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THE CARSWELL COMPANY LfMITFn
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ŒUVRES POETIQUES COMPLETES
DE
SHELLEY
ŒUVRES POETIQUES
COMPLÈTES /
DE
SHELLEY
TRADUITES PAR
F. R A B B E
PRÉCÉDÉES d'une ÉTUDE UISTOUIQUE ET CRlTIyUE SUR LA VIE ET LES OEUVRES
DE SIIELLEY
TOME PREMIER
« La poésie immortalise tout ce qu'il y a de
meilleur et de plus beau dans le monde. »
(SuELLEY : Défense de la poésie.)
PARIS
NOUVELLE LIBRAIRIE PARISIENNE
E. GIRAUD ET C'« ÉDITEURS
18, RUE DROUOT, 18
1885
Tous droits réieivés
5404
F:"
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AVERTISSEMENT
En entreprenant cette traduction des Poé-
sies de Shelley, nous nous sommes demandé
s'il ne fallait pas faire un choix des parties les
plus complètes et les plus achevées, et laisser
de côté les fragments, les essais et les poèmes
qui, de l'aveu des meilleurs juges, semblent
inférieurs et indignes de lui. Une étude
approfondie de l'ensemble de son œuvre nous
a convaincu qu'il s'y trouve une unité de vues
et d'inspiration trop accentuée pour nous
permettre de la briser au caprice de notre
propre critique, et nous exposer à priver
le lecteur du puissant intérêt qu'il peut pren-
dre à suivre pas à pas la marche de sa pen-
sée toujours progressant, toujours s'élevant
et s'épurant, à mesure qu'il réalise sous des
formes de plus en plus parfaites son idéal
poétique.
6 AVERTISSEMENT
Une traduction qui se bornerait aux grands
poèmes ne donnerait que la moitié de Shelley,
et laisserait dans l'ombre les parties secon-
daires, si Ton veut, mais cependant si origi-
nales et si variées de son génie. Nous
connaissons tel admirateur de Shelley qui
préfère a.u. Prométhée délivré l'Ode à V Alouette
ou au Vent d'Ouest. Il y a dans Shelley, pour
le moins, une demi-douzaine de poètes : le
poète philosophique dans la Reine Mab, le
Prométhée, la Magicienne de V Atlas; le poète
épique duns Laon et Cythna ; le poète tragique
dans les Cenci et Charles P' ; le poète de la
vie familière dans Julien et Maddalo et la
Lettre à M"^" Gisborne ; le poète satirique dans
Peter Dell III ; le poète comique et burlesque
da,nsSwellfoot Tyran ;\e poète mystique dans
l'Epipsychidion ; le poète élégiaque dans Ado-
nais ; le poète lyrique dans les chœurs du Pro-
méthée et de VlIellaSf et dans cent autres
petits poèmes.
Nous avons réuni dans les deux premiers
volumes les œuvres capitales soit par leur
étendue, soit par leur importance au point de
vue du développement de l'idée shelléienne.
^Le troisième est réservé aux pièces de moin-
dre haleine, que Shelley écrivait au jour le
AVERTISSEMENT 7
jour sous l'impression de ses joies ou de ses
tristesses, de ses enthousiasmes ou de ses
abattements, de ses rêveries ou de ses colè-
res, des événements de sa vie privée ou de sa
vie publique. A l'aide de ces petits poèmes, dont
la plupart sont de purs et rares joyaux, le lec-
teur pourra assister, année par année, jour
par jour, aux émotions, aux passions, aux es^
pérances, aux déceptions et aux désespoirs qui
se pressent et tourbillonnent dans cette âme
affamée, mais jamais assouvie, de lumière et
de beauté. Les poésies de Shelley, c'est toute
son âme, toute sa vie , tout son être : aucun
poète ne s'est identifié à ce point avec son
œuvre. Elles doivent être le commentaire tou-
jours présent de sa biographie, esquissée dans
le volume qui accompagne cette traduction (1),
et qui en est inséparable, parce que l'histoire
de la vie de Shelley est avant tout Thistoire
de son âme et de ses poèmes où il l'a versée
tout entière. Nous n'avons ajouté à la traduc-
tion que les notes essentielles à l'intelligence
du texte, nous rappelant que Shelley, à ren-
contre de plusieurs poètes ses contemporains,
professait qu'une belle poésie doit être par
(1) Histoire de (a vie et des Œuvres de Shelley, 1 v.
8 AVERTISSEMENT
elle-même assez claire, assez transparente,
pour se passer d'explication et de commen-
taires. Nous laisserons à d'autres (et ils ne
manqueront pas) la stérile besogne de dissé-
quer le poète et d'obscurcir les nuages en vou-
lant les dissiper.
Si Shelley écrivait pour ceux qu'il appelait
cuveToi, les initiés, cette initiation ne suppose
l'intelligence d'aucune formule cabalistique,
d'aucune doctrine ésotérique et mystérieuse,
d'aucune psychologie transcendante et mor-
bide, mais seulement une certaine dose d'idéa-
lisme, et surtout l'amour sincère et désinté-
ressé du vrai et du beau dans la nature et
dans l'art.
F. Rabbe.
A M. H. SIGNORET
DÉDICACE DU TRADUCTEUR
« Qu'il est doux de s^asseoîr et de lire les
contes des jouissants poètes, et d'entendre tou-
jours la suave musique, lorsque V attention
tombe, remplir la pause obscure! »
Shelley : Fvagm.
« Bientôt mes paroles humaines trouvèrent
de la sympathie dans des cœurs humains. Les
plus purs et les meilleurs, comme un ami avec
un ami , firent cause commune avec moi ;
ils furent en petit nombre, mais résolus. »
Shelley : Laon et Cythna, IX, 9.
Ces vers de Shelley vous rappelleront les
doux moments passes en sa compagnie, et la
grande part que vous et vos amis avez bien
voulu prendre à ce trop faible hom,mage rendu
a son génie.
F. R.
1*
REINE MAB
POÈME PHILOSOPHIQUE
A HARRIET.
Quelle est celle dont lamour, illuminant le
monde, sait parer la flèche empoisonnée de son
m.épris? Quelle est celle dont la chaude et partiale
estime est la plus douce récompense de la vertu?
Sous les yeux de qui mon âme renaissante
a-t-elle mûri en hardiesse vertueuse ? Dans quels
yeux ai-je regardé tendrement, et aimé le plus
l'espèce humaine ?
Harriet ! dans les tiens Tu as été mon
esprit purificateur ; tu as été l'inspiratioyi de mon
chant; elles sont tiennes, ces premières fleurs sau-
vages, quoique tressées par moi.
Alors presse dans ton sein ce gage d amour ; et
sache qu'en dépit des vicissitudes du temps et de
révolution des années, toute fleurette cueillie dans
m.on cœur est consacrée au tien!
1813.
REINE MAB
I
Quel prodige que la Mort !... la Mort, et son frère
le Sommeil! L'une, pâle comme la lune qui là-bas s'éva-
nouit, avec des lèvres dun bleu livide ; l'autre, rosé
comme le matin, quand, trônant sur la vague de l'Océan,
il empourpre le monde ; tous deux dans leur passage,
prodigieux mystère !
Le sombre pouvoir qui règne sur les sépulcres infects
s'esl-il donc emparé de son âme innocente? * Cette incom-
parable forme, que l'amour et l'admiration ne peuvent
voir sans un batiemimt de cœur, ces veines d'azur qui
serpentent comme des courants le long d'un champ de
neige, cet adorable contour, beau comme un marbre
respirant, tout cela doit-il périr ? Le souffle de la putré-
faction ne doii-il rien laisser de cette apparition céleste
que hideur et que ruine ? ne rien épargner, qu'un lugu-
bre thème sur lequel le cœur le plus léger pourra
moraUser ?... Ou n'est-ce qu'un doux assoupissement
envaliissant les sens, que le souffle du matin rosé fait
fuir dans les ténèbres ? L\>"the s'éveillera-t-elle encore,
pour rendre la joie ù ce cœur fidèle dont l'esprit sans
sommeil est aux aguets pour saisir lumière, vie, extase
dans son sourire ? *
* Les astérisques renvoient aux notes de l'Appendice, page
correspondante .
14 ŒUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
Oui! elle s'éveillera encore, quoique ces membres lumi-
neux soient sans mouvement, et silencieuses ces douces
lèvres, qui naguère, respirant l'éloquence, auraient
pu apaiser la rage du tigre, et fondre le cœur glacé
d'un conquérant. Ses yeux humides de rosée sont clos,
et de leurs paupières, dont le lin tissu cache à peine à
l'intérieur les orbes bleu sombre, l'enfant sommeil a fait
son oreiller; ses tresses d'or ombragent l'orgueil sans
tache de son sein, se tordant comme les vrilles d'une
plante parasite autour d'une colonne de marbre.
Ecoutez ! D'où vient ce son éclatant ? Il est comme le
murnuu'e prodigieux qui s'élève autour d'une ruine
solitaire et que les échos du rivage font entendre le soir
à l'enthousiaste errant ; il est plus doux que le soupir
du vent d'ouest; il est plus fantastique que les notes
sans mesure de cette étrange lyre dont les génies des
brises touchent les cordes. Ces lignes de lumière irisée
sont comme des rayons de lune tombant à travers les
vitraux d'une cathédrale ; mais les nuances sont telles
qu'elles ne peuvent trouver de comparaison sur la terre.
Regardez le char de la Reine des Fées ! Les célestes
coursiers frappent du pied l'aii- résistant ; ils replient à
sa parole leurs ailes transparentes, et s'arrêtent obéis-
sant aux guides de lumière... La Reine des Enchante-
ments les fit entrer ; elle répandit un charme dans l'en-
ceiiUe, et, se penchant toute gracieuse de son char
élhéré, elle regarda longtemps, et silencieusement, la
vierge assoupie.
Oh ! non, le poète visité parles visions dans ses rêves,
quand des nuages d'argent flolteiU dans son cerveau
lialluciné, quand chaque apparition de l'adorable, de
l'étrange et du grand, l'étonné, le ravit, et l'élève, quand
REINE MAB 15
sa fantaisie, d'un coup d'œil, combine le merveilleux et le
beau, non, le poète n'a jamais vu forme aussi brillante,
aussi belle, aussi fantastique que celle qui guidait les
coursiers aériens et versait la magie de son regard sur
le sommeil de la vierge.
La jaune et large lune brillait confusément à travers
sa forme, forme d'une parfaite symétrie ; le char perlé
et translucide ne dérangeait pas la ligne de la lumière
lunaire. Ce n'était point un spectacle de la terre. Ceux
qui purent contempler cette vision dépassant toute
splendeur humaine, ne virent ni la jaune lune, ni la
scène mortelle ; ils n'entendirent ni le bruit du vent de
nuit déchaîné, ni aucun son de la terre ; ils ne virent
que l'apparition féerique, n'entendirent que les accents
célestes qui remplissaient ce séjour solitaire.
Le corps de la Fée était transparent ; ce nuage fibreux
là-bas, qui ne retient que la plus pâle teinte du soir,
et que l'œil attentif peut à peine saisir quand il fond
dans l'ombre du crépuscule oriental, est à peine
aussi délié, aussi transparent . La belle étoile , qui
diamante la couronne étincelante du matin, ne jette
pas une lumière aussi douce, aussi puissante que celle
qui, jaillissant des formes de la Fée, répandait tout autour
sur la scène un halo de pourpre et, avec un mouvement
d'ondulation, dessinait gracieusement ses contours. De
son char céleste la Reine des Fées descendit, et trois
fois elle agita sa baguette enlacée de guirlandes d'ama-
ranthe ; sa forme mince et brumeuse suivait les mouve-
ments de l'air ; et les sons clairs, argentins de sa voix,
quand elle parla, furent tels qu'ils ne pouvaient être
entendus que d'une oreille spécialement douée.
« Astres ! répandez votre plus balsamique influence î
16 œUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
Eléments ! suspendez votre colère t Dors , Océan ,
dans les chaînes de rochers qui forment ton domaine 1
Qu'on ne voie pas un souffle agiter les herbes
qui croissent là -bas au sommet de la ruine ! Que
le fil de la vierge toujours en mouvement dorme
lui-même sur l'air immobile !... El toi, Ame dianthe,
toi seule jugée digne de la faveur enviée, réservée aux
bons et aux sincères, à ceux qui ont lutté, et qui, à
force de résolution, ont triomphé de l'orgueil et des
bassesses de la terre, brisé les chaînes... les chaînes de
glace de la coutume, et fait briller sur leur âge les
astres du jour... Ame d'Ianihe ! Eveille-toi! Debout! »
Soudain se leva l'Ame d'Ianthe ; elle apparut , toute
belle, dans sa pureté nue, parfaite image de sa forme
corporelle. Une beauté et une grâce inexprimables l'ani-
maient ; toute tache terrestre avait disparu en elle ; elle
avait repris sa dignité native, et se tenait debout immor-
telle... sur une ruine!
Sur la couche, le corps gisait, enveloppé dans les
profondeurs de l'assoupissement ; ses traits étaient fixes
et sans expression ; cependant la vie animale était encore
là, et chaque organe accomplissait encore ses fonctions
naturelles ; c'était un spectacle prodigieux de contempler
à la fois le corps et l'àme. C'étaient les mêmes linéa-
ments, une parfaite identité extérieure. Et cependant,
quelle dillérence !... L'une aspire au ciel, ne soupire
qu'après son héritage éternel, et toujours changeante,
toujours s'élevant, s'ébat dans l'être sans iin. L'autre,
pour un temps jouet involonlaiie des circonslances et
de la|)assion, s'agite et lutte ; il traverse dunvol rapide
sa liisle durée, et bientôt, comme une machine inutile
cl hors de service, il pourrit, périt et passe.
REINE MAB 17
LA FÉE
« Esprit ! qui as plongé si profond ! . . . Esprit, qui as
plané si haut ! Toi l'intrépide, toi le doux, accepte la
faveur due à ton mérite... Monte dans le char avec moi. »
l'esprit
« Rêvé-je ?... Ce sentiment nouveau n'est-il qu'une
vision, un fantôme du sommeil ?... S'il est vrai que je
sois une âme, une àme libre et dégagée du corps, parle-
moi encore. »
LA FÉE
« Je suis la Fée Mab ; il m'est donné d'observer les
prodiges du monde humain ; les secrets de lincommen-
surable passé, je les découvre dans les consciences
infaillibles des hommes, ces chroniqueurs austères
et qui ne savent point flatter ; l'avenir, je le déduis
des causes qui surgissent dans chaque événement. Ni
l'aiguillon que le souvenir vengeur plante dans le sein
endurci de l'homme égoïste , ni cette palpitation ex-
tatique et triomphante qu'éprouve le sectateur de la
vertu quand il récapitule les pensées et les actions d'un
jour bien rempli, n'échappent à mon regard, et je
les enregistre. Même, il m'est permis de déchirer le
voile de la mortelle fragilité, afin que l'esprit, revêtu
de son immuable pureté, puisse apprendi'e comment
réaliser au plus tôt la grande lin pour laquelle il existe,
et goûter cette paix, dont à la fin toute vie doit avoir sa
part. C'est la récompense de la vertu... Heureuse
Ame, monte dans le char avec moi. »
Les chaînes de la prison terrestre tombèrent de l'es-
prit d'ianthe ; elles éclatèrent et se rompirent comme
des liens de paille sous l'effort d'un géant qui
18 ŒUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
s'éveille. Elle s'aperçut de ce glorieux changement, et
sentit dans son entendement affranchi s'ouvrir de toutes
parts de nouveaux ravissements ; chaque rêverie du jour
de sa vie mortelle, chaque vision délirante des sommeils
qui avaient clos une journée bien remplie, semblaient
maintenant se réaliser !
La Fée et l'Ame se mirent en mouvement ; les nuages
d'argent s'écartèrent ; et comme elles montaient sur le
char magique , de nouveau l'ineffable musique se fit
entendre ; puis les coursiers aériens déployèrent leurs
ailerons d'azur, et la Fée, secouant les rênes irradian-
tes, leur ordonna de poursuivre leur roule.
Le char magique avançait... La nuit était belle, et
des astres sans nombre parsemaient la voûte bleu som-
bre du ciel. Justement au-dessus des vagues orientales
commençait à poindre le premier fiiible sourire du
matin... Le char magique avançait... Sous les sabots
éthérés l'atmosphère volait en étincelles de flamme, et
sur le senlier des roues embrasées, tournant au-dessus
du pic le plus élevé des montagnes, était tracée une
ligne d'éclairs. Maintenant il volait bien loin au-dessus
d'nn roc, la dernière arête de la terre, le rival des
Andes, dont le noir sourcil s'assombrissait au-dessus de
la mer d'argent.
Bien , bien au-dessous du sentier du char , calme
comme un enfant endoi'mi, le formidable Océan s'éten-
dait. Son calme miroir reflétait les pâles et défaillantes
étoiles, la trace enflammée du char et la grise lumière
du malin colorant les nuages floconneux rpii faisaient
m\ dais à l'aurore. Il semblait que le chemin du char
s'ouvrait à travers le milieu d'une immense voûte,
rayonnante de millions de constellations , teinte de
REINE MAB 19
nuances d'une variété infinie, et à demi entourée d'une
ceinture doù jaillissaient d'incessants météores.
Le char magique avançait... A mesure qu'ils appro-
cliaient de leur but, les coursiers semblaient ramasser
leur vitesse. La mer ne se distinguait plus ; la terre
apparaissait comme une vaste et sombre sphère ; l'orbe
du soleil, dégagé des nuages, tournait à travers la noire
voûte ; ses rayons de rapide lumière se partageaient
autour du char plus emporté dans sa course, et retom-
baient comme l'embrun floconneux de l'Océan se brisant
sur la lame bouillonnante devant la proue d'un navire.
Le char magique avançait toujours... L'orbe lointain
de la terre n'apparaissait plus que comme la plus petite
lumière clignotant dans le ciel ; pendant qu'autour de la
voie du char, d'innombrables systèmes roulaient et des
sphères sans nombre épanchaient l'infinie variété de leur
gloire. C'était un merveilleux spectacle. Quelques-unes
étaient cornues comme le croissant de la lune ; d'autres
envoyaient un doux rayon d'argent comme Hesperus
sur la mer occidentale ; d'autres s'élançaient avec des
trainees de flamme, comme des mondes emportés à la
mort et à la ruine; d'autres brillaient comme des soleils,
et, sur le passage du char , éclipsaient toute autre
lumière.
Esprit de la Nature! Ici, dans ce désert interminable
de mondes, dont l'immensité fait chanceler l'imagi-
nation dans son essor le plus hardi, ici est ton vrai
temple! Cependant la plus petite feuille qui frissonne
au passage de la brise n'en est pas moins animée de
toi; cependant le plus chétif ver qui rampe dans les
tombeaux et s'engraisse des morts n'en participe pas
moins à ton souffle éternel Esprit de la Nature!
20 OEUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
0 toi, impérissable comme cette scène, c'est ici qu'est
ton vrai temple !
II
Si la solitude a jamais conduit tes pas au rivage plein
d'échos du sauvage Océan, si jamais tu y as séjourné
jusqu'à l'heure où le large orbe du soleil semblait se
reposer sur la vague brunie, tu dois avoir remarqué les
lignes d'or poupre, (|ui, sans mouvement, restaient
suspendues sur la sphère qui sombre ; lu dois avoir
remarqué les nuages houleux, frangés d'un insoutenable
rayonnement, se dressant comme des rocs de jais, cou-
ronnés de guirlandes de diamants. Et cependant il y a
un moment où le point le plus élevé du soleil n'apparaît
plus que comme une étoih;, sur le bord occidental de
l'Océan, où ces nuages d'or floconneux, ombrés d'une
pourpre plus profonde, brillent au loin comme des îles
sur le bleu sombre de la mer ; alors ta liintaisie a pris
son essor au-dessus de la terre, et a ferlé son aile
fatiguée dans le sanctuaire de la Fée.
Mais ni les îles d'or élincelant dans cette inondation
de lumière, ni les rideaux floconneux tendus sur la
brillante couche du soleil, ni les vagues de l'Océan
bi'uni, qui pavent ce dôme splendide, ne pourraient
oUrii" une vision aussi belle, aussi merveilleuse que le
palais élhéré de Mab*. Cependant, il ressemble parfai-
tement à la voûte du soir, ce palais féerique ! Comme le
ciel, appuyé sur la vague, il déployait ses parquets
d'éblouissante lumière, son vaste dôme d'azur, ses
fécondes îles d'or llollanl sur une mer d'aigent; pendant
que des soleils dardaient leurs rayons confondus à
travers les nuages des ténèbres environnantes, cl que
REINE MAB 21
les créneaux de perle dominaient de toutes parts Tira-
mensité du Ciel.
Le char magique s'était arrêté. La Fée et l'Esprit
entrèrent dans la salle des Enchantements ; les nuages
d'or, qui roulaient en vagues étincelantes sous le dais
d'azur, ne tremblèrent pas sous leurs pas éthérés ; les
brumes lumineuses et vermeilles, flottant aux accords
de la pénétrante mélodie, à travers ce séjour qui n'a rien
de la terre, obéissaient au moindre mouvement de leur
volonté. Sur leur ondulation passive l'Esprit s'appuya,
sans user, pour jouir des béatitudes variées qui se pres-
saient autour de lui, du glorieux privilège de la vertu et
de la sagesse.
« Esprit ! » dit la Fée, en lui montrant le splendide
dôme, « voici un spectacle prodigieux, et qui se rit de
toute grandeur humaine. Mais si la vertu n'avait d'autre
récompense que d'habiter un palais céleste, tout aban-
donnée aux impulsions du plaisir, et murée dans la
prison de son propre être, la volonté de l'immuable
nature ne serait point accomplie. Apprends à rendre les
autres heureux Viens, Esprit! C'est là ta haute
récompense! Le passé va se dresser devant toi; tu
verras aussi le présent ; et je t'enseignerai les secrets de
l'avenir. »
La Fée et l'Esprit s'approchèrent du créneau plon-
geant... Au dessous, gisait l'univers étendu! Là, jusqu'à
la ligne la plus reculée qui peut limiter le vol de l'imagi-
nation, des orbes innombrables et sans fin enchevêtraient
leurs mouvements compliqués, obéissant immuablement
à l'éternelle loi de la nature. Au dessus, au dessous,
dans toutes les directions, les systèmes formaient en
tournant un désert d'harmonie ; chacun allant sans dévier
22 OEUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
à son but, dans un éloquent silence, à travers les abîmes
de l'espace, poursuivait sa prodigieuse route Il y
avait une petite lumière, clignotant dans le lointain bru-
meux ; rien que l'œil d'un esprit pouvait apercevoir cet
orbe roulant : rien que l'œil d'un esprit, et seulement de
ce céleste séjour, pouvait distinguer chacune des actions
des habitants de cette terre. IMais matière, espace et
temps n'ont plus d'action dans ces aériennes régions ; et
la sagesse toute-puissante, quand elle recueille les fruits
de son excellence, franchit tous les obstacles qu'une
âme terrestre craindrait dadVonler.
La Fée désignait la terre. L'œil intellectuel de l'Esprit
reconnut les êtres de sa parenté. Sous son regard, les
multitudes pressées apparaissaient comme les citoyens
d'une fourmilière. Quelle merveille ! que toujours les
passions, les préjugés, les intérêts, qui animent le plus
petit être, que la plus faible touche, qui met en mou-
vement le nerf le plus délicat, et produit dans la cervelle
humaine la pensée la plus élémentaire, deviennent un
anneau dans la grande chahie de la nature !
« Regarde, cria la Fée, les palais ruinés de Palmyre!....
Uegarde I ici la grandeur faisait trembler ; regarde ! lù
souriait la volupté : que reste-t-il aujourd'hui ? le sou-
venir de la folie et de la houle! Qu'y a-t-il là
d'immortel? Kien ces ruines sont debout pour
raconter une mélancolique histoire, pour donner un
terrible avertissement ; bientôt l'oubli empoitera silen-
cieusement les restes de leur gloii'e. Là, monartjues et
conciuéianls avec orgueil mirent le pied sui' des millions
d'honnnj^s prosternés — tremblements de terre de l'hu-
maint^ race, connue eux oubliés, quand la ruine qui
marque leur secousse a disparu.
REINE MAB 23
« A côté du Nil étemel, les Pyramides ont surgi. Le
Nil poursuivra sa route immuable ; ces Pyramides
tomberont ; oui ! pas une pierre ne restera debout pour
indiquer le lieu où elles furent : leur emplacement même
sera oublié, comme l'est le nom de leur architecte !
« Vois là-bas cette région stérile , où maintenant la
tente de l'Arabe errant flotte au vent du désert. Là autre-
fois le temple altier de l'antique Salem élevait jusqu'au
ciel ses mille coupoles d'or, et à la face rougissante du
jour exposait sa honteuse gloire. Oh ! que de veuves,
que d'orphelins ont maudit la construction de ce tem-
ple ! que de pères, consumés par le travail et l'esclavage,
ont demandé au Dieu de la pauvre humanité de le
balayer de la terre, et d'épargner à leurs enfants la tâche
détestée d'empiler pierre sur pierre, et d'empoisonner
ainsi les plus beaux jours de la vie pour caresser une
vanité de vieillard en enfance !... Là, une race inhumaine
et barbare hurlait de hideuses louanges à son Dieu-
Démon 1 Ils se ruaient à la guerre, arrachaient des
entrailles des mères l'enfant non encore né ; vieillards,
enfants mouraient confondus ; leurs bras victorieux ne
laissaient respirer aucune âme. Oh ! ce furent des
démons ! Mais alors qu'était celui qui leur enseigna que le
Dieu de la nature et de l'amour avait autorisé par mie
loi spéciale le commerce du sang ? Son nom et le leur
s'évanouissent, et les contes de celte barbare nation,
que récite l'imposture jusqu'à ce que la terreur y croie,
la suivent dans l'oubli.
« Où Athènes, Rome et Sparte étaient debout, là main-
tenant est un désert moral ; ces chétives et misérables
huttes, ces palais plus misérables encore, contrastant
avec ces vieux temples, qui maintenant s'émiettent pour
24 ŒUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
l'oubli ; les longues et solitaires colonnades, à travers
lesquelles rôde le spectre de la Liberté, font l'effet aujour-
d'hui d'un air bien connu que nous avons aimé entendre
dans quelque endroit cher à notre Ame, dont nous nous
souvenons maintenant avec tristesse. ]\Iais combien
plus frappant encore et plus sombre est le contraste
qu'offre ici la nature humaine ! Oii Socrate expira,
un esclave des tyrans, un lâche et un fou sème la mort
autour de lui, puis, frémissant, trouve la sienne. Où
Cicéron et Antoine vécurent, un moine encapuchonné et
hypocrite prie, maudit et ment.
« Esprit! dix mille ans à peine ont passé depuis; sur
cette terre inculte où maintenant le sauvage boit le sang de
son ennemi, et singeant les fds de l'Europe fait retentir le
chant impie de la guerre , s'élevait une cité puissante,
métropole du continent occidental. Là, maintenant, la
colonne couverte de mousse, rongée par la morsure
incessante du temps, qui jadis semblait devoir survivre
à tout excepté à la ruine de son propre pays ; la vaste
scène de la forêt, rude dans l'inculte beauté de ses jar-
dins depuis longtemps devenus sauvages, semblent au
voyageur dont malgré lui le hasard a retenu h'S pas
dans ce désert, avoir toujours existé ainsi, depuis que
la terre est ce qu'elle est. C'était cependant jadis le ren-
dez-vous le plus affairé, où, comme dans un centre com-
mun, affluaient étrangers, vaisseaux et cargaisons ; jadis
la paix et la liberté enchantaient la plaine cultivée. Mais
la richesse, celle malédiction de IJiomme, a flétri le bour-
geon de sapi'0sp<''rilé : vertu et sagesse, vérité cl libcrti',
ont fui pour ne plus revenir , jusqu'à ce (|uc Ihomme
sache qu'elles seules peuvent donner le bonheur digne
d'une âme (pii innendique sa parenté avec relcrnité I
RErNE MAB 25
« II n"y a pas un atome de cette vaste terre qui n'ait
été un jour un homme vivant ; pas la plus petite goutte
de pluie suspendue dans le plus mince nuage, qui n'ait
coulé dans dos veines humaines. Et des plaines brûlantes
où hurlent les monstres de Lybie, des plus sombres
vallons du Groenland sans soleil, jusqu'aux rivages où
les champs d'or de la fertile Angleterre déploient leurs
moissons à la lumière du jour, tu ne saurais trouver une
place oil quelque cité n'ait existé.
« Qu'étrange est Ihumain orgueil ! Je te dis que ces
atomes vivants, pour qui le fragile brin d'herbe qui
germe le matin et périt avant le soir est un monde illi-
mité ; je te dis que ces êtres invisibles qui habitent les
plus ])etites particules de l'insensible atmosphère, pen-
sent, sentent et vivent, comme l'homme ; que leurs affec-
tions et leurs antipathies, comme les siennes, produisent
les lois qui gouvernent leur état moral ; et que la moin-
dre palpitation qui dans leur trame répand le plus faible,
le plus léger ébranlement, est aussi réglée, aussi néces-
saire que les lois majestueuses qui gouvernent les
sphères roulant dans l'espace. »
La Fée s'interrompit. L'Esprit, dans l'extase de l'ad-
miration, sentait revivre toute la science du passé ; les
événements des anciens âges merveilleux, qu'une obscure
tradition enseigne sans suite au vulgaire crédule , se
dévoilaient à sa vue dans leur juste perspective, obscurs
encore, mais seulement par leur infinitude. II semblait à
l'Esprit qu'il était au haut d'un pinacle isolé, ayant au
dessous de lui la marée montante des âges, au dessus
les profondeurs de l'univers sans bornes, et tout autour
l'immuable harmonie de la nature.
2
26 ŒUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
m
« Fée, » dit l'Esprit ; et il fixait ses yeux éblouis sur 1
Reine des Enchantements, « je te remercie. Tu m'as fa
une faveur que je n'abdiquerai jamais , et appris un
leçon que l'on ne peut plus désapprendre. Je connais 1
passé, et j'essaierai d'en glaner un avertissement pou
l'avenir, en sorte que l'homme puisse profiter de se
erreurs et tirer l'expérience de sa folie ; car, quand I
pouvoir de communicjuer le bonheur en égalera 1
volonté, l'âme humaine ne demandera pas d'autre ciel.
MAB
« Tourne-toi, Esprit supérieur ! Il reste encore bien de
choses à examiner. Tu sais combien l'homme est grand
tu connais sa faiblesse. Il te reste à apprendre ce qu'i
est, à apprendre la sublime destinée que le temps infa
tigable réserve à toute àme vivante.
« Regarde ce somptueux palais, qui, au milieu de
cette populeuse cité, dresse ses mille tours et semble lui
même une autre cité. De sombres ti'oui)es de sentinelles]
en rangs sévères et silencieux, lui font une ceinture]
Delui qui Ihabit»; ne peut être libre ni heureux. N'eui
tends-tu pas les malédictions des orj)helins, les gémisse
ments de ceux qui nont pas d'amis ? Il passe, le Roi
portant la chaîne dorée qui He son àme à l'abjection ; le
fou, que les courtisans appellent du sobriquet d(? monar-
que, tandis qu'il est l'eschive des plus vils appélils...}
Cet homme ne pirle point l'oi'ciile aux cris de la nusère;!
il sourit aux profondes inq)récalions que l'indigent nuu'-
muie en secret, et une sinistre joie envahit son cœur
exsangue, quand des milliers d'êtres asi»irenlen sanglo-
tant après ces miellés que sa folie gaspille dims uuv
REINE MAB 27
orgie sans joie, pour sauver de la faim tous ceux qu'ils
aiment ! Quand il entend le récit de ces horreurs, il se
tourne vers quelque face toute prête à l'hypocrite assen-
timent, étouffant la lueur de honte, qui, en dépit de lui,
colore sa joue bouffie !
« Puis au festin de silence, de grandeur et d'excès, il
traîne son appétit émoussé et rechignant. Si l'or qui
brille autour de lui, si les nombreuses viandes choisies
sous tous les climats pouvaient forcer le sens dégoûté
à triompher de la satiété ; si la richesse n'empoisonnait
pas la source où il puise ; si le vice, le vice insensible et
forcené, ne convertissait pas ses aliments en un mortel
poison ; alors ce roi serait heureux ; et le paysan qui,
après avoir rempli sa tâche volontaire , retourne chez
lui le soir, et près du fagot flambant retrouve sa sou-
riante compagne pour qui il a essuyé toute celte fatigue,
ne ferait pas un repas plus doux.
« Regarde-le maintenant, étendu sur sa somptueuse
couche ; sa cervelle enfiévrée vacille quelque temps
étourdie. Mais bientôt l'engourdissement de la débauche
tombe, et la conscience, cet immortel serpent, appelle
sa venimeuse couvée à sa tache nocturne... Ecoute! il
parle!... Remarque cet œil frénétique !.. Remarque ce
visage funèbre. »
LE ROI
« Pas de repos ! Oh ! cela doit-il donc durer toujours !
Horrible mort ! Je désire et cependant je crains de
t'étreindre !... Pas un moment de sommeil sans cauche-
mar ! 0 chère et sainte paix ! Pourquoi ensevelis-tu ta
pureté de vestale dans le linceul de la misère et des
cachots ? Pourquoi te caches-tu avec le danger, la mort
28 œUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
et la solitude, et fuis-tu le palais que je t'ai bâti?... Paix
sacrée ! Oh ! visite-moi une seule fois, et dans ta pitié
verse une seule goutte de baume sur mon âme dessé-
chée ! »
MAB
« Homme vain ! son palais, c'est le cœur vertueux, et
la paix ne salit pas ses vêtements de neige dans un
taudis tel que le tien !... Ecoute ! il murmure encore...
Ses sommeils ne sont que des agonies vai-iées, ils sucent
comme des scorpions les sources de la vie. Il n'est pas
besoin de l'enfer fabriqué par les bigots pour punir ceux
qui errent ; la terre en soi contient à la fois et le mal et
le remède ; et la nature cjui suffit à tout peut châtier
ceux (jui transgressent sa loi ; elle seule sait connnent
proporlioimcr é(juilablement à la faute le châtiment
qu'elle méi-ile.
« Est-il donc étrange que ce pauvi'c misérable s'enor-
gueillisse dans son malheur? Qu'il trouve son plaisir
dans son abjection, et presse contre son sein le scorpion
qui le dévore ? Est-il étrange (pi'assis sur un glori«'ux
trône d'épines, élreignant un sceptre de fer, muré dans
une splendide prison, dont les durs liens l'enchaînent
loin de tout ce rpii est bon et iiri'cieux sur terre... son
âme ne revendique pas son humanil('' ? que la douce
nature de l'homme ne sinsurge pas contre la préroga-
livc (lu roi?.. Non, cela n'est pas étrange. A l'exemple
du vulgaii'c. il pense, seul, agit el vil juste comme a fait
son père ; les pouvoirs iiiviiicildcs du iircci'dcnl <i de la
coutume s'inteiposent cnlrt' un roi cl la vertu ! ir (jui
peut paraître plus étrange à ceux (jui ne connaissent pas
la nature et ne savent pas déduire l'avenir du présent,
REINE MAB 29
c'est que pas un de ces esclaves qui souffrent des crimes
de cet être contre nature, pas un de ces misérables dont
les enfants meurent de faim, et dont le lit nuptial est le
sein impitoyable de la terre, ne lève le bras pour le jeter
à bas de son trône !
« Ces moucherons dorés qui, pullulant au soleil d'une
cour, s'engraissent de sa corruption, que sont-ils ? Les
frelons de la société. Ils se nourrissent du travail de
l'artisan. Pour eux, le rustre affamé force la grève
rebelle à céder ses moissons qu'il ne partagera pas ; et
ce spectre hâve, plus maigre que la misère décharnée,
qui consume une vie sans soleil dans la mine malsaine,
traîne dans le labeur une mort prolongée pour assouvir
leur grandeur ; la masse s'épuise de fatigue, pour qu'un
petit nombre connaisse les soucis et les douleurs de la
paresse !
« D'où crois-tu que sont sortis rois et parasites ? D'oii
celte race contre nature de bourdons fainéants, qui
accumulent les fatigues et une insurmontable indigence
sur ceux qui bâtissent leurs palais, et leur apportent le
pain quotidien? — Du vice, du ténébreux et immonde
vice ; de la rapine, de la folie, de la trahison, du crime ;
de tout ce qui engendre la misère et fait de la terre ce
sauvage désert ; de la luxure, de la vengeance et du
meurtre. — Et quand la voix de la raison, retentissante
comme la voix de la nature, aura éveillé les nations ;
quand le genre humain s'apercevra que le vice est dis-
corde, guerre et misère, que la vertu est paix, bonheur
et harmonie ; quand, plus mûre, la nature de l'homme
dédaignera les jouets de son enfance! alors l'éclat
royal perdra le pouvoir d'éblouir ; l'autorité royale
s'évanouira dans le silence : le trône somplueiix restera
2*
30 ŒUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
inconnu dans la salle royale, tombant bientôt en ruines :
tandis que le commerce du mensonge deviendra aussi
odieux, aussi inutile que l'est aujourd'hui celui de la
vérité.
« Où est la gloire que la vanité des puissants de la
terre cherche à éterniser ? Oh ! le plus faible bruit que
fait le pas léger du Temps, la plus petite vague qui grossit
le courant des âges, ensevelit dans le néant cette bulle
vide ! Oui, aujourd'hui, rigide est la loi du tyran,
rouge le regard qui lance la désolation, fort le bras qui
dissipe les multitudes Demain arrive! cette loi
n'est plus qu'un coup de tonnerre évanoui dans le passé ;
ce regard, un éclair passager sur lequel la nuit s'est
refermée ; et de ce bras le vers a fait sa pâture !
« Quand l'homme vertueux, aussi grand dans son
humilité que les rois sont petits dans leur grandeur ;
l'homme (|ui mène sans défaillance une vie d'invincible
probité, et qui, au fond des cachots silencieux, est plus
libre et plus intrépide que le juge tremblant qui, revêtu
d'un pouvoir vénal, a vainement essayé denchaîner
l'impassible esprit — quand il succombe, son œil doux
ne rayonne plus de bienveillance ; sa main qui ne s'éten-
dait que pour soulager est desséchée ; évanouie, cette
éloquence simple de la raison (jui n'i'levail la voix que
pour consterner le coupable Oui, le tombeau a éteint
cet œil ; le froid impitoyable de la mort a raidi ce bras ;
mais le renom inconuplible que la vertu suspend sur la
tombe de son sectateur, la mémoire immortelle de cet
homme, dont la seule pensée fait trembler les rois, la
ressouvenance dans laquelle l'heureux esprit contemple
le bon emploi de son pèlerinage sur la terre, ne passera
jamais !
REINE MAB 31
« La nature rejette le monarque, non l'homme ; le
sujet, non le citoyen ; car rois et sujets, ennemis les uns
des autres, jouent entre eux une partie toujours perdante,
dont les enjeux sont le vice et la misère. L'homme à l'àme
vertueuse ne commande, ni n'obéit. Le pouvoir, comme
une peste désolante, souille tout ce qu'il touche ; et
l'obéissance, fléau de tout génie, vertu, liberté, vérité,
des hommes fait des esclaves, et de l'organisme humain
un automate, une machine.
« Quand Néron, planant au-dessus de Rome en flam-
mes, fondit sur elle avec la joie sauvage d'un démon,
buvant d'une oreille ravie les cris déchirants de l'agonie,
quand il contempla l'effrayante désolation partout
répandue et sentit comme un nouveau sens créé dans
son âme tressaillir à cette vue et vibrer à ces accents,
crois-tu que sa grandeur n'avait pas dépassé la force de
la patience humaine? Et si Rome, d'un seul coup,
n'abattit pas le tyran, n'écrasa pas ce bras rouge de son
sang le plus cher, l'abjection de l'obéissance n'avait-elle
pas détruit les instincts de la nature ?
« Regarde plus loin encore la terre ! Les moissons d'or
germent ; le soleil infatigable répand la lumière et la vie ;
les fruits, les fleurs, les arbres croissent à leur saison ;
toutes choses disent paix, harmonie, amour ! L'univers,
dans la silencieuse éloquence de la Nature, déclare que
tous les êtres accomplissent l'œuvre d'amour et de joie,
tous excepté un réfractaire, l'homme! Lui, il fabrique
le fer qui poignarde sa paix ; il caresse les serpents qui
lui rongent le cœur ; il élève le tyran qui se réjouit de
ses douleurs et se fait un jeu de son agonie ! Le
soleil là-bas n'éclaire-t-il que les grands? Les rayons
d'argent dorment-ils moins doucement sur le chaume
32 CEUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
de la cabane que sur le dôme des rois ? La maternelle
Terre est-elle une marâtre pour ces nombreux fils qui,
sans les partager, recueillent ses dons au prix d'inces-
santes fatigues? N'cst-elle une mère que pour ces
enfants pleurnicheurs qui, nourris dans les jouissances
et le luxe, font des hommes les jouets de leur puérilité,
et détruisent, dans leur important et égoïste enfan-
tillage, cette paix que des hommes seuls apprécient?
« Non, Esprit de la Nature ! La pure dill'usion de ton
essence palpite également dans tout cœur humain ! C'est
là que tu élèves le trône de ton pouvoli' sans appel : tu
es le juge, au moindre signe duquel la courte et frêle
autoi'ité de l'homme devient aussi impuissante que le
vent qui passe. Ton tribunal est autant au-dessus de
l'appareil de l'humaine justice que Dieu est au-dessus de
l'homme !
« Esprit de la Nature ! tu es la vie des infinies multi-
tudes; l'âme de ("es puissantes sphères, dont la route
immuable traverse le profond silence du Ciel ; l'âme du
plus petit être dont la vie a pour séjour un pâle rayon
d'avril ! Comme ces êtres passifs, l'homme accomplit
inconsciemment ta volonté ; comme le leur, son âge de
paix sans fin, que le temps se hâte de nuu'ir, viendra
promptement et infailliblement ; et ce monde sans bornes
que tu pénètres naura plus de crevasses défigurant sa
parfaite symétrie ! »
IV
« Que cette nuit était belle ! Le soupir embaumé, que
les zéphyrs du printemps exhalent à l'oreille du soir,
troublait seul le calme éloquent (jui enveloppe cette
scène innnobile. La vuùte d ebène du Ciel, criblée das-
REINE MAB 33
très indiciblement brillants, à travers lesquels roule la
masse de la lune sans nuages, semble comme un dais
que l'amour a étendu pour abriter le sommeil du monde.
Ici de gracieux sommets, parés d'un vêtement de neige
non foulée; là, de sombres rochers, d'où pendent des
glaçons si purs, que leurs blanches et étincelantes
aiguilles ne nuancent pas le pur rayon de la lune ; plus
loin un escarpement crénelé, dont la bannière, sur la
tour consumée par le temps, pend si mollement que
l'imagination frappée y voit comme l'image même de
la paix; — tout cela forme une scène où la solitude
rêveuse aimeiait à élever son âme au-dessus de cette
sphère terrestre, où le calme du silence veillerait seul....
Une scène si fraîche, si brillante, si silencieuse !
« L'orbe du jour, dans les régions du sud, sur la
plaine sans vagues de l'Océan, plonge avec un doux
sourii'e ; le plus léger souffle ne glisse pas à la dérobée
sur le calme abîme ; les nuages du soir l'éfléchissent
immobiles le rayon tardif du jour, et l'image de Vesper
à loccident brille dune beauté silencieuse Demain
arrive ! Nuage sur nuage, en masse noire et de plus en
plus compacte, roule sur les eaux enténébrées ; le sourd
mugissement du tonnerre lointain gronde formidable ; la
tempête déploie son aile sur l'obscurité, linceul de la
lame bouillonnante; démon sans pitié, avec tousses
vents et ses éclairs, elle suit sa proie à la trace ; l'abîme
déchiré bâille ! le navire trouve un tombeau dans
son gouffre déchiqueté !
« Ah ! d'où vient cette lueur qui enflamme l'arche du
ciel?... cette fumée rouge et sombre qui voile la lune
d'argent? Les astres s'éteignent dans les ténèbres, et la
neige pure et pailletée jette une] faible lueur à travers
34 OEUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
l'obscurité qui s'amoncelle. Ecoute ce rugissement dont
les rapides et sourds éclats retentissent en échos sans
nombre à travers les montagnes, faisant tressaillir le
pâle Minuit sur son trône étoile ! Voilà que grossit le
fracas entrechoqué ; la vibration répétée et elYiayante de
la bombe qui éclate ; le rayon qui tombe, les cris per-
çants, les gémissements, les clameurs de triomphe, le cli-
quetis sans repos, et le choc précipité des hommes ivres
de rage... De plus en plus retentissant, le tumulte gran-
dit, jusqu'à ce que la pâle mort ferme la scène, et sur le
vainqueur et le vaincu étende son froid et sanglant linceul.
— De tous les hommes que le rayon fuyant du jour a vus
là floi'issants dans leur fière et robuste santé, de tous les
cœurs vivants qui battaient là pleins d'angoisse au cou-
cher du soleil, combien peu survivent , combien peu bat-
tent encore !... Pailout le profond silence, semblable au
calme plein de teri'eurs qui sommeille dans le mons-
trueux repos de la tempête ; excepté quand la plainte
épei'due de l'amour réduit au veuvage vient frémir sur
la brise, ou que se fait entendre le ftiible gémissement
de l'àme brisant l'enveloppe d'argile qui emprisonne ses
facultés rebelles.
« Le gris malin se lève sur cette funèbre scène ; la
fumée sulfureuse roule encore lentement devant la brise
glacée, et les brillants rayons de la gelée matinale dan-
sent le long de la neige diamaniée. Là, des traces de
sang même au plus profond de la forêt, et des armes
bri.s(''es, et des guerriers sans vie dont la mort même n'a
pu changer les traits farouches, marquent le passage
terrible des vain(|ueiirs déchaînés ; bien loin au delà, de
noires cendi'es iiidifjuenl la place où s'élevait h'ur iière
cité. Au fond de la forêt est un sombre vallon ; chaque
REINE MAB 35
arbre, qui abrite son obscurité des rayons du jour, ondule
sur la tombe d'un guerrier.
e Je te vois reculer, Esprit supérieur ! — N'as-tu pas
été homme ? Je vois une ombre d'anxiété et d'horreur
passer sur ton front sans tache. Mais ne crains rien ; ce
n'est pas une misère sans raison, sans cause et sans
remède. Non, la natui'c mauvaise de l'homme, cette apo-
logie que les rois qui gouvernent et les lâches qui ram-
pent ne manquent pas d'invoquer pour justifier leurs
innombrables crimes, ne verse pas le sang qui désole la
plaine dévastée par la discorde ; c'est des rois, des prê-
tres, des hommes d'État que la guerre est venue ; leur
salut est dans la douleur profonde, incurable de l'homme,
leur grandeur dans son abaissement. Que la hache frappe
à la racine, l'arbre empoisonné tombera ; et là où ses
exhalaisons vénéneuses répandaient la ruine, la douleur
et la mort, où des millions d'êtres gisaient assouvissant
la faim des reptiles, leurs os blanchissant sans sépulture
dans une atmosphère putride, un jardin s'élèvera, sur-
passant en délices le fabuleux Éden.
« L'Ame de la Nature, — • qui a formé ce monde si
beau, qui a répandu l'abondance sur le sein de la terre,
qui a accordé la plus petite fibre de la vie pour un
immuable unisson, qui a donné aux heureux oiseaux le
bocage pour séjour, accordé aux voyageurs de l'abîme
le silence ravissant de l'insondable océan, rempli le plus
chétif ver qui se traîne dans la poussière d'esprit, de
pensée et d'amour, — l'Ame de la Nature ! sur l'homme
seul, partiale dans sa malice sans cause, aurait-elle folù-
trement accumulé ruine, vice, esclavage? flétri son
âme de dévorantes malédictions ? placé bien loin de lui
le météore bonheur, pour échapper à sa main, et ne
36 ŒUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
servir qu'à éclairer l'abîme eftrayant étendu grand ouvert
sous ses pas ?
« La Nature ! non ! — Rois, prêtres, hommes d'État
ont flétri la fleur humaine dans son tendre bouton ; leur
influence infdtre comme un subtil poison dans les veines
exsangues de la société désolée ! L'enfant, avant qu'il
puisse bégayer le nom sacré de sa mère, sent se gonfler
en lui l'orgueil dénaturé du crime, et brandit son épée de
baby à la façon d'un héros ! Cette arme d'enfant deviendra
le fouet le plus sanglant de la terre dévastée : tandis que
xles noms spécieux, appris à l'heure insouciante de la
molle enfance, servent de sophismes avec lesquels l'hu-
manité obscurcit le brillant rayon de la raison, et sancti-
fient l'épée qui se lève pour verser le sang innocent d'un
frère ! Que les esclaves conduits par le pi-èlre cessent de
proclamer que l'homme hérite du vice et de la misère,
quand la force et le mensonge sont suspendus jusque
sur l'enfant dans son berceau, étouflUnt de leur rude
étreinte tout bien naturel !
« Ah ! pour l'âme étrangère, quand pour la première
fois elle hasaide un regard hors de son nouveau Sf'jour,
cherchant au dchois bonheur et sympathie, comme ce
petit coin de l'immense monde est dur et désolé ! Comme
tous les boutons du bien naturel sont tristement flétris I
Aucune ombre, aucun abri pour elle contre les tourbil-
lons déchahiés d'un pouvoir sans pitié 1 Sur sa mallieu-
reuse existence, empoisonnée peut-être par les maladies
et les douleurs qu'ont accumuh'cs sur les mist'rables
parents dont elle est sortie les mu'urs, la loi, la cou-
tumes — les purs vents du ciel, qui renouvelleiU la race
des insectes, ne peuvent souffler! L'incorruptible lumière
du jour ne peut visiter ses ardents désirs! Elle est
REINE MAB 37
enchaînée avant d'avoir vécu ; oui, toutes les chaînes
sont forgées bien avant qu'elle soit ; toute liberté , tout
amour, toute paix lui est ravie avant qu'elle puisse se
défendre ; maudite dès sa naissance, dès son berceau,
vouée à l'abjection et à l'esclavage !
« Dans tout ce monde varié et éternel, l'âme est le
seul élément inébranlal)le qui ait subsisté pendant d'in-
nombrables âges. Le pilier immobile qui porte le poids
d'une montagne est un esprit actif et vivant. Chaque
grain dans son tout et ses parties est un être sentant, et
le plus minuscule atome contient un monde d'amours et
de haines. De là naissent le mal et le bien, la vérité et
le mensonge ; de là sortent volonté et pensée et action,
tous les germes de peine ou de plaisir, de sympathie ou
de haine, qui font la variété de l'éternel univers. L'àme
n'est pas plus souillée que les rayons du plus pur orbe
du ciel, avant que les souillures de l'atmosphère née de
la terre ne viennent altérer leurs lignes rapides. L'homme
est un composé d'ànie et de corps, formé pour des
actions d'un haut dessein, pour prendre sur l'aile auda-
cieuse de l'imagination un essor infatigable, pour chan-
ger intrépidement les angoisses les plus cuisantes en
paix sereine, et goûter les joies que comportent les sens
et l'esprit réunis... Ou bien il est formé pour l'abjection
et la douleur, pour se traîner sur le fumier de ses
craintes, pour tressaillir au moindre bruit, pour éteindre
dans la sensualité la flamme de l'amour naturel, pour
bénir l'heure où sur ses jours sans mérite la main gla-
cée de la mort posera son sceau, pour redouter, craindre
la guérison tout en haïssant la maladie. Le premier est
l'homme, tel qu'il doit être un jour ; l'autre est l'homme,
tel que le vice l'a fait aujourd'hui.
Rabbe. I. — 3
38 ŒUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
« La guerre est le jeu des politiques, les délices du
prêtre, ramusenicnl de Ihonime de loi, le métier gagé
des assassins ; et pour ces royaux meurtriers, dont les
trônes mesquins sont le prix de la trahison, de la bouc
ci de la honte, la guerre est le pain qu'ils mangent, le bâton
sur lequel ils s'appuient ! Des gardes, revêtus d'une
livrée rougc-sang, font un rempart à leur pahiis, partici-
pent aux crimes que la force protège, et contre la rage
d'une nation assurent la couronne, l'objet de toutes les
malédictions qu'exhalent la Faim, la Frénésie, la Douleur
et la Misère ! Ce sont là les bravi secrets (jui défendent
le trône du tyran, h^s fanfarons de sa crainte ; ce sont
les égouts et le^ canaux des plus détestables vices, le
rebut de la société, la he de tout ce qu'il y a de plus
ignoble... Leurs cœurs glacés allient la fraude avec la
sévérité, l'ignorance avec l'orgueil, tout ce qui est petit
et vil avec la rage que la désespérance du bien et le
mépris de soi-même peuvent seuls alhmier. Us sont
parés de richesse , d'honneur , de pouvoir ; et puis
envoyés au dehors pour accompUr leur (ruvre. La peste
qui, dans sa sombre marche triomphale, parcourt quel-
ques contrées de l'Orient est moins pernicieuse, lis cajo-
lent avec lor, avec les promesses de gloire, la jeunesse
ins()uciant(ï d(''jà écrasc'c sous la servitude ; elle ne;
connaît que troi) tard stin malheur et n'accueille la
repentance que pour sa luine, (juand situ destin est
scellé dans l'or et dans le sang. Ceux-là aussi servent le
tyran, (jui, versés dans l'ai-l d'enlorliller les pieds de la
Justice dans les lilets de la l(»i, sont toujours prêts à
oi)prinier le faible, toujours prêts à plaider le bien ou
le mal pour de l'or, se lailIaiU de la vertu publi(jue,
qui, sous leur pied inipiloyable, gil meurtrie et écrasée
REINE MAB 39
pendant que l'honneur est assis souriant au trafic de la
vérité.
« Puis des hypocrites graves , à la tète blanchie ,
sans une espérance, une passion, un amour, après avoir,
à travers une vie de luxe et de mensonge, rampé par la
flatterie jusqu'aux sièges du pouvoir, soutiennent le
système qui fut la source de leur fortune. Ils ont trois
mots les tyrans en connaissent bien lusage, ils en
paient l'emprunt avec l'usure tirée du sang du monde! :
Dieu, Enfer et Ciel ! Dieu, un démon vindicatif, sans
pitié et tout-puissant, dont la miséricorde est un sobri-
quet pour la rage de tigres indomptés altérés de
sang ; lEnfcr, un rouge abime de flammes éternelles,
où des vers empoisonnés et immortels prolongent une
éternelle misère pour ces malheureux esclaves, dont la
vie a déjà été le châtiment de leurs crimes ; le Ciel,
une récompense pour ceux qui se résignent à démentir
leur nature d'hommes, à trembler, à croire, à faire des
courbettes devant les moqueries du terrestre pouvoir.
« Voilà les instruments que le tyran emploie à son
œuvre, qu'il manie dans sa colère, et qu'il brise comme
il veut, tout-puissant dans sa perversité ; pendant que la
jeunesse pousse, que la vieillesse tombe en poussière,
l'âge mûr sans résistance fait la volonté du tyran,
entraîné par l'appât d'un bonheur fugitif à prêter sa
force à la faiblesse de son bras tremblant. Ils s'élèvent,
ils tombent; une génération vient livrer sa récolte à la
faux de la destruction ; elle disparaît, une autre fleu-
rit!... Cependant regarde! l'estampille du tyran brille
rouge sur sa fleur, flétrissant et corrompant profon-
dément son servile éclat. Il a inventé des paroles et des
modes menteuses, vides et vaines comme son propre
40 OEUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
cœur ; des significations ('vasives, des riens sonores,
pour leurrer la victime étourdie et la pousser dans les
filets tendus tout autour de la vallée de son paradis.
« Jette un regard sur loi-mènie, prêtre, conquérant,
ou prince ! — Prêtre, ton commerce est mensonge, et
tes convoitises se vautrent profondc'ment dans le salaire
du pauvre, avec qui vivait ton maître. Conquérant, tu
te délectes, en comptant les myi'iades dliommes que tu
as tués ; toute espèce de niisèi'e ne pèse rien dans la
balance en regard de ton éphémère renommée. Prince,
roi nourri de pompes, tu accables la terre gémissante
du poids de tes lAchett'S et de tes ci'imes. Jette un regard
sur ton être misérable ! X'es-tu pas, dis-moi, le plus
véritable esclave qui jamais ail rampé sur cette horrible
terre ? Tes jours ne sont-ils pas des jours de mortel
ennui ? Et, avant que la longue torture de la nuit soit
achevée, ne cries-tu |)as : quand viendra le matin ? Ta
jeunesse! n'est-elle pas un vain et fièvivux rêve de
volupt<''? lavii'ilité, Hétrie d'iulirmités pivmalin'ées? Les
visions de ta mort non regrettée ne sont-elles pas lugu-
bres, désespérées , horribles ? Ton esprit n'est-il pas
infirme comme ton corps énervé, incapable de jugement,
d'cspt'rance ou d'amour ? Ne (h'sires-tu pas voir les
erreurs, qui te lêi'ment toutes les sympathies du bien,
survivre au misérable intérêt que tu as retiié de leur
prolongation ? Quand le tondjcau aura englonli ta
mémoire et toi-même, ne désii'cs-tu pas que le poison
qui infecte la terre enlace ses racines autour de ton
argile ensevelie, pour germer de les os, et fleurir sur ta
tombe, afin que tes enfants puissent manger de son fruit
et mourir ? «
REINE MAB 41
« Ainsi les générations de la terre s'en vont au tom-
beau et ne cessent de sortir de la matrice, survivant
toujours à l'impérissable changement qui renouvelle le
monde. Comme les feuilles, que le souffle perçant et
glacé de Tannée qui décline a éparpillées sur le sol de
la forêt et amoncelées là depuis bien des saisons, char-
geant la lande de leur nauséabonde pourriture et étouf-
fant pour longtemps tous germes de promesses, — cepen-
dant, quand les grands arbres d'où elles sont tombées
dépouillées de leurs aimables formes gisent au niveau
du sol pour tomber en poussière, elles fertilisent la lande
qu'elles ont longtemps salie, jusqu'à ce que de la clai-
rière palpitante s'élance une forêt de jeunesse, de force
et de grâce, destinée, comme le germe qui lui a donné
la vie, à grandir et à mourir, — ainsi l'Égoïsme, amant
du suicide, qui flétrit les plus beaux sentiments du cœur
qui s'ouvre, est destiné à tomber, pendant que du sol
écloront toute vertu, toutes délices, tout amour, et que la
raison cessera de faire une guerre contre nature
à l'indomptable armée des passions. — Frère jumeau
de la Religion, l'Égoïsme, son émule en crime et en
mensonge, singeant toutes les folâtres horreurs de ses
jeux sanglants, et cependant glacé, impassible, sans
âme, esquivant la lumière, ne reconnaissant pas son
propre nom, forcé par sa difformité d'abriter sous le
voile Iragile de la justice et du droit ses traits repous-
sants qui épouvantent tout excepté la couvée de l'Igno-
rance ; à la fois la cause et l'etïet de la tyrannie ; sans
pudeur, endurci, sensuel et vil ; mort pour tout autre
amour excepté celui de sa propre abjection ; d'un cœur
42 ŒUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
insensible à toute autre passion que celles d'un plaisir
non partagé, d'un gain sordide ou d'une vaine renommée ;
méprisant l'abjection de son propre être, qu'il voudrait,
mais qu'il n'ose jamais affranchir !
« De là naît h\ Commerce, le vénal échange de tout
ce que produit l'art humain ou la Nature, dont la
richesse se passerait, mais que le besoin demande, et
que la bonté de la nature s'empresse d'alimenter aux
pleines sources de son amour sans bornes, sources pour
toujours étouffées, taries et corrompues. Commerce, ù
l'ombre empoisonnée duquel aucune vertu solitaire
n'ose éclorc ; pendant que Pauvreté et Hichesse, d'une
égale main, sèment leurs malédictions desséchantes, et
ouvrent les portes d'une mort prématurée et violente à
la famine languissante et à la maladie bien nourrie,
à tout ce qui partage le lot de la vie humaine ; et
celle-ci, empoisonnée corps et âme, peut à peine traîner
la chaîne qui s'allonge à mesure qu'elle va, en faisant
retentir son cliquetis derrière elle,
« Le Commerce a mis la mai(|ue de l'égoïsme, le sceau
d(; son pouvoir qui réduit tout en servitude, sur un métal
bi'illant et la appelc* or : et devant son imag(^ s'inclinent
le vulgaire des grands, le riche inutile, le misérable
orgueilleux, la foule des paysans, nobles, prêtres et
rois : et dans leur aveuglement, ils adorent le pouvoir
qui les broie et les réduit à la misère. Mais dans le tem-
pU; de leurs co'urs mercenaires, l'or est un dieu vivant,
qui gouverne dans h; mépris toutes les choses de la
terre, excepté la vertu.
« Depuis que les tyrans, grâce au Iralic de la vie
humaine , gorgent de voluptés leur sensualisme, et de
gloire leur immense orgueil insatiable et dévastateur, le
REINE MAB 43
succès a sanctionné pour ce monde crédule la ruine, les
horreurs, les douleurs de la guerre. Le despote compte
ses armées de dupes aveugles et dociles ; de son cabinet,
il meut à sa guise ces marionnettes de son caprice,
semblables à ces esclaves que la force ou la faim con-
traint, sous un ignoble maître, à accomplir une froide
et brutale corvée ; endurcis pour l'espérance, insensibles
à la crainte, poulies à peine vivantes d'une machine
morte, purs engrenages mécaniques, et articles de mar-
ché, parés de la fière et bruyante pompe de la richesse !
L'harmonie et le bonheur de Ihomme sont sacrifiés à la
richesse des nations ; ce qui élève sa nature à sa céleste
sublimité, il l'échange pour ce qui empoisonne son âme,
le poids qui entraine vers la terre ses fières espérances ;
pour ce qui flétrit en lui tout autre désir que celui dun
égoïste gain, dessèche toute autre passion que celle d'une
servile crainte, éteint tout amour libre et généreux de
noble et entreprenante audace. Cette pulsation même
que l'imagination allume dans le cœur palpitant pour la
mêler à la sensation, la richesse la détruit... Elle ne
laisse rien que le sordide désir de l'argent, cette ram-
pante convoitise de lïntérèt et de l'or, que rien ne
saurait ni qualifier, ni vicier, ni racheter, pas même
l'hypocrisie î
« Et les hommes d'État se glorifient de la richesse !
La verbeuse éloquence, qui survit à la ruine de leurs
cœurs, peut dorer l'amer poison qui dévore une nation ;
elle peut amener la servile multitude à adorer leur
corruptrice et éclatante idole, la Gloire, et à déserter
les autels de la vertu, écrasée sous son talon de fer ! — Et
cependant son piédestal éblouissant s'élève au milieu des
horreurs d'un champ de bataille parsemé de membres
4i œUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
humains, pendant que les habitations désolées fument
tout alentour. L'homme à son aise, qui, près de son
chaud foyer, borne les efforts et les aspirations de son
cœur d'homme aux actions d'un charitable commerce,
et au simple accomplissement des lois communes de
décence et de convention, en réprimant les révoltes
de son cœur dhomme, se laisse duper par leurs
froids sophismes ; il verse peut-être une larme forcée
sur le naufrage de la paix, terrestre, quand jusquà la
porte de sa maison les terribles vagues accourent, quand
son fds est assassiné par le tyran, ou que la religion
conduit sa femme à la folie furieuse... Mais le pauvre,
dont la vie est misère, et crainte, et souci, que le matin
ne réveille que pour un travail sans fruit, qui entend
toujours le cri de ses enfants affamés, qui ne rencontre que
le regard résigné de leur pâle mère, ou l'œil du riche
orgueilleux d'où jaillit léclair du commandement, et ce
spectacle, qui brise le cœur, de milliers d lionnnes connue
lui ; — il fait peu attention à la rhétorique de la tyran-
nie. Sa haine est imjilacable comme ses malheurs ; il n'a
qu'un sourire de mépiis pour la vaine et amèi'c moque-
rie des mots ; il sent toute l'horreur des actions du
tyran ; il n'est retenu que par le ])ras du Pouvuii-, (pii
connaît et redoute son inimitié.
« La baguette de fer de la Pauvreté force toujours son
misérable esclave à ployer les genoux devant la richesse,
à empoisonner (riiuitiles|)eines une vie sans consolation,
à resserrer les chahies mêmes qui l'attachent à son destin.
La Nature , inq)arliale dans sa uumiticence , a doué
l'homme d'une volontt- à huiucllc hml est soumis; la
nmlièi-c . avec t(»ul»'s si's (ormes Ir.iiisiioii-es, git docile
et maniable à ses pieds, qui, alVaiblis pai' la seivitude.
RE1>E MAB 45
tremblent à cliaque pas. Que de Miltons manques ont
passé sur la terre, étouffant les muets désirs de leur
cœur dans les soucis et les fatigues d'un labeur sans
repos ! Que de vulgaires Catons ont employé leur éner-
gie, bientôt domptée par un pareil effort, à mouler une
épingle , à fabriquer un clou ! Combien de Newtons
inconnus, dont les yeux passifs ne virent dans ces puis-
santes sphères qui diamantent l'espace infini, que des
paillettes de clinquant, clouées dans le ciel puur éclairer
les minuits de leur ^^lle natale !
« Cependant tout cœur contient le germe de la per-
fection ; le plus sage des sages de la terre, qui jamais
des trésors de la raison ait tiré la science, la vérité et
les accents intrépides de la vertu, n'a été qu'un enfant
faible et sans expérience, orgueilleux, sensuel, indiffé-
rent, dénué du pur désir et de luniversel amour, en
comparaison de cet être idéal, composé sublime de
raison sans nuage, de pure passion, de volonté élevée,
que la mort (et encore hésiterait-elle longtemps dans la
crainte que lui inspireraient sa noble présence et
l'immuable rayon de son regard), que la mort, dis-je,
pourrait seule subjuguer ! Le dernier des esclaves traî-
nant aujourd'hui à travers lordure de quelque cité cor-
rompue sa triste vie, languissant de faim, ou gonflé de
luxure, émoussant la délicatesse de son sens spiiituel
dans des calculs étroits et d'indignes soucis, ou se ruant
en furieux dans toutes sortes de violences et de crimes
pour réveiller la profonde stagnation de son âme, pour-
rait l'imiter ou l'égaler.
« Mais la basse convoitise a tendu autour du monde
de si étroites chaînes, que tout y est vénal, excepté
l'homme vertueux. L'or et la renommée remporteront
3*
46 OEUVRES POÉTIQUES DE SIIELLEY
sûrement le prix marqué par l'égoïsmc, en triomphant de
lout cxeeplé de cette volonté dliomme résolue et im-
muable, que ni les applaudissements d'une foule servile,
ni les ii>nobles joies d'un luxe corrupteur ne pourront
séduire ni amener à abandonner son âme élevée à la ty-
rannie ou au mensonge, quand même ceux-ci tiendraient
dans leur main rouge de sang le sceptre du monde.
« Tout s'achète : la lumière même du ciel se vend !
Les inépuisables dons d'amour de la terre, les plus petites
et les plus méprisables choses qui se cachent dans les
profondeurs de l'abîme, tous les objets de notre vie, la
vie elle-même, et cette pauvre dose de liberté qu'accor-
dent les lois, l'amitié de l'homme, ces devoirs d'amour
humain que son cœur devrait le presser d'accom[)lir
instincliveinent, tout cela s'achète et se paie comme dans
un marché public, où l'égoïsme non déguisé met sur
chaque objet son prix , l'estampille; de son règne.
L'amour même est vendu ! La consolation de toute dou-
leur est changée en la plus mortelle des agonies ; la
vieillesse tremble dans les bras dégoûtants d'une beauté
éprise d'elle-même, et les impulsions corrompues de la
jeunesse lui préparent une vie d'horreur, souillée de la
corruption d'un infâme trafic ; la i)estilence qui a sa
soiu'ce dans un sensualisme sans jouissance a rempli
toute la vie humaine de douleurs toujours renaissantes 1
« Le mensonge ne demande que de l'or pour payer
les angoisses d'une conscience outragée ; car l'esclavi;-
prêlre ne fait pas grand fond sur sa foi mercenaire ; un
maigre cortège qui passe, quelques âmes scrviles ((jue
la couardise suffirait à enchaîner, ou que le mesquin
calcul de l'avariciî pourrait entraîner à parer le triom-
phe de sun zèle languissant), peuvent faire de lui le
REI>"E MAB 47
miiiislre de la tyrannie. Un crime plus audacieux
demande une récompense plus haute : sans un frissonne-
ment, l'esclave-soldat prête son bras aux oeuvres de
meurtre, et endurcit son cœur, quand la terrible élo-
quence des mourants, s'exhalant tout bas sur le champ
solitaire de la gloire , vient livrer un assaut à cette
nature humaine, dont il vend les applaudissements
pour les grossièi'cs bénédictions d'une foule patriote,
pour la vile gratitude de rois sans cœur, pour une froide
approbation du monde, — encore plus vile !
« Il y a une gloire plus noble qui suivit jusqu'à la
dissolution de notre être, et, consolatrice de toute peine
humaine, accompagne son changement; qui n'abandonne
pas la vertu dans l'obscurité des cachots, et dans l'en-
ceinte des palais, guide ses pas à travers ce labyrinthe
de crime ; imprime sur ses traits l'intrépidité, alors
même que, de la main vindicative du Pouvoir, il reçoit
son plus doux, son dernier, son plus noble titre de
gloire : la mort ! C'est la conscience du bien, que ne
tentent ni l'or, ni la sordide renommée, ni l'espérance
du bonheur céleste ; mais une vie de bien résolue, une
volonté inébranlable, un désir inextinguible du bonheur
universel, un cœur qui batte à l'unisson avec elle, un
cerveau dont la sagesse toujours vigilante travaille à
échanger les trésors de la raison contre son éternel
bonheur.
« Ce commerce de sincère vertu ne demande aucune
intervention de régoïsme, aucun jaloux échange d'un
misérable gain, aucune fluctuation froide et longue de
la prudence ; tout est pesé dans une juste et égale
balance ; l'un des plateaux contient la somme du bon-
heur humain, et l'autre le cœur d'un homme de bien.
48 OEUVRES POÉTrQUES DE SIIELLEY
« Comme l'égoïste recherche vainement ce bonheur
qui n'est accordé qu'à la vertu ! Aveugles et endurcis,
ceux qui espèrent trouver la paix au milieu des orages
du souci, qui convoitent un pouvoir dont ils ne savent
pas comment user, et soupirent après un plaisir qu'ils
refusent de donner ! Dans leur folie, ils trompent
constamment leurs propres desseins, et quand ils
espèrent jouir de ce repos que promet la vertu, l'amer-
tume de l'àme, les cuisants regrets, les vaines repen-
tances, la maladie, le dégoût, la lassitude envahissent
leurs pauvres et misérables vies.
« Mais l'égoisme à la tète blanchie a senti le coup de
la mort, et le voilà chancelant vers la tombe. Un malin
plus brillant attend le jour humain ; alors tout échange
des dons naturels de la terre ne sera plus qu'un com-
merce de bonnes paroles et de bonnes œuvres ; alors la
pauvreté et la richesse, la soif de la renommée, la crainte
de rinlamie, la maladie et la douleur, la guerre avec ses
mille horreurs, et le farouche enfer, ne vivront plus que
dans la mémoire du Temps, qui, comme un libertin
pénitent, tressaillira, regardera en arrière, et frémira
au souvenir de ses jeunes années. »
VI
Tout toucher, tout œil, loul oreille, l'Esprit sentit le
discours brûlant de la lY'e. Sur la mince trame de son
être, chacune des diverses périodes peignait des
nuances changeantes, connue en un soir d'étc", (piand
Hotte tout autour de vous une musique qui enveloppe
l'àme, le miroir sans tache du lac rélléchil le crépuscule
de rOiient, méhmt convulsivement ses nuances do
pourpre avec l'or bruni du soh'il couchant.
REIINE MAB 49
Alors, l'Esprit parla ainsi : « C'est un sauvage et
misérable monde, plein d'épines et de soucis, dont cha-
que démon peut faire sa proie à sa guise. 0 Fée ! Dans
le cours des ans, n'y a-t-il pas d'espérance en réserve ?...
Les vastes soleils rouleront-ils sans fm, illuminant éter-
nellement la nuit où gisent tant d'ûmes infortunées, sans
voir pour elles d'espérance ? L'Esprit universel ne
rcndra-t-il jamais la vie à ce membre desséché du
ciel ? »
La Fée sourit avec calme pour le rassurer, et une
étincelante lueur d'espérance inonda le visage de l'Esprit.
« Oh ! reste tranquille ! chasse ces doutes craintifs,
qui ne devraient jamais tourmenter une âme éternelle,
voyant les chaînes qui la lient à sa destinée. Oui ! crime
et misère, mensonge, erreur et convoitise habitent cette
terre ; mais le monde éternel contient à la fois le mal et
la guérison. Il surgira toujours quelque homme eminent
en vertu, même aux. temps les plus pervers ; les véi'ités
de leurs lèvres pures, qui ne meurent jamais, enchaîne-
ront le scorpion mensonge dans une ceinture de flammes
toujours vivantes, jusqu'à ce que le monstre meure de
sa propre piqûre.
« Quelle douce scène oiïrira la terre — un pur séjour
* d'esprits très purs, en symphonie avec les sphères pla-
nétaires — quand Ihomme, avec l'aide de la Nature
immuable, entreprendra l'œuvre de la régénération!
quand ses pôles dévoyés ne graviteront plus vers le
rouge et funeste soleil qui l'éclairé de ses faibles rayons !
« Esprit, ici-bas maintenant le Mensonge triomphe ;
un pouvoir redoutable a mis son sceau sur la lèvre de la
Vérité. Démence et Misère régnent ; le plus heureux est
le plus misérable. Cependant, prends confiance ; un jour
50 OEUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
viendra où de la coupe de la joie les pures gouttes
salutaires tomberont comme une rosée de baume sur le
monde! 31aintena!it, revenons à la scène que je
t"ai montrée tout à Iheure, et lisons la charte ensan-
glantée du malheur universel, que bientôt la Nature de
sa main régénératrice elFacera miséricoi'dicusemenl du
livre de la terre. Qu'il est hardi le vol de l'aile vaga-
bonde des Passions ! Qu'il est rapide le pas plus ferme
de la Raison ! Qu'elles sont calmes et douces les victoi-
res de la vie ! Comme il a perdu ses terreurs le
triomphe du tombeau ! Qu'il était faible le bras du
plus puissant monarque, vaine sa menace retentissante,
impuissante sa colère ! Qu'il était ridicule le rugissement
dogmatique du prêtre, léger le poids de ses anathèmes
exterminateurs ; et sa charité allectée, si souple à la
pi'ession des révolutions des temps, quelle palpable four-
berie ! Mais c'était pour te venir en aide, ô Heligion !
C'était pour toi, prolifique monstre qui peuples la terre
de démons, l'enfer d'hommes, et le ciel d'esclaves !
« Tu souilles tout ce que tu regardes ! — Les
astres, qui sur ton berceau brillèi'cnt d'un éclat si
doux, furent des dieux j^our le folâtre enjouement de la
première enfance abandonnée ; les arbres, l'herbe, les
nuages, les montagnes et la mer, toutes les choses
vivantes qui marchent, nagent, rampent ou volent, furent
des dieux ; le soleil eut un culte, et la lune ses adoi'a-
teurs. Puis, enfant, tu devins plus hardie dans les
frénésies ; toute forme monstrueuse, gigantesque, ou
étrangement belle, (jue l'imagination emprunte aux
données de la sensation ; les esprits de l'air, les spectres
frémissanls, les génies des éléments, les forc«'S qui
donnent une forme aux œuvres vaiiées de la Nature,
RE1>E MAB 51
trouvèrent vie et place dans la pensée coirompue de ton
cœur aveugle ; cependant tes jeunes mains restèrent en-
core pures du sang de riiomme. Puis la virilité commu-
niqua sa force et son ardeur à ta cervelle en délire. Ton
regard plus passionné scruta la terrible scène, dont les
prodiges se riaient de ton orgueilleuse science ; leui'S lois
éternelles et immuables accnsaient ton ignorance. Pen-
dant quelque temps tu restas déconcertée et sombre.
Alors, tu réunis les éléments de tout ce que tu connais-
sais, le changement des saisons, le règne sans feuilles de
l'hiver, les astres bourgeonnant sous la palpitation du
ciel, les orbes éternels qui embellissent la nuit, le lever
du soleil et le coucher de la lune, les tremblements de
terre et les guerres, les poisons et la maladie : et faisant
converger toutes leurs causes en un point abstrait, ne
faisant de tout cela qu'une chose, tu l'appelas Dieu ! Celui
qui se suffit à lui-même, le tout-puissant, le miséricor-
dieux, et le Dieu vengeur — qui, prototype de l'humaine
déraison, est assis bien haut dans le royaume du Ciel sur
un trône d'or, comme un simple roi de la terre ! et dont
l'œuvre redoutable, l'Enfer, s'ouvre pour toujours pour
les malheureux esclaves du destin, qu'il a créés en se
jouant, pour triompher de leurs tourments une fois qu'ils
y sont tombés La Terre entendit ce nom, la Terre
trembla, et la fumée de sa revanche monta jusqu'au ciel,
effaçant les constellations ; et les cris de millions d'hom-
mes immolés dans la douce confiance d'une paix sans
soupçons, et malgré les assurances confirmées par des
serments verbeux jurés en ce nom redoutable, reten-
tirent à travers la plaine Pendant que d'innocents
enfants se tordaient sur ton inflexible lance, et que tu
riais d'entendre les mères pousser des cris de délirante
52 œUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
joie en sentant le froid de l'acier sacré dans leurs
entrailles déchirées !
« Religion ! Tu arrivas alors à l'aurore de la maturité.
Puis la vieillesse vint ; un seul Dieu ne pouvait suffire à
ta senile puérilité. Tu composas alors un conte s'adap-
tant à ton radotage et propre à assouvir l'âme altérée
de misèie. Tu racontas (}ue 1(^ furi(;ux démon inventé par
ta perversité pouvait donner un moyen d'apaiser la soif
dénaturée de meurtre, de rapine, de violence et de crime
qui consumait toujours ton être, alors même que lu
entendais les pas du fatal Destin ; que les flammes pour-
raient éclairer la scène funèbi'e, et que les hori'iblcs
râles des pères mourant sur le bûcher qui devait servir
de flambeau à leurs enfants, le rugissement des flammes
amoncelées, les cris de triomphe de tes apôtres, mêlés
dans un retentissant concert, pourraient rassasier ton
oreille allamée, même sur ton lit de moit !
« Mais maintenant le mépris se rit de tes cheveux
blancs ; voilà que tu descends au ténébreux tombeau,
sans honneur et sans pitié, excepté de la part de ceux
dont l'orgueil passe comme le tien, et ne jette plus,
comme le tien, qu'une faible lueur qui s'évanouit devant
le soleil de la véi'il('', et ne bi'illc plus (jiie dans la formi-
dable nuit étendue depuis si longtemps sur les ruines du
monde.
« A travers ces orbes inliiiis de lumière enti'clacéc,
dont la terre est un, est répandu au loin un esprit d'ac-
tivité et de vie qui ne connaît ni terme, ni cessation, ni
décadence ; qui ne s'évanouit point cpiand la lampe de
la vie tei'restrc, ('teiiUe dans lliiuniclilc du lombeau, y
sommeille poin* un temps, pas plus que quand lenfant
dans lobscure aurore de son être sent les impulsions
REINE MAB 53
des choses sublunaires, et que tout est prodige pour ses
sens inexpérimentés ; c'est cet esprit actif, inébranlable
et éternel, qui toujours guide le fui'icux tourbillon dans
les rugissements de la tempèle, s'ébat dans la lumière,
respire dans les bocages embaumés, triomphe dans la
santé, et languit dans la maladie ; au milieu de l'orage
du bouleversement qui roule sans repos autour de l'éter-
nel univers et bat ses impérissables fondements, c'est
lui qui préside, marquant avec une irrésistible loi la
place que chaque ressort de sa machine doit remplir ;
oui, alors que vagues sur vagues tumultueuses amoncel-
lent leur mêlée jusqu'aux nuages, et que lancés avec
fureur les éclairs du ciel brûlent les gués de l'Océan
déracinés (pendant que l'œil du marinier naufragé, assis
solitaire sur le roc nu et frémissant, ne voit en toutes
choses que hasard sans suite et fortuite aventure), aucun
atome dans cette turbulence ne remplit une tâche vague
ou indéterminée et ne fait que ce qu'il doit taire et est
appelé à faire; même la plus petite molécule de lumière,
qui dans l'incandescence flottante d'un rayon d'avril
remplit sa tache nécessaire quoique invisible, l'Esprit
universel la guide ; et quand l'ambition sans merci ou le
zèle insensé a conduit deux armées de dupes sur le
champ de bataille où leur aveuglement va les pousser à
se creuser mutuellement un tombeau, en donnant à cette
œuvre de démence le nom de gloire, c'est encore lui qui
dirige toutes ces passions. Il n'y a pas une pensée, une
volonté, un acte, pas un effort de l'esprit chagrin du
tyran, pas une crainte des esclaves se glorifiant de leur
servitude pour cacher la honte qu'ils ressentent, pas un
des événements qui enchaùient toute volonté et des pro-
fondeurs d'un temps immémorial ont fait sortir la vertu
5i ŒUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
avec son universelle influence ; il n'y a rien qui ne passe
sans être reconnu, sans être vu de toi. Ame de l'Univers !
Source éternelle de vie et de mort, de bonheur et de
souffrance, de tout ce qui sillonne la scène fantastique
qui flotte devant nos yeux dans les vagues de la lumière,
et qui ne brille que dans les ténèbres de cette prison
dont nous sentons, mais sans les voir, les chaînes et les
massives murailles !
« Esprit de la Nature ! Pouvoir qui suffit à tout !
Nécessité, toi lanière du monde;! tu ne ressembles pas
au dieu de l'erreur humaine, tu ne demandes ni prières
ni louanges. Le caprice de la faible volonté de l'homme
ne peut pas plus être attribué que les passions incon-
stantes de son cd'ur à ton inunuablc harmonie. L'esclave
dont les horribles convoitises répandent la misère sur le
monde, et l'homme de bien qui met un vertueux orgueil
à élever son être, en vue du bonheur qui naît de ses pro-
pres œuvres ; l'arbre empoisonné à l'ombre duquel toute
vie se flétrit, et le chêne magnifique dont le dôme de
feuillage offre un temple où s'enregistrent les noms de
l'amour heui'eux, sont égaux à tes yeux. Tu ne caresses
ni l'amour, ni la haine ; revanche et favoiilisme, les pires
des désirs, ceux de la gloire, te sont inconnus. Tous les
êtres que contient le vaste monde ne sont que tes pas-
sifs insli'uments ; et tu les regardes tous d'un œil impar-
tial ; tune peux icsscnlir ni leurs joies ni leurs j)('ines,
puiscjue tu nas |)as un sentiment humain, puisque tu
n'as pas un esprit humain !
« Oui ! Quand l'ouragan balayant du temps aura
chanté son chant de mort sur les tenq)les ruinés et sur
les autels l)ris(''s du loul-puissant demoii doiU le nom
usurpe les honneurs (|ui te sont dus ; (juand le sang, à
REINE MAB 55
travers les siècles amassés, aura descendu le courant
souillé des âges, tu vivras immuable ! Il y a un sanctuaire
élevé pour toi, que ni le souffle orageux du temps, ni
l'incessante inondation qui roule sur le spectacle mes-
quin de la terre ne parviendront à détruire : l'étendue
sensitive du monde ; ce merveilleux et éternel temple,
où peine et plaisir, bien et mal, s'unissent pour accom-
plir la volonté de l'impérieuse Nécessité ; — et la vie
sous ses innombrables formes, aspirant sans cesse à
quelque chose qui ne peut avoir de terme, comme une
flamme affamée et sans repos, s'enroule autour des
éternelles colonnes de son immutabilité- »
VII
l'esprit
« J'étais un enfant, quand ma mère alla voir brûler
un athée. Elle m'y conduisit. Les prêtres vêtus de noir
étaient réunis autour du bûcher ; la multitude regardait
en silence ; le coupable passa avec un visage intrépide :
dans ses yeux sereins un dédain tempéré, se mêlant à
un doux sourire, brillait avec calme... Le feu altéré
rampa autour de ses membres virils ; bientôt ses yeux
résolus furent aveuglés par la flamme ; l'angoisse de sa
mort déchira mon cœur... La foule insensée poussa un
cri de triomphe, et moi, je pleurai... Ne pleure pas,
enfant, me cria ma mère, car cet homme a dit : Il n'y a
pas de Dieu ! »
LA FÉE
« Il n'y a pas de Dieu ! — La Nature confirme la foi
qu'a scellée l'angoisse de la mort. Laisse le ciel et la
terre, laisse la race éphémère de l'homme, ses généra-
56 œUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
lions sans fin, dire leur conte ; laisse chaque partie de
l'univers, rivée à la chaîne qui la relie au tout, désigner
la main qui élreint son terme ! Laisse chaque semence
qui tombe développer, dans sa silencieuse éloquence,
sa provision d'arguments ! L'infini au dedans, l'infini au
dehors, dément la création ; l'esprit impérissable qu'elle
contient est le seul Dieu de la nature ; mais l'orgueil
humain est habile à inventer les noms les plus graves
pour cacher son ignorance.
« Lu sainteté du nom de Dieu a justifié tous les crimes;
il est lui-même le créateur de ses adorateurs ; ses noms,
ses attributs et ses passions — qu'il s'appelle Seeva,
Buddha, Foh, Jehovah, Dieu ou Seigneur, — changent
avec les dupes humaines qui élèvent ses sanctuaires,
servant toujours, sur l'univers souillé par la guerre, de
mot d'ordi-e à la désolation ; soit que des armées, après
avoir rougi dans la boue sanglante de la mort les roues
de leurs chars, les fassent rouler dans le triomphe, pen-
dant (jue des brahmanes entonnent lliynuie sacré mêlé
aux gémissements ; soit que les innombrables associés
de son pouvoir se pai-tagont sur le faible l'exercice de sa
tyrannie ; soit que la fumée des tours incendiées, les
cris de désesjmir des femmes, ceux de la vieillesse désar-
mée, de la jeunesse et de l'enfance horriblement massa-
crées, montent au ciel en l'honneur de son nom ; ou
que, dernièie et pire des infamies, la Tei-re gémisse
sous l'âge de fer do la religion, et que les piètres osent
bégayer le nom d'iui Dieu de paix, alors même que
leurs mains sont rougies du sang innocent, ne cessant
d'immoler, déracinant lout germe de v(''ri!é, promenant
l)artout l'exlermination et la ruine, faisant de la terre
une boucherie !
REINE MAB 57
« 0 Esprit ! à travers le sens qui a révélé à ta nature
interne les apparences extérieures, de vagues rêves ont
roulé, et des réminiscences variées ont évoqué des
tai3lcttcs à jamais ineflaçables ; là, toutes choses ont été
imprimées, les astres, la mer, la terre, le ciel ; jusqu'aux
traits les plus informes des plus étranges et plus fugi-
tives visions y ont été enregistrés, pour rendre témoi-
gnage de la terre.
« C'est là mon empire ; car il m'a été donné de veiller
sur les prodiges du monde humain, et de prêter aux
légères créations de l'imagination une forme, un être,
une réalité ; je veux donc évoquer, des rêves de l'obtuse
et aveugle foi des erreurs humaines , un prodigieux
fantôme, qui répondra à tes questions.
« Ahasvérus, apparais ! »
Un personnage étrange, né pour la douleur, apparut
près du créneau, et s'y tint immobile. Sa figure sans
réalité ne jetait point d'ombre sur le parquet d'or. Son
port et ses traits présentaient la trace de nombreuses
années, et des chroniques d'une antiquité fabuleuse
étaient lisibles dans son œil sans rayon. Cependant sa
joue portait la marque de la jeunesse ; fraîcheur et force
composaient sa mâle charpente ; la sagesse des années
accumulée s'y mêlait avec l'intrépidité primitive de la
jeunesse ; et d'inexprimables gémissements, atténués
par une résignation sans crainte, donnaient une grâce
terrible à son front révélateur.
l'esprit
« Y a-t-il un Dieu ?
AHASVERUS
« Y a-t-il un Dieu ? — Oui, un Dieu tout-puissant,
58 OEUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
aussi plein de vengeance qu'il est tout-puissant ! Un jour
sa voix se fit entendre sur la terre ; au son de cette voix la
terre tressaillit; le visage enflammé du firmament exprima
l'horreur : et le tombeau de la Nature s'ouvrit béant,
pour engloutir lintrépide et le vertueux qui oseiait
lancer un déti à son trône , ainsi environné de pou-
voir. Il n'y eut plus que des esclaves — esclaves au
sang glacé, qui firent l'œuvre de l'omnipotence tyranni-
que ; esclaves dont une honnête indignation n'a jamais
poussé les âmes à oser une entreprise élevée, une action
que n'ait pas souillée un grossier et sensuel égoïsmc. Ces
es(;laves bâtirent des temples au tout-puissant démon,
temples splendides et vastes ; les autels dispendieux
fumèrent de sang humain, et des hymnes hideuses reten-
tirent à travers les longues nel's. Un meurtrier entendit
sa voix en Egypte, un homme dont l'habilclé et les arti-
fices ont fait la grandeur — complice de lonmipotence
dans le crime, et confident du seul Dieu qui connaît
tout ! — Voici quelles furent les parohîs de Jehovidi :
« D'une éternité d'oisiveté, moi , Dieu , je me suis
éveillé ; dans un travail de sept jours j'ai fait la terre de
rien; puis je me reposai, et créai l'homme. Je le pla-
çai dans le paradis, où j(! plantai larbre du mal ; de telle
sorte qu'il put en manger et périr, et procurer à mon
ânie de quoi rassasier sa malice, et faire tourner, ainsi
que font les conquérants sans cœur de la terre, toute
misère à ma propre gloire. La race d'hommes, élue pour
m'honorer, peut impunément assouvir les convoitises
que j'ai plantées dans leur cœur. Je te commande de
les conduire hors d'ici, jusqu'à ce que dun pas infatiga-
ble leurs troupes ('on(|uérantes pénètrent dans la terre
promise à traveis le sang des fenuucs, et rendent mon
REINE MAB 59
nom redoutable dans la contrée. Et cependant une
flamme toujours brûlante et des gémissements sans
ti'êvc seront le destin de leurs âmes éternelles, en com-
pagnie de toute âme de cette ingrate terre, faible ou
forte, vertueuse ou vicieuse, — oui, toutes périront,
pour assouvir l'aveugle vengeance (ce que vous autres
hommes, vous appelez la justice) de leur Dieu ! »
« Le front du meurtrier frisonna d'horreur.
(c Dieu tout-puissant, n'y a-t-il pas de merci ? Notre
châtiment doit-il être sans lin ? De longs siècles doivent-
ils rouler ainsi, sans y voir aucun terme ? Est-ce donc
dans la moquerie et la colère que lu as fait cette pauvre
terre ? La miséricorde sied au puissant — ne sois que
juste ! 0 Dieu ! repens-toi et sauve-nous 1 »
« Il ne reste qu'une voie. J'engendrerai un fds, et il
portera les péchés de tout l'univers. Il naîtra dans un
coin inconnu de la terre, et là il mourra sur une croix,
et effacera le crime universel ; ainsi le petit nombre de
ceux sur qui descendra ma grâce seront marqués
comme des vases d'élite pour la gloire d(; leur Dieu,
pourront profiter de cet étrange sacrifice et sauver leurs
âmes. Des millions d'hommes vivront et mourront qui
n'entendront jamais prononcer le nom de leur Sauveur,
et s'en iront sans être rachetés dans le sépulcre béant.
Des milliers dhommes n'y verront qu'un conte de vieille
femme, semblable à ceux dont les nourrices éliraient
leurs nourrissons. Ceux-là dans un abîme d'angoisse et
d(; flamme maudiront éternellement leur réprobation ;
mais les soulfrancîes décuplées les forceront de confes-
ser, sur les lits mêmes de tourments où ils hurlent, ma
gloire et la justice de leur arrêt. A quoi leur serviront
alors leurs actions vertueuses, l(?urs pensées de pureté,
60 œUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
étincclantes d'un radieux génio, ou éclairées du rayon
terrestre de Ihumaine raison ? Il y a beaucoup d'appelés,
mais peu seront élus ! Exécute mon connnandemcnt,
Moïse ! »
« La joue du meurtrier pâlit d'horreur, et ses lèvres
frémissantes purent à peine murmurer : « 0 seul tout-
puissant, je tremble et j'obéis ! »
« 0 Esprit ! Des siècles ont mis leur sceau sur ce
cœur aux mille blessures, sur cette cervelle accablée,
depuis que llncarné est venu. Il vint humblement, voi-
lant son hoirible tète de Dieu sous la forme d'un homme,
méprisé parle monde ; son nom inconnu de tous, excepté
de la canaille de sa ville natale, comme celui d'un déma-
gogue de paroisse. Il renuia la foule ; il lui enseigna jus-
tice, vérité et paix, en apparence ; mais il alluma dans
les âmes les flannnes sans repos du zèle, et bénit l'épée
qu'il apporta sur la terre pour rassasier son Ame
méchante du sang de la vérité et de la lil>erté. llnCm sa
forme mortelle fut conduite à la mort. Je me tenais près
de lui ; sur la croix torturante aucune peine n'atteignait
son sens supra-terrestre ; et cependant il gémissait. Saisi
dindignalion. je résumai les massacres et les misères
que son nom avait sanctionnés dans mon pays, et je
criai : « Va ! va ! » en me moquant. — Un souiiie de di-
vine malice illumina ses traits défaillants. « Je m'en vais »
cria-t-il ; « mais toi, sur celte terre inquiète lu erreras
éternellement. » — La sueur froide du tomb(>au baigna
mon impérissable front. Je tombai, el restai dans une
longue lethargic sur le sol charmé. Quand je me réveil-
lai, lenfer brûlait dans mon cerveau, vacillant .sur sa
base ; car tout autour de moi les restes de ma parenté
tombant en poussière gisaient, dans la position où la
REINE MAB 61
colère du Tout-Puissant les fixait... et dans leurs diverses
altitudes de mort, les crânes muets et sans veux de mes
enfants assassinés projetaient sur moi une spectrale
lueur !
« Mais mon âme, à force de voir et de ressentir les
souffrances corruptrices de la tyrannie , a depuis
longtemps appris à préférer la liberté de l'Enfer à la
servitude du Ciel. — Donc je me levai, et sans crainte
je commençai mon pèlerinage solitaire et sans fin ; résolu
à engager une guerre impitoyable avec mon tout-puis-
sant tyran, et à défier sa colère impuissante à me nuire
au-delà des bornes de la malédiction que j'avais encou-
rue. La même main qui a fermé devant mes pas le refuge
et la paix du tombeau a écrasé la terre sous le poids de
la misère, et donné son empire aux élus dentre ses
esclaves. Je les ai vus, dès la première aurore de leur
faible, instable et précaire pouvoir, prêchant alors la
paix, comme aujourd'hui ils pratiquent la guerre ; je les
ai vus, alors qu'ils ne faisaient que revenir du massacre
d'inofiensifs infidèles, étancher leur soif de ruine dans le
sang même qui coulait dans leurs propres veines ; et un
zèle sans pitié glaça tout sentiment humain, si bien que
l'épouse plongeait dans le cœur de son mari le poignard
sacré, à l'heure même où ses désirs rêvaient de son amour;
amis contre amis, frères contre frères se dressèrent l'un
contre l'autre dans la plus sanglante bataille, et la guerre,
à peine rassasiée par les dernières rasades de mort
versées par le destin, s'acharnait toujours, ivre du pres-
soir delà colère du Tout-Puissant ; pendant que la croix
rouge, en dérision de la paix, montrait la victoire!
Quand la mêlée fut terminée, il ne resta aucun survivant
de la foi exterminée pour raconter sa ruine, rien... que
4
62 OEUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
la chair empoisonnant l'atmosphère d'une putride fumée,
et pourrissant sur le bûcher à moitié éteint !
« Oui ! j'ai vu les adorateurs de Dieu tirer le glaive de
sa vengeance pendant que sa grâce descendait, confir-
mant toute impulsion contre nature, et sanctifiant leurs
œuvres de désolation ; et des prêtres fanatiques faisaient
onduler la sinistre croix sur la terre infortunée ; alors
le soleil éclaira des averses de sang caillé tombant du
fer brûlant du tranquille assassinat : tout crime perdit
son aiguillon en vertu de l'Esprit du Seigneur, et des
arcs-en-ciel rouge-sang firent un dais à la terre.
« Esprit ! aucune année de mon existence si pleine
n'a passé pure des crimes et de la misère qui découlent
de la vraie foi de Dieu. J'ai vu ses esclaves, de leurs
langues aux mensonges venimeux, tromper la foule in-
sensée, et, pendant qu'une de leurs mains était rouge de
meurtre, feindre de tendre l'autre en signe de fraternité
et de paix. Maintenant qu ils pérorent damour et de
merci (pendant que leurs actions sont empreintes de
toute la bassesse et la pc^'versité que le jeune bras de
la Liberté n'ose pas encore châtier) la liaison peut récla-
mer notre gratitude, elle, qui aujonrd hui, asseyant le
Irône impérissable de la vérit»' et de liiiflexible vertu,
rend inutile et vaine la malice de mon ennemi ; sa rage
infructueuse entasse des tourments pour les hommes
vertueux, ajoute au châtiment des éternités impuis-
sanl(^s ; pendant que le plus poignant désapiiointement
torture son sein, de voir les sourires d(^ la paix jouer
autour deux, et tromper ou sancliliei" leur arrêt.
« Ainsi je vécus, — à travers un alïreux désert d'années,
liillant avec les tourbillons d'une ftnieiise agonie, cepen-
dant plein de paix cl de sérénité, renfermé dans le
REDsE MAS 63
sanctuaire de moi-même , me moquant de l'horrible
malédiction de mon impuissant tyran, avec une obstinée
et inébranlable volonté ; semblable à un chêne géant,
que le terrible feu du ciel a fracassé dans la solitude,
pour être un monument dimpérissable ruine ; — cepen-
dant, tranquille et immobile, il brave le nocturne conflit
de louragan dhiver, comme dans le calme du soleil il
étend vers le ciel ses bi'as consumés et flétris, pour goû-
ter le repos d'un midi d'été. »
La Fée agita sa baguette ; Aliasverus disparut, aussi
rapidement que les formes de l'ombre et du brouillard
confondus, cachées en embuscade dans les vallons
d'un sombre bosquet, fuient devant le rayon du matin :
la matière dont les rêves sont faits n'est pas plus
douée de vie réelle que cette fantastique image de la
pensée humaine errante.
YIII
« Tu as vu le Présent et le Passé, un spectacle désolé !
Maintenant, Esprit, apprends les secrets de l'Avenir.
— Temps ! déploie l'aile qui couve les destinées sous
son ombre ; rends à la lumière tes enfants à demi dévo-
rés, et des berceaux de l'éternité où des raillions d'êtres
dorment le sommeil qui leur est dévolu, bercés par le
pi'ofond murmure du courant des choses qui passent,
arrache ce sombre linceul. — Esprit, contemple ta glo-
rieuse destinée ! »
La joie pénétra l'Esprit. Par la large déchirure faite
au voile éternel du Temps, l'Espérance apparut, rayon-
nante à travers les brumes de la crainte. La Terre n'était
plus un enfer ; amour, liberté, santé, avaient donné leurs
trésors à la virihté de son printemps, et toutes ses pul-
64 œUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
salions battaient en liui'monie avec les sphères plané-
taires; alors s'éleva une suave musique, de concert
avec les cordes vitales de lame ; (,'elle-ci palpitait en
doux et langoureux battements, trouvant une nouvelle
vie dans une mort transitoire. Tels les vagues soupii's
d'un vent du soir, éveillant les petites vagues de la mer
assoupie, qui meurt en exhalant son souffle, et tombe et
s'élève, faiblit et grandit par accès, tel était le pur cou-
rant de sentiment qui jaillissait de ces notes suaves, et
sur les sympathies hiunuines de l'Esprit roulait paisible-
ment avec un mouveuient doux et calme.
La joie pénétra lEsprit, — la joie dun amant qui voit
l'élue de son âme dans le bonheur, qui est témoin de la
paix de celle dont la soullrance lui était plus amère que
la mort, qui voit sa joue reprendre sa fraîcheur et se
colorer peu à peu du vif éclat de sa première santé, et
tressaille devant ces yeux adorés, qui, semblables à
deux astres au milieu de l'Océan soulevé, étincellent ù
travers des larmes de bonheur.
Alors, triomphante, la Reine des Fées parla :
« Je n'évoquerai pas le spectre des âges écoulés pour
déployer les redoutables secrets de la science. Désor-
mais, le présent est passé, et les événements (pii déso-
lent la terre ont dispai'u de la mémoiie du Temps, qui
n'ose pas donner la réalité à ce dont jannuU» l'èti-e.
C'est à moi qu'il est donné d'obsei'ver les prodiges
<hi monde humain, espace, matière, temps et esprit.
L'Avenir e\p(»se maintenant ses li'ésois ; (jue cette vue
l'cnouveUe et furliiie ton espoir di-faillant... 0 Esprit
humain ! élance-loi vers ce terme, où la Vertu fixe la
paix universelle et, au milieu du flux et du reflux des
choses humaines, montre quchpie chose de stable ,
REINE MAB 65
quelque chose tréternellement certain, un phare au-
dessus du chaos des sombres vagues.
« La terre habitable est pk'ine d'allégresse. Ces déserts
de lames glacées qu'avaient amoncelés autour des pôles
d'incessants ouragans de neige, où la matière n'osait ni
végéter ni vivre, mais oii une gelée perpétuelle autour
de la vaste solitude enchaînait sa large zone d'immobi-
lité, sont maintenant déblayés ; là, les zéphyrs embaumés
des îles aromatiques plissent à peine le placide abîme de
l'Océan, qui roule ses flots larges et clairs sur le sable
en pente, et dont le rugissement s'éteint en suaves échos
pour murmurer à travers les bosquets respirant vers le
ciel, et s'y harmoniser avec la nature sanctifiée de l'homme.
«. Ces incommensurables déserts de sable, dont les
brûlantes ardeurs concentrées par le temps laissaient à
peine un oiseau vivre, un brin d'herbe pousser, où le
cri aigu des amours du lézard vert interrompait seul le
silence étouffant , regorgent maintenant de ruisseaux
sans nombre et de forêts ombreuses, de champs de blé,
de pâturages et de blanches chaumières ; et là où le
désert effaré voyait un sauvage conquérant souillé du
sang de ses frères, et une tigresse rassasier de la chair
des agneaux la faim monstrueuse de ses petits sans
dents, tandis que le désert retentissait de cris et de
mugissements... là, une pelouse en pente et unie, émail-
lées de pâquerettes, offrant son doux encens au soleil
levant, sourit de voir un enfant qui, devant la porte de
sa mère, partage son repas du matin avec le basiUc
vert et or, venu pour lui lécher les pieds.
« Ces profondeurs inexplorées, où plus d'une voile
latiguée avait vu sur la plaine sans bornes le malin
succéder à la nuit et la nuit au matin, sans, que jamais
4-
66 OEUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
aucune terre déployât, pour saluer le voyageur errant,
ses montagnes ombreuses sur la mer illuminée par le
soleil ; où les rauques mugissements des vagues soule-
vées s'étaient si longtemps mêlés aux fracas du vent
dorage dans une mélancolique solitude , et avaient
balayé le désert de ces steppes de l'Océan, qui ne connais-
sait d'autres voi\ que les cris déchirants de l'oiseau de
mer, le beuglement des monstres, et le sifllement de la
tempête, maintenant elles répondent aux accords doux
et variés à linfmi des plus aimables impulsions humai-
nes. Dans ces royaumes solitaires élincelleni de bril-
lantes îles, vrais jardins entourés de nuages lumineux
et de mers élincelantes, avec de fertiles vallées retentis-
santes d'allégresse , de verdoyantes forêts ondoyant
comme un dais au-dessus de la vague, qui, semblable à
un travailleur épuisé de fatigue, saute à terre pour y
trouver les baisers des fleurettes.
« Toutes choses sont recréées, et la flamme de l'amour
comuuui inspire toute vie. Le feitile sein de la terre
donne leur sève à des myriades d'êtres, qui grandissent
toujours sous sa tutelle, et la récompensent par leur
pure perfection. Lhaleine embaumée de la brise aspire
ses vertus et les sème toutes au dehors ; la santé flotte
dans la douce atmosphère, biillo dans les fi'uils, et
s'étend siii" les courants. Aucun orage ne délignre plus
le front rayonnant du ciel, et ne disperse i)lus, dans la
fraîcheur de son éclat, le feuillage des arbres toujoiu'S
verts ; les fruits sont toujours mûrs, les fleurs toujours
l)elles ; l'Auloinne porte fièrement sa grâce de n)alrone,
allumant une longeur sur la belle joue du Priuleuqis,
dont la lleiir virginale sous le fruit vermeil réfléchit sa
nuance et rougit damour.
REINE MAB 67
« Le lion oublie maintenant sa soif de sang ; vous pour-
riez le voir jouer au soleil à eôté du chevreau sans crainte;
ses griffes sont rentrées, ses dents sont inollensives ; la
force de lliabitude a fait de sa nature celle d'un agneau.
Semblable au fruit de la passion, le suc séducteur de la
belladone n'empoisonne plus le plaisir qu'il procure.
Toute amertume est passée ; la coupe de la joie sans
mélange est pleine jusqu'aux bords et recherche les
lèvres altérées qu'elle fuyait naguère.
« Mais l'homme surtout, — lui qui peut, avec sa dou-
ble nature, connaître plus de misères et rêver plus de
joies que tout le reste, lui dont les vives sensations tres-
saillent dans sa poitrine pour s'y confondre avec un
instinct plus élevé, prêtant leur puissance au plaisir et à
la peine, élevant, raffinant, épurant l'un et l'autre ;
l'homme, placé dans un monde toujours changeant pour
être le fardeau ou la gloire de la terre ; c'est lui surtout
qui s'aperçoit du changement ; son être observe sa réno-
vation gradui'lle, et définit chaque mouvement du pro-
grès dans son àme,
i£ Là où l'obscurité de la longue nuit polaire pèse sur
les rocs vêtus de neige et sur un sol gelé, où à peine
l'herbe la plus hardie qui puisse braver la gelée se
réchauffe à la clarté inefficace de la lune, là, l'homme
était rabougri comme les plantes, et sombre comme la
nuit ; ses énergies refroidies et restreintes, son cœur
insensible au courage, à la vérité, à l'amour, sa stature
nouée et sa constitution débile, le désignaient comme
un avorton de la terre, fait pour être le compagnon des
ours errant alentour, ayant les mêmes habitudes et les
mêmes joies que lui ; sa vie était le rêve fiévreux d'une
infortune stagnante, dont les maigres besoins, à peine
68 ŒUVRES POÉTIQUES DE SIIELLEY
satisfaits, lui rappelaient sans cesse l'ingrate carrière
que le malheur de sa courte vie avait atteinte ; sa mort
était une convulsion que la faim, le froid et l'épuise-
ment avaient depuis longtemps fait sentir à son àme,
quand l'étincelle vitale s'attachait emore obstinément à
son corps. Là, il subissait tout ce que la vengeance de la
Terie pouvait infliger aux violateurs de sa loi ; une
malédiction seule lui fut épargnée — le nom de Dieu !
« Et là oil les tropiques enchaînaient les royaumes
du joui' dune large ceinture d(! nuages et de flamme
confondus ; où les brouillards bleuâtres à travers
l'atmosphère immobile semaient les germes de pesti-
lence et nourrissaient une végétation contre nature ; où
la lande foisonnait de tremblements de terre , de
tempêtes et de maladies , Ihonnne n'était pas un être
plus noble. L'esclavage l'avait écrasé dans la poussière
sanglante de sa patrie ; ou bien il était troqué pour la
gloire de ce pouvoir, qui, détruisant toute énei'gie
interne, fait de la volonté humaine un article de trafic ;
ou bien échangé auprès des chrétiens poui' de l'or,
et entraîné vers des îles lointaines, oii, au bruit des
fouets d(''('liiraut la chaii-, il faisait la besogne du
luxe et de la richesse corruptrice, qui font doublement
peser sur la tête des tyrans la plénitude lentement accu-
mulée de leurs douleurs ; ou bien il était mené à la
bou<'herie légale, pour être la proie des vers sous ce
brûlant soleil , où les rois se liguèrent pour la pie-
mière fois contre les droits des houjincs, et les prêli'cs
poui' la première fois trafiquèrent du nom di' Dieu.
« Là même où une zone plus tempérée olVrail à l'homme
un semblant d'abri, là encore la contagion, flétrissant
sou être de maux innombrables, ii-pandait comme un
REINE MAB 69
feu inextinguible ; la véiilé toujours tardive ne parvenait
point à arrêter ses progrès, ou à créer cette paix qui
pour la première fois dans une victoire non sanglante
fit flotter son étendard de neige sur ce climat favorisé.
Là, l'homme fut longtemps le porte-queue des esclaves,
le singe de la misère environnante, le chacal de la rage
ambitieuse, le chien courant du zèle aflamé de la reli-
gion.
« Là maintenant, l'être humain pare la plus aimable
des terres de son àme et de son corps sans souillure,
doué dès sa naissance de tous les charmants instincts,
qui doucement dans son noble sein éveillent toutes les
passions bienveillantes et les purs désirs. 11 ne cesse de
poursuivre d'espérance en espérance le bonheur qui du
trésor inépuisable du bien-être humain afflue dans
l'esprit vertueux ; les pensées, surgissant avec une
infinité qui défie le temps, lui donnent cette éternité
intime qui se moque de l'impuissante blancheur de la
vieillesse ; et l'homme, qui autrefois passait sur la scène
transitoire avec la rapidité dune vision aussitôt oubliée,
est immortel sur la terre. Il ne tue plus l'agneau qui le
regarde dans les yeux, ne dévore plus horriblement ses
chairs déchirées, qui, pour venger la loi violée de la
Nature, allumaient dans son corps toutes les humeurs
putrides, et dans son àme toutes les mauvaises passions,
toutes les pensées vaines, les germes de la misère, de
la mort, de la maladie et du crime. Maintenant les habi-
tants ailés, qui chantent leurs douces vies dans les bois,
ne fuient plus la forme de Ihomme ; ils se réunissent
autour de lui, et lissent leurs plumes étincelantes sur les
mains que, dans un amical amusement, de petits enfants
tendent à ces compagnons apprivoisés de leur jeu.
7(1 œUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
Pai'tout kl toircur a disparu. L'homme a perdu sa terri-
IjIc prérogative , et vit égal au milieu d'égaux. Le
bonheur et la science, bien que tardifs, rayonnent enfin
sur la terre ; la paix anime l'esprit, la santé renouvelle
le corps. La soulîrance et le plaisir cessent de combattre ;
chacun, all'ranchi, déploie sur la terre ses irrésistibles
énergies, et y porte le sceptre d'un vaste empire ; toutes
les formes et tous les modes de la matière prêtent leur
force à l'omnipotence de l'esprit, qui de sa mine obscure
lire le diamant de la véiilé pour en décorer son paradis
de paix. »
IX
« 0 heureuse Terre ! réalité du Ciel, auquel aspirent
ces Ames sans repos qui incessamment se pressent à
travers l'univers humain ! Toi, la consommation de toute
mortelle espérance ! Toi , glorieuse conquête dune
volonté travaillant en aveugle, dont les rayons, disper-
sés à travels lout l'espace et le temps, convergent en
un seul point, et s'y confondent pour toujours 1 Toi,
* pur séjoiu" des très purs espi-its, où soucis et cha-
grins, inq)nissance et crime, langueur, maladi(\ igno-
rance, n'osent paraître ! 0 heuieusc Terre, réalité du
Ciel ! *
« Le Gf'nie t'a aperçue dans ses rêves passionnés ; et
d'obscurs pi-essentiiucnts de ta beauté, hantant le cœur
humain, y ont piofondément eni'acini'; ces espérances
de quehjiu' doux lieu de bonheur, où amis et amants se
rencontrent pour ne plus se sc'paicr. Tu es la fin de tout
désir et de toute volonté, le finit de tojite action ; et les
âmes, qui après avoir traversé le changement perpétuel
du désir ont atteint ton port dinleiminable paix, s'y
REINE MAB 71
reposent loin de l'éternité de faligiie qui a construit l'édi-
fice de ta perfection.
« Le Temps lui-même, ce conquérant, a eu peur et t'a
fuie ; ce géant blanchi qui dans son orgueil solitaire a
si longtemps gouverné le monde que les nations se sont
écroulées sous son pas silencieux. Les Pyramides qui
pendant des millenium ont résisté à la marée des choses
humaines, son souffle de tempête les a réduites en
sable, en travers de ce désert où leur masse de pierre
faisait survivre le nom de celui dont l'orgueil les y avait
élevées. Ce monarque , là-bas, dans sa pompe solitaire,
n'élait que le champignon d'un jour d'été, que ses pas
ailés de lumière ont réduit en poussière. Le Temps était
le roi de la terre; toutes choses ont passé devant lui,
excepté la volonté ferme et vertueuse, les sympathies
sacrées de l'àme et des sens, qui se moquaient de sa
furie, et préparaient sa chute.
« Cependant lent et graduel luisait le matin de l'amour;
longtemps les nuages de ténèbres se sont étendus sur la
scène jusqu'au jour où ils s'enfuirent de leur ciel natif.
Dabord, le Crime triomphant de toute espérance pour-
suivit sa carrière sans pudeur, sans déguisement, hardi
et fort ; et le Mensonge, paré des attributs de la Vertu,
sanctifia longtemps toutes les actions du vice et de la
misère, jusqu'à ce que, recevant la mort du venin de son
propre aiguillon, il laissât le monde moral sans une loi ;
il n'enchaînait plus l'aile sans crainte de la Passion ; il
ne brûlait plus la Raison avec le brandon de Dieu !
Alors , l'heureux ferment travailla avec énergie ; la
Raison fut libre, et quoique la capricieuse Passion vînt
à travers les vallons emmêlés et les prairies ceintes de
bois cueillir une guirlande des plus étranges fleurs^
72 CEUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
cependant, comme l'abeille retournant vers sa reine, elle
attachait les plus charmantes sur le front de sa sœur,
qui, douce et modeste, baisait la folâtre enfant, qui ne
tremblait plus devant la baguette brisée.
« La lente nécessité de la mort devint douce ; lEsprit
tranquille défaillit sous sa main sans un gémissement,
presque sans une crainte, — calme comme un voyageur
sur quelque terre lointaine, et, comme lui, plein démer-
veillement, plein d'espérance. Les germes mortels de
langueur et de maladie périrent dans le corps humain,
et la pureté enrichit de tous ses dons ses lerresti'cs ado-
rateurs. Quelk? vigueur alors dans la forme athlétique
de la vieillesse ; quel éclat sur son front ouvert cl sans
rides, où ni lavarice, ni larlifice, ni l'orgueil, ni le souci
n'avaient imprimé le sceau dune grise dillormité siu*
tous les traits entre-croisés du temps! * Qu'il fut aimable
le front intrépide de la jeunesse, que le courage au doux
regard parait de la plus fraîche grâce ! Couiage de rame
qui ne rêvait plus un vain nom, volonté élevée qui
voyageait à travers la scène fantasmagorique de la vie
en toute intrépidité , en couipagnie de la vertu, de
l'amour et du plaisir, la main dans la main !
« Alors, ce doux servage qui est l'être de la liberté,
et qui rive des plus doux liens de la sensation les sym-
pathies fraternelles des êtres humains, n'eut plus besoin
des chaînes dune loi tyrauui(|ne. Ces délicates et ti-
mides impulsions jaillirent de nouveau dans la ])rin)itivc
modestie de la naltne, et avec une entière couliauce lais-
sèrent éclater les désirs naissants de son amour à
laurore, (|ue ne rc'primait plus une idiote et ('goïsle
chasteté, cette veriu des gens vertueux à bon niaiché',
qui senoigueillissenl de leur insensibilité et de leur
REINE MAB 73
glace. Le venin de h\ prostitution n'empoisonna plus les
sources du bonheur et de la vie. La femme et l'homme
en toute confumce et amour, égaux, libres et purs, gra-
virent ensemble le sentier montueux de la vertu, que
ne souillait plus le sang des pieds de plus d'un pèlerin.
« Alors, là oil, à travers les âges éloignés, longtemps
avec orgueil le palais de l'esclave monarque s'était
moqué du faible gémissement de la Famine et des
larmes silencieuses de la Pauvreté, il n'y eut plus qu'un
monceau de ruines tombant en poussière et laissant
s'écrouler d'année en année leurs pierres sur le sol, en
réveillant de leur chute un solitaire écho ; et les feuilles
de la vieille éi)ine, qui sur la lour la plus ("levée usurpait
la grandeur du royal étendard, sentre-choquèrent dans
le violent ouragan qui faisait ployer la supei'be tour, et
murmurèrent d'étrmiges contes à l'oreille du tourbillon.
Tout bas, à travers les nefs sans toit de la solitaire ca-
thédrale, les vents mélancoliques chantèrent un lugubre
chant de mort. Ce fut un spectacle terrible, de voir les
chefs-d'œuvre de la foi et de l'esclavage, si vastes, si
somptueux, et cependant si périssables, semblables au
cadavre qui repose sous leurs murs. Aujourd'hui mille
pleureurs revêtent l'appareil de mort, le marbre respi-
rant étincelle partout pour décorer sa mémoire, et les
langues sont toutes occupées de sa vie ; demain, les
vers dans le silence et dans les ténèbres saisiront leur
proie.
« Dans les cours des massives prisons tombant en
poussière, libres et sans crainte les enfants vermeils
jouèrent, tressant de joyeuses guirlandes pour leurs
b'onts innocents avec le lierre verdoyant et la rouge gi-
rolh'c de muraille, qui se rienl de l'inutile obscurité du
R.VCBE. I. — 5
74 œUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
cachot. Les lourdes chaînes , les pesantes grilles de fer
se rouillèrent au milieu des monceaux de pierres bri-
sées, se confondant lentement avec la terre dont elles
étaient sorties ; le large rayon du jour, qui autrefois
éclairait si foiblement la joue de la maigre Captivité d'une
pâle et chétive lueur, alors étincela librement sur les
purs sourires de la folâtrerie enfantine. On n'entendit
plus la voix frémissante du rauque Désespoir faire reten-
tir les échos des voûtes ; mais les notes caressantes des
brises jouant dans le lierre et des joyeux oiseaux ré-
sonnèrent gaiement tout à l'entour. Ces ruines bientôt
ne laissèrent pas un débris derrière elles ; leurs élér
ments, disséminés au loin sur le globe, se moulèrent
pour de plus heureuses foinies, et se mirent au sei'vice
de toutes les impulsions du bonheur. Ainsi les choses
humaines arrivèrent à la perfection ; et la terre, comme
un enfant sous l'amour de sa mère, grandit dans toute
excellence, et avec chaque année écoulée devint [)lus
belle et plus noble.
« Maintenant le Temps ferme ses sombres ailes sur la
scène; elle l'entre dans une impénétral)le obscurité, et
l'avenir dispaiait à nos regards chai'més. — Ma tache
est achevée: ta science est complète. Les prodiges de
la terre sont à loi, avec toute la crainte et toute l'espé-
rance qu'ils contiemient. Mes enchanlements sont
épuisés; le présent reparah. Hélas! Un désert inexploré
reste encore à soumettre à la main r(''paialrice de
l'homme.
« Pourtant, Esprit humain, poursuis bravement la
course. Que la vertu t'enseigne à suivre fermement les
sent i<'rs graduels du progrès : car la naissance et la vie
et la mort, et (;el étrange état où l'ànu^ nue n'a pas en-
REINE MAB /O
core trouvé sa demeure, tendent également au parfait
bonheur, et poussent dans leur chemin les roues infa-
tigables de rètre, dont les rayons étincelants, animés
dune vie infinie, frémissent et brûlent d'atteindre leur but
marqué par le destin. La naissance ne fait qu'éveiller
lesprit à la sensation des choses extérieures, afin que
leurs formes inconnues puissent prêter à sa nature de
nouveaux modes de passion. La vie est pour lui l'état
d'action, et toutes les combinaisons d'événements qui
font la variété de l'éternel univers s'y trouvent réunies.
La mort est une port(^ d'horreur et de ténèbres qui mène
aux iles a/Airées, aux cicux rayonnants, aux heureuses
régions de l'éternelle espérance. Ainsi, ô Esprit! avance
sans crainte. L'orage peut briser la primevère sur sa
tige, la gelée flétrir la fraîcheur de ses pétales; mais
l'haleine éveillante du printemps n'en caressera pas moins
la terre, pour nourrir de ses plus douces rosées sa fleur
favorite, qui s'épanouit dans les bancs de mousse et
dans les vallons sombres , éclairant la verdure des bois
de son sourire ensoleillé.
« Ne redoute pas, Esprit, le bras ravisseur de la
Mort! La Mort si bien venue quand le tyran s'éveille, si
bien venue quand le fanatique allume sa torche d'enfer!
Cen'estquele voyage d'une heure sombre, le cauche-
mar passager d'iui sonnneil interronipu ! Non, la Mort
n'est pas l'ennemie de la veitu ; la terre a vu les plus
brillantes roses de l'amour fleurir sur léchafaud, mê-
lées aux lauriers impérissables de la liberté, et présa-
geant la vérité du bonheur rêvé. N'y a-t-il pas en toi
des espérances qu'a confirmées la vision de la chaîne du
progrès graduel de l'être ? * espérances dont l'aiguillon
pressait ton cœur de regai'der toujours au delà, quand,
76 (tEL'VUES POÉTIQUES DE SHELLEY
te promenaiil par le clair de lune au bras de H(>nri, dou-
cement et tristement tu lui parlais de la mort ? Voudrais-
tu donc rudement arracher ces espérances de ton cœur
pour écouter nonchalamnieuL les croyances dun bigot,
ou tincliner sans résistance sous le fouet du tyran dont
les lanières de fer sont rouges de sang humain?... Ja-
mais!... Mais toujours inllexible et brave, ta volonté est
destinée à soutenir une éternelle guerre avec la tyrannie
et le mensonge, et à di'raciner du cœur humain les
germes de la misère, (^est ta main dont la |)iété doit
charmer l'oreiller épineux du crime inforlimé (dont
l'impuissance obtient un lacile pardon), en veillant sur
son délire comme sur la maladie dim ami. C'est ton
fi'ont dont la douceur doit dc'lîer sa plus furieuse rage,
et braver ses plus tyranniques volontés, (juand il est
protégé par le pouvoir, el (|u il est le maître du monde!
Tu es sincère et bon, dune àme résolue, libre du fi-oid
contrôle de la coutume qui dessèche le cœur; d'une
passiim élevée, i)ure et indomptable. L'orgueil et les
bassesses de la terre ne pourraient IriomphiM- de toi ; tu
es donc digne de la faveur que lu viens de recevoir. La
verlu marcpiera la trace de tes pas dans le sentier que
tu auias foulé, et de nombreux jouis de rayonnante es-
pi'rance béniront la vie sans tache de doux et saint
amour. — Va donc. Esprit heureux ! va rendie la joie
à ce sein dont l'esprit sans sommeil est aux aguets pour
saisir lumière, vie, extase, dans ton sourire ! » *
La Fée agite sa baguette magi(|ue ; muet de bonheur,
lEsprit l'cmonle sur le chai- (qui roidail à côt('' du ci'é-
neau), baissant ses y«'ux rayonnants en signe de recon-
naissance. Les coursieis enchantés furent de nouveau
atteh's; de nouveau les roues brûlantes enllammèrent la
REINE MAB / /
desrenlc escarpée de la route inexplorée du ciel. Vite et
loin le ehar vola. Les vastes g^lobes de feu, qui roulaient
autour, de la porte du palais de la Fée, samoindrirent
pardegfés, et bientôt nollrirent plus à la vue que ce mi-
nuscule scintillement des orbes planétaires qui, dépen-
dant du pouvoir solaire, poursuivaient là-bas avec une
lumière empruntée leur chemin raccourci.
Déjà la terre flottait au dessous. Le char sarrèta un
moment : l'Esprit descendit. Les coursiers infatigables
frappèrent du pied le sol ingrat, humèrent l'air grossier,
puis, leur mission finie, déployèrent leurs ailes aux vents
du ciel.
Le corps et lame se réunirent alors. Un doux tres-
saillement agita le sein dianthe. Les paupières veinées
s'ouvrirent doucement. Les ])runelles bleu sombre res-
tèrent quelque temps immobiles. Puis elle regarda au-
tour d'elle avec étonnement, — et elle aperçut Henri
agenouillé en silence près de sa couche, veillant sur son
sommeil avec les regards d'un silencieux amour,
et les brillantes étoiles ravonnant à travers la croisée.
ALASTOR
ou
l'esprit de la solitude
« Je n'aimais pas encore, et j'aimais aimer, et aimant
aimer je clieicliais quelque chose i aimei', »
Co7ifessions de saint Auguslin.
PREFACE
Le poème iiitiUilé Alastor peut èlre considéré comme
ralicgoric (rime des silualions les plus intéressantes de
l'esprit luiuiain. Il met en scène un jenne homme au cœur
pur et d'un aventureux génie, entraîné par une imagination
ardente, mais purifiée par son commerce familier avec tout
ce ([uil y a (rexcelleni et de sublime, à la contemplation
de l'univers, il boit avidement aux sources de la science,
et il est toujours insatiable. La magnificence et la beauté
(lu monde extérieur pénètrent profondément la trame de ses
c()iieej)tions, et donnent à leurs développements une iné-
puisabl(> variété. Aussi longtemps (|uil est possible à ses
désirs daspirer à des ()i)jets aussi iiilinis et sans niesure,
il est joyeux, tranquille et maître de lui-même. Mais il
arrive un moment où ces objets cessent de lui suffire. Son
esprit est enfin tout à coup éveillé, et ressent la soif d'un
commerce avec une intelligence semblable à lui-mènje. Il
se crée aiois par I imaginalioii un (tltjel (lu'il aime. Kami-
ALASTOR OU L'ESPRIT T)E LA SOLITUDE 79
liarisé comme il est avec les spéculations des esprits les
plus sublimes et les plus parfaits, la vision dans laquelle il
incorpore ses propres fantaisies réunit en merveilleux, en
sagesse, en purelJ, tout ce que le poète, le philosophe ou
laniant pourraient peindre. Les facultés intellectuelles,
linuiginalion, les fonctions du sentiment s'adressent aux
facultés correspondantes dans les autres esprits humains
pour y trouver intelligence et sympathie. Le poète est
représenté comme réunissant ces diverses aspirations, et
les attachant à une seule image. Mais il cherche en vain
dans la réalité un prototype de sa conception. Désappointé
et abattu, il descend prématurément à la tombe.
Ce tableau n'est pas dépourvu d'enseignement pour les
hommes d'aujourd'hui. L'isolement volontaire du poète a
été vengé par les furies d'une irrésistible passion qui le
pousse rapidement à sa ruine. Mais le même pouvoir
qui frappe les flambeaux du monde d'un obscurcissement
et d'une extinction soudaine, en les éveillant à une percep-
tion trop exquise de ses influences, condamne à une lente
et dissolvante agonie ces esprits de trempe inférieure, qui
osent abjurer son empire. Leur destinée est d'autant plus
abjecte et obscure que leur prévarication est plus mépri-
sable et i)lus pernicieuse. Ceux qui, n'ayant jamais été
déçus par une généreuse erreur, ni poussés par la soif
sacrée dune science pleine de doutes, ni dupés par aucune
noble illusion, n'aiment rien sur cette terre, ne caressent
aucune espérance au delà, et restent étrangers à toute sym-
pathie humaine, ceux-là et ceux qui leur ressemblent ont
la destinée qu'ils méritent. Ils languissent , parce qu'il n'y
a personne dont la nature sympathise avec la leur. Ils
sont moralement morts. Ils ne sont ni amis, ni amants, ni
pères, ni citoyens du monde, ni bienfaiteurs de leur pays.
Au milieu de ceux qui essaient ainsi de vivre en dehors de
toute sympathie humaine, les cœurs purs et tendres péris-
sent victimes de l'ardente passion avec laquelle ils recher-
chent ses liens, du jour où le vide de leur esprit s'est fait
soudainement sentir. Le reste, égoïste, aveugle, engourdi,
forme ces multitudes insouciantes qui font, avec la leur,
80 ŒUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
rextrême misère et I isolement du monde. Ceux qui n'ai-
ment pas leurs semblables vivent des vies sans fruit, et
préparent à leur vieillesse un misérable tombeau.
« Les bons meurent tôt, et ceux dont les cœurs sont secs
comme la poussière de l'été brûlent jusqu'à la bobèche. »
(WORDSWORTU.)
It décembre 1815.
Terre, Océan, Air, fraternité bien-aimée ! Si la nature,
votre grande mère, a imbu mon âme de quelque piété
naturelle pour sentir votre amour et y répondre avec le
mien; si le matin humide de rosée, le midi odorant, le
soir avec le coucher du soleil et sa splendide cour, et le
solennel tintement du silence de minuit, si les jirofonds
soupirs de lAutomne dans le bois desséché, et l'Hiver
revêtant de pure neige et de couronnes de glace étoilée
les herbes flétries et les rameaux nus, si les voluptueuses
palpitations du Printemps, quand il exhale ses premiers
baisers si doux, m'ont été chers; si jamais je n'ai sciem-
ment fait denial à aucun oiseau brillant, insecte ou gen-
tille bête, mais si je les ai toujours aimés et chéris comme
ma famille , — alors , pardonnez-moi cette vanterie,
frères bien-aimés, et ne me retirez rien de votre faveur
accoutumée !
Mère de ce monde impén(''trable, favorise mon chant
solennel ! Car je t'ai aimée toujours, et toi seule ; j'ai
épié ton ombre et l'obscurité de tes pas, et mon cœur a
toujours le regard plongé sur l'abîme de tes profonds
mystères... J'ai fait mon lit dans les charniers et sur les
cercueils, où la noire Mort garde le registre des tro-
phées conquis sur loi, dans l'espérance de faire taire les
obstinés questionneurs de tes secrets en forçant quelque
ombre délaissée, ta messagère, à me révéler ce que nous
sommes. Dans les heures solitaires et silencieuses,
quand la nuit fait de son silence même une rumeur en-
s'
82 œUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
chantée, comme un alchimiste inspiré et désespéré, ris-
quant sa propre vie sur quelque obscure espérance, j'ai
amalgamé les formules redoutables et les regards scru-
tateurs avec mon plus innocent amour ; jusqu'à ce que
d'étranges larmes, se mêlant à ces baisers haletants, ar-
rivent à composer un philtre capable de forcer la nuit
enchantée de me livrer ton secret. Et, quoique tu n'aies
pas encore dévoilé ton plus intime sanctuaire, l'incom-
municable rêve et les fantômes crépusculaires, et la
profonde pensée de midi ont fait briller en moi assez de
lumièi'e, pour que maintenant dans la sécurité, immo-
bile comme une lyre longtemps oubliée, suspendue au
dôme solitaire de quelque temple mystérieux et déserté,
j'attende ton souffle, ô gi'ande mère ; pour que mon
chant puisse mêler ses modulations aux murmures de
l'air, aux bruits des forêts et de la mer, à la voix des
êtres vivants, aux hymnes entrelacés de la nuit et du
jour, et du profond co'ur de l'honuue !
Il y eut un poète dont la tombe prématurée ne fut
point élevée avec un pieux respect par une main hu-
maine; mais les tourbillons charmés des vents d'automne
bâtirent sur ses os tombant en poudre une pyramide
de feuilles s'enallanten poussière dans l'inculte désert...
Tin jeune homme digne d'amour!... Aucune vierge dé-
solée ne i)ara de fleurs éplorées ou d'une giiiilande
de cyprès votif la couche solitaire de son éternel
sommeil; il était noble, et brave, et généreux! Aucun
barde solitaiie n'exhala sur sa sombre destinée un
chant mélodieux; il vécut, il mourut, il chanta dans la
solitude. Des étrangeis ont pleuré en entendant ses
notes passionnées; et des vierges, pendant qu'il passait
inconnu, ont langui et se sont consumées du fol amour
ALASTOR OU LESPRIT DE LA SOLITUDE 83
do ses yeux sauvages. Le feu de ces doux orbes a cessé
de brûler, et. le Silence, lui aussi énamouré de cette
voix, enferme sa musique muette dans son âpre prison.
Une vision solennelle, un brillant rêve d'argent nour-
rit son enfance. Chaque soupii*, chaque bruit de la vaste
terre et de l'air ambiant, envoya à son cœur ses plus ex-
quises impulsions. Les sources de la divine philosophie
ne fuirent pas ses lèvres altérées ; tout ce que le saint
passé consacre, dans la vérité de la fable, de grand, de
bon, d'adorable, il le sentit et le connut. La première
jeunesse passée, il quitta le foyer glacé et le home
détesté, pour chercher d'étranges vérités sur des terres
inconnues. Bien des déserts désolés, bien des solitudes
inextricables ont leurré ses pas intrépides ; et souvent
de sa douce voix et de ses doux yeux il acheta aux
hommes sauvages son repos et sa nourriture. Il a pour-
suivi comme son ombre les pas les plus secrets de la
nature, partout où le rouge volcan étend connue un dais
sur ses champs de neige et ses pinacles de glace sa fu-
mée brûlante ; où les lacs de bitume battent élernelle-
ment la pointe nue des sombres îlots de leur vague in-
dolente ; où les cavernes secrètes, hérissées et téné-
breuses, faisant tourner autour des sources de feu et de
poison leurs dômes étoiles de diamant et d'or, inacces-
sibles à l'avarice ou à l'orgueil, développent les voûtes
de salles sans nombre et sans mesure, regorgeant de
nombreuses colonnes de cristal, de claires châsses de
perles, et de trônes étincelants de chrysolite. Cependant
cette scène d'une plus ample majesté que les gemmes
ou l'or, la voûte changeante du ciel et la verte terre,
n'avait pas perdu dans son cœur ses droits à l'amour et
à l'admiration. Il aimait à s'arrêter longtemps dans les
84 œUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
vallées solitaires, faisant des lieux sauvages sa demeure,
jusqu'à ce que tourterelles et écureuils vinssent partager
dans son innocente main son innocente nourriture , at-
tirés par la douce expression de ses regards, et que la
sauvage antilope, qui tressaille au moindre bruissement
de la feuille sèche sur la fougère, suspendît ses pas
timides pour arrêter ses yeux sur une forme plus gra-
cieuse que la sienne.
Son pas errant, obéissant à de hautes pensées, visita
les formidables ruines des anciens jours : Athènes et Tyr
et Balbec, et le désert où fut Jérusalem, les tours écrou-
lées de Babylone, les éternelles pyi'amides, Memphis et
ïhèbes, toutes les étranges sculptures des obélisques
d'albâtre, des tombeaux de jaspe ou des sphinx mutilés,
que la noire Ethiopie cache sur ses sommets déserts. Là,
parmi les temples ruinés, les colonnes stupéfiantes, les
images barbares d'êtres plus qu'humains, où des démons
de marbre gardent le mystère de bronze du /.odiacpie,
et où les hommes morts ont suspendu tout autour leurs
muettes pensées sur les murs muets, il aimait à s'arrê-
ter, les yeux fixés sur ces monuments de la jeunesse du
monde ; tout le long du jour brûlant, il contemplait ces
formes nuieltes ; et (juand la lune remplissait les salles
mystérieuses d'ombres flottantes , il ne suspendait point
son étude ; mais il regardait et regardait toujours, jus-
qu'à ce qu'um; signification illuminât son esprit vide
comme une inspiration inésistible, et qu'il tiessaillît en
apercevant les secrets de la naissance du temps.
Cependant une vierge arabe lui a|)portait sa nourri-
ture, sa portion quotidienne, de la tente de son père ;
elle étendait la natte qui lui servait de couche ; elle dé-
robait à ses devoirs et à son repos pour épier ses pas;
ALASTOR OU L'kSPRIT DE LA SOLITUDE 85
éprise d'amour, cl cependant n'osant pas, tant était pro-
fonde sa respectueuse crainte, parler damour... Elle
veillait la nuit sur son sommeil, sans fermer les yeux
elle-même, pour contempler ses lèvres entr'ouvertes
dans lassoupissemenl, d'où s'exhalait la respiration ré-
gulière de ses rêves innocents. Puis, quand le l'ouge
matin faisait blêmir la pâle lime, vers sa froide demeure,
égarée, pale et toute palpitante, elle se retirait.
Le poète, errant à ti'avcrs l'Arabie et la Perse, et le sau-
vage désert Caramanien et sur les montagnes aériennes
qui versent l'Indus et lOxus de leurs cavernes de glace,
poursuivit son chemin joyeux et triomphant. II arriva
dans la vallée de Cashmire, et h'i, dans une de ses plus
solitaires retraites, oîi des plantes odorantes entrelacent
sous le creux des rochers un berceau naturel, sur le
bord d'un ruisselet étincelant, il étendit ses membres
languissants. Alors une vision descendit sur son som-
meil, im rêve despérances qui n'avaient pas encore fait
rougir sa joue. 11 vit en songe une vierge voilée assise
près de lui, parlant dans des tons bas et solennels. La
voix était comme la voix de sa propre ame entendue
dans le calme de la pensée ; sa musique prolongée,
semblable aux sons entrelacés des courants et des brises,
tenait son plus intime sens suspendu dans sa trame aux
mille couleurs, aux mille nuances changeantes. Science,
vi'i'ité et vertu étaient son thème, ainsi que les sublimes
espérances de la divine liberté, les pensées les plus
chères pour lui, et la poésie, elle-même étant un poète.
Bientôt le solennel enthousiasme de son pur esprit
alluma dans tout son être un feu pénétrant. Alors elle fit
entendre des nombres sauvages avec une voix étouffée
en sanglots tremblants que dominait sa propre passion ;
86 OEUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
ses belles mains étaient seules nues , tirant de quelque
étrange harpe une étrange symphonie, et dans les ra-
meaux de leurs veines le sang éloquent disait des choses
ineffables. On entendait le battement de son cœur rem-
plir les pauses de sa musique, et sa respiration s'accor-
dait tumultueusement avec les reprises du chant inter-
rompu. Soudain elle se leva, comme si son cœur endurait
impatienmient son poids prêt à éclater. Au bruit, le
poète se retourna et, dans la chaude lumière de leur
propre vie," il vit ses membres étinceler sous le voile
sinueux du vent entrelacé ; ses bras, nus maintenant,
étendus , ses boucles noires flottant au souffle de la nuit,
les globes de ses yeux rayonnants, ses lèvres entr'ou-
vertes, détendues, pâles, et tremblant avec passion. Son
robuste cœur défitillit et pâma sous l'excès de l'amour.
Il soulevait ses membres fiémissants, et retenait sa res-
piration haletante, et étendait ses bras pour atteindre
son sein palpitant... EUe se relira en arrière un instant,
puis, sabandonnant à une irrésistible joie, d'un geste
frénétique et avec un rapide cri étouffé, elle se jeta dans
ses bras défaillants... Alors des ténèbres voilèrent ses
yeux éloui'dis, et la vision rentra dans la nuit qui l'en-
gloutit; le Sommeil, comme un noir courant suspendu
dans sa course, roida de nouveau ses vagues sur sa cer-
velle vide.
Kéveilié par la secousse, il ti-essaillil de son extase. La
froide linuière blanche du malin, la lime bleue d(''cliuant
à l'ouest, les sommets clairs et étincelants, la vallée dis-
tincte et le vide des bois, telle «'tail la scène «pii se dé-
roulait autour de lui. — Où oui l'iii les nuances du ciel
qui faisait un dais à son berceau de la nuit d avant-hier?
les sons (pii caressaient son sonnneil, le mystère et la
ALASTOR OU L ESPRIT DE LA SOLITUDE O /
majesté de la terre, la joie, rexultation? Ses yeux pâlis
regardent la scène vide aussi vaguement que la lune
de l'océan regarde la lune dans le ciel. L'esprit du doux
amour humain a envoyé une vision à son sommeil , à lui
qui méprisait ses plus précieux dons ! Il poursuit ar-
demment au-delà des royaumes du rêve cette ombre
fugitive: il franchit toutes les bornes. Hélas! Hélas!
Où sont ces membres, cette respiration, cet être si
traîtreusement unis ? Perdue, perdue, pour toujours per-
due dans l'immense et insensible désert de l'obscur som-
meil, cette forme si belle ! La noire porte de la mort con-
duit-elle à ton mystérieux paradis, ô Sommeil? L'arche
brillante des nuages irisés et les montagnes pendantes
qu'on aperçoit dans le calme lac ne conduisent-elles
qua un abîme noir et liquide, tandis que la voûte bleue
de la mort, avec ses immondes vapeurs suspendues, oîi
toute ombre exhalée de l'infect tombeau cache son œil
mort loin du jour détesté, conduit, ô Sommeil, à les
délicieux royaumes? Ce doute, comme une soudaine
marée, envaliissait son cœur ; l'insatiable espérance qui
lavait éveillé blessait son cerveau avec la violence du
désespoir.
Tant que la lumière du jour remplit le ciel, le poète
tint une conférence secrète avec son âme. Avec la nuit
vint la passion, comme le démon furieux de quelque rêve
désordonné, qui le réveilla en sursaut et le força de s'en-
fuir dans les ténèbres. — Comme un aigle, étreint dans
les replis dun vert serpent, sent le poison brûler sa
poitrine, et à travers la nuit et le jour, la tempête et le
calme et le nuage, dans la frénésie de sa douleur éper-
due, précipite son vol aveugle sur le vaste désert de
l'air ; ainsi entraîné par la brillante ombre de ce rêve
88 ŒUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
adoré, sous la lueur glacée de la nuit désolée, à travers
le labyrinthe des marécages et le gouffre des profondes
vallées, faisant tressaillir de son pas insouciant le ser-
pent éclairé par la lune, il fuyait!...
Le rouge matin commençait à poindre sur sa fuite,
versant la moquerie de ses couleurs vitales sur sa joue
de mort. Il erra jusqu'au vaste Àornos qu'on aperçoit de
Tescarpement de Petra, suspendu comme un nuage sur
le bas horizon ; jusqu'à Balk, et aux lieux où les lombes
désolées des rois parlhcs éparpillent à tout vent leur
poussière épuisante ; là il errait en sauvage, jour après
jour, consumant les heures dans lennui, portant dans
sa poitrine le souci rongeur qui se nourrit sans fin de
sa flamme expirante. Et maintenant ses membres étaient
maigres; sa chevelure flottante, flétrie par l'automne
dune étrange souffiance, chantait dans le vent des
chants de mort; sa main insouciante pendait comme un
os mort dans sa pcMi desséchc'e ; la vie et lardeiir (pii
le consumaient, comuK^ dans inie fournaise qui brûle en
secret, ne rayonnai(nit plus que de ses yeux noirs. Les
villageois, qui subvenaient av(H' une humaine charité à
ses humains besoins, regardaient avec un étonnement
mêlé de terreiu' respectueuse ce visiteui' qui fuyait.
L'habitant de la montagne, (pii rencontrait sur quelque
V(>rligineux précipice celte fornn; de spectre, s'imaginait
que 1 esprit du vent, avec ses yeux déclair, sa respiration
enllanunée et ses pas qui ne dérangent pas la neige
amoncelée, se reposait eu ce lien. L'enfant voulait
cacher son visage iroultlé dans la robe de sa mère, effrayé
par l'éclat de ces yeux sauvages , pour se souvenir
de celte étrange lumière dans maint rêve de l'avenir.
Mais les jeunes vierges, instruites par la nature , sexpli-
ALASTOU OU LESl'IlIT DE LA SOLITUDE
quaient à moitié lu souffrance qui le consumait, auraient
voulu l'appeler de ces noms menteurs de frère et d'ami,
auraient voulu presser sa main pâle au départ, et suivre,
à travel's d'obscures larmes, le chemin du voyageur du
seuil de la maison paternelle.
Enfin, sur le rivage solitaire de la Chorasmanie il s'ar-
rêta, un immense et mélancolique désert de putrides
marais. Une violente impulsion poussait ses pas au rivage
de la mer. Il y avait là un ('ygne, près dun courant pares-
seux, au milieu des joncs. L'oiseau s'enleva à son
approche et, de ses ailes puissantes escaladant le ciel, di-
rigea sa course brillante bien haut au-dessus de l'incom-
mensurable Océan. Ses yeux poursuivaient son vol :
« Toi, tu as une d(Mneure,bel oiseau ! Tu voyages pour
retrouver cet abri, où ta douce compagne entrelacera le
duvet de son cou avec le tien, et saluera ton retour
avec des yeux resplendissant de tout l'éclat de leur ar-
dente joie. Et moi, quai-je à attendre ici, avec une voix
beaucoup plus douce que tes notes mourantes, un
esprit plus étendu que le tien, un organisme mieux ac-
cordé i)Our la beauté, consumant en vain ces facultés
supérieures dans lair sourd, pour la terre aveugle et le
ciel qui n'a point décho pour mes pensées? » — Un
sombre sourire d'espérance désespérée rida ses lèvres
tremblantes. Car \c Sommeil, il le savait, gardait impi-
toyablement son précieux trésor, et la Mort silencieuse,
peut-être aussi perfide que le Sommeil, ne montrait
qu'un leurre d'ombre, se moquant avec un sourire équi-
voque de ses projn'es charmes si étranges !
Tressaillant à ses propres pensées, il regardait autour
de lui. Il n'y avait auprès de lui aucun ennemi visible,
aucun objet, aucun son qui put être sujet de crainte,
90 OFATVRKS POÉTIQUES DR SHELLEY
excepté dans les profondeurs de son propre esprit.
Une petite chaloupe flottant près du rivage frappa les
r(>gards de Timpatient voyageur. Elle était depuis long-
temps abandonnée, car ses flancs étaient largement tail-
ladés de nombreuses fentes, et ses frêles jointures étaient
ballottées au gré des ondulations de la marée. Une im-
pulsion irrésistible le poussait à sembarquer et à aller
au-devant de la mort solilaire sur le teiiible désert de
l'Océan ; car il savait bien que cette ombre puissante
aime les cavernes visqueuses du populeux abîme.
Le jour était beau et ensoleillé ; la mer et le ciel bu-
vaient son irradiation vivifiante, et le vent soufflait avec
force du rivage, noircissant les vagues. Obéissant à l'ar-
deur de son âme, le voyageur sauta dans l'embarcation;
il suspendit son manteau flottant au mat nu, s'assit sur
le banc solitaire et sentit le bateau fuir sur la mer tran-
quille, comme un nuage déchiré fuit devant louragan.
Comme un navire , qui, dans une vision d'argent,
obéissant à l'impulsion des brises parfumées, flotte sur
des nuages resplendissants, aussi rapidement le bateau
avec effort vola sjir les eaux noires et plissc'es. Un
tourbillon l'empoitait avec de violentes rafales et une
force entraînante à travel's les blanches crêtes de la mer
irritée. Les vagues montaient. Toujours plus haut et plus
haut leurs cols farou<'hes se tordaient sous le fouet de la
leniprie,<'()ninie des serpents se d<''baltent sous lélreinte
d un vauiour. Lui. calme et joyeux dans celle formidable
hute de la vague fondant siu- la vague, du coup d«' vent
descendant sur le coup de vent, et du flot noir cm|)orté
sur le tourbillon f|uil efl'ace dans sa sombre course, lui
é'tail assis ! Comme si les génies de la tempête étaient
les ministres charriés de le conduire à la lumière de ces
ALASTOR OU l'esprit DE LA SOLITUDE 91
yeux bîon-aimés, le poète était assis, tenant le gouvernail
d'une main assurée. Le soir arriva : les rayons du soleil
couchant suspendirent leurs couleurs irisées au milieu
des dômes changeants de l'embrun étendu qui faisaient
un dais à son passage sur le sauvage abîme ; le cré-
puscule, montant lentement de l'est, entrelaça en tres-
ses plus sombres ses boucles emmêlées sur le beau
front et les yeux rayonnants du jour ; la nuit le suivit,
revêtue d'étoiles. De toutes parts, avec plus dhorreur
encore, les multitudes de courants du montagneux dé-
sert de l'océan se ruèrent en un mutuel combat, dans
un noir tumulte retentissant comme le tonnerre, comme
pour insulter au calme du ciel étoile. La petite embar-
cation fuyait toujours devant l'orage; elle fuyait tou-
jours comme l'écume au-dessous de la cataracte escar-
pée d'un torrent d'hiver; tantôt s'arrêtant sur -le bord
d'une vague fendue ; tantôt laissant loin derrière elle la
masse éclater et tomber, en soulevant l'océan... Elle
fuyait sans rien craindre, comme si cette frêle et chétive
forme humaine avait été un dieu des éléments.
A minuit la lune se leva ; et alors ! apparurent les ro-
chers aériens du Caucase, dont les sommets déglace bril-
laient au milieu des étoiles comme la lumière du soleil,
pendant qu'autour de sa base caverneuse les rafales et les
vagues, éclatant avec une irrésistible furie, tourbillon-
nent avec rage et retentissent éternellement. — Qui le
sauvera ? Le bateau volait toujours, poussé par le torrent
bouillonnant ; tout autour les rochers faisaient une
ceinture de leurs bras noirs et dentelés ; la montagne
fendue en éclats pendait sur la mer ; et toujours plus
rapide, au-delà de toute vitesse humaine, suspendu sur
la courbe de la vague unie, le petit bateau était poussé.
92 OEUVRES POÉTIQLES DE SHELLEY
Là une caverne était béante, et au milieu de ses pro-
fondeurs obliques et tortueuses s'engouffrait la mer pré-
eipitée... Le bateau volait toujours avec une vitesse
sans relâche : « Vision et amour ! » cria bien haut le
poète, « j'ai vu le sentier de ton départ ! Le Sommeil et
la Mort ne nous sépareront plus longtemps ! »
Le bateau suivait les tournants de la caverne. — La
lumière du jour brilla enfin sur le sondjre courant. Main-
tenant que la furieuse guerre entre les vagues était
calmée, sur labime insondable le bateau avançait len-
tement. A lendroit oîi la montagne fendue exposait ses
noires profondeurs à l'a/AU- du ciel, avant même que l'é-
norme masse de l'inondation fût tombée sin* la base du
Caucase avec un fiacasqui ébianla les rocs éternels, un
immense tourbillon rcm])lissait ce vaste goutfre ; degré
par degré les eaux tourbillonnantes s'étaient élevées,
sétendanl en cercle avec une inconunensurable rapidité,
et baignaient de leur choc alterné les racines noueuses
des arbres jouissants qui étendaient sur elles leurs bras
géants dans robsciu'il(''. Au milieu avait été laissé, réflé-
chissant limage di-formée des nuages, un étang dun
calme perfide et j-edoulaijle. Saisi par le mouvement
ascendant du courant avec une vertigineuse rapidité, le
bateau tourna, tourna, tourna, vague après vague,
sélevantavec efloi-l, juscju'à ce que sur la limite de l'ex-
ircnie couibe, à l'endroit où les eaux débordent à tra-
vers une ouverlurt' de bancs de rochers, et laissent un
doux lieu de linqtidc repos au uiilieu de c(>s Ilots agités,
il sarrctàt fiiMuissant. Senlouccra-t-il dans labime?
La violence en retour de cet iirésisliblr gouffre lenglou-
tira-t-cllc ? Doil-il doue pf'-rir ?... Voilii (pian soiiflh^
crtant dun vent de louestja voile segonllc et s'étend. et
ALASTon OU l'esprit dk la solitude 93
alors! avec un gracieux mouv(Miirnt, ontro les bancs
dune échancrure garnie de mousse et sur un paisible
coui'ant , à lombre dnn bosquet touffu, le bateau
vogue ! Et écoutez ! le spectral torrent mêle son rugis-
sement lointain à la brise murmurant dans les bois
pleins de musique ! A l'endroit où les arbres en berceau
s'éloignent et laissent un petit espace d'étendue verte,
la crique est fermée par des bancs qui se rencontrent,
dont les jaunes fleurs regardent éternellement leurs pro-
pres yeux languissants réfléchis dans le calme cristal. La
vague produite par le mouveuient du bateau dérangeait
poiu" la première fois leur pensive tâche, que jamais
rien n'avait troublée, si ce n'est un oiseau vagabond ou
une brise folâtre, ou la chute d'un chiendent, ou leur
propre déclin. Le poète brûlait de parer de leurs biil-
lantes couleurs sa chevelure flétrie; mais dans son
cœur, il sentit renaître sa solitude et il s'abstint. La
violente passion cachée sous ces joues écarlates, ces
yeux dilatés et ce corps d'ombre, n'avait pas encore
accompli son ministère ; elle était suspendue sur sa vie,
comme l'éclair dans un nuage brille suspendu jusqu'à
ce qu'il s'évanouisse, et que les flots de la nuit se re-
ferment sur lui.
Le soleil de midi brillait maintenant sur la forêt, une
vaste masse d'ombi'c entrelacée, dont la brune magnifi-
cence enceint une étroite vallée. Là, d'immenses caver-
nes, creusées dans la sombre base de leurs rocs aériens,
répondent, en se jouant, à ses plaintes et mugissent
éternellement. Les rameaux qui s'enlacent et les feuilles
touflues tissaient un crépuscule sur le sentier du poète,
alors que. conduit par l'amour, ou le rêve, ou un Dieu,
ou la Mort plus puissante, il cherchait dans la ijlus chère
94 (SEUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
retraite de la nature un abri, son berceau à elle, et à
lui, son sépulcre.... De plus en plus sombres, les ombres
s'accumulent. Le chêne, de ses bras immenses et noueux
qu'il étend, embrasse le frêle hêtre. Les pyramides du
cèdre altier, faisant voûte, forment les plus solennels
dômes, et bien loin au dessous, comme des nuages sus-
pendus dans un ciel déineraude, le frêne et lacacia
llollent suspendus, tremblants et pâles. Semblables à
des serpents sans repos, vêtus d'arc-en-ciel et de feu, les
plantes parasites, étoilées de dix mille fleurs, courent au-
tour des tioncs gris; et, comme les yeux enjoués d en-
fants l'ayonnants de charmantes intentions et des plus
innocents artifices enlacent de leurs rayons les cœurs de
ceux qui les aiment, ainsi ces plantes entrelacent leurs
vrilles autour des rameaux unis, pour sceller leur secrète
union ; le tissu des feuilles foinie un réseau de la lumièi-e
bleu foncé du jour et des somhres clartés de minuit,
aussi changeant que les ombres dans les nuages char-
més. De molles clairières mousseuses sous ces dais
étendent leurs ondulations parfumées dherb«'S odorantes
et parsemées des yeux de mille belles petites Heurs.
Un très sombre vallon, de ses bois de rose unis(|u(''e, en-
trelacés aux jasmins, envoie une odeur (|ui fait pâmer
lame et invile à (juel(|ue plus ravissant mystère. A tra-
vers la vallée, Silence et Crc'puscule, frères jumeaux,
font leur veille de midi et voguent au milieu (h'S ombres,
comme des formes vaporeuses à moitié aperçues. Au
delà une source aux lueurs sond)res, et de l'eau la plus
transparente, rellèle tousles ranu-aux, enlacés au-dessus
d'elle, et clKupu' feuille p»'ndante, et cha(|ue parcelle
du ciel a/uré qui perce à travers leurs vides ; et rii'n
autre chose ne baigne son image dans le li(|uide miroir,
ALASTOR OU l'eSPRIT DE LA SOLITUDE 95
que quelque belle étoile inconstante scintillant à travers
le treillis du feuillage, ou un oiseau peint dormant sous
la lune, ou un merveilleux insecte flottant immobile, in-
conscient du jour, avant que ses ailes aient déployé
leurs splendeurs aux regards de midi.
Là arriva le poète. Ses yeux, à travers les lignes reflé-
tées de sa maigre chevelure , aperçurent leur propre
lumière pâle, distincte dans la noire profondeur de cette
fontaine silencieuse ; comme le cœur humain, regar-
dant en rêve le ténébreux tombeau, y voit sa perfide
ressemblance. Il entendait le mouvement des feuilles,
Iherbe qui poussait, irémissante, étonnée et tremblante
de sentir une présence inaccoutumée : il entendait le
bruit du doux ruisseau qui sortait des secrètes sources
de cette sombre fontaine. Il lui semblait voir un Esprit
se tenir près de lui. — Il n'était point revêtu des bril-
lantes parures d'argent mat ou de lumière mystérieuse
empruntées à ce que le monde visible peut offrir de
grâce, de majesté ou de mystèi'c ; mais il lui semblait
que les bois onduleux, la vallée silencieuse, le ruisseau
qui saute et le crépuscule du soir, qui en ce moment
assombrissait encore la noirceur des ombres, prenaient
la parole et conversaient avec lui, comme sil n'existait
autre chose au monde que ces objets et lui. Seulement...
quand son regard fut aiguisé par l'intensité de la
mélancolique rêverie, deux yeux étoiles le regardaient
suspendus dans le crépuscule de sa pensée, et semblaient,
de leurs sourires azurés et sereins, lui faire signe....
Obéissant à la lumière qui brillait dans son âme, il
poursuivit sa course à travers les tournants de la vallée.
Le ruisselet, capiicieux et folâtre, par maint vert ravin,
coulait sous la forêt. Quel(|uefois, il tombait sur la
9G œrvREs poétiques de shelley
mousse, avec une harmonie sourde, sombre et pro-
fonde. Tantôt sur les pierres polies il dansait, liant,
eomme un enfant, à mesure qu'il allait; puis à tiavers
la plaine il rampait en di' lran(|iiilles détoui's, l'éfléehis-
sant chaque hei])e , ('ha(|iie boulon languissammcnt
suspendu sur son repos. — « 0 eouranl, à la source
insondable, où vont tes eaux niysléi'ieuses ? Tu es i)Our
moi limage de ma vie. Ton lugubre silencîe, tes vagues
éblouissantes, tes gouffres bruyants et creux, ton impé-
nétrable source et ton cours invisible, tout cela a son
type en moi. Limmense ciel, et l'océan sans mesure
peuvent révéler aussi facilement quelles cavein<'s bour-
beuses ou quel nuage errant coiilieimenl tes eaux, que
l'univers peut diie où résident ces pensées vivantes,
quand, étendus sur tes fleurs, mes mend)res desséchés
se consuuKM'ont dans le vent qui passe ! »
Il approcha du bord uni du petit conianl ; il iinpiiina
son pas tr('iul)laiU sur la verte mousse, (|ui ficinil vio-
lemment au contact de ses membres brûlants. Scinl)lable.
à celui que chasse de sa couche li(''vreuse quehiiie
joyeux délire, il allait; mais sans oublier, comme lui,
le tond)eau où il va descendre, quand la flamme de sa
frêle exaltation sera épuisée. D'un [tas rapide il s'a-
vançait sous l'ombre des arbres, à côt('' du ct)urant du
capricieux et hal>illard ruisseau; mais voici (]ue les dais
solennels de la forêt ont fait place à la lumière uniforme
du ciel du soii-. De gris rochers perçaient la mousse
rare et refoidaient le ruisseau récalciti-ant ; de hautes
aiguilles de chtunnc proj(>taieiU leur ombre grêle sur h;
tahis inégal, et seuls les troncs noueux d'anli(jues pins
sans branches et flétris accrochaient au sol, maigre lui,
leurs racines étreignantes. Il se fil alors un change-
ALASTOU OU l'esprit DE LA SOLITUDE 97
ment graduel et lugubre. De même quavec lécoulement
des rapides aniK'es, le front poli se ride, la chevelure
devient rare et !)lanche et, là où bi'illaient des yeux
étincelants eomme la rosée, il ny a plus que la lueur
d'orbes pétrifiés ; de même sous ses pas les brillantes
fleurs disparaissaient, ainsi que la belle ombre des verts
bosquets, avec toutes leurs brises odorantes et leurs
ondulations musicales. Calme, il suivait toujours le cou-
rant, qui maintenant avec un plus large volume roulait à
travers le labyrinthe de la vallée, et là se frayait un
chemin parmi les courbes descendantes avec sa rapi-
dité d'hiver. De chaque côté maintenant s'élevaient
des rocs, qui avec d'inimaginables formes dressaient
leurs noirs et stériles sommets dans la lumière du soir ;
et son précipice assombi'issant le ravin s'ouvrait en
haut, au milieu des pierres dégringolantes, des goufl'res
noirs et des cavernes bc-antes, dont les détours don-
naient dix mille langues dillérenlcs au retentissement du
torrent. Voyez ! àl'endroit où le défdé étend ses mâchoires
de pierre, la montagne abrupte se brise et semble,
- avec ses rochers accumuh's, se suspendre siu'le monde ;
car on voit se déployer au loin, sous les pâles étoiles
et la lune déclinante, des mers peuplées d'îles, de bleues
montagnes, de puissants fleuves, d'obscures et vastes
régions baignant dans la lueur miroitante du soir cou-
leur de plomb, et des sommets de feu mêlant leurs
flammes au crépuscule sur le bord de l'extrême hori-
zon. La scène voisine, dans sa simplicité nue et sévère,
faisait un frappant contraste avec l'univers. Un pin,
enraciné sur le roc, étendait dans le \ide ses branches
(]ui se balançaient, ne donnant à chaque souffle du v(Mit
capricieux, à chacune de ses pauses, qu'une seule
6
98 fFAVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
réponse, dans la plus familière cadence, mêlant son
chant solennel au hurlement du tonnerre et au siffle-
ment des torrents vagabonds ; pendant que la large
rivière, ('cumante et emportée dans son lit escarpé,
tombait dans ce vide incommensurable, éparpillant ses
eaux aux vents qui passent.
Cependant le gris précipice, et le pin solennel, et le
ton-ent n'étaient pas tout ; il y avait en(;ore là un coin
silencieux. Au bord même de celte vaste montagne,
soutenu par des racines noueuses et des rocs écrouh's,
il regardait d'en haut dans sa sc'rénité la sombre teri-e
et la vonte courbée des étoiles, ('/était un coin tran-
quille, qui semblait sourire au sein même de Ihorreur.
Un lierre s'accrochait aux lissures des pierres avec ses
bras enlaçants, et enveloppait dans 1(^ berceau de
ses feuilles éternellement vertes et de ses baies noires
tout l'espace uni de son parquet non foulé ; et là les
enfants du loiirbillon d'automne faisaient voltiger en de
folâtres éballemcnls ces briliaiiles feuilles dont les
teintes expirantes, roug(!S, jaunes ou d Un pâle <'lhéré,
rivalisent avec l'éclat des couleuis de l'été. C'est le ren-
dez-vous de toutes les brises suaves, dont la douce;
haleine |)eut ai)pi'en(lre aux violents à aimer la paix.
Un pas seul, un pas humain, a une fois lompu le silence
de sa solilude ; nue voix seule a inspire ses «'■chos ; la
voix qui vint alors dans ces lieux, llollant sur les vents,
e y conduisit la plus adorable des formes humaines,
pour faire d«' ce sauvage asih; le (h'positaire de tonte
la grâce et de toute la beaul('' cpii revêtaieni ses mou-
vemenls, |M)iir lui livrei" sa majesti', disperser sa nmsi-
(|ii<' dans roiii'agaii insensil)le, et laisseï' aux humides
feuilles et aux bleues moisissures d4's cavernes, nour-
AL.VSTOR OU l'esprit DE LA SOLITUDE 99
rices des fleurs irisées et des mousses branchues, les
couleurs de cette joue changeante, de cette poitrine de
neige, de ces yeux noirs et étincelants.
La lune blafarde et cornue pendait bas, et versait
sur le bord de l'horizon un océan de lumière qui inon-
dait ses montagnes. Un brouillard jaune remplit l'at-
mosphère illimitée, et but la pâle clarté de la lune
jusqu'à la satiété ; pas une étoile ne brillait, pas un
bruit ne se faisait entendre ; les vents eux-mêmes, les
farouches camarades de; jeu du Danger, dormaient sur
ce précipice, dans l'étreinte de son embrassement. —
0 ouragan de la Mort, dont le vol aveugle fend cette
lugubre nuit ! Et toi, Squelette colossal, qui, toujours
guidant son irrésistible course dans ta toute-puissance
dévastatrice, es le roi de ce fragile monde ! Du rouge
champ de carnage, de la vapeur ensanglantée de l'hôpi-
tal, de la couche sacrée du patriote, du lit de neige de
l'innocence, de l'échafaud et du trône, une voix puis-
sante fappelle ! La Ruine appelle sa sœur la iMort ! En
rôdant autour du monde elle t'a préparé une rare et
royale proie! Après t'en être repue, tu pourras te repo-
ser, et les hommes iront à leur tombeau, comme les
fleurs ou le ver rampant, et n'oftriront plus jamais à son
lugubre sanctuaire le tiibiit dédaigné d'un cœur biisé !
Quand sur le seuil de la verte retraite les pas du
voyageur tombèrent, il comprit que la mort était sur
sa tête. Encore un peu, avant qu'elle s'envolât, il aban-
donna son âme élevée et sainte aux images du majes-
tueux passé, qui s'arrêtèrent alors dans son êti'e passif,
comme des brises qui apportent une douce nuisique,
alors qu'elles soufflent à travers le treillis dune cham-
bre obscure. 11 posa sa main maigre et pâle sur le tronc
100 OFAVKl'-S POÉTIQUES DE SHELLEY
noueux du vieux pin ; sur une pierre revêtue de lierre
il pencha sa tète languissante ; ses membres satTaissè-
rent étendus sans mouvement, sur le bord uni de ce
sombre gouffre ; et ainsi il gisait, livrant à leurs der-
nières impulsions les pouvoirs voltigeants de la vie....
Espoir et Désespoir, les tortureurs, s'endormirent ;
aucune peine, aucune crainte mortelle n'empoisonnait
son repos; les afllux des sens, et son pi'Opi'e ètie nétant
plus altérés par la peine, mais cependant de plus en
j)lus faibles, entretenaient avec calme le courant de la
pensée ; son souille respirait la paix, et il souriait dou-
cement. Sa dernière vision fut la grande lune qui, sur
la ligne occidentale du vaste monde, suspendait ses
puissantes cornes, et dont les bruns rayons semblaient
sentrelacer et se confoudi'e avec lObscurilé. La voilà
maintenant qui s'arrête sur les sommets dentelés ; et au
moment où la masse divisée du vaste météore disparut,
le sang du poète, qui toujours battit dans une mystique
sympalliie avec le (lux et le rellux de la N'atuiv, s'alfai-
blii encore ; et quand les deux seuls points de lumière
(|ui restaient sanioindrii'cnt et ne jelèi'cnt i)lus qu'une
lueur dans les ténèbres, le mouveiuenl allcrné de sa
respiration épuisée agita à peine la miil stagnante ;
jusqu'au dernier moment où le i)lus faible rayon fut
éteint, la pulsation resta dans son cœur. Puis elle s'ar-
rêta, et voltigea.... Mais, quand le ciel demcuia tout à
fait noir, les ombi'cs ténébreuses enveloppèrent nue
image sih'ncieuse, froide et sans mouveuïcnl, comme
leur terre sans voix et leur air vide, (lonnnc une vapeur
noiurie de rayons d'or, assistant au coucher du soleil,
jusqu'à ce (pie loucsl léclipse, telle elail celt*' merveil-
leuse forme, — ni senlinienl, ni niouvenii-nt, ni diviniti'.
ALASÏOR OU LESPRIT DE LA SOLITUDE 101
— un luth fragile, sur les cordes harmonieuses duquel
le souffle du ciel errait, — un brillant courant nourri
naguère de vagues aux mille voix, — un rêve de jeu-
nesse que la nuit et le temps avaient éteint pour toujours,
— une forme maintenant silencieuse, enténébrée, des-
séchée, et dont on ne se souviendra plus !
Oh ! qu'est devenue la merveilleuse alchimie de
Médée, qui, partout où elle agissait, faisait briller la terre
de fleurs radieuses et exhalait des rameaux dépouillés par
Ihiver le frais parfum des floraisons printanières ! Oh! si
Dieu, fécond en poisons, voulait nous abandonner le calice
où a bu un seul homme vivant, qui aujourd'hui, vaisseau
de limmortelle colère, esclave qui ne sent pas l'immunité
glorieuse dans la flétrissante malédiction qui Taccable,
erre pour toujours sur le monde, solitaire comme la
mort incarnée ! Oh ! si le rêve du sombre magicien
dans sa caverne enchantée, fouillant les cendres dun
creuset pour y trouver la vie et la puissance, alors
même que sa faible main ti-emble, dans sa dernière dé-
crépitude, pouvait être la vraie loi de ce monde si digne
damour ! — Mais, tu t'es envolé comme une frêle
exlialaison que l'aube revêt de ses rayons d'or, ah !
lu l'es envolé! toi le brave, le doux, le beau, len-
fant de la grâce et du génie !... Il y a toujours
dans le monde des paroles et des actions sans cœur ;
vers, bêtes et hommes continuent d'y pulluler ; et
la puissante terre, de la mer et de la montagne, de
la cité et du désert, le soir dans sa prière, basse ou
éclatante de joie, élève toujours sa voix solennelle !
.... Mais toi, tu nés plus! Tu ne pourras plus étudier
ou aimer les formes de cette scène fantftsjlque, qui ont
été pour toi les plus purs enseignoiiients ! Elles existent
6'
102 œUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
encore, hélas! Et loi lu n'es plus!... Sur ces lèvres
pâles, si douces même dans leur silence, sur ces yeux,
l'image du sommeil dans la morl, sur cette form(; encore
intacte de routiage du ver, qu'aucune larme ne soit
vei*sée, pas même en pensée ! Et quand ces teintes
auront disparu, que ces divins linéaments consumés par
le vent insensible ne vivront plus que dans les frêles
accords de ce simple chant, qu'aucun vers allier pleurant
la mémoire de ce qui n'est plus, qu'aucune douleur de
la peinture ou de la sculpture, n'essaient dans de faibles
images de faire pailer leurs froides énergies ! Ai'l et
éloquence, toutes les ostentations du monde sont vaines
et impuissantes à pleurer une perte qui change en ombre
leurs lumières ! C'est une douleur « trop profonde i)Our
les pleurs » , quand tout disparaît à la fois, quand un
esprit supérieur, dont la lumière embellissait le monde
autour de lui, ne laisse à ceux qui restent, ni sanglots,
ni gémissemenls, — tumulte passionné d'une espérance
aux abois, — mais le pâle désespoir, et la froide tran-
quillité, la vaste machine de la Nature, la trame des
choses humaines, la naissance et le tombeau qui ne
sont plus ce qu'ils étaient !
LAON ET CYTHNA
ou
LA RÉVOLUTION DE U CITÉ D'OR
VISION DU XIX^ SIÈCLE
DANS LA STANCE DE SPENSER
1817
a Donne-moi un point d'appui et je
soulèverai le monde. »
Arcuimède.
(Titre de rudition de 1818).
LA RÉVOLTE DE L ISLAM
POÈME EN DOUZE CHANTS
c Toutes les joies qu'il est donné à la race mortelle
d'atteindre, il en touchera le dernier terme. Uais nul
ne saurait, nautonnier ou voyageur, trouver la route
merveilleuse qui conduit aux banquets sans fin des
Hyperboréens. s
PiNDARE, Pythique, X.
PRÉFACE
Le poème que j'offre aujourd'hui au monde est un essai
dont j'ose à peine attendre le succès, et dans lequel un
écrivain d'une renommée déjà établie pourrait succomber
sans déshonneur. C'est une expérience du tempérament de
l'esprit public, en vue d'observer jusqu'à quel point les
aspirations à une plus heureuse condition de la société
morale et politique survivent, chez les hommes éclairés et
raffinés, aux orages qui ont ébranlé l'âge où nous vivons.
J'ai voulu faire servir l'harmonie du langage mesuré, les
combinaisons éthérées de l'imagination, les rapides et
subtils mouvements de la passion humaine, tous les élé-
ments qui sont l'essence d'un poème, à la cause d'une
morale libérale et comprehensive ; désireux surtout d'allu-
mer dans le cœur de mes lecteurs un vertueux enthousiasme
pour ces doctrines de liberté et de justice, cette foi et celte
espérance dans le bien, que ni la violence, ni l'erreur, ni
les préjugés ne peuvent jamais totalement éteindre dans
l'espèce humaine.
Dans ce dessein, j'ai choisi pour sujet une histoire de
l)assion humaine, dans son caractère le plus universel,
mêlée d'aventures émouvantes et romantiques, et s'adres-
sant, en dépit de toute opinion ou institution artilicielle,
aux sympathies communes à tout cœur humain. Je n'ai
point essayé d'établir par arguments méthodiques et systé-
matiques les mobiles moraux que je voudrais voir substi-
tuer à ceux qui maintenant gouvernent l'espèce humaine.
Je ne veux qu'éveiller les sentiments : en sorte que le
ecteur puisse voir la beauté de la vraie vertu et se sentir
106 œiYRES POÉTIQUES DE SHELLEY
excité aux mêmes recherches qui m'ont amené à cette foi
morale et politique, qui est aussi celle de quelques-uns
des plus sublimes esprits du monde. Ce poème, à l'excep-
tion du ])reniier chant, qui est une pure introduction, est
donc narratif, non didaclicjue. C'est une suite de tableaux
où se déroulent : le développement progressif dun esprit
individuel aspirant à la perfection, et dévoué à l'amour de
l'humanité ; ses efforts pour affiner et purifier les plus
audacieuses et les plus singulières impulsions de l'imagina-
tion, de l'entendement et des sens ; son impatience de
toutes les oppressions qui ont paru sous le soleil ; sa
tendance à réveiller l'espérance publique, à enthousiasmer
et améliorer l'espèce humaine ; les rapides effets de lappli-
calion de cette tendance ; le réveil d'une immense nation
de l'esclavage et de la dégradation à un vrai sentiment
de la dignité morale et de la libellé; le déirônement non
sanglant de ses oppresseurs, et la révélation des menson-
ges religieux qui l'avaient réduite en servitude ; la sérénité
du patriotisme triomphant, l'universelle tolérance et bien-
veillance de la vraie pliilauthro|)ie ; la déloyauté et la
baibarie du soldat mercenaire ; le vice devenant l'objet
non du châtiment et de la haine, mais de la bonté cl de la
])itié ; le caractère sans foi ni loi des tyrans ; la ligue des
maîtres du monde et la restauiation par les armes étran-
gères d'une dynastie expulsée ; le massacre et l'extermi-
nation des patriotes, et la victoire du pouvoir établi ;
les conséquences du despotisme légal, guerre civile,
famine, fléaux, superstition, et une complète extinction
des affections domeslicjucs ; le ujeurtre JMridi(|iie des
avocats de la liberté ; le tiioujphe lemjxiraire de l'oppres-
sion ; le présage assuré de sa finale et in(-vilable chute ;
le caractère transitoire de l'ignorance et de la teneur, et
réternité du génie et de la vertu. Telle est la suite des
esquisses <|ui composent ce poème. Si les passions élevées
(pie j'ai eu pour but d(; dé'vebqtper dans ce récit n'exci-
tent pas dans le lecteur une g('n<''reiis(^ impulsion, une
soif ardente de la perfection, un intérêt fort et profond
pour un but si éb'vé. il ne faudra pas en iiu|>nter la faute
LAON ET CYTHNA 107
à une incapacité naturelle de la sympathie humaine en face
de des thèmes sublimes et encourageants. C'est l'affaire du
poète de communiquer aux autres le plaisir et l'enthou-
siasme résultant de ces images et de ces sentiments, dont
la vivante présence dans son propre esprit est à la fois son
inspiration et sa récompense.
La terreur panique, qui, durant les excès inséi>arahles
de la Révolution française, sétait répandue comme une
frénésie épidémique sur toutes les classes de la société,
fait place insensiblement à un état plus sain des esprits.
On a cessé de croire que toutes les générations de l'espèce
humaine doivent se résigner à l'héritage désespéré de
l'ignorance et de la misère, parce qu'une nation qui
avait été dupe et esclave pendant des siècles s'est montrée
incapable de se conduire avec la sagesse et le calme
d'hommes libres, le lendemain du jour où elle avait vu
tomber quelques-unes de .ses chaînes. Que sa conduite
n'ait pu se signaler par d'autres caractères que la férocité
et l'insanité, c'est là un fait historique dont la liberté
tire toute sa justification, et le mensonge toute sa laideur.
Il y a dans la marée des choses humaines un reflux qui
porte les espérances naufragées des hommes dans uu
port assuré, quand la tempête est passée. Il me semble
que ceux qui vivent aujourd'hui survivent à un âge de
désespoir.
La Révolution française peut être considérée comme une
des manifestations de ce malaise produit dans les sociétés
civilisées par un défaut d'harmonie entre le progrès de la
science, d'un côté, et celui qui doit résulter de la graduelle
abolition des institutions politiques, de l'autre. L'année
1789 a été la date d'une des crises les plus considérables
produites par ce malaise. Les sympathies qui se rattachaient
à cet événement se sont fait sentir à tout cœur humain.
Les plus généreuses et les plus aimantes natures y ont pris
la plus large part. Mais on en attendait un tel résultat de
bien sans mélange, qu'il était impossible de le voir réaliser.
Si la Révolution avait complètement réussi, alors la tyran-
nie et la superstition auraient perdu à demi leurs droits à
108 œUVRKS POÉTIQUES DE SIIELLEY
noire haine, comme des fers que le captif peut l)riser du
plus léger mouvement de ses doigis, et qui ne rongent pas
rame de leur rouille empoisonnée. La répulsion, occasion-
née par les atrocités des démagogues et par le rétablisse-
ment dune succession de tyrannies en France, a été terrible,
et s'est fait sentir jusqu'aux coins les plus reculés du monde
civilisé. Mais, pouvaient-ils donc écouter les conseils de la
raison, ceux qui avaient si longtemps gémi sous les malheurs
d'un état social qui, pendant que les uns i-egorgent et
jouissent, condamne les autres à mouiir de faim faute dun
morceau de pain ? Celui qui la veille encore n'était qu'un
esclave foulé aux pieds pouvait-il donc devenir tout à coup
un esprit libéral, modéré, et indépendant ? Un tel résultat
ne peut être que la conséquence des habitudes dun état de
société, produit par une persévérance résolue, une infati-
gable espérance, un courage soutenu dune longue pa-
tience et dune longue foi, les eftbrts systématiques de
plusieurs générations dhommes d'intelligence et de vertu.
Telle est la le^on que nous enseigne aujourd'hui l'expé-
rience. Mais, dès les premières déceptions de cet espoir
dans le progrès de la liberté française, l'aspiration exaltée
vers le bien dépassa la solution de ces problèmes, et s'étei-
gnit pour un temps dans liiiiprévu du résultat. C'est ainsi
que beaucoup des plus ardents, des plus tendres adorateurs
du bien public ont été complètement démoralisés par un
résultat (|uune vue incomplète des événements qu'ils déplo.
raient leur représentait comme le mélancolique anéantisse-
ment de leurs plus chères espérances. De là cette sombre
misanthropie (|ui est devenue le caractère dominant de l'âge
où nous vivons, la consolation d'un désappointement qui,
sans en avoir conscience, ne trouve de soulagement que
dans l'opiuiàlre exagération de son propre désespoir. Cette
inihieuce s'est fait sentir à la littérature de noire temps
tout impregué-e de la (bisespérance des es|)rits où elle a sa
source. La métaphysique (1), les recherches de la science
1 .le (lois on cvcepler les Questions acndriniques (ISO.'i, in-'i"/ «le
Sir \v. Druminoml, un li\rc de siigaic et puissuUc crili<iuc uiéla-
I)liy;.i<iuc. S.
LAO\ ET CYTHNA 109
' morale el politique, ue sont plus guère que de vaines ten-
tatives pour ressusciter de vieilles superstitions, ou des
sophismes comme ceux de M. Maltluis (1), destinés à bercer
les oppresseurs de llunnanité dans la sécurité d'un éternel
triomphe. La même om])re délétère s'étend sur nos ouvrages
de liction et de poésie. Mais Fliumanité me semble prête à
sortir de sa torpeur. Je crois pressentir un changement
graduel, lent, silencieux. C'est dans cette croyance que j'ai
composé ce poème.
Je n'ai pas la présomption de vouloir entrer en lice avec
nos grands poètes contemporains. Cependant je ne suis dis-
posé à marcher sur les traces d'aucun de ceux qui m'ont pré-
cédé. J'ai voulu éviter limitation de toute forme de langage
ou de versiiication particulière aux esprits originaux dont
elle est le caractère ; de telle sorte que, quel que soit le
mérite de mon œuvre, elle soit proprement mienne. Je ne
me suis même permis, à l'égard de la pure diction, aucun
système de nature à distraire lattention du lecteur de
linlérêt tel quel que je puis avoir réussi à créer, en
rattachant à l'habileté que j'aurais mise à le dégoûter
selon les règles de la critique. J'ai simplement revêtu ma
pensée du langage qui ma semblé le plus naturel et le
mieux approprié au sujet. Quand on est familiarisé avec la
nature et avec les plus célèbres productions de l'esprit
humain, il est difficile de se tromper, en suivant, par rapport
au choix du langage, l'instinct produit par cette familiarité.
II y a une éducation spécialement faite pour le poète, sans
laquelle le génie et la sensibilité pourraient difficilement
développer tout le cercle de leurs capacités. Aucune édu-
cation, il est vrai, ne suflîrait à faire un poète d'un esprit
lourd et dénué d'observation, ni même d'un esprit obser-
vateur et intelligent, mais chez qui seraient obstrués et
(I) n"f;uit rcmarf|iicr, comme un symptôme de la renaissance des
espérances puhliiiucs, (|uc M. Malllnis, dans la dernière édition de sou
ouvrage, reconnaît à la loi morale un empire illimité sur le principe
de population. Cette concession réiiond à toutes les consequences
(lélavorables au perrectionnement iiumain que l'on pouvait tirer de sa
doctrine, cl réduit l'Essai sur la population k nUHvc plus qu'un com-
mentaire explicatif de l'irréCutahle Justice politique. S.
Rabbe. I- — "^
110 œUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
fermés les canaux de communication entre la pensée et
l'expression. Jusqu'à quel point puis-je appartenir à l'une
ou à l'autre de ces deux classes, je ne sais. J'aspire au
moins à être quelque chose de mieux. Les circonstances
accidentelles de mon éducation ont été favorables à celte
ambition. Dès mon enfance j'ai été l'hôte familier des
montagnes et des lacs, delà mer et des forêts solitaires ; le
danger, qui se joue au bord des précipices, a été mon
compagnon de jeux. Jai foulé les glaciers des Alpes, et
vécu sous le regard du mont Blanc. J'ai erré dans les pays
lointains. J'ai descendu les grands fleuves ; j'ai vu se lever
et se coucher le soleil, et les étoiles briller au ciel, pen-
dant que je voguais nuit et jour emporté par un rapide
courant entre une double ligne de montagnes. J'ai vu de
populeuses cités, j'ai observé comment les passions se
soulèvent, se répandent, sétoutfent et se transforment,
dans les multitudes assemblées. J'ai vu le théâtre des plus
sensibles ravages de la tyrannie et de la guerre, des cités
et des villages réduits à quelques groupes dispersés de
maisons noircies et sans toits, et les njalheureux habitants
allâmes et nus sur leurs seuils désolés. J'ai conversé avec
les hommes de génie mes contemporains. La poésie de
l'ancienne Grèce et de Rome, de lltalie moderne et de mon
propre pays, a été pour moi, comme la nature elle-même,
une passion et une volupté. Telles sont les sources dont
j'ai tiré les matériaux des images de mon poème. J'ai
considéré la poésie dans son acception la plus comprehen-
sive ; jai lu les poètes, les historiens et les métaphysiciens (1)
dont les ouvrages m'ont été accessibles, et j'ai contemplé
la belle et majestueuse scène de l'univers, comme autant
de sources communes des éléments que le poète est appelé
à combiner et à laire vivre. Cependant l'expérience et les
sentiments dont je parle ne font pas prnpiciut'iU de Ihomme
un poète, mais le préparent seulement à être l'auditeur de
(1) En ce sens il peut y avoir une certaine pcrfectiljilitt- <ians les
rruvrcs de ficlion, nialgré l'opinion souvent cxprimi'-e par les avorals
flu |iro;,M(s liuniain, «pio la iicrfcclibililo est un terme qui ne peut
s'a|ii)li(picr qu'à la science. S.
L.VON ET CYTHNA 111
ceux qui le sont. Jusqu'à quel point trouvera-t-on que je
possède le plus essentiel attribut de la poésie, c'est-à-dire,
le pouvoir déveiller dans les autres des sensations sembla-
bles à celles qui m'animent moi-même? C'est ce que, pour
parier en toute sincérité, je ne sais pas ; et ce que, avec
un esprit docile et résigné, je m'attends à apprendre de
l'effet que je produirai sur ceux à qui je m'adresse.
J'ai évité, ainsi que je l'ai déjà dit, d'imiter aucun style
contemporain. Mais il doit y avoir entre tous les écrivains
d'un même siècle une ressemblance indépendante de leur
propre volonté. Ils ne peuvent échapper à la commune
influence qui est le résultat d'une infinie combinaison de
circonstances appartenant au temps où ils vivent : quoi([ue
chacun soit en un certain degré l'auteur de l'influence
même qu'il subit. C'est ainsi que les poètes tragiques du
temps de Périclès, les auteurs italiens de la Renaissance,
les puissants esprits qui surgirent chez nous après la
Réforme, les traducteurs de la Bible, Shakespeare, Spenser,
les dramatistes du règne d'Elisabeth, lord Bacon (1), les
esprits plus froids de l'époque qui suivit, nous présentent
tous, au milieu de toutes leurs dissemblances, de grandes
analogies entre eux. A ce point de vue, Ford ne peut pas
plus être appelé l'imitateur de Shakespeare, que Shakes-
peare l'imitateur de Ford. 11 y eut peut-être entre ces deux
hommes quel(|ues points de ressemblance autres que ceux
produits par la générale et inévitable influence de leur
siècle. Celle-ci est une influence à laquelle le plus petit
écrivailleur ni le plus sublime génie ne peuvent se sous-
traire : je n'ai pas essayé d'y échapper.
J'ai adopté la stance de Spenser (un rythme d'une inexpri-
ma])le beauté), non parce que je la considère comme un
modèle plus achevé de l'harmonie poétique que le vers
blanc de Shakespeare et de Milton, mais parce que dans ce
dernier il n'y a pas d'abri pour la médiocrité ; il faut
réussir ou échouer. Un esprit ambitieux l'eût peut-être
tenté. Mais j'étais aussi attiré par l'éclat et la magnificence
(.1) Bacon domine seul le siècle qu'il a éclairé. S.
1 1 2 œUVRKS POÉTIQUES DE SHELLEY
de son qnnn espiit nourri do pensées musicales peut pro-
duire parle juste el hainionieux arrans^^enienl des repos de
celte mesure. On pourra cependant trouver quelques
endroits où j"ai compiètement échoué dans celle lentalive ;
un entre autres que je prie le lecteur de considérer comme
un erratum, celui où j"ai très élourdiment laissé un alexan-
drin dans le milieu dune stance (1).
]\Iais sous ce rapport comme sous tous les autres j'ai écrit
sans crainte. C'est le mallieur de ce siècle que ses écri-
vains, trop oublieux de l'immorlalilé, sont excessivement
sensii)les à un élojie ou à un blâme passager... Ils écrivent
avec la eiainle des Hevues devant les yeux. Ce système de
criti(|ue a surgi à une ('-pociue d'interrègne et d'engourdis-
sement où la poésie n'existait plus. La poésie el l'art (|ui
prétend régler el limiter ses pouvoirs ne peuvent subsister
ensemble. Longin n'aurait pas pu être le contemporain
d'Homère, ni Boileau celui d'Horace. Cependant celle
espèce de crili(|ne n'a jamais eu la présomplion de donner
ses appréciations comme venant de son propre fonds ; elle
a lotijours, dilVérenle en cela de la vraie science, suivi l't
non précédé l'opinion du public, cl même aujourd'hui elle
voudrait, à force de lâches adulations, amener (|uelques-
uns de nos plus grands poêles à imposer graluilemeut des
entraves à leur propre imaginali(»n, et à devenir les com-
plices inconscients de l'immolation quotidienne de tout
génie moins ambitieux ou moins heureux que le leur. J'ai
donc essay»'- d'é'crire (comme je crois (|u"é<rivaienl Homèic,
Shakespeare el .Mill<»n). avec un enlier dédain de la censurt*
anonyme. Je suis certain ([ne la calomnie el le travestisse-
ment des pensées, (|uel(|ue compassion qu'ils puissent
m'inspirer, ne peuvent troubler mon repos. Je comprendrai
le silence signilicalif de ces habib'S ennemis. >• (|iii n'osenl
pas se ris(|uer à parler. » J'essaierai i\r tirer, du milieu des
insiilles, du nx'-pris et des mab'diclions, les conseils (|ui
peuvent <oncoMrir à corriger les imperl'eclions (|iie de
semblables censeurs aiiiiml dcctHMci Is dans ce picmii r
(1) Uossctli sJKn.'ilc trois exemples do collo nn'-nic nrgligciirc : cli. iv,
si. '27 ; (h. vMi, st. 27 ; rli. ix. st. SU.
LAON ET CYTIINA 113
appel sérieux au public. Si cerlaius criliques étaient aussi
clairvoyants quils sont méchants, quels bénéfices ils auraient
à s'abstenir de leurs violentes diatribes ! En tout cas, je
crains dèlre assez malicieux pour mamuser de leurs
piètres finesses et de leurs boiteuses invectives. Si le public
juge que ma composition est sans mérite, je m'inclinerai
devant le tribunal dont Milton a reçu sa couronne d'immor-
talité ; et je m'appliquerai, si je vis, à puiser de nouvelles
forces dans cet échec même, pour m'exciter à une nouvelle
entreprise poétique qui ne soit plus sans mérite. Je ne sau-
rais m'imaginer que Lucrèce, quand il méditait ce poème
dont les doctrines sont encore la base de notre science mé-
taphysique, et dont l'éloquence a été l'admiration des
hommes, ait écrit sous l'appréhension de la censure que
quelques sophistes soudoyés par 1 impure et superstitieuse
noblesse de Rome pourraient infliger à ses écrits. Ce fut à
celte période où la Grèce était réduite en servitude, et TAsie
rendue tributaire par une République qui elle-même mar-
chait à grands pas à l'esclavage et à la ruine, ce fut à celte
époque ({ue l'on vit une multitude de captifs syriens, secta-
teurs fanatiques de l'obscène Astarolh, et les indignes
successeurs de Socrate et de Zenon trouver une subsistance
précaire, en servant, sous le nom d'alfranchis, les vices et
les vanités des grands.
Ces mallieureux furent habiles à {)laider, avec force sopbis-
mes superficiels, mais plausibles, en laveur de ce mépris de
la vertu qui est le propre des esclaves, et de la foi aux
prodiges (le plus fatal écueil pour la bienveillance dans
l'imagination des hommes), de cette foi qui, née dans les
communautés d'esclaves de l'Orient, commença pour la
première fois à entraîner dans son courant les nations
occidentales. Et la désapprobation d'une telle race dhom-
mes aurait pu inspirer au sage et sublime Lucrèce une
salutaire terreur ! Les derniers et peut-être les plus infimes
de ceux ([ui suivent ses traces n'accepteraient pas de vivre
dans de telles conditions.
La composition de ce poème ne m'a guère coûté que
six mois de travail. Mais j'ai consacré à cette tâche une
114 OEUVRES POÉTIQUES DE SIIELLEY
ardeur et iin enthousiasme sans repos. A mesure qu'il
sortait de mes mains, mon ouvrage était pour moi rol)jet
dune criti(jue altenlive et ardenle. J'aurais voulu ne le
lancer dans le monde qu'avec cette perfection (|u"un long
travail et une longue revision, dit-on, peuvent donner. Mais
j'ai trouvé que, si avec cette méthode je pouvais gagner
quelque chose en exactitude, je m'exposais à faire perdre à
mon ouvrage beaucoup de celle fiaîcheur el de cette énergie
d'images et de langage, telle qu'elle découlait dun premier
jet de mon esprit. Mais, si la pure composition n'a pas
occupé plus de six mois, il faut dire que les pensées qui y
sont réunies ont été lentement amassées pendant de
nombreuses années.
J'aime à croire que le lecteur voudra bien distinguer
soigneusement les opinions qui oflrenl un caractère drama-
tique en rapport avec les personnages qu'ils doivent expli-
quer de celles qui me sont particulièrement personnelles.
Ainsi, par exemple, j'attaque; l'idée erronée et dé'gradante
que les hommes se sont faite de IKti'e suprême, mais non
l'Être suprême lui-même. La croyance que quelques per-
sonnes superstitieuses (jue j'ai mises en scène enlrelicnnenl
de la Divinité, croyance injurieuse à sa bonté, dilïère
lotaleuieul de la mienne. Kn appelant aussi un grand et
radical changement dans l'esprit ({iii anime les institutions
sociales de l'humanité, j'ai évité de ttatlcr ces passions
violentes et méchantes de notre nature qui sont toujours
aux aguets pour mêler leur alliage impur aux plus bien-
faisantes iunovati(»ns. Il n'y a |)as place ici pour la ven-
geance, l'envie ou le préjuge-. Tarloul 1 amour y est célébré
comme la seule loi (|ui doive gouv«'riier le monde moral.
Dans la conduite personnelle de mon héros et de mon
héroïne, il y a une circonstance destinée à réveiller le
lecteur de l'extase de la vie ordinaire. Je me suis proposé
de briser la croûte de ces (tpinions usi'Cs d'où dt-peudent
les institutions ('-tablies. J'ai donc fait appel au plus univer-
sel de tous les sentiments, el j'ai essayé de fortifier le sens
moral en l'enipêchanl de consumer ses énergies en cher-
chant à ('viler des actions (|ui ne sont (|ne des crimes de
LAON ET CYTIINA 115
convention. C'est parce qu'il y a trop de vices artificiels
qu'il y a si peu de réelles vertus. Les sentiments seuls de
bienveillance ou de malveillance conslitueni l'essence du
bien ou du mal. La circonstance dont je parle, toutefois,
n'a été introduite que pour accoutumer les hommes à cette
charité et à celte tolérance qui doit trouver son encoura-
gement dans l'exhibition dune pratique (ont à fait différente
de la leur (1). Rien en vérité ne serait plus funeste que beau-
coup d'actions, innocentes en elles-mêmes, qui pourraient
attirer sur les individus le mépris superstitieux et la fureur
de la multitude.
(1) Les sentiments caractéristiques de cette circonstance ou ceux
qui s'y ratlaclient n'ont aucun rapport personnel à l'auteur. (ShoUey).
Cette circonstance est celle du lien fraternel tpii unit les deux héros
du poème, les deux amants, Laon et Cythna ; Shelley dut, bien malgré
lui, faire disparaître dans l'édition définitive toute trace de cette frater-
nité ; nous traduisons ici l'édition primitive, telle qu'elle est sortie des
mains du poète, nous contentant d'indiquer en note les variantes qui
lui furent imposées dans la nouvelle édition qui a pour titre : la
Révolte de l'Islam. Voir à ce sujet notre Étude sur Shelley, qui accom ■
pagne cette traduction.
DEDICACE
MARY ^YOLLSTONE CRAFT SHELLEY
(I II n'y a aucun danger pour un liomme qui sait ce que
c'est que la vie et la mort ; il n'y a aucune lui au-delà de
fa science ; il ne lui est pas pcimis d'en reconnaître aucune
autre, u
(Chapman.)
I
3Ia tâche de Télé est aehcvée, Mary, et je reviens à
loi, véritable foyer de mon cœur ; comme vers sa reine
quelque chevalier de féerie vainqueui', rapportant de
brillantes dépouilles à son château enchante''. Et lu ne
dédaignes i)oint qu'avant que ma renommée devienne
un astre parmi les asli-cs de la mortelle nuit (si toute-
fois elle peut percer son obscuiité native), je veuille
unir ses douteuses jjromesses à ton nom aimé, toi, en-
fant de l'amour et de la lumière.
11
Le travail qui la (h'rohé tant dheuies est achevé, —
le fruit en est à tes pieds. Ou ne me verra |)as jtluslonj?-
teuqis là oîi les bois marient leurs bi'anches entrclacc'es
poui' Ibruier un berceau, où avec un bruit semblable à
mille douces voix les chutes d'eau bondissent à travers
de sauvages îU'S vertes, Connanl à niim bateau solitaire
une solitaire retraite d'arl)rcs uioussus et d'herbes...
Me voici près de toi, où mon cœurna cessé d'être.
LAON ET CYTHNA 117
III
Des pensées de grandes actions furent les miennes,
chère amie, quand pour lu première fois passèrent les
nuages qui enveloppent ce monde aux yeux de la jeu-
nesse. Je me rappelle fort bien Iheurc où se dissipa le
sommeil de mon esprit. C'était un frais matin de mai ;
je me promenais sur Iherbe étincelante, et je pleurais,
je ne savais pourquoi ; lorsqu'il s'éleva de la chambre
d'école voisine des voix qui, hélas ! n'étaient que l'écho
d'un monde de douleurs, l'àpre et discordante mêlée de
tyrans et d'ennemis.
IV
Et alors, serrant les mains, je regardai autour de
moi ; mais il n'y avait personne à mes côtés pour se mo-
quer de mes yeux ruisselants, qui versaient leurs gouttes
bridantes sur la terre ensoleillée. Aussi, sans honte,
je m'écriai : « Je veux être sage, juste, libre et doux,
si ce pouvoir est en moi; car je suis las de voir l'égoïste
et le fort tyranniser toujours sans reproche et sans frein.»
Alors je maîtrisai mes larmes, mon cœur se calma, et je
fus doux et hardi.
V
Et depuis cette heure, avec une pensée ardente, je
me mis à puiser la science aux mines défendues du sa-
voir; sans me soucier de rien apprendre de ci^ que sa-
vaient ou enseignaient mes tyrans, de ce secret trésor
je fis une solide armure pour mon âme, avant qu'elle pût
marcher en guerre au milieu des hommes. Ainsi force et
espérance s'atl'ermirent de plus en plus en moi, jusqu'au
jour oîi surgit dans mon âme le sentiment de ma solitude,
une soif qui me fit languir.
7*
118 OEUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
VI
Hélas! cet amour serait-il un fléau et un piège pour
ceux qui chercheraient toutes les sympathies en une
seule? — Je la cherchai aulrefois en vain ! Alors un som-
bre désespoir, lombre d'une nuit sans étoiles, se répandit
sur le monde où je nie numvais seul... Pas un être qui
pour moine fût trompeur; partout cœurs durs et froids,
semblables à des monceaux de pierre, de giace qui écra-
saient et desséchaient le mien,.., mon cœur ne pouvait
être qu'une motte de terre inanimée, jusqu'à ce qu'il fut
ranimé par toi !
VII
Amie, dont la présence sur mon cœur flétri par l'hi-
ver est tombée connue un lesplendissant piiutemps sur
une plaine sans heibe, (pie lu étais belle et calme et
libre dans ta jeune sagesse, (piand tu brisais et faisais
voler en éclats la morl(dle chaîne de la Coutiune , et que
tu marchais aussi libre que légère au milieu des
nuages, (pie phis d'un esclave envieux exhalait en vain
du fond de son obscure prison ; et mon Ame s'(''lan(;a,
pour te rencontrer, du sein des douleurs qui l'avaient
si longtemps retenue captive !
VllI
Dès lors je ne voyageai plus seul à travers le d(''sert
du monde, où cependanl j'ai foulé des sites d'une sublime
conception ; je ne visitai plus sans compagnon les lieux
où la solitude est coinme If (h'scspoir. (Test l'austèi-e
satisfaction de la sagesse, (piand la Paiivrctc' peut flétrir
de son atteinte le juste et le bon, (|nand rinl'amie ose
se moquer de linnocent . et ipie des amis cIktIs se
mettentdii e(')t('' de la mnltitiide jionr le loiilef an\ jtieds
LAON ET CYTHNA 119
Ce fut notre sort , et nous tînmes bon , sans être
ébranlés.
IX
Maintenant est descendue une heure plus sereine, et,
avec la fortune inconstante, les amis reviennent ; quoique
celui qui souffre laisse dire à la science et à la force :
« Ne paie pas le mépris par le mépris »... Et de ton flanc
deux charmants enfants sont nés, pour remplir notre
home de sourires, et ainsi nous marchons, les plus for-
tunées des créatures, sous le matin rayonnant de la vie;
et ces délices, et toi-même, telle est la source de ce
Chant que je te consacre.
X
Mes doigts inexpérimentés ne vont-ils aujourd'hui
qu'essayer le prélude d'accords plus élevés ? Ou bien la
lyre où mon esprit repose doit-elle bientôt s'arrêter
silencieuse, pour ne plus résonner jamais, quoiqu'elle
puisse ébranler le règne anarchique de la Coutume et
charmer les esprits des hommes aux accords mêmes de
la Vérité, plus sainte que la lyre d'Amphion lui-même?...
Je voudrais bien répondre par des paroles d'espérance.
— Mais je suis usé, consumé, et la Mort et l'Amour se
disputent leur proie !
XI
Et toi, qu'es-tu? Je le sais, mais je n'ose le dire; le
temps peut le révéler à ses années silencieuses. Ce-
pendant dans la pâleur de ta joue pleine de pensée,
dans la lumière où ton large front se consume , dans
tes si doux sourires, dans tes pleurs, dans ton gracieux
langage, j'entends murmurer une prophétie, qui
120 œUVUES POÉTIQUES DE SHELLEY
triomphe de mes craintes les plus folles ; et à travers
tes yeux, dans les profondeurs de ton âme, je vois brûler
intérieurement une lampe de vestale.
XII
On dit que tu fus digne d'amour dès ta naissance, de
parents glorieux ambitieuse enfant (l). Je ne men étonne
pas. — Elle a quitté cette terre, celle dont la vie fut
comme une douce planète qui se couche, et qui te
revêtit du pur rayonnement de sa gloire mourante;
sa renommée brille toujours sur toi, à travers les noires
cl sauvages tempêtes, qui viennent débranler ces der-
niers jours ; et lu peux réclamer de ton père l'abri
d'un nom immortel (2).
XIII
Une voix s'est fait entendre venant de maint esprit
puissant, une voix qui était l'écho de li'ois mille ans;
et le monde tumultueux en lenlendant resta muet,
comme un homme solitaire q\i\ dans un désert entend
la musique de sa patrie; — des terreurs inaccoutumées
toml)èrent sur les pâles ()|)|H'esseurs de notre race, et
Foi, et Coutume, et les bas cl vils soucis, comme des
dragons frappés du tonnerre, abandonnèrent pour un
temps le cœur humain déchiré, leur pâture cl leur
domicile.
(1) Lu iik'tc Uo Mary Sliclli'v (•tail rctio faiuriiso Man WOlls-
toncfiaft. (|iii prit si ihalfureiiscMiicnl vn main la cau>t' tie
réiiiancipalion des ffiiimcs: cllr' avail l'pmisc W. Godwin, ol
(■'tail morte en donnant le jonr à cette Marv. (pii devait di'venir
la l'ennne hien-ainiée de Slielley. Voir notre /:li(ilr snr Slielle\ .
(2i Wijliiuii Ciodwin. l'auteur céléltre de la Jii.ifirc pulilii/id-.
LAON ET C Y TUNA 121
XIV
L'immortelle voix de la Vérité s'arrête parmi les
hommes!... Quand il ne devrait y avoir aucune réponse
à mon cri, quand même les hommes devraient se lever
et fouler aux pieds, avec une aveugle furie, le pur nom
de celui qui les aime, — toi et moi, douce amie, nous
pouvons briller dans notre sérénité, comme des lam-
pes dans la nuit orageuse du monde, — deux tran-
quilles étoiles, au miUeu des nuages qui en passant les
ravissent à la vue du marin sombrant , deux étoiles
rayonnant d'année en année d'une inextinguible lu-
mière.
CHANT PREMIER
I
Quand la dornière espérance de la France écrasée
fut tombée coinme un court rêve de passagère gloire,
fuyant les visions de désespoir, je nie levai, et escaladai
le sommet d'un promontoire aérien, donl la base eaver-
neuse blanchissait sous la houle agitée ; et je vis l'aube
d'or jaillir et réveiller chaque nuage et chaque vague ;
— mais le calme ne dura qu'un instant : car tout à
coup la terre fut secouée, comme si sa masse était sur-
prise par le dernier cataclysme.
II
Comme je me tenais debout, un coup de tonnerre
retentissant éclata en grondements lointains le long de
l'abîme sans vagues ; et se réunissant lapides dans
toutes les directions, de longues trainees de brumes
tremblotantes se mirent à ramper, jusqu'au moment où
leurs lignes s'emmêlant plongèrent le soleil levant dans
lombre; — on n'entendait j)as un son ; un horiilile repos
régnait sur les forêts et les flots, et, tout à rentour,dt s
ténèbres plus terribles (pie la nuit se répandaient sur
la terre.
LAON EY CYTHNA 123
III
Ecoutez ! C'est le sifflement d'un vent qui balaie la
terre et l'Océan ! Voyez ! les éclairs entrouvrent le ciel
d'où tombe un déluge d'eau et de feu, pendant qu'au-
dessous les abîmes fouettés étincellent et bouillonnent!
La tempête continue de faire rage : impétueux torrent,
trombes et vagues bouleversées, éclair et grêle, et ténè-
bres tourbillonnantes ! — 11 se fait une pause. — Les
oiseaux de mer, qui s'étaient retirés dans leurs cavernes
pour crier, sortent pour voir quel calme est tombé sur
la terre, quelle lumière brille dans le ciel !
IV
Car, à l'endroit où l'irrésistible ouragan a déchiré
ces ténèbres pleines d'épouvante, on voyait un coin
de ciel bleu, découpé d'une multitude de beaux nuages
très délicatement entrelacés ; et le vert Océan, sous
cette ouverture de bleu pur, frémissait comme une
émeraude enflammée. Partout en bas le calme était
répandu ; mais bien loin en haut, entre la terre et l'air
supérieur, les vastes nuages fuyaient, innombrables et
rapides comme les feuilles dispersées par une tempête
d'automne.
V
Et toujours, à mesure que la lutte devenait plus
furieuse entre les tourbillons et les nuages d'en haut
qui fuyaient, l'ouverture devenait de plus en plus
sereine ; la lumière bleue perçait la trame de ces nua-
ges blancs, qui semblaient couchés au loin, profonds et
immobiles ; pendant qu'à travers le ciel le pâle demi-
cercle de la lune passait dans sa lente et mobile
124 OEUVRES POÉTIQIES DE SHELLEY
majesté ; sa corne supéi'ieure était encore revctuc de
brouillards, qui bientôt mais lentement s'enfuirent,
comme la rosée sous les rayons de midi.
VI
Je ne pouvais m'empècher de regarder; il y avait une
fascination dans celte lune, dans ce ciel et ces nuages,
qui entraînait mon imagination, et, dans lallente de
quehjue chose que je ne connaissais pas, je restais
immobile. La blancbeur de la lune, au milieu du ciel si
bleu, tout à coup apparut souillée dond^'c ; une tache,
un nuage, une forme grossissail en s'ai)prochant, comme
un grand navire dans la sphère du soleil couchant qu'on
aperçoit de loin sur la mer, et fut bientôt tout près.
VII
Comme une barque, qui au sortir d'un gouffre de
montagnes sombres, vastes el surplombantes, s'avance
sur une rivière réunissant là toute la force de ses
sources, el frémit sous la lapidité de sa course à
laquelle contribuent voiles, lames et courant; ainsi, de
cet abîme de lumière, une foiiue ailée, portée sur tous
les vents du ciel, lloltait, approchant toujours, et se dila-
tant à mesure quelle avançai! ; l'ouragan la poursuivait
de ses coups de vent fuiieux, de ses éclairs rapides
et brûlants.
Mil
Une course précipitée;, dune rapidité veitigincuse,
suspendant la pensée et la res|)iiali(»n ! l'n monstrueux
spectacle !... Je vis dans l'air un Aigle el un Srrpent
combattant enlacés... Dans ce monieni, relâchant son
vol imp('tueux devant le roc aérien où je me tenais
LAON ET CYTHNA 125
(U'boiit, lAigle, plananl, tournoya à gauche et à droite
et, ses ailes étendues, resta suspendu sur les eaux,
faisant tressaillir de ses cris la vaste solitude de l'air.
IX
Un trait de lumière descendit sur ses ailes, et cha-
cune de ses plumes d'or étincela — plmne et écaille
inextricablement confondues. Les raille nuances de la
cuirasse du Serpent biillaient à travers les plumes ; ses
anneaux se tordaient en mille replis gonllés et noueux;
son cou élevé, mince et souple, rejeté en arrière, sup-
portait sa tète crètée, qui prudemmi'ut s'agitait et lan-
çait des coups d'œil furtifs sous le regard fixe de
lAigle.
X
Tournant dans des cercles sans fin et faisant retentir
l'air du bruit de ses ailes et de ses cris, lAigle volait
toujours, tantôt dérobant dans les hauteurs ses circuits
presque invisibles, tantôt, comme s'il tombait, glissant
dans lair : ses cris étaient de plus en plus déchirants,
et rejetant en arrière sa tète ardente, du bec et des
serres il harcelait sans relâche le Serpent entrelacé, qui
cherchait toujours à faire une blessure mortelle au
cœur de son ennemi.
XI
Quelle vie, quelle puissance, quelle ardeur, éclatait
dans la sphère de cet effroyable combat ! Du choc de
ces prodigieux ennemis, une vapeur se forma ei resta
suspendue dans l'air, comme sur les flots lembrun de
la mer ; bien loin dans le ^^de, flottaient les plumes
dispersées ; les brillantes écailles jaillissaient sous les
126 œUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
atteintes des serres de l'Aigle, comme des étincelles
dans les ténèbres ; sur leurs traces le sang tache l'écume
de neige du tumultueux abîme.
XII
Les chances se succèdent avec rapidité dans ce com-
bat; nombreuses alternaîives de victoires et de défaites,
une noire et sauvage mêlée ! Quelquefois le Serpent
parvient à étreindre le cou de son ennemi dans les rigi-
des anneaux de sa corde de diamant, jusqu'à ce que
lAigle, adaibli par la souffrance et la fatigue, relâche
son vol puissant et flotte languissamment près de la
mei", désespérant de venir à bout de son adversaire, qui
alors lève sa croie rouge et enflammée, rayonnant de
sa victoire.
XIII
Alors sur le bord blanchissant de la vague entr 'ou-
verte, où ils sont tombés ensemble, le Serpent voudrait
relâcher son étreinte étoufl'ante, et fouetter le vent de
ses sauvages anneaux ; et pour briser la chaîne de son
tourment, le vaste oiseau voudrait secouer la force de
ses invincibles ailes, et, par un eilbrt désespéré de son
cou musculeux, ronqire d'un choc soudain les anneaux
qui l'enchaînent, puis prendre son essor avec la rapi-
dité de la fumée qui s'échappe d'un volcan.
XIV
La ruse d(''jouail la ruse, et la force n'sistait à la force,
dans un long, mais indécis combat. Knfm cette lutte
prodigieuse trouva son terme. F'.lle dura jusqu'à ce que
la lampe du jour fût tout à fait ('teinte : aloi's, épuise',
raidi, déchiré, ce puissant Serjx'nt resta suspendu sur
LAON ET CYTHNA 127
l'abîmo, puis onfin tomba duns la mer, tandis qu'au-
dessus du continent, avec un bruit d'aile et un cri,
l'Aigle passait, porté lourdement sur le vent épuisé.
XV
Cependant la tempête s'était enfuie ; l'Océan, la terre
et le ciel brillaient de nouveau à travers l'atmosphère.
Seulement, c'était un spectacle étrange de voir les
vagues rouges s'agiter, comme des montagnes, sur
la sphère du soleil couchant qui s'enfonçait, et d'en-
tendre leur furieux rugissement au milieu du calme. Je
descendis de ce lieu escarpé au rivage de la mer. — Le
soir était clair et splendide, et là je trouvai la mer calme
comme un enfant au berceau plongé dans un sommeil
sans rêve.
XYI
Il y avait là une femme, belle comme le matin, assise
au pied des rochers sur le sable de la mer désolée —
belle comme une fleur qui pare un désert de glace.
Ses délicates mains étaient croisées sur son sein, et le
lien qui retenait sa noire chevelure était tombé, et elle
était ainsi assise, regardant les vagues. Sur la plage nue
à la limite de la mer, une petite embarcation attendait,
belle comme elle, semblable à l'Amour abandonné par
l'Espérance et désolé.
XYII
Il semblait que cette belle forme avait suivi les péri-
péties de cet inimaginable combat, et que maintenant
ces tendres yeux étaient fatigués du soleil, dont la
lumière éclairait brutalement sa douleur; car on voyait
son éclat suspendu dans les larmes qui ne cessaient
128 OEUVRES POÉTIQUES DE SIIELLEV
de couler sileneieusenient. Guellant les lestons d'écume
tissc's par hi mai'ée ailaiblic sur le sal)le i)ailleté, elle
gémissait pi'otbiidément, et à chaque gémissement
portait son regard sur la mer.
XVIII
Et, quand elle vit le Serpent blessé i»longer dans les
vagues, ses lèvres pâlirent, sCntrouviirent et trem-
blèrent ; les larmes cessènmt de coulei' de ses yeux im-
perturbables ; aucun accent de plainic; m; lui échappa
plus ; mais elle se leva et, laissant flotter au gré de la
brise sa bi'illante robe d'étoiles et sa chevelure ombreuse,
elle fit entendre sa voix; les cavernes de la vallée qui
s'ouvraient sur roc<''an la leçurent, et elle remplit de
ses sons d'argent les profondeurs de l'air.
XIX
EUe parlait dans un langage dont létrangc mélodie
n'appartienl pas à la terre. Jenlendais seul — et cette
solitude rendait sa musicjue plus mélodieuse encore
— la pitié et l'amour de chacune de ses modulations ;
mais ces doux accents étaient connus du Ser|)ent, leur
langue naliveà tous deux; il ne battait |)lus languissam-
menl lenihrnii blanchissanl.niais, s('nr(»nlaiil à travel's
les vei'tes ombi'cs d<>s vagues (iiii ballcnl leiivage,il
vint sarréter à ses pieds de neig(;.
XX
Alors la Cemme s'assit de nouveau sur le sable, elle
pleura et serra convulsivement ses mains, tout en repre-
nant rinint(dligil)le acceul de sa voix ini-lodieuse et
son air éloquent ; et elh' découvrit son sein . et les
ombres vertes et lumineuses de la mer jouèrent dans
LAOX ET CYTIIXV 129
res profondeurs marmoréennes — un seul instant aper-
çues ; car l'instant d'après le Serpent obéit à sa voix,
et, doucement replié, se reposa dans son embrassement.
XXI
Alors elle se leva et me sourit avec des yeux sereins,
quoique tristes, semblable aune belle planète, qui,
pendant que la lumière du jour s'attarde encore dans
les cieux, fend l'air rouge sombre de ses perçants
rayons ; puis elle dit : « 11 est sage de s'affliger ; mais
vain et faible était le désespoir qui du sein du som-
meil ta condiut ici. Tu apprendras cela, et bien plus
encore, si tu oses nous accompagner moi et ce Serpent
sur Tabime... un étrange et divin voyage. »
XXII
Sa voix avait l'accent si étrange et si triste,et cependant
si doux, de quebpie voix aimée qu'on n'a pas entendue
depuis longtemps. Je pleurai. « Cette femme si belle
aller toute seule sur la mer avec ce terrible Ser-
pent ! Sa tète repose sur son cœur, et qui peut savoir
le peu de temps qu'il liu faut pour dévorer sa ftiible
proie? » — Telles étaient mes pensées , quand la marée
commença à monter ; et cet étrange bateau, comme
l'ombre de la lune, glissa sur les flots, au milieu des
étoiles réflécliies par les eaux.
XXIII
Un bateau d'un rare dessin, qui n'avait d'autre voile
que sa propre proue recourbée de mince pierre de lune,
travaillée connue un tissu d'une trame fine et légère,
pourempiisonner ces aimables brises qu'on n'entend pas
souiller, et (}ui se devinent seulement à la vitesse sou-
130 ŒUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
tenue avec laquelle le bateau fend la mer étincelante. —
Maintenant, nous voilà embarqués;... les montagnes
pendent et sourcillent sur labime étoile qui luit dans
les profondeurs d'une vaste et sombre étendue, pendant
que nous voguons sur les flots.
XXIV
Et, comme nous voguions, cette femme raconta une
étrange et terribUî bistoire, semblable à un de ces
songes mystérieux, qui rendent la joue du dormeur pâle
de stupeur. — 11 étailminuit et, tout autour de nous, un
couiant sans livages, un inunense océan roulait, quand
ce tbème solennel encbàssé dans son cœur trouva son
expression, et elle fixa son regard sur le mien ; ces
yeux dardèrent dans mon esprit un rayon perçant de
divin amour et, avant même (pie ses lèvres se fussent
ouvertes, rendirent lair eloqiu-nt.
XXV
« Ne me parle pas, mais écoule; ! 11 y a beaiu'oiip de
Glioses que tu a])i)]endras, beaucoiq* de cboses qui
doivent rester inaccessibles à la pensée, et encore plus
à la parole, dans 1 urne à jamais llollanl(; de lobscur
avenir. — Sache donc que dans la profondeur des vieux
âges, deux Pouvoirs établirent leur empire sur leschoses
mortelles, se partageant le gouvernement du monde,
immortels, présents partout, liiireienls l'un de lautre,
mais Génies jumeaux, également Dieux. — Quand la vie
et la i)ensée nacpiirent, ils surgirent de la matrice du
néant sans essence.
XXVi
« Le premier hubilant de ce monde, seul, se tenait
LAON ET CYTllX.V 131
debout sur le bord du chaos. Voilà qu'au loin sur lim-
nicnsc et sauvage abiuie brillèrent deux météores jaillis-
sant de la profondeur de sa tempétueuse mêlée : une
Comète rouge-sang et lEtoile du Matin, mêlant leurs
rayons pour le combat. Comme il se tenait debout,
toutes ses pensées dans son esprit guerroyèrent l'une
contre l'autre dans une etïroyable sympathie ; — quand
sur les flots tomba cette belle Etoile, il se retourna et
versa le sang de son frère.
XXVII
î Ainsi le Mal triompha et l'Esprit du Mal, un Pouvoir
aux mille formes que personne ne peut connaître, une
Forme aux mille noms ; le Démon s'ébattit dans la vic-
toire, régnant sur un monde de douleurs ; la nouvelle
race de Ihomme s'agita en tous sens, afl'amée et sans
abri, détestée et détestant, sauvage, et haïssant le bien;
car son immortel ennemi avait changé sa forme d'étoile,
belle et douce, en la forme d'un horrible Serpent, irré-
conciliable avec Ihomme et la bête.
XXVIII
« Les ténèbres qui s'étendirent sur l'aurore des choses
furent le souffle et la vie du Mal ; il y puisa des forces
pour planer bien haut avec ses ailes qui obscurcissent
tout de leur ombre ; le grand Esprit du Bien fut réduit
à lamper au milieu de l'espèce humaine, et toute langue
le maudit et le blasphéma quand il passait ; car per-
sonne ne distingua le bien du mal, quoique leurs noms
fussent suspendus en dérision au front du temple, où
sous le nom de Roi, Seigneur et Dieu, le Démon con-
quérant régna sur les gémissements de ses nombreuses
victimes.
132 (Ma VUES POÉTIQUES DE SUELLEY
XXIX
K Le Démon, dont le nom fui légion : Mort, Ruine,
Trcmblcmenls de lorro, Fléau, Détresse, et la pâle Folie,
et les Maladies ailées et blêmes, une armée aussi nom-
breuse que les feuilles que dispei'se le vent dautomne;
Poison, un serpent dans les fleurs, cachant sa tête homi-
cide sous le voile des aliments et de la joie ; et le
reste, sans quoi tous ces maux seraient impuissants:
(j'ainlc. Haine, Foi et Tyrannie, ('tendant les subtils
illets où se prennent les vivants et les morts.
XXX
« Son Esprit est leur pouvoir, et eux, ses esclaves,
habitent l'air, la lumière, la i)ens('e, le langage; ils
tiennent leur cour, du palais juscpi au tombeau, dans
toutes l(^s réunions d'honnnes : invisibles, excepté quand,
dans un miioir d'ébc'ne, le farouche Cauchemar leur
ordonner d apparaître, pour un tyran ou un imposteur,
foiines de d(''mons noii'cs et. ailées, que, du fond de
IcMifei-, son l'oyaunie et son st'jour sous des cienx inlé--
ricurs , il déchaîne pour leui's sombres et funestes
besognes.
XXXI
'< Pendant la jeunesse du monde son empire fut aussi
ferme (|ue ses fondements. Dienl(U lEspril du Pien,
(pi(ti(|ue sous l'appai'ence dun abject ver, surgit des
vagues de linforme débordement (pii linil jiar se reti-
rer et s'enfuir, et recommença l'incertaine guerre avec
ce D(''m()U de sang. Les lr(Hies alors pour la |)remièrc
fois furent (''lti'aid(''s ; linnncnse nudlilude liumaine, fou-
lée aux pieds, connnen(;a à jeter un regard d'espérance
LAÔN ET CYTIIXV 133
sur sa propre force; et Ui Crainte, ce pâle démon, aban-
donna son sanctuaire ensanglanté.
XXXII
■< Alors la Grèce apparut ! Les Génies aux ailes d'or
visitèrent en songe ses poètes et ses sages, endormis
au sein de la nuil des âges ; ils trempèrent leurs cœurs
dans les divines flammes allumées par ton souffle, ô toi.
Pouvoir, le plus sacré des noms ! Et souvent, dans les
âges qui suivirent, quand les ténèbres donnaient de
nouvelles forces à ton ennemi, leur gloire, comme un
soleil, rayonna sur le champ de bataill(\ — une lumière
de salut, connue un paradis qui se déroule au-delà des
ombres du tombeau.
XXXIII
« Tel est ce conflit ! Quand Ihumanité engage avec
ses oppresseurs une mêlée de sang; ou quand des pen-
sées libres, comme des éclairs, deviennent vivantes, et
que, dans chaque poitrine de la Ibule, la justice et la
vérité déclarent une guerre silencieuse à la couvée sans
cesse renaissante de la coutume ; quand les prêtres et
les rois déguisent en sourires ou en colères leur féroce
inquiétude ; quand autour des cœurs purs se rassemble
une armée d'espérances ; quand le serpent et l'aigle se
rencontrent... alors les fondements du monde tremblent!
XXXIV
ï Tu as vu ce combat ! — Quand tu retourneras à
ton loyer, ne l'inonde pas de pleurs ; quoiqu'on puisse
le dire que la terre est devenue maintenant la curée
du tyran, qu'il veut la partager à ses complices,
comme la vile récompense de leur vie déshonorée. —
8
134 œUVRES POÉUQUES DE SHELLEY
Le Démon victorieux, le tout-puissant de jadis, aujour-
d'hui faiblit, et craint que son triomphe si chèrement
acheté ne soit bientôt le signal assuré de sa fin qui
approche.
XXXV
« Ecoute, ô étranger, écoute ! IMa forme est une forme
humaine, semblable à celle que tu portes. Touche-moi
sans crainte ! xMa main que tu sens n'est pas celle d'un
fantôme, mais elle est chaude de sang humain. — Bien
des années se sont écoulées depuis le jour où pour la pre-
mière fois mon âme altér('c aspira à connaître les secrets
de ce monde prodigic^ix, quand mon cœur fut profon-
dément i)énétré de sympathie pour des malheurs qui ne
pouvaient être les miens, et que ma pensée, en l'ève,
veilla mystérieusement sur le sommeil d'un enfant.
XXXVI
« Les douleurs humaines ne pouvaient être les mien-
nes, depuis le jour oii habitant bien loin des homuu's,
libre et heureuse orpheline, près du rivage de la mer,
un vallon dans la profondeur de la montagne, j'errais
près des vagues et à li'avers les sauvages forêts, réconci-
liée avec l'ouragan et les ténèbres ; car j'étais cahne tout à
l'heure quand la tempête ébranlait le ciel ; mais lorsque
les cieux ai)aisés sourirent dans leur beauté, je versai
de douc<'s larmes, trop lumultiieuses cependant pour la
paix, et, serrant mes mains, je les levai vers le ciel
dans l'extase.
XXXVII
e Voi<'i quels fuient les présages de nron destin. —
Avant (juun cœur de fenune battit dans ma poitrine
LAON ET CYTIIXA 135
de vierge, je fus nourrie dans la plus divine des scien-
ces ; un poète mourant me donna des livres et calma par
détranges , mais saintes paroles, la douce inquiétude
dans laquelle je le veillais à l'approche de sa mort ; —
un jeune homme avec des cheveux blancs, un étranger
errant dans nos solitaires montagnes ; et cette science
envahit mon esprit comme un ouragan, absorbant tou-
tes les facultés de mon âme.
XXXVIII
« C'est ainsi que je connus la sombre légende que
développe Ihisloire, mais non, ce me semble, comme les
autres la connaissent; car ils n'en pleurent pas... et la
Sagesse déroula devant moi les nuages qui recouvrent
l'abîme des malheurs humains (elle ne montre qu'à
un petit nombre cette salutaire vision) — car j'aimais
toutes choses d'une affection intense ; aussi, quand la
profonde source de l'espérance coule à pleins bords, et
que, comme un tremblement de terre, elle soulève le
stagnant océan des humaines pensées, la mienne ressent
le choc de la plus puissante émotion.
XXXIX
8 Quand pour la première fois le sang de la vie allu-
ma dans ces veines le feu delà pensée, la grande France
se leva ; elle saisit, comme pour les briser, ces pesantes
chaînes qui enserrent dans le malheur les nations de la
terre. Je vis, et je tressaillis auprès de mon foyer ; dans
ma confiante joie je criai aux nuages et aux vagues,
pour leur faire partager mon incommensurable joie ; je
ris dans la lumière et la musique ; bientôt une douce
démence , une tendre et pénétrante tristesse inonda
mon cœur.
136 œUYRES POÉTIQUES DE SHELLEY
XL
« Un profond sommeil s'empara de moi. Mes rêves
étaient de feu ; de douces et délicieuses pensées s'airé-
taient et voliigeaient connue des ombres sur mon cer-
veau ; et un ('Irange désir , la tempête d'une passion
bouillonnant dans mon âme tranc[uille, inonda de lu-
mière ses profondeurs. Cette tempête passa ; le calme et
l'ombre revinrent bien plus doux ; — alors j'aimai,
mais non un amant humain ! Car, lorsque je me réveillai,
l'Etoile du Malin biillait à travers les chèvrefeuilles qui
tapissaient ma demeure.
XLI
« C'était connue un d'il (|iii semblait me sourire. Je
l'observai jusqu'à ce que, s'ell'açant devant le soleil, elle
disparût sous les vagues de la mer soulevée ; mais à la
source de ses rayons mon esprit but un profond amour,
et dans ma cervelle le monde infini se résinna en une
seule pensée, une seide image... oui, pour toujours ! Et
comm(^ le point du jour se résout en humides vapeurs,
les rayons de cette unique Etoile jaillirent et frissonnè-
rent à travers mon esprit enveloppe'' de ténèbiTs,... i)Our
ne plus s'éteindre jamais.
XLIl
« Ainsi le jour passa. Pendant la nuit, il me sembla
voir apparaître en songe une loinie dune indicible
bcaiilé; elle se tenait (U'vanl moi s('inl)]able à la lumière
siu* un rapide courant de luiagcs dOi' (|ui ont ('luaidé
l'alniosphèi'e ; c ('lail une jeune forme ailée. Sou IVoul
rayonnant éclipsait l'Etoile du Malin ; à son ap|)ro(Iie,
je sentis connue un souflle dt'trange boidieui- dissoudre
LAON ET CYTIINA 137
tout mon être; elle inclina ses yeux d'ardente tendresse
près des miens, et sur mes lèvres imprima un long
baiser.
XLIII
1 Puis elle dit : Un Esprit t'aime, vierge mortelle ;
comment prouveras-tu que tu en es digne ? — Alors la
joie et le sommeil s'enfuirent à la fois ; mon âme était
profondément accablée, et j'allai sur le rivage rêver et
pleurer. Mais, comme je marchais, je sentis entrer dans
mon cœur une joie moins tendre, mais plus profonde et
plus forte que mon doux rêve, et qui m'empêcha de
suivre le sentier du bord de la mer ; il me semblait que
cette langue d'Esprit murmurait dans mon cœur, et
portait mes pas au loin.
XLIV
« Comment, arrivée à cette cité vaste et peuplée, qui
était alors le champ d'une bataille sainte, je marchai à
travers les mourants et les morts et participai à des
actions intrépides en compagnie d'hommes mauvais,
calme comme un ange dans l'antre du dragon ;... com-
ment je bravai la mort pour la liberté et la vérité,
repoussant la paix, le pouvoir et la renommée... et
comment, lorsque ces espérances eurent perdu la gloire
de leur jeunesse, je m'en retournai tristement?... il y
aurait là de quoi exciter la pitié de celui qui entendrait
ce récit.
XLV
« Des larmes brûlantes se pressent et se précipitent !
Je ne puis raconter cette histoire ! Sache qu'alors,
quand j'eus surmonté ce chagrin, je ne, restai pas,
138 ŒUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
comme les autres, froide et morte. L'Esprit que j'aimais
dans la solitude soutint son enfant ; la foret agitée par
la tempête, les vagues, les sources, le calme de la nuit,
tout cela était sa voix ; et je comprenais bien son divin
sourire, quand la mer paisible reflétait la lumièie des
étoiles silencieuses, et que je goûtais les délices d'un
ciel sans brises.
XLVI
« Dans les vallons solitaires, au milieu du mugisse-
ment des rivières, par de profondes nuits sans lune, jai
connu des joies qu'aucune langue ne peut dire ; ma
pâle lèvre frissonne quand ma pensée les revoit. —
Sache, toi seul, qu'après bien des années prodigieuses
écoulées, je fus réveillée par un grand cri de douleur ;
et sur moi un mystérieux manteau fut jeté par des
mains invisibles, et une brillante étoile brilla devant
mes pas. — Alors le Serpent rencontra son mortel
ennemi. »
XLVII
— « Ne crains-tu donc pas ce Serpent sur ton
cœur? » — ('Le craindre! » dit-elle en poussant un
cri rapide et passionné, et elle se tut. Ce silence me fit
tressaillir. Je regardai autour de moi ; nous voguions
gracieusement, aussi i-ajjidcs quun nuage entre la mer
et le ciel, sous la lune (]ui se levait bien loin devant
nous ; des montagnes de glace, connue des sai)liii's,
entassaient leurs sommets, ourlant Iborizon, et s'éîen-
daient en silence au-dessns des eaux paisibles ; nous
nous en rapprochions peu à peu.
XLVlll
Le mouvement du navire devenait de plus en plus
LAON ET CYTITNA 139
rapide ; si rapide quiin accès de vertige saisit ma
cervelle. Une étrange musique me réveilla ; nous avions
dépassé l'Océan qui ceint le pôle, le plus lointain
royaume de la Nature, et nous glissions rapidement sur
une plaine liquide transparente, azurée par la lumière
de midi. Des montagnes aériennes étincelaient tout
autour, et au milieu s'élevait un temple entouré d'une
ceinture d'iles vertes couchées sur l'abîme bleu et
ensoleillé, resplendissant au loin.
XLIX
C'était un temple tel qu'une mortelle main n'en a
jamais bâti, tel que n'en a jamais élevé l'extase ou le
rêve dans les cités d'une terre enchantée. Il était l'exacte
image du ciel, avant que le courant de pourpre du jour
ne nïflue sur la forêt occidentale, tandis que la lueur de
la lune qui va se lever gagne déjà les nuages , quand
avec leur mille rayons d'or les innombrables constella-
tions s'élancent en chœur, pavant de feu le ciel et le
marbre des eaux.
Il réalisait ce qui peut être conçu de ce vaste dôme,
quand des profondeurs que la pensée peut à peine
sonder le Génie le voit s'élever (sa demeure native,
ceinte des déserts de l'Univers) ; cependant ni la lumière
de la peinture, ni le vers plus puissant, ni la langue de
marbre de la sculpture, ne peuvent représenter cette
forme au sens mortel, si profondes sont les mysté-
rieuses obscurités au sein desquelles est plongée cette
inexprimable vue, et qui accablent la cervelle laborieuse
et la poitrine oppressée.
140 ŒUVRES POÉTIQUES DE SIIELLEY
LI
Tournant à travers les belles îles unies comme des
pelouses, dont les forêts fleuries étoilaient l'abîme
ombragé, le bateau sans ailes s'arrêta devant un escalier
d'ivoire qui trempait ses ornements en relief dans la
mer de cristal enveloppant la vaste masse aérienne du
temple. Nous descendîmes et nous passâmes sous un
immense portail, dont la voûte, de pierre de lune sculptée,
jetait une faible lueur sur les formes qui se trouvaient
de chaque côté, sculptures semblables à la vie et à la
pensée, immuables, aux yeux profonds.
LU
Nous ai'rivAmcs à une vaste sall(% dont la glorieuse
voûte était de diamant, qui avait bu la splendeur de
l'éclair dans les It'nèbres, et maintenant la versait à
travers la trame de nuages charuK'S, suspendus là pour
amortir son éclat aveuglant. A travers ce voile on aperce-
vait un travail d'un art infini, rare et divin ; orbe sur
orbe, et, dans les intervalles, des formes d'étoiles, et des
lunes cornues, et des nK'ti'Oi'cs éti-anges et beaux, et, en
équilibre sur des colonnes noires comme la nuit, un
hémisphère creux.
LUI
Dix mille colonnes se détachaient sous cette linnière
frémissante ; entre leurs fuis loiirnaieut au loin les lon-
gues ailes semblables à des labyriiUlies, plus brillantes
de leur propi-e rayonnement (|ue le ciel de celui du
jour. Kt sur les murailles de j;is|te ou voyait tout
autour des peiulures, la poi'sie d diu' très |)uissanle
pensée qui y avail d(''veloppé l'histoire de l'Kspril ; une
LVON ET CYTIINA 141
histoire de péripéties passionnées, divinement ensei-
gnée , exécutée par des génies inconscients dans leurs
danses ailées.
LIV
Au dessous étaient assises sur de nombreux trônes de
saphir les grandes figures venues de l'humanité, un
imposant Sénat ; les uns, dont les blanches chevelures
brillaient comme la neige des montagnes, doux, beaux
et aveugles ; d'autres, des formes de femmes, dont les
traits rayonnaient d'àme ; d'ardents jeunes gens, de
lieaux et brillants enfants... Quelques-uns avaient des
lyres dont les cordes étaient entremêlées de pâles et
enlaçantes flammes, faisant entendre éternellement de
faibles, mais pénétrants accords qui perçaient l'air de
cristal.
LV
Un siège était vide au milieu, un trône élevé sur une
pyramide semblable à une flamme sculptée, entouré de
marches circulaires, reposant sur leur propre abîme de
feu. Aussitôt que la femme fut entrée dans cette salle,
elle prononça en criant le nom de l'Esprit, tomba et
s'évanouit lentement hors de la vue. Des ténèbres s'éle-
vèrent de sa forme dissoute, et se réunissant remplirent
le dôme d'une lumière tissée, mêlant à ses sphères d'é-
toiles une nuit surnaturelle.
LYI
On vit alors deux lumières étincelantes se glisser en
cercles sur le parquet d'améthyste, petits yeux de ser-
pents, allant de côté et d'autre, comme des météores
sur le bord herbu d'une rivière. Elles roulèrent l'une
142 ŒUVRES POÉTrgUES DE SHELLEY
autour de l'autre, se dilatant de plus en plus ; puis elles
s'élevèrent, se confondant en une seule, une claire et
puissante planète qui se suspendit sur un nuage d'ombre
très profonde jeté en ti'avers des marches incandes-
centes et du trône de ciistal.
LVII
Le nuage qui reposait sur ce cône de flamme se
fendit; sous la planète s'assit une forme plus belle que
la langue ne saurait le dire ou la pensée l'imaginer. Le
rayonnement de - ses membies roses et incandescents
ondoya au dehors, et de sa très douce hnuière anima le
dôme plein d'ombre, les sculptures et lensemble des
formes réunies autour d'elle, dun charme pénétrani qui
envahit leurs cœurs et leurs traits. Elle était assise
majestueuse, et cependant douce ; calme, et pourtant
pleine de pitié.
LVllI
L'étonnement et la joie jetèrent un abattement passa-
ger sur mon front. Une main me soutint, dont le toucher
était dune force magique ; un œil bleu regai'da dans le
mien, caressant comme un rayon de lune, et une voix
dit : « Tu dois aujourd'hui te contenter découtcr. Deux
puissants esprits reviennent, comme des oiseaux de
])aix, de la mer orageuse du monde ; ils puisent une
fraîche lumière à riii'nc inunoitelie de iespc-rance. C'est
une histoire de la puissance humaine ; ne désespère
pas ! Ecoute et apprends ! »
LIX
Je i-egardai !... Lallilude de l'un ('tait ])leine d'élo-
quence. Ses yeux étaient noirs et piofonds, et le front
LAON KT CYTIINA 143
limpide qui les ombrageait était comme le ciel du matin,
le ciel sans nuages du Printemps, quand dans leur
cours à travers l'air brillant les douces brises de leur
souffle réveillent le monde verdoyant ; ses gestes obéis-
saient à l'esprit infaillible qui faisait rayonner ses traits,
et, à travers ses lèvres recourbées à peine entr'ouvertes,
un coui'ant de divine passion se frayait un impétueux
passage.
LX
Sous l'ombre de sa clievelurc déployée, il était dans
toute su beauté. Une autre forme vint s'asseoir à côté
de lui, qui semblait son ombre... mais beaucoup plus
gracieuse. Elle lui prit la main. Sa beauté ne se révéla
alors que par un petit nombre de lignes, qui seules, à
travers ses boucles noltanles et son manteau ramené,
brillèrent, comme les éclairs d'une gloire qui dissout
l'àme.... Personne ne vit ses yeux ; ils éveillèrent en lui
des souvenirs qui trouvèrent une langue aussitôt qu'il
eut rompu le silence (1).
(1) Ces dernières strophes (LYI-LX) figurent l'apothéose
anticipée de Laon et Cythna.
("e premier ehant n'est, comme le dit Shelley dans sa Préface,
qu'une pure Introduction symbolique au Poème.
CHANT II
Les sourires des enfants radieux comme des astres,
les doux regards des femmes, le beau sein qui m'a
nourri, le nuirmure incessant des ruisseaux et les rayons
de lumière verte et changeante tamisés sur ma tête par
quelque berceau de vignes entrelacées, les coquilles sur
le sable de la mer, les fleurs sauvages, et la lumière de la
lampe jouant gaiement à travers les poutres et sur le lin
qui s'enrouli! ; — telles furent, aux jeunes heures de ma
vie, les visions et les hai monies qui noui'rirent les fa-
cultés en germe dans mon âme.
II
En Argolide,près de la mer pleine d'échos, telles furent
les impulsions qui se firent jour dans ma trame mortelle,
cl elles furent chères à ma mémoire, comme le souvenir
des morts; — mais bientôt il en vint d'antres, et d'ime
autre foiinc: les prodigieux récits du monde passé, les
pai'oles et les actions de vie des esprits (|iie ni le temps
ni le changement ne ixMivenl dompter, soudures et
vieilles traditions, d'où surgirent les mauvaises croyances,
LAOX ET CYTIIXA 145
et dont l'ombre épaisse alimente un courant de pâture
empoisonnée.
III
J'entendis, comme tous l'ont entendue, l'histoire varice
de la vie humaine, et je pleurai d'involontaires larmes.
Faibles historiens de sa honte et de sa gloire, discou-
reurs mensongers de ses espérances et de ses craintes,
victimes adorant la ruine, chi'oniqueurs du mépris quo-
tidien, esclaves ayant hori'cur de leur propre condition,
et qui cependant, flattant le Pouvoir, avaient donné à
ses ministres un trône pour juger même la tombe ; —
c'est au milieu de pareils êli'es que le destin condamnait
ma jeunesse à chercher sa compagne.
IV
Le pays où je vivais était consumé par un cruel poison
Les tyrans demeuraient côte à côte, et parquaient dans
nos maisons, — jusqu'à ce que la chaîne éîouftat le cri
des captifs, et que pour endurer cette flétrissante malé-
diction les hommes n'eussent plus de honte. Tous riva-
lisaient dans le mal, esclave et despote; la ci'ainte et la
convoitise, unies par une mutuelle haine, avaient con-
tracté une étrange association, comme deux sombres
serpents entrelacés dans la poussière, qui répandent leur
venin confondu sur le sentier des hommes.
La terre, notre brillante demeure, ses montagnes et
ses eaux, et les formes éthérées suspendues sur sa verte
étendue, et les Nuées, ces filles si belles du Soleil
et de rOcéan, qui fondirent les couleurs de l'air le jour
où sétcndant pour la première fois il berça le jeune
R.VBBE. I. — 9
146 OEUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
Monde, personne ne sorlail ou n'errait pour les voir ou
les sentir ! Une sombre nuit était descendue dans tous
les cœurs. La lumière, pour manifester son éclat, a besoin
de naître au milieu des pensées nobles et intrépides.
VI
Ce monde vital, cette demeure d'heureux esprits ,
fut comme un cachot pour ma race flétrie. Tout ce que
le Désespoir hérite de l'Espérance assassinée, elle le
recherchait et, dans sa misèic aveugle et sans soutien,
trouvait une prison toujours "plus profonde, et des
chaînes plus pesantes, et des tyrans plus impérieux ; —
devant elle, un goulhe noir, le royaiune d'un maître
impitoyable, s'ouvrait béant; par derrière, la terreur et
le temps la poussaient à l'envi, et emportaient sur leur
cours tempétueux les malheureux criant éperdument
loin du rivage.
MI
De ces épaves de l'Océan, le Crime et le Malheur
avaient formé une ténébreuse demeure pour Iciu' pensée
sans abri, et tressaillant à la vue des specires (pii
çà et là glissent sur son oi)scur et soudjre rivage,
avaient institué désormais le culte qu'ils sélaienl
enseigné l'un à l'autre. Les honnnes alors purent
bien haïr huir vie ! lis purent bien retourner à ces
maux mêmes contre lcs(iuc]s ils cherchaient un reluge
tel (|uel dans la mort ! Us purent bien a|)[)rendre
à regarder ce monde si beau avec une indilh-rence sans
espoir I
VIII
ils languirent tous dans la Miviludc ; corps cl àuu'
L.VON ET CYTIINA 147
tyran et oselavc; viclimo et bourreau plièrent devant le
Pouvoir; en lui abandonnant par leur propre faiblesse le
suprême eonirôle sur leur volonté, ils rendirent tous
ses noms, si nombreux, tout-puissants, tous symboles du
mal, tous divins! Et les hymnes de sang ou de dérision,
qui s'élevaient de tous ses temples en déchirant l'air,
tendirent les filets impies de l'imposture autour de chaque
sanctuaire discordant.
IX
Jentendis, comme tous l'ont entendue, l'histoire variée
de la vie, histoire qui n'est écrite dans aucun cœur
insouciant ; mais des railleries des hommes blanchis dans
la honte et le mépris, des gémissements des foules
blêmes de faim, des sanglots désolés d'une mère sur son
enfant souillé du sang innocent versé sur la terre, des
fronts anxieux et pâles des angoisses du cœur, je me fis
une pâture pour nourrir mes nombreuses pensées, —
une multitude indomptable !
X
J'errai à travers les débris des jours écoulés bien loin
sur le rivage désolé, même alors que sur la mer silen-
cieuse et les îlots dentelés jaillissait la lumière de la lune
levante; au nord dans le ciel, parmi les nuages traînant
sur l'horizon, les montagnes s'étendaient sous une planète
pâle ; autour de moi des tombes brisées et dés colonnes
fendues se perdaient dans un lointain crépuscule ; et la
brise affligée faisait entendre dans ces mornes ruines
son éternelle plainte.
XI
Je ne savais pas quels hommes avaient élevé ces pro
148 ŒUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
cligcs, je n'avais pas entendu riiistoire de leurs actions ;
mais les demeures d'une race d'hommes plus puissants,
les monuments de croyances moins cruelles racontent
Iciu" propre légende à c<'lui (|iii est sagement attentif au
langage qu'ils parlent; et alors pour moi, la lumière de la
lune pâlissant les hei'bes en (leurs, les brillantes étoiles
rayonnant sur la mer sans brise, interprétèrent ces
grimoires du mortel mystère.
XU
L'homme a élé tel et il peut être tel encore ! Oui. . . il peut
y avoir des hommes plus sages, plirs grands, plus nobles,
que ceux mêmes qui sur les th'bris de ce dôme fracassé
là-bas ont im[)iim('' le sceau de leur pouvoir! Je sentais
la lorce du vaste couraiU des âges emi)()rl('r mes flot-
tantes pensées, mon c(rur bal li'C fort et vile; et, comme
un ouragan déchaint' sous le rayon de la lune silen-
cieuse, mou esprit allait toujours au delà sous les fermes
rayons de la vérité éclaiiant son agitation.
XIII
« Non! il n'en sera plus ainsi ! Trop longteuq^s, trop
longtemps, fils des gloiieux morts, vous «'tes restc'-s en-
chahiés dans les ti'nèbres et dans la ruine! L'Ksp(''rance
est forte, la Justice cl la Vc'rih' oui lroiiv('' leurs enfants
ailés! U(''Vci!lcz-voiis ! Lcvc/.-vons ! U'K' h' terrible bruit
de vos pas éparpille dans sa rafale les trinics des o|)pres-
seurs, et que le sol recouvic la dcniière j)oussière
dédaignée de l'autel, doiil lidole a si longtemps Iralii
votre couliance impie !
XIV
« Il doit en clie ainsi ! J éveillerai cl soideveiai la nud-
L.VOX ET CYTIINA 119
tilude et, coimiK' un sommet sulfureux (jui soiulain a
secoué de ses neiges l'engourdissement des Ages, elle
éelatera, et remplii'a le monde d'un feu purifieateur ; cela
doit être ! cela sera ! rien ne peut rempêcher! — Et qui
se tiendra debout au milieu de la terrible secousse, tou-
j ours inébranlable, sinon Laon dominant la terre déserte
de la libei'té connue une tour dont les murs de marbre
résistent aux ouragans ligués ? »
XV
Une nuit délé, en compagnie de l'espérance ainsi
profondément noui'rie, je veillais, au milieu des ruines
grisâtres, sous l'obscure voûte étoilée du ciel ; et tou-
jours, depuis cette heure , le fardeau de cette espérance
pesa sur moi, et nuit et jour, en vision et en rêve, s'at-
tacha à ma poitrine. Parmi les hommes, ou quand, loin
deux, j'errais sur les plages ou les montagnes solitaires,
c'était un hôte qui me suivait partout où j'allais et veil-
lait pendant que je reposais.
XYI
Ces espérances trouvèrent des paroles à l'aide des-
quelles mon esprit chercha à tisser un lien de sympa-
thie capable de répondre à la pensée qui désormais
gouvernait ma vie ; — et, comme les vapeurs s'éten-
dent brillantes dans le large i-ayonnemenl du matin,
ainsi ces pensées fui'ent pénétrées de la lumière du lan-
gage : et une réponse soitit de toutes les poitrines,
réponse qui porta son éclat partout où elle put, à travers
les vastes et profondes ténèbres, passionner les esprits
extasiés.
XVII
Oui, bien des yeux s'obscurcirent de larmes afio-
150 COUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
lanlcs; et souvent je crus avoir rencontré le frère de mon
propre cœur , quand je pouvais sentir le sens de l'audi-
teur ravi, et entendre son haleine étouller ses propres
soupirs précipités à mesure que mes paroles les fai-
saient naître ; et plus d'un, je le crus follement, — sentit
que nous étions tous les lils dune seule grande mère ;
et la froide réalité sembla un jjien trisl(^ retour, comme
si elle nous réveillait, dans le chagrin, de quelque songe
délicieux.
XVIII
Oui, souvent, près du labyrinthe en ruine qui longe
les cavernes blanchissantes du vert abiuu', Laon et son
ami, assis le soir sur un pan de mur grisàti'c, pendant
qu'autour de sa base rongée les vagues sauvages sifflent et
sautent, entretinrent une attachante conversation ; et
maintenant on peut dire avec calme que cet ami était
faux ; c'est-à-dire que, comme les autres hommes, il
pouvait verser des larmes (|ui étaient des mensonges,
qu'il pouvait ti'ahir et tendre des pièges à ce cœur sans
artifices qui avait saigné pour le sien.
XIX
Alors, si une grande pensée n'eul conlre-ijalancé mon
chagrin, j'aurais cherché un sombic rc'pit à son étreinte
dans ini i-cpos sans rêve, dans un sommeil qui ne con-
naît pas de lendemain : car il est dur de marcher dans
le désert désolé de la vie sans un sourire pour vous
saluer, une voix pour M)us bc'nir, au milieu des pièges
et des railleries de Ihuuianilé ; mais je ne me trahis
])oinl, et, avec un amour(|Ni l'ougissail <le revenir sur ses
l)as, je n'en cherchai pas moins à dissiper les nuages
dont le tissu rendait aveugle sa saiicsse.
LAON ET CYTIINA 151
XX
3Ion Ame en'i'ctint un coRiiiu-i'cc intime avec ces
immortels esprits qui ont laissé partout où ils ont passé
un sillon de lumière ; jusquà ce qu'enfin de cette glo-
rieuse intimité, comme d'une mine de magique trésor,
j(» pusse tirer des mots qui fussent des armes; autour de
moncœui' grandit l'armure de diamant de leur force, et
de mon imagination des ailes d'or poussèrent. Cepen-
dant ces ailes ne portèrent pas le jeune Laon tout seul,
ministre de la véiité, hors de la tour de la sagesse.
XXI
J'avais une petite sœur (1), dont les beaux yeux étaient
des étoiles polaires de délices, qui m'attiraient à la
maison, quand "j'aurais pu m'en éloigner; et, de toutes
les choses humaines qui sont sous le puissant dôme du
ciel, aucune ne valait à mes yeux cette enfant. Aussi
quand vinrent les tristes heures, et que l'espérance
déçue s'attacha obstinément à moi comme la glace,
quand les parents furent froids, et les amis sans cœur
et sans foi, je quittai tout pour être, Cythna, la seule
source de tes larmes et de tes sourires.
XXII
Qu'étais-tu alors ? Une créature tout à fait enfantine,
et cependant s'avcnlurant bien au delà de cet âge inno-
cent, attentive à tout excepté à ses doux regards et à
son divin visage. Déjà même, me semblait-il, ton jeune
cœur engageait avec la rage tyrannique du monde une
patiente guerre, quand ces yeux, mollement imprégnés
(1) Dans la Rovolle de Cl.sldin à ce vers a été substitué celui-
ci : « Une orpheline vivait avec mes parents... »
152 œUVRES POÉTIQUES DE SIIELLEY
do pensée à peine conscienle, se l'emplissaient de pleurs
au récit d'un conte ou à tes propres fantaisies, ou
qu'jnic conversation passionnée illuminait leurs profon-
deurs de sa fugitive lumière.
XXIII
Elle marchait sur cette terre comme une foi'mc
radieuse, une forcM' qui n'empruntait à ses objets pres-
que lien des impulsions de son être ; tout à fait sem-
blable, dans sa h'gèrelé, à un nuage rayonnant de rosc'c
matinale, errant dans les vastes espaces bleus de laii-
pour aller désaltérer (juclque lointain d('sert ; elle sem-
blait, près de moi, sa beauté grandissant avec elle,
comme lombre biillante de quelque rêve immortel,
marchant, pendant que la tempête ommeille, sur la
vague du somlae courant de la vie !
XXIV
Elle était pour moi, cette enfant, comme ma propre
ombre, un second inoi-mème, I)i(>n plus cher et bien plus
beau, révélant d'un iinp(''rissal)le riiyonnemenl tous ces
sentiers escar[)és (|ue la tristesse el le désespoir des
choses lumiaines avaient rendus si sombres et si nus,
mais que je foulais seul ! El jus(|uà ce (pie je fusse privé
d'amis, accablé de solitaires soucis, je ne savais pas
(|uell<' c(»nsolation m'était réservi'-e pour cette perte,
(pioi(jue mon cœur conliant fût déchiré d'une amère
blessure.
XXV
Auparavant elle mi-tait chère ; inainlenanl elle était
tout ce que j'avais à aluiei* dans riiuinaine vie...
cette douce petite camarade de jeux, celle eiil'anl iU'
LAOx\ ET CYTHNA 153
doii7.c ans ! C'est ainsi qu'elle devint mon unique com-
pagne, et volontiers ses pas erraient avec les miens aux
lieux où se rencontrent la terre et lOcéan, au-delà des
aériennes montagnes dont les vagues sans repos ne
cessent de battre les vastes cavernes, à travers les im-
menses et antiques foièts, et les vallées gazonnées, où
des l'amcaux d'encens pleurent sur des sources d'éme-
raude.
XXVI
Plein d'ardeur et léger, je sentais sa main s'enlacer
dans la mienne et la serrer ; elle me suivait partout où
j'allais, à travers les solitaires sentiers de notre immor-
telle terre. Celle-ci n'avait point de désert qui ne me
livrât quelque souvenir capable d'enflammer mon cœur
à sa tache, quelque monument vivant pour l'esprit; alors
Cythna voulait demeurer à mon côté jusqu'à ce que
les brillants rayons du jour s'éteignissent, ses regards
me suppliant de rester, Irop ardents et trop doux pour
jamais leur rien refuser.
XXVII
Aussitôt que je le pouvais, j'écoutais ses désirs. Ainsi
pour toujours, jour et nuit, nous étions tous deux unis,
sans nous séparer jamais que pour les courts instants du
sommeil ; et, quand les pauses berçantes de l'air de
midi près de la nier avaient préparé un abri à ses sens
calmés, elle dormait dans mes bras; et je veillais alors
siu' son sommeil, pendant qu'au gré des visions chan-
geantes qui l'ettleuraient, dans son innocent repos, elle
souriait et pleurait tour à tour.
XXYIII
Et dans les murmures de ses rêves, on entendait quel-
9*
154 œUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
quefois le nom de Laon. Tout à coup elle se levait, et,
comme l'oiseau caché qu'éveille le lever du soleil, elle
remplissait le rivag-e et le ciel de ses doux accents, — une
étrange mélodie, des hymnes que mon âme avait consa-
crés à la liberté, capables de créer la passion d'où ils
étaient sortis ; triomphants accords, qu'à l'instar d'une
langue d'esprit, cette enfant de gloire chantait aux
vagues charmées.
XXIX
Ses bras blancs s'élevaient dans le sombre courant de
sa chevelure dénouée. Oh ! alors, qu'elle me semblait
excellente cl sublime, mon insi)iration, le vaste thème
de ces chants passionnés ! quand Cylhna s'asseyait dans
le calme que produit l'enthousiasme, après qu'il est
tombé ; son cœur vibi'ant, son âme s'élançant de ses
yeux profonds pour errer au loin sur la suiface flot-
tante de l'Océan, sur l'aile de visions qui étaient les
miennes, au-delà de son dernier essor.
XXX
Car, avant que Cylhna l'aimât, mon chant avait peuplé
dépensées l'univers sans bornes, une puissante foule,
qui avait ('té assez forte, i)ai'tout où elle avait rencontré
les ténèbres, pour dissiper le nuage de celte inexprima-
ble malediction qui s'attache à res|)èce humaine; toutes
choses furent asservies à mon vers héioï(|ue et sacré,
terre, mer et ciel, planètes, vie et renommé'e, et destin,
tout ce qui enchaîne la prodigieuse trame du monde.
XXXI
Et cette enfant ainn'c sentit ainsi rinfluence de mes
conceptions, comme un nuage recueillant le vent même
LAON ET CYTHNA 155
sur lequel il roule et s'enfuit. Toutes mes pensées étaient
siennes, avant que, revêtues de musique et de lumjère,
elles se résolussent en poésie ; et son silencieux et
ardenl visage, pâle des sentiments qui brûlaient si vive-
ment en elle, se tournait vers le mien avec une inexpri-
mable grâce, épiant les espérances dont son cœur avait
appris à suivre la trace.
XXXII
En moi l'union avec cet être si pur alluma un zèle
plus intense, et me rendit sage dans une science qui, en
me montrant mon propre esprit dans le sien, laissa pour
moi peu de mystères dans le monde humain. Comme
Cytlina était pure de crainte, de mal, de déguisement !
Quel esprit fort et doux, capable de mépriser la mort,
la peine et le danger, et cependant se fondant en ten-
dresse ! Quel étrange et puissant génie se trouvait ren-
fermé dans une simple enfant !
XXXIII
Voici quelle était celte science nouvelle pour moi :
la vieillesse, avec ses cheveux gris, et ses légendes ridées
de choses insignifiantes, et ses railleries glacées, n'est
rien. Elle ne peut oser briser les chaînes que la
vie jette pour toujouis sur les ailes ambitieuses de
1 âme en proie à ses perplexités : tant elle est froide
et cruelle, tant elle se fait l'esclave insouciante de ce
sombre pouvoir répandant le mal, comme un fléau, sur
1 homme, qui, toujours trahi, finit par rire sur le tom-
beau où gisent ses vives espérances.
XXXIV
Non, ce n'est pas aux forts et aux sévères qu'est
156 OEUVRES POl'CTIQUES DE SlIELLEY
réservé l'empire du monde. Voilà ce que m'apprit
Cytlina jusque dans les visions de son sonnneil éloquent,
inconsciente du pouvoir avec lequel elh; iravaillait à la
trame de cette pensée révc'latrice ; pendant que, dans la
force tranquille que berçait son rei)Os peuplé de sou-
rires, mon esprit cherchait pourquoi le menteur et
l'esclave avaient triomphé des divins héi'auts du jour
naissant de la vérité.
XXXV
Dans cette admirable forme d'un esprit de femme, que
n'avaient point souillé les nuages empoisonnés étendus
sur le sombre monde, je trouvai un Jwme saci'('' ; tandis
que, du vaste sein maternel de la lei're, le Mal victorieux,
desti'ucteiii' de tout naturel instinct, avait arraché ces
enfants si bell(>s, pour en faire des esclaves propres à
charmer ses viles passions, à assouvir ses joies déses-
pérées, jusqu'à ce qu'elles apprissent à r(îspirer latmos-
phère du mépris.
XXXVI
Je n'avais que froidement senti cette misèi-e, jusqu'au
jour où Cylima devint mon nni(pie amie, cl ('largit les
SYnq)athies de mon co'ur. Alors clic j)leura avec moi
siu- la sci'vilnde oii croupissait la moitié de l'humanilë,
victime de la convoitise et de la haine, les esclaves des
esclaves ; elle ])leura sui' cette grâce et ce charme jetés
en pâture à la hyène: Luxure, qui au milieu des tombeaux,
riant dans lagonie, di'vore avec fureui- sa dc'goùtante
proie.
XXXVII
El moi, les yeux toujours toiniU'S vers cettc^ glorieuse
LAOX ET CYTIINA 157
t'lifiuit, peiidanl que ces ponsoos rayonnaient sur elle :
< Douce Cythna, lui disais-je, le voilà irréconeiliable
avec le monde ; et jamais la paix et 1 humanité ne se
rencontreront, jusqu'à ce que la libert(' et l'égalité entre
l'homme et la femme assurent la paix du foyer domes-
tique ; et, avant que cette force puisse établir dans
les cœurs humains son règne calme et saint, cet escla-
vage doit être brisé ! » Et comme je parlais, des yeux
de Cythna sortait une liunière triomphante.
XXXVIll
Elle répliqua avec feu : « Ce sera ma tache, oui, la
mienne, Laon ! — Tu as assez d'autres conquêtes à faire,
et tu ne seras pas jaloux de la gloire de la pauvre Cythna,
si un jour elle t'amenait une heureuse armée de femmes
pour se joindre à toi dans la plaine enthousiasmée,
quand mille légions à ta voix se presseront autour de la
Cité d'Or ! » — Alors l'enfant serra mon bras sur son
cœur tremblant, et enroula le sien autour de mon cou,
jusqu'à ce qu'elle trouvât une autre réplique.
XXXIX
Je souriais sans parler. — « Pourquoi souris-tu à ce
que je dis ? Laon , je ne suis pas faible ; et quoique ma
joue puisse toujours pâlir, avec toi, si tu le désires, je
veux essayer, à travers les rangs de bataille de leurs
esclaves enrôlés, de travailler à la ruine des tyrans.
J'avais pensé qu'il me serait trop dur d'exposer au
mépris et à la honte mon front inexpérimenté , et de
quitter sans murmurer cet asile aimé et toi, ô le plus
cher des amis !
158 CEUYUES POÉTIQUES DE SHELLEY
XL
« Comment suis-je devenue ce que je suis ? Tu sais,
Laon, comment rendre une jeune fille intrépide : il me
semble que c'est une faculté que tu m'apportes en
mariage, qui me pousse, en cherchant la pai'faite res-
semblance, à devenir tout à fait bonne et grande et libre ;
cependant au-delà des derniers rugissements de l'Océan,
il y a dans les villes et les chaumières beaucoup de
femmes comme moi, qui, si elles pouvaient voir tes yeux,
ou en recueillir la science qu'ils m'ont apprise, comme
moi ne craindraient |)lus rien au monde.
XLI
« Penses-tu que je parlerai inhabilement , et que
personne ne se souciera de m'écouter ?... Je me sou-
viens comment un jour un esclave condamné à
mourir dans les toi'turesfut sauvé ; connue on le menait
à la mort, il chanta d'un accent doux et bas une chanson
que son juge avait autrefois aimée. — Tous ceux qui
menlendront s'attendiiront ; les larmes couleront,
comme ont coulé les miennes; les cœurs batlroïit comme
bal niainlciianl le mien, avec une ri'soliiiion cai)able de
renouveler le monde, une volonté lonle-iiiiissaiitc !
XII
« Oui, je veux fouler les palais d'or de rorgneil, je veux
descendre dans les huttes sans toiture ei les sordides
<'al)anes de la pauvreté, partout oîi dans labjeclion une
femme habile avec quelque vil esclave, son tyran ; là , la
musicpie de les doux enchanlements rompra le chaïun;
des captifs, et des réseivoiis de crisial de ion profond
esprit versera à ceux (jui désespèrent le puissant breu-
LAON ET CYTIIIVA 159
vage de la raison : leurs foi'ces renaîtront, et l'espérance
luira encore une fois.
XLIII
« L'homme peut-il être libre si la femme est esclave ?
Enchaîne un vivant qui respire cet air sans bornes à la
corruption dun tombeau fermé! Peuvent-ils, ceux dont
les compagnes sont des bêtes condamnées à porter un
mépris plus lourd mille fois que la fatigue ou l'angoisse,
avoir le courage de fouler aux pieds leurs oppresseurs ?
Dans leur maison, au milieu de leurs enfants, tu sais quel
anathème poursuit et consume la femme. — A l'abri de cet
anathème, le Crime blanchi i)ar l'âge voudrait se cacher
et le Mensonge rebâtir le dôme chancelant de la Religion .
XLIV
« Je suis une enfant ! Je ne voudrais pas encore me
séparer de toi... Cependant, quand j'irai seule, portant
bien haut la lumière que tu as allumée dans mon cœur,
des millions d'esclaves, du fond de mille humides cachots,
bondiront de joie, en sentant l'étreinte glaçante des âges
abandonner leurs membres. Aucun mal ne peut plus
atteindre Cythna désormais ; la Vérité a imprimé,
comme un charme invulnérable, son sceau radieux sur
le front de son enfant, pour désarmer le noir Mensonge.
XLV
« Attends encore quelque temps le jour marqué. Tu
partiras alors, et moi je me tiendrai tout en larmes sur
le rivage, regardant ta voile sombre côtoyer le gris
océan ; je resterai seule au milieu des habitants de
cette terre solitaire. — A ta voix, l'angoisse sans repos
du monde se dissipera, et, aussi nombreuses que le sable
IGO WaVRES POÉTIQLKS DE SHELLEY
du désert porté sur Touragan, ses multitudes marche-
ront en avant, se pressant autour de toi, la lumière de
leur délivrance.
XLYI
« Alors (comme les forêts de quelque monlagnc
inexplorée, que du fond des plus lointains vallons deux
vents se faisant la guerre enveloppent de flammes que ne
pourrait éteindie le plus large courant d'un torrent
déchaîné) toutes les formes du mal attireront sur elles
l'étincelle sortie de nos esjn'its unis qui doit les consumer;
— îdors Cythna rompra les liens de l'impuissance qui en-
chaînent aujourd'hui son enfance, et elle marchera dans
les sentiers des hommes, comme un oiseau charmé qui
se sent attiré vers la caverne du serpent.
XLVll
« Nous séparer! — 0 Laon, aurai-je le courage, sans
treud)ler, de ne plus rencontrer tes regards? 0 coup
leirihle ! Doux fièi'c de mon âme, ])uis-Je déguiser l'a-
gonie oil celte pensée me jette? » — Comme elle parlait
ainsi, les sanglots étoulTèrenl sa voix treuiblantc, et elle
cacha dans mes bi'as sa tète palpitante. Je restai silen-
cieux et laissai coider mes larmiis. Soudain elle s'éveilla
comme on s'év(;ille du sommeil, et pressa violemment
ma poitrine, tout son corps agité d'une secousse impé-
tueuse.
Xl.Vlll
« Nous nous séparons, dit-elle, pour nous retrouver
encore. Mais ni l'abîme bleu, ni liunnense et piofond
désert, ne rccèlenl aucune retraite où. dans un heureux
silence ainsi embrassés, nous puissions survivre à tous
I.AC»' KT (:ytii> A 161
les maux tlaus une seule caresse, — ni le tombeau !...
je crains qu'il ne connaisse plus de passion, — ni ce froid
ciel vide! — ■ Nous nous rencontrerons encore dans
les esprits des hommes, dont les lèvres béniront notre
mémoire, et dont les espérances garderont sa lumière,
quand ces os dispersés seront foulés au pied dans la
plaine ! »
XLIX
Je ne pouvais parler, (juoiquelle se soit tue ; main-
tenant les sources de son sentiment, si rapides et si pro-
fondes, semblaient suspendre le tumulte de leur cours.
Nous nous levâmes, et par l'escarpement éclairé des
étoiles nous retournâmes vers notre demeure, — sans
parler et sans pleurer, — mais pâles et calmes sous la
passion intérieiu'e. Ainsi subjugués, comme les ombres
du soir qui rampent sur les montagnes, nous reprimes
le chemin de notre home, et là, dans les dispositions
d'esprit où nous étions, nous nous séparâmes l'un de
l'autre, pour chercher un refuge dans la solitude.
CHANT III
I
Quelles pensées visitèrent cette niiit-lù le sommeil
solitaire de (lylhna, je ne sais ; mais le mien me sembla
plus long que dix mille ans de veille, rempli des visions
d'un rêve, où le courant troublé de mon esprit s'en-
gouflra dans un obscur abîme; un chaos sauvage et sans
boi-nes, dont les limites délient tous les etforts de la
mémoire ; et pendant que ces tourbillons passaient, je-
tais haletant, tantôt malade d'extase, tantôt hagard de
douleur.
II
Deux heures, dont le cercle embi-assa plus de temps
quil n'en famirait |)oui' faire du monde enfant un vieillard
grisonnant, passèi'ent ainsi, une éternité de fatigue et
de tumulte. Quand vint la troisième, counne un brouil-
lard ondoyant sur les brises, de mon sonnneil Iroidîlé
une omble se dégagea. 11 me sembla (jnc j'étais assis
avec Cytlma sui' le scnil iViww cavcnic; une bryoïic lan-
guissaiilc. emperlé'c de gouttes de rosée {|U(''parpilIaient
les vagues turbulentes d'un petit ruisseau, pendait sur
LAON ET CYTIINA 163
le siège où nous étions assis goûtant les joies que
donne la iN'ature.
III
Notre vie ce jour-là ressemblait à notre vie de tous
les jours ; mais la Nature avait un manteau de gloire, et
sur chaque foi-me l'air brillant lépandait des couleurs
plus intenses, si bien que la pierre sans lierbe, le ra-
meau sans feuilles, solitaire au milieu du feuillage, revê-
taient une nature supérieure à la leur ; et dans cette
étrange vision, la pure et rayonnante Cythna me sem-
blait si divine que, si jusqu'alors je l'avais aimée, en ce
moment l'amour était une agonie.
IV
Le malin s'enfuit, midi vint; le soir, puis la nuit des-
cendirent, et nous prolongions notre calme promenade
sous la sphère de la calme lune, — quand soudain un
inexprimable sentiment de crainte se mêla à notre quié-
tude ; et du fond de la caverne il me semblait entendre
des sons qui montaient, accents inachevés et cris étouf-
fés, — puis, se rapprochant de plus en plus, un tumulte
et un fracas précipité de pas nombreux, battant les pro-
fondeurs secrètes de la caverne sous la terre.
La scène changea, et toujours en avant, en avant, en
avant, à travers l'air et sur la mer nous vohons, et Cythna
était couchée sur mon sein qui l'abritait, et les vents
m'emportaient : au milieu des ténèbres environnantes,
la terre s'entr'ouvranl ne cessait de vomir des légions de
formes horribles et spectrales, suspendues sur mon vol,
et, pendant que nous fuyions, elles essayaient de marra-
164 ŒlVliES POKTKjUES DE SHELLEY
cher Cytlina. Bientôt un profond sentiment des choses
réelles nie pénétra au milieu de ces monstrueux rêves.
VI
Et je me débattais violemment dans l'impuissance du
sommeil, pendant qu'au dehors la vie éclatait déchaînée;
et cependant, toujours sous l'illusion, mon esprit torturé
s'efforçait de ralta( her à ces ailVeirses divagations les
bi'uits cpii, dans la liuuière du malin, se répandaient
autour de notre demeure. Hors d'haleine, pâle, ne me
doutant de rien, je me levai ; et toute la campagne se
trouvait couverte d'hommes armés, dont les épées nues
étincelaient,et dont les membres dégradés poi'taient la
livrée du tyran.
Ml
Et, avant que mes lèvr(>s lapides et mon front as-
sombri pussent demandei- la cause, un faible cri, un
niurinure affaibli, lointain et bas, m'arrêta. Mon visage
devint calme et doux, et, saisissant un petit poignard, je
m'avançai jtour chercher cette voix parmi la foule. —
détail le cri de Cythna ! — Sous le calme le plus lésolu
l'ag<)ni(^ assouvit sa rage touibillonnante. Je restai im-
passible, jus(|irà ce que je visse oîi gisait dans les fers
cette eid'aut bien-ainu-e.
Mil
Je tressaillis en la voyant ; le l)onheui" et l'exidtation,
une joie libir, solennelle, sereine et sid)linie. riMuplissait
la liunière du calme soiirii'e avec le(|iiel elle me l'cgai-
dail ; si bien (|ne je craignis cpie son malliein' amer
n'eût frappe de dc'mence sa cei'velle égarée... « Adieu,
adieu! >; dit-elle, (|ii;uid je fus près d'elle; « tout d'abord
L.VOX ET CYTIIX.V 165
ma paix fut troublée par cet étrange tumulte ; mainte-
nant je suis ealme comme la vérité, s(m ministre choisi.
IX
'( Ne me regarde pas ainsi, Laon ; — dis-moi adieu
dans l'espc-rance ; ces hommes de sang ne sont que des
esclaves qui portent leur maîtresse aux lieux où sa
lâche doit s'accomplir. C'<''tait mon rêve de partager
l'esclavage où ils me traînent aujourd'hui, et de porter
volontairement les chaînes de la captivité jusqu'au jour...
Tu sais le reste ! Retourne, cher ami ! Que notre pre-
mier triomphe foule aux pieds le désespoir qui voudi'ait
mainl(Miant nous tendre des pièges ; car à h\ lin, nos
espérances et nos craintes doivent se fondre dans la
Aictoire ou dans la moil. »
X
Ces paroles tombèrent dans mon oreille distraite,
pendant que j'examinais les mouvements de la f(>ul<' d'un
regard en apparence insouciant ; il n'y avait pas l)eau-
coup d'hommes autour d'elle ; leurs compagnons s'é-
taient retirés pour garder quelque autre victime. — Je
tirai donc mon poignard, et d'un seul élan soudain, sans
qu'ils s'y attendissent, j'en jioignardai trois d«i nondjre,
puis j'en saisis un (lualrième à la goige, et avec un cri
retentissant j'aiipelai mes compatriotes à la mort ou à la
liberté.
XI
Ce qui se passa ensuite, je l'ignore; — car un coup
s'abattit sur mon bras levé et ma tète nue, remplissant
mes yeux de sang. — Qiuuul je m'éveillai, je sentis qu'ils
m'avaient lié pendant mon évanouissement, et qu'ils me
166 OEUVRES POÉTIQUES DE SIIELLEY
portaient par un sentier esfarpé sur un rocher suspendu
au-dessus de la ville ; en bas la plaine était remplie de
carnage, les vignes et les moissons saccagées, et la
lueur des toits en flammes brillait au loin sur la blanche
étendue de l'Océan.
XII
Sur ce rocher se dressait une puissante colonne,
dont le chapiteau semblait sculpté dans le ciel, et qui
pendant de longs âges écoulés avait servi de fanal aux
voyagiHU's errant sur la solitude des mers lointaines ;
c'est à peine si le nuage, h' vautour ou le vent peuvent
atteindre sa hauteur de h'ur vol, et quand les ondu'cs
du soir s'étendent sur la terre et, l'Océan, son faite
découpé reflète encore au loin dans le désert aérien la
lumière du jour disparue.
XIII
Ils me portèrent dans une caverne sur la hauteur, au
bas de cette colonne, et là me délièrent. Lun me
dépouilla complètement ; un autre remplit un vase à une
niai'c |)utri(i(' ; un autre noitait une torche allumée, pen-
dant que (piatre auli'cs guidaieuf brutalement mes jias à
t!"av<M's les sinuosités de la cavcnK'. l'uis nous gravîmes
un escalier escarpé, noir et étroit, jusqu'à ce que la
langue iarouciie de la torche languit pâle et sans rayons
au uiilieu du jour ('liiicelant.
XIV
Ils me lirenl mouler jus(|u'à la plate-forme de ledifice,
au sommet vertigineux de la colonne; la grille dai-
raiu, par laquelle ils me poussèicnl, resta ouvert*',
pendant (|u'à sa masse pesante et susi)endue ils alta-
LAON ET CYTllXA 167
chèreut mes mombics nus avec des chaijies dont les
anneaux d'airain, hélas ! rongent les chairs ! La grille,
à leur départ, tomba avec un horrible fracas, et au loin
le bruit de leurs pas qui s'éloignaient s'étouffa dans la
lîrofondeur de 1 ombre.
f. XV
Le plein midi était calme et brillant ; autour de la co-
lonne le ciel suspendu et la mer environnante, dans un
profond et solennel silence, jetèrent sur moi les ténèbi'cs
dun court délire, si bien que je ne connus pas ma propre
misère. Les îles et les montagnes reposaient au loin dans
le jour, comme des nuages; et je pouvais voir la ville
couchée en bas au milieu des forets, et les sombres
rochers qui enchaînaient la baie brillante et unie.
XM
Il régnait un tel calme qu'à peine on entendait le brin
dherbe, léger comme une phime, semé par quelque aigle
sur le plus élevé des rochers, bruire dans l'air ; le ciel
était si brillant que la lumière de midi ne laissait tomber
aucune ombre à côté de la mienne, — de la mienne,
seule avec l'ombre de ma chaîne. Au-dessous de moi, la
fumée des toits, enveloppés de flammes, s'étendait lour-
d<'mcnt comme la nuit ; tout le reste apparaissait lumi-
neux dans cette large clarté — et je n'entendais aucun
bruit que celui du sang vivant qui circulait dans mes
veines.
X\II
Le calme de la démence s'évanouit trop tôt, hélas !
In vaisseau était couché sur la mer ensoleillée ; ses voiles
l)cndaient mollement dans le midi sans haleine, son ombre
1
168 ŒUVRES POÉTIQUES DE SIIELLEY
dormait à ses côtés. Qnte vue réveilla dans mon cerveau
extasié l'aiguillon diin chagrin connu, aigu et froid ; je
compris que ce vaisseau poilait Cylhna sur la plaine
liquide vers l'adreux esclavage pour lequel elle était ven-
due ; et j'y songeai avec des pensées telles, qu'elles ne
doivent pas élrc dites.
XVI II
J'y songeai, jusqu'au moment où les ombres du soir
envoloppèrent la tei-re comme une exhalaison. Aloj'S
l'embarcation se mit en mouvement ; le coucher du
soleil avait rompu le calme. Elle se mouvait connne un
point sur le sombre Océan; bientôtles])Ales étoiles a|)pa-
rurent, et je ne vis plus ses traces. Je cherchai à fermer
mes yeux, mais, comme les pi'unelles, leurs paupières
éJaienl dures et raides ; j'aurais voulu me l<>ver, mais
avant de pouvoir me lever, ma peau brûlantes était dé-
chirée par les pointes de lagonie.
XIX
Je moidais ma chaîne d'airain, et cherchais à bi'iser
ses anneaux de diamant sans pouvoir mourir ! 0 Liberté! ^
pardonne ce(t<' lâche faiblesse, pardonne si un instant,
ri'seivc' pour la vicloiic, le cJKunpion de ta foi a cherché
à s'enfuir ! — Cette nuit é'ioih'e, avt'c son lumineux
silence, lit naître en moi une résolution intrc'pide (pii se
riait d(î la misère dans mon âme ; — renchainenn.'nt de
mes souvenirs rendit à mon âme cette force, et à moi
celte austère voliq)l(''.
XX
Respirer, être, espc-n'i... ou désespérer et mourir ! ce
ne fut plus unecpieslion pour moi ; et. soil (|ue le soleil
LAOX ET CYTIIN.V 169
dai'dàl sur moi ses traits cragonieennaininésdans lair, soit
que, à la tombée du soir, ou quand les étoiles s'élancent
dans leur course visible, ou au matin, l'immense univers
répandit autour de moi son formidable calme, je ne son-
geai plus à esquiver sa présence, ni à chercher avec les
morts un refuge dans une faible espérance dont la fleur
distille le poison.
XXI
Deux jours passèrent ainsi. Je ne délirai pas, je ne
mourus pas ! La soif dans mon sein exerçait sa rage,
comme ini nid de scorpions construit dans mes entrailles ;
javais renversé du pied le vase d'eau, alors que le déses-
poir possédait mes pensées, et maintenant il n'y restait
plus une goutte. Avec le troisième soleil levant vint la
faim ; mais la croûte de pain qui m'avait été laissée, dans
ma poitrine insatiable, ne lit qu'alimenter la faim sans
la rassasier. Je mangeai lanière poussière, je mordis
mon bras exsangue et je léchai la rouille d'airain.
XXII
Ma cervelle commença à défaillir quand le quatrième
malin brilla sur les îles d'or. Un sommeil rempli de ter-
reurs, (pii, à travers les sombres et sinistres cavernes
de mon ame déchirée, envoya ses hideux cauchemars la
balayer de leurs rapides tourbillons, — une chute loin-
taine et profonde, un gouIVre, un vide, la sensation de
l'absence de sensations, — toutes ces choses firent leur
séjour en moi, connue les ombres qui établissent leur
domicile dans l'obscure solitude d'un charnier — une
mer sans rivages , un ciel sans soleil et sans pla-
nètes 1
10
170 (J-A'VRES POÉTIQUES BE SHELLEY
XXIIf
Les formes qui peuplaient ce terrible délire sont par-
faitement restées dans ma mémoire. Comme un chœur
de démons, elles entrelaçaient autour de moi une danse
vertigineuse; des brouillards de TOcéan, des légions
semblaient se réunir pour remplir les vides de ces
bacchanales sans fin, hideux fantômes sans repos ; la
pensée ne pouvait distinguer le monde réel de cet enche-
vèl rement d'ombics, (|ui se jouaient d'elles-mêmes, au
point (jue toutes ces formes aussi bien que mon propre
être me semblaient hideusement multipliées.
XXIV
Le sentiment du jour et de la nuit, du f:iux et du vrai,
était mort en moi. Cependant deux visions surgirent de
ces ténèbres'. L'une, comme je l'ai reconnu depuis, n'é-
tait pas un des fantômes de ces royaumes maudits, où
mon esprit alors habitait... Je ne sais pas encore, quant
à l'autre, si c'était un rêve ou non. — Toutes deux,
sans être plus distinctes, étaient enveloppées de nuances
qui, maintenant (|u'clles fiollent dans le désert de la
mémoire, rendent leur couis divisé plus brillant et plus
rapide.
XXV
Il me sembla que la grille élail lcv(''e, et (jue les sc^pt
honunes qui m'avaient amené dans ce lieu y a|)p()ilaieut
quatre cadavres raidis, et qu'à la frise ils les p<>n(laient
aux quatre vents du ciel |»ar les tresses de leur cheve-
lure ; trois ('laicnt basanés, le quatrième était très beau.
Comme ils se retiraient, la lune d'or surgit, et aspirant
avidement dans l'air dc'liiant (pu-hpie chose à manger.
LAON ET CYTIINA 171
j'étendis les mains, étreignant la profondeur sans forme
où ces cadavres pendaient.
XXYl
Une forme de femme, maigre et froide et bleue,
séjour des vers aux mille couleurs, était |)endue: j'atti-
rai sa joue pâle et creuse sur mes lèvres desséchées. —
Quel rayonnement transforma ces yeux insensibles ?
A qui appartenait cette forme défigurée ? Hélas ! Hé-
las ! 11 me sembla que l'ombi'c de Cythna riait dans ces
yeux, et que sa chair était chaude sous mes dents ! —
Un tourbillon aigu comme la gelée secoua alors mon
esprit accablé et Tentrahia dans les profondeurs de son
gouffre.
XXVII
Alors il me sembla qu'un foi*midable ouragan s'éle-
vait et m'entraînait dans sa sombre carrière au-delà du
soleil, au-delà des étoiles qui s'évanouissent sur le bord
de l'espace sans forme; puis il s'apaisa, et mourut,
laissant un silence solitaire et terrible, plus horrible que
la faim même. Dans l'abîme, la forme d'un vieillard
m'apparut alors imposante et belle ; ses célestes sou-
rires dissipèrent ce sommeil plein d'épouvante, et je
pus me réveiller et pleurer.
XXVIII
Et, quand les larmes aveuglantes furent tombées, je
vis cette colonne, et ces cadavres, et la lune, et je
sentis les dents empoisonnées de la faim ronger ce qu'il
y avait encore de vital en moi ; j'en ressentis de la joie,
comme si bientôt la faveur de la mort insensible m'allait
enfin être accordée ; — quand tout à coup, de cette
17:2 («IVRES POÉTIQUES DE SIIELLEY
obscurité sopulcrule , une voix s'éleva, solennelle et
dou;;e, comme lorsque les vents aeeordent tout bas les
I)ins à minuit; la i>rille s'ouvrit, et la lumière de la lune
s'arrêta sur cette appaiition vc'uérable.
XXIX
Il brisa mes chaînes, me i)arla doucement et me sou-
rit ; et pendant que le vieux ermite me délivrait, mes
y(>ux, à moitié remis de leur démence, ne pouvaient
(juimiiarfaitemenl répondre à ses regards pleins de
bonté. Il m'entoura de ses bras géants pour soutenir
mon corps épuisé ; il enroula mes membres calcinés
dans le linge humide et balsami(|ue, aussi (rais (|ue la
rosée i)Our les feuilles allc'rées ; la chaîne, avec un bi'uit
sendjlable à celui d'un tremblement de terre, alla bondir
dans le gouIlVe du rapide escalier.
XXX
Ce que j'entendis ensuite, ce furent les vagues sau-
tant SU!' la jetée et le bi'uit aigu du vent de mer, dont le
souffle agitait doucement ma chevelure ; je regardai
(h'vaiU moi, et je vis une étoile bi'illanl à côli' d'une
voile, et bien loin cette monlagne et celte <-olonne,
fanal connu de ceux (|ui en'cnl sur le vaste abîme, —
et je craignis (|ue (|nel(|ue g(''nie cruel et sombre ne
m'eût encore, dans le délire, transporté dans une
bar(|ue diabolique.
XXXl
En elVel, mainlenant sur la vagne salée je voguais...
sans oser toutefois regarder la forme de celui qui diri-
geait le gonveiiKiil ((|noi(|ue ma lèle ;dl(''g«''e reposât
sur son sein, et (\uv son inanlean enveloppai mes mem-
i.AON i:t cytiin.v 173
bres nus) dans la crainte que cc ne fVit un démon. En-
fin, il pencha sur moi sa vénérable lète, comme pour
dissiper ces pensées de crainte , et son sourire cares-
sant descendit au plus profond de mon àme.
XXXIl
De temps en temps il portait à mes lèvres un doux
et salutaire breuvage ; tantôt il levait les yeux au ciel
pour observer si le géant étoile plongeait sa ceinture
dans la sombre mer; tantôt, bien qu'il dit peu à la fois, il
me parlait gaiement: « Tu as un ami pivs de toi ; tiens-
loi en joie, pauvre victime, te voilà maintenant en liber-
té ! » En entendant ces accents humains, je me réjouis-
sais , comme ceux qui ont langui de longues années
dans la solitude d'un profond cachot.
XXXIII
Une obscure et faible joie, dont les lueurs souvent
s'éteignirent dans l'égarement de nouveaux rêves ! Ce-
pendant il me semblait toujours que nous voguions,
jusqu'au moment où dans le ciel les étoiles de la nuit
pâlirent, et les rayons du matin descendirent sur les
<f*ourants de l'Océan ; et toujours ce grand et doux vieillard
me veillait, de même qu'une mère abîmée dans la dou-
leur se penche dans l'espérance sur son enfant mourant,
jusqu'à ce que les ténèbres s'amoncelassent de nouveau
dans lest azuré.
XXXIV
Puis le vent de la nuit, s'exlialant du rivage, envoya
des parfums qui venaient doucement mourir le long de
la mer, et les petites vagues qui portaient le rapide
bateau furent coupées en biais par sa (juillç tranchante;
174 OEUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
bientôt je pus entendre les feuilles soupirer, et je pus
voir les fleurs du myrte étoilant lobscur bosquet, et
au-delà de la grève caillouteuse, le bateau s'enfuit sur
un vent oblique dans une crique silencieuse, où les pins
d'ébène entremêlaient leurs ombres sous la lumière des
étoiles.
CHA>T n
I
Le vieillard prit les rames, et bientôt la barque tou-
cha la grève à côté du ne tour de pierre. C'était une
masse s'effritant en poussière, dont le sombre portail
était tapissé par les ondulations du lierre en fleur ; sous
ce portail le sol était parsemé de sables pailletés et de
très rares coquilles marines que le flux éternel, esclave
de la mère des mois, avait jetées sous les murs de
cette grise tour, qui se dressait là comme un enfant
supposé de l'art humain nourri parmi les enfants de la
Nature.
II
Quand le vieillard eut mis à l'ancre son embarcation,
il me prit dans ses bras avec une tendre solUcitude ; il
m'adressa peu de paroles, mais des paroles de bonté, et
me porta dans la tour au bas d'un escalier dont les
marches pohes, usées sous des pas incessants depuis de
longues années, tombaient en ruines. Enfin nous ai'rivâ-
mes à une petite chambre tapissée de mousses rares,
où ses douces mains me déposèrent sur une couche
d herbes et de feuilles de chêne entrelacées.
176 ŒUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
III
La lune dardait à travers les treillis sa jaune lumière,
aussi chaude que les rayons du jour, si chaude que, i)Our
laisser passer la brise humide de rosée, le vieillard les
ouvrit ; lalumière de la lune sélendait sui' un lac dont les
eaux venaient entremêler leurs jeux jusqu'au seuil de
cette charmante demeure ; à l'intérieur on voyait, à l'obs-
cure clarté du layon ondoyant, l'antique plafond sculpté
et de nombreux volumes, où ce sai^c avait puisé la
science qui lavait ftiit tout ce qu'il était devenu.
IV
La l)arrière de rochei'S de la mer était Lien loin, et
j'étais sur le bord d'un lac, un lac solitaire, au milieu de
vastes forêts et de montagnes neigeuses. Mon esprit
s'éveillait-il de ce sommeil aussi nuancé que le serpent (jui
ceint réiernité? Mon C(ji'ur ne pouvait-il pas étancher
dans la vie et la vérité l'ardeur de ses désirs ? Cylhna
était-elle donc un rêve, un rêve toute ma jeunesse, tou-
tes ces espérances et ces craintes, toute cette joie et
cette pitié ?
Ainsi la dc-mence recommençait, mais une dénu'uce
plus douce, qui n'obscurcissait rien que le cours sans
repos du temps des ombres surnaturelles d'une cuisante
tristesse. Dans mon malheur désespéré, le bon
ermite allait et venait alVaiic autour de ma couche
douloureuse, connue un esprit de force au s<'rvice du
bien. Quand je fus guéri, il me lit sortir pour me mon-
trei- h's merveilles de .sa svlveslre soUtude, et nous nous
LAON ET CYTIIX.V 177
assîmes ensemble près du flot qui bat! ait le rivage de
nie.
VI
Il savait adroitement trouver des paroles caressantes,
empfîuîtées aux préoccupations de ma démence; comme
mon propre cœur, il mentretenait volontiers de Cythna,
jusqu'à ce que ce nom palpitant eût cessé de me faire
tressaillir, en sortant de ses lèvres familières. Ce n'était
pas de l'art, quand il parlait de sagesse et de justice,
quand ses doux regards de pitié me pénétraient d'une
lueur aussi vive que l'est le trait de l'éclair, lorsqu'il
fend les rameaux noueux de quelque chêne séculaire.
YII
Ainsi lentement les ténèbres s'enfuyaient de mon cer-
veau ; mes pensées reprenaient leur cours régulier sous
les enchantements du vieil ermite. Alors je compris le
glorieux destin de ceux qui emploient énergiquement
tous leurs efforts à rallumer la lampe de l'espérance sur
les égarements de l'homme; et assis près des eaux dans
le ci'épuscule du soir, je dis à ce cœur d'ami toute ma
pensée, — à ce cœur (pii avait pu vieillir, mais sans
jamais se corrompre.
YllI
Cet honnne blanchi pai* les ans avait passé sa longue
vie à converser avec les morts, qui laissent sur plus
d'une page le sceau de pensées toujours rayonnantes
alors qu'ils sont descendus dans l'insensible humidité
du tombeau ; son esprit était ainsi devenu un flambeau
de lumière, comme ceux dont il se nourrissait. A tra-
vers les agglomérations d'hommes , camps et cités, une
178 casuvRES poétiques de shelley
profonde soif de science avait conduit ses pas, et il sa-
vait lire dans toutes les voies des hommes à travers l'hu-
manité.
IX
Mais la coutume rend aveugles et endurcit les cœurs
les plus hauts ; il avait vu les malheurs qui enchaînaient
l'espèce humaine ; mais il jugeait que le destin qui l'a-
vait condamnée à cette abjecîtion la maintiendrait dans
cet état; et dans une telle conviction, pour goûter quel-
que solide joie, il avait cherché cette retraite. Cepen-
dant, quand le bruit se répandit quun homme en Argo-
lide souillait la lorlurc pour la liberté, et (|uc la foule
avait entendu et (.onqii'is les hautes vérités qui sortaient
de ses lèvres inspirées.
X
Quand il apprit que les multitudes s'ébranlaient, son
esprit tressaillit dans son vieux coips ; il ne pouvait plus
vivre (hms une douce paix ; il vint sur la terre où la
fureur du vainqueur s'était assouvie, sur ma terre na-
tale. Là tout cœur était un bouclier, toute langue une
épée... de vérité; le nom du jeune Laon ralliait leurs
secrètes espérances , pendant (jue les tyrans chantaient
des hymnes de triomphante joie au milieu de nos tribus
dispersées.
XI
Il arriva à la colonne solitaire sur le rocher, vl sa
douce et puissante éloquence i)ut attendrir les cœurs de
ceux qui la gardaient, et faire coulei- de leuis yrux les
larmes du l'ejx'nlir. lis le laissèrent entrer librement
pour m'emj)orter. — « Depuis lors, dit le vieillard, sept
LAON ET r,YTH>A 179
ans se sont écoulés, pendant lesquels la vc-rité a pénétré
lentement Ion sens enténebié ; l'espérance qui l'égarait
m'a en même temps communiqué la force d'un sublime
dessein.
XII
« Oui, de tous les souvenirs de ma première jeunesse,
de la science des anciens bardes et sages , de toutes les
créations que ma pensée réveillée a tirées des espéran-
ces de tes hardies aspirations, je me suis fait un lan-
gage capable de révéler la vérité à mes concitoyens ;
de rivage en rivage mes paroles ont pioclamé les doc-
trines de la puissance humaine ; elles ont été entendîtes,
et aujourd'hui les hommes aspirent à de plus grandes
conquêtes que toutes celles qu'ils ont jamais faites ou
perdues jusqu'ici.
XIII
« Dans le secret de leurs chambres, les parents lisent
en pleurant mes écrits à leurs enfants, qui ont cessé
d'être aveugles; les jeunes hommes se réunissent quand
leurs tyrans dorment, et se lient l'un à l'autre par de
iidèles serments ; les vierges nubiles, qui avaient langui
d'amour jusqu'à ce que la vie semblât fondre dans leurs
regards, ont trouvé maintenant un zèle plus ardent,
une plus noble espérance ; et chaque poitrine est agi-
tée et emportée dans le ravissement, comme des myria-
des de feuilles d'automne sur un torrent gonflé.
XIV
« Les tyrans de la Cité d'Or tremblent au son des
voix qui s'entendent dans les rues ; les ministres de la
fraude peuvent à peine dissimuler les mensonges de
180 œUVRES POÉTIQUES DE SIIELLEY
leur propre cœur ; mais, quand ils se rencontrent dans
le sanctuaire, ils savent bien intérieurement, quoiqu'ils
ne disent rien, que la véi"ité est connue; les meurli'iers
pâlissent devant le tribunal; lor devient vil même pour
la vieille femme opulenle ; les rires emplissent le temple,
et les malédictions ébranlent le trône.
XV
« Les bonnes pensées, les forles espérances, et les
louables actions abondent ; car linlrépide amour, et la
loi ])ure de douce égalit*' et de paix succèdent aux dogmes
qui ont si longtemps maintenu le inonde dans la crainte,
le mensonge, la froideur et le sang. (>)nnne les tour-
billons entraînent dans leur goutfre tous les débris de
l'Océan, ainsi l'essor de ton puissant génie, ô Laon, qui
a prévu C(;tte espérance, force tous les esprits à obéir
et à se presser en immenses rangs de bataille autour de
ta secrète puissance.
XVI
« Je nai été que ton passif instrument.» — Pendant
que le vieillard parlait ainsi, sa face rayonnait sur moi
comnKî celle dini esprit: — « C'est de toi que m'est
venu, rju'esl venu à tous, le pouvoir de sacheminer vers
cette délivrance non prévue de nos chaînes séculai-
res;.... oui, cest toi (pii as élevé cette lampe d'espé-
rance (jue le temps ni le hasard ni le changement ne
peuvent éteindre ; et ce bien m'était réservé de projeter
SCS rayons condensés siu- le monde,
XVll
t Mais, hélas ! je suis à la fois inconnu et âgé ; et,
(pioi(|ue je sache bien r«'vèlir le lissu de la sagesse des
LAO> ET CYTIIAA 181
teintes du langage, j'ai des apparences froides, et mon
extérieur indique que j'ai longtemps repousse les espé-
rances abritées dans mon àme ; mais le nom de Laon a
été pour la foule lunudtueusc létoile dont les rayons
soulèvent les vagues et les tempêtes, et sa langue victo-
rieuse des Ames a été connue une lance qui a abattu le
cimier armé du crime.
XVIII
« Peut-être le sang n'aurait pas besoin de couler, si
enfin tu voulais te lever; peut-être les esclaves mêmes
voudraient éjiargner leurs frères et eux-mêmes. Grande
est la puissance de la parole, — car naguère une belle
vierge, qui dès son enfance avait appris à porter le joug
le plus pesant de la tyrannie, se leva et révc'la à son
sexe la loi de la vi'rité et de la liberté ; avec ces simples
mots: « pour l'amour de toi, de grâce, épargne-moi, »
elle sut si bien émouvoir de pitié
XIX
(c Tous les cœurs, que le bourreau même qui avait
lié son corps doux et calme, au moment même du sup-
plice, fut ébranlé et i)leura; et il ne se trouva pas une
main liumaine pour lui faire du mal. Elle se promène
en toute sécurité à travers la grande cité, voilée dans
l'éloquence incorriqilible de sa vertu, triplement cui-
rassée contre le nii'pris, la mort et la souffrance, unis-
sant en elle, dans les sourires qui la défendent, le ser-
pent et la colombe, la sagesse et linnocence.
XX
« Les femmes aiix yeux farouches se pressèrent au-
tour de ses pas ; de leurs somptueuses prisons , des
Radbe. I. — H
182 OEUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
réduits des derniers esclaves, du sein de lopulencc de
l'oppresseur, ou des caresses de sa luxure assouvie,
elles accourent eu foule ; elles mettent en elle toute leur
confiance. Les tyrans envoient leurs esclaves armés
pour abattre son pouvoir ; ceux-ci, comme; un coup de
tonnerre élouiTé dans quelque forêt, sinclinent sous
le charme des discours de la jeune vierge, et se révol-
tent contre leurs chefs.
XXT
« Ainsi elle (Miseigna l'égalité cl la justice à la femme
si longtemps outragée et souillée, recueillant le plus
doux fruit qu'il soit donné à l'homuic d'atteindre dans
ces belles mains maintenant libi-es, pendant que le
crime armé, malgré sa force, tremble devant son regard.
Ainsi elle abiite près d'elle des milliers de fennnes,
vierges brillantes, et matrones avec leurs enfants, une
imposante nndtilude; les amants renouvellenl les cuga-
gemenls qu'ils ont jurés dans un premier serment, et
des cœurs longtemps séi)ai"és sont maintenant unis.
XXII
« Près d'elle les orphelines sans abri trouvent nu
foyer; ainsi (pie cvs pauvres victimes de l'orgueil... belles
épaves, sur (jiii le moiuh! souriant fait peser à grand
bruit 1<^ rachat de sa perversité. Dans de hideux repai-
res, ou dans ses [)alais la Luxure trône seide, pendant
que sur la terre retentit sa voix, dont la douceur redou-
table n'-prime tout mal; el ses ennemis attendris revien-
nent et jelieni le snll'rag»; de l'amoiM' dans l'iu'ne aban-
doiMM'c de lespc'rance.
I
LAON ET CYTHXA 183
XXIII
« Ainsi, dans la rite populeuse, une jeune vierge a
arrache à la Destruction la proie que celle-ci regarde
comme sienne, partout où, surchargés de chaînes, les
hommes sen sont fait des armes pour jeter à bas la
tyrannie, arJjilre mensong(M' entre l'esclave et lliomnie
libre ; et sur la terre, dans les hameaux et dans les vil-
les, la multitude se rassemlîle en tiuiuilte et vole aux
armes, pendant que la tyrannie repousse les revendi-
cations du droit et ramasse ses forces autour de ses
trônes tremblants.
XXIV
« Bientôt l'homme libre ne peut s'empêcher, quoi-
que bien malgré lui, de verser le sang. La reine des
esclaves, lange aux yeux bandés des aveugles et des
morts, la Coutume, de sa masse de fer, indique les
tombeaux, où son étendard désolé flotte sur la pous-
sière des prophètes et des rois. Elle compte pourtant bien
des honnnes dans ses rangs , elle pave son sentier de
cœurs humains, et sur lui jette la lueur égarante de ses
incommensurables ailes.
XXV
ce II y a une plaine au-dessous des murs de la cité,
enlacée de montagnes brumeuses, étendue et vaste; là
des millions dhommes élèvent à l'appel frémissant de la
Liberté dix mille grands (Hendards ; ils remplissent le
vent, qui porte mille voix ne formant qu'un son en
passant, et fait frémir sur son trône leur ennemi cou-
ronné. Il est assis frappé de stupeur au milieu de sa vaine
pompe, et il ne sait pas que son pouvoir n'est plus. Pour-
184 ŒUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
quoi los épccs victorieuses hésifenl-elles à sceller sa
ruine ?
XXYI
« Les gardes du tyi'an soutiennent la résistance ;
hardis, farouches et durs comme des bètes de sang,
ils forment un point au milieu de la foule qui couvre la
plaine. Dès l'enfance, le carnage cl la ruine ont été leur
pâture, le m;d a (''t('' leiu' ))icn. et ces! pour h\ haineux
amour de ce mal (|iic leur voiontc' a loi'gé les cliaines
qui rongent leins co'iirs. La uudtilude qui les (înveloppo
essaye, avec des paroles damonr humain, de lléchir au
nom de leur pi'opre sahit leiu's es|)rits obstinc's.
XXX VII
« Sur la plaine il se fait un calme soudain, pendant (|ue
nuit cl jour, autour de ces bandes sans pitié, se monte hi
garde de lamoui' — une extase qui frappe la pensée
dime teri'cui' mèh'c d'espérance. De même, (juand le
(racas du louihillon, dont les souilles furieux confondent
les vagues cl les nuages, sid)itcmcnl s'apaise, le marinier
tcrjilié sent le siU'Uce tomhei' siu- son cœur ; ainsi
enchaînes les vaincpu'urs saiiétèrent. Oh! puissent les
hounnes libres ne jamais embiasseï- les genoux impi-
toyables delà 'ferrciir, ce meurlrier!
XXVlll
« Si le sang est versé, ce n'est plus qu'un échange de
chaules, un |)assagc de l'eschivage à la làchel<''... une
hunenlabie chule !... Kicvc la voix ins|)ir('e ! Verse sur
«•es hounnes uk'mIkuiIs rauiour (|iii xollige dans ces yeux
eiichanleiirs ! Debout, mon :uni ! AcMeii !... /> Kl (piand
il cul parh' ainsi, je me levai Ici-èrehienl sur la terre ver-
LAON ET CYTIINV 185
(loyaiito, comme qiiclqiriin (jiii se révcilh' d'un sombre
rêve, et je regardai la profondeur du lae i)aisible.
XXIX
Jyvis mon image réfléchie, et alors ma jeunesse se
présenta à moi avec limpétuosité du vent qui descend
sur des eaux tian(|u[lh'S. .Ala mince chevelure était pré-
maturément grise ; mu face était ti'aversc'C de ces rides
que laisse après elle la soulfrance, non làge ; mon front
était pâle ; mais sur ma joue et mes lèvres un afflux de
feu dévorant trouvait sa nourriture ; pendant que par
mes yeux pouvait parler un esprit subtil et fort dans
un corps si faible.
XXX
Et, quoique leur éclat fût alors évanoui, cependant
dans mes regards creux et sur mes traits amaigris se
voyait toujours la ressemblance dune forme pour laquelle
avait été tissée la plus brillante étoffe du génie, forme
disi)arue, me semblait-il, delà scène de ce monde qu'elle
avait laissée vide ; cétaient les traits de son frère (1), ils
pouvaient ressembler aux siens. Ils avaient été autrefois
le miroir de ses pensées, et la grâce jetée par l'ombre
de son esprit y laissait toujours quelque trace.
XXXI
Qu'étais-je alors? Elle sommeillait avec les morts.
Gloire et joie et paix étaient venus et partis. Le nuage
périt-il quand les rayons qui baignaient d'or sa hsièrc
se sont enfuis? ou, noir et solitaire, porté inconnu à
ti-avers les sentiers de la nuit sur les ailes déployées de
(1) Dans la Ri'i:olte de l'Islam, on lit : « de son amant. »
186 ŒUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
son propre vent, ne verse-t-il plus de pluie sur la terre ?
Les étoiles se montrent, quand la froide lune aiguise sa
corne dargent sous la nier, et viennent peupler la vaste
nuit.
XXXIl
RafTeiini dans mon cœur, et cependant triste, je
quillai ce vieillard, non sans échanger des regards et
des larmes, et un long adieu ; puis je m'acheminai vers
le camp. 3Ion esprit i)orta mon corps sur bien des
chaînes de montagnes, élevant bien haut leur mille
crêtes, à travers bien des vallées et bien des bruyères :
et en ce moment la terre sereine semblait jouir avec
délices de la biillante investiture du Piintcmps en (leurs,
une vision qui empruntait quelque chose de triste à ma
propre tristesse.
XXXIII
Mes forces revivaient en moi, et j'allais, comme quel-
(|u'un (pie portent les vents sur Ihcrbc coui'bée, à tra-
vel's maint*' vallée de ce large coiiliiient. La nuit, (piaiid
je reposais, de beaux rêves i)assaieiit devant mon
oreiller. Ma Cythna s'y trouvait toujours mêlée, mais non
plus semblable à un enfant de la mort; quand je me
réveillais de mon repos, une masse terriliante semblait
séparer de ma vie ce délicieux souimeiL comme si la
lumière de la jeunesse navail |)as(lisp;irn pour lonjouis.
XXXIV
Et toujours, pendant (|ne j allais, celte vierge qui
avait élevé si haut la torche de la vé'iilc', dont l'ennile
dans son pèlerinage avait entendu raconter les hauts
LAON ET CYTIIN.V 187
faits, hantait mes pensées. Ah ! l'espérance repaît son
mal de tout ce qu'elle trouve, fleurs ou mauvaises
herbes! Cette vierge pouvait-elle être Cythna? Ce
cadavre que j'avais vu n'était-il qu'une forme telle que la
pensée qui se torture elle-même en enfante dans son
délire ? Cependant elle faisait autour de mes pas comme
une lumière qui ne devait jamais s'évanouir.
CHANT V
I
.rari'ivai enfin surlo dornior sommet, nn escarpement
de neige. La lune pendait bas sur les montagnes de l'Asie,
et au dessous s'étendaient la plaine, la cité et le camp,
bordés des flots de l'Oeéan faiblement illuminés de la
lueur de minuit ; les sommets de la eit(' éclairés par
la lune et des myriades de lampes brillaienl connue des
étoiles dans un ciel sublunaire, et des feux flambaient
au milieu des camps dissémines, comme des jets de
flamme (luallume le rapide Ti'end)lenienl de terre jjar-
tout où il pose le pied.
11
Tout doi'uiail, exccpic r('u\ (pii veilhiicnl debout sous
les armes, ou ceux (jui gardaient assis la luuuère du
|)hare ; les légei's bruils (pii sorlaicnl de celle vaste
multitude rendaient encoi'c le silence plus prolbnd. Kt
cependant cpu'lle puissance de pensée luunaine était
bercée dans cette nuit ! Cond)ien de c(eurs imptMK'lia-
blement voih's battaient sous son ombre? Quel secret
combat le Mal cl le Mien, sous I ;ii iiMire de mille [las-
sions enti'cmèb'-es, se liviaieiil dans celle loule silen-
cieuse! une guerre éternelle !
L.VON ET CYTHN.V 189
III
En ce momonl lo pouvoir du IVwn ivrnportait la vic-
toire. Cest ainsi que j'an-ivai plein denthousiasmc à
ti'avers ce labyrinthe d'innombrables tentes, au milieu de
ces millions dhonimes silencieux liviés à un innocent
sommeil. Alors la lune avait laissé le ciel désert ; mais
la piemiére lueur matinale de lorient me montra un
jeune homme armé, la tète courbée eu avant sur sa
lance : « Un ami ! » criai-jebien fort; et en un clin dœil,
en honnnes libres animés des mêmes cspéi'ances, nous
nous comprîmes.
IV
Je m'assis à côlé de lui, pendant que le rayon du
matin se frayait lentement un chemin à travers le ciel,
et causai avec lui de ces immortelles espéi-ances, un
thème glorieux, qui nous occupa jusqu'au moment où
les étoiles s'obscni-cirent ; et tout ce temps il me sem-
blait que sa voix nageait dans le souvenir de ces pen-
sées qui font déborder les yeux humides ; enfin, lorsque
le jour commença à remplir l'air de sa lumière, il me
regarda, et frappé de stupeur, s'écria : « Toi ici ! »
Alors, soudain, je reconnus le jeune homme, en qui
mon esprit avait trouvé ses premières espérances ; mais
des langues envieuses avaient terni sa sincérité, et ini
orgueil irréfléchi avait enchaîné son amour dans le
silence ; et la honte et le chagrin avaient cruellement
blessé le mien, tandis que lui était innocent, et que
jetais le jouet dune illusion. La vérité m'apparut aloi's ;
des larmes de repentir et de joie montèrent soudain à
iV
190 œUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
mes yeuK, et en jaillirent violemment sur le sol ; et nos
âmes confondues savourèrent leur paix.
M
Pendant que nos lèvres sans repos et nos yeux ardents
s'entretenaient ainsi, un bruit d'impétueux conflit, comme
sorti de la terre, s'éleva soudain. De chaque tente, ré-
veillés par cette terrible clameur, nos gens s'élancèrent,
saisissant leurs armes. Nous nous hâtâmes du côté du
bruit ; nos bandes se réunissaient au loin. Ces esclaves
de sang, au milieu de dix mille morts poignardés dans
leur sommeil, foulaient au pied, dans une lâche trahison,
les nobles cœurs qui avaient cherché à épai'gner leurs
vies.
VII
Comme des serpents furieux piquant quelque char-
mant enfant qui leur apporte leur nourriture, quand l'hi-
ver Irompcui' et beau les attire au dchois de ses froids
sourires, aussi sauvages ils exercent leur rage dans le
camp; ils écrasent l'armée patriote; la confusion, le
désespoir descendent comme la nuit, quand un cri
lelenlit : « Laqn ! » Comme un brillant fantôme venu
du ciel, ce cri é])()iivaiila les esclavc's, et s'élargissant
à travers la voûte cclcsie, il semblait conuni; un cri
envoyé de la terre au ciel en signe de victoire.
MU
Ces trahies meurtriers, saisis d'une soudaine jtanîque,
s'enfuiient couunc des légions dinsectes devant le vent
du nord ; mais toujours plus rapides, nos armées enve-
loppèrent leurs rangs brisés, et les enfermèrent dan?
LAON ET CYTIINA 191
une vallée rocheuse, où leur farouche désespoir ne pou-
vait leur être d'aucun secours. Alors la vengeance et la
terreur firent dél'ailiir la haute vertu des patriotes ; l'un
d'eux allait atteindre son ennemi de la pointe de sa mor-
telle lance ; je m'élançai entre eux, et criai : « Arrête !
Arrête ! »
IX
La lance traversa mon bras brusquement levé pour
supplier, et le sang jailHt autour de la pointe. Je souris,
et m'écriai dans la joie : « Oui, coule avec ton irrésistible
éloquence, ô sang vital, jusqu'à ce que mon cœur soit à
sec, avant que la cause dont tu étais digne soit vain-
cue ! Ah ! vous piÀlissez ! vous pleurez ! vos passions
s'apaisent ! C'est bien ! vous sentez la vérité des douces
lois de l'amour !
X
« Soldats, nos frères et nos amis sont massacrés ;
vous les avez tués, je crois, pendant qu'ils dormaient !
Hélas ! qu'avez-vous fait ? Ces yeux, prêts à pleurer la
plus légère peine que vous auriez pu souffrir, vous les
avez éteints ; — ces sourires, qui devaient répandre le
baume dans vos cœurs, se sont évanouis dans la dou-
leur ; ceux dont l'amour veillait autour de vos tentes
pour vous donner la libei'té de la vérité, vous les avez
poignardés pendant qu'ils dormaient !... Eh bien, ils
vous pardonnent maintenant.
XI
« Oh ! pourquoi le mal devrait-il toujours sortir du
mal, et la peine engendrer toujours une peine plus
poignante ?.... Nous sommes tous des frères ! Oui,
192 œUVUES POÉTIQUES DE SHELLEY
les esclaves mêmes qui sont payés pour tuer sont des
hommes ; et jîour venger le crime sur le coupable, la
Misère devra-t-elle toujours se repailre de son propre
cœur brisé ! 0 terre ! 0 ciel ! et loi, redoutable nature,
qui as donné lèti'e à toute action, à tout ce qui vit et
est, c'est pour toi que ceux-ci ont commis le mal, et
c'est pour toi qu'ils sont pardonnes !
XII
« Unissez donc vos mains et vos cœurs, et que le
passé soit pour les pensées mauvaises comme un tom-
beau qui ne rend plus ses morts ! » Alors, comme le
sang- coulait de maré(;ente blessuie, un nuage ténébreux
o])S('urcit mes sens et des onibi'es rapides couvi'ii-ent
mes yeux. Quand je me réveillai, jetais étendu au milieu
de frères et d'ennemis, je voyais autour de moi des atti-
tudes empressées, des regards ardents qui me question-
naient, pendant que l'un deux pansait ma blessure avec
des herbes embaumées, et dune voix caressante min-
vitait au repos.
XIII
Et celui dont la lance nfavait blessé se penchait près
de moi, les lèvres tremblantes et les yeux humides ; et
tous semblaient être des IVères pailis pour un lointain
voyage, rc'unis dans une ('liange assemblée sur une
terre étrange, autour de celui (|u"ils pouvaient appeler
leur ami, leiu- eliei", leur père, viciiuie maintenant du
courage avec lequel il sest exjwsc'' au péril pour les sau-
ver de l'esclavage de la mort. Ainsi en ce jour lut récon-
ciliée la vaste aimée de ces bandes rialernelles.
LAOX ET CYTHNA 193
XIY
Faisant rolontirle tonnerre de ses acelaniations, eette
nuilfiliide, et moi avec elle, nous nous acheminâmes
avec joie vers la ville ; une nation aflranehie par laniour,
une puissante eontValernité qu'enehainait la jalouse riva-
lité du bien ; un glorieux cortège, plus magnifique que
les esclaves royaux parés d'or et de sang, quand ils
reviennent du carnage et sont pompeusement conduits
en triomphe sous les nuu's couverts de peuple.
XV
Au loin, les murs de la cité regorgeaient de specta-
teurs : aux flancs vertigineux de chaque tourelle étaient
attachées mille grappes vivantes, et sur chaque aiguille
sellaçant au loin peu à peu dans le ciel, de brillants
étendards étaient suspendus sur les vents charmés.
Comme nous approchions, un cri d'allégresse éclata à
la fois de toute la multitude, comme si la vaste et popu-
leuse terre avait jeté dans ses cieux sans bornes la cla-
meur soudaine de sa joie, après qu'un ouragan uni-
versel a passé sur sa l'ace.
XYI
Nos ai'mées se répandirent à travers les cent portes
de la cité, comme les ruisseaux pendant lorage se pré-
cipitent du haut des montagnes vers l'abri rocheux de
quelque lac, dont le silence les attend; et pendant que
nous passions au milieu du calme de lair ensoleillé,
mille couronnes de fleurs pleuvaient sur nous, fleurs
emblèmes de la vérité et de la belle liberté ; les plus
belles mains les attachèrent sur plus dun front ; c'é-
194 OEUVRES POÉTIQUES DE SIIELLEY
taient les anges du ciel de ramour, étendu maintenant
sur toutes choses.
XYII
J'allais comme un homme ravi dans quelque extatique
vision. Ces hommes de sang-, si fraîchement réconciliés,
sous l'influence du repentir, sentaient la colère se chan-
ger en amour ; ils étaient désenchantés du mal, et leurs
sourires avaient d'autant plus de charmes qu'ils avaient
fait plus de mal ; la douce crainte de ces si suaves
regards adoucissait leurs propies cœurs, et attirait déli-
cieusement leurs esprits vers lamour des lois de léga-
lilé et de la liberté.
XVill
Tous ensemble, dans une symphonie retentissante, ils
élevaient mon nom confondu avec celui de la liberté, me
proclamant « l'ami et le sauveur des hommes libivs, le
père de cette joie ! »... De beaux yeux, empreints de
ces sentiments inspirés i)ur celle qui avait fait briller la
lumière d'un gi'and esprit, rayonnèrent autour de moi;
et tout l'appareil de cette grande scène disparut à mes
yeux comme les nuages sans repos devant le soleil
immobile. — Où était cette vierge? Je le demandai, mais
personne ne la connaissait,
XIX
Laone était le nom rpie son amour avait choisi ; car
elle était sans noui, et persoime ne connaissait sa nais-
sance. Où donc était Laone ? — La ciaiule glaçait uu'S
paroles sur mes lèvres. .Mais Je devais à nia grande
entiepiisc de triompher de celle espérance pleine de
LAON ET CYTHXA 195
terreur ; et quand enfin on m'apprit qu'elle apparaîtrait
le lendemain, alors je me retirai pour songer aux
besoins de cette grande multitude : les étoiles en ce
moment apparaissaient pressées au-dessus de la mer
crépusculaire.
XX
Et cependant il n'y avait à s'inquiéter d'aucun besoin
pour le repos ou la nourriture d'une si grande multi-
tude, depuis que tous pouvaient attendre l'un de l'autre
tous les secours de la bonté. — Je passai donc devant
la porte du Palais Impérial, maintenant désolé, et là je
vis plongé dans la stupeur, seul, le tyran tombé ! —
Silencieux il était assis sur les marches de son trône
d'or, qui, étoile de pierres étincelantes , brillait dans
son éclat solitaire.
XXI
11 était seul avec une enfant qui devant lui exécu-
tait une gracieuse danse ; le seul être vivant de toute
cette foule qui hier se pressait dans ces lieux pour l'ado-
rer, essayant de lui apporter une consolation dans son
abandon. — Elle savait que le roi avait aimé autrefois
sa danse ; et maintenant elle entremêlait ses cer-
cles, pleurant et murmurant, dans la triste tâche de
son amour dédaigné, de ce que sa muette tristesse ne
pouvait lui arracher un sourire.
XXII
Elle vola vers lui et embrassait follement ses pieds,
quand des pas humains se firent entendre Lui, resta
immobile sans parler, sans changer de couleur, sans
lever ses regards pour rencontrer les yeux des étran-
19G OEIVKES POÉTIQUES DE SHELLEY
gers. — Le bruit de notre entrée réveilla les échos de
la salle, qui en eireulant brisèrent le calme de ses
l'elraites ; comme une tombe, ses murs sculptés répon-
dirent dans le vide au bruit des pas qui tombaient, et lu
lueur du crépuscule s'étendit comme la Inume d'un
charnier dans le dôme rayonnant.
XXIII
L'enfant se leva quand nous approchâmes. Ses lèvres
et ses joues paraissaient pâles et blêmes ; mais sur son
front et dans ses yenx rayonnait cette beauté qui rend
les ecï'urs qui s'en nourrissent malades dun excès de
douceur ; elle s'appuya sur le trône. Le roi, le front con-
li-act(', et les lèvres plissées i)ar Ihabitude dun long-
mépris, eut un ricanement inlc'iieur el un froncement
de sourcils; la leinte de son visage devin! semblable à
celle que quelque grand peintre compose (juand il [rempe
son i)inceau dans la lueur du (rend)lement de leire et
de l'éclipsé.
XXIV
Elle se tenait debout près ilc lui couune un ai'c-en-
cicl entrelacé dans queUpie oiage, lorsqu'à peine ses
vastes ond)res se sont évanouies des bleus sentiers du
rapide soleil. Vn sourire doux el soleniu'l, connue celui
de Cylliiia, jela un ('•clair de lumière, qui III battre vio-
lenunenl un)n eo'ur, siii- les lèvres entrOuvertes de celle
euranl, un rayon de bonheur, une oudjre des jours éva-
nouis — Quand les larmes (pii enveloppaient ce
sourire furent passées, dun baiser de père je pressai
ses doux veux dans une tendresse Irémissante.
LAON ET CYTIIKA 197
XXV
Je voulus alors lircr de sa solitude ce malheureux roi,
et, pleiu de compassiou pour ce chaugcuieut, j'essayai,
par de tristes paroles, de caresser son humeur cha-
grine. Mais lui, })endant que lorgueil et la crainte se
livraient un violent combat, avec la lugubre astuce
dune haine mal dissimidée, il lança sur moi un regard
semblable à celui du serpent édenté.Je sentis delà pitié,
non du nn-pris, pour cet homme aujourd'hui d<''solé
après avoir été le d(''Solateni', et qui ne sapercevait pas
qiu' les malédictions dont il se mo([uait lavaient saisi
aux cheveux.
XXVI
Je le fis sortir de ce lieu qui semblait maintenant un
sonq)tueux tombeau ; nous passâmes à travers des porli-
qiu's profondément sculptés de figures belles comme
un rêve, et nous laissâmes les ombres qui président au
sommeil faire leur garde silencieuse sur son or dédaigné.
— Lenfant marchait avec abattement et, à mesure qu'elle
marchait, les larmes qu'elle pleurait brillaient sous la
lumière des étoiles ; elle semblait ("garée et, quand je
lui parlais, les sanglots l'empêchaient de me répondre.
XXVII
Enfin le tyran cria: « Elle a faim, esclave! Poignarde-
la ou donne-lui du pain ! » Il dit cela d'un accent tel
que des imaginations malades pourraient en entendre
dans une tombe nouvellement creusée. Je tremblai, car
la vérit('' nfi'tait connue ; on lavait laissé seul avec c<'tte
enfant ; ni lun ni l'autre n'étaient sortis pour se pro-
198 OF.UYRES POÉTIQUES DE SHELLEY
curer do la nourrlturo ; lui, partagé enlro l'orguoil et la
crainte, était resté blotti près de son trône, et elle,
nourrisson de la captivité, ne connaissait rien au-delà de
CCS murs, et ne se doutait pas qu'un tel changement pût
s'accomplir.
XXVIII
Il était troublé comme si un charme se fût soudaine-
ment dissipé ; les sceptres ne gouvernaient plus ; elle
venait de l'or, cette force redoutable qui avait jadis tout
soumis à son pouvoir. Un tel étonnement s'empara de lui,
qu'on eût dit qu'heure i)ar heure le passé reparaissait
devant lui ; et la chute ra|)ide d'un homme si grand et
si i)uissant, comme un prodige, frappait et émouvait
jusqu'à la désolation les cœurs de tous ceux qui assis-
taient à ce terrible changement.
XXIX
Une puissante multitude, comme celle que la vaste
terre peut verser en mille ans, ('tait niainlciiant rc'unie
autour du tyran déchu ; leurs innombrables pas tom-
baient connne le fracas des averses de grêle au ])rin-
temps, frappant de coups redoublés la terre ; on n'en-
tendait |)as d'autre bruit dans celte innnense multitude,
(^et homme abanilonnc' eoniiul alors tout le poids de
son changement, et il ejiclia dans la poussière son visage
blènu', pour se melire à l'abri des regards perçants qui
fouillaient sa poitiine.
\X\
Et en mèiue teuips il sadaissa. .le m'assis près de lui
sur la terre, et je pris cette belle enfant d'entre ses bras
LVON ET CYTHNA 199
affaiblis, pour qiiil ne put leur arriver aucun mal.
Quand on leur eut apporté la nourriture, l'enfant appro-
cha sa part des lèvres dédaigneuses du roi, puis, quand
elle vit qu'il en avait assez, elle se mit à manger, tout en
pleurant ; le désespoir de l'homme abandonné l'emporta
sur la faim et, oubhant son état, il s'assit dans la pous-
sière, comme dans une espèce de léthargie.
XXXI
Lentement le silence des multitudes passait, comme
lorsqu'on entend au loin dans quelque vallée solitaire le
rassemblement des vents à travers la forêt. — « Il est
tombé ! » criaient-elles, « celui qui fit habiter la famine,
la peste ou ([uelque fléau plus cruel encore, dans nos
demeures, il est tombé ! Le meurtrier qui étanchait la
soif de son âme, comme à un puits de sang et de larmes,
dans la ruine ! Le voilà ! Le voilà précipité dans un
gouffre de mépris, d'où personne ne peut le tirer ! »
XXXII
Puis on entendit: « Que celui qui jugeait soit mis en
jugement ! Du sang pour du sang ! tel est le cri de la
terre profondément souillée de ses crimes ! Les attentats
d'Othman seul resteraient-ils sans vengeance ? Ceux-là
seuls qui, broyés sons l'effort d'un travail écrasant,
arrachaient de la terre indignée l'aliment de ses somp-
tueuses convoitises, périront-ils comme des coupables,
quand son sang immonde peut à son aise bouillonner et
circuler dans ses veines? — Levez-vous, et faites à la
haute Justice le sacrifice qu'elle demande ! »
XXXIII
« Que prétendez-vous? Que craignez-vous », m'écriai-
200 œUVKES POÉTIQUES DE SIIELLEY
je alors, m'élançant soudain, « pour vouloir verser le
sang d'Othman? Si vos cœurs sont trempés dans le véi'i-
table amour de la liberté, cessez de redouter un honnne
seul, un pauvre abandonné! Sous ce ciel qui étend sur
vous tous sa pure lumière, à travers la terre, la mater-
nelle terre, qui verse pour tous ses doux sourires,
laissez-le aller en liberté, jusqu à ce que la dignité de
la nature humaine y puise une seconde naissance.
XXXIV
« Qu'appelez-vous Justice? Y a-l-il mi seul d'entre
vous (jui dans le secret de sa pensée n'ait jamais désiré
le mal d'un autre?... Etes- vous tous puis ? Que ceux,
qui m'entendent sans Iremblei" se présentent ! Poui'ront-
ils insulter ou tuer, s'ils sont ce que je dis? Leurs doux
yeux peuvent-ils se remplir de la fausse colère de lliypo-
crite? Hélas! Non, de tels lionnnes ne seraient j)as purs!
La volontc' (''prouv(''e de la vertu voit (pie la Justice est
la lumière de l'amoui', et non la vengean<'e. la terreur
et la haine ! »
XXXV
Le murmure de la nudliliule, expirant Icnlenient,
s'arrêta, pendant qiw je parlais. Alors ceux (pii é-taient
près de moi lournèivnt des regards bienveillanls du
côt('' oil riioinme abandonné était étendu, voilant sa
tète, (jiie cette belle enfant pressait en silence sur son
sein; puis on entendit dans l'aii' des sanglots ; un grand
nombre baisaient mes pi<Mls dans m\ transport de pitié,
et ceux (|iii tout à llieiire maudissaient cet iiomme, ses
|>ropres victimes, appoitaiciil m;iiiilciiaiil à son d(''ses-
poiiime douce consolation : des regards attendi'isel de
luuchantes paroles.
l.VltN KT CYTIIXA 2U 1
XXXM
Alors la foiilo silencieuse raceonipagiKi à la deiiiein'e
qui Ini était assignée pour son repos; et là, pour adoucir
son esprit envenimé, on l'enioura de tout ce (pii pouvait
lui rappeler son ancien état. El, si son co-ur avait pu être
innocent, comme le conu' de ceux (pu lui pardonnaient,
il aurait pu achever ses jours en paix ; mais ses lèvres
tendues se contractèrent, dit-on, en ini sourire qui pré-
sageait la trahison ; à cette vue l'enfant ressentit une
impression mèh'e despc'rance et de ci-ainte.
XXXVII
Il était minuit, la veille de ce grand jour où les nom-
breuses nations, à la voix desqiudles les chaînes de la
Un'vv fondaient comme le brouillard, avaient décrété de
céh'brer une fête sacrée, une cérémonie qui devait
attester légalité de tout ce qui vit. Tous se retirèrent
dans leurs demeures pour l'éver ou veiller. Le silence;
sans sommeil rappela Laone à mes pensées, avec des
espérances qui font reculer le courant où elles cher-
chent à étancher leur soif.
XXXVIII
L'aube flottait, et à ses fontaines de poinpre je buvais
ces espérances qui font languir l'esprit, lorsque j'arrivai
tout pâle à la plaine qui s'étend entre les montagnes
brumeuses et la grande cité. C'était un spectacle cai)ablc
de faire couler des yeux des hommes des larmes de
triomphe, quand pour la ])remière fois le voile n'dou-
table qui cachait le i)Ouvoir humain était déchiré, de
voir la Terre vomir partout de ses entrailles les essaims
de ses fils i)Our un destin fraternel ;...
202 œUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
XXXIX
Do voir au loin éclatant dans la brume du malin les
étendards de cette innombrable armée ; dontendre un
son formé d'une in(init(' de sons, le cri de la terre au
ciel jeté par ses enfants libres; pendant que les sommets
éternels, que la mer perdue dans la lumière ondoyante,
et les myriades daiguilles d'or do la cité étoilant le ciel
bleu, animés dune joie pr(^s(|ue humaine, sassuciaient
par leur muet témoignage aux générations à venir ;...
XL
De voir, comme une vaste île émergeant de l'Océan,
l'autel de la Fédération dresser sa masse au milieu de
la plaine, — ouvrage élev(' en uno nuit par la d(''Votion
de millions dhonunes, aussi soudainement que lorscjue
le lever de la lune fait apparaître d'étranges nuages à
l'Orient ; une i)yi'aini(l(' d<' marbi-e entouri-c; de gradiiLS.
— Cette puissante forme a consiinii' la lumière du génie;
son ombre silencieuse cachait au loin les navires ; les
brumes du matin empêchaient de mesurer sa hauteui- —
XLI
D'entendre les multitudes sans repos s'agiter pour
toujours autour de la base de ce grand autel, semblables
aux vagues allanlicpies qui éclatent et se brisent sur
quelque îlot montagneux ;... de sentir, selon (|iie le vent
les apporte ou les emporte, les accents solennels et
lents de celte musique semblable à un rêve, (jui vient de
ce niystérieux autel, nageant comme les rayons à travers
h's nuées qui lïottent sur les vagues, et expirant en
liauses, pendant que des langues au son d'argent
exhalent un hymite aérien;...
LAOX ET CYÏILXA 203
XLII
Oui, entendre, voii', vivi-c, ce nialin-là, celait une
joie Létliéennc ! si bien que tous ces hommes assem-
blés chassaient hi mémoire dun passé anéanti. Deux
poitrines seulement (et la mienne en était une) trem-
blaient pour leur propre vie, et nous avions tous deux
dissimulé. Mon cœur battait pendant que je marchais, et
je ressemblais à un homme qui, ayant déjà beaucoup,
désire plus encore, un bien perdu et cher, sans lequel il
marche dans les ténèbres solitaires sous le soleil de
midi.
XLIII
J'arrivai à la grande pyramide. Ses gradins étaient
couverts de chœurs de femmes, les plus belles des
femmes Hbres, groupées au milieu de ses merveilleuses
sculptures. Comme j'approchais, la brume d"or du matin,
que baisaient maintenant de leurs froides lèvres les
brises stupéfaites, senfuit, et le sommet de la pyramide
resplendit, comme l'Atlios vu de Samolhrace par les
vendangeurs paré de la lumière matinale. Et une forme
de femme s'y assit sur un trône divoire.
XLIV
Une forme tout à fait semblable à l'habitant rêvé de
ces exhalaisons dargent nées de l'aurore sur les vents
qui se nourrissent des rayons du soleil levant, pour
enchanter limagination des hommes. Tous les yeux
mortels se sentirent attirés, — comme des mariniers
mourant de faim, errant sur d'étranges mers, regardent
le fanal d'une tour d'observation, — par la lumière de
ces divins linéaments. Seul, avec des pensées que per-
20 i ŒUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
sonne ne pouvait partager, à celle belle vue, je nie sen-
tis défaillir, ear un voile envelo])pait son ('clalant visage.
XLV
Et je n'entendis pas les acclamations qui, du sein
d'un court silence, éclatèrent et remplirent l'air de son
étiange nom et du mien, poussées par toutes les nations
(|ue nous avions, disait-on, réuni(>s en ces lieux, ana-
clu'cs au sonnneil de l'esclavage; et je ne vis ])as la
belle vision de ceite brillante pompe ; mais j'allais
aveugle et silencieux connue un cadavre vivant, appuyé
sur mon ami, juscpi'au moment où, connue un vent sur
une joue enliévrc'c, une voix llotta sur mon esprit ti'oublé.
XLVl
Cette voix fut pour moi connue la musique de quelque
ménestrel inspire'' du ciel pour uji homme en i)roie aux
démons; c'est à peine si je dc'vsirai voir tomber son
Voile, tant j'i'lais calme et joy<Mix. — .le pus voir alors la
plate-l'orme où nous étions, les trois statues, dont It;
marbre veillait sur ce sublime autel, les multitudes, les
montagnes, et la mei', de même qu'après (|ii'inie ('clipse
a passe'', toutes choses apparaissent aux yeux ('tonne's
des homuu's plus claires et plus transparentes.
XL VII
D'abord Laone pai'la en tremblant , mais bientôt sa
voix i'e|i!il le calme (pi'clle icpandail. et : « Tu es cclni
que j'ai chercheà voir », dit-elle : « J'ai eu autrefois un
fi'èr(!(l) bien cher, mais il est nn)rl! et de tous ceux (pii
l'cspiicnt SIM- la vaste tenc, lu es le seid rpu lui ressemble'.
(l) Vai-ialll.' ill- l;i /,'rrii//, Jr //.s/a/ii : .. un :i|lli ■■.
LVOX ET (.YTIINV '20.")
J'ai mis ce voile oiU'iT nous deux, aliii ([iic dcrrièit' lui
lu juiisses imaginer celle (jui depuis loni^lemps poun-ait
avoir disparu dans la nu)rl.
XLVIII
a Ne me pardonneras-tu pas? Oui, mais ces joies qui
récompensent si bien le silence interdisent la l'éplique.
Pourquoi les honnnes m'ont-ils choisie pour èlic la prê-
tresse de ces rites sacrés, je le sais à peine, mais je sais
que les flots de lumière cpii inondent le monde m"ont
apportée ici pour te l'enconlrer. toi. de beaucoup le plus
cher des hommes. El maintenant, unis ta main à la
mienne, et puisse toute jouissance se flétrir dans nos
deux cœurs qui battent maintenant ensemble dans la
joie,
XLIX
« Si jamais nous voulions faire de notre propre volonté
la loi dautrui, si jamais linfàme culte que nous crai-
gnons relevait la tète et si nous cessions jamais d'aimer
riiumanité ! » — Elle sarrèta et me lit signe de rt>garder
en haut. Trois formes seidptées apparaissaieni autour de
son trône divoire. Lune était un (léaut seuddable à un
enfant, endormi sur un ro;'her détaché, dont la main
broyait, comme en rêve, des sceptres et des couronnes.
Et quelqu'un vcMllait pi'ès de lui, ne sachant s'il devait
sourire ou pleurer.
L
Puis une femme assise sur le disque sculpté de la
large terre, et nourrissant d'un même soin un enfant et
un jeune basilic ; ses regards étaient aussi doux (pie
ceux du ciel, aux i)lus beaux soirs d'aulomiie. La Iroi-
20G œUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
sième image portait des ailes blanches aussi rapides que
les nuages dans un ciel d'hiver; sous ses pieds, au
milieu des formes les plus spectrales, gisait la toi
vaincue, un ver obscène qui essayait de se lever, pen-
dant que calme elle tournait vers le soleil ses yeux de
diamant (l).
LI
Je m'assis à côté de cette image, pendant quelle se
tenait debout, au milieu des nudtitudes qui refluaient et
s'agitaient toujours, connue la lumière au milieu des
ombres de la mer, projetée duu astre sans nuages,
counnuniquant à la foule cette commotion qu'on ne peut
oublier quand on l'a sentie. Et tant que le soleil rayonna
sur le ciel, renvoyant le regard fixe de la grande image,
la cérémonie dura ; elle cessa quand la Ihuuun^ du
soleil couchant incendia les îles. — Tous étaient (huis la
joie et une profonde adniiralion, (jiiand, dans le silence
de tous les esprits, la voix de Laone s(^ lit entendre, et
ses gestes saisissants parlèrent, avec la j)lus ekxpiente
beauté.
1
« Tu es calme comme là-bas le soleil couchanl ; douce
et forle comme des aigles nouvellement ailés, beaux et
jeunes, qui flottent au milieu des rayons aveuglants du
malin; et sons tes pieds se tordent la Foi et la Folie, la
(ioiilnuK", I Knier cl la nioi'lelle M(''laucolie. K«-oule!la
Terre tressaille en enlendani le puissant avérlissenieiii
(1) Ces Irois fijiurcs rc|nrsfiitt'iit ri.i;;ilil(''. la Nalmt' cl ta
Sa};»'ss<' (|uç LaoïK', daus les strophes suivantes, va a|»(»stn»|ili»'r
tour à lour. {\ule du trudaclcur.)
LAON ET CYTIINA 207
de ta voix sublime et sainte ! Ses libres esprits ici assem-
blés te voient, te sentent, te connaissent enfin ! Leurs
cœurs ont tremblé à ta voix, comme dix mille nuages
emportés sur le courant d'un seul vent immense. 0 Sa-
gesse ! tes irrésistibles enfants se lèvent pour te saluer ;
ils enchaînent les éléments et leur propre volonté pour
arrossir la «loire de ton cortèce !
« 0 Esprit profond et vaste comme la nuit et le ciel !
Mère et àme de tout ce qui a reçu la lumièie de la
vie, la beauté de Tètre ! C'est toi qui relèves le cœur
humain, le trône de ton pouvoir ; toute-puissante ,
comme lorsque tu visitais les rêves des vieux poètes qui
pâlissaient envoyant seulement ton ombre !... Aujour-
d'hui des millions d'hommes tressaillent, en sentant tes
éclairs les pénétrer de leur flamme ! Nature, ou Dieu, ou
Amour, ou Plaisir, ou Sympathie, changeant les tristes
larmes en mutuels sourires, un intarissable trésor,
descend parmi nous! Mépris et Haine, Vengeance et
Egoïsme, sont abattus, désolés ! Cent nations jurent
qu'il n'y aura plus que pitié, paix et amour, au milieu
des hommes bons et hbres !
« Et toi, la plus ancienne des choses, divine Egalité !
La Sagesse et l'Amour ne sont que tes esclaves, les anges
de ton pouvoir, versant autour de toi des trésors de tous
les réservoirs de la pensée humaine, des étoiles et de
l'Océan ! Le dernier des cœurs vivants dont les batte-
ments te font bondir, le puissant et le sage ont travaillé
à ta venue ; et toi, descendant dans la lumière sur la
■208 (KIVUIÎS POÉTIQUES DE SITELT.EY
vasle'IciTC qui t" appartient on propre, eoninie le Prin-
temps dont le souffle coneentre en une seule toutes les
exhalaisons parfumées, tu marches dans les sentiers des
hommes ! La Terre entière découvre son sein sous ton
reii^ard, et tous ses enfants se rencontrent dans la gloire
pour se nourrir de tes sourires et embrasser tes pieds
sacrés !
« Mes frères, nous sommes libres ! Les plaines et les
montagnes, le gris rivage de la mer, les forets et les
fontaines sont les rendez-vous des plus heureux hôtes;
homme et femme, allVanchis de leur commun esclavage,
peuvent librement emprunter à l'amour sans lois la con-
solation de leni' chagrin; — car, tant qiu' nous serons
hommes, il nous faudia encore souvent pleurei.— Le hm-
demain très serein d'une nuit dorage,dont les pluies ne
sont plus que de douces lai'mes de pitié, dont les
nuages ne sont plus que les sourires de ceux (pu
mciireiu connue des enfants sans espérances et sans
craintes, un lendemain dont les rayons sont les joies cpii
vivent dans les co-urs unis, va rc'-gner dc'soiiuais ! L'au-
rore de Lesprit (|ui, porlé(ï sui' nue aile aussi ra|)ide
(|ii(' le soleil levant, ilhnnine au loin l'espace et étreinl
ce inonde pesant dans son lumineux embrassement !
o
« Mes frères, nous sommes libiu's! Les fi nils cliiiccllcul
sous les ('lollcs, cl les brises de la niiii oiidoieiil sur les
bh'S murs, les oiseaux el les bêles i-èveiil : jamais plus
le sang d<'s oiseaux el d<'s bêtes ne souillera de s<'s llols
empoisonn(''s une fêle humaine, et ne fumera i)his vers
L.V(I>' ET CYTHNV 209
le pur ciel pour accuser les hommes ; les poisons ven-
geurs cesseront de nourrir la maladie, la crainte et la
folie; les habitants de la terre et de l'air accompagne-
ront en foule nos pas dans l'allégresse, cherchant près
de nous leur nourriture ou leur abri; notre industrie
empruntera à la pensée les plus glorieuses formes
pour embellir cette terre, notre demeure ; la Science,
et sa sœur, la Poésie, revêtiront de lumière les champs
et les cités des hommes libres !
6
« Victoire ! Victoire aux nations prosternées ! Soyez
témoins, nuit, et vous, muettes constellations, qui de
vos chars de cristal jetez les yeux sur nous ! Les pen-
sées ont surgi, et leurs pouvoirs ne s'endormiront plus!
Victoire ! Victoire ! les rivages les plus reculés de la
Terre, les régions qui gémissent sous les étoiles an-
tarctiques, les vertes landes bercées dans le rugissement
des vagues occidentales, et les déserts vastes et peuplés
qui bordent les océans où le 3Iatin colore ses tresses
dor, partageront bientôt nos sublimes émotions. Les
l'ois pâliront de stupeur! La Crainte toute-puissante,
ce Dieu-Démon, quand il entendra notre nom enchanté,
s'évanouira, comme l'ombre, de ses mille temples,
tandis que la Vérité, trônant avec la Joie, régnera sur
son empire perdu. »
LU
Avant qu'elle eût fini, les brouillards de la nuit, entre-
laçant leur sombre trame, flottaient sur l'immense mul-
titude. Elle, comme un esprit rayonnant à travers les
ténèbres, réjiandait le plus intime de son âme en accents
210 œUVRES POÉTIQUES DE SIIELLEY
dont la douceur prolongeait le silence, comme s'ils
avaient appartenu aux vents charmés ; un langage pas-
sionné, entremêlé de pauses étranges et frémissantes ;
en l'entendant, on restait muet; car il apprenait à tous
les cœurs qui prêtaient l'oreille à s'élever à un ravisse-
ment semblable au sien.
LUI
Sa voix était comme un torrent des montagnes qui
balaie jusqu'au lac les feuilles dispersées de l'automne ,
et s'endort ensuite au sein de quelque baie profonde
et étroite dans l'ombre du rivage. Comme les feuilles
mortes se réveillent sous la vague, dans les fleurs et les
herbes qui embellissent ces vertes profondeurs sous le
ciel bleu; ainsi la multitude immobile prenait part à ce
vivant changement, et d'ardents murmures voltigeaient,
en même temps que sur ce calme sans voix grandis-
saient la jouissance et l'extase.
LIV
Les foules se dispersèrent à travers la plaine en
groupes autour des feux, qui, de la mer juscpià l'entrée
du vallon de la montagne piochaine, (lamboyaienl au
loin. Le banquet des hommes libres était dressé sous une
multitude de noirs cyprès; couchés sous leurs aiguilles
qui se balançaient dans la rouge lumièi'c, tout en nuxn-
geant, les enfants de la Terre conversaient avec bonheur
de liberté, de justice et du nom de Laon.
LV
Leur fêle i-essemblait à ccllt' (\nr la nièi-c universelle,
la Terre, épanche de son beau sein, quand elle sourit
LAON ET CYTHNA 211
dans l'embrassement de l'Aiilomne. Quand une mère
réconcilie tendrement lun avec l'autre ses enfants qui
se font la guerre, elle s'interpose et trompe leur colère,
eux s'attendrissent et pleurent — telle fut cette fête, à
laquelle pouvait prendre part de ses îles, de ses conti-
nents, de ses vents, de ses océaniques profondeurs, tout
ce qui vole, marche ou rampe.
LVI
Oui, prendre sa part dans la paix et l'innocence ! car
aucun sang, aucun poison ne souilla cette fête ; on y
voyait accumulés des monceaux de grenades et de
citrons, les plus beaux fruits, melons, dattes et figues,
mainte racine douce et nourrissante , et brillantes
grappes, avant qu'un feu éti'anger se mêlant à leur doux
jus ne l'ait changé en un mortel poison, et du pain bis
dans les corbeilles ; de purs courants désaltéraient les
lèvres.
LVII
Laone était descendue de son sanctuaire ; les regards
les plus profonds, et les esprits les plus saints se repais-
saient de sa beauté, quoique maintenant les accents
divins se fussent tus en elle. Elle ôta son voile, pour se
mêler avec la foule de ses semblables. Une secrète im-
pulsion détourna mon cœur de la suivre cette nuit-là ;
je me retirai au milieu d'un groupe, à l'extrémité de la
plaine, où un grand feu de fête flambait à côté de la mer
sombre !
LYIII
Et notre fête fut pleine de joie ; conversations émues
212 œUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
OU égayées par l'esprit, harmonieux concerts de voix,
pendant quau loin Orion se promenait sur les vagues
qui coulent autour des îles, nous retenaient dans les
chaînes dune douce captivité qu'on ne saurait dédaigner,
une fois qu'on la senile; mais quand leur zone s'obscur-
cit dans le brouillard qui recouvre le sein de l'Océan,
les nudtitudes regagnèrent leurs demeures sur la plaine
pour y prendre leur repos, que ce jour délicieux charma
de son ombre.
CHANT YI
I
Longtemps sur le bord de la mer aux lueurs sombres,
dans une rapide eonversation sur des thèmes passionnés,
je m'entretins avec cet ami si cher, qui m'avait été
rendu si tard, sous la clarté des étoiles d'argent ; — et
toujours nos imaginations charmées retombaient dans
ces doux rêves d'amour et de paix à venir ; jusqu'au
moment où les pales rayons du dernier bivouac cessèrent
de briller, oîi les ténèbres enveloppèrent les vagues, et
oil s'éteignit la brillante chaîne des feux flottant sur la
rive.
II
Nous étions arrivés près des murs de la cit(' et de la
grande porte. Alors, sans qu'on sut ni pourquoi ni com-
ment, l'alarme se répandit dans les multitudes ; tout
d'abord, un homme pâle et haletant passa près de nous,
les regards fixes et sans parler ; puis avec un cri per-
çant, une troupe de femmes aux yeux hagards , entraî-
nées par les cris de leur propre terreur, les joues pâles,
se précipitèrent en tumulte, cherchant chacune un
refuare soudain contre la crainte d'un danger inconnu.
214 ŒUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
III
Puis retentirent des ciis de rallicMuent signalant la
trahison et le danger : « Les voiei ! Aux armes ! aux
armes ! Le tyran est au milieu de nous, el l'étranger
vient nous asservir en son nom ! aux ai'uies ! » Mais en
vain ; poussés par la Panique, ce pâle démon qui amène
la force à abjurer ses propres droits, ces millions d'hom-
mes fuyaient connue les vagues devant la tempête. Ces
alannes étaient à peine venues jusqu'à moi, que pour en
connaître la cause je m'élançai sur la tourelle de la
porte, et de rage, de chagi'in et de mépris, ji; pUnu'ai.
IV
Vers le nord je vis la ville en feu, et sa rouge lumière
faisait maintenant pâlii- le matin, qui se levait sur la
vaste Asie. De plus en plus retentissants, éclatants, j'en-
lendis s'approcher les hiulements de triomphe et les
cris de douleur, el je vis la (ouïe st'Cduler à travers les
portes comme des chules deau écuniautes nouri'ies de
mille orages, la lueur ellrayante des bondjes briller sur
les têtes, et par intervalh^s la foudre de la rouge artil-
lerie tomber au milieu de la foule en la déchirant.
V
Puis les cavaliers arrivèrent — et tout cela se fit en
moins de temps que je nen ai mis à le dire. Je vis leurs
rouges ép('es étinceler aux pi'emiers rayons du soleil. Je
me pi'i'cipilai au milieu de la Coule. |)(um' essayer d'ai'rc-
ter cette misérable fuite, l'n mouieul ebranh's i)ar ma
voix, mes regards et mon <''lo(|uenl (h'sespoir. connue si
le reproche de leurs i)ropres cu'urs retenait leurs pas,
LVOX ET CYTHNA 215
ils s'arrêtèrent ; mais bientôt le flot de nouvelles multi-
tudes survenant emporta ces bandes ralliées.
VI
Je luttais, comme peut lutter, emporté sur quelque
cataracte par d'irrésistibles courants, un naufragé qui
entend son fatal rugissement ; je fus submergé par le
flot compact, qui parvint par un ellort suprême à franchir
la porte, pendant que chaque boulet faisait dans les
rangs une trouée plus sanglante ; enlin morts et vivants
dégorgèrent dans la plaine en une seule énorme masse,
bientôt dispersée, et sous le mortel acier une pluie de
sang ne cessa de tomber sur la plaine.
Vil
Maintenant la meute du despote, sur une proie désar-
mée et surprise, pouvait assouvir à longs traits sa soif
de mort ; les escadrons de cavalerie lâchés sur la vaste
plaine la balaient en tuant, et avec un éclat de rire reten-
tissant moissonnent poui' leur tyran une récolte semée
avec d'autres espérances; en même temps de la Pro-
pontide, bien loin par dessus les têtes, les vaisseaux font
pleuvoir une pluie de feu meurtrière, pendant que les
vagues sourient ; on dirait de soudains tremblements de
terre allumant mainte ilc volcanique.
VIII
ors une fête inattendue fut servie aux oiseaux de
proie du ciel. J'ai vu ce spectacle ! et je me mouvais, et
je vivais... tout en foulant les monceaux de morts dont
les yeux de juerre étincelaient dans la lumière du matin !
Il ne me vint alors aucune idée de fuite ; mais je poussai
de si grands cris de mépris, que ceux qui redoutaient la
216 ŒUVRES POÉTIQUES DE SIIELLEY
mort sentirent, en les entendant, couler clans leurs veines
It'Ian d'une honte vertueuse ; ainsi je remuai la foule,
et fis rentrer dans beaucoup decœurslespoir que donne
le désespoir.
IX
Une bande de frères se réunissant autour de moi,
quoique désarmés, opposèrent à l'ennemi un fi'ont iné-
branlable ; et, toujours battant en retraite avec leurs
regards terribles sous leurs sourcils farouches, lirent
trembler les vainqueurs dans leur propre vicloiie. Une
volonté déterminée inspirait notre troupe grossissante ;
sans être entamée, elle put gagner labri dun(^ colline
gazonnée. — Et cependant pour toujours silencieux,
nos compagnons étaient abattus, et leurs membres sans
défense semés sous nos pas.
X
Nous tînmes bon, inébranlables. Avec (luclle joie je
retrouvai près de moi, ferme connue un jnn géant au
milieu des vapeurs de la nu)ntagnc amoncelées autour
(le lui, le vieillai'd (|iu' jaiuiais. Ses yeux divins i-c'-pou-
(lircnl an\ miens avec un doux regard de courage; mou
jeune ami (Mail aussi |)rès de nuii. et je sentis un instant
sa main étreindrcî ardenunent la mienne. Maintenant à
noire ci-i de ralliement la ligue de bataille sc'tendait, et
des myriades dhonunes se réunissaient dans l'amour et
la fraleinik' i)onr mourir.
XI
Tant que le soleil s'éleva dans le ciel, les cavaliers
abattiicnt à leur aise nos midtiludes di'sainu'es ; mais,
enlrainés liop [très de nous p;ir la soif du carnage, ces
L.VON ET CYTIIXA 217
esclaves fuiunit rapidement mis en déroute par quelques
centaines d'hommes qui fondirent sur eux. Bientôt la
chair et les os nous firent de spectrales barrières ; l'artil-
lerie du côté de la mer tonnait plus rapide et plus meur-
trière, et les vainqueurs riaient d'orgueil d'entendre
le vent leur appoi'ter nos cris de douleur.
XII
Car la colline n'ofl'rait d'abri que d'un seul côté,
abri suffisant pour la phalange des hommes invaincus ;
et là les vivants nageaient dans le sang des morts et des
mourants, qui, dans ce vert vallon, comme des torrents
étoudés, formait sous les pieds un boiu'beux marécage.
Ainsi la boucherie dura tant que le soleil fit son ascen-
sion orientale ; mais quand il commença à descendre,
un plus furieux combat se livra, et les armées s'enga-
gèrent dans une mêlée plus douteuse.
XIII
Dans une caverne, sur la colline, nous trouvâmes un
amas de grossières piques, larme de ceux qui ne com-
baltent que sur le sol natal pour la défense de leurs
droits naturels ; un cri de joie, soi'ti de nos cœurs,
di'chii'a l'air immense, pendant que les plus braves et
les meilleurs s'emparaient de ce petit nombre d'armes ;
et chaque sixième homme ainsi armé présenta une
ligne qui «'ouvrait et soutenait le reste, une phalange
pleine de confiance que les ennemis investirent de
tous côtés.
XIV
Notre résistance faillit déterminer les ennemis à prendre
la fuite. Mais bientôt ils reconnurent qu'ils étaient les
RvitiiK. I, — 13
218 OEUVRES POÉTIQUES DE SIIELLEY
plus forts, et, prévoyant que la nuit qui approchait don-
nerait la victoire à notre aimée résolue, ils descendirent
la colline, et massèrent leurs ligues étincelantes. Alors
le combat devint inégal, mais tout à fait horrible ; — et
toujours nos multitudes, hachées par le rapide projectile
ou la rouge épée, tombaient comme un torrent de la
montagne qui se précipite en écuniant pour disparaître
à jamais dans les sables.
XV
0 douleur, ô honte, de voir des humains nos frères
en venir aux mains avec leur propre espèce, conune des
bètes de sang, pour s'égorger entre eux, armés par un
homme, qui reste pai' derrière à l'écart, et rit ! — Cet
ami si doux, si bon, (]ui s'élait tenu près de ma jeunesse
comme son ombre, tomba percé ! La blanche chevelure
de mon vieux sauvctii", des lambeaux de chair attachés à
ses racines, était semée sous mes pieds ! Je perdis tout
sentiment, tout souci, et, comme le reste, je tombai dans
l'abattement et le désespoir.
XVI
La bataille devint |)lus lugubre. Je marrètai au
milieu de la mêlée, et je vis combien lu es horrible ei
féroce, ô Haine! même quand tu sacrifies la vie pour
laniour! Le sol se brisait en de nombreuses pt'litt's
valh'cs, dont les anfracluosiii's amenaient tour à tour la
victoire et la défaite ; et là les coniballanis s acharnaient
avec la plus horrible rage ; dans leurs yeux frémissaient
des regards meurlrieis, et leurs langues impuissantes
pendaient dans lair.
L.VOX ET CYTIIXV 219
XVII
Flasques et écumantes, comme celles d'un chien en-
ragé. La détresse, la folie lunatique, et le rapide poison
de la peste, dont les traits fiappent quand son arc ne fait
que de siffler, ont chacun leur marque et leur signe,
une tache spectrale; et telle était la tienne, ô Guerre,
toi l'horrible eschive de la haine et de la douleur ! Je
vis toutes les formes de la mort, et j'assistai beaucoup
de victimes, pendant que sur la plaine le carnage bouil-
lonnait dans la chaleur des rayons du soleil, jusqu'au
moment où le crépuscule étendit sur l'est son voile le
plus serein.
XVlll
Le petit nombre diiommes qui survivaient, résolus et
fermes, combattaient autour de moi. Au déclin du jour,
flottant sur les sommets neigeux de la montagne, bril-
lèrent de nouvelles l^annières ; elles tremblaient dans le
rayon de l'orbe du soleil qu'on ne voyait plus. Avant
la nuit, de fraîches troupes en rang de bataille nous
enveloppèrent. De ces braves bandes, je fus bientôt le
seul qui survécût ; j'étais étendu, épuisé et vaincu,
je sentais l'étreinte de mains sanglantes, et je voyais en
haut la lueur des épées qui tombaient...
XIX
Quand tout à coup mes ennemis saisis d'une terreur
soudaine s'enfuii-cnt en désordi'c. — Avec une vitesse
eflrénée, un noir cheval lartare, aux formes gigan-
tesques, accourt, foulant aux pieds les morts ; les vivants
saignent sous les sabots de ce formidable coursier, qui
porte un cavalier semblable à un ange, vêtu de blanc,
220 OKLVrxKS POKTlglRS DE SHELLEY
brandissant une rpéc. Les armées reeiilenl et fuient,
pendant qu'avec une (errihle puissance ce fantôme rapide
el brillant balaie leurs rangs dans roin!)i'e du soii-.
XX
Sur son passage se fait une solitude, — Je me levai
et examinai son approche. Il ralentit sa course à mesure
(juil approchait de moi, et le vent qui (loltait dans la nuit
apporta à mon oreille des accents dont la force pouvait
faire naîlre des soui'ires dans la mort. Le cheval tarlare
sarrèta, et je vis la forme (pii dirigeait son impétuosité,
et j'entendis ses palpitations musicales, semblables au
doux bruit dune source dans le désert; elle me disait :
« Monte avec moi, Laonî » J'obéis à I'lnsjaiil.
XXl
Alors: «En avant ! En avant! » cria-l-elle, (H elle
étendit son épée comme un fouet sur la tète du cour-
sier, et secoua légèrement les rênes. — Nous ne pro-
noncions pas une parole ; mais conHoc la vapeur de la
lenq)èle, elle volail sur la plaiiH' ; sa noire cheveluiv.
Ilollail ('pandue connue la chevelure d'un }iin sur le
souille du vent engourdi ; ses Iresses ombreuses inon-
daient capricieusement mes yeux, el collim-s et torrents
fuyaient avec rapidili', pendant (pie sur leurs formes à
peine entrevues la large ond)re du coursier passait.
XXI 1
Et ses sabols faisaient jaillir des rocs broyé-s le feu et
la poussière; sous la |)ressiou de ses lianes puissants,
l'eau des torrents volait en ('•cume; un tuuudle semlilahle
à la i-al'ah' d'un touihillon nousenviroimail; — et louj(Mii-s
LAOX ET CYTIINA 221
en avant, on avant, à travers la nnil déserte nous vo-
lions, pendant qirelle avait toujouis les yeux tournés
vers une montagne dont nous approehions, et dont la
crête, couronnée dune rninedc marbre, jetait une lueur
dans le rayon des obscures étoiles. — Le coursier réprima
sa rude poitrine, et arrêta enfin son essor.
XXIII
C'était un sommet rocheux pendu sur lOcéan; de
cette ruine solitaire, quand le coursier palpitant se fut
arrêté, on put entendre le murnuire du mouvement des
eaux (comme dans les lieux pour toujoius hantés par les
vents les plus choisis du ciel, vents à la voix enchantée
par la baguette de la Solitude , cette sorcière sauvage)
et l'on put voir au loin les tentes plantées sur la plaine,
et le sombre rivage du flot recourbé de l'Océan.
xxiy
En un instant, tout cela fut entendu et vu ; l'instant
d'après, les deux êtres qui élaienl là debout, sous la
nuit, n'entendirent plus, ne vii-ent plus, ne seniirentphis
que la présence l'un de l'autre. A peine descendue de
son haut coursier, Cythna (c'était bien en effet ma douce
sœur (1) qui me regardait de ces yeux dont la profonde
lumière d'amour et de tristesse faisait pâlir mes lèvres
sous l'étrange impression de la plus douloureuse vo-
lupté) Cythna s'évanouit de joie et sentit toute sa force
fondre dans les larmes de l'humaine faiblesse.
XXV
Et quelque temps elle resta dans mon embrassement,
(1) On m « Cytlina .- dans la Pu'rolfe de rislom.
222 OEUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
sa tète reposant sur mon cœur inquiet, pendant que mes
bras affaiblis enveloppaient son corps languissant. Enfin,
elle me regarda et, ouvrant à moitié ses lèvres trem-
blantes, elle dit : « Ami, tes bandes perdaient la ba-
taille, pendant que j'étais devant le roi dans les chaînes.
Alors, je les brisai, et saisissant rapidement le moment
favorable je m'emparai de lépée d'un Tarlare, m'élançai
sur son cheval, et rapides comme sur l'aile d'un tour-
billon,
XXVI
Toi et moi nous avons échappé aux poursuites, et
nous voici réunis. » — Alors, se touinant vers le cour-
sier, elle pressa de ses lèvres pures et semblables à des
roses la blanche lune sur son front, et cueillit dans la
ruine verdoyante des hei'bes parfiunées pour son repas :
— moi. Je lis asseoii- la vieigc sur une pierre, et baisant
ses beaux yeux, je lui dis : « Tu as besoin de repos » ;
puis, dans un coin verdoyant tapissé de mousse, je fis
au coursier un lit avec les fleurs de la montagne.
XXMI
Dans l'inléricur de celle riiiiM', où un |)orlail brise
regarde du côté des étoiles de l'orient (abandonné
maintenant par l'homme, pour vUv. la demeure de
choses immori elles , de souvenirs qui vont et viennent
comme de teiribles speclics. cl doivent in-iiler de tout
ce (|u'il bâtit ici-bas, une l'ois (|u'il est parti) une salle
s'élevail ; sur sa voùle de belles herbes griui|tantes
croissaieni avec le |Ȉle lierre, recouvrant ses grises
fissures tl'un lapis verdoyanl. un (h'une de feuilles sus-
pendu, un dais impénétrable à la lune.
LAON ET C\TH>A 223
XXVIII
Les vents d'adlomne, comme sous le charme, avaient
fait une couche naturelle de feuilles dans cette retraite,
qu'aucune saison ne troublait; — mais, à l'ombre des
parasites fleurissants, le printemps aimait à parer de leurs
douces fleurs l'hivernale solitude de ces feuilles mortes,
semant leurs étoiles partout où le vent errant pouvait
caresser ses nourrissons, dont les doigts entrelacés fai-
saient éternellement une musique sauvage et douce qui
remplissait l'air attentif.
XXIX
Nous ne savons pas où nous allons, ou quel doux rêve
peut nous piloter à travers les cavernes étranges et
belles d'une passion lointaine et sans chemins, tandis
que le courant de la vie emporte notre barque sur ses
tourbillons, déployant comme des voiles ses ailes ra-
pides au souffle de laii' obscur ; et nous ne devrions pas
chercher à le savoir, tant lardeur de l'amour et les
douces pensées se font entendre toujours plus retentis-
santes du fond de l'océan de la vie universelle, harmo-
nisant sa commotion.
XXX
Tout est pur pour les purs. L'oubli enveloppait nos
esprits, et le terrible renversement de l'espérance publi-
que avait disparu de notre être, quoique bien des années
il y eut été attaché ; car alors une force, une soif, une
scien(;e, qui (semblable à cette lumière d'au delà de
l'atmosphère qui revêt ses nuages de grâce) coule tou-
ours sous toutes pensées, vint en nous, pendant que
224 ŒUVRES POÉTIQLES DE SllELLEY
nous étions assis là en silence, sous les étoiles d'or du
clair azur du ciel ...
XXXI
Dans ce silence qui suit une conversation où le cœur
déconcerté ne peut parler qu'avec des soupirs et des
larmes , quand la passion égarée accapare les pauses
d'un langage inexpressif. Les jeunes anuées que nous
avions passées ensemble, leurs espérances et leurs crain-
tes, le commun sang (I) (pii coulait dans nos veines, celte
ressemblance de traits qui rend chères les pensées qu'ils
expriment, nos noms mêmes, et toutes les heures ailées
qu(! i-appelle la mémoiie muette,
XXXII
Avaient trouve'" une voix ; — et, avant que cette voix
se fût tue, la nuit devint humide et épaisse, et, à travers
une déchii'ure de la l'uiiie (tîi nous étions assis, il vint du
mart'cage un météore errant envoyé j)ar (juehjue vent
sauvage; il se suspendit au haut du dôme vert, où il l'é-
pandit une pâle et faible lueur, tandis (jue le chant des
vents, dans lesquels ondoyait en irendtlanl sa chevelure
bleue, seniail ])armi les feuilles agil(''es les jilus ('li-anges
sons; c'était une pi'odigieuse hunièi'c, un son semblable
à celui d'une langue d"esi)ril.
XXXllI
Le météore éclairait les feuilles sur lesquelles nous
étions assis, et les bras ('lineelaiils de ("-ylhiia, et les
nonids é|)ais de sa soyeuse chen'lnic (|iii pesait sur mon
cou et linclinait près du sien ; ses yenx noirs el |H'0-
(1) Vaiiaiilii de la JtrroUr dr rialaiii : ■ le saiij; liii-iiii-inc. •■
LAOX KT CYTUNA 225
/oii(ls,qui — semblables auxfantômesjumoauxdime étoile
couchée sur une source obscure, toujours en mouvement
quoique l'étoile reste immobile — nageaient dans nos
nuiettes et pures extases ; son Iront de mai'bre, et ses
lèvres ardentes, pareilles à des roses avec leurs pâles
parfums, que le printemps n'a quà moitié ouvertes.
XXXIV
Le météore retourna à son lointain marécage. Le bat-
tement de nos veines demeura un instant silencieux ; et
alors je sentis le sang qui brûlait dans son corps se mê-
ler avec le mien, et tomber autour de mon cœur comme
du feu ; et sur toutes choses un brouillard s'étendit,
l'angoisse d'un évanouissement de joie profond et muet,
tel qu'en pourraient éprouver deux esprits séparés,
quand ils s'élancent l'un vers l'autre et s'unissent au
sortir de l'obscur et fugitif sommeil de cette terre.
XXXV
Ce moment confondit-il en nous toute pensée, toute
sensation, tout sentiment en une seule inetfable faculté
qui nous mit à l'abri même de nos propres froids
regards, alors que nous tombâmes dans cet immense et
sauvage oubli de tout bruit, de toute tendresse? ou bien
était-ce que les âges, tels que les font la lune et le
soleil, les saisons et les générations humaines avec leurs
révolutions connues, laissaient pour nous seuls ici-bas
la crainte et le temps insensibles ?
XXXVI
Je ne sais. Que sont les baisers dont la flamme étreint
dans la langueur le cœur défaillant? ou les membres
enlacés aux membres ? ou les rapides soupirs mourants
13'
226 œuvRES poétiques de shelley
de deux vies qui se rencontrent, quand les yeux éva-
nouis nagent à travers les larmes d'un épais et infini
brouillard, dans une seule caresse ? Qu'est-ce que celte
force irrésistible qui pousse le cœur à gravir ce verti-
gineux escarpement, où bien loin sur le monde rou-
lent ces vapeurs qui confondent deux êtres sans repos
dans la paix d'une seule âme ?
XXXYII
C'est l'ombre qui flotte sans qu'on la voie, mais non
sans qu'on la sente, sur l'aveugle race mortelle ; sa di-
vine obscurité ne quitta pas cette verte et solitaire
retraite, où la paix enveloppait nos corps enchaînés,
avant que celte nuit, puis un autre jour, eussent disparu
du ciel <'hangcant ; et alors je vis et sentis... La lune
était haute, et les nuages, avant-coureurs d'un ouragan,
étaienl disséminés sous son orbe ; les vents s'amonce-
laient en rugissant sur nos tètes.
XXXVIII
Les douces lèvres de Cylhna semblaient livides dans la
clarté de la lune ; ses beaux membres frissonnaient
sous le vent de la nuit ; et ses noires tresses étaient
mollement éparses sur son sein pâle ; tout à l'intérieur
était silencieux, et la douce paix de joie reuiplissait pres-
que la profondeur de son impénétrable regard ; et nous
restâmes assis dans le calme, pendant que le sonunet
rocheux était secoué par les vagues qui s agitaient dans
ses cavernes ; elles pressentaient l'orage, et la grise ruine
en était ébranlée.
XXXIX
Nous restions assis insoucieux de tout, dans la com-
LAON ET CYTHXA 227
miinion des serments échangés, qui, ilans un rite de
foi douce et sacrée, scellaient notre union. — Ils furent
peu nombreux les cœurs vivants, qui purent s'unir
comme les nôtres, ou célébrer une nuit de noces dans
daussi étroites sympathies ; car de subHmes et solen-
nelles espérances, la douce force d'un premier amour,
et toutes les pensées qui étouftent le froid pouvoir du
mal , maintenant enchaînaient une sœur et un frère
l'un à l'autre (1).
XL
Et telle est la modestie (2) de la nature, que ceux qui
grandissent ensemble ne peuvent vouloir que s'aimer, si
la foi et la coutume ne s'y opposaient pas et si l'escla-
vage commun ne défigurait i;as ce qui autrement pour-
rait être la source de toutes les plus suaves pensées.
De même que, dans le bosquet sacré qui ombrage les
sources du Nil éthi()i)ien, cet arbre vivant, lorsque le
ramier, rapide comme ime flèche l'a frappé de son ombre,
se retire de frayeui', mais embrasse étroitement ses
propres feuilles sa'urs pendant que sourient les l'ayons
du soleil,
XLI
Et s'attache à elles, alors que les ténèbres peuvent
briser les secrètes caresses des plantes plus insensibles
qui fleurissent sur la vaste terre ; — ainsi pour toujours
nous étions unis ; car l'amour nous avait nourris dans
(1) Variante de la Pu'i'oltc de l'hlam :
•< Car ces synipatliies étaient nées dune jeunesse unie, et de
la douce énergie d'un premier amour, longtemps interrompu et
caressé, que des espérances et des craintes communes avaient
rendu aussi fort que la tempête. ••
\i) Réf. de l'hlam : « la divine loi de la nature ».
228 CEUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
les jvlrailes, où la science, de sa source secrète,
enchante les jeunes coeurs avec la fraîche musique de
son jaillissement, même avant que ses eaux grossies
ne nourrissent les besoins humains, — comme le grand
Nil nourrit l'Egypte, jetant toujours sa lumière sur les
rameaux entrelacés qui se balancent sur ses vagues.
XLII
Les intonations de la voix de Cylhna étaient comme
les échos de ces coulants (|ui munnui'ent au loin ; elles
s'élevaient et tombaient, mêlées avec les miennes dans
lair tempétueux. Et ainsi nous restâmes assis, jusqu'à
ce que, notre conversation ai'rivant à la dernière catas-
trophe, rapide et horrible , nous nous demandâmes
comment oh pouvait semer ces semences d'espérance,
dont \v fi'uit est le poiscm nioitel du mal. Heureusement
pour nous cette ruine nous faisait une tour dobserva-
lion solitaire. Mais les yeux de Cylhna étaient fatigués ;
deux jours étaient passés,
XLlll
Depuis quelle n'avait pris (1(> nourriture. J'allai donc
réveiih'r le coursier tartare, (pii, (h'-s (ju'il eut secoué
le sonnneil de sa crinière d'ébène, inclina sa fine lêle
au-devant du frein d'airain , me suivant do(;ilement.
Avec une sonllVance de co'iir si piofomb' (pi'unc
caresse, alors (pie les lèvres ci le cu'ur refusent de
se séparer jusipi'à ce (piils aient tout dit, pouvait à
jM'ine exprimer l'ang^oisse de sa tcinhisse muette et
ahu'iiK'e,
LA ON 1:T CYTIINA 229
XLIV
Cylhna me regarda partir, et monter ce coursier
docile. La tempête et la nuit qui protégeaient mes pas,
pendant que je chevauchais à travers les rocs de la
ravine, unirent bientôt l'obscurité et le bruit de leur
puissance portée sur tous les vents. — Bien loin déjà,
llottant à travers la pluie ruisselante, les vêtements
bkuics de Cythna jetaient une lueur par intervalles, et
sa voix encore une fois parvint jusqu'à moi sur la
rafale: bientôt jatteignis la plaine.
XLV
Je n'avais pas peur de la tempête, pas plus que celui
qui me portait; mais ses prunelles dilatées et rouges
se tournaient triomphalement vers le sillon de lédair,
et, quand la terre sous son pied intrépide ressentait la
secousse de l'ellroyable tonnerre, il ouvrait ses narines
au souffle du vent, et avec de joyeux hennissements se
moquait de ses grondements furieux ; — ainsi nous
volions sur la plaine illuminée, et bientôt je pus décou-
vrir le champ où la Mort et le Feu s'étaient gorgés des
dépouilles de la Victoire.
XLVI
Il y avait un village désolé dans un bois dont les
feuilles entrelacées de fleurs, dispersées au vent, nour-
rissaient maintenant louragan allamé : c'était un lieu
de sang, un monceau de murs sans âtre ; maintenant les
flammes étaient mortes dans ces demeures, maintenant
la vie s'était enfuie de ces cadavres ; mais le ciel
230 (EUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
immense, inondé d'éclairs, était rayé de pouti'es noir-
cies, et tout autour étaient étendus des femmes, des
enfants et des hommes massacrés pêle-mêle.
XL VII
Je descendis vers la fontaine, sur la place du marché,
et je vis ces (cadavres, leurs yeux rigides grands ouverts
fixés sur la face Tun de l'autre, et sur la terre et sur
l'air vide, et sur moi-même, tout près de la fontaine
oîi je me penchai pour étancher ma soif. — Je reculai
en la goûtant, elle avait l'amertume salée du sang; j'at-
tachai près d'elle mon coursier, et cherchai en toute
hâte s'il y avait encore quehpie vivant dans ce spectral
désert.
XLVIII
11 n'y avait rien de vivant, {|u"une femme (pie je ren-
contrai errant dans les rues ; quelque étrange misère
avait changé en démon celle apparence humaine. Aussitôt
qu'elle entendit mes pas, elle sauta sur moi , et colla
ses lèvres brûlantes aux miennes , pt)ussa un long,
retentissant et frénétique échu de lire de joie, et cria:
« Maiiilenant, mortel, tu es profoiuU'nient abreuvé des
bleus baisers de la Peste... bientôt des millions d'autres
baisers le feront raison I
XLIX
« Mon nom est la Peste ! Ce sein desséché nourrit
autrefois deux enfants, une sœur cl un fivre... Quand
je rentrai à la maison, l'im ciail couché dans le sang
de trois mortelles blessures ; les llammcs avaient dévoré
LAON ET CYTIINA 231
l'autre !... Depuis lors je n'ai plus été une mère: je
suis la Peste !... Je voltige de côté et d'autre, afin de
pouvoir étoutïer et tuer ! Toute lèvre que j'ai baisée
doit sûrement se flétrir, excepté celles delà Mort!...
Si lu l'es, allons travailler ensemble !
L
« Que cherches-tu ici?... La lumière de la lune fait
éclater ses rayons, l'humide rosée s'élève de la vallée ;
elle va faire sentir sa moiteur !... et tu verras les balafres
sur le corps de mon doux petit garçon, maintenant plein
de vers!... Mais dis d'abord ce que tu cherches. » —
« Je cherche à manger. » — « C'est bien, tu auras à
manger. La Famine, mon amante, nous attend à la fête;
elle est cruelle et féroce, la Famine, mais elle ne
repousse pas de sa porte ceux que ces lèvres ont baisés,
ceux-là seuls... Plus jamais! Plus jamais !!... »
LI
Quand elle eut ainsi parlé, elle m'empoigna avec la
violence de la folie, et me fit marcher à travers maint
foyer ruiné, et sur mille cadavres. Enfin nous arri-
vâmes à une hutte solitaire ; là sur la terre , qui lui
servait de plancher, dans sa joie de spectre, elle avait
réuni de tous ces foyers, maintenant désolés, et empilé
trois monceaux de pains, faisant ainsi la disette chez
les morts... Autour de ces monceaux elle disposa en
cercle les petits enfants froids et raidis par la mort ; ils
étaient assis innnobiles et silencieux ! . . .
LU
Elle sauta sur un monceau, et levant vers l'éclair ses
232 ŒLVKES l'OÉTlQUKS DE SHELLEY
regards en démence, elle cria : « Mangez ! prenez votre
part de la grande fête ; demain nous devons mourir ! »
Puis de son pied pâle elle poussa les pains vers ses
hôtes exsangues... Ce spectacle déchira mes yeux et
mon cœur, et si celle qui m aimait n avait, de ses regards
absents, prévenu mon désespoir, j'aurais pu par sympa-
thie tomber aussi dans le dt'lii'c ; mais je i)ris la nourri-
turc que cette femme nroUïait ;
LUI
Et, après avoir vainenKMit Iutl('' avec sa folie, pour
essayer de la décider à venir avec moi, je partis. Dans
les régions orienlah'S du ciel, léclair maintenant pâlis-
sait ; rapidement le noir coursier niemporla le K»ng du
rivage de la mer tempétueuse : et bientôt la giise mon-
tagne retentit sous ses sabots, et je pus voir Cytlma
parmi les rocs, oit elle était restée assise, ses yeux
inquiets lixés sur le jour tardif.
IdV
Nous nous retrouvâmes avec joie. Elle était tics pâle,
affamée, mouillée, épuisée; je passai mes bras autour
d'elle pour rem|)cc]ier de tomber pendant que nous
regagnions notre ret l'ai t e ; et ainsi embrassée, son
cœur |)lcin sembla goûter une joie plus prolbiide (]uc
n'en a jamais connu le Ijoulieur. Li- coursier allait paisi-
blement au pas derrière nous le long de la montagne
déserte. Nous atteignîmes notre abri avant (|ue le
IMatin ait pu détacher le dernier voile de la Nuit, et
nous nous étendîmes sur notre couche nuptiale.
LAO>' ET CYHINA 233
LV
Quand elle eutréchaiiflë dans mon sein son cœur fris-
sonnant, apW's les plus doux baisers, nous partageâmes
notre paisible repas. Comme une fleur d'automne après
de fi"oides averses étend ses feuilles flétries ainsi que
des arcs-en-ciel dans l'air ensoleillé, ainsi sur ses lèvres
et sur ses joues s'étendit l'esprit vital et dans ses yeux
une atmosphère de santé et d'espi-runce ; près d'elle le
chagrin s'assoupit, ainsi que la crainte, et tout le cor-
tège du sombre découragement.
CHANT VII
I
Ainsi nous étions assis, joyeux comnio le rayon du
matin nourri des déhiis de la nuit et tie louragan main-
tenant endormi sur les veiUs ; des brises l('i>ères jouaient
à travers les herbes ])leines de rosée, le soleil était
chaud, et nous élions assis enchaînés dans le charme
entrelacé de conversations et de -caresses douces et
pi'ofbndes, ■ — caresses nuiett(>s, convei'sations qui jiou-
vaienl désarmer le temps, quoi(|iril brandit les traits de
la inoit et du sommeil, et ces llèches trois fois mortelles
lrcni|K''<'s dans son pro|)re poison.
II
Je lui raconlai mes sonllVances cl ma lolie, et com-
ment, ri'veilU' de cet ('lai de lève par lappel de la liberté,
je scMlis la force de la joie lu'iu'lrer mon espril dans ma
soliUide : cl loul c<' (pie jetais maintenant ; jtendant
(pie les larmes ne cessaient de couler le loii}? de ses
beUes joues attentives, aussi rapides (jne les pensées cpii
\os alimentaient, connue un couianl des valh'es élin-
LAON ET CYTTIXA 235
celantes de soleil ; et, quand j'eus cessé de parler, l'air
s'arrêta pour écouter ses doux et suaves accents.
III
Elle me raconta une étrange histoire, déiranges
souffrances, comme les souvenirs brisés de beaucoup de
cœurs, réunis en un seul : souvenirs si invraiseml)lables
que la plus intrépide assurance ne saurait y ajouter foi.
Elle dit que pas une larme n'osa sortir de sa cervelle
gonflée ; que ses pensées furent fermes, quand elle dut
renoncer à toute espérance mortelle, emportée par ces
esclaves jusqu'aux limites de l'océan ; et qu'elle loucha
le port sans une crainte, sans une faiblesse.
lY
Elle était seule au milieu d'une multitude, les esclaves
des cruelles convoitises du froid tyran ; eux riaient
lugubrement dans les salles souillées ; mais elle, elle
était calme et triste, rêvant toujours la plus sublime
entreprise, jusqu'au jour où le tyran l'entendit chanter
sur son luth un air sauvage, triste et pénétrant l'âme,
comme les vents qui meurent dans les déserts : — un
instant ce chant rendit muettes les pensées mauvaises
qui souillaient sa poitrine.
Puis, quand il vit sa merveilleuse beauté, un instant
il s'inclina sous le sacré pouvoir de la grande Xature, et
ressentit (luelque passion. ]Mais, quand il la fit trans-
porter dans sa chambre secrète pour y être une victime
sans amour, qu'elle s'arracha les cheveux dans son dé-
sespoir, et que ses paroles de flamme, ses regards
236 IMiUVUKS I'OKTIQUKS DE SHELLEY
puissants furent inutiles, al(jrs il reprit le fardeau de
sou eselavage, et i-edevint un roi, une bètc sans c(eur,
un fantôme de gloire, un nom.
YI
Elle me dit quelle ain-euse agonie l'on endure, quand
régoïsme se moque des déliées de l'amour, assez mons-
trueux |»our séballre, eomme dans le plus (''|)ouvanlable
de-lire (lu rêve, avec des moi'ls animés. Cette nuil-là,
toute de torture, de crainte et dhorreur, lit a|»paraitre
une lumière (pie làmc; seule jK'Ut rêver ou connaître ; et
quand le jour brilla sur son abominable frénésie, en la
voyant se débattre eomme un espi'it dans les chaînes de
la cliaii', hagard et pâle le tyran sCnbiit.
Ml
Sa folie fut un l'ayon de lumière, un pouvoir qui rayonna
dans son âme déchirée ; elle lit naîlic des paroles,
des gestes et des regards tels, (ju ils emportèrent dans
leins tourbillons irrésistibles tous ceux (pii approchaient
(le leur splic're, connue une calme vague entraînée dans
le loinbillon des goullres invisibles. La sympathie lit de
chacini des esclaves asservis un lioiume sans ci'ainle et
libre ; et ils coinmencèreiU à exhaler de profondes malé-
(liclions, connue la voix de llannnes souteri'aines.
Mil
Le roi pâlit sur son lr(')ne brillant comme le jour d(!
midi. A la nuit, il envoya deux eschives à la chandne
de (lylhna.L'un el;iil lui euiuKpie veri et ride, une l'ornïe
humaine devenue linsiiunienl doeilc de toutes les
choses mauvaises. (|ne Ion lord, incline cl ploie a
LAON ET CYTIINA 237
volonté ; lautre, un misérable, que dès son enfance le
poison avait rendu muet, qui iw savait qu'obéir ; il
venait des îles du feu ; c'était un plongeur maigre et fort
de la mer de eorail d'Oman.
IX
Ils la portèrent à une barque, et le rapide coup d'avi-
ron de rameurs silencieux fendit les mers l)l(ui(>s éclaii'ées
par la lune, jusqu'à ce que le matin éclatât sur leur
chemin. Alors ils jetèrent l'ancre à l'endroit où, par le
calme ou la bi'ise, la plus sombre des lugubres Symple-
gades est battue d'une houle sans sommeil ; — là,
l'Ethiopien l'enlaça de ses longs bras, étreignit ses pieds
entre ses genoux connue dans un étau de fer, et plongea
avec elle dans les secrètes profondeurs des vagues, l»ien
loin de l'air infini.
X '
« Rapide comme un aigle fondant de la plaine lumi-
neuse du matin dans quelque bois ombreux, il plongea
dans le vert silence de l'Océan, à travers maintes cavernes
que le flot éternel a creusées pour ètie les sombres
repaires de ses couvées de monstres ; parmi des formes
puissantes qui fuyai<'nl ('-pouvantées, et des ombres i)lus
puissantes encore qui suivaient ses talons, il roula
jusqu'à ce que, sous les noirs rochers, il eût touché une
chaîne d'or... un biuit éclata semblable au tonnerre...
XI
« Un bruit étourdissant de massifs verrous, réper-
(1) Ici Laon prête la parole à Cythna elle-nièiue peudaut
presque trois chanls.
238 œuvREs poétiques de siielley
cuté dans labime, une explosion de vagues, comme
arrachées des racines de la mer, bouillonnant avec
furie. Dans cette voûte de rochers une ouverture était
pratiquée, par où brillaient les rayons déniei'aude du
ciel, dardés à travers les lignes de mille vagues entrela-
cées, comme la lumière du soleil le soir à travers les
bois d'acacia ; et à travers cette ouvertui-e le plongeur
se fendant un chemin passa, comme luie étincelle qui
s'élance dune fournaise brûhmte.
XII
« Et alors, » continua Cythna, « il me conduisit dans
une caverne au-dessus des eaux, inès de ce goullre de
la mer ; une fontaine circulaire et vaste, où la vague
emprisonnée bouillonnait et sautait periiétuellement ;
puis, après un instant de repos, il senfuil en remontant
victorieusement le courant de rablnic (IcUc |)rison
spacieuse, semblable à un leniple liypèlhre, vastes et
élevé, dont le dôme aérien est inaccessible, était percée
d'une ouverture ronde par où tombaient les rayons du
soleil.
xni
« En bas, les boi'ds de la fontaine ('laicnt richement
paves des trésors de I abîme, corail et perles, cl sable
semblable à des paillettes d'or, et co(|iiilles pourpre
gravées de mystiques légendes par (|ucl(piemaiii iunnor-
telle, laissées là. <|uaiul, se l'essendjlanl au connnande-
meiil de la Umc, les vagues amoncelées brisèrent la
porte Hespérienne des mttntagnes; et sur ce; brillant
parcjuel sélevaient des colonnes, et des formes sembla-
LAOX ET CYTIINA 239
bles à des statues, et des trônes sans roi, que la Terre
avail créés dans son sein.
XIV
« Le démon de folie qui avait fait sa proie de mon
pauvre cœur avait été assez bercé pour dormir quelque
temps. Il y eut un intervalle de bien des jours. Cepen-
dant un aigle de mer m'apportait ma nourriture ; son
nid était bâti dans cette île quaucun pied n'avait foulée,
et il avait été dressé à servir de geôlier à cette étrange
prison ; et ce qu'est un ami dont matin et soir on
cbei'chc le sourire comme la lumière et le repos, cet
oiseau sauvage le fut pour moi, jusqu'à ce que la folie
m'apportât la misère....
XV
« La misère dune folie lente et rampante, qui me
faisait voir dans la terre du feu, dans la mer de l'air,
dans les blancs nuages de midi, qui souvent dormaient
dans le ciel bleu si pur et si beau, comme des armées
d'ombres spectrales voltigeant sur ma tête ; et laigle
de mer me semblait un démon qui m'apportait à man-
ger tes membres déchirés!.... Ainsi toutes choses se
transformèrent pour moi en une agonie que je portai,
comme une robe empoisonnée, autour de mon cœur.
XVI
« Puis je recommençai à distinguer le jour et la nuit
et leur fuite rapide, laigle et la fontaine et l'air.... Il
me vint alors une autre frénésie ; il me sembla qu'il y
avait un être en moi. . . . que mon cœ'ur portait un étrange
240 tax VUES poétiques de siielley
fardeau, comme si quelque chose de vivant avait fait
son repaire dans les sources mêmes de ma vie ; — une
longue et prodigieuse vision, l'œuvre de mon désespoii",
grandit alors, comme une douce réalité au milieu dim
chaos sans repos de sombres et douloureux cauche-
mars.
XVH
« Il me sembla que j'allais être mère. Les mois suc<'é-
daient aux mois, et loujours je rêvais que nous serions
tout l'un pour l'autre, moi et mon enfant ; et toujours
des pulsations nouvelles semblaient battre près de
mon cœur, et toujours je |)ensais (ju'il y avait un petit
être en moi... et quand la pluie de l'hivci- ruissela à
liavcrs l'ouverture de la cavcrn(\ il me sembla, après
une longue douleur, voir celle (orme adorée couchée
près de m(m co'ur.
Will
« d'c'tail une ix'lilc lille. belle dès sa naissance; elle
te ressemblait, cher amour! s(>s yeux ('taienl les liens,
et son front, el ses lèvres, et sur la terre elle (•tcndail
ses doigts de la nn*me façon (|ue les liens maintenant
reposent sur les miens, mon bien-aimé !,.. C'était un
rêve divin ! Kien qu'à se rappeler connnent il s'enfuit,
avec (luelle rapidité, conunenl il n'en resta rien, le
co'ur sentirait se rouviii' sa douleur, (|Uoi(pie ce ne fût
qu'un rêve... » — Alois (Wtlma leva ses regards wvs
les miens, comme si elle eût voulu éclaircir quel(|ue
doute
LAOX ET CYTII> A 24 1
XIX
Un doute qui no voulait pas s'enfuir, hi tendresse
dune douleur qui questionne, une souree d'abondantes
larmes... Quand elles furent passées, eneore tout oppres-
sée de sanglots, elle continua : « Oui, dans le désert
des années, sa nn'nioire mapparait toujoui's comme une
verte oasis ; elle a sucé à pleines lèvres ce sein , mon
doux amour, pendant de longs mois. Je n'avais plus de
mortelles craintes ; il me semblait sentir ses lèvres
et son souffle me prouver que c'était bien un être hu-
main qui sélait attaché à mon sein.
XX
« J'épiai l'aurore de ses premiers sourires ; et bientôt,
quand les étoiles du zénith tremblaient sur la vague, ou
quand les rayons de la lune ou du soleil invisibles,
reflétés par maint prisme dans l'intérieur de la caverne,
projetaient sur les eaux leurs ombres diamantées, ses
regards couraient après eux, et de sa main étendue,
parmi les doux rayons qui pouvaient paver la fontaine,
elle en désignait un, et riait, quand, indocile à son com-
mandement, il ne bougeait pas de place, et n'avait pas
lair de comprendre.
XXI
« Il me semblait que ses regards commençaient à
converser avec moi ; car ses lèvres ne formaient encore
aucuns sons articulés, mais seulement quelque chose
de doux... de si doux, que ce ne pouvait être une chose
sans signification ; son toucher cherchait à rencontrer le
14
242 ŒUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
mien, et nos pulsations coulaient et battaient avee calme
en se répondant pendant que nous dormions ; et un
jour que jetais très heureuse dans cette étrange re-
traite, nous jouâmes toutes les deux avec des tas de
coquilles dor, — deux enfants tissant des ailes pour
l'éternel voyage du Temps.
XXII
« Avant la nuit, me sembla-t-il, ses yeux s'obscur-
cirent fatigués de joie ; et, lasses de nos plaisirs, nous
nous étendîmes sur la terre comme deux s(eurs jumelles
sur le beau sein d'une seule mère. — A partir de celte
nuit je ne la vis plus ; elle s'enfuit connue ces mirages
clairs et brillants, qui voltigent sur les lacs quand la
rouge lune sarrèle au haut du ciel avant déveiller la
tempête ; — et sa fuite, quoiqu'elle fût la mort dune
fantaisie en dc-mence, c»?peudant fra|)|)a mon c(rur soli-
taire plus cruellement que toute autre misère.
XXIII
« M me sembla que, dans cette terrible nuit, le ]>lon-
geur qui m'avait amenc-e là revenait et emportait mon
enfant. Je vis encore, comme la première fois, les eaux
fn'mir, quand il s'y enfonça si rapidement.... Puis vint
le matin ; il brillait comme dordinaiie ; mais moi je
n'étais plus la même ; la vie même avait (piitté mon
cœur. — Je dépéris de plus «mi pins, jour par joui-, et là
tonte seule assis<'. je toniiueulai les vagues inconstantes
de mes [MMpeluels g^émissements.
LAO?i ET CYTHNA 243
XXIV
€ Je n'étais plus folle, et cependant il me semblait
que mes seins étaient gonflés et changés ; dans chacune
de mes veines le sang s'arrêtait un instant silencieux,
pendant que cette pensée passait. Avec une impétuosité
qui me causait une douleur cuisante, il ne cessait de
refluer à ses sources flétries, quand j'essayais avec une
ferme résolution de détourner mes yeux blêmes de cette
illusion si étrange, qui aurait volontiers réveillé ce rêve
auquel mon esprit aspirait avec un amour plus qu'hu-
main ; mais qui alors ne revint pas.
XXV
« Ainsi ma raison m'était rendue ; je luttais avec ce
rêve, qui, semblable à une bête farouche et belle, avait
fait de ma mémoire son repaire, et festoyait sur mon
cœur ; mais toute cette caverne et toutes ses formes, im-
prégnées de pensées qui ne pouvaient plus s'évanouir,
faisaient revivre tour à tour un sourire, un regard, un
geste, qui m'avait charmé naguère.... et seule assise, je
tourmentais les vagues inconstantes de mes perpétuels
gémissements.
XXVI
«t Le temps passait ; étaient-ce des mois ou des années ?
car ni jour ni nuit, ni changements de saisons ne lais-
saient de trace, mais seulement mes pensées et mes
larmes stériles ; et je finis par devenir une ombre, une
fumée, un nuage dont les vents ont fait leur proie jusqu'à
ce qu'il ne soit plus qu'un air insaisissable.... Mais un
2ii (h;lvues poétiques de shelley
soir, un nautile (1) jouait sur la fontaine, étendant sa
voile d'azur sur laquelle ne descendait pas le souffle du
ciel, entraîné parmi les vagues et les tourbillons.
XXVII
« Et, quand vint laigle, celte chose chai-niante, re-
moi'(|uanl de ses pieds rosés son bateau d'ai'gent, s'enfuit
vers moi comme pour chercher un ai)ri. Laigle dune
aile pesante planait en flottant sur sa proie ; mais, quand
il vit que j'avais découvert en tremblant son dessein, et
(|ue j'ollrais au nautile ma piopre nourriture, ses plumes
héi'issées l'ctombèreut sur son cou ; il s'a|)procha de
rcndi'oit où nageait ce brillant cnfaiU de la mei", et
étendit en paix sur lui son ombre lai'ge et épaisse.
XXVIII
« Cette aventure me réveilla, et me rendit la force
humaine ; et l'cîspérance, je ne sais ni d'où ni coniment,
rentra dans mon co'ur. J'avais enlin reirou\é mes an-
ciennes facultés ; mon esprit ressentit de nouveau ce
que ressent le tien, ce que ressentent ceux dont h^ des-
tin est de faire des maux de l'humanité leni' proie.
Qué'iait celte caverne ? Ses fondements profonds ne
connaissent |)as la volonté déterminée, immuable, irré-
sistible, foi'le pour sauver, comme l'esprit, quand il se
moque du tombeau qui dévoi-e tout.
XXIX
a Et où était Laon ? Mon c(cur pouvait-il être mort,
(1) Xiiiiti/r ii(ij)i/niir ou (iri/oïKiiilf. ni(ilius<|(i(' (|tii roinliiit sa
t()(|uiile (•(iiniiic une liariiue, en s'aitUml de ses pieds, dont deux
soni élai'iiis et lui seivenl île voile.
LAOX ET r.YTHX.V 245
pendanl que ce cœur si cher battait et existait encore, et
que s'étendait toujours sur la terre le linceul que j'avais
juré de déchirer? Je pouvais être libre, si seulement je
pouvais amener cet oiseau dévoué à m'apporter des
cordes ; et longtemps, en vain, je cherchai, au moyen
d'un échange d'images tirées des objets, à lui apprendi-e
à me rendre ce service ; mais il apportait toujours des
fi'uits, des fleurs, ou des rameaux, jamais de cordes.
XXX
« Nous vivons dans notre propre monde, et le mien
était fait de glorieux rêves d'espérance évanouie ; oui,
leur ombre flottante nous couvre de ses ténèbres, ou
bien nous leur prêtons notre propre lumière. Le temps
me rendait mes forces, mon cœur retrouvait son intré-
pidité ; mes yeux et ma voix redevenaient fei'mes, mon
esprit calme et perçant, comme le malin, maintenant
dardant son éclat sur toutes les choses cachées derrière
les sombi'es nuages qui là-bas, prêts à s'évanouir, pèsent
sur le vent fatigué.
XXXI
« Mon esprit devint le livre qui m'apprit à grandir
dans toute sagesse humaine, et sa caverne que je
fouillai dans tous ses recoins comme une mine me
donna la garde de ses secrets,... un esprit, le type de
toutes choses, la vague immobile dont le calme réflé-
chit tout ce qui se meut, nécessité, amouret vie, le tom-
beau et la sympathie, les sources d'espérance et de
crainte, justice, vérité, temps, et la spliçrÇ naturelle du
monde.
14*
246 œuvRES poétiques de siielley
XXXII
« Et sur le sable je traçai des signes pour disposer
par ordre ces tissus de ma pensée, tels qu'elle en tissait
la trame ; claires formes élémentaires, dont le plus
léger changement créait dans le langage un langage
plus subtil : la clef des vérités autrefois obscurément
enseignées dans l'antique Crotone ; — et dans cette
profonde solitude, je tirai en rêve de douces mélodies
d'amour de ma propre voix, pendant que tes chers yeux
brillaient à travers mon sommeil et harmonisaient mes
accents.
XXXIII
« Tes chants étaient comme des brises où je flottais
avec délices, comme dans un char ailé, sur la plaine
dune jeunesse de cristal ; et lu étais là jiour remplir
mon cœur de joie, et là nous nous retrouvions encore
assis ensemble sur le gris rivage de la mei- phospho-
rescente ; — heureux connue autrefois, mais bien plus
sages, car nous souriions sui' le londjcau lleuii où
étaient couchées Crainte, Foi et Servitude ; et l'huma-
nité était libre, égale, pure et sage, dans la prophétie
de la sagesse.
XXXIV
« Car pour ma volonté mes imaginations étaient coiume
des esclaves remplissant leur doux et subtil ministère ;
et souvent des vagues sombres de cette brillante fontaine
elles auraient voulu rassembler les nudtitudes humaines
elles lancer au cond)at avec mes veux di'bordants et ma
LAO>' ET CYTHNA 247
voix, que la passion rendait profonde. Ainsi je me fami-
liarisais avec le choc, les surprises et la guerre des
esprits humains, et j'y puisais ce pouvoir qui fut le
mien de réformer leurs pensées.
xxxv
« Et ainsi ma prison était la terre populeuse ; j'y vis, —
de même que la misère rêve du matin avant que l'orient
ait donné son glorieux enfantement, — les pompes de la
Religion désolées par le mépris du plus faible sourire de
la Sagesse, les trônes renversés, les habitations du peuple
adouci entremêlées de champs sans clôtures couverts de
moissons mûrissantes, et Tamoui' devenu libre : une
espérance que nous avons nourrie de notre sang même
et de nos larmes, jusqu'à ce que sa gloire éclatât.
XXXVI
d Tout n'est pas perdu ! Quelque récompense est ré-
servée à l'espérance dont la source est aussi profonde !...
Oui, la splendide impuissance du Mal sur son trône,
entouré de son enfer de pouvoir , le secret murmure
des hymnes à la vérité et à la liberté, le terrible passage
de la vie à la mort traversé sans frayeur et sans crainte,
les prisons où se conçoivent de hauts desseins, les
tortures qui proclament la grandeur de la femme
dégradée, et tout ce qui peut être bon et irrésistible ;
XXXVII
« Telles sont les pensées, semblables aux feux étin-
celant sur des îles enveloppées par l'ouragan, que nous
248 («.LYRES POÉTIQUES DE SHELLEY
caressons sur celte somlîre ruine ; telles étaient alors
aussi les miennes. De même que dans son sommeil une
violette odoi'anle, bien (iU(; ses feuilles soient humides
des rosées de la nuit, sexliale en rêves prophétiques
du lever du jour, ou comme, avant que la yelée de
Scythie ait rencontré avec terreur les messagers du
Printemps descendant des cieux, les boutons ont pi'cs-
senli leur éclosion ; — ainsi cette espérance doit se
lever un jour.
XXXVIII
« Ainsi les années passaient, quand un soudain trem-
blement de terre déchira les profondeurs de lOcéan, et
la caverne se fendit, avec un bruit terrible, connue si
rimmense continent du mond<' était entraîné dans une
ruine universelle, et à traveis louYcrturc se prt'cipitè-
rent en cataracte les (^au\ étoulfées. — Quand je
m'éveillai, l'inondation, dont les eaux liguées avaient
saccage'' cette caverne de ci'istal, rcfUiail auloni- de moi,
et ma brillante demeure s'ouvrait Ix'anle devant moi....
un goullre dc'sert, nu, inmieiise.
\.\XI\
« Au-dessus de moi était le ciel, au-dessous la mer;
j'étais debout sur la pointe d'une pierres fiacass(''e,
cl j'entendais les rocheis d('l:ieh(''s roulant en bonds
luiiudliieux et releiUissanls dans l'abîme. — l'uis tout
à coup tout biuit cessa, il se lit un vaste et désert silence.
Je sentis que j'étais libre! L'embrun de l'Océan tremblait
sous mes pieds, le large ciel rayomiail aiilDiii- de moi,
et dans ma (-lieYelure les vents jouaient, en sarrèlant
dans leur cuuisc maintenant sans obstach'.
I.AON ET CYTIINA. 2i9
XL
« Mon esprit errait sur la mer comme un vent qui
aime à s'attarder et à voltiger autour dun cap parfumé
de thym, quoiqu'il puisse réveiller le nuage endormi,
et déchainei" la fureui' de la tempête. Le jour était presque
écoulé, (juand, à travers la lumière déclinante, je pus
découvrir un vaisseau qui approchait... Ses voiles
blanches étaient gonflées par le vent du Nord : son ombre
mobile couvrait labime crépusculaire ; les mariniers
eil'rayés jetèrent l'ancre, quand ils virent de nouveaux
rochers disséminés autour d'eux.
XL!
« Et, quand ils virent quelqu'un assis sur un rocher,
ils m'envoyèrent un bateau... Les marins ramaient
frappés de terreur, à travers un nouveau et formidable
déchirement de rocs suspendus entre lesquels flottait
l'écume de courants qui ne pouvaient ofl'rir aucun abi'i.
Ils ai'rivèrent et me questionnèrent ; mais, quand ils
entendirent ma voix, ils devinrent silencieux, et prirent
l'attitude d'hommes en qui un amour inconnu a remué
de profondes pensées ; nous atteignîmes ainsi le vaisseau
sans prononcer une parole.
CHANT YIII
I
« Je m'assis à côté du timonnior, et regartlant vers
rOiiest, je criai : — Etendez les voiles ! Voyez ! la lune
qui plonge est comme une tour d'observation qui llamboie
sur les montagnes ; le cap seul là-bas déi'obe à noire
vue la Cité d'Or. Le courant est rapide ; le Nord souffle
avec force sous les étoiles ; elles li'emblent de froid.
Vous ne pouvez vous ari'ètcr sur la terrible mei- ; bàlez-
vous, hàtez-vous d'atteindre le cliaud abri dun plus
heureux destin !
II
« Les mariniers obéirent. Le capitaine se tenait à
l'écart, et, chuchotant à l'oreille du pilote, lui disait : —
Hélas ! Hélas ! Je crains que nous ne soyons poursuivis
par des ombres malfaisantes ! La nuil (pii |)r(''((''(la notre
di'pail, un fanlc'tnic des morts vint à mon lit. en rcve,
sendjlable à ci-bii-ci ! — Le |)il()l(' r(''pli(|iia : Ce ne
peut être une ombre, c'est une vieige humaine, sa voix
pénétrante vous fait pleurer ! C est une jtume femme
ou une fille de haute naissance î Klle ne peut être autre
chose !
LAON ET CVÏHNA 251
III
« Nous passâmes les îles, portés par le vent et le
courant, et, pendant que nous voguions, les mariniers
se réunirent autour de moi pour m'entendre. Je me
tenais debout dans la pâle elarté de la lune, comme
quelqu'un que la ci'ainle ne saurait atteindre, et ma
calme voix s'éleva (1). Vous êtes tous des hommes ; au
loin la large lune donne sa lumière à des millions d'êtres
qui portent absolument la même ressemblance ; oui,
pendant que je vous ])arle, sous la même nuit, leurs
pensées flottent comme les nôtres, dans la tristesse ou
la joie.
IV
« Que rêvez-vous ? Nos propres mains ont bâti un
foyer pour vous-mêmes sur un rivage bien-aimé. Pour
quelques-uns, des yeux passionnés languissent en at-
tendant leur retour ; comme ils le salueront quand
leurs peines seront passées, et que leurs enfants se pré-
cipiteront en riant du seuil bien connu ! Est-ce là votre
souci? C'est pour votre propre bien que vous peinez,
— vous sentez et pensez ! Un pouvoir immortel a-t-il
de telles préoccupations ? Ou bien, selon l'humeur
humaine, rêvez-vous que Dieu (2) a bâti ce monde pour
que l'homme y vive dans la solitude ?
(1) Le discours que tient Cyllinu aux nialelots va jusqu'à la
strophe XXm.
(2) Au mot de Dieu, dans ce vers et les strophes suivantes, se
trouve substitué dans la Révolte de l'Islam le mot de Pouvoir.
252 œuvRES poétiques de siielley
« Qu'est-ce alors que Dieu ? Vous vous moquez de
vous-mêmes, et dormez un eu'ur humain à ce que vous
ne pouvez connaître ; (^omme si la cause de la vie pou-
vait penser et vivre ! Autant dire que les piopres
œuvres de l'homme peuvent sentir, et manifester les
espérances, les craintes et les pensées dont elles éma-
nent, et que l'homme leur ressemble ! Hélas ! le fléau
est libre de dévaster le monde, et avec lui ruine, des-
truction, poison, tremblement de terre, grèle, neige,
maladie, besoin, et la pire des nécessités, celle de la
haine et du mal, et l'orgueil, et la crainte, et la tyran-
nie !
VI
« Qu'est-ce alors que Dieu ? Quelque sophiste lunati-
que vit un jour l'ombre de sa propre âme en sortir et
l'emplir le ciel et la soudure lerre : et ainsi la forme qu'il
vit et adora était sa propre foinie, son image aperç^'ue
dans le vaste miroir du monde ; ce sei"ai( un ivve inno-
cent, si une foi nourrie de la rosée empoisonnée de la
crainte n'avait pas poussé sur sa lige, et si les hommes
ne disaient pas que Dieu a chargé la moi't d'exercer
sur ceux (pii mépiisent ses lois son inunortellc colère.
Vil
« Les hommes disent (|uils oiu vu Dieu, et qu'ils
ont ap|)ris de Dieu, ou d'autres honunes témoins lU'.
tels prodiges, (pie sa volonté est toute notre loi, la
LAON ET CYTIIX.V 253
verge qui doil nous réduire à lesclavage (I); que
prêtres et rois, coutume, autorité domestique, en un
mot tout ee qui ploie làme née libre d(> Ihomme sous le
talon des oppresseurs, sont ses ministres redoutables ;
et que les aiguillons de la mort font sentir sa vengeance
au sage, quoique la véril«' et la vertu arment son cœur
d'un triple bron/e.
Mil
« Ils disent aussi que Dieu punira le mal, oui,
qu'il ajoutera le désespoir au crime, et la peine à la
peine ; qu'au milieu des serpents immortels de son
rouge enfer il enchaînera le misérable qu'il a marqué
d'une tache qui s'est attachée à lui, pendant qu'il vivait,
comme une pest(\ un fardeau, un poison ; qu'amour et
haine, vertu et vice sont de vaines distinctions ; que la
volonté de la foi-ce est le droit ! Ainsi les tyrans déso-
lent avec des mensonges ee monde humain, qu'ils sont
parvenus à gouverner.
IX
« Hélas ! quelle est cette force ? L'opinion est plus
fragile que ce nuage obscur qui là-bas s'évanouit sur
la lune au moment même où nous le regardons, quoi-
qu'elle parvienne pendant quelque temps à cacher l'orbe
de la vérité ; et c'est sur elle, une forme aux mille noms,
que s'appuie tout tronc de la terre ou du ciel, une om-
bre. C'est pour elle que nous laboui'ons les stériles
(1) Version de la Rérolle de l'hluin : « Des hommes disent qn'ils
ont eux-mêmes entendu et vu. ou connu jtar dautres hommes
témoins de ces fuodiges. une Oml)re. une Forme, résidant entre
la Terre et le Ciel, brandissant une baguette invisible... »
RVBBE. I. — 13
254 OEUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
vagues de l'Océan ; c'est pour elle que chacun est esclave
ou tyran ; que tous trahissent et s'inclinent, commandent,
tuent ou craignent, font soudiir ou soullVent.
X
« Chacun de ses noms est un signe qui rend sacré
toul pouvoir, que dis-jc ?... le lanlômc, le rêve, l'ombre
du pouvoir : convoilisc, mensonge, haine, oj'gueil et
folie ; le lyi)e don provient toute fraude et tout mal;
iin(! loi sous laquelle lespèee humaine a élé entrahiée
par trahison ; et lamour humain est comme le nom
bien connu d'une mère chérie qu'un meurtrier a couchée
dans son tombeau sanglant, et dont il a, les séques-
trant dans les ténèbres, réuni autour de lui k'S enfants
égarés connue s'ils étaient les siens,
XI
« Oh ! l'amour ((|ui est pour le cœur de 1 lionune
errant ce qu'est le calme aux vagues fatiguées de la
mer), la justice, ou la vérité, ou la joie, voilà ce qui
peut seul nous guider lioi's de l'esclavage ou des sou-
terrains labyrinlijes de la i-eligion, eonnncî une brillante
étoile sauve les marins... Donner à elia<un une égale
part de bien ; suivre les pas de la Liberté même à
travel's les tombeaux ; supporter tout avec patience ;
pleurer sur le crime, fùl-il souillé' du plus ciier sang
de les amis ;
XII
d Sentir la pai\ (pie donne le conlenlenient de soi-
mèm(! ; reconnaître toutes les syni|»alhies, et n ouliager
personne ; et dans les plus secrets berceaux du sens et
LAON ET CYTHNA 255
de la pensée, jusqu'à la fin du diM-nier jour ensoleille de
la vie, s'asseoir et sourire avec joie, ou, sans rester seul,
baiser les larmes salées sur la joue consumée du mal-
heur ; vivre comme si aimer el vivre ne faisaient qu'un...
ce n'est ni la foi, ni la loi, et ceu\ qui s'inclinent de-
vant les trônes du ciel ou de la terre ne peuvent
connaître une pareille destinée.
XIII
« Mais maintenant les enfants treml^lent devant leurs
parents, parce qu'ils doivent obéir. L'un gouverne
l'autre ; car il est dit que Dieu gouverne à la fois
grands et petits ; l'homme est devenu le prisonnier de
son frère; et au dessus ti'ône la Haine avec la Crainte sa
mère, dominant les plus grands ; — et les fontaines
d'où découlait l'amour, (juand la foi a étoudé tout le
reste, ont été couvertes de ténèbres ; — la fennne est
devenue l'esclave enchaînée de l'homme, un esclave ; et
la vie est empoisonnée dans ses sources.
Xlf
« L'homme cherche l'or dans les mines, se tressant
ainsi une chaîne durable pour son pi-opre esclavage ;
afin de pouvoir vivre dans la crainte et les soucis sans
repos, il peine pour d'autres, les éternels esclaves sans
joie d'une captivil('> semblable à la sienne ; il tue, pour que
ses chefs jouissent dans la ruine; il bâtit l'autel, pour
que son idole trouve son salaire dans son propre sang ;
il poursuit, ô aveugle et voloutain^ infortuné ! l'obscure
ruine qui I attend.
256 ŒUVRES POÉTIQUES DE SIIELLEY
XV
« La fommc ! ollc esl son csclavo, elle osl dcvonuo
une chose que je |)leiire de dire... leufant du mépris,
la proscrite du l'oyei' (h'soh'. Le inensoui^e, la erainle et
la fatigue, comme des vagues, oui ci-eusé des canaux
sur sa joue, que paient les sourires comme de cabncs
lillacs parent le traître Océan ; — vous savez bien ce
qu'est la femme, car il n'est personne né de la femme
qui ne soit réduit à épuiseï" la lie amère du eliagriu,
(]ui toujours de l'opprimé remonte à r()i»i)resseur.
XVI
« Tout cela (;ei)endant ne doit pas étic. Vous pouvez
vous lever, et vouloir que lor peide son pouvoir, et
les trônes leur gloire ; (|ue lamour, que personne ne
|)eul eucliaîner, s(mI libre de remplir le monde, comme la
lumière ; (pu' la coupable Foi, blanchie dans le ci'inu',
soit étoullée «1 meure. — Voyez au loin le jtromontoire
éclipser la lune (pii descend! — Pi'isons et palais sont
éphenuM'cs ; les supeibes temples s'évanouissent connue
une vapeur ; l'honnue r(«te seul, lui dont la vohuite
conserve le pouvoir (piand tout autour de lui a disparu.
XVII
« Que tous soient libres et ('ganx !... De vos c(eurs
j'entends sortir un écho; à travers \v plus intime de mou
être, comme le i)lus doux des sons cherchant .son eonq)a-
gnon, il penètie. - D'où venez-vous, amis ? Hélas ! je
ne puis donner un nom à loni ce ipie je lis de chagrin, de
fatigue et de honte sur vos laces t'-puisi-es ; connue
dans les vieilh'S légendes (pii innnorlaliseul la desas-
LAO>: ET CYTILN.V 2o7
treuse renommée de conquérants et dimposteurs faux
et hardis, je vois dans vos regards le trouble de vos
cœurs.
XVIII
« D'où venez-vous, amis ? De verser le sang humain
sur la terre ? ou apportez-vous le fer et l'or dont se
servent les rois pour duper et égorger lamultiliule?
Ou bien venez-vous de chez le pauvre alfamé, pale,
épuisé et glacé, apportant le fruit de ses sueurs?...
Expliquez-vous ! Parlez ! Vos mains sont-elles fraîche-
ment teintes dans le sang du carnage ? Vos cœurs ont-ils
vieilli dans l'artifice?... Connaissez-vous vous-mêmes;
vous serez purs comme la rosée, et je serai pour
vous une amie et une sa'ur.
XIX
« Ne déguisez rien... Nous avons un cœur humain;
toutes les pensées mortelles reconnaissent un même
foyer. Ne rougis pas d'avoir eu ta part des souillures
d'un crime inévitable ; la condamnation, que tu as encou-
rue ou pu ou dû encourii', est celle de l'humanité tout
entière. Vous êtes la dépouille que le Temps désigne
ainsi pour la tombe dévorante, vous et vos pensées, et
toutes les peines avec lesquelles vous enlacez les anneaux
de l'éternelle chaîne de la vie.
XX
« Ne déguisez rien... Vous rougissez parce que vous
haïssez, et l'Inimitié est la sœur de la Honte ! Regardez
dans votre esprit ; c'est le livre de la destinée ! . . . Ah !
il est noirci de bien des noms blasonnés de misère ; tous
258 W.UVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
sont les miroirs de la même ! 3Iais le noir démon qui,
de sa plume de fer trempée dans le brûlant poison du
mépris, y a innnorlalisé sa gloire, pass(M'ait inoil'ensif
sur la tête des hommes, s'ils dédaignaient de faire de
leurs cœurs son repaire.
XXI
« Oui, c'est la Haine ! celte chose diabolique et
informe, qui porte tant de noms, tous mauvais, quelques-
uns divins, que le mépris de soi-même arme dun mortel
aiguillon ; et, lorsque le cœur qu'elles enlace de ses
replis de serpent est tout à fait (''i)iiisé, vX quelle se
lasse de dévoicr une proie si amcre, elle tourne cet
aiguillon de tous cùlés avec une rage nuillipliée; seni-
blaljle au serpcMit amphisbène, qui, après avoir élreint
quelque bel oiseau, bientôt sui* sa niasse putiide menace
tout ce (jui l'envii-onne.
XXII
« Ne gourmande point ton âme ; mais connais-loi loi-
même ; ne hais point le ( rime d'un auti't% ni ne déleste
le lien. C'est la sombre idolàli'ie de soi-même (pii veut,
(|uand une fois nos pensées et nos actions ne sont plus,
que l'homme pleine, cl saigne, et gémisse. Ovide expia-
lion !... Iteste en paix; le |»assé appailienl à la Mort,
l'avenir est à loi ; lamoui' <'l la joiiî peuvent faire du
c«rur U' i)lns immonde un paradis de fleurs, oîi la paix
pourrait bàlii' son nid.
XXIII
« Parle, loi! DOîi vene/.-vous? — Un jeune homme prit
la paroh; : — l'éniblemenl, péniblement nous naviguons
LAON ET CYTIINA 259
sur labîmc sans bornes. Tu lis bien la misère écrite
dans nos yeux épuisés ; mais il y a à 1 intérieur beaucoup
de choses qui dorment, que le pauvr»' cœiu' aime à gar-
der pour lui, ou n'ose pas écrire sur le front déshonoré.
Oui, depuis notre enfance, nous avons appris à tremper
le pain de la servitude dans les larmes du malheur, et
jamais jusqu'à ce jour nous n'avons rêvé d'espérance
ou d'abri.
XXIV
« Oui, je dois parler... Mon secret serait mort dans
le cœur qu'il a consumé, comme un tison s'éteint dans la
flamme mourante dont il entretenait la vie ; mais aucun
cœur humain ne peut te résister, à toi, merveilleuse
femme, et au doux commandement de tes yeux per-
çants... Oui, nous sommes de misérables esclaves,
qui, arrachés à leurs amours accoutumées et à leur terre
natale, portent sur les vagues qui les en séparent la
proie dédaignée de calmes et heureux tombeaux,
XXV
« Nous traînons bien loin de leurs vallées agrestes les
plus belles parmi les fdles de ces montagnes solitaires ;
nous les traînons dans des lieux où toutes les meilleures
choses et les plus rares sont souillées et foulées aux
pieds. Bien des années sont venues et parties depuis
que, semblable au vaisseau qui me porte, je ne connais
plus aucune pensée ; mais aujourd'hui les yeux d'une
vierge chérie ont fait briller sui' les miens la lumière d'un
mutuel amour; elle est ma vie... je ne suis que son
ombre... ime fumée qui s'échappe des cendres et bientôt
s'évanouit....
260 ŒUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
XXVI
< Car elle doit périr dans le palais du tyran ! Hélas !
Hélas ! — Il se tut et s'accroupit près de la voile. Mais
tous entendaient ses sanglots... Et toujours devant l'océan
et le vent, le vaisseau volait jusqu'au moment où les
étoiles commencèrent à pâlir ; et, réunis autour de moi
dans une muette attitude, les matelots me re^jardaient,
le pilote était abattu et pâle de souffrance, le capitaine aux
cheveux gris m<' jetait des regards pleins d'une crainte
sans repos qui rencontraient les miens. — Ils étaient
comme en extase.
XXVII
« Maintenant point de faiblesse ! Point de repos ! Tu
es âgé, mais l'espérance le rendra jeune, car l'espé-
rance et la jeunesse sont filles du même père, l'Amour...
Voyez! les astres éternels nous regardent! La V(''rité
est-elle entrée dans vos âmes ? Ne songez-vous qu'à
vous-mêmes, ou vous sente/.-vous allcndi'is pour les souf-
frances d'autrui ? Avez-vous soif de porter un cccur (|ue
ne puisse pins atteindre la dent de sei'pent de la (Cou-
tume ? Soyez libres ! Et maintenant jurez-moi d'être
fermes jusqu'à la mort! — lis crièicnt : Nous le jurons!
Nous le jurons !
XXVIII
t Les ténèbres mêmes furent ('biaidc-es à ce cri,
comme |)ai" un coup de louuerre soulerrain. Le livage,
sonore renvoya ses milles échos dans la nuit, coimne si
la mer et le ciel et la terre s'étaieiU ri-jouis du léveil de
la liberté ; car c'était au nom de la lilxitt' (juils avaient
LAON ET CYTIINV 261
juré!... Los verrous furent tirés, et sur le pont les
captives debout jetèrent autour d'elles des regards
étonnés, et chacune se reculait éblouie, quand la
lumière de la torche inconstante venait frapper ses
yeux.
XXIX
« C'étaient les plus pures enfants de la terre, jeunes
et belles, avec des yeux, les sanctuaires d'une pensée
encore endormie ; leurs fronts étaient aussi brillants
que le printemps ou le matin ; le sombre temps n'y avait
pomt encore cent sa triste légende en caractères nua-
geux qui ne s'eflacent pas. — Ce changement était un
rêve pour elles ; mais bientôt elles connurent la gloire
de leur nouvel étal. Dans la brillante sagesse du midi
haletant de la jeunesse, une douce conversation, des
sourires et des soupirs harmonisèrent tous les coeurs.
XXX
« Mais une restait muette. Ses joues et ses lèvres
très belles, changeant de nuances, comme des lis nou-
vellement fleuris agités en plein midi par le vent à l'om-
bre de la brillante chevelure d'un acacia, trahissaient
les frémissements de son âme. Et bientôt, le cœur plein,
ces jeunes fdles se levèrent et, toutes haletantes, elles se
regardèrent et me regardèrent, comme pour m'adresser
une muette prière. Je souris, je pris leurs deux mains
dans les miennes, et j'éprouvai un délicieux plaisir dont
leurs esprits ressentirent le contre-coup.
15'
CHANT IX
I
« Cette nuit-là, nous jctâmos l'ancre dans une baie
boisée ; le sommeil nosa pas plus vollii^ei" autour do
nous qnil n'ose, quand tout doute et toute crainte
se sont enfuis, ombrager la couche de quehpie amant
sans repos, dont le cœur est désormais dans la paix.
Ainsi la nuit se passa tout entière dans une mutuelle
joie : autour de nous s'élevait une forêt de peupliers et
de sombres chênes, dont l'ombre couvrait les étoiles
déclinantes réiléchies dans les eaux bleues, et tremblait
au vent qui soufflait du matin.
Il
« Les mariniers joyeux et les vierg(\s libres enlevè-
rent à la forêt profonde de nombreux rameaux et revin-
rent très iiuiocemnjciil cliari;(''s des innocenles ({('pouilU'S
des bois; bienlùl des guirlandes d(.' feuillai'es eu boutons
flottèrent sur h; mat et les voiles ; la poupe cl la proue
furent couvtM'les d'un dais de rameaux fleurissants ;
pendant tout le cours du passag(M)l)li(pu' du soleil, nous
allons pleins de joiesni' les vagues, comme les lialiilants
dune Ile, desliiK-s à poursuivre ces vagues qui ne
peuvent cesser de souriic.
LAON KT (YTIINA 263
HI
« Les nombreux vaisseaux, mouchetant le bleu
sombre de labime de leurs voiles de neige, volaient
rapides à mesure qu'ils approchaient du nôtre, dans la
crainte et létonnement ; et sur chaque hauteur des
milliers dhoninies regardaient. Ils entendaient le cri qui
fait tressaillir, comme la voix même de la terre se
faisant irrésistiblement entendre à tous ses enfants,
l'allégresse déchaînée, la glorieuse joie de ton nom, ô
liberté ! Ils entendaient !... De même que sur les mon-
tagnes de la terre de pic en pic on voit sauter les
rayons du matin naissant,
IV
« Ainsi, de ces cris répétés par les sommets sans fin,
il se forma soudainement comme un son universel,
comme une voix de volcan, dont le tonnerre remplit les
cieux les plus lointains ; une si glorieuse folie trouvait
un passage à travers les cœurs humains et les entraî-
nait dans un courant qui submergeait leurs craintes et
leurs soucis guerroyants, noire couvée de la Coutume ;
ils ne savaient pas d'où cela venait, mais ils sentaient
autour d'eux comme une immense contagion répan-
due ;.., ils appelaient à grands cris la Liberté !.. Ce nom
vivait sur la mer ensoleillée.
« Nous touchâmes au port. — Hélas ! De beaucoup
d'esprits la sagesse qui avait réveillé ce cri s'était enfuie,
comme la courte gloire que le sombre ciel reçoit d'une
fausse aurore qui s'évanouit avant de s'épandre, perdue
264 ŒUVRES POÉTIQUES DE SIIELLEY
dans les ténèbres dévorantes de la nuit : cependant bien-
tôt le jour brillant éclatera, oui comme un gouffre de
feu, pour brûler les linceuls on lambeaux morts qui
enveloppent le monde; un immense enthousiasme qui
doit purifier le monde enfiévré comme avec le spasme
d'un tremblement de terre !
VI
« Je parcourus alors la grande cité, libre de honte
ou de crainte ; les mariniois épuisés par les fatigues
et les heureuses vierges m'entouraient. Et comme un
vent souterrain, qui du fond des cavernes remue quelque
forêt, les espérances et les craiiiles, du fond d(* chaque
âme humaine, rendaient un éliange murmuie à mesure
que je passais; et beaucoup pleuraient, avec des larmes
de joie et de crainte; et les pensées ailées erraient en
liberté, avec des mots à moitié étoudés qui prophéti-
saient de révolution.
VII
« Dans un énergique discours je déchirai le voile qui
cachait la Nature, la Véiiic', la Liberté et l'Amour,
comme quelqu'un (jui, dr la pyramide dune monlagne,
indi(|ue Icndioit où va se lever le soleil ; — les oiiihii's
approuvent la vérilc- (|ii il amionce, et senfuient do
chaque courant et de eli:i(|iie l)os(|net. Ainsi de douces
pensées remplirent plus dune |)oiliine ; |)Our plus dun
cœur la sagesse tissa larmure dalleclions éprouvées,
et le mépris inire|ii(ie du mal trempa trois fois dans
l'acit'r Condii la volonté désorinais invincible.
LAON ET CYTII>A 265
YlII
« Quelques-uns dirent que j'étais une maniaque
sauvage et désespérée ; d'autres , que je venais de
sortir du tombeau, la vierge fiancée du prophète, un
fantôme du ciel ; d'autres, que j'étais un démon, sorti
de sa caverne enchantée, qui avait dérobé une forme
humaine, et était venu à travers la vague, la foret et la
montagne ; d'autres disaient que j'étais l'enfant de Dieu,
envoyée ici-bas pour sauver les femmes des chaînes et
de la mort, et sur ma tête voulaient allreusement faire
retomber le fardeau de leurs péchés.
IX
f Mais bientôt mes paroles humaines trouvèrent de la
sympathie dans des cœurs humains. Les plus purs et les
meilleurs, comme un ami avec un ami, firent cause
commune avec moi ; ils étaient en petit nombre, mais
résolus ; le reste, même avant que le succès eût béni
l'entreprise, se liguaient avec moi dans leurs cœurs ;
leurs repas, leur sommeil, leurs occupations de chaque
heure, étaient en proie à ces espérances que j'avais
armées pour surpasser en nombre ces armées de pas-
sions inférieures qui embarrassent les fortes ailes de
la vie.
X
« Mais les femmes surtout, que ma voix avait réveil-
lées de leur froid, insouciant et volontaire esclavage, me
cherchèrent ; une vérité avait secoué leur affreuse prison ;
elles regardèrent autour d'elles, et vii'ent ! Elles étaient
Jibres!.,, Leurs nombreux tyrans, assis désolés dans les
266 ŒUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
salles vides d'esclaves, n'en pouvaient retenir aucune ;
car le rouge feu de la colère s'était éteint dans ces yeux
dont autrefois l'éclair était la mort ; ni crainte ni gain
ne pouvaient maintenant entraîner une captive à repren-
dre une autre chaîne.
XI
« Ceux qui fiucnt envoyés pour m'enchaîner pleurè-
rent, et sentirent leurs espiits s'échapper des liens qui
les enseri'aienl eux-mêmes, comme une forme de cire
peut se dissoudre et fondre dans la blanche fournaise ;
une défaillance pleine de visions, une pause d'espérance
et de crainte enchaîna la cité ; celle-ci, comme le sihmce
de la tempête naissante, quand elle a enveloppé dans
son ombie formid;il)l(' le soleil, le vent, l'océan et la
terre, resta suspendue... terrible, même avant que les
éclairs aient jailli de la nue.
Xll
« Comme d(^s nuages lissés dans le ciel silencieux
se réunissent, poussés par les vents, des lointaines
régions, ainsi au nom sublime de vt'rilé et de liberie'',
des millions d'hommes étaient réunis autour de la cité,
poussés par les es|)('Mances (pii jaillissaient de mainte
source cachée : paroles qu(i la science de la vérité revê-
tait des couleurs de la grâce ; les propres chants sau-
vages qui dans l'aii- llottaienl coninie des parCnnis vaga-
bonds ; et ton nom, et plus dune langue (|iie tu avais
trempée dans la (lamme.
Ml!
« Le tyran s'aperçut (pi(! son ])onvoir était é'vanoui ;
LAON ET CYTIINA 267
mais la Crainte, la nourrice de lu Vengeance, l'invita à
attendre l'événement, lui représentant que la perfidie et
la coutume, l'or et la prière, et tout ce qui, à défaut de
la Foi'ce impuissante, prête à la Fraude le sceptre du
monde , pourrait , à son avis , rattermir son pouvoir
chancelant. Il envoya donc les prêtres à travers les rues,
pour maudire les rebelles. Ceux-ci s'agenouillèrent sur
la voie publique, en implorant de leur Dieu tremble-
ment de terre, lïéau et famine.
XIV
« Des hommes graves et blancs, des sièges où la Loi
s'est faite l'esclave du Mal, ne craignirent pas de dire
comment la glorieuse Athènes était tombée dans sa
splendeur, parce que ses fils étaient libres... et que,
dans l'espèce humaine, le plus grand nombre appartient
au plus petit, de par Dieu (1), la Nature et la Nécessité.
Ils dirent que la vieillesse était la vérité, et que la jeu-
nesse avec ses sauvages espérances tronblait la paix de
l'esclavage, à l'aide duquel les hommes des vieux ages
avaient étoullé l'orgueil et la liberté.
XV
« Et avec le mensonge de leurs lèvres empoisonnées,
ils parvinrent à produire dans la docile mémoire des
sages et des bardes une éclipse passagère. — H y a un
Maître enseignant, disaient-ils, qui doit toujours exister,
Dieu même (2) ! C'est lui (jui a armé la nécessité du
(1) Dans la Revo/ te de l'Islam, on lit « Ciel » à la place de
« Dieu ».
(2) C\i passage est ainsi modifié dans la Révolte de r Islam •*
« il y a un maître enseignant qui a armé la Nécessité, etc.. »
268 ŒUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
gouvernement et du crime contre l'humanité, pour être
ici-bas son esclave et sou vengeur. Ils ajoutaient que
nous étions faibles et pécheurs, fragiles et aveugles ;
que la volonté dun seul était la paix, et que nous ne
devions aspirer à autre chose sur la terre qu'à la peine
et la misère,
XVI
« Afin de pouvoir, par ce moyen, éviter l'enfer dans
l'autre monde. — Ainsi parlèient les hypocrites qui
maudissaient et mentaient. Hélas! leur autorité était
passée ; les larnuîs et le rire s'attachaient à leurs che-
veux blancs, flétrissant l'orgueil qui dans leurs cœurs
creux osait encore habiter; et cependimt des esclaves
plus obscènes, au front plus poli, avec des ricanements
sur leurs levies seirées, minces, bleues et larges,
disaieiU que maintenant l'homme avait renoncé à être
le maitie, et que le monde soumis devait s'incliner
devant la volonté dune femme !
XVH
« L'or était semé dans les rues, et le vin coulait par-
tout à flots dans la citi'. En vain ! Les solides tours
biillaient toujours dans le ciel connue dhabitude ; et à
l'appel des prêtres, la Peste ne (jiiitla pas son banquet
dans les salles d'Ethiopie, ni la Famine n'accouiut des
portails du riche, oîi tonjmn's à son aise elle fait sa
proie de ceux qui s'y rassc inblciU pour im|(Iorei' à
genoux leur nourriture ; ni la crainic. ni la honte, ni la
foi, ni la discorde ne vinrent obseurcir la flamme nou-
vellement allumée de l'espérance.
LAON ET CYTIIXA 269
XMII
« Car Tor était comme un dioii dont la foi commen-
çait à salfaiblir ; il n'avait plus quun petit nombre
d'adorateurs, ainsi que Icnfer et la crainte, qui dans
le cœur de l'homme est Dieu même ; les prêtres s'aper-
çurent de sa chute, en voyant de jour en jour leurs autels
plus solitaires, jusqu'à ce qu'ils restassent seuls dans
le temjile (1). Les traits du mensonge volaient sans
causer de flétrissure ; et les froids ricanements de la
calonmie étaient impuissants à troubler avec le brandon
de la discorde l'iuiion des hommes libres.
XIX
« Tu sais le reste. — Nous voici tous deux réunis,
survivant à une ruine immense et profonde. Etranges
sont mes pensées... Je ne puis ni souffrir ni craindre ;
assise avec loi sur ce rocher sohtaire, je souris, quoique
l'amour humain doive me faire pleurer ; nous avons
survécu à une joie qui ne connaît aucun chagrin, et je
sens un calme puissant glisser sur mon cœur, qui ne
peut plus emprunter ses nuances au Hasard ou au
Changement, ces sombres enfants du Lendemain.
XX
« Nous ne savons pas ce que nous deviendrons. —
Cependant, mon cher Laon, Gylhna sera la prophétesse de
l'Amour ; ses lèvres te déroberont la grâce que tu portes,
(1) On lit à la place de ces derniers vers, dans la Rvrolle de
rislain : « et la Foi elle-même, qui dans le cœur de l'homme
donne une forme, une voix, un nom à la spectrale Terreur,
connut sa chute, les autels devenant de jour en jour plus soli-
taires, etc.. »
270 ŒUVRES POÉTIQUES DR SIIELLEY
pour cacher ton cœur, et en revêtir les formes qui errent
dans le bosquet brumeux de Tavenir vagabond; car
maintenant, assise ainsi près de toi, il me semble que
je respire et vis de ton souffle et de ton sang, et la
violen(;e et le mal sont comme un songe qui roule bien
loin de linébranlable v<''rilé, entraîné par un coui'ant
sans retour.
XXI
« Les coups de vents de l'Automne dispersent les
semences ailées sur la tei-re ; — puis bientôt viennent
les neiges, et la pluie, et les gelées, et les ouiagans,
que le terrible Hiver amène d(î la caverne de Scylbie,
un sauvage cortège. Mais vois ! Le Prinlemps passe d(!
nouveau sur le monde, versant de douces rosées de ses
ailes éthérées ; il répand les fleurs sur les montagnes,
les fruits dans la plaine, la musitjue sur les vagues et
les bois, et l'amour sur tout ce qui vit, et le calme sur
les choses sans vie.
XXll
« 0 Printemps ! emblème aux ailes de vent de l'espé-
rance, de l'amour, de la jeunesse et de la joie ! Hrillant,
beau, adorable l'i'intenqys ! Doù viens-tu, (piand tu
mêles à la noire ti'islesse de rilivcr tes larmes (|ui
s'évanouissent en sourii'cs eiisoleillc's '! Scrur de la joie !
Tu es l'enfant qui as iceueilli le souriie mourant de ta
mère, sourire tendre et doux ; lu jioites au tombeau de
ta mère l'Automne (!) de IViiielies lleiiis e( des rayons
(1) Autumn el S'itriiir/, on un^lHis, smil dos Jeux {genres,
romnic Ions les iKinis (Toljjcls iinininiés : ikius avons cru devoir
liaduiie liUeraleineiit le lexle de Shelley, jiour ne |i:is lui enlever
la ^;iàce ijue lui donne eeUe image des saisons féiuiuisécs.
LAON F,T CYTIINA 271
scinblablos l\ tics (leurs, sans tioublcr de tes pas gra-
cieux les feuilles qui sont son linceul.
XXIII
« Vertu, Espérance et Amour, comme la lumière et
le ciel, environnent le monde. Nous sommes leurs
esclaves choisis. Le tourbillon de notre esprit n'a-t-il
pas emporté les germes immortels de la vérité aux
cavei-nes les plus reculées de la pensée ?... Mais voici
Ihiver ! la douleur de nombreux tombeaux, la glace
de la mon, la tempête de It^pée, le torrent de la ty-
rannie, dont les vagues ensanglantées deviennent sta-
gnantes comme la glace au nom de la Foi, le mot de
l'enchanteur, et enchaînent tous les cœurs humains
dans leur repos abhorré !
XXIV
« Les semences dorment dans la terre. Tandis que
le tyran peuple les prisons de ses conquêtes, de pâles
victimes sur léchalaud gardé sourient, parce qu'elles
ne peuvent parler ; et, jour par jour, la lune de la
Science consumant(; s'évanouit parmi les étoiles ; et
dans ces vastes ténèbres les fds de la terre adres-
sent leurs prières à leurs inmiondes idoles, et les
prêtres chenus triomphent; et, comme un fléau ou une
rafale, une ombre dégoisme s'abat sur les regards
humains.
XXV
« C'est l'hiver du monde ! — Et nous y mourons,
comme les vents d'automne s'évanouissent , expirant
272 ŒUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
dans l'air golc et brumeux. IMais regarde ! Le Printemps
vient, bien que nous devions passer, nous qui avons
promis sa naissance ; — oui, passeï' comme l'ombre
même qui du sein de notre moi't, ainsi que dune
montagne, fait jaillii- lavenii-, un large lever de soleil;
alors, couverte de l'ombre des ailes qui la pai'ent, la
Tern; de son noir goull're de (haines sï'lance comme
un aigle.
XXVi
« 0 l)ien cher amour ! nous mouirons et serons refroi-
dis avant que ce matin puisse se levei' sur le monde ;
vondrais-tu voir la gloire de son aurore? Hélas! jette
tes regards non sur moi, mais touine tes yeux sur ton
propre cœui*, — ce paradis «pie IcUeinel printemps a
fait sien ; et, tandis (pie le lugubre hiver remplit les
cieux dc'pouilh'S, là il y a de doux courants de pensc'C
ensolcill(îc et des fleiu's fraîchement (^closes, qui entrc-
lacenl et confondent Icui's sons et l(>urs parfums.
WVIl
« Dans leurs propres c(eurs, les bons trouveront tou-
jours l'ardeur de resp(''rance (pii les a faits grands ; et,
quoifpie d'envieuses ond)i'es puissent sinleiposer entre
r»'sp(''iance et son elfel, — il vient (pichptnn par der-
ri('re, (pii reliera lonjoiirs l'avenir ad passe'*, la N(''cessil(',
dont la force aveugle doit pour toujours enlacer le mal
avec le mal, le bien avec le bien, dans les bandelelles
d'une uni(m (pi'aucun pouvoir ne saurait ronqire ; ils
doivent manifester leur propre naliu-e, et n't"'lre jamais
s(''par('s !
LAOX ET CYTIINA 273
XXVIII
« Les bons et les puissants des âges écoulés sont dans
leurs tombeaux.... avec les innocents et les libres, les
héros, les poètes, et les sublimes sages, qui laissent
le manteau de leur majesté pour orner et parer ce
monde nu — et nous, nous leur ressemblons. De tels
hommes périssent ; mais ils laissent l'espérance, l'amour,
la vérité, la liberté', dont leurs puissants esprits ont
pu concevoir les formes pour en faire la règle et la loi
des âges qui survivent.
XXIX .
« • Ainsi, que le gazon couvre nos restes, même au mi-
lieu de notre heureuse jeunesse! Que cet étrange lot,
qnel quil soit , quand dans nos veines confondues le
sang sera silencieux, soit le nôti'C ! Que le sentiment et
la pensée abandonnent notre être, et quil ne soit plus
compté au nombre des choses qui sont ! Que ceux qui
viennent derrière nous, à qui notre ferme volonté aura
acquis un calme héritage, une glorieuse destinée, insul-
tent, en la foulant dédaigneusement aux pieds, notre
tombe inséparable !
XXX
« Nos pensées et nos actions, notre vie et notre
amour, notre bonheur, tout ce que nous avons été, vi-
vra éternellement, et ne cessera de rayonner et dinspi-
rer, quand nous ne serons plus. Le monde a vu un idéal
de paix ; et de même qu'aux yeux d'un pauvre mania-
que 1 apparition soudaine de quelque coin de terre serein
et aimé, lui rappelant a])rès de longues années la douce
274 OELVRliS POÉTIQUES DE SHELLEY
Cl vivante scène des espérances de sa jeunesse, dissipe
sa longue folie; ainsi llionniie se souviendra de loi.
XXXI
« Et pendant que la Calomnie s'assouvira sui' nous,
comme les vers dévorent lesmoi'ls, et que près du tronc
et de lautel les railleries et les malédiclions trouveront
un bienveillant abri, ce que nous avons fait, personne
n'osera l'invoquer en témoignage, quoiciiii! soit parfai-
tement comui. Ce souvenir l'eslera, tandis i\nv passeront
ceux qui bâtissent lédilice de leur orgueil sur son oubli;
cl la renommée, qui s'est sculpté une statue dans le mar-
bre de respcrance lîumaine, survivra aux. parchemins
détruits d'une gloriole éplu-mère ! ^
XXXli
« FAcependant tous deux, mon bicii-ainM', nous devons
nous séparer; et le Sentiment et la Maison, ces beaux
enchanleiu's, dont la baguette magi(pie est l'espérance,
invitent noti'c cœur à regarder au-delà du d(''sespoir du
tombeau, la proie des vei-s. (les yeux, ces lèvres, ce
sang |»ai'aissenl sy (b'compc^ser dans une hideuse ruine;
aueim calme sonnneil, |»en|)laul de rêves d'or- lair sla-
tiuant, ne seud)le v baigner dans la joie nos veux obscur-
cis et linubaiU eu pourriline : rien (pie la Mort insen-
sible ! une ruine léiu'breuse et profonde !
X.WIIl
< Ce sont là d'aNcui^les iiii:ii;iualions. \/,\ raison ne
|)eut coimaître ce <|ue le sens ne |»eul sentir, ni la pen-
sée coiH'evoir ; il n'y a d;(us le monde <pie deception,
douleur, crainte et peine. Nous ne savons ni d où nous
LAON ET CYTHXA 2/0
venons, ni pourquoi, ni comment nous vivons; ni quel
muet pouvoir peut donner leur être à eliaciue plante,
étoile ou bète, ou à ces pcnsc'cs mêmes. — Viens près
de moi!... Je veux t'unir à moi dans une chaîne que
je ne puisse briser! Je suis possédée de pensées trop
vives et trop fortes pour une seule poitrine humaine !
XXXIV
c Oui, oui ! ton baiser est doux! tes lèvres sont chau-
des ! 0 mon bicn-aimé, qu'ils voudraient ces yeux, s'ils
ne pouvaient plus boire l'être dans ton sein, qu'ils vou-
draient, même pour ce sommeil dont nous venons de
nous réveiller , fermer leurs orbes épuisés dans la
mort ! Je ne crains ni n'estime i-ien de ce qui peut arri-
ver maintenant, s'il n'est pas partagé avec toi. Oui,
l'Amour, quand la Sagesse s'évanouit, rend Cythna sage;
ténèbres et mort, si la mort est véritable, doivent être
bien plus chères que la vie et l'espérance , si je ne puis
en jouir avec loi !
XXXV
c Hélas ! nos pensées flottent sur un courant dont
les eaux ne remontent pas à leur source ; la terre et le
ciel, l'océan et le soleil, les luiées h'urs fdles, l'hiver
et le printemps, le malin, le midi et le soir, tout ce que
nous sommes ou ce que nous connaissons, estlénébreu-
scment entraîné vers un goud'ie !... Vois ! quel change-
ment s'est opéré depuis que j'ai commencé de parler !...
Mais je i)ardonnerai au temps de tout changer, excepte
toi! ï — Elle s'arrêta.... Cependant, l'obscurité delà
nuit était tombée sur la terre du dôme sans soleil du
cielv-
276 OFAVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
XXXVI
Quoiqu'elle eut cessé de parler, son visage, levé
vers le ciel, parlait encore, avec une brillante et so-
lennelle gloire; ses profonds yeux noirs, ses lèvres, dont
les mouv(Miienls co)nn)uni(|uaient laniour à lair (jucUes
respiraient, ses boucles dc'uuuées... « Belle étoile de vie
et d'amour », mécriai-je, « délices de mon âme, pour-
quoi regardes-tu^le ciel de cristal ? Oh 1 puisse mon es-
prit être le ciel de la nuit qui le regarde avec ses mil-
lions d yeux ! » — Elle se tourna vers moi et sourit....
ce sourire était le Paradis !
CHANT X
I
Y avait-il alors dans le coursier un espril humain,
pour que de son altière voix, avant que la nuit fût pas-
sée, il rompit notre repos entrelacé ? ou bien en vérité
toutes les choses vivantes n'ont-elles qu'une commune
nature, et la pensée élève-t-elle un tiônc universel, où
toutes les formes apportent un même tribut? La Terre,
leur mère connnune, gc-mil-elle de voir ses lils en venir
aux mains, et découvre-t-elle son sein, alin que tous
en paix puissent partager ses trésors inépuisables ?
II
J'ai entendu des sons amis sortir de plus dune langue
qui n'était pas humaine... Le solitaire rossignol m'a plus
d'une fois l'épondu avec son chant apaisant, de son ber-
ceau de herre, quand j«^ m'asseyais pâle de chagrin, et
que je soupirais i)rès de lui; d(^ plus d'une vallée 1<!S
antilopes, cherchant en troupeaux leur pâture , m'ont
parlé avec des accents et des mouvements heureux, qui
rappellent le propre langage de l'homme ; tel fut en ce
moment le signal de la nuit décroissante, quand ce fier
hennissement vint en troubler le calme.
16
278 œuvRES poétiques de siielley
III
Chaque nriit, ce puissant coursier ni emportait au loin,
et je revenais avec la nom liture à notie retraite, l'es-
prit plein de sombres pensées. Le sang qui inondait les
champs avait taché l(>s pieds (h\ coursier ; bientôt la
poussière but celte rosée sanglante... Puis se rencon-
trèrent le vautour elle chien sauvage, le serpent, le loup
et la grise hyène, pour manger les morts dans une
horrible trêve ; hMU's midtitudes faisaient, derrière le
coursier, un gouiïre connue les vagues sur le sillage
d'un navire.
IV
Car, d('s dei'niers royaumes de la terre accoiuaient
comme un flot les bandes d esclaves que chafjue des-
polc cuvoyait à rai)pel du Iraîtie coui'onné. Comme le
rugissement du l'en, dont les vagues eiiveloppeul les
bêles sauvages dans les pâturages iiicendii's du Sud,
ainsi les armées des l'ois lignes serpeulaient eu longues
lraîn(''es dacier et do llaunne; le coiuiuenl trembla sous
leurs pas, commv enchaiiic dune ccinUire de ruine ; la
mer s'c'braula an binil de lenrs iiavir'cs.
V
!)(' tonics les nations de la terre ils accouraienl. mnl-
titiide de clntses aniuK'es et sans cu'iii-, ipie h'S esclaves
ap|)cllcnt des hommes ; ils accouraienl (htcilemeni,
«'omme des moutons (pie le berger mène de la bergerie à
I (''t;d. ronges de sang. Leurs uombrcnx rois les ame-
naienl en ti'oupcanx vag:dtiinds (U' leur sdl ii;tl;d. Tarlari'
cl Franc, et ces millions d hommes (pie licrcenl les ailes
LAON ET CYTH>.V 279
des brises indiennes ; il vint de nombreuses bandes de
lAnarchie arctique, et des sables de l'idumée,
YI
Fertile en prodiges et en mensonges. Ainsi ces étran-
ges natures conclurent entre elles une fraternité de mal.
Le sauvage du désert cessa de saisir dans la crainte son
bouclier et son arc asiatique, quand, au commandement
d'un plus ingénieux lils de l'Europe, sa flèche pouvait
tuer quelque berger tranquillement assis sur un rocher;
mais des sourires dune prodigieuse joie et d'une sau-
vage sympathie remplissaient sa face. Ainsi ces escla-
ves impurs s'entraînaient l'un l'autre dans l'émulation
du mal.
Yll
Cet affreux Tyran sut traîtreusement revêtir son vi-
sage de mensonges. A l'heure même où il venait d'être
arrache à la mort, partout sur le globle, à l'aide de si-
gnes secrets partis de mille tours des montagnes, à
l'aide de la fumée le jour et du feu pendant la nuit, il
appela à lui la force des rois et des prêtres, ces noirs
conspirateurs ; ceux-ci embrassèrent sa cause comme
la leur, et semblables à des loups et à des serpents
jurèrent une étrange trêve à leurs guerres mutuelles,
avec maint rite abhorré de la terre et du ciel.
MU
Des myriades étaient arrivées.... des millions étaient
en chemin. Le Tyran passait, environné de l'acier d'as-
sassins déguisés, à travers la voie publique, obstruée
des morts de son pays ; ses pieds glissaient sur le sang
280 œiVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
frais.... il souriait! — « Ah! » dit-il, « je sens mainte-
nant que je suis vraiment roi ! » et il s'assit siii' son
siège royal, et fit apporter la roue de torture, et le feu,
et les tenailles, et les eroes, et les scorpions, tout ce que
son âme pouvait inventer pour sa vengeance.
IX
" « Mais qu'on aille avant tout égorger les rebelles...
PoinYjuoi les bandes victorieuses reviennent-elles ? »
dil-il. « 11 y a encore des millions (pii vivent, dont le
plus faible d'une; seule parole pourrait encore faire
pencher en leur faveur la balance de la victoire; que
personne ne survive, excepté ceux qui sont dans les
murs. Ici un homme sur cinq paiera pour ses frères....
Allez, ravager et tuez !... » — « 0 roi, répondit un sol-
dat, pardonnez-moi d'élever la voix ; mais nous avons
peur des (^sprits de la luiil, cl le malin ne tardera pas
à paraître.
« Nous étions en train de tnerlou'ours sans remords,
et d(''jà sous ma main ce terrible chef était étendu sans
défense, (juand, sur un clieval noir comme l'enfer, un
ange brillant connue h^ jour, brandissant une tor<-he (pii
flamboyait au milieu des étoiles, passa. » — « Oses-tu
donc discuter avec moi, misérable ? » répli([ua le roi.
« Esclaves, allachez-lc à la roue; et celui d'entre vous
qui m'amènera cette femme qui l'a effrayé pourra brûler
à côté de lui son i)Ius cher ennemi....
XI
f El l'or et la gloire seront son partage ! Allez ! » —
LAON ET CYTHXA 281
lis se précipitèrent dans la plaine. Un terrible fracas
éclate sous leur pas ; les cavaliers ébranlent la terre ;
les pavés volent en éclats sous les roues et les cour-
siers de l'artillerie ; linfantoi-ie, file après file, verse
ses nuages sur les plus lointains sommets. Cinq jours
ils égorgèrent à travers les champs dévastés ; le
sixième vit un torrent de sang inonder la cité ; le sep-
tième la rosée de carnage s"arréta, et la paix régna de
nouveau :
XII
Paix dans les champs et les villages déserts, entre les
bètes repues et les morts déchirés !... paix dans les
rues silencieuses! excepté quand les cris des victimes
condamnées au feu faisaient pàlii' les lèvres sans voix
djes spectateurs, qui semblaient craindre que quelque
langue, même parmi leur parenté la plus chère, ne
révélât quelque terreur non encore trahie!... paix
dans le palais du tyran, où la foule passait les heures de
triomphe en fêtes et en chants !
XllI
Jour après jour le soleil brûlant roula sur la terre
souillée par la mort. 11 vint de l'Est comme un feu ; une
ardeur torride dautomne flamboya, mûrissant de sa
flamme le peu dépis solitaires qui restaient ; le ciel
devint comme stagnant sous la chaleur ; chaque nuage,
chaque souffle de vent languissait et mourait ; l'air
altéré réclamait un peu dhumidité, et une vapeur putré-
fiée venant des morts sans sépulture passait invisible
et rapide.
16*
282 œrVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
XIV
Le. besoin d'abord, puis la poste lonil)a sur les bètes ;
privées de nouiriture, elles aspiraient l'air qui les tuait.
Millions sur millions, que l'odeur du sang avait attirées,
ou qui des lointaines régions avaient suivi à la trace les
armées dans leur triomphal a|)pareil de gueri-e loin de
leurs sombres dés(M'ls, maiiUeiuuil amaigries et épuisées,
elles rôdaient comme des ombres féroces au milieu de
leurs pi'oies perdues poui" elles ; dans leurs yeux verts
un étrange malaise luisait ; elles tombaient dans de
hideux spasmes, ou des tortures cruelles et lentes.
XV
Les i)oissons étaient empoisonnés dans les coui-ants ,
les oiseaux mouraient dans les bois vei'ts ; la race des
insectes dépérissait ; les troupeaux dispersés et les
animaux domesti(|ues, qui avaient survécu à la chasse
allamée des bètes sauvages, mouraient en gémissant,
jetant les uns sur les autres des regards désolés dans
une inémédiable agonie. Autour de la cité toute la nuit
les maigres hvènes pleuraient leur triste sort comme
des enfants mourant de faim, une chanson lamentable !
et plus dune mère pleurait, pénétrée d une pitié contre
nature.
XVI
Parmi les minarets aériens, les vautours éthiopiens
voletant tombaient du milieu de la longue; ligne de
leurs frères dans le ciel, faisant tressaillir les spectateurs
de leur chute, (les signes annonçaient tictp bien le
malheur (jui allait fondre : une ('-Irange panique d'abord,
LAON ET CYTIINA 283
une terreur profonde et accablante, dans chaque cœur,
comme la glace, tomba et séjourna, — une muette
pensée de malheur, qui se répandit avec la rapidité du
coup d'œil, comme tombent les éclairs desséchants.
XYII
Jour après jour, quand l'année décline, les gelées la
dépouillent de sa verte couronne de feuilles, jusqu'à ce
quelle soit toute nue ; ainsi la Famine fondit sur ces
étranges armées accumulées, comme une ombre rapide,
et l'air gémit sous le fardeau d'un nouveau désespoir;...
la Famine, la plus terrible des filles que nouriit la
Tyrannie de ses mille seins, quoique y doiment aussi,
avec leurs yeux sans paupières, la Foi, la Peste et le
Massacre, spectrale couvée éclose des lugubres eaux
du Lélhé.
XVIII
II n'y avait plus de vivres. Les moissons avaient été
foulées aux pieds ; les troupeaux, les animaux domesti-
ques avaient péri ; les poissons morts et putréfiés
étaient rejetés sur le rivage ; les abîmes n'avaient plus
de nourriture et les vents ne retentissaient plus sous le
faix des oiseaux ; ces choses ailées s'étaient enfuies
tout d'abord, laissant l'air privé d'ombre ; les vignes et
les vergers, la richesse d'or de l'automne, étaient
brûlés ; de sorte que la moindre nourriture s'achetait
au poids de l'or, et l'Avarice mourait devant le dieu
qu'elle a fait.
XIX
II n'y avait plus de blé. Sur la vaste place du marché,
284 ŒUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
toutes les choses les plus répugnantes, même la chair
humaine, se vendaient... on la pesait clans de petites
balances... et alors plus d'une face à cette vue fut
innnobilisée dans une violente horreur ! Le malheureux
apportait son or ; la tendre vierge, que la faim avait
rendue hardie, découvrait en vain ses charmes mé-
prisés ; la mère apportait son premier-né, dominée par
un instinct aveugle comme lamour, mais s'en retour-
nait, et faisait téter son enfant, et mourait dans une
douleur silencieuse.
XX
Alors la livide Peste tomba sur la race de Ihomme.
€ Oh ! où est l'épée rengainée, qui si tard a donné l'ou-
bli aux morts, quand les rues étaient inondées du sang
de leui's fréros? Oh ! que le ticmblcment de terre n'ouvre-
t-il son tombeau, ou que l'océan ne nous étouH'c-t-il
dans ses vagues ! » Vains cris î... A ti-avcrs les rues, des
milliers d'hommes, poursuivis par leui's brûlantes
tortures, hurlent et délirent, ou sont assis en proie à
une inimaginable frénésie sur de frais monceaux de
morts — une spectrale multitude !
XXI
Maintenant ce n'i'lait plus la faim, mais la soif!...
Toutes les fontaines étaient conihlt'cs de cadavres
tombant en pourriture, et devenaient des chaudi«*res
de vapeur verdàtre visible au lever du soleil. Là des
myi'iades dlionnnes aecouraient tonjoui-s , cherchant
à ('■leiiidre 1 agonie du léu (jiii dévorait comme un prison
leuis veines brûlantes ; ils étaient nus par la force de la
douleur, sans honte, < ouveits de plaies sans nom et
LAOX ET CYTIINA 285
de pustules livides; enfants, jeunes gens, vieillai-ds se
tordaient dans de sauvages tortures.
XXII
Bientôt ce ne fut plus lu soif, mais la folie ! Beaucoup
voyaient partout leur maigre image ; un spectre d'eux-
mêmes plus terrible encore se tenait à côté d'eux,
jusqu'à ce que l'épouvante de cette affreuse vision
forçât à se détruire elles-mêmes ces victimes éperdues.
Quelques-uns, avant que la vie s'envolât, cherchaient,
dans une horrible sympathie, à répandre la contagion
sur ceux qu'elle n'avait pas atteints ; d'autres arrachaient
l<»ur chevelure emmêlée, et criaient bien haut : « Nous
marchons sur du feu ! Dieu tout-puissant (l) a versé
son enfer sur la terre ! »
XXIII
Quelquefois les vivants étaient cachés sous les morts.
Près de la grande fontaine sur la place publique, où les
cadavres formaient une pyramide s'effritant sous le
soleil, on entendait une prière étouflée implorant la vie,
dans le silence brûlant de l'air ; et il était étrange de
voir au milieu de ce hideux monceau des ligures enve-
loppées dans le linceul de leur longue chevelure d'or,
comme si elles n'étaient pas mortes, mais doucement
assoupies, semblables à des formes sculptées, aimer
jusque dans l'agonie.
XXIY
La Famine avait épargné le palais du Roi ; ils s'étour-
dissaient dans des fêtes continuelles, lui, ses gardes et
(1) Variante de la Rci'olte de rJskwi : « le Pouvoir vengeur. ••
286 œUYRES POÉTIQUES DE SIIELLEY
ses prêtres : mais la Pcslo jela une ombre sur toutes
choses. La Famine peut sourire à eelui qui la repaît, et
passer, avec lartilieieux mensonge d'un remerciement,
comme un vieux courtisan, le chien de garde du trône ;
mais à une longue dislance vient la Peste, un loup
ailé, qui dédaigne la curée et l'écume dont les étrangers
font leur proie.
XXV
Ainsi, près du trône, au milieu de la splendide fête,
revêtu de sa brillante ai'imire, ou nonchalanunent aban-
donné à la débauche, avant même que la moquerie eût
expiré sur ses lèvres, le puissant guerrier se sentit
défaillir, et une nuit nouvelle pour lui, une nuit spec-
trale, enveloppa ses yeux de songes fn'nétiques ; il
tomba la lêle la première, ou les prunelles raidies
s'assit sur son séant au milien des convives, ou dans
un délire insens('' prolV-ia d'étranges vérités, prophète
mourant du noir enfer de l'oppression.
XXVi
Princes et Prêtres pâlirenl de Icrreur ; celle foi mons"
Irueiise, avec la(|uelle ils gouvernaient res|)è('e humaine,
tombail, comme un liait lâche par ICri-eur d'un arciier,
sur leurs propres cu'urs ; ils clicrcliaienl, mais sans
le trouver, quelque refuge ; célail l'aveugle (|ui condui-
sait l'aveugle ! Ainsi, à travers les iiies désolées, vers le
temple élevé de leur loul-puissanl Dieu, les armées (1)
déroulèrent une lugubre procession ; cIku une au milieu
(1) Variaiili* do la fli'ro/tc de l'islum : « vers le temple élevé,
les aimées aux mille lanu:ues cl sans tin, ele... •
LAON ET CYTHNA 287
du cortège élève vers sa propre Idole une supplication
vaine.
XXVII
« 0 Dieu ! » criaient-ils, « nous reconnaissons que
notre secret orgueil ta uK'prisé toi, et ton culte, et ton
nom ; pleins de confiance dans la puissance humaine,
nous avons délié ton redoutable pouvoir ; nous nous
inclinons dans la crainte et la honte devant ta présence ;
nous réclamons noti'e parenté avec la poussière... Sois
miséricordieux, ô Koi du Ciel ! Très justement nous
avons soulFert pour ta gloire obscurcie ; mais qu'enfin
nos péchc'S soient pardonnes, avant que tes adorateurs
descendent dans le désespoir et la mort !
XXVIII
« 0 Dieu tout-puissant (1) ! Toi seul as le pouvoir !
Qui peut résister à ta volonté ? Qui peut arrêter ta colère,
quand sur le coupable tu fais pleuvoir les traits de ta
vengeance, une pluie (pii ronge? Le seul grand, le seul
bon , sois encore miséricordieux ! N'avons-nous pas
égorgé tes ennemis ? N'avons-nous pas fait de la terre
un autel, et des cieux un temple , où nous t'avons pré-
senté l'ofl'rande de leur sang? N avons-nous pas étendu
dans la poussière ces cœurs qui voulaient peser tes
œuvres impénétrables ?
XXIX
« Tu as bien fait de lâcher sur cette cité impie les
anges de ta vengeance ; rappelle-les maintenant ! Tes
(1) Récolle de L'Islam : « 0 roi de gloire ! »
288 OEUVRES POÉTIQUES DE SIIELLEY
adorateurs, humiliés, implorent ta pitié à genoux ; ils
lient leurs âmes par un éleinel vœu : nous jurons eu
ton nom, — et toi, donne à noli'e serment la sanetion de
ton enfer de démons et de flannnes, — que nous ferons
périr dans le feu et les lentes tortures le dernier de ceux
qui se moqnaient de ton saint nom, et méprisaient les
lois sacrées proclamées par tes prophètes ! »
XXX
Ainsi, les membres tremblants et les lèvres pâles, ils
adoraient limage de leur propre cœur, obscur et vide,
épouvantés de lombre même avec laquelle ils voulaient
éclipser la lumière des autres esprits ; et tout ti'oublés,
ils soi'tirent du vaste temple. — Terriblement silencieux
et rai)ides, les tiails du (léaii tombèreiU sur eux, et ils
se regardaient les uns les autres frappés de stupeur ; et
parmi les armées s'éleva une élrang»' confusion, cha-
cune racontant à sa façon les prodiges opérés par son
Dieu.
XXXI
Oromaze, Christ (1), et .^lahomct, Moïse, et lUiddha,
Zoroastre, Zerdusht, et IJiahma, et Foh, un cliijuetis de
noms étranges, (jui ne sélaienl pas encore n'ncontrés,
comme le mot dordre d'une unique douleur, se lirent
entendre. Clunpie sectateur, dans sa rage, leva vers le
ciel ses mains armées, et cIkkihi cria : « .Noire Dieu seul
est Dieu! » Ils allaient se massaci'er, (piand de dessous
un capuchon une voix sortit, (jui pénétra clnujue âme
connue le froid de la glace.
(1) Dims ht Hi-rnllf Jf l'Lshtni. il y a - Jo'sik- .. à la place de
.. Clirisl. ..
LAON ET CYTIINA 289
XXXII
C'était la voix dun prêtre chrétien (I), un liomnie
dévoré de zèle, qui conduisait les légions de lOuest
avec des paroles que la foi et l'orgueil avaient trempées
dans la flamme, pour étouffer les athées rebelles (2).
C'était un hôte terrible même pour ses amis ; car dans
sa poitrine la haine et la ruse habitaient vigilantes, en-
trelacées, serpents jumeaux dans un même nid profond
et tortueux ; il avait horreur de toute autre foi que la
sienne, et brûlait d'assouvir dans la vengeance sur le
genre humain sa crainte de Dieu (3).
XXXIII
Mais plus il détestait et haïssait la claire lumière de
la sagesse et de la pensée libre, et plus il craignait
qu'une fois allumée, elle ne parvînt à percer la nuit de
ses rayons, là même oîi son Idole était debout ; car de
près et de loin, plus d'un cœur en Europe bondissait
de joie d'apprendre que la foi et la tyrannie étaient
foulées aux pieds ; que plus d'une pâle victime était
condamnée, pour la vérité, à partager la prison des
meurtriers, ou à voir avec une irrémédiable douleur les
prêtres asservir ses enfants pour en faire les esclaves
des leurs.
XXXIV
Il n'osait pas, en Europe, faire périr les infidèles par
le feu ou le fer ; les lentes agonies de la torture légale
(1) Réro/lc de V Islam : « un prêtre ibérien ».
(2) Révolte de r Islam : « pour étouffer les incrédules ».
(3) Ri' volte de l'Islam : « sa crainte du Ciel ».
Rabbe. 17
290 œUYRES POÉTIQUES DE SHELLEY
trompaient ses désirs acérés ; aussi fit-il une trêve
avec ceux qui méprisaient son Idole choyée et le sacri-
fice de Dieu à la colèi'c môme de Dieu ; — cette
croyance de l'Islam (1) pouvait écraser pour lui ces
ennemis plus redoutables ; car la crainte de Dieu enfan-
tait dans son sein une envieuse haine de l'homme, un
besoin sans repos.
XXXV
« Paix! Paix! » cria-t-il. « Quand nous serons morts,
le jour du jugement viendra, et alors nous saurons tous
avec assurance lequel de ces Dieux est Dieu, et chacun de
vous dans l'épouvante expiera les erreurs de sa foi dans
un malheur sans fin ! Mais une mortelle vengeance s'est
abattue maintenant sur la terre, parce qu'une race im-
pie a méprisé celui que nous adorons tous, — un en-
nemi subtil, qui vous a valu la terrible épreuve que vous
subissez, et qui a presque renversé les trônes qui s'ap-
puient sur la loi en Dieu (-2)'.
XXXVI
« Pensez-vous donc, parce que vous pleurez , vous
agenouillez et priez, que Dieu endormira \e lléau ? Il
s'est élancé des pieds de son trône, où depuis de nom-
breux jours sa miséricorde le calmait dans un sombre
repos; il parcourt la terre pour juger ses ennemis; et que
sommes-nous, vous et moi, pour qu'il daigne refi-éner
son spectral minisire, ou fei'mer les portes de la moit,
(1) lirrallo <li' l'/slniji : « l'expiation cl le sarrilirc. otMte
croyaiK't' favorilt". (|iU)i(iuc' (ItHcsIcc de l'islain, ctr... .
(2) liri.'ulle (te l'Ixhtm : •> les trônes royaux qui s':t|ipuieiit sur
lu loi •»
LAON F/r CYTUNA 291
avant qu'elles aient rooii le couple qui a ébranlé de ses
mortels enchantements son empire sans défense ?
XXXVII
« Oui, la famine est dans le gouffre de l'enfer, ses
vers géants de feu ouvi'ent une gueule toujours béante,
leurs yeux livides sont sur nous !... Ceux qui sont tom-
bés sous les rapides traits de la peste avant l'aurore
sont dans leurs mâchoires ! . . . Ils ont faim de la race de
Satan, leurs propres fi'ères, envoyés ici-bas pour faire
de nos âmes leurs dépouilles ! Voyez ! Voyez ! Ils ca-
ressent comme des chiens, et ils dormiront, épuisés de
débauche, quand ces cœurs détestés (l) auront déchiré
leurs crocs de fer I
XXXVIII
« Alors notre Dieu pourra bercer et endormir la
Peste !... Entassez maintenant bien haut le bûcher
d'expiation ; dépouillez les forêts de leurs rameaux ; et
sur le monceau versez des résines vénéneuses, qui cruel-
lement et lentement, une fois touchées par la flamme,
brûleront, fondront, et couleront, un torrent de feu
collant ; — fixez au dessus un réseau de fer, et étendez
dessous un lit de serpents et de scorpions, et le frai des
scolopandres et des vers, infernale progéniture) de la
terre !
XXXIX
« Que Laon et Laone, étroitement attachés sur ce
bûcher par un airain brûlant, périssent! Alors, vous
(1) C'est-à-dire : Laon et Cythna, le couple dont il est déjà
question dans la strophe précédente.
292 OEUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
pourrez prier, afin que par ce sacrifice la colère dessé-
chante de Dieu (1) puisse être apaisée. » — II se lut, et un
instant l'auditoire resta silencieux, pendant qu'au loin,
courant de rang en rang, les échos de sa voix expi-
raient ; puis il s'agenouilla dans la poussière, murmu-
rant toujours les malédictions de son muet orgueil,
pendant que la honte et la terreur séparaient les armées.
XL
Sa voix fut comme une trombe qui fit éclater les
portes du fabuleux enfer ; et, pendant qu'il parlait, cha-
cun vit s'ouvrir sous lui les goufires de feu immortel, et
en haut le Ciel semblait se fendre, laissant voir un
trône entouré d'ouragans et d'ond3res, sur lequel Dieu
était assis, le seul Dieu (2), leur Hoi et leur Juge. Alors
la crainte tua dans chaque poitrine tonte pitié naturelle,
une crainte inconnue jnscpialors ; et end)ras(''s dim feu
intérieur, ils entrèrent dans une rage semblable à celle
de bêles sans asile cernées par les bois incendiés.
XLI
C'était le matin. — A midi, le crienr public vint faire
cette proclamation au milieu des vivants et des morts :
« Le Monar(ine dit que la fortune do. son grand empire
repose sur la tète de Laon et de Laone. Celui qui pourra
amener ici vivant l'un des deux seulement, ou qui leur
arrachera à tous deux la vie du cd'ur, sera lln-iitiei- du
royaume, — une glorieuse récompense ! Mais celui qui
les amènera tons denx ici vivants épousera la Princesse,
et régnera l'égal du Uoi. »
(1) Ih'roltv (II' /'h/diii : •• an Cii'l ■■.
{->) lU-i'oUc de l'I.sliim: •- sur leciuel était seul assis leur Roi et
leur Juue ».
LAON ET CYTIINA 293
XLII
Avant la nuit le bncher fut entassé, le réseau de fer
fut dressé au dessus, et le terrible lit étendu dessous.
Il surpassait en hauteur les tours qui environnaient cette
spacieuse place ; car la Crainte n'est jamais lente à bâtir
les trônes de la Haine, sa compagne et son ennemie ;
son fouet ne laissa pas en repos cette multitude afl'olée,
jusqu'à ce qu'elle eût élevé cette pyramide. Abattus et
languissants, atteints du fléau, sans nourriture, sembla-
bles à de maigres troupeaux poursuivis par des taons,
ils avaient entassé la bruyère, les résines et le bois.
XLIII
La nuit vint, une obscurité sans lune et sans étoiles.
Jusqu'à l'aurore, ces armées de maintes nations diffé-
rentes se tinrent debout autour du bûcher, comme près
de la tombe de leur unique amant deux charmantes
sœurs pleurant leur chagrin ; et dans le silence de cette
attente, on entendait le sifflement et le fourmillement
des reptiles — tant le silence était profond, — excepté
quand, avec des intervalles terrifiants, les coups de la
Peste rapide, marquant son passage avec des cris, tom-
baient à travers la multitude.
XLIV
Puis vint le matin. Au milieu de ces multitudes sans
sommeil, la Démence, la Crainte, la Peste et la Famine
ne cessaient d'entasser cadavre sur cadavre , comme
dans les bois d'automne les nombreux vents glacés rem-
plissent de feuilles mortes les froids et tristes ruisseaux
de la terre. Les pâles survivants étaient toujours de-
294 œuvRES f»oétiques de shi;lley
bout, en silence. Avant midi, la crainte de l'Enfer devint
une panique qui tua comme la faim ou la maladie : on
entendait de terribles murmures, comme: « Chut !...
Ecoutez!... Viennent-ils déjà?... Dieu! l)ieu (1)! ton
heure est proche ! . . . »
XLV
El les Prêtres |)arcouraient les rangs, (|uelques-uns
contrefaisant la rage qu'ils inspiraient, d'autres vrai-
ment infatués de leui's propi'es mensonges. Ils disaient
qu(; leur Dieu était impatient de voir ses eimemis se
toidre, et brûh-r, et saigner, et que, jusque-là, les ser-
pents de l'imfer avaient besoin d'àmes humaines. — Trois
cents fonrnais<'s flamboyèrent bientôt dans la vaste
cité ; et des hommes se hâtèrent d'y jeter leurs parents
athées (2) pour apaiser la colère de Dieu , et, pendant
qu'ils brûlaient, ils s'agenouillaient autour sur leurs
genoux tremblants.
XLVI
Le soleil de l'après-midi fui obsilirci de cette fuuK'e;
les vents du soir dispersèrent ces grises cendres. La
folie que ces rites avaient bercée se réveilla de nouveau
au coiu;her du soleil. — Qui oseia dire h-s a<'tions
qu'amenèrent la nuit et la crainte, et peser dans une
juste i);danee le bi<'U et le mal qui s'y fn'ent ? Il pounait
découvrir le profond et impénétrable «œui' dr I liitnune,
et porter la lumière dans ces sombi'es labyrinliies. où
sur l(^ bord de goullres iniaginaires l'Espérance lutte
avec le Désespoir.
(1) Ili'rollr ilr t'/sidfii: ■• jllsif Cii'l •■ !
{2) lU'i'ollf itr l'Isliiiii : u Ifiiis imiciils incrt'cluk'S ».
LAON ET CYTHNA 295
XLYII
On dit qu'alors une mère traîna ses trois enfants à
ces cruelles flammes qui brûlent les yeux dans la
tête, puis rit et mourut... et que des impies, festoyant
comme des démons sur les cadavres des infidèles ,
levèrent les yeux au milieu de leur orgie, et virent un
ange franchir le seuil du trône de Dieu (1), et cet ange
était elle ! Et cette même nuit, sans hésitation et sans
crainte, un homme s'approcha du feu, et dit : « Arrê-
tez ! C'est moi qui suis Laon ! Tuez-moi !» — On les
brûla tous deux (-2) avec des moqueries diaboliques.
XLVIII
Et cette même nuit, une par une, vinrent de jeunes
vierges, belles et cahnes, semblables à des formes de
marbre vivant revêtues de la lumière des songes, et
près de la flamme qui s'amoindrissait comme si elle
était trop repue elles se couchèrent et chantèrent un
chant bas et doux, dont on n'entendit qu'un seul mot,
et ce mot était Liberté! On ajoute que quelques-uns
baisèrent leurs pieds de marbre, avec un gémissement
d'amour, et moururent ; qu'alors elles moururent aussi
avec d'heureux sourires, qui s'évanouirent dans une
blanche paix.
(1) Variante de la Rô volte de rislam : « le parquet visible du
Ciel ».
(2) C'est-à-dire : les impies qui avaient vu Cyllina sous la
forme d'un ange et celui qui se donne pour Laon.
CHANT XI
I
Elle ne me voyait pas... elle ne m'entendait pas... elle
était debout seule au bord verliginoux de la montagne !
YA\c ne parlait pas, ne respiiait pas, ne bougeait pas !
Sur son regard était répandue cette ombre qui n'enve-
loppe le cœur que dans la solitude, une pensée d'une
profondeur sans voix ! Elle était debout seule ! Sur sa
tête, les cieux étendus ; à ses pieds, la mer murmurant
dans ses cavernes ; le vent soulevait sa cliev(Uure éparse,
à travers laquelle étincelaient ses yeux t't son front.
II
Un nuage était suspendu sur les montagnes de
rOccidcnl ; devant sa masse bleue et inunobile volaient
de gris brouillards vei'sés des sources sans repos des
ténèbres du Nord; le jour était mourant... Soudain, le
soleil, sortant du nuage, éclata ; ses rayons s'élendii-ent
comme de l'or bouillant sur l'océan, spectacle
étrange, et sur les va|)euis dispersées, (|ui, déliant en
vain le [touvoir de la lumièi'c, s'agitaient sans repos dans
le ciel rouge, comme les débris duii naufrage sur la mer
oraffcuse.
LAON ET CYTHNA 297
III
C'était un courant de rayons vivants, dont le bord de
chaque côté était foi-mé par la crevasse du nuage ; et
là où ses gouflres buvaient cette inondation de gloire,
ses vagues jaillissaient conmie du feu, et, comme si
elles étaient soulevées par quelle muette tempête ,
roulaient sur elle. — L'ombre de sa brillante image
flottait sur la rivière de la liquide lumière, qui bientôt
s'adaiblit et disparut... Sa forme radieuse sur le bord
de labime frissonna ; dans lair sa chevelure flottante
trembla comme des cordons de flamme.
IV
Je me tenais près d'elle ; mais elle ne me voyait pas...
Elle regardait la mer, les cieux et la terre. L'extase,
l'amour, l'admiration lui créaient une passion trop
profonde pour éclater en larmes ou en allégresse,
en gestes ou en paroles, l'expression quelconque d'une
vulgaire joie ; celte passion ne faisait qu'un avec le
sentiment muet qui l'animait alors, et dardait de ses
yeux au loin une lumière de profonde révélation qui
dérobait tout à mon regard , excepté son être si cher.
V
Ses lèvres s'entrouvrirent, et l'on put entendre sa
respiration mesurée ; ses yeux noirs, où s'enchevêtrait
orbe dans orbe, plus profonds que le sommeil ou la
mort, absorbaient les splendeurs des cieux enflammés,
qui, se mêlant aux profondes extases de son cœur,
éclataient dans ses regards et ses gestes ; et une lumière
de liquide tendresse, comme l'amour, jaillissait de tout
17*
298 ŒUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
son être... une atmosphère qui la parait tout entière de
ses rayons, tremblante et dou(;e et brillante.
YI
Elle aurait voulu m'attacher à son être embrasé ; ses
lèvres ardentes et parfumées auraient bientôt pu ré-
pandre sur les miennes le jtarfum et l'invisible flamme
(jue maintenant (•mi)ort;iient les vents glacés; elle aurait
voulu étendre sur mon cœur languissant sa tête adoi'ée :
j'aurais pu entendre sa voix, tendre et suave ; ses yeux,
mêlés aux miens, auraient pu nourrir mon âme de leur
propre joie!... Un moment encore je la regardai!...
Nous nous séparâmes pour ne jdus nous rencontrer...
Ml
Nous rencontrer jamais qu'une seule fois sur la terie !..
Elle m'entendit, comme je fuyais!... Sa voix passicmnéo
tond)a sur mon cœur, et allait enchaîner ma volonté à
la sienne; ma fei-me ri'solulion ('tait presque «'vanouie:
« Je ne puis donc t'arrêtei! où l'iiis-lu ? .It^ me sens
d(''faillir !... Keviens sur tes pas, ô toi le scud bien-aimé,
reviens à moi ! ah ! reviens ! » — Le vent i)assait, et sur
le vent mouraient ces accents faibles, lointains et lan-
guissants.
Mil
Malheur! Malheur! cette nuit sans lime!... La famine
et la peste offraient un horrible spectacle ! Mais quelque
chose de |)lus horiible encore, connue dans le repaire
pullulant de Ihydre, élevait sa crête saillante au milieu
de ces victimes : la crainte de leufei' ! Cliacnn,
étreint pai' l'atmosphère enllammée de son aveugle
LAON ET CYTHAA 299
agonie, se perçait, comme les scorpions, de l'tiiguillon
de sa propre rage sur le tombeau brûlant de charbons
de feu qui l'entouraient. Mais toujours une espérance
était là, comme une épée aftilée suspendue à un fd
tremblant.
IX
Ni mort... La mort n'était plus un refuge ou un repos!
Ni vie... la vie, c'était le désespoir! — Ni sommeil...
démons et gouffres de feu avaient chassé tous les rêves
naturels; veiller! ce n'était pas pleurer, mais regarder,
égarés et pâles, le précipice où l'avenir, semblable à un
fouet de serpents, ou à l'œil d'un tyran dont le rayon
desséchant ne perd pas de vue ses esclaves, précipitait
leurs pas... Ils entendaient le rugissement de la houle
siUfureuse de l'enfer.
. X
Chacun dans cette multitude, seul, et perdu pour le
sentiment des choses extérieures, conservait cependant
une espérance ; comme sur un rocher entouré d'écume
où il a été jeté, un marin fixe anxieusement ses yeux
sur la marée montante, ou comme l'équipage d'un vais-
seau qui se fend de toutes, parts, ainsi chacun, si l'on
entendait le piétinement de quelque coursier lointain,
tressaillait d'un poignant désespoir, ou si quelque
murmure volait sur le vent, ou si quelque parole, que
cependant personne ne pouvait réunir, avait remué les
lointaines multitudes.
XI
Pourquoi ces joues blèmies sous le baiser de la
300 œUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
Mort sont-elles devenues plus pales par l'espérance?
Elles avaient supporté le désespoir. Pourquoi ces
myriades d'hommes, l'haleine suspendue, veillaient-ils
sans sommeil une seconde nuit? Elles ne sont pas encore
là, les victimes; et heure par heure, terrible vision!
des cadavres chauds tombent sur les morts froids
comme l'argile ; et jusque dans la mort leurs lèvres se
toi'dent de crainte!... lafoidc est muette et immobile !...
L'arclure silencieux bi ille dans le ciel : « Ah ! n'en-
tends-tu pas le bruit
XII
« De pas qui se pn'cipilenl? Des ('clals de rire? Le
tumulte, les cris d'un triomphe qui ne peut se contenir?...
Regarde !... Ecoute!... Ils viennent, ils viennent! Pas-
sage!... » Hélas! Vous êtes dans l'erreur. Ce n'est
qu'une troupe de maniaques raidis, entraniés, comme un
essaim de six'cli'cs, à travers rohscurih', de la l'onlaine
obstruée, doii a jailli une brillante llamnir de mort,
un livide uK'léore tei leslre , dont la queue bleuâtre
sème mille livides étincelles, et qui, s'étendant démesuré-
ment, s'est attaché à leur chevelure hérissée, comme un
brouillard au milieu des plus hauts pins.
XIII
El un grand nombre, du sein de celle foule ras-
semblée, foiinaient une étrange danse dans dépouvari-
tables sympathies; ce fut le silence dun hmg désespoir
(|iiand le dernier écho de ces lei'ribles ciis ai'iiva dune
rue ('loigné-e, connue des agonies ('loulIV-es au loin. —
Devani le [vànr du Tyran toute la nuit sou sénat de
vieillards siégea, les veux fixés dans une attente de
LAON ET CYTIINA 301
pierre ; tout à coup un homme se présenta devant eux,
un étranger, seul.
XIV
Les sombres prêtres et les hautains guerriers le
regardèrent avec un étonnement déconcerté, car un
manteau dhermile cachait sa fa(*e ; mais quand il parla,
son ton et le sujet de son discours tinrent leurs pen-
sées en arrêt ; ces paroles convaincîues, bienveillantes,
calmes, sortant d'une poitrine vide de toute haine et de
toute crainte, les firent tressaillir ; et pendant qu'avec
ses doux accents il leur parlait, une terreur inusitée
tomba sur leur cœur récalcitrant, — un trait qui calme
l'esprit.
XV
« Vous, princes de la terre, vous siégez pleins de
stupeur au milieu des ruines que vous-mêmes avez
faites ; oui, la Désolation a entendu l'éclat de votre
trompette, et s'est élancée de son sommeil, — la sombre
Terreur a obéi à votre conunandement. Oh ! que ne
puis-je, moi que vous avez fait votre ennemi, que ne
puis-je délivrer mon plus cher ennemi de la douleur et
de la crainte ! Mais le Mal jette une ombre qui ne peut
si tôt passer, et la Haine doit toujours être la nourrice
et la mère d'une race perverse.
XVI
« Vous vous tournez vers Dieu (1) pour qu'il vienne en
aide à votre détresse. Hélas! Que ne pouvez-vous, vous
(Ij Variaute de la Pu'volta de r Islam : « le Ciel ».
302 ŒUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
les puissants et les sages, vous qui, si vous osiez,
aspireriez à réaliser lout le pouvoir que vous concevez,
que ne pouvez-vous redouter les mensonges, que toi...
et toi... vous avez imaginés sous le nom de mystères
pour aveugler vos esclaves ! — Examinez vos propres
pensées. Maintenant vous préparez un inutile et cruel
sacrifice pour une vaine idole, l'œuvre de la crainte et
de la haine qu'ont enfantées de vains désirs.
XVII
« Vous cherchez le bonheur... Hélas! vous no le
trouvez ni dans la luxure, ni dans l'or, ni dans le pou-
voir envié, pour lequel, ô volontaires esclaves de la
vieille Coutume, une impérieuse maîli'esse, vous avez
vendu vos cœurs. Vous cherchez la paix, et vous vou-
driez, quand vous mourrez, ne pas rêver de mauvais
rêves. Toutes les choses mortelles sont alors Iroides et
insensibles ; si quelque chose survit, ce ne peut être, à
mon avis, que l'amour et la joie, car ils semblent
immortels.
XVIII
« N<; craignez pas l'avenii", ne pleui'e/ pas le passé.
Oh ! si je pouvais vous amener par mes paroles à oser
être maintenant glorieux, el grands et calmes! vous dé-
cider à jeter dans la poussière ces symboles de votre
malheur, pourpre, oi' et fer ! à pioclauicr devant les
nations dont vous venez, que la faunne cl la peste et la
crainte découh'ut de lesclavage, que 1 humanité est
libre, et que la honte de la royauté el de la foi s'est
perdue dans la gloire de la liberté !
LAON ET CYTHNA 303
XIX
« S'il en est ainsi, c'est bien ! Sinon, je viens vous dire
que Laon... » — Pendant que l'étranger parlait, au
milieu du conseil s'élevèrent un tumulte et un edroi
soudains; car beau(;oup de ces jeunes guerriers avaient
bu ses éloquents accents, et restaient suspendus comme
les abeilles aux fleurs des montagnes ; ils reconnaissaient
la vérité, et s'élançaient de leurs trônes pour voler à sa
conquête ; mais les hommes de foi et de loi sans pitié
tirèrent leur dague cachée , et poignardèrent cette
ardente jeunesse.
XX
Ils les poignardèrent dans le dos, et ricanèrent. Un
des esclaves qui se tenaient derrière le trône traîna ces
cadavres à leur tombeau sanglant, noir et secret ; un
plus audacieux leva son poignard pour percer l'étranger.
— « Qu'as-tu à faire avec moi, pauvre misérable ? »
Calme, solennelle et sévère, cette voix détendit ses
nerfs, il jeta sa dague sur le sol et, pâle et tremblant,
il s'assit en silence. — L'étranger éleva alors la voix.
XXI
« Il ne servirait de rien de pleurer poui' vous ! Vous
ne pouvez changer, car vous êtes vieux et blancs, vous
avez choisi votre lot ; votre renommée doit être un
livre de sang, où dans de meilleurs jours les hommes
apprendront à lire la vérité, quand vous serez rentrés
dans l'argile ; maintenant vous devez triompher. — Je suis
un ami de Laon, tout prêt à le trahir pour vous venger,
si vous voulez m 'accorder une seule faveur bien simple. . .
304 OEUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
Ecoulez ! car maintenant je parle de choses que vous
pouvez comprendre.
XXII
« Il y a un peuple puissant dans sa jeunesse, une
terre au delà des océans de l'Ouest, où, quoique avec
des rites grossiers, on rend un culte à la LilxMié et à la
Vérité. Du sein d'une glorieuse mère (qni, depuis que
la sublime Athènes est tombée, s'est assise dans le monde
comme la Reine des Nations, mais (jui, dans la douleur,
outragée et opprimée par des monstres i)rédestinés, se
tourne aiijourd'hni vers son entant libre pour l'appeler
à son secours), du sein de cette mère; il tire le lait de la
force pour le mêlei- au plein courant de la sagesse.
XXIII
« Cette terre est semblable à un aigle dont le jeune
regard se repaît de la lumière de midi, dont les plumes
d'or flottent inun()i)ilcs sur l'ouragan, et brillent dans
la flamme dn soleil levant «piand la terre est enve-
loppée d'ondji-e ! Ta renonunée, ô grand peuple, peut
devenir une épilaphe de gloire pour la tombe de l'Euiope
assassinée ! Tu te multiplieras couime les sables ; lu
grandis aussi vite (jue le malin (|uand la nuit va s'éva-
nouir ; la terre peuplée doimira sous ton ombre !
XXIV
« Oui, dans le désert, il y a un asile bâti pour la
Liberté ! Le Génie est assez puissant pour y ('lever les
monuments de . l'hounne sous le dôme d'un nouveau
Ciel ; des myi'iades d'émigrants s'y icunissenl, que les
orgueilleux maîtres d(! 1 homme, dans la rage ou la
LAON ET CYTHNA 305
crainte, arrachent à leurs foyers ruinés. — Telle est la
faveur que je vous demande ; que Cythna soit conduite
dans ce pays : — ne tressaillez pas à ce nom, T Amérique !
El cette nuit même je vous livrerai Laon.
XXV
« Vous ferez de moi ce que vous voudrez. Je suis
votre ennemi! » — La lumière d'une joie semblable à
celle qui fait briller le regaid des serpents allâmes
comme des émei-audes vivantes étincela dans mille yeux
humains. — « Où, où est Laon? Allons! Vole ! Hàte-toi
de le traîner ici ! Nous t'accordons la faveur que tu
demandes. » — « Je n'ai aucune confiance en vous ;
jurez-le par votre Dieu redoutable ! (1) » — « Nous
le jurons, nous le jurons ! » — L'étranger soudain lit
tomber son manteau, et souriant avec une douce fierté,
il dit : « Eh bien ! Laon, c'est moi ! »
(1) Var. de la Récolte de rislam : « par le pouvoir que vous
craignez » .
CHANT XII
i
Le transport d'une farouche et monstrueuse allégresse
se répandit à travers les rues encombrées, rapidement
emporté sur les vents de la (îrainte. Le famélique se ré-
veillait de son idiote folie et mourait dans la joie ; les
mourants, au milieu des cadavres étendus dans une raide
agonie, avaient juste le temps d'enlendre llieureuse nou-
velle, et dans l'espérance fermaient leurs yeux épuisés ;
se répondant de maison en maison par d(>s exclamations
retentissantes, les vivants ébranlai(Mit la voûte du ciel et
remplissaient d'échos la terre tressaillante. Le matin
ouvrit ses yeux pâles ;
U
Et, alors, voici venir la longue lile des gardes en
armures d'or, et les Prêtres à côté deux, chantant
leurs hymnes de sang, dans des vêtements qui trahis-
sent la noirceur de la foi (pi'ils semblent cachei' ; et le
char ouvragé de diamants du Tyran (pii glisse à travers
les sombres cajnichons et les lances (''liinelantes ! l'nc
forme de lumière est assise à sou côté, une enfant de
LAON ET CYTHNA 307
toute beauté. Au milieu apparaît Laon , seul exempt
d'espérances et de craintes mortelles.
m
Sa tête et ses pieds sont nus, ses mains sont liées par
derrière avec de pesantes chaînes ; cependant personne,
parmi ces myriades d'hommes qui l'entourent, ne se
raille de lui ; il n'y a point de ricanement sur sa lèvre
qui dise que le mépris ou la haine lui a donné cette
audace ; sa joue résolue n'a point puli ; ses yeux sont
doux et calmes, et, comme le matin près d'éclater,
sourient à Ihumanitc' ; son cœur semble réconcilié avec
toutes choses et avec lui-même, comme un enfant qui
repose.
IV
Autour de lui le trouble agitait toutes les âmes, joie
mauvaise, doute, ou crainte ;mais ceux qui virent passer
leur victime tranquille sentirent la stupeur glisser dans
leur cervelle, et se calmèrent saisis d'une respectueuse
terreur. — Voyez, le cortège lentement s'approche du
bûcher. Dans la place immense, mille torches portées
par les esclaves empressés d'une loi inhumaine atten-
dent tout autour le signal ; le brillant matin est changé
en une nuit incertaine par cette lueur sépulcrale.
Voyez, sous un dais élincelant comme le soleil, sur
une plateforme de niveau avec le bûcher, le tyran sou-
cieux est assis, sur nn trône qui domine la foule,
entouré des chefs de l'armée ! Tous sourient dans l'at-
tente, excepté l'enfant seule î pendant que moi, Laon,
308 œUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
conduit par des muets, je monte sur mon tombeau de
feu, et regarde autour de moi. Les iles lointaines sont
encore sombres dans l'aube brillante ; près de moi,
dans le lointain, des tours percent comme des flammes
en repos l'atmosphère tremblante.
VI
Il y avait à travers l'armée un silence semblable
à celui qui se fait (piand un tremblement de terre,
marchant sur quelque populeuse cité , a écrasé dix
mille hommes d'un seul pas, et que les survivants
attendent le second. Tous étaient muets, excepté un
seul, cette belle enfant, qui, enhardie par l'amour, se
leva devant le roi, plaidant vainement pour la vie de
Laon ; — on entendait ses i'éinisscnienls étoutf(''s, —
elle frissonnait comme un tremble pâle au milieu des
sombres pins dune valh'e norvégienne.
VII
Quelles étaient les pensées de Laon, enchaîné dans le
soleil du malin au milieu de c<>s reptiles, dont l'aiguil-
lon nattendail que le signal, comme la colère d'un
tyran?... Le canon tonna! Ecoulez! Il tonne encore!...
Dans celte terrible pause Laon est comme dans un doux
rêve. Les esclaves obéissenl... Mille torches coulent...
Ecoutez ! le dernier coup éclate dans cet horrible
silence. Au loin, des millions d'honunes, donl les c<x'urs
battent fort et vile, ('-pient l'i'ssor de la flanune dans
l'attente et la stupeur !
VIII
Ils fuient î Les torches tombent ! un cii de terreur a
LAON ET CYTIINA 309
fait tressaillir les triomphateurs! Ils reculent!... Car,
avant que le rugissement du canon soit mort, ils enten.
dent le brnit d'un galop semblable à un tremblement de
terre, et un coursier, noir géant, avec la rapidité de
la tempête, s'élance dans leurs rangs ; sur ce coursier
une femme est assise, qui semble plus belle que tout
ce que peut enfanter la terre, calme, radieuse, comme
le fantôme de l'aurore, un esprit vagabond venu des
cavernes de la lumière du jour.
IX
Tous pensèrent que c'était un ange de Dieu envoyé
pour balayer les coupables attardés à leur tombeau de
feu ; le tyran terrifié s'élança de son trône ; son enfant
trouva dans sa propre innocence un refuge contre la
crainte. Épouvantés par la foi qu'ils feignaient, les
esclaves prêtres s'agenouillèrent pour demander merci
de celui qu'ils servaient avec du sang ; et, semblable au
remous d'une vague formidable engloutie dans la mer
retentissante, la multitude saisie d'une panique écra-
sante s'enfuit dans le désordre de la terreur.
X
Ils s'arrêtent, ils rougissent, ils regardent; un cri
formé de mille cris éclate, semblable au bruit de dix mille
courants d'une mer tempétueuse. Un homme arrêta
cette soudaine déroute, un homme qui jamais dans ses
plus doux rêves n'avait senti la respectueuse crainte
qu'inspirent la grâce et la beauté , tant était dure et
froide la croyance qui avait cicatrise» avec une glace
brûlante les soudures de son cœur déchiré ; — mais il
s'imagine, lui, que celui-là est sage, dont les blessures
310 OEUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
ne saignent qu'intérieurement pour lui-même... Ainsi
pensait le prêtre chrétien (1).
XI
Et les autres aussi pensaient qu'il est sage de voir
dans la peine, la crainte et la liaine quohjue chose de
divin, tandis que dans l'amour et la beauté il n'y a rien
de divin. Alors, avec un sourire amer, dont la lumière
brilla comme l'espéiancc d'un démon sur ses lèvres et
dans ses yeux, il dit, — et la persuasion de ce
ricanement rallia ses compagnons tremblants : —
« Est-ce à moi de résister seul, quand rois et soldats
fuient devant une femme ? Le Ciel vous a envoyé son
autre victime ! »
XII
« Ne serait-il pas impie, > dit le Roi, « de violer
notre sacré serment? » — « Dites plutôt: impie (h? le
garder! » cria le prêtre exaU('\ « Esclaves, attachez-la
au poteau, et que sur ma têle retombe le poids de ses
justes tourments ! Au jour du jugement, je paraîtrai
devant le irône d'or de Di(>u, <'t je ciierai: Pour toi j'ai
livré une athée (2) ! Sans moi, elle eût connu la joie
d'un autre moment ! Que la gloire soit la tienne ! »
XIII
Ils tremblaient ; mais ils ne répUqnèrent pas, et
n'obéirent pas, arrêlc's «hms un silence sans haleine.
Cyllma sauta de son giganicscjue coursier, qui, comme
(1) firrolfr do ri.slinii : « le imMic ilx'ricn ».
(2) Ilri'ollr (Ir risldiii :- ii' \K\VAlU:n (li-v:iiil le \iùnv dcir du
Ciel, et je oriiM-ai : pour loi j "ai livre une inlidèle. •
LAON Et CYTHXA 311
une ombre chassée par les vents, s'enfuit sans crainte à
travers les rues désertes, quand elle eut jeté sur son
cou les rênes de laiton, et baisé son front semblable à la
lune. Spectacle digne de pitié, de voir une femme si
jeune et si belle courtiser l'embrassement d'une si ter-
rible mort avec les sourires d'une tendre joie, tels
qu'ils rayonnaient alors du visage de Cythna !
XIV
En dépit de la foi et de la crainte, des larmes brû-
lantes s'échappèrent de beaucoup d'yeux tremblants,
mais, comme les tendres rosées qui nourrissent les
premiers boutons du printemps, restèrent suspendues,
gelées par le doute. Hélas ! ils n'avaient autre chose à
faire qu'à pleurer ; car, lorsque ses membres épuisés
refusèrent de monter au bûcher, elle sourit aux muets ;
et avec ses gestes éloquents, et les nuances de ses
lèvres animées, — semblable à un enfont fatigué implo-
rant avec ses douces caresses le sommeil d'une nourrice
qui l'adore, —
XV
Elle les amena, bien malgré eux, à la lier près de
moi, au milieu des reptiles. Quand ils furent partis,
pour tout reproche, mais un doux reproche qui perça
tout mon être, elle me sourit ; nous ne dîmes rien,
mais nous bûmes à longs traits dans les yeux l'un de
l'autre les regards d'un insatiable amour. Le redouta-
ble voile qui sépare les vivants des morts était presque
déchiré, le monde s'obscurcit et pâlit,... toute lumière
du ciel ou de la terre, à côté de notre amour,
s'évanouit.
312 OFXVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
XVI
El puis... et puis... un court instant, semblable au
dernier rayon de flammes mourantes, l'air pur resta
suspendu autour de nous silencieux et serein;... puis
une lueur roui;('-sang éclata dans Tair , soulevant
devant elle avec lurie des nuages de fumée ; jentendis
le biuit terrible de son essor, comme celui d'un océan
tempétueux: et à travers ses gouffres je vis comme
dans un évanouissement l'enfant du tyran tomber sans
vie et sans mouv(>ment devant son trône, terrassée par
quelque invisible émotion.
XVll
Est-ce la mort?... Le bûcher a disparu, ainsi que la
peste, le tyran et la foule. Les flammes sont devenues
silencieuses... Lentement alors se fait entendre la mu-
sique dun chant (|ui suspend la respiialion, dun chant
qui, semblable au baiser de lamour dans la jeunesse
de la viCj plonge les yeu\ languissants (hms une ombre
douce et profonde ; il llolle dans lair avec des notes
toujours changeantes, jusquà ce que dans mon âme
passive il me sembla sentir pénétrer une mélodie, sem-
blable à celle des vagues cpii sautent sur les sables
ridés.
XVIli
Le chaud attouchement dune douce et tremblante
main me réveilla alors; c'était Cylhna assise, penchée
près de moi, sui' h' sable d'i*v oriduh- dim lac limpide,
sur un talus ('mailli'' de fleurs ('Manges et brillantes
connue des étoiles, (pii exhalaient au vent une divine
LAON ET CYTIINA 313
odeur; au-dessus de nos têtes s'étendait le ciel d'énie-
raude d'arbres d'une espèce inconnue, dont les fleurs
d'un éclat lurîaire et les fruits brillants versaient sur les
eaux une ombre qui était une lumière.
XIX
Et tout autour de cette puissante fontaine s'étendaient
les pentes de nombreuses montagnes couvertes de
pelouses, avec leurs forêts fécondes en encens et de
vastes cavernes d'un rayonnement de marbre ; et là
où le courant baigne son bord brillant, leurs échos cau-
sent avec ses éternelles vagues qu'il soulève des pro-
fondeurs dont les cavernes dentelées alimentent leur
conflit sans repos, jusqu'à ce qu'à travers un goufl're de
hauteurs elles roulent et enlrelienn^Mit une l'ivière pro-
fonde, qui s'enfuit calme et unie, mais avec la rapidité
d'une flèche.
XX
Nous regardions assis dans l'extase de l'admiration,
quand un bateau approcha, porté par l'air musical, le
long- des vagues qui chantaient et éfincehùent sous sa
quille rapide. Une forme ailée y était assise, une enfant
avec des ailes resplendissantes comme l'argent, si belle
qu'à mesure que sa barque glissait sur les eaux, l'ombre
des vagues charmées s'éclairait d'une lumière semblable
à celle de rayons d'étoiles ; pendant que d'un côté à
l'autre, laissant flotter ses ailes au vent, elle guidait la
barque.
XXI
Le bateau était une coquille recourbée de perle creuse,
18
314 ŒUVRES POKTiniES DE SIIELLEY
presque Iransparenle sous la divine lumièi'e tie celle
qu'elle portait; la proue et la poupe ondulaient, ter-
minées en corne, semblable à la jeune lune couchée,
quand, sur les montagnes noyées dans le crépuscule de
leurs sombres pins, elle (lotte sur l'océan des rayons du
soleil couchant, dont les vagues d'or s'évanouissent en
mille lignes pourpre, jusqu'à ce (jue, porté sur les
courants refluants de la lumière du soleil, se dilatant, le
météore sombré flamboie sui* le boid de la terre.
XXll
La quille a touché les sables à nos pieds. Alors
Cythna se tourna vers moi, et de ses yeux noyés de
larmes qui ne tombaient pas, un regard plus doux (pie
l'amour hcui-eux, plein d"uu éliange et joyeux étonne-
ment, étincela pendant quelle me disait : « Ah! c'est le
paradis! ce n'est pas un rêve et nous sommes tous
réunis! Oui, c'est mon propre enfant, celui qui me vint
en guise de délire, comme le jour pour quehpi'un
enseveli dans les ténèbres des bois solitaires. Xl\\ main-
tenant c'est trop de félicité pour mon c(eur! »
XXI 11
Et alors elle pleura à chaudes larmes, et dans ses
bras prit cette biillante forme, moins merveilleusement
belle (jue ses propres couleui's humaines et ses charmes
viv4Uits; se penchant sur elle dans le silence de la pas-
sion, elle exhalait un soiiflle aident siu- le sein ghu'e de
l'air, (jui semblait rougir et Ireiubler avec délices; la
noirceur lustrée de sa chevelure ruisselante tondjait sur
cette enfant blauche comnu' la neige, et dérobait à la vue
LAON ET CYTIINA 315
le passionné et long embrasscment qui tint leurs cœurs
unis.
XXIY
Alors la brillante enfant, le séraphin aîlé, vint, et
fixant ses yeux bleus et rayonnants sur les miens, me
dit : « J'étais troublée par une ombre tremblante, quand
nous nous rencontrâmes la première fois;... cependant
je reconnus que j'étais à toi, à l'heure où tes divines
lèvres éveillèrent dans mon cei-veau un rêve poignant
qui toujouis veilkdt quand je pouvais dormir, pour
entrelacer ton image avec sa chère mémoire. Nous voici
de nouveau réunis, et maintenant à l'abri de toute
crainte et de toute peine mortelle.
XXV
« Quand les flammes consumantes nous enveloppè-
rent ensemble, l'espérance que j'avais caressée s'envola;
je tombai dans l'agonie sur le sol insensible, et cachai
mes yeux dans la poussière ; et mon esprit égaie errait
au loin, quand, brillant comme l'aube du jour, le spec-
tre de la peste vola devant moi, et souffla sur mes lè-
vres, et sembla me dire : — Ils t'aUendent, enfant bien-
aimée! — Alors je reconnus la marque de la mort sur
ma poitrine, et je redevins calme.
XXVI
« C'était le calme de l'amour! J'étais mourante... Je
voyais le bûcher noir et à moitié éteint gisant sur ses
cendres grises et réduites; la sombre fumée du feu éva-
noui était toujours suspendue en mille dômes et spirales
creuses au-dessus des tours semblable à la nuit; sous
316 œUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
cette ombre, les armées étaient terrifiées de voir finir
leur propre désir ; un immense vide se faisait dans les
profondeurs de l'attente; elles restaient debout dans la
consternation.
XXYII
« Le silence effrayant de cette nouvelle angoisse
n'était troublé que jiar les tortures des mourants, quand
un homme se leva du milieu de la nudtilude, et dit :
— Le courant du temps i*oid(> toujours; nous sommes
encore sur la pente, pendant qu'ils sont partis, eux,
pour glisser en paix sur le courant mystérieux de la
mort. Avez-vous bien fait? Leur chair et leurs os tombent
en poussière, quand ils auraient pu faire du rêve empoi-
sonné de cette vie un l)i'cuYag(' plus doux que celui cpie
vous pourrez jamais goûter, je pense.
XXVIII
« Ils périssent comme les bons et les grands d'autre-
fois ont péri, et leurs meurtiiers s'en repentiront. Oui,
de vaines et stériles larmes couleront avant que celte
fumée là-bas se soit dissi|)(''e dans le lii-uiauieul; et cela,
parce que, vous (jui allez |»leiu('i' la mort de ceux ({iii
embellissaient ce monde, vous ne: pouvez les faire re-
venii-; mais alors il reste à l'homme la sagesse d'un
pi'ofond désespoir, quand de tels êtres peuvent périr, cl
(ju(^ lui vit encore et l'cste ici-bas.
XXIX
« Oui, vous pouvez craindre, — non plus la peste,
sortie comme par enchaînement du fabuleux enfer, —
tout pouvoir et toute foi doivent ]iasser, maintenant que
LAON ET CYTHNA 317
les athées (1) ont avec calme quitté cette terre, dans les
tourments et le feu ; et vous allez vous retirer tristement
et gémir en secret, en retournant chacun à votre mai-
son; cette heure sera connue de longs âges, et lentement
sa mémoire, toujours étincelante, remplira la sombre
nuit des choses d'un éternel matin.
XXX
« Pour moi le monde est devenu trop vide et trop
froid, depuis cpie l'espérance poursuit avec des pas si
lents son immortelle destinée ; — vous allez voir com-
ment des athées et des républicains savent mourir (2)....
Dites-le à vos enfants! — El tout à coup il s'enfonça un
poignard dans le cœur, et tomba.... Mon cerveau s'as-
sombrit dans la mort, et cependant il vint encore
jusqu'à moi un murmure de cette foule, parlant du
profond et puissant changement qui s'était si soudai-
nement opéré.
XXXI
« Je me trouvai tout à coup, une pensée ailée, devant
l'immortel sénat, et le siège de cet Esprit resplendissant
comme un astre, d'où découle la force de son empire,
bon et grand, le meilleur Génie de ce monde. Son
royaume s'étend autour d'un temple merveilleux, îles
Élyséennes, brillantes et fortunées, calmes séjours des
morts libres et heureux, où je suis chargée de vous con-
duire. » — Telles furent ses paroles ailées.
(1) Var. de la Récolte de l'hinm : « Incrédules » .
(2) Var. ihitl. : « Comment ceux qui aiment et sont sans
crainte osent mourir ».
48*
318 œuVRES POÉTIQUES DE SUELLEY
XXXII
Et avec le silence de son éloqnent sourire, elle nous
lit monter dans son divin canot. Alors, nous nous assîmes
au gouvernail; pendant ([uelle, assise à la proue, dé-
ployait sur sa tête ses ailes aux couleurs éblouissantes
et les abandonnait au courant de la brise invisible.
Comme un fd de la vierge au rapide souffle du matin, le
bateau vola sur les biillants tourbillons de cette belle
fontaine, dont les bords s'éloignaient avec rapidité
pendant quïl nous semblait que nous ne bougions pas ;
XXXIII
Jusqu'à ce que sur ce puissant courant, sombre, calme
et rapide, au milieu d'un goull're de montagnes de cèdres
décbirées, chassé par les vents réunis dont les pas
invisibles, aussi rapides que des rayons scintillants,
répandaient sous le ciel des sons et des odeurs sau-
vages empruntés aux bois et aux eaux, le bateau volât
visiblement. — Trois nuits et trois jours, emportés
comme un nuage à travers le matin, le midi et le soir,
nous voguâmes le long des sentiers licpiides et tournants
de ce vaste courant, un long et compliqué la!)yrinlhc.
XXXIV
Scène de joie et d'enchaïUemenl de voir changer
continuellement les formes et les ombres de cette rivière !
où le vaste lever du soleil remplissait de ses profon-
deurs d'or ses tourbillons, où toutes les nuances se
jouaient en tremblant , où des chutes mélodieuses
éclataient et se brisaient au milieu des rocs revêtus de
fleurs, l'écume et l'embrun étincelant comme des étoiles
LAON ET CYTHNA 319
sur la rivière ensoleillée ; ou bien, quand le clair de
lune versait une lumière plus sainte, c'était un lac
immense et étincelant couché autour d'Iles verdoyantes.
XXXV
Le matin, à midi, le soir, le bateau volait sur le cou-
rant qui le portait comme le nuage ailé de la tempête,
ou comme la pensée plus rapide encore de l'homme qui
vole toujours et ne peut s'arrêter. Quelquefois nous
glissions à travers des forêts, profondes comme la nuit,
entre les murailles de puissantes montagnes couronnées
de masses cyclopéennes, dont les fières tourelles, de-
meures de ceux qui étaient partis, fronçaient leur noir
sourcil au-dessus des vagues brillantes qui envelop-
paient leurs sombres fondements.
XXXVl
D'autres fois, nous voguions pendant plusieurs milles à
travers des prairies immenses et fleuries, et c'était un
charme de voir les ombres fuir sur l'herbe devant les
rayons du soleil; d'autres fois, nous volions sous la
nuit de vastes cavernes cintrées, dont les voûtes étince-
laient de pierreries semblables à des étoiles ; tandis que,
de leurs profonds et glauques abîmes, de belles ombres
blanches passaient rapidement au milieu de doux sons
le long de notre chemin, comme de suaves et charmants
rêves qui marchent sur les vagues du sommeil.
XXXVII
Et comme nous voguions toujours, nos esprits furent
remplis d'amour et de sagesse, qui débordaient en con-
versations étranges, douces et merveilleuses, en vivants
320 ŒUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
sourires dont la lumière allait et venait comme une
musique sur les vagues immenses, en larmes soudaines
et en caresses muettes ; car une ombre épaisse s'était
entrouverte, et nous savions maintenant que la vertu,
quoique obscurcie sur la terre, n'en survit pas moins
à tous les changements mortels dans sa durable
beauté.
XXXVIII
Nous voguâmes trois jours et trois nuits, autant que
la pensée et le senliment peuvent compter des heures
délicieuses; — car à travers le ciel roulaient les lampes
splK'riques du jour et de la nuit, révélant de nouveaux
changements et de nouvelles gloires, le soleil, la lune,
et des astres semblables à la lune, enfants d'un ciel plus
divin, plus sei'cin et plus beau. Le (pialriémejour, le cou-
rant devint sauvage comuK; nne mer tourmentée par le
vent, et emporta toujours plus rapide; le bateau aux ailes
d'esprit, toujours ferme dans sa rapidité.
XXXIX
Ferme et rapide, il allait où l'emportaient les vagues
roulant comme des montagnes, dans la vaste; ravine dont
les crevasses vcisaient des torrents tunndlueux de leurs
dix mille fontaines; le tonnerre de leiu" rugissement qui
ébranlait la terre, soulevait lair (jui balayait en tourbil-
lonnant du rivage; ealnie connue une ond)r<', le bateau
de la belle enfant volait eu toute sécurité devant cette
force rapide, au milieu de 1 1 lubrun gigantesque et de
merveilleux arcs-en-ciel, i'nlrelacés dans la brume d'ar-
gent. Dans la joie et l'orgueil nous souriions.
LAON ET CYTHNA 321
XL
Nous avons dépassé le torrent de cette immense et
furieuse rivière, et notre course aérienne est suspendue.
Nous regardons derrière nous ; une brunie dor frémis-
sait à l'endroit où ses vagues sauvages se mêlaient avec
le lac. Là notre barque pendit, comme sur une ligne,
suspendue entre deux cieux sur ce lac sans vent, sans
vague, éternellement nourri par quatre grandes
cataractes sortant de quatre vallées, accompagnées de
brouillards ; elles tombent en se brisant des rocs et des
nuages, et font de cette mer azurée un refuge silen-
cieux.
XL!
Je m'arrêtai longtemps sans mouvement sur le lac ; je
vis sa ceinture de montagnes étincelantes comme la
neige perdant leurs sommets dans les airs; je vis
chaque île rayonnante ; et dans le milieu, bien loin,
semblable à une sphère suspendue dans le ciel creux,
le temple de lEsprit m'apparut! Porté par le son qui en
sortait, s'en rapprochant de plus en plus, comme la
lune rapide autour de cette glorieuse terre, le bateau
enchanté aborda, et trouva là son port!
ROSALINDE ET HELENE
ÉGLOGUE MODERNE
AVERTISSEMENT
Naples, 20 décembre 1818,
L'hisloire de Rosalindc et Hélène n'est pas à coup sûr un
essai dans le style le plus élevé de la poésie. Elle n"est en
aucune façon destinée à exciter une profonde méditation ;
et si en intéressant les sentiments et en amusant rimaii,ina-
tion, elle éveille une certaine mélancolie idéale propre à
faire accueillir de plus importâmes impressions, elle pro-
duira dans le lecteur tout ce que l'auteur a eu en vue dans
sa composition. Je me suis borné, en l'écrivant, à suivre
l'impulsion des sentiments qui s'adaptaient à la conception
de mon histoire ; et c'est cette impulsion qui a déterminé
les pauses d'un rythme (jui ne prétend à être réii,ulicr (ju'en
tant qu'il reproduit et exprime l'irrégularité même des
imaginations qui l'ont inspiré.
Je ne sais quels seront, parmi les poèmes que j'ai laissés
en Angleterre, ceux que choisira mon éditeur pour les
ajouter à cette collection (1). L'un de ceux que j'ai envoyés
d'Italie fut écrit après une excursion d'un jour dans les
charmantes montagnes qui entourent le lieu où fut autre,
lois la retraite de Pétrarque, et où se trouve maintenant son
tombeau (2). Si quehfu'un était tenté de condamner dans
(1) Les poemcs qui lurent i)ul)li('S avec Rosalinda et Hclènc (ISin)
sont : les Vas écrits au milieu des viontagnes Eu(janèennes.
l'Hymne à la Beauté intellectuelle et le Sonnet d'Ozimandias. —
Quant à l'iiistoire de Rosalindc et Hélène, voir notre Etude sut- la vie
et les œuvres de Shelley, ch. xi.
(2) Ce sont les Vers écrits au milieu des montagnes Euganécnnes
que l'on trouvera à la suite de Rosalindc et Hélène»
324 œuvREs poétiques de shelley
cette pièce les vers qui, servant d'introduction, expriment
le soudain réveil d'un état de profond découragement sous
l'inlluence des visions radieuses révélées par l'éclosion
soudaine d'un lever de soleil italien en automne sur le
plus haut sommet de ces délicieuses montagnes, la seule
excuse que je puisse lui donner est celle-ci, qu'ils n'ont
pas été effacés à la requête d'une amie bien chère, pour
laquelle chaque année de plus dans notre intimité ne fait
qu'ajouter à mon estime de ses mérites, et qui eût eu sans
doute plus <|ue personne le droit de se plaindre de n'avoir
pas été capable déteindre en moi la faculté même de
peindre la tristesse.
ROSALINDE ET HÉLÈNE
Scène : Le bord du lac de Como.
ROSALIXDE, HéLÈ?<E et SOX E>FA>T
Hélène. — Viens ici, ma chère Rosalinde. II y a
longtemps que toi et moi nous ne nous sommes ren-
contrées ; et cependant il me semble que ce serait mal
à nous d'oublier ces instants.... Viens, assieds-toi près de
moi. Je te vois debout près de ce lac solitaire, sur ce
rivage éloigné, ta chevelure dénouée flottant dans la
brise étincelante , ta douce voix simissant à chaque
accent du soir, et tes yeux répondant aux teintes de ce
beau ciel là-bas... Viens, charmante amie; veux-tu t'as-
seoir près de moi, et redevenir aujourd'hui ce que tu
étais habituellement avant que nous fussions séparées ?
Personne maintenant ne nous voit ; la puissance qui nous
a conduites à cette heure solitaire serait bien mal récom-
pensée, si tu t'en allais en emportant ton mépris. Oh!
viens, et causons de notre patrie abandonnée! Souviens-
toi, c'est ici l'Italie, et nous sommes exilées. Causons
ensemble de cette terre qui est la nôtre, dont les landes
et les courants, bien que stériles et sombres, nous
étaient cependant plus chers que ces bois de châtai-
gniers; de ces sentiers à travers les bruyères, de ce ruis-
seau familier, de ces bleues montagnes, formes qui
semblent être les débris dun rêve ensoleillé d'enfance,
Rabbe. 19
326 œUYRES POÉTIQUES DE SHELLEY
rêve qui, depuis que nous les avons abandonnés, pèse sur
le cœur , comme ce remords qui laisse s'altérer notre
amitié... Mais je n'insiste plus sur nos relations de jeu-
nesse ; elles ne peuvent revenir! — Kosalinde, parle,
parle-moi ! Ne me quitte pas ! — Quand le matin se le-
vait, quand le soir tombait sur notre commune demeu-
re, quand nous nous séparions seulement pour une
heure.,.. Ne fronce pas le sourcil ; je ne voudrais pas
te gionder, quoique tu aies brisé ta foi... Tourne-toi
vei'S moi ! Oh ! par ce gage caressé de cheveux entre-
lacés, (jue tu n(^ voudi'as i)as désavouer, tourne-toi vers
moi, comme si c'était seulement le souvenir de moi, et
non mon être méprisé, qui t'adressât cette prière 1
Kosalinde. — Est-ce un rêve , ou est-ce la pâle
Hélène qu(; je vois, que j'entends? Je voudrais fuir ton
attouchement flétrissant ; mais nos i)remières années se
lèvent, et amènent des larmes interdites; et ma mémoire
surchargée cherche pourtant en toi son repos perdu. Je
partage ton crime. Je ne puis que pleurer sur loi. Mon
étrange chagrin ne s'abaisse que rarement à un tel sou-
lagement ; cependant je ne t'en ai jamais moins aimée,
tout en gémissant sur ton crime avec la douleur dune
amie. Je savais ce que Ton doit au monde pervers, et
c'est pourquoi je refusai durement de m'enchainei' à
l'infamie dune femme perdue comme Hélène.... Main-
tenant, égarée par mon alfreux désespoir, je rougis et
je pleure, tout étonnée que lu puisses m'aimer encore,
toi seule ! — Asseyons-nous donc sur cette grise pierre,
l)Our achev(M' notre liigul>re enlrelien.
Hélène. — Hélas ! non, pas là ! Je ne saurais enten-
dre le nnu'nuire de ce lac. Ma chère Hosaliiide, il m'en
vient connue lécho d'un son que je n'ai cependant ja-
ROSALINDE ET HÉLÈNE 327
mais entendu que clans notre terre natale ; cet écho
marrivc ici même où nous venons de nous rencontrer.
Il remue trop dïUoufTant chagrin I Dans lanfractuosité
de celte sombre forêt de châtaigniers il y a un banc de
pierre, une solitude qui ressemble moins à la nôtre. Le
fantôme de la paix ne désertera pas ce lieu. Demain , si
tes bons sentiments durent encore, nous pourrons nous
asseoir ici.
RosALiNDE. — Conduis-moi, douce amie, je te suis.
Henri. — C'est à Fenici que vous allez?... Ce n'est
pas le chemin, maman; ce sentier conduit derrière les
arbres qui bordent la petite rivière.
Hélène. — Oui, c'est vrai; je m'égarais. Embrasse-
moi et sois gai, cher enfant ; pourquoi ces sanglots?
Henri. — Je ne sais ; mais quel cœur ne se briserait
pas à vous entendre vous et la dame pleurer si amère-
ment ?
Hélène. — IMon amie, c'est un charmant enfant. —
Va à la maison, Henri, jouer avecLilla jusqu'à ce que je
revienne. Nous pleurions de joie de nous revoir ; nous
voilà tout à fait gaies... Bonsoir!
L'enfant jeta sur sa mère un rapide regard, et, dans
la lumière d'une joie forcée et creuse qui éclairait sa
face, il rit avec la gaîté de la légère et insouciante en-
fance, et chuchota à l'oreille de sa mère: « Amenez avec
vous à la maison cette douce et étrange amie. » Puis il prit
son vol; mais il s'arrêta, et fit des signes avec un sourire
d'intelligence, au tournant du chemin. Cependant Rosa-
linde, pâle, cachant son visage, pleurait silencieuse-
ment.
Elles prirent en silence le sentier sous la solitude de
la forêt. C'était un vaste et antique bois, à travers lequel
328 OEUVRES POÉTIQUES DE SIIELLEY
elles s'acheminèrent ; et les ombres grises du soir sur
la verdure de (;e lieu sauvage rf'pandaient une solitude
toujours plus profonde. Poursuivant le sentier qui
serpente autour des arbres immenses et noueux, à
travers h^squels erraient de lentes ombres, elles arri-
vèrent dans un(; profonde vallée unie comme une pe-
louse à un banc de pierre à côté d'une source; là les
colonnes de la forêt formaient comme un temple sans
voûte, semblable à ces sanctuaires, où, avant qu'une nou-
velle foi obtînt cr(''ance, la race primitive des hommes
s'agenouillait sous la divinité du ciel. Sur cette belle
fontaine le ciel était suspendu, maintenant pailleté de
rares étoiles. Le serpent, le pâle serpent, qui, avec son
haleine enflammée, vient (mi rampant y étancher sa
soif de midi, rayonne de mille nuances confondues que
verse sur lui le bleu éternel du dôme, quand il flotte sur
ces eaux sombres et diaphanes dans la lumière de
sa propre beauté; et les oiseaux qui baignent leurs plu-
mes dans la fontaine, dans une camaraderie sans crainte,
s'ébattent et voltigent autour de lui. On entend la brise
capricieuse remuer en haut ([uelqiu> feuille solitaire; le
cri de la saulerelUî remplit toutes ](îs pauses. A
l'heure de midi tout ce qui habite là est dans l'émo-
tion; alors, à travers le fouillis du bois sauvage, c'est un
dédale de vie, de lumière et de mouvement. Mais en ce
moment tout est rentré dans le silence ; c'est Iheure de
l'obscurité et de l'extase de la Nature. Le serpent est
endormi dans sa caverne ; les oiseaux rêvent sur les
branches ; les ombres seules rampent ; le ver luisant seul
('lincelle ; seuls les hiboux et les rossignols veillent dans
ce vallon quand tombe la lumière du jour, et que les
ombres grises se rassemblent dans les bois ; tous les
ROSALINDE ET HÉLÈNE 329
hiboux se sont enfuis bien loin dans un vallon plus gai
pour huer el jouer ; car la lune est voilée et dort à cette
heure. Le rossignol accoutumé couve toujours sur sa
branche accoutumée ; mais il est muet, car son infidèle
compagnon a fui et l'a laissé désolé.
Une vieille tradition avait peuplé ce lieu de revenants
et de spectres. Le narrateur sentait les racines de ses
cheveux se glacer et se raidir, quand de ses lèvres trem-
blantes il racontait qu'un démon de l'enfer y avait
amené à minuit l'ombre dun jeune homme à cheveux
blancs, et s'était assis sur le banc à côté de lui, en atten-
dant l'arrivée d'une enfant nue errante, que le démon
aurait changé en une belle dame. Un terrible conte ! La
vérité était pire ; car là une sœur et un frère avaient
solennisé une monstrueuse malédiction, en se rencon-
trant dans cette belle solitude; sous le ciel même, ils
s'étaient abandonnés l'un à l'autre corps et àme. La
foule , les traquant dans les profondeurs du bois ,
déchira membre par membre le corps de leur innocent
enfant, poignarda et écrasa sa mère ; le jeune homme,
par la très sainte grâce de Dieu, fut sauvé par un
prêtre pour être brûlé sur la place du marché.
Régulièrement chaque soir Hélène venait, dans cette
retraite solitaire et silencieuse, emprunter aux sou-
venirs d'un conte plus lugubre que le sien assez de
sympathie pour adoucir l'amertume de son propre
destin. Régulièrement chaque soir Hélène venait de sa
demeure avec son bel enfant s'asseoir sur cet antique
siège , quand pâlissaient les couleurs du jour. Là le bril-
lant enfant tantôt se couchait à ses pieds, levant sur
elle par intervalles ses grands yeux bleus; tantôt,
obéissant à une soudaine impulsion, il en suivait tous
330 OEUVRES POÉTIQCES DE SHELLEY
les caprices. C'était un charmant enfant, qui trouvait sa
joie dans les plus aimables jeux. Souvent dans une
feuille sèche en guise de bateau, avec une petite plume
pour voile, sa fantaisie aimait à flotter sur cette source,
si quelque invisible brise pouvait agiter son calme de
marbre. Et Hélène souriait à travers des larmes de
crainte à son joyeux enfant, en pensant qu'un autre
enfant aussi beau que lui, en des années qui ne peuvent
plus jamais revenir, près de cette même fontaine, dans
ce même bois , avait poursuivi les mêmes douces
fantaisies ; et qu'une mère, perdue comme elle, s'était
là lugubrement assise en veillant sur lui. Alors toute la
scène se présentait à elle, nageant dans le brouillard
d'une larme brûlante.
Pendant bien des mois, Hélène avait revu cette scène;
et aujourd'hui elle y ramenait ses pas , mais non pas
seule ; l'amie dont elle avait pleuré la trahison était
assise avec elle sur ce siège de pierre. Elles s'assirent
silencieuses ; car le soir (ses mystérieuses lueurs lui
donnent ce pouvoir) avait, à l'aide de ses formidables
ombres, apaisé la passion de leur chagrin. Elles s'assi-
rent les mains enlacées; car Hélène, sans être repoussée,
avait pris celles de ilosalinde.i^omme h; ventdautonme,
quand il délie les boucles emmêlées de la chevelure de
la morelle, entrelacée dans l'air brûlant de l'été autour
des parois dun tombeau vermoulu, la voix d'Hélène
était triste et douce ; et le murmure de son cœur
palpitant sans repos, connue avec des soupirs et des
paroles qu'elle exhalait sur elle, (h'Iia les nonids du
désespoir de son amie, juscpi'à co (jue ses pensi'es
pussent flotter et couler en toute liberté ; et alors de
son sein oppressé, comme l'explosion d'une flanuiie
ROSALINDE ET HÉLÈNE 331
prisonniôre, la voix dun chagrin longtemps réprimé se
fît entendre.
RosALiNDE. — J'ai vu la sombre terre tomber sur le
cercueil; j'ai vu la pierre étendue sur la tète à laquelle
ce sein glacé avait servi d'oreiller pour le repos de la
nuit ! Tu ne connais pas, tu ne peux connaître mon
agonie... Oh! je ne pouvais pas pleurer; les sources d'où
coulent de telles consolations étaient fermées pour moi !
3ïais, je pouvais sourire, je pouvais dormir, bien
que mon cœur s'accusiÀt lui-même. Dans la lumière
du malin, dans l'obscurité du soir, je veillais — et j'aurais
voulu ne jamais m'en séparer — la tombe non pleurée
de mon époux. Mes enfants apprirent que leur père était
parti ; mais quand je leur dis : « Il est mort, » ils se
mirent à éclater de rire dans un accès de joie frénétique,
ils battirent des mains et sautèrent d'allégresse, se
renvoyant l'un à l'autre dans leur extase mille folâtreries,
mille cris joyeux;.... et moi, je restai assise, silencieuse
et solitaire, enveloppée dans la moquerie d'un vêtement
de deuil. — Ils riaient, parce qu'il était mort! Et moi,
je restai assise avec des yeux endurcis et sans larmes,
et un cœur qui aurait voulu renier la secrète joie qu'il
ne pouvait réprimer, murmurant tout bas sur son nom
détesté; jusqu'à ce que de cette lutte intestine sortît un
remords, où cependant il n'y avait pas de péché, — un
enfer qui ne pourrait habiter" dans de purs esprits.
Je te dirai la vérité. C'était un homme dur, égoïste,
n'aimant que l'or, cependant plein d'artifice ; ses yeux
pâles laissaient tomber des larmes dont chacune disait
un mensonge, et souvent sa langue doucereuse et con-
tenue faisait mentir sa joue rougissante. Il était lâche
devant le fort, un tyran pour le faible, sur lequel il as-
332 ŒUVRES POÉTIQUES DE SIIELLEY
souvissait sa vengeance ; aussi le mépris, dont les traits
cherchent le cœur, dardé de plus d'un œil étranger,
s'est-il attaché à sa mémoire, et a suivi son âme à sa
dernière demeure froide et creuse. — C'était un tyran
pour le faible, et liélas! nous étions tels! Souvent,
quand les petits dans leurs jeux rayonnaient de la
gaîté naturelle à lenfance, ou s'ils prêtaient lorciile à
quelque conte de voyage ou de féerie, pendant que la
lueur du tison mourant dans l'àtre illuminait leur face ;
entendaient-ils, ou croyaient-ils entendre son pas sur
l'escalier, le mot suspendu mourait sur mes lèvres.
Tous nous pâlissions ; le plus jeinie sur mon sein se tai-
sait de peur, à la pensée que son père approchait; et
mes deux garçons elfarouchés venaient s'attacher à mes
genoux, s'y blottissant à lenvi, pleins de terreur.
Je te diiai la vérité : j'en aimais un autre. Son nom
résonnait toujours à mon oreille; ses traits étaient tou-
jours fixés dans ma cervelle ; et cependant, si (juclque
étranger prononçait ce nom, mes lèvres devenaient
blêmes, et mon cœur battait fort. Mes nuits étaient
hantées par des rêves de flamme, et mes journées plon-
gées dans une ombre obscure à sa pensée. Jour et nuit,
jour et nuit, il fut mon souffle, ma vie, ma kunière,
pendant trois courtes années trop tôt écoulées. La qua-
trième, ma bonne mèie me conduisit à l'aulel pour lui
jurer des fiançailles éternelles. Nous étions déjà debout
sur les degrés de l'autel, quand mon père arrivé d'une
terre lointaine se précipita tout à coup entre nous en
poussant un terrible cri. Je vis le d(''sordre de
sa mince chevelure, blanche, je vis sa maigre main
levée, et j'entendis ses paroles,... et jt; vécus encore 1 0
Dieu! Pourquoi ai-je vécu? — « Airête! arrête! » cVia-
ROSALmOE ET HÉLÈNE 333
t-il, «jeté dis que c'est son frère! Ta mère, enfant,
repose sous le gazon du cimetière là-bas dans son froid
linceul. Je suis aujourd'hui affaibli, pale et vieux; il fut
un jour où nous fûmes chers l'un à l'autre, moi et ce
cadavre ! Tu es notre enfant ! » — Alors avec un long et
sauvage ricanement, le jeune bomme tomba sur le pavé :
on le releva mort! Tout le monde me regardait, pour
voir les spasmes de mon désespoir;... mais j'étais calme.
Je partis; j'étais froide et moite comme 1 argile. Je ne
pleurai pas, je ne parlai pas ; mais jour après jour,
semaine après semaine, j'errai comme un cadavre vivant.
Hélas ! douce amie, vous devez penser que ce cœur était
de pierre, pour ne point être brisé. .
Mon père vécut encore un peu ; mais tout le monde
pouvait voir qu'il se mourait, si douloureux était son
sourire ! Quand il fut couché dans le cimetière en proie
aux vers, nous fûmes si pauvres, que personne ne vou-
lait nous donner de pain ; ma mère me regardait, et
m'adressait dune voix faible des paroles dencourage-
ment qui signifiaient en réalité qu'elle serait heureuse de
mourir. Je sortis donc de la même porte d église pour
aller au lit d'un autre époux. Et ce fut celui qui est
mort à la fin, après bien des semaines, des mois et des
années passées, pendant lesquelles je remplis courageuse-
ment mon devoir, en épouse dévouée, marchant du pas
ferme dune volonté subjuguée sous la nuit de la vie,
dont les heures, comme une lente pluie qui doit durer
toujours, éteignaient, peine sur peine, l'espérance même
du cher repos de la mort; espérance cependant, qui,
depuis que mon cœur dans ma poitrine s'était senti dé-
possédé de sa vie naturelle, avait été son étrange sou-
tien.
19*
334 ŒUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
Quand les fleurs furent mortes, et que l'herbe eut
verdi sur le tombeau de ma mère, — tant qu'elle vécut
cette mère, lui survivre, la rendre heureuse, raviver pour
l'amour d'elle l'éclat de mes yeux pâlis, fut ma seule
tâche sacrée, le seul souci qui donna quelque vie à mon
désespoir; — quand elle fut une chose inanimée, et que
les vers rampants la bercèrent pour un sommeil plus
profond et bien plus doux que celui d'un enfant bercé
sur les genoux de sa nourrice,... je me sentis revivre ;
une pulsation vivante battit dans mon cœur , et
me réveilla. Quelle était cette pulsation si chaude et si
libre? Hélas! Je reconnus que ce ne pouvait èli'c mon
propre sang engourdi. C'était comme une pensée d'a-
mour liquide qui se répandait et opérait sous mon sein
et dans ma cervelle, et se glissait avec le sang- dans
chacune de mes veines. Heure par heure, jour après jour,
l'étonnement, sans la charmer encore, put endormir ma
peine vigilante, (piand enfin je connus que c'était un
enfant, et alors je pleurai. — Durant de longues, longues
années, ces yeux glacés n'avaient point versé de larmes ;
mais alors.... — C'était la belle et suave saison où Avril
avait pleuré lui-même pour Mai ; je m'assis par un
doux jour de soleil près de ma fenêtre , ombragée
de feuillage, et le long de mes joues des larmes abon-
dant(îs tombèi'cnt, semblables aux gouttes d<; i)iuie scin-
tillantes qui tombent des bords du toit, (juand passent
les chaudes averses du printemps. 0 Hélène, personne
ne saurait dire quelle joie c elail de pleurer encore une
fois!
Je pleurai en pensant combien il seiaii cru«'l de tuer
mon enfant, de lui enlever le sentiment de la hunière,
et l'air chaud, et mes propres caresses, et mes tendres
ROSALINDE ET HÉLÈNE 335
soins, et mon amour, et mes sourires; je ne savais pas
encore que tout cela, pour lui comme pour moi, pourrait
être le masque d'une moquerie dérisoire. Heureusement,
j'aimais à rêver combien il serait doux de le nourrir de
mon propre sein épuisé, de sentir le battement
incessant de mon propre cœur le bercer pour son repos
que rien ne devait troubler, d'épier sous l'aurore réclu-
sion de son âme en sourires naissants, d'entendre sa
respiration, à moitié interrompue par de calmes soupirs,
de chercher dans la profondeur de ses beaux yeux des
souvenirs depuis longtemps envolés ! Je vécus ainsi jus-
qu'au jour où je fus allégée de ce doux fardeau.
Le sombre courant des années fuyait toujours ; il m'ap-
porta deux objets d'allégresse pour mes yeux, dpux
autres enfants, plus délicieux dans la nuit abandonnée de
mon âme perdue que ne peut l'être l'approche d'un
vaisseau de leur pays pour des mariniers naufragés,
cloués sur le rocher d'une mer hivernale. Chacun deux,
en venant, m'apporta des larmes consolantes; et, pendant
que chacun d'eux suçait mon triste lait, une bienfaisante
chaleur jouait autour de mon cœur glacé, et le sevrait,
avec quelle douleur ! (à mesure que chacun deux était
sevré de cette douce nourriture) de la soif même de la
mort, du néant et du repos, étrange habitante d'une
poitrine vivante. Cette soif, tout ce que j'avais subi de
chagrin et de honte, depuis le jour où l'apparition de
mon premier enfant avait fermé les portes de ce sombre
refuge, et pi-esque brisé le sceau de cette source
Léthéenne, l'avait ranimée; mais ces belles ombres
étaient intervenues; car toutes les jouissances maintenant
sont des ombres!... Mais de mon cerveau de lourdes
larmes se rassemblent sous ma paupière appesantie et
336 OEUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
coulent... Je ne puis plus parler. Oh! laisse-moi pleurer!
Les larmes qui tombaient de ses yeux pâles brillèrent
au milieu de la rosée éclaiiée par la lune ; ses profonds
et pénibles sanglots, ses pesants soupirs, retentirent dans
les ténèbres. Quand elle eut retrouvé son calme, elle
reprit la suite de son récit :
Il mourut, je ne sais comment. Il n'était pas âgé, si
l'on doit compter làge par les années ; mais il était
courbé par les craintes, pâli de la soif inextinguible de
lor; cette fièvre cruelle avait épuisé ses forces; sa lèvre
serrée et sa joue gonflée étaient contractées par les
spasmes d'un creux ricanement ; les soucis égoïstes de
leur soc stérile, et non lâge, avaient sillonné son front
étroit; dimpures et cruelles pensées avaient au dedans
de lui dévoré et consumé la vie, comme des vipères se
repaissant de quelque herbe empoisonnée. Sa mort fut-
elle leHet de la maladie ou du péché, personne ne le
sut, jusqu'au jour où il mourut réellement, et alors
on reconnut que ces deux choses n'en faisaient qu'une.
Sept jours ce cadavre fut étendu dans ma chambre,
sept jours qui furent |»our mes enfants des jours de fête.
Enfin, je leur dis ce (ju'est la mort. L'aînée, avec une sorte
de honte, s'approcha de mes genoux, la respiration
silencieuse, et s'assit saisie de crainte à mes pieds; et
bientôt les autres, laissant leur jeu. vinivnt s'y asseoir
aussi.
Il ne vaut rien de verser sur la fragile fleur de la
jeunesse la science lletrissanle du tombeau. Le remords
me lit meconnaiti'e cette vérité :jene pouvais su|)porler
une joie qui répondait trop bien à la mienne. Ce fut en
vain;... je n'osai feindre un gémissement; et dans leurs
regards ing(''nus je vis, au milieu des biouillards de la
ROSALINDE ET HÉLÈNE 337
crainte et du respect, que ma propre pensée était la
leur; ils ne la traduisaient pas en paroles, mais chacun
disait dans son cœur combien les jours allaient s'écouler
heureux en agréables occupations et en jeux, main-
tenant qu'il était mort et parti!
Après les funérailles toute la parenté fut assemblée,
et on lut ses dernières volontés. Mon amie, sache-le, les
morts mêmes, dans leurs putrides linceuls, ont encore
la force de frapper et de torturer. Ceux qui vivent ne
craignent que les vivants; mais un cadavre est sans
pitié, et le Pouvoir donne à ces pâles tyrans la moitié
de la dépouille quil arrache à ceux qui gémissent et
souffrent, parce qu'ils ne rougissent pas de remords au
milieu de leurs vers rampants. — Ecoute ! Je n'ai plus
d'enfant!.... Mon récit vieillit à force de chagrins et
chancelle; qu'il alteignc les limites de mon faible
langage, et languissamment se couche à la fin sur le
bord de son tombeau et du mien.
Tu sais ce que c'est que la pauvreté pour ceux qui sont
tombés dans le malheur. C'est le crime, la crainte, l'in-
famie, le besoin sans abri errant sans vêtements sur des
routes gelées, la peine, et, le pire de tout, cette tache
intérieure, cet impur mépris de soi-même, qui étouffe
dans les ricanements la lumière d'étoile du sourire de
la jeunesse, et fait de ses larmes un fiel brûlant, avant de
les sécher à jamais. Et tu sais bien que jamais une mère
ne pourrait condamner ses enfants à un pareil malheur,
• et il le savait aussi lui-môme. Sa volonté portait que, si
jamais je cherchais à revoir mes enfants, ou si je restais
plus de trois jours dans mon pays natal (les heures
même étaient comptées), mes enfants n'hériteraient de
rien. Et celui à qui venait déchoir leur patrimoine, un
338 œuvRES poétiques de shelley
blême homme de loi, cruel et froid, ne cessa de m'ob-
server pendant la lecture du testament, cherchant avec
ses yeux de travers à lire les secrets de mon agonie; et,
les lèvres closes, le front soucieux, il était debout, sup-
putant en tout sens les chances de ma résolution, et
invoquant tous les arguments du mort; car dans ce
mensonge qui tuait il était dit : « Elle est adultère, et
soutient en secret que la croyance chrétienne est fausse ;
il faut donc que je me préoccupe de sauver mes enfants
du feu éternel. » Amie, il était à l'abri dans le tombeau,
et osait ainsi mentir! En vérité, l'Indienne sur le bûcher
de son époux mort, à moitié consumée, pourrait aussi
bien être infidèle que moi, condamnée à ces embi'as-
sements abhorrés, mille fois pires que la courte agonie
du feu. Quant à la cioyance chrétienne, était-elle vraie
ou fausse, je ne m'étais jamais posé cette question; je
l'acceptais comme fait le vulgaire ; et mon âme torturée
n'avait pas encore eu le loisir de douter des choses que
disent les honnnes, ou de s'imaginer (juelles sont autres
qu'elles ne semblent.
Tous ceux qui entendirent ai'ticuler ces crimes,
honnnes, femmes, cnlanls, avec un mépi'is et une ter-
reur réelle ou jouée, me fuirent, en chuchotant entre
eux avec cet orgueil content de lui-même, ayant à
moitié conscience de son propre ignoble mensonge.
Sans parler à personne, je parlis, et suivis silen-
cieusement mon chemin; je ne regardai pas l'endroit où
joyeusement mes deux plus jcnms eulants jouaient,
dans la cour que je ti'aversai; mais je marciiai d un pas
ferme et assuré, juscju'à ce que j'alteignisse le rivage tlu
vert Océan. Et là une femme en cheveux gris, qui avait
été la servante de ma mère, se mettant à mes genoux, à
ROSALINDE ET HÉLÈNE 339
force de larmes et de prières, me fit accepter une bourse
d'or, la moitié des économies qu'elle avait gardées pour
sa ressource quand elle serait faible et vieille.
Et maintenant me voilà errante, avec un chagrin qui
ne s'endort jamais et ne s'est jamais endormi. Peut-être
est-ce une vaine pensée?... mais là-bas cette Alpe dont
la tête neigeuse est comme une île au milieu de l'air
azuré (on l'aperçoit, de cette pierre grise où nous nous
sommes dabord rencontrées, suspendue avec ses fiers
précipices sur le courant de nuages que le soleil levant
fait sortir de ses cavernes de l'Orient, en les ridant de
vagues d'or), c'est là (qui sait aujourd hui si les morts ne
sentent rien?) que devrait être mon tombeau; car celui
qui est toujours l'âme de mon âme me dit jadis : « Il
serait doux dhabiter au milieu des étoiles, des éclairs
et des vents, et des neiges berçantes qui battent de
leurs tendres flocons la vaste montagne, quand reposent
les flambeaux des météores fatigués, quand les oura-
gans alanguis ferment leurs ailes, et que toutes choses
fortes et brillantes et pures et éternelles durent toujours.
Si nous y avions notre tombeau, qui sait si ces choses,
au sein de l'air qui enveloppe tout, ne pourraient pas
faire partager à nos esprits leur propre éternité? » C'é-
tait alors un dire étrange et enjoué, auquel je ris ou fis
semblant de rire. Telles furent ses paroles ; maintenant
écoute ma prière, et qu'elles soient mon épitaphe; ta
mémoire pour un temps peut être mon monument. ïe
souviendras-tu de moi? Oui, tu l'en souviendras, je le
sais; et tu peux me pardonner d'avoir pensé, tant que
mon àme ne dédaignait pas de vivre dans ce monde
errant, que ses formes gisantes avaient quelque prix,
et toi beaucoup moins.
340 œUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
Hélène. — Oh! ne parle pas ainsi! Mais viens vers
moi, et verse tes douleurs dans mon cœur, quoiqu'il
déborde des siennes. Je pensais que le chagrin mavait
séparée de tous ceux qui autour de moi pleurent et
gémissent, pour être sur la terre son portrait, sa véri-
table image; mais tu es bien plus malheureuse. DoUce
amie, nous ne nous séparerons plus désormais, si la
mort n'est pas une séparation; s'il en est ainsi, les morts
ne sentent pas de repentii*. Mais veux-tu entendre tout
ce qui, depuis notre séparation, m'a laissée le cœur brisé?
RosALiKDE. — Oui, paile. Les plus belles étoiles
sont à peine dépouillées de leurs minces rayons par ce
matin trompeur (]ui retombe dans les ténèbres,
comme la lumière d'un premier amour bientôt perdue
dans une totale nuit.
Hélène. — Hélas! les brises de l'Ilalie sont douces,
mais mon sein est froid, froid comme l'hiver. Quand
l'air chaud tisse à travers le frais feuillage; sa douce
musique, ma pauvre cervelle est effarée, et je suis aussi
faible qu'un enfant à la mamelle, quoique le chagrin ait
blanchi et vieilli mon âme.
Hos.vLiNDE. — Ne pleure pas à les propres paroles,
quoiqu'elles doivent me faire pleurer. Quelle est ton
histoire?
Hélène. — J'ai peur qu'elle n'ébranh' ton cœur aimant
et ne te fasse verser des larmes. — Tu te souviens bien du
jour où nous nous renconti'àmes j)()ur la deruière fois;
et, quoique alors je vécusse avec Lionel, «•elt(; réserve
sans amitié me blessa d'un profond chagrin, une bles-
sure que mon esprit ne supporta qu'avec indignation.
Mais, quand il mourut, avec Ini moururent l'espériuice
et la fierté.
ROSALESDE ET HÉLÈNE 341
Hélas ! toute espérance est maintenant ensevelie. Mais
alors des hommes rêvaient que la terre vieillie était en
travail de cette puissante renaissance que beaucoup de
poètes et de sages ont toujours prévue, — l'âge heureux
où la vérité et lamour doivent habiter ici-bas au milieu
des œuvres et des voies de l'humanité; rêve qu'aucun
autre pouvoir que la volonté seule ne saurait aujour-
d'hui encore réaliser. Quelle lutte alors mit l'humanité
aux prises, et combien elle fut vaine, c'est une histoire
trop bien connue, quand le cher péan de la liberté tomba
au milieu de hurlements meurtriers. Jusqu'à Lionel,
malgré sa grande richesse et son haut lignage, même à
travers ces murs de prison, arriva ta lumière péné-
trante, ô Liberté! Et, comme la flamme dun météore à
minuit fait tressaillir le songeur, la vérité semblable au
soleil rayonna sur sa jeunesse visionnaire, et le remplit,
non d'amour, mais de foi, d'espérance et d'un courage
muet dans la mort ; car lamour et la vie étaient en lui
jumeaux, issus dune même naissance. Chez tout autre
homme, la vie dabord, puis lamour se manifeste, quoi-
qu'ils soient les enfants d'une seule mère; et ainsi à
travers le sombre monde ils poursuivent leur vol sépa-
rés, jusqu'à ce qu'ils se rencontrent dans la mort :
mais lui a toujours aimé toutes choses. Alors il entra
dans la mêlée des hommes, et se présenta devant le
trône du pouvoir armé, plaidant la cause d'un monde
de douleurs. Aussi intrépide qu'un homme qui du haut
dune tour bâtie sur le roc contemple les débris d'un
naufrage que la vague promène çà et là, au milieu des
sauvages passions de l'espèce humaine il se tenait debout,
comme un esprit qui les calme; car, disait-on, ses
paroles pouvaient enchaîner comme une musique la foule
342 OEUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
charmée, et refouler ce torrent de rêve inquiet que les
mortels appellent vérité et raison, mais qui n'est que
vengeance, peur et orgueil. Il était joyeux; l'espérance
et la paix descendaient dans tous ceux qui rentendaient,
tombant comme une pluie de rosée de son doux entre-
tien;— de même, lorsque l'éloile du soir se promène sur
le bord des mers obscures, on voit trembler de liquides
brumes de splendeur. Ses gestes mêmes touchaient jus-
qu'aux larmes l'opiniâtre tyran qui n'avait jamais été
aussi ému; en sa présence, on ne savait comment,
le tortureur se sentait aiguillonne'; par la soufl'rance de
ses propres victimes; et, en passant par leurs oreilles,
le subtil sortilègi; de sa langue savait ouvrir les cœurs
de ceux qui gardent l'or, la chaîne d'esclavage du monde.
On s'étonnait, et quelques-uns riaient de voir un homme
semer ce qu'il ne pourrait jamais récolter : « Il est riche,
disaient-ils, et jeune, et pourrait s'abreuver aux pro-
fondes sources du luxe. S'il cherche la Uenommée, la
Renommée n'a jamais couronné le champion d'une
croyance méprisée; s'il cherche le Pouvoir, le Pouvoir a
son trône au milieu des anciens droits et des anciennes
injustices; loups all'anu'S que quiconque veut sii'ger près
du Pouvoir doit travailler à repaître de tlattcu'ies et de
dépouilles; et ceux qui y siègent ainsi, tout le monde
peut les voir. Que cherche-t-il? Tout ce que cherchent
les autres, il le rejette loin de lui, comme; une herbe vile
que la mer repousse sans retour. Que des pauvres, des
affamés veuillent briser les lois qui les condamnent au
travail et au mépris, nous le comprenons; mais Lionel,
nous le savons, est riche et de noble naissance. >
Ainsi s'étonnaient-ils ; cependant tout le monde aimait
le jeune Lionel, quoique peu l'approuvassent ; tout le
ROSALINDE ET HÉLÈNE 343
monde, excepté les prêtres, dont la haine tombait
comme l'invisible fléau d'un jour souriant, la rosée
de miel flétrissante qui s'attache aux verts et bril-
lants boutons de mai, quand ils déploient leurs ailes
d'émeraude ; car il avait fait des vers sauvages et
bizarres sur les étranges croyances que les prêtres
entretiennent si précieusement, parce qu'elles leur
rapportent terres et or. Des diables et des saints et
autres semblables babioles, il avait fait des contes,
qu'on ne pouvait lire ou entendre sans en mourir pres-
que de rire. Aussi courut ce proverbe : « Ne vieillissez
pas avant d'avoir entendu le Banquet en Enfer de
Lionel ; ou alors vous rirez si bien que vous en rajeu-
nirez. » Ainsi les prêtres le haïssaient, et lui leur
rendait leur haine avec une joie délirante.
Ah ! sourires et joie en un instant s'évanouirent, car
l'espérance publique pâlit et s'obscurcit quand changè-
rent le temps et la marée, et l'entraîna dans sa ruine ;
comme une fleur d'été qui fleurit trop vite languit
dans le sourire de la lune décroissante , quand
elle éparpille à travers une nuit d'avril les rosées
glacées qui rident et flétrissent. Personne alors n'espéra
plus. Le pouvoir grisonnant s'était raflermi sur le trône
héréditaire, et la Foi, l'oracle indestructible, continua
à traîner sur ses pas tachés de sang son impur et invalide
cortège ; les hommes furent de nouveau trompés et
foulés aux pieds ; les formules et les apparences purent
de nouveau enchaîner les gémissantes nations de l'hu-
manité dans le mépris et la famine. Le feu et le sang
exercèrent leur rage au milieu de la multitude furieuse,
envoyée par les tyrans aux plus lointains rivages, pour
y être l'instrument méprisé chargé de tirer des mines
344 œuvRES poétiques de shelley
de sang les chaînes que devaient porter à jamais leurs
esclaves. Et les hommes se rencontrèrent dans les rues,
près des vieux autels et dans les salles d'assemblée, et
recommencèrent à rire aux fêtes. Mais chacun trouva
dans le frère d(î son cœur un accueil froid ; car tous,
quoique à moitié déçus, ajoutèrent de nouveau foi aux
croyances usées ; et le monde fatigué recommença à
tourner dans le même cercle où il avait toujours couru.
Beaucoup pleurèrent alors dans leurs cœurs, non des
larmes, mais du fiel, comme des gouttes qui, en tombant,
usent la pierre de la fontaine. Dans ce sombre et mau-
vais jour, tous les désirs et toutes les pensées qui
réclament les soucis de l'honune, ambition, amitié,
renommée, amour, espérance (quoique désormais l'es-
pérance fût désespoir), levêlirent les couleurs de ce
changement ; de même que la leri'c enq)iunte à l'air
qui l'environne d'obscures et étranges lueurs, quand
l'ouragan et le tremblement de terre y font leur séjour.
Ainsi, mon amie, en fut-il de beaucoiqi, et surtout de
Lionel ; lui dont l'espérance était dans son âme connue la
vie de sa jeunesse; aussi, quand elle mourut, devint-elle
un esprit de flamme sans repos, qui le poussa dans sa
détiesse, à travers le vaste désert du monde. Trois ans
il laissa sa terre natale, et quand, la quatrième année, il
y i'<^tourna, personne ne le reconnut ; il était profondé-
ment atteint d'une maladie despiit, et devenait quelque
chose qui ne ressemblait plus à Lionel. Autrefois, se
reposait-il dans le sommeil, les sourires les plus sereins
veillaient sur lui ; était-il éveillé, une légion ailée de
brillantes Persuasions, nourries sur ses douces lèvres et
ses yeux limpides, tenaient leurs rapides ailes à moitié
étendues, toutes prêtes à exécuter auprès des hommes
ROSALINDE ET HÉLÈNE 345
ses moindres commandements ; autrefois, le voir seule-
ment était un paradis ; maintenant il était misérablement
changé ! Il était impitoyable pour son propre cœur ; à
regard de tout le reste, on ne saurait exprimer son
innocence et sa tendresse.
On disait que dans de lointains pays il avait cherché
dans l'amour un refuge contre sa pensée inquiète, et
qu'il avait été déçu par d'étranges apparences ; car on
trouva sur le sol effacés de ses larmes (ainsi qu'ont
coutume de faire ceux qui trouvent un soulagement
dans leurs propres paroles) ces vers désolés — effacés
aussi par les larmes de ceux qui les lisent :
« Combien je suis changé ! Autrefois mes espérances
étaient comme la flamme ; j'aimais et je croyais que
la vie était amour. Comme je suis perdu ! Autrefois sur
les ailes du rapide désir mon esprit s'élançait au milieu
des vents du ciel. Je dormais, et des rêves d'argent
inspiraient toujours mon limpide sommeil. Je veillais, et
toute la nature trouvait un écho dans mon cœur, et je
songeais à faire de la terre un paradis pour une douce
cause.
« J'aime encore, mais je ne crois plus en l'amour ; je
sens des désirs, mais je n'espère plus ! C'est bien en vain
aujourd'hui que ma cervelle fatiguée doit implorer du
sommeil ses faveurs si longtemps perdues ! Je veille pour
pleurer, et rester assis toute la longue journée rongeant
le fond de mon cœur amer, et comme un misérable,
depuis que personne ne prend peine ou plaisir à ce que
je ressens, garder pour mon Cmic seule un trésor qui se
consume lui-même ! »
Il habitait à côté de moi près de la mer : et souvent
le soir nous nous rencontrions, quand les vagues , sous
346 œuvRES poétiques de shelley
la lumière des étoiles, fuient sur les sables jaunes de
leurs pieds d'argent, et nous causions. Notre conver-
sation était triste et douce ; jusqu'à ce que lentement la
désolation qui avait inspiré ses discours ait quitté son
visage, et que des sourires aient de nouveau revêtu ses
traits d'une tendre lumière; ; — ainsi, quand le souffle de
l'éclair a desséclié quelque chêne (\m faisait les délices
du ciel, le printemps prochain fait apparaître sur ses
rameaux déchirés des feuilles pâles et rares, qui ressem-
blent à de belles et délicates fleurs. Ses paroles devenaient
un feu subtil ; pour ceux qui l'entendaient, lair exhalait
le bonheur ; ses mouvements étaient libres comme des
brises, qui courbent gracieusement l'herbe brillante,
puis s'évanouissent en faibles ondulations ; et l'Espérance
ailée, — portée sur elle, son âme semblait voltiger dans
ses yeux, semblable à quelque brillant esprit nouvelle-
ment éclos, flottant au milieu des cieux ensoleillés —
l'Espérance jaillit de nouveau de son cœur déchiré.
Cependant sur sa convei'sation, sur ses regards et son
visage, tempérant leur tendresse trop vive, le chagrin
passé jetait en s'cnfuyant son ombi'e ; jusqu'au jour où,
comme une exhalaison émanée des fleurs à moitié ivres
de la rosée du soir, ils devinrent une douce contagion ;
ce furent connne de doux et subtils brouillards de sensa-
tion et de pensée , qui nous enveloppaient , quand
nous pouvions nous rencontrer, et nous dérobaient
presque à nos propres regards, et à tout ce que contient le
vaste monde. Ainsi son espi'it se guérissait, tandis (jue le
mien devenait malade de crainte ; car toujoui's dès lors
sa santé déclina, comme une frêle barque qui ne peut
supporter l'impulsion d'un vent nouveau, (pioicjue favo-
rable. Et mon cœur, au milieu de sa nouvelle joie, se
ROSALINDE ET HÉLÈNE 347
remplit d'un nouveau souci ; car sa joue ne palissait
pas, mais s'embellissaiL en se colorant, comme des lys
ombrés de rose ; et bientôt sa chevelure épaisse et
brillante, ce qu'il y avait de moins beau en lui, comme
l'herbe sur des tombes devint farouche et rare. Le sang,
dans ses veines transparentes, n'avait plus les battements
de la vie animale, mais lamour semblait maintenant en
mouvoir les lugubres pulsations, cpiand la vie défaillait,
et avec elle toutes ses peines ; et souvent un sonnneil
soudain s'emparait de lui, comme la mort, aussi calme
qu'elle, — si ce n'est qu'une larme, pointant entre ses
cils, se mêlait à la sereine lumière des sourires dont l'éclat
brillant et doux ondulait au-dessous. Sa respiration était
comme une flamme inconstante, dans son ardent mouve-
ment de va-et-vient ; et je restais suspendue sur lui
dans son sommeil, jusqu'au moment où, comme une
image sur le lac troublé par les i)luies, mes larmes
brisaient l'ombre de ce profond assoupissement. Alors
il m'invitait à ne pas pleurer, et me disait, avec une
flatterie mensongère, mais douce, que la mort et lui ne
pourraient jamais se rencontrer, si je voulais ne jamais
me séparer de lui. Ainsi nous nous aimions, et unis-
sions tout ce qui cependant en nous était divisé ;
car, — quand il me disait que certains rites , autrefois
inventés par les hommes uniquement pour enchaîner ne
pouvaient être partagés ni par lui, ni par moi, ou qu'ils
le tueraient dans leur joie, — je frissonnais, et lui disais
en riant : « Nous aurons aussi nos rites pour enchaîner
notre foi ; mais notre église sera la nuit étoilée ; notre
autel, la terre gazonnée étendue au loin, et notre prêtre,
le vent qui murmure. »
Comme je parlais ainsi, le soleil se couchait. Une seule
348 œuvRES poétiques de shelley
étoile avait à peine paru, quand les ministres d'iniquité,
envoyés de bien loin, se jetèrent sur Lionel, et l'empor-
tèrent enchaîné à une alTreuse tour au milieu d'une
immense cité ; car il avait, disaient-ils, proféré contre
leurs dieux un audacieux blasphème, pour lequel, bien
que son ame dût être brûlée sans pouvoir mourir dans
les lacs de f(!u de l'enfer, il devait encore sur la terre
subir la vengeance de leurs esclaves — une épreuve, je
crois, comme l'appellent les hommes. A quoi servent les
prières et les larmes, qui ne peuvent fléchir le farouche
sauvage nourri dans la haine ? A quoi sert lunion de
l'âme, quand suppliante et pâle elle fait blêmir la joue
tremblante que tout à l'heure elle colorait de son propre
bonheur ?... Nous fûmes séparés. Autant que je pus, je
calmai le tintement de mon sang ; et je le suivis malgré
eux, comme une veuve suit, pâle et farouche, les meur-
triers et le cadavre de son unique; enfant. Quand nous
fûmes arrivés aux portes de la prison , et que je demandai
de partager son cachot, avec des prières qui ont été
rarement rejetées , quand ces hommes m'eurent repous-
sée, et que mes yeux égarés par une pâle frénésie
fixèrent le ciel, il tourna vers moi en signi; d'adieu un
regard d'amour, qui me calma à moitié. Puis il plongea
ses regards dans le vide, comme si à travers cette masse
noire et compacte, à travers la foule assemblée autour
de lui, à travers lair dense et sombre, et les rues encom-
brées , il eût voulu épier ce que savent et prophétisent
les poètes; et d'une voix qui les fit frissonner, (|ui s atta-
cha comme une musique à ma cervelle, et que répétèrent
les murs muets, en en prolongeant les accents rendus
plus profonds, il dit : « Ne crains pas que les tyrans
régnent pour toujours, ainsi que les prêtres dune foi
ROSALINDE ET HÉLÈNE 349
sanglante ! Ils sont sur le bord de celte puissante rivière,
dont ils ont teint les vagues des couleurs de la mort ;
elle s'alimente aux profondeurs de mille vallées ; autour
d'eux elle écume, se courrouce et se gonfle ; et je vois
leurs épées et leurs sceptres flotter, comme les débris
d'un naufrage sur le flot de l'éternité. »
Je ne quittai pas la porte de la prison; et l'étrange
foule qui passait (quelques-uns sans doute, avec le
même sort que moi) aurait pu m'étourdir de son fracas
sans repos ; mais la fièvre du souci était encore plus
tumultueuse à l'intérieur. Bientôt, mais trop tard, re-
pentir ou crainte, ses ennemis l'élargirent. Je vis son
corps amaigri et languissant, au moment où, penché sur
le bras du geôlier, dont les yeux endurcis s'humectaient
à rencontrer son muet et faible sourire, et à enten-
dre ses touchantes paroles d'adieu , — il sortit tout
chancelant de cet humide cachot. Beaucoup jusque-là
n'avaient jamais pleuré, qui sentirent de grosses larmes
jaillir et tomber de leurs yeux; beaucoup ne s'atten-
driront plus, qui alors sanglotèrent comme des enfants ;
oui, tous ceux qui remplissaient les salles de pierre de
la prison, les maîtres ou les esclaves de la loi, sentirent
avec une surprise et une terreur toute nouvelle pour
eux, qu'ils étaient hommes... jusqu'à ce qu'une tyran-
nique honte les fit rentrer dans leur premier état. Les
énormes et affreux dogues de sang de la prison, puisant
la contagion dans lesregardshumains, se couchaient ten-
drement devant lui et le flattaient; et on entendit dire
aux prisonniers qui pourrissaient dans ces prisons, qu'à
partir de cette heure, en un seul jour, le farouche
désespoir et la haine qui gardaient leur poitrine oppres-
sée, et, comme des vautours jumeaux, se repaissaient
20
350 œUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
des blessures de leurs cœurs largement déchirées et
saignantes, s'endormirent presque, parce que, pensaient-
ils, leurs geôliers humanisés et attendris n'exercèrent
plus sur eux qu'une autorité vraiment paternelle.
Je ne sais comment cela se fit, mais nous étions libres.
Lionel s'assit seul avec moi, sur le char qui nous em-
portait rapidement à travers les rues. Nous nous regar-
dions les yeux dans les yeux, et le sang dans nos doigts
entrelacés courait comme les pensées dun seul esprit,
sous les rapides émotions qui traversaient les veines de
nos deux êtres unis. Ainsi nous passâmes à travers les
longues, longues rues de cette vaste cité peuplée de
millions d'hommes, dans ce vaste désert où chacun
cherche sa compagne, et cependant reste seul, sans être
aimé, recherché ou pleuré de personne. Nous aperçûmes
enfin la clarté du ciel bleu, et les brillantes prairies her-
beuses et vertes. Alors je tombai dans ses bras, y enfer-
mant tout un monde d'amour. Nous traversâmes ainsi
des bois, des champs de fleurs jaunes, des villes, des
villages, coulant des jours d'heures heureuses. C'était la
saison azurée de juin, quand les cieux sont profonds
dans le midi sans tache, et que les brises chaudes et
capricieuses agitent les nouvelles feuilles vertes de l'é-
glantier des haies; et il y avait autour de nous des par-
fums qui fiiisaient du souffle même que nous respirions
un li(iuide élément où nos esprits^ comme des choses
enchantées qui se promènent dans l'aii" sur des ailes in-
visibles, flollaienl et se confondaient en fuyant, au milieu
des chaudes haleines du jour ensoleilh". Quand parut
rétoile du soir au-dessus du croissant de la nouvelle lune,
que lumière et bruit refluèient de la teire, comme la
marée de la pleine mer fatiguée reflue dans les profon-
ROSALIXDE ET HÉLÈNE 351
deurs de sa tranquillité, nos êtres dans leur repos s'har-
monisèrent avec le sommeil sans haleine de la terre.
Semblables à des fleurs qui ferment lune sur l'autre
leurs feuilles languissantes quand la lumière du jour a
disparu, nous reposâmes , jusquà ce que de nouvelles
émotions vinssent ne faire de chacune de nos formes
mortelles qu'une seule âme de flanmie entrelacée, une
vie dans une autre vie, une seconde naissance dans des
mondes plus divins que la terre, qui, semblables à deux
courants dharmonie qui se mêlent dans le ciel silencieux
puis lentement se désunissent, passaient, et laissaient
en passant la tendresse des larmes, un suave oubli de
toutes craintes, un doux sommeil.
Ainsi nous voyagions jusqu'au jour où nous arrivâmes
à la demeure de Lionel, au milieu de montagnes sau-
vages et solitaires, près de la mer blanchissante de l'Oc-
cident ; les bords du rivage plein d échos étaient ombra-
gés dune massive forêt.
Le vieil intendant, à la chevelure toute blanche, quand
nous descendîmes, pleura de voir son maître si terrible-
ment changé; et les sanglots du vieillard m'éveillèrent
de mon rêve de joie évanouie. La vérité minonda de sa
Imnière, comme une folie soudaine, quand je regardai,
et vis que la mort était sur Lionel. Il vécut pourtant
quelque temps encore, si bien que la crainte se changea
en espérance et en coniiance, et que dans mon âme josai
dire : « Quelque chose d'aussi radieux ne saurait périr ;
la mort est sombre, hideuse, stupide; mais lui!... oh!
qu'il est beau ! » Cependant de jour en jour il devenait
plus faible; et sa douce voix, quand il pouvait parler,
sa voix, qui n'était jamais bruyante, devint de plus en
plus basse ; et la lumière qui rayonnait à travers sa joue
352 orxn'RES poétiques de shelley
de cire s'affaiblit, comme les teintes rosées que le soleil
couchant verse sur les neiges alpestres. La mort en lui
ne ressemblait pas à la mort, car l'esprit de vie s'arrêtait
sur chacun de ses membres, comme un brouillard de
sensation et de pensée. Quand le vent d'été emporta les
parfums évanouis des fleurs de la montagne, au moment
même de son passage, sa joue changea, comme la mer à
midi, quand la brise mourante la caresse capricieuse-
ment. Mais si un nuage obscurcissait le ciel, vous auriez
vu sa couleur paraître et disparaître ; et les doux accords
de la musique faisaient naître et s'évanouir de doux,
mais tristes sourires au milieu de la rosc'C de ses tendres
yeux ; et sa respiration, de son cours intermittent,
faisait tremblei' et entr'ouvrait ses lèvres pâles. Vous
auriez pu entendre les battements de son cœur, rapides,
mais faibl(!s; et, lorsque souvent il voulait, en jouant, en-
lacer son cou de mes tresses sous les berceaux d'une
solitude pleine de mousse, et quil m'entraînait ainsi à
me perdre avec lui dans la dou(;e profondeur de caresses
entrelacées, et que nos membres languissants se confon-
daient,.... hélas ! ma vie tintait sans repos de mon propre
cœur dans chacune de mes veines, connue une captive,
dans ses rêves dc^ liberté, bat les murs de sa prison
de i)ierre. IMais la sienne,... elle semblait déjà libre,
comme l'ondjre dun feu qui m'enveloppait. Cet espi-it
en passant sarrêta sur mes yeux et mes membres
défaillants ; mais bientôt... (connue un frêle nuage
errant sur la lune , invisible sous sa lumière, se fait
voir quand il déploie d(^ nouveau ses ailes grises pour
s'abattre sur la somijrc pluine de minuit), je recom-
mençai à vivre l't à voir... et mon âme ressaisie s'é-
chappa de ce violent empire, et je tombai dims une vie
ROSALmOE ET HÉLÈNE 353
tout angoissée de la crainte des malheurs qui aujour-
d'hui m'accablent.
Au milieu d'un bois de myrtes sans fleurs, sur un pro-
montoire verdoyant et baigné par la mer, non loin du
lieu que nous habitions, s'élevaient, en souvenir d'une
douce et triste histoire, un autel et un temple brillant,
entouré de gradins, et sur la porte était sculpté : « A la
Fidélité! » Dans le sanctuaire une image était assise,
toute voilée ; mais on pouvait apercevoir à travers cette
draperie aérienne la lumière de sourires qui exprimaient
faiblement un mélange de peine et de tendresse. La
main gauche soutenait la tète ; la droite (par derrière le
voile, sous la peau, vous auriez pu voir les nerfs frémis-
sant intérieurement) enfonçait la pointe dun dard bar-
belé dans son cœur agonisant. Une main inhabile, mais
cependant guidée par le génie, avait échaufte le marbre
de cette vie pathétique. On raconte cette histoire : un
jour que la marée montait avec furie, un chien avait tiré
des flots la mère de Lionel, pâle et languissante, puis
était mort près d'elle sur le sable. Alors, elle avait élevé
ce temple, et la main de Lionel avait sculpté l'image. A
chaque nouvelle lune, cette femme, dans son temple
solitaire, célébrait les rites d'une douce religion, dont
le dieu était dans son cœur et son cerveau. Les plus
belles fleurs de la saison étaient semées sous ses
pieds sur le parquet de marbre ; elle y portait des cou-
ronnes de blancs boutons de mer, dont l'odeur est si
douce et si délicate, et des herbes, semblables aux
branches du chrysolite, tissées eh devises subtiles et
ingénieuses; et les larmes qui tombaient de ses yeux
bruns inondaient l'autel. Il ne faut que jeter un regard
sur cette belle et pâle statue mourante, si les larmes
20*
354 œuvRES poétiques de shelley
ont cessé de couler, pour les faire couler encore. De
rares parfums d'Ai-abie venaient à travers les bosquets de
myrte fumant des vapeurs sifflantes de l'encens, dont la
fumée , d'un blanc laineux semblable à l'écume de
r Océan, se suspendait en épais flocons sous le dôme
(ce dôme d'ivoire dont la nuit d'azur parsemée d'étoiles
d'or, comme le ciel, resplendissait), au-dessus de la
flamme effdée du cèdre fendu. Là, la harpe de la dame
aimait à éveiller la mélodie d'un air ancien plus doux
que le sommeil; les villageois mêlaient leur religion
à la sienne, et attentifs autour d'elle versaient des larmes.
Un soir il me conduisit à ce temple. La lumière du
jour grise s'attardait sur son dernier nuage pourpre, et
bientôt le rossignol commença son concert ; tantôt reten-
tissant, escaladant de ses ondulations le ciel sans brise ;
tantôt une musique mourante; puis tout à coup il s'é-
parpille en mille et mille notes, et bientôt à l'oreille
calmée flotte comme ces senteurs des champs si connues
de l'enfance, et enfin, tombant, caresse de nouveau lair.
Nous nous assîmes dans ce temple solitaire, pavillonné
tout autour de marbre de Paros; la harpe de sa mère
était près de nous , et souvent j'éveillai la douce mu-
sique sur ses cordes. Le rossignol interrompait son
conte appris du ciel. « Maintenant, dit Lionel, buvons la
coupe que l'oiseau-poète a si bien coui'onnée du vin de
son chant bi'illant et limpide! N"entends-tu pas de douces
paroles au milieu de cette mélodie qui est un écho du
ciel? N'entends-tu pas ee que ceux qui meurent évoquent
dans un monde d'extase ? L'amour, (piand il entrelace les
membres aux membres; le sommeil, quand il entr'onvre
la nuit de la vit'; la pens('e, (piand elle, s'attache aux
obscures limites du monde, et la musi(iue, quand chante
ROSALINDE ET HÉLÈNE 355
un être aimé, lout cela n'est-ce pas la mort?... Buvons
gaiement la coupe que le doux oiseau remplit pour moi 1 »
Il s'arrêta et pencha ses lèvres sur les miennes.
Comme un esprit, ses paroles parcoururent tous mes
membres avec la rapidité du feu : et ses yeux perçants,
rayonnant à travers les miens, me remplirent de la
divine flamme qui, dans les siens, brûlait profondément
comme la lumière dun astre sans mesure dans le ciel
de minuit sombre et profond. Oui, c'était son âme qui
m'inspirait des accents que mon art jamais n'aurait pu
éveiller. D'abord, je sentis mes doigts courir sur la
harpe, et un long cri frémissant jaillit de mes lèvres en
symphonie ; l'air obscur et solide fut ébranlé, à mesure
que les notes sortaient de plus en plus douces, sous mes
doigts voltigeant comme une flamme vivante, et de mon
sein en proie à une émotion inexprimable. Le terrible
son de ma propre voix fît trembler mes lèvres défail-
lantes... Lionel était debout dans l'attitude d'une pensée
sans voix, si pâle, qu'à côté de sa joue la colonne de
neige empruntait une nouvelle blancheur à son ombre ;
son visage cependant, levé vers le ciel, rayonnait de toute
la splendeur d'une joie qui pénètre l'esprit; dont la
lumière, comme celle de la lune quand elle perce avec
elfort la nuit des nuages fendus par le tourbillon, éclatait
en rayons que rien ne saurait arrêter.
Je me tus. Mais bientôt ses gestes éveillèrent en moi
un. nouveau pouvoir, de même que les vagues se sou-
lèvent sous l'action du vent ; mon chant modifié s'apaisa
en notes plus basses et plus douces ; et des cordes
scintillantes mes doigts languissants tirèrent des ondula-
tions d'accords qui dissolvent la vie, quoique affaiblis.
Elles enchaînèrent mon Lionel de leurs anneaux aériens.
356 œuvRES poétiques de shelley
A mesure que mes accents s'afl'aiblissaient en devenant
plus doux, l'expression de ses traits tombait avec le
son ; lentement il se tournait vers moi, à mesure que
lentement cette terrible joie s'évanouissait de son visage.
Bientôt, avec des regards sereins, il se sentit entraîné
dans mes bras ; et mon chant mystérieux mourut en
murmures. Je n'ose dire les paroles que nous confon-
dîmes dans notre embrassement ; sur ses lèvres les
miennes s'abreuvèrent jusqu'à ce qu'il me semblât
qu'elles étaient silencieuses et froides... « Que t'arrive-
t-il, mon amour? » dis-je ; — plus de regard! plus de
parole! plus de mouvement!... Oui, un changement
s'était fait... N'essaie pas de deviner, et je ne te dirai
pas l'espérance de ce moment... Je regardai: il était
mort ! il tomba , comme laigle tombe sur la plaine ,
quand la vie abandonne sa cervelle, et «lue l'éclair
mortel est de nouveau voilé !
Oh! que ne suis-je morte maintenant! Mais il ma
défendu ce désir ! tes murmures mourants, mon amour,
n'exigeaient-ils pas trop de moi ? — Oh ! pourquoi ne
suis-je pas folle encore; une fois !... El cependant, chère
Hosalinde, qu'il nen soit pas ainsi ! Car je venx vivre
pour partager ton malheur. — Et toi, doux enfant !
t'ai-je donc aussi oublie';? Ilélas? nous ne savons pas
ce que nous faisons, quand nous parlons !
Il n'y avait plus dans mon esprit aucun souvenir de
ce rivage de la mer. La folie m'envahit, et il me sembla
qu'une nuUlilude d'ombres bi'umeuses s'asseyaient à
côté de moi, à la poupe d'un vaisseau que poussait le
clair vent du nord. Alors j'entendis d'étranges langues; je
vis d'étranges fleurs ; il me semblait que les étoiles
ne ressemblaient pas aux nôtres ; l'azur du ciel et le
ROSALINDE ET HÉLÈNE 357
calme de la nier me firent croire que j étais morte, et
que j'errais dans un monde qui était pour moi un
affreux enler, quoiqu'il fût un ciel pour ceux qui étaient
près de moi. Bientôt un sommeil niort tomba sur
mon esprit, pendant que la vie animale échappait pen-
dant de longues années à un abîme de larmes. Et. quand
je me réveillai, je pleurai de voir que cette même dame,
brillante et sage, avec ses boucles d'argent et ses vifs
yeux bruns, la mère de mon Lionel, avait veillé sur
moi dans ma détresse ; elle est morte il y a quelques
mois. Ce ne fut pas pour moi un élonnement moindre,
mais une bien plus grande paix, une bien plus grande
joie, que larrivée, à cette heure, de mon enfant bien-
aimé. Car au milieu de cette léthargie, mon âme avait
bien conservé limpression de ton être, ô Lionel, et dans
la veille ou le sommeil, sans aucun doute, quoique ma
mémoire fût infidèle, ton image habitait toujours en
moi ; et ainsi, ô Lionel, notre doux enfant est un autre
toi-même ! C'est assurément une chose bien étrange
que je ne me sois pas aperçue dun aussi grand change-
ment que celui qui donna naissance à celui qui, aujour-
d'hui, est toute la consolation de mon malheur !
Lionel m'avait laissé par ses deniières volontés une
grande fortune ; les mensonges complaisants de la loi
devaient nous en dépouiller totalement, mon enfant et
moi. Mais je ne puis penser au mépris que j'ai dii sup-
porter de la part des plus petits, quand, pour l'amour
de mon enfant adoré, je me mêlai au rang des esclaves,
pour revendiquer les lois mêmes qu'ils font. Je ne
veux pas dire que le mépris est ma destinée, de peur
de m'enorgueillir de partager le sort de ceux qui
jouissent dune immortelle gloire !
358 œLYRES POÉTIQUES DE SIIELLEY
Elle se tut. — « Vois, dit llosalinde, là-bas le rouge
matin à traders le bois rayonne sur la rosée. » — Et
sur ces paroles, elles se levèrent et glissèrent vers
les bords du lac bleu, sous les feuilles, dun pas égal
et les mains entrelacées. De là elles atteignirent bientôt
une habitation solitaire ; — là le rivage est ombragé de
rocs escarpés ; des cyprès percent de leurs cônes vert
foncé le ciel silencieux , et de leurs ombres les clairs
abîmes ; une petite terrasse de ses berceaux de myrtes
fleuris et de citronniers aux fleurs pâmées, sème ses
parfums enivrants sur le marbre liquide du lac paisible,
et les membres de la vieille forêt blanchissent sous les
feuilles qui leur font un vêlement vert... Elles arrivèrent.
C'est la demeure d'Hélène, demeure propre et blanche,
comme une de celles que les tyrans épargnent dans quel-
que solitude semblable de notre pays ; ses croisées bril-
lantes étincelaient à travers leur feuillage de vigne dans
le soleil du matin, et à l'intérieur on se serait à peine cru
en Italie. Quand elle vit comment tout y était disposé à
la façon d'un home anglais, un souvenir confus troubla
la pauvre Rosalinde ; son attitude était celle de quel-
qu'un dont l'esprit est où le corps ne peut être. liélène
la conduisit près du lit où doimait son enfant, et lui
dit: « Regarde: ce front était celui de Lionel, ces
lèvres étaient les siennes... ainsi pendant son sommeil
gardait-il toujours un bras, st'rvanl à sa tête d'oreil-
ler. Vous ne pouvez voir ses yeux ; ce sont deux
sources de limpide amour. Ne le réveillons pas en-
core ! » Mais Rosalinde ne put se retenir davantage,
elle versa un torrent de larmes brûlantes qui tom-
bèrent sur la face de l'enfant ; et ses cils en s'ouvrant
brillèrent de larmes différentes des siennes, comme si
IIOS.VLINDE ET HÉLÈNE 359
une terreur subite l'avait tiré en sursaut de son inno-
cent sommeil.
C'est ainsi que Rosalinde et Hélène vécurent ensemble
à partir de ce jour ; tout en elles était chang^é ; mais
elles se retrouvaient encore amies, telles qu'elles étaient
quand sur la bruyère de la montagne elles erraient dans
leur jeunesse, sous le soleil et la pluie. Après plusieurs
années (car les choses humaines changent comme
rOcéan et le vent), la fdlc de Rosalinde lui fut rendue, et
dans leur cercle quelques visites de la joie intervinrent
au milieu de leur nouveau calme. C'était une charmante
enfant, aux regards sereins ; ses mouvements répan-
daient sur les choses les plus indilTérentes la grâce et
la gentillesse qui les animaient ; l'enfant d'Hélène gran-
dissait avec elle ; ils se nourrissaient des mêmes fleurs
de la pensée, si bien que leurs esprits devinrent comme
deux sources qui confondent leurs eaux ; et bientôt dans
leur union leurs parents contemplèrent l'ombre de la
paix qui leur avait été refusée.
Rosalinde (car, lorsque la tige vivante est gangrenée
dans son cœur, l'arbre doit tomber) mourut avant son
temps. Avec une douleur et un chagrin profonds les
pâles survivants suivirent ses restes, au delà de la
région des pluies dissolvantes , sur la froide mon-
tagne qu'elle avait coutume d'appeler sa tombe. Sur le
précipice de Chiavenna, on éleva une pyramide de
glace éternelle, dont les i)arois polies, avant le lever
du jour, réfléchissaient le premier éclat du soleil encore
caché, et le dernier, quand il avait disparu. A travers
la nuit, les chars d'Arctos roulaient autour de sa pointe
étincelante, qu'on apercevait du logis d'Hélène. Les
tristes habitants chaque année s'y rendaient, gravissant
360 CSÎUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
d'un pas volontaire cette hauteur escarpée, et suspen-
daient de longues boucles de cheveux, et des guirlandes
tressées de fleurs d'amaranthe, qui, en dépit du climat,
remplissaient l'air glacé dune lumière inaccoutumée.
Ces fleurs, semblables à la fleur d'un ami laissée dans
un souvenir dhiver, paraient cette tombe glacée.
Quant à Hélène, dont l'esprit était d'une trempe plus
tendre, et qui aussi avait moins soulFert, la Mort fut
plus lente à la conduire dans la paix de son froid
royaume. Elle mourut, âgée, au milieu des siens. —
Assurément, si l'amour ne meurt pas dans les morts
comme dans les vivants, il n'y a pas un être de la
race mortelle qui soit aussi heureux qu'aujourd'hui
Hélène et Kosalinde...
VERS
ECRITS AU MILIEU DES MONTAGNES EUGANÉENNES
Octobre 1818
Il doit y avoir plus d'une île verte sur la mer profonde
et vaste de la Misère ; ou bien le marinier, épuisé et
blême, ne pourrait jamais y voyager — jour et nuil,
nuit et jour , poussé sur son lugubre chemin , au
milieu de la noire et solide obscurité qui enveloppe le
sillage de son vaisseau ; tandis que, sur sa tète, le ciel
sans soleil, chargé de nuages, pend lourdement, et
que derrière lui, la tempête rapide se précipite avec ses
pieds d éclair fendant voiles, cordages et planches, jus-
qu'à ce que le navire ait presque bu la mort que lui
verse à pleins bords labime toujours envaliissant, et
qu'il s'enfonce et s'enfonce toujours plus bas ; — tel ce
sommeil oii il semble au rêveur quil est submergé dans
l'éternité et que devant lui l'obscure et basse ligne dun
rivage sombre et lointain séloigne toujours, pendant
que, toujours tourmenté du désir qui partage son cœur,
sans pouvoir jamais atteindre ou fuir, il est entraîné
sur la vague sans repos jusqu'au port de la tombe.
Que tera-t-il s'il n'a pas d'amis pour le saluer? pas
de cœur qui se rencontre avec le sien dans un impa-
tient battement d'amour ? Partout où le portent ses pas
errants, peut-il rêver de trouver avant ce jour un refuge
Uabbe. 1. — 21
362 œuvRES poétiques de shelley
contre le malheur dans le sourire de l'amitié, dans les
caresses de l'amour? Qu'il en soit ainsi ou non, c'est
pour lui la moindre douleur. La poitrine est insensible et
froide, quand lamour n'est pas là pour l'envelopper de sa
tendresse ; les veines sont exsangues et glacées, quand la
pulsation de la douleur les a remplies ; le moindre nerf
vivant qui sous une parole amère a tressailli autour des
lèvres ou du front torturés est comme une petite feuille
desséchée qui va geler sur un rameau de décembre.
Sur la grève d'une mer du Nord que les tempêtes
secouent éternellement, le malheureux s'étendit un jour
pour dormir ; des débris solitaires, un crâne blanc et
sept os desséchés gisent sur le bord des pierres, près
de quelques joncs gi-isàtres qui se tiennent là debout,
limite de la terre et de la mei*. On n'y entend pas une
voix de plainte, mais seulement les mouettes voguant
sur les vagues de la brise, ou le tourbillon qui monte
et descend en hui'lant ; — on dirait une ville égorgée,
quand un roi la parcourt en triomphe, au milieu d'un
cortège de fratricides. Autour de ces os sans sépulture
se fait entendre plus d'un accent lugubre ; aucune
lamentation sur le mort; mais comme une obst-ure et
épaisse vapeur, qui naguère revêtait de vie et de pensée
ce qui aujourd'hui na plus ni mouvement ni voix.
Oui, bien des iles lleuries sont couchées sur les eaux
de l'immense Agonie. C'est à une de ces îles que ce matin
ma bar(|ue aborda, pilotée par de suaves brises. Au
milieu des numts Kugaïu'cns, j'«''tais debout prêt ni!
l'oreille au péan dont des légions de gi-olles saluaient
le majestueux lever du soleil. Réunies en rond, sur leurs
ailes toutes blanches, elles planent à travers la bruine
de rosée, comnu^ des ouibi'es grises, jusqu'à ce (|ue
VERS ÉCRITS AU MILIEU DES MOM.VGNES EUGANKENNES 363
le ciel éclate à l'orient ; et alors, comme des nuages du
soir mouchetés de feu et d'azur dans le ciel impénétrable,
de même leurs plumes grenées de pourpre, étoilérs des
gouttes de la pluie dor, brillent au-dessus des bois enso-
leillés, pendant qu'en multitudes muettes sur la brise
capricieuse du matin elles voguent en fendant la brume;
et les vapeurs déchiquetées et étincelantes suivent l'es-
carpement sombre qui en bas ruisselle, jusqu'à ce que
toute la montagne solitaire soit brillante et claire et
silencieuse.
Au dessous s'étend comme une mer verte la plaine
sans vagues de la Lombardie, enchaînée par l'air vapo-
reux, et semée de belles cités semblables à des îles. Sous
les yeux d'azur du Jour, Venise est couchée, nourrisson
de l'Océan, un labyrinthe populeux de canaux, retraites
prédestinées d'Amphitrite , que son père aux cheveux
blancs pave de ses vagues bleues et rayonnantes.
Regardez ! le soleil se lève par derrière, large, ronge,
étincelant, à moitié penché sur la ligne tremblotante des
eaux de cristal ; et devant ce gouflre de lumière, comme
dans une brillante fournaise, colonnes, tours, dômes et
aiguilles flamboient comme des obélis(|ues de feu, s'élan-
çant avec de capricieux mouvements de l'autel du noir
Océan aux cieux teints de saphir ; ainsi les flammes
du sacrihce s'élevaient des sanctuaires de marbre^
comme pour percer le dôme d'or où Apollon a si long-
temps fait entendre sa voix.
Cité ceinte de soleil ! Tu fus l'enfant de l'Océan, et
puis sa reine. Aujourd'hui est venu un jour plus sombre ;
et tu dois être bientôt sa proie, si le pouvoir qui t'a
élevée consacre ainsi ta liquide tombe ! Tu seras alors au
milieu des vagues une luine moins lugubre que celle où
364 œuvRES poétiques de shelley
lu gis aujourd'hui, — avec ton front stigmatisé par la
conquête, descendue de ton trône pour être l'esclave
des esclaves, — quand la mouette volera, comme elle a
déjà volé jadis , sur les îles sans habitants , et que
tout sera rendu à son premier état; sinon que Ion verra,
semblable à un rocher de l'Océan, maint portique de
palais re(;ouvert de vertes fleurs de mer pencher sur la
mer ai)andonnée, au gri" du terrible caprice des mai-ées.
Le pêcheur errant à la tombée du jour sur son liquide
sentier déploiera sa voile et ne quittera pas la rame
jusqu'à ce qu'il ait passé le sombre rivage, de peur (jue
les morts, se levant de leur sommeil sur laljime éclairé
des étoiles , ne mènent sur les eaux d(^ son chemin une
mascarade échevelée d(! mort.
Ceux qui ne voient que tes tours tremblotant à tra-
vers l'or aérien, comme je les vois maintenant, ne
pourraient pas s'imaginer qu'elles sont des sépulcres où
des formes humaines, comme des vers nourris de
pourritiu'c, satlachent au (-adavre de ta Grandeur,
assassinée et maintenant tombant en poussière. Mais, si
la Liberté se réveillait dans son omnipotence, et faisait
lonil)ei(l(^ la main de l'Anarchie Cehi(|ue toutes h'S clefs
des froides prisons où (H'Ut cités gisent comme toi igno-
minieusement enchainées, toi et toutes tes sœurs, vous
pourriez rendre sa l)eaut('; à cette terre ensoleillée, en
entrelaçant aux souvenirs d<'s anciens tem|ts île nouvelles
vertus i)lus sublimes. Sinon, puissie/.-vous pi-rii-, toi cl
elles, nuages (|ui obscuicissent h; jour naissant de la
v(''iit('' consumes par son soleil ! La Terre j)eul vous
é'pargner ; de voln; poussièi-e, dans le désert des années
et des lieurcs, de nouvelles nations écloronl comme des
fleius, une llttiaison plus bienfaisante.
VEDS ÉCRITS AU MILIEU DES MONTAGNES EUGANÉENNES 365
Péris ! Qu'il n'y ait plus ici, flottant sur ta mer sans
rivages pendant que ton ciel immortel rovèl toujours le
monde, que ce seul souvenir, plus sublime que le haillon
mortuaire du temps qui caclii' à peine ton visage blême :
qu'un jouT-, fendant la tempête, un cygne chanteur
d'Albion ( l),enti'aîné loin des courants de ses ancêtres par
la puissance de mauvais rêves, a trouvé en toi un nid; et
que l'Océan la accueilli avec tant d émotion que sa joie
est devenue la sienne, et a fait sortir de ses lèvres une
musique plus puissante que l'éclat du tonnerre, une
terreur qui chàiie. Qu'importe que l'inépuisable fleuve
de poésie qui pour toujours arrose les champs d'Albion,
fouettant de ses vagues mélodieuses le tombeau de plus
d'un poète sacré, pleure son dernier nourrisson envolé?
Qu'im])orte qu'avec; tous tes morts lu puisses à peine
opposer à cette gloire quelque chose de ta propre
renommée, ou plutôt qu'importe que tes fautes et ton
honteux esclavage obscurcissent une âme semblable au
soleil? De même que l'ombre d'Homère erre toujours
autour des sources dévastatrices du Scamandre, que la
puissance du très divin Shakespeare remplit Avon et le
monde de sa lumière, semblable au Pouvoir doué de
toute science dont il a été l'image en ce monde mortel ;
de même que de l'urne de Petrartjue l'amour rayonne au
sein de ces montagnes, lampe inextinguible qui fait voir
au cœur des choses qui ne sont pas de cette terre ; — ainsi
en est-il de toi, puissant Esprit! Ainsi en sera-t-il de la
cité qui t'a donné refuge !
Vois, le soleil flotte sur le ciel, comme la Liberté aux
ailes de pensée, jusqu'à ce que la lumière universelle
(1) Lord Byron.
366 œuvRRS poétiques de shelley
semble niveler la plaine et la hauteur. De la mer un
brouillard s'est élevé et les rayons du malin maintenant
s'étendent sur les tours de Venise, morts comme depuis
longtemps sa propre gloire. A travers les déchirures de ce
nuage gris se dresse la fièrc Padoue aux nombreuses
coupoles, une populeuse solitude au milieu de la plaine
élincelantc de moissons ; là le paysan entasse son grain
dans le grenier de son ennemi, et les bœufs lents blancs
comme du lait traînent avec clïort la vendange pourpre
chargée sur les chariots qui crient, i)Our que le Celte
brutal puisse boire à longs traits le sommeil de l'ivresse
et s'endormir dans ses sauvages desseins. Et la
faucille repose sans faire place à l'épée, (|uoi([ue de
nombreux maîtres, comme une herbe dont l'ombre
empoisonne, pullulent dans cette contrée, et que leurs
gerbes soient nulres pour le grenier de la destruction.
Les hommes doivent récolter ce qu'ils sèment; la force
doit toujoui's découler de la force, ou pire encore; mais
c'est un amer mallieui" que l'amour cl la raison ne
puissent triompher de la rage du despote, et de la ven-
geance de l'esclave.
Padoue! — Dans tes murs, deux holes nuiels conviés
à tes fêtes, la fille et le père, la Mort et le Péché (1),
jouaient Ezzélin aux dés, (juand la Mort ciia : « Je gagne !
Je gagne! » et le Péché maudit la peile de l'enjen ; mais
la Mort lui pi'omit, pour lapaisci', (ju'clle ])(''liti(>imei'ait
pour (|u il fût créé vice-empereur sous la |)uissante
Autriche, quand viendraient les anui'cs qui devaient lui
soumetli'e tout ce qui se ti'ouve entre le Pô et les neiges
des Alpes orientales. Le P(''ché sourit, comme le Péché
{h Shelley tail du Prclié la iih'tc de la Mort, cl de la Mort le
I'iIn iIii l^'clié, ((niiiiic k" lui |ii'rnu'ltail la laii^'ue anglaise.
VERS ÉCRITS AU MILIEU DES MONTAGNES EUGANÉENNES 367
seul peut sourire; et, depuis ce temps, il y a déjà de
longues années, tous deux ont gouverné de rivage en
rivage, couple incestueux que suivent les tyrans, comme
les hirondelles le soleil, comme la repentance suit le
crime, comme les révolutions suivent le temps. — Pa-
doue ! Dans tes salles la lampe du savoir ne brûle plus
aujourd'hui. Comme un météore qui a perdu son sauvage
chemin sur la tombe du jour, trahie, elle ne luit plus
que pour trahir. Jadis les plus lointaines nations venaient
adorer cette flamme sacrée, alors que ne brillaient pas
de nombreux foyers de lumière sur cette froide et
ténébreuse terre ; maintenant de nouveaux feux allumés
à l'antique lumière jaillissent sous la puissance du
monde immense : mais leur étincelle reste morte en toi,
foulée aux pieds par la Tyrannie. De même que le
bûcheron norvégien, au fond des vallées couvertes de
pins, étouffe une légère flamme au milieu des fougères,
pendant que la forêt sans bornes s'ébranle, et que ses
troncs puissants se tordent sous le feu sorti d'une si
humble cause ; — l'étincelle est morte sous ses pieds ;
il tressaille de voir les flammes qu'elle a nourries hurlant
à travers le ciel obscurci avec mille langues victorieuses,
et il tombe de frayeur. — Ainsi toi, ô tyrannie !
tu vois aujourd'hui la lumière autour de toi; tu entends
le bruit retentissant des flammes qui montent, et tu as
peur. Traîne-toi sur la terre! oui, cache dans la pous-
sière ton orgueil et ta pourpre !
Midi descend maintenant autour de moi ; c'est le midi
de l'ardeur de l'autonme, quand une brume molle et
empourprée, semblable à une vaporeuse améthyste, ou
à une étoile dissoute dans l'air entremêlant lumière
et parfums, remplit l'espace débordant depuis la
368 œuvRES poétiques de siielley
ligne de Ihorizon recourbé jusqu'au point le plus pro-
fond du ciel. Au dessous les plaines silencieuses s'é-
tendent ; les feuilles qui ne sont pas brûlées, là où la
gelée blanche a posé ses pieds d'enfant ailés de matin,
dont la brillante empreinte reluit encore ; les vignes
rouges et dorées, perçant de leurs lignes treillissées le
rude désert bordé d'ombre; Iherbe humide et lamée,
qui pointe de cette blanche tour dans l'air sans brise; la
fleur qui étincelle à mes pieds; la ligne de l'Apennin
aux sandales d'olivier, se perdant dans le sud en innom-
brables îles; les Alpes, dont les neiges s'étendent bien
haut entre les nuages et le soleil ; et chacune des choses
vivantes ; et mon esprit si longtemps enténébré par ce
rapide courant du chant , — tout cela maintenant
s'étend, profondément pénétré par la gloire du ciel ;
que ce soit amour, lumière, harmonie, parfum, ou
l'âme de tout (;e qui tombe du ciel comme une rosée,
ou l'esprit qui nourrit ces vers en peuplant le monde
solitaire.
Midi descend, et après midi le soir d'automne me ren-
contre bientôt, conduisant la lune enfantine, et cette seule
étoile qui semble lui prêter la moitié de la lumière
cramoisie qu'elle puise aux sources rayonnantes du
soleil cou(!hant. Et les tendres rêves du matin (qui, sem-
blables, à des vents ailés, ont porté à cette île silen-
cieuse: coucIk'c au milieu des agonies du souvenir la
frêle barque de cet être solitaire) passent, volant vers
d'autres douleui's; et son ancien pilote, la Peine, s'assied
de nouveau au gouvernail.
Il doit y avoir d'autres îles fleuries sur la mer de la
Vie et de l'Agonie; d'autres esprits flottent et volent sur
cet al)iui('. En ce momeul même peut-être, sur quelque
VERS ÉCRITS AU MILIEU DES MONTAGNES EUGANÉEXXES 3G9
roc battu par la vague sauvage, sont-ils assis, les ailes
repliées, attendant ma barque . pour la piloter vers
une crique paisible et fleurie, où pour moi et ceux que
''aime pourrait s'élever un calme berceau, loin de la
passion, de la peine et du crime, dans une vallée au mi-
lieu de montagnes gazonnées, que remplissent le
mui-mure sauvage de la mer, et la douce clarté du
soleil, et le bruit des antiques forêts remplies d'échos,
et la lumière et le divin parfum de toutes les fleurs
qui respirent et étincellent. Nous pouvons y vivre
si heureux que les esprits de lair, nous portant envie,
veuillent attirer à notre ravissant paradis l'impure multi-
tude. Mais sa rage serait vaincue par ce climat divin et
calme, ces vents dont les ailes font pleuvoir le baume
sur l'ûme élevée, ces feuillages sous lesquels respire la
brillante mer; pendant que les intervalles haletants de
leurs murmures musicaux, lame inspirée les remplit de
ses profondes mélodies, avec l'amour qui guérit toute
angoisse, et, comme le souffle de la vie, dans ce doux
séjour enveloppe toutes choses de sa suave fraternité.
C'est eux et non lamour, qui changeraient; et bientôt
sous la lune chaque esprit se repentirait de sa vaine
envie, et la terre retrouverait une nouvelle jeunesse.
21'
JULIEN ET MADDALO
CONVERSATION
Il Les prai] ies ne se rassasient pas de frais courants,
ui les abeilles de tlijm, ni les chèvres des feuilles
vertes du Pnulenips bourgeonnant, ni l'Amour d«
larmes, d
(Virgile, Gallls.)
Le comte Maddalo (1) est un noble Vénitien d'ancienne
famille et de grande fortune, qui, sans se mêler beaucoup
à la société de ses concitoyens, réside principalement dans
le magnifique palais qu'il a dans cette cité. C'est un homme
du génie le plus achevé, et cajiable, s'il le voulait, d'em-
ployer ses forces à devenir le sauveur de son pays dégradé.
Mais son faible est la lierté ; la comparaison de son génie
extraordinaire avec les esprits mesquins qui renlourenl lui
donne une conception intense du néant de la vie humaine.
Ses passions et ses facultés sont sans comparaison plus
grandes que celles des autres hommes, et au lieu que les
dernières aient été employées à réprimer les premières, elles
se sont prêté les unes aux autres une mutuelle force. Son
ambition se dévore elle-même, faute d'objets qu'elle puisse
considérer comme dignes de l'exercer. Je dis (|ue Maddalo
est fier, parce (|ue je ne j)eux trouver dautie mot pour
exprimer les sentiments concentrés et iiiipaiicnls qui le
consument; mais ce n'est que ses propres alfections et ses
propres espérances qu'il semble fouler aux pieds ; car dans
la vie sociale aucun être humain n'est plus aimable, plus
(1) Le lecteur reconnaîtra facilement sons ces noms de Maddalo
et de Julien Byron et Shelley. — Voir au sujet de ce poème notre
Histoire de la vie cl des ceuvres de Shclley.
JULIEN ET MADDALO 371
patient, plus exempt de préteiilions que Maddalo. Il est
gai, franc et plein desprit. Sa plus sérieuse eonversalion
est une sorte deiiivrenient; ceux qui lentendent subissent
un véritable enchantement. 11 a beaucoup voyagé, et il sait
mettre dans le récit de ses aventures un charme inexpri-
mable.
Julien est un Anglais de bonne famille, passionnément
attaché à ces idées philosophiques qui aflirnient le pouvoir
de l'homme sur son propre esprit, et les immenses amé-
liorations que Textinction de certaines superstitions morales
pourrait réaliser dans la sociétéhumaine. Sans se dissimuler
le mal qui existe dans le monde, il ne cesse de spéculer sur
les moyens de faire triompher le bien. C'est un parfait
infidèle, un railleur déterminé de tout ce qui est réputé
saint; et Maddalo prend un malicieux plaisir à provoquer
ses railleries contre la religion. On ne sait pas au juste ce
que Maddalo pense sur ces matières. Julien, en dépit de ses
opinions hétérodoxes, a, aux yeux de ses amis, quelques
bonnes qualités. Le pieux lecteur déterminera jusqu'à quel
point cela est possible. Julien est plutôt sérieux.
Quant au fou dont il est question dans le poème, je n'ai
aucune information à donner sur son compte. Son i)ropre
récit laisserait supposer qu'il a éprouvé quelque désen-
chantement en amour. C'était évidemment un homme
cultivé et aimable, quand il était dans son bon sens. Son
histoire, dans son ensemble, pourrait bien ressembler à
d'autres histoires du même genre ; les exclamations dé-
cousues de son agonie pourront sembler un commentaire
suffisant pour le texte de chaque cœur.
4849.
JULIEN ET MADDALO
Je me promenais à cheval un soir avec le comte
Maddalo sur celle levée qui brise le courant de l'Adria-
tique, du côté de Venise. C'est un chemin nu, formé de
monticules de sables toujours mouvants, parsemé de
chardons et d'herbes amphibies, telles (juen engendre le
suintenKînt salé de lembrassemenl de la terre; un rivage
inhabité, (pie le pécheur solitaire, quand il a séché ses
filets, abandonne. Aucun autre objet ne rompt la mono-
tonie du désert, qu'un arbre nain, et quelques rares
piquets brisés qu'on ne répare jamais ; et la marée y
forme un étroit espace de sable uni, où nous avions
l'habitude d'aller à cheval à la tombée du jour. Celte
l)romenade à cheval faisait mes délices. J'aime les lieux
incultes et solitaires ; là nous goûtons le plaisir de
croire que ce que nous voyons est sans limites, comme
nous désirons que soient nos âmes ; et tel était cet
inunensc' océan et ce rivage plus stérile que ses vagues.
Et par-dessus tout, avec un ami cher au souvenir, j'aime
à aller à cheval comme nous times alors ; car les vents
chassaient le vivant embrun à ti'avers l'air ensoleillé
jusque sur notre face ; les cieu\ bleus étaient nus,
dépouillés jusque dans leurs profondeurs par le nord
qui s'éveillait ; et des vagues, comme un charme, un
JULIEN ET MADDALO 373
son jaillissait, s'harmonisant avec la solitude, et envoyait
dans nos cœurs une aérienne allégresse.
Tout en chevauchant nous causions, et la pensée
rapide, volant elle-même en riant, ne se posait pas, mais
courait de cervelle à cervelle. Telle était notre joie,
chargée des légers souvenirs des heures rappelées,
aucun ne nous laissant le temps d'être tristes, jusqu'au
moment du retour au foyer , qui toujours calme l'esprit
subjugué.
La journée avait été gaie , mais froide ; et maintenant
le soleil tombait et le vent aussi. Notre conversation
devint (juelque peu sérieuse, comme peut l'être une
conversation mterrompue par une raillerie qui se moque
d'elle-même, parce qu'elle ne peut mépriser les pensées
qu'elle voudrait éttnudre ; elle était désespérée, cepen-
dant plaisante : telle qu'autrefois, comme le disent les
poètes, les démons en tenaient dans les vallées de
l'enfer, sur Dieu, le libre arbitre, et la destinée. Nous
discourions de tout ce que la terre a été, ou peut être
encore, de tout ce que les hommes vains imaginent ou
croient, de tout ce que peut peindre l'espérance, ou la
patience accomplir ; et moi (car n'est-il pas toujours
sage de tirer le meilleur du mal ?) j'arguais contre le
découragement ; mais l'orgueil faisait prendre à mon
compagnon le plus sombre côté des choses. Le senti-
ment qu'il avait d'être plus grand que son espèce avait,
ce me semble, aveuglé son esprit d'aigle, par la contem-
plation de l'excès de sa propre lumière.
Cependant le soleil s'arrêtait avant de descendre sur
l'horizon des montagnes. Oh ! qu'il est beau le coucher
du soleil, quand l'incandescence du ciel descend sur une
terre comme la tienne, ô toi, le paradis des exilés,
374 ŒUVRES POÉTIQUES DE SIIELLEY
Italie!... sur tes montagnes, tes mers, tes vignobles et
les tours des cités qu'ils environnent ! Nous n'avions
qu'à rester immobiles devant toi, contemplant ce spec-
tacle, quand, juste à l'endroit où nous descendions de
cheval, les hommes dn comte nous attendaient avec la
gondole. Comme ceux qui s'arrêtent sur quelque déli-
cieux chemin, quoique entraînés par la perspective d'un
attrayant pèlerinage, nous restâmes là debout, regardant
le soir et le courant qui s'étend entre la cité et le rivage,
pavé de l'image du ciel. Les Alpes blanches et aériennes,
vers le nord, apparaissaient à travers la brume, — un
rempart soutenant le ciel élevé entre l'est et l'ouest ; et
la moitié du ciel était voûtée de nuages richement
armoriés, pourpre sombre au zénith, qui, en descendant
vers les escarpements de l'ouest, se londail insensible-
ment en une merveilleuse leinte plus édalante que lor
enllammé , jusqu'à la déchirure où le rapide soleil
s'arrélail encore dans sa descente au milieu des monta-
gnes aux mille replis. C'étaient ces l'ameux sommets
Euganéens, qui, vus du Lido à travers les piles du port,
ressemblent à un bouquet d'iles pointues. Et alors,
comme si la terre et la mer s'élaienl dissoutes en un lac
de fen, on vit, de ces vagues de flamme, ces montagnes
sortir comme des tours, autour du soleil vaporeux, dont
la plus profonde émanation de lumière pourpre vint
les frapper et rendre leurs pics mêmes transparents.
« .\vant que le soleil disparaisse », me dit mon com-
pagnon, « je veux vous montrer bientôt un site encore
plus merveilleux. »
Nous glissâmes sur la lagune ; et me pencliant
hors de la barque funèbre, je vis la citi', et pus remar-
quer comment de leurs nombreuses îles, dans la lueur
JULIEN ET MADDALO 375
du soir, ses temples et ses palais semblaient autant
d'édifices enchantés entassés vers le ciel. J'allais parler,
quand Maddalo me dit :
a Xous voici arrivés au point que javais en vue » , — et
il ordonna aux gondoliers de cesser de ramer. « Regar
dez, Julien, vers l'ouest, et écoutez bien si vous n'en-
tendez pas une cloche lourde et profonde, i
Je regardai, et je vis entre le soleil et nous une con-
struction sur une île, telle que celles que peuvent
accumuler âges sur âges pour de vils usages ; une
masse sans fenêtres, informe et lugubre ; et au sommet
une tour à jour, où pendait une cloche qui, dans l'irra-
diation, se balançait et vibrait; nous pouvions justement
entendre sa rauque langue de fer. Le large soleil
s'enfonça derrière elle, et elle tinta en se découpant
dans im violent et noir relief.
« Ce que vous voyez, c'est la maison des fous et son
beffroi », dit Maddalo ; « et c'est l'heure où ceux qui
peuvent traverser l'eau entendent cette cloche, qui
appelle les fous de leurs cellides à la prière du soir. >
« Us ont autant de motifs que de besoin d'adresser
à leur rigoureux Créateur des prières de remei'ciement
ou d'espérance pour le sombre lot de leur destinée »,
répliquai-je.
« Oh ! oh ! Vous parlez comme aux années passées » ,
dit Maddalo. « Chose étrange ! les hommes ne changent
pas. Vous avez toujours été, au milieu du troupeau du
Christ, un dangereux infidèle, un loup pour les doux
agneaux. Si vous ne savez i)as nager, défiez-vous de la
Providence ! » Je le regardai ; mais le gai sourire s'était
évanoui dans ses yeux. « Et telle est, sécria-t-il, notre
mortelle humanité ! Voilà l'emblème et le signe de ce
376 OEUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
qui devrait être éternel et divin ; et comme cette cloche
noire et lugubre, l'Ame, pendue dans une tour illuminée
du ciel, doit tinter en appelant nos pensées et nos désirs
à se rencontrer au fond du ca'ur déchiré et à prier....
comme font les fous , pourquoi ? Ils ne le savent pas,
jusquà ce que la nuit de la mort, comme le coucher du
soleil, cette étrange vision, sépai'e notre mémoire d'elle-
même, et nous-mêmes de tout ce que nous avons
cherché, pour ne trouver que la déception ! »
Ce fut bien le sens de ce qu'il dit, quoique j'affaiblisse
la force de ses expressions. Cependant, l'astre élargi
du jour s'était enfoncé derrière la montagne, et la cloche
noire devint invisible; la tour rouge parut grise, et tout
alentour, «'glises, bateaux et palais semblèrent se con-
fondre dans le crépuscule; au sein de la mer pourpre
les nuances orangées du ciel tombèrent silencieuse-
ment. Nous parlâmes à peine, et bientôt en chemin la
gondole me déposa à mon logis.
Le matin suivant fui pluvieux, froid et sombre. Avant
que Maddalo fût levé, j'allai chez lui, et, (oui en l'atten-
dant, je jouai avec son enfant. La douce natun; n'a jamais
fait de plus aimable jouet; un être sérieux, subtil, ca-
pricieux et cependant charmant, gracieux sans dessein
et imprévoyant; avec des yeux.... Oh! ne parlons pas de
ses yeux! (pii semblent des nnroiis jumeaux du ciel de
rilalie, et cependant étinccllcnl de celle exjiression
profonde que nous ne voyons que dans la physionomie
humaine. Avec moi elle était comme une favorite privi-
legii'e; j'avais dorloté ses fins et faibles membres, quand
pour la première fois elle vint dans ce glacial monde ;
elle sembla reconnaître à la seconde vue son ancien com-
pagnon de jeux, moins change qu'elle ne l'était par six
JULIEN ET MADDALO 377
mois de séparation. Car , après que sa première sau-
vagerie se fût dissipée, nous nous assîmes, faisant
rouler des boules de billard, quand le eomte entra.
Les saliilalions laites : « Les paroles que vous m'avez
dites hier soir ont laissé dans mon esprit une sombre im-
pression. Si l'homme étaitla chose passive que vous dites,
je ne venais pas grand mal dans la religion et les vieux
dictons (quoique je ne puisse jamais reconnaître de
pareilles lois de plomb) qui ploient sous le joug une
nature ignorante; j'ai une antre foi. » Ainsi je parlai, et
comme il ne répliquait rien, j'ajoutai : « Voyez cette
charmante enfant, gaie, innocenle et libre; elle passe
d'heureux instants avec peu de souci ; tandis que nous,
nous sommes sujets à des pensées aussi maladives que
celles qui vous sont venues hier soir. C'est notre
volonté qui nous enchaîne ainsi au mal consenti. Nous
pourrions être tout autrement; nous pourrions être tout
ce que nous rêvons d'être, heureux, élevés, vraiment
grands. Oii est la beauté, l'amour, la vérité que nous
cherchons, sinon dans nos propres esprits? Et, si nous
n'étions pas faibles, serions-nous moindres en actions
qu'en désirs? »
« Oui, si nous n'étions pas faibles, et si nous n'as-
pirions pas, combien vainement ! à être forts, » dit Mad-
dalo ; « vous parlez Utopie. »
« Il reste à savoir, repris-je alors, et l'on peut le trouver
en l'essayant, jusqu'à quel point sont fortes les chaînes
qui lient nos esprits ; peut-être sont-elles cassantes
comme du verre. Nous sommes assurés que parmi les
choses qui nous dégradent et nous écrasent, beaucoup
peuvent être vaincues et beaucoup endurées. Nous savons
que nous avons sur nous-mêmes un certain pouvoir pour
378 OEUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
faire ou supporter... quoi? Nous l'ignorons, jusqu'à ce
que nous l'ayons essayé ; mais à coup sûr quelque chose
de plus noble que de vivre et de mourii-. Ainsi l'ont
enseigné les princes de lanlique philosophie, qui ré-
gnèrent avant que la religion eût aveuglé les hommes ;
et ceux qui souffrent avec leurs frères souffrants sentent
bien que leur foi est une Religion. »
« Mon cher ami, dit Maddalo, mon jugement ne peut
se plier à votre opinion, quoique je pense que vous
puissiez appuyer sur ce système une réfulation serrée,
et la pousser aussi loin que peuvent aller les paroles.
J'ai connu quelqu'un comme vous, qui vint il y a quelques
mois dans cette ville, avec qui j'ai eu cette même discus-
sion, — et maintenant il est devenu fou, — et il me ré-
pondait comme vous, le pauvre garçon ! — Mais, si vous
le désirez, nous ii'ons le visilei', et son étrange conver-
sation vous montrera combien sonl vaines ces ambitieuses
théories. »
« J espère pouvoir prouver autrement mon induction,
en constatant que c'est précisément le défaut de cette
vraie théorie, cherchant toujours une âme d(> bonté dans
les choses mauvaises ou en soi-même ou dans les autres,
qui a ainsi déformé son être. 11 y a des gens fiers de
nature, qui, patients pour tout le reste, ne demandent
(pi'à aimer et à être aimés avec douceur; sils sont mé-
pi'isés, qu'y a-t-il détonnant s'ils meurent d<î quehjue
moi't vivante? Ce n'est pas l'effet de la destinée, mais lui
mal (l(''|)('ndant «le la pi'opre volonté de Ihoimne. »
Et connue je pailais ainsi, les serviteurs annoncèrent
la gondole, et à travers la pluie battante et la mer pro-
fondément secouée, nous voguâmes vers l'ile où se trouve
la maison des fous. Nous descendîmes. Des battements
JULIEN ET 51ADD.VL0 379
de mains torturées, de féroces hurlements, des gémis-
sements et des lamentations déchirantes, des éclats de
rire qui eussent été une plainte s'ils avaient été plus
gais, des pleurs , des cris , des imprécations , et des
prières pleines de blasphèmes nous accueillirent. Nous
gravîmes des escaliers fangeux dans une vieille cour.
J'entendis en haut des fragments de la plus touchante
mélodie; mais en levant les yeux, je ne vis pas le
chanteur. A travers les noirs barreaux, dans l'air ora-
geux, j'aperçus, semblables à des herbes poussant sur un
palais en ruines, capricieusement emportées au dehors
et flottantes, les longues boucles entremêlées de la che-
velure des fous, qui soudainement charmés gardaient
un étrange silence, regardaient au dehors et soui'iaient,
en entendant de doux sons. Et alors :
« Il me semble, dis-je, qu'on pouri-ait les guérir à
force de patience et de bons soins, si la musique peut
ainsi les émouvoir. Mais quel est celui que nous cher-
chons?
« De sa triste histoire, je ne sais que ceci » , dit Mad-
dalo. « Il arriva à Venise déjà dans l'abattement; et le
bruit public disait qu'il était riche, ou qu'il l'avait été.
Quelques-uns pensaient que la perte de sa fortune lui
avait causé un violent chagrin. 11 tenait toujours des dis-
cours semblables à ceux que vous tenez, mais bien plus
tristes; il semblait blessé, en homme qui souftVe de son
propre mal, de n'entendre parler que de l'oppression du
fort ou de ces absurdes fourberies (je pense avec vous
sous certains rapports, vous le savez) qui font triompher
les éminents imposteurs de ce monde, en bravant l'im-
punité. Il avait du mérite, le pauvre garçon, mais c'était
un humoriste à sa façon. »
380 cm:uvkes poétiques de siielley
« Hélas! qu'est-ce qui l'a rendu fou? »
« Je ne saurais le dire ; une dame vint avec lui de
France; et quand elle le laissa et sen retourna, il erra
alors à travers les îles solitaires du sable désert jusqu'à
ce qu'il devînt sauvage. Il n'avait ni feu ni lieu. La police
l'avait amené ici; une fantaisie le prit, et il ne voulut pas
qu'on le transportât ailleurs. Alors je louai pour lui ces
chambres du côté de la mer, pour satisfaire son caprice ;
je lui envoyai des bustes, des livres, des urnes à fleurs, tout
ce qui avait eni])('lli sa vie en des heures heureuses, et des
instruments de nuisique. Je fis pour lui, vous le devinez,
tout ce qu'un étranger pouvait faire pour un homme si
intéressant et si malheureux; c'est lui qui fait entendre
ces doux accords qui charment le poids des chaînes de
ces fous, et changent cet enfer en un ciel de silence
sacré, qui se tait pour écouter. »
« C'était en elfet pure bonté de votre part — il n'y
avait aucun droit, connue dit le monde. »
« Aucun, si ce n'est celui que je pourrais revendiquer
de toute l'espèce humaine, si jetais, comme lui, tombé
dans une profonde infortune. — Sa méloilicî est maintenant
interrompue, el nous entendons reconnnenccM' le vacarme
des fous el leui- concert de ci'is. Allons maintenant le
voir; quand il a fini ses accoids, il rentre toujours en
conversation avec lui-même; il ne voit et n'entend plus
rien, »
Cet entretien teiinini', nous ajipelàmes h» gardien, qui
nous conduisit à un ap|)ar(emenl donnant sur hi mer. Là
le i)auvre maliieureux était higubi'cment assis près d'un
piano, ses pâles doigts entrelacés l'un dans l'autre. Le
suintement et lèvent s'engou liraient à ti avers un châssis
ouvert, soulevaient sa chevelure, et l'eloilaient d'un
JULIEN ET MADDALO 381
embrun saumâtre. Sa ivle était penclKk' sur un livre de
musique ; il marmotlait quelque chose et ses membres
maigres tremblaient. Ses lèvres, dune nuance trop
belle pour indiquer la santé, étaient pressées contre
une feuille pliée, et quand elles la quittaient, le chagrin
souriait dans leurs mouvements. Comme quelqu'un qui
a soulevé du fond de son propre cœur brûlant 1 élo-
quence de la passion, bientôt il leva sa douce et triste
face, et ses yeux brillants et vitreux, il se mit à parler —
tantôt semblable à un homme (pii a écrit, et s'est ima-
giné que ses paroles, envoyées à des tei-res lointaines,
pourraient émouvoir un cœur qui ny pensait pas ;
tantôt, comme sil s'adressait à quelqu'un, pour lui
reprocher des actions à jamais ii'réparables, avec une
étonnante pitié de lui-même. Alors son discours se
perdait dans le chagrin, et les mots arrivaient séparé-
ment, sans modulation, froids, sans expression; seule-
ment à un accent discordant vous jDouviez deviner que
c'était le désespoir qui les rendait si uniformes. Et tout
le temps que l'ouragan furieux et reteiuissant siffla à
travers la fenêtre, nous restâmes debout derrière lui,
dérobant ses accents au vent jaloux sans être vus. Je me
souviens cependant des paroles qu'il prononça distinc-
tement, tant elles firent d'impression sur moi.
« Mois après mois, criait-il, porter ce fardeau! Et
comme une haridelle harcelée par le fouet et l'aiguillon,
traîner la vie, qui, comme une pesante chauie, s'allonge
par derrière de mille chaînons de douleurs! Et ne pas
parler de mon chagrin! Oh! ne pas oser donner une
voix humaine à mon désespoir ! Mais vivre, me mouvoir,
et, chose misérable! sourire, comme si jamais je ne
m'étais mis à l'écart pour gémir!... et porter ce masque
382 OEUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
de fausseté même pour ceux qui me sont le plus chers,
sans y trouver mon propre repos ! — Hélas ! aucun mépris,
au''unc peine, aucune haine ne pourrait être aussi
pesante que ce mensonger Test pour moi ;— mais ce que je
puis moins supporter encore, ce sont des visages trop
altérés, des embrassements trop artificiels et trop froids,
trop de misère, de désappointement et de méfiance, pour
que je puisse men reconnaître le père.... Oh! pourquoi
la poussière maintenant ne recouvre-t-elle pas mon
corps ! Pourquoi la vie n'a-t-ellc pas cessé de travailler
dans mon cerveau ! Car alors ces jiensées se seraienl enfin
enfuies; il n'est pas à craindre quune telle angoisse
puisse tourmenter les morts.
ï Quel Pouvoir se complaît à nous torturer? Je sais
que je ne dois pas entièrement à moi-même ce que je
soull're maintenant, quoique je puisse me latti'ibuer en
partie. Hélas! personne n'a semé de douces fleurs sur le
chemin, où eriant élourdiment jai rencontié la pâle
Peine, mon ombre, qui ne me lâchera plus. — Si jai erré,
je n'ai pas trouve'^ la joie dans Terreur, mais la peine,
linsulte, l'inquiétude et la terreur. Je n'ai pas, comme
quekpuîs-uns, acheté la pénitence avec le plaisii" et une
offense noire et c<'pendant douce; car alors, si l'amour,
la tendresse et la vérité avaient survécu à la jeunesse
momeiUaiiée de l'espérance, ma croyan<'e m'aurait ra-
cheté du repentir. 3lais un détestable mépris et un ou-
trage implacable renconli'èrent l'amour, excité par de
bien autres seudjlants, jiLS<|u'à ce (|uc le déjioiu'menl
s'accomplit... Connue dun rêve de très douce paix, je
me suis réveillé, et jai vu mon clat l<'l qu'il est!...
« 0 toi, compagne de mon âme! toi cpii, conqtatis-
sante et sage connue lu l'es, aurais pili»* de moi de les
JULIEN ET MADDALO 383
ti (''S doux yeux, si tu pouvais lire ces tristes lignes ; mes
secrets gémissements ne doivent jamais être entendus de
toi; tu pleurerais des larmes amères comme du sang, si
tu connaissais le malheur incommunicable de lami que
lu as perdu.
Vous, rares amis, dont l'amitié a paré ma vie, je ne
veux point dégrader ce nom, en imposant à vos cœnrs
le secret fardeau qui écrase le mien et le réduit en
poussière. Il y a un chemin qui mène à la paix, et ce
chemin est la vérité que vous suivez! lamour quel-
quefois en égarant mène à la misère. — N'allez pas
penser cependant que tout subjugué que je suis (et je
puis bien dire que je suis subjugué) le plein enfer puisse
infecter en moi de son inquiétude le sein sans tache
de la sainte Nature ; comme des êtres pervertis songent
à trouver dans le mépris ou la haine un remède pour
l'esprit que le mépris ou la haine a blessé. Vain espoir !
Le poignard ne cicatrise pas; mais il peut déchirer de
nouveau. Soyez bien persuadés que je suis toujours le
même en croyance comme en fermeté, et ce qui peut dom-
pter mon cœur doit laisser rentendemenl libre, ou tout
disparaîtrait à la fois dans cette cuisante agonie. — N'allez
pas rêver que je veux joindre ma voix à celle du vulgaire,
ou de mon silence simctionner la tyrannie; ou chercher
contre ma douleur un refuge d'un moment dans quelque
folie que le monde appelle gain, dans l'ambition, la
revanche, ou des pensées aussi cruelles que celles qui
m'ont fait ce que je suis; ou me tourner du côté de l'a-
varice, de la misanthropie ou de la débauche... Entasse
bientôt sur moi. ô tombe, ta poussière bienvenue! En
attendant, le cachot peut demander sa proie ; la Pauvreté
et la Honte peuvent se rencontrer et dire, en s'arrètant
384 OEUVRES POÉTIQUES DE SIIELLEY
près de moi sur la voie publique : ce jeune homme dé-
voué à l'amour nous appartient ; asseyons-nous
près de lui; il peut vivre encore six mois. Ou bien
le rouge écliafaud, tel que l'élève notre pays, peut
demander une victime; volontaire ; ou bien, vous, mes
amis, vous pouvez tomber sous le coup de quelque
chagrin, que ce cœur ou celte main peut partager, ou
vaincre, ou détourner. Je suis prêt, et en vérité sans
orgueilleuse joie, à foire ou à souHrir quelque chose;
comme au temps où, enfant, je dévouais à la justice et
à l'amour ma nature, maintenant flétrie.
« Je dois tirer un voile de devant mon esprit od'usqué.
Le voilà tiré ! 0 toi qui es paie comme la fiancée prédes-
tinée de la Mort, toi, moquerie, assise à mon côté, ne
suis-je pas livide comme toi? A lappel du tombeau je
me hâte, invité à ton bal nuptial, pour saluer l'amant
spectral pour lequel tu mas abandonné, et fait de la
tombe ton lit nuptial. Mais moi, près de vos pieds je
m'étendrai, et vous veillerai de mon suaire... tout à fait
éveillé bien que mort!... lleste encore, oh reste! Ne
t'en vas pas si tôt!... Je ne sais ce que je dis... Ecoute
seulement mes raisons !... Je suis fou, j'en ai peur, mon
imagination est excédée !... Tu n'es pas ici ! Tu es pâle,
c'est très vrai... 3Iais lu es partie... Ton œuvre est
terminée ; me voilà seul, abandonné !...
« N'était-ce pas moi qui le réchaulfais sur ce sein,
que, semblable à un serpent , tu as empoisonné en
paiement de la chaleur quil te pièlait? Ne m'as-tu pas
cherché pour la propre satisfaction ? Ton amour na-t-il
pas éveillé le mien ? Je pensais que tu étais véritable-
ment celle qui disait : Vous ne me donnez pas toujours
des baisers ; j'ai peur (pie maintenant vous ne m'aimiez
JULIEN ET MADDALO 385
plus... En véiiti', jaimais jusqu'à ma propre destruction
celle qui voudrait bien oublier ces paroles... Mais elles
s'attachent à mon esprit, et ne peuvent s'en aller...
« Vous dites que je suis oi'gueilleux ; que, quand je
parle, ma lèvre est torturée des maux qui brisent les-
prit quelle interprète... Personne jamais ne s'est publi-
quement humilié connue je lai fait. Même le ver sur
lequel nous marchons instinctivement se retourne,
quoiqu'il nait pas blessé... puis la tète prosternée il
tombe dans la poussière, se tord comme moi, et meurt !
Xon, il subit une mort vivante d'agonies ! Pendant que
les ombres lentes de l'hei'be qui pointe marquent les
périodes éternelles, ses tortures passent, lentes, toujours
mobiles, faisant de chaque moment, comme me semblent
les miens, une immortaUté !...
« Vous dites que vous ne m'avez jamais vu ! que vous
n'avez jamais entendu ma voix ! Et bien plus, que vous
n'avez jamais enduré la profonde souillure de mon
enibrassement détesté:... que vos yeux n'ont jamais
menti l'amour à ma face!... que, comme un moine
maniaque, j'ai arraché les nerfs de l'humanité de leur
racine saignante avec mes propres doigts tremblants,
si bien que jamais nos cœurs ne se sont un instant con-
fondus pour se désunir dans l'horreur !... Et ces malédic-
tions ne furent pas pour toi comme ces pensées réprou-
vées et hideuses qui voltigent à travers nos rêveries,
mais qui ne peuvent s'arrêter dans un pur et noble
esprit ; tu les a scellées de bien des paroles nues et
grossières, et tu as cautérisé ma mémoire sur elles — car
je les ai entendues, je ne puis les oublier, — ces malé-
dictions ont été articulées l'une après l'autre ! Mélange-
les dans une coupe comme des poisons qui se détruisent
22
386 œuvRES poétiques de shelley
eux-mêmes, et elles feront une bénédiction que tu n"as
jamais prononcée sur moi... la Mort !...
« C'eût été un cruel châtiment pour un homme très
cruel, si un tel homme peut aimer, de faire de cet
amour le combustible de l'enfer de l'esprit : haine,
mépris, remords, désespoir ! Mais moi, dont une larme
d'étranger pourrait user le cœur comme les gouttes
d'eau la pierre de la fontaine sablonneuse ; moi, qui
aimais et prenais en pitié toutes choses, qui pouvais
gémir sur des malheurs que d'autres ne soupçonnent
pas, qui pouvais voir l'absent avec le regard de
l'imagination, m'asseoir et pleurer avec le pauvre et
l'opprimé, suivant le prisonnier à son cachot profond ;
moi, qui suis comme un nerl' que font vibrer les oppres-
sions de cette terre que les autres ne ressentent pas ;
moi, qui étais pour toi la flamme sur ton foyer, quand
autour de toi tout était froid ; «-'est sur moi que tu
devais faire pleuvoir ces tourments d'une agonie dessé-
chante ! De telles malédictions devaient sortir de lèvres
assez éloquentes naguère pour faire un éloge trop par-
tial de l'amour? iju'il ne se laisse pas décourager,
c«'lui qui rêve pour l'avenir des actions trop teiribles
pour être nommées, s'il cherche un exemple (jui les
autoi'ise ! Car tu me i-egardais ainsi et ainsi... tu me
parlais ainsi et ainsi... Je vis pour montrer ce qu'un
homme peut supporter, sans mourir !...
« Tu diras, avec la gj'imace de la haine, combien ce
fut chose horribh' pour toi de l'euconlrei' mon amotu',
quand le lien s'ailail)lil ; tu (■('•lounci'as (|ue j'aie jamais
pu songer à faire servir de pareils trails à l'œuvre de
l'amour... Ce reprociu*, quoique vrai (<'t en V(''rilé la
Nature ne m'a pas trop gât('' poui' le teint ou les formes)
JLLIEN ET MADDALO 387
ne peut te servir de défense ; car depuis que ta lèvre a
rencontré pour la première fois la mienne, il y a déjà
de longues années, depuis que ton œil a allumé un doux
feu dans le mien, je n"ai pas démérité ; ni mon esprit,
ni mon corps, rien n'a changé en moi, seulement
l'amour change ce qu'il n'aime plus, après de longues
années et de nombreuses e?ipériences...
« Que vaines sont les paroles ! Je ne songeais jamais
à parler encore, pas même en secret, pas même à mon
propre ca'ur !... mais de mes lèvres des accents invo-
lontaires séchtippent, et de ma plume les mots coulent...
pendant que j'écris, mes yeux éblouis par des larmes
brûlantes. Ma vue s'obscurcit de voir ces vains carac-
tères sur cette ftniille insensible qui brûle la cervelle et
la ronge intérieui'ement, barbouillant toutes les choses
belles et sages et bonnes que le temps y a écrites.
« Ceux qui infligent doivent souffrir; car ils voient
l'œuvre de leurs propres cœurs, et c'est ce qui doit être
notre châtiment ou notre récompense. — 0 enfant ! je
voudrais que la tienne pût être plus clémente pour
l'amour de nos deux êtres infortunés, pour l'amour de
toi surtout, qui sens déjà tout ce que tu as perdu, sans
pouvoir désirer de le recouvrer encore. Et, pendant que
les lentes années passent, funèbre cortège, chacune
accompagnée du fantôme de quelque espérance ou de
quelque ami perdu qui la suit comme son ombre, n'age-
nouilleras-tu aucune pensée sur ma mémoire morte?...
« Hélas, mon amour ! n'aie pas peur de moi, contre
toi je ne voudiais pas remuer un doigt de dépit. Si je
vis, n'est-ce pas pour t'épargner une cause plus amère
de pleurs ? Je te donne des larmes pour du mépris, et
de l'amour pour de la haine ; et pour que ton sort soit
388 OEUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
moins désolé que celui que tu foules aux pieds, j'écarte
ce doux sommeil qui guérit toute peine. Alors, quand
tu parleras de moi, ne dis jamais : il ne pourrait par-
donner... Ici, j'ai dépouillé toute passion humaine, toute
vengeance, tout orgueil ; je ne pense, ne dis, ne fais
rien de mal ; je ne veux (jue cacher sous ces paroles,
comme sous des cendres, la dernière étincelle du feu qui
m'a consumé. — Brusque et sombre, le tombeau s'ouvre
béant devant moi !... de même que sa voûte doit recouvrir
mes membres par dessus et par dessous de poussière
et de vers, qn'ainsi TOubli ensevelisse ce chagi'in... L'air
étoulfe mes accents, connue le désespoir étoulfe mon
cœur... que ht mort étoulfe le désespoir ! »
Il se tut et resta penché quelque temps ; puis, se
levant avec un mélancolique sourire, il s'approcha dun
sofa, s'y coucha, et dormit un lourd sommeil ; et dans
ses rêves il pleurait et murmurait quelque nom familier,
et nous phHU'àmes sans honte avec lui. Je crois que je
n'ai jamais été si fortement impressionné ; Ihomme qui
ne l'eût pas été, il lui eût manqué une fibre de l'hu-
maine nature.
Nous ne restâmes pas plus longtenq)s, notre discus-
sion était tout à fait oul)li(''»\ Nous appelâmes les servi-
teurs, et allâmes diner chez Maddalo. Ni chère ni vin
ne purent exciter nos espi'ils ; nous causâmes de lui,
sans pouvoir i)arler d'autre chose, juscju'à ce que la
lumière du jour obscurcît les étoiles. Nons tombâmes
d'accord que son mal était un mal terrible , inexpri-
mable, audacieusemenl tramé contre Ini par un amibien
cher ; qiu'hpie mortelle déception d'amour di; la j)art
d'une personne engagée \r,\v les plus profonds serments
(déception «ju'il n'avait pas rêvée); ])onr l'amoiu" de
JULIEN ET MADDALO 389
cette femme, il semblait qu'il eût imposé la flétrissure
du mensonge à son esprit, qui ne fleurissait que dans la
lumiôre delà vérilé qui voit tout; et après avoir imprimé
ce chancre sur sa jeunesse, elle l'avait abandonné. Nous
ne pouvions imaginer un malheur plus grand que le
sien... Il avait eu autrefois amis et fortune en abondance,
autant que nous pouvions le conjecturer à sa tenue
soignée et à ses manières de gentilhomme. Tout cela
maintenant était perdu; c'était encore, à vrai dire, un
chagrin d'avoir échangé contre un faible roseau tout ce
qui pouvait embellir la vie d'un tel homme.
Cependant les couleurs de son esprit ne semblaient
nullement altérées ; le bizarre langage de son chagrin
était élevé, et tel qu'il ne lui manquait que la mesure
pour être de la poésie. Je me souviens d'une remarque
que fit alors Maddalo, il dit : « Les plus misérables des
hommes sont comme bercés dans la poésie par le mal-
heur ; ils apprennent en soulTrant ce qu'ils enseignent
en chantant. »
Si j'avais été un homme inconstant, à partir de cette
heure, j'aurais formé quelque plan pour ne plus quitter
la douce Venise. Car pour moi c'était une volupté d'aller
à cheval le long de la mer solitaire. Et puis la ville est
silencieuse ;... on peut écrire ou lire en gondole, de
jour ou de nuit, avec sa petite lampe de cuivre allumée,
sans être vu ni interrompu. 11 y a là des Uvres, des
peintures, et puis ces belles statues qui sont les sœurs
jumelles de la poésie, tout ce que nous cherchons dans
les villes, au risque d'oublier la verte campagne. Je
pouvais m'installer dans le grand palais de Maddalo ;
son esprit et son ingénieuse conversation auraient
enchanté les nuits d'hiver, et m'auraient révélé à moi-
22*
390 OEUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY
même ; et la lumière du foyer aurait illuminé nos
visages, jusqu'à ce que le jour parût et me surprît tout
étonné d'être encore là. Mais j'avais aussi des amis à
Londres. Ce qui m'attachait surtout à Venise, c'était le
désir de trouver un soulagement à cette profonde ten-
dresse que le fou avait excitée en moi. C'était peut-être
une vaine pensée, mais je m'imaginais que si jour par
jour je l'observais assidûment sans le perdre de vue , si
j'étudiais tous les battements de son cœur avec ce zèle
que mettent les hommes à étudier quelque art obstiné
pour leur propre bien, et si je parvenais, à force de
patience, à trouver une issue dans les cavernes de son
esprit, je pourrais peut-être le tirer de son état téné-
breux. En fait d'amitiés j'avais été très heureux ; et
cependant je ne vis jamais personne que j'aurais plus
volontiers aimé à appeler mon ami. Cette pensée n'eut
aucune suite. De tels rêves de bien sans fondement vont
et viennent, dans la foule ou la solitude, et ne laissent
aucune trace ; mais ce dessein laissa pendant de longues
années son impression dans mon esprit. Le lendemain
matin, pressé par mes afl'aires, je quittai la brillante
Venise.
Après bien des années et bien des changements j'y
retournai. Le nom de Venise et son aspect étaient les
mêmes. IMais Maddalo voyageait au loin, dans les mon-
tagnes de l'Arménie. Son chien était mort ; sa lille était
maintenant devenue une femme, telle que mon destin a
été d'en rencontrer peu ; une merveille de cette terre où
il y a si peu de mérite li'anscendant, uuc viaie fenmie
de Shakespeare. Elle reçut l'ami de son père avec bonté
et une grâce plus que courtoise ; et quand je lui demandai
des nouvelles du maniaque abandonné, elle interrogea
JULIEN ET MADDALO 391
sa mémoire et me raconta, telle qu'elle lavait entendue,
cette lugubre histoire : « la santé de ce pauvre malheu-
reux avait commencé à faiblir deux ans après mon
départ ; alors, la dame qui lavait laissé revint. Elle
avait eu l'air impérieux ; mais maintenant ses regards
s'étaient adoucis ; peut-être le remords l'avait abattue. A
son arrivée il se trouva mieux ; et ils restèrent ensemble
chez mon père (je jouais, il m'en souvient, avec le
châle de la dame ; je pouvais avoir six ans) ; Mais enfin,
elle le laissa. »
— « Quoi ! son cœur a pu être si dur ! Comment
cela finit-il ? »
— « N'était-ce pas assez ? Ils se rencontrèrent, ils se
séparèrent. »
— « Enfant, est-ce tout ? »
— <i Dans cet intervalle, on sut à peu près par la
presse comment ils sétaient rencontrés et pourquoi ils
s'étaient séparés. Mais si tes yeux vieillis ne veulent pas
mouiller ces joues ridées des larmes que fait couler le
souvenir de la jeunesse, ne m'en demande pas davan-
tage ; laissons les années silencieuses se fermer et se
sceller sur leur mémoire, comme le marbre muet où
gisent leurs cadavres. »
Je la pressai et la questionnai encore. Elle me dit
comment tout était arrivé... Mais le monde froid ne le
saura pas.
APPENDICE
NOTE DE L AVERTISSEMENT
Pour quelques parties de l'œuvre de Shelley, le chemin
nous était fraye par d'excellents essais de traduction, tels
que ceux de M'"« Tola Dorian pour les Cenci et ['Hellas, de
M. Sarrazin pour VAlastor, de F. V. Hugo jiour quelques
fragments de la Reine Mab, de M. Maurice Boucher pour un
assez grand nombre de poésies détachées. Tout en cher-
chant à lutter avec ces traductions de fidélité et d'exacti-
tude, nous n'avons pas alTeclé de nous en écarter là où il
nous semblait qu'il n'était ()as possible de faire autrement,
ni d'éviter des rencontres matériellement commandées par
les exigences d'une traduction à peu près littérale, la seule
qui puisse avoir quelque mérite, quand il s'agit d'un poète
aussi hardi, aussi original, aussi subtil que Shelley.
II
Nous donnons ici la traduction des principales variantes intro-
duites far Shelley dans le poème qu'il a tiré d^ /a rkine mab,
intitulé: le démon du monde.
Page 13 : Le Squelette au sceptre de fer, qui règne sur
les sépulcres infects, a-t-il pu, aux chiens de l'enfer cou-
chés sous son trône, jeter une si belle proie?
îbid. : Ou bien est-ce que les Sommeils aux ailes de duvet
ont charmé leur nourrice Silence près de ses paupières
pour veiller sur leur repos? Iront-ils, quand le rayon du
matin coulera à travers ces deux sources de lumière,
394 APPENDICE
chercher h)in du bruit et du jour quehjue caverne occiden-
tale, où les bois et les courants tissent avec les douces et
calmes brises un berçant murmure ?
Non, lanthe ne dort pas le sommeil sans rêve de la mort;
et dans sa chambre éclairée par la lune, Henri n'écoute pas
en silence palpiter son pouls régulier, ne regarde pas se
succéder sur sa joue délicate les reflets nuancés de la
large lune, n'endure pas les fatigues d'une nuit de veille,
sans une récompense assurée...
Ecoutez! Doù vient ce son retentissant? Il est comme
le concert prodigieux qui se fait entendre autour d'une
ruine solitaire, quand les vents d'est soupirent et que les
vagues du soir répondent en chuchotements du rivage; il
est plus étrange que les notes sans mesure que des lyres
invisibles des vallées et des bocages tirent les génies des
brises. Flottant sur des vagues de musique et de lumière,
le char du Démon du Monde descend dans son silencieux
pouvoir ; sa fo'rme repose à l'intérieur, légère comme un
nuage qui ne retient «|ue la plus pâle teinte du jour (|uand
le soir cèdcï à la nuit, biillanle comme cette trame fibreuse,
quand les étoiles revêtent leur robe éphémère. Quatre
ombres sans forme , brillantes et belles, tirent cet étrange
char de gloire ; des rênes de lumière répriment leur célé-
rité qui nesl pas de la terre; elles s'arrêtent et replient
leurs ailes d'air tressé; le Démon se pciicliant sur son
char éthéré regardait la vierge assoupie. Œil humain n'a
jamais vu forme aussi Atntastique, aussi brillante, aussi
belle que celle qui, sur le sommeil enchanté de la vierge
agitant une baguette étoilée , était suspendue comme une
buée de lumièi-e. Puis des sons, comme la respiration des
brises odorantes au réveil du printemps, s'élevèrent tout
autour, remplissant la chambre cl le ciel éclairé par la
lune.
« Vierge, l'esprit le plus sublime 'du monde sous l'ombre
de ses ailes envelo|)pe tout ce (|ue la mémoii-e doit con-
server de la ruine des plus divines choses, sentiments qui
te leurrent pour te trahir, et lueurs de pensées qui s'éva-
nouissent.
APPENDICE 395
« Car tu asoblenu une puissante Aiveur : los vérités que
les plus sages poètes ne voient qu'obscurément, ton esprit
peut les laire siennes, reconnaissant sa propre majesté,
admis à létal plus divin d'une solitude oublieuse d'elle-
même.
« Tu méprises la Coutume, et la Foi, et la Force; ton
coeur est libre et de haine et de crainte ; lu brûles ardente
et pure comme le jour; lu es pour la sombre el froide mor-
talité une lumière vivante, pour la réjouir longtemps, au
milieu des feux de bivouac du monde.
« Du sanctuaire intime de la nature, où dieux el démons
s'inclinent el adorent, Esprit de majesté, que ce soit donc
ton rôle de saisir la flamme, de déchirer le voile où le
vaste serpent Eternité est pour toujours couché dans son
sommeil enchanté.
« Que tout ce qui inspire ta voix d'amour, ou parle dans
les yeux toujours ouverts, ou à travers ton organisme
brûle ou se meut, pense ou sent, se réveille et se lève!
Esprit, abandonne pour la mienne et pour moi la vaine
imitation de la terre ! »
Le Démon se tut, et de la muette et immobile forme un
espi'it radieux s'éleva, toute beauté dans sa pureté nue.
Revêtu de ses teintes humaines, il monta, fendant devant
lui les nuages d'argent, il se dirigea vers le char, et prit
place à côté du Démon. Obéissant à l'essor d'un chant
aérien, les puissants coursiers déployèrent leur ailes pris-
matiques. Le char magique s'ébranla. La nuit était belle;
d'innombrables étoiles parsemaient la voûte bleu sombre
du ciel ; à Torient, la vague pâlissait sous le premier sou-
rire du matin...
Page 20 : aussi belle, aussi merveilleuse que le temple
éternel. Les éléments de tout ce que l'humaine pensée
peut composer d'adorable ou de sublime s'unissent pour
élever l'édifice, et rien de ce qui est terrestre ne peut don-
ner une image de sa majesté. Cependant la voûte du soir
ressemble partaitement à celle salle féerique ; comme le
ciel s'appuyant sur la vague, elle étend ses parquets de
lumière éblouissante, el son vaste dôme d'azur ; el sur le
396 APPENDICE
bord de cet obscur abîme où des créneaux de cristal sont
suspendus sur le gouffre du monde ténébreux, dix mille
sphères épandent leur éclal à travers ses portes de dia-
mant.
Le char magique s'arrêta ; le Démon et lEsprit entrèrent
par les portes élernelles. Les nuages d'or aériens qui dor-
maient sur les vagues étincelantes sous le pavillon d'azur
ne tremblèrent pas sous leurs pas éthérés ; tandis que les
brumes légères et odorantes flottaient aux accords dune
mélodie pénétrante à travers les vastes colonnes et les
châsses de perle.
Le Démon et l'Esprit approchèrent du créneau suspendu;
au dessous s'étend l'univers sans bornes!...
Pendant que l'Esprit s'arrêtait en extase, il vif bientôt,
à mesure que les sphères passaient rapidement devant lui,
d'étranges choses apparaître dans l'intérieur de leurs
orbes : comme des délires animés, se mouvaient des
ombres confuses, et des squelettes, et des formes diabo-
liques se pressant en foule autour de tombeaux humains,
et scul])tant sur les morts en l'honneur de cha((ue mémoire
des inscriptions en vers, telles ([ue les formulent les dieux
malfaisants, flétrissant les espérance des hommes, quand le
ciel et l'enfer confondus éclatent en ruines sur le monde;
et ils élevaient de vastes trophées, instruments de meur-
tre, os humains, or barbare, peaux arrachées à des hom-
mes vivants, tours formées de crânes avec des trous sans
regards ouverts du côté d'un ciel plus aveugle encore,
mitres et couronnes, et chars de bron/e souillés de sang,
et listes de mystiques méfaits, les codes sanglants du véné-
rable crime. Quand ces ombres eurent passé, vint un sem-
blant de roi sur son trône, portant au front une
triple couronne ; sa contenance était calme , son d'il
sévère et froid , mais sa main droite portait une pièce
de monnaie ensanglantée, et il rongeait, par moments,
avec de secrets sourires, un cu'ur humain caché sous
sa robe ; et des formes de toutes couleurs, une nom-
breuse multitude, s'agenouillaient autour de lui, le sein
nu, la tète courbée, avec i\i: faux ri'gai(l:> d'une vraie soumis-
APPENDICE 397
sion ; tandis que la sphère roulait, ne permettant à aucun
œil d'èlre témoin de leur infâme honte, honte que des
cœurs humains peuvent sentir, mais que des langues hu-
niaines tremblent d'exprimer. Ils entraient dans une horrible
rage, exhalant en mépris d'eux-mêmes de furieux blas-
j)hèmes contre le Démon du Monde, et levant bien haut
leurs mains armées vers les lieux où le pur Esprit, serein
dans son inaltérable sécurité, se tenait debout sur un
pinacle isolé, ayant au-dessous de lui l'océan agité des
âges, au-dessus la profondeur de lunivers sans bornes,
et tout autour Iharmonie immuable de la Nécessité.
Page 70 : « Le Génie t'a aperçue dans ses rêves passion-
nés, et d'obscurs pressentiments de ta beauté, hantant le
cœur humain, y ont profondément enraciné cette espé-
rance, que l'orgueilleux Pouvoir du Mal ne secouera pas
toujours sur ce monde si beau la peste et la guerre, ou que
ses esclaves, avec des blasphèmes pour prières et du sang
humain pour sacrifices, ne s'inclineront pas toujours en
adoration devant son sanctuaire, ou que l'Erèbe avec
toutes ses légions de démons ne se lèvera pas toujours
pour submerger dans l'envie et la vengeance l'intrépide et
et le bon, qui ose délier son trône, fùt-il entouré de l'om-
nipotence de la Mort. Tu as vu son empire sur le présent
et le passé : spectacle désolé ! Jette maintenant les yeux
sur le mien, l'avenir... Esprit, contemple ta glorieuse des-
tinée ! »
L'Esprit vit le vaste corps du monde renouvelé sourire
dans le sein du Chaos, et le sentiment de l'espérance
répandit à travers sa belle trame un éclat aussi varié que
celui qu'un soir d'été jette sur les nuages onduleux et
les lacs assombris. Semblable aux vagues soupirs du
vent du soir, qui réveille les petites vagues de la mer
assoupie, et meurt en créant son haleine, tombe et s'élève,
s'abat et se gonfle par accès ; tel était le doux courant de
pensée qui, d'un mouvement capricieux, soufflait sur les
sympathies humaines de lEsprit. La puissante marée de
pensée qui venait du Démon s'était un instant arrêtée, elle
recommença à couler comme le flot de l'Océan :
Hmîde . I — 23
398 APPENDICE
« Il m'est donné tVobserver les prodiges du monde
humain, espace, matière, temps et esprit ; que cette vue
fasse renaître et tbrlifie toute ton espérance défaillante...
« La vaste étendue du désert desséclié et sablonneux est
aujourd'hui féconde en ruisseaux sans nombre et en bois
ombreux; et là où la solitude Iressaillait d'entendre un
sauvage conquérant souillé du sang des siens chanter sa
victoire, ou le serpent plus doux écraser les os de quelque
frêle antilope dans ses replis d'airain, la clairière pleine de
rosée, offrant sou doux encens au lever du soleil, sourit
de voir un enfant devant la porte de sa mère partager avec
le basilic vert et d'or qui vient lui lécher les pieds son
repas du matin...
« L'homme ne tue plus la bêle qui joue autour de sa de-
meure, ne dévore plus affreusement sa chair déchirée, ou
ne boit plus son sang vital, (jui comme un courant empoi-
sonné coulait dans ses veines enliévrées, nourrissant une
peste qui secrètement consumait son faible corps
Page 72 : « Qu'il est aimable le front intrépide de la jeu-
nesse ! qu'ils sont doux les sourires de l'enlanee sans
tache !...
« Les temples de la Crainte et du Mensonge n'entendent
plus la voix qui autrefois appelait les multitudes à la
guerre, emplissant toutes leurs nefs de son tonnerre ;
aujourd'hui à la mort ne répond plus que le chaut funèbre
du vent mélancolique
Page 7.5 ; « N'y a-t-il pas en toi des espérances (|u"a coulir-
mées la vision de la chaîne du progrès graduel de l'être?
Espérances que toi, et les flambeaux vivants de l'esprit,
aussi radieux et aussi purs que loi, avez fait briller sur les
sentiers des hommes! Retoui-ue, Esprit supérieur, à ce
monde, etc. »
Page 76 : Le Démon appela ses ministres ailés
Puis l'Esprit descendit; et, quittant la terre, les ombres
de leurs ailes rapides regagnèrent aussi vite que la pensée
la lumière du Ciel... Le Corps et l'Ame, etc..
TABLE
DU PREMIER VOLUME
Pages.
Avertissement du Traducteur 5
Dédicace 9
Reine Mab 11
Alastor ou l'Esprit de la Solitude 78
Laox et Cythna 103
Rosalinde et Hélène 323
Vers écrits au milieu des montagnes euganéennes.. 361
Julien et Maddalo 370
Appendice 393
ERRATA
Page 41. lig. 10. lire : dépouillés de leitrs aimables formes...
Page 1S2, str. XXII, lire : dans ses hideux repaires...
Page 215, str. VIII, lire : «/ors une fête...
Page 260. str. XXVIII, lire : ses 7nille échos...
TOURS. — IMP, E. ARRAULT ET C"
Date Due
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