÔC 
qui  ont  bu  fans  crainte  dans  une  coupe  de 
forme  antique  le  poifon  dont  ils  fe  feroient 
au  moins  défiés  s'il  leur  eût  été  préfenté 
dans  un  vafc  moderne. 

Que  ces  diflinftions  fe  trouvent  ou  non 
dans  les  livres ,  elles  ne  s'en  font  pas  moins 
dans  le  cœur  de  tout  homme  de  bonne  foi 
avec  lui-môme ,  qui  ne  veut  rien  fe  per- 
mettre que  fa  confcience  puifTe  lui  repro- 
cher. Car  dire  une  chofe  fauffe  à  fon  avan« 
tage ,  n'efl  pas  moins  mentir  que  fi  on  la 
difbit  au  préjudice  d'autrui  ;  quoique  le 
jnenfonge  foit  moins  criminel.  Donner  l'a- 
(rantage  à  qui  ne  doit  pas  l'avoir ,  c'efl  troU; 

Supplément,  Tome  IX.  !I] 


•^90  Les  Rêveries, 
hier  l'ordre  de  la  juftice  ,  attribuer  faufîe-2 
ment  à  foi-même  ou  à  autrui  un  afte  d'oi! 
peut  réfulter  louange  ou  blâme  ,  inculpa- 
lion  ou  difculpation  ,  c'eft  faire  une  chofe 
injufte  ;  or  tout  ce  qui ,  contraire  à  la 
vérité ,  bleife  la  juflice  en  quelque  façon 
que  ce  foit ,  c'eft  menfonge.  Voilà  la  limite 
exafte  :  mais  tout  ce  qui ,  contraire  à  la 
.vérité  ,  n'intéreffe  la  juftice  en  aucune  forte 
n'efl  que  fidion ,  &  j'avoue  que  quiconque 
ie  reproche  une  pure  fidion  comme  un 
menfonge  a  la  confcience  plus  délicate 
que  moi. 

Ce  qu'on  appelle  menfonges  officieux 
font  de  vrais  menfonges,  parce  qu'en  im- 
■pofer  à  l'avantage  foit  d'autrui  ,  foit  de 
foi-même ,  n'eft  pas  moins  injufte ,  que 
d'en  impofer  à  fon  détriment.  Quiconque 
loue  ou  blâme  contre  la  vérité ,  ment ,  dès 
qu'il  s'agit  d'une  perfonne  réelle.  S'il  s'agit 
d'un  être  imaginaire ,  il  en  peut  dire  tout 
xe  qu'il  veut,  fans  mentir,  à  moins  qu'il 
ne  juge  fur  la  moralité  des  faits  qu'il  in- 
vente ,  &  qu'il  n'en  juge  fauffement  :  car 
alors  s'il  ne  ment  pas  dans  le  fait ,  il  ment 
contre  la  vérité  morale ,  cent  fois  plus  ref* 
'.pçtbble  que  celle  des  faits. 


î V"^e-  Promenade.  29^ 
f'AÏ  vu  de  ces  gens  qu'on  appelle  vrais 
éa.ns  le  monde.  Toute  leur  véracité  s'é- 
puile  dans  les  converlàtions  oifeufes  à  ci- 
ter fidell-ement ,  les  lieux  ,  les  tems  ,  les 
perlbnnes  ,  à  ne  fe  permettre  aucune  fic- 
tion ,  à  ne  broder  aucune  circonftance  ,  à 
ïie  rien  exagérer.  En  tout  ce  qui  ne  tou- 
che point  à  leur  intérêt ,  ils  font  dans  leurs 
narrations  de  la  plus  inviolable  fidélité» 
Mais  s'agit-il  de  traiter  quelque  affaire  qui 
les  r€gard« ,  de  narrer  quelque  fait  qui  leur 
touche  de  prés  ;  toutes  les  coideurs  font 
employées  pour  préfenter  les  chofes  fous 
le  jour  qui  leur  «fl  le  plus  avantageux  ,  &: 
ii  le  menfonge  leur  eft  i^tile  &  qu'ils 
s'abfliennent  de  le  dire  eux-mêmes ,  ils  le 
iavorifcnt  avec  adrefîe  -,  &  font  en  forte 
tqu'on  l'adopte  fans  le  leur  pouvoir  im- 
puter. Ainfi  le  veut  la  prudence  :  adieu  la 
véracité. 

L'homme  que  i''appelle  vrai  fait  tout  le 
contraire.  En  chofes  parfaitement  indiffé-» 
tentes,  la  vérité  qu'alors  l'autre  refpede  fî 
fort ,  le  touche  fort  peu  ,  &  il  ne  fe  fera 
gueres  de  fcrupulc  d'amuler  une  compa- 
gnie par  des  faits  controuvés  ,  dont  il  ne 
réfulte  auciui  jugement  injufle  ni  pour  ol 

T  i 


^9^  Les    Rêverîês, 

contre  qui  que  ce  foit  vivant,  ou  moff. 
Mais  tout  diicours  qui  produit  pour  quel- 
qu'un profit  ou  dommage ,  eftime  ou  mé- 
pris, louange  ou  blâme  contre  la  juftice  &C 
la  vérité  efl  un  menfonge  qui  jamais  n'ap- 
prochera de  fon  cœur,  ni  de  fa  bouche,  ni 
de  fa  plume.  Il  eft  foîidement  vrai ,  même 
contre  fon  intérêt,  quoiqu'il  fe  pique  affez 
peu  de  l'être  dans  les  ccnverfations  oifeu- 
fes.  Il  eu  vrai  en  ce  qu'il  ne  cherche  à 
tromper  perfonne  ,  qu'il  eil:  auiîi  fideîle  à 
la  vérité  qui  l'accufe  ,  qu'à  celle  qui  l'ho- 
nore ,  &  qu'il  n'en  impofe  jamais  pour  fon 
îivantage  ,  ni  pour  nuire  à  fon  ennemi.  La 
différence  donc  qu'il  y  a  entre  mon  homme 
vrai ,  &  l'autre  ,  efl  que  celui  du  monde  eft 
très-rigoureufement  fidelle  à  toute  vérité 
qui  ne  lui  coûte  rien  ,  mais  pas  au-delà  y 
&  que  le  mien  ne  la  fert  Jamais  fi  ndelle- 
ment  que  quand  il  faut  i'immoler  pour  elle. 
Mais  ,  diroit-on  ,  comment  accorder  ce 
relâchement  avec  cet  ardent  amour  pour 
la  vérité  dont  je  le  glorifie  ?  Cet  amour 
çfl  donc  faux  puifqu'il  fouffre  tant  d'allia- 
ge ?  Non  ,  il  efl  pur  &  vrai  :  mais  il  n'efl 
qu'une  émanation  de  l'amour  de  la  juftice , 
éi  nç  vçut  jamais  être  faux ,  quoiqu'il  foit 


I  V"'^-    ?  R  O  M  E  N  A  D  E.         2.9^ 

foiivent  fabuleux.  Juiiice  &  vérité  font 
dans  fon  efprit  deux  mots  fynonymes  qu'il 
prend  l'un  pour  l'autre  indifféremment. 
La  fainte  vérité  que  fon  cœur  adore  ne 
confiée  point  en  faits  indifférens  ,  &  en 
noms  inutiles,  mais  à  rendre  fîdellement 
à  chacun  ce  qui  lui  efl  dii  en  chofes  qui 
font  véritablement  fiennes  ,  en  imputa- 
tions bonnes  ou  mauvaifes  ,  en  rétril^u- 
tions  d'honneur  ou  de  blâme ,  de  louange 
&  d'improbation.  Il  n'eft  faux  ni  contre 
autrui ,  parce  que  fon  équité  l'en  empêche 
&  qu'il  ne  veut  nuire  à  perfonne  injufte- 
ment ,  ni  pour  lui-même  ,  parce  que  fa 
confcience  l'en  empêche  ,  &  qu'il  ne  fau- 
roit  s'approprier  ce  qui  n'eft  pas  à  lui, 
C'eft  fur-tout  de  fa  propre  eftinie  qu'il  efî: 
jaloux  ;  c'efl  le  bien  dont  il  peut  le  moins 
fe  paffer ,  èc  il  fentiroit  une  perte  réelle 
d'acquérir  celle  des  autres  aux  dépens  de 
ce  bien-là.  Il  mentira  donc  quelquefois  en 
chofes  indliTcrentes  ,  fans  fcrupu'e  &  fans 
croire  mentir  ,  jamais  pour  le  dommage 
ou  le  profit  d'autrui ,  ni  de  lui-même. 
En  tout  ce  qui  tient  aux  vérités  hifiori- 
ques,  en  tout  ce  qui  a  trait  à  la  conduite 
jdes  hommes  j  à  la  juftice,  à  hi  fociabilitc  j 

T  5 


Î94  I.ES    Re  VERTES, 

aux  lumières  utiles  ,  il  garantira  de  l'er^ 
reur  ,  Se  lui-même,  &  les  auti-es  autant 
qu'il  dépendra  de  lui.  Toutmenfonge  hors, 
de-là  ,  félon  lui  nVn  eft  pas  un.  Si  le 
Temple  de  Gnide  eu  un  ouvrage  utile  ^ 
l'hiftoire  du  manufcrit  Grec  n'efl  qu^me 
fiftion  très -innocente;  elle  eft  un  men- 
fb-nge  très-puniÛabîe  ,  fi  l'ouvrage  efi 
dangereux. 

Telles  flirent  mes  règles  de  confcience 
fur  le  menfonge  'éc  fiir  la  vérité.  Mon. 
cœur  fuivo.it  m.achînalement  ces  règles 
avant  qire  ma  railon  les  eût  adoptées ,  Se 
î'inftinft  moral  en  fit  feul  l'application.  Le 
criminel  menfonge  dont  îa  pauvre  Marioii 
fut  la  viélime  m'a  îaifFé  d'ineffaçables  re- 
mords ,  qui  m'ont  garanti  tout  le  reile  de- 
ma  vie  non-feulement  de  tout  menfonge 
de  cette  efpece  ,  mais  de  tous  ceux  qui  de 
quelque  façon  que  ce  put  être  pouvoienr 
îoucher  Fintérêt  Se  la  réputation  d'autrui"^ 
En  généralifant  ainli  Texclufion  je  me  fuis 
difpenfé  de  pefer  exaftement  Favantage  ^ 
&  le  préjudice,  &  de  marquer  les  limites 
précifes  du  menfonge  nuifible,  Sc  du  men- 
fonge officieux  ;  en  regardant  l'un  &  l'au- 
tre comme  coupables ,  je  me  les  fuis 
interdits  tous  les  deux» 


ï  V™®'  Promenade.  295' 
En  ceci  comme  en  tout  le  refte  moa 
tempérament  a  beaucoup  influé  fur  mes 
maximes  ,  ou  plutôt  iur  mes  habitudes  ; 
car  je  n'ai  gueres  agi  par  règles  ou  n'ai 
gueres  fuivi  d'autres  règles  en  toute  choie 
que  les  impuliions  de  mon  naturel.  Jamais 
menfonge  prémédité  n'approcha  de  ma 
penfée  ,  jamais  je  n'ai  menti  pour  mon 
intérêt  ;  mais  fouvent  j'ai  menti  par  honte  y 
pour  me  tirer  d'embarras  en  chofes  indiffé- 
rentes  ,  ou  qui  n'intéreflbient  tout  au  plus 
que  moi  feul,  lors  qu'ayant  à  foutenir 
un  entretien ,  la  lenteur  de  mes  idées  Si 
l'aridité  de  ma  converfation  me  forçoients 
de  recourir  aux  fixions  pour  avoir  quel- 
que chofe  à  dire.  Quand  il  faut  néceffai- 
rement  parler,  &  que  des  vérités  amu- 
fantes  ne  fe  préfentent  pas  afTez  tôt  à  moa 
efprit  y  je  débite  des  fables  pour  ne  pas 
demeurer  muet  ;  mais  dans  l'invention- 
de  ces  fables  ,  j'ai  foin  ,  tant  que  je  puis  , 
qu'elles  ne  foicnt  pas  des  menfonges , 
c'eil:-à-dire  qu'elles. ne  bleifent  ni  la  juftice 
ni  la  vérité  due ,  ôc  qu'elles  ne  foicnt  que 
des  {ï6fion^  indifférentes  à  tout  le  monde 
&;  à  moi.  Mon  defir  feroit  bien  d'y  fubfli- 
tuer  au  moins  à  la  vérité  des  faits  luoe 

T4 


i.T^6  Les   Rêveries, 

vérité  morale  ;  c*eft- à-dire  d'y  bien  repré-i 
fenter  les  affedions  naturelles  au  cœus* 
humain,  &:  d'en  faire  fortir  toujours  quel-' 
que  inllruftion  utile  ,  d'en  faire  en  un 
mot  des  contes  moraux  ,  des  apologues; 
mais  il  faudroit  plus  de  préfence  d'efprit 
<^ue  je  n'en  ai ,  &  plus  de  facilité  dans 
la  parole  pour  favoir  mettre  à  profit  pour 
l'inflruéliion ,  le  babil  de  la  converfation. 
Sa  marche,  plus  rapide  que  celle  de  mes 
idées  me  forçant  prefque  toujours  de  par- 
ler avant  de  p  en  fer  ,  m'a  fouvent  fuggéré 
des  fottifcs  &  des  inepties  ,  que  ma  raifon 
défapprouvoit ,  &  que  mon  cœur  défa- 
vouoit  à  mefure  qu'elles  échappoient  de 
ma  bouche  ,  mais  qui  précédant  mon  pro- 
pre jugement  ne  pouvoient  plus  être  ré-, 
formées  par  fa  cenfure. 

C'cft  encore  par  cette  première  ,  Si 
irrci^flible  impullion  du  tempérament  , 
que  dans  des  momens  imprévus  &  rapi- 
des, la  honte  &  la  timidité  m'arrachent 
fouvent  des  menfonges  ,  auxquels  ma 
volonté  n'a  point  de  part;  mais  qui  là 
précédent  en  quelque  forte  par  la  néceifité 
de  répondre  à  l'inflant.  L'imprefTion  pro- 
fonde du  fouvenir  de  la  pauvre  Marion 


I V'"^-  Promenade.  297 
peut  bien  retenir  toujours  ceux  qui 
pourroient  être  nuifibles  a  d'autres ,  mais 
non  pas  ceux  qui  peuvent  iervir  à  me 
tirer  d'embarras  quand  il  s'agit  de  moi 
ièul ,  ce  qui  n'efl  pas  moins  contre  ma 
confcience  &  mes  principes ,  que  ceux 
qui  peuvent  influer  fur   le  fort  d'autrui. 

J'aîtefte  le  Ciel  que  fi  je  pouvois  l'inl- 
tant  d'après  retirer  le  menfonge  qui  m'ex- 
cufe,  &c  dire  la  vérité  qui  me  charge 
fans  me  faire  un  nouvel  affront  en  me 
rétra6lant ,  je  le  ferois  de  tout  mon  cœur; 
mais  la  honte  de  m,e  prendre  ainfi  moi- 
même  en  faute  me  retient  encore  ,  &  je 
me  repens  très-fincérement  de  ma  faute., 
fans  néanmoins  l'ofer  réparer.  Un  exem- 
ple expliquera  mieux  ce  que  je  veux  dire, 
&  montrera  que  je  ne  mens  ni  par  in- 
térêt ni  par  amour-propre  ,  encore  moins 
par  envie  ou  par  malignité  :  mîiis  unique- 
ment par  embarras  &i  mauvaife  honte  , 
fâchant  même  très-bien  quelquefois  que  ce 
menfonge  efl:  connu  pour  tel  ,  &  ne  peut 
me  fervir  du   tout  à  rien. 

Il  y  a  quelque  tems  que  M.  F"^^"^.  m'en- 
gagea contre  mon  ufage  à  aller  avec  ma 
femme,  dîner  en  manière  de  pic-nic  avec 


^9^  Les  Rêveries, 
Itti  &  M.  B"^"^"^.  chez  la  Dame  ^^^.  reflau- 
ratrice  ,  laquelle  &  les  deux  filles  dînèrent 
auflî  avec  nous.  Au  milieu  du  dîné  ,  Taî- 
née  ,  qui  eil  mariée  depuis  peu  &C  qui 
ëtoit  groffe  ,  s'aviik  de  me  demander  bruf- 
<Tuement  &  en  me  fixant,  fi  j'avois  eu 
des  enfans.  Je  répondis  en  rougifTant  jui- 
qu'aux  yeux  que  je  n'avois  pas  eu  ce  bon- 
heur. Elle  iburit  malignement  en  regar- 
di^.nt  la  compagnie  :  tout  cela  n'étoit  pas 
bien  obfcur,  même  pour  moi. 

Il  eu  clair  d'abord  que  cette  réponfe 
n'efl  point  celle  que  j'aurois  voulu  faire  , 
quand  même  j'aurois  eu  l'intention  d'en 
impofer  ;  car  dans  la  difpoiition  oii  je 
voyois  les  convives  ,  j'étois  bien  fur  que 
ma  réponfe  ne  changeoit  rien  à  leur  opi- 
nion fur  ce  point.  On  s'attendoit  à  cette 
négative  ,  on  la  provoquoit  même  pour 
jouir  du  plaifir  de  m'avoir  fait  mentir.  Je 
n'étois  pas  affez  bouché  pour  ne  pas  fentir 
cela.  Deux  minutes  après  ,  la  réponfe  que 
j'aurois  dû  faire  me  vint  d'elle-même. 
Voilà  une.  qucflion  peu  d'ifcretc  de  la  part 
^une  jeune,  jcmrne  ,  à  un  homme  qui  a 
vieilli  garçon.  En  parlant  ainfi ,  fans  men- 
tir ,  fans  avoir  à  rougir  d'aucun  aveu  ,  je 


I V"^-  Promenade.       299 

mettois  les  rieurs  de  mon  côté  ,  &  je  lui 
faifois  une  petite  leçon  qui  naturellement 
devoit  la  rendre  un  peu  moins  imperti- 
nente à  me  queftionner.  Je  ne  fls  rien  de 
tout  cela ,  je  ne  dis  point  ce  qu'il  falloit 
dire  ,  je  dis  ce  qu'il  ne  falloit  pas  &  qui 
ne  pouvoit  me  iervir  de  rien.  Il  eft  donc 
certain  que  ni  mon  jugement  ni  ma  vo- 
lonté ne  difterent  ma  réponfe  ,  &  quVlle 
fut  l'effet  machinal  de  mon  embarras.  Au- 
trefois je  n'avois  point  cet  embarras ,  6c 
je  faifois  l'aveu  de  mes  fautes  avec  plus 
de  franchife  que  de  honte  ,  parce  que  je 
ne  doutois  pas  qu'on  ne  vît  ce  qui  les  ra- 
chetoit  &  que  je  fentois  au -dedans  de 
moi  ;  mais  l'œil  de  la  malignité  me  navre 
&  me  déconcerte  ;  en  devenant  plus  mal- 
heureux ,  je  fuis  devenu  plus  timide,  &C 
■jamais  je  n'ai  menti  que  par  timidité. 

Je  n'ai  jamais  mieux  fenti  mon  aver- 
fion  naturelle  pour  le  menfonge  qu'en  écri- 
vant mes  ConfefTions  :  car  c'eil-là  que  les 
tentations  auroient  été  fréquentes  &  for- 
tes ,  pour  peu  que  mon  penchant  m'eût 
porté  de  ce  côté.  Mais  loin  d'avoir  rien 
tu  ,  rien  diffimulé  qui  fût  à  ma  charge  ,  i^ar 
un  tour  d'efprit  que  j'ai  peine  à  m'expli- 


300  Les  Rêveries; 
quer  &  qui  vient  peut-être  d'éloignemenf 
pour  toute  imitation,  je  me  fentois  plutôt 
porté  à  mentir  dans  le  fens  contraire  en 
m'accufant  avec  trop  de  ievéritë  ,  qu'en 
m'exculànt  avec  trop  d'indulgence  ,  &  ma 
conicience  m'afliire  qu'un  jour  je  ferai 
jugé  moins  févérement  que  je  ne  me  fuis 
jugé  moi-même.  Oui  je  le  dis  &  le  fens 
avec  une  fîere  élévation  d'ame  ,  j'ai  porté 
dans  cet  écrit  la  bonne  foi ,  la  véracité , 
la  franchife  ,  auiîi  loin  ,  plus  loin  même, 
au  moins  je  le  crois,  que  ne  fit  jamais  aucun 
autre  homme  ;  fentant  que  le  bien  furpaf- 
foit  le  mal ,  j'avois  mon  intérêt  à  tout 
dire  ,  &  j'ai  tout  dit. 

Je  n'ai  jamais  dit  moins  ,  j'ai  dit  plus 
quelquefois  ,  non  dans  les  faits  ,  mais  dans 
les  circonfîances  ,  &  cette  efpece  de  men- 
fonge  fut  plutôt  l'effet  du  délire  de  l'ima- 
girjation  qu'un  a£le  de  volonté.  J'ai  tort 
même  de  l'appelîer  menfonge ,  car  aucune 
de  ces  additions  n'en  fut  un.  J'écrivois  mes 
Confeiîions  déjà  vieux  ,  &  dégoûté  des 
vains  plaifirs  de  la  vie  que  j'avois  tous 
effleurés  ,  &  dont  mon  cœur  avoit  bien 
fenti  le  vide.  Je  les  écrivois  de  mémoire  ; 
cette  mémoire  me  manquoit  fouvent  ou 


î  V^*-  Promenade.  3015 
ii^  me  fourniffoit  que  des  fouvenirs  im- 
parfaits ,  &  j'en  rempliffois  les  lacunes  par 
des  détails  que  j'imaginois  en  fupplément 
de  ces  fouvenirs  ,  mais  qui  ne  leur  étoient 
jamais  contraires.  J'aimois  à  m'étendre  fur 
les  momens  heureux  de  ma  vie ,  &  je  les 
embelliflbis  quelquefois  des  ornemens  que 
de  tendres  regrets  venoient  me  fournir.  Je 
difois  les  chofes  que  j'avois  oubliées  comme 
il  me  fembloit  qu'elles  avoient  dû  être  , 
comme  elles  avoient  été  peut-être  en  effet , 
jamais  au  contraire  de  ce  que  je  me  rap- 
pellois  qu'elles  avoient  été.  Je  prêtois  quel- 
quefois à  la  vérité  des  charmes  étrangers  , 
înais  jamais  je  n'ai  mis  le  menfonge ,  à  la 
place  pour  paUier  m.es  vices  ,  ou  pour 
in'arroger  des  vertus. 

Que  fi  quelquefois ,  fans  y  fonger ,  par 
im  mouvement  involontaire  j'ai  caché  le 
côté  difforme  en  me  peignant  de  profil , 
ces  réticences  ont  bien  été  compenfées  par 
d'autres  réticences  plus  bizarres  qui  m'ont 
fouvent  fait  taire  le  bien  plus  foigneufement 
que  le  mal.  Ceci  efl:  une  fmgularité  de 
mon  naturel  qu'il  eu  fort  pardonnable  aux 
liommes  de  ne  pas  croire ,  mais  qui  tout 
hiçroydbk  qu'elle  eft  n'en  efl  pas  moins 


^0%  Les  Rêveries, 
réelle  :  J'ai  foiivent  dit  le  mal  dans  toute  ùi- 
turpitude  ,  j'ai  rarement  dit  le  bien  dans 
tout  ce  qu'il  eut  d'aimable  ,  &  fouvent  je 
l'ai  tu  tout -à -fait  parce  qu'il  m'iionoroit 
trop,  &:  que  faifant  mes  Confefîions  j'au- 
rois  l'air  d'avoir  fait  mon  éloge.  J'ai  décrit 
mes  jeunes  ans  fans  me  vanter  des  heureu- 
fes  qualités  dont  mon  cœur  étoit  doué ,  &C 
même  en  fupprimant  les  faits  qui  les  met- 
toient  trop  en  évidence.  Je  m'en  rappelle 
ici  deux  de  ma  première  enfance ,  qui  tous 
deux  font  bien  venus  à  mon  fouvenir  en 
écrivant ,  mais  que  j'ai  rejettes  l'un  & 
l'autre  par  l'unique  raifon  dont  je  viens  de 
parler. 

J'allois  prefque  tous  les  dimanches ,  paf- 
fer  la  journée  aux  Pâquls  chez  M.  Faiy  qui 
avoit  époufé  une  de  mes  tantes  &  qui  avoit 
là  une  fabrique  d'indiennes.  Un  jour  j'é- 
tois  à  l'étendage  dans  la  chambre  de  la 
calandre  &  j'en  regardois  les  rouleaux  de 
fonte  :  leur  luifant  flattoit  ma  vue,  je  fus 
tenté  d'y  pofer  mes  doigts  &c  je  les  prome- 
nois  avec  plaifir  fur  le  liffé  du  cylindre  , 
quand  le  jeune  Faiy  s'étant  mis  dans  la  roue 
lui  donna  un  demi  quart  de  tour  fi  adroi- 
tement ,  qu'il  n'y  prit  que  le  bout  de  mes 


lyme.  Promenade,       305 
Heux  plus  longs  doigts  ;  mais  c'en  fut  afiez 
pour  qu'ils  y  tiilTent  écrafés  par  le  bout  6c 
que  les  deux  ongles  y  reftafîent.  Je  fis  un 
cri  perçant  ,  Faiy  détourne  à  l'inftant  la 
roue ,  mais  les    ongles  ne  réitèrent   pas 
moins  au  cylindre  &c  le   lang  ruiffeloit  de 
mes  doigts.  Fa^y  confterné  s'écrie ,  fort  de 
la  roue ,  m'embraffe  &  me  conjure  d'appai- 
fer  mes  cris ,  ajoutant  qu'il  étoit  perdu.  Au 
fort  de  ma  douleur  la  fienne  me  toucha  , 
îe  me  tus,  nous  fûmes  à  la  carpiere,  oîi 
il  m'aida  à  laver  mes  doigts  &  à  étancher 
mon  fang  avec  de  la  mouffe.  Il  me  fupplia 
avec  larmes  de  ne  point  l'accufer;  je  le  lui 
promis    &  le  tins    fi  bien,  que  plus  de 
vingt  ans  après,  perfonne  ne  favoit   par 
quelle  aventure  j'avois  deux  de  mes  doigts 
cicatrifés  ;  car  ils  le  font  demeurés  tou- 
jours. Je  fus  détenu  dans  mon  lit  plus  de 
trois  femaines  ,  &  plus  de  deux  mois  hors 
d'état   de   me  fervir  de  ma  main,  difant 
toujours  qu'une  groffe  pierre  en  tombant 
jn'avoit  écrafé  mes  doigts. 

JVIagnanima  menzAgna  !  or  quando  è  il  vero 
Si  bello  che  fi  pofTa  à  te  preporre  ? 


304       Les    Rêveries, 

Cet  accident  me  fut  pourtant  bien  {en-^ 
fible  par  la  clrconflance ,  car  c'étoit  le 
tems  des  exercices  où  l'on  failbit  manœU'- 
vrer  la  Boiirgeoifie  ,  &  nous  avions  fait 
un  rang  de  trois  autres  enfans  de  mon 
âge  avec  lefquels  je  devois  en  uniforme 
faire  l'exercice  avec  la  compagnie  de  mon 
quartier.  J'eus  la  douleur  d'entendre  le  tam- 
bour de  la  compagnie  palTant  fous  ma  fe- 
nêtre avec  mes  trois  camarades,  tandis  que 
j'étois  daiis  mon  lit. 

Mon  autre  hiftoire  efl  toute  femblable  , 
mais  d'un  âge  plus  avancé. 

Je  jouois  au  mail  à  Phiin- Palais  avec  un 
de  mes  camarades  appelle  Pllnce.  Nous 
prîmes  querelle  au  jeu ,  nous  nous  bat- 
tîmes, &  durant  le  combat  il  me  donna 
fur  la  tête  nue  un  coup  de  mail  û  bien 
appliqué  que  d'une  main  plus  forte  il 
m'eût  fait  fauter  la  cervelle.  Je  tombe  à 
l'inftant.  Je  ne  vis  de  ma  vie  une  agita- 
tion pareille  à  celle  de  ce  pauvre  garçon  , 
voyant  mon  fang  ruiffeler  dans  mes  che- 
veux. 11  crut  m'avoir  tué.  Il  fe  précipite 
fur  moi  jm'embraiTe,  me  ferre  étroitement 
en  fondant  en  larmes  &  pouffant  des  cria 
perçans.  Je  l'embraffois  auffi  de  toute  ma 

forc^ 


I V'^e-  Promenade.  j6j 
fiirce  en  pleurant  comme  lui  dans  une 
émotion  confufe  ,  qui  n  etoit  pas  fans 
ouelque  douceur.  Enfin  il  fe  mit  en  devoir 
d'ëtancher  mon  fang  qui  continuoij:  dé 
couler ,  &  voyant  que  nos  deux  mou- 
choirs n'y  pouvoient  fuffire  ,•  il  m'entraîna 
chez  fa  mère  qui  avôit  un  petit  jardin 
près  de  -  là.  Cette  bonne  Dame  faillit  à  fe 
irouver  mal  en  me  voyant  dans  cet  état. 
Mais  elle  fut  conferver  des  forces  poiu" 
me  panfer  ,  &  après  avoir  bien  baffiné  ma 
plaie  elle  y  appliqua  dès  fleurs  de  lys 
macérées  dans  l'eau  -  de  -  vie  ,  vulnéraire 
excellent  &  très  -ufité  dans  notre  pays.  Sesl 
larmes  &  celles  de  fon  fils  pénétrèrent 
mon  cœur  au  point  que  long-tems  je  la  re- 
gardois comme  ma  mère  &  Ion  fils  comme  ' 
mon  frère ,  jufqu'à  ce  qu'ayant  perdu  i'uii 
&  l'autre  de  vue,  je  les  oubliai  peu-à-peu. 

Je  gardai  le  même  fecret  fur  cet  acci- 
dent que  fur  l'autre  ,  &  il  m'en  eu  arrivé 
cent  autres  de  pareitllc  nature  en  ma  vie  ,■ 
dont  je  rr'ai  pas  même  été  tenté  de  parler 
dans  mes  ConfefTions  ,  tant  j'y  cherchois 
peu  l'art  de  faire  valoir  le  bien  que  je  fentois 
dans  mon  carafterc.  Non ,  quand  j'ai  parlé 
contre  la  vérité  qui  m'étoit  connue  ,  ce  n'a 

SuppUmmt^    Tome  IX,         V 


3o6  Les  RIvêries, 
jamais  été  qii*en  chofes  indifférentes  ,  8C 
plus,  ou  par  Tembarras  de  parler  ou  poui* 
le  plaifir  d'écrire  que  par  aucun  motif  d'in- 
térêt pour  moi ,  ni  d'avantage  ou  de  pré- 
judice d'auîrui.  Et  quiconque  lira  mes 
Confefilons  impartialement,  fi  jamais  cek 
arrive  ,  fentira  que  les  aveux  que  j'y  fais 
font  plus  humilians  ,  plus  pénibles  à  faire  , 
que  ceux  d\m  mal  plus  grand  mnis  moins 
honteux  à  dire  ,  &  que  je  n'ai  pas  dit 
parce  que   je  ne  l'ai  pas  fait. 

Il  fuit  de  toutes  ces  réflexions  que  la 
profeiîlon  de  véracité  que  je  me  fuis  faite 
9  plus  fon  fondement  fur  des  fentimens  de 
droiture  &  d'équité  que  fur  la  réalité  des 
chofes  &  que  j'ai  plus  fuivi  dans  la  pra- 
tique ,  les  diredions  morales  de  ma  conf- 
cience ,  que  les  notions  abftraites  du  vrai , 
&  du  faux.  J'ai  fouvent  débité  bien  des 
fables,  m.ais  j'ai  très-rarement  menti.  En 
fiiivant  ces   principes  j'ai  donné  fur  moi 
beaucoup   de  prifes  aux  autres,  mais  je 
n'ai  fait  tort  à  qui  que  ce  fût,  &  je  ne  me 
fuis  point  attribué  à  moi -môme  plus  d'a- 
vantage qu'il  ne  m'en  étoit  dû.  C'eft  uni- 
quement par  -  là ,  ce  me  femble ,  que  la 
ycrité  ell  une  vertu.  A  tout  autre  égard 


î V*^^-  Promenade.  307 
elle  n'eft  pour  nous  qu'un  être  métaphy- 
■fique  dont  il  ne  réfulte  ni  bien ,  ni  mal. 

je  ne  fens  pourtant  pas  mon  cœur  allez 
content  de  ces  diflindions  pour  me  croire 
tout-à-fait  irrépréhenfible.  En  pefant  avec 
tant  de  foin  ce  que  je  de  vois  aux  autres  , 
ai-je  affez  examiné  ce  que  je  me  devois 
à  moi-même?  S'il  faut  être  juiie  pour 
autrui ,  il  faut  être  vrai  pour  foi ,  c'eft  un 
hommage  que  l'iionnête  homme  doit  ren- 
dre à  fa  propre  dignité.  Quand  la  ûét'i- 
iité  de  ma  converfation  me  forçoit  d'y 
-fuppléer  par  d'innocentes  fixions  -,  j'avois. 
tort ,  parce  qu'il  ne  faut  point  pour  amu^ 
fer  auti-ui  s'avilir  foi  -  même  ;  &  quand  , 
entraîne  par  le  plaifir  d'écrire  ,  j'ajoutois 
à  des  choies  réelles  des  ornemens  inven- 
tés ,  j'avois  plus  de  tort  encore ,  parce  que 
orner  la  vérité  par  des  tables ,  c'eft  en  effet 
la  défigurer. 

Mais  ce  qui  me  rend  plus  inexcufable 
eft  la  dcvife  que  j'avois  choifie.  Cette  de- 
vife  m'obligeoit  plus  que  tout  autre 
homme  à  une  profelîîon  phis  étroite  dé 
ïa  vérité  ,  &  il  ne  fnfnfoit  pas  que  je  lui 
facrifialTe  par-tout  mon  intérêt  &  mes  per» 
chans,  il  falloit  lui  facrifier  aulTi  ma  foi- 

V  3. 


5o8  Les  Rêveries; 
blefle ,  &  mon  naturel  timide.  Il  falîoit 
avoir  le  courage  &  la  force  d'être  vrai 
toujours  en  toute  occafion ,  &  qu'il  ne 
fortît  jamais  ni  iiftions  ni  fables  d'une 
bouche  &  d'une  plume ,  qui  s'etoit  parti-r 
culiérement  confacrée  à  la  vérité.  Voilà 
ce  que  j'aurois  dû  me  dire  en  prenant 
cette  fîere  deviie  ,  Se  me  répéter  fans  cefîe 
tant  qvie  j'ofai  la  porter.  Jamais  la  faufîecé 
ne  difta  mes  menfonges ,  ils  font  tous 
venus  de  foibkfle  ,  mais  cela  m'excufe 
très-mal.  Avec  une  ame  foible  on  peut 
tout  rfu  plus  fe  garantir  du  vice  ,  mais  c'cft 
être  arrogant  &  téméraire  d'ofer  profefTer 
de  grandes  vertus. 

Voilà  des  réflexions   qui  probablement 
ne  me  feroient  jamais  venues  dans  l'efprit 

fi  l'Abbé  R ne  me  les  eût  fuggérées. 

Il  eil  bien  tard,  fans  doute  ,  pour  en  faire 
ufage  ;  mais  il  n'cfl:  pas  trop  tard  au  moins 
pour  redrefier  mon  erreur,  &  remettre 
ma  volonté  dans  la  règle  :  car  c'efl  défor- 
mais tout  ce  qui  dépend  de  moi*  En  ceci 
donc  &  en  toutes  chofcs  femblables  ,  la 
maxime  de  Solon  eu  applicable  à  tous  les 
âges,&:  il  n'efl  jamais  trop  tard  pour  appren- 
dre même  de  fes  ennemis  à  être  fage ,  vrai ,. 
modefte^  ôc  à  moins  préfumer  de  foi. 


•^^= 


o^ 


CINQUIEME  PROMENADE. 

13  E  toutes  les  habitations  où  j'ai  demeure 
(&  j'en  ai  eu  de  charmantes,)  aucune  ne 
m'a  rendu  fi  véritablement  heureux  ,  &  ne 
m'a  laiffé  de  û  tendres  regrets  que  l'ifle  de 
St.  Pierre  au  milieu  du  lac  de  Bienne.  Cette 
petite  lile  qu'on  appelle  à  Neufchâtel  l'ifle 
de  la  Motte  ,  eft  bien  peu  connue  même 
en  Suifle.  Aucun  voyageur,  que  je  fâche  , 
n'en  fait  mention.  Cependant ,  elle  eft  très^ 
agréable  &  iinguliérement  fitnée  pour  le 
bonheur  d'un  homme  qui  aime  à  ie  cir^ 
çonfcrire  ;  car  quoique  je  fois  peut-être  le 
feul  au  monde  à  qui  fa  deftinée  en  ait  fait 
une  loi ,  je  ne  puis  croire  être  le  feul  qui 
ait  un  goût  fi  naturel ,  quoique  je  ne  l'aye 
trouvé  jufqu'ici  chez  nul  autre. 

Les  rives  du  lac  de  Bienne  font  plus 
fauvages  &  romantiques  que  celles  du  lac 
de  Genève  ,  parce  que  les  rochers  &  les 
bois  y  bordent  l'eau  de  plus  près  ;  mais 
elles  ne  font  ])as  moins  riantes.  S'il  y  a 
moins  de  culture  de  champs  &  de  vignes  , 
moins  de  villes  &  de  maifons,  il  y  a  auffi. 
plus  de  verdure  naturelle ,  plus  de  prairiçs, 

V  3 


'310         Les    Rêveries, 

d'afylcs  ombragés  de  bocages  ,  des  con- 
trailes  plus  fréqiiens  &l  des  accidens  plus 
rapprochés.  Comme  il  n'y  a  pas  iiir  ces 
heureux  bords  de  grandes  routes  commo- 
des pour  les  voitures ,  le  pays  eft  peu  fré- 
quenté par  les  voyageurs  ;  mais  il  eu  in- 
térefîant  pour  des  contemplatifs  folitaires 
qui  aiment  à  s'enivrer  à  loifir  des  charmes 
de  la  nature  ,  &  à  fe  recueillir  dans  un 
filence  que  ne  trouble  aucun  autre  bruit 
que  le  cri  des  aigles ,  le  ramage  entrecoupé 
de  quelques  oifeaux  ,  &l  le  roulement  des 
torrens  qui  tombent  de  la  montagne.  Ce 
beau  baiîin  d'une  forme  prefque  ronde  en* 
ferme  dans  fon  milieu  deux  petites  Ifles  > 
l'une  habitée  &  cultivée  d'environ  dcmi- 
lieue  de  tour  ,  l'autre  plus  petite ,  déiérte 
&;  en  friche ,  ëc  qui  fera  détruite  à  la  fin 
par  les  tranfports  de  la  terre  qu'on  en  ôte 
iàns  cefl'e  pour  réparer  les  dégâts  que  les 
vagues  &  les  orages  font  à  la  grande.  C'eft 
ainfi  que  la  fubflaîice  du  foible  efl  toujours 
employée  au  profit  du  puifTant. 

Il  n'y  a  dans  l'ifle  qu'une  feule  maifon  , 
mais  grande ,  agréable  &  commode  ,  qui 
appartient  à  l'hôpital  de  Berne  ainfi  que 
riile  5  &  où  loge  im  Receveur  avec  fa  fa* 


yma.  Promenade.  3rf 
îîiille  &  fes  domejfliqiies.  Il  y  entretient 
une  nombreufe  baffe  -  cour  ,  une  volière 
&  des  rcfervoirs  pour  le  poiffon.  L'Ifle 
clans  fa  petiteffe  eft  tellement  variée  dans 
fes  terrains  &  (es  afpeds,  qu'elle  offre  tou- 
tes fortes  de  fîtes  ,  &  fouffre  toutes  fortes 
de  cultures.  On  y  trouve  des  champs  ,  des 
vignes  ,  des  bois  ,  des  vergers  ,  des  gras 
pâturages  ombragés  debofquets,  &  bordés 
d'arbriffeaux  de  toute  efpece  dont  le  bord 
des  eaux  entretient  la  fraîcheur  ;  une  haute 
terraffe  plantée  de  deux  rangs  d'arbres 
borde  l'ille  dans  fa  longueur  ,  &  dans  le 
milieu  de  cette  teiraffe  on  a  bâti  un  joli 
falon  cil  les  habitans  des  rives  voifmes  le 
raffeniblent ,  &  viennent  danfer  les  diman-* 
ches  durant  les  vendaniïcs. 

C'eff  dans  cette  Ille  que  je  me  réfugiai 
après  la  lapidation  de  Mo  tiers.  J'en  trouvai 
le  féjour  fi  charmant,  j'y  menois  une  vie 
fi  convenable  à  mon  humeur  que  ,  réfolii 
d'y  finir  mes  jours  je  n'avois  d'autre  in- 
qiùétude  fmon  qu'on  ne  me  laiffât  pas 
exécuter  ce  projet  ,  qui  ne  s'accordoit  pas. 
avec  celui  de  m'entraîner  en  Angleterre 
dont  je  fentois  déjà  les  premiers  effets. 
Dans  les  preffentimens  qui  m'inquiétoicnt, 

V  4 


jii  Les   Rêveries, 

j'aurois  voulu  qu'on  m'eût  fait  de  cet  afyla 
une  prifon  perpétuelle,  qu'on  m'y  eût  con- 
finé pour  toute  ma  vie ,  &  qu'en  m'ôtant 
toute  puiiTance  &  tout  efpoir  d'en  fortir  , 
on  m'eût  interdit  toute  efpece  de  commu- 
nication avec  la  terre  -  ferme  ,  de  forte 
qu'ignorant  tout  ce  qui  fe  faifoit  dans  le 
monde  j'en  euffe  oublié  l'exiftence  ,  &C 
qu'on  y  eût  oublié  la  mienne  aufli. 

On  ne  m'a  laiflé  paffer  gueres  que  deux 
mois  dans  cette  lile  ,  mais  j'y  aurois  paffé 
deux  ans  ,  deux  fiecles ,  &  toute  l'éternité 
fans  m'y  ennuyer  un  moment  ,  quoique 
je  n'y  enfle  avec  ma  compagne  ,  d'autre 
fociété  que  celle  du  Receveur ,  de  fa  fem- 
me &  de  fes  domefliques ,  qui  tous  étoient 
à  la  vérité  de  très  -  bonnes  gens  ,  &  rieu 
de  plus  ;  mais  c'étoit  précifément  xe  qu'il 
me  falloit.  Je  compte  ces  deux  mois  pour 
le  tems  le  plus  heureux  de  ma  vie ,  & 
tellement  heureux  qu'il  m'eût  fuffi  durant 
toute  mon  exiftence  ,  fans  laiffer  naître 
un  feul  infiant  dans  mon  ame  le  defir  d'u» 
autre  état. 

Quel  étoit  donc  ce  bonheur  &  en  quoi 
confiftoit  fa  jouiflance  ?  Je  le  donnerois 
à,  deviner  à  tpus  hommes  de  ce  fiecle  fur 


Yflie.  Promenade.  313 
la  defcription  de  la  vie  que  j'y  menois.  Le 
précieux  far  n'unte.  fut  la  première  &  la 
principale  de  ces  jouiffances  que  je  voulus 
favourer  dans  toute  fa  douceur ,  &  tout 
ce  que  je  fis  durant  mon  féjour  ne  fut  ea 
effet  que  l'occupation  dclicieufe  &  nécef- 
faire  d'un  homme  qui  s'eft  dévoué  à  l'oi- 
fiveté. 

L'efpoir  qu'on  ne  demanderoit  pas 
mieux  que  de  me  laiffer  dans  ce  féjour 
ifolé  où  je  m'étois  enlacé  de  moi-même,' 
dont  il  m'étoit  impofîible  de  fortir  fans 
aiîiflance  &  fans  être  bien  apperçu  ,  & 
où  je  ne  pouvois  avoir  ni  communication 
ni  correfpondance  que  par  le  concours  des 
gens  qui  m'entouroient ,  cet  efpoir,  dis-je, 
me  donnoit  celui  d'y  finir  mes  jours  plus 
tranquillement  que  je  ne  les  avois  paffés  , 
&  l'idée  que  j'aurois  le  tems  de  m'y  arran- 
ger tout  à  loifir  fît  que  je  commençai  par 
n'y  faire  aucun  arrangement.  Tranfporté  là 
brufquement  leul  &  nud  ,  j'y  fis  venir 
fuccefîivcment  ma  gouvernante ,  mes  livres 
&  mon  petit  équipage  dont  j'eus  le  ])laifir 
de  ne  rien  déballer ,  laiiTant  mes  caifTes  & 
mes  malles  comme  elles  étoient  arrivées 
§i  vivant  dans  l'habitation  où  je  comptois 


314  Les  Rêveries; 
achever  mes  jours  ,  comme  dans  une  au- 
berge dont  j'aiirois  dû  partir  le  lendemain. 
Toutes  chofes  telles  qu'elles  étoient  alloient 
il  bien  que  vouloir  les  mieux  ranger  étoit 
y  gâter  quelque  choie.  Un  de  mes  plus 
grands  déhces  étoit  fur -tout  de  laiffer  tou' 
jours  mes  livres  bien  encaifles  &  de  n'a- 
voir point  d'écritoire.  Quand  de  malheii- 
reufes  lettres  me  forçoient  de  prendre  la 
plume  pour  y  répondre  ,  j'empruntois  en 
murmurant  l'écritoire  du  Receveur ,  &.  je 
me  hâtois  de  la  rendre  dans  la  vaine  efpé- 
rance  de  n'avoir  plus  befoin  de  la  rem- 
prunter. Au  lieu  de  ces  triftes  paperafîes  & 
de  toute  cette  bouquinerie,  j'empliiîbis  ma 
chambre  de  fleurs  &  de  foin  ;  car  j'étois 
alors  dans  ma  première  ferveur  de  Bota- 
nique ,  pour  laquelle  le  Docteur  d'Ivernois 
m'avoit  infpiré  un  goût  qui  bientôt  devint 
paillon.  Ne  voulant  plus  d'œuvre  de  tra- 
vail il  m'en  falloit  une  d'amulement ,  qui 
me  plût  et  qui  ne  me  donnât  de  peine  que 
ççUe  qu'aime  à  prendre  im.parefTeux.  J*en- 
trepris  de  faire  la  Flora  pctrlnfidaris  &  de 
décrire  toutes  les  plantes  de  Tlile  fans  en 
omettre  une  feule,  avec  un  détail  fufEifant 
pour  m'occuper  le  rcile  de  mes  jours.  Oa 


yme.  Promenade.  315 
dit  qu'un  Allemand  a  fait  un  livre  fur  ua 
zeft  de  citron  ,  j'en  aurois  fait  un  fur  cha- 
que gramen  des  prés  ,  fur  chaque  mouffe 
des  bois ,  fur  chaque  lichen  qui  tapiffe  les 
rochers  ;  enfin  je  ne  voulois  pas  laiiTer  un 
poil  d'herbe ,  pas  im  atome  végétal  qui  ne 
tilt  amplement  décrit.  En  conféquence  da 
ce  beau  projet ,  tous  les  matins  après  le 
déjeuné  ,  que  nous  faifions  tous  enfemble, 
j'allois  ,  une  loupe  à  la  main  &  mon  fyf- 
tema  natures  fous  le  bras ,  vifiter  un  canton 
de  rifle  que  j'avois  pour  cet  effet  divifés 
en  petits  quarrés  ,  dans  l'intention  de  les 
parcourir  l'un  après  l'autre  en  chaque  fai- 
fon.  Rien  n'efl  plus  fmguUer  que  les  ravif^ 
femens ,  les  extafes  que  j'cprouvois  à  cha- 
que obfervation  que  je  tailois  fur  !a  ilruc- 
ture  &  l'organifation  végétale  ,  &  fur  le 
jeu  des  parties  fexueiles  dans  la  frudifica- 
tion ,  dont  le  fyflême  étoit  alors  tout-à-fait 
nouveau  pour  moi.  La  dillinclion  des  ca- 
rafteres  génériques  ,  dont  je  n*avois  pas 
auparavant  la  moindre  idée ,  m'enchantoit 
en  les  vérifiant  fur  les  efpeces  communes 
en  attendant  qu'il  s'en  offrît  à  moi  de  plus 
rares.  La  fourchure  des  deux  longues  éta- 
niines  de  la  Brunelle ,  le  reffort  de  celle? 


^i6  Le  s' Rêveries, 
ée  rOrtîe  &  de  la  Pariétaire  ,  rexplofion 
du  fruit  de  la  Balfamine  &  de  la  capfule 
du  Buis ,  mille  petits  jeux  de  la  thiftifî ca- 
tion que  j'obfervois  pour  la  première  fois 
me  combloient  de  joie  ,  &  j'allois  deman- 
dant û  l'on  avoit  vu  les  cornes  de  la  Bru- 
nelle  comme  La  Fontaine  demandoit  fi  l'on 
avoit  ;lu  Habacuc.  Au  bout  de  deux  ou 
trois  heures  je  m'en  revenois  chargé  d*une 
ample  moiffon  ,  provifion  d'amufement 
pour  Taprès-dînée  au  logis  en  cas  de  pluie. 
J'employois  le  refte  de  la  matinée  à  aller 
avec  le  Receveur  ,  fa  femme  &  Thérefe 
vifiter  leurs  ouvriers  &  leur  récolte ,  met-f 
tant  le  plus  foiivent  la  main  à  l'œuvre  avec 
eux  ,  &  fouvent  des  Bernois  qui  me  ve-* 
rioient  voir  ,  m'ont  trouvé  juché  fur  de 
grands  arbres  ceint  d'un  fac  que  je  rem- 
plifTois  de  fi-uit ,  &  que  je  dévallois  enfuite 
à  terre  avec  une  corde.  L'exercice  que  j'a- 
vois  fait  dans  la  matinée  &  la  bonne  hu- 
meur qui  en  eft  inféparable  me  rendoient 
le  repos  du  dîné  très-agréable  ;  mais  quand 
il  fe  prolongeoit  trop  &  que  le  beau  tems 
m'invitoit ,  je  ne  pouvois  fi  long -tems 
attendre,  &  pendant  qu'on  étoit  encore  à 
table  je  m'efquivois  &  j'allois  me  jette? 


yi»ie.  Promenade.        317 

feiil  dans  un  bateau  que  je  conduifois  au 
milieu  du  lae  quand  l'eau  étoit  calme  ,  & 
là  ,  m'étendant  tout  de  mon  long  dans  le 
bateau  les  yeux  tournés  vers  le  Ciel  ,  je 
me  laiiTois  aller  &  dériver  lentement  au 
gré  de  l'eau  ,  quelquefois  pendant,  plulieurs 
heures,  plongé  dans  mille  rêveries  con- 
fiifes ,  mais  délicieufes  ,  &  qui  lans  avoir 
aucun  objet  bien  déterminé  ni  confiant,  ne 
laiffoient  pas  d'être  à  mon  gré  cent  fois 
préférables  à  tout  ce  que  j'avois  trouvé  de 
plus  doux  dans  ce  qu'on  appelle  les  plaifirs 
de  la  vie.  Souvent  averti  par  le  baiiler  du 
foleil  de  l'heure  de  la  retraite ,  je  me  trou-» 
vois  û  loin  de  l'Ifle  que  j'étois   forcé  de 
travailler  de  toute  ma  force  pour  arriver 
avant  la  nuit  clofe.  D'autres  fois  ,  au  lieu 
de  m'écarter  en  pleine  eau ,  je  me  plaifois 
à  côtoyer  les  verdoyantes   rives  de  l'Ifle 
dont  les  limpides  eaux  &  les  ombrages  frais 
m'ont  fouvcnt  engagé  à  m'y  baigner.  Mais 
une  de  mes  navigations  les  plus  fréquentes 
étoit  d'aller  de  la  grande  à  la  petite  Ifle  , 
d'y  débarquer  &  d'y  paffer  l'après-dînée  , 
tantôt  à  des  promenades  très-circonfcrites 
au  milieu  des  Marceaux ,  des  Bourdaines , 
des  Perficaires ,  des  ArbrilTeaux  de  toute 


5iB  Les  Revérîes, 
efpece  ,  &  tantôt  m'ctabliflant  au  fommet 
d\in  tertre  fablonneiix ,  couvert  de  gazon  , 
de  Serpolet ,  de  fleurs ,  même  d'Efparcette-j 
&:  de  treffles  qu'on  y  avoit  vralfemblable- 
ment  femés  autrefois ,  &  très-propre  à  lo^ 
ger  des  lapins  qui  pouvoient  là  multiplier 
en  paix  fans  rien  craindre ,  &i  fans  miirô 
à  rien.  Je  donnai  cette  idée  au  Receveur 
qui  fît  venir  de  Neufchâtel  des  lapins  mâles 
&  fem.elles  ,  &  nous  allâmes  en  grande 
pompe ,  fa  femme ,  ime  de  fes  fœurs ,  Thé- 
refe  &  moi  les  établir  dans  la  petite  lue  , 
où  ils  commençoient  à  peupler  avant  mon 
départ  &  oii  ils  auront  profpéré  fans  doute , 
s'ils  ont  pu  foutenir  la  rigueur  des  hivers* 
La  fondation  de  cette  petite  colonie  fut 
ime  fête.  Le  Pilote  des  Argonautes  n'étoit 
pas  plus  fier  que  moi  menant  en  triomphe 
la  compagnie  &  les  lapins  de  la  grande  Ifle 
à  la  petite,  &  je  notois  avec  orgueil  j  que 
îa  Recevcufe  qui  redcutoit  l'eau  à  l'excès 
&  s'y  trouvoit  toujours  mal ,  s'cml)arqua 
fous  m.a  conduite  avec  confiance  ,  &  ne 
montra  nulle  peur  durant  la  traverfée. 

Quand  le  lac  agité  ne  me  permcttoit  pas 
îa  navigation ,  je  paflbis  mon  après-midi  à 
parcourir  l'Ifle  en  herborifant  :\  droite  &  à 


V"^^  Promenade.  319 
fauche ,  m'afTeyant  tantôt  dans  les  réduits 
les  plus  rians  &  les  plus  folitaires  pour  y 
rcver  à  mon  aife  ,  tantôt  fur  les  terraffes 
&  les  tertres ,  pour  parcourir  des  yeux  le 
iuperbe  &  raviffant  coup  -  d'œll  du  lac  &C 
de  fes  rivages  ,  couronnés  d'un  côté  par 
des  montagnes  prochaines  ,  &  de  l'autre 
élargis  en  riches  &  fertiles  plaines  dans 
lefquelles  la  vue  s'étendoit  jufqu'aux  mon- 
tagnes bleuâtres  plus  éloignées  qui  la  bor- 
noient. 

Quand  le  foir  approchoit,  je  defcendois 

des  cimes  de  l'Ifle ,  &   j'allois  volontiers 

m'aiTcoir  au  bord  du  lac  fur  la  grève  dans 

quelque  afyle  caché  ;  là  le  bruit  des  vagues 

&  l'agitation  de  l'eau  fixant  mes  fens  ,  &C 

chaffant  de  mon  ame  toute  autre  agitation , 

la  plongeoient  dans  une  rêverie  délicieufe 

oii  la  nuit  me  furprenoit  fouvent  fans  que 

je  m'en  fuffe  apperçu.  Le  flux  &  reflux  de 

cette  eau  ,  fon  bruit  continu  mais  renflé 

par  intervalles  frappant  fans  relâche  mon 

oreille  &  mes  yeux ,  fuppléoient  aux  mou- 

vemens  internes   que  la  rêverie  éteignoit 

€n  moi,  &  fuffifoient  pour  me  faire  Icntir 

avec  plaifif  mon  exiflence ,  fans  prendre  la 

peine  de  penfer.   De  tems  à  autre  naiffoit 


}io  Les  Rêveries, 
quelque  foible  &  courte  réflexion  fur 
rinilabilité  des  chofes  de  ce  monde  dont 
la  lurface  des  eaux  m'ofFroit  l'image  :  mais 
bientôt  ces  imprefîlons  légères  s'effaçoient 
dans  l'uniformité  du  mouvement  continu 
qui  me  berçoit ,  &  qui  fans  aucun  concours 
aûif  de  mon  ame  ne  laiflbit  pas  de  m'at- 
tacher  au  point ,  qu'appelle  par  l'heure  & 
par  le  fignal  convenu ,  je  ne  pouvois  m'ar- 
racher  de-là  fans  efforts.- 

Après  le  foupé  ,  quand  la  foirée  étoit 
belle  ,  nous  allions  encore  tous  enfemble 
faire  quelque  tour  de  promenade  fur  la 
terraffe  pour  y  refpirer  l'air  du  lac  &  la 
fraîcheur.  On  fe  repoibit  dans  le  pavillon , 
on  rioit ,  on  caufoit ,  on  chantoit  quelque 
vieille  chanfon  qui  valoit  bien  le  tortillage 
moderne  ,  &  enfin  l'on  s'alloit  coucher 
content  de  fa  journée  &  n'en  délirant 
qu'une  femblable  pour  le  lendemain. 

Telle  eil ,  laifTant  à  part  les  viHtes  im- 
prévues &  importunes  ,  la  manière  dont 
j'ai  paffé  mon  tems  dans  cette  Ifle  durant 
le  féjour  que  j'y  ai  fait.  Qu'on  me  dife  à 
préfent  ce  qu'il  y  a  là  d'affez  attrayant  pour 
exciter  dans  mon  cœur  des  regrets  fi  vifs  , 
û  tendres  &  fi  durables  ,  qu'au  bout  de 

quinze 


y-me.  Promenade;       3?,! 

qiimze  ans  ,  il  m'efî:  impoffible  Je  fonger 
à  cette  habitation  chérie  ,  fans  m'y  fentir 
à  chaque  fois  tranfporter  encore  par  les 
élans  du  defir. 

J'ai  remarqué  dans  les  vicifîltudes  d'une 
longue  vie  que  les  époques  des  plus  dou- 
ces jouiffarces  &  des  plaifirs  les  plus  vifs 
ne  font  pourtant  pas  celles  dont  le  fouvenir 
m'attire  &  me  touche  le  plus.  Ces  courts 
momens  de  délire  &  de  pafïïon  ,  quelques 
vifs  qu'ils  puiiTent  être ,  ne  font  cependant 
&  par  leur  vivacité  même ,  que  des  points 
bien  clair-femés  dans  la  ligne  de  la  vie.  Ils 
font  trop  rares  &  trop  rapides  pour  confti- 
tuer  un  état ,  &  le  bonheur  que  mon  cœur 
regrette  n'eil:  point  compofé  d'inftans  fugi- 
tifs j  mais  un  état  fimple  &  permanent , 
qui  n'a  rien  de  vif  en  lui  -  même  ,  mais 
dont  la  durée  accroît  le  charme  au  point 
d'y  trouver  enfin  la  fuprême  félicité. 

Tout  eft  dans  un  flux  continuel  fur  la 
terre.  Rien  n'y  garde  une  forme  confiante 
&  arrêtée,  &  nos  affe£l:ions  qui  s'attachent 
aux  chofes  extérieures  palTent  &  chanoent 
néceflairement  comme  elles.  Toujours  en 
avant  ou  en  arrière  de  nous ,  elles  rappel- 
lent le  pafTé  qui  n'efl:  plus  ou  préviennent 

Supplément.    Tome  IX,  X 


311  Les   RêvèrîEs, 

Pavenir  qui  fouvent  ne  doit  point  être  :  il 
n'y  a  rien  là  de  follde  à  quoi  le  cœur  fe 
puifle  attacher,  Aulîi  n'a-t-on  gueres  ici-bas 
que  du  plaifir  qui  pafle  ;  pour  le  bonheur 
qui  dure  ,  je  doute  qu'il  y  foit  connu.  A 
peine  eft-il  dans  nos  plus  vives  jouifiances 
tm  inftant  où  le  cœur  puifTe  véritablement 
nous  dire  :  je  voudrais  que  cet  injiant  durât 
toujours.  Et  comment  peut-  on  appeller 
bonheur  un  état  fugitif  qui  nous  laiffe  en- 
core le  cœur  inquiet  &  vide ,  qui  nous  fait 
regretter  quelque  chofe  avant ,  ou  defiref 
encore  quelque  chofe  après  ? 

Mais  s'il  efl  un  état  où  l'ame  trouve  une 
aiïiette  aflez  folide  pour  s'y  repofer  toute 
entière  &  raffembîer  là  tout  fon  être  ,  fans 
avoir  befoin  de  rappeller  le  pafle  ,  ni  d'en- 
jamber fur  l'avenir  ;  où  le  tems  ne  foit 
rien  pour  elle ,  où  le  préfent  dure  toujours 
fans  néanmoins  marquer  fa  durée  &  fans 
aucune  trace  de  fucceffion ,  fans  aucun  au- 
tre fentiment  de  privation  ni  de  jouiflance , 
de  plaifir  nide  peine ,  de  defir  ni  de  crainte 
que  celui  feul  de  notre  exiftence,  &  que 
ce  fentiment  feul  puifle  la  remplir  toute 
entière  ;  tant  que  cet  état  dure  ,  celui  qui 
s'y  trouve  peut  s'appeller  heureux,  non 


yme.  Promenade.  323 
<ÎVn  bonheur  imparfait ,  pauvre  &  relatif, 
tel  que  celui  qu'on  trouve  dans  les  plaifirs 
de  la  vie  ,  mais  d'un  bonheur  fuffifant , 
parfait  &  plein ,  qui  ne  laiffe  dans  l'ame 
aucun  vide  qu'elle  fente  le  befoin  de  rem- 
plir. Tel  eft  l'état  où  je  me  fuis  trouvé 
fouvent  à  l'Ifle  de  St.  Pierre  dans  mes  rêve- 
ries folitaires ,  foit  couché  dans  mon  ba- 
teau que  je  laiffois  dériver  au  gré  de  l'eau  5 
foit  aiTis  fur  les  rives  du  lac  agité,  foit 
ailleurs  au  bord  d'une  belle  rivière  ou  d'un 
ruiiïeau  murmurant  fur  le  gravier. 

De  quoi  jouit-on  dans  une  pareille  fitua- 
tion  ?  De   rien  d'extérieur  à  foi ,  de  rien 
fmon  de   foi-même  &  de  fa  propre  exif- 
tence  ,  tant  que  cet  état  dure ,  on  fe  fuffit 
à  foi-même,  comme  Dieu.  Le  fentiment 
de  l'exiftence  dépouillé  de  toute  autre  af- 
feâion  eft  par  lui-même  un  fentiment  pré- 
cieux de  contentement    ôc  de  paix,   qui 
fufRroit  feul  pour  rendre  cette   exiftence 
chère  &  douce ,  à  qui  fauroit  écarter  de 
foi  toutes  les  imprelîions  fenfuelles  &  ter- 
reftres  qui  vi?nnent  fans  ci^^e  nous  en  dif- 
traire  &c  en  troubler  ici-bas  la  douceur. 
Mais  la  plupart  des  hommes  agités  de  paP 
fions  continuelles  connoifTent  peu  cet  état  p 

X  2 


324  Les  Rêveries, 
&  ne  l'ayant  goûté  qu'imparfaitement  du- 
rant'peu  d'inftans  ,  n'en  confervent  qu'une 
idée  obfcure  &  conflife  qui  ne  leur  en  fait 
pas  fentir  le  charme.  Une  feroit  pas  même 
bon ,  dans  la  préfente  conftitution  des  cho- 
fes ,  qu'avides  de  ces  douces  extafes ,  ils 
s'y  dégoùtaffent  de  la  vie  adive  dont  leurs 
befoins  toujours  renaifians  leur  prefcrivent 
le  dévoir.  Mais  un  infortimé  qu'on  a  re- 
tranché de  la  ibciété  humaine ,  &  qui  ne 
peut  plus  rien  faire  ici-bas  d'utile  &  de 
bon  pour  autrui  ni  pour  foi ,  peut  trouver 
dans  cet  état ,  à  toutes  les  félicités  humai- 
nes des  dédommagemens  que  la  fortune  & 
les  hommes  ne  lui  fauroient  ôter. 

Il  eu  vrai  que  ces  dédommagemens  ne 
peuvent  être  fcntis  par  toutes  les  âmes  ni 
"dans  toutes  les  fituations.  Il  faut  que  le 
"cœur  foit  en  paix  Se  qu'aucune  pa/îion  n'en 
'vienne  troubier  le  calme.  Il  y  faut  des  dif- 
'  politions  de  la  part  de  celui  qui  les  éprou- 
ve ,  il  en  faut  dans  le  concours  des  objets 
"environnans.   Il  n'y  faut,   ni   un    repos 

■  abfolu  ,  ni  trop  d'agitation ,  mais  un  mou- 
♦  vemert  uniforme  &  modéré  qui  n'ait  ni 

■  fecoulfes  ni  intervalles.  Sans  mouvement, 
'la  vie  n'eft  qu'une  léthargie.  Si  le  mouve- 


yme.  Promenade.        315 
ment  eft  inégal  ou  trop  fort  il  réveille  ;  en 
nous  rappellant  aux  objets  environnans , 
il  détruit  le  charme  de  la  rêverie,  &  nous 
arrache   d'au-dedans  de  nous ,  pour  nous 
remettre  à  l'inflant  fous  le  joug  de  la  for- 
tune &  des  hommes  ,  &  nous  rendre  au 
fentiment  de  nos  malhaurs.  Un  filence  ab- 
folu  porte  à  la  trifteffe.  Il  offre  une  image 
de  la  mort.  Alors  ,  le  fecours  d'une  ima- 
gination riante  eft  néceffaire  &  fe  préfente 
affez  naturellement  à  ceux  que  le  Ciel  en 
a  gratinés.  Le  mouvement  qui  ne  vient 
pas  du  dehors ,  fe  fait  alors  au-dedans  de 
nous.  Le  repos  eft  moindre ,  il  efl  vrai  „ 
mais  il  eft  auffi  plus  agréable  ,  quand  de 
légères  dz  douces  idées ,  fans  agiter  le  fond, 
de  l'ame  ,  ne  font  pour  ainfi   dire  qu'en 
effleurer  la  furface.    Il  n'en   faut  qu  affe^ 
pour  fe  fouvenir  de  foi-même  en  oubliant 
tous  fcsjnaux.  Cette  efpece  de  rêverie  peut 
le  goûter  par-tout  où  Ton  peut  ê^re  tran- 
quille ;  &  j'ai  fouvent  penfé  qu  r\  laBaflille, 
èc  même   dans   un  cachot  où  nul   objet 
n'eût  frappé  m^a  vue  ,  j'aurois  encore  p-i 
rêver  agréablement. 

Mais  il  faut  avouer  que  cela  fe  faifoit 
bien  mieux  6z  plus  agréablement  dans  une 

X  5 


^i6        Les   Rêveries, 

Me  fertile  &  folitaire ,  naturellement  clr-« 
confcrite  &  féparée  du  rcfte  du  monde  , 
oii  rien  ne  m'ofFroit  que  des  images  rian-. 
tes  ,  où  rien  ne  me  rappelloit  des  fouve- 
nirs  attriftans ,  où  la  fociété  du  petit  nom- 
bre d'habitans  étoit  liante  &  douce  fans 
être  intéreffante  au  point  de  m'occuper  in- 
ceffamment;  où  je  pouvois  enfin  me  livrer 
tout  le  jour  fans  obftacle  &  fans  foins  aux 
occupations  de  mon  goût,  ou  à  la  plus 
molle  oifiveté.  L'occalion  fans  doute  ctoit 
"  belle  pour  un  rêveur  ,  qui  ,  fâchant  fe 
nourrir  d'agréables  chimères  au  milieu  des. 
objets  les  plus  déplaifans  ,  pou  voit  s'en 
raflafier  à  fon  aife  en  y  faifant  concourir 
tout  ce  qui  frappoit  réellement  fes  (ens. 
En  fortant  d'une  longue  &:  douce  rêverie  , 
me  voyant  entouré  de  verdure  ,  de  fleurs  , 
d'oifcaux,  &  laiiTant  çrrer  mes  yeux  au 
loin  fur  les  romanefques  rivages  qui  bor- 
doient  une  vafte  étendue  d'eau  claire  &c 
Criftalline  ,  j'aflimilois  à  mes  fiftions  tous 
ces  aimables  objets  ;  &  me  trouvant  enfin 
ramené  par  degrés  à  moi-même  &  à  ce  qui 
m'entouroit ,  je  ne  pouvois  marquer  le 
point  de  féparation  des  fixions  aux  réalités  ; 
tant    tout    concouroit   également   à    me 


yme.  Promenade.        327 
rendre   chère  la  vie  recueilue  &  folitaire 
que  je  menois  dans  ce  beau  féjour.  Que 
ne    peut- elle    renaître  encore!   Que   ne 
puis-je    aller  finir  mes  jours  dans   cett^ 
Ifle  chérie   fans   en  reffortir  jamais  ,  ni 
jamais  y  revoir  aucun  habitant  du  con- 
tinent qui   me  rappellât  le  Ibuvenir  des 
calamités  de  toute  efpece  qu'ils  le  plailent 
à  raffembler  dw  moi  depuis  tant  d'années  1 
Ils  leroient  bientôt  oubliés  pour  jamais  ; 
fans  doute  ils  ne  m'oublieroient  pas    de 
même  :  mais  que  m'importeroit ,  pourvu 
qu'ils   n'eulTent  aucun  accès  pour  y  venir 
troubler  mon  repos  ?  Délivré  de  toutes 
les  paffions  terreftres  qu'engendre  le  tumulte 
de   la  vie  fociale ,  mon  ame   s'élanceroit 
fréquemment  au-defTus  de   cette  atmof- 
phere ,  &  commerceroit  d*avance  avec  les 
Intelligences  céleftes  dont  elle  efpere  aller 
augmenter  le  nombre  dans  peu  de  tems. 
Les  hommes  fe  garderont ,   je  le  fais,  de 
me  rendre  un  fi  doux  afyle  où  ils  n'ont 
pas  voulu  me  laiffer.  Mais  ils  ne  m'empê- 
cheront pas  du  moins  de  m'y  tranfporter 
chaque  jour  fur  les  aîles  de  l'imagination , 
&  d'y  goûter  durant  quelques  heures ,  le 
même  plaifir  que  fi  je  l'habitois  encore.  Ce 

X  4 


328        Les    Rêverie  s  ; 

que  j'y  ferois  de  plus  doux  ,  feroit  d'y 
rêver  à  mon  aife.  En  rêvant  que  j'y  fuis  , 
ne  fais^je  pas  la  même  çhofe  ?  Je  fais 
même  plus  ;  à  l'attrait  d'une  rêverie  abf- 
traite  &  monotone  ,  je  joins  des  images 
charmantes  qui  la  vivifient.  Leurs  objets 
échappoient  fouvent  à  mes  fens  dans  mes 
extafes  ;  &  maintenant ,  plus  ma  rêverie 
eft  profonde ,  plus  elle  me  les  peint  vi- 
vement. Je  fuis  fouvent  plus  au  milieu 
d'eux ,  &  plus  agréablement  encore  ,  que 
quand  j'y  étois  réellement.  Le  malheur 
eflqu'à  mefureque  l'imagination  s'attiédit, 
cela  vient  avec  plus  de  peine  &  ne  dure 
pas  il  long-tems.  Hélas  !  c'efl  quand  on 
commence  à  quitter  fa  dépouille  qu'on  en 
eft  le  plus  ofFufqué  I 


# 


SIXIEME  PROMENADE. 


Hou 


S  n'avons  gueres  de  mouvement 
machinal  dont  nous  ne  puffions  trouver 
la  caufe  dans  notre  coeur ,  {i  nous  favions 
bien  l'y  chercher. 

Hier  en  paiTant  fur  le  nouveau  boule- 
vard pour  aller  herborifer  le  long  de  la 
Biévre  du  côté  de  Gentilly,  je  fis  le  cro- 
chet à  droite  en  approchant  de  la  barrière 
d'enfer  ,  &  m'écartant  dans  la  campagne 
j'allai  par  la  route  de  Fontainebleau  gagner 
les  hauteurs  qui  bordent  cette  petite  rivière. 
Cette  marche  étoit  fort  indifférente  en  elle- 
même;  mais  en  me  rappellant  que  j'avois 
fait  plufieurs  fois  machinalement  le  même 
détour ,  j'en  recherchai  la  caufe  en  moi- 
même  ,  &  je  ne  pus  m'empêcher  de  rire 
quand  je  vins  à  la  démêler. 

Dans  un  coin  du  boulevard  ,  à  la  fortie 
de  la  barrière  d'enfer ,  s'établit  journelle- 
ment en  été  une  femme  qui  vend  du  fruit , 
de  la  tifanne  &c  des  petits  pains.  Cette 
femme  a  un  petit  garçon  fort  gentil ,  mais 
boiteux,  qui  ,  clopinant  avec  fes  béquilles 
s'en  va  d'aifez  bonne  grâce  demandant  l'au^ 


330         Les   Rêveries; 

mône  aux  pafTans.  J'avois  fait  une  efpece 
de  coî#olfrance  avec  ce  petit  bon  homme  ; 
il  ne  manquoit  pas  chaque  fois  que  je  paf« 
fois  de  venir  me  faire  fon  petit  compli-' 
ment,  toujours  fuivi  de  ma  petite  offrande. 
Les  premières  fois   je  fus  charmé  de  le 
voir  ,  je  lui  donnois  de  très-bon  cœur  & 
je  continuai  quelque  tems  de  le  faire  avec 
le  même  plaifir,  y  joignant  même  le  plus 
fou  vent  celui  d'exciter  &  d'écouter   fon 
petit  babil  que  je  trou  vois  agréable.  Ce 
plaifir  devenu  par  degrés  habitude  fe  trouva 
je  ne  fais  comment ,  transformé  dans  une 
efpece  de  devoir  dont  je  fentis  bientôt  la 
gêne  ;  fur-tout  à  caufe  de  la  harangue  pré- 
liminaire qu'il   falloit   écouter  ,  &  dans 
laquelle  il  ne  manquoit  jamais  de  m'appeller 
fouvent  M.  Rouleau ,  pour  montrer  qu'il 
me  connoiilbit  bien  ;  ce  qui  m'apprenoit 
affez ,  au  contraire  ,  qu'il  ne  me  connoifToit 
pas  plus  que  ceux  qui  l'avoient   inftruit« 
Dès-lors  je  pafTois  par-là  moins  volontiers, 
&  enfin  je  pris  machinalement  l'habitude 
de  faire  le  plus  fouvent  un  détour  quand 
j'approchois  de  cette  traverfe. 

Voilà  ce  que  je  découvris  en  y  réflé* 
çhifTant  :  car  rien  de  tout  cela  ne  s'étoit 


V  ï*"^-  Promenade.       331 
ofFert  jufqvi'alors  dlftinaement  à  ma  peu- 
fée.  Cette  oblervation  m'en  a  rappelle  liic- 
ceiTivement   des    miikitiides    d'autres   qui 
m'ont  bien  confirmé  que  les  vrais  &  pre- 
miers motifs  de  la  plupart  de  mes   avions 
ne  me  font  pas  auiTi  clairs  à  moi-même 
que  je  me  l'étois  long-tems  figuré.  Je  fais 
&  je  fens  que  faire  du  bien   eft  le  plus 
vrai  bonheur  que  le  cœur  humain  puiffe 
goûter  ;    mais  il    y  a  long-tems   que    ce 
bonheur  a  été   mis   hors  de  ma   portée  , 
&    ce  n'eft  pas  dans  un  aufifi  miférable 
fort  que  le  mien  qu'on  peut  efpérer    de 
placer  avec  choix  &  avec  fruit  une  feule 
aaion   réellement  bonne.   Le   plus   grand 
foin    de    ceux   qui  règlent   ma  deftinée, 
ayant  été  que  tout  ne  fût  pour  moi  que 
fauffe   &  trornpeufe  apparence,  un  mo- 
tif de  vertu  n'cft  jamais  qu'un  leurre  qu'on 
me  préfente  pour  m'atiirer  dans  le  picge 
où  l'on  veut  m'enlacer.  Je  fais  cela  ;  je 
fais  que  le  feul   bien  qui    foit  déformais 
en  ma  puifiance  eft  de  m'abllenir  d'r.glr  , 
de  peur  de  mal  fliire  fans  le  vouloir  ëc 
fans  le  favoir. 

Mais  il  fut  des  tems  plus  heureux  oii 
fuivant  les   mouvemens^de  mon  cœur* 


33 i  Les  Rêveries, 
je  pouvois  quelquefois  rendre  un  autre 
cœur  content ,  &  \e  me  dois  l'honora- 
ble témoignage  que  chaque  fois  que  j'ai 
pu  goûter  ce  plaifir ,  je  l'ai  trouvé  plus 
doux  qu'aucun  autre.  Ce  penchant  fut 
vif ,  vrai ,  pur ,  &  rien  dans  mon  plus 
fccret  intérieur  ne  l'a  jamais  démenti.  Ce- 
pendant j'ai  fenti  fouvent  le  poids  de 
mes  propres  bienfaits  par  la  chaîne  des 
devoirs  qu'ils  entraînoient  à  leur  fuite  : 
alors  le  plaifir  a  difparu ,  &  je  n'ai  plus 
trouvé  dans  la  continuation  des  mêmes 
foins  qui  m'avoient  d'abord  charmé  , 
qu'une  gêne  prefque  infupportable.  Du- 
rant mes  courtes  profpérités  beaucoup  de 
gens  recouroient  à  moi  ,  &  jamais  dans 
tous  les  fervices  que  je  pus  leur  rendre  , 
aucun  d'eux  ne  fut  éconduit.  Mais  de  ces 
premiers  bienfaits  verfés  avec  effufion  de 
cœur  ,  naiifoient  des  chaînes  d'engagé- 
mens  fuccefîifs  que  je  n'avois  pas  pré- 
vus &  dont  je  ne  pouvois  plus  fecouer 
le  joug.  Mes  premiers  fervices  n'étoient 
aux  yeux  de  ceux  qui  les  recc voient  que 
les  arrhes  de  ceux  qui  les  dévoient  fui-' 
vre;  &  dès  que  quelque  infortuné  avoit 
jette  fur  moi  le  grappin  d'un  bienfait  reçu  , 


y ihie.  Promenade.  3^3 
c*en  étoit  fait  déformais,  &  ce  premier 
bienfait  libre  &  volontaire  devenoit  un 
droit  indéfini  à  tous  ceux  dont  il  pou- 
voit  avoir  befoin  dans  la  fuite  ,  fans  que 
l'impuifTance  même  fuffit  pour  m'en  af- 
franchir. Voilà  comment  des  jouiflances 
très-douces  fé  transformoient  pour  moi 
dans  la  fuite  en  d'onéreux  affujettiffemens. 
Ces  chaînes  cependant  ne  me  parurent 
pas  très-pefanîes  tant  qu'ignoré  du  public  , 
je  vécus  dans  l'obfcurité.  Mais  quand  une 
fois  ma  perfonne  fut  offichée  par  mes  écrits  , 
faute  grave  fans  doute  ,  mais  plus  cu'ex- 
piée  -par  mes  malheurs  ; .  dès-lors  je  de- 
vins le  bureau  général  d'adrtffe  de  tous 
les  fouffreteux  ou  foi-alfants  tels,  de  tous 
les  aventuriers  qui  cherchoient  des  dupes, 
de  tous  ceux  qui  fous  prétexte  du  grand 
crédit  qu'ils  feignoient  de  m'atîribuer  vou- 
loient  s'emparer  de  moi  de  manière  ou 
d'autre.  C'eil  alors  que  j'eus  lieu  de  corv- 
noître  que  tous  les  penchans  de  la  natiu-e  , 
fans  excepter  la  bienfaifance  elle-même, 
portés  ou  fuivis  dans  la  fociété  fans  pru- 
dence &  fans  choix,  changent  de  nature 
&  deviennent  fouvent  aufTi  nuifibles  qu'ils 
étoient utilesdans  leur  première diret;iioii. 


334  Les  R.êveries, 
Tant  de  cruelles  expériences  changèrent 
peu  à  peu  mes  premières  difpofitions  ,  ou 
plutôt  les  renfermant  enfin  dans  leurs 
véritables  bornes  ,  elles  m'apprirent  à 
fuivre  moins  aveuglément  mon  penchant 
à  bien  faire ,  lorfqu'il  ne  fervoit  qu'à  favo- 
rifer  la  méchanceté  d'autrui. 

Mais  ]e  n'ai  point  regret  à  ces  mêmes 
expériences  ,  puifqu'elles  m'ont  procuré 
par  la  réflexion  de  nouvelles  lumières  fur 
la  connoiffance  de  moi-même,  &  fur  les 
vrais  motifs  de  ma  conduite  en  mille  cir- 
conftances  fur  lefquelles  je  me  fuis  fi  fou- 
vent  fait  illufion.  J'ai  vu  que  pour  bien 
faire  avec  plaifir  ,  il  falloit  que  j'agiffe  li- 
brement ,  fans  contrainte ,  &  que  pour 
m'ôter  toute  la  douceur  d'une  bonne  œu- 
vre ,  il  fuffifoit  qu'elle  devînt  un  devoir 
pour  moi.  Dès-lors  le  poids  de  l'obliga- 
tion me  fait  un  fardeau  des  plus  douces 
jouiflances  ,  & ,  comme  je  l'ai  dit  dans 
l'Emile  ,  à  ce  que  je  crois  ,  j'euffe  été  chez 
les  Turcs  ,  un  mauvais  mari  à  l'heure  oii 
le  cri  public  les  appelle  à  remplir  les  de- 
voirs   de  leur   état. 

Voilà   ce   qui  modifie  beaucoup    l'opi- 
nion que  j'eus  long-tems  de  ma  propre 


V I'"^-  Promen^ade.      335 
vertu  ;  car  il  n'y  en  a  point  à  fuivre  fes 
penchans  ,  &  à  fe  donner ,  quand  ils  nous 
y  portent  ,  le  plaifir  de  bien  faire   :  mais 
elle  Gonfifte  à  les  vaincre   quand  le   de- 
voir le  commande  ,   pour  faire  ce   qu'il 
nous  prefcrit ,  &  voilà  ce  que  j'ai  fu  moins 
faire  qu'homme   du  monde.  Né   fenfible 
&   bon  ,   portant  la  pitié    jufqu'à  la  foi- 
bleffe,  &   me    fentant   exalter  l'ame  par 
tout  ce  qui  tient  à  la  générolité,  je  fus 
humain,  bienfaifant,  fecouràble  par  goût , 
par  paffion  même ,  tant   qu'on  n'intéreffa 
que  mon  cœur  ;  j'euffe  été  le   meilleur 
&  le  plus  clément  des  hommes  ,  û  j'en 
avois  été  le  plus  puiffant ,  &  pour  étein- 
dre en  moi  tout  defir  de  vengeance,  il 
m'eût  fuffi  de  pouvoir  me  venger.   J'au- 
rois  même   été   jufte    fans    peine  contre 
mon  propre  intérêt ,  mais  contré  celui  des 
perfonnes  qui  m'étoient  chères  je  n'aurois 
pu  me  réfoudre   à   l'être.  Dès  que  mon 
devoir  &  mon  cœur  étoient  en  contra- 
diûlon  ,  le  premier  eut  rarement  la  vic- 
'toire  ,  à  moins  qu'il  ne  fallût    feulement 
que  m'âbftenir  ;  alors  j'étois  fort  le  plus 
fouvent  ;  mais  agir  contre  mon  penchant 
itie  fut  toujours  impolTible.  Que  ce  foit 


3 3^5        Les    Rêveries, 

les  hommes  ,  le  devoir  ou  même  îa  né-* 
cefîité  qui  com.mande ,  quand  mon  cœur 
fe  tait  ,  ma  volonté  relie  fourde  ,  &  je 
ne  laurois  obéir.  Je  vois  le  mal  qui  me 
menace  &  je  le  lailTe  arriver  plutôt  que 
de  m'agiter  pour  le  prévenir.  Je  com- 
mence quelquefois  avec  effort,  mais  cet 
effort  me  lalfe  6c  m'épuife  bien  vite;  je 
ne  faurois  continuer.  En  toute  chofe  ima- 
ginable ce  que  je  ne  fais  pas  avec  plailir, 
m'ell  bientôt  impoffible  à  faire. 

Il  y  a  plus.  La  contrainte  d'accord  avec 
mon  defir  fuiHtpour  l'anéaptir  &:  le  changer 
en  répugnance,  en  averfion  même,  pour 
.  peu  qu^elle  agifle  trop  fortement  ;  &  voilà 
ice   qui  me  rend  pénible  la  bonne   œuvre 
qu'on  exige    &    que  je    faifois    de  moi- 
même  ,  lorfqu'on  ne  l'exigeoit    pas..  Un 
bienfait  purement  gratuit  eft  certainement 
une  œuvre  que  j'aime  à  faire.  Mais  quand 
,  celui,  qui  l'a  reçu   s'en  fait  un  titre  pour 
..^n  -  exiger  la  continuation   fous  peine  de 
^fa  haine  ,  quand  il  me  fait  une  loi  d'être 
à  jamais  fon  bienfaiteur  ,  pour  avoir  d'a- 
bord pris  plaifir  à  l'être  ,  dès-lors  -  la  gêne 
..  commepce&  le  plaifir  s'évanouit.  C?  que  je 
,  fais  alors  quand  je  cé.de ,  eft  toibleire&  mau- 

vaife 


Vîme.  Promenade.      337 

Vaife  honte  ,  mais  la  bonne  volonté  n'y 
eft  plus  ,  &  loin  que  je  m'en  applaudiffe 
en  moi-même  ,  je  me  reproche*  en  ma 
confcience  de  bien    faire  à  contre-cœur. 

Je  fais  qu'il  y  a  une  efpece  de  contrat 
&  même  le  plus  faint  de  tous  entre  le 
bienfaiteur  &c  l'obligé,  C'efl:  une  forte  de 
fociété  qu'ils  forment  l'un  avec  l'autre^ 
plus  étroite  que  celle  qui  unit  les  hommes 
en  général ,  &  fi  l'obligé  s'engage  tacite- 
ment à  la  reconnoifTance  ,  le  bienfaiteur 
s'engage  de  même  à  conferver  à  l'autre  , 
tant  qu'il  ne  s'en  rendra  pas  indigne  ,  la 
même  bonne  volonté  qu'il  vient  de  lui 
témoigner ,  &  à  lui  en  renouveller  les 
aftes  toutes  les  fois  qu'il  le  pourra  & 
qu'il  en  fera  requis.  Ce  ne  font  pas  là  des 
conditions  expreffis ,  mais  ce  font  des  ef- 
fets naturels  de  la  relation  qui  vient  de 
s'établir  entr'eux.  Celui  qui  la  pr-^miere 
fois  refufe  un  fer  vice  gratuit  qu'on  lui 
demande  ne  donne  aucun  droit  de  fe  plain- 
dre à  celui  qu'il  a  refiifé  ;  mais  celui  qui 
dans  un  cas  femblable  refufe  au  môme  la 
même  grâce  qu'il  lui  accorda  ci-devant  , 
fruftre  une  ef'jérance  qu'il  l'a  autorifé  à 
concevoir;  il  trompe  &  dément  une  at- 

^uppUmmt^  Tome  IX,  Y 


53^  Les  Rêveries; 
tente  qu'il  a  fait  naître.  On  fent  dans  ce 
refus  je  ne  fais  quoi  d'injufte  &  de  plus  dur 
que  dan  j  l'autre ,  mais  il  n'en  eft  pas  moins 
l'effet  d'une  indépendance  que  le  cœur  ai- 
me ,  &  à  laquelle  il  ne  renonce  pas  fans 
effort.  Quand  je  paye  une  dette  c'eft  un 
devoir  que  je  remplis;  quand  je  fais  un 
don  c'eft  un  plalfir  que  je  me  donne.  Or 
le  plaifir  de  remplir  fes  devoirs  efl  de 
ceux  que  la  feule  habitude  de  la  vertu 
fait  naître  :  ceux  qui  nous  .viennent  im- 
médiatement de  la  nature  ne  s'élèvent  pas 
û  haut  que  cela. 

Après  tant  de  triffes  expériences  ,  j'ai 
appris  à  prévoir  de  loin  les  conféquen- 
ces  de  mes  premiers  mouvemens  fuivis, 
&  je  me  fuis  fouvent  abflenu  d'une  bonne 
œuvre  que  j'avois  le  defir  &  le  pouvoir 
de  faire,  effrayé  de  rafTujettifTement  au- 
quel dans  la  fuite  je  m'allois  foumettre, 
fi  je  m'y  livrois  inconfidérément.  Je  n'ai 
pas  toujours  fenti  cette  crainte ,  au  con- 
traire, dans  majeuneffe  je  m'attachois  par 
mes  propres  bienfaits  ,  &  j'ai  fouvent 
éprouvé  de  même  que  ceux  que  j'obligeois 
s'affeûionnoient  à  moi  par  reconnoiffance 
encore  plus  que  par,  intérêt.  Mais  les  cho- 


V r*^^'  Promekade.       359- 
^es  ont  bien  changé  de  face  à  cet  égard 
comme  à  tout  autre,  auffi-tôt  que  mes 
malheurs  ont  commencé.    J'ai  vécu  dès- 
lors  dans  une  génération  nouvelle  qui  ne 
reffembloit  point  à  la  première  ,  &c  mes 
propres  ientimens  pour  les  autres  ont  fouf- 
fart  des  changemens  que  j'ai  trouvés  dans 
ks  leurs.  Les  mêmes  gens  que  j'ai  vus 
fucceïTivement  dans  ces  deux  générations 
fi  différentes,  fe  font  pour  ainfi  dire  af- 
fimilés  fucceffivement  à  l'une  &  à  l'autre. 
De  vrais  &  francs  qu'ils  étoient  d'abord , 
devenus  ce  qu'ils  font ,  ils  ont  fait  comme 
tous  les  autres.  Et  par  cela  feul  que  les 
tems  font  changés,  les  hommes  ont  changé 
.comme  eux.  Eh,  comment  pourrois-je 
garder  les  mêmes  fentimens  pour  ceux  en 
qui  je  trouve  le  contraire  de  ce  qui  les 
Ht  naître  !  Je  ne  les  hais  point ,  parce  que 
je  ne  faurois  haïr  ;  mais  je  né  puis  me 
défendre   du  mépris   qu'ils   méritent ,  ni 
m'abftenir  de  le  leur  témoigner. 

Peut-être ,  fans  m'en  appercevoir  ,  ai-je 
changé  moi-même  plus  qu'il  n'auroit  fallu. 
Quel  naturel  réfifteroit,  fans  s'altérer,  à 
une  fituation  pareille  à  la  mienne  ?  Con- 
vaincu par  vingt  ans  d'expérience  que  tout 

y  2 


340  Les  Rêveries^ 
ce  que  la  nature  a  mis  d'heureufes  difpo^ 
fitions  dans  mon  cœur  eft  tourné  par  ma 
deftiflée ,  &  par  ceux  qui  en  difpofent  , 
au  préjudice  de  maj  -  même  ou  d'autrui. 
le  ne  puis  plus  regarder  une  bonne  oeuvre 
qu'on  me  préfènte  à  faire  que  comme  un 
piège  qu'on  me  tend ,  &  fous  lequel  efl 
caché  quelque  mal.  Je  fais  que  quel  que 
foit  l'effet  de  l'œuvre  ,  je  n'en  aurai  pas 
moins  le  mérite  de  ma  bonne  intention 
Oui ,  ce  mérite  y  eft  toujours  fans  doute , 
mais  le  charme  intérieur  n'y  eil:  plus  ;  & 
û-tot  que  ce  flimulant  me  manque  ,  je  ne 
iens  qu'indifférence  &  glace  au-dedans  de 
moi  ;  &  fur  qu'au  lieu  de  taire  une  action 
vraiment  utile  ,  je  ne  fais  qu'un  ade  de 
tlupe  ,  l'indignation  de  l'amour  -  propre 
î ointe  au  défaveu  de  la  raifon  ne  m'infpire 
que  répugnance  &  réliftance ,  oii  j'eufTe 
été  plein  d'ardeur  6c  de  zèle  dans  mon  état 
«laturel. 

Il  eft  des  fortes  d'adverfités  qui  élèvent 
&  renforcent  l'ame  ,  mais  il  en  eu  qui 
l'abattent  &  la  tuent  ;  telle  eft  celle  dotit 
je  fuis  la  proie.  Pour  peu  qu'il  y  eût  eu 
quelque  mauvais  levain  dans  la  mienne, 
;^lle   l'eut   fait   fermenter  à  l'excès ,  elle 


"Vime.  Promenade:  yj-f 
4n*eiït  rendu  frénétique  ;  mais  elle  ne  m'a 
rendu  que  nul.  Hors  d'état  de  bien  faire 
êc  pour  moi  -  même  &  pour  autrui ,  je 
m'abftiens  d'agir  ;  &  cet  état  qui  n'eft  in- 
nocent que  parce  qu'il  eft  forcé  ,  me  fait 
trouver  une  forte  de  douceur  à  me  livrer 
pleinement  fans  reproche  à  mon  penchant 
naturel.  Je  vais  trop  loin  fans  doute ,  puif- 
que  j'évite  les  occaiions  d'agir ,  mcme  où 
je  ne  vois  que  du  bien  à  faire.  Mais  cer- 
tain qu'on  ne  me  laifTe  pas  voir  les  chofes- 
comme  elles  font,  je  m'abftiens  de  juger 
fur  les  apparences  qu'on  leur  donne  ;  & 
de  quelque  leurre  qu'on  couvre  les  motifs 
d'agir ,  il  fufiit  que  ces  motifs  foient  laifTés 
à  ma  portée  pour  que  je  fois  fur  qu'ils  font 
trompeurs. 

Ma  deftinée  femble  avoir  tendu  dès  mon 
enfance  le  premier  piège  qui  m'a  rendu 
long-tems  il  facile  à  tomber  dans  tous  les. 
autres.  Je  fuis  né  le  plus  confiant  des  hom- 
mes ,  &  durant  quarante  ans  entiers  jamais 
cette  confiance  ne  fut  trompée  une  feule 
fois.  Tombé  tout-d'un-coup  dans  un  autre 
ordre  de  gens  &  de  chofes,  j'ai  donné  dans 
mille  embûches  fans  jamais  en  appercevoir 
aucune  ,  &;  vingt  ans  d'expérience  ont  à 

y     3 


J4î  Les  Rêveries, 
peine  fiiffi  pour  m'éclairer  fur  mon  fott. 
Une  fois  convaincu  qu'il  n'y  a  que  men^ 
fonge  &  fauiTeté  dans  les  démonfrrations 
grimacières  qu'on  me  prodigue ,  j'ai  paffé 
rapidement  à  l'autre  extrémité  :  car ,  quand 
on  efl  une  fois  forti  de  fon  naturel ,  il  n'y 
a  plus  de  bornes  qui  nous  retiennent.  Dès-? 
lors  je  me  fuis  dégoûté  des  hommes ,  & 
ma  volonté  concourant  avec  îa  leur  à  cet 
égard ,  me  tient  encore  plus  éloigné  d'eux 
que  ne  font  toutes  leurs  machines. 

Ils  ont  beau  faire  :  cette  répugnance  ne 
peut  jam.ais  aller  jufqu'à  l'averfion.  En 
penfaqt  à  h  dépendance  oii  ils  fe  font  mis 
de  moi  pour  me  tenir  dans  la  leur,  ils  me 
font  une  pitié  réelle.  Si  je  ne  fuis  malheu-? 
reux  ,  ils  le  font  eux  -  mêmes  ;  &  çhaquq 
fois  que  je  rentre  en  moi,  je  les  trouve 
toujours  h.  plaindre.  L'orgueil  peut-être  fe 
mêle  epcore  à  cesjugemens,  je  me  fens 
trop  au  -  deflus  d'eux  pour  les  haïr.  Ils  peu- 
vent m'intéreffer  tout  au  plus  jufqu'au 
mépris ,  mais  jam^iis  jufqu'à  la  haine  :  enfiri 
je  m'aime  trop  moi-même ,  pour  pouvoir 
haïr  qui  que  ce  foit.  Ce  feroit  relTerrer  , 
comprimer  mon  exiitence  ,  &  je  vou- 
drois  plutôt  retendre  fur  tout  l'univers. 


V jme.  Promenade,  343 
}'aime  mieux  les  fuir  que  les  haïr.  Leur 
afpecl  frappe  mes  fens  ,  &  par  eux ,  mon 
cœur  d'imprelîîons  que  mille  regards  cruels 
me  rendent  pénibles  ;  mais  le  mal-aife  cefle 
aufïi-tôt  que  l'objet  qui  le  caufe  a  difparu. 
Je  m'occupe  d'eux ,  &  bien  malgré  moi , 
par  leur  préfence  ,  mais  jamais  par  leur 
fouvenir.  Quand  je  ne  les  vois  plus  ,  ils 
font  pour  moi  comme  s'ils  n'exiftoient 
point. 

Ils  ne  me  font  même  indifFérens  qu'en 
ce  qui  fe  rapporte  à  moi  :  car  dans  leurs 
rapports  entr'eux ,  ils  peuvent  encore  m'in- 
térefl'er  &  m'émouvoir  comme  les  perfon- 
nages  d'un  drame  que  je  verrois  repréfen- 
ter.  Il  faudroit  que  mon  être  moral  fût 
anéanti  pour  que  la  juilice  me  devînt  in- 
différente. Le  fpedacle  de  l'injuHice  &  de 
la  méchanceté  me  fait  encore  bouillir  le 
fang  de  colère  ;  les  ades  de  vertu  oii  je 
ne  vois  ni  forfanterie  ni  ollentation  me 
font  toujours  treflaillir  de  joie  ,  &  m'arra- 
chent encore  de  douces  larmes.  Mais  il 
feut  que  je  les  voye  &  les  apprécie  moi- 
môme  ;  car  après  ma  propre  hifroire  ,  il 
faudroit  que  je  fufle  infenfé  pour  adopter  , 
fur  quoi  que  ce  fut,  le  jugement  des  hom-t 

Y  4 


344      Les  Reverïes, 

mes  ,  &  pour  croire  aucune  chofe  fur  la' 

ibi  d'autrui. 

Si  ma  figure  &  mes  traits  étoient  auiîi 
parfaitement  înconmis  aux  hommes  que  le 
font  mon  caradere  &  mon  naturel ,  je 
vivrois  erxore  fans  peine  au  milieu  d'eux. 
Leur  fociéîë  même  pourroit  me  plaire  tant 
que  je  leur  ferois  parfaitement  étranger. 
Livré  fans  contrainte  à  mes  inclinations 
naturelles  ,  je  les  aimerois  encore  s'ils  ne 
s'occupoient  jamais  de  moi.  J'exercerois 
fur  eux  vme  bienveillance  univerfelle  6c 
parfaitement  déiintéreffée  :  mais  fans  for- 
mer jamais  d'attachement  particulier  ,  & 
fans  porter  le  joug  d'aucun  devoir  ,  je 
ferois  envers  eux  librement  &  de  moi- 
même  ,  tout  ce  qu'ils  ont  tant  de  peine  à 
faire  incités  par  leur  amour  -  propre ,  ÔC 
contraints  par  toutes  leurs  loix. 

S'  j'étois  refté  libre,  obfcur,  ifolé  com- 
me j'étois  fait  pour  l'être ,  je  n'aurois  fait 
que  du  bien  :  car  je  n'ai  dans  le  cœur  le 
germe  d'aucune  pafTion  nuifible.  Si  j'euffe 
été  invifible  &  tout-puiffant  comme  Dieu 
j'aurois  été  bicnfaifant  &  bon  comme  lui* 
C'eft  la  force  Se  la  liberté  qui  font  les 
cxcellens  homiues.  La  foibleffe  &  l'efcla- 


yime.   p  ROM  EN  AD  E.         ^4^ 

Vage  n'ont  jamais  fait  que  des  méchans. 
Si  j'euffe  été  pofTefleur  de  l'anneau  de 
Gygès ,  il  m'eût  tiré  de  la  dép  sndance  des 
hommes  &  les  eût  mis  dans  la  mienne. 
Je  me  fuis  fouvent  demandé  dans  mes 
châteaux  en  Efpagne ,  quel  ufage  j'aurois 
fait  de  cet  anneau  ;  car  c'eft  bien  là  que 
la  tentation  d'abufer  doit  être  près  du  pou- 
voir. Maître  de  contenter  mes  dcfirs ,  pou- 
vant tout,  fans  pouvoir  être  trompé  par  per- 
fonne,  qu'aurois-je  pu  defirer  avec  quel- 
que fuite  ?  Une  feule  chofe  :  c'eût  été  de 
voir  tous  les  cœurs  contens.  L'afpeâ:  de 
la  félicité  publique  eût  pu  feul  toucher 
mon  cœur  d'un  fentiment  permanent ,  ëz 
l'ardent  deiir  d'y  concourir  eût  été  ma 
plus  confiante  pafTion.  Toujours  jufte  fans 
partialité,  &  toujours  boa  fans  foiblefle, 
je  me  ferois  également  garanti  des  méfian- 
ces aveugles,  &  des  haines  implacables  ; 
parce  que  voyant  les  hommes  tels  qu'ils 
font ,  &  lifant  aifément  au  fond  de  leurs 
cœurs,  j'en  aurois  peu  trouvé  d'aflez  ai- 
mables pour  mériter  toutes  mes  afFeâ^ions , 
peu  d'affez  odieux  pour  mériter  toute  n^a 
haine ,  &  que  leur  méchanceté  même  m'eût 
difpofé  à  les  plaindre  ,  par  la  connoif- 


54^  Les  R^êveries, 
fance  certaine  du  mal  qu'ils  fe  font  à  eux- 
mêmes  ,  en  voulant  en  faire  à  autrui. 
Peut-être  aurois-je  eu  dans  des  momens 
de  gaîté  l'enfantillage  d'opérer  quelque- 
fois des  prodiges  :  mais  parfaitement  dé- 
iintéreffé  pour  moi  -  même  ,  &  n'ayant 
pour  loi  que  mes  inclinations  naturelles  , 
fur  quelques  aâ:es  de  juftice  févere ,  j'en 
aurois  fait  mille  de  clémence  6c  d'équité. 
Miniflre  de  la  Providence  &  difpenfateur 
de  fes  loix  ,  félon  mon  pouvoir ,  j'aurois 
fait  des  miracles  plus  fages  &  plus  utiles 
que  ceux  de  la  légende  dorée ,  6c  du  tom-^ 
beau  de  Saint  Médard. 

Il  n'y  a  qu'un  feul  point  fur  lequel  la 
faculté  de  pénétrer  par-tout  invifible  m'eût 
pu  faire  chercher  des  tentations  auxquelles 
j'aurois  mal  rende  ,  &  une  fois  entré  dans 
ces  voies  d'égarement  où  n'euflai-je  point 
été  conduit  par  elles }  Ce  feroit  bien  mal 
çoiii-Oitre  la  nature  èc  moi-même  ,  que  de 
ijie  flatter  que  ces  facilités  ne  m'auroient 
point  féduit , .  ou  que  la  raifon  m'auroit 
^rrêté  dans  cette  fatale  pente.  Sûr  de  moi 
fur  tout  autre  article  ,  j'étois  perdu  par 
celui  r-  là  feul.  Celui  que  fa  puiflance  met 
au-dcfTUs  cjç  l'homme  doit  être  au-clçflvis, 


V I"^^*  Promenade.      347 

tîes  foibleffes  de  l'humanité ,  (ans  quoi , 
cet  excès  de  force  ne  fervira  qu'à  le  mettre 
en  effet  au  -  deffous  des  autres  &  de  ce 
qu'il  eût  été  lui  -  même  s'il  fut  relié  leur 

égal.  '      ,  ,     . 

Tout  bien  confidéré ,  je  crois  que  je 
ferai  mieux  de  jetter  mon  anneau  magi- 
que avant  qu'il  m'ait  fait  faire  quelque  foA 
tife.  Si  les  hommes  s'obflinent  à  me  voir 
tout  autre  que  je  ne  fuis  &  que  mon  af- 
peâ:  irrite  leur  injuftice  ,  pour  leur  ôîer 
cette  vue  il  faut  les  fuir ,  mais  non  pas 
m'éclipfer  au  milieu  d'eux.  C'efl  à  eux  de 
fe  cacher  devant  moi ,  de  me  dérober  leurs 
manœuvres  ,  de  fuir  la  lumière  du  jour , 
de  s'enfoncer  en  terre  comme  des  Taupes. 
Pour  moi  qu'ils  me  voyent  s'ils  peuvent , 
tant  mieux ,  mais  cela  leur  efl  impoifible  ; 
ils  ne  verront  jamais  à  ma  place  que  le 
J.  J.  qu'ils  fe  ibnt  fait  &  qu'ils  ont  fait 
félon  leur  cœur  pour  le  haïr  à  leur  aife. 
J'aurois  donc  tort  de  m'affedter  de  la  façon 
<lont  ils  me  voyent  :  je  n'y  dois  prendre 
aucun  intérêt  véritable  ,  car  ce  n'eft  pas 
moi  qu'ils  voyent  ainfi. 

Le  réiultat  que  je  puis  tirer  de  toutes 
ces  réflexions  eit ,  que  je  n'ai  jamais  été 


*34S  Les  Rêveries; 
vraiment  propre  à  la  fociété  civile  où  tout 
cft  gêne ,  obligation  ,  devoir ,  &  que  mon 
naturel  indépendant  me  rendit  toujours  in- 
capable des  affujettiffemens  nécefîaires  à 
qui  veut  vivre  avec  les  hommes.  Tant 
que  j'agis  librement ,  je  fiiis  bon ,  &  je 
ne  fais  que  du  bien  ;  mais  û-tot  que  je 
fens  le  joug,  foit  de  la  nécefTité  foit  des 
hommes  je  deviens  rebelle  ou  plutôt  ré- 
tif, alors  je  fuis  nul.  Lorfqu'il  faut  faire 
le  contraire  de  ma  volonté ,  je  ne  le  feis 
point ,  quoi  qu'il  arrive  ;  je  ne  fais  pas 
non  plus  ma  volonté  même  ,  parce  que 
je  fuis  foible.  Je  m'abftiens  d'agir  :  car 
toute  ma  foibl^fie  eft  pour  l'action  ,  toute 
ma  force  eu  négative  ,  &  tous  mes  pé- 
chés font  d'omifîion  ,  rarement  de  ccm- 
miflion.  Je  n'ai  jam.ais  cru  que  la  liberté 
de  l'homme  confiflât  à  faire  ce  qu'il  veut , 
mais  bien  à  ne  jamais  faire  ce  qu'il  ne 
veut  pas ,  &  voilà  celle  que  j'ai  toujours 
reclamée  ,  fouvent  confervée  ,  &  par  qui 
j'ai  été  le  plus  en  fcandale  à  mes  contem- 
porains. Car  pour  eux  ,  aûifs ,  remuans  , 
ambitieux ,  détcftant  la  liberté  dans  les 
autres  6c  n'en  voulant  point  pour  eux- 
mêmes  ,  pourvu  qu'ils  fafTent  quelquefois 


Vîffle.  p  RO  MEN  ADé:      34$ 

leur  volonté ,  ou  plutôt  qu'ils  dominent 
celle  d'autrui ,  ils  fe  gênent  toute  leur  vie 
à  faire  ce  qui  leur  répugne ,  &  n'omet- 
tent rien  de  lervile  pour  commander.  Leur 
tort  n'a  donc  pas  été  de  m'écarter  de  la 
fociété  comme  un  membre  inutile  ,  mais 
de  m'en  profcrire  comme  un  membre  per- 
nicieux :  car  j'ai  très  -  peu  fait  de  bien  , 
je  l'avoue  ;  mais  pour  du  mal ,  il  n'en  eft 
entré  dans  ma  volonté  de  ma  vie ,  &  je 
doute  qu'il  y  ait  aucun  homme  au  monde 
<5ui  en  ait  réelleoient  moins  fait  que  moi. 


SEPTIEME  PROMENADE. 

I  i  E  Recueil  cle  mes  longs  rêves  eft  à 
peine  commencé ,  &  déjà  je  fens  qu'il  tou- 
che à  fa  fin.  Un  autre  amufement  lui  fuc- 
cède ,  m'abibrbe ,  &  m'ôte  même  le  tems 
de  rêver.  Je  m'y  livre  avec  un  engoue- 
ment qui  tient  de  l'extravagance  &  qui 
nie  fait  rire  moi  -  même  quand  j'y  réflé- 
cliis  ;  mais  je  ne  m'y  livre  pas  moins  ^ 
parce  que  dans  la  Situation  où  me  voilà , 
je  n'ai  plus  d'autre  règle  de  conduite  que 
de  fuivre  en  tout  mon  penchant  fans  con-' 
trainte.  Je  ne  peux  rien  à  mon  fort ,  je 
n'ai  que  des  inclinations  innocentes  ,  &c 
tous  les  jugemens  des  hommes  étant  dé- 
formais nuls  pour  moi ,  la  fageffe  même 
veut  qu'en  ce  qui  refte  à  ma  portée  je 
faffe  tout  ce  qui  me  flatte  ,  foit  en  pu- 
blic ,  foit  à-part-moi ,  fans  autre  règle  que 
ma  fantaifie  ,  &c  fans  autre  mefure  que  le 
peu  de  force  qui  m'eft  refté.  Me  voilà 
donc  à  mon  foin  pour  toute  nourriture, 
&  à  la  Botanique  pour  toute  occupation. 
Déjà  vieux  j'en  avois  pris  la  première 
teinture    en    Suifle   auprès    du    Doûeur 


Vîî*"^-  PrO  MENADÊ.        35Î 

à^îvemois  ,  &  j'avois  herborifé  aflez  heu- 
reurement  durant  mes  voyages  poiir  pren- 
dre une  connoiffance  paiTable  du  règne  vé- 
gétal. Mais  devenu  plus  que  fexagénaire 
&  fédentaire  à  Paris  ,  les  forces  comment 
çant  à  me  manquer  pour  les  grandes  her- 
borifations ,  &  d'ailleurs  aflez  livré  à  ma 
copie  de  mufique  pour  n'avoir  pas  befoin 
d'autre  occupation ,  j'avois  abandonné  cet 
amufement  qui  ne  m^'étoit  plus  néceflaire  ; 
j'avois  rendu  mon  herbier ,  j'avois  vendu 
mes  livres  ,  content  de  revoir  quelque- 
fois les  plantes  communes  que  je  trouvois 
autour  de  Paris  dans  mes  promenades.  Du- 
rant cet  intervalle ,  le  peu  que  je  fa  vois 
s'eft  prefque  entièrement  effacé  de  ma  mé^ 
moire  &  bien  plus  rapidement  qu'il  ne  s'y 
étoit  gravé. 

Tout  d'un  coup ,  âgé  de  foixante-cinq 
ans  paffés  ,  privé  du  peu  de  mémoire  ,que 
j'avois  &  des  forces  qui  me  reftoient  pour 
courir  la  campagne  ,  fans  guide  ,  fans  li- 
vres ,  fans  jardin  ,  fans  herbier ,  me  voilà 
repris  de  cette  folie  ,  mais  avec  plus  d'ar- 
deur encore  que  je  n'en  eus  en  m'y  li- 
vrant la  première  fois  ;  me  voilà  Icrieu- 
fement  occupé  du  fage  projet  d'appren- 


3^1         Les   Rêveries; 

dre  par  cœur  tout  le  regnum  vegetahlU  de 
Murray ,  &  de  connoître  toutes  les  plan- 
tes connues  fur  la  terre.  Hors  d'état  de 
racheter  des  livres  de  botanique  je  me 
fuis  mis  en  devoir  de  tranfcrire  ceux  qu'on 
m'a  prêtés,  &  réfolu  de  refaire  un  her- 
bier plus  riche  que  le  premier ,  en  atten- 
dant que  j'y  mette  toutes  les  plantes  de 
la  mer  &  des  Alpes  &  de  tous  les  arbres 
des  Indes.  Je  commence  toujours  à  bon 
compte  par  le  Mouron  ,  le  Cerfeuil ,  la 
Bourache  &  le  Séneçon  ;  j'herborife  fa- 
vamment  fur  la  cage  de  mes  oifeaux ,  & 
à  chaque  nouveau  brin  d'herbe  que  je 
rencontre  ,  je  me  dis  avec  fatisfaction  : 
voilà  toujours  une  plante  de  plus. 

Je  ne  cherche  pas  à  juftifîer  le  parti  que 
je  prends  de  fuivre  cette  fantaifie  ;  je  la 
trouve  très-raifonnable ,  perfuadé  que  dans 
Ja  pofition  oii  je  fuis ,  me  hvrer  aux  amu- 
femens  qui  me  flattent  ,  eft  une  grande 
fageffe ,  &  même  une  grande  vertu  ;  c'efl 
le  moyen  de  ne  laifler  germer  dans  mon 
cœur  aucun  levain  de  vengeance  ou  de 
haine ,  &  pour  trouver  encore  dans  ma 
deftinée  du  goût  à  quelque  amuferocnt, 
il  faut  ailurément  avoir  un  naturel  bien 

épurtf 


V I P^-  PromenAôé.  5^^ 
cpiiré  de  toutes  pafîions  irafcibles.  C'efl 
me  venger  de  mes  perlëcuteurs  à  ma  ma-^ 
niere ,  je  ne  faurois  les  punir  plus  cruel- 
lement que  d'être  heureux  malgré  eux. 

Oui ,  fans  doute  ,  la  raifon  me  permet ,' 
me  prefcrit  même  de  me  livrer  à  tout 
penchant  qui  m'attire  &:que  rien  ne  m'em-^ 
pêche  de  lliivre  ;  mais  elle  ne  m'apprend 
pas  pourquoi  ce  penchant  m'attire  &  quel 
attrait  je  puis  trouver  à  une  vaine  étude, 
faite  fans  profit ,  fans  progrès  ,  &  qui , 
vieux ,  radoteur  ,  déjà  caduc  &  pefant  j 
fens  facilité ,  fans  mémoire ,  me  ramené 
aux  exercices  de  la  jeimefTe  &  aux  Icçonsi 
d'un  écolier.  Or  c'efl  une  bizarrerie  que 
je  voudrois  m'expliquer  ;  il  me  femble 
que ,  bien  éclaircie  ,  elle  pourroit  jettei* 
quelque  nouveau  jour  fur  cette  connoif^ 
fance  de  moi  -  même  ,  à  l'acquifition  de 
laquelle  j'ai  confacré  mes  derniers  loifirs. 

J'ai  penfé  quelquefois  affez  profondé- 
ment; mais  rarement  avec  plaifir,  prefque 
toujours  contre  mon  gré  &  comme  par 
force  :  la  rêverie  me  délafTe  &  m'amufe  , 
la  réflexion  me  fatigue  &  m'attrifle  ;  pen- 
fer  fut  toujours  pour  moi  une  occupa- 
tion pénible  &  fans  charme.  Quelquefois 

Supplément,   Tome  IX.  ^ 


554  Les  Rêveries; 
mes  rêveries  fîniffent  par  la  méditatton  ; 
mais  plus  fouvent  mes  méditations  fînif- 
fent par  la  rêverie,  &  durant  ces  égare- 
mens ,  mon  ame  erre  &  plane  dans  l'uni- 
vers fur  les   ailes  de   l'imagination  dans 

c 

des  extafes  qui  paffent  toute  autre  jouif- 
fance. 

Tant  que  je  goûtai  celle-là  dans  toute 
fa  pureté ,  toute  autre  occupation  me  fut 
toujours  inlipide.  Mais  quand  une  fois  , 
jette  dans  la  carrière  littéraire  par  des 
impulfions  étrangères  ,  je  fentis  la  fatigue 
du  travail  d'efprit ,  &  Timportunité  d'une 
célébrité  malheureufe  ,  je  fentis  en  même 
tems  languir  &  s'attiédir  mes  douces  rê- 
veries ,  &  bientôt  forcé  de  m'occuper 
malgré  moi  de  ma  trifle  fituation  ,  je  ne 
pus  plus  retrouver  que  bien  rarement  ces 
chères  extafes  qui  durant  cinquante  ans 
m'avoient  tenu  lieu^de  fortune  &  de  gloire , 
&  fans  autre  dépenfe  que  celle  du  tems , 
m'avoient  rendu  dans  l'oifiveté  le  plus  heu- 
reux des  mortels. 

J'avois  même  à  craindre  dans  mes  rê- 
veries ,  que  mon  imagination  effarouchée 
par  mes  malheurs  ne  tournât  enfin  de  ce 
côté  fon  activité ,  ôi  qi»  le  continuçl  (Qn^ 


Yî jme.  Promenade.  355^ 
tîment  de  mes  peines  me  reflerrant  le 
cœur  par  degrés,  ne  m'accablât  enfin  de 
leur  poids.  Dans  cet  état,  un  inftinft  qui 
m'efl  naturel ,  me  faifant  fuir  toute  idée 
attriftante  impofa  filence  à  mon  imagina- 
tion ,  &  fixant  mon  attention  fur  les  objets 
qui  m'environnoient ,  me  fit  pour  la  pre- 
mière fois  détailler  le  fpeftacle  de  la  na- 
ture ,  que  je  n'avois  gueres  contemplé 
jufqu'alors  qu'en  mafie ,  &  dans  fon  en- 
femble. 

Les  arbres  ,  les  arbriiTeaux  ,  les  plantes 
font  la  parure  &  le  vêtement  de  la  terre. 
Rien  n'eft  fi  trifle  que  l'afpeâ:  d'une  cam- 
pagne nue  &  pelée  qui  n'étale  aux  yeux 
que  des  pierres,  du  limon  &c  des  fables. 
Mais  vivifiée  par  la  nature  &  revêtue  de 
fa  robe  de  noces  au  milieu  du  cours  des 
eaux  &  du  chant  des  oifeaux  ,  la  terre 
offre  à  l'homme  dans  l'harmonie  des  trois 
règnes  ,  un  fpedacle  plein  de  vie ,  d'inté- 
rêt &  de  charmes  ,  le  feul  fpedacle  au 
monde  dont  fes  yeux  &C  fon  coeur  ne  fe 
laflent  jamais." 

Plus  un  contemplateur  a  l'ame  fenfible , 
plus  il  fe  livre  aux  extafes  qu'excite  en  lui 
cet  accord.  Une  rêverie  douce  &  profonde 

Z  1 


356  Les  Rêverie  s  > 
s'empare  alors  de  fes  fens  ,  &:  il  fe  perd 
avec  une  délicieulë  ivrefie  dans  l'immen- 
fité  de  ce  beau  fyftême  avec  lequel  il  fe 
fent  identifié.  Alors  tous  les  objets  parti- 
culiers liii  échappent  ;  il  ne  voit  &  ne  fent 
rien  que  dans  le  tout.  Il  faut  que  quelque 
circonllance  particulière  refferre  fes  idées 
&  circonfcrive  fon  imagination  pour  qu'il 
puifle  cbferver  par  partie  cet  univers  qu'il 
s'eiTorçoit  d'embrafler. 

C'eil  ce  qui  m'arriva  naturellement 
quand  mon  cœur  refîerré  par  la  dctrefle , 
rapprochoit  &  concentroit  tous  fes  mou- 
vemens  autour  de  lui  pour  conferver  ce 
refle  de  chaleur  prêt  à  s'évaporer  &  s'é- 
teindre dans  l'abattement  où  je  tombois 
par  degrés.  J'errois  nonchalamment  dans 
les  bois  &  dans  les  montagnes,  n'ofant 
penfer  de  peur  d'attifer  mes  douleurs.  Mon 
imagination  qui  fe  refiife  aux  objets  de 
peine  laiffoit  mes  fens  fe  livrer  aux  im- 
prefîions  légères  mais  douces  des  objets 
environnans.  Mes  yeux'fe  promenoient 
lans  ccfTe  de  l'un  à  l'autre ,  &  il  n'étoit 
pas  poffihle  que  dans  une  variété  fi  guande, 
il  ne  s'en  trouvât  qui  les  fîxoient  davan- 
tage 5  &  les  arrêtoient  plus  long-tems» 


V I  î'"^-  Promenade.  357 
Je  pris  goût  à  cette  ,récréation  des  yeux 
/qui  dans  riiifortune  repole ,  amiiie ,  diilralt 
l'efprit  &  fufpend  le  fentiment  des  peines. 
La  nature  des  objets  aide  beaucoup  à  cette 
diverfion  &  la  rend  plus  féduifante.  Les 
odeurs  fuavcs ,  les  vives  cou.leurs  ,  les 
plus  élégantes  formes  femblent  fe  difputer 
à  l'envi  le  droit  de  fixer  notre  attention. 
Il  ne  faut  qu'aimer  le  plaifir  pour  fe  livrer 
à  des  fenfations  fi  douces  ;  &  fi  cet  eûet 
n'a  pas  lieu  fur  to«s  ceux  qui  en  font  frap^ 
pés ,  e'eft  dans  les  uns  faute  de  fenfibilité 
naturelle ,  6c  dans  la  plupart  que  leur  efprit 
trop  occupé  d'autres  idées  ne  fe  livre  qu'à 
la  dérobée  aux  objets  qui  frappent  leurs 
fens. 

Une  autre  chofe  contribue  encore  à  éloi- 
gner du  règne  végétal  l'attention  des  gens 
de  goût  ;  c'efl  l'habitude  de  ne  chercher 
dans  les  plantes  que  des  drogues  &:  des 
remèdes.  Théophrafte  s'y  étoit  pris  autre- 
ment, 6c  Von  peut  regarder  ce  philofophe 
comme  le  feul  botanifte  de  l'antiquité  : 
aufii  n'eft-il  prefque  poiut  connu  parmi 
nous  ;  mais  grâce  à  un  certain  Diofcoride 
grand  compilateur  de  recettes  ,  &  à  fes, 
commentateurs,,  la  médecine   s'cll:  telle- 

Z  3 


55§  Les  Rêveries; 
ment  emparée  des  plantes  transformées  en 
fmiples ,  qu'on  n'y  voit  que  ce  qu'on  n'y 
voit  point  ;  favoir  les  prétendues  vertus 
qu'il  plaît  au  tiers  &C  au  quart  de  leur  at- 
tribuer. On  ne  conçoit  pas  que  l'organifa- 
tion  végétale  puiffe  par  elle-même  mériter 
quelque  attention  ;  des  gens  qui  paflent 
leur  vie  à  arranger  favamment  des  coquil- 
les, fe  moquent  de  la  botanique  comme 
d'une  étude  inutile  quand  on  n'y  joint  pas , 
comme  ils  difent ,  celle  des  propriétés , 
c'efl-à-dire  quand  on  n'abandonne  pas  l'ob- 
fervatlon  de  la  nature  qui  ne  ment  point 
&  qui  ne  nous  dit  rien  de  tout  cela,  pour 
fe  livrer  uniquement  à  l'autorité  des  hom- 
mes qui  font  menteurs  ,  &  qui  nous  affir- 
ment beaucottp  de  chofes  qu'il  faut  croire 
fur  leur  parole  ,  fondée  elle-même  le  plus 
fouvent  fur  l'autorité  d'autrui.  Arrêtez- 
vous  dans  une  prairie  émaillée  à  examiner 
fucceffivement  les  fleurs  dont  elle  brille  ; 
ceux  qui  vous  verront  faire  vous  prenant 
pour  un  frater  ,  vous  demanderont  des 
herbes  pour  guérir  la  rogne  des  enfans , 
(a  iralle  des  hommes  ,  ou  la  morve  des 
chevaux. 

Ce  dégoûtant  préjugé  efl  détruit  en  par- 


yilme.  p  RO  MEN  ADE.         359 

tîe  dans  les  autres  pays  &  fur  -  tout  ea 
Angleterre  ,  grâce  à  Linnsus  qui  a  un  peu 
tiré  la  botanique  des  écoles  de  pharmacie 
pour  la  rendre  à  l'hiiloire  naturelle  &  aux 
vifages  économiques;  mais  en  France  oh 
cette  étude  a  moins  pénétré  chez  les  gens 
du  monde  ,  on  eft  reilé  fur  ce  point  telle- 
ment barbare  ,   qu'un  bel-efprit  de  Paris 
voyant  à  Londres  un  jardin  de  curieux , 
plein  d'arbres  &  de  plantes  rares  ,  s'écria 
pour  tout  éloge  :  voilà  un  fort  beau  jardin 
d'Apothicaire  f  A  ce  compte  le  premier 
Apothicaire  fut  Adam.  Car  il  n'eil:  pas  aifé 
d'imaginer  un  jardin  mieux  afforti  de  plan- 
tes que  celui  d'Eden. 

Ces  idées  médicinales  ne  fontaffurément 
gueres  propres  à  rendre  agréable  l'étude 
de  la  botanique  ;  elles  flétriffent  l'émail  des 
prés ,  l'éclat  des  fleurs  ,  deiTéchent  la  fraî- 
cheur  des  bocages  ,   rendent  la  verdure 
&  les  ombrages  infipides  &  dégoùtans  ; 
toutes  ces  ftruaures  charmantes  &  gracieu- 
fes  intéreffefit  fort  peu  quiconque  ne  veut 
que  piler  tout  cela  dans  un   mortier ,  & 
l'on  n'ira  pas  chercher  des  guirlandes  pour 
les  bergères ,  parmi  des  herbes  pour  les 
lavemens, 

Z  4 


3^0         Les    Rêveries, 

Toute  cette  pharmacie  ne  fouilloit  point 
îTies  images  champêtres  ,  rien  n'en  étoit 
plus  éloigné  que  des  tifannes  &  des  em- 
plâtres. J'ai  Ibuvent  penfé  en  regardant  de 
près  les  champs ,  les  vergers ,  les  bois  & 
leurs  nombreux  habitans  que  le  règne' vé-i 
gétal  étoit  un  magafm  d'alimens  donné$ 
par  la  nature  à  l'homme  &  aux  animaux< 
Mais  jamais  il  ne  m'eil  venu  à  l'efprit  d'y 
chercher  des  drogues  $c  des  remèdes.  Je< 
ne  vois  rien  dans  ces  diverfes  productions 
qui  m'indique  un  pareil  ufage ,  &  elle 
rrous  auroit  montré  le  choix,  û  elle  nous 
Tavoit  prefcrit ,  comme  elle  a  fait  pour  les 
comeftibles.  Je  fens  même  que  le  plaifir 
que  je  prends  à  parcourir  les  bocages  , 
feroit  empoifbnné  par  le  fentinient  des; 
infirmités  humaines  ,  s'il  me  îaiffoit  penfer 
à  la  ûevre ,  à  la  pierre,  à  la  goutte  &  au 
niai  caduc.  Du  refte  je  ne  difputerai  point 
aux  végétaux  les  grandes  vertus  qu'on  leur 
attribue  ;  je  dirai  feulement  qu'en  fuppo- 
iânt  ces  vertus  réelles ,  ç'eil  malice  pure 
aux  malades  d,e  continuer  à  l'être  ;  car  de 
tant  de  maladies  que  les  hommes  fe  don- 
nent, il  n'y  en  a  pas  une  feule  dont  vingt 
ibrtçs  d'herbes  ne  gucriffent  radicaleniQiit» 


V  î  I"'^-  Promenade.  361 
Ces  toiirniires  d'erprit  qui  rapportent 
toujours  tout  à  notre  Intérêt  matériel,  qui 
font  chercher  par-tout  du  profit  ou  des 
remèdes ,  ÔC  qui  feroient  regarder  avec 
indifférence  toute  la  nature  ,  û  l'on  fe 
portoit  toujours  bien  ,  n'ont  jamais  été  les 
miennes.  Je  me  fens  là-dtfîustoutà  rebours 
des  autres  hommes  :  tout  ce  qui  tient  ait 
fenîiment  de  mes  befoins.  atîrifte  &  gâter 
mes  penfées ,  &  jamais  je  n'ai  trouvé  de 
vrais  tharmes  aux  plaiiirs  de  l'efprit  qu'en 
perdant  tout-à-fait  de  vue  l'intérêt  de  mon 
corps.  Ainfi  quand  même  je  croirois  à  la 
médecine  ,  &  quand  même  (qs  remèdes 
feroient  agréables  ,  je  ne  trouverois  jamais 
à  m'en  occuper ,  ces  délices  que  donne  une 
contemplation  pure  &  défmtér.effée ,  & 
mon  ame  ne  fauroit  s'exalter  &  planer 
fur  la  nature  ,  tant  que  je  la  fens  tenir  aux: 
liens  de  mon  corps.  D'ailleurs  ,  fans  avoir 
eu  jamais  grande  confiance  à  la  médecine , 
j'en  ai  eu  beaucoup  à  des  médecins  que 
j'eilimois ,  que  j'aimois  ,  &  à  qui  je  laiifois 
gouverner  ma  carcafTe  avec  pleine  auto- 
rité. Quinze  ans  d'expérience  m'ont  Inflruit 
à  mes  dépens  :  rentré  maintenant  fous  les 
feules  loix   de  la  nature,  j'ai  repris  pajj 


561  Les  Rêveries, 
elles  ma  première  fanté.  Quand  les  méde- 
cins n'auroient  point  contre  moi  d'autres 
griefs ,  qui  pourroit  s'étonner  de  leur 
haine  ?  Je  fuis  la  preuve  vivante  de  la 
vanité  de  leur  art  &c  de  l'inutilité  de  leurs 
ibins. 

Non  rien  de  perfonnel ,  rien  qui  tienne 
à  l'intérêt  de  mon  corps  ne  peut  occuper 
vraiment  mon  ame.  Je  ne  médite  ,  je  ne 
rêve  jamais  plus  délicieufement  que  quand 
■je  m'oublie  moi-même.  Je  fens  des  extafes , 
des  raviffemens  inexprimables  à  me  fondre 
pour  ainfi  dire  dans  le  fyflême  des  êtres  , 
à  m'identifier  avec  la  nature  entière.  Tant 
que  les  hommes  furent  mes  frères  ,  Je  me 
faifois  des  projets  de  félicité  terreflre  ;  ceS 
projets  étant  toujours  relatifs  au  tout ,  je 
ne  pouvois  être  heureux  que  de  la  félicité 
publique ,  &  jamais  l'idée  d'un  bonheur 
particulier  n'a  touché  mon  cœur  que  quand 
j'ai  vu  mes  frères  ne  chercher  le  leur  que 
dans  ma  mifere.  Alors ,  pour  ne  les  pas 
haïr  il  a  bien  fallu  les  fuir  ,  alors  me  réfu- 
giant chez  la  mère  commune  ,  j'ai  chercha 
dans  fes  bras  à  me  l'ouftraire  aux  atteintes 
de  fes  cnfans  ;  je  fuis  devenu  folitaire  , 
OLt^  comme  ils  difent,  infociable  &  mi- 


V 1 1'"^'  Promenade.  365 
fantrope ,  parce  que  la  plus  fauvage  folitude 
me  paroît  préférable  à  la  ibciété  des  mé- 
thans  qui  ne  fe  nourrit  que  de  trahifons 
&  de  haine. 

Forcé  de  m'abftenir  de  penfer ,  de  peur 
de  penfer  à  mes  malheurs  malgré  moi  ; 
forcé  de  contenir  les  reftes  d'une  imagi- 
nation riante ,  mais  languifTante  ,  que  tant 
d'angoifles  pourroient  effaroucher  à  la  fin  ; 
forcé  de  tâcher  d'oublier  les  hommes ,  qui 
m'accablent  d'ignominie  &  d'outrages ,  de 
peur  que  l'indignation  ne  m'aigrît  enfin 
contr'eux  ;  je  ne  puis  cependant  me  con- 
centrer tout  entier  en  moi-même ,  parce^ 
que  mon  ame  expanfive  cherche ,  malgré 
que  j'en  aye  ,  à  étendre  fes  fentimens  & 
•fon  exiftence  fur  d'autres  êtres ,  &  je  ne 
puis  plus,  comme  autrefois  ,  me  jetter  tête 
baiffée  dans  ce  vafte  océan  de  k  nature , 
parce  que  mes  facultés  affoiblies  &  relâ- 
chées ne  trouvent  plus  d'objets  afTez  dé- 
terminés ,  affez  fixes ,  affez  à  ma  portée 
pour  s'y  attacher  fortement ,  &  que  je  ne 
me  fens  plus  affez  de  vigueur  pour  nager 
dans  le  cahos  de  mes  anciennes  extafes. 
Mes  idées  ne  font  prefque  plus  que  des 
fenfations  ^àch  fphere  de  mon  entende-^ 


^64  Les    p.  êveries, 

ment  ne  paffe  pas  les  objets  dont  je  fiu$ 
iftimédiatement  entouré. 
'  -  Fuyant  les  hommes  ,  cherchant  la  foli- 
tude  ,  n'imaginant  plus  ,  penfant  encore 
moins,  &  cependant  doué  d'un  tempéra- 
ment vif  qui  m'éloigne  de  l'apathie  lan- 
guiffante  &  mélancolique  ,  je  commençai 
de  m 'occuper  de  tout  ce  qui  m'entouroit  ; 
èc  par  un  inftind  fort  naturel  ,  je  donnai 
la  préférence  aux  objets  les  plus  agréables. 
Le  règne  minéral  n'a  rien  en  foi  d'aima- 
ble &  d'attrayant  ;  (es  richefies  enfermées 
dans  le  fein  de  la  terre  femblent  avoir  été 
éloignées  des  regards  des  hommes  pour 
ne  pas  tenter  leur  cupidité  :  elles  font  là 
comme  en  réferve  pour  fervir  un  jour  de 
fupplément  aux  véritables  richeffes  qui 
font  plus  à  fa  portée  ,  &  dont  il  perd  le 
goût  à  mefure  qu'il  fe  corrompt.  Alors  il 
faut  qu'il  appelle  l'induilrie ,  la  peine  & 
le  travail  au  fccours  de  (es  màferes  ;  il 
fouille  les  entrailles  de  la  terre ,  il  va  cher- 
cher dans  fon' centre  aux  rifques  de  fa  vie 
&C  aux  dépens  de  fa  fanté  des  biens  ima- 
ginaires à  la  place  des  biens  réels  qu'elle 
lui  oifroit  d'elle-même  quand  il  favoit  en 
jouir.  Il  fviit  le  foleil  &  L  jour  qu'il  n'eft 


V I P"e-  Promenade.  5 6f 
puis  digne  de  voir  ;  il  s'enterre  tout  vi- 
vant &  fait  bien  ,  ne  méritant  plus  de  vivre 
à  la  lumière  du  jour.  Là  des  carrières, 
des  gouffres,  des  forges,  des  fourneaux, 
im  appareil  d'enclumes  ,  de  marteaux ,  de 
fumée  &  de  feux  ,  fuccedent  aux  douces 
images  des  travaux  champ'itres.  Les  vifa- 
ges  hâves  des  malheureux  qui  laagullîent 
dans  les  infeftes  vapeurs  des  mines  ,  de 
noirs  forgerons,  de  hidcnix  ciclopes ,  font  le 
fpeftacle  que  l'appareil  des  mines  iiibflitue 
au  fein  de  la  terre  ,  à  celui  de  la  verdure 
&  des  fleurs  ,  du  ciel  azuré ,  des  bergers 
amoureux  ,  &  des  laboureurs  robuftes  fur 
fa  furface. 

Il  eft  aifé  ,  je  l'avoue,  d'aller  ramnffant 
du  fable  &  des  pierres  ,  d'en  remplir  fes 
poches  &  fon  cabinet ,  &  de  fe  donner 
avec  cela  les  airs  d'un  naturalise  :  mais 
ceux  qui  s'attachent  &  fe  bornent  à  ces 
fortes.de  coilcftions  font  pour  l'ordinaire 
de  riches  ignorans  qui  ne  cherchent  à  cela 
que  le  plaifir  de  l'étalage.  Pour  profiter 
dans  l'étude  des  minéraux  ,  il  faut  être 
chymifte  &  phyficien  ;  il  faut  faire  des 
expériences  pénibles  &  coùteufes ,  travail- 
ler dans  des  laboratoires ,  dépenfer  beau- 


^6(5  Les  Rêveries, 
coup  d'argent  &  de  tems  parmi  le  chaf- 
bon  ,  les  creufets  ,  les  fourneaux  ,  les 
cornues  ,  dans  la  fumée  &  les  vapeurs 
étouffantes ,  toujours  au  rifque  de  fa  vie 
&  fouvent  aux  dépens  de  fa  fanté.  De 
tout  ce  trifte  &  fatigant  travail  réfulte  pour 
l'ordinaire  beaucoup  moins  de  favoir  que 
d'orgueil ,  &  où  eft  le  plus  médiocre  chy- 
mifte  qui  ne  croye  pas  avoir  pénétré 
toutes  les  grandes  opérations  de  la  nature  , 
pour  avoir  trouvé  ,  par  hafard  peut-être  > 
quelques  petites  combinaifons  de  l'art. 

Le  règne  animal  efl:  plus  à  notre  portée  9 
&  certainement  mérite  encore  mieux  d'ê- 
tre étudié  ;  mais  enfin  cette  étude  n*a-t-elle 
pas  aulîi  fes  difficultés ,  fes  embarras ,  (es 
dégoûts  &  fes  peines  ?  Sur -tout  pour  un 
folitaire  qui  n'a  ni  dans  (es  jeux ,  ni  dans 
fes  travaux  d'affiflance  à  efpérer  de  per- 
fonne  ;  comment  obferver ,  difTéquer ,  étu<» 
dier  ,  connoître  les  oifeaux  dans  les  airs , 
les  poiffons  dans  les  eaux ,  les  quadrupèdes 
plus  légers  que  le  vent ,  plus  forts  que 
l'homme  &  qui  ne  font  pas  plus  difpofés 
à  venir  s'offrir  à  mes  recherches  ,  que 
moi  de  courir  après  eux  pour  les  y  fou- 
mettre  de  force  }  J'aurois  donc  pour  tef* 


V 1 1'"^-  Promenade.      367 
fource  des  efcargots ,  des  vers  ,  des  mou- 
ches ,  &  je  pafl'erois  ma  vie  à  me  mettre 
hors  d'haleine  pour  courir  après  des  pa* 
pillons ,  à  empaler  de  pauvres   infeftes  , 
à  difTéquer  des  fouris  quand  j'en  pourrois 
prendre  ,  ou  les  charognes  des  bêtes  que 
par  hafard  je  trouverois  mortes.  L'étude 
des  animaux  n'ell  rien  fans  l'anatomie  ;  c'efl 
par  elle  qu'on  apprend  à  les  claffer,  à  dis- 
tinguer les  genres  ,  les  efpeces.  Pour  les 
étudier  par  leurs  mœurs  ,  par  leurs  carac- 
tères ,  il  faudroit  avoir  des  volières ,  des 
viviers  ,   des  ménageries  ;  il  faudroit  les 
contraindre  ,  en  quelque  manière  que  ce 
pût  être  ,  à  refîer   rafîemblés  autour  de 
moi  ;  je  n'ai  ni  le  goût ,  ni  les  moyens  de 
les  tenir  en  captivité ,  ni  l'agilité  néceffaire 
pour  les  fuivre  dans  leurs  allures  quand 
ils  font  en  liberté.  Il  faudra  donc  les  étu- 
dier morts ,   les   déchirer  ,  les  défofler  , 
fouiller  à  loifir  dans  leurs  entrailles  palpi- 
tantes. Quel  appareil  affreux  qu'un  amphi- 
théâtre anatomique  ,  des  cadavres  puants  , 
de  baveufes  &  livides  chairs  ,  du  fang ,  des 
inteflins  dégoûtans ,  des  fquelettes  affreux  , 
des  vapeurs  peÛilentielles  !  Ce  n'efl  pas  là , 
fur  ma  parole,  que  J.  J.  ira  chercher  fes. 
^jmufemens. 


3  68  L  E  s  '  R  F.  V  E  R  I  E  s  , 

Brillantes  fleurs ,  émail  des  prés ,  ombra- 
ges frais  ,  ruiiTeaiix  ,  bcfquets  ,  verdure  , 
venez  purifier  mon  imagination  falie  par 
tous  ces  hideux  objets.  Mon  ame  morte  à 
tous  les  grands  mouvemens  ne  peut  plus 
s'aifefter  que  par  des  objets  fenlibles  ;  je 
n'ai  plus  que  des  fenfations  ,  &  ce  n'eft 
plus  que  par  elles  que  la  peine  ou  le  plailir 
peuvent  m'atteindre  ici-bas.  Attiré  par  les 
rians  objets  qui  m'entourent ,  je  les  confi- 
dere  ,  je  les  contem-ple ,  je  les  compare, 
j'apprends  enfin  à  les  clafTer ,  &c  me  voilà 
tout-d'un-coup  aufîi  botanifte  qu'a  befoin 
de  l'être  celui  qui  ne  veut  étudier  la  nature 
que  pour  trouver  fans  cefTe  de  nouvelles 
raifons  de  l'aimer. 

Je  ne  cherche  point  à  m'inftrulre  :  il  eu 
trop  tard.  D'ailleurs  ,  je  n'ai  jamais  vu 
que  tant  de  fcience  contribuât  au  bonheur 
de  la  vie  ;  mais  je  cherche  à  me  donner 
des  amufemens  doux  &  fimplcs  que  je 
puifTe  goûter  fans  peine  ,  &  qui  me  dif- 
traifent  de  mes  malheurs.  Je  n'ai  ni  dépenfe 
à  faire ,  ni  peine  à  prendre  pour  errer  non- 
chalamment d'herbe  en  herbe ,  de  plante 
en  plante  ,  pour  les  examiner  ,  pour  com- 
parer leurs  divers  cara^eres ,  pour  mar- 
que"»: 


Vl F'S-  Promenade,  36^ 
qiier  leurs  rapports  &  leurs  différences  ^ 
enfin  pour  obferver  Porganifatlon  végétale 
de  manière  à  iiiivre  la  marche  Se  le  jeu  de 
ces  machines  vivantes,  à  chercher  quelque- 
fois avec  fuccès  leurs  loix  générales ,  la  rai- 
fon  &  la  fin  de  leurs  iîruCiures  diverfes ,  &C 
à  me  livrer  aux  charmes  de  l'admiration  re- 
connoiffante ,  pour  la  main  qui  me  fait  jouir 
de  tout  cela. 

Les  plantes  femblent  avoir  été  femées 
avec  profufion  fur  la  terre  comme  les 
étoiles  dans  le  Ciel ,  pour  inviter  l'homme 
par  l'attrait  du  plaifir  ÔZ.  de  la  curiofité 
à  l'étude  de  la  nature  ;  mais  les  aftres 
font  placés  loin  de  nous  ;  il  faut  des  con- 
noifiances  prélirnlcaires  ,  des  inflrumens  , 
des  machines  ,  de  bien  longues  échelles 
pour  les  atteindre  &:  les  rapprocher  à  no- 
tre portée.  Les  plantes  y  font  naturelle-^ 
ment.  Elles  naiffcnt  fous  nos  pieds  ,  &: 
dans  nos  mains  pour  ainfi  dire  ,  &  fi  la 
petiteffe  de  leurs  parties  effentlelles  les 
dérobe  quelquefois  à  la  fimple  vue  ,  les 
infiru'.ncns  qui  les  y  rendent  Ibnt  d'un  beau- 
coup plus  facile  uTage  que  ceux  de  l'ai- 
tronomie.  La  botanique  efi  l'étude  d'un. 
oifif  &  pareffeux  folitaire  :  une  pointe  6C 

Supplément.  Tome  IX»         A  a 


37®        Les   Rêveries^ 
une  loupe  font  tout  l'appareil   dont  iî  à 
befoin  pour  les  obferver.  Il  fe  promené , 
il  erre  librement  d'un  objet  à  l'autre  ,   il 
fait  la  revue  de  chaque  fleur  avec  inté- 
rêt &  curiofité ,  &  fi-tôt  qu'il  commence 
à  faifir  les  loix  de  leur  ftrufture ,  il  goûte 
à  les  obferver  un  plaiiir  fans  peine ,  auiîî 
vif  que  s'il  lui  en  coùtoit  beaucoup.  Il  y 
a  dans  cette  oifeufe  occupation  un  charme 
qu'on  ne  fent  que  dans  le  plein  calme  des 
pallions  ,  mais  qui  fuffit  feul  alors  pour 
rendre  la  vie  heureufe  &   douce  :  mais 
il -tôt  qu'on  y  mêle   un  motif  d'intérêt 
Ou  de  vanité ,  foit  pour  remplir  des  pla- 
ces ,  ou   pour   faire    des    livres  ,    fi-tôt 
qu'on  ne  veut  apprendre  que   pour   inf- 
truire  ,  qu'on  n'herborife  que  pour  deve- 
nir auteur ,  ou  profefTeur ,  tout  ce  doux 
charme  s'évanouit,  on  ne  voit  plus  dans 
les  plantes  que  des  inflrumens  de  nos  paf' 
fions ,  on  ne  trouve  plus  aucun  vrai  plaifir 
dans  leur  étude ,  on  ne  veut  plus  favoir , 
mais  montrer'  qu'on  fait ,  &  dans  les  bois 
on  n'efl  que  fur  le  théâtre  du  monde  ^ 
occupé  du  foin  de  s'y  faire  admirer  ;  ou 
bien  fe  bornant  à  la  botanique  de  cabinet 
&  de  jardin  tout  au  plus ,  au  lieu  d'ob-^ 


Vll™^-   PRO  M  EN  AD  Ë.      .371 

^^rver  les  végétaux  dans  la  nature  on  ne 
s'occupe  que  de  fyftômes  &  de  méthodes  ; 
matière  éternelle  de  difpute  qui  ne  fait  pas 
connoître  une  plante  de  plus ,  6l  ne  jette 
aucune  véritable  lumière  fur  l'hifloire  na- 
turelle &  le  règne  végétal.  De-là  les  hai- 
nes ,  les  jaloufies  que  la   concurrence  de 
célébrité  excite  chez  les  botaniftes  auteurs , 
autant  &  plus  que  chez  les  autres  favans. 
En  dénaturant  cette  aimable  étude  ,  ils   la 
tranfplantent  au  milieu  des  villes   &  des 
académies  ,  oii  elle  ne  dégénère  pas  moins 
^ue  les  plantes  exotiques  dans  les  jardins 
des  curieux. 

Des  difpolitions  bien  différentes  ont  fait 
pour  moi  de  cette  étude  une   efpece  de 
paiîion  ,  qui    remplit  le  vide   de   toutes 
celles  que  je  n'ai  plus.  Je  gravis  les  ro- 
chers ,  les  montagnes  ,  je  m'enfonce  dans 
les  vallons  ,  dans  les  bois  pour  me  dérp- 
bér  autant  qu'il   eft  poflible  au  fouvenir 
des  hommes  ,    &   aux   atteintes  dès  mé- 
chans.   Il  me  femble  que  fous  les  ombra- 
ges d'une  foret ,  je  fuis  oublié  ,  libre  ÔC 
paifiblc  comme  fi  je  n'avois  plus  d'enne- 
mis ,  ou  que  le  feuillage  des  bois  dût  me 
garantir  de  leurs  atteintes  ,  comme  il  les 

A  a  z 


57*  Î-ES  rêveries; 
éloigne  de  mon  fouvenlr  ,  &  je  m'îma* 
gine  dans  ma  bêtife  qu'en  ne  penfant  point 
■à  eux  ils  ne  penfcront  point  à  moi.  Je 
trouve  une  fi  grande  douceur  dans  cette 
illufion  que  je  m'y  livrerois  tout  entier 
fi  ma  fituation ,  ma  foiblefîe  &  mes  be- 
ibins  me  le  permettoient.  Plus  la  folitude 
où  je  vis  alors  ed  profonde  plus  il  faut 
que  quelque  objet  en  remplifle  le  vide  , 
&:  ceux  que  mon  imagination  me  refufe 
ou  que  ma  mémoire  repouffe  font  fup- 
pléés  par  les  produdions  fpontanées  que 
la  terre  non  forcée  par  les  hommes ,  of> 
fre  à  mes  yeux  de  toutes  parts.  Le  plaifir 
^'aller  dans  itn  dcfert  chercher  de  nou- 
velles plantes  couvre  celui  d'échapper  k 
mes  perfécuteurs  ,  &  parvenu  dans  des 
lieux  oii  je  ne  vois  nulles  traces  d'hom- 
mes ,  je  refpire  plus  à  mon  aife  comme 
"dans  un  afyle  oii  leur  haine  ne  me  pour- 
suit plus. 

Je  me'  rappellerai  toute  ma  vie  une 
lierborifation  que  je  fis  un  jour  du  côté 
de  la  Robaila  montagne  du  juilicier  Clerc, 
J'étois  feul ,  je  m'enfonçai  dans  les  anfrac- 
tuofltés  de  la  montagne  ,  &  de  bois  en 
bois  ,  d-e  roche  en  roche  ,  je  parvin<»  à  \it\ 


Y j Inic.  Promenade.      375 
fédiiit  fi  caché  que  je  n'ai  vu  de  ma  via 
un  afpeâ:  plus  fauvage.  De  noirs  fapins 
entremêlés  de  hêtres  prodigieux  dont  plu-* 
fleurs  tombés  de  vieillefTe  &  entrelaffés. 
les  uns  dans  les  autres  ,  fermoient  ce  ré- 
duit de  barrières  impénétrables ,  quelques 
intervalles  que  laiffoit  cette  fbmbre  en~ 
ceinte  n'ofFroient  au-delà  que  des  roches 
coupées  à  pic  ,  &  d'horrib'es   précipices 
que   je  n'ofbis  regarder  qu'en  me    cou^ 
chant  fur  le  ventre.  Le  Duc ,  la  Chevêche 
&  rOrfraye  falfoient  entendre  leurs  cris, 
dans  les  fentes  de  la  montagne ,  quelques 
petits  oifeaux  rares  mais   familiers   tem.- 
péroient  cependant  l'horreur  de  cette  fo-- 
litude  ,  là  je  trouvai  la  Dentaire  Hcpta- 
phyllos  ,   le    Ciclamen  ,  le  Nidiis   avis  ,  Iç 
grand  Laferphium  &  quelques  autres  plan- 
tes qui  me  charmèrent  &  m'amuferent  long«. 
tems  :  mais  infenfiblement  dominé  par  la- 
forte  imprefîion  des  objets  ,  j'oubliai  la 
botanique  6c  les  plantes  ,  je  m'afus  fur  des 
oreil'ers  de  Lycopodium  &  de  MouiTes  , 
&  je  me  vis  à  rêver  plus  à  mon  aife  en. 
penfant  que  j'étois  là  dans  un  refiige  ignoré 
de  tout  l'univers  oii  les  perfécuteurs  ne 
me   déterreroient   pas.    Un    mouvemep-£ 

Aa  i 


574        Les    Rêveries, 
d'orgueil  fe  mêla  bientôt  à   cette   rêvcr: 
rie.  Je  me  comparois  à  ces  grands  voya- 
geurs qui  découvrent   une   IHe   déferte  , 
&  je  me  difois  avec  complaifance  ,  fans 
doute  je  fuis  le   premier  mortel   qui   ait 
pénétré  jufqu'ici;  je  me  regardois  prefque 
comme  un  autre  Coloml^.  Tandis  que  je 
ine  pavanois  dans  cette  idée  ,  j'entendis 
peu  loin  de  m.oi  un  certain  cliquetis  que  je 
crus  reconnoître  ;  j'écoute  :  le  môme  bruit 
fe  répète  &  fe  multiplie  :  furpris  &  cu- 
rieux ,  je  me  levé  ,  je  perce  à  travers  un 
fourré  de  brouflailles  du   côté  d'oh  ve- 
noit  le  bruit ,  &  dans  une  combe  à  vingt 
pas  du  lieu  même  oii  je  croyois  être  par- 
venu le  premier ,  j'apperçois  une  manu- 
fadure  de  bas. 

Je  ne  faurois  exprimer  l'agitation  con- 
fufe  &  contradiftoire  que  je  fenris  dans 
mon  cœur  à  cette  découverte.  Mon  pre- 
mier mouvement  fiit  un  Sentiment  de  joie 
de  me  retrouver  parmi  des  humains  oii  je 
m'étois  cru  totalement  feul  :  mais  ce  mou- 
vement plus  rapide  que  l'éclair  ,  fit  bien- 
tôt place  à  un  fentiment  douloureux  plus 
durable  ,  comme  ne  pouvant  dans  les  an- 
îres  même  des  Alpes  échapper  aux  cruelle* 


YJJme.   p  RO  ME  N  A  D  E.        375 

mains  des  hcmmes  acharnés  à  me  tour- 
menter. Car  j'étois  bien  fur  qu'il  n'y  avoit 
peut-être  pas  deux  hommes  dans  cette  fa- 
brique qui  ne  fuf^ent  initiés  dans  le  com- 
plot dont  le  prédicant  Montmollin  s*étoit 
fait  le  chef,  &  qui  tiroit  de  plus  loin  fes 
premiers   mobiles.  Je   me  hâtai   d'écarter 
cette  trifte   idée  &  je    finis  par  rire   en 
moi-même  ,  &  de  ma  vanité  puérile  6c 
de  la  manière  comique   dont  j'en  avois 

été  puni. 

Mais  en  effet ,  qui  jamais  eût  dû  s'atten- 
dre à  trouver  une  manufacture  dans  un 
précipice.  Il  n'y  a  que  la  Suiffe  au  monde 
qui  préfente  ce  mélange  de  la  nature  fau- 
va^^e ,  &  de  TinduArie  humaine.  La  SuifTe 
entière  n'eft  pour  ainfi  dire  qu'une  grande 
ville  dont  les  rues  larges  &  longues  plus 
que  celle  de  St.  Antoine  ^  font  femées  de 
forêts  ,  coupées  de  montagnes  ,  &  dont 
les  rnaifons  éparfes  &  ifolées  ne  communî- 
quent  entr'elles  que  par  des  jardins  anglois. 
Je  me  rappellai  à  ce  fujet  une  autre  her- 
borifation  que  Du  Pcyrou ,  Defcherny  ,  le 
colonel  Pury  ,  le  jufticier   Clerc  &  moi 
avions  flnte  il  y  avoit  quelque  tems  fur 
la  montagne  de  ChalTeron  ,  du  fommet 

A  a  4 


37^  Les  Rêveries, 
de  laquelie  on  découvre  fept  lacs.  On  noua 
dit  qu'il  n'y  avoit  qu'une  feule  maifon 
fur  cette  montagne  ,  &  nous  n*euffions 
furement  pas  deviné  la  profefHon  de  celui 
qui  l'habitoit ,  fi  l'on  n'eut  ajouté  que  c'é- 
toit  un  Libraire  ,  &  qui  même  faifoit  fort 
bien  fes  affaires  dans  le  pays  (*).  11  me 
femble  qu'un  feul  fait  de  cette  efpece  fait 
mieux  connoître  la  Suiffe ,  que  toutes  les 
defcriptions  des  voyageurs. 

En  voici  une  autre  de  même  nature  , 
ou  à-peii-près  qui  ne  fait  pas  moins  con-« 
noître  un  peuple  fort  ditiérent.  Durant 
mon  féjour  à  Grenoble  je  faifois  fouvent 
de  petites  herbori  ations  hors  la  ville  avec 
le  fieur  Bovicr  avocat  de  ce  pays-là  ,  non 
pas  qu'il  aimât  ni  fût  la  botanique ,  mais, 
parce  que  s'éîant  fait  mon  garde  de  la 
manche  ,  il  fe  faifoit ,  autant  que  la  chofe 
çtoit  pofTible ,  une  loi  de  ne  pas  me  quit- 
ter d'un  pas.  Un  jour  nous  nous  pro- 
jaienions  le  long  de  Tlfere  dans  un  lieu 
tout  plein  de  Saules  épineux.  Je  vis  fur  ces 


(*)  C'eft  Tans  doute  la  refremblance  des  noms  qui  a  ea» 
traîné  M.  Roufftau  à  appliquer  l'anecdote  du  Libraire  ,  à 
Çhajferon  ,  au  lieu  de  Ch.ijferal  zwtre  montagne  très- élevée 
f(}?  ies  frontières  rie  la  PiincJP(\uié  de  Neufchâ,teU 


VII*"^-   PrO  M  EN  A  DE,         377 

arbrifTeaux  des  fruits  mûrs  ,  j'eus  la  cu~ 
riofité  d'en  goûter ,  &  leur  trouvant  une 
petite  acidité  très-agréable  ,  je  me  mis  à 
manger  de  ces  grains  pour  me  rafraîchir  ; 
le  Sieur  Bovler  fe  tenoit  à  côté  de  moi 
fans  m'imiter  &  fans  rien  dire.  Un  de  (as 
amis  furvint  qui  me  voyant  picorer  ces 
grains  ,  me  dit  :  eh  !  Monfieur ,  que  fai- 
tes-vous là  ?  ignorez-vous  que  ce  fruit 
empoifonne  ?  Ce  fruit  empoifonne  ,  m'é- 
criai-je  tout  furpris!  Sans  doute  reprit-il, 
&C  tout  le  monde  fait  li  bien  cela ,  que 
pcrfonne  dans  le  pays  ne  s'avlfe  d'en  goû- 
ter. Je  regardois  le  Sieur  Bovier  &  je  lui 
dis ,  pourquoi  donc  ne  m'a  verîiiïiez- vous 
pas  }  Ah  ,  Monfieur ,  me  réponclit-il  d'un 
ton  refpcdueux ,  je  n'oibis  pas  prendre 
cette  liberté.  Je  me  mis  à  rire  de  cette 
humilité  Dauphinoife  ,  en  difcontinuant 
néanmoins  ma  petite  collation.  J'ctois  pcr- 
fuadé ,  comme  je  le  fuis  encore,  que  toute 
production  naturelle  agréable  au  goût  ne 
peut  être  nuifible  au  corps  ,  ou  ne  l'efl  du 
moins  que  par  fon  excès.  Cependant  j'a- 
voue que  je  m'écoutai  un  peu  tout  le  reiîe 
de  la  journée  :  mais  j'en  fus  quitte  pour 
un  peu  d'inquiétude  i  je  foupai  très-bien. 


37^        Les   Rêveries; 

dormis  mieux  &  me  levai  le  matin  en 
parfaite  fanté  ,  après  avoir  avalé  la  veille, 
quinze  ou  vingt  grains  de  ce  terrible  hip^ 
pophcee,  qui  empoifonne  à  très-petite  dofe , 
à  ce  que  tout  le  monde  me  dit  à  Greno- 
ble le  lendemain.  Cette  aventure  me  pa- 
rut fi  plaifante  que  je  ne  me  la  rappelle 
jamais  fans  rire  de  la  fmguliere  difcrétion 
de  Monfieur  l'avocat  B'Jvicr. 

Toutes  mes  courfes  de  botanique  ,  les 
diverfes  impre liions  du  local  des  objets 
qui  m'ont  frappé  ,  les  idées  qu'il  m'a  fait 
naître  ,  les  inci  lens  qui  s'y  font  mêlés , 
tout  cela  m'a  laifTé  djs  imprelîions  qui  fe 
renouvellent  par  l'afpeâ:  des  plantes  her- 
borifées  dans  ces  mêmes  lieux.  Je  ne  re- 
verrai plus  ces  beaux  payfages  ,  ces  fo- 
rêts ,  ces  lacs ,  ces  bofquets  ,  ces  rochers  , 
ces  montagnes  dont  l'afpeâ  a  toujours 
touché  mon  cœur  :  mais  maintenant  que 
je  ne  peux  plus  courir  ces  heureufes  con- 
trées ,  je  n'ai  qu'à  ouvrir  mon  herbier , 
&  bientôt  il  m'y  tranfporte.  Les  fragmens 
des  plantes  qu2  j'y  ai  cueillies  fuffifent 
pour  me  rappeller  tout  ce  magnifique  fpec- 
taclc.  C':t  herbier  eft  pour  moi  un  jour- 
nal d'herboiifations  ,  qui  me  les  fait  r<.^. 


VI  I™«-  Promenade.  3 79 
«ommencer  avec  un  nouveau  charme ,  6c 
produit  l'effet  d'un  optique  qui  les  pein- 
4roit  derechef  à  mes  yeux. 

C'efl  la  chaîne  des  idées  acceffoires  qui 
m'attache  à  la  botanique.  Elle  raiTemble  & 
rappelle  à  mon  imagination  toutes  les  idées 
qui  la  flattent  davantage ,  les  prés ,  les  eaux , 
les  bois  ,  la  folitude ,  la  paix  fur-tout ,  &C 
le  repos  qu'on  trouve  au  milieu  de  tout 
cela  font  retracés  par  elle  incefîamment 
à  ma  mémoire.  Elle  me  fait  oublier  les 
perfécutions  des  hommes  ,  leur  haine  , 
leur  mépris  ,  leurs  outrages  &  tous  les 
maux  dont  ils  ont  payé  mon  tendre  & 
fincere  attachement  pour  eux.  Elle  me 
tranfporte  dans  des  habitations  paifibles  , 
au  milieu  de  gens  fimples  &  bons ,  tels 
que  ceux  avec  qui  j'ai  vécu  jadis.  Elle  ms 
rappelle  &  mon  jeune  âge ,  &  mes  inno- 
cens  plaifirs,  elle  m'en  fait  jouir  derechef, 
&  me  rend  heureux  bien  fouvent  encore  , 
'  au  m.ilieu  du  plus  trifte  fort  qu'ait  fubi  ja^ 
mais  un  mortel. 


'^- — ^=^€ 


HUITIEME  PROMENADE. 

JtjN  méditant  fur  les  difpolîtions  de  mon 
ame  dans  toutes  les  lituations  de  ma  vie , 
je  fuis  extrêmement  frappé  de  voir  fi  peu 
de  proportion  entre  les  diverfes  combi- 
naifons  de  ma  deflinée  ,  &:  les  fentimens 
habituels  de  bien  ou  mal-être  dont  elles 
m'ont afFeÛé.  Les  divers  intervalles  de  mes 
courtes  profpérités  ne  m'ont  laiffé  prefque 
aucun  fouvenir  agréable  de  la  manière  in- 
time &  permanente  dont  elles  m'ont  affedé  ; 
ôc  au  contraire  ,  dans  toutes  les  miferes 
de  ma  vie  ,  Je  me  fentois  conflamment 
rempli  de  fentimens  tendres  ,  touchans  , 
délicieux,  qui  verfant  un  baume  faîutaire 
fur  les  blelTures  de  mon  cœur  navré ,  fem« 
bloient  en  convertir  la  douleur  en  vo- 
lupté ,  &  dont  l'aimable  fouvenir  me  re- 
vient feul ,  dégagé  de  celui  des  maux  que 
j'éprouvois  en  même  tcms.  Il  me  femble 
que  j'ai  plus  goûté  la  douceur  de  l'exif- 
tcnce  ;  que  j'ai  réellement  plus  vécu  quand 
mes  fentimens  reflerrés  ,  pour  ainfi  dire  5^ 
autour  de  mon  cœur  par  ma  defrinée  , 
n'alloient  point  s'évaporant  au-dehors  fur 


y I îlme.  Promenade.    3§t 

Ions  les  objets  de  l'eftime  des  hommes  qui 
en  méritent  fi  peu  par  eux-mêmes ,  &  qui 
font  l'unique  occupation  les  gens  que  l'oa 
croit  heureux. 

Quand  tout  étoit  dans  Tordre  autour  de 
moi  ;  quand  j'étois  content  de  tout  ce  qui 
m'entouroit  &  de  la  fphere  dans  laquelle 
j'avois  à  vivre ,  je  la  rerapliffois  de  mes 
afFeftions.  Mon  ame  expanfive  s'étendoit 
fur  d'autres  objets.  Et  toujours  attiré  loin 
de  moi  par  des  goûts  de  mille  efpeces  , 
par  des  attachemens  aimables  qui  fans  ceffe 
occupoient  mon  cœur  ;  je  m'oubliois  en 
quelque  façon  moi  -  même  ,  j'étois  tout 
entier  à  ce  qui  m'étoit  étranger ,  &  j'éprou- 
vois  dans  la  continuelle  agitation  de  mon 
cœur  ,  toute  la  viciflitude  des  chofes  hu- 
maines. Cette  vie  orageufe  ne  me  laifibit 
ni  paix  au-dedans  ,  ni  repos   au-dehors. 
Heureux  en  apparence  ,  je  n'avois  pas  un 
fentiment  qui  pût  foutenlr  l'épreuve  de  la 
réflexion ,  &  dans  lequel  je  piifle  vraiment 
me  complaire.  Jamais  je   n'étois  parfaite- 
ment content  ni  d'autrui  ni  de  moi-même. 
Le  tumulte  du  monde  m'étourdiffoit ,  la 
folitude  m'ennuyoit  ;  j'avois  fans  ceffe  be- 
foin  de  changer  de  place ,  &  je  n'étois  bien 


^2.  Les  R  ft  y  e  r  ï  e  s^ 
nulle  part.  J'étois  fêté  pourtant ,  bien-voutii^ 
bien  reçu  ,  careffé  par-tout  ;  je  n'avois  pas 
un  ennemi ,  pas  un  malveuillant ,  pas  un 
envieux  ;  comme  on  ne  cherchoit  qu'à 
m'obliger ,  j'avois  fouvent  le  plaifir  d'obli- 
ger moi-même  beaucoup  de  monde;  6c 
fans  bien ,  fans  emploi ,  fans  fauteurs  ,  fans 
grands  talens  bien  développés  ni  bien  con- 
nus ,  je  jouifTois  des  avantages  attachés  à 
tout  cela ,  &  je  ne  voyois  perfonne  dans 
aucun  état  <,  dont  le  fort  me  parût  préfé- 
rable au  mien.  Que  me  manquoit-il  donc 
pour  être  heureux  ?  je  l'ignore  ;  mais  je 
fais  que  je  ne  l'étois  pas.  Que  me  manque- 
t-il  aujourd'hui  pour  être  le  plus  infortuné 
des  mortels  ?  rien  de  tout  ce  que  les  hom- 
mes ont  pu  mettre  du  leur  pour  cela.  Hé 
bien  !  dans  cet  état  déplorable  ,  je  ne  chan- 
gerois  pas  encore  d'être  &  de  dellinée  con- 
tre le  plus  infortuné  d'entr'eux,  &c  j'aime 
tencore  mieux  être  moi  dans  toute  ma  mi-' 
fere  que  d'être  aucun  de  ces  gens-là  dans 
toute  leur  profpérité.  Réduit  à  moi  feul , 
je  me  nourris.,  il  eft  vrai ,  de  ma  propre 
iubftance  ,  mais  elle  ne  s'épuife  pas  ;  je 
ane  fuffis  à  moi-même ,  quoique  je  rumine, 
pour  ainfi  dire ,  à  vide ,  &c  que  mon  ima- 


VII î'"^-  Promenade,  3S5 
gination  tarie  &  mes  idées  éteintes  ne  four- 
niffent  plus  d'alimens  à  mon  cœur.  Mon 
ame  offufquée ,  obllruée  par  mes  organes 
s'aiFaifle  de  jour  en  jour,  &  fous  le  poids 
de  ces  lourdes  maiîes  n'a  plus  aflez  de 
vigueur  pour  s'élancer  comme  autrefois 
hors  de  fa  vieille  enveloppe. 

C'efî:  à  ce  retour  fur  nous-mêmes  que 
nous  force  l'adverfité  ;  &  c'eft  peut-être 
là  ce  qui  la  rend  le  plus  infupportable  à  la 
plupart  des  hommes.  Pour  moi  ,  qui  ne 
trouve  à  me  reprocher  que  des  fautes  ,  j'en 
accufe  ma  foibleffe  &  je  me  confole  ,  car 
jamais  mal  prémédité  n'approcha  de  mon 
cœur. 

Cependant  ,  à  moins  d'être  ftupide  ^ 
comment  coctempler  un  moment  ma  fitua* 
tion  fans  la  voir  aulîi  horrible  qu'ils  l'ont 
rendue  ,  &  fans  périr  de  douleur  &  de 
défefpoir.  Loin  de  cela,  moi  le  plus  fen^ 
■fible  des  êtres ,  je  la  contemple  &  ne  m'en 
émeus  pas  ;  &  fans  combats  ,  fans  effort.'^ 
fur  moi-même ,  je  me  voiS  prefque  avec 
indifférence  dans  un  état  ci  ont  nul  autre 
homme  peut-être  ne  fupporteroit  Tafpetl 
ù:i'-  effroi. 

Comment  en  fiiis-je  venu  là  ?  car  j'étols 


3 §4  Les  Rêveries; 
bien  loin  de  cette  difpofîtion  pai{:bîe  aii 
premier  Ibupçon  du  complot  dont  j'étois 
enlacé  depuis  long-tems  ,  fans  m'en  être 
aucunement  apperçu.  Cette  découverte 
nouvelle  me  bouleverfa.  L'infamie  &  la 
trahifon  me  furprirent  au  dépourvu.  Quelle 
ame  honnête  eft  préparée  à  de  tels  gen- 
res de  peines  ?  Il  faudroit  les  mériter 
pour  les  prévoir.  Je  tombai  dans  tous  les 
pièges  qu'on  creufa  fous  mes  pas.  L'indi- 
gnation ,  la  fureur  ,  le  délire  s'emparèrent 
de  moi  :  je  perdis  la  tramontane.  Ma  tête 
fe  bouleverfa ,  &  dans  les  ténèbres  horri- 
bles où  l'on  n'a  cefTé  de  me  tenir  plongé  j 
je  n'apperçus  plus  ni  lueur  pour  me  con- 
duire ,  ni  appui  ,  ni  prife  où  je  puffe  mô 
tenir  ferme  ,  &  rcfifler  au  défefpoir  qui 
ïn*entraînoit. 

Comment  vivre  heureux  &  tranquille 
dans  cet  état  affreux  ?  J'y  fuis  pourtant  en- 
core &  plus  enfoncé  que  jamais  ,  &  j'y  ai 
retrouvé  le  calme  &  la  paix;  ôc  j'y  vis  heu- 
reux &  tranquille  ,  ôc  j'y  ris  des  incroya- 
bles tourmens  que  mes  pcrfécuteurs  fe 
donnent  fans  cefTe  ,  tandis  que  je  reile 
en  paix  ,  occupé  de  fleurs ,  d'étamines  &C 

d'enfantillages. 


V 1 1 1"^'^-  Promenade.    38^ 

d'enfantillages  ,  &  que  je   ne  fonge  pas 
même  à  eux. 

Comment  s'eft  fait  ce  paffage  ?  naturel- 
lement ,  iîifenfiblement  &  fans  peine.   La 
première  furprife  fut  épouvantable.    Moi 
qui  me  fentois  digne  d'amour  &  d'eftime  ; 
moi  qui  me  croyois  honoré  ,  chéri  comme 
je  méritois  de  l'être  ,  je  me  vis  traveili 
tout-d'un-coup  en  un  monftre  aifreux  tel 
qu'il  n'en  exifta  jamais.  Je  vois  toute  une 
génération  fe  précipiter  toute  entière  dans 
cette  étrange   opinion ,  fans  explication  , 
lans  doute ,  fans  honte  &  fans  que  je  puiffe 
parvenir  à  favoir  jamais  la  caufe  de  cette 
étrange   révolution.    Je  me  débattis  avec 
violence  &  ne  fis  que  mieux  m'enlacer.  Je 
vgiilus  forcer  mes  perfécuteurs  à  s'expli- 
quer avec  moi  ;  ils  n'av oient  garde.  Après 
m'être  long-tems  tourmenté  fans  fuccès  , 
il  fallut  bien  prendre  haleine.  Cependant 
j'efpérois  toujours ,  je  me  difois  :  un  aveu- 
glement fi  ftupide  ,  une  fi  abfurde  préven- 
tion ne  fauroit  gagner  tout  le  genre-hu- 
main. Il  y  a  des  hommes  de  fens  qui  ne 
partagent  pas  le  délire  ;  il  y  a  des  âmes 
juftes  qui  détellent  la  fourberie  &  les  traî- 
tres.  Cherchons  ,   je  trouverai  peut-être 
SuppUimnt.  Tome  IX.  B  b 


586  Les  Rêveries; 
enfin  un  homme  ;  fi  je  le  trouve ,  ils  fonf 
confondus.  J'ai  cherché  vainement;  je  ne 
l'ai  point  trouvé.  La  ligue  cft  univerlclle  , 
fans  exception,  fans  retour  ,  &  je  fuis  fur 
d'achever  mes  jours  dans  cette  affreufe 
profcription  ,  fans  jamais  en  pénétrer  le 
iiiyftere. 

Cefl  dans  cet  état  déplorable  qu'après 
çle  longues  angoiifes ,  au  lieu  du  défefpoir 
qui  fembloit  devoir  être  enfin  mon  par- 
tage ,  j'ai  retrouvé  la  férénité ,  la  tranquil- 
lité ,  la  paix ,  le  bonheur  même  ,  puifque 
chaque  jour  de  ma  vie  me  rappelle  avec 
plaifir  celui  de  la  veille ,  &  que  je  n'en 
(defire  point  d'autre  pour  le  lendemain. 

D'où  vient  cette  différence  ?  D'une  feule 
chcfe  ;  c'eft  que  j'ai  appris  à  porter  le  joug 
de  la  nécefîité  fans  murmure.  C'eft  que  je 
m'efforçois  de  tenir  encore  à  mille  chofes  , 
6c  que  toutes  ces  prifes  m'ayant  fucceiTive- 
ment  échappé  ,  réduit  à  moi  feul ,  j'ai  re- 
pris enfin  mon  afîiette.  PrefTé  de  tous  côtés 
je  demeure  en  équilibre  ,  parce  que  je  ne 
m'attache  plus  à  rien  ,  je  ne  m'appuye  que 
fur  moi. 

Quand  je  m'élevois  avec  tant  d'ardeur 
contre  l'opinion ,  je  portois  encQre  fou 


yiJJme.   p  R  o  M  E  N  A  D  E.       587 

5011g  fans  que  je  m'en  apperçuffe.  On  veut 
être  eftimé  des  gens  qu'on  eftime  ,  &  tant 
que  je  pus  juger  avantageufement  des  hom- 
mes ou  du  moins  de  quelques  hommes  , 
les  jugemens  qu'ils  portoient  de  moi  ne 
pouvoient  m'être   indiffirens.  Je  voyois 
que  fouvent  les  jugemens  du  public  font 
équitables  ,  mais  je  ne  voyois    pas  que 
cette  équité  même  étoit  l'effet  du  hafard , 
que  les  règles  fur  lefquelles  les  hommes 
fondent  leurs  opinions  ne  font  tirées  que 
de  leurs  paffions  ou  de  leurs  préjugés  , 
qui  en  font  l'ouvrage  ;  &  que  lors  même 
qu'ils  jugent  bien  ,  fouvent  encore  ces  bons 
jugemens  naiffent  d'un  mauvais  principe  , 
comme    lorfqu'ils   feignent  d'honorer  en 
quelque  fuccès  le  mérite  d'un  homme  , 
non  par  efprit  de  juftice  ,  mais  pour  fe 
donner  un   air  impartial  ,  en  calomniant 
tout  à  leur  aife  le  même  homme  fur  d'au- 
tres points. 

Mais ,  quand  après  de  û  longues  &  vai- 
nes recherches ,  je  les  vis  tous  refter  fans 
exception  dans  le  plus  inique  &  abfurde 
fyftême  que  l'efprlt  infernal  pût  inventer  ; 
quand  je  vis  qu'à  mon  égard  la  raifon  étoit 
Ij^nie  de  toutes  les  têtes ,  &  l'équité  de 

Bb  2 


388  Les  Rêveries;; 
tous  les  cœurs  ;  quand  je  vis  une  générai, 
tion  frépxétique  fe  livrer  toute  entière  à 
l'aveugle  fureur  de  fes  guides  contre  un 
infortuné  qui  jamais  ne  fît ,  ne  voulut ,  ne 
rendit  de  mal  à  perfonne  ;  quand  après 
avoir  vainement  cherché  un  homme ,  il 
fallut  éteindre  enfin  ma  lanterne  &  m'é- 
crier  :  il  n'y  en  a  plus  ;  alors  je  commen- 
çai à  me  voir  feul  fur  la  terre,  &  je  com- 
pris que  mes  contemporains  n'étoient  par 
rapport  à  moi ,  que  des  êtres  mécaniques , 
qui  n'agifToient  que  par  impulfion ,  &  dont 
je  ne  pouvois  calciner  l'aiiion  que  par  les 
loix  du  mouvement.  Quelque  intention  , 
quelque  pafTion  que  j'eufTe  pu  fuppofer 
dans  leurs  âmes  ,  elles  n'auroient  jamais 
.expliqué  leur  conduite  à  mon  égard  , 
d'une  façon  que  je  pufTe  entendre.  C'efl 
ainfi  que  leurs  difpofitions  intérieures  cef- 
ferent  d'être  quelque  chofe  pour  moi.  Je 
ne  vis  plus  en  eux  que  des  mafîes  diffé- 
remment mues ,  dépourvues  à  mon  égard 
de  toute  moralité. 

Dans  tous  les  maux  qui  nous  arrivent  , 
nous  regardons  plus  à  l'intention  qu'à 
l'effet.  Une  tuile  qui  tombe  d'un  toit  peut 
nous    blcffer    davantage  ,  mais  ne   nous 


VIII*"-   P  R  OP/IEN  ADE.      389 
navre  pas  tant  qu'une  pierre  lancée  à  deiîein 
par  une  main  malveuillante.  Le  coup  porte 
à   faux  quelquefois,    mais  l'intention   ne 
manque    jamais  fon  atteinte.  La  douleur 
matérielle  ei\  ce  qu'on  fent  le  moins  dans 
les    atteintes  de  la  fortune  ;  &  quand  les 
infortunés  ne  favent  à  qui  s'en  prendre  de 
leurs  malheurs  ,  ils  s'en  prennent  à  la  def- 
tinée  qu'ils  perfonnlfient  ,  &  à  laquelle  ils 
prêtent  des  yeux  &  une  intelligence  pour 
les  tourmenter  à  deffein.  C'eft  ainfi  qu'un 
joueur  dépité  par  fes  pertes ,  fe  met  en 
fureur  fans   favoir  contre  qui.  Il  imagine 
un  fort  qui  s'acharne  à  deffein  fur  lui  pour 
le   tourmenter  ,  &  trouvant  un  aliment  à 
fa  colère,  il  s'anime  &  s'enflamme  contre 
Tenneiui  qu'il  s'efl  créé.  L'homme  fage  qui 
ne  voit  dans  tous  les  malheurs  qui  lui  arri- 
vent que  les  coups  de  l'aveugle  nécefîlté  , 
n'a  point  ces  agitations  infenfces  ;  il  crie 
dans  fa  douleur ,  mais  fans  emportement , 
fans  colère,  il  ne  fcnt  du  mal  dont  il  efl 
la  proie  que   l'atteinte  matérielle  ;  &  les 
coups  qu'il  reçoit  ont  beau  bleffer  fa  per- 
fonne ,  pas  un  n'arrive  jufqu'à  fon  cœur. 
C'eft  beaucoup  que  d'en  être  venu  là  , 
mais  ce  n'eft  pas  tout.  Si  l'on  s*arrête  ,  c'ell 

Bb  5 


3  9©  Les  Rêveries, 
bien  avoir  coupé  le  mal ,  mais  c'eft  avoir 
laiiîé  la  racine.  Car  cette  racine  n'eft  pas 
dans  les  êtres  qui  nous  font  étrangers  , 
elle  eu  en  nous-mêines,  &  c'eft-i'à  qu'il 
faut  travailler  pour  l'arracher  tout-à-tait. 
Voilà  ce  que  je  fentis  parftiitement ,  dès 
^ue  je  commençai  de  revenir  à  moi.  Ma 
raifon  ne  me  montrant  qu'abfurdités  dans 
toutes  les  explications  que  je  cherchois 
à  donner  à  ce  qui  m'arrive  ,  je  com- 
pris que  les  caulcs  ,  les  inflrumens  ,  les 
moyens  de  tout  cela  m'étant  inconnus 
&  inexplicables  ,  dévoient  être  nuls  pour 
înoi;  que  je  devcis  regarder  tous  les  dé- 
tails de  ma  dtflinée  ,  comme  autant  d'ac- 
tes d'u-ie  pure  fatalité  où  je  ne  devois 
fuppofer  ni  direftion  ,  ni  intention,  ni 
caufe  morale  ;  qu'il  falloit  m'y  foumettre 
fans  raifonner  &  fans  regimber  parce  que 
cela  étoit  inutile  ;  que  tout  ce  que  j'avois 
à  faire  encore  fur  la  terre  étant  de  m'y. 
regarder  comme  un  être  purement  paffif, 
je  ne  devois  point  ufer  à  réfiflcr  inuti- 
lement à  ma  dellinée ,  la  force  qui  me 
reftoit  pour  la  fupporter.  Voilà  ce  que 
je  me  difois  ;  ma  raifon ,  mon  cœur  y 
acquiefçoient ,  &  néanmoins  je  fentois  ce 


V  î  I  r-'s.   P  R  o  M  E  N  A  DE.       3  9ï' 

cœur  iiuirinurer  encore.  D'où  venoit  ce 
murmure  ?  Je  le  cherchai ,  je  le  trouvai  ; 
il  venoit  de  l'amour-propre  qui  après 
s'être  indigné  contre  les  hommes ,  fe  lou- 
levoit  encore  contre  la  raifon. 

Cette  découverte  n'étoit  pas  fi  facile 
à  faire  qu'on  pourroit  croire  ,  car  un  in- 
nocent perlécuté  prend  long-tems  pour  un 
pur  amour  de  la  juitice  l'orgueil  de  foa 
petit  individu.  Mais  aufîi  la  véritable  fource 
une  fois  bien  connue  ,  eft  facile  à  tarir 
ou  du  moins  à  détourner.  L'eftime  de  foi- 
même  eu  le  plus,  grand  mobile  des  âmes 
£eres ,  l'amour-propre  fertile  en  illufions 
fe  déguife  &  fe  fait  prendre  pour  cette 
eflime  ;  mais  quand  la  fraude  enfin  fe  dé- 
couvre ,  &  que  l'amour-propre  ne  peut 
plus  fe  cacher  ,  dès- lors  il  n'efl  plus  à 
craindre  &  quoi  qu'on  l'étouffé  avec  peine, 
on  le  fubjugue  au  moins  ailcment. 

J^  n'eus  Jamais  beaucoup  de  pente  à 
l'amour-propre.  Mais  cette  paffion  fa£iice 
s'étoit  exaltée  en  moi  dans  le  monde,  &C 
fur-tout  quand  je  fus  auteur  ;  j'en  avois 
peut-être  encore  moins  qu'un  autre,  mais 
j'en  avois  prodigieufcment.  Les  terribles 
leçons   que  j'ai  reçues  l'ont  bientôt  ren» 

Bb  4 


392.  Les   Rêveries, 

fermé  dans  ies  premières  bornes  ;  il  com- 
mença par  fe  révolter  contre  l'injiiftice  , 
mais  il  a  fini  par  la  dédaigner  :  en  fe 
repliant  ilir  mon  ame  ,  en  coupant  les  rela- 
tions extérieures  qui  le  rendent  exigeant , 
en  renonçant  aux  comparaifons ,  aux  pré- 
férences ,  il  s'eft  contenté  que  je  fufle  bon 
pour  moi  ;  alors  redevenant  amour  de 
moi-même  ,  il  eu  rentré  dans  l'ordre  de 
la  nature  ,  6c  m'a  délivré  du  Joug  de 
l'opinion. 

Dçs-lors  j'ai  retrouvé  la  paix  del'ame  , 
&  pi-eique  la  félicité.  Car  dans  quelque 
fituation  qu'on  fe  trouve ,  ce  n'eft  que 
par  lui  qu'on  eft  conflamment  malheu- 
reux. Quand  il  fe  tait ,  &  que  la  raifon 
parle  ,  elle  nous  confole  enfin  de  tous  les 
maux  qu'il  n'a  pas  dépendu  de  nous  d'é- 
viter. Elle  les  anéantit  môme  autant  qu'ils 
n'agiffent  pas  im^médiatement  fur  nous  ; 
car  on  eft  fur  alors  d'éviter  leurs  plus 
poignantes  atteintes  ec  ceflant  de  s'en  oc- 
cuper. Ils  ne  font  rien  pour  celui  qui  n'y 
penfe  pas.  Les  offenfes^,  les  vengeances , 
les  paffc-droits,  les  outrages,  les  injuftices 
ne  font  rien  pour  celui  qui  ne  voit  dans 
les  maux  qu'il  endure  ,  que  le  mal  même 


VII I»"*-  Promenade.    393 

8c  non  pas  l'intention  ;  pour  celui  dont 
la  place  ne  dépend  pas  dans  fa  propre 
eftime  de  celle  qu'il  plaît  aux  autres  de 
lui  accorder.  De  quelque  façon  que  les 
hommes  veuillent  me  voir ,  ils  ne  fau- 
roient  changer  mon  être  ,  &  malgré  leur 
puifTance  &  malgré  toutes  leurs  fourdes 
intrigues  ,  je  continuerai,  quoi  qu'ils  £a{~ 
fent  ,  d'être  en  dépit  d'eux  ce  que  je  fuis. 
il  eu  vrai  que  leurs  difpofitions  à  mon 
égard  influent  fur  ma  iituation  réelle.  La 
barrière  qu'ils  ont  mife  entr'eux  &  moi, 
m'ôte  toute  reflburce  de  fubfiftance  & 
d'afîiftance  dans  ma  vieillefTe  &  mes  be- 
foins.  Elle  me  rend  l'argent  même  inutile , 
puifqu'il  ne  peut  me  procurer  les  fer'vi- 
ces  qui  me  font  nécefiaires  ,  il  n'y  a  plus 
ni  commerce  ni  fecours  réciproque,  ni 
correfpondance  entr'eux  &  moi.  Seul  au 
milieu  d'eux  ,  je  n'ai  que  moi  feul  pour 
refTource  ,  &  cette  rcffource  eft  bien  foi- 
ble  à  mon  âge  &  dans  l'état  où  je  fuis. 
Ces  maux  font  grands ,  mais  ils  ont  perdu 
fur  moi  toute  leur  force  ,  depuis  que  j'ai 
fu  les  fupporter  fans  m'en  irriter.  Les 
points  où  le  vrai  befoin  fe  fait  fentir  font 
toujours  rares.  La  pj"c voyance  &  l'ima- 


394        Les  Rêveries; 

gination  les  multiplient ,  &  c'eft  par  cette 
continuité  de  fentiment  qu'on  s'inquiète 
&  qu'on  fe  rend  malheureux.  Pour  moi 
j'ai  beau  favoir  que  je  foufFrirai  demain  , 
il  me  fuffit  de  ne  pas  fouffrir  aujour- 
d'hui pour  être  tranquille.  Je  ne  m'affefte 
point  du  mal  que  je  prévois  ,  mais  feule- 
ment de  celui  que  je  fens  &  cela  le  ré- 
duit à  très-peu  de  chofe.  Seul ,  malade  & 
délarfîé  dans  mon  lit  ,  j'y  peux  mourir 
d'indigence  ,  de  froid  &  de  faim  ,  fans 
que  perfonne  s'en  mette  en  peine.  Mais 
qu'importe  fi  je  ne  m'en  mets  pas  err 
peine  moi-même  ,  &  fi  je  m'affede  aufîî 
peu  que  les  autres  de  mon  deflin  quel 
qu'il  foit.  N'eft  -  ce  rien  fur  -  tout  à  mon 
âge  que  d'avoir  appris  à  voir  la  vie  èc 
la  mort,  la  maladie  &  la  fanté  ,  la  ri- 
chefTe  &  la  mifere  ,  la  gloire  &  la  diffa- 
mation avec  la  même  indifférence  ?  Tous 
les  autres  vieillards  s'inquiètent  de  tout  ; 
moi  je  ne  m'inquiète  de  rien  ;  quoi  qu'il 
puiffc  arriver  tout  m'eff  indifférent,  & 
cette  indifférence  n'eff  pas  l'ouvrage  de 
ma  fageffe  ,  elle  eft  celui  de  mes  ennemis  ; 
&  devient  une  compcnfition  des  maux 
qu'ils  me  font.  En  me  rendant  infenfibl^ 


V I î î'"*^-  Promenade.  395 
â  l'adverfité  ,  ils  m'ont  fait  plus  de  bien  , 
que  s'ils  m'eufTent  épargné  fes  atteintes. 
En  ne  l'éprouvant  pas  je  pouvois  toujours 
la  craindre ,  au  lieu  qu'en  la  iiibjuguant , 
je   ne   la   crains  plus. 

Cette  dilpofition  me  livre ,  au  milieu 
des  traverfes  de  ma  vie ,  à  l'incurie  de 
mon  naturel ,  prefque  aufTi  pleinement  que 
fi  je  vivois  dans  la  plus  complète  prof^ 
périté.  Hors  les  courts  momens  011  je 
fuis  rappelle  par  la  préfence  des  objets 
aux  plus  douloureufes  inquiétudes ,  tout 
le  refte  du  tems  ,  livré  par  mes  penchans 
aux  aâcftions  qui  m'attirent,  mon  cœur 
fe  nourrit  encore  des  fentimens  pour  lef- 
quels  il  étoit  né ,  &  j'en  jouis  avec  les 
êtres  imaginaires  qui  les  produifent ,  & 
qui  les  partagent ,  comme  û  ces  êtres  exif- 
toient  réellement.  Ils  exiflent  pour  moi 
qui  les  ai  créés ,  &  je  ne  crains  ni  qu'ils 
me  trahiffent  ni  qu'ils  m'abandonnent.  Ils 
dureront  autant  que  mes  malheurs  mêmes 
&  fuffiront  pour  me  les  faire  oublier. 

Tout  me  ramené  à  la  vie  hcureufe  & 
douce  pour  laquelle  j'étois  né  ;  je  pafie 
les  trois  quarts  de  ma  vie  ,  ou  occupé 
d'objets  inftrudifs  &  même  agréables  aux- 


39^        Les    Rêveries; 
quels  je   livre  avec   délices   mon   efpnt 
&  mes  fen§  ;    ou  avec  les  enfans  de  mes 
fantailies  que  j'ai  créés  félon   mon  cœur , 
&  dont  le   commerce  en  nourrit  les  fen- 
timens  ,  ou    avec  moi  feul ,  content  de 
moi-même   &  déjà  plein  du  bonheur  que 
je   fens  m'être  dû.   En  tout  ceci  l'amour 
de  moi-m.ôme  fait  toute  l'œuvre  ,  l'amour- 
propre  n'y  entre  pour  rien.  Il  n'en  eft  pas 
ainfi  des  trilles  momens  que  je  paffe  en- 
core au   milieu  des  hommes  ,   jouet  de 
leurs    careffcs  traîtrefles  ,  de  leurs  com- 
plimens  empoulés  &   dérifoires  ,  de  leur 
mielleufe  mahgnité.  De  quelque  façon  que 
je   m'y  fuis  pu   prendre,  l'amour-propre 
alors  fait  fon  jeu.   La  haine  &  l'animo- 
fité   que   je  vois    dans   leurs   cœurs  ,    à 
travers  cette  grofiiere  enveloppe ,  déchi- 
rent le  mien  de  douleur  ,  &  l'idée  d'être 
ainfi   fottemenî  pris  pour  dupe  ajoute  en- 
core à  cette  douleur  un  dépit  très-pué- 
rile ,  fruit  d'un  fot  amour-propre  dont  je 
fens  toute  la  bêtife ,  mais  que  je  ne  puis 
fubjuguer.  Les  efforts  que   j'ai   faits  pour 
m'aguerrir  à  ces  regards  infultans  &  mo- 
queurs ,   font  incroyables.   Cent  fois  j'ai 
paffé  par  les  promenades  publiques  &  pai- 


Vllïme,  Promenade.  397 
les  lieux  les  plus  fréquentés ,  dans  l'uni- 
que deffein  de  m'exercer  à  ces  cruelles. 
luttes.  Non-feulement  je  n'y  ai  pu  par- 
yenir ,  mais  je  n'ai  même  rien  avancé  , 
&  tous  mes  pénibles  mais  vains  efforts 
m'ont  laiffé  tout  auffi  facile  à  troubler  , 
à  navrer  ,  &  à  indigner  qu'auparavant. 

Dominé  par  mes  fens ,  quoi  que  je  puifle 
faire  ,  je  n'ai  jamais  fu  réfifter  à  leurs  im- 
prefïïons  ,  &  tant  que  l'objet  agit  fur  eux , 
mon  cœur  ne  ceffe  d'en  être  afîedlé  ;  mais 
ces  affedions  paffageres  ne  durent  qu'au- 
tant que  la  fenfation  oui  les  caufe.  La  pré- 
fence  de  l'homme  haineux  m'affefte  vio-^ 
lemment;mais  fi-tôt  qu'il  difparoît,  l'im- 
prefTion  ceffe  ;  à  l'inftant  que  je  ne  le  vois 
plus  ,  je  n'y  penfe  plus.  J'ai  beau  favoir 
qu'il  va  s'occuper  de  moi ,  je  ne  faurois 
m'occuper  de  lui.  Le  mal  que  je  ne  fens 
point  aftuellement  ne  m'affefte  en  aucune 
forte  ,  le  perfécuteur  que  je  ne  vols  point 
eft  nul  pour  moi.  Je  fens  l'avantage  que 
cette  pofition  donne  à  ceux  qui  difpofent 
de  ma  dcftinée.  Qu'ils  en  difpofent  donc 
tout  à  leur  aifc.  J'aime  encore  mieux  qu'ils 
me  tourmentent  fans  réfiflance  ,  que  d'être 
forcé  de  penfer  à  eux  pour  me  garantir  de 
leurs  coups. 


39^        Les   Rêveries; 

Cette  action  de  mes  fens  fur  mon  cœur 
fait  le  feul  tourment  de  ma  vie.  Les  lieux 
où  Je  ne  vois  perfonne  ,  je  ne  penfe  plus 
à  ma  deftinée.  Je  ne  la  fens  plus  ,  je  ne 
fouffre  plus.  Je  fuis  heureux  &  content  fans 
diverfion  ,  fans  obftacle.  Mais  j'échappe 
rarement  à  quelque  atteinte  fenfible  %  6c 
îorfque  j'y  penfe  le  moins  ,  un  gelle  ,  un 
regard  finiiire  que  j'apperçois  ,  un  mot  en- 
venimé que  j'entends ,  un  malveuillant  que 
je  rencontre  fuffit  pour  me  boule verfer. 
Tout  ce  que  je  puis  faire  en  pareil  cas  eft 
d'oublier  bien  vite  &  de  fuir.  Le  trouble 
de  mon  cœur  difparoît  avec  l'objet  qui  l'a 
caufé  ,  &  je  rentre  dans  le  calme  aufîi-tôt 
que  je  fuis  feul.  Ou  fi  quelque  chofe  m'in- 
quiète, c'eft  la  crainte  de  rencontrer  fur 
mon  paflage  quelque  nouveau  fujet  de 
douleur.  C'eft-là  ma  feule  peine  ;  mais 
elle  fuffit  pour  altérer  mon  bonheur.  Je 
loge  au  milieu  de  Paris.  En  fortant  de  chez 
moi  je  foupire  après  la  campagne  &  la 
folitude  ;  mais  il  faut  l'aller  chercher  fi  loin 
qu'avant  de  pouvoir  refpirer  à  mon  aife  , 
je  trouve  en  mon  chemin  mille  objets  qui 
me  ferrent  le  cœur,  &  la  moitié  de  la  jour- 
née fe  pafle  en  angoifl"es ,  avant  que  j'aye 


Vïtlrne.  Promenade.  39^» 
atteint  l'afyle  que  je  vais  chercher.  Heu- 
reux du  moins  quand  on  me  laiffe  achever 
ma  route.  Le  moment  oh  j'échappe  au  cor- 
tège des  méchans  eft  délicieux;  &  fi-tôt 
que  je  me  vois  fous  les  arbres,  au  milieu 
de  la  verdure,  je  crois  me  voir  dans  le 
paradis  terreftre,  &  je  goûte  un  pJaifir 
interne  aufTi  vif  que  fi  j'étois  le  pUis  heu- 
reux des  mortels. 

Je  me  fouviens  parfaitement  que  durant 
nies  courtes  profpérités ,  ces  mêmes  pro- 
menades folitaires  qui  me  font  aujourd'hui 
fi  dehcieufes  ,   m'étoient  infipides    &  en- 
nuyeufes.   Quand  j'étois  chez  quelqu'un  à 
la  campagne  ,  le  befoin  de  faire  de  l'exer- 
cice &  de  refpirer  le  grand  air,  me  fai- 
foit    fouvent  fortir  feul ,  &  m'échappant 
comme  un  voleur  ,  je  m'allois  promener 
dans  le  parc  ou   dans  la  campagne.  Mais 
lom  d'y  trouver  le  calme  heureux  que  j'y 
goûte  aujourd'hui ,  j'y  portois  l'agitation 
des  vaines  idées    qui    m'avoient    occupé 
dans  le  falon  ;  le  fouvenir  de  la  compagnie 
que  j'y  avois  laiffée  m'y  fuivoit.  Dans  Ja 
folitude,  les  vapeurs  de  l'amour-propre 
&  le  tumulte  du  monde  ternifTolent  à  mes 
yeux  la  fraîcheur  des  bofquets,  &  trou- 


400  Les  Rêveries; 
bloient  la  paix  de  la  retraite.  J'avois  beaii. 
fuir  au  fond  des  bois  ,  une  foule  impor- 
tune m'y  fuivoit  par-tout ,  &  voiloit  pouf, 
moi  toute  la  nature.  Ce  n'eft  qu'après  m'ê- 
tre  détaché  des  paffions  fociales  &  de  leur 
trifte  cortège ,  que  je  l'ai  retrouvée  avec 
tous  (es  charmes. 

Convaincu  de  rimpoflibilité  de  contenir 
ces  premiers  mouvemens  involontaires  , 
j'ai  cefle  tous  mes  efforts  pour  cela.  Je 
laiffe  à  chaque  atteinte  mon  fang  s'allumer , 
la  colère  &  l'indignation  s'emparer  de  mes 
fens  ;  je  cède  à  la  nature  cette  première 
explofion  que  toutes  mes  forces  ne  pour- 
roient  arrêtier  ni  fufpendre.  Je  tâche  feu- 
lement d'en  arrêter  les  fuites  avant  qu'elle 
ait  produit  aucun  effet.  Les  yeux  étince- 
lans ,  le  feu  du  vifage ,  le  tremblement  des 
membres  ,  les  fuffocantes  palpitations  , 
tout  cela  tient  au  feul  phyfique  ,  &  le  rai- 
fonnement  n'y  peut  rien.  Mais  après  avoir 
laiffé  faire  au  naturel  fa  première  explo- 
fion*, l'on  peut  redevenir  fon  propre  maî- 
tre en  reprenant  peu-à-peu  fes'  fens  ;  c'eil. 
ce  que  j'ai  tâché  de  faire  long-tcms  fans 
fuccès,  mais  enfin  plus  heureufement;  & 
ceffant  d'employer  ma  force  en  vaine  ré- 

filhmce  ,' 


Yllime.   Pro  MÈN  AD  E.      401 

fiftance ,  j'attends  le  moment  de  vaincre 
en  laiffant  agir  ma  raifon  ,  car  elle  ne  me 
parle  que  quand  elle  peut  fe  faire  écouter. 
Eh  !  que  dis-je  ,  hclas  !  ma  raifon  ?  j'aurois 
grand  tort  encore  de  lui  faire  l'honneur 
de  ce  triomphe  ,  car  elle  n'y  a  gueres  de 
part  ;  tout  vient  également  d'un  tempéra- 
ment verfatile  qu'un  vent  impétueux  agite  ^ 
mais  qui  rentre  dans  le  calme  à  l'itiilant 
que  le  vent  ne  foufîle  plus;  c'efl:  mon  na- 
turel ardent  qui  m'agite ,  c'efl  mon  naturel 
indolent  qui  m'appaife.  Je  cède  à  toutes 
les  impulfions  préfentes  ^  tout  choc  me 
donne  un  mouvement  vif  &  court  ;  fi-tôt 
qu'il  n*y  a  plus  de  choc ,  le  mouvement 
ceffe,  rien  de  comm.uniqué  ne  peut  fe 
prolonger  en  moi.  Tous  les  événemens  de 
la  fortune ,  toutes  les  machines  des  hom- 
mes ont  peu  de  prife  fur  un  homme  ainiî 
conftitué.  Pour  m'affcdicr  de  peines  dura- 
bles, il  faudroit  que  rimprcffion  fe  renou- 
vellât  à  chaque  inftant.  Car  les  intervalles, 
quelque  courts  qu'ils  foient ,  fuffifent  pour 
me  rendre  à  moi-même.  Je  fuis  ce  qu'il 
plaît  aux  hommes  tant  qu'ils  peuvent  agir 
fur  mes  fens ,  mais  au  premier  inftant  de 
relâche ,  je  redeviens  ce  que  la  nature  a 
Supplément.  Tome  IX,         Ce 


40X  Les  Rêveries^ 
voulu  ;  c'eft-Ià  ,  quoiqu'on  puiffe  faire  ^ 
mon  état  le  plus  confiant ,  &  celui  par 
lequel ,  en  dépit  de  la  deflinée ,  je  goûte  un 
bonheur  pour  lequel  je  me  fens  conflitué. 
J'ai  décrit  cet  état  dans  une  de  mes  rêve- 
ries ;  il  me  convient  fi  bien  que  je  ne 
deiire  autre  chofe  que  fa  durée  ,  &  ne 
crains  que  de  le  voir  troubler.  Le  mal  que 
m'ont  fait  les  hommes  ne  me  touche  en 
aucune  forte  ;  la  crainte  feule  de  celui  qu'ils 
peuvent  me  faire  encore  efl  capable  de 
m'agiter  ;  mais  certain  qu'ils  n'ont  plus  de 
nouvelle  prife  par  laquelle  ils  puifTent 
m'aifefter  d'un  fentiment  permanent,  je 
me  ris  de  toutes  leurs  trames  ,  &  je  jouis 
de  moi-même  en  dépit  d'eux. 


NEUVIEME  PROMENADE, 

i_jE  bonheur  eft  un  état  permanent  qui 
ne  femble  pas  fait  ici-bas  pour  l'homme. 
Tout  eft  fur  la  terre  dans  un  fiux  continuel 
qui   ne   permet  à  rien    d'y"  prendre    une 
forme   conilante.  Tout  change  autour  de 
nous.  Nous  changeons    nous-mêmes  ,  & 
nul  ne  peut  s'afliirer  qu'il  aimera  demain 
ce  qu'il  aime  aujourd'hui.   Ainfi  tous  nos 
projets  de  félicité  pour  cette  vie  font  des 
chimères.  Frontons  du  contentement  d'ef- 
prit  quand  il  vient  ,  gardons-nous  de  l'é- 
loigner^ par  notre  faute ,  mais  ne  faifons  pas 
des    projets    pour   l'enchaîner ,   car    ces 
projets-là  font  de  pures  foxies.  J'ai  peu  vu 
d'hommes  heureux ,  peut-être  point  :  mais 
j'ai  fouvent  vu  des  cœurs  conîens  ,   &  de 
tous    les  objets    qui   m'ont   frappé    ç'çil: 
celui  qui  m'a  le  plus  contenté  moi-mônjeé 
Je    croij    que   c'eft  une    fuite    naturelle 
du  pouvoir  des  fenfations  fur  mes  fenti- 
mens  liitcracs.  Le  bonheur  n'a  point  d'en- 
feigne    CTvtérieure  ;  pour  le   connoître   il 
faudroit   Lire   dans  le  cœur   de  l'homme 
heureux  ;  mais  le  contentement  fe  lit  dans 

C  C    2 


404  Les  Rêveries,^ 
les  yeux  ,  dans  le  maintien  ,  dans  l'accent , 
dans  la  démarche ,  &  femble  fe  communi- 
quer à  celui  qui  l'apperçoit.  Eft-il  une 
jouifTance  plus  douce  que  de  voir  un  peuple 
entier  fe  livrer  à  la  joie  un  jour  de  fête  , 
&  tous  les  cœurs  s'épanouir  aux  rayons 
expanlifs  du  plaiiir  qui  paffe  rapidement , 
mais  vivement,  à  travers  les  nuages  de 

la  vie? 

Il  y  a  trois  jours  que  M.  P.  vint  avec 
un  empreflement  extraordinaire,  me  mon- 
trer l'éloge  de  Mde.  GeofFrin  par  M.  D. 
La  lefture  fut  précédée  de  longs  &  grands 
éclats  de  rire  liir  le  ridicule  néologifme  de 
cette  pièce ,  &  fur  les  badins  jeux  de  mots 
dont  il  la  diibit  remplie.  Il  commença  de 
lire  en  riant  toujours.  Je  l'écoutois  d'un 
férieux  qui  le  calma ,  &  voyant  que  je  ne 
l'imitois  point ,  il  ceffa  enfin  de  rire.  L'ar- 
ticle le  plus  long  ck  le  plus  recherché  de 
cette  pièce  ,  rouloit  fur  le  plaifir  que  pre- 
ndit  Mde.  GeofFrin  à  voir  les  enfans  &c  à 
les  faire  caufer.  L'auteur  tiroit  avec  raifon 
de  cette  difpofition  une  preuve  de  bon 
naturel.  Mais  il  ne  s'arrêtoit  pas  là ,  &  il 
accufolt  décidément  de  mauvais  naturel  6c 
de  méchanceté,  tous  ceux  qui  n'avoient 


î  X™^-  Promenade;  40  J 
|5as  îe  même  goût ,  au  point  de  dire  que 
il  ron  interrogeoit  là-defTus  ceux  qu'on 
mené  au  gibet  ou  à  la  roue ,  tous  convien- 
droient  qu'ils  n'avoient  pas  aimé  les  en- 
fans.  Ces  affertions  faifoient  un  effet  fin- 
gulier  dans  la  place  011  elles  étoient.  Sup- 
pofant  tout  cela  vrai ,  étoit-ce  là  l'occafion 
de  le  dire ,  &  fallcit-il  fouiller  l'éloge  d'une 
femme  eftimable  des  images  de  fupplice  ôi 
de  malfaiteurs  ?  Je  compris  aifément  le 
motif  de  cette  affectation  vilaine  ,  &  quand 
M.  P.  eut  fini  de  lire  ,  en  relevant  ce  qui 
m'avoit  paru  bien  dans  l'éloge  ,  j'ajoutai 
que  l'auteur  en  l'écrivant  avoit  dans  le 
cœur  moins  d'amitié  que  de  haine. 

Le  lendemain  ,  le  tems  étant  affez  beau 
quoique  froid  ,  j'allai  faire  une  courfe  juf* 
qu'à  l'Ecole  militaire ,  comptant  d'y  trou- 
ver des  moufles  en  pleine  fleur  ;  en  allant 
je  revois  fur  la  vifite  de  la  veille,  &  fur 
l'écrit  de  M.  D.  oii  je  penfols  bien  que  le 
placage  épifodique  n'avoit  pas  écc  mis  fans 
defl"cin ,  &  la  feule  affe£lation  de  m'appor- 
ter  cette  brochure ,  à  moi ,  à  qui  l'on  cache 
tout ,  m'apprenoit  affez  quel  en  étoit  l'ob- 
jet. J'avois   mis  mes  enfans    aux  enfans- 
trouvés.  C'en  étoit  alfez  pour  m'avoir  tra- 

C  c  3 


4o6        Les   Rêveries, 

vefti  en  père  dénaturé  ;  &  de-là  en  éten- 
dant &  careflknt  cette  idée ,  on  en  avoit 
peu-à-peu  tiré  la  conléquence  évidente  que 
je  haïffois  les  entans  ;  en  fuivant  par  la 
penfée  la  chaîne  de  ces  gradations  ,  j'ad- 
mirois  avec  quel  art  l'induilrie  humaine 
fait  changer  les  chofes  du  blanc  au  noir. 
Car  je  ne  crois  pas  que  jamais  homme  ait 
plus  aimé  que  moi  à  voir  de  petits  bam- 
bins folâtrer  &  jouer  cnfemble  ,  èc  fou- 
vent  dans  la  rue  &  aux  promenades  je 
m'arrête  à  regarder  leur  efpiéglerie^  leurs 
petits  jeux  avec  un  intérêt  que  je  ne  vois 
partager  à  perfonne.Le  jour  même  où  vint 
M.  P.  une  heure  avant  fa  vifite ,  j'avois  eu 
celle  des  deux  petits  du  SoufToi  les  plus 
jeunes  enfans  de  mon  hôte  ,  dont  l'aîné 
peut  avoir  fept  ans.  Ils  étoient  venus 
m'embraffer  de  û  bon  cœur,  &  je  leur 
avois  rendu  fi  tendrement  leurs  careiies  ^ 
que  malgré  la  difparité  des  âges ,  ils  avoient 
paru  fe  plaire  avec  moi  iincérem.ent  ;  & 
pour  moi  j'étors  tranfporté  d'aife  de  voir 
que  ma  vieille  figure  ne  les  avoit  pas  re- 
butés ;  le  cadet  même  paroiffoit  venir  à 
moi  fi  volontiers  que ,  plus  enfant  qu'eux  , 
je  me  fentois  attacher  à  lui  déjà  par  pré- 


I X*"S'  Promenade.  407 
férence  ,  &  je  le  vis  partir  avec  autant  de 
regret  que  s'il  m'eût  appartenu. 

Je  comprends  que  le  reproche  d'avoir 
mis  mes  enfans  aux  enfans-trouvés  a  faci- 
lement dégénéré,  avec  un  peu  de  tour- 
nure, en  celui  d'être  un  père  dénaturé  & 
de  haïr  les  enfans.  Cependant,  il  efl  fur 
que  c'ell  la  crainte  d'une  deiiinée  pour 
eux  mille  fois  pire  ,  &  prefque  inévitable 
par  toute  autre  voie  ,  qui  m'a  le  plus  dé- 
terminé dans  cette  démarche.  Plus  indiffé- 
rent fur  ce  qu'ils  deviendroient ,  &  hors 
d'état  de  les  élever  moi-même ,  il  aurolt 
fallu ,  dans  ma  Htuation ,  les  laiiTer  élever 
par  leur  mère  qui  les  auroit  gâtés ,  &  par 
fa  famille  qui  en  auroit  fait  des  monftres. 
Je  frémis  encore  d'y  penfer.  Ce  que  Maho- 
met fit  de  Seide  n'ell  rien  auprès  de  ce 
qu'on  auroit  fait  d'eux  à  mon  égard ,  & 
les  pièges  qu'on  m'a  tendus  là-defTus  dans 
la  fuite ,  me  confirment  alTez  que  le  pro- 
jet en  avoit  été  formé.  A  la  vérité  j'étois 
bien  éloigné  de  prévoir  alors  ces  trames 
atroces  :  mais  je  favois  que  l'éducation 
pour  eux  la  moins  périllcufe  étoit  celle 
des  enfans-trouvés  ;  &  je  les  y  mis.  Je  le 
ferois  encore ,  avec  bien  moins  de  doute 

Ce  4 


"40?        Les   Rêveries^ 
aufli ,  fi  la  chofe  étoit  à  faire ,  &  je  fais 
bien  que  nul  père  n'eil  plus  tendre  que  je 
l'aurois  été  pour  eux  ,  pour  peu  que  l'ha- 
bitude eut  aidé  la  nature. 

Si  j'ai  fait  quelque  progrès  dans  la  con- 
noiffance  du  cœur  humain,  c'efl:  le  plaiHy 
que  j'avois  à  voir  &c  obferver  les  enfans 
qui  m'a  valu  cette  connoiffance.  Ce  même 
pldifir  dans  ma  jeuneiTe  y  a  mis  une  e{J3ece 
d'obflacle  ,  car  je  jouois  avec  les  enfans  û 
gaîment  &  de  fi  bon  cœur  que  je  ne  fon- 
geois  gueres  à  les  étudier.  Mais  quand  en 
vieilliflant  j'ai  vu  que  ma  figure  caduque 
les  inquiétoit,  je  me  fuis  abllenu  de  les 
importuner  ;  j'ai  mieux  aimé  me  priver 
d'un  plaifir  que  de  troubler  leur  joie  ,  & 
content  alors  de  me  fatisfaire  en  regardant 
leurs  jeux  &  tous  leurs  petits  manèges  , 
j'ai  trouvé  le  dédommagement  de  mon  fa- 
crifîce  dans  les  lumières  que  ces  obferva- 
tions  m'ont  fait  acquérir  fur  les  premiers 
Se  vrais  mouvemens  de  la  nature  ,  auxquels 
tous  nos  favans  ne  connoiffent  rien.  J'ai 
configné  dans  mes  écrits  la  preuve  que  je 
m'étois  occupé  de  cette  recherche ,  trop 
foigneufement  pour  ne  l'avoir  pas  faite 
avec   plaifir  ,  &c   ce  feroit  affurément  la 


IX"ie-  Promenade;  40^ 
chofe  du  monde  la  plus  incroyable  que 
l'Hcloiie  &  l'Emile  fuffent  l'ouvrage  d'un 
homme  qui  n'aimoit  pas  les  enfans. 

Je  n'eus  jamais  ni  préfence  d'efprit ,  m' 
facilité  de  parler  ;  mais  depuis  mes  mal- 
heurs ma  langue  &  ma  tête  fe  font  de  plus 
en  plus  embarraffées.  L'idée  &  le  mot 
propre  m'échappent  également,  &  rien 
n'exige  un  meilleur  difcernement  &  un 
choix  d'exprefîions  plus  juftes  que  les  pro- 
pos qu'on  tient  aux  enfans.  [Ce  qui  aug- 
mente encore  en  moi  cet  embarras ,  efl 
l'attention  des  écoutans ,  les  interprétations 
&  le  poids  qu'ils  donnent  à  tout  ce  qui 
part  d'un  homme  qui ,  ayant  écrit  expreA 
fément  pour  les  enfans ,  efl  fuppofé  ne 
devoir  leur  parler  que  par  oracles.  Cette 
gêne  extrême  &  l'inaptitude  que  je  me  fens 
me  trouble,  me  déconcerte,  &  je  ferois 
bien  plus  à  mon  aife  devant  un  Monarque 
d'Afie  que  devant  un  bambin  qu'il  faut 
faire  babiller. 

Un  autre  inconvénient  me  tient  main- 
tenant plus  éloigné  d'eux  ,  &  depuis  mes 
malheurs  je  les  vois  toujours  avec  le  même 
plaifir,  mais  je  n'ai  plus  avec  eux  la  même 
familiarité.  JLcs  enfans  n'aiment  pas  la  vieil- 


4io  Les  Rêveries; 
lefle.  L'afpeâ:  de  la  nature  défaillante  eft 
hideux  à  leurs  yeux.  Leur  répugnance  que 
j'apperçois  me  navre  ,  &  J'aime  mieux 
m'abilenir  de  les  carciTer  ,  que  de  leur 
donner  de  la  gêne  ou  du  dégoût.  Ce  mo- 
tif qui  n'agit  que  fur  les  âmes  vraiment 
aimantes  ,  efl:  nul  pour  tous  nos  dodeurs 
&  doftoreffes.  Mde.  GeofFrin  s'embarral- 
foit  fort  peu  que  les  enfans  euffent  du 
plaifir  avec  elle  ,  pourvu  qu'elle  en  eût 
avec  eux.  Mais  pour  moi  ce  plaifir  eu  pis 
que  nul  ;  il  efl  négatif  quand  il  n'eil:  pas 
partagé ,  &  je  ne  fuis  plus  dans  la  fituatioii 
ni  dans  l'âge  oii  je  voyois  le  petit  cœur 
d'un  enfant  s'épanouir  avec  le  mien.  Si 
cela  pouvoit  m'arriver  encore  ,  ce  plaiiir 
devenu  plus  rare  n'en  feroit  pour  moi  que 
plus  vif  ;  je  l'éprouvois  bien  l'autre  matin 
par  celui  que  je  prenois  à  carefîer  les 
petits  du  Souffoi ,  non  -  feulement  parce 
que  la  Bonne  qui  les  conduifoit  ne  m'en 
impofoit  pas  beaucoup  ,  &  que  je  fentois 
moins  le  befoin  de  m^écouter  devant  elle  ; 
mais  encore  parce  que  l'air  jovial  avec 
lequel  ils  m'abordèrent  ne  les  quitta  point, 
èc  qu'ils  ne  parurent  ni  fe  déplaire  ni  s'en- 
nuyer avec  moi. 


IX^e.  Promenade.      411 

Oh  !  {1  j'avois  encore  quelques  momens 
de  pures  carefles  qui  vinffent  du  cœur  , 
ne  fût-ce  que  d'un  enfant  encore  en  ja- 
quette ,  û  je  pouvois  voir  encore  dans 
quelques  yeux  la  joie  &  le  contentement 
d'être  avec  moi ,  de  combien  de  maux  &c 
de  peines  ne  me  dédommageroient  pas  ces 
courts  mais  doux  épanchemens  de  mon 
cœur  ?  Ah  !  je  ne  ferois  pas  obligé  de 
chercher  parmi  les  animaux  ,  le  regard  de 
la  bienveillance  qui  m'efl  déformais  re- 
fufé  parmi  les  humains.  J'en  puis  juger  fur 
bien  peu  d'exemples,  m.ais  toujours  chers 
à  mon  fouvenir.  En  voici  un  qu'en  tout 
autre  état  j'aurois  oublié  prefque,  &  dont 
l'impreffion  qu'il  a  fait  fur  moi  peint  bien 
toute  ma  mifere. 

Il  y  a  deux  ans ,  que  m'étant  allé  pro- 
mener du  côté  de  la  nouvelle  France ,  je 
pouffai  plus  loin  ;  puis  tirant  à  gauche  &C 
voulant  tourner  autour  de  Montmartre  , 
je  travcrfai  le  village  de  Clignancourt.  Je 
marchois  diftrait  &  rêvant  fans  regarder 
autour  de  moi ,  quand  tout-à-coup  je  me 
fentis  faifir  les  genoux.  Je  regarde ,  &  je 
vois  un  petit  enfant  de  cinq  à  fix  ans  qui 
ferroit  mes  genoux  de  toute  fa  force  ea 


4ii  Les  Rêveries; 
me  regardant  d'un  air  il  familier  &  fi  ca- 
relTant ,  que  mes  entrailles  s'émurent.  Je 
me  difois  :  c'eft  ainii  que  j'aurois  été  traité 
des  miens.  Je  pris  l'enfant  dans  mes  bras  , 
je  le  baifai  plufieurs  fois  dans  une  efpece 
de  tranfport ,  &  puis  je  continuai  mon 
chemin.  Je  fentois  en  marchant  qu'il  me 
manquoit  quelque  chofe.  Un  befoin  naif- 
fant  me  ramenoit  fur  mes  pas.  Je  me  re- 
prochois  d'avoir  quitté  fi  brufquement  cet 
enfant  ;  je  croyois  voir  dans  fon  aftion , 
fans  caufe  apparente  ,  une  forte  d'infpira- 
tion  qu'il  ne  falloit  pas  dédaigner.  Enfin 
cédant  à  la  tentation ,  je  reviens  fur  mes 
pas  ;  je  cours  à  l'enfant ,  je  l'embralTe  de 
nouveau ,  &  je  lui  donne  de  quoi  acheter 
des  petits  pains  de  Nanterre  ,  dont  le  mar- 
chand paffoit  là  par  hafard ,  &  je  commen- 
çai à  le  faire  jafer  ;  je  lui  demandai  qui 
étoit  fon  père?  il  me  le  montra  qui  relioit 
des  tonneaux  ;  j'étois  prêt  à  quitter  l'enfant 
pour  aller  lui  parler  ,  quand  je  vis  que 
j'avois  été  prévenu  par  un  homme  de 
mauvaife  mine ,  qui  me  parut  être  une  de 
ces  mouches  qu'on  tient  fans  ccfTe  à  mes 
troujfes.  Tandis  que  cet  homme  lui  parloit 
à  l'oreille,  je  vis  les  regards  du  tonnelier 


jX«i?.  Promenade.  413 
fe  fixer  attentivement  fur  moi  d'un  air  qui 
n'avoit  rien  d'amical.  Cet  objet  me  refferra 
le  cœur  à  l'inllant ,  &c  je  quittai  le  père  &C 
l'enCant  avec  plus  de  promptitude  que  je 
n'en  avois  mis  à  revenir  fur  mes  pas  ,  mais 
dans  un  trouble  moins  agréable  qui  chan- 
gea toutes  mes  difpcfitions.  Je  les  ai  pour- 
tant fenti  renaître  fouvent  depuis  lors  ,  je 
iliis  repaffé  plufieurs  fois  par  Clignancouj-t 
dans  refpcrance  d'y  revoir  cet  enfant , 
mais  je  n'ai  plus  revu  ni  lui  ni  le  père ,  ^ 
il  ne  m'eft  plus  refté  de  cette  rencontre 
qu'un  fouvenir  aifez  vif  mêlé  toujours  de 
douceur  &  de  triilefle ,  comme  toutes  les 
émotions  qui  pénètrent  encore  quelquefois 
jufques  à  mon  cœur. 

Il  y  a  compenfation  à  tout  ;  fi  mes  plai- 
fu's  font  rares  &c  courts ,  je  les  goûte  aufîi 
plus  vivement  quand  ils  viennent  que 
s'ils  m'étoient  plus  tàmiliers  ;  je  les  rumine  , 
pour  ainfi  dire  ,  par  de  fréquens  fouve- 
nirs  ;  &  quelques  rares  qu'ils  foient ,  s'ils 
étoient  purs  &  fans  mélange ,  je  ferois  plui 
heureux ,  peut-être ,  que  dans  ma  profpé- 
rité.  Dans  l'extrême  mifere  ,  on  fe  trouve 
riche  de  peu.  Un  gueux  qui  trouve  un  éc.i 
en  eft  plus  affedé  que  ne  le  feroit  un  riche 


^14  Les  Rêveries; 
en  trouvant  une  bourfe  d*or.  On  rirolt  fi 
l'on  voyoit  dans  mon  ame  l'imprefTion 
qu'y  font  les  moindres  plaifirs  de  cette 
efpece  ,  que  je  puis  dérober  à  la  vigilance 
de  mes  perfécuteurs.  Un  des  plus  doux 
s'offrit  il  y  a  quatre  ou  cinq  ans  ,  que  je 
ne  me  rappelle  jamais  ,  fans  me  fentir  ravi 
d'aife  d'en  avoir  li  bien  profité. 

Un  dimanche  nous  étions  allés  ,  ma 
fem.me  &  moi ,  dîner  à  la  porte  Maillot. 
Après  le  dîner  nous  traverlâmes  le  bois  de 
Boulogne  jufqu'à  la  Muette.  Là  nous  nous 
afsimes  fur  l'herbe  à  l'ombre  en  attendant 
que  le  foîeil  fût  baiffé  ,  pour  nous  en  re- 
tourner enfuite  tout  doucement  par  Paffy. 
Une  vingtaine  de  petites  filles  conduites 
par  une  manière  de  religieufe ,  vinrent  les 
unes  s'afîeoir,les  autres  folâtrer  affez  près 
de  nous.  Durant  leurs  jeux  vint  à  paffer 
un  Oublieur  avec  fon  tambour  &  fon  tour- 
niquet ,  qui  cherchoit  pratique.  Je  vis  que 
les  petites  filles  convoitoient  fort  les  ou- 
blies ,  &  deux  ou  *i'ois  d'entr'elles  qui 
apparemment  pofféu-vient  quelques  liards  , 
demandèrent  la  permiffion  de  jouer.  Tan- 
dis que  la  gouvernante  héfitoit  &  difpu- 
tolt  j'appellai  l'Oublieur  &c  je  lui  dis  :  faites 


ÏX"'«-  Pr  O  ME  N  A  D  E.        41Ç 

tirer  toutes  ces  Demoifelles  chacune  à  fou 
tour  &  je  vous  payerai  le  tout.  Ce  mot 
répandit  clans  toute  la  troupe  une  joie  qui 
feule  eût  plus  que  payé  ma  bourfe ,  quand 
je  l'aurois  toute  employée  à  cela. 

Comme  je   vis  qu'elles   s'empreffoient 
avec  un  peu  de  confufion  ,  avec  l'agré- 
ment de  la  gouvernante ,  je  les  fis  ranger 
toutes  d'un  côté ,  &  puis  pr.fîer  de  l'autre 
côté  l'une  après  l'autre  ,  à  mefure  qu'elles 
avoient  tiré.  Quoi  qu'il  n'y  eût  point  de 
billet  blanc  &  qu'il  revînt  au  mioins  une 
oublie  à  chacune  de  celles  qui  n'auroient 
rien,  qu'aucune  d'elles  ne  pouvoit  donc 
être  abfolument  mécontente  ;  afin  de  ren- 
dre  la  fête  encore  plus  gaie ,  je  dis   en 
fecret  à  l'Oublleur  d'ufer  de  fon  adreffe 
ordinaire  en   fens   contraire  ,    en   faifant 
tomber  autant  de  bons  lots  qu'il  pourroit 
&  que  je  lui  en  tiendrois  compte.     Au 
moyen  de  cette  prévoyance ,  il  y  eut  près 
-d'une  centaine  d'oubliés  diftrlbuées  quoi- 
que les  jeunes  filles  ne  tiraffent  chacune 
qu'une  feule  fois  ;  car  là-deiTus  je  fus  inexo- 
rable ,  ne  voulant  ni  favorifer  des  abus  , 
ni  marquer   des  préférences  qui  produi- 
roicAt  des  mécontentemens.  Ma  femme  infr 


4i6        Les  R.  ê  v  e  r  i  ë  s  j 
nua  à  celles  qui  avoient  de  bons  lots  d'erf 
faire  part  à  leurs   camarades  ,  au  moyen 
de  quoi  le  partage  devint  prefque  égal , 
&  la  joie  plus  générale. 

Je  priai  la  religieul'e  de  tirer  à  fon  tour , 
craignant  fort  qu'elle  ne  rejettât  dédaigneu- 
fement  mon  offre  ;  elle  l'accepta  de  bonne 
grâce ,  tira  comme  les  penfionnaires ,  & 
prit  fans  façon  ce  qui  lui  revint-  Je  lui 
en  fus  un  gré  infini ,  &  je  trouvai  à  cela 
une  forte  de  politeffe  qui  me  plut  fort ,  & 
qui  vaut  bien  ,  je  crois  ,  celle  des  fima-* 
grées.  Pendant  toute  cette  opération ,  il  y 
eut  des  difputes  qu'on  porta  devant  mort 
tribunal ,  &  ces  petites  filles  venant  plai- 
der tour-à-tour  leur  caufe  me  donnèrent 
occafion  de  remarquer  ,  que  quoiqu'il  n'y 
en  eût  aucune  de  jolie  ,  la  gentilleffe  de 
quelques-unes  faifoit  oublier  leur  laideur. 
Nous  nous  quittâmes  enlin  très-contens 
les  uns  des  autres  ,  &  cet  après  -  midi  fut 
.un  de  ceux  de  ma  vie  dont  je  me  rap- 
pelle le  fouyenir  avec  le   plus   de  fatis- 
faftion.  La  fête  au  refte  ne  fut  pas  rui- 
neufe.  Pour  trente   fols  qu'il  m'en  coûta 
tout  au  plus  ,  il  y  eut  pour  plus  de  cent 
écus  de  contentement;  tant  il  efl  vrai  que 

le 


ÏX^ie.   P  RO  MEN  AD  E.        417 

îe  plaifir  ne  fe  mefiire  pas  fur  la  dépenfe ,, 
ê^  que  la  joie  eil  plus  amie  des  liards  que 
des  lou.is.  Je  fuis  revenu  plufieurs  autres 
fois  à  la  même  place ,  à  la  même  heure , 
efpérant  d'y  rencontrer  encore  la  petite 
troupe  ;  mais  ce'a  n'efl  plus  arrivé. 

Ceci  me  rappelle  un  autre  amufement 
à-peu-près  de  même  efpece,  dont  le  fou- 
venir  m'ell  reflé  de  beaucoup  plus  loin, 
Cétoit  dans  le  malheureux  tems  oii  fau- 
filé parmi  les  riches  &  les  gens  de  lettres  , 
j'étois  quelquefois  réduit  à  partager  leurs 
tnftes  plaifirs.  J'étois  à  la  Chevrette  au 
tems  de  la  fèts  du  maître  de  la  maifon  ; 
toute  fa  famille  s'étoit  réunie  pour  la  cé- 
cébrer  ;  &  tout  l'éclat  des  plaifirs  bruyans 
fiit  mis  en  œuvre  pour  cet  effet.  Spefta- 
cks  ^  feftins ,  feux  d'artifice,  rien  ne  fut 
épargné.  L'on  n'avoit  pas  le  tems  de  pren- 
dre haleine  ,  &  l'on  s'étourdifToit  au  lieu 
de  s'amuf?r.  Après  le  dîner  on  alla  pren- 
dre l'air  dans  l'avenue,  où  fe  tenoit  unç 
efpece  de  foire.  On  danfoit  ;  les  MefTieurs 
daignèrent  danfer  avec  les  payfannes ,  mais 
les  Dames  gardèrent  leur  dignité.  On  ven- 
doit  là  des  pains  d'épice.  Un  jeune  homme 
de  la  compagnie  s'avifa  d'en  acheter  pour 
^up^Uiuint,  ïomç  IX,        D  4 


4î8  Les   Rêveries, 

les  lancer  l'un  après  l'autre  au  milieu  de 
îa  foule ,  &  l'on  prit  tar.t  de  plaifir  à  voir 
tous  ces  manans  le  précipiter  ,  fe  battre , 
ic  reiivericr  pour  en  avoir ,  que  tout  le 
monde  voulut  le  donner  ie  même  plaifir. 
Et  pains  d'épice  de  voler  à  droite  &  à 
gauche  ,  &  filles  oZ  garçons  de  courir  , 
d'entaffer ,  &  s'efircpier  ;  ce]a  parciflbit 
charmant  à  tout  le  monde.  Je  tis  comme 
les  autres  par  mauvaiie  hoiiîe ,  auoi  qu'en 
dedans  je  ne  m'amuialTe  pas  autant  qu'eux. 
Mais  bientôt  ennuyé  de  vider  ma  bourfe 
pour  fai^e  écrafer  les  gens  ,  je  iaiffai  là 
la  bonne  compagnie  ,  &  je  tus  me  pro- 
mener feul  dans  la  foire.  La  variété  des 
objets  m'amufa  long-tems.  J'apperçus  en- 
tr'autres  cinq  ou  fix  favoyards  autour 
d'une  petite  fille  qui  a  voit  encore  fur  fon 
inventaire  ,  ame  douzaine  de  chétives 
pommes  dont  elle  auroit  bien  voulu  fe 
débarraiTer.  Les  favoyards  de  leur  côté 
kuroient  bien  voulu  l'en  débarrafler ,  mais 
ils  n'avoient  clae  deux  ou  trois  liards  à 
eux  tous ,  &  ce  n'étoit  pas  de  quoi  faire 
ime  grande  brèche  aux  pommes.  Cet  in- 
veritaîffe  étoit  pour  eux  le  jardin  des  Hef^ 
pérïàes,  &  la  pedte  nile  étoit  le  dragon 


IX^^e.  P  R  O  M  E  N  A  D  £.  4î0 
C[uî  les  gardoit.  Cette  comédie  ni'amufa 
?ong-îeîris  ;  j'en  fis  enlin  le  dénouement 
en  payant  les  pommes  à  la  petite  fille  , 
&  les  lui  faifaru  diilrihuer  aux  petits  gar- 
çons. J'eus  alors  un  clizs  plus  doux  ipeda- 
desqui  puiiTent  flatter  un  cœur  d'homme, 
celui  de  voir  la  joie  unie  avec  l'innocence 
de  l'âge  fe  répandre  tout  autour  de  moi- 
Car  les  fpeftateurs  même  en  la  voyant  la 
partagèrent,  &  moi  qui  partageois  à  fi 
bon  marché  cette  joie  .  j'avois  de  plus  celia 
de  fentir  Qu'elle  étoit  mon  ouvrage. 

En  comparant  cet  amufement  avec  ceux 
que  je  venois  de  quitter,  je  fentois  avec 
fatisfaclion  la  différence  qu'il  y  a  des  goûts 
fains  ,  &  des  plailirs  naturels ,  à  ceux  que 
fait  naître  l'opulence ,  &  qui  ne  font  gue- 
res  que  (hs  plaiurs  de  moquerie ,  &  des 
goûts  exciufiîs  engendrés  par  le  mépris. 
Car  quelle  forte  de  plaifir  pouvoit  -  on 
prendre  à  voir  des  troupeaux  d'hommes 
avilis  par  la  mifere ,  s'entailer ,  s'étouffer, 
s'eflropier  brutalement  pour  s'arracher 
avidement  quelqiies  morceaux  de  pains  d'é- 
pice  foulés  aux  pieds  &  couverts  de  boue  ? 
De  mon  côté  quand  j'ai  bien  réfléchi 
fur  l'efpece  de  volupté  que  je  goûtois  dang. 

Û  d  z. 


^lo        Les    Rêveries, 
ces  fortes  d'occaiîons ,  j'ai  trouvé  qu'elle 
confîftoit  moins  dans  un  fetitiment  de  bien- 
faifance  que  dans  le  plailir  de  voir  des  vi- 
iages  contens.  Cet  afpeâ:  a  pour  moi  un 
charme  qui ,  bien  qu'il  pénètre  jufqu'à  mon 
cœur,  femble  être  uniquement  de  ienfa- 
tion.  Si  je  ne  vois  la  fatisfaftion  que  je 
caufe ,  quand  môme  j'en  ferois  (ux.,  je  n'en 
jouirois  qu*?  demi.  C'eft  même  pour  moi 
im  plaifir  déilntérefTé  qui  ne  dépend  pas 
de  la  part  que  j'y  puis  avoir.  Car  dans 
îes  fêtes  du  peuple  ,  celui  de  voir  des  vi- 
fages  gais  m'a  toujours    vivement  attiré* 
Cette  attente  a  pourtant  été  fouvent  fruf- 
trée  en  France  où ,  cette  nation  qui  fe 
prétend  fi  gaie ,  montre  peu  cette  gaîté  dans 
fes  jeux.  Souvent  j'allois  jadis  aux  guin- 
guettes pour  y  voir  danfer  le  menu  peu- 
ple :  mais  fes  danfes  étoient  û  mauflades  , 
fon  maintien  iî  dolent,  il  gauche,  que 
î'enfortois  plutôt  contriflé  que  réjoui.  Mais 
à  Genève  &  enSuiffe,  où  le  rire  ne  s'éva- 
pore pas  fans.ceffe  en  folles  malignités,  tout 
refpire  le  contentement  &  la  gaîté  dans 
les  fêtes.  La  mifere  n'y  porte  point  fon 
hideux  afpecl:.   Le   fafte   n'y  montre  pas 
{ion  plus  fon  infolençe.  Le  bien  -  être  ,  U 


îX«-e-  Promenade.  4ii! 
îraternité ,  la  concorde  y  difpofent  les 
cœurs  à  s'épanouir ,  &  fouvent  dans  les 
transports  d'une  innocente  joie ,  les  in- 
connus s'accoilent ,  s'embraiient  &  s'invi- 
tent à  jouir  de  concert  des  plaifirs  du  jour. 
Pour  jouir  moi  -  même  de  ces  aimables 
fêtes  ,  je  n'ai  pas  befoin  d'en  être.  Il  me 
fuffit  de  les  voir  ;  en  les  voyant  je  les 
partage  ;  &  parmi  tant  de  vifages  gais  , 
je  fuis  bien  fur  qu'il  n'y  a  pas  un  coeur 
plus  gai  que  le  mien. 

Quoique  ce  ne  foit  là  qu'un  pîaifir  de 
fenfation ,  il  a  certainement  une  caufe  mo- 
rale ,  ôc  la  preuve  en  eft ,  que  ce  même 
afpe6: ,  au  lieu  de  me  flatter ,  de  me  plaire  , 
peut  me  déchirer  de  douleur  &  d'indi- 
gnation ,  quand  je  fais  que  ces  fignes  de 
plaiiir  &  de  joie  fur  les  vifages  des  mé- 
chans  ne  font  que  des  marques  que  leur 
malignité  eft  fatisfaite.  La  joie  innocente 
efl  la  feule  dont  les  fignes  flattent  mon 
cœur.  Ceux  de  la  cruelle  &  moqueufe 
joie  le  navrent  &  l'affligent  quoi  qu'elle 
n'ait  nul  rapport  à  moi.  Ces  fignes  fans 
doute  ,  ne  faurcicnt  être  exaclemcnt  les 
mômes  ,  partans  de  principes  li  différeas  : 
mais  enfin  ce  font  également  des   fignoéi 

Dd  3 


422        Les    Rêveries, 
de  joie  ,  &c  leurs  différences  feniibles  ne 
font  afîiirémeiiL  pas  proportionnelles  à  cel- 
les des  mouvemens  qu'ils  excitent  en  moi. 
Ceux  de  douleur  Si  de  peine  me  font 
encore  plus  fenfibles  ;  au  point  qu'il  m'eft 
impofïible  de  les  foutenir  fûns  être  agité 
moi-même  d'^^incdons  peur -être  encore 
plus  vives  que  celles  qu'ils  reprélentent. 
L'imagination  renîrrçant  la  fenfaiion  m'i- 
dentifie avec  l'cîre  IbufTrant,  &  me  donne 
fouvent  plus  d'angoiffe  qu'il  n'en  fent  lui- 
même.  Un  vilage  n:écontent  eft  encore  un 
fpc£lacîe  qu'il  m'ell  impoffibîe  de  ioutenir, 
fur-tout  fi  j'ai  lieu  de  penfer  que  ce  mé- 
contentement  me  regarde.  Je  ne  faurois 
dire  combien  l'air  grognard  &  maufïade 
des  valets  qui  fervent  en  rechignant,  m'a 
arraché  d'écus  dans  les  maifons  où  j'avois 
autrefois  la  foîtife  de  me  laiffer  entraîner, 
&  oîi  les  domeftiques  m'ont  toujours  fait 
payer  bien  chèrement  î'iiofpitaîité  des  maî- 
tres. Toujours  trop  affeûé  des  objets  fen- 
fibles ,  &  fur  -  tout  de  ceux  qui  portent 
figne  de  pîaifir  ou  de  peine,  de  bienveil- 
lance ou  d'averfion ,  je  me  laiffe  entraî- 
ner par  CCS  imprefïïons  extérieures ,  fans 
pouvoir  jamais  m'y  dérober  autrement  que 


I X^'-  Promenade.  423 
par  la  fuite.  Unfigne  ,  un  geile,  un  coup-^ 
d'œil  d'un  inconnu  fufHt  pour  troubler 
mes  plaifirs ,  ou  calmer  mes  peines.  Je  ne 
fuis  à  moi  que  quand  je  fais  feul,  hors 
de  -  là  je  fuis  le  jouet  de  tous  ceux  qui 
m'entourent. 

Je  vivois  jadis  avec  pUîiïïr  dans  le  m.onde 
quand  je  ne  voyois  dans  tous  les  yeux 
que  bienveillance,  ou  tout  au  pis  indiffé- 
rence dans  ceux  à  qui  j'étois  inconnu  ;. 
mais  aujourd'hui  qu'on  ne  prend  pas  moins 
de  peine  à  montrer  mon  vifage  au  peuple, 
qu'à  lui  mafquer  mon  naturel,  je  ne  puis 
mettre  le  pied  dans  la  rue  fans  m'y  voir 
entouré  d'objets  déchirans.  Je  me  hâte  de 
gagner  à  grands  pas  la  campagne  ;  fi- tôt 
que  je  vois  la  verdure  ,  je  commence  à 
refpirer.  Faut -il  s'étonner  fi  j'aime  la  fo- 
litude  î  Je  ne  vois  qu'animofité  fur  les 
vifagcs  des  hommes  ,  &c  la  nature  me  rit 
toujours. 

Je  fens  pourtant  encore,  il  faut  l'avouer, 
du  plaifir  à  vivre  au  milieu  des  hommes 
tant  que  mon  vifage  leur  ell  inconnu.  Mais 
c'efl  un  plaifir  qu'on  ne  me  laiûe  gueres, 
J'aimois  encore  ,  il  y  a  quelques  années 
à  traverfer  les  villages ,  6c  à  voir  au  matin 

Dd  4 


'<24  Les  PvÊveries,' 
les  laboureurs  raccommoder  leurs  fléau» 
ou  les  femmes  fur  leur  porte  avec  leurs 
en  fans.  Cette  vue  avoit  je  ne  fais  quoi 
qui  touchoit  mon  cœur.  Je  m'arrêtois 
quelquefois  ,  fans  y  prendre  garde  ,  à 
regarder  les  petits  manèges  de  ces  bonnes 
gens,  &  je  me  fentois  foupirer  fans  favoir 
pourquoi.  J'ignore  û  l'on  m'a  vu  fenfible 
à  ce  petit  plaifir  &  fi  l'on  a  voulu  me  Tôter 
encore  ;  mais  au  changement  que  j'apper- 
çois  fur  les  phyfionomies  à  mon  paifage  , 
&  à  l'air  dont  je  fuis  regardé  ,  je  fuis 
bien  forcé  de  comprendre  qu'on  a  pris 
grand  foin  de  m'ôter  cet  incognito.  La 
même  chofe  m'eft  arrivée  d'une  façon  plus 
marquée  encore  aux  Invalides.  Ce  bel  éta- 
bhflement  m'a  toujours  intéreffé.  Je  ne  vois 
jamais  fans  attendriffement  &  vénération 
ces  groupes  de  bons  vieillards  qui  peu- 
vent dire  comme  ceux  de  Lacédémone  : 

Nous  avons  été  Jadis 
Jeunes  ,vaiila72s  ,  &  hardis. 

Une  de  mes  promenades  favorites ,  étoit 
autour  de  l'Ecole  militaire ,  Se  je  rcncon- 
trois  avec  plalfir  çà  6c  là  quelques  Invali- 
des qui  j  ayant  confcrvc  l'ancienne  bon- 


ÏXme.   p  R  o  M  E  N  AI?  E.  425 

nêtcté  militaire  ,  me  faluoient  en  pafTant. 
Ce  falut  que  mon  cœur  leur  rendoit  au 
centuple  ,  me  flattoit  &  augmentoit  le  plai- 
fir  que  j'avois  à  les  voir.  Comme  je  ne 
fais  rien  cacher  de  ce  qui  me  touche ,  je 
parlois  ibuvent  des  Invalides  &  de  la  façon 
dont  leur  afpeft  m'afFedoit.  Il  n'en  fallut 
pas  davantage.  Au  bout  de  quelque  tems 
j|e  m'apperçus  que  je  n'étois  plus  un  in- 
connu pour  eux ,  ou  plutôt  que  je  le 
leur  étois  bien  davantage  ,  puifqu'ils  me 
voyoient  du  môme  œil  que  fait  le  public. 
Plus  d'honnêteté  ,  plus  de  falutations.  Un 
air  repoufîant ,  un  regard  farouche  avoit 
jfuccédé  à  leur  première  urbanité.  L'an- 
cienne franchife  de  leur  métier  ne  leur 
laiflant  pas  comme  aux  autres  couvrir  leur 
animofité  d'un  mafque  ricaneur  &c  traître  , 
ils  me  montrent  tout  ouvertement  la  plus 
violente  haine,  &  tel  eft  l'excès  de  ma 
mifere  que  je  fuis  forcé  de  diftinguerdans 
mon  eftime  ceux  qui  me  déguifent  le  m.oins 
leur  fureur. 

Depuis  lors  je  me  promené  avec  moins 
de  plaifir  du  côté  des  Invalides;  cepen- 
dant comme  mes  fentimens  pour  eux  ne 
dépendent  pas  des  leurs  pour  moi ,  je   ne 


p^6         Les   Rêveries, 
vois  jamais  fans  refpeiî:  &  fans  intérêt  ces 
anciens  défenfeiifs  de  îeiir  patrie  :  mais  il 
m'eft  bien  dur   de  me  voir  iî  mal  payé 
de  leur  :>art  de  la  juftice  que  je  leur  rends. 
Quand  par  hafard  j'en  rencontre  quelqu'un 
c|ui  a  échappé  aux   inftru^Hons  commu- 
nes ,  ou  qui  ne  connoiiTant  pas  ma  figure 
ne  me  montre  aucune  averfion,  l'honnête 
falutation  de  ce  feul  là  m^e  dédommage  du 
maintien  rébarbatif  des  autres.  Je  les  ou- 
blie pour  ne  m'occuper  que  de  lui ,  &  je 
m'imagine  qu'il  a  une  de  ces  âmes  commue 
la  mie-me ,  où  la  haine  ne   fauroit  péné- 
trer. J'eus  encore  ce  plaifir  l'année  dernière 
en  paffant  l'eau  pour  m'aller  promener  à 
l'iile  aux  Cignes.  Un  pauvre  vieux  Inva- 
lide dans  un  bateau  aîtendoit  compagnie 
pour  traverfer.  Je  me  préfentai ,  je  dis  au 
batelier  de  partir.  L'eau  étoit   forte  &C  la 
traverfée  fut  longue.    Je  n'ofois    prefque 
pas  adreiler  la  parole  à  l'Invalide  de  peur 
d'être  rudoyé   &  rebuté  comme  à  l'ordi- 
naire; mais  fon  air   honnête  me   raffura. 
Nous    cauiâmes.    Il  me  parut  homme  de 
fens  &  de  moeurs.  Je  fus  furpris  &  charmé 
de  fon  ton   ouvert  &  aifable.  Je   n'étois 
pas  accoutumé  à  tant  de  faveur.  Ma  fur- 


I X"'^-  P  n  o  :  I  E  N  A  D  r..        417 , 
prife    cefTa    quand  j'appris  qu'il   arrivoit 
tout  nouvellement  de  province.  Je  com- 
pris qu'on  ne  lui  avoit  pas  encore  montré 
ma   figure   &  donné   fes   inilrudions.  Je 
profitai  de    cet  incognito  pour  converfer 
quelque  moment  avec  un  homme ,  &  je 
fentis  à  la  douceur  que  j'y  trouvois  com- 
bien la  rareté  des  plaiiirs  les  plus  communs- 
efi:  capable  d'en  augmenter  le  prix.  En  for- 
tant  du  bateau  il  préparoit  {es  deux  pau- 
vres liards.  Je  payai  le  pafiage  &  le  priai 
de  les  refferrer,  en  tremblant  de  le  cabrer. 
Cela  n'arriva  point  ;  au  contraire  il  parut 
ienfible   à  mon    attention,   &  fur-tout   à 
celle  que  j'eus  encore ,  comme  il  étoit  plus 
vieux  que  moi ,  de  lui  aider  à  fortir  du 
bateau.  Qui  croiroit  que  je  fus  aifez  en- 
fant pour  en  pleurer  d'aife?  Je  mourois 
d'envie  de  lui  mettre  uiie  pièce  de  vingt- 
quatre   fols  dans  la  main  pour  avoir   du 
tabac  ;  je   n'ofai   jamais.  La  même  honte 
qui   me   retint ,  m.'a  fouvent  empêché  de 
faire    de   bonnes  adions   qui    m'auroient 
comblé  de  joie ,  &   dont  je  ne  me  fuis 
abftenu  qu'en  déplorant  m»on  imbécillité. 
Cette  fois  après  avoir  quitté  mon   vieux 
Invalide  je  me  confolai  bientôt  en  peu- 


'41^  Les    Rêverie^; 

fant  que  j'aurois  ,  pour  ainfi  dire ,  agî  cof# 
tre  mes  propres  principes  ,  en  mêlant  aux 
chofes  honnêtes  un  prix  d'argent  qui  dé- 
grade leur  noblefle  &  fouille  leur  définté- 
refiement.  Il  faut  s'emprejGTer  de  fecourir 
ceux  qui  en  ont  bcfoin  ;  mais  dans  le 
commerce  ordinaire  de  la  vie ,  laiiTons  la 
bienveillance  naturelle  &  l'urbanité  faire 
chacune  leur  œuvre ,  fans  que  jamais  rien 
de  vénal  &  de  mercantille  ofe  approcher 
d'une  il  pure  fource  pour  la  corrompre 
ou  pour  l'altérer.  On  dit  qu'en  Hollande 
ie  peuple  fe  fait  payer  pour  vous  dire 
l'heure  &  pour  vous  montrer  le  chemin. 
Ce  doit  être  un  bien  méprifable  peuple 
que  celui  qui  trafique  ainfi  des  plus  fimples 
devoirs  de  l'humanité. 

J'ai  remarqué  qu'il  n'y  a  que  l'Europe 
feule  où  l'on  vende  l'hofpitalité.  Dans 
toute  l'Afie  on  vous  loge  gratuitement. 
Je  comprends  qu'on  n'y  trouve  pas  fi  bien 
toutes  fes  aifes.  Mais  n'eft-ce  rien  que  de 
e  dire  je  fuis  homme  &  reçu  chez  des 
humains  ?  C'eft  l'humanité  pure  qui  me 
donne  le  couvert.  Les  petites  privations 
s'endurent  fans  peine ,  quand  le  cœur  efl 
mieux  traité  que  le  corps. 


DIXIEME  PROMENADE. 

A  Ujourd'hui  jour  de  Pâques  fleu- 
ries ,  il  y  a  préciréiTient  cinquante  ans  de 
ma   première  connoifîance  avec  Madame 
de  Warcns.  Elle  avoit  vingt-huit  ans  alors  , 
étant  née  avec  le  fiecle.    Je  n'en  avois  pas 
encore  dix  -  fept ,  &  mon  tempérament 
naifîant,  mais  que  j'ignorois  encore  ,  don- 
îioit  une  nouvelle  chaleur  à  un  cœur  na- 
turellement plein   de  vie.   S'il  n'étoit  pas 
«tonnant  qu'elle  conçut  de  la  bienveillance 
pour  un  jeune  homme  vif,  mais  doux  &: 
jnodefte,    d'une  figure  afTez   agréable,  il 
î'étoit  encore  moins  qu'une  femme  char-  ' 
juante ,  pleine  d'efprit  &:  de  grâces ,  m'in{^ 
pirât  avec  la  reconnoiffance ,  des  fentimens 
plus  tendres  que  je  n'en  diflinguois  pas. 
Mais  ce  qui  ell  moins  ordinaire  ,  eft  que 
ce  premier  moment  décida  de   moi  pour 
toute  ma  vie ,  &  produifit  par  un  enchaî- 
nement inévitable   le  deflin    du  refte   de 
mes  jours.  Mon  ame  dont  mes    organes 
n'avoient  point  développé   les  plus  pré- 
cieufes   facultés,   n'avoit    encore    aucune 
forme  déterminée.  Elle  attendoit  dans  une 
■  (brte  d'impatience  le  moment  qiii  devoit 


430  Les    R  f.  v  e  r  i  '  s  , 

la  lui  donner ,  6i  ce  mcment  accé'eré  par 
cette  rencontre  ne  vint  pourtant  pas  fi-tôt; 
&  dans  la  iimplkité  de  mœurs  que  Fédu- 
cation  m'avoit  donnée,  je  vis  long-tenis 
prolonger  pour  moi  cet  état  délicieux 
mais  rapide  où  l'amour  &  l'innocence  ha- 
bitent le  même  cœur.  Elle  m'avoit  éloi- 
gné. Tout  me  rappelloit  à  elle.  Il  y  fallut 
revenir.  Ce  retour  fixa  ma  deilinée  ,  &c 
lono-tems  encore  avant  de  la  ponedei" ,  je 
ne  vivois  plus  qu'en  elle  &c  pour  elle.  Ah! 
û  j'avois  fuffi  à  fon  cœur,  comme  elle 
fuffifoit  au  mien  !  Quels  paifibles  &  déli- 
cieux jours  nous  eufTions  coulés  enfem- 
ble!  Nous  en  avons  pafTés  de  tels,  mais 
qu'ils  ont  été  courts  &c  rapides  &  quel 
dcftin  les  a  fuivis  !  Il  n'y  a  pas  de  jours 
cil  je  ne  me  rappelle  avec  joie  &  atten- 
driffement  cet  unique  &  court  tems  de 
ma  vie  où  je  fas  moi  pleinement,  fans 
mélange,  &  fans  obftacle,  &  où  je  puis 
véritablement  dire  avoir  vécu.  Je  puis 
dire  ,  à-peu-p^ès  comme  ce  Préfet  du  Pré- 
toire qui ,  difgracié  fous  Vefpaf^cn,  s'en 
alla  finir  paifiblcment  fes  jours  à  !a  cam- 
pao^ne  ;  J'ai  pajfé  foixante  &  dix  ans  fur 
la  terre  &  fen  ai  vécu  fcpt.  Sans  ce  court 
mais  précieux  efpace  je  ferois  refté  peut- 


Xnie-  Promenade.  431 
être  incertain  fur  moi ,  car  tout  le  relie 
de  ma  vie,  facile  &  fans  réfiilance,  j'ai 
été  tellement  agité  ,  ballotté ,  tiraillé  par 
les  pallions  d'autrui  que ,  prefque  pailif 
dans  une  vie  aiiili  orageufe,  j'aurois  peine 
à  démêler  ce  qu'il  y  a  du  mien  dans  ma 
propre  conduite,  tant  la  dure  néceffité  n'a 
ceffé  de  s'appefantir  fur  moi.  Mais  durant 
ce  petit  nombre  d'années ,  aimé  d'une 
femime  pleine  de  complaifance  &  de  dou- 
ceur, je  lis  ce  que  je  voulois  faire,  je  fus 
ce  que  je  voulois  être,  &  par  l'emploi 
que  je  fis  de  mes  loifirs  ,  aidé  de  fes  leçons 
&  de  fon  exemple,  je  fus  donner  à  mon 
ame  ,  encore  fmiple  &  neuve  ,  la  forme 
qui  lui  convenoit  davantage  ,  &  qu'elle  a 
gardée  toujours.  Le  î.orit  de  la  folitude 
&  de  la  contemplation  naquit  dans  mon 
cœur  avec  les  fentimens  expanfifs  &  ten- 
dres faits  pour  être  fon  aliment.  Le  tumulte 
&  le  bruit  les  refferrent  &  les  étouffent  , 
le  calme  &  la  paix  les  raniment  &c  les  exal- 
tent. J'ai  befoin  de  me  recueillir  pour  ai- 
mer. J'engageai  Maman  à  vivre  à  la  cam- 
pagne.-Une  maifon  ifolée  au  penchant  d'un 
vallon  fut  notre  afyle,  &  c'cfl-!à  que  dans 
l'efpace  de  quatre  ou  cinq  ans  j'ai  joui  d'un 
iiecle  de  vie,  6c  d'un  bonheur  pur  &  plein 


43  i  Les  Rêveries,  &cc^ 
qui  couvre  de  fon  charme  tout  ce  quC 
mon  fort  préfent  a  d'affreux.  J'avois  belbiiî 
d'une  amie  ielon  mon  cœur  ,  je  la  polTé- 
dois.  J'avois  defiré  la  campagne  ,  je  Tavois 
obtenue.  Je  ne  pou  vois  fouffrir  l'aiTuiettif- 
fement ,  j'étois  parfaitement  libre  &  mieux 
que  libre,  caraiTujetti  par  mes  feuls  atta- 
chemens ,  je  ne  faifois  que  ce  que  je  vou- 
lois  faire.  Tout  mon  tems  étoit  rempli  par 
des  foins  affcftueux  ou  par  des  occupa- 
tions champêtres.  Je  ne  delirois  rien  que 
la  continuation  d'un  état  fi  doux  ;  ma  feule 
peine  étoit  la  crainte  qu'il  ne  durât  pas 
long-tems ,  &  cette  crainte  née  de  la  gêne 
de  notre  fituation  n'étoit  pas  fans  fonde- 
ment. Dès-lors  je  fongeai  à  me  donner  en 
même  tems  des  diverfions  fur  cette  inquié- 
tude ,  &  des  reffources  pour  en  prévenir 
l'effet.  Je  penfai  qu'une  provifion  de  ta- 
lens  étoit  la  plus  fure  reffource  contre  la 
mifere,  &  je  réfolus  d'employer  mes  loi- 
iirs  à  me  mettre  en  état ,  s'il  étoit  pcffible  , 
de  rendre  un  jour  à  la  meilleure  des  fem- 
mes 5  l'affiflance  que  j'en  avois  reçue.  .  , 
•     •••♦•••••••*     • 

FIN. 


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