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Full text of "Oeuvres poétiques complètes de Shelley / traduites par F. Rabbe ; précédées d'une étude historique et critique sur la vie et les oeuvres de Shelley. -"

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THE   CARSWELL    COMPANY    LfMITFn 


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ŒUVRES  POETIQUES  COMPLETES 

DE 

SHELLEY 


ŒUVRES  POETIQUES 

COMPLÈTES  / 

DE 

SHELLEY 


TRADUITES  PAR 

F.    R  A  B  B  E 

PRÉCÉDÉES  d'une  ÉTUDE   UISTOUIQUE   ET  CRlTIyUE   SUR  LA   VIE   ET  LES  OEUVRES 
DE  SIIELLEY 


TOME    PREMIER 


«  La  poésie  immortalise  tout  ce  qu'il  y  a  de 
meilleur  et  de  plus  beau  dans  le  monde.  » 
(SuELLEY  :  Défense  de  la  poésie.) 


PARIS 

NOUVELLE    LIBRAIRIE    PARISIENNE 

E.  GIRAUD  ET  C'«  ÉDITEURS 

18,    RUE   DROUOT,    18 

1885 

Tous  droits  réieivés 


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AVERTISSEMENT 


En  entreprenant  cette  traduction  des  Poé- 
sies de  Shelley,  nous  nous  sommes  demandé 
s'il  ne  fallait  pas  faire  un  choix  des  parties  les 
plus  complètes  et  les  plus  achevées,  et  laisser 
de  côté  les  fragments,  les  essais  et  les  poèmes 
qui,  de  l'aveu  des  meilleurs  juges,  semblent 
inférieurs  et  indignes  de  lui.  Une  étude 
approfondie  de  l'ensemble  de  son  œuvre  nous 
a  convaincu  qu'il  s'y  trouve  une  unité  de  vues 
et  d'inspiration  trop  accentuée  pour  nous 
permettre  de  la  briser  au  caprice  de  notre 
propre  critique,  et  nous  exposer  à  priver 
le  lecteur  du  puissant  intérêt  qu'il  peut  pren- 
dre à  suivre  pas  à  pas  la  marche  de  sa  pen- 
sée toujours  progressant,  toujours  s'élevant 
et  s'épurant,  à  mesure  qu'il  réalise  sous  des 
formes  de  plus  en  plus  parfaites  son  idéal 
poétique. 


6  AVERTISSEMENT 

Une  traduction  qui  se  bornerait  aux  grands 
poèmes  ne  donnerait  que  la  moitié  de  Shelley, 
et  laisserait  dans  l'ombre  les  parties  secon- 
daires, si  Ton  veut,  mais  cependant  si  origi- 
nales et  si  variées  de  son  génie.  Nous 
connaissons  tel  admirateur  de  Shelley  qui 
préfère  a.u.  Prométhée  délivré  l'Ode  à  V Alouette 
ou  au  Vent  d'Ouest.  Il  y  a  dans  Shelley,  pour 
le  moins,  une  demi-douzaine  de  poètes  :  le 
poète  philosophique  dans  la  Reine  Mab,  le 
Prométhée,  la  Magicienne  de  V Atlas;  le  poète 
épique  duns  Laon  et  Cythna  ;  le  poète  tragique 
dans  les  Cenci  et  Charles  P'  ;  le  poète  de  la 
vie  familière  dans  Julien  et  Maddalo  et  la 
Lettre  à  M"^"  Gisborne  ;  le  poète  satirique  dans 
Peter  Dell  III  ;  le  poète  comique  et  burlesque 
da,nsSwellfoot  Tyran ;\e  poète  mystique  dans 
l'Epipsychidion  ;  le  poète  élégiaque  dans  Ado- 
nais  ;  le  poète  lyrique  dans  les  chœurs  du  Pro- 
méthée et  de  VlIellaSf  et  dans  cent  autres 
petits  poèmes. 

Nous  avons  réuni  dans  les  deux  premiers 
volumes  les  œuvres  capitales  soit  par  leur 
étendue,  soit  par  leur  importance  au  point  de 
vue  du  développement  de  l'idée  shelléienne. 
^Le  troisième  est  réservé  aux  pièces  de  moin- 
dre haleine,  que   Shelley  écrivait  au  jour  le 


AVERTISSEMENT  7 

jour  sous  l'impression  de  ses  joies  ou  de  ses 
tristesses,  de  ses  enthousiasmes  ou  de  ses 
abattements,  de  ses  rêveries  ou  de  ses  colè- 
res, des  événements  de  sa  vie  privée  ou  de  sa 
vie  publique.  A  l'aide  de  ces  petits  poèmes,  dont 
la  plupart  sont  de  purs  et  rares  joyaux,  le  lec- 
teur pourra  assister,  année  par  année,  jour 
par  jour,  aux  émotions,  aux  passions,  aux  es^ 
pérances,  aux  déceptions  et  aux  désespoirs  qui 
se  pressent  et  tourbillonnent  dans  cette  âme 
affamée,  mais  jamais  assouvie,  de  lumière  et 
de  beauté.  Les  poésies  de  Shelley,  c'est  toute 
son  âme,  toute  sa  vie ,  tout  son  être  :  aucun 
poète  ne  s'est  identifié  à  ce  point  avec  son 
œuvre.  Elles  doivent  être  le  commentaire  tou- 
jours présent  de  sa  biographie,  esquissée  dans 
le  volume  qui  accompagne  cette  traduction  (1), 
et  qui  en  est  inséparable,  parce  que  l'histoire 
de  la  vie  de  Shelley  est  avant  tout  Thistoire 
de  son  âme  et  de  ses  poèmes  où  il  l'a  versée 
tout  entière.  Nous  n'avons  ajouté  à  la  traduc- 
tion que  les  notes  essentielles  à  l'intelligence 
du  texte,  nous  rappelant  que  Shelley,  à  ren- 
contre de  plusieurs  poètes  ses  contemporains, 
professait  qu'une  belle  poésie  doit  être  par 

(1)  Histoire  de  (a  vie  et  des  Œuvres  de  Shelley,  1  v. 


8  AVERTISSEMENT 

elle-même  assez  claire,  assez  transparente, 
pour  se  passer  d'explication  et  de  commen- 
taires. Nous  laisserons  à  d'autres  (et  ils  ne 
manqueront  pas)  la  stérile  besogne  de  dissé- 
quer le  poète  et  d'obscurcir  les  nuages  en  vou- 
lant les  dissiper. 

Si  Shelley  écrivait  pour  ceux  qu'il  appelait 
cuveToi,  les  initiés,  cette  initiation  ne  suppose 
l'intelligence  d'aucune  formule  cabalistique, 
d'aucune  doctrine  ésotérique  et  mystérieuse, 
d'aucune  psychologie  transcendante  et  mor- 
bide, mais  seulement  une  certaine  dose  d'idéa- 
lisme, et  surtout  l'amour  sincère  et  désinté- 
ressé du  vrai  et  du  beau  dans  la  nature  et 
dans  l'art. 

F.  Rabbe. 


A  M.  H.   SIGNORET 

DÉDICACE     DU     TRADUCTEUR 


«  Qu'il  est  doux  de  s^asseoîr  et  de  lire  les 
contes  des  jouissants  poètes,  et  d'entendre  tou- 
jours la  suave  musique,  lorsque  V attention 
tombe,  remplir  la  pause  obscure!  » 

Shelley  :  Fvagm. 

«  Bientôt  mes  paroles  humaines  trouvèrent 
de  la  sympathie  dans  des  cœurs  humains.  Les 
plus  purs  et  les  meilleurs,  comme  un  ami  avec 
un  ami ,  firent  cause  commune  avec  moi  ; 
ils  furent  en  petit  nombre,  mais  résolus.  » 

Shelley  :  Laon  et  Cythna,  IX,  9. 

Ces  vers  de  Shelley  vous  rappelleront  les 
doux  moments  passes  en  sa  compagnie,  et  la 
grande  part  que  vous  et  vos  amis  avez  bien 
voulu  prendre  à  ce  trop  faible  hom,mage  rendu 
a  son  génie. 

F.  R. 


1* 


REINE    MAB 

POÈME   PHILOSOPHIQUE 


A   HARRIET. 

Quelle  est  celle  dont  lamour,  illuminant  le 
monde,  sait  parer  la  flèche  empoisonnée  de  son 
m.épris?  Quelle  est  celle  dont  la  chaude  et  partiale 
estime  est  la  plus  douce  récompense  de  la  vertu? 

Sous  les  yeux  de  qui  mon  âme  renaissante 
a-t-elle  mûri  en  hardiesse  vertueuse  ?  Dans  quels 
yeux  ai-je  regardé  tendrement,  et  aimé  le  plus 
l'espèce  humaine  ? 

Harriet  !    dans  les   tiens Tu   as    été   mon 

esprit  purificateur  ;  tu  as  été  l'inspiratioyi  de  mon 
chant;  elles  sont  tiennes,  ces  premières  fleurs  sau- 
vages, quoique  tressées  par  moi. 

Alors  presse  dans  ton  sein  ce  gage  d amour  ;  et 
sache  qu'en  dépit  des  vicissitudes  du  temps  et  de 
révolution  des  années,  toute  fleurette  cueillie  dans 
m.on  cœur  est  consacrée  au  tien! 

1813. 


REINE   MAB 


I 


Quel  prodige  que  la  Mort  !...  la  Mort,  et  son  frère 
le  Sommeil!  L'une,  pâle  comme  la  lune  qui  là-bas  s'éva- 
nouit, avec  des  lèvres  dun  bleu  livide  ;  l'autre,  rosé 
comme  le  matin,  quand,  trônant  sur  la  vague  de  l'Océan, 
il  empourpre  le  monde  ;  tous  deux  dans  leur  passage, 
prodigieux  mystère  ! 

Le  sombre  pouvoir  qui  règne  sur  les  sépulcres  infects 
s'esl-il  donc  emparé  de  son  âme  innocente?  *  Cette  incom- 
parable forme,  que  l'amour  et  l'admiration  ne  peuvent 
voir  sans  un  batiemimt  de  cœur,  ces  veines  d'azur  qui 
serpentent  comme  des  courants  le  long  d'un  champ  de 
neige,  cet  adorable  contour,  beau  comme  un  marbre 
respirant,  tout  cela  doit-il  périr  ?  Le  souffle  de  la  putré- 
faction ne  doii-il  rien  laisser  de  cette  apparition  céleste 
que  hideur  et  que  ruine  ?  ne  rien  épargner,  qu'un  lugu- 
bre thème  sur  lequel  le  cœur  le  plus  léger  pourra 
moraUser  ?...  Ou  n'est-ce  qu'un  doux  assoupissement 
envaliissant  les  sens,  que  le  souffle  du  matin  rosé  fait 
fuir  dans  les  ténèbres  ?  L\>"the  s'éveillera-t-elle  encore, 
pour  rendre  la  joie  ù  ce  cœur  fidèle  dont  l'esprit  sans 
sommeil  est  aux  aguets  pour  saisir  lumière,  vie,  extase 
dans  son  sourire  ?  * 


*  Les  astérisques  renvoient  aux  notes    de  l'Appendice,  page 
correspondante . 


14  ŒUVRES   POÉTIQUES   DE   SHELLEY 

Oui!  elle  s'éveillera  encore,  quoique  ces  membres  lumi- 
neux soient  sans  mouvement,  et  silencieuses  ces  douces 
lèvres,  qui  naguère,  respirant  l'éloquence,  auraient 
pu  apaiser  la  rage  du  tigre,  et  fondre  le  cœur  glacé 
d'un  conquérant.  Ses  yeux  humides  de  rosée  sont  clos, 
et  de  leurs  paupières,  dont  le  lin  tissu  cache  à  peine  à 
l'intérieur  les  orbes  bleu  sombre,  l'enfant  sommeil  a  fait 
son  oreiller;  ses  tresses  d'or  ombragent  l'orgueil  sans 
tache  de  son  sein,  se  tordant  comme  les  vrilles  d'une 
plante  parasite  autour  d'une  colonne  de  marbre. 

Ecoutez  !  D'où  vient  ce  son  éclatant  ?  Il  est  comme  le 
murnuu'e  prodigieux  qui  s'élève  autour  d'une  ruine 
solitaire  et  que  les  échos  du  rivage  font  entendre  le  soir 
à  l'enthousiaste  errant  ;  il  est  plus  doux  que  le  soupir 
du  vent  d'ouest;  il  est  plus  fantastique  que  les  notes 
sans  mesure  de  cette  étrange  lyre  dont  les  génies  des 
brises  touchent  les  cordes.  Ces  lignes  de  lumière  irisée 
sont  comme  des  rayons  de  lune  tombant  à  travers  les 
vitraux  d'une  cathédrale  ;  mais  les  nuances  sont  telles 
qu'elles  ne  peuvent  trouver  de  comparaison  sur  la  terre. 

Regardez  le  char  de  la  Reine  des  Fées  !  Les  célestes 
coursiers  frappent  du  pied  l'aii-  résistant  ;  ils  replient  à 
sa  parole  leurs  ailes  transparentes,  et  s'arrêtent  obéis- 
sant aux  guides  de  lumière...  La  Reine  des  Enchante- 
ments les  fit  entrer  ;  elle  répandit  un  charme  dans  l'en- 
ceiiUe,  et,  se  penchant  toute  gracieuse  de  son  char 
élhéré,  elle  regarda  longtemps,  et  silencieusement,  la 
vierge  assoupie. 

Oh  !  non,  le  poète  visité  parles  visions  dans  ses  rêves, 
quand  des  nuages  d'argent  flolteiU  dans  son  cerveau 
lialluciné,  quand  chaque  apparition  de  l'adorable,  de 
l'étrange  et  du  grand,  l'étonné,  le  ravit,  et  l'élève,  quand 


REINE   MAB  15 

sa  fantaisie,  d'un  coup  d'œil,  combine  le  merveilleux  et  le 
beau,  non,  le  poète  n'a  jamais  vu  forme  aussi  brillante, 
aussi  belle,  aussi  fantastique  que  celle  qui  guidait  les 
coursiers  aériens  et  versait  la  magie  de  son  regard  sur 
le  sommeil  de  la  vierge. 

La  jaune  et  large  lune  brillait  confusément  à  travers 
sa  forme,  forme  d'une  parfaite  symétrie  ;  le  char  perlé 
et  translucide  ne  dérangeait  pas  la  ligne  de  la  lumière 
lunaire.  Ce  n'était  point  un  spectacle  de  la  terre.  Ceux 
qui  purent  contempler  cette  vision  dépassant  toute 
splendeur  humaine,  ne  virent  ni  la  jaune  lune,  ni  la 
scène  mortelle  ;  ils  n'entendirent  ni  le  bruit  du  vent  de 
nuit  déchaîné,  ni  aucun  son  de  la  terre  ;  ils  ne  virent 
que  l'apparition  féerique,  n'entendirent  que  les  accents 
célestes  qui  remplissaient  ce  séjour  solitaire. 

Le  corps  de  la  Fée  était  transparent  ;  ce  nuage  fibreux 
là-bas,  qui  ne  retient  que  la  plus  pâle  teinte  du  soir, 
et  que  l'œil  attentif  peut  à  peine  saisir  quand  il  fond 
dans  l'ombre  du  crépuscule  oriental,  est  à  peine 
aussi  délié,  aussi  transparent .  La  belle  étoile ,  qui 
diamante  la  couronne  étincelante  du  matin,  ne  jette 
pas  une  lumière  aussi  douce,  aussi  puissante  que  celle 
qui,  jaillissant  des  formes  de  la  Fée,  répandait  tout  autour 
sur  la  scène  un  halo  de  pourpre  et,  avec  un  mouvement 
d'ondulation,  dessinait  gracieusement  ses  contours.  De 
son  char  céleste  la  Reine  des  Fées  descendit,  et  trois 
fois  elle  agita  sa  baguette  enlacée  de  guirlandes  d'ama- 
ranthe  ;  sa  forme  mince  et  brumeuse  suivait  les  mouve- 
ments de  l'air  ;  et  les  sons  clairs,  argentins  de  sa  voix, 
quand  elle  parla,  furent  tels  qu'ils  ne  pouvaient  être 
entendus  que  d'une  oreille  spécialement  douée. 

«   Astres  !  répandez  votre  plus  balsamique  influence  î 


16  œUVRES   POÉTIQUES   DE    SHELLEY 

Eléments  !  suspendez  votre  colère  t  Dors ,  Océan  , 
dans  les  chaînes  de  rochers  qui  forment  ton  domaine  1 
Qu'on  ne  voie  pas  un  souffle  agiter  les  herbes 
qui  croissent  là -bas  au  sommet  de  la  ruine  !  Que 
le  fil  de  la  vierge  toujours  en  mouvement  dorme 
lui-même  sur  l'air  immobile  !...  El  toi,  Ame  dianthe, 
toi  seule  jugée  digne  de  la  faveur  enviée,  réservée  aux 
bons  et  aux  sincères,  à  ceux  qui  ont  lutté,  et  qui,  à 
force  de  résolution,  ont  triomphé  de  l'orgueil  et  des 
bassesses  de  la  terre,  brisé  les  chaînes...  les  chaînes  de 
glace  de  la  coutume,  et  fait  briller  sur  leur  âge  les 
astres  du  jour...  Ame  d'Ianihe  !  Eveille-toi!  Debout!  » 

Soudain  se  leva  l'Ame  d'Ianthe  ;  elle  apparut ,  toute 
belle,  dans  sa  pureté  nue,  parfaite  image  de  sa  forme 
corporelle.  Une  beauté  et  une  grâce  inexprimables  l'ani- 
maient ;  toute  tache  terrestre  avait  disparu  en  elle  ;  elle 
avait  repris  sa  dignité  native,  et  se  tenait  debout  immor- 
telle... sur  une  ruine! 

Sur  la  couche,  le  corps  gisait,  enveloppé  dans  les 
profondeurs  de  l'assoupissement  ;  ses  traits  étaient  fixes 
et  sans  expression  ;  cependant  la  vie  animale  était  encore 
là,  et  chaque  organe  accomplissait  encore  ses  fonctions 
naturelles  ;  c'était  un  spectacle  prodigieux  de  contempler 
à  la  fois  le  corps  et  l'àme.  C'étaient  les  mêmes  linéa- 
ments, une  parfaite  identité  extérieure.  Et  cependant, 
quelle  dillérence  !...  L'une  aspire  au  ciel,  ne  soupire 
qu'après  son  héritage  éternel,  et  toujours  changeante, 
toujours  s'élevant,  s'ébat  dans  l'être  sans  iin.  L'autre, 
pour  un  temps  jouet  involonlaiie  des  circonslances  et 
de  la|)assion,  s'agite  et  lutte  ;  il  traverse  dunvol  rapide 
sa  liisle  durée,  et  bientôt,  comme  une  machine  inutile 
cl  hors  de  service,  il  pourrit,  périt  et  passe. 


REINE   MAB  17 

LA  FÉE 

«  Esprit  !  qui  as  plongé  si  profond  ! . . .  Esprit,  qui  as 
plané  si  haut  !  Toi  l'intrépide,  toi  le  doux,  accepte  la 
faveur  due  à  ton  mérite...  Monte  dans  le  char  avec  moi.  » 

l'esprit 
«  Rêvé-je  ?...  Ce  sentiment  nouveau  n'est-il  qu'une 
vision,  un  fantôme  du  sommeil  ?...  S'il  est  vrai  que  je 
sois  une  âme,  une  àme  libre  et  dégagée  du  corps,  parle- 
moi  encore.  » 

LA  FÉE 

«  Je  suis  la  Fée  Mab  ;  il  m'est  donné  d'observer  les 
prodiges  du  monde  humain  ;  les  secrets  de  lincommen- 
surable  passé,  je  les  découvre  dans  les  consciences 
infaillibles  des  hommes,  ces  chroniqueurs  austères 
et  qui  ne  savent  point  flatter  ;  l'avenir,  je  le  déduis 
des  causes  qui  surgissent  dans  chaque  événement.  Ni 
l'aiguillon  que  le  souvenir  vengeur  plante  dans  le  sein 
endurci  de  l'homme  égoïste ,  ni  cette  palpitation  ex- 
tatique et  triomphante  qu'éprouve  le  sectateur  de  la 
vertu  quand  il  récapitule  les  pensées  et  les  actions  d'un 
jour  bien  rempli,  n'échappent  à  mon  regard,  et  je 
les  enregistre.  Même,  il  m'est  permis  de  déchirer  le 
voile  de  la  mortelle  fragilité,  afin  que  l'esprit,  revêtu 
de  son  immuable  pureté,  puisse  apprendi'e  comment 
réaliser  au  plus  tôt  la  grande  lin  pour  laquelle  il  existe, 
et  goûter  cette  paix,  dont  à  la  fin  toute  vie  doit  avoir  sa 
part.  C'est  la  récompense  de  la  vertu...  Heureuse 
Ame,  monte  dans  le  char  avec  moi.  » 

Les  chaînes  de  la  prison  terrestre  tombèrent  de  l'es- 
prit d'ianthe  ;  elles  éclatèrent  et  se  rompirent  comme 
des    liens    de    paille    sous    l'effort    d'un    géant    qui 


18  ŒUVRES   POÉTIQUES   DE    SHELLEY 

s'éveille.  Elle  s'aperçut  de  ce  glorieux  changement,  et 
sentit  dans  son  entendement  affranchi  s'ouvrir  de  toutes 
parts  de  nouveaux  ravissements  ;  chaque  rêverie  du  jour 
de  sa  vie  mortelle,  chaque  vision  délirante  des  sommeils 
qui  avaient  clos  une  journée  bien  remplie,  semblaient 
maintenant  se  réaliser  ! 

La  Fée  et  l'Ame  se  mirent  en  mouvement  ;  les  nuages 
d'argent  s'écartèrent  ;  et  comme  elles  montaient  sur  le 
char  magique ,  de  nouveau  l'ineffable  musique  se  fit 
entendre  ;  puis  les  coursiers  aériens  déployèrent  leurs 
ailerons  d'azur,  et  la  Fée,  secouant  les  rênes  irradian- 
tes, leur  ordonna  de  poursuivre  leur  roule. 

Le  char  magique  avançait...  La  nuit  était  belle,  et 
des  astres  sans  nombre  parsemaient  la  voûte  bleu  som- 
bre du  ciel.  Justement  au-dessus  des  vagues  orientales 
commençait  à  poindre  le  premier  fiiible  sourire  du 
matin...  Le  char  magique  avançait...  Sous  les  sabots 
éthérés  l'atmosphère  volait  en  étincelles  de  flamme,  et 
sur  le  senlier  des  roues  embrasées,  tournant  au-dessus 
du  pic  le  plus  élevé  des  montagnes,  était  tracée  une 
ligne  d'éclairs.  Maintenant  il  volait  bien  loin  au-dessus 
d'nn  roc,  la  dernière  arête  de  la  terre,  le  rival  des 
Andes,  dont  le  noir  sourcil  s'assombrissait  au-dessus  de 
la  mer  d'argent. 

Bien  ,  bien  au-dessous  du  sentier  du  char ,  calme 
comme  un  enfant  endoi'mi,  le  formidable  Océan  s'éten- 
dait. Son  calme  miroir  reflétait  les  pâles  et  défaillantes 
étoiles,  la  trace  enflammée  du  char  et  la  grise  lumière 
du  malin  colorant  les  nuages  floconneux  rpii  faisaient 
m\  dais  à  l'aurore.  Il  semblait  que  le  chemin  du  char 
s'ouvrait  à  travers  le  milieu  d'une  immense  voûte, 
rayonnante    de   millions    de  constellations ,  teinte    de 


REINE   MAB  19 

nuances  d'une  variété  infinie,  et  à  demi  entourée  d'une 
ceinture  doù  jaillissaient  d'incessants  météores. 

Le  char  magique  avançait...  A  mesure  qu'ils  appro- 
cliaient  de  leur  but,  les  coursiers  semblaient  ramasser 
leur  vitesse.  La  mer  ne  se  distinguait  plus  ;  la  terre 
apparaissait  comme  une  vaste  et  sombre  sphère  ;  l'orbe 
du  soleil,  dégagé  des  nuages,  tournait  à  travers  la  noire 
voûte  ;  ses  rayons  de  rapide  lumière  se  partageaient 
autour  du  char  plus  emporté  dans  sa  course,  et  retom- 
baient comme  l'embrun  floconneux  de  l'Océan  se  brisant 
sur  la  lame  bouillonnante  devant  la  proue  d'un  navire. 

Le  char  magique  avançait  toujours...  L'orbe  lointain 
de  la  terre  n'apparaissait  plus  que  comme  la  plus  petite 
lumière  clignotant  dans  le  ciel  ;  pendant  qu'autour  de  la 
voie  du  char,  d'innombrables  systèmes  roulaient  et  des 
sphères  sans  nombre  épanchaient  l'infinie  variété  de  leur 
gloire.  C'était  un  merveilleux  spectacle.  Quelques-unes 
étaient  cornues  comme  le  croissant  de  la  lune  ;  d'autres 
envoyaient  un  doux  rayon  d'argent  comme  Hesperus 
sur  la  mer  occidentale  ;  d'autres  s'élançaient  avec  des 
trainees  de  flamme,  comme  des  mondes  emportés  à  la 
mort  et  à  la  ruine;  d'autres  brillaient  comme  des  soleils, 
et,  sur  le  passage  du  char ,  éclipsaient  toute  autre 
lumière. 

Esprit  de  la  Nature!  Ici,  dans  ce  désert  interminable 
de  mondes,  dont  l'immensité  fait  chanceler  l'imagi- 
nation dans  son  essor  le  plus  hardi,  ici  est  ton  vrai 

temple! Cependant  la  plus  petite  feuille  qui  frissonne 

au  passage  de  la  brise  n'en  est  pas  moins  animée  de 
toi;  cependant  le  plus  chétif  ver  qui  rampe  dans  les 
tombeaux  et  s'engraisse  des  morts  n'en  participe  pas 
moins  à  ton  souffle  éternel Esprit  de  la  Nature! 


20  OEUVRES   POÉTIQUES  DE   SHELLEY 

0  toi,  impérissable  comme  cette  scène,  c'est  ici  qu'est 
ton  vrai  temple  ! 

II 

Si  la  solitude  a  jamais  conduit  tes  pas  au  rivage  plein 
d'échos  du  sauvage  Océan,  si  jamais  tu  y  as  séjourné 
jusqu'à  l'heure  où  le  large  orbe  du  soleil  semblait  se 
reposer  sur  la  vague  brunie,  tu  dois  avoir  remarqué  les 
lignes  d'or  poupre,  (|ui,  sans  mouvement,  restaient 
suspendues  sur  la  sphère  qui  sombre  ;  lu  dois  avoir 
remarqué  les  nuages  houleux,  frangés  d'un  insoutenable 
rayonnement,  se  dressant  comme  des  rocs  de  jais,  cou- 
ronnés de  guirlandes  de  diamants.  Et  cependant  il  y  a 
un  moment  où  le  point  le  plus  élevé  du  soleil  n'apparaît 
plus  que  comme  une  étoih;,  sur  le  bord  occidental  de 
l'Océan,  où  ces  nuages  d'or  floconneux,  ombrés  d'une 
pourpre  plus  profonde,  brillent  au  loin  comme  des  îles 
sur  le  bleu  sombre  de  la  mer  ;  alors  ta  liintaisie  a  pris 
son  essor  au-dessus  de  la  terre,  et  a  ferlé  son  aile 
fatiguée  dans  le  sanctuaire  de  la  Fée. 

Mais  ni  les  îles  d'or  élincelant  dans  cette  inondation 
de  lumière,  ni  les  rideaux  floconneux  tendus  sur  la 
brillante  couche  du  soleil,  ni  les  vagues  de  l'Océan 
bi'uni,  qui  pavent  ce  dôme  splendide,  ne  pourraient 
oUrii"  une  vision  aussi  belle,  aussi  merveilleuse  que  le 
palais  élhéré  de  Mab*.  Cependant,  il  ressemble  parfai- 
tement à  la  voûte  du  soir,  ce  palais  féerique  !  Comme  le 
ciel,  appuyé  sur  la  vague,  il  déployait  ses  parquets 
d'éblouissante  lumière,  son  vaste  dôme  d'azur,  ses 
fécondes  îles  d'or  llollanl  sur  une  mer  d'aigent;  pendant 
que  des  soleils  dardaient  leurs  rayons  confondus  à 
travers  les  nuages  des  ténèbres  environnantes,  cl  que 


REINE  MAB  21 

les  créneaux  de  perle  dominaient  de  toutes  parts  Tira- 
mensité  du  Ciel. 

Le  char  magique  s'était  arrêté.  La  Fée  et  l'Esprit 
entrèrent  dans  la  salle  des  Enchantements  ;  les  nuages 
d'or,  qui  roulaient  en  vagues  étincelantes  sous  le  dais 
d'azur,  ne  tremblèrent  pas  sous  leurs  pas  éthérés  ;  les 
brumes  lumineuses  et  vermeilles,  flottant  aux  accords 
de  la  pénétrante  mélodie,  à  travers  ce  séjour  qui  n'a  rien 
de  la  terre,  obéissaient  au  moindre  mouvement  de  leur 
volonté.  Sur  leur  ondulation  passive  l'Esprit  s'appuya, 
sans  user,  pour  jouir  des  béatitudes  variées  qui  se  pres- 
saient autour  de  lui,  du  glorieux  privilège  de  la  vertu  et 
de  la  sagesse. 

«  Esprit  !  »  dit  la  Fée,  en  lui  montrant  le  splendide 
dôme,  «  voici  un  spectacle  prodigieux,  et  qui  se  rit  de 
toute  grandeur  humaine.  Mais  si  la  vertu  n'avait  d'autre 
récompense  que  d'habiter  un  palais  céleste,  tout  aban- 
donnée aux  impulsions  du  plaisir,  et  murée  dans  la 
prison  de  son  propre  être,  la  volonté  de  l'immuable 
nature  ne  serait  point  accomplie.  Apprends  à  rendre  les 

autres  heureux Viens,   Esprit!    C'est  là   ta  haute 

récompense! Le  passé  va  se  dresser  devant  toi;  tu 

verras  aussi  le  présent  ;  et  je  t'enseignerai  les  secrets  de 
l'avenir.  » 

La  Fée  et  l'Esprit  s'approchèrent  du  créneau  plon- 
geant... Au  dessous,  gisait  l'univers  étendu!  Là,  jusqu'à 
la  ligne  la  plus  reculée  qui  peut  limiter  le  vol  de  l'imagi- 
nation, des  orbes  innombrables  et  sans  fin  enchevêtraient 
leurs  mouvements  compliqués,  obéissant  immuablement 
à  l'éternelle  loi  de  la  nature.  Au  dessus,  au  dessous, 
dans  toutes  les  directions,  les  systèmes  formaient  en 
tournant  un  désert  d'harmonie  ;  chacun  allant  sans  dévier 


22  OEUVRES   POÉTIQUES  DE    SHELLEY 

à  son  but,  dans  un  éloquent  silence,  à  travers  les  abîmes 

de  l'espace,  poursuivait  sa  prodigieuse  route Il  y 

avait  une  petite  lumière,  clignotant  dans  le  lointain  bru- 
meux ;  rien  que  l'œil  d'un  esprit  pouvait  apercevoir  cet 
orbe  roulant  :  rien  que  l'œil  d'un  esprit,  et  seulement  de 
ce  céleste  séjour,  pouvait  distinguer  chacune  des  actions 
des  habitants  de  cette  terre.  IMais  matière,  espace  et 
temps  n'ont  plus  d'action  dans  ces  aériennes  régions  ;  et 
la  sagesse  toute-puissante,  quand  elle  recueille  les  fruits 
de  son  excellence,  franchit  tous  les  obstacles  qu'une 
âme  terrestre   craindrait  dadVonler. 

La  Fée  désignait  la  terre.  L'œil  intellectuel  de  l'Esprit 
reconnut  les  êtres  de  sa  parenté.  Sous  son  regard,  les 
multitudes  pressées  apparaissaient  comme  les  citoyens 
d'une  fourmilière.  Quelle  merveille  !  que  toujours  les 
passions,  les  préjugés,  les  intérêts,  qui  animent  le  plus 
petit  être,  que  la  plus  faible  touche,  qui  met  en  mou- 
vement le  nerf  le  plus  délicat,  et  produit  dans  la  cervelle 
humaine  la  pensée  la  plus  élémentaire,  deviennent  un 
anneau  dans  la  grande  chahie  de  la  nature  ! 

«  Regarde,  cria  la  Fée,  les  palais  ruinés  de  Palmyre!.... 
Uegarde  I  ici  la  grandeur  faisait  trembler  ;  regarde  !  lù 
souriait  la  volupté  :  que  reste-t-il  aujourd'hui  ?  le  sou- 
venir de  la   folie   et   de  la   houle! Qu'y   a-t-il  là 

d'immortel?    Kien ces  ruines    sont    debout  pour 

raconter  une  mélancolique  histoire,  pour  donner  un 
terrible  avertissement  ;  bientôt  l'oubli  empoitera  silen- 
cieusement les  restes  de  leur  gloii'e.  Là,  monartjues  et 
conciuéianls  avec  orgueil  mirent  le  pied  sui'  des  millions 
d'honnnj^s  prosternés  —  tremblements  de  terre  de  l'hu- 
maint^  race,  connue  eux  oubliés,  quand  la  ruine  qui 
marque  leur  secousse  a  disparu. 


REINE   MAB  23 

«  A  côté  du  Nil  étemel,  les  Pyramides  ont  surgi.  Le 
Nil  poursuivra  sa  route  immuable  ;  ces  Pyramides 
tomberont  ;  oui  !  pas  une  pierre  ne  restera  debout  pour 
indiquer  le  lieu  où  elles  furent  :  leur  emplacement  même 
sera  oublié,  comme  l'est  le  nom  de  leur  architecte  ! 

«  Vois  là-bas  cette  région  stérile ,  où  maintenant  la 
tente  de  l'Arabe  errant  flotte  au  vent  du  désert.  Là  autre- 
fois le  temple  altier  de  l'antique  Salem  élevait  jusqu'au 
ciel  ses  mille  coupoles  d'or,  et  à  la  face  rougissante  du 
jour  exposait  sa  honteuse  gloire.  Oh  !  que  de  veuves, 
que  d'orphelins  ont  maudit  la  construction  de  ce  tem- 
ple !  que  de  pères,  consumés  par  le  travail  et  l'esclavage, 
ont  demandé  au  Dieu  de  la  pauvre  humanité  de  le 
balayer  de  la  terre,  et  d'épargner  à  leurs  enfants  la  tâche 
détestée  d'empiler  pierre  sur  pierre,  et  d'empoisonner 
ainsi  les  plus  beaux  jours  de  la  vie  pour  caresser  une 
vanité  de  vieillard  en  enfance  !...  Là,  une  race  inhumaine 
et  barbare  hurlait  de  hideuses  louanges  à  son  Dieu- 
Démon  1  Ils  se  ruaient  à  la  guerre,  arrachaient  des 
entrailles  des  mères  l'enfant  non  encore  né  ;  vieillards, 
enfants  mouraient  confondus  ;  leurs  bras  victorieux  ne 
laissaient  respirer  aucune  âme.  Oh  !  ce  furent  des 
démons  !  Mais  alors  qu'était  celui  qui  leur  enseigna  que  le 
Dieu  de  la  nature  et  de  l'amour  avait  autorisé  par  mie 
loi  spéciale  le  commerce  du  sang  ?  Son  nom  et  le  leur 
s'évanouissent,  et  les  contes  de  celte  barbare  nation, 
que  récite  l'imposture  jusqu'à  ce  que  la  terreur  y  croie, 
la  suivent  dans  l'oubli. 

«  Où  Athènes,  Rome  et  Sparte  étaient  debout,  là  main- 
tenant est  un  désert  moral  ;  ces  chétives  et  misérables 
huttes,  ces  palais  plus  misérables  encore,  contrastant 
avec  ces  vieux  temples,  qui  maintenant  s'émiettent  pour 


24  ŒUVRES   POÉTIQUES   DE   SHELLEY 

l'oubli  ;  les  longues  et  solitaires  colonnades,  à  travers 
lesquelles  rôde  le  spectre  de  la  Liberté,  font  l'effet  aujour- 
d'hui d'un  air  bien  connu  que  nous  avons  aimé  entendre 
dans  quelque  endroit  cher  à  notre  Ame,  dont  nous  nous 
souvenons  maintenant  avec  tristesse.  ]\Iais  combien 
plus  frappant  encore  et  plus  sombre  est  le  contraste 
qu'offre  ici  la  nature  humaine  !  Oii  Socrate  expira, 
un  esclave  des  tyrans,  un  lâche  et  un  fou  sème  la  mort 
autour  de  lui,  puis,  frémissant,  trouve  la  sienne.  Où 
Cicéron  et  Antoine  vécurent,  un  moine  encapuchonné  et 
hypocrite  prie,  maudit  et  ment. 

«  Esprit!  dix  mille  ans  à  peine  ont  passé  depuis;  sur 
cette  terre  inculte  où  maintenant  le  sauvage  boit  le  sang  de 
son  ennemi,  et  singeant  les  fds  de  l'Europe  fait  retentir  le 
chant  impie  de  la  guerre  ,  s'élevait  une  cité  puissante, 
métropole  du  continent  occidental.  Là,  maintenant,  la 
colonne  couverte  de  mousse,  rongée  par  la  morsure 
incessante  du  temps,  qui  jadis  semblait  devoir  survivre 
à  tout  excepté  à  la  ruine  de  son  propre  pays  ;  la  vaste 
scène  de  la  forêt,  rude  dans  l'inculte  beauté  de  ses  jar- 
dins depuis  longtemps  devenus  sauvages,  semblent  au 
voyageur  dont  malgré  lui  le  hasard  a  retenu  h'S  pas 
dans  ce  désert,  avoir  toujours  existé  ainsi,  depuis  que 
la  terre  est  ce  qu'elle  est.  C'était  cependant  jadis  le  ren- 
dez-vous le  plus  affairé,  où,  comme  dans  un  centre  com- 
mun, affluaient  étrangers,  vaisseaux  et  cargaisons  ;  jadis 
la  paix  et  la  liberté  enchantaient  la  plaine  cultivée.  Mais 
la  richesse,  celle  malédiction  de  IJiomme,  a  flétri  le  bour- 
geon de  sapi'0sp<''rilé  :  vertu  et  sagesse,  vérité  cl  libcrti', 
ont  fui  pour  ne  plus  revenir ,  jusqu'à  ce  (|uc  Ihomme 
sache  qu'elles  seules  peuvent  donner  le  bonheur  digne 
d'une  âme  (pii  innendique  sa  parenté  avec  relcrnité  I 


RErNE   MAB  25 

«  II  n"y  a  pas  un  atome  de  cette  vaste  terre  qui  n'ait 
été  un  jour  un  homme  vivant  ;  pas  la  plus  petite  goutte 
de  pluie  suspendue  dans  le  plus  mince  nuage,  qui  n'ait 
coulé  dans  dos  veines  humaines.  Et  des  plaines  brûlantes 
où  hurlent  les  monstres  de  Lybie,  des  plus  sombres 
vallons  du  Groenland  sans  soleil,  jusqu'aux  rivages  où 
les  champs  d'or  de  la  fertile  Angleterre  déploient  leurs 
moissons  à  la  lumière  du  jour,  tu  ne  saurais  trouver  une 
place  oil  quelque  cité  n'ait  existé. 

«  Qu'étrange  est  Ihumain  orgueil  !  Je  te  dis  que  ces 
atomes  vivants,  pour  qui  le  fragile  brin  d'herbe  qui 
germe  le  matin  et  périt  avant  le  soir  est  un  monde  illi- 
mité ;  je  te  dis  que  ces  êtres  invisibles  qui  habitent  les 
plus  ])etites  particules  de  l'insensible  atmosphère,  pen- 
sent, sentent  et  vivent,  comme  l'homme  ;  que  leurs  affec- 
tions et  leurs  antipathies,  comme  les  siennes,  produisent 
les  lois  qui  gouvernent  leur  état  moral  ;  et  que  la  moin- 
dre palpitation  qui  dans  leur  trame  répand  le  plus  faible, 
le  plus  léger  ébranlement,  est  aussi  réglée,  aussi  néces- 
saire que  les  lois  majestueuses  qui  gouvernent  les 
sphères  roulant  dans  l'espace.  » 

La  Fée  s'interrompit.  L'Esprit,  dans  l'extase  de  l'ad- 
miration, sentait  revivre  toute  la  science  du  passé  ;  les 
événements  des  anciens  âges  merveilleux,  qu'une  obscure 
tradition  enseigne  sans  suite  au  vulgaire  crédule ,  se 
dévoilaient  à  sa  vue  dans  leur  juste  perspective,  obscurs 
encore,  mais  seulement  par  leur  infinitude.  II  semblait  à 
l'Esprit  qu'il  était  au  haut  d'un  pinacle  isolé,  ayant  au 
dessous  de  lui  la  marée  montante  des  âges,  au  dessus 
les  profondeurs  de  l'univers  sans  bornes,  et  tout  autour 
l'immuable  harmonie  de  la  nature. 


2 


26  ŒUVRES   POÉTIQUES   DE   SHELLEY 

m 

«  Fée,  »  dit  l'Esprit  ;  et  il  fixait  ses  yeux  éblouis  sur  1 
Reine  des  Enchantements,  «  je  te  remercie.  Tu  m'as  fa 
une  faveur  que  je  n'abdiquerai  jamais ,  et  appris  un 
leçon  que  l'on  ne  peut  plus  désapprendre.  Je  connais  1 
passé,  et  j'essaierai  d'en  glaner  un  avertissement  pou 
l'avenir,  en  sorte  que  l'homme  puisse  profiter  de  se 
erreurs  et  tirer  l'expérience  de  sa  folie  ;  car,  quand  I 
pouvoir  de  communicjuer  le  bonheur  en  égalera  1 
volonté,  l'âme  humaine  ne  demandera  pas  d'autre  ciel. 

MAB 

«  Tourne-toi,  Esprit  supérieur  !  Il  reste  encore  bien  de 
choses  à  examiner.  Tu  sais  combien  l'homme  est  grand 
tu  connais  sa  faiblesse.  Il  te  reste  à  apprendre  ce  qu'i 
est,  à  apprendre  la  sublime  destinée  que  le  temps  infa 
tigable  réserve  à  toute  àme  vivante. 

«  Regarde  ce  somptueux  palais,  qui,  au  milieu  de 
cette  populeuse  cité,  dresse  ses  mille  tours  et  semble  lui 
même  une  autre  cité.  De  sombres  ti'oui)es  de  sentinelles] 
en  rangs  sévères  et  silencieux,  lui  font  une  ceinture] 
Delui  qui  Ihabit»;  ne  peut  être  libre  ni  heureux.  N'eui 
tends-tu  pas  les  malédictions  des  orj)helins,  les  gémisse 
ments  de  ceux  qui  nont  pas  d'amis  ?  Il   passe,  le  Roi 
portant  la  chaîne  dorée  qui  He  son  àme  à  l'abjection  ;  le 
fou,  que  les  courtisans  appellent  du  sobriquet  d(?  monar- 
que, tandis  qu'il  est  l'eschive  des  plus  vils   appélils...} 
Cet  homme  ne  pirle  point  l'oi'ciile  aux  cris  de  la  nusère;! 
il  sourit  aux  profondes  inq)récalions  que  l'indigent  nuu'- 
muie  en  secret,  et  une  sinistre  joie  envahit  son  cœur 
exsangue,  quand  des  milliers  d'êtres  asi»irenlen  sanglo- 
tant après  ces  miellés  que  sa  folie  gaspille  dims  uuv 


REINE   MAB  27 

orgie  sans  joie,  pour  sauver  de  la  faim  tous  ceux  qu'ils 
aiment  !  Quand  il  entend  le  récit  de  ces  horreurs,  il  se 
tourne  vers  quelque  face  toute  prête  à  l'hypocrite  assen- 
timent, étouffant  la  lueur  de  honte,  qui,  en  dépit  de  lui, 
colore  sa  joue  bouffie  ! 

«  Puis  au  festin  de  silence,  de  grandeur  et  d'excès,  il 
traîne  son  appétit  émoussé  et  rechignant.  Si  l'or  qui 
brille  autour  de  lui,  si  les  nombreuses  viandes  choisies 
sous  tous  les  climats  pouvaient  forcer  le  sens  dégoûté 
à  triompher  de  la  satiété  ;  si  la  richesse  n'empoisonnait 
pas  la  source  où  il  puise  ;  si  le  vice,  le  vice  insensible  et 
forcené,  ne  convertissait  pas  ses  aliments  en  un  mortel 
poison  ;  alors  ce  roi  serait  heureux  ;  et  le  paysan  qui, 
après  avoir  rempli  sa  tâche  volontaire  ,  retourne  chez 
lui  le  soir,  et  près  du  fagot  flambant  retrouve  sa  sou- 
riante compagne  pour  qui  il  a  essuyé  toute  celte  fatigue, 
ne  ferait  pas  un  repas  plus  doux. 

«  Regarde-le  maintenant,  étendu  sur  sa  somptueuse 
couche  ;  sa  cervelle  enfiévrée  vacille  quelque  temps 
étourdie.  Mais  bientôt  l'engourdissement  de  la  débauche 
tombe,  et  la  conscience,  cet  immortel  serpent,  appelle 
sa  venimeuse  couvée  à  sa  tache  nocturne...  Ecoute!  il 
parle!...  Remarque  cet  œil  frénétique  !..  Remarque  ce 
visage  funèbre.  » 

LE     ROI 

«  Pas  de  repos  !  Oh  !  cela  doit-il  donc  durer  toujours  ! 
Horrible  mort  !  Je  désire  et  cependant  je  crains  de 
t'étreindre  !...  Pas  un  moment  de  sommeil  sans  cauche- 
mar !  0  chère  et  sainte  paix  !  Pourquoi  ensevelis-tu  ta 
pureté  de  vestale  dans  le  linceul  de  la  misère  et  des 
cachots  ?  Pourquoi  te  caches-tu  avec  le  danger,  la  mort 


28  œUVRES   POÉTIQUES   DE    SHELLEY 

et  la  solitude,  et  fuis-tu  le  palais  que  je  t'ai  bâti?...  Paix 
sacrée  !  Oh  !  visite-moi  une  seule  fois,  et  dans  ta  pitié 
verse  une  seule  goutte  de  baume  sur  mon  âme  dessé- 
chée !  » 

MAB 

«  Homme  vain  !  son  palais,  c'est  le  cœur  vertueux,  et 
la  paix  ne  salit  pas  ses  vêtements  de  neige  dans  un 
taudis  tel  que  le  tien  !...  Ecoute  !  il  murmure  encore... 
Ses  sommeils  ne  sont  que  des  agonies  vai-iées,  ils  sucent 
comme  des  scorpions  les  sources  de  la  vie.  Il  n'est  pas 
besoin  de  l'enfer  fabriqué  par  les  bigots  pour  punir  ceux 
qui  errent  ;  la  terre  en  soi  contient  à  la  fois  et  le  mal  et 
le  remède  ;  et  la  nature  cjui  suffit  à  tout  peut  châtier 
ceux  (jui  transgressent  sa  loi  ;  elle  seule  sait  connnent 
proporlioimcr  é(juilablement  à  la  faute  le  châtiment 
qu'elle  méi-ile. 

«  Est-il  donc  étrange  que  ce  pauvi'c  misérable  s'enor- 
gueillisse dans  son  malheur?  Qu'il  trouve  son  plaisir 
dans  son  abjection,  et  presse  contre  son  sein  le  scorpion 
qui  le  dévore  ?  Est-il  étrange  (pi'assis  sur  un  glori«'ux 
trône  d'épines,  élreignant  un  sceptre  de  fer,  muré  dans 
une  splendide  prison,  dont  les  durs  liens  l'enchaînent 
loin  de  tout  ce  rpii  est  bon  et  iiri'cieux  sur  terre...  son 
âme  ne  revendique  pas  son  humanil(''  ?  que  la  douce 
nature  de  l'homme  ne  sinsurge  pas  contre  la  préroga- 
livc  (lu  roi?..  Non,  cela  n'est  pas  étrange.  A  l'exemple 
du  vulgaii'c.  il  pense,  seul,  agit  el  vil  juste  comme  a  fait 
son  père  ;  les  pouvoirs  iiiviiicildcs  du  iircci'dcnl  <i  de  la 
coutume  s'inteiposent  cnlrt'  un  roi  cl  la  vertu  !  ir  (jui 
peut  paraître  plus  étrange  à  ceux  (jui  ne  connaissent  pas 
la  nature  et  ne  savent  pas  déduire  l'avenir  du  présent, 


REINE   MAB  29 

c'est  que  pas  un  de  ces  esclaves  qui  souffrent  des  crimes 
de  cet  être  contre  nature,  pas  un  de  ces  misérables  dont 
les  enfants  meurent  de  faim,  et  dont  le  lit  nuptial  est  le 
sein  impitoyable  de  la  terre,  ne  lève  le  bras  pour  le  jeter 
à  bas  de  son  trône  ! 

«  Ces  moucherons  dorés  qui,  pullulant  au  soleil  d'une 
cour,  s'engraissent  de  sa  corruption,  que  sont-ils  ?  Les 
frelons  de  la  société.  Ils  se  nourrissent  du  travail  de 
l'artisan.  Pour  eux,  le  rustre  affamé  force  la  grève 
rebelle  à  céder  ses  moissons  qu'il  ne  partagera  pas  ;  et 
ce  spectre  hâve,  plus  maigre  que  la  misère  décharnée, 
qui  consume  une  vie  sans  soleil  dans  la  mine  malsaine, 
traîne  dans  le  labeur  une  mort  prolongée  pour  assouvir 
leur  grandeur  ;  la  masse  s'épuise  de  fatigue,  pour  qu'un 
petit  nombre  connaisse  les  soucis  et  les  douleurs  de  la 
paresse  ! 

«  D'où  crois-tu  que  sont  sortis  rois  et  parasites  ?  D'oii 
celte  race  contre  nature  de  bourdons  fainéants,  qui 
accumulent  les  fatigues  et  une  insurmontable  indigence 
sur  ceux  qui  bâtissent  leurs  palais,  et  leur  apportent  le 
pain  quotidien?  —  Du  vice,  du  ténébreux  et  immonde 
vice  ;  de  la  rapine,  de  la  folie,  de  la  trahison,  du  crime  ; 
de  tout  ce  qui  engendre  la  misère  et  fait  de  la  terre  ce 
sauvage  désert  ;  de  la  luxure,  de  la  vengeance  et  du 
meurtre.  —  Et  quand  la  voix  de  la  raison,  retentissante 
comme  la  voix  de  la  nature,  aura  éveillé  les  nations  ; 
quand  le  genre  humain  s'apercevra  que  le  vice  est  dis- 
corde, guerre  et  misère,  que  la  vertu  est  paix,  bonheur 
et  harmonie  ;  quand,  plus  mûre,  la  nature  de  l'homme 

dédaignera  les  jouets  de  son  enfance! alors  l'éclat 

royal  perdra  le  pouvoir  d'éblouir  ;  l'autorité  royale 
s'évanouira  dans  le  silence  :  le  trône  somplueiix  restera 

2* 


30  ŒUVRES  POÉTIQUES  DE    SHELLEY 

inconnu  dans  la  salle  royale,  tombant  bientôt  en  ruines  : 
tandis  que  le  commerce  du  mensonge  deviendra  aussi 
odieux,  aussi  inutile  que  l'est  aujourd'hui  celui  de  la 
vérité. 

«  Où  est  la  gloire  que  la  vanité  des  puissants  de  la 
terre  cherche  à  éterniser  ?  Oh  !  le  plus  faible  bruit  que 
fait  le  pas  léger  du  Temps,  la  plus  petite  vague  qui  grossit 
le  courant  des  âges,  ensevelit  dans  le  néant  cette  bulle 
vide  !  Oui,  aujourd'hui,  rigide  est  la  loi  du  tyran, 
rouge  le  regard  qui  lance  la  désolation,  fort  le  bras  qui 

dissipe  les    multitudes Demain    arrive!    cette  loi 

n'est  plus  qu'un  coup  de  tonnerre  évanoui  dans  le  passé  ; 
ce  regard,  un  éclair  passager  sur  lequel  la  nuit  s'est 
refermée  ;  et  de  ce  bras  le  vers  a  fait  sa  pâture  ! 

«  Quand  l'homme  vertueux,  aussi  grand  dans  son 
humilité  que  les  rois  sont  petits  dans  leur  grandeur  ; 
l'homme  (|ui  mène  sans  défaillance  une  vie  d'invincible 
probité,  et  qui,  au  fond  des  cachots  silencieux,  est  plus 
libre  et  plus  intrépide  que  le  juge  tremblant  qui,  revêtu 
d'un  pouvoir  vénal,  a  vainement  essayé  denchaîner 
l'impassible  esprit  —  quand  il  succombe,  son  œil  doux 
ne  rayonne  plus  de  bienveillance  ;  sa  main  qui  ne  s'éten- 
dait que  pour  soulager  est  desséchée  ;  évanouie,  cette 
éloquence  simple  de  la  raison  (jui  n'i'levail  la  voix  que 

pour  consterner  le  coupable Oui,  le  tombeau  a  éteint 

cet  œil  ;  le  froid  impitoyable  de  la  mort  a  raidi  ce  bras  ; 
mais  le  renom  inconuplible  que  la  vertu  suspend  sur  la 
tombe  de  son  sectateur,  la  mémoire  immortelle  de  cet 
homme,  dont  la  seule  pensée  fait  trembler  les  rois,  la 
ressouvenance  dans  laquelle  l'heureux  esprit  contemple 
le  bon  emploi  de  son  pèlerinage  sur  la  terre,  ne  passera 
jamais  ! 


REINE   MAB  31 

«  La  nature  rejette  le  monarque,  non  l'homme  ;  le 
sujet,  non  le  citoyen  ;  car  rois  et  sujets,  ennemis  les  uns 
des  autres,  jouent  entre  eux  une  partie  toujours  perdante, 
dont  les  enjeux  sont  le  vice  et  la  misère.  L'homme  à  l'àme 
vertueuse  ne  commande,  ni  n'obéit.  Le  pouvoir,  comme 
une  peste  désolante,  souille  tout  ce  qu'il  touche  ;  et 
l'obéissance,  fléau  de  tout  génie,  vertu,  liberté,  vérité, 
des  hommes  fait  des  esclaves,  et  de  l'organisme  humain 
un  automate,  une  machine. 

«  Quand  Néron,  planant  au-dessus  de  Rome  en  flam- 
mes, fondit  sur  elle  avec  la  joie  sauvage  d'un  démon, 
buvant  d'une  oreille  ravie  les  cris  déchirants  de  l'agonie, 
quand  il  contempla  l'effrayante  désolation  partout 
répandue  et  sentit  comme  un  nouveau  sens  créé  dans 
son  âme  tressaillir  à  cette  vue  et  vibrer  à  ces  accents, 
crois-tu  que  sa  grandeur  n'avait  pas  dépassé  la  force  de 
la  patience  humaine?  Et  si  Rome,  d'un  seul  coup, 
n'abattit  pas  le  tyran,  n'écrasa  pas  ce  bras  rouge  de  son 
sang  le  plus  cher,  l'abjection  de  l'obéissance  n'avait-elle 
pas  détruit  les  instincts  de  la  nature  ? 

«  Regarde  plus  loin  encore  la  terre  !  Les  moissons  d'or 
germent  ;  le  soleil  infatigable  répand  la  lumière  et  la  vie  ; 
les  fruits,  les  fleurs,  les  arbres  croissent  à  leur  saison  ; 
toutes  choses  disent  paix,  harmonie,  amour  !  L'univers, 
dans  la  silencieuse  éloquence  de  la  Nature,  déclare  que 
tous  les  êtres  accomplissent  l'œuvre  d'amour  et  de  joie, 

tous excepté  un  réfractaire,  l'homme!  Lui,  il  fabrique 

le  fer  qui  poignarde  sa  paix  ;  il  caresse  les  serpents  qui 
lui  rongent  le  cœur  ;  il  élève  le  tyran  qui  se  réjouit  de 

ses  douleurs  et  se  fait  un  jeu  de  son  agonie  ! Le 

soleil  là-bas  n'éclaire-t-il  que  les  grands?  Les  rayons 
d'argent  dorment-ils  moins  doucement  sur  le  chaume 


32  CEUVRES   POÉTIQUES  DE    SHELLEY 

de  la  cabane  que  sur  le  dôme  des  rois  ?  La  maternelle 
Terre  est-elle  une  marâtre  pour  ces  nombreux  fils  qui, 
sans  les  partager,  recueillent  ses  dons  au  prix  d'inces- 
santes fatigues?  N'cst-elle  une  mère  que  pour  ces 
enfants  pleurnicheurs  qui,  nourris  dans  les  jouissances 
et  le  luxe,  font  des  hommes  les  jouets  de  leur  puérilité, 
et  détruisent,  dans  leur  important  et  égoïste  enfan- 
tillage, cette  paix  que  des  hommes  seuls  apprécient? 

«  Non,  Esprit  de  la  Nature  !  La  pure  dill'usion  de  ton 
essence  palpite  également  dans  tout  cœur  humain  !  C'est 
là  que  tu  élèves  le  trône  de  ton  pouvoli'  sans  appel  :  tu 
es  le  juge,  au  moindre  signe  duquel  la  courte  et  frêle 
autoi'ité  de  l'homme  devient  aussi  impuissante  que  le 
vent  qui  passe.  Ton  tribunal  est  autant  au-dessus  de 
l'appareil  de  l'humaine  justice  que  Dieu  est  au-dessus  de 
l'homme  ! 

«  Esprit  de  la  Nature  !  tu  es  la  vie  des  infinies  multi- 
tudes; l'âme  de  ("es  puissantes  sphères,  dont  la  route 
immuable  traverse  le  profond  silence  du  Ciel  ;  l'âme  du 
plus  petit  être  dont  la  vie  a  pour  séjour  un  pâle  rayon 
d'avril  !  Comme  ces  êtres  passifs,  l'homme  accomplit 
inconsciemment  ta  volonté  ;  comme  le  leur,  son  âge  de 
paix  sans  fin,  que  le  temps  se  hâte  de  nuu'ir,  viendra 
promptement  et  infailliblement  ;  et  ce  monde  sans  bornes 
que  tu  pénètres  naura  plus  de  crevasses  défigurant  sa 
parfaite  symétrie  !  » 

IV 

«  Que  cette  nuit  était  belle  !  Le  soupir  embaumé,  que 
les  zéphyrs  du  printemps  exhalent  à  l'oreille  du  soir, 
troublait  seul  le  calme  éloquent  (jui  enveloppe  cette 
scène  innnobile.  La  vuùte  d  ebène  du  Ciel,  criblée  das- 


REINE   MAB  33 

très  indiciblement  brillants,  à  travers  lesquels  roule  la 
masse  de  la  lune  sans  nuages,  semble  comme  un  dais 
que  l'amour  a  étendu  pour  abriter  le  sommeil  du  monde. 
Ici  de  gracieux  sommets,  parés  d'un  vêtement  de  neige 
non  foulée;  là,  de  sombres  rochers,  d'où  pendent  des 
glaçons  si  purs,  que  leurs  blanches  et  étincelantes 
aiguilles  ne  nuancent  pas  le  pur  rayon  de  la  lune  ;  plus 
loin  un  escarpement  crénelé,  dont  la  bannière,  sur  la 
tour  consumée  par  le  temps,  pend  si  mollement  que 
l'imagination  frappée  y  voit  comme  l'image  même  de 
la  paix;  —  tout  cela  forme  une  scène  où  la  solitude 
rêveuse  aimeiait  à  élever  son  âme  au-dessus  de  cette 
sphère  terrestre,  où  le  calme  du  silence  veillerait  seul.... 
Une  scène  si  fraîche,  si  brillante,  si  silencieuse  ! 

«  L'orbe  du  jour,  dans  les  régions  du  sud,  sur  la 
plaine  sans  vagues  de  l'Océan,  plonge  avec  un  doux 
sourii'e  ;  le  plus  léger  souffle  ne  glisse  pas  à  la  dérobée 
sur  le  calme  abîme  ;  les  nuages  du  soir  l'éfléchissent 
immobiles  le  rayon  tardif  du  jour,  et  l'image  de  Vesper 

à  loccident  brille  dune  beauté  silencieuse Demain 

arrive  !  Nuage  sur  nuage,  en  masse  noire  et  de  plus  en 
plus  compacte,  roule  sur  les  eaux  enténébrées  ;  le  sourd 
mugissement  du  tonnerre  lointain  gronde  formidable  ;  la 
tempête  déploie  son  aile  sur  l'obscurité,  linceul  de  la 
lame  bouillonnante;  démon  sans  pitié,  avec  tousses 
vents  et  ses  éclairs,  elle  suit  sa  proie  à  la  trace  ;  l'abîme 

déchiré  bâille  ! le  navire  trouve  un  tombeau  dans 

son  gouffre  déchiqueté  ! 

«  Ah  !  d'où  vient  cette  lueur  qui  enflamme  l'arche  du 
ciel?...  cette  fumée  rouge  et  sombre  qui  voile  la  lune 
d'argent?  Les  astres  s'éteignent  dans  les  ténèbres,  et  la 
neige  pure  et  pailletée  jette  une]  faible  lueur  à  travers 


34  OEUVRES   POÉTIQUES   DE    SHELLEY 

l'obscurité  qui  s'amoncelle.  Ecoute  ce  rugissement  dont 
les  rapides  et  sourds  éclats  retentissent  en  échos  sans 
nombre  à  travers  les  montagnes,  faisant  tressaillir  le 
pâle  Minuit  sur  son  trône  étoile  !  Voilà  que  grossit  le 
fracas  entrechoqué  ;  la  vibration  répétée  et  elYiayante  de 
la  bombe  qui  éclate  ;  le  rayon  qui  tombe,  les  cris  per- 
çants, les  gémissements,  les  clameurs  de  triomphe,  le  cli- 
quetis sans  repos,  et  le  choc  précipité  des  hommes  ivres 
de  rage...  De  plus  en  plus  retentissant,  le  tumulte  gran- 
dit, jusqu'à  ce  que  la  pâle  mort  ferme  la  scène,  et  sur  le 
vainqueur  et  le  vaincu  étende  son  froid  et  sanglant  linceul. 
—  De  tous  les  hommes  que  le  rayon  fuyant  du  jour  a  vus 
là  floi'issants  dans  leur  fière  et  robuste  santé,  de  tous  les 
cœurs  vivants  qui  battaient  là  pleins  d'angoisse  au  cou- 
cher du  soleil,  combien  peu  survivent ,  combien  peu  bat- 
tent encore  !...  Pailout  le  profond  silence,  semblable  au 
calme  plein  de  teri'eurs  qui  sommeille  dans  le  mons- 
trueux repos  de  la  tempête  ;  excepté  quand  la  plainte 
épei'due  de  l'amour  réduit  au  veuvage  vient  frémir  sur 
la  brise,  ou  que  se  fait  entendre  le  ftiible  gémissement 
de  l'àme  brisant  l'enveloppe  d'argile  qui  emprisonne  ses 
facultés  rebelles. 

«  Le  gris  malin  se  lève  sur  cette  funèbre  scène  ;  la 
fumée  sulfureuse  roule  encore  lentement  devant  la  brise 
glacée,  et  les  brillants  rayons  de  la  gelée  matinale  dan- 
sent le  long  de  la  neige  diamaniée.  Là,  des  traces  de 
sang  même  au  plus  profond  de  la  forêt,  et  des  armes 
bri.s(''es,  et  des  guerriers  sans  vie  dont  la  mort  même  n'a 
pu  changer  les  traits  farouches,  marquent  le  passage 
terrible  des  vain(|ueiirs  déchaînés  ;  bien  loin  au  delà,  de 
noires  cendi'es  iiidifjuenl  la  place  où  s'élevait  h'ur  iière 
cité.  Au  fond  de  la  forêt  est  un  sombre  vallon  ;  chaque 


REINE   MAB  35 

arbre,  qui  abrite  son  obscurité  des  rayons  du  jour,  ondule 
sur  la  tombe  d'un  guerrier. 

e  Je  te  vois  reculer,  Esprit  supérieur  !  —  N'as-tu  pas 
été  homme  ?  Je  vois  une  ombre  d'anxiété  et  d'horreur 
passer  sur  ton  front  sans  tache.  Mais  ne  crains  rien  ;  ce 
n'est  pas  une  misère  sans  raison,  sans  cause  et  sans 
remède.  Non,  la  natui'c  mauvaise  de  l'homme,  cette  apo- 
logie que  les  rois  qui  gouvernent  et  les  lâches  qui  ram- 
pent ne  manquent  pas  d'invoquer  pour  justifier  leurs 
innombrables  crimes,  ne  verse  pas  le  sang  qui  désole  la 
plaine  dévastée  par  la  discorde  ;  c'est  des  rois,  des  prê- 
tres, des  hommes  d'État  que  la  guerre  est  venue  ;  leur 
salut  est  dans  la  douleur  profonde,  incurable  de  l'homme, 
leur  grandeur  dans  son  abaissement.  Que  la  hache  frappe 
à  la  racine,  l'arbre  empoisonné  tombera  ;  et  là  où  ses 
exhalaisons  vénéneuses  répandaient  la  ruine,  la  douleur 
et  la  mort,  où  des  millions  d'êtres  gisaient  assouvissant 
la  faim  des  reptiles,  leurs  os  blanchissant  sans  sépulture 
dans  une  atmosphère  putride,  un  jardin  s'élèvera,  sur- 
passant en  délices  le  fabuleux  Éden. 

«  L'Ame  de  la  Nature,  — •  qui  a  formé  ce  monde  si 
beau,  qui  a  répandu  l'abondance  sur  le  sein  de  la  terre, 
qui  a  accordé  la  plus  petite  fibre  de  la  vie  pour  un 
immuable  unisson,  qui  a  donné  aux  heureux  oiseaux  le 
bocage  pour  séjour,  accordé  aux  voyageurs  de  l'abîme 
le  silence  ravissant  de  l'insondable  océan,  rempli  le  plus 
chétif  ver  qui  se  traîne  dans  la  poussière  d'esprit,  de 
pensée  et  d'amour,  —  l'Ame  de  la  Nature  !  sur  l'homme 
seul,  partiale  dans  sa  malice  sans  cause,  aurait-elle  folù- 
trement  accumulé  ruine,  vice,  esclavage?  flétri  son 
âme  de  dévorantes  malédictions  ?  placé  bien  loin  de  lui 
le  météore  bonheur,  pour  échapper  à  sa  main,  et  ne 


36  ŒUVRES  POÉTIQUES  DE   SHELLEY 

servir  qu'à  éclairer  l'abîme  eftrayant  étendu  grand  ouvert 
sous  ses  pas  ? 

«  La  Nature  !  non  !  —  Rois,  prêtres,  hommes  d'État 
ont  flétri  la  fleur  humaine  dans  son  tendre  bouton  ;  leur 
influence  infdtre  comme  un  subtil  poison  dans  les  veines 
exsangues  de  la  société  désolée  !  L'enfant,  avant  qu'il 
puisse  bégayer  le  nom  sacré  de  sa  mère,  sent  se  gonfler 
en  lui  l'orgueil  dénaturé  du  crime,  et  brandit  son  épée  de 
baby  à  la  façon  d'un  héros  !  Cette  arme  d'enfant  deviendra 
le  fouet  le  plus  sanglant  de  la  terre  dévastée  :  tandis  que 
xles  noms  spécieux,  appris  à  l'heure  insouciante  de  la 
molle  enfance,  servent  de  sophismes  avec  lesquels  l'hu- 
manité obscurcit  le  brillant  rayon  de  la  raison,  et  sancti- 
fient l'épée  qui  se  lève  pour  verser  le  sang  innocent  d'un 
frère  !  Que  les  esclaves  conduits  par  le  pi-èlre  cessent  de 
proclamer  que  l'homme  hérite  du  vice  et  de  la  misère, 
quand  la  force  et  le  mensonge  sont  suspendus  jusque 
sur  l'enfant  dans  son  berceau,  étouflUnt  de  leur  rude 
étreinte  tout  bien  naturel  ! 

«  Ah  !  pour  l'âme  étrangère,  quand  pour  la  première 
fois  elle  hasaide  un  regard  hors  de  son  nouveau  Sf'jour, 
cherchant  au  dchois  bonheur  et  sympathie,  comme  ce 
petit  coin  de  l'immense  monde  est  dur  et  désolé  !  Comme 
tous  les  boutons  du  bien  naturel  sont  tristement  flétris  I 
Aucune  ombre,  aucun  abri  pour  elle  contre  les  tourbil- 
lons déchahiés  d'un  pouvoir  sans  pitié  1  Sur  sa  mallieu- 
reuse  existence,  empoisonnée  peut-être  par  les  maladies 
et  les  douleurs  qu'ont  accumuh'cs  sur  les  mist'rables 
parents  dont  elle  est  sortie  les  mu'urs,  la  loi,  la  cou- 
tumes —  les  purs  vents  du  ciel,  qui  renouvelleiU  la  race 
des  insectes,  ne  peuvent  souffler!  L'incorruptible  lumière 
du  jour  ne  peut  visiter  ses   ardents  désirs!    Elle   est 


REINE   MAB  37 

enchaînée  avant  d'avoir  vécu  ;  oui,  toutes  les  chaînes 
sont  forgées  bien  avant  qu'elle  soit  ;  toute  liberté  ,  tout 
amour,  toute  paix  lui  est  ravie  avant  qu'elle  puisse  se 
défendre  ;  maudite  dès  sa  naissance,  dès  son  berceau, 
vouée  à  l'abjection  et  à  l'esclavage  ! 

«  Dans  tout  ce  monde  varié  et  éternel,  l'âme  est  le 
seul  élément  inébranlal)le  qui  ait  subsisté  pendant  d'in- 
nombrables âges.  Le  pilier  immobile  qui  porte  le  poids 
d'une  montagne  est  un  esprit  actif  et  vivant.  Chaque 
grain  dans  son  tout  et  ses  parties  est  un  être  sentant,  et 
le  plus  minuscule  atome  contient  un  monde  d'amours  et 
de  haines.  De  là  naissent  le  mal  et  le  bien,  la  vérité  et 
le  mensonge  ;  de  là  sortent  volonté  et  pensée  et  action, 
tous  les  germes  de  peine  ou  de  plaisir,  de  sympathie  ou 
de  haine,  qui  font  la  variété  de  l'éternel  univers.  L'àme 
n'est  pas  plus  souillée  que  les  rayons  du  plus  pur  orbe 
du  ciel,  avant  que  les  souillures  de  l'atmosphère  née  de 
la  terre  ne  viennent  altérer  leurs  lignes  rapides.  L'homme 
est  un  composé  d'ànie  et  de  corps,  formé  pour  des 
actions  d'un  haut  dessein,  pour  prendre  sur  l'aile  auda- 
cieuse de  l'imagination  un  essor  infatigable,  pour  chan- 
ger intrépidement  les  angoisses  les  plus  cuisantes  en 
paix  sereine,  et  goûter  les  joies  que  comportent  les  sens 
et  l'esprit  réunis...  Ou  bien  il  est  formé  pour  l'abjection 
et  la  douleur,  pour  se  traîner  sur  le  fumier  de  ses 
craintes,  pour  tressaillir  au  moindre  bruit,  pour  éteindre 
dans  la  sensualité  la  flamme  de  l'amour  naturel,  pour 
bénir  l'heure  où  sur  ses  jours  sans  mérite  la  main  gla- 
cée de  la  mort  posera  son  sceau,  pour  redouter,  craindre 
la  guérison  tout  en  haïssant  la  maladie.  Le  premier  est 
l'homme,  tel  qu'il  doit  être  un  jour  ;  l'autre  est  l'homme, 
tel  que  le  vice  l'a  fait  aujourd'hui. 

Rabbe.  I.  —  3 


38  ŒUVRES   POÉTIQUES   DE    SHELLEY 

«  La  guerre  est  le  jeu  des  politiques,  les  délices  du 
prêtre,  ramusenicnl  de  Ihonime  de  loi,  le  métier  gagé 
des  assassins  ;  et  pour  ces  royaux  meurtriers,   dont  les 
trônes  mesquins  sont  le  prix  de  la  trahison,  de  la  bouc 
ci  de  la  honte, la  guerre  est  le  pain  qu'ils  mangent,  le  bâton 
sur  lequel  ils  s'appuient  !    Des  gardes,  revêtus  d'une 
livrée  rougc-sang,  font  un  rempart  à  leur  pahiis,  partici- 
pent aux  crimes  que  la  force  protège,  et  contre  la  rage 
d'une  nation  assurent  la  couronne,  l'objet  de  toutes  les 
malédictions  qu'exhalent  la  Faim,  la  Frénésie,  la  Douleur 
et  la  Misère  !  Ce  sont  là  les  bravi  secrets  (jui  défendent 
le  trône  du  tyran,  h^s  fanfarons  de  sa  crainte  ;  ce  sont 
les  égouts  et  le^  canaux  des  plus  détestables  vices,  le 
rebut  de  la  société,  la  he  de  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus 
ignoble...  Leurs  cœurs  glacés  allient  la  fraude  avec  la 
sévérité,  l'ignorance  avec  l'orgueil,  tout  ce  qui  est  petit 
et  vil  avec  la  rage  que  la  désespérance  du  bien  et  le 
mépris  de  soi-même    peuvent  seuls    alhmier.  Us   sont 
parés  de    richesse  ,   d'honneur ,  de  pouvoir  ;    et  puis 
envoyés  au  dehors  pour  accompUr  leur  (ruvre.  La  peste 
qui,  dans  sa  sombre  marche  triomphale,  parcourt  quel- 
ques contrées  de  l'Orient  est  moins  pernicieuse,  lis  cajo- 
lent avec  lor,  avec  les  promesses  de  gloire,  la  jeunesse 
ins()uciant(ï    d(''jà  écrasc'c    sous    la   servitude  ;   elle  ne; 
connaît  que  troi)    tard  stin  malheur    et  n'accueille    la 
repentance  que  pour  sa  luine,  (juand  situ  destin   est 
scellé  dans  l'or  et  dans  le  sang.  Ceux-là  aussi  servent  le 
tyran,  (jui,  versés  dans  l'ai-l  d'enlorliller  les  pieds  de  la 
Justice  dans  les  lilets  de  la  l(»i,   sont  toujours  prêts  à 
oi)prinier  le  faible,  toujours  prêts  à  plaider  le  bien  ou 
le  mal  pour  de  l'or,  se  lailIaiU  de  la  vertu  publi(jue, 
qui,  sous  leur  pied  inipiloyable,  gil  meurtrie  et  écrasée 


REINE    MAB  39 

pendant  que  l'honneur  est  assis  souriant  au  trafic  de  la 
vérité. 

«  Puis  des  hypocrites  graves ,  à  la  tète  blanchie , 
sans  une  espérance,  une  passion,  un  amour,  après  avoir, 
à  travers  une  vie  de  luxe  et  de  mensonge,  rampé  par  la 
flatterie  jusqu'aux  sièges  du  pouvoir,  soutiennent  le 
système  qui  fut  la  source  de  leur  fortune.  Ils  ont  trois 
mots  les  tyrans  en  connaissent  bien  lusage,  ils  en 
paient  l'emprunt  avec  l'usure  tirée  du  sang  du  monde!  : 
Dieu,  Enfer  et  Ciel  !  Dieu,  un  démon  vindicatif,  sans 
pitié  et  tout-puissant,  dont  la  miséricorde  est  un  sobri- 
quet pour  la  rage  de  tigres  indomptés  altérés  de 
sang  ;  lEnfcr,  un  rouge  abime  de  flammes  éternelles, 
où  des  vers  empoisonnés  et  immortels  prolongent  une 
éternelle  misère  pour  ces  malheureux  esclaves,  dont  la 
vie  a  déjà  été  le  châtiment  de  leurs  crimes  ;  le  Ciel, 
une  récompense  pour  ceux  qui  se  résignent  à  démentir 
leur  nature  d'hommes,  à  trembler,  à  croire,  à  faire  des 
courbettes  devant  les  moqueries  du  terrestre  pouvoir. 

«  Voilà  les  instruments  que  le  tyran  emploie  à  son 
œuvre,  qu'il  manie  dans  sa  colère,  et  qu'il  brise  comme 
il  veut,  tout-puissant  dans  sa  perversité  ;  pendant  que  la 
jeunesse  pousse,  que  la  vieillesse  tombe  en  poussière, 
l'âge  mûr  sans  résistance  fait  la  volonté  du  tyran, 
entraîné  par  l'appât  d'un  bonheur  fugitif  à  prêter  sa 
force  à  la  faiblesse  de  son  bras  tremblant.  Ils  s'élèvent, 
ils  tombent;  une  génération  vient  livrer  sa  récolte  à  la 
faux  de  la  destruction  ;  elle  disparaît,  une  autre  fleu- 
rit!... Cependant  regarde!  l'estampille  du  tyran  brille 
rouge  sur  sa  fleur,  flétrissant  et  corrompant  profon- 
dément son  servile  éclat.  Il  a  inventé  des  paroles  et  des 
modes  menteuses,  vides  et  vaines  comme  son  propre 


40  OEUVRES  POÉTIQUES  DE  SHELLEY 

cœur  ;  des  significations  ('vasives,  des  riens  sonores, 
pour  leurrer  la  victime  étourdie  et  la  pousser  dans  les 
filets  tendus  tout  autour  de  la  vallée  de  son  paradis. 

«  Jette  un  regard  sur  loi-mènie,  prêtre,  conquérant, 
ou  prince  !  —  Prêtre,  ton  commerce  est  mensonge,  et 
tes  convoitises  se  vautrent  profondc'ment  dans  le  salaire 
du  pauvre,  avec  qui  vivait  ton  maître.  Conquérant,  tu 
te  délectes,  en  comptant  les  myi'iades  dliommes  que  tu 
as  tués  ;  toute  espèce  de  niisèi'e  ne  pèse  rien  dans  la 
balance  en  regard  de  ton  éphémère  renommée.  Prince, 
roi  nourri  de  pompes,  tu  accables  la  terre  gémissante 
du  poids  de  tes  lAchett'S  et  de  tes  ci'imes.  Jette  un  regard 
sur  ton  être  misérable  !  X'es-tu  pas,  dis-moi,  le  plus 
véritable  esclave  qui  jamais  ail  rampé  sur  cette  horrible 
terre  ?  Tes  jours  ne  sont-ils  pas  des  jours  de  mortel 
ennui  ?  Et,  avant  que  la  longue  torture  de  la  nuit  soit 
achevée,  ne  cries-tu  |)as  :  quand  viendra  le  matin  ?  Ta 
jeunesse!  n'est-elle  pas  un  vain  et  fièvivux  rêve  de 
volupt<''?  lavii'ilité,  Hétrie  d'iulirmités  pivmalin'ées?  Les 
visions  de  ta  mort  non  regrettée  ne  sont-elles  pas  lugu- 
bres, désespérées ,  horribles  ?  Ton  esprit  n'est-il  pas 
infirme  comme  ton  corps  énervé,  incapable  de  jugement, 
d'cspt'rance  ou  d'amour  ?  Ne  (h'sires-tu  pas  voir  les 
erreurs,  qui  te  lêi'ment  toutes  les  sympathies  du  bien, 
survivre  au  misérable  intérêt  que  tu  as  retiié  de  leur 
prolongation  ?  Quand  le  tondjcau  aura  englonli  ta 
mémoire  et  toi-même,  ne  désii'cs-tu  pas  que  le  poison 
qui  infecte  la  terre  enlace  ses  racines  autour  de  ton 
argile  ensevelie,  pour  germer  de  les  os,  et  fleurir  sur  ta 
tombe,  afin  que  tes  enfants  puissent  manger  de  son  fruit 
et  mourir  ?  « 


REINE   MAB  41 


«  Ainsi  les  générations  de  la  terre  s'en  vont  au  tom- 
beau et  ne  cessent  de  sortir  de  la  matrice,  survivant 
toujours  à  l'impérissable  changement  qui  renouvelle  le 
monde.  Comme  les  feuilles,  que  le  souffle  perçant  et 
glacé  de  Tannée  qui  décline  a  éparpillées  sur  le  sol  de 
la  forêt  et  amoncelées  là  depuis  bien  des  saisons,  char- 
geant la  lande  de  leur  nauséabonde  pourriture  et  étouf- 
fant pour  longtemps  tous  germes  de  promesses,  —  cepen- 
dant, quand  les  grands  arbres  d'où  elles  sont  tombées 
dépouillées  de  leurs  aimables  formes  gisent  au  niveau 
du  sol  pour  tomber  en  poussière,  elles  fertilisent  la  lande 
qu'elles  ont  longtemps  salie,  jusqu'à  ce  que  de  la  clai- 
rière palpitante  s'élance  une  forêt  de  jeunesse,  de  force 
et  de  grâce,  destinée,  comme  le  germe  qui  lui  a  donné 
la  vie,  à  grandir  et  à  mourir,  —  ainsi  l'Égoïsme,  amant 
du  suicide,  qui  flétrit  les  plus  beaux  sentiments  du  cœur 
qui  s'ouvre,  est  destiné  à  tomber,  pendant  que  du  sol 
écloront  toute  vertu,  toutes  délices,  tout  amour,  et  que  la 
raison  cessera  de  faire  une  guerre  contre  nature 
à  l'indomptable  armée  des  passions.  —  Frère  jumeau 
de  la  Religion,  l'Égoïsme,  son  émule  en  crime  et  en 
mensonge,  singeant  toutes  les  folâtres  horreurs  de  ses 
jeux  sanglants,  et  cependant  glacé,  impassible,  sans 
âme,  esquivant  la  lumière,  ne  reconnaissant  pas  son 
propre  nom,  forcé  par  sa  difformité  d'abriter  sous  le 
voile  Iragile  de  la  justice  et  du  droit  ses  traits  repous- 
sants qui  épouvantent  tout  excepté  la  couvée  de  l'Igno- 
rance ;  à  la  fois  la  cause  et  l'etïet  de  la  tyrannie  ;  sans 
pudeur,  endurci,  sensuel  et  vil  ;  mort  pour  tout  autre 
amour  excepté  celui  de  sa  propre  abjection  ;  d'un  cœur 


42  ŒUVRES   POÉTIQUES  DE   SHELLEY 

insensible  à  toute  autre  passion  que  celles  d'un  plaisir 
non  partagé,  d'un  gain  sordide  ou  d'une  vaine  renommée  ; 
méprisant  l'abjection  de  son  propre  être,  qu'il  voudrait, 
mais  qu'il  n'ose  jamais  affranchir  ! 

«  De  là  naît  h\  Commerce,  le  vénal  échange  de  tout 
ce  que  produit  l'art  humain  ou  la  Nature,  dont  la 
richesse  se  passerait,  mais  que  le  besoin  demande,  et 
que  la  bonté  de  la  nature  s'empresse  d'alimenter  aux 
pleines  sources  de  son  amour  sans  bornes,  sources  pour 
toujours  étouffées,  taries  et  corrompues.  Commerce,  ù 
l'ombre  empoisonnée  duquel  aucune  vertu  solitaire 
n'ose  éclorc  ;  pendant  que  Pauvreté  et  Hichesse,  d'une 
égale  main,  sèment  leurs  malédictions  desséchantes,  et 
ouvrent  les  portes  d'une  mort  prématurée  et  violente  à 
la  famine  languissante  et  à  la  maladie  bien  nourrie, 
à  tout  ce  qui  partage  le  lot  de  la  vie  humaine  ;  et 
celle-ci,  empoisonnée  corps  et  âme,  peut  à  peine  traîner 
la  chaîne  qui  s'allonge  à  mesure  qu'elle  va,  en  faisant 
retentir  son  cliquetis   derrière  elle, 

«  Le  Commerce  a  mis  la  mai(|ue de  l'égoïsme,  le  sceau 
d(;  son  pouvoir  qui  réduit  tout  en  servitude,  sur  un  métal 
bi'illant  et  la  appelc*  or  :  et  devant  son  imag(^  s'inclinent 
le  vulgaire  des  grands,  le  riche  inutile,  le  misérable 
orgueilleux,  la  foule  des  paysans,  nobles,  prêtres  et 
rois  :  et  dans  leur  aveuglement,  ils  adorent  le  pouvoir 
qui  les  broie  et  les  réduit  à  la  misère.  Mais  dans  le  tem- 
pU;  de  leurs  co'urs  mercenaires,  l'or  est  un  dieu  vivant, 
qui  gouverne  dans  h;  mépris  toutes  les  choses  de  la 
terre,  excepté  la  vertu. 

«  Depuis  que  les  tyrans,  grâce  au  Iralic  de  la  vie 
humaine ,  gorgent  de  voluptés  leur  sensualisme,  et  de 
gloire  leur  immense  orgueil  insatiable  et  dévastateur,  le 


REINE   MAB  43 

succès  a  sanctionné  pour  ce  monde  crédule  la  ruine,  les 
horreurs,  les  douleurs  de  la  guerre.  Le  despote  compte 
ses  armées  de  dupes  aveugles  et  dociles  ;  de  son  cabinet, 
il  meut  à  sa  guise  ces  marionnettes  de  son  caprice, 
semblables  à  ces  esclaves  que  la  force  ou  la  faim  con- 
traint, sous  un  ignoble  maître,  à  accomplir  une  froide 
et  brutale  corvée  ;  endurcis  pour  l'espérance,  insensibles 
à  la  crainte,  poulies  à  peine  vivantes  d'une  machine 
morte,  purs  engrenages  mécaniques,  et  articles  de  mar- 
ché, parés  de  la  fière  et  bruyante  pompe  de  la  richesse  ! 
L'harmonie  et  le  bonheur  de  Ihomme  sont  sacrifiés  à  la 
richesse  des  nations  ;  ce  qui  élève  sa  nature  à  sa  céleste 
sublimité,  il  l'échange  pour  ce  qui  empoisonne  son  âme, 
le  poids  qui  entraine  vers  la  terre  ses  fières  espérances  ; 
pour  ce  qui  flétrit  en  lui  tout  autre  désir  que  celui  dun 
égoïste  gain,  dessèche  toute  autre  passion  que  celle  d'une 
servile  crainte,  éteint  tout  amour  libre  et  généreux  de 
noble  et  entreprenante  audace.  Cette  pulsation  même 
que  l'imagination  allume  dans  le  cœur  palpitant  pour  la 
mêler  à  la  sensation,  la  richesse  la  détruit...  Elle  ne 
laisse  rien  que  le  sordide  désir  de  l'argent,  cette  ram- 
pante convoitise  de  lïntérèt  et  de  l'or,  que  rien  ne 
saurait  ni  qualifier,  ni  vicier,  ni  racheter,  pas  même 
l'hypocrisie  î 

«  Et  les  hommes  d'État  se  glorifient  de  la  richesse  ! 
La  verbeuse  éloquence,  qui  survit  à  la  ruine  de  leurs 
cœurs,  peut  dorer  l'amer  poison  qui  dévore  une  nation  ; 
elle  peut  amener  la  servile  multitude  à  adorer  leur 
corruptrice  et  éclatante  idole,  la  Gloire,  et  à  déserter 
les  autels  de  la  vertu,  écrasée  sous  son  talon  de  fer  !  —  Et 
cependant  son  piédestal  éblouissant  s'élève  au  milieu  des 
horreurs  d'un  champ  de  bataille  parsemé  de  membres 


4i  œUVRES   POÉTIQUES   DE    SHELLEY 

humains,  pendant  que  les  habitations  désolées  fument 
tout  alentour.  L'homme  à  son  aise,  qui,  près  de  son 
chaud  foyer,  borne  les  efforts  et  les  aspirations  de  son 
cœur  d'homme  aux  actions  d'un  charitable  commerce, 
et  au  simple  accomplissement  des  lois  communes  de 
décence  et  de  convention,  en  réprimant  les  révoltes 
de  son  cœur  dhomme,  se  laisse  duper  par  leurs 
froids  sophismes  ;  il  verse  peut-être  une  larme  forcée 
sur  le  naufrage  de  la  paix,  terrestre,  quand  jusquà  la 
porte  de  sa  maison  les  terribles  vagues  accourent,  quand 
son  fds  est  assassiné  par  le  tyran,  ou  que  la  religion 
conduit  sa  femme  à  la  folie  furieuse...  Mais  le  pauvre, 
dont  la  vie  est  misère,  et  crainte,  et  souci,  que  le  matin 
ne  réveille  que  pour  un  travail  sans  fruit,  qui  entend 
toujours  le  cri  de  ses  enfants  affamés,  qui  ne  rencontre  que 
le  regard  résigné  de  leur  pâle  mère,  ou  l'œil  du  riche 
orgueilleux  d'où  jaillit  léclair  du  commandement,  et  ce 
spectacle,  qui  brise  le  cœur,  de  milliers  d  lionnnes  connue 
lui  ;  —  il  fait  peu  attention  à  la  rhétorique  de  la  tyran- 
nie. Sa  haine  est  imjilacable  comme  ses  malheurs  ;  il  n'a 
qu'un  sourire  de  mépiis  pour  la  vaine  et  amèi'c  moque- 
rie des  mots  ;  il  sent  toute  l'horreur  des  actions  du 
tyran  ;  il  n'est  retenu  que  par  le  ])ras  du  Pouvuii-,  (pii 
connaît  et  redoute  son  inimitié. 

«  La  baguette  de  fer  de  la  Pauvreté  force  toujours  son 
misérable  esclave  à  ployer  les  genoux  devant  la  richesse, 
à  empoisonner  (riiuitiles|)eines  une  vie  sans  consolation, 
à  resserrer  les  chahies  mêmes  qui  l'attachent  à  son  destin. 
La  Nature ,  inq)arliale  dans  sa  uumiticence  ,  a  doué 
l'homme  d'une  volontt-  à  huiucllc  hml  est  soumis;  la 
nmlièi-c  .  avec  t(»ul»'s  si's  (ormes  Ir.iiisiioii-es,  git  docile 
et  maniable  à  ses  pieds,  qui,  alVaiblis  pai'  la  seivitude. 


RE1>E   MAB  45 

tremblent  à  cliaque  pas.  Que  de  Miltons  manques  ont 
passé  sur  la  terre,  étouffant  les  muets  désirs  de  leur 
cœur  dans  les  soucis  et  les  fatigues  d'un  labeur  sans 
repos  !  Que  de  vulgaires  Catons  ont  employé  leur  éner- 
gie, bientôt  domptée  par  un  pareil  effort,  à  mouler  une 
épingle ,  à  fabriquer  un  clou  !  Combien  de  Newtons 
inconnus,  dont  les  yeux  passifs  ne  virent  dans  ces  puis- 
santes sphères  qui  diamantent  l'espace  infini,  que  des 
paillettes  de  clinquant,  clouées  dans  le  ciel  puur  éclairer 
les  minuits  de  leur  ^^lle  natale  ! 

«  Cependant  tout  cœur  contient  le  germe  de  la  per- 
fection ;  le  plus  sage  des  sages  de  la  terre,  qui  jamais 
des  trésors  de  la  raison  ait  tiré  la  science,  la  vérité  et 
les  accents  intrépides  de  la  vertu,  n'a  été  qu'un  enfant 
faible  et  sans  expérience,  orgueilleux,  sensuel,  indiffé- 
rent, dénué  du  pur  désir  et  de  luniversel  amour,  en 
comparaison  de  cet  être  idéal,  composé  sublime  de 
raison  sans  nuage,  de  pure  passion,  de  volonté  élevée, 
que  la  mort  (et  encore  hésiterait-elle  longtemps  dans  la 
crainte  que  lui  inspireraient  sa  noble  présence  et 
l'immuable  rayon  de  son  regard),  que  la  mort,  dis-je, 
pourrait  seule  subjuguer  !  Le  dernier  des  esclaves  traî- 
nant aujourd'hui  à  travers  lordure  de  quelque  cité  cor- 
rompue sa  triste  vie,  languissant  de  faim,  ou  gonflé  de 
luxure,  émoussant  la  délicatesse  de  son  sens  spiiituel 
dans  des  calculs  étroits  et  d'indignes  soucis,  ou  se  ruant 
en  furieux  dans  toutes  sortes  de  violences  et  de  crimes 
pour  réveiller  la  profonde  stagnation  de  son  âme,  pour- 
rait l'imiter  ou  l'égaler. 

«  Mais  la  basse  convoitise  a  tendu  autour  du  monde 
de  si  étroites  chaînes,  que  tout  y  est  vénal,  excepté 
l'homme  vertueux.  L'or  et  la  renommée  remporteront 

3* 


46  OEUVRES   POÉTIQUES  DE   SIIELLEY 

sûrement  le  prix  marqué  par  l'égoïsmc,  en  triomphant  de 
lout  cxeeplé  de  cette  volonté  dliomme  résolue  et  im- 
muable, que  ni  les  applaudissements  d'une  foule  servile, 
ni  les  ii>nobles  joies  d'un  luxe  corrupteur  ne  pourront 
séduire  ni  amener  à  abandonner  son  âme  élevée  à  la  ty- 
rannie ou  au  mensonge,  quand  même  ceux-ci  tiendraient 
dans  leur  main  rouge  de  sang  le  sceptre  du  monde. 

«  Tout  s'achète  :  la  lumière  même  du  ciel  se  vend  ! 
Les  inépuisables  dons  d'amour  de  la  terre,  les  plus  petites 
et  les  plus  méprisables  choses  qui  se  cachent  dans  les 
profondeurs  de  l'abîme,  tous  les  objets  de  notre  vie,  la 
vie  elle-même,  et  cette  pauvre  dose  de  liberté  qu'accor- 
dent les  lois,  l'amitié  de  l'homme,  ces  devoirs  d'amour 
humain  que  son  cœur  devrait  le  presser  d'accom[)lir 
instincliveinent,  tout  cela  s'achète  et  se  paie  comme  dans 
un  marché  public,  où  l'égoïsme  non  déguisé  met  sur 
chaque  objet  son  prix ,  l'estampille;  de  son  règne. 
L'amour  même  est  vendu  !  La  consolation  de  toute  dou- 
leur est  changée  en  la  plus  mortelle  des  agonies  ;  la 
vieillesse  tremble  dans  les  bras  dégoûtants  d'une  beauté 
éprise  d'elle-même,  et  les  impulsions  corrompues  de  la 
jeunesse  lui  préparent  une  vie  d'horreur,  souillée  de  la 
corruption  d'un  infâme  trafic  ;  la  i)estilence  qui  a  sa 
soiu'ce  dans  un  sensualisme  sans  jouissance  a  rempli 
toute  la  vie  humaine  de  douleurs  toujours  renaissantes  1 

«  Le  mensonge  ne  demande  que  de  l'or  pour  payer 
les  angoisses  d'une  conscience  outragée  ;  car  l'esclavi;- 
prêlre  ne  fait  pas  grand  fond  sur  sa  foi  mercenaire  ;  un 
maigre  cortège  qui  passe,  quelques  âmes  scrviles  ((jue 
la  couardise  suffirait  à  enchaîner,  ou  que  le  mesquin 
calcul  de  l'avariciî  pourrait  entraîner  à  parer  le  triom- 
phe de  sun    zèle  languissant),  peuvent  faire  de  lui  le 


REI>"E    MAB  47 

miiiislre  de  la  tyrannie.  Un  crime  plus  audacieux 
demande  une  récompense  plus  haute  :  sans  un  frissonne- 
ment, l'esclave-soldat  prête  son  bras  aux  oeuvres  de 
meurtre,  et  endurcit  son  cœur,  quand  la  terrible  élo- 
quence des  mourants,  s'exhalant  tout  bas  sur  le  champ 
solitaire  de  la  gloire  ,  vient  livrer  un  assaut  à  cette 
nature  humaine,  dont  il  vend  les  applaudissements 
pour  les  grossièi'cs  bénédictions  d'une  foule  patriote, 
pour  la  vile  gratitude  de  rois  sans  cœur,  pour  une  froide 
approbation  du  monde,  —  encore  plus  vile  ! 

«  Il  y  a  une  gloire  plus  noble  qui  suivit  jusqu'à  la 
dissolution  de  notre  être,  et,  consolatrice  de  toute  peine 
humaine,  accompagne  son  changement;  qui  n'abandonne 
pas  la  vertu  dans  l'obscurité  des  cachots,  et  dans  l'en- 
ceinte des  palais,  guide  ses  pas  à  travers  ce  labyrinthe 
de  crime  ;  imprime  sur  ses  traits  l'intrépidité,  alors 
même  que,  de  la  main  vindicative  du  Pouvoir,  il  reçoit 
son  plus  doux,  son  dernier,  son  plus  noble  titre  de 
gloire  :  la  mort  !  C'est  la  conscience  du  bien,  que  ne 
tentent  ni  l'or,  ni  la  sordide  renommée,  ni  l'espérance 
du  bonheur  céleste  ;  mais  une  vie  de  bien  résolue,  une 
volonté  inébranlable,  un  désir  inextinguible  du  bonheur 
universel,  un  cœur  qui  batte  à  l'unisson  avec  elle,  un 
cerveau  dont  la  sagesse  toujours  vigilante  travaille  à 
échanger  les  trésors  de  la  raison  contre  son  éternel 
bonheur. 

«  Ce  commerce  de  sincère  vertu  ne  demande  aucune 
intervention  de  régoïsme,  aucun  jaloux  échange  d'un 
misérable  gain,  aucune  fluctuation  froide  et  longue  de 
la  prudence  ;  tout  est  pesé  dans  une  juste  et  égale 
balance  ;  l'un  des  plateaux  contient  la  somme  du  bon- 
heur humain,  et  l'autre  le  cœur  d'un  homme  de  bien. 


48  OEUVRES   POÉTrQUES   DE    SIIELLEY 

«  Comme  l'égoïste  recherche  vainement  ce  bonheur 
qui  n'est  accordé  qu'à  la  vertu  !  Aveugles  et  endurcis, 
ceux  qui  espèrent  trouver  la  paix  au  milieu  des  orages 
du  souci,  qui  convoitent  un  pouvoir  dont  ils  ne  savent 
pas  comment  user,  et  soupirent  après  un  plaisir  qu'ils 
refusent  de  donner  !  Dans  leur  folie,  ils  trompent 
constamment  leurs  propres  desseins,  et  quand  ils 
espèrent  jouir  de  ce  repos  que  promet  la  vertu,  l'amer- 
tume de  l'àme,  les  cuisants  regrets,  les  vaines  repen- 
tances, la  maladie,  le  dégoût,  la  lassitude  envahissent 
leurs  pauvres  et  misérables  vies. 

«  Mais  l'égoisme  à  la  tète  blanchie  a  senti  le  coup  de 
la  mort,  et  le  voilà  chancelant  vers  la  tombe.  Un  malin 
plus  brillant  attend  le  jour  humain  ;  alors  tout  échange 
des  dons  naturels  de  la  terre  ne  sera  plus  qu'un  com- 
merce de  bonnes  paroles  et  de  bonnes  œuvres  ;  alors  la 
pauvreté  et  la  richesse,  la  soif  de  la  renommée,  la  crainte 
de  rinlamie,  la  maladie  et  la  douleur,  la  guerre  avec  ses 
mille  horreurs,  et  le  farouche  enfer,  ne  vivront  plus  que 
dans  la  mémoire  du  Temps,  qui,  comme  un  libertin 
pénitent,  tressaillira,  regardera  en  arrière,  et  frémira 
au  souvenir  de  ses  jeunes  années.  » 

VI 

Tout  toucher,  tout  œil,  loul  oreille,  l'Esprit  sentit  le 
discours  brûlant  de  la  lY'e.  Sur  la  mince  trame  de  son 
être,  chacune  des  diverses  périodes  peignait  des 
nuances  changeantes,  connue  en  un  soir  d'étc",  (piand 
Hotte  tout  autour  de  vous  une  musique  qui  enveloppe 
l'àme,  le  miroir  sans  tache  du  lac  rélléchil  le  crépuscule 
de  rOiient,  méhmt  convulsivement  ses  nuances  do 
pourpre  avec  l'or  bruni  du  soh'il  couchant. 


REIINE   MAB  49 

Alors,  l'Esprit  parla  ainsi  :  «  C'est  un  sauvage  et 
misérable  monde,  plein  d'épines  et  de  soucis,  dont  cha- 
que démon  peut  faire  sa  proie  à  sa  guise.  0  Fée  !  Dans 
le  cours  des  ans,  n'y  a-t-il  pas  d'espérance  en  réserve  ?... 
Les  vastes  soleils  rouleront-ils  sans  fm,  illuminant  éter- 
nellement la  nuit  où  gisent  tant  d'ûmes  infortunées,  sans 
voir  pour  elles  d'espérance  ?  L'Esprit  universel  ne 
rcndra-t-il  jamais  la  vie  à  ce  membre  desséché  du 
ciel  ?  » 

La  Fée  sourit  avec  calme  pour  le  rassurer,  et  une 
étincelante  lueur  d'espérance  inonda  le  visage  de  l'Esprit. 

«  Oh  !  reste  tranquille  !  chasse  ces  doutes  craintifs, 
qui  ne  devraient  jamais  tourmenter  une  âme  éternelle, 
voyant  les  chaînes  qui  la  lient  à  sa  destinée.  Oui  !  crime 
et  misère,  mensonge,  erreur  et  convoitise  habitent  cette 
terre  ;  mais  le  monde  éternel  contient  à  la  fois  le  mal  et 
la  guérison.  Il  surgira  toujours  quelque  homme  eminent 
en  vertu,  même  aux.  temps  les  plus  pervers  ;  les  véi'ités 
de  leurs  lèvres  pures,  qui  ne  meurent  jamais,  enchaîne- 
ront le  scorpion  mensonge  dans  une  ceinture  de  flammes 
toujours  vivantes,  jusqu'à  ce  que  le  monstre  meure  de 
sa  propre  piqûre. 

«  Quelle  douce  scène  oiïrira  la  terre  —  un  pur  séjour 
*  d'esprits  très  purs,  en  symphonie  avec  les  sphères  pla- 
nétaires —  quand  Ihomme,  avec  l'aide  de  la  Nature 
immuable,  entreprendra  l'œuvre  de  la  régénération! 
quand  ses  pôles  dévoyés  ne  graviteront  plus  vers  le 
rouge  et  funeste  soleil  qui  l'éclairé  de  ses  faibles  rayons  ! 

«  Esprit,  ici-bas  maintenant  le  Mensonge  triomphe  ; 
un  pouvoir  redoutable  a  mis  son  sceau  sur  la  lèvre  de  la 
Vérité.  Démence  et  Misère  régnent  ;  le  plus  heureux  est 
le  plus  misérable.  Cependant,  prends  confiance  ;  un  jour 


50  OEUVRES    POÉTIQUES   DE    SHELLEY 

viendra  où  de  la  coupe  de  la  joie  les  pures  gouttes 
salutaires  tomberont  comme  une  rosée  de  baume  sur  le 

monde! 31aintena!it,   revenons  à  la  scène  que  je 

t"ai  montrée  tout  à  Iheure,  et  lisons  la  charte  ensan- 
glantée du  malheur  universel,  que  bientôt  la  Nature  de 
sa  main  régénératrice  elFacera  miséricoi'dicusemenl  du 
livre  de  la  terre.  Qu'il  est  hardi  le  vol  de  l'aile  vaga- 
bonde des  Passions  !  Qu'il  est  rapide  le  pas  plus  ferme 
de  la  Raison  !  Qu'elles  sont  calmes  et  douces  les  victoi- 
res de  la  vie  !  Comme  il  a  perdu  ses  terreurs  le 
triomphe  du  tombeau  !  Qu'il  était  faible  le  bras  du 
plus  puissant  monarque,  vaine  sa  menace  retentissante, 
impuissante  sa  colère  !  Qu'il  était  ridicule  le  rugissement 
dogmatique  du  prêtre,  léger  le  poids  de  ses  anathèmes 
exterminateurs  ;  et  sa  charité  allectée,  si  souple  à  la 
pi'ession  des  révolutions  des  temps,  quelle  palpable  four- 
berie !  Mais  c'était  pour  te  venir  en  aide,  ô  Heligion  ! 
C'était  pour  toi,  prolifique  monstre  qui  peuples  la  terre 
de  démons,  l'enfer  d'hommes,  et  le  ciel  d'esclaves  ! 

«  Tu  souilles  tout  ce  que  tu  regardes  !  —  Les 
astres,  qui  sur  ton  berceau  brillèi'cnt  d'un  éclat  si 
doux,  furent  des  dieux  j^our  le  folâtre  enjouement  de  la 
première  enfance  abandonnée  ;  les  arbres,  l'herbe,  les 
nuages,  les  montagnes  et  la  mer,  toutes  les  choses 
vivantes  qui  marchent,  nagent,  rampent  ou  volent,  furent 
des  dieux  ;  le  soleil  eut  un  culte,  et  la  lune  ses  adoi'a- 
teurs.  Puis,  enfant,  tu  devins  plus  hardie  dans  les 
frénésies  ;  toute  forme  monstrueuse,  gigantesque,  ou 
étrangement  belle,  (jue  l'imagination  emprunte  aux 
données  de  la  sensation  ;  les  esprits  de  l'air,  les  spectres 
frémissanls,  les  génies  des  éléments,  les  forc«'S  qui 
donnent  une  forme  aux  œuvres  vaiiées  de  la  Nature, 


RE1>E    MAB  51 

trouvèrent  vie  et  place  dans  la  pensée  coirompue  de  ton 
cœur  aveugle  ;  cependant  tes  jeunes  mains  restèrent  en- 
core pures  du  sang  de  riiomme.  Puis  la  virilité  commu- 
niqua sa  force  et  son  ardeur  à  ta  cervelle  en  délire.  Ton 
regard  plus  passionné  scruta  la  terrible  scène,  dont  les 
prodiges  se  riaient  de  ton  orgueilleuse  science  ;  leui'S  lois 
éternelles  et  immuables  accnsaient  ton  ignorance.  Pen- 
dant quelque  temps  tu  restas  déconcertée  et  sombre. 
Alors,  tu  réunis  les  éléments  de  tout  ce  que  tu  connais- 
sais, le  changement  des  saisons,  le  règne  sans  feuilles  de 
l'hiver,  les  astres  bourgeonnant  sous  la  palpitation  du 
ciel,  les  orbes  éternels  qui  embellissent  la  nuit,  le  lever 
du  soleil  et  le  coucher  de  la  lune,  les  tremblements  de 
terre  et  les  guerres,  les  poisons  et  la  maladie  :  et  faisant 
converger  toutes  leurs  causes  en  un  point  abstrait,  ne 
faisant  de  tout  cela  qu'une  chose,  tu  l'appelas  Dieu  !  Celui 
qui  se  suffit  à  lui-même,  le  tout-puissant,  le  miséricor- 
dieux, et  le  Dieu  vengeur  —  qui,  prototype  de  l'humaine 
déraison,  est  assis  bien  haut  dans  le  royaume  du  Ciel  sur 
un  trône  d'or,  comme  un  simple  roi  de  la  terre  !  et  dont 
l'œuvre  redoutable,  l'Enfer,  s'ouvre  pour  toujours  pour 
les  malheureux  esclaves  du  destin,  qu'il  a  créés  en  se 
jouant,  pour  triompher  de  leurs  tourments  une  fois  qu'ils 

y  sont  tombés La  Terre  entendit  ce  nom,  la  Terre 

trembla,  et  la  fumée  de  sa  revanche  monta  jusqu'au  ciel, 
effaçant  les  constellations  ;  et  les  cris  de  millions  d'hom- 
mes immolés  dans  la  douce  confiance  d'une  paix  sans 
soupçons,  et  malgré  les  assurances  confirmées  par  des 
serments  verbeux  jurés  en  ce  nom  redoutable,  reten- 
tirent à  travers  la  plaine Pendant  que  d'innocents 

enfants  se  tordaient  sur  ton  inflexible  lance,  et  que  tu 
riais  d'entendre  les  mères  pousser  des  cris  de  délirante 


52  œUVRES   POÉTIQUES   DE    SHELLEY 

joie  en  sentant  le    froid   de  l'acier   sacré    dans   leurs 
entrailles  déchirées  ! 

«  Religion  !  Tu  arrivas  alors  à  l'aurore  de  la  maturité. 
Puis  la  vieillesse  vint  ;  un  seul  Dieu  ne  pouvait  suffire  à 
ta  senile  puérilité.  Tu  composas  alors  un  conte  s'adap- 
tant  à  ton  radotage  et  propre  à  assouvir  l'âme  altérée 
de  misèie.  Tu  racontas  (}ue  1(^  furi(;ux  démon  inventé  par 
ta  perversité  pouvait  donner  un  moyen  d'apaiser  la  soif 
dénaturée  de  meurtre,  de  rapine,  de  violence  et  de  crime 
qui  consumait  toujours  ton  être,  alors  même  que  lu 
entendais  les  pas  du  fatal  Destin  ;  que  les  flammes  pour- 
raient éclairer  la  scène  funèbi'e,  et  que  les  hori'iblcs 
râles  des  pères  mourant  sur  le  bûcher  qui  devait  servir 
de  flambeau  à  leurs  enfants,  le  rugissement  des  flammes 
amoncelées,  les  cris  de  triomphe  de  tes  apôtres,  mêlés 
dans  un  retentissant  concert,  pourraient  rassasier  ton 
oreille allamée,  même  sur  ton  lit  de  moit  ! 

«  Mais  maintenant  le  mépris  se  rit  de  tes  cheveux 
blancs  ;  voilà  que  tu  descends  au  ténébreux  tombeau, 
sans  honneur  et  sans  pitié,  excepté  de  la  part  de  ceux 
dont  l'orgueil  passe  comme  le  tien,  et  ne  jette  plus, 
comme  le  tien,  qu'une  faible  lueur  qui  s'évanouit  devant 
le  soleil  de  la  véi'il('',  et  ne  bi'illc  plus  (jiie  dans  la  formi- 
dable nuit  étendue  depuis  si  longtemps  sur  les  ruines  du 
monde. 

«  A  travers  ces  orbes  inliiiis  de  lumière  enti'clacéc, 
dont  la  terre  est  un,  est  répandu  au  loin  un  esprit  d'ac- 
tivité et  de  vie  qui  ne  connaît  ni  terme,  ni  cessation,  ni 
décadence  ;  qui  ne  s'évanouit  point  cpiand  la  lampe  de 
la  vie  tei'restrc,  ('teiiUe  dans  lliiuniclilc  du  lombeau,  y 
sommeille  poin*  un  temps,  pas  plus  que  quand  lenfant 
dans  lobscure  aurore  de  son  être  sent  les  impulsions 


REINE  MAB  53 

des  choses  sublunaires,  et  que  tout  est  prodige  pour  ses 
sens  inexpérimentés  ;  c'est  cet  esprit  actif,  inébranlable 
et  éternel,  qui  toujours  guide  le  fui'icux  tourbillon  dans 
les  rugissements  de  la  tempèle,  s'ébat  dans  la  lumière, 
respire  dans  les  bocages  embaumés,  triomphe  dans  la 
santé,  et  languit  dans  la  maladie  ;  au  milieu  de  l'orage 
du  bouleversement  qui  roule  sans  repos  autour  de  l'éter- 
nel univers  et  bat  ses  impérissables  fondements,  c'est 
lui  qui  préside,  marquant  avec  une  irrésistible  loi  la 
place  que  chaque  ressort  de  sa  machine  doit  remplir  ; 
oui,  alors  que  vagues  sur  vagues  tumultueuses  amoncel- 
lent leur  mêlée  jusqu'aux  nuages,  et  que  lancés  avec 
fureur  les  éclairs  du  ciel  brûlent  les  gués  de  l'Océan 
déracinés  (pendant  que  l'œil  du  marinier  naufragé,  assis 
solitaire  sur  le  roc  nu  et  frémissant,  ne  voit  en  toutes 
choses  que  hasard  sans  suite  et  fortuite  aventure),  aucun 
atome  dans  cette  turbulence  ne  remplit  une  tâche  vague 
ou  indéterminée  et  ne  fait  que  ce  qu'il  doit  taire  et  est 
appelé  à  faire;  même  la  plus  petite  molécule  de  lumière, 
qui  dans  l'incandescence  flottante  d'un  rayon  d'avril 
remplit  sa  tache  nécessaire  quoique  invisible,  l'Esprit 
universel  la  guide  ;  et  quand  l'ambition  sans  merci  ou  le 
zèle  insensé  a  conduit  deux  armées  de  dupes  sur  le 
champ  de  bataille  où  leur  aveuglement  va  les  pousser  à 
se  creuser  mutuellement  un  tombeau,  en  donnant  à  cette 
œuvre  de  démence  le  nom  de  gloire,  c'est  encore  lui  qui 
dirige  toutes  ces  passions.  Il  n'y  a  pas  une  pensée,  une 
volonté,  un  acte,  pas  un  effort  de  l'esprit  chagrin  du 
tyran,  pas  une  crainte  des  esclaves  se  glorifiant  de  leur 
servitude  pour  cacher  la  honte  qu'ils  ressentent,  pas  un 
des  événements  qui  enchaùient  toute  volonté  et  des  pro- 
fondeurs d'un  temps  immémorial  ont  fait  sortir  la  vertu 


5i  ŒUVRES   POÉTIQUES   DE    SHELLEY 

avec  son  universelle  influence  ;  il  n'y  a  rien  qui  ne  passe 
sans  être  reconnu,  sans  être  vu  de  toi.  Ame  de  l'Univers  ! 
Source  éternelle  de  vie  et  de  mort,  de  bonheur  et  de 
souffrance,  de  tout  ce  qui  sillonne  la  scène  fantastique 
qui  flotte  devant  nos  yeux  dans  les  vagues  de  la  lumière, 
et  qui  ne  brille  que  dans  les  ténèbres  de  cette  prison 
dont  nous  sentons,  mais  sans  les  voir,  les  chaînes  et  les 
massives  murailles  ! 

«  Esprit  de  la  Nature  !  Pouvoir  qui  suffit  à  tout  ! 
Nécessité,  toi  lanière  du  monde;!  tu  ne  ressembles  pas 
au  dieu  de  l'erreur  humaine,  tu  ne  demandes  ni  prières 
ni  louanges.  Le  caprice  de  la  faible  volonté  de  l'homme 
ne  peut  pas  plus  être  attribué  que  les  passions  incon- 
stantes de  son  cd'ur  à  ton  inunuablc  harmonie.  L'esclave 
dont  les  horribles  convoitises  répandent  la  misère  sur  le 
monde,  et  l'homme  de  bien  qui  met  un  vertueux  orgueil 
à  élever  son  être,  en  vue  du  bonheur  qui  naît  de  ses  pro- 
pres œuvres  ;  l'arbre  empoisonné  à  l'ombre  duquel  toute 
vie  se  flétrit,  et  le  chêne  magnifique  dont  le  dôme  de 
feuillage  offre  un  temple  où  s'enregistrent  les  noms  de 
l'amour  heui'eux,  sont  égaux  à  tes  yeux.  Tu  ne  caresses 
ni  l'amour,  ni  la  haine  ;  revanche  et  favoiilisme,  les  pires 
des  désirs,  ceux  de  la  gloire,  te  sont  inconnus.  Tous  les 
êtres  que  contient  le  vaste  monde  ne  sont  que  tes  pas- 
sifs insli'uments  ;  et  tu  les  regardes  tous  d'un  œil  impar- 
tial ;  tune  peux  icsscnlir  ni  leurs  joies  ni  leurs  j)('ines, 
puiscjue  tu  nas  |)as  un  sentiment  humain,  puisque  tu 
n'as  pas  un  esprit  humain  ! 

«  Oui  !  Quand  l'ouragan  balayant  du  temps  aura 
chanté  son  chant  de  mort  sur  les  tenq)les  ruinés  et  sur 
les  autels  l)ris(''s  du  loul-puissant  demoii  doiU  le  nom 
usurpe  les  honneurs  (|ui  te  sont  dus  ;  (juand  le  sang,  à 


REINE   MAB  55 

travers  les  siècles  amassés,  aura  descendu  le  courant 
souillé  des  âges,  tu  vivras  immuable  !  Il  y  a  un  sanctuaire 
élevé  pour  toi,  que  ni  le  souffle  orageux  du  temps,  ni 
l'incessante  inondation  qui  roule  sur  le  spectacle  mes- 
quin de  la  terre  ne  parviendront  à  détruire  :  l'étendue 
sensitive  du  monde  ;  ce  merveilleux  et  éternel  temple, 
où  peine  et  plaisir,  bien  et  mal,  s'unissent  pour  accom- 
plir la  volonté  de  l'impérieuse  Nécessité  ;  —  et  la  vie 
sous  ses  innombrables  formes,  aspirant  sans  cesse  à 
quelque  chose  qui  ne  peut  avoir  de  terme,  comme  une 
flamme  affamée  et  sans  repos,  s'enroule  autour  des 
éternelles  colonnes  de  son  immutabilité-  » 

VII 

l'esprit 

«  J'étais  un  enfant,  quand  ma  mère  alla  voir  brûler 
un  athée.  Elle  m'y  conduisit.  Les  prêtres  vêtus  de  noir 
étaient  réunis  autour  du  bûcher  ;  la  multitude  regardait 
en  silence  ;  le  coupable  passa  avec  un  visage  intrépide  : 
dans  ses  yeux  sereins  un  dédain  tempéré,  se  mêlant  à 
un  doux  sourire,  brillait  avec  calme...  Le  feu  altéré 
rampa  autour  de  ses  membres  virils  ;  bientôt  ses  yeux 
résolus  furent  aveuglés  par  la  flamme  ;  l'angoisse  de  sa 
mort  déchira  mon  cœur...  La  foule  insensée  poussa  un 
cri  de  triomphe,  et  moi,  je  pleurai...  Ne  pleure  pas, 
enfant,  me  cria  ma  mère,  car  cet  homme  a  dit  :  Il  n'y  a 
pas  de  Dieu  !  » 

LA    FÉE 

«  Il  n'y  a  pas  de  Dieu  !  —  La  Nature  confirme  la  foi 
qu'a  scellée  l'angoisse  de  la  mort.  Laisse  le  ciel  et  la 
terre,  laisse  la  race  éphémère  de  l'homme,  ses  généra- 


56  œUVRES   POÉTIQUES   DE   SHELLEY 

lions  sans  fin,  dire  leur  conte  ;  laisse  chaque  partie  de 
l'univers,  rivée  à  la  chaîne  qui  la  relie  au  tout,  désigner 
la  main  qui  élreint  son  terme  !  Laisse  chaque  semence 
qui  tombe  développer,  dans  sa  silencieuse  éloquence, 
sa  provision  d'arguments  !  L'infini  au  dedans,  l'infini  au 
dehors,  dément  la  création  ;  l'esprit  impérissable  qu'elle 
contient  est  le  seul  Dieu  de  la  nature  ;  mais  l'orgueil 
humain  est  habile  à  inventer  les  noms  les  plus  graves 
pour  cacher  son  ignorance. 

«  Lu  sainteté  du  nom  de  Dieu  a  justifié  tous  les  crimes; 
il  est  lui-même  le  créateur  de  ses  adorateurs  ;  ses  noms, 
ses  attributs  et  ses  passions  —  qu'il  s'appelle   Seeva, 
Buddha,  Foh,  Jehovah,  Dieu  ou  Seigneur,  —  changent 
avec  les  dupes  humaines  qui  élèvent  ses  sanctuaires, 
servant  toujours,  sur  l'univers  souillé  par  la  guerre,  de 
mot  d'ordi-e  à  la  désolation  ;  soit  que  des  armées,  après 
avoir  rougi  dans  la  boue  sanglante  de  la  mort  les  roues 
de  leurs  chars,  les  fassent  rouler  dans  le  triomphe,  pen- 
dant (jue  des  brahmanes  entonnent  lliynuie  sacré  mêlé 
aux  gémissements  ;  soit  que  les  innombrables  associés 
de  son  pouvoir  se  pai-tagont  sur  le  faible  l'exercice  de  sa 
tyrannie  ;  soit  que  la  fumée  des  tours  incendiées,  les 
cris  de  désesjmir  des  femmes,  ceux  de  la  vieillesse  désar- 
mée, de  la  jeunesse  et  de  l'enfance  horriblement  massa- 
crées, montent  au  ciel  en  l'honneur  de  son  nom  ;  ou 
que,   dernièie  et  pire  des  infamies,   la  Tei-re  gémisse 
sous  l'âge  de  fer  do  la  religion,  et  que  les  piètres  osent 
bégayer  le  nom  d'iui  Dieu  de  paix,  alors  même  que 
leurs  mains  sont  rougies  du  sang  innocent,  ne  cessant 
d'immoler,  déracinant  lout  germe  de  v(''ri!é,  promenant 
l)artout  l'exlermination  et  la  ruine,  faisant  de  la  terre 
une  boucherie  ! 


REINE   MAB  57 

«  0  Esprit  !  à  travers  le  sens  qui  a  révélé  à  ta  nature 
interne  les  apparences  extérieures,  de  vagues  rêves  ont 
roulé,  et  des  réminiscences  variées  ont  évoqué  des 
tai3lcttcs  à  jamais  ineflaçables  ;  là,  toutes  choses  ont  été 
imprimées,  les  astres,  la  mer,  la  terre,  le  ciel  ;  jusqu'aux 
traits  les  plus  informes  des  plus  étranges  et  plus  fugi- 
tives visions  y  ont  été  enregistrés,  pour  rendre  témoi- 
gnage de  la  terre. 

«  C'est  là  mon  empire  ;  car  il  m'a  été  donné  de  veiller 
sur  les  prodiges  du  monde  humain,  et  de  prêter  aux 
légères  créations  de  l'imagination  une  forme,  un  être, 
une  réalité  ;  je  veux  donc  évoquer,  des  rêves  de  l'obtuse 
et  aveugle  foi  des  erreurs  humaines ,  un  prodigieux 
fantôme,  qui  répondra  à  tes  questions. 

«  Ahasvérus,  apparais  !  » 

Un  personnage  étrange,  né  pour  la  douleur,  apparut 
près  du  créneau,  et  s'y  tint  immobile.  Sa  figure  sans 
réalité  ne  jetait  point  d'ombre  sur  le  parquet  d'or.  Son 
port  et  ses  traits  présentaient  la  trace  de  nombreuses 
années,  et  des  chroniques  d'une  antiquité  fabuleuse 
étaient  lisibles  dans  son  œil  sans  rayon.  Cependant  sa 
joue  portait  la  marque  de  la  jeunesse  ;  fraîcheur  et  force 
composaient  sa  mâle  charpente  ;  la  sagesse  des  années 
accumulée  s'y  mêlait  avec  l'intrépidité  primitive  de  la 
jeunesse  ;  et  d'inexprimables  gémissements,  atténués 
par  une  résignation  sans  crainte,  donnaient  une  grâce 
terrible  à  son  front  révélateur. 

l'esprit 
«  Y  a-t-il  un  Dieu  ? 

AHASVERUS 

«  Y  a-t-il  un  Dieu  ?  —  Oui,  un  Dieu  tout-puissant, 


58  OEUVRES   POÉTIQUES   DE   SHELLEY 

aussi  plein  de  vengeance  qu'il  est  tout-puissant  !  Un  jour 
sa  voix  se  fit  entendre  sur  la  terre  ;  au  son  de  cette  voix  la 
terre  tressaillit;  le  visage  enflammé  du  firmament  exprima 
l'horreur  :  et  le  tombeau  de  la  Nature  s'ouvrit  béant, 
pour  engloutir  lintrépide  et  le  vertueux  qui  oseiait 
lancer  un  déti  à  son  trône ,  ainsi  environné  de  pou- 
voir. Il  n'y  eut  plus  que  des  esclaves  —  esclaves  au 
sang  glacé,  qui  firent  l'œuvre  de  l'omnipotence  tyranni- 
que  ;  esclaves  dont  une  honnête  indignation  n'a  jamais 
poussé  les  âmes  à  oser  une  entreprise  élevée,  une  action 
que  n'ait  pas  souillée  un  grossier  et  sensuel  égoïsmc.  Ces 
es(;laves  bâtirent  des  temples  au  tout-puissant  démon, 
temples  splendides  et  vastes  ;  les  autels  dispendieux 
fumèrent  de  sang  humain,  et  des  hymnes  hideuses  reten- 
tirent à  travers  les  longues  nel's.  Un  meurtrier  entendit 
sa  voix  en  Egypte,  un  homme  dont  l'habilclé  et  les  arti- 
fices ont  fait  la  grandeur  —  complice  de  lonmipotence 
dans  le  crime,  et  confident  du  seul  Dieu  qui  connaît 
tout  !  —  Voici  quelles  furent  les  parohîs  de  Jehovidi  : 

«  D'une  éternité  d'oisiveté,  moi ,  Dieu ,  je  me  suis 
éveillé  ;  dans  un  travail  de  sept  jours  j'ai  fait  la  terre  de 
rien;  puis  je  me  reposai,  et  créai  l'homme.  Je  le  pla- 
çai dans  le  paradis,  où  j(!  plantai  larbre du  mal  ;  de  telle 
sorte  qu'il  put  en  manger  et  périr,  et  procurer  à  mon 
ânie  de  quoi  rassasier  sa  malice,  et  faire  tourner,  ainsi 
que  font  les  conquérants  sans  cœur  de  la  terre,  toute 
misère  à  ma  propre  gloire.  La  race  d'hommes,  élue  pour 
m'honorer,  peut  impunément  assouvir  les  convoitises 
que  j'ai  plantées  dans  leur  cœur.  Je  te  commande  de 
les  conduire  hors  d'ici,  jusqu'à  ce  que  dun  pas  infatiga- 
ble leurs  troupes  ('on(|uérantes  pénètrent  dans  la  terre 
promise  à  traveis  le  sang  des  fenuucs,  et  rendent  mon 


REINE   MAB  59 

nom  redoutable  dans  la  contrée.  Et  cependant  une 
flamme  toujours  brûlante  et  des  gémissements  sans 
ti'êvc  seront  le  destin  de  leurs  âmes  éternelles,  en  com- 
pagnie de  toute  âme  de  cette  ingrate  terre,  faible  ou 
forte,  vertueuse  ou  vicieuse,  —  oui,  toutes  périront, 
pour  assouvir  l'aveugle  vengeance  (ce  que  vous  autres 
hommes,  vous  appelez  la  justice)  de  leur  Dieu  !  » 

«  Le  front  du  meurtrier  frisonna  d'horreur. 

(c  Dieu  tout-puissant,  n'y  a-t-il  pas  de  merci  ?  Notre 
châtiment  doit-il  être  sans  lin  ?  De  longs  siècles  doivent- 
ils  rouler  ainsi,  sans  y  voir  aucun  terme  ?  Est-ce  donc 
dans  la  moquerie  et  la  colère  que  lu  as  fait  cette  pauvre 
terre  ?  La  miséricorde  sied  au  puissant  —  ne  sois  que 
juste  !  0  Dieu  !  repens-toi  et  sauve-nous  1  » 

«  Il  ne  reste  qu'une  voie.  J'engendrerai  un  fds,  et  il 
portera  les  péchés  de  tout  l'univers.  Il  naîtra  dans  un 
coin  inconnu  de  la  terre,  et  là  il  mourra  sur  une  croix, 
et  effacera  le  crime  universel  ;  ainsi  le  petit  nombre  de 
ceux  sur  qui  descendra  ma  grâce  seront  marqués 
comme  des  vases  d'élite  pour  la  gloire  d(;  leur  Dieu, 
pourront  profiter  de  cet  étrange  sacrifice  et  sauver  leurs 
âmes.  Des  millions  d'hommes  vivront  et  mourront  qui 
n'entendront  jamais  prononcer  le  nom  de  leur  Sauveur, 
et  s'en  iront  sans  être  rachetés  dans  le  sépulcre  béant. 
Des  milliers  dhommes  n'y  verront  qu'un  conte  de  vieille 
femme,  semblable  à  ceux  dont  les  nourrices  éliraient 
leurs  nourrissons.  Ceux-là  dans  un  abîme  d'angoisse  et 
d(;  flamme  maudiront  éternellement  leur  réprobation  ; 
mais  les  soulfrancîes  décuplées  les  forceront  de  confes- 
ser, sur  les  lits  mêmes  de  tourments  où  ils  hurlent,  ma 
gloire  et  la  justice  de  leur  arrêt.  A  quoi  leur  serviront 
alors  leurs  actions  vertueuses,  l(?urs  pensées  de  pureté, 


60  œUVRES   POÉTIQUES   DE    SHELLEY 

étincclantes  d'un  radieux  génio,  ou  éclairées  du  rayon 
terrestre  de  Ihumaine  raison  ?  Il  y  a  beaucoup  d'appelés, 
mais  peu  seront  élus  !  Exécute  mon  connnandemcnt, 
Moïse  !  » 

«  La  joue  du  meurtrier  pâlit  d'horreur,  et  ses  lèvres 
frémissantes  purent  à  peine  murmurer  :  «  0  seul  tout- 
puissant,  je  tremble  et  j'obéis  !  » 

«  0  Esprit  !  Des  siècles  ont  mis  leur  sceau  sur  ce 
cœur  aux  mille  blessures,  sur  cette  cervelle  accablée, 
depuis  que  llncarné  est  venu.  Il  vint  humblement,  voi- 
lant son  hoirible  tète  de  Dieu  sous  la  forme  d'un  homme, 
méprisé  parle  monde  ;  son  nom  inconnu  de  tous,  excepté 
de  la  canaille  de  sa  ville  natale,  comme  celui  d'un  déma- 
gogue de  paroisse.  Il  renuia  la  foule  ;  il  lui  enseigna  jus- 
tice, vérité  et  paix,  en  apparence  ;  mais  il  alluma  dans 
les  âmes  les  flannnes  sans  repos  du  zèle,  et  bénit  l'épée 
qu'il  apporta  sur  la  terre  pour  rassasier  son  Ame 
méchante  du  sang  de  la  vérité  et  de  la  lil>erté.  llnCm  sa 
forme  mortelle  fut  conduite  à  la  mort.  Je  me  tenais  près 
de  lui  ;  sur  la  croix  torturante  aucune  peine  n'atteignait 
son  sens  supra-terrestre  ;  et  cependant  il  gémissait.  Saisi 
dindignalion.  je  résumai  les  massacres  et  les  misères 
que  son  nom  avait  sanctionnés  dans  mon  pays,  et  je 
criai  :  «  Va  !  va  !  »  en  me  moquant.  —  Un  souiiie  de  di- 
vine malice  illumina  ses  traits  défaillants.  «  Je  m'en  vais  » 
cria-t-il  ;  «  mais  toi,  sur  celte  terre  inquiète  lu  erreras 
éternellement.  »  —  La  sueur  froide  du  tomb(>au  baigna 
mon  impérissable  front.  Je  tombai,  el  restai  dans  une 
longue  lethargic  sur  le  sol  charmé.  Quand  je  me  réveil- 
lai, lenfer  brûlait  dans  mon  cerveau,  vacillant  .sur  sa 
base  ;  car  tout  autour  de  moi  les  restes  de  ma  parenté 
tombant  en  poussière  gisaient,  dans  la  position  où  la 


REINE    MAB  61 

colère  du  Tout-Puissant  les  fixait...  et  dans  leurs  diverses 
altitudes  de  mort,  les  crânes  muets  et  sans  veux  de  mes 
enfants  assassinés  projetaient  sur  moi  une  spectrale 
lueur  ! 

«  Mais  mon  âme,  à  force  de  voir  et  de  ressentir  les 
souffrances  corruptrices  de  la  tyrannie ,  a  depuis 
longtemps  appris  à  préférer  la  liberté  de  l'Enfer  à  la 
servitude  du  Ciel.  —  Donc  je  me  levai,  et  sans  crainte 
je  commençai  mon  pèlerinage  solitaire  et  sans  fin  ;  résolu 
à  engager  une  guerre  impitoyable  avec  mon  tout-puis- 
sant tyran,  et  à  défier  sa  colère  impuissante  à  me  nuire 
au-delà  des  bornes  de  la  malédiction  que  j'avais  encou- 
rue. La  même  main  qui  a  fermé  devant  mes  pas  le  refuge 
et  la  paix  du  tombeau  a  écrasé  la  terre  sous  le  poids  de 
la  misère,  et  donné  son  empire  aux  élus  dentre  ses 
esclaves.  Je  les  ai  vus,  dès  la  première  aurore  de  leur 
faible,  instable  et  précaire  pouvoir,  prêchant  alors  la 
paix,  comme  aujourd'hui  ils  pratiquent  la  guerre  ;  je  les 
ai  vus,  alors  qu'ils  ne  faisaient  que  revenir  du  massacre 
d'inofiensifs  infidèles,  étancher  leur  soif  de  ruine  dans  le 
sang  même  qui  coulait  dans  leurs  propres  veines  ;  et  un 
zèle  sans  pitié  glaça  tout  sentiment  humain,  si  bien  que 
l'épouse  plongeait  dans  le  cœur  de  son  mari  le  poignard 
sacré,  à  l'heure  même  où  ses  désirs  rêvaient  de  son  amour; 
amis  contre  amis,  frères  contre  frères  se  dressèrent  l'un 
contre  l'autre  dans  la  plus  sanglante  bataille,  et  la  guerre, 
à  peine  rassasiée  par  les  dernières  rasades  de  mort 
versées  par  le  destin,  s'acharnait  toujours,  ivre  du  pres- 
soir delà  colère  du  Tout-Puissant  ;  pendant  que  la  croix 
rouge,  en  dérision  de  la  paix,  montrait  la  victoire! 
Quand  la  mêlée  fut  terminée,  il  ne  resta  aucun  survivant 
de  la  foi  exterminée  pour  raconter  sa  ruine,  rien...  que 

4 


62  OEUVRES  POÉTIQUES   DE   SHELLEY 

la  chair  empoisonnant  l'atmosphère  d'une  putride  fumée, 
et  pourrissant  sur  le  bûcher  à  moitié  éteint  ! 

«  Oui  !  j'ai  vu  les  adorateurs  de  Dieu  tirer  le  glaive  de 
sa  vengeance  pendant  que  sa  grâce  descendait,  confir- 
mant toute  impulsion  contre  nature,  et  sanctifiant  leurs 
œuvres  de  désolation  ;  et  des  prêtres  fanatiques  faisaient 
onduler  la  sinistre  croix  sur  la  terre  infortunée  ;  alors 
le  soleil  éclaira  des  averses  de  sang  caillé  tombant  du 
fer  brûlant  du  tranquille  assassinat  :  tout  crime  perdit 
son  aiguillon  en  vertu  de  l'Esprit  du  Seigneur,  et  des 
arcs-en-ciel  rouge-sang  firent  un  dais  à  la  terre. 

«  Esprit  !  aucune  année  de  mon  existence  si  pleine 
n'a  passé  pure  des  crimes  et  de  la  misère  qui  découlent 
de  la  vraie  foi  de  Dieu.  J'ai  vu  ses  esclaves,  de  leurs 
langues  aux  mensonges  venimeux,  tromper  la  foule  in- 
sensée, et,  pendant  qu'une  de  leurs  mains  était  rouge  de 
meurtre,  feindre  de  tendre  l'autre  en  signe  de  fraternité 
et  de  paix.  Maintenant  qu  ils  pérorent  damour  et  de 
merci  (pendant  que  leurs  actions  sont  empreintes  de 
toute  la  bassesse  et  la  pc^'versité  que  le  jeune  bras  de 
la  Liberté  n'ose  pas  encore  châtier)  la  liaison  peut  récla- 
mer notre  gratitude,  elle,  qui  aujonrd  hui,  asseyant  le 
Irône  impérissable  de  la  vérit»'  et  de  liiiflexible  vertu, 
rend  inutile  et  vaine  la  malice  de  mon  ennemi  ;  sa  rage 
infructueuse  entasse  des  tourments  pour  les  hommes 
vertueux,  ajoute  au  châtiment  des  éternités  impuis- 
sanl(^s  ;  pendant  que  le  plus  poignant  désapiiointement 
torture  son  sein,  de  voir  les  sourires  d(^  la  paix  jouer 
autour  deux,  et  tromper  ou  sancliliei"  leur  arrêt. 

«  Ainsi  je  vécus,  —  à  travers  un  alïreux  désert  d'années, 
liillant  avec  les  tourbillons  d'une  ftnieiise  agonie,  cepen- 
dant plein  de  paix   cl  de  sérénité,   renfermé  dans   le 


REDsE   MAS  63 

sanctuaire  de  moi-même ,  me  moquant  de  l'horrible 
malédiction  de  mon  impuissant  tyran,  avec  une  obstinée 
et  inébranlable  volonté  ;  semblable  à  un  chêne  géant, 
que  le  terrible  feu  du  ciel  a  fracassé  dans  la  solitude, 
pour  être  un  monument  dimpérissable  ruine  ;  — cepen- 
dant, tranquille  et  immobile,  il  brave  le  nocturne  conflit 
de  louragan  dhiver,  comme  dans  le  calme  du  soleil  il 
étend  vers  le  ciel  ses  bi'as  consumés  et  flétris,  pour  goû- 
ter le  repos  d'un  midi  d'été.  » 

La  Fée  agita  sa  baguette  ;  Aliasverus  disparut,  aussi 
rapidement  que  les  formes  de  l'ombre  et  du  brouillard 
confondus,  cachées  en  embuscade  dans  les  vallons 
d'un  sombre  bosquet,  fuient  devant  le  rayon  du  matin  : 
la  matière  dont  les  rêves  sont  faits  n'est  pas  plus 
douée  de  vie  réelle  que  cette  fantastique  image  de  la 
pensée  humaine  errante. 

YIII 

«  Tu  as  vu  le  Présent  et  le  Passé,  un  spectacle  désolé  ! 
Maintenant,  Esprit,  apprends  les  secrets  de  l'Avenir. 
—  Temps  !  déploie  l'aile  qui  couve  les  destinées  sous 
son  ombre  ;  rends  à  la  lumière  tes  enfants  à  demi  dévo- 
rés, et  des  berceaux  de  l'éternité  où  des  raillions  d'êtres 
dorment  le  sommeil  qui  leur  est  dévolu,  bercés  par  le 
pi'ofond  murmure  du  courant  des  choses  qui  passent, 
arrache  ce  sombre  linceul.  —  Esprit,  contemple  ta  glo- 
rieuse destinée  !  » 

La  joie  pénétra  l'Esprit.  Par  la  large  déchirure  faite 
au  voile  éternel  du  Temps,  l'Espérance  apparut,  rayon- 
nante à  travers  les  brumes  de  la  crainte.  La  Terre  n'était 
plus  un  enfer  ;  amour,  liberté,  santé,  avaient  donné  leurs 
trésors  à  la  virihté  de  son  printemps,  et  toutes  ses  pul- 


64  œUVRES   POÉTIQUES   DE    SHELLEY 

salions  battaient  en  liui'monie  avec  les  sphères  plané- 
taires; alors  s'éleva  une  suave  musique,  de  concert 
avec  les  cordes  vitales  de  lame  ;  (,'elle-ci  palpitait  en 
doux  et  langoureux  battements,  trouvant  une  nouvelle 
vie  dans  une  mort  transitoire.  Tels  les  vagues  soupii's 
d'un  vent  du  soir,  éveillant  les  petites  vagues  de  la  mer 
assoupie,  qui  meurt  en  exhalant  son  souffle,  et  tombe  et 
s'élève,  faiblit  et  grandit  par  accès,  tel  était  le  pur  cou- 
rant de  sentiment  qui  jaillissait  de  ces  notes  suaves,  et 
sur  les  sympathies  hiunuines  de  l'Esprit  roulait  paisible- 
ment avec  un  mouveuient  doux  et  calme. 

La  joie  pénétra  lEsprit,  —  la  joie  dun  amant  qui  voit 
l'élue  de  son  âme  dans  le  bonheur,  qui  est  témoin  de  la 
paix  de  celle  dont  la  soullrance  lui  était  plus  amère  que 
la  mort,  qui  voit  sa  joue  reprendre  sa  fraîcheur  et  se 
colorer  peu  à  peu  du  vif  éclat  de  sa  première  santé,  et 
tressaille  devant  ces  yeux  adorés,  qui,  semblables  à 
deux  astres  au  milieu  de  l'Océan  soulevé,  étincellent  ù 
travers  des  larmes  de  bonheur. 
Alors,  triomphante,  la  Reine  des  Fées  parla  : 
«  Je  n'évoquerai  pas  le  spectre  des  âges  écoulés  pour 
déployer  les  redoutables  secrets  de  la  science.  Désor- 
mais, le  présent  est  passé,  et  les  événements  (pii  déso- 
lent la  terre  ont  dispai'u  de  la  mémoiie  du  Temps,  qui 
n'ose  pas  donner  la  réalité  à  ce  dont  jannuU»  l'èti-e. 
C'est  à  moi  qu'il  est  donné  d'obsei'ver  les  prodiges 
<hi  monde  humain,  espace,  matière,  temps  et  esprit. 
L'Avenir  e\p(»se  maintenant  ses  li'ésois  ;  (jue  cette  vue 
l'cnouveUe  et  furliiie  ton  espoir  di-faillant...  0  Esprit 
humain  !  élance-loi  vers  ce  terme,  où  la  Vertu  fixe  la 
paix  universelle  et,  au  milieu  du  flux  et  du  reflux  des 
choses    humaines,  montre    quchpie  chose   de  stable  , 


REINE   MAB  65 

quelque  chose    tréternellement  certain,  un  phare  au- 
dessus  du  chaos  des  sombres  vagues. 

«  La  terre  habitable  est  pk'ine  d'allégresse.  Ces  déserts 
de  lames  glacées  qu'avaient  amoncelés  autour  des  pôles 
d'incessants  ouragans  de  neige,  où  la  matière  n'osait  ni 
végéter  ni  vivre,  mais  oii  une  gelée  perpétuelle  autour 
de  la  vaste  solitude  enchaînait  sa  large  zone  d'immobi- 
lité, sont  maintenant  déblayés  ;  là,  les  zéphyrs  embaumés 
des  îles  aromatiques  plissent  à  peine  le  placide  abîme  de 
l'Océan,  qui  roule  ses  flots  larges  et  clairs  sur  le  sable 
en  pente,  et  dont  le  rugissement  s'éteint  en  suaves  échos 
pour  murmurer  à  travers  les  bosquets  respirant  vers  le 
ciel,  et  s'y  harmoniser  avec  la  nature  sanctifiée  de  l'homme. 

«.  Ces  incommensurables  déserts  de  sable,  dont  les 
brûlantes  ardeurs  concentrées  par  le  temps  laissaient  à 
peine  un  oiseau  vivre,  un  brin  d'herbe  pousser,  où  le 
cri  aigu  des  amours  du  lézard  vert  interrompait  seul  le 
silence  étouffant ,  regorgent  maintenant  de  ruisseaux 
sans  nombre  et  de  forêts  ombreuses,  de  champs  de  blé, 
de  pâturages  et  de  blanches  chaumières  ;  et  là  où  le 
désert  effaré  voyait  un  sauvage  conquérant  souillé  du 
sang  de  ses  frères,  et  une  tigresse  rassasier  de  la  chair 
des  agneaux  la  faim  monstrueuse  de  ses  petits  sans 
dents,  tandis  que  le  désert  retentissait  de  cris  et  de 
mugissements...  là,  une  pelouse  en  pente  et  unie,  émail- 
lées  de  pâquerettes,  offrant  son  doux  encens  au  soleil 
levant,  sourit  de  voir  un  enfant  qui,  devant  la  porte  de 
sa  mère,  partage  son  repas  du  matin  avec  le  basiUc 
vert  et  or,  venu  pour  lui  lécher  les  pieds. 

«  Ces  profondeurs  inexplorées,  où  plus  d'une  voile 
latiguée  avait  vu  sur  la  plaine  sans  bornes  le  malin 
succéder  à  la  nuit  et  la  nuit  au  matin,  sans,  que  jamais 

4- 


66  OEUVRES   POÉTIQUES   DE   SHELLEY 

aucune  terre  déployât,  pour  saluer  le  voyageur  errant, 
ses  montagnes  ombreuses  sur  la  mer  illuminée  par  le 
soleil  ;  où  les  rauques  mugissements  des  vagues  soule- 
vées s'étaient  si  longtemps  mêlés  aux  fracas  du  vent 
dorage  dans  une  mélancolique  solitude  ,  et  avaient 
balayé  le  désert  de  ces  steppes  de  l'Océan,  qui  ne  connais- 
sait d'autres  voi\  que  les  cris  déchirants  de  l'oiseau  de 
mer,  le  beuglement  des  monstres,  et  le  sifllement  de  la 
tempête,  maintenant  elles  répondent  aux  accords  doux 
et  variés  à  linfmi  des  plus  aimables  impulsions  humai- 
nes. Dans  ces  royaumes  solitaires  élincelleni  de  bril- 
lantes îles,  vrais  jardins  entourés  de  nuages  lumineux 
et  de  mers  élincelantes,  avec  de  fertiles  vallées  retentis- 
santes d'allégresse ,  de  verdoyantes  forêts  ondoyant 
comme  un  dais  au-dessus  de  la  vague,  qui,  semblable  à 
un  travailleur  épuisé  de  fatigue,  saute  à  terre  pour  y 
trouver  les  baisers  des  fleurettes. 

«  Toutes  choses  sont  recréées,  et  la  flamme  de  l'amour 
comuuui  inspire  toute  vie.  Le  feitile  sein  de  la  terre 
donne  leur  sève  à  des  myriades  d'êtres,  qui  grandissent 
toujours  sous  sa  tutelle,  et  la  récompensent  par  leur 
pure  perfection.  Lhaleine  embaumée  de  la  brise  aspire 
ses  vertus  et  les  sème  toutes  au  dehors  ;  la  santé  flotte 
dans  la  douce  atmosphère,  biillo  dans  les  fi'uils,  et 
s'étend  siii"  les  courants.  Aucun  orage  ne  délignre  plus 
le  front  rayonnant  du  ciel,  et  ne  disperse  i)lus,  dans  la 
fraîcheur  de  son  éclat,  le  feuillage  des  arbres  toujoiu'S 
verts  ;  les  fruits  sont  toujours  mûrs,  les  fleurs  toujours 
l)elles  ;  l'Auloinne  porte  fièrement  sa  grâce  de  n)alrone, 
allumant  une  longeur  sur  la  belle  joue  du  Priuleuqis, 
dont  la  lleiir  virginale  sous  le  fruit  vermeil  réfléchit  sa 
nuance  et  rougit  damour. 


REINE   MAB  67 

«  Le  lion  oublie  maintenant  sa  soif  de  sang  ;  vous  pour- 
riez le  voir  jouer  au  soleil  à  eôté  du  chevreau  sans  crainte; 
ses  griffes  sont  rentrées,  ses  dents  sont  inollensives  ;  la 
force  de  lliabitude  a  fait  de  sa  nature  celle  d'un  agneau. 
Semblable  au  fruit  de  la  passion,  le  suc  séducteur  de  la 
belladone  n'empoisonne  plus  le  plaisir  qu'il  procure. 
Toute  amertume  est  passée  ;  la  coupe  de  la  joie  sans 
mélange  est  pleine  jusqu'aux  bords  et  recherche  les 
lèvres  altérées  qu'elle  fuyait  naguère. 

«  Mais  l'homme  surtout,  —  lui  qui  peut,  avec  sa  dou- 
ble nature,  connaître  plus  de  misères  et  rêver  plus  de 
joies  que  tout  le  reste,  lui  dont  les  vives  sensations  tres- 
saillent dans  sa  poitrine  pour  s'y  confondre  avec  un 
instinct  plus  élevé,  prêtant  leur  puissance  au  plaisir  et  à 
la  peine,  élevant,  raffinant,  épurant  l'un  et  l'autre  ; 
l'homme,  placé  dans  un  monde  toujours  changeant  pour 
être  le  fardeau  ou  la  gloire  de  la  terre  ;  c'est  lui  surtout 
qui  s'aperçoit  du  changement  ;  son  être  observe  sa  réno- 
vation gradui'lle,  et  définit  chaque  mouvement  du  pro- 
grès dans  son  àme, 

i£  Là  où  l'obscurité  de  la  longue  nuit  polaire  pèse  sur 
les  rocs  vêtus  de  neige  et  sur  un  sol  gelé,  où  à  peine 
l'herbe  la  plus  hardie  qui  puisse  braver  la  gelée  se 
réchauffe  à  la  clarté  inefficace  de  la  lune,  là,  l'homme 
était  rabougri  comme  les  plantes,  et  sombre  comme  la 
nuit  ;  ses  énergies  refroidies  et  restreintes,  son  cœur 
insensible  au  courage,  à  la  vérité,  à  l'amour,  sa  stature 
nouée  et  sa  constitution  débile,  le  désignaient  comme 
un  avorton  de  la  terre,  fait  pour  être  le  compagnon  des 
ours  errant  alentour,  ayant  les  mêmes  habitudes  et  les 
mêmes  joies  que  lui  ;  sa  vie  était  le  rêve  fiévreux  d'une 
infortune  stagnante,  dont  les  maigres  besoins,  à  peine 


68  ŒUVRES   POÉTIQUES   DE    SIIELLEY 

satisfaits,  lui  rappelaient  sans  cesse  l'ingrate  carrière 
que  le  malheur  de  sa  courte  vie  avait  atteinte  ;  sa  mort 
était  une  convulsion  que  la  faim,  le  froid  et  l'épuise- 
ment avaient  depuis  longtemps  fait  sentir  à  son  àme, 
quand  l'étincelle  vitale  s'attachait  emore  obstinément  à 
son  corps.  Là,  il  subissait  tout  ce  que  la  vengeance  de  la 
Terie  pouvait  infliger  aux  violateurs  de  sa  loi  ;  une 
malédiction  seule  lui  fut  épargnée  —  le  nom  de  Dieu  ! 

«  Et  là  oil  les  tropiques  enchaînaient  les  royaumes 
du  joui'  dune  large  ceinture  d(!  nuages  et  de  flamme 
confondus  ;  où  les  brouillards  bleuâtres  à  travers 
l'atmosphère  immobile  semaient  les  germes  de  pesti- 
lence et  nourrissaient  une  végétation  contre  nature  ;  où 
la  lande  foisonnait  de  tremblements  de  terre  ,  de 
tempêtes  et  de  maladies  ,  Ihonnne  n'était  pas  un  être 
plus  noble.  L'esclavage  l'avait  écrasé  dans  la  poussière 
sanglante  de  sa  patrie  ;  ou  bien  il  était  troqué  pour  la 
gloire  de  ce  pouvoir,  qui,  détruisant  toute  énei'gie 
interne,  fait  de  la  volonté  humaine  un  article  de  trafic  ; 
ou  bien  échangé  auprès  des  chrétiens  poui'  de  l'or, 
et  entraîné  vers  des  îles  lointaines,  oii,  au  bruit  des 
fouets  d(''('liiraut  la  chaii-,  il  faisait  la  besogne  du 
luxe  et  de  la  richesse  corruptrice,  qui  font  doublement 
peser  sur  la  tête  des  tyrans  la  plénitude  lentement  accu- 
mulée de  leurs  douleurs  ;  ou  bien  il  était  mené  à  la 
bou<'herie  légale,  pour  être  la  proie  des  vers  sous  ce 
brûlant  soleil ,  où  les  rois  se  liguèrent  pour  la  pie- 
mière  fois  contre  les  droits  des  houjincs,  et  les  prêli'cs 
poui'  la  première  fois  trafiquèrent  du  nom  di'  Dieu. 

«  Là  même  où  une  zone  plus  tempérée  olVrail  à  l'homme 
un  semblant  d'abri,  là  encore  la  contagion,  flétrissant 
sou  être  de  maux  innombrables,  ii-pandait  comme  un 


REINE    MAB  69 

feu  inextinguible  ;  la  véiilé  toujours  tardive  ne  parvenait 
point  à  arrêter  ses  progrès,  ou  à  créer  cette  paix  qui 
pour  la  première  fois  dans  une  victoire  non  sanglante 
fit  flotter  son  étendard  de  neige  sur  ce  climat  favorisé. 
Là,  l'homme  fut  longtemps  le  porte-queue  des  esclaves, 
le  singe  de  la  misère  environnante,  le  chacal  de  la  rage 
ambitieuse,  le  chien  courant  du  zèle  aflamé  de  la  reli- 
gion. 

«  Là  maintenant,  l'être  humain  pare  la  plus  aimable 
des  terres  de  son  àme  et  de  son  corps  sans  souillure, 
doué  dès  sa  naissance  de  tous  les  charmants  instincts, 
qui  doucement  dans  son  noble  sein  éveillent  toutes  les 
passions  bienveillantes  et  les  purs  désirs.  11  ne  cesse  de 
poursuivre  d'espérance  en  espérance  le  bonheur  qui  du 
trésor  inépuisable  du  bien-être  humain  afflue  dans 
l'esprit  vertueux  ;  les  pensées,  surgissant  avec  une 
infinité  qui  défie  le  temps,  lui  donnent  cette  éternité 
intime  qui  se  moque  de  l'impuissante  blancheur  de  la 
vieillesse  ;  et  l'homme,  qui  autrefois  passait  sur  la  scène 
transitoire  avec  la  rapidité  dune  vision  aussitôt  oubliée, 
est  immortel  sur  la  terre.  Il  ne  tue  plus  l'agneau  qui  le 
regarde  dans  les  yeux,  ne  dévore  plus  horriblement  ses 
chairs  déchirées,  qui,  pour  venger  la  loi  violée  de  la 
Nature,  allumaient  dans  son  corps  toutes  les  humeurs 
putrides,  et  dans  son  àme  toutes  les  mauvaises  passions, 
toutes  les  pensées  vaines,  les  germes  de  la  misère,  de 
la  mort,  de  la  maladie  et  du  crime.  Maintenant  les  habi- 
tants ailés,  qui  chantent  leurs  douces  vies  dans  les  bois, 
ne  fuient  plus  la  forme  de  Ihomme  ;  ils  se  réunissent 
autour  de  lui,  et  lissent  leurs  plumes  étincelantes  sur  les 
mains  que,  dans  un  amical  amusement,  de  petits  enfants 
tendent  à  ces   compagnons    apprivoisés  de   leur  jeu. 


7(1  œUVRES  POÉTIQUES   DE   SHELLEY 

Pai'tout  kl  toircur  a  disparu.  L'homme  a  perdu  sa  terri- 
IjIc  prérogative ,  et  vit  égal  au  milieu  d'égaux.  Le 
bonheur  et  la  science,  bien  que  tardifs,  rayonnent  enfin 
sur  la  terre  ;  la  paix  anime  l'esprit,  la  santé  renouvelle 
le  corps.  La  soulîrance  et  le  plaisir  cessent  de  combattre  ; 
chacun,  all'ranchi,  déploie  sur  la  terre  ses  irrésistibles 
énergies,  et  y  porte  le  sceptre  d'un  vaste  empire  ;  toutes 
les  formes  et  tous  les  modes  de  la  matière  prêtent  leur 
force  à  l'omnipotence  de  l'esprit,  qui  de  sa  mine  obscure 
lire  le  diamant  de  la  véiilé  pour  en  décorer  son  paradis 
de  paix.  » 

IX 

«  0  heureuse  Terre  !  réalité  du  Ciel,  auquel  aspirent 
ces  Ames  sans  repos  qui  incessamment  se  pressent  à 
travers  l'univers  humain  !  Toi,  la  consommation  de  toute 
mortelle  espérance  !  Toi ,  glorieuse  conquête  dune 
volonté  travaillant  en  aveugle,  dont  les  rayons,  disper- 
sés à  travels  lout  l'espace  et  le  temps,  convergent  en 
un  seul  point,  et  s'y  confondent  pour  toujours  1  Toi, 
*  pur  séjoiu"  des  très  purs  espi-its,  où  soucis  et  cha- 
grins, inq)nissance  et  crime,  langueur,  maladi(\  igno- 
rance, n'osent  paraître  !  0  heuieusc  Terre,  réalité  du 
Ciel  !  * 

«  Le  Gf'nie  t'a  aperçue  dans  ses  rêves  passionnés  ;  et 
d'obscurs  pi-essentiiucnts  de  ta  beauté,  hantant  le  cœur 
humain,  y  ont  piofondément  eni'acini';  ces  espérances 
de  quehjiu'  doux  lieu  de  bonheur,  où  amis  et  amants  se 
rencontrent  pour  ne  plus  se  sc'paicr.  Tu  es  la  fin  de  tout 
désir  et  de  toute  volonté,  le  finit  de  tojite  action  ;  et  les 
âmes,  qui  après  avoir  traversé  le  changement  perpétuel 
du  désir  ont  atteint  ton  port  dinleiminable   paix,  s'y 


REINE   MAB  71 

reposent  loin  de  l'éternité  de  faligiie  qui  a  construit  l'édi- 
fice de  ta  perfection. 

«  Le  Temps  lui-même,  ce  conquérant,  a  eu  peur  et  t'a 
fuie  ;  ce  géant  blanchi  qui  dans  son  orgueil  solitaire  a 
si  longtemps  gouverné  le  monde  que  les  nations  se  sont 
écroulées  sous  son  pas  silencieux.  Les  Pyramides  qui 
pendant  des  millenium  ont  résisté  à  la  marée  des  choses 
humaines,  son  souffle  de  tempête  les  a  réduites  en 
sable,  en  travers  de  ce  désert  où  leur  masse  de  pierre 
faisait  survivre  le  nom  de  celui  dont  l'orgueil  les  y  avait 
élevées.  Ce  monarque ,  là-bas,  dans  sa  pompe  solitaire, 
n'élait  que  le  champignon  d'un  jour  d'été,  que  ses  pas 
ailés  de  lumière  ont  réduit  en  poussière.  Le  Temps  était 
le  roi  de  la  terre;  toutes  choses  ont  passé  devant  lui, 
excepté  la  volonté  ferme  et  vertueuse,  les  sympathies 
sacrées  de  l'àme  et  des  sens,  qui  se  moquaient  de  sa 
furie,  et  préparaient  sa  chute. 

«  Cependant  lent  et  graduel  luisait  le  matin  de  l'amour; 
longtemps  les  nuages  de  ténèbres  se  sont  étendus  sur  la 
scène  jusqu'au  jour  où  ils  s'enfuirent  de  leur  ciel  natif. 
Dabord,  le  Crime  triomphant  de  toute  espérance  pour- 
suivit sa  carrière  sans  pudeur,  sans  déguisement,  hardi 
et  fort  ;  et  le  Mensonge,  paré  des  attributs  de  la  Vertu, 
sanctifia  longtemps  toutes  les  actions  du  vice  et  de  la 
misère,  jusqu'à  ce  que,  recevant  la  mort  du  venin  de  son 
propre  aiguillon,  il  laissât  le  monde  moral  sans  une  loi  ; 
il  n'enchaînait  plus  l'aile  sans  crainte  de  la  Passion  ;  il 
ne  brûlait  plus  la  Raison  avec  le  brandon  de  Dieu  ! 
Alors ,  l'heureux  ferment  travailla  avec  énergie  ;  la 
Raison  fut  libre,  et  quoique  la  capricieuse  Passion  vînt 
à  travers  les  vallons  emmêlés  et  les  prairies  ceintes  de 
bois  cueillir  une   guirlande  des  plus  étranges  fleurs^ 


72  CEUVRES   POÉTIQUES   DE    SHELLEY 

cependant,  comme  l'abeille  retournant  vers  sa  reine,  elle 
attachait  les  plus  charmantes  sur  le  front  de  sa  sœur, 
qui,  douce  et  modeste,  baisait  la  folâtre  enfant,  qui  ne 
tremblait  plus  devant  la  baguette  brisée. 

«  La  lente  nécessité  de  la  mort  devint  douce  ;  lEsprit 
tranquille  défaillit  sous  sa  main  sans  un  gémissement, 
presque  sans  une  crainte,  —  calme  comme  un  voyageur 
sur  quelque  terre  lointaine,  et,  comme  lui,  plein  démer- 
veillement,  plein  d'espérance.  Les  germes  mortels  de 
langueur  et  de  maladie  périrent  dans  le  corps  humain, 
et  la  pureté  enrichit  de  tous  ses  dons  ses  lerresti'cs  ado- 
rateurs. Quelk?  vigueur  alors  dans  la  forme  athlétique 
de  la  vieillesse  ;  quel  éclat  sur  son  front  ouvert  cl  sans 
rides,  où  ni  lavarice,  ni  larlifice,  ni  l'orgueil,  ni  le  souci 
n'avaient  imprimé  le  sceau  dune  grise  dillormité  siu* 
tous  les  traits  entre-croisés  du  temps!  *  Qu'il  fut  aimable 
le  front  intrépide  de  la  jeunesse,  que  le  courage  au  doux 
regard  parait  de  la  plus  fraîche  grâce  !  Couiage  de  rame 
qui  ne  rêvait  plus  un  vain  nom,  volonté  élevée  qui 
voyageait  à  travers  la  scène  fantasmagorique  de  la  vie 
en  toute  intrépidité ,  en  couipagnie  de  la  vertu,  de 
l'amour  et  du  plaisir,  la  main  dans  la  main  ! 

«  Alors,  ce  doux  servage  qui  est  l'être  de  la  liberté, 
et  qui  rive  des  plus  doux  liens  de  la  sensation  les  sym- 
pathies fraternelles  des  êtres  humains,  n'eut  plus  besoin 
des  chaînes  dune  loi  tyrauui(|ne.  Ces  délicates  et  ti- 
mides impulsions  jaillirent  de  nouveau  dans  la  ])rin)itivc 
modestie  de  la  naltne,  et  avec  une  entière  couliauce  lais- 
sèrent éclater  les  désirs  naissants  de  son  amour  à 
laurore,  (|ue  ne  rc'primait  plus  une  idiote  et  ('goïsle 
chasteté,  cette  veriu  des  gens  vertueux  à  bon  niaiché', 
qui  senoigueillissenl  de   leur  insensibilité  et    de  leur 


REINE   MAB  73 

glace.  Le  venin  de  h\  prostitution  n'empoisonna  plus  les 
sources  du  bonheur  et  de  la  vie.  La  femme  et  l'homme 
en  toute  confumce  et  amour,  égaux,  libres  et  purs,  gra- 
virent ensemble  le  sentier  montueux  de  la  vertu,  que 
ne  souillait  plus  le  sang  des  pieds  de  plus  d'un  pèlerin. 

«  Alors,  là  oil,  à  travers  les  âges  éloignés,  longtemps 
avec  orgueil  le  palais  de  l'esclave  monarque  s'était 
moqué  du  faible  gémissement  de  la  Famine  et  des 
larmes  silencieuses  de  la  Pauvreté,  il  n'y  eut  plus  qu'un 
monceau  de  ruines  tombant  en  poussière  et  laissant 
s'écrouler  d'année  en  année  leurs  pierres  sur  le  sol,  en 
réveillant  de  leur  chute  un  solitaire  écho  ;  et  les  feuilles 
de  la  vieille  éi)ine,  qui  sur  la  lour  la  plus  ("levée  usurpait 
la  grandeur  du  royal  étendard,  sentre-choquèrent  dans 
le  violent  ouragan  qui  faisait  ployer  la  supei'be  tour,  et 
murmurèrent  d'étrmiges  contes  à  l'oreille  du  tourbillon. 
Tout  bas,  à  travers  les  nefs  sans  toit  de  la  solitaire  ca- 
thédrale, les  vents  mélancoliques  chantèrent  un  lugubre 
chant  de  mort.  Ce  fut  un  spectacle  terrible,  de  voir  les 
chefs-d'œuvre  de  la  foi  et  de  l'esclavage,  si  vastes,  si 
somptueux,  et  cependant  si  périssables,  semblables  au 
cadavre  qui  repose  sous  leurs  murs.  Aujourd'hui  mille 
pleureurs  revêtent  l'appareil  de  mort,  le  marbre  respi- 
rant étincelle  partout  pour  décorer  sa  mémoire,  et  les 
langues  sont  toutes  occupées  de  sa  vie  ;  demain,  les 
vers  dans  le  silence  et  dans  les  ténèbres  saisiront  leur 
proie. 

«  Dans  les  cours  des  massives  prisons  tombant  en 
poussière,  libres  et  sans  crainte  les  enfants  vermeils 
jouèrent,  tressant  de  joyeuses  guirlandes  pour  leurs 
b'onts  innocents  avec  le  lierre  verdoyant  et  la  rouge  gi- 
rolh'c  de  muraille,  qui  se  rienl  de  l'inutile  obscurité  du 

R.VCBE.  I.  —  5 


74  œUVRES   POÉTIQUES   DE    SHELLEY 

cachot.  Les  lourdes  chaînes ,  les  pesantes  grilles  de  fer 
se  rouillèrent  au  milieu  des  monceaux  de  pierres  bri- 
sées, se  confondant  lentement  avec  la  terre  dont  elles 
étaient  sorties  ;  le  large  rayon  du  jour,  qui  autrefois 
éclairait  si  foiblement  la  joue  de  la  maigre  Captivité  d'une 
pâle  et  chétive  lueur,  alors  étincela  librement  sur  les 
purs  sourires  de  la  folâtrerie  enfantine.  On  n'entendit 
plus  la  voix  frémissante  du  rauque  Désespoir  faire  reten- 
tir les  échos  des  voûtes  ;  mais  les  notes  caressantes  des 
brises  jouant  dans  le  lierre  et  des  joyeux  oiseaux  ré- 
sonnèrent gaiement  tout  à  l'entour.  Ces  ruines  bientôt 
ne  laissèrent  pas  un  débris  derrière  elles  ;  leurs  élér 
ments,  disséminés  au  loin  sur  le  globe,  se  moulèrent 
pour  de  plus  heureuses  foinies,  et  se  mirent  au  sei'vice 
de  toutes  les  impulsions  du  bonheur.  Ainsi  les  choses 
humaines  arrivèrent  à  la  perfection  ;  et  la  terre,  comme 
un  enfant  sous  l'amour  de  sa  mère,  grandit  dans  toute 
excellence,  et  avec  chaque  année  écoulée  devint  [)lus 
belle  et  plus  noble. 

«  Maintenant  le  Temps  ferme  ses  sombres  ailes  sur  la 
scène;  elle  l'entre  dans  une  impénétral)le  obscurité,  et 
l'avenir  dispaiait  à  nos  regards  chai'més.  —  Ma  tache 
est  achevée:  ta  science  est  complète.  Les  prodiges  de 
la  terre  sont  à  loi,  avec  toute  la  crainte  et  toute  l'espé- 
rance qu'ils  contiemient.  Mes  enchanlements  sont 
épuisés;  le  présent  reparah.  Hélas!  Un  désert  inexploré 
reste  encore  à  soumettre  à  la  main  r(''paialrice  de 
l'homme. 

«  Pourtant,  Esprit  humain,  poursuis  bravement  la 
course.  Que  la  vertu  t'enseigne  à  suivre  fermement  les 
sent  i<'rs  graduels  du  progrès  :  car  la  naissance  et  la  vie 
et  la  mort,  et  (;el  étrange  état  où  l'ànu^  nue  n'a  pas  en- 


REINE    MAB  /O 

core  trouvé  sa  demeure,  tendent  également  au  parfait 
bonheur,  et  poussent  dans  leur  chemin  les  roues  infa- 
tigables de  rètre,  dont  les  rayons  étincelants,  animés 
dune  vie  infinie,  frémissent  et  brûlent  d'atteindre  leur  but 
marqué  par  le  destin.  La  naissance  ne  fait  qu'éveiller 
lesprit  à  la  sensation  des  choses  extérieures,  afin  que 
leurs  formes  inconnues  puissent  prêter  à  sa  nature  de 
nouveaux  modes  de  passion.  La  vie  est  pour  lui  l'état 
d'action,  et  toutes  les  combinaisons  d'événements  qui 
font  la  variété  de  l'éternel  univers  s'y  trouvent  réunies. 
La  mort  est  une  port(^  d'horreur  et  de  ténèbres  qui  mène 
aux  iles  a/Airées,  aux  cicux  rayonnants,  aux  heureuses 
régions  de  l'éternelle  espérance.  Ainsi,  ô  Esprit!  avance 
sans  crainte.  L'orage  peut  briser  la  primevère  sur  sa 
tige,  la  gelée  flétrir  la  fraîcheur  de  ses  pétales;  mais 
l'haleine  éveillante  du  printemps  n'en  caressera  pas  moins 
la  terre,  pour  nourrir  de  ses  plus  douces  rosées  sa  fleur 
favorite,  qui  s'épanouit  dans  les  bancs  de  mousse  et 
dans  les  vallons  sombres ,  éclairant  la  verdure  des  bois 
de  son  sourire  ensoleillé. 

«  Ne  redoute  pas,  Esprit,  le  bras  ravisseur  de  la 
Mort!  La  Mort  si  bien  venue  quand  le  tyran  s'éveille,  si 
bien  venue  quand  le  fanatique  allume  sa  torche  d'enfer! 
Cen'estquele  voyage  d'une  heure  sombre,  le  cauche- 
mar passager  d'iui  sonnneil  interronipu  !  Non,  la  Mort 
n'est  pas  l'ennemie  de  la  veitu ;  la  terre  a  vu  les  plus 
brillantes  roses  de  l'amour  fleurir  sur  léchafaud,  mê- 
lées aux  lauriers  impérissables  de  la  liberté,  et  présa- 
geant la  vérité  du  bonheur  rêvé.  N'y  a-t-il  pas  en  toi 
des  espérances  qu'a  confirmées  la  vision  de  la  chaîne  du 
progrès  graduel  de  l'être  ?  *  espérances  dont  l'aiguillon 
pressait  ton  cœur  de  regai'der  toujours  au  delà,  quand, 


76  (tEL'VUES    POÉTIQUES    DE    SHELLEY 

te  promenaiil  par  le  clair  de  lune  au  bras  de  H(>nri,  dou- 
cement et  tristement  tu  lui  parlais  de  la  mort  ?  Voudrais- 
tu  donc  rudement  arracher  ces  espérances  de  ton  cœur 
pour  écouter  nonchalamnieuL  les  croyances  dun  bigot, 
ou  tincliner  sans  résistance  sous  le  fouet  du  tyran  dont 
les  lanières  de  fer  sont  rouges  de  sang  humain?...  Ja- 
mais!... Mais  toujours  inllexible  et  brave,  ta  volonté  est 
destinée  à  soutenir  une  éternelle  guerre  avec  la  tyrannie 
et  le  mensonge,  et  à  di'raciner  du  cœur  humain  les 
germes  de  la  misère,  (^est  ta  main  dont  la  |)iété  doit 
charmer  l'oreiller  épineux  du  crime  inforlimé  (dont 
l'impuissance  obtient  un  lacile  pardon),  en  veillant  sur 
son  délire  comme  sur  la  maladie  dim  ami.  C'est  ton 
fi'ont  dont  la  douceur  doit  dc'lîer  sa  plus  furieuse  rage, 
et  braver  ses  plus  tyranniques  volontés,  (juand  il  est 
protégé  par  le  pouvoir,  el  (|u  il  est  le  maître  du  monde! 
Tu  es  sincère  et  bon,  dune  àme  résolue,  libre  du  fi-oid 
contrôle  de  la  coutume  qui  dessèche  le  cœur;  d'une 
passiim  élevée,  i)ure  et  indomptable.  L'orgueil  et  les 
bassesses  de  la  terre  ne  pourraient  IriomphiM-  de  toi  ;  tu 
es  donc  digne  de  la  faveur  que  lu  viens  de  recevoir.  La 
verlu  marcpiera  la  trace  de  tes  pas  dans  le  sentier  que 
tu  auias  foulé,  et  de  nombreux  jouis  de  rayonnante  es- 
pi'rance  béniront  la  vie  sans  tache  de  doux  et  saint 
amour.  —  Va  donc.  Esprit  heureux  !  va  rendie  la  joie 
à  ce  sein  dont  l'esprit  sans  sommeil  est  aux  aguets  pour 
saisir  lumière,  vie,  extase,  dans  ton  sourire  !  »  * 

La  Fée  agite  sa  baguette  magi(|ue  ;  muet  de  bonheur, 
lEsprit  l'cmonle  sur  le  chai-  (qui  roidail  à  côt(''  du  ci'é- 
neau),  baissant  ses  y«'ux  rayonnants  en  signe  de  recon- 
naissance. Les  coursieis  enchantés  furent  de  nouveau 
atteh's;  de  nouveau  les  roues  brûlantes  enllammèrent  la 


REINE    MAB  /  / 

desrenlc  escarpée  de  la  route  inexplorée  du  ciel.  Vite  et 
loin  le  ehar  vola.  Les  vastes  g^lobes  de  feu,  qui  roulaient 
autour,  de  la  porte  du  palais  de  la  Fée,  samoindrirent 
pardegfés,  et  bientôt  nollrirent  plus  à  la  vue  que  ce  mi- 
nuscule scintillement  des  orbes  planétaires  qui,  dépen- 
dant du  pouvoir  solaire,  poursuivaient  là-bas  avec  une 
lumière  empruntée  leur  chemin  raccourci. 

Déjà  la  terre  flottait  au  dessous.  Le  char  sarrèta  un 
moment  :  l'Esprit  descendit.  Les  coursiers  infatigables 
frappèrent  du  pied  le  sol  ingrat,  humèrent  l'air  grossier, 
puis,  leur  mission  finie,  déployèrent  leurs  ailes  aux  vents 
du  ciel. 

Le  corps  et  lame  se  réunirent  alors.  Un  doux  tres- 
saillement agita  le  sein  dianthe.  Les  paupières  veinées 
s'ouvrirent  doucement.  Les  ])runelles  bleu  sombre  res- 
tèrent quelque  temps  immobiles.  Puis  elle  regarda  au- 
tour d'elle  avec  étonnement,  —  et  elle  aperçut  Henri 
agenouillé  en  silence  près  de  sa  couche,  veillant  sur  son 
sommeil  avec  les  regards  d'un  silencieux  amour, 
et  les  brillantes  étoiles  ravonnant  à  travers   la  croisée. 


ALASTOR 

ou 
l'esprit  de  la  solitude 


«  Je  n'aimais  pas  encore,  et  j'aimais  aimer,  et  aimant 
aimer  je  clieicliais  quelque  chose  i  aimei',   » 

Co7ifessions  de  saint  Auguslin. 


PREFACE 

Le  poème  iiitiUilé  Alastor  peut  èlre  considéré  comme 
ralicgoric  (rime  des  silualions  les  plus  intéressantes  de 
l'esprit  luiuiain.  Il  met  en  scène  un  jenne  homme  au  cœur 
pur  et  d'un  aventureux  génie,  entraîné  par  une  imagination 
ardente,  mais  purifiée  par  son  commerce  familier  avec  tout 
ce  ([uil  y  a  (rexcelleni  et  de  sublime,  à  la  contemplation 
de  l'univers,  il  boit  avidement  aux  sources  de  la  science, 
et  il  est  toujours  insatiable.  La  magnificence  et  la  beauté 
(lu  monde  extérieur  pénètrent  profondément  la  trame  de  ses 
c()iieej)tions,  et  donnent  à  leurs  développements  une  iné- 
puisabl(>  variété.  Aussi  longtemps  (|uil  est  possible  à  ses 
désirs  daspirer  à  des  ()i)jets  aussi  iiilinis  et  sans  niesure, 
il  est  joyeux,  tranquille  et  maître  de  lui-même.  Mais  il 
arrive  un  moment  où  ces  objets  cessent  de  lui  suffire.  Son 
esprit  est  enfin  tout  à  coup  éveillé,  et  ressent  la  soif  d'un 
commerce  avec  une  intelligence  semblable  à  lui-mènje.  Il 
se  crée  aiois  par  I  imaginalioii  un   (tltjel  (lu'il  aime.  Kami- 


ALASTOR    OU   L'ESPRIT   T)E    LA    SOLITUDE  79 

liarisé  comme  il  est  avec  les  spéculations  des  esprits  les 
plus  sublimes  et  les  plus  parfaits,  la  vision  dans  laquelle  il 
incorpore  ses  propres  fantaisies  réunit  en  merveilleux,  en 
sagesse,  en  purelJ,  tout  ce  que  le  poète,  le  philosophe  ou 
laniant  pourraient  peindre.  Les  facultés  intellectuelles, 
linuiginalion,  les  fonctions  du  sentiment  s'adressent  aux 
facultés  correspondantes  dans  les  autres  esprits  humains 
pour  y  trouver  intelligence  et  sympathie.  Le  poète  est 
représenté  comme  réunissant  ces  diverses  aspirations,  et 
les  attachant  à  une  seule  image.  Mais  il  cherche  en  vain 
dans  la  réalité  un  prototype  de  sa  conception.  Désappointé 
et  abattu,  il  descend  prématurément  à  la  tombe. 

Ce  tableau  n'est  pas  dépourvu  d'enseignement  pour  les 
hommes  d'aujourd'hui.  L'isolement  volontaire  du  poète  a 
été  vengé  par  les  furies  d'une  irrésistible  passion  qui  le 
pousse  rapidement  à  sa  ruine.  Mais  le  même  pouvoir 
qui  frappe  les  flambeaux  du  monde  d'un  obscurcissement 
et  d'une  extinction  soudaine,  en  les  éveillant  à  une  percep- 
tion trop  exquise  de  ses  influences,  condamne  à  une  lente 
et  dissolvante  agonie  ces  esprits  de  trempe  inférieure,  qui 
osent  abjurer  son  empire.  Leur  destinée  est  d'autant  plus 
abjecte  et  obscure  que  leur  prévarication  est  plus  mépri- 
sable et  i)lus  pernicieuse.  Ceux  qui,  n'ayant  jamais  été 
déçus  par  une  généreuse  erreur,  ni  poussés  par  la  soif 
sacrée  dune  science  pleine  de  doutes,  ni  dupés  par  aucune 
noble  illusion,  n'aiment  rien  sur  cette  terre,  ne  caressent 
aucune  espérance  au  delà,  et  restent  étrangers  à  toute  sym- 
pathie humaine,  ceux-là  et  ceux  qui  leur  ressemblent  ont 
la  destinée  qu'ils  méritent.  Ils  languissent  ,  parce  qu'il  n'y 
a  personne  dont  la  nature  sympathise  avec  la  leur.  Ils 
sont  moralement  morts.  Ils  ne  sont  ni  amis,  ni  amants,  ni 
pères,  ni  citoyens  du  monde,  ni  bienfaiteurs  de  leur  pays. 
Au  milieu  de  ceux  qui  essaient  ainsi  de  vivre  en  dehors  de 
toute  sympathie  humaine,  les  cœurs  purs  et  tendres  péris- 
sent victimes  de  l'ardente  passion  avec  laquelle  ils  recher- 
chent ses  liens,  du  jour  où  le  vide  de  leur  esprit  s'est  fait 
soudainement  sentir.  Le  reste,  égoïste,  aveugle,  engourdi, 
forme  ces  multitudes  insouciantes  qui  font,  avec  la  leur, 


80  ŒUVRES   POÉTIQUES   DE    SHELLEY 

rextrême  misère  et  I  isolement  du  monde.  Ceux  qui  n'ai- 
ment pas  leurs  semblables  vivent  des  vies  sans  fruit,  et 
préparent  à  leur  vieillesse  un  misérable  tombeau. 

«  Les  bons  meurent  tôt,  et  ceux  dont  les  cœurs  sont  secs 
comme  la  poussière  de  l'été  brûlent  jusqu'à  la  bobèche.  » 

(WORDSWORTU.) 

It  décembre  1815. 


Terre,  Océan,  Air, fraternité  bien-aimée  !  Si  la  nature, 
votre  grande  mère,  a  imbu  mon  âme  de  quelque  piété 
naturelle  pour  sentir  votre  amour  et  y  répondre  avec  le 
mien;  si  le  matin  humide  de  rosée,  le  midi  odorant,  le 
soir  avec  le  coucher  du  soleil  et  sa  splendide  cour,  et  le 
solennel  tintement  du  silence  de  minuit,  si  les  jirofonds 
soupirs  de  lAutomne  dans  le  bois  desséché,  et  l'Hiver 
revêtant  de  pure  neige  et  de  couronnes  de  glace  étoilée 
les  herbes  flétries  et  les  rameaux  nus,  si  les  voluptueuses 
palpitations  du  Printemps,  quand  il  exhale  ses  premiers 
baisers  si  doux,  m'ont  été  chers;  si  jamais  je  n'ai  sciem- 
ment fait  denial  à  aucun  oiseau  brillant,  insecte  ou  gen- 
tille bête,  mais  si  je  les  ai  toujours  aimés  et  chéris  comme 
ma  famille ,  —  alors ,  pardonnez-moi  cette  vanterie, 
frères  bien-aimés,  et  ne  me  retirez  rien  de  votre  faveur 
accoutumée  ! 

Mère  de  ce  monde  impén(''trable,  favorise  mon  chant 
solennel  !  Car  je  t'ai  aimée  toujours,  et  toi  seule  ;  j'ai 
épié  ton  ombre  et  l'obscurité  de  tes  pas,  et  mon  cœur  a 
toujours  le  regard  plongé  sur  l'abîme  de  tes  profonds 
mystères...  J'ai  fait  mon  lit  dans  les  charniers  et  sur  les 
cercueils,  où  la  noire  Mort  garde  le  registre  des  tro- 
phées conquis  sur  loi,  dans  l'espérance  de  faire  taire  les 
obstinés  questionneurs  de  tes  secrets  en  forçant  quelque 
ombre  délaissée,  ta  messagère,  à  me  révéler  ce  que  nous 
sommes.  Dans  les  heures  solitaires  et  silencieuses, 
quand  la  nuit  fait  de  son  silence  même  une  rumeur  en- 
s' 


82  œUVRES    POÉTIQUES   DE    SHELLEY 

chantée,  comme  un  alchimiste  inspiré  et  désespéré,  ris- 
quant sa  propre  vie  sur  quelque  obscure  espérance,  j'ai 
amalgamé  les  formules  redoutables  et  les  regards  scru- 
tateurs avec  mon  plus  innocent  amour  ;  jusqu'à  ce  que 
d'étranges  larmes,  se  mêlant  à  ces  baisers  haletants,  ar- 
rivent à  composer  un  philtre  capable  de  forcer  la  nuit 
enchantée  de  me  livrer  ton  secret.  Et,  quoique  tu  n'aies 
pas  encore  dévoilé  ton  plus  intime  sanctuaire,  l'incom- 
municable rêve  et  les  fantômes  crépusculaires,  et  la 
profonde  pensée  de  midi  ont  fait  briller  en  moi  assez  de 
lumièi'e,  pour  que  maintenant  dans  la  sécurité,  immo- 
bile comme  une  lyre  longtemps  oubliée,  suspendue  au 
dôme  solitaire  de  quelque  temple  mystérieux  et  déserté, 
j'attende  ton  souffle,  ô  gi'ande  mère  ;  pour  que  mon 
chant  puisse  mêler  ses  modulations  aux  murmures  de 
l'air,  aux  bruits  des  forêts  et  de  la  mer,  à  la  voix  des 
êtres  vivants,  aux  hymnes  entrelacés  de  la  nuit  et  du 
jour,  et  du  profond  co'ur  de  l'honuue  ! 

Il  y  eut  un  poète  dont  la  tombe  prématurée  ne  fut 
point  élevée  avec  un  pieux  respect  par  une  main  hu- 
maine; mais  les  tourbillons  charmés  des  vents  d'automne 
bâtirent  sur  ses  os  tombant  en  poudre  une  pyramide 
de  feuilles  s'enallanten  poussière  dans  l'inculte  désert... 
Tin  jeune  homme  digne  d'amour!...  Aucune  vierge  dé- 
solée ne  i)ara  de  fleurs  éplorées  ou  d'une  giiiilande 
de  cyprès  votif  la  couche  solitaire  de  son  éternel 
sommeil;  il  était  noble,  et  brave,  et  généreux!  Aucun 
barde  solitaiie  n'exhala  sur  sa  sombre  destinée  un 
chant  mélodieux;  il  vécut,  il  mourut,  il  chanta  dans  la 
solitude.  Des  étrangeis  ont  pleuré  en  entendant  ses 
notes  passionnées;  et  des  vierges,  pendant  qu'il  passait 
inconnu,  ont  langui  et  se  sont  consumées  du  fol  amour 


ALASTOR   OU   LESPRIT   DE    LA    SOLITUDE  83 

do  ses  yeux  sauvages.  Le  feu  de  ces  doux  orbes  a  cessé 
de  brûler,  et.  le  Silence,  lui  aussi  énamouré  de  cette 
voix,  enferme  sa  musique  muette  dans  son  âpre  prison. 
Une  vision  solennelle,  un  brillant  rêve  d'argent  nour- 
rit son  enfance.  Chaque  soupii*,  chaque  bruit  de  la  vaste 
terre  et  de  l'air  ambiant,  envoya  à  son  cœur  ses  plus  ex- 
quises impulsions.  Les  sources  de  la  divine  philosophie 
ne  fuirent  pas  ses  lèvres  altérées  ;  tout  ce  que  le  saint 
passé  consacre,  dans  la  vérité  de  la  fable,  de  grand,  de 
bon,  d'adorable,  il  le  sentit  et  le  connut.  La  première 
jeunesse  passée,  il  quitta  le  foyer  glacé  et  le  home 
détesté,  pour  chercher  d'étranges  vérités  sur  des  terres 
inconnues.  Bien  des  déserts  désolés,  bien  des  solitudes 
inextricables  ont  leurré  ses  pas  intrépides  ;  et  souvent 
de  sa  douce  voix  et  de  ses  doux  yeux  il  acheta  aux 
hommes  sauvages  son  repos  et  sa  nourriture.  Il  a  pour- 
suivi comme  son  ombre  les  pas  les  plus  secrets  de  la 
nature,  partout  où  le  rouge  volcan  étend  connue  un  dais 
sur  ses  champs  de  neige  et  ses  pinacles  de  glace  sa  fu- 
mée brûlante  ;  où  les  lacs  de  bitume  battent  élernelle- 
ment  la  pointe  nue  des  sombres  îlots  de  leur  vague  in- 
dolente ;  où  les  cavernes  secrètes,  hérissées  et  téné- 
breuses, faisant  tourner  autour  des  sources  de  feu  et  de 
poison  leurs  dômes  étoiles  de  diamant  et  d'or,  inacces- 
sibles à  l'avarice  ou  à  l'orgueil,  développent  les  voûtes 
de  salles  sans  nombre  et  sans  mesure,  regorgeant  de 
nombreuses  colonnes  de  cristal,  de  claires  châsses  de 
perles,  et  de  trônes  étincelants  de  chrysolite.  Cependant 
cette  scène  d'une  plus  ample  majesté  que  les  gemmes 
ou  l'or,  la  voûte  changeante  du  ciel  et  la  verte  terre, 
n'avait  pas  perdu  dans  son  cœur  ses  droits  à  l'amour  et 
à  l'admiration.    Il   aimait  à  s'arrêter  longtemps  dans  les 


84  œUVRES    POÉTIQUES   DE    SHELLEY 

vallées  solitaires,  faisant  des  lieux  sauvages  sa  demeure, 
jusqu'à  ce  que  tourterelles  et  écureuils  vinssent  partager 
dans  son  innocente  main  son  innocente  nourriture ,  at- 
tirés par  la  douce  expression  de  ses  regards,  et  que  la 
sauvage  antilope,  qui  tressaille  au  moindre  bruissement 
de  la  feuille  sèche  sur  la  fougère,  suspendît  ses  pas 
timides  pour  arrêter  ses  yeux  sur  une  forme  plus  gra- 
cieuse  que  la  sienne. 

Son  pas  errant,  obéissant  à  de  hautes  pensées,  visita 
les  formidables  ruines  des  anciens  jours  :  Athènes  et  Tyr 
et  Balbec,  et  le  désert  où  fut  Jérusalem,  les  tours  écrou- 
lées de  Babylone,  les  éternelles  pyi'amides,  Memphis  et 
ïhèbes,  toutes  les  étranges  sculptures  des  obélisques 
d'albâtre,  des  tombeaux  de  jaspe  ou  des  sphinx  mutilés, 
que  la  noire  Ethiopie  cache  sur  ses  sommets  déserts.  Là, 
parmi  les  temples  ruinés,  les  colonnes  stupéfiantes,  les 
images  barbares  d'êtres  plus  qu'humains,  où  des  démons 
de  marbre  gardent  le  mystère  de  bronze  du  /.odiacpie, 
et  où  les  hommes  morts  ont  suspendu  tout  autour  leurs 
muettes  pensées  sur  les  murs  muets,  il  aimait  à  s'arrê- 
ter, les  yeux  fixés  sur  ces  monuments  de  la  jeunesse  du 
monde  ;  tout  le  long  du  jour  brûlant,  il  contemplait  ces 
formes  nuieltes  ;  et  (juand  la  lune  remplissait  les  salles 
mystérieuses  d'ombres  flottantes ,  il  ne  suspendait  point 
son  étude  ;  mais  il  regardait  et  regardait  toujours,  jus- 
qu'à ce  qu'um;  signification  illuminât  son  esprit  vide 
comme  une  inspiration  inésistible,  et  qu'il  tiessaillît  en 
apercevant  les  secrets  de  la  naissance  du  temps. 

Cependant  une  vierge  arabe  lui  a|)portait  sa  nourri- 
ture, sa  portion  quotidienne,  de  la  tente  de  son  père  ; 
elle  étendait  la  natte  qui  lui  servait  de  couche  ;  elle  dé- 
robait à  ses  devoirs  et  à  son  repos  pour  épier  ses  pas; 


ALASTOR    OU    L'kSPRIT   DE   LA    SOLITUDE  85 

éprise  d'amour,  cl  cependant  n'osant  pas,  tant  était  pro- 
fonde sa  respectueuse  crainte,  parler  damour...  Elle 
veillait  la  nuit  sur  son  sommeil,  sans  fermer  les  yeux 
elle-même,  pour  contempler  ses  lèvres  entr'ouvertes 
dans  lassoupissemenl,  d'où  s'exhalait  la  respiration  ré- 
gulière de  ses  rêves  innocents.  Puis,  quand  le  l'ouge 
matin  faisait  blêmir  la  pâle  lime,  vers  sa  froide  demeure, 
égarée,  pale  et  toute  palpitante,  elle  se  retirait. 

Le  poète,  errant  à  ti'avcrs  l'Arabie  et  la  Perse,  et  le  sau- 
vage désert  Caramanien  et  sur  les  montagnes  aériennes 
qui  versent  l'Indus  et  lOxus  de  leurs  cavernes  de  glace, 
poursuivit  son  chemin  joyeux  et  triomphant.  II  arriva 
dans  la  vallée  de  Cashmire,  et  h'i,  dans  une  de  ses  plus 
solitaires  retraites,  oîi  des  plantes  odorantes  entrelacent 
sous  le  creux  des  rochers  un  berceau  naturel,  sur  le 
bord  d'un  ruisselet  étincelant,  il  étendit  ses  membres 
languissants.  Alors  une  vision  descendit  sur  son  som- 
meil, im  rêve  despérances  qui  n'avaient  pas  encore  fait 
rougir  sa  joue.  11  vit  en  songe  une  vierge  voilée  assise 
près  de  lui,  parlant  dans  des  tons  bas  et  solennels.  La 
voix  était  comme  la  voix  de  sa  propre  ame  entendue 
dans  le  calme  de  la  pensée  ;  sa  musique  prolongée, 
semblable  aux  sons  entrelacés  des  courants  et  des  brises, 
tenait  son  plus  intime  sens  suspendu  dans  sa  trame  aux 
mille  couleurs,  aux  mille  nuances  changeantes.  Science, 
vi'i'ité  et  vertu  étaient  son  thème,  ainsi  que  les  sublimes 
espérances  de  la  divine  liberté,  les  pensées  les  plus 
chères  pour  lui,  et  la  poésie,  elle-même  étant  un  poète. 
Bientôt  le  solennel  enthousiasme  de  son  pur  esprit 
alluma  dans  tout  son  être  un  feu  pénétrant.  Alors  elle  fit 
entendre  des  nombres  sauvages  avec  une  voix  étouffée 
en  sanglots  tremblants  que  dominait  sa  propre  passion  ; 


86  OEUVRES   POÉTIQUES   DE    SHELLEY 

ses  belles  mains  étaient  seules  nues ,  tirant  de  quelque 
étrange  harpe  une  étrange  symphonie,  et  dans  les  ra- 
meaux de  leurs  veines  le  sang  éloquent  disait  des  choses 
ineffables.  On  entendait  le  battement  de  son  cœur  rem- 
plir les  pauses  de  sa  musique,  et  sa  respiration  s'accor- 
dait tumultueusement  avec  les  reprises  du  chant  inter- 
rompu. Soudain  elle  se  leva,  comme  si  son  cœur  endurait 
impatienmient  son  poids  prêt  à  éclater.  Au  bruit,  le 
poète  se  retourna  et,  dans  la  chaude  lumière  de  leur 
propre  vie,"  il  vit  ses  membres  étinceler  sous  le  voile 
sinueux  du  vent  entrelacé  ;  ses  bras,  nus  maintenant, 
étendus  ,  ses  boucles  noires  flottant  au  souffle  de  la  nuit, 
les  globes  de  ses  yeux  rayonnants,  ses  lèvres  entr'ou- 
vertes,  détendues,  pâles,  et  tremblant  avec  passion.  Son 
robuste  cœur  défitillit  et  pâma  sous  l'excès  de  l'amour. 
Il  soulevait  ses  membres  fiémissants,  et  retenait  sa  res- 
piration haletante,  et  étendait  ses  bras  pour  atteindre 
son  sein  palpitant...  EUe  se  relira  en  arrière  un  instant, 
puis,  sabandonnant  à  une  irrésistible  joie,  d'un  geste 
frénétique  et  avec  un  rapide  cri  étouffé,  elle  se  jeta  dans 
ses  bras  défaillants...  Alors  des  ténèbres  voilèrent  ses 
yeux  éloui'dis,  et  la  vision  rentra  dans  la  nuit  qui  l'en- 
gloutit; le  Sommeil,  comme  un  noir  courant  suspendu 
dans  sa  course,  roida  de  nouveau  ses  vagues  sur  sa  cer- 
velle vide. 

Kéveilié  par  la  secousse,  il  ti-essaillil  de  son  extase.  La 
froide  linuière  blanche  du  malin,  la  lime  bleue  d(''cliuant 
à  l'ouest,  les  sommets  clairs  et  étincelants,  la  vallée  dis- 
tincte et  le  vide  des  bois,  telle  «'tail  la  scène  «pii  se  dé- 
roulait autour  de  lui.  —  Où  oui  l'iii  les  nuances  du  ciel 
qui  faisait  un  dais  à  son  berceau  de  la  nuit  d  avant-hier? 
les  sons  (pii  caressaient   son  sonnneil,  le  mystère  et    la 


ALASTOR    OU    L  ESPRIT    DE    LA    SOLITUDE  O  / 

majesté  de  la  terre,  la  joie,  rexultation?  Ses  yeux  pâlis 
regardent  la  scène  vide  aussi  vaguement  que  la  lune 
de  l'océan  regarde  la  lune  dans  le  ciel.  L'esprit  du  doux 
amour  humain  a  envoyé  une  vision  à  son  sommeil ,  à  lui 
qui  méprisait  ses  plus  précieux  dons  !  Il  poursuit  ar- 
demment au-delà  des  royaumes  du  rêve  cette  ombre 
fugitive:  il  franchit  toutes  les  bornes.  Hélas!  Hélas! 
Où  sont  ces  membres,  cette  respiration,  cet  être  si 
traîtreusement  unis  ?  Perdue,  perdue,  pour  toujours  per- 
due dans  l'immense  et  insensible  désert  de  l'obscur  som- 
meil, cette  forme  si  belle  !  La  noire  porte  de  la  mort  con- 
duit-elle à  ton  mystérieux  paradis,  ô  Sommeil?  L'arche 
brillante  des  nuages  irisés  et  les  montagnes  pendantes 
qu'on  aperçoit  dans  le  calme  lac  ne  conduisent-elles 
qua  un  abîme  noir  et  liquide,  tandis  que  la  voûte  bleue 
de  la  mort,  avec  ses  immondes  vapeurs  suspendues,  oîi 
toute  ombre  exhalée  de  l'infect  tombeau  cache  son  œil 
mort  loin  du  jour  détesté,  conduit,  ô  Sommeil,  à  les 
délicieux  royaumes?  Ce  doute,  comme  une  soudaine 
marée,  envaliissait  son  cœur  ;  l'insatiable  espérance  qui 
lavait  éveillé  blessait  son  cerveau  avec  la  violence  du 
désespoir. 

Tant  que  la  lumière  du  jour  remplit  le  ciel,  le  poète 
tint  une  conférence  secrète  avec  son  âme.  Avec  la  nuit 
vint  la  passion,  comme  le  démon  furieux  de  quelque  rêve 
désordonné,  qui  le  réveilla  en  sursaut  et  le  força  de  s'en- 
fuir dans  les  ténèbres.  —  Comme  un  aigle,  étreint  dans 
les  replis  dun  vert  serpent,  sent  le  poison  brûler  sa 
poitrine,  et  à  travers  la  nuit  et  le  jour,  la  tempête  et  le 
calme  et  le  nuage,  dans  la  frénésie  de  sa  douleur  éper- 
due, précipite  son  vol  aveugle  sur  le  vaste  désert  de 
l'air  ;   ainsi   entraîné  par  la  brillante  ombre  de  ce  rêve 


88  ŒUVRES   POÉTIQUES   DE   SHELLEY 

adoré,  sous  la  lueur  glacée  de  la  nuit  désolée,  à  travers 
le  labyrinthe  des  marécages  et  le  gouffre  des  profondes 
vallées,  faisant  tressaillir  de  son  pas  insouciant  le  ser- 
pent éclairé  par  la  lune,  il  fuyait!... 

Le  rouge  matin  commençait  à  poindre  sur  sa  fuite, 
versant  la  moquerie  de  ses  couleurs  vitales  sur  sa  joue 
de  mort.  Il  erra  jusqu'au  vaste  Àornos  qu'on  aperçoit  de 
Tescarpement  de  Petra,  suspendu  comme  un  nuage  sur 
le  bas  horizon  ;  jusqu'à  Balk,  et  aux  lieux  où  les  lombes 
désolées  des  rois  parlhcs  éparpillent  à  tout  vent  leur 
poussière  épuisante  ;  là  il  errait  en  sauvage,  jour  après 
jour,  consumant  les  heures  dans  lennui,  portant  dans 
sa  poitrine  le  souci  rongeur  qui  se  nourrit  sans  fin  de 
sa  flamme  expirante.  Et  maintenant  ses  membres  étaient 
maigres;  sa  chevelure  flottante,  flétrie  par  l'automne 
dune  étrange  souffiance,  chantait  dans  le  vent  des 
chants  de  mort;  sa  main  insouciante  pendait  comme  un 
os  mort  dans  sa  pcMi  desséchc'e  ;  la  vie  et  lardeiir  (pii 
le  consumaient,  comuK^  dans  inie  fournaise  qui  brûle  en 
secret,  ne  rayonnai(nit  plus  que  de  ses  yeux  noirs.  Les 
villageois,  qui  subvenaient  av(H'  une  humaine  charité  à 
ses  humains  besoins,  regardaient  avec  un  étonnement 
mêlé  de  terreiu'  respectueuse  ce  visiteui'  qui  fuyait. 
L'habitant  de  la  montagne,  (pii  rencontrait  sur  quelque 
V(>rligineux  précipice  celte  fornn;  de  spectre,  s'imaginait 
que  1  esprit  du  vent,  avec  ses  yeux  déclair,  sa  respiration 
enllanunée  et  ses  pas  qui  ne  dérangent  pas  la  neige 
amoncelée,  se  reposait  eu  ce  lien.  L'enfant  voulait 
cacher  son  visage  iroultlé  dans  la  robe  de  sa  mère,  effrayé 
par  l'éclat  de  ces  yeux  sauvages  ,  pour  se  souvenir 
de  celte  étrange  lumière  dans  maint  rêve  de  l'avenir. 
Mais  les  jeunes  vierges,  instruites  par  la  nature ,  sexpli- 


ALASTOU    OU    LESl'IlIT    DE    LA    SOLITUDE 

quaient  à  moitié  lu  souffrance  qui  le  consumait,  auraient 
voulu  l'appeler  de  ces  noms  menteurs  de  frère  et  d'ami, 
auraient  voulu  presser  sa  main  pâle  au  départ,  et  suivre, 
à  travel's  d'obscures  larmes,  le  chemin  du  voyageur  du 
seuil  de  la  maison  paternelle. 

Enfin,  sur  le  rivage  solitaire  de  la  Chorasmanie  il  s'ar- 
rêta, un  immense  et  mélancolique  désert  de  putrides 
marais.  Une  violente  impulsion  poussait  ses  pas  au  rivage 
de  la  mer.  Il  y  avait  là  un  ('ygne,  près  dun  courant  pares- 
seux, au  milieu  des  joncs.  L'oiseau  s'enleva  à  son 
approche  et,  de  ses  ailes  puissantes  escaladant  le  ciel,  di- 
rigea sa  course  brillante  bien  haut  au-dessus  de  l'incom- 
mensurable Océan.  Ses  yeux  poursuivaient  son  vol  : 
«  Toi,  tu  as  une  d(Mneure,bel  oiseau  !  Tu  voyages  pour 
retrouver  cet  abri,  où  ta  douce  compagne  entrelacera  le 
duvet  de  son  cou  avec  le  tien,  et  saluera  ton  retour 
avec  des  yeux  resplendissant  de  tout  l'éclat  de  leur  ar- 
dente joie.  Et  moi,  quai-je  à  attendre  ici,  avec  une  voix 
beaucoup  plus  douce  que  tes  notes  mourantes,  un 
esprit  plus  étendu  que  le  tien,  un  organisme  mieux  ac- 
cordé i)Our  la  beauté,  consumant  en  vain  ces  facultés 
supérieures  dans  lair  sourd,  pour  la  terre  aveugle  et  le 
ciel  qui  n'a  point  décho  pour  mes  pensées?  »  — Un 
sombre  sourire  d'espérance  désespérée  rida  ses  lèvres 
tremblantes.  Car  \c  Sommeil,  il  le  savait,  gardait  impi- 
toyablement son  précieux  trésor,  et  la  Mort  silencieuse, 
peut-être  aussi  perfide  que  le  Sommeil,  ne  montrait 
qu'un  leurre  d'ombre,  se  moquant  avec  un  sourire  équi- 
voque de  ses  projn'es  charmes  si  étranges  ! 

Tressaillant  à  ses  propres  pensées,  il  regardait  autour 
de  lui.  Il  n'y  avait  auprès  de  lui  aucun  ennemi  visible, 
aucun  objet,  aucun  son  qui  put  être  sujet  de  crainte, 


90  OFATVRKS   POÉTIQUES   DR    SHELLEY 

excepté  dans  les  profondeurs  de  son  propre  esprit. 
Une  petite  chaloupe  flottant  près  du  rivage  frappa  les 
r(>gards  de  Timpatient  voyageur.  Elle  était  depuis  long- 
temps abandonnée,  car  ses  flancs  étaient  largement  tail- 
ladés de  nombreuses  fentes,  et  ses  frêles  jointures  étaient 
ballottées  au  gré  des  ondulations  de  la  marée.  Une  im- 
pulsion irrésistible  le  poussait  à  sembarquer  et  à  aller 
au-devant  de  la  mort  solilaire  sur  le  teiiible  désert  de 
l'Océan  ;  car  il  savait  bien  que  cette  ombre  puissante 
aime  les  cavernes  visqueuses  du  populeux  abîme. 

Le  jour  était  beau  et  ensoleillé  ;  la  mer  et  le  ciel  bu- 
vaient son  irradiation  vivifiante,  et  le  vent  soufflait  avec 
force  du  rivage,  noircissant  les  vagues.  Obéissant  à  l'ar- 
deur de  son  âme,  le  voyageur  sauta  dans  l'embarcation; 
il  suspendit  son  manteau  flottant  au  mat  nu,  s'assit  sur 
le  banc  solitaire  et  sentit  le  bateau  fuir  sur  la  mer  tran- 
quille, comme  un  nuage  déchiré  fuit  devant  louragan. 

Comme  un  navire ,  qui,  dans  une  vision  d'argent, 
obéissant  à  l'impulsion  des  brises  parfumées,  flotte  sur 
des  nuages  resplendissants,  aussi  rapidement  le  bateau 
avec  effort  vola  sjir  les  eaux  noires  et  plissc'es.  Un 
tourbillon  l'empoitait  avec  de  violentes  rafales  et  une 
force  entraînante  à  travel's  les  blanches  crêtes  de  la  mer 
irritée.  Les  vagues  montaient.  Toujours  plus  haut  et  plus 
haut  leurs  cols  farou<'hes  se  tordaient  sous  le  fouet  de  la 
leniprie,<'()ninie  des  serpents  se  d<''baltent  sous  lélreinte 
d  un  vauiour.  Lui.  calme  et  joyeux  dans  celle  formidable 
hute  de  la  vague  fondant  siu-  la  vague,  du  coup  d«'  vent 
descendant  sur  le  coup  de  vent,  et  du  flot  noir  cm|)orté 
sur  le  tourbillon  f|uil  efl'ace  dans  sa  sombre  course,  lui 
é'tail  assis  !  Comme  si  les  génies  de  la  tempête  étaient 
les  ministres  charriés  de  le  conduire  à  la  lumière  de  ces 


ALASTOR    OU   l'esprit   DE    LA    SOLITUDE  91 

yeux  bîon-aimés,  le  poète  était  assis,  tenant  le  gouvernail 
d'une  main  assurée.  Le  soir  arriva  :  les  rayons  du  soleil 
couchant  suspendirent  leurs  couleurs  irisées  au  milieu 
des  dômes  changeants  de  l'embrun  étendu  qui  faisaient 
un  dais  à  son  passage  sur  le  sauvage  abîme  ;  le  cré- 
puscule, montant  lentement  de  l'est,  entrelaça  en  tres- 
ses plus  sombres  ses  boucles  emmêlées  sur  le  beau 
front  et  les  yeux  rayonnants  du  jour  ;  la  nuit  le  suivit, 
revêtue  d'étoiles.  De  toutes  parts,  avec  plus  dhorreur 
encore,  les  multitudes  de  courants  du  montagneux  dé- 
sert de  l'océan  se  ruèrent  en  un  mutuel  combat,  dans 
un  noir  tumulte  retentissant  comme  le  tonnerre,  comme 
pour  insulter  au  calme  du  ciel  étoile.  La  petite  embar- 
cation fuyait  toujours  devant  l'orage;  elle  fuyait  tou- 
jours comme  l'écume  au-dessous  de  la  cataracte  escar- 
pée d'un  torrent  d'hiver;  tantôt  s'arrêtant  sur -le  bord 
d'une  vague  fendue  ;  tantôt  laissant  loin  derrière  elle  la 
masse  éclater  et  tomber,  en  soulevant  l'océan...  Elle 
fuyait  sans  rien  craindre,  comme  si  cette  frêle  et  chétive 
forme  humaine  avait  été  un  dieu  des  éléments. 

A  minuit  la  lune  se  leva  ;  et  alors  !  apparurent  les  ro- 
chers aériens  du  Caucase, dont  les  sommets  déglace  bril- 
laient au  milieu  des  étoiles  comme  la  lumière  du  soleil, 
pendant  qu'autour  de  sa  base  caverneuse  les  rafales  et  les 
vagues,  éclatant  avec  une  irrésistible  furie,  tourbillon- 
nent avec  rage  et  retentissent  éternellement.  —  Qui  le 
sauvera  ?  Le  bateau  volait  toujours,  poussé  par  le  torrent 
bouillonnant  ;  tout  autour  les  rochers  faisaient  une 
ceinture  de  leurs  bras  noirs  et  dentelés  ;  la  montagne 
fendue  en  éclats  pendait  sur  la  mer  ;  et  toujours  plus 
rapide,  au-delà  de  toute  vitesse  humaine,  suspendu  sur 
la  courbe  de  la  vague  unie,  le  petit  bateau  était  poussé. 


92  OEUVRES  POÉTIQLES  DE  SHELLEY 

Là  une  caverne  était  béante,  et  au  milieu  de  ses  pro- 
fondeurs obliques  et  tortueuses  s'engouffrait  la  mer  pré- 
eipitée...  Le  bateau  volait  toujours  avec  une  vitesse 
sans  relâche  :  «  Vision  et  amour  !  »  cria  bien  haut  le 
poète,  «  j'ai  vu  le  sentier  de  ton  départ  !  Le  Sommeil  et 
la  Mort  ne  nous  sépareront  plus  longtemps  !  » 

Le  bateau  suivait  les  tournants  de  la  caverne.  —  La 
lumière  du  jour  brilla  enfin  sur  le  sondjre  courant.  Main- 
tenant que  la  furieuse  guerre  entre  les  vagues  était 
calmée,  sur  labime  insondable  le  bateau  avançait  len- 
tement. A  lendroit  oîi  la  montagne  fendue  exposait  ses 
noires  profondeurs  à  l'a/AU-  du  ciel,  avant  même  que  l'é- 
norme masse  de  l'inondation  fût  tombée  sin*  la  base  du 
Caucase  avec  un  fiacasqui  ébianla  les  rocs  éternels,  un 
immense  tourbillon  rcm])lissait  ce  vaste  goutfre  ;  degré 
par  degré  les  eaux  tourbillonnantes  s'étaient  élevées, 
sétendanl  en  cercle  avec  une  inconunensurable  rapidité, 
et  baignaient  de  leur  choc  alterné  les  racines  noueuses 
des  arbres  jouissants  qui  étendaient  sur  elles  leurs  bras 
géants  dans  robsciu'il(''.  Au  milieu  avait  été  laissé,  réflé- 
chissant limage  di-formée  des  nuages,  un  étang  dun 
calme  perfide  et  j-edoulaijle.  Saisi  par  le  mouvement 
ascendant  du  courant  avec  une  vertigineuse  rapidité,  le 
bateau  tourna,  tourna,  tourna,  vague  après  vague, 
sélevantavec  efloi-l,  juscju'à  ce  que  sur  la  limite  de  l'ex- 
ircnie  couibe,  à  l'endroit  où  les  eaux  débordent  à  tra- 
vers une  ouverlurt' de  bancs  de  rochers,  et  laissent  un 
doux  lieu  de  linqtidc  repos  au  uiilieu  de  c(>s  Ilots  agités, 
il  sarrctàt  fiiMuissant.  Senlouccra-t-il  dans  labime? 
La  violence  en  retour  de  cet  iirésisliblr  gouffre  lenglou- 
tira-t-cllc  ?  Doil-il  doue  pf'-rir  ?...  Voilii  (pian  soiiflh^ 
crtant  dun  vent  de  louestja  voile  segonllc  et  s'étend. et 


ALASTon  OU  l'esprit  dk  la  solitude  93 

alors!  avec  un  gracieux  mouv(Miirnt,  ontro  les  bancs 
dune  échancrure  garnie  de  mousse  et  sur  un  paisible 
coui'ant ,  à  lombre  dnn  bosquet  touffu,  le  bateau 
vogue  !  Et  écoutez  !  le  spectral  torrent  mêle  son  rugis- 
sement lointain  à  la  brise  murmurant  dans  les  bois 
pleins  de  musique  !  A  l'endroit  où  les  arbres  en  berceau 
s'éloignent  et  laissent  un  petit  espace  d'étendue  verte, 
la  crique  est  fermée  par  des  bancs  qui  se  rencontrent, 
dont  les  jaunes  fleurs  regardent  éternellement  leurs  pro- 
pres yeux  languissants  réfléchis  dans  le  calme  cristal.  La 
vague  produite  par  le  mouveuient  du  bateau  dérangeait 
poiu"  la  première  fois  leur  pensive  tâche,  que  jamais 
rien  n'avait  troublée,  si  ce  n'est  un  oiseau  vagabond  ou 
une  brise  folâtre,  ou  la  chute  d'un  chiendent,  ou  leur 
propre  déclin.  Le  poète  brûlait  de  parer  de  leurs  biil- 
lantes  couleurs  sa  chevelure  flétrie;  mais  dans  son 
cœur,  il  sentit  renaître  sa  solitude  et  il  s'abstint.  La 
violente  passion  cachée  sous  ces  joues  écarlates,  ces 
yeux  dilatés  et  ce  corps  d'ombre,  n'avait  pas  encore 
accompli  son  ministère  ;  elle  était  suspendue  sur  sa  vie, 
comme  l'éclair  dans  un  nuage  brille  suspendu  jusqu'à 
ce  qu'il  s'évanouisse,  et  que  les  flots  de  la  nuit  se  re- 
ferment sur  lui. 

Le  soleil  de  midi  brillait  maintenant  sur  la  forêt,  une 
vaste  masse  d'ombi'c  entrelacée,  dont  la  brune  magnifi- 
cence enceint  une  étroite  vallée.  Là,  d'immenses  caver- 
nes, creusées  dans  la  sombre  base  de  leurs  rocs  aériens, 
répondent,  en  se  jouant,  à  ses  plaintes  et  mugissent 
éternellement.  Les  rameaux  qui  s'enlacent  et  les  feuilles 
touflues  tissaient  un  crépuscule  sur  le  sentier  du  poète, 
alors  que.  conduit  par  l'amour,  ou  le  rêve,  ou  un  Dieu, 
ou  la  Mort  plus  puissante,  il  cherchait  dans  la  ijlus  chère 


94  (SEUVRES   POÉTIQUES   DE    SHELLEY 

retraite  de  la  nature  un  abri,  son  berceau  à  elle,  et  à 
lui,  son  sépulcre....  De  plus  en  plus  sombres,  les  ombres 
s'accumulent.  Le  chêne,  de  ses  bras  immenses  et  noueux 
qu'il  étend,  embrasse  le  frêle  hêtre.  Les  pyramides  du 
cèdre  altier,  faisant  voûte,  forment  les  plus  solennels 
dômes,  et  bien  loin  au  dessous,  comme  des  nuages  sus- 
pendus dans  un  ciel  déineraude,  le  frêne  et  lacacia 
llollent  suspendus,  tremblants  et  pâles.  Semblables  à 
des  serpents  sans  repos,  vêtus  d'arc-en-ciel  et  de  feu,  les 
plantes  parasites,  étoilées  de  dix  mille  fleurs,  courent  au- 
tour des  tioncs  gris;  et,  comme  les  yeux  enjoués  d  en- 
fants l'ayonnants  de  charmantes  intentions  et  des  plus 
innocents  artifices  enlacent  de  leurs  rayons  les  cœurs  de 
ceux  qui  les  aiment,  ainsi  ces  plantes  entrelacent  leurs 
vrilles  autour  des  rameaux  unis,  pour  sceller  leur  secrète 
union  ;  le  tissu  des  feuilles  foinie  un  réseau  de  la  lumièi-e 
bleu  foncé  du  jour  et  des  somhres  clartés  de  minuit, 
aussi  changeant  que  les  ombres  dans  les  nuages  char- 
més. De  molles  clairières  mousseuses  sous  ces  dais 
étendent  leurs  ondulations  parfumées  dherb«'S  odorantes 
et  parsemées  des  yeux  de  mille  belles  petites  Heurs. 
Un  très  sombre  vallon,  de  ses  bois  de  rose  unis(|u(''e,  en- 
trelacés aux  jasmins,  envoie  une  odeur  (|ui  fait  pâmer 
lame  et  invile  à  (juel(|ue  plus  ravissant  mystère.  A  tra- 
vers la  vallée,  Silence  et  Crc'puscule,  frères  jumeaux, 
font  leur  veille  de  midi  et  voguent  au  milieu  (h'S  ombres, 
comme  des  formes  vaporeuses  à  moitié  aperçues.  Au 
delà  une  source  aux  lueurs  sond)res,  et  de  l'eau  la  plus 
transparente,  rellèle  tousles  ranu-aux,  enlacés  au-dessus 
d'elle,  et  clKupu'  feuille  p»'ndante,  et  cha(|ue  parcelle 
du  ciel  a/uré  qui  perce  à  travers  leurs  vides  ;  et  rii'n 
autre  chose  ne  baigne  son  image  dans  le  li(|uide  miroir, 


ALASTOR    OU   l'eSPRIT    DE    LA    SOLITUDE  95 

que  quelque  belle  étoile  inconstante  scintillant  à  travers 
le  treillis  du  feuillage,  ou  un  oiseau  peint  dormant  sous 
la  lune,  ou  un  merveilleux  insecte  flottant  immobile,  in- 
conscient du  jour,  avant  que  ses  ailes  aient  déployé 
leurs  splendeurs  aux  regards  de  midi. 

Là  arriva  le  poète.  Ses  yeux,  à  travers  les  lignes  reflé- 
tées de  sa  maigre  chevelure ,  aperçurent  leur  propre 
lumière  pâle,  distincte  dans  la  noire  profondeur  de  cette 
fontaine  silencieuse  ;  comme  le  cœur  humain,  regar- 
dant en  rêve  le  ténébreux  tombeau,  y  voit  sa  perfide 
ressemblance.  Il  entendait  le  mouvement  des  feuilles, 
Iherbe  qui  poussait,  irémissante,  étonnée  et  tremblante 
de  sentir  une  présence  inaccoutumée  :  il  entendait  le 
bruit  du  doux  ruisseau  qui  sortait  des  secrètes  sources 
de  cette  sombre  fontaine.  Il  lui  semblait  voir  un  Esprit 
se  tenir  près  de  lui.  —  Il  n'était  point  revêtu  des  bril- 
lantes parures  d'argent  mat  ou  de  lumière  mystérieuse 
empruntées  à  ce  que  le  monde  visible  peut  offrir  de 
grâce,  de  majesté  ou  de  mystèi'c  ;  mais  il  lui  semblait 
que  les  bois  onduleux,  la  vallée  silencieuse,  le  ruisseau 
qui  saute  et  le  crépuscule  du  soir,  qui  en  ce  moment 
assombrissait  encore  la  noirceur  des  ombres,  prenaient 
la  parole  et  conversaient  avec  lui,  comme  sil  n'existait 
autre  chose  au  monde  que  ces  objets  et  lui.  Seulement... 
quand  son  regard  fut  aiguisé  par  l'intensité  de  la 
mélancolique  rêverie,  deux  yeux  étoiles  le  regardaient 
suspendus  dans  le  crépuscule  de  sa  pensée,  et  semblaient, 
de  leurs  sourires  azurés  et  sereins,  lui  faire  signe.... 

Obéissant  à  la  lumière  qui  brillait  dans  son  âme,  il 
poursuivit  sa  course  à  travers  les  tournants  de  la  vallée. 
Le  ruisselet,  capiicieux  et  folâtre,  par  maint  vert  ravin, 
coulait  sous  la   forêt.  Quel(|uefois,  il    tombait    sur  la 


9G  œrvREs  poétiques  de  shelley 

mousse,  avec  une  harmonie  sourde,  sombre  et  pro- 
fonde. Tantôt  sur  les  pierres  polies  il  dansait,  liant, 
eomme  un  enfant,  à  mesure  qu'il  allait;  puis  à  tiavers 
la  plaine  il  rampait  en  di'  lran(|iiilles  détoui's,  l'éfléehis- 
sant  chaque  hei])e ,  ('ha(|iie  boulon  languissammcnt 
suspendu  sur  son  repos. —  «  0  eouranl,  à  la  source 
insondable,  où  vont  tes  eaux  niysléi'ieuses  ?  Tu  es  i)Our 
moi  limage  de  ma  vie.  Ton  lugubre  silencîe,  tes  vagues 
éblouissantes,  tes  gouffres  bruyants  et  creux,  ton  impé- 
nétrable source  et  ton  cours  invisible,  tout  cela  a  son 
type  en  moi.  Limmense  ciel,  et  l'océan  sans  mesure 
peuvent  révéler  aussi  facilement  quelles  cavein<'s  bour- 
beuses ou  quel  nuage  errant  coiilieimenl  tes  eaux,  que 
l'univers  peut  diie  où  résident  ces  pensées  vivantes, 
quand,  étendus  sur  tes  fleurs,  mes  mend)res  desséchés 
se  consuuKM'ont  dans  le  vent  qui  passe  !  » 

Il  approcha  du  bord  uni  du  petit  conianl  ;  il  iinpiiina 
son  pas  tr('iul)laiU  sur  la  verte  mousse,  (|ui  ficinil  vio- 
lemment au  contact  de  ses  membres  brûlants.  Scinl)lable. 
à  celui  que  chasse  de  sa  couche  li(''vreuse  quehiiie 
joyeux  délire,  il  allait;  mais  sans  oublier,  comme  lui, 
le  tond)eau  où  il  va  descendre,  quand  la  flamme  de  sa 
frêle  exaltation  sera  épuisée.  D'un  [tas  rapide  il  s'a- 
vançait sous  l'ombre  des  arbres,  à  côt(''  du  ct)urant  du 
capricieux  et  hal>illard  ruisseau;  mais  voici  (]ue  les  dais 
solennels  de  la  forêt  ont  fait  place  à  la  lumière  uniforme 
du  ciel  du  soii-.  De  gris  rochers  perçaient  la  mousse 
rare  et  refoidaient  le  ruisseau  récalciti-ant  ;  de  hautes 
aiguilles  de  chtunnc  proj(>taieiU  leur  ombre  grêle  sur  h; 
tahis  inégal,  et  seuls  les  troncs  noueux  d'anli(jues  pins 
sans  branches  et  flétris  accrochaient  au  sol,  maigre  lui, 
leurs  racines  étreignantes.    Il  se  fil  alors  un  change- 


ALASTOU    OU   l'esprit   DE    LA   SOLITUDE  97 

ment  graduel  et  lugubre.  De  même  quavec  lécoulement 
des  rapides  aniK'es,  le  front  poli  se  ride,  la  chevelure 
devient  rare  et  !)lanche  et,  là  où  bi'illaient  des  yeux 
étincelants  eomme  la  rosée,  il  ny  a  plus  que  la  lueur 
d'orbes  pétrifiés  ;  de  même  sous  ses  pas  les  brillantes 
fleurs  disparaissaient,  ainsi  que  la  belle  ombre  des  verts 
bosquets,  avec  toutes  leurs  brises  odorantes  et  leurs 
ondulations  musicales.  Calme,  il  suivait  toujours  le  cou- 
rant, qui  maintenant  avec  un  plus  large  volume  roulait  à 
travers  le  labyrinthe  de  la  vallée,  et  là  se  frayait  un 
chemin  parmi  les  courbes  descendantes  avec  sa  rapi- 
dité d'hiver.  De  chaque  côté  maintenant  s'élevaient 
des  rocs,  qui  avec  d'inimaginables  formes  dressaient 
leurs  noirs  et  stériles  sommets  dans  la  lumière  du  soir  ; 
et  son  précipice  assombi'issant  le  ravin  s'ouvrait  en 
haut,  au  milieu  des  pierres  dégringolantes,  des  goufl'res 
noirs  et  des  cavernes  bc-antes,  dont  les  détours  don- 
naient dix  mille  langues  dillérenlcs  au  retentissement  du 
torrent.  Voyez  !  àl'endroit  où  le  défdé  étend  ses  mâchoires 
de  pierre,  la  montagne  abrupte  se  brise  et  semble, 
-  avec  ses  rochers  accumuh's,  se  suspendre  siu'le  monde  ; 
car  on  voit  se  déployer  au  loin,  sous  les  pâles  étoiles 
et  la  lune  déclinante,  des  mers  peuplées  d'îles,  de  bleues 
montagnes,  de  puissants  fleuves,  d'obscures  et  vastes 
régions  baignant  dans  la  lueur  miroitante  du  soir  cou- 
leur de  plomb,  et  des  sommets  de  feu  mêlant  leurs 
flammes  au  crépuscule  sur  le  bord  de  l'extrême  hori- 
zon. La  scène  voisine,  dans  sa  simplicité  nue  et  sévère, 
faisait  un  frappant  contraste  avec  l'univers.  Un  pin, 
enraciné  sur  le  roc,  étendait  dans  le  \ide  ses  branches 
(]ui  se  balançaient,  ne  donnant  à  chaque  souffle  du  v(Mit 
capricieux,   à  chacune    de  ses  pauses,   qu'une   seule 

6 


98  fFAVRES    POÉTIQUES   DE    SHELLEY 

réponse,  dans  la  plus  familière  cadence,  mêlant  son 
chant  solennel  au  hurlement  du  tonnerre  et  au  siffle- 
ment des  torrents  vagabonds  ;  pendant  que  la  large 
rivière,  ('cumante  et  emportée  dans  son  lit  escarpé, 
tombait  dans  ce  vide  incommensurable,  éparpillant  ses 
eaux  aux  vents  qui  passent. 

Cependant  le  gris  précipice,  et  le  pin  solennel,  et  le 
ton-ent  n'étaient  pas  tout  ;  il  y  avait  en(;ore  là  un  coin 
silencieux.  Au  bord  même  de  celte  vaste  montagne, 
soutenu  par  des  racines  noueuses  et  des  rocs  écrouh's, 
il  regardait  d'en  haut  dans  sa  sc'rénité  la  sombre  teri-e 
et  la  vonte  courbée  des  étoiles,  ('/était  un  coin  tran- 
quille, qui  semblait  sourire  au  sein  même  de  Ihorreur. 
Un  lierre  s'accrochait  aux  lissures  des  pierres  avec  ses 
bras  enlaçants,  et  enveloppait  dans  1(^  berceau  de 
ses  feuilles  éternellement  vertes  et  de  ses  baies  noires 
tout  l'espace  uni  de  son  parquet  non  foulé  ;  et  là  les 
enfants  du  loiirbillon  d'automne  faisaient  voltiger  en  de 
folâtres  éballemcnls  ces  briliaiiles  feuilles  dont  les 
teintes  expirantes,  roug(!S,  jaunes  ou  d Un  pâle  <'lhéré, 
rivalisent  avec  l'éclat  des  couleuis de  l'été.  C'est  le  ren- 
dez-vous de  toutes  les  brises  suaves,  dont  la  douce; 
haleine  |)eut  ai)pi'en(lre  aux  violents  à  aimer  la  paix. 
Un  pas  seul,  un  pas  humain,  a  une  fois  lompu  le  silence 
de  sa  solilude  ;  nue  voix  seule  a  inspire  ses  «'■chos  ;  la 
voix  qui  vint  alors  dans  ces  lieux,  llollant  sur  les  vents, 
e  y  conduisit  la  plus  adorable  des  formes  humaines, 
pour  faire  d«'  ce  sauvage  asih;  le  (h'positaire  de  tonte 
la  grâce  et  de  toute  la  beaul(''  cpii  revêtaieni  ses  mou- 
vemenls,  |M)iir  lui  livrei"  sa  majesti',  disperser  sa  nmsi- 
(|ii<'  dans  roiii'agaii  insensil)le,  et  laisseï'  aux  humides 
feuilles  et  aux  bleues  moisissures  d4's  cavernes,  nour- 


AL.VSTOR    OU    l'esprit   DE    LA    SOLITUDE  99 

rices  des  fleurs  irisées  et  des  mousses  branchues,  les 
couleurs  de  cette  joue  changeante,  de  cette  poitrine  de 
neige,  de  ces  yeux  noirs  et  étincelants. 

La  lune  blafarde  et  cornue  pendait  bas,  et  versait 
sur  le  bord  de  l'horizon  un  océan  de  lumière  qui  inon- 
dait ses  montagnes.  Un  brouillard  jaune  remplit  l'at- 
mosphère illimitée,  et  but  la  pâle  clarté  de  la  lune 
jusqu'à  la  satiété  ;  pas  une  étoile  ne  brillait,  pas  un 
bruit  ne  se  faisait  entendre  ;  les  vents  eux-mêmes,  les 
farouches  camarades  de;  jeu  du  Danger,  dormaient  sur 
ce  précipice,  dans  l'étreinte  de  son  embrassement.  — 
0  ouragan  de  la  Mort,  dont  le  vol  aveugle  fend  cette 
lugubre  nuit  !  Et  toi,  Squelette  colossal,  qui,  toujours 
guidant  son  irrésistible  course  dans  ta  toute-puissance 
dévastatrice,  es  le  roi  de  ce  fragile  monde  !  Du  rouge 
champ  de  carnage,  de  la  vapeur  ensanglantée  de  l'hôpi- 
tal, de  la  couche  sacrée  du  patriote,  du  lit  de  neige  de 
l'innocence,  de  l'échafaud  et  du  trône,  une  voix  puis- 
sante fappelle  !  La  Ruine  appelle  sa  sœur  la  iMort  !  En 
rôdant  autour  du  monde  elle  t'a  préparé  une  rare  et 
royale  proie!  Après  t'en  être  repue,  tu  pourras  te  repo- 
ser, et  les  hommes  iront  à  leur  tombeau,  comme  les 
fleurs  ou  le  ver  rampant,  et  n'oftriront  plus  jamais  à  son 
lugubre  sanctuaire  le  tiibiit  dédaigné  d'un  cœur  biisé  ! 

Quand  sur  le  seuil  de  la  verte  retraite  les  pas  du 
voyageur  tombèrent,  il  comprit  que  la  mort  était  sur 
sa  tête.  Encore  un  peu,  avant  qu'elle  s'envolât,  il  aban- 
donna son  âme  élevée  et  sainte  aux  images  du  majes- 
tueux passé,  qui  s'arrêtèrent  alors  dans  son  êti'e  passif, 
comme  des  brises  qui  apportent  une  douce  nuisique, 
alors  qu'elles  soufflent  à  travers  le  treillis  dune  cham- 
bre obscure.  11  posa  sa  main  maigre  et  pâle  sur  le  tronc 


100  OFAVKl'-S    POÉTIQUES   DE    SHELLEY 

noueux  du  vieux  pin  ;  sur  une  pierre  revêtue  de  lierre 
il  pencha  sa  tète  languissante  ;  ses  membres  satTaissè- 
rent  étendus  sans  mouvement,  sur  le  bord  uni  de  ce 
sombre  gouffre  ;  et  ainsi  il  gisait,  livrant  à  leurs  der- 
nières impulsions  les  pouvoirs  voltigeants  de  la  vie.... 
Espoir  et  Désespoir,  les  tortureurs,  s'endormirent  ; 
aucune  peine,  aucune  crainte  mortelle  n'empoisonnait 
son  repos;  les  afllux  des  sens,  et  son  pi'Opi'e  ètie  nétant 
plus  altérés  par  la  peine,  mais  cependant  de  plus  en 
j)lus  faibles,  entretenaient  avec  calme  le  courant  de  la 
pensée  ;  son  souille  respirait  la  paix,  et  il  souriait  dou- 
cement. Sa  dernière  vision  fut  la  grande  lune  qui,  sur 
la  ligne  occidentale  du  vaste  monde,  suspendait  ses 
puissantes  cornes,  et  dont  les  bruns  rayons  semblaient 
sentrelacer  et  se  confoudi'e  avec  lObscurilé.  La  voilà 
maintenant  qui  s'arrête  sur  les  sommets  dentelés  ;  et  au 
moment  où  la  masse  divisée  du  vaste  météore  disparut, 
le  sang  du  poète,  qui  toujours  battit  dans  une  mystique 
sympalliie  avec  le  (lux  et  le  rellux  de  la  N'atuiv,  s'alfai- 
blii  encore  ;  et  quand  les  deux  seuls  points  de  lumière 
(|ui  restaient  sanioindrii'cnt  et  ne  jelèi'cnt  i)lus  qu'une 
lueur  dans  les  ténèbres,  le  mouveiuenl  allcrné  de  sa 
respiration  épuisée  agita  à  peine  la  miil  stagnante  ; 
jusqu'au  dernier  moment  où  le  i)lus  faible  rayon  fut 
éteint,  la  pulsation  resta  dans  son  cœur.  Puis  elle  s'ar- 
rêta, et  voltigea....  Mais,  quand  le  ciel  demcuia  tout  à 
fait  noir,  les  ombi'cs  ténébreuses  enveloppèrent  nue 
image  sih'ncieuse,  froide  et  sans  mouveuïcnl,  comme 
leur  terre  sans  voix  et  leur  air  vide,  (lonnnc  une  vapeur 
noiurie  de  rayons  d'or,  assistant  au  coucher  du  soleil, 
jusqu'à  ce  (pie  loucsl  léclipse,  telle  elail  celt*'  merveil- 
leuse forme,  —  ni  senlinienl,  ni  niouvenii-nt,  ni  diviniti'. 


ALASÏOR    OU   LESPRIT   DE    LA   SOLITUDE  101 

—  un  luth  fragile,  sur  les  cordes  harmonieuses  duquel 
le  souffle  du  ciel  errait,  —  un  brillant  courant  nourri 
naguère  de  vagues  aux  mille  voix,  —  un  rêve  de  jeu- 
nesse que  la  nuit  et  le  temps  avaient  éteint  pour  toujours, 

—  une  forme  maintenant  silencieuse,  enténébrée,  des- 
séchée, et  dont  on  ne  se  souviendra  plus  ! 

Oh  !  qu'est  devenue  la  merveilleuse  alchimie  de 
Médée,  qui,  partout  où  elle  agissait,  faisait  briller  la  terre 
de  fleurs  radieuses  et  exhalait  des  rameaux  dépouillés  par 
Ihiver  le  frais  parfum  des  floraisons  printanières  !  Oh!  si 
Dieu,  fécond  en  poisons,  voulait  nous  abandonner  le  calice 
où  a  bu  un  seul  homme  vivant,  qui  aujourd'hui,  vaisseau 
de  limmortelle  colère,  esclave  qui  ne  sent  pas  l'immunité 
glorieuse  dans  la  flétrissante  malédiction  qui  Taccable, 
erre  pour  toujours  sur  le  monde,  solitaire  comme  la 
mort  incarnée  !  Oh  !  si  le  rêve  du  sombre  magicien 
dans  sa  caverne  enchantée,  fouillant  les  cendres  dun 
creuset  pour  y  trouver  la  vie  et  la  puissance,  alors 
même  que  sa  faible  main  ti-emble,  dans  sa  dernière  dé- 
crépitude, pouvait  être  la  vraie  loi  de  ce  monde  si  digne 
damour  !  —  Mais,  tu  t'es  envolé  comme  une  frêle 
exlialaison  que  l'aube  revêt  de  ses  rayons  d'or,  ah  ! 
lu  l'es  envolé!  toi  le  brave,  le  doux,  le  beau,  len- 
fant  de  la  grâce  et  du  génie  !...  Il  y  a  toujours 
dans  le  monde  des  paroles  et  des  actions  sans  cœur  ; 
vers,  bêtes  et  hommes  continuent  d'y  pulluler  ;  et 
la  puissante  terre,  de  la  mer  et  de  la  montagne,  de 
la  cité  et  du  désert,  le  soir  dans  sa  prière,  basse  ou 
éclatante  de  joie,  élève  toujours  sa  voix  solennelle  ! 
....  Mais  toi,  tu  nés  plus!  Tu  ne  pourras  plus  étudier 
ou  aimer  les  formes  de  cette  scène  fantftsjlque,  qui  ont 
été  pour  toi  les  plus  purs  enseignoiiients  !  Elles  existent 

6' 


102  œUVRES   POÉTIQUES   DE    SHELLEY 

encore,  hélas!  Et  loi  lu  n'es  plus!...  Sur  ces  lèvres 
pâles,  si  douces  même  dans  leur  silence,  sur  ces  yeux, 
l'image  du  sommeil  dans  la  morl,  sur  cette  form(;  encore 
intacte  de  routiage  du  ver,  qu'aucune  larme  ne  soit 
vei*sée,  pas  même  en  pensée  !  Et  quand  ces  teintes 
auront  disparu,  que  ces  divins  linéaments  consumés  par 
le  vent  insensible  ne  vivront  plus  que  dans  les  frêles 
accords  de  ce  simple  chant,  qu'aucun  vers  allier  pleurant 
la  mémoire  de  ce  qui  n'est  plus,  qu'aucune  douleur  de 
la  peinture  ou  de  la  sculpture,  n'essaient  dans  de  faibles 
images  de  faire  pailer  leurs  froides  énergies  !  Ai'l  et 
éloquence,  toutes  les  ostentations  du  monde  sont  vaines 
et  impuissantes  à  pleurer  une  perte  qui  change  en  ombre 
leurs  lumières  !  C'est  une  douleur  «  trop  profonde  i)Our 
les  pleurs  » ,  quand  tout  disparaît  à  la  fois,  quand  un 
esprit  supérieur,  dont  la  lumière  embellissait  le  monde 
autour  de  lui,  ne  laisse  à  ceux  qui  restent,  ni  sanglots, 
ni  gémissemenls,  —  tumulte  passionné  d'une  espérance 
aux  abois,  —  mais  le  pâle  désespoir,  et  la  froide  tran- 
quillité, la  vaste  machine  de  la  Nature,  la  trame  des 

choses  humaines,  la  naissance  et  le  tombeau qui  ne 

sont  plus  ce  qu'ils  étaient  ! 


LAON  ET  CYTHNA 


ou 


LA  RÉVOLUTION  DE  U  CITÉ   D'OR 

VISION    DU   XIX^    SIÈCLE 

DANS  LA  STANCE  DE  SPENSER 
1817 

a    Donne-moi  un  point  d'appui  et  je 
soulèverai  le  monde.  » 

Arcuimède. 


(Titre  de  rudition  de  1818). 

LA  RÉVOLTE   DE  L  ISLAM 

POÈME    EN    DOUZE    CHANTS 


c  Toutes  les  joies  qu'il  est  donné  à  la  race  mortelle 
d'atteindre,  il  en  touchera  le  dernier  terme.  Uais  nul 
ne  saurait,  nautonnier  ou  voyageur,  trouver  la  route 
merveilleuse  qui  conduit  aux  banquets  sans  fin  des 
Hyperboréens.  s 

PiNDARE,  Pythique,  X. 


PRÉFACE 


Le  poème  que  j'offre  aujourd'hui  au  monde  est  un  essai 
dont  j'ose  à  peine  attendre  le  succès,  et  dans  lequel  un 
écrivain  d'une  renommée  déjà  établie  pourrait  succomber 
sans  déshonneur.  C'est  une  expérience  du  tempérament  de 
l'esprit  public,  en  vue  d'observer  jusqu'à  quel  point  les 
aspirations  à  une  plus  heureuse  condition  de  la  société 
morale  et  politique  survivent,  chez  les  hommes  éclairés  et 
raffinés,  aux  orages  qui  ont  ébranlé  l'âge  où  nous  vivons. 
J'ai  voulu  faire  servir  l'harmonie  du  langage  mesuré,  les 
combinaisons  éthérées  de  l'imagination,  les  rapides  et 
subtils  mouvements  de  la  passion  humaine,  tous  les  élé- 
ments qui  sont  l'essence  d'un  poème,  à  la  cause  d'une 
morale  libérale  et  comprehensive  ;  désireux  surtout  d'allu- 
mer dans  le  cœur  de  mes  lecteurs  un  vertueux  enthousiasme 
pour  ces  doctrines  de  liberté  et  de  justice,  cette  foi  et  celte 
espérance  dans  le  bien,  que  ni  la  violence,  ni  l'erreur,  ni 
les  préjugés  ne  peuvent  jamais  totalement  éteindre  dans 
l'espèce  humaine. 

Dans  ce  dessein,  j'ai  choisi  pour  sujet  une  histoire  de 
l)assion  humaine,  dans  son  caractère  le  plus  universel, 
mêlée  d'aventures  émouvantes  et  romantiques,  et  s'adres- 
sant,  en  dépit  de  toute  opinion  ou  institution  artilicielle, 
aux  sympathies  communes  à  tout  cœur  humain.  Je  n'ai 
point  essayé  d'établir  par  arguments  méthodiques  et  systé- 
matiques les  mobiles  moraux  que  je  voudrais  voir  substi- 
tuer à  ceux  qui  maintenant  gouvernent  l'espèce  humaine. 
Je  ne  veux  qu'éveiller  les  sentiments  :  en  sorte  que  le 
ecteur  puisse  voir  la  beauté  de  la  vraie  vertu  et  se  sentir 


106  œiYRES   POÉTIQUES   DE    SHELLEY 

excité  aux  mêmes  recherches  qui  m'ont  amené  à  cette  foi 
morale  et  politique,  qui  est  aussi  celle  de  quelques-uns 
des  plus  sublimes  esprits  du  monde.  Ce  poème,  à  l'excep- 
tion du  ])reniier  chant,  qui  est  une  pure  introduction,  est 
donc  narratif,  non  didaclicjue.  C'est  une  suite  de  tableaux 
où  se  déroulent  :  le  développement  progressif  dun  esprit 
individuel  aspirant  à  la  perfection,  et  dévoué  à  l'amour  de 
l'humanité  ;  ses  efforts  pour  affiner  et  purifier  les  plus 
audacieuses  et  les  plus  singulières  impulsions  de  l'imagina- 
tion, de  l'entendement  et  des  sens  ;  son  impatience  de 
toutes  les  oppressions  qui  ont  paru  sous  le  soleil  ;  sa 
tendance  à  réveiller  l'espérance  publique,  à  enthousiasmer 
et  améliorer  l'espèce  humaine  ;  les  rapides  effets  de  lappli- 
calion  de  cette  tendance  ;  le  réveil  d'une  immense  nation 
de  l'esclavage  et  de  la  dégradation  à  un  vrai  sentiment 
de  la  dignité  morale  et  de  la  libellé;  le  déirônement  non 
sanglant  de  ses  oppresseurs,  et  la  révélation  des  menson- 
ges religieux  qui  l'avaient  réduite  en  servitude  ;  la  sérénité 
du  patriotisme  triomphant,  l'universelle  tolérance  et  bien- 
veillance de  la  vraie  pliilauthro|)ie  ;  la  déloyauté  et  la 
baibarie  du  soldat  mercenaire  ;  le  vice  devenant  l'objet 
non  du  châtiment  et  de  la  haine,  mais  de  la  bonté  cl  de  la 
])itié  ;  le  caractère  sans  foi  ni  loi  des  tyrans  ;  la  ligue  des 
maîtres  du  monde  et  la  restauiation  par  les  armes  étran- 
gères d'une  dynastie  expulsée  ;  le  massacre  et  l'extermi- 
nation des  patriotes,  et  la  victoire  du  pouvoir  établi  ; 
les  conséquences  du  despotisme  légal,  guerre  civile, 
famine,  fléaux,  superstition,  et  une  complète  extinction 
des  affections  domeslicjucs  ;  le  ujeurtre  JMridi(|iie  des 
avocats  de  la  liberté  ;  le  tiioujphe  lemjxiraire  de  l'oppres- 
sion ;  le  présage  assuré  de  sa  finale  et  in(-vilable  chute  ; 
le  caractère  transitoire  de  l'ignorance  et  de  la  teneur,  et 
réternité  du  génie  et  de  la  vertu.  Telle  est  la  suite  des 
esquisses  <|ui  composent  ce  poème.  Si  les  passions  élevées 
(pie  j'ai  eu  pour  but  d(;  dé'vebqtper  dans  ce  récit  n'exci- 
tent pas  dans  le  lecteur  une  g('n<''reiis(^  impulsion,  une 
soif  ardente  de  la  perfection,  un  intérêt  fort  et  profond 
pour  un  but  si  éb'vé.  il  ne  faudra  pas  en  iiu|>nter  la  faute 


LAON    ET    CYTHNA  107 

à  une  incapacité  naturelle  de  la  sympathie  humaine  en  face 
de  des  thèmes  sublimes  et  encourageants.  C'est  l'affaire  du 
poète  de  communiquer  aux  autres  le  plaisir  et  l'enthou- 
siasme résultant  de  ces  images  et  de  ces  sentiments,  dont 
la  vivante  présence  dans  son  propre  esprit  est  à  la  fois  son 
inspiration  et  sa  récompense. 

La  terreur  panique,  qui,  durant  les  excès  inséi>arahles 
de  la  Révolution  française,  sétait  répandue  comme  une 
frénésie  épidémique  sur  toutes  les  classes  de  la  société, 
fait  place  insensiblement  à  un  état  plus  sain  des  esprits. 
On  a  cessé  de  croire  que  toutes  les  générations  de  l'espèce 
humaine  doivent  se  résigner  à  l'héritage  désespéré  de 
l'ignorance  et  de  la  misère,  parce  qu'une  nation  qui 
avait  été  dupe  et  esclave  pendant  des  siècles  s'est  montrée 
incapable  de  se  conduire  avec  la  sagesse  et  le  calme 
d'hommes  libres,  le  lendemain  du  jour  où  elle  avait  vu 
tomber  quelques-unes  de  .ses  chaînes.  Que  sa  conduite 
n'ait  pu  se  signaler  par  d'autres  caractères  que  la  férocité 
et  l'insanité,  c'est  là  un  fait  historique  dont  la  liberté 
tire  toute  sa  justification,  et  le  mensonge  toute  sa  laideur. 
Il  y  a  dans  la  marée  des  choses  humaines  un  reflux  qui 
porte  les  espérances  naufragées  des  hommes  dans  uu 
port  assuré,  quand  la  tempête  est  passée.  Il  me  semble 
que  ceux  qui  vivent  aujourd'hui  survivent  à  un  âge  de 
désespoir. 

La  Révolution  française  peut  être  considérée  comme  une 
des  manifestations  de  ce  malaise  produit  dans  les  sociétés 
civilisées  par  un  défaut  d'harmonie  entre  le  progrès  de  la 
science,  d'un  côté,  et  celui  qui  doit  résulter  de  la  graduelle 
abolition  des  institutions  politiques,  de  l'autre.  L'année 
1789  a  été  la  date  d'une  des  crises  les  plus  considérables 
produites  par  ce  malaise.  Les  sympathies  qui  se  rattachaient 
à  cet  événement  se  sont  fait  sentir  à  tout  cœur  humain. 
Les  plus  généreuses  et  les  plus  aimantes  natures  y  ont  pris 
la  plus  large  part.  Mais  on  en  attendait  un  tel  résultat  de 
bien  sans  mélange,  qu'il  était  impossible  de  le  voir  réaliser. 
Si  la  Révolution  avait  complètement  réussi,  alors  la  tyran- 
nie et  la  superstition  auraient  perdu  à  demi  leurs  droits  à 


108  œUVRKS    POÉTIQUES   DE    SIIELLEY 

noire  haine,  comme  des  fers  que  le  captif  peut  l)riser  du 
plus  léger  mouvement  de  ses  doigis,  et  qui  ne  rongent  pas 
rame  de  leur  rouille  empoisonnée.  La  répulsion,  occasion- 
née par  les  atrocités  des  démagogues  et  par  le  rétablisse- 
ment dune  succession  de  tyrannies  en  France,  a  été  terrible, 
et  s'est  fait  sentir  jusqu'aux  coins  les  plus  reculés  du  monde 
civilisé.  Mais,  pouvaient-ils  donc  écouter  les  conseils  de  la 
raison,  ceux  qui  avaient  si  longtemps  gémi  sous  les  malheurs 
d'un  état  social  qui,  pendant  que  les  uns  i-egorgent  et 
jouissent,  condamne  les  autres  à  mouiir  de  faim  faute  dun 
morceau  de  pain  ?  Celui  qui  la  veille  encore  n'était  qu'un 
esclave  foulé  aux  pieds  pouvait-il  donc  devenir  tout  à  coup 
un  esprit  libéral,  modéré,  et  indépendant  ?  Un  tel  résultat 
ne  peut  être  que  la  conséquence  des  habitudes  dun  état  de 
société,  produit  par  une  persévérance  résolue,  une  infati- 
gable espérance,  un  courage  soutenu  dune  longue  pa- 
tience et  dune  longue  foi,  les  eftbrts  systématiques  de 
plusieurs  générations  dhommes  d'intelligence  et  de  vertu. 
Telle  est  la  le^on  que  nous  enseigne  aujourd'hui  l'expé- 
rience. Mais,  dès  les  premières  déceptions  de  cet  espoir 
dans  le  progrès  de  la  liberté  française,  l'aspiration  exaltée 
vers  le  bien  dépassa  la  solution  de  ces  problèmes,  et  s'étei- 
gnit pour  un  temps  dans  liiiiprévu  du  résultat.  C'est  ainsi 
que  beaucoup  des  plus  ardents,  des  plus  tendres  adorateurs 
du  bien  public  ont  été  complètement  démoralisés  par  un 
résultat  (|uune  vue  incomplète  des  événements  qu'ils  déplo. 
raient  leur  représentait  comme  le  mélancolique  anéantisse- 
ment de  leurs  plus  chères  espérances.  De  là  cette  sombre 
misanthropie  (|ui  est  devenue  le  caractère  dominant  de  l'âge 
où  nous  vivons,  la  consolation  d'un  désappointement  qui, 
sans  en  avoir  conscience,  ne  trouve  de  soulagement  que 
dans  l'opiuiàlre  exagération  de  son  propre  désespoir.  Cette 
inihieuce  s'est  fait  sentir  à  la  littérature  de  noire  temps 
tout  impregué-e  de  la  (bisespérance  des  es|)rits  où  elle  a  sa 
source.  La  métaphysique  (1),  les  recherches  de  la  science 

1  .le  (lois  on  cvcepler  les  Questions  acndriniques  (ISO.'i,  in-'i"/ «le 
Sir  \v.  Druminoml,  un  li\rc  de  siigaic  et  puissuUc  crili<iuc  uiéla- 
I)liy;.i<iuc.  S. 


LAO\   ET   CYTHNA  109 

'  morale  el  politique,  ue  sont  plus  guère  que  de  vaines  ten- 
tatives pour  ressusciter  de  vieilles  superstitions,  ou  des 
sophismes  comme  ceux  de  M.  Maltluis  (1),  destinés  à  bercer 
les  oppresseurs  de  llunnanité  dans  la  sécurité  d'un  éternel 
triomphe.  La  même  om])re  délétère  s'étend  sur  nos  ouvrages 
de  liction  et  de  poésie.  Mais  Fliumanité  me  semble  prête  à 
sortir  de  sa  torpeur.  Je  crois  pressentir  un  changement 
graduel,  lent,  silencieux.  C'est  dans  cette  croyance  que  j'ai 
composé  ce  poème. 

Je  n'ai  pas  la  présomption  de  vouloir  entrer  en  lice  avec 
nos  grands  poètes  contemporains.  Cependant  je  ne  suis  dis- 
posé à  marcher  sur  les  traces  d'aucun  de  ceux  qui  m'ont  pré- 
cédé. J'ai  voulu  éviter  limitation  de  toute  forme  de  langage 
ou  de  versiiication  particulière  aux  esprits  originaux  dont 
elle  est  le  caractère  ;  de  telle  sorte  que,  quel  que  soit  le 
mérite  de  mon  œuvre,  elle  soit  proprement  mienne.  Je  ne 
me  suis  même  permis,  à  l'égard  de  la  pure  diction,  aucun 
système  de  nature  à  distraire  lattention  du  lecteur  de 
linlérêt  tel  quel  que  je  puis  avoir  réussi  à  créer,  en 
rattachant  à  l'habileté  que  j'aurais  mise  à  le  dégoûter 
selon  les  règles  de  la  critique.  J'ai  simplement  revêtu  ma 
pensée  du  langage  qui  ma  semblé  le  plus  naturel  et  le 
mieux  approprié  au  sujet.  Quand  on  est  familiarisé  avec  la 
nature  et  avec  les  plus  célèbres  productions  de  l'esprit 
humain,  il  est  difficile  de  se  tromper,  en  suivant,  par  rapport 
au  choix  du  langage,  l'instinct  produit  par  cette  familiarité. 
II  y  a  une  éducation  spécialement  faite  pour  le  poète,  sans 
laquelle  le  génie  et  la  sensibilité  pourraient  difficilement 
développer  tout  le  cercle  de  leurs  capacités.  Aucune  édu- 
cation, il  est  vrai,  ne  suflîrait  à  faire  un  poète  d'un  esprit 
lourd  et  dénué  d'observation,  ni  même  d'un  esprit  obser- 
vateur et  intelligent,   mais  chez  qui  seraient  obstrués  et 

(I)  n"f;uit  rcmarf|iicr,  comme  un  symptôme  de  la  renaissance  des 
espérances  puhliiiucs,  (|uc  M.  Malllnis,  dans  la  dernière  édition  de  sou 
ouvrage,  reconnaît  à  la  loi  morale  un  empire  illimité  sur  le  principe 
de  population.  Cette  concession  réiiond  à  toutes  les  consequences 
(lélavorables  au  perrectionnement  iiumain  que  l'on  pouvait  tirer  de  sa 
doctrine,  cl  réduit  l'Essai  sur  la  population  k  nUHvc  plus  qu'un  com- 
mentaire explicatif  de  l'irréCutahle  Justice  politique.  S. 

Rabbe.  I-  —  "^ 


110  œUVRES   POÉTIQUES   DE   SHELLEY 

fermés  les  canaux  de  communication  entre  la  pensée  et 
l'expression.  Jusqu'à  quel  point  puis-je  appartenir  à  l'une 
ou  à  l'autre  de  ces  deux  classes,  je  ne  sais.  J'aspire  au 
moins  à  être  quelque  chose  de  mieux.  Les  circonstances 
accidentelles  de  mon  éducation  ont  été  favorables  à  celte 
ambition.  Dès  mon  enfance  j'ai  été  l'hôte  familier  des 
montagnes  et  des  lacs,  delà  mer  et  des  forêts  solitaires  ;  le 
danger,  qui  se  joue  au  bord  des  précipices,  a  été  mon 
compagnon  de  jeux.  Jai  foulé  les  glaciers  des  Alpes,  et 
vécu  sous  le  regard  du  mont  Blanc.  J'ai  erré  dans  les  pays 
lointains.  J'ai  descendu  les  grands  fleuves  ;  j'ai  vu  se  lever 
et  se  coucher  le  soleil,  et  les  étoiles  briller  au  ciel,  pen- 
dant que  je  voguais  nuit  et  jour  emporté  par  un  rapide 
courant  entre  une  double  ligne  de  montagnes.  J'ai  vu  de 
populeuses  cités,  j'ai  observé  comment  les  passions  se 
soulèvent,  se  répandent,  sétoutfent  et  se  transforment, 
dans  les  multitudes  assemblées.  J'ai  vu  le  théâtre  des  plus 
sensibles  ravages  de  la  tyrannie  et  de  la  guerre,  des  cités 
et  des  villages  réduits  à  quelques  groupes  dispersés  de 
maisons  noircies  et  sans  toits,  et  les  njalheureux  habitants 
allâmes  et  nus  sur  leurs  seuils  désolés.  J'ai  conversé  avec 
les  hommes  de  génie  mes  contemporains.  La  poésie  de 
l'ancienne  Grèce  et  de  Rome,  de  lltalie  moderne  et  de  mon 
propre  pays,  a  été  pour  moi,  comme  la  nature  elle-même, 
une  passion  et  une  volupté.  Telles  sont  les  sources  dont 
j'ai  tiré  les  matériaux  des  images  de  mon  poème.  J'ai 
considéré  la  poésie  dans  son  acception  la  plus  comprehen- 
sive ;  jai  lu  les  poètes,  les  historiens  et  les  métaphysiciens  (1) 
dont  les  ouvrages  m'ont  été  accessibles,  et  j'ai  contemplé 
la  belle  et  majestueuse  scène  de  l'univers,  comme  autant 
de  sources  communes  des  éléments  que  le  poète  est  appelé 
à  combiner  et  à  laire  vivre.  Cependant  l'expérience  et  les 
sentiments  dont  je  parle  ne  font  pas  prnpiciut'iU  de  Ihomme 
un  poète,  mais  le  préparent  seulement  à  être  l'auditeur  de 


(1)  En  ce  sens  il  peut  y  avoir  une  certaine  pcrfectiljilitt-  <ians  les 
rruvrcs  de  ficlion,  nialgré  l'opinion  souvent  cxprimi'-e  par  les  avorals 
flu  |iro;,M(s  liuniain,  «pio  la  iicrfcclibililo  est  un  terme  qui  ne  peut 
s'a|ii)li(picr  qu'à  la  science.  S. 


L.VON    ET   CYTHNA  111 

ceux  qui  le  sont.  Jusqu'à  quel  point  trouvera-t-on  que  je 
possède  le  plus  essentiel  attribut  de  la  poésie,  c'est-à-dire, 
le  pouvoir  déveiller  dans  les  autres  des  sensations  sembla- 
bles à  celles  qui  m'animent  moi-même?  C'est  ce  que,  pour 
parier  en  toute  sincérité,  je  ne  sais  pas  ;  et  ce  que,  avec 
un  esprit  docile  et  résigné,  je  m'attends  à  apprendre  de 
l'effet  que  je  produirai  sur  ceux  à  qui  je  m'adresse. 

J'ai  évité,  ainsi  que  je  l'ai  déjà  dit,  d'imiter  aucun  style 
contemporain.  Mais  il  doit  y  avoir  entre  tous  les  écrivains 
d'un  même  siècle  une  ressemblance  indépendante  de  leur 
propre  volonté.  Ils  ne  peuvent  échapper  à  la  commune 
influence  qui  est  le  résultat  d'une  infinie  combinaison  de 
circonstances  appartenant  au  temps  où  ils  vivent  :  quoi([ue 
chacun  soit  en  un  certain  degré  l'auteur  de  l'influence 
même  qu'il  subit.  C'est  ainsi  que  les  poètes  tragiques  du 
temps  de  Périclès,  les  auteurs  italiens  de  la  Renaissance, 
les  puissants  esprits  qui  surgirent  chez  nous  après  la 
Réforme,  les  traducteurs  de  la  Bible,  Shakespeare,  Spenser, 
les  dramatistes  du  règne  d'Elisabeth,  lord  Bacon  (1),  les 
esprits  plus  froids  de  l'époque  qui  suivit,  nous  présentent 
tous,  au  milieu  de  toutes  leurs  dissemblances,  de  grandes 
analogies  entre  eux.  A  ce  point  de  vue,  Ford  ne  peut  pas 
plus  être  appelé  l'imitateur  de  Shakespeare,  que  Shakes- 
peare l'imitateur  de  Ford.  11  y  eut  peut-être  entre  ces  deux 
hommes  quel(|ues  points  de  ressemblance  autres  que  ceux 
produits  par  la  générale  et  inévitable  influence  de  leur 
siècle.  Celle-ci  est  une  influence  à  laquelle  le  plus  petit 
écrivailleur  ni  le  plus  sublime  génie  ne  peuvent  se  sous- 
traire :  je  n'ai  pas  essayé  d'y  échapper. 

J'ai  adopté  la  stance  de  Spenser  (un  rythme  d'une  inexpri- 
ma])le  beauté),  non  parce  que  je  la  considère  comme  un 
modèle  plus  achevé  de  l'harmonie  poétique  que  le  vers 
blanc  de  Shakespeare  et  de  Milton,  mais  parce  que  dans  ce 
dernier  il  n'y  a  pas  d'abri  pour  la  médiocrité  ;  il  faut 
réussir  ou  échouer.  Un  esprit  ambitieux  l'eût  peut-être 
tenté.  Mais  j'étais  aussi  attiré  par  l'éclat  et  la  magnificence 

(.1)  Bacon  domine  seul  le  siècle  qu'il  a  éclairé.  S. 


1  1 2  œUVRKS    POÉTIQUES    DE    SHELLEY 

de  son  qnnn  espiit  nourri  do  pensées  musicales  peut  pro- 
duire parle  juste  el  hainionieux  arrans^^enienl  des  repos  de 
celte  mesure.  On  pourra  cependant  trouver  quelques 
endroits  où  j"ai  compiètement  échoué  dans  celle  lentalive  ; 
un  entre  autres  que  je  prie  le  lecteur  de  considérer  comme 
un  erratum,  celui  où  j"ai  très  élourdiment  laissé  un  alexan- 
drin dans  le  milieu  dune  stance  (1). 

]\Iais  sous  ce  rapport  comme  sous  tous  les  autres  j'ai  écrit 
sans  crainte.  C'est  le  mallieur  de  ce  siècle  que  ses  écri- 
vains, trop  oublieux  de  l'immorlalilé,  sont  excessivement 
sensii)les  à  un  élojie  ou  à  un  blâme  passager...  Ils  écrivent 
avec  la  eiainle  des  Hevues  devant  les  yeux.  Ce  système  de 
criti(|ue  a  surgi  à  une  ('-pociue  d'interrègne  et  d'engourdis- 
sement où  la  poésie  n'existait  plus.  La  poésie  el  l'art  (|ui 
prétend  régler  el  limiter  ses  pouvoirs  ne  peuvent  subsister 
ensemble.  Longin  n'aurait  pas  pu  être  le  contemporain 
d'Homère,  ni  Boileau  celui  d'Horace.  Cependant  celle 
espèce  de  crili(|ne  n'a  jamais  eu  la  présomplion  de  donner 
ses  appréciations  comme  venant  de  son  propre  fonds  ;  elle 
a  lotijours,  dilVérenle  en  cela  de  la  vraie  science,  suivi  l't 
non  précédé  l'opinion  du  public,  cl  même  aujourd'hui  elle 
voudrait,  à  force  de  lâches  adulations,  amener  (|uelques- 
uns  de  nos  plus  grands  poêles  à  imposer  graluilemeut  des 
entraves  à  leur  propre  imaginali(»n,  et  à  devenir  les  com- 
plices inconscients  de  l'immolation  quotidienne  de  tout 
génie  moins  ambitieux  ou  moins  heureux  que  le  leur.  J'ai 
donc  essay»'-  d'é'crire  (comme  je  crois  (|u"é<rivaienl  Homèic, 
Shakespeare  el  .Mill<»n).  avec  un  enlier  dédain  de  la  censurt* 
anonyme.  Je  suis  certain  ([ne  la  calomnie  el  le  travestisse- 
ment des  pensées,  (|uel(|ue  compassion  qu'ils  puissent 
m'inspirer,  ne  peuvent  troubler  mon  repos.  Je  comprendrai 
le  silence  signilicalif  de  ces  habib'S  ennemis.  >•  (|iii  n'osenl 
pas  se  ris(|uer  à  parler.  »  J'essaierai  i\r  tirer,  du  milieu  des 
insiilles,  du  nx'-pris  et  des  mab'diclions,  les  conseils  (|ui 
peuvent  <oncoMrir  à  corriger  les  imperl'eclions  (|iie  de 
semblables   censeurs   aiiiiml    dcctHMci  Is   dans   ce   picmii  r 

(1)  Uossctli  sJKn.'ilc  trois  exemples  do  collo  nn'-nic  nrgligciirc  :  cli.  iv, 
si.  '27  ;  (h.  vMi,  st.  27  ;  rli.  ix.  st.  SU. 


LAON   ET   CYTIINA  113 

appel  sérieux  au  public.  Si  cerlaius  criliques  étaient  aussi 
clairvoyants  quils  sont  méchants, quels  bénéfices  ils  auraient 
à  s'abstenir  de  leurs  violentes  diatribes  !  En  tout  cas,  je 
crains  dèlre  assez  malicieux  pour  mamuser  de  leurs 
piètres  finesses  et  de  leurs  boiteuses  invectives.  Si  le  public 
juge  que  ma  composition  est  sans  mérite,  je  m'inclinerai 
devant  le  tribunal  dont  Milton  a  reçu  sa  couronne  d'immor- 
talité ;  et  je  m'appliquerai,  si  je  vis,  à  puiser  de  nouvelles 
forces  dans  cet  échec  même,  pour  m'exciter  à  une  nouvelle 
entreprise  poétique  qui  ne  soit  plus  sans  mérite.  Je  ne  sau- 
rais m'imaginer  que  Lucrèce,  quand  il  méditait  ce  poème 
dont  les  doctrines  sont  encore  la  base  de  notre  science  mé- 
taphysique, et  dont  l'éloquence  a  été  l'admiration  des 
hommes,  ait  écrit  sous  l'appréhension  de  la  censure  que 
quelques  sophistes  soudoyés  par  1  impure  et  superstitieuse 
noblesse  de  Rome  pourraient  infliger  à  ses  écrits.  Ce  fut  à 
celte  période  où  la  Grèce  était  réduite  en  servitude,  et  TAsie 
rendue  tributaire  par  une  République  qui  elle-même  mar- 
chait à  grands  pas  à  l'esclavage  et  à  la  ruine,  ce  fut  à  celte 
époque  ({ue  l'on  vit  une  multitude  de  captifs  syriens,  secta- 
teurs fanatiques  de  l'obscène  Astarolh,  et  les  indignes 
successeurs  de  Socrate  et  de  Zenon  trouver  une  subsistance 
précaire,  en  servant,  sous  le  nom  d'alfranchis,  les  vices  et 
les  vanités  des  grands. 

Ces  mallieureux  furent  habiles  à  {)laider,  avec  force  sopbis- 
mes  superficiels,  mais  plausibles,  en  laveur  de  ce  mépris  de 
la  vertu  qui  est  le  propre  des  esclaves,  et  de  la  foi  aux 
prodiges  (le  plus  fatal  écueil  pour  la  bienveillance  dans 
l'imagination  des  hommes),  de  cette  foi  qui,  née  dans  les 
communautés  d'esclaves  de  l'Orient,  commença  pour  la 
première  fois  à  entraîner  dans  son  courant  les  nations 
occidentales.  Et  la  désapprobation  d'une  telle  race  dhom- 
mes  aurait  pu  inspirer  au  sage  et  sublime  Lucrèce  une 
salutaire  terreur  !  Les  derniers  et  peut-être  les  plus  infimes 
de  ceux  ([ui  suivent  ses  traces  n'accepteraient  pas  de  vivre 
dans  de  telles  conditions. 

La  composition  de  ce  poème  ne  m'a  guère  coûté  que 
six  mois  de  travail.  Mais  j'ai  consacré  à   cette    tâche  une 


114  OEUVRES   POÉTIQUES  DE   SIIELLEY 

ardeur  et  iin  enthousiasme  sans  repos.  A  mesure  qu'il 
sortait  de  mes  mains,  mon  ouvrage  était  pour  moi  rol)jet 
dune  criti(jue  altenlive  et  ardenle.  J'aurais  voulu  ne  le 
lancer  dans  le  monde  qu'avec  cette  perfection  (|u"un  long 
travail  et  une  longue  revision,  dit-on,  peuvent  donner.  Mais 
j'ai  trouvé  que,  si  avec  cette  méthode  je  pouvais  gagner 
quelque  chose  en  exactitude,  je  m'exposais  à  faire  perdre  à 
mon  ouvrage  beaucoup  de  celle  fiaîcheur  el  de  cette  énergie 
d'images  et  de  langage,  telle  qu'elle  découlait  dun  premier 
jet  de  mon  esprit.  Mais,  si  la  pure  composition  n'a  pas 
occupé  plus  de  six  mois,  il  faut  dire  que  les  pensées  qui  y 
sont  réunies  ont  été  lentement  amassées  pendant  de 
nombreuses  années. 

J'aime  à  croire  que  le  lecteur  voudra  bien  distinguer 
soigneusement  les  opinions  qui  oflrenl  un  caractère  drama- 
tique en  rapport  avec  les  personnages  qu'ils  doivent  expli- 
quer de  celles  qui  me  sont  particulièrement  personnelles. 
Ainsi,  par  exemple,  j'attaque;  l'idée  erronée  et  dé'gradante 
que  les  hommes  se  sont  faite  de  IKti'e  suprême,  mais  non 
l'Être  suprême  lui-même.  La  croyance  que  quelques  per- 
sonnes superstitieuses  (jue  j'ai  mises  en  scène  enlrelicnnenl 
de  la  Divinité,  croyance  injurieuse  à  sa  bonté,  dilïère 
lotaleuieul  de  la  mienne.  Kn  appelant  aussi  un  grand  et 
radical  changement  dans  l'esprit  ({iii  anime  les  institutions 
sociales  de  l'humanité,  j'ai  évité  de  ttatlcr  ces  passions 
violentes  et  méchantes  de  notre  nature  qui  sont  toujours 
aux  aguets  pour  mêler  leur  alliage  impur  aux  plus  bien- 
faisantes iunovati(»ns.  Il  n'y  a  |)as  place  ici  pour  la  ven- 
geance, l'envie  ou  le  préjuge-.  Tarloul  1  amour  y  est  célébré 
comme  la  seule  loi  (|ui  doive  gouv«'riier  le  monde  moral. 

Dans  la  conduite  personnelle  de  mon  héros  et  de  mon 
héroïne,  il  y  a  une  circonstance  destinée  à  réveiller  le 
lecteur  de  l'extase  de  la  vie  ordinaire.  Je  me  suis  proposé 
de  briser  la  croûte  de  ces  (tpinions  usi'Cs  d'où  dt-peudent 
les  institutions  ('-tablies.  J'ai  donc  fait  appel  au  plus  univer- 
sel de  tous  les  sentiments,  el  j'ai  essayé  de  fortifier  le  sens 
moral  en  l'enipêchanl  de  consumer  ses  énergies  en  cher- 
chant à  ('viler  des  actions  (|ui  ne   sont  (|ne  des   crimes  de 


LAON   ET   CYTIINA  115 

convention.  C'est  parce  qu'il  y  a  trop  de  vices  artificiels 
qu'il  y  a  si  peu  de  réelles  vertus.  Les  sentiments  seuls  de 
bienveillance  ou  de  malveillance  conslitueni  l'essence  du 
bien  ou  du  mal.  La  circonstance  dont  je  parle,  toutefois, 
n'a  été  introduite  que  pour  accoutumer  les  hommes  à  cette 
charité  et  à  celte  tolérance  qui  doit  trouver  son  encoura- 
gement dans  l'exhibition  dune  pratique  (ont  à  fait  différente 
de  la  leur  (1).  Rien  en  vérité  ne  serait  plus  funeste  que  beau- 
coup d'actions,  innocentes  en  elles-mêmes,  qui  pourraient 
attirer  sur  les  individus  le  mépris  superstitieux  et  la  fureur 
de  la  multitude. 


(1)  Les  sentiments  caractéristiques  de  cette  circonstance  ou  ceux 
qui  s'y  ratlaclient  n'ont  aucun  rapport  personnel  à  l'auteur.  (ShoUey). 

Cette  circonstance  est  celle  du  lien  fraternel  tpii  unit  les  deux  héros 
du  poème,  les  deux  amants,  Laon  et  Cythna  ;  Shelley  dut,  bien  malgré 
lui,  faire  disparaître  dans  l'édition  définitive  toute  trace  de  cette  frater- 
nité ;  nous  traduisons  ici  l'édition  primitive,  telle  qu'elle  est  sortie  des 
mains  du  poète,  nous  contentant  d'indiquer  en  note  les  variantes  qui 
lui  furent  imposées  dans  la  nouvelle  édition  qui  a  pour  titre  :  la 
Révolte  de  l'Islam.  Voir  à  ce  sujet  notre  Étude  sur  Shelley,  qui  accom  ■ 
pagne  cette  traduction. 


DEDICACE 


MARY  ^YOLLSTONE CRAFT   SHELLEY 


(I  II  n'y  a  aucun  danger  pour  un  liomme  qui  sait  ce  que 
c'est  que  la  vie  et  la  mort  ;  il  n'y  a  aucune  lui  au-delà  de 
fa  science  ;  il  ne  lui  est  pas  pcimis  d'en  reconnaître  aucune 
autre,  u 


(Chapman.) 


I 

3Ia  tâche  de  Télé  est  aehcvée,  Mary,  et  je  reviens  à 
loi,  véritable  foyer  de  mon  cœur  ;  comme  vers  sa  reine 
quelque  chevalier  de  féerie  vainqueui',  rapportant  de 
brillantes  dépouilles  à  son  château  enchante''.  Et  lu  ne 
dédaignes  i)oint  qu'avant  que  ma  renommée  devienne 
un  astre  parmi  les  asli-cs  de  la  mortelle  nuit  (si  toute- 
fois elle  peut  percer  son  obscuiité  native),  je  veuille 
unir  ses  douteuses  jjromesses  à  ton  nom  aimé,  toi,  en- 
fant  de  l'amour  et  de   la  lumière. 

11 
Le  travail  qui  la  (h'rohé  tant  dheuies  est  achevé,  — 
le  fruit  en  est  à  tes  pieds.  Ou  ne  me  verra  |)as  jtluslonj?- 
teuqis  là  oîi  les  bois  marient  leurs  bi'anches  entrclacc'es 
poui'  Ibruier  un  berceau,  où  avec  un  bruit  semblable  à 
mille  douces  voix  les  chutes  d'eau  bondissent  à  travers 
de  sauvages  îU'S  vertes,  Connanl  à  niim  bateau  solitaire 
une  solitaire  retraite  d'arl)rcs  uioussus  et  d'herbes... 
Me  voici  près  de  toi,  où  mon  cœurna  cessé  d'être. 


LAON   ET   CYTHNA  117 

III 

Des  pensées  de  grandes  actions  furent  les  miennes, 
chère  amie,  quand  pour  lu  première  fois  passèrent  les 
nuages  qui  enveloppent  ce  monde  aux  yeux  de  la  jeu- 
nesse. Je  me  rappelle  fort  bien  Iheurc  où  se  dissipa  le 
sommeil  de  mon  esprit.  C'était  un  frais  matin  de  mai  ; 
je  me  promenais  sur  Iherbe  étincelante,  et  je  pleurais, 
je  ne  savais  pourquoi  ;  lorsqu'il  s'éleva  de  la  chambre 
d'école  voisine  des  voix  qui,  hélas  !  n'étaient  que  l'écho 
d'un  monde  de  douleurs,  l'àpre  et  discordante  mêlée  de 
tyrans  et  d'ennemis. 

IV 

Et  alors,  serrant  les  mains,  je  regardai  autour  de 
moi  ;  mais  il  n'y  avait  personne  à  mes  côtés  pour  se  mo- 
quer de  mes  yeux  ruisselants,  qui  versaient  leurs  gouttes 
bridantes  sur  la  terre  ensoleillée.  Aussi,  sans  honte, 
je  m'écriai  :  «  Je  veux  être  sage,  juste,  libre  et  doux, 
si  ce  pouvoir  est  en  moi;  car  je  suis  las  de  voir  l'égoïste 
et  le  fort  tyranniser  toujours  sans  reproche  et  sans  frein.» 
Alors  je  maîtrisai  mes  larmes,  mon  cœur  se  calma,  et  je 
fus  doux  et  hardi. 

V 
Et  depuis  cette  heure,  avec  une  pensée  ardente,  je 
me  mis  à  puiser  la  science  aux  mines  défendues  du  sa- 
voir; sans  me  soucier  de  rien  apprendre  de  ci^  que  sa- 
vaient ou  enseignaient  mes  tyrans,  de  ce  secret  trésor 
je  fis  une  solide  armure  pour  mon  âme,  avant  qu'elle  pût 
marcher  en  guerre  au  milieu  des  hommes.  Ainsi  force  et 
espérance  s'atl'ermirent  de  plus  en  plus  en  moi,  jusqu'au 
jour  oîi  surgit  dans  mon  âme  le  sentiment  de  ma  solitude, 
une  soif  qui  me  fit  languir. 

7* 


118  OEUVRES   POÉTIQUES   DE    SHELLEY 

VI 

Hélas!  cet  amour  serait-il  un  fléau  et  un  piège  pour 
ceux  qui  chercheraient  toutes  les  sympathies  en  une 
seule?  —  Je  la  cherchai  aulrefois  en  vain  !  Alors  un  som- 
bre désespoir,  lombre  d'une  nuit  sans  étoiles,  se  répandit 
sur  le  monde  où  je  nie  numvais  seul...  Pas  un  être  qui 
pour  moine  fût  trompeur;  partout  cœurs  durs  et  froids, 
semblables  à  des  monceaux  de  pierre,  de  giace  qui  écra- 
saient et  desséchaient  le  mien,..,  mon  cœur  ne  pouvait 
être  qu'une  motte  de  terre  inanimée,  jusqu'à  ce  qu'il  fut 
ranimé  par  toi  ! 

VII 

Amie,  dont  la  présence  sur  mon  cœur  flétri  par  l'hi- 
ver est  tombée  connue  un  lesplendissant  piiutemps  sur 
une  plaine  sans  heibe,  (pie  lu  étais  belle  et  calme  et 
libre  dans  ta  jeune  sagesse,  (piand  tu  brisais  et  faisais 
voler  en  éclats  la  morl(dle  chaîne  de  la  Coutiune ,  et  que 
tu  marchais  aussi  libre  que  légère  au  milieu  des 
nuages,  (pie  phis  d'un  esclave  envieux  exhalait  en  vain 
du  fond  de  son  obscure  prison  ;  et  mon  Ame  s'(''lan(;a, 
pour  te  rencontrer,  du  sein  des  douleurs  qui  l'avaient 
si  longtemps  retenue  captive  ! 

VllI 

Dès  lors  je  ne  voyageai  plus  seul  à  travers  le  d(''sert 
du  monde,  où  cependanl  j'ai  foulé  des  sites  d'une  sublime 
conception  ;  je  ne  visitai  plus  sans  compagnon  les  lieux 
où  la  solitude  est  coinme  If  (h'scspoir.  (Test  l'austèi-e 
satisfaction  de  la  sagesse,  (piand  la  Paiivrctc' peut  flétrir 
de  son  atteinte  le  juste  et  le  bon,  (|nand  rinl'amie  ose 
se  moquer  de  linnocent  .  et  ipie  des  amis  cIktIs  se 
mettentdii  e(')t(''  de  la  mnltitiide  jionr  le  loiilef  an\  jtieds 


LAON  ET   CYTHNA  119 

Ce  fut  notre   sort ,    et   nous  tînmes  bon ,   sans   être 
ébranlés. 

IX 

Maintenant  est  descendue  une  heure  plus  sereine,  et, 
avec  la  fortune  inconstante,  les  amis  reviennent  ;  quoique 
celui  qui  souffre  laisse  dire  à  la  science  et  à  la  force  : 
«  Ne  paie  pas  le  mépris  par  le  mépris  »...  Et  de  ton  flanc 
deux  charmants  enfants  sont  nés,  pour  remplir  notre 
home  de  sourires,  et  ainsi  nous  marchons,  les  plus  for- 
tunées des  créatures,  sous  le  matin  rayonnant  de  la  vie; 
et  ces  délices,  et  toi-même,  telle  est  la  source  de  ce 
Chant  que  je  te  consacre. 

X 

Mes  doigts  inexpérimentés  ne  vont-ils  aujourd'hui 
qu'essayer  le  prélude  d'accords  plus  élevés  ?  Ou  bien  la 
lyre  où  mon  esprit  repose  doit-elle  bientôt  s'arrêter 
silencieuse,  pour  ne  plus  résonner  jamais,  quoiqu'elle 
puisse  ébranler  le  règne  anarchique  de  la  Coutume  et 
charmer  les  esprits  des  hommes  aux  accords  mêmes  de 
la  Vérité,  plus  sainte  que  la  lyre  d'Amphion  lui-même?... 
Je  voudrais  bien  répondre  par  des  paroles  d'espérance. 
—  Mais  je  suis  usé,  consumé,  et  la  Mort  et  l'Amour  se 
disputent  leur  proie  ! 

XI 

Et  toi,  qu'es-tu?  Je  le  sais,  mais  je  n'ose  le  dire;  le 
temps  peut  le  révéler  à  ses  années  silencieuses.  Ce- 
pendant dans  la  pâleur  de  ta  joue  pleine  de  pensée, 
dans  la  lumière  où  ton  large  front  se  consume ,  dans 
tes  si  doux  sourires,  dans  tes  pleurs,  dans  ton  gracieux 
langage,    j'entends    murmurer     une     prophétie,    qui 


120  œUVUES   POÉTIQUES   DE    SHELLEY 

triomphe  de  mes  craintes  les  plus  folles  ;  et  à  travers 
tes  yeux,  dans  les  profondeurs  de  ton  âme,  je  vois  brûler 
intérieurement  une  lampe  de  vestale. 

XII 

On  dit  que  tu  fus  digne  d'amour  dès  ta  naissance,  de 
parents  glorieux  ambitieuse  enfant  (l).  Je  ne  men  étonne 
pas.  —  Elle  a  quitté  cette  terre,  celle  dont  la  vie  fut 
comme  une  douce  planète  qui  se  couche,  et  qui  te 
revêtit  du  pur  rayonnement  de  sa  gloire  mourante; 
sa  renommée  brille  toujours  sur  toi,  à  travers  les  noires 
cl  sauvages  tempêtes,  qui  viennent  débranler  ces  der- 
niers jours  ;  et  lu  peux  réclamer  de  ton  père  l'abri 
d'un  nom  immortel  (2). 

XIII 

Une  voix  s'est  fait  entendre  venant  de  maint  esprit 
puissant,  une  voix  qui  était  l'écho  de  li'ois  mille  ans; 
et  le  monde  tumultueux  en  lenlendant  resta  muet, 
comme  un  homme  solitaire  q\i\  dans  un  désert  entend 
la  musique  de  sa  patrie;  —  des  terreurs  inaccoutumées 
toml)èrent  sur  les  pâles  ()|)|H'esseurs  de  notre  race,  et 
Foi,  et  Coutume,  et  les  bas  cl  vils  soucis,  comme  des 
dragons  frappés  du  tonnerre,  abandonnèrent  pour  un 
temps  le  cœur  humain  déchiré,  leur  pâture  cl  leur 
domicile. 


(1)  Lu  iik'tc  Uo  Mary  Sliclli'v  (•tail  rctio  faiuriiso  Man  WOlls- 
toncfiaft.  (|iii  prit  si  ihalfureiiscMiicnl  vn  main  la  cau>t'  tie 
réiiiancipalion  des  ffiiimcs:  cllr'  avail  l'pmisc  W.  Godwin,  ol 
(■'tail  morte  en  donnant  le  jonr  à  cette  Marv.  (pii  devait  di'venir 
la  l'ennne  hien-ainiée  de  Slielley.  Voir  notre  /:li(ilr  snr  Slielle\  . 

(2i  Wijliiuii  Ciodwin.  l'auteur  céléltre  de  la  Jii.ifirc pulilii/id-. 


LAON   ET    C Y TUNA  121 

XIV 

L'immortelle  voix  de  la  Vérité  s'arrête  parmi  les 
hommes!...  Quand  il  ne  devrait  y  avoir  aucune  réponse 
à  mon  cri,  quand  même  les  hommes  devraient  se  lever 
et  fouler  aux  pieds,  avec  une  aveugle  furie,  le  pur  nom 
de  celui  qui  les  aime,  —  toi  et  moi,  douce  amie,  nous 
pouvons  briller  dans  notre  sérénité,  comme  des  lam- 
pes dans  la  nuit  orageuse  du  monde,  —  deux  tran- 
quilles étoiles,  au  miUeu  des  nuages  qui  en  passant  les 
ravissent  à  la  vue  du  marin  sombrant ,  deux  étoiles 
rayonnant  d'année  en  année  d'une  inextinguible  lu- 
mière. 


CHANT  PREMIER 


I 

Quand  la  dornière  espérance  de  la  France  écrasée 
fut  tombée  coinme  un  court  rêve  de  passagère  gloire, 
fuyant  les  visions  de  désespoir,  je  nie  levai,  et  escaladai 
le  sommet  d'un  promontoire  aérien,  donl  la  base  eaver- 
neuse  blanchissait  sous  la  houle  agitée  ;  et  je  vis  l'aube 
d'or  jaillir  et  réveiller  chaque  nuage  et  chaque  vague  ; 
—  mais  le  calme  ne  dura  qu'un  instant  :  car  tout  à 
coup  la  terre  fut  secouée,  comme  si  sa  masse  était  sur- 
prise par  le  dernier  cataclysme. 

II 

Comme  je  me  tenais  debout,  un  coup  de  tonnerre 
retentissant  éclata  en  grondements  lointains  le  long  de 
l'abîme  sans  vagues  ;  et  se  réunissant  lapides  dans 
toutes  les  directions,  de  longues  trainees  de  brumes 
tremblotantes  se  mirent  à  ramper,  jusqu'au  moment  où 
leurs  lignes  s'emmêlant  plongèrent  le  soleil  levant  dans 
lombre;  —  on  n'entendait  j)as  un  son  ;  un  horiilile  repos 
régnait  sur  les  forêts  et  les  flots,  et,  tout  à  rentour,dt  s 
ténèbres  plus  terribles  (pie  la  nuit  se  répandaient  sur 
la  terre. 


LAON    EY    CYTHNA  123 

III 

Ecoutez  !  C'est  le  sifflement  d'un  vent  qui  balaie  la 
terre  et  l'Océan  !  Voyez  !  les  éclairs  entrouvrent  le  ciel 
d'où  tombe  un  déluge  d'eau  et  de  feu,  pendant  qu'au- 
dessous  les  abîmes  fouettés  étincellent  et  bouillonnent! 
La  tempête  continue  de  faire  rage  :  impétueux  torrent, 
trombes  et  vagues  bouleversées,  éclair  et  grêle,  et  ténè- 
bres tourbillonnantes  !  —  11  se  fait  une  pause.  —  Les 
oiseaux  de  mer,  qui  s'étaient  retirés  dans  leurs  cavernes 
pour  crier,  sortent  pour  voir  quel  calme  est  tombé  sur 
la  terre,  quelle  lumière  brille  dans  le  ciel  ! 

IV 

Car,  à  l'endroit  où  l'irrésistible  ouragan  a  déchiré 
ces  ténèbres  pleines  d'épouvante,  on  voyait  un  coin 
de  ciel  bleu,  découpé  d'une  multitude  de  beaux  nuages 
très  délicatement  entrelacés  ;  et  le  vert  Océan,  sous 
cette  ouverture  de  bleu  pur,  frémissait  comme  une 
émeraude  enflammée.  Partout  en  bas  le  calme  était 
répandu  ;  mais  bien  loin  en  haut,  entre  la  terre  et  l'air 
supérieur,  les  vastes  nuages  fuyaient,  innombrables  et 
rapides  comme  les  feuilles  dispersées  par  une  tempête 
d'automne. 

V 

Et  toujours,  à  mesure  que  la  lutte  devenait  plus 
furieuse  entre  les  tourbillons  et  les  nuages  d'en  haut 
qui  fuyaient,  l'ouverture  devenait  de  plus  en  plus 
sereine  ;  la  lumière  bleue  perçait  la  trame  de  ces  nua- 
ges blancs,  qui  semblaient  couchés  au  loin,  profonds  et 
immobiles  ;  pendant  qu'à  travers  le  ciel  le  pâle  demi- 
cercle  de   la  lune    passait  dans    sa  lente  et  mobile 


124  OEUVRES    POÉTIQIES   DE    SHELLEY 

majesté  ;  sa  corne  supéi'ieure  était  encore  revctuc  de 
brouillards,  qui  bientôt  mais  lentement  s'enfuirent, 
comme  la  rosée  sous  les  rayons  de  midi. 

VI 

Je  ne  pouvais  m'empècher  de  regarder;  il  y  avait  une 
fascination  dans  celte  lune,  dans  ce  ciel  et  ces  nuages, 
qui  entraînait  mon  imagination,  et,  dans  lallente  de 
quehjue  chose  que  je  ne  connaissais  pas,  je  restais 
immobile.  La  blancbeur  de  la  lune,  au  milieu  du  ciel  si 
bleu,  tout  à  coup  apparut  souillée  dond^'c  ;  une  tache, 
un  nuage,  une  forme  grossissail  en  s'ai)prochant,  comme 
un  grand  navire  dans  la  sphère  du  soleil  couchant  qu'on 
aperçoit  de  loin  sur  la  mer,  et  fut  bientôt  tout  près. 

VII 
Comme  une  barque,  qui  au  sortir  d'un  gouffre  de 
montagnes  sombres,  vastes  el  surplombantes,  s'avance 
sur  une  rivière  réunissant  là  toute  la  force  de  ses 
sources,  el  frémit  sous  la  lapidité  de  sa  course  à 
laquelle  contribuent  voiles,  lames  et  courant;  ainsi,  de 
cet  abîme  de  lumière,  une  foiiue  ailée,  portée  sur  tous 
les  vents  du  ciel,  lloltait,  approchant  toujours,  et  se  dila- 
tant à  mesure  quelle  avançai!  ;  l'ouragan  la  poursuivait 
de  ses  coups  de  vent  fuiieux,  de  ses  éclairs  rapides 
et  brûlants. 

Mil 

Une  course  précipitée;,  dune  rapidité  veitigincuse, 
suspendant  la  pensée  et  la  res|)iiali(»n  !  l'n  monstrueux 
spectacle  !...  Je  vis  dans  l'air  un  Aigle  el  un  Srrpent 
combattant  enlacés...  Dans  ce  monieni,  relâchant  son 
vol   imp('tueux  devant  le   roc   aérien  où   je  me   tenais 


LAON    ET    CYTHNA  125 

(U'boiit,  lAigle,  plananl,  tournoya  à  gauche  et  à  droite 
et,  ses  ailes  étendues,  resta  suspendu  sur  les  eaux, 
faisant  tressaillir  de  ses  cris  la  vaste  solitude  de  l'air. 

IX 

Un  trait  de  lumière  descendit  sur  ses  ailes,  et  cha- 
cune de  ses  plumes  d'or  étincela  —  plmne  et  écaille 
inextricablement  confondues.  Les  raille  nuances  de  la 
cuirasse  du  Serpent  biillaient  à  travers  les  plumes  ;  ses 
anneaux  se  tordaient  en  mille  replis  gonllés  et  noueux; 
son  cou  élevé,  mince  et  souple,  rejeté  en  arrière,  sup- 
portait sa  tète  crètée,  qui  prudemmi'ut  s'agitait  et  lan- 
çait des  coups  d'œil  furtifs  sous  le  regard  fixe  de 
lAigle. 

X 

Tournant  dans  des  cercles  sans  fin  et  faisant  retentir 
l'air  du  bruit  de  ses  ailes  et  de  ses  cris,  lAigle  volait 
toujours,  tantôt  dérobant  dans  les  hauteurs  ses  circuits 
presque  invisibles,  tantôt,  comme  s'il  tombait,  glissant 
dans  lair  :  ses  cris  étaient  de  plus  en  plus  déchirants, 
et  rejetant  en  arrière  sa  tète  ardente,  du  bec  et  des 
serres  il  harcelait  sans  relâche  le  Serpent  entrelacé,  qui 
cherchait  toujours  à  faire  une  blessure  mortelle  au 
cœur  de  son  ennemi. 

XI 

Quelle  vie,  quelle  puissance,  quelle  ardeur,  éclatait 
dans  la  sphère  de  cet  effroyable  combat  !  Du  choc  de 
ces  prodigieux  ennemis,  une  vapeur  se  forma  ei  resta 
suspendue  dans  l'air,  comme  sur  les  flots  lembrun  de 
la  mer  ;  bien  loin  dans  le  ^^de,  flottaient  les  plumes 
dispersées  ;  les   brillantes  écailles  jaillissaient  sous  les 


126  œUVRES   POÉTIQUES   DE   SHELLEY 

atteintes  des  serres  de  l'Aigle,  comme  des  étincelles 
dans  les  ténèbres  ;  sur  leurs  traces  le  sang  tache  l'écume 
de  neige  du  tumultueux  abîme. 

XII 

Les  chances  se  succèdent  avec  rapidité  dans  ce  com- 
bat; nombreuses  alternaîives  de  victoires  et  de  défaites, 
une  noire  et  sauvage  mêlée  !  Quelquefois  le  Serpent 
parvient  à  étreindre  le  cou  de  son  ennemi  dans  les  rigi- 
des anneaux  de  sa  corde  de  diamant,  jusqu'à  ce  que 
lAigle,  adaibli  par  la  souffrance  et  la  fatigue,  relâche 
son  vol  puissant  et  flotte  languissamment  près  de  la 
mei",  désespérant  de  venir  à  bout  de  son  adversaire,  qui 
alors  lève  sa  croie  rouge  et  enflammée,  rayonnant  de 
sa  victoire. 

XIII 
Alors  sur  le  bord  blanchissant  de  la  vague  entr 'ou- 
verte, où  ils  sont  tombés  ensemble,  le  Serpent  voudrait 
relâcher  son  étreinte  étoufl'ante,  et  fouetter  le  vent  de 
ses  sauvages  anneaux  ;  et  pour  briser  la  chaîne  de  son 
tourment,  le  vaste  oiseau  voudrait  secouer  la  force  de 
ses  invincibles  ailes,  et,  par  un  eilbrt  désespéré  de  son 
cou  musculeux,  ronqire  d'un  choc  soudain  les  anneaux 
qui  l'enchaînent,  puis  prendre  son  essor  avec  la  rapi- 
dité de  la  fumée  qui  s'échappe  d'un  volcan. 

XIV 

La  ruse  d(''jouail  la  ruse,  et  la  force  n'sistait  à  la  force, 
dans  un  long,  mais  indécis  combat.  Knfm  cette  lutte 
prodigieuse  trouva  son  terme.  F'.lle  dura  jusqu'à  ce  que 
la  lampe  du  jour  fût  tout  à  fait  ('teinte  :  aloi's,  épuise', 
raidi,  déchiré,  ce  puissant  Serjx'nt   resta  suspendu  sur 


LAON    ET    CYTHNA  127 

l'abîmo,  puis  onfin  tomba  duns  la  mer,  tandis  qu'au- 
dessus  du  continent,  avec  un  bruit  d'aile  et  un  cri, 
l'Aigle  passait,  porté  lourdement  sur  le  vent  épuisé. 

XV 

Cependant  la  tempête  s'était  enfuie  ;  l'Océan,  la  terre 
et  le  ciel  brillaient  de  nouveau  à  travers  l'atmosphère. 
Seulement,  c'était  un  spectacle  étrange  de  voir  les 
vagues  rouges  s'agiter,  comme  des  montagnes,  sur 
la  sphère  du  soleil  couchant  qui  s'enfonçait,  et  d'en- 
tendre leur  furieux  rugissement  au  milieu  du  calme.  Je 
descendis  de  ce  lieu  escarpé  au  rivage  de  la  mer.  —  Le 
soir  était  clair  et  splendide,  et  là  je  trouvai  la  mer  calme 
comme  un  enfant  au  berceau  plongé  dans  un  sommeil 
sans  rêve. 

XYI 

Il  y  avait  là  une  femme,  belle  comme  le  matin,  assise 
au  pied  des  rochers  sur  le  sable  de  la  mer  désolée  — 
belle  comme  une  fleur  qui  pare  un  désert  de  glace. 
Ses  délicates  mains  étaient  croisées  sur  son  sein,  et  le 
lien  qui  retenait  sa  noire  chevelure  était  tombé,  et  elle 
était  ainsi  assise,  regardant  les  vagues.  Sur  la  plage  nue 
à  la  limite  de  la  mer,  une  petite  embarcation  attendait, 
belle  comme  elle,  semblable  à  l'Amour  abandonné  par 
l'Espérance  et  désolé. 

XYII 

Il  semblait  que  cette  belle  forme  avait  suivi  les  péri- 
péties de  cet  inimaginable  combat,  et  que  maintenant 
ces  tendres  yeux  étaient  fatigués  du  soleil,  dont  la 
lumière  éclairait  brutalement  sa  douleur;  car  on  voyait 
son    éclat  suspendu  dans  les  larmes  qui  ne  cessaient 


128  OEUVRES   POÉTIQUES   DE    SIIELLEV 

de  couler  sileneieusenient.  Guellant  les  lestons  d'écume 
tissc's  par  hi  mai'ée  ailaiblic  sur  le  sal)le  i)ailleté,  elle 
gémissait  pi'otbiidément,  et  à  chaque  gémissement 
portait  son  regard  sur  la  mer. 

XVIII 

Et,  quand  elle  vit  le  Serpent  blessé  i»longer  dans  les 
vagues,  ses  lèvres  pâlirent,  sCntrouviirent  et  trem- 
blèrent ;  les  larmes  cessènmt  de  coulei'  de  ses  yeux  im- 
perturbables ;  aucun  accent  de  plainic;  m;  lui  échappa 
plus  ;  mais  elle  se  leva  et,  laissant  flotter  au  gré  de  la 
brise  sa  bi'illante  robe  d'étoiles  et  sa  chevelure  ombreuse, 
elle  fit  entendre  sa  voix;  les  cavernes  de  la  vallée  qui 
s'ouvraient  sur  roc<''an  la  leçurent,  et  elle  remplit  de 
ses  sons  d'argent  les  profondeurs  de  l'air. 

XIX 

EUe  parlait  dans  un  langage  dont  létrangc  mélodie 
n'appartienl  pas  à  la  terre.  Jenlendais  seul  —  et  cette 
solitude  rendait  sa  musicjue  plus  mélodieuse  encore 
—  la  pitié  et  l'amour  de  chacune  de  ses  modulations  ; 
mais  ces  doux  accents  étaient  connus  du  Ser|)ent,  leur 
langue  naliveà  tous  deux;  il  ne  battait  |)lus  languissam- 
menl  lenihrnii  blanchissanl.niais,  s('nr(»nlaiil  à  travel's 
les  vei'tes  ombi'cs  d<>s  vagues  (iiii  ballcnl  leiivage,il 
vint  sarréter  à  ses  pieds  de  neig(;. 

XX 

Alors  la  Cemme  s'assit  de  nouveau  sur  le  sable,  elle 
pleura  et  serra  convulsivement  ses  mains,  tout  en  repre- 
nant rinint(dligil)le  acceul  de  sa  voix  ini-lodieuse  et 
son  air  éloquent  ;  et  elh'  découvrit  son  sein .  et  les 
ombres  vertes  et  lumineuses  de  la  mer  jouèrent    dans 


LAOX    ET   CYTIIXV  129 

res  profondeurs  marmoréennes  —  un  seul  instant  aper- 
çues ;  car  l'instant  d'après  le  Serpent  obéit  à  sa  voix, 
et,  doucement  replié,  se  reposa  dans  son  embrassement. 

XXI 

Alors  elle  se  leva  et  me  sourit  avec  des  yeux  sereins, 
quoique  tristes,  semblable  aune  belle  planète,  qui, 
pendant  que  la  lumière  du  jour  s'attarde  encore  dans 
les  cieux,  fend  l'air  rouge  sombre  de  ses  perçants 
rayons  ;  puis  elle  dit  :  «  11  est  sage  de  s'affliger  ;  mais 
vain  et  faible  était  le  désespoir  qui  du  sein  du  som- 
meil ta  condiut  ici.  Tu  apprendras  cela,  et  bien  plus 
encore,  si  tu  oses  nous  accompagner  moi  et  ce  Serpent 
sur  Tabime...  un  étrange  et  divin  voyage.   » 

XXII 

Sa  voix  avait  l'accent  si  étrange  et  si  triste,et  cependant 
si  doux,  de  quebpie  voix  aimée  qu'on  n'a  pas  entendue 
depuis  longtemps.  Je  pleurai.  «  Cette  femme  si  belle 
aller  toute  seule  sur  la  mer  avec  ce  terrible  Ser- 
pent !  Sa  tète  repose  sur  son  cœur,  et  qui  peut  savoir 
le  peu  de  temps  qu'il  liu  faut  pour  dévorer  sa  ftiible 
proie?  »  —  Telles  étaient  mes  pensées  ,  quand  la  marée 
commença  à  monter  ;  et  cet  étrange  bateau,  comme 
l'ombre  de  la  lune,  glissa  sur  les  flots,  au  milieu  des 
étoiles  réflécliies  par  les  eaux. 

XXIII 

Un  bateau  d'un  rare  dessin,  qui  n'avait  d'autre  voile 
que  sa  propre  proue  recourbée  de  mince  pierre  de  lune, 
travaillée  connue  un  tissu  d'une  trame  fine  et  légère, 
pourempiisonner  ces  aimables  brises  qu'on  n'entend  pas 
souiller,  et  (}ui  se  devinent  seulement  à  la  vitesse  sou- 


130  ŒUVRES   POÉTIQUES   DE   SHELLEY 

tenue  avec  laquelle  le  bateau  fend  la  mer  étincelante.  — 
Maintenant,  nous  voilà  embarqués;...  les  montagnes 
pendent  et  sourcillent  sur  labime  étoile  qui  luit  dans 
les  profondeurs  d'une  vaste  et  sombre  étendue,  pendant 
que  nous  voguons  sur  les  flots. 

XXIV 

Et,  comme  nous  voguions,  cette  femme  raconta  une 
étrange  et  terribUî  bistoire,  semblable  à  un  de  ces 
songes  mystérieux,  qui  rendent  la  joue  du  dormeur  pâle 
de  stupeur.  —  11  étailminuit  et,  tout  autour  de  nous,  un 
couiant  sans  livages,  un  inunense  océan  roulait,  quand 
ce  tbème  solennel  encbàssé  dans  son  cœur  trouva  son 
expression,  et  elle  fixa  son  regard  sur  le  mien  ;  ces 
yeux  dardèrent  dans  mon  esprit  un  rayon  perçant  de 
divin  amour  et,  avant  même  (pie  ses  lèvres  se  fussent 
ouvertes,  rendirent  lair  eloqiu-nt. 

XXV 

«  Ne  me  parle  pas,  mais  écoule;  !  11  y  a  beaiu'oiip  de 
Glioses  que  tu  a])i)]endras,  beaucoiq*  de  cboses  qui 
doivent  rester  inaccessibles  à  la  pensée,  et  encore  plus 
à  la  parole,  dans  1  urne  à  jamais  llollanl(;  de  lobscur 
avenir.  —  Sache  donc  que  dans  la  profondeur  des  vieux 
âges,  deux  Pouvoirs  établirent  leur  empire  sur  leschoses 
mortelles,  se  partageant  le  gouvernement  du  monde, 
immortels,  présents  partout,  liiireienls  l'un  de  lautre, 
mais  Génies  jumeaux,  également  Dieux.  —  Quand  la  vie 
et  la  i)ensée  nacpiirent,  ils  surgirent  de  la  matrice  du 
néant  sans  essence. 

XXVi 

«  Le  premier  hubilant  de  ce  monde,  seul,  se  tenait 


LAON    ET    CYTllX.V  131 

debout  sur  le  bord  du  chaos.  Voilà  qu'au  loin  sur lim- 
nicnsc  et  sauvage  abiuie brillèrent  deux  météores  jaillis- 
sant de  la  profondeur  de  sa  tempétueuse  mêlée  :  une 
Comète  rouge-sang  et  lEtoile  du  Matin,  mêlant  leurs 
rayons  pour  le  combat.  Comme  il  se  tenait  debout, 
toutes  ses  pensées  dans  son  esprit  guerroyèrent  l'une 
contre  l'autre  dans  une  etïroyable  sympathie  ;  —  quand 
sur  les  flots  tomba  cette  belle  Etoile,  il  se  retourna  et 
versa  le  sang  de  son  frère. 

XXVII 

î  Ainsi  le  Mal  triompha  et  l'Esprit  du  Mal,  un  Pouvoir 
aux  mille  formes  que  personne  ne  peut  connaître,  une 
Forme  aux  mille  noms  ;  le  Démon  s'ébattit  dans  la  vic- 
toire, régnant  sur  un  monde  de  douleurs  ;  la  nouvelle 
race  de  Ihomme  s'agita  en  tous  sens,  afl'amée  et  sans 
abri,  détestée  et  détestant,  sauvage,  et  haïssant  le  bien; 
car  son  immortel  ennemi  avait  changé  sa  forme  d'étoile, 
belle  et  douce,  en  la  forme  d'un  horrible  Serpent,  irré- 
conciliable avec  Ihomme  et  la  bête. 

XXVIII 
«  Les  ténèbres  qui  s'étendirent  sur  l'aurore  des  choses 
furent  le  souffle  et  la  vie  du  Mal  ;  il  y  puisa  des  forces 
pour  planer  bien  haut  avec  ses  ailes  qui  obscurcissent 
tout  de  leur  ombre  ;  le  grand  Esprit  du  Bien  fut  réduit 
à  lamper  au  milieu  de  l'espèce  humaine,  et  toute  langue 
le  maudit  et  le  blasphéma  quand  il  passait  ;  car  per- 
sonne ne  distingua  le  bien  du  mal,  quoique  leurs  noms 
fussent  suspendus  en  dérision  au  front  du  temple,  où 
sous  le  nom  de  Roi,  Seigneur  et  Dieu,  le  Démon  con- 
quérant régna  sur  les  gémissements  de  ses  nombreuses 
victimes. 


132         (Ma  VUES  POÉTIQUES  DE  SUELLEY 

XXIX 

K  Le  Démon,  dont  le  nom  fui  légion  :  Mort,  Ruine, 
Trcmblcmenls  de  lorro,  Fléau,  Détresse,  et  la  pâle  Folie, 
et  les  Maladies  ailées  et  blêmes,  une  armée  aussi  nom- 
breuse que  les  feuilles  que  dispei'se  le  vent  dautomne; 
Poison,  un  serpent  dans  les  fleurs,  cachant  sa  tête  homi- 
cide sous  le  voile  des  aliments  et  de  la  joie  ;  et  le 
reste,  sans  quoi  tous  ces  maux  seraient  impuissants: 
(j'ainlc.  Haine,  Foi  et  Tyrannie,  ('tendant  les  subtils 
illets  où  se  prennent  les  vivants  et  les  morts. 

XXX 

«  Son  Esprit  est  leur  pouvoir,  et  eux,  ses  esclaves, 
habitent  l'air,  la  lumière,  la  i)ens('e,  le  langage;  ils 
tiennent  leur  cour,  du  palais  juscpi  au  tombeau,  dans 
toutes  l(^s  réunions  d'honnnes  :  invisibles,  excepté  quand, 
dans  un  miioir  d'ébc'ne,  le  farouche  Cauchemar  leur 
ordonner  d  apparaître,  pour  un  tyran  ou  un  imposteur, 
foiines  de  d(''mons  noii'cs  et.  ailées,  que,  du  fond  de 
IcMifei-,  son  l'oyaunie  et  son  st'jour  sous  des  cienx  inlé-- 
ricurs ,  il  déchaîne  pour  leui's  sombres  et  funestes 
besognes. 

XXXI 

'<  Pendant  la  jeunesse  du  monde  son  empire  fut  aussi 
ferme  (|ue  ses  fondements.  Dienl(U  lEspril  du  Pien, 
(pi(ti(|ue  sous  l'appai'ence  dun  abject  ver,  surgit  des 
vagues  de  linforme  débordement  (pii  linil  jiar  se  reti- 
rer et  s'enfuir,  et  recommença  l'incertaine  guerre  avec 
ce  D(''m()U  de  sang.  Les  lr(Hies  alors  pour  la  |)remièrc 
fois  furent  (''lti'aid(''s  ;  linnncnse  nudlilude  liumaine,  fou- 
lée aux  pieds,  connnen(;a  à  jeter  un  regard  d'espérance 


LAÔN    ET    CYTIIXV  133 

sur  sa  propre  force;  et  Ui  Crainte,  ce  pâle  démon,  aban- 
donna son  sanctuaire  ensanglanté. 

XXXII 

■<  Alors  la  Grèce  apparut  !  Les  Génies  aux  ailes  d'or 
visitèrent  en  songe  ses  poètes  et  ses  sages,  endormis 
au  sein  de  la  nuil  des  âges  ;  ils  trempèrent  leurs  cœurs 
dans  les  divines  flammes  allumées  par  ton  souffle,  ô  toi. 
Pouvoir,  le  plus  sacré  des  noms  !  Et  souvent,  dans  les 
âges  qui  suivirent,  quand  les  ténèbres  donnaient  de 
nouvelles  forces  à  ton  ennemi,  leur  gloire,  comme  un 
soleil,  rayonna  sur  le  champ  de  bataill(\  —  une  lumière 
de  salut,  connue  un  paradis  qui  se  déroule  au-delà  des 
ombres  du  tombeau. 

XXXIII 

«  Tel  est  ce  conflit  !  Quand  Ihumanité  engage  avec 
ses  oppresseurs  une  mêlée  de  sang;  ou  quand  des  pen- 
sées libres,  comme  des  éclairs,  deviennent  vivantes,  et 
que,  dans  chaque  poitrine  de  la  Ibule,  la  justice  et  la 
vérité  déclarent  une  guerre  silencieuse  à  la  couvée  sans 
cesse  renaissante  de  la  coutume  ;  quand  les  prêtres  et 
les  rois  déguisent  en  sourires  ou  en  colères  leur  féroce 
inquiétude  ;  quand  autour  des  cœurs  purs  se  rassemble 
une  armée  d'espérances  ;  quand  le  serpent  et  l'aigle  se 
rencontrent...  alors  les  fondements  du  monde  tremblent! 

XXXIV 

ï  Tu  as  vu  ce  combat  !  —  Quand  tu  retourneras  à 
ton  loyer,  ne  l'inonde  pas  de  pleurs  ;  quoiqu'on  puisse 
le  dire  que  la  terre  est  devenue  maintenant  la  curée 
du  tyran,  qu'il  veut  la  partager  à  ses  complices, 
comme  la  vile  récompense  de  leur  vie  déshonorée.  — 

8 


134  œUVRES    POÉUQUES   DE    SHELLEY 

Le  Démon  victorieux,  le  tout-puissant  de  jadis,  aujour- 
d'hui faiblit,  et  craint  que  son  triomphe  si  chèrement 
acheté  ne  soit  bientôt  le  signal  assuré  de  sa  fin  qui 
approche. 

XXXV 

«  Ecoute,  ô  étranger,  écoute  !  IMa  forme  est  une  forme 
humaine,  semblable  à  celle  que  tu  portes.  Touche-moi 
sans  crainte  !  xMa  main  que  tu  sens  n'est  pas  celle  d'un 
fantôme,  mais  elle  est  chaude  de  sang  humain.  —  Bien 
des  années  se  sont  écoulées  depuis  le  jour  où  pour  la  pre- 
mière fois  mon  âme  altér('c  aspira  à  connaître  les  secrets 
de  ce  monde  prodigic^ix,  quand  mon  cœur  fut  profon- 
dément i)énétré  de  sympathie  pour  des  malheurs  qui  ne 
pouvaient  être  les  miens,  et  que  ma  pensée,  en  l'ève, 
veilla  mystérieusement  sur  le  sommeil  d'un  enfant. 

XXXVI 

«  Les  douleurs  humaines  ne  pouvaient  être  les  mien- 
nes, depuis  le  jour  oii  habitant  bien  loin  des  homuu's, 
libre  et  heureuse  orpheline,  près  du  rivage  de  la  mer, 
un  vallon  dans  la  profondeur  de  la  montagne,  j'errais 
près  des  vagues  et  à  li'avers  les  sauvages  forêts,  réconci- 
liée avec  l'ouragan  et  les  ténèbres  ;  car  j'étais  cahne  tout  à 
l'heure  quand  la  tempête  ébranlait  le  ciel  ;  mais  lorsque 
les  cieux  ai)aisés  sourirent  dans  leur  beauté,  je  versai 
de  douc<'s  larmes,  trop  lumultiieuses  cependant  pour  la 
paix,  et,  serrant  mes  mains,  je  les  levai  vers  le  ciel 
dans  l'extase. 

XXXVII 

e  Voi<'i  quels  fuient  les  présages  de  nron  destin.  — 
Avant  (juun   cœur  de  fenune  battit  dans  ma  poitrine 


LAON   ET    CYTIIXA  135 

de  vierge,  je  fus  nourrie  dans  la  plus  divine  des  scien- 
ces ;  un  poète  mourant  me  donna  des  livres  et  calma  par 
détranges ,  mais  saintes  paroles,  la  douce  inquiétude 
dans  laquelle  je  le  veillais  à  l'approche  de  sa  mort  ;  — 
un  jeune  homme  avec  des  cheveux  blancs,  un  étranger 
errant  dans  nos  solitaires  montagnes  ;  et  cette  science 
envahit  mon  esprit  comme  un  ouragan,  absorbant  tou- 
tes les  facultés  de  mon  âme. 

XXXVIII 

«  C'est  ainsi  que  je  connus  la  sombre  légende  que 
développe  Ihisloire,  mais  non,  ce  me  semble,  comme  les 
autres  la  connaissent;  car  ils  n'en  pleurent  pas...  et  la 
Sagesse  déroula  devant  moi  les  nuages  qui  recouvrent 
l'abîme  des  malheurs  humains  (elle  ne  montre  qu'à 
un  petit  nombre  cette  salutaire  vision)  —  car  j'aimais 
toutes  choses  d'une  affection  intense  ;  aussi,  quand  la 
profonde  source  de  l'espérance  coule  à  pleins  bords,  et 
que,  comme  un  tremblement  de  terre,  elle  soulève  le 
stagnant  océan  des  humaines  pensées,  la  mienne  ressent 
le  choc  de  la  plus  puissante  émotion. 

XXXIX 

8  Quand  pour  la  première  fois  le  sang  de  la  vie  allu- 
ma dans  ces  veines  le  feu  delà  pensée,  la  grande  France 
se  leva  ;  elle  saisit,  comme  pour  les  briser,  ces  pesantes 
chaînes  qui  enserrent  dans  le  malheur  les  nations  de  la 
terre.  Je  vis,  et  je  tressaillis  auprès  de  mon  foyer  ;  dans 
ma  confiante  joie  je  criai  aux  nuages  et  aux  vagues, 
pour  leur  faire  partager  mon  incommensurable  joie  ;  je 
ris  dans  la  lumière  et  la  musique  ;  bientôt  une  douce 
démence  ,  une  tendre  et  pénétrante  tristesse  inonda 
mon  cœur. 


136  œUYRES    POÉTIQUES   DE    SHELLEY 

XL 

«  Un  profond  sommeil  s'empara  de  moi.  Mes  rêves 
étaient  de  feu  ;  de  douces  et  délicieuses  pensées  s'airé- 
taient  et  voliigeaient  connue  des  ombres  sur  mon  cer- 
veau ;  et  un  ('Irange  désir ,  la  tempête  d'une  passion 
bouillonnant  dans  mon  âme  tranc[uille,  inonda  de  lu- 
mière ses  profondeurs.  Cette  tempête  passa  ;  le  calme  et 
l'ombre  revinrent  bien  plus  doux  ;  —  alors  j'aimai, 
mais  non  un  amant  humain  !  Car,  lorsque  je  me  réveillai, 
l'Etoile  du  Malin  biillait  à  travers  les  chèvrefeuilles  qui 
tapissaient  ma  demeure. 

XLI 

«  C'était  connue  un  d'il  (|iii  semblait  me  sourire.  Je 
l'observai  jusqu'à  ce  que,  s'ell'açant  devant  le  soleil,  elle 
disparût  sous  les  vagues  de  la  mer  soulevée  ;  mais  à  la 
source  de  ses  rayons  mon  esprit  but  un  profond  amour, 
et  dans  ma  cervelle  le  monde  infini  se  résinna  en  une 
seule  pensée,  une  seide  image...  oui,  pour  toujours  !  Et 
comm(^  le  point  du  jour  se  résout  en  humides  vapeurs, 
les  rayons  de  cette  unique  Etoile  jaillirent  et  frissonnè- 
rent à  travers  mon  esprit  enveloppe''  de  ténèbiTs,...  i)Our 
ne  plus  s'éteindre  jamais. 

XLIl 

«  Ainsi  le  jour  passa.  Pendant  la  nuit,  il  me  sembla 
voir  apparaître  en  songe  une  loinie  dune  indicible 
bcaiilé;  elle  se  tenait  (U'vanl  moi  s('inl)]able  à  la  lumière 
siu*  un  rapide  courant  de  luiagcs  dOi'  (|ui  ont  ('luaidé 
l'alniosphèi'e  ;  c  ('lail  une  jeune  forme  ailée.  Sou  IVoul 
rayonnant  éclipsait  l'Etoile  du  Malin  ;  à  son  ap|)ro(Iie, 
je  sentis  connue  un  souflle  dt'trange  boidieui-  dissoudre 


LAON    ET   CYTIINA  137 

tout  mon  être;  elle  inclina  ses  yeux  d'ardente  tendresse 
près  des  miens,  et  sur  mes  lèvres  imprima  un  long 
baiser. 

XLIII 

1  Puis  elle  dit  :  Un  Esprit  t'aime,  vierge  mortelle  ; 
comment  prouveras-tu  que  tu  en  es  digne  ?  —  Alors  la 
joie  et  le  sommeil  s'enfuirent  à  la  fois  ;  mon  âme  était 
profondément  accablée,  et  j'allai  sur  le  rivage  rêver  et 
pleurer.  Mais,  comme  je  marchais,  je  sentis  entrer  dans 
mon  cœur  une  joie  moins  tendre,  mais  plus  profonde  et 
plus  forte  que  mon  doux  rêve,  et  qui  m'empêcha  de 
suivre  le  sentier  du  bord  de  la  mer  ;  il  me  semblait  que 
cette  langue  d'Esprit  murmurait  dans  mon  cœur,  et 
portait  mes  pas  au  loin. 

XLIV 

«  Comment,  arrivée  à  cette  cité  vaste  et  peuplée,  qui 
était  alors  le  champ  d'une  bataille  sainte,  je  marchai  à 
travers  les  mourants  et  les  morts  et  participai  à  des 
actions  intrépides  en  compagnie  d'hommes  mauvais, 
calme  comme  un  ange  dans  l'antre  du  dragon  ;...  com- 
ment je  bravai  la  mort  pour  la  liberté  et  la  vérité, 
repoussant  la  paix,  le  pouvoir  et  la  renommée...  et 
comment,  lorsque  ces  espérances  eurent  perdu  la  gloire 
de  leur  jeunesse,  je  m'en  retournai  tristement?...  il  y 
aurait  là  de  quoi  exciter  la  pitié  de  celui  qui  entendrait 
ce  récit. 

XLV 

«  Des  larmes  brûlantes  se  pressent  et  se  précipitent  ! 
Je  ne  puis  raconter  cette  histoire  !  Sache  qu'alors, 
quand  j'eus  surmonté  ce  chagrin,  je  ne,  restai  pas, 


138  ŒUVRES   POÉTIQUES  DE    SHELLEY 

comme  les  autres,  froide  et  morte.  L'Esprit  que  j'aimais 
dans  la  solitude  soutint  son  enfant  ;  la  foret  agitée  par 
la  tempête,  les  vagues,  les  sources,  le  calme  de  la  nuit, 
tout  cela  était  sa  voix  ;  et  je  comprenais  bien  son  divin 
sourire,  quand  la  mer  paisible  reflétait  la  lumièie  des 
étoiles  silencieuses,  et  que  je  goûtais  les  délices  d'un 
ciel  sans  brises. 

XLVI 

«  Dans  les  vallons  solitaires,  au  milieu  du  mugisse- 
ment des  rivières,  par  de  profondes  nuits  sans  lune,  jai 
connu  des  joies  qu'aucune  langue  ne  peut  dire  ;  ma 
pâle  lèvre  frissonne  quand  ma  pensée  les  revoit.  — 
Sache,  toi  seul,  qu'après  bien  des  années  prodigieuses 
écoulées,  je  fus  réveillée  par  un  grand  cri  de  douleur  ; 
et  sur  moi  un  mystérieux  manteau  fut  jeté  par  des 
mains  invisibles,  et  une  brillante  étoile  brilla  devant 
mes  pas.  —  Alors  le  Serpent  rencontra  son  mortel 
ennemi.  » 

XLVII 

—  «  Ne  crains-tu  donc  pas  ce  Serpent  sur  ton 
cœur?  »  —  ('Le  craindre!  »  dit-elle  en  poussant  un 
cri  rapide  et  passionné,  et  elle  se  tut.  Ce  silence  me  fit 
tressaillir.  Je  regardai  autour  de  moi  ;  nous  voguions 
gracieusement,  aussi  i-ajjidcs  quun  nuage  entre  la  mer 
et  le  ciel,  sous  la  lune  (]ui  se  levait  bien  loin  devant 
nous  ;  des  montagnes  de  glace,  connue  des  sai)liii's, 
entassaient  leurs  sommets,  ourlant  Iborizon,  et  s'éîen- 
daient  en  silence  au-dessns  des  eaux  paisibles  ;  nous 
nous  en  rapprochions  peu  à  peu. 

XLVlll 

Le  mouvement   du  navire   devenait  de  plus  en  plus 


LAON   ET   CYTITNA  139 

rapide  ;  si  rapide  quiin  accès  de  vertige  saisit  ma 
cervelle.  Une  étrange  musique  me  réveilla  ;  nous  avions 
dépassé  l'Océan  qui  ceint  le  pôle,  le  plus  lointain 
royaume  de  la  Nature,  et  nous  glissions  rapidement  sur 
une  plaine  liquide  transparente,  azurée  par  la  lumière 
de  midi.  Des  montagnes  aériennes  étincelaient  tout 
autour,  et  au  milieu  s'élevait  un  temple  entouré  d'une 
ceinture  d'iles  vertes  couchées  sur  l'abîme  bleu  et 
ensoleillé,  resplendissant  au  loin. 

XLIX 

C'était  un  temple  tel  qu'une  mortelle  main  n'en  a 
jamais  bâti,  tel  que  n'en  a  jamais  élevé  l'extase  ou  le 
rêve  dans  les  cités  d'une  terre  enchantée.  Il  était  l'exacte 
image  du  ciel,  avant  que  le  courant  de  pourpre  du  jour 
ne  nïflue  sur  la  forêt  occidentale,  tandis  que  la  lueur  de 
la  lune  qui  va  se  lever  gagne  déjà  les  nuages  ,  quand 
avec  leur  mille  rayons  d'or  les  innombrables  constella- 
tions s'élancent  en  chœur,  pavant  de  feu  le  ciel  et  le 
marbre  des  eaux. 


Il  réalisait  ce  qui  peut  être  conçu  de  ce  vaste  dôme, 
quand  des  profondeurs  que  la  pensée  peut  à  peine 
sonder  le  Génie  le  voit  s'élever  (sa  demeure  native, 
ceinte  des  déserts  de  l'Univers)  ;  cependant  ni  la  lumière 
de  la  peinture,  ni  le  vers  plus  puissant,  ni  la  langue  de 
marbre  de  la  sculpture,  ne  peuvent  représenter  cette 
forme  au  sens  mortel,  si  profondes  sont  les  mysté- 
rieuses obscurités  au  sein  desquelles  est  plongée  cette 
inexprimable  vue,  et  qui  accablent  la  cervelle  laborieuse 
et  la  poitrine  oppressée. 


140  ŒUVRES   POÉTIQUES   DE    SIIELLEY 

LI 

Tournant  à  travers  les  belles  îles  unies  comme  des 
pelouses,  dont  les  forêts  fleuries  étoilaient  l'abîme 
ombragé,  le  bateau  sans  ailes  s'arrêta  devant  un  escalier 
d'ivoire  qui  trempait  ses  ornements  en  relief  dans  la 
mer  de  cristal  enveloppant  la  vaste  masse  aérienne  du 
temple.  Nous  descendîmes  et  nous  passâmes  sous  un 
immense  portail,  dont  la  voûte,  de  pierre  de  lune  sculptée, 
jetait  une  faible  lueur  sur  les  formes  qui  se  trouvaient 
de  chaque  côté,  sculptures  semblables  à  la  vie  et  à  la 
pensée,  immuables,  aux  yeux  profonds. 

LU 

Nous  ai'rivAmcs  à  une  vaste  sall(%  dont  la  glorieuse 
voûte  était  de  diamant,  qui  avait  bu  la  splendeur  de 
l'éclair  dans  les  It'nèbres,  et  maintenant  la  versait  à 
travers  la  trame  de  nuages  charuK'S,  suspendus  là  pour 
amortir  son  éclat  aveuglant.  A  travers  ce  voile  on  aperce- 
vait un  travail  d'un  art  infini,  rare  et  divin  ;  orbe  sur 
orbe,  et,  dans  les  intervalles,  des  formes  d'étoiles,  et  des 
lunes  cornues,  et  des  nK'ti'Oi'cs  éti-anges  et  beaux,  et,  en 
équilibre  sur  des  colonnes  noires  comme  la  nuit,  un 
hémisphère  creux. 

LUI 

Dix  mille  colonnes  se  détachaient  sous  cette  linnière 
frémissante  ;  entre  leurs  fuis  loiirnaieut  au  loin  les  lon- 
gues ailes  semblables  à  des  labyriiUlies,  plus  brillantes 
de  leur  propi-e  rayonnement  (|ue  le  ciel  de  celui  du 
jour.  Kt  sur  les  murailles  de  j;is|te  ou  voyait  tout 
autour  des  peiulures,  la  poi'sie  d diu'  très  |)uissanle 
pensée  qui  y  avail  d(''veloppé  l'histoire  de  l'Kspril  ;  une 


LVON   ET  CYTIINA  141 

histoire  de  péripéties  passionnées,  divinement  ensei- 
gnée ,  exécutée  par  des  génies  inconscients  dans  leurs 
danses  ailées. 

LIV 

Au  dessous  étaient  assises  sur  de  nombreux  trônes  de 
saphir  les  grandes  figures  venues  de  l'humanité,  un 
imposant  Sénat  ;  les  uns,  dont  les  blanches  chevelures 
brillaient  comme  la  neige  des  montagnes,  doux,  beaux 
et  aveugles  ;  d'autres,  des  formes  de  femmes,  dont  les 
traits  rayonnaient  d'àme  ;  d'ardents  jeunes  gens,  de 
lieaux  et  brillants  enfants...  Quelques-uns  avaient  des 
lyres  dont  les  cordes  étaient  entremêlées  de  pâles  et 
enlaçantes  flammes,  faisant  entendre  éternellement  de 
faibles,  mais  pénétrants  accords  qui  perçaient  l'air  de 
cristal. 

LV 

Un  siège  était  vide  au  milieu,  un  trône  élevé  sur  une 
pyramide  semblable  à  une  flamme  sculptée,  entouré  de 
marches  circulaires,  reposant  sur  leur  propre  abîme  de 
feu.  Aussitôt  que  la  femme  fut  entrée  dans  cette  salle, 
elle  prononça  en  criant  le  nom  de  l'Esprit,  tomba  et 
s'évanouit  lentement  hors  de  la  vue.  Des  ténèbres  s'éle- 
vèrent de  sa  forme  dissoute,  et  se  réunissant  remplirent 
le  dôme  d'une  lumière  tissée,  mêlant  à  ses  sphères  d'é- 
toiles une  nuit  surnaturelle. 

LYI 
On  vit  alors  deux  lumières  étincelantes  se  glisser  en 
cercles  sur  le  parquet  d'améthyste,  petits  yeux  de  ser- 
pents, allant  de  côté  et  d'autre,  comme  des  météores 
sur  le  bord  herbu  d'une  rivière.  Elles  roulèrent  l'une 


142  ŒUVRES   POÉTrgUES   DE    SHELLEY 

autour  de  l'autre,  se  dilatant  de  plus  en  plus  ;  puis  elles 
s'élevèrent,  se  confondant  en  une  seule,  une  claire  et 
puissante  planète  qui  se  suspendit  sur  un  nuage  d'ombre 
très  profonde  jeté  en  ti'avers  des  marches  incandes- 
centes et  du  trône  de  ciistal. 

LVII 

Le  nuage  qui  reposait  sur  ce  cône  de  flamme  se 
fendit;  sous  la  planète  s'assit  une  forme  plus  belle  que 
la  langue  ne  saurait  le  dire  ou  la  pensée  l'imaginer.  Le 
rayonnement  de  -  ses  membies  roses  et  incandescents 
ondoya  au  dehors,  et  de  sa  très  douce  hnuière  anima  le 
dôme  plein  d'ombre,  les  sculptures  et  lensemble  des 
formes  réunies  autour  d'elle,  dun  charme  pénétrani  qui 
envahit  leurs  cœurs  et  leurs  traits.  Elle  était  assise 
majestueuse,  et  cependant  douce  ;  calme,  et  pourtant 
pleine  de  pitié. 

LVllI 
L'étonnement  et  la  joie  jetèrent  un  abattement  passa- 
ger sur  mon  front.  Une  main  me  soutint, dont  le  toucher 
était  dune  force  magique  ;  un  œil  bleu  regai'da  dans  le 
mien,  caressant  comme  un  rayon  de  lune,  et  une  voix 
dit  :  «  Tu  dois  aujourd'hui  te  contenter  découtcr.  Deux 
puissants  esprits  reviennent,  comme  des  oiseaux  de 
])aix,  de  la  mer  orageuse  du  monde  ;  ils  puisent  une 
fraîche  lumière  à  riii'nc  inunoitelie  de  iespc-rance.  C'est 
une  histoire  de  la  puissance  humaine  ;  ne  désespère 
pas  !  Ecoute  et  apprends  !   » 

LIX 

Je  i-egardai  !...   Lallilude  de  l'un  ('tait  ])leine  d'élo- 
quence. Ses  yeux  étaient  noirs  et  piofonds,  et  le  front 


LAON   KT   CYTIINA  143 

limpide  qui  les  ombrageait  était  comme  le  ciel  du  matin, 
le  ciel  sans  nuages  du  Printemps,  quand  dans  leur 
cours  à  travers  l'air  brillant  les  douces  brises  de  leur 
souffle  réveillent  le  monde  verdoyant  ;  ses  gestes  obéis- 
saient à  l'esprit  infaillible  qui  faisait  rayonner  ses  traits, 
et,  à  travers  ses  lèvres  recourbées  à  peine  entr'ouvertes, 
un  coui'ant  de  divine  passion  se  frayait  un  impétueux 
passage. 

LX 

Sous  l'ombre  de  sa  clievelurc  déployée,  il  était  dans 
toute  su  beauté.  Une  autre  forme  vint  s'asseoir  à  côté 
de  lui,  qui  semblait  son  ombre...  mais  beaucoup  plus 
gracieuse.  Elle  lui  prit  la  main.  Sa  beauté  ne  se  révéla 
alors  que  par  un  petit  nombre  de  lignes,  qui  seules,  à 
travers  ses  boucles  noltanles  et  son  manteau  ramené, 
brillèrent,  comme  les  éclairs  d'une  gloire  qui  dissout 
l'àme....  Personne  ne  vit  ses  yeux  ;  ils  éveillèrent  en  lui 
des  souvenirs  qui  trouvèrent  une  langue  aussitôt  qu'il 
eut  rompu  le  silence  (1). 

(1)  Ces  dernières  strophes  (LYI-LX)  figurent  l'apothéose 
anticipée  de  Laon  et  Cythna. 

("e  premier  ehant  n'est,  comme  le  dit  Shelley  dans  sa  Préface, 
qu'une  pure  Introduction  symbolique  au  Poème. 


CHANT  II 


Les  sourires  des  enfants  radieux  comme  des  astres, 
les  doux  regards  des  femmes,  le  beau  sein  qui  m'a 
nourri,  le  nuirmure  incessant  des  ruisseaux  et  les  rayons 
de  lumière  verte  et  changeante  tamisés  sur  ma  tête  par 
quelque  berceau  de  vignes  entrelacées,  les  coquilles  sur 
le  sable  de  la  mer,  les  fleurs  sauvages,  et  la  lumière  de  la 
lampe  jouant  gaiement  à  travers  les  poutres  et  sur  le  lin 
qui  s'enrouli!  ;  — telles  furent,  aux  jeunes  heures  de  ma 
vie,  les  visions  et  les  hai  monies  qui  noui'rirent  les  fa- 
cultés en  germe  dans  mon  âme. 

II 

En  Argolide,près  de  la  mer  pleine  d'échos,  telles  furent 
les  impulsions  qui  se  firent  jour  dans  ma  trame  mortelle, 
cl  elles  furent  chères  à  ma  mémoire,  comme  le  souvenir 
des  morts;  —  mais  bientôt  il  en  vint  d'antres,  et  d'ime 
autre  foiinc:  les  prodigieux  récits  du  monde  passé,  les 
pai'oles  et  les  actions  de  vie  des  esprits  (|iie  ni  le  temps 
ni  le  changement  ne  ixMivenl  dompter,  soudures  et 
vieilles  traditions,  d'où  surgirent  les  mauvaises  croyances, 


LAOX    ET    CYTIIXA  145 

et  dont  l'ombre  épaisse  alimente  un  courant  de  pâture 
empoisonnée. 

III 
J'entendis,  comme  tous  l'ont  entendue,  l'histoire  varice 
de  la  vie  humaine,  et  je  pleurai  d'involontaires  larmes. 
Faibles  historiens  de  sa  honte  et  de  sa  gloire,  discou- 
reurs mensongers  de  ses  espérances  et  de  ses  craintes, 
victimes  adorant  la  ruine,  chi'oniqueurs  du  mépris  quo- 
tidien, esclaves  ayant  hori'cur  de  leur  propre  condition, 
et  qui  cependant,  flattant  le  Pouvoir,  avaient  donné  à 
ses  ministres  un  trône  pour  juger  même  la  tombe  ;  — 
c'est  au  milieu  de  pareils  êli'es  que  le  destin  condamnait 
ma  jeunesse  à  chercher  sa  compagne. 

IV 

Le  pays  où  je  vivais  était  consumé  par  un  cruel  poison 
Les  tyrans  demeuraient  côte  à  côte,  et  parquaient  dans 
nos  maisons,  —  jusqu'à  ce  que  la  chaîne  éîouftat  le  cri 
des  captifs,  et  que  pour  endurer  cette  flétrissante  malé- 
diction les  hommes  n'eussent  plus  de  honte.  Tous  riva- 
lisaient dans  le  mal,  esclave  et  despote;  la  ci'ainte  et  la 
convoitise,  unies  par  une  mutuelle  haine,  avaient  con- 
tracté une  étrange  association,  comme  deux  sombres 
serpents  entrelacés  dans  la  poussière,  qui  répandent  leur 
venin  confondu  sur  le  sentier  des  hommes. 


La  terre,  notre  brillante  demeure,  ses  montagnes  et 
ses  eaux,  et  les  formes  éthérées  suspendues  sur  sa  verte 
étendue,  et  les  Nuées,  ces  filles  si  belles  du  Soleil 
et  de  rOcéan,  qui  fondirent  les  couleurs  de  l'air  le  jour 
où  sétcndant  pour  la  première  fois  il  berça  le  jeune 

R.VBBE.  I.   —  9 


146  OEUVRES   POÉTIQUES   DE    SHELLEY 

Monde,  personne  ne  sorlail  ou  n'errait  pour  les  voir  ou 
les  sentir  !  Une  sombre  nuit  était  descendue  dans  tous 
les  cœurs.  La  lumière,  pour  manifester  son  éclat,  a  besoin 
de  naître  au  milieu  des  pensées  nobles  et  intrépides. 

VI 

Ce  monde  vital,  cette  demeure  d'heureux  esprits , 
fut  comme  un  cachot  pour  ma  race  flétrie.  Tout  ce  que 
le  Désespoir  hérite  de  l'Espérance  assassinée,  elle  le 
recherchait  et,  dans  sa  misèic  aveugle  et  sans  soutien, 
trouvait  une  prison  toujours  "plus  profonde,  et  des 
chaînes  plus  pesantes,  et  des  tyrans  plus  impérieux  ;  — 
devant  elle,  un  goulhe  noir,  le  royaiune  d'un  maître 
impitoyable,  s'ouvrait  béant;  par  derrière,  la  terreur  et 
le  temps  la  poussaient  à  l'envi,  et  emportaient  sur  leur 
cours  tempétueux  les  malheureux  criant  éperdument 
loin  du  rivage. 

MI 

De  ces  épaves  de  l'Océan,  le  Crime  et  le  Malheur 
avaient  formé  une  ténébreuse  demeure  pour  Iciu'  pensée 
sans  abri,  et  tressaillant  à  la  vue  des  specires  (pii 
çà  et  là  glissent  sur  son  oi)scur  et  soudjre  rivage, 
avaient  institué  désormais  le  culte  qu'ils  sélaienl 
enseigné  l'un  à  l'autre.  Les  honnnes  alors  purent 
bien  haïr  huir  vie  !  lis  purent  bien  retourner  à  ces 
maux  mêmes  contre  lcs(iuc]s  ils  cherchaient  un  reluge 
tel  (|uel  dans  la  mort  !  Us  purent  bien  a|)[)rendre 
à  regarder  ce  monde  si  beau  avec  une  indilh-rence  sans 
espoir  I 

VIII 

ils  languirent   tous  dans  la  Miviludc  ;  corps  cl  àuu' 


L.VON    ET    CYTIINA  147 

tyran  et  oselavc;  viclimo  et  bourreau  plièrent  devant  le 
Pouvoir;  en  lui  abandonnant  par  leur  propre  faiblesse  le 
suprême  eonirôle  sur  leur  volonté,  ils  rendirent  tous 
ses  noms,  si  nombreux,  tout-puissants,  tous  symboles  du 
mal,  tous  divins!  Et  les  hymnes  de  sang  ou  de  dérision, 
qui  s'élevaient  de  tous  ses  temples  en  déchirant  l'air, 
tendirent  les  filets  impies  de  l'imposture  autour  de  chaque 
sanctuaire  discordant. 

IX 

Jentendis,  comme  tous  l'ont  entendue,  l'histoire  variée 
de  la  vie,  histoire  qui  n'est  écrite  dans  aucun  cœur 
insouciant  ;  mais  des  railleries  des  hommes  blanchis  dans 
la  honte  et  le  mépris,  des  gémissements  des  foules 
blêmes  de  faim,  des  sanglots  désolés  d'une  mère  sur  son 
enfant  souillé  du  sang  innocent  versé  sur  la  terre,  des 
fronts  anxieux  et  pâles  des  angoisses  du  cœur,  je  me  fis 
une  pâture  pour  nourrir  mes  nombreuses  pensées,  — 
une  multitude  indomptable  ! 

X 

J'errai  à  travers  les  débris  des  jours  écoulés  bien  loin 
sur  le  rivage  désolé,  même  alors  que  sur  la  mer  silen- 
cieuse et  les  îlots  dentelés  jaillissait  la  lumière  de  la  lune 
levante;  au  nord  dans  le  ciel,  parmi  les  nuages  traînant 
sur  l'horizon,  les  montagnes  s'étendaient  sous  une  planète 
pâle  ;  autour  de  moi  des  tombes  brisées  et  dés  colonnes 
fendues  se  perdaient  dans  un  lointain  crépuscule  ;  et  la 
brise  affligée  faisait  entendre  dans  ces  mornes  ruines 
son  éternelle  plainte. 

XI 

Je  ne  savais  pas  quels  hommes  avaient  élevé  ces  pro 


148  ŒUVRES    POÉTIQUES   DE    SHELLEY 

cligcs,  je  n'avais  pas  entendu  riiistoire  de  leurs  actions  ; 
mais  les  demeures  d'une  race  d'hommes  plus  puissants, 
les  monuments  de  croyances  moins  cruelles  racontent 
Iciu"  propre  légende  à  c<'lui  (|iii  est  sagement  attentif  au 
langage  qu'ils  parlent;  et  alors  pour  moi,  la  lumière  de  la 
lune  pâlissant  les  hei'bes  en  (leurs,  les  brillantes  étoiles 
rayonnant  sur  la  mer  sans  brise,  interprétèrent  ces 
grimoires  du  mortel  mystère. 

XU 

L'homme  a  élé  tel  et  il  peut  être  tel  encore  !  Oui. . .  il  peut 
y  avoir  des  hommes  plus  sages,  plirs  grands,  plus  nobles, 
que  ceux  mêmes  qui  sur  les  th'bris  de  ce  dôme  fracassé 
là-bas  ont  im[)iim(''  le  sceau  de  leur  pouvoir!  Je  sentais 
la  lorce  du  vaste  couraiU  des  âges  emi)()rl('r  mes  flot- 
tantes pensées,  mon  c(rur  bal  li'C  fort  et  vile;  et,  comme 
un  ouragan  déchaint'  sous  le  rayon  de  la  lune  silen- 
cieuse, mou  esprit  allait  toujours  au  delà  sous  les  fermes 
rayons  de  la  vérité  éclaiiant  son  agitation. 

XIII 

«  Non!  il  n'en  sera  plus  ainsi  !  Trop  longteuq^s,  trop 
longtemps,  fils  des  gloiieux  morts,  vous  «'tes  restc'-s  en- 
chahiés  dans  les  ti'nèbres  et  dans  la  ruine!  L'Ksp(''rance 
est  forte,  la  Justice  cl  la  Vc'rih' oui  lroiiv('' leurs  enfants 
ailés!  U(''Vci!lcz-voiis  !  Lcvc/.-vons  !  U'K'  h'  terrible  bruit 
de  vos  pas  éparpille  dans  sa  rafale  les  trinics  des  o|)pres- 
seurs,  et  que  le  sol  recouvic  la  dcniière  j)oussière 
dédaignée  de  l'autel,  doiil  lidole  a  si  longtemps  Iralii 
votre  couliance  impie  ! 

XIV 

«  Il  doit  en  clie  ainsi  !  J  éveillerai  cl  soideveiai  la  nud- 


L.VOX    ET    CYTIINA  119 

tilude  et,  coimiK'  un  sommet  sulfureux  (jui  soiulain  a 
secoué  de  ses  neiges  l'engourdissement  des  Ages,  elle 
éelatera,  et  remplii'a  le  monde  d'un  feu  purifieateur  ;  cela 
doit  être  !  cela  sera  !  rien  ne  peut  rempêcher!  —  Et  qui 
se  tiendra  debout  au  milieu  de  la  terrible  secousse,  tou- 
j  ours  inébranlable,  sinon  Laon  dominant  la  terre  déserte 
de  la  libei'té  connue  une  tour  dont  les  murs  de  marbre 
résistent  aux   ouragans  ligués  ?  » 

XV 

Une  nuit  délé,  en  compagnie  de  l'espérance  ainsi 
profondément  noui'rie,  je  veillais,  au  milieu  des  ruines 
grisâtres,  sous  l'obscure  voûte  étoilée  du  ciel  ;  et  tou- 
jours, depuis  cette  heure ,  le  fardeau  de  cette  espérance 
pesa  sur  moi,  et  nuit  et  jour,  en  vision  et  en  rêve,  s'at- 
tacha à  ma  poitrine.  Parmi  les  hommes,  ou  quand,  loin 
deux,  j'errais  sur  les  plages  ou  les  montagnes  solitaires, 
c'était  un  hôte  qui  me  suivait  partout  où  j'allais  et  veil- 
lait pendant  que  je  reposais. 

XYI 

Ces  espérances  trouvèrent  des  paroles  à  l'aide  des- 
quelles mon  esprit  chercha  à  tisser  un  lien  de  sympa- 
thie capable  de  répondre  à  la  pensée  qui  désormais 
gouvernait  ma  vie  ;  —  et,  comme  les  vapeurs  s'éten- 
dent brillantes  dans  le  large  i-ayonnemenl  du  matin, 
ainsi  ces  pensées  fui'ent  pénétrées  de  la  lumière  du  lan- 
gage :  et  une  réponse  soitit  de  toutes  les  poitrines, 
réponse  qui  porta  son  éclat  partout  où  elle  put,  à  travers 
les  vastes  et  profondes  ténèbres,  passionner  les  esprits 
extasiés. 

XVII 

Oui,   bien  des  yeux  s'obscurcirent  de  larmes  afio- 


150  COUVRES    POÉTIQUES   DE    SHELLEY 

lanlcs;  et  souvent  je  crus  avoir  rencontré  le  frère  de  mon 
propre  cœur  ,  quand  je  pouvais  sentir  le  sens  de  l'audi- 
teur ravi,  et  entendre  son  haleine  étouller  ses  propres 
soupirs  précipités  à  mesure  que  mes  paroles  les  fai- 
saient naître  ;  et  plus  d'un,  je  le  crus  follement,  —  sentit 
que  nous  étions  tous  les  lils  dune  seule  grande  mère  ; 
et  la  froide  réalité  sembla  un  jjien  trisl(^  retour,  comme 
si  elle  nous  réveillait,  dans  le  chagrin,  de  quelque  songe 
délicieux. 

XVIII 
Oui,  souvent,  près  du  labyrinthe  en  ruine  qui  longe 
les  cavernes  blanchissantes  du  vert  abiuu',  Laon  et  son 
ami,  assis  le  soir  sur  un  pan  de  mur  grisàti'c,  pendant 
qu'autour  de  sa  base  rongée  les  vagues  sauvages  sifflent  et 
sautent,  entretinrent  une  attachante  conversation  ;  et 
maintenant  on  peut  dire  avec  calme  que  cet  ami  était 
faux  ;  c'est-à-dire  que,  comme  les  autres  hommes,  il 
pouvait  verser  des  larmes  (|ui  étaient  des  mensonges, 
qu'il  pouvait  ti'ahir  et  tendre  des  pièges  à  ce  cœur  sans 
artifices  qui  avait  saigné  pour  le  sien. 

XIX 

Alors,  si  une  grande  pensée  n'eul  conlre-ijalancé  mon 
chagrin,  j'aurais  cherché  un  sombic  rc'pit  à  son  étreinte 
dans  ini  i-cpos  sans  rêve,  dans  un  sommeil  qui  ne  con- 
naît pas  de  lendemain  :  car  il  est  dur  de  marcher  dans 
le  désert  désolé  de  la  vie  sans  un  sourire  pour  vous 
saluer,  une  voix  pour  M)us  bc'nir,  au  milieu  des  pièges 
et  des  railleries  de  Ihuuianilé  ;  mais  je  ne  me  trahis 
])oinl,  et,  avec  un  amour(|Ni  l'ougissail  <le  revenir  sur  ses 
l)as,  je  n'en  cherchai  pas  moins  à  dissiper  les  nuages 
dont  le  tissu  rendait  aveugle  sa  saiicsse. 


LAON   ET   CYTIINA  151 

XX 

3Ion  Ame  en'i'ctint  un  coRiiiu-i'cc  intime  avec  ces 
immortels  esprits  qui  ont  laissé  partout  où  ils  ont  passé 
un  sillon  de  lumière  ;  jusquà  ce  qu'enfin  de  cette  glo- 
rieuse intimité,  comme  d'une  mine  de  magique  trésor, 
j(»  pusse  tirer  des  mots  qui  fussent  des  armes;  autour  de 
moncœui'  grandit  l'armure  de  diamant  de  leur  force,  et 
de  mon  imagination  des  ailes  d'or  poussèrent.  Cepen- 
dant ces  ailes  ne  portèrent  pas  le  jeune  Laon  tout  seul, 
ministre  de  la  véiité,  hors  de  la  tour  de  la  sagesse. 

XXI 

J'avais  une  petite  sœur  (1),  dont  les  beaux  yeux  étaient 
des  étoiles  polaires  de  délices,  qui  m'attiraient  à  la 
maison,  quand  "j'aurais  pu  m'en  éloigner;  et,  de  toutes 
les  choses  humaines  qui  sont  sous  le  puissant  dôme  du 
ciel,  aucune  ne  valait  à  mes  yeux  cette  enfant.  Aussi 
quand  vinrent  les  tristes  heures,  et  que  l'espérance 
déçue  s'attacha  obstinément  à  moi  comme  la  glace, 
quand  les  parents  furent  froids,  et  les  amis  sans  cœur 
et  sans  foi,  je  quittai  tout  pour  être,  Cythna,  la  seule 
source  de  tes  larmes  et  de  tes  sourires. 

XXII 

Qu'étais-tu  alors  ?  Une  créature  tout  à  fait  enfantine, 
et  cependant  s'avcnlurant  bien  au  delà  de  cet  âge  inno- 
cent, attentive  à  tout  excepté  à  ses  doux  regards  et  à 
son  divin  visage.  Déjà  même,  me  semblait-il,  ton  jeune 
cœur  engageait  avec  la  rage  tyrannique  du  monde  une 
patiente  guerre,  quand  ces  yeux,  mollement  imprégnés 

(1)  Dans  la  Rovolle  de  Cl.sldin  à  ce  vers  a  été  substitué  celui- 
ci  :  «  Une  orpheline  vivait  avec  mes  parents...  » 


152  œUVRES    POÉTIQUES   DE   SIIELLEY 

do  pensée  à  peine  conscienle,  se  l'emplissaient  de  pleurs 
au  récit  d'un  conte  ou  à  tes  propres  fantaisies,  ou 
qu'jnic  conversation  passionnée  illuminait  leurs  profon- 
deurs de  sa  fugitive  lumière. 

XXIII 

Elle  marchait  sur  cette  terre  comme  une  foi'mc 
radieuse,  une  forcM'  qui  n'empruntait  à  ses  objets  pres- 
que lien  des  impulsions  de  son  être  ;  tout  à  fait  sem- 
blable, dans  sa  h'gèrelé,  à  un  nuage  rayonnant  de  rosc'c 
matinale,  errant  dans  les  vastes  espaces  bleus  de  laii- 
pour  aller  désaltérer  (juclque  lointain  d('sert  ;  elle  sem- 
blait, près  de  moi,  sa  beauté  grandissant  avec  elle, 
comme  lombre  biillante  de  quelque  rêve  immortel, 
marchant,  pendant  que  la  tempête  ommeille,  sur  la 
vague  du  somlae  courant  de  la  vie  ! 

XXIV 

Elle  était  pour  moi,  cette  enfant,  comme  ma  propre 
ombre,  un  second  inoi-mème,  I)i(>n  plus  cher  et  bien  plus 
beau,  révélant  d'un  iinp(''rissal)le  riiyonnemenl  tous  ces 
sentiers  escar[)és  (|ue  la  tristesse  el  le  désespoir  des 
choses  lumiaines  avaient  rendus  si  sombres  et  si  nus, 
mais  que  je  foulais  seul  !  El  jus(|uà  ce  (pie  je  fusse  privé 
d'amis,  accablé  de  solitaires  soucis,  je  ne  savais  pas 
(|uell<'  c(»nsolation  m'était  réservi'-e  pour  cette  perte, 
(pioi(jue  mon  cœur  conliant  fût  déchiré  d'une  amère 
blessure. 

XXV 

Auparavant  elle  mi-tait  chère  ;  inainlenanl  elle  était 
tout  ce  que  j'avais  à  aluiei*  dans  riiuinaine  vie... 
cette  douce  petite  camarade  de  jeux,  celle    eiil'anl    iU' 


LAOx\    ET    CYTHNA  153 

doii7.c  ans  !  C'est  ainsi  qu'elle  devint  mon  unique  com- 
pagne, et  volontiers  ses  pas  erraient  avec  les  miens  aux 
lieux  où  se  rencontrent  la  terre  et  lOcéan,  au-delà  des 
aériennes  montagnes  dont  les  vagues  sans  repos  ne 
cessent  de  battre  les  vastes  cavernes,  à  travers  les  im- 
menses et  antiques  foièts,  et  les  vallées  gazonnées,  où 
des  l'amcaux  d'encens  pleurent  sur  des  sources  d'éme- 
raude. 

XXVI 
Plein  d'ardeur  et  léger,  je  sentais  sa  main  s'enlacer 
dans  la  mienne  et  la  serrer  ;  elle  me  suivait  partout  où 
j'allais,  à  travers  les  solitaires  sentiers  de  notre  immor- 
telle terre.  Celle-ci  n'avait  point  de  désert  qui  ne  me 
livrât  quelque  souvenir  capable  d'enflammer  mon  cœur 
à  sa  tache,  quelque  monument  vivant  pour  l'esprit;  alors 
Cythna  voulait  demeurer  à  mon  côté  jusqu'à  ce  que 
les  brillants  rayons  du  jour  s'éteignissent,  ses  regards 
me  suppliant  de  rester,  Irop  ardents  et  trop  doux  pour 
jamais  leur  rien  refuser. 

XXVII 

Aussitôt  que  je  le  pouvais,  j'écoutais  ses  désirs.  Ainsi 
pour  toujours,  jour  et  nuit,  nous  étions  tous  deux  unis, 
sans  nous  séparer  jamais  que  pour  les  courts  instants  du 
sommeil  ;  et,  quand  les  pauses  berçantes  de  l'air  de 
midi  près  de  la  nier  avaient  préparé  un  abri  à  ses  sens 
calmés,  elle  dormait  dans  mes  bras;  et  je  veillais  alors 
siu'  son  sommeil,  pendant  qu'au  gré  des  visions  chan- 
geantes qui  l'ettleuraient,  dans  son  innocent  repos,  elle 
souriait  et  pleurait  tour  à  tour. 
XXYIII 

Et  dans  les  murmures  de  ses  rêves,  on  entendait  quel- 

9* 


154  œUVRES    POÉTIQUES   DE    SHELLEY 

quefois  le  nom  de  Laon.  Tout  à  coup  elle  se  levait,  et, 
comme  l'oiseau  caché  qu'éveille  le  lever  du  soleil,  elle 
remplissait  le  rivag-e  et  le  ciel  de  ses  doux  accents,  — une 
étrange  mélodie,  des  hymnes  que  mon  âme  avait  consa- 
crés à  la  liberté,  capables  de  créer  la  passion  d'où  ils 
étaient  sortis  ;  triomphants  accords,  qu'à  l'instar  d'une 
langue  d'esprit,  cette  enfant  de  gloire  chantait  aux 
vagues  charmées. 

XXIX 

Ses  bras  blancs  s'élevaient  dans  le  sombre  courant  de 
sa  chevelure  dénouée.  Oh  !  alors,  qu'elle  me  semblait 
excellente  cl  sublime,  mon  insi)iration,  le  vaste  thème 
de  ces  chants  passionnés  !  quand  Cylhna  s'asseyait  dans 
le  calme  que  produit  l'enthousiasme,  après  qu'il  est 
tombé  ;  son  cœur  vibi'ant,  son  âme  s'élançant  de  ses 
yeux  profonds  pour  errer  au  loin  sur  la  suiface  flot- 
tante de  l'Océan,  sur  l'aile  de  visions  qui  étaient  les 
miennes,  au-delà  de  son  dernier  essor. 

XXX 

Car,  avant  que  Cylhna  l'aimât,  mon  chant  avait  peuplé 
dépensées  l'univers  sans  bornes,  une  puissante  foule, 
qui  avait  ('té  assez  forte,  i)ai'tout  où  elle  avait  rencontré 
les  ténèbres,  pour  dissiper  le  nuage  de  celte  inexprima- 
ble malediction  qui  s'attache  à  res|)èce  humaine;  toutes 
choses  furent  asservies  à  mon  vers  héioï(|ue  et  sacré, 
terre,  mer  et  ciel,  planètes,  vie  et  renommé'e,  et  destin, 
tout  ce  qui  enchaîne  la  prodigieuse  trame  du  monde. 

XXXI 

Et  cette  enfant  ainn'c  sentit  ainsi  rinfluence  de  mes 
conceptions,  comme  un  nuage  recueillant  le  vent  même 


LAON   ET   CYTHNA  155 

sur  lequel  il  roule  et  s'enfuit.  Toutes  mes  pensées  étaient 
siennes,  avant  que,  revêtues  de  musique  et  de  lumjère, 
elles  se  résolussent  en  poésie  ;  et  son  silencieux  et 
ardenl  visage,  pâle  des  sentiments  qui  brûlaient  si  vive- 
ment en  elle,  se  tournait  vers  le  mien  avec  une  inexpri- 
mable grâce,  épiant  les  espérances  dont  son  cœur  avait 
appris  à  suivre   la  trace. 

XXXII 

En  moi  l'union  avec  cet  être  si  pur  alluma  un  zèle 
plus  intense,  et  me  rendit  sage  dans  une  science  qui,  en 
me  montrant  mon  propre  esprit  dans  le  sien,  laissa  pour 
moi  peu  de  mystères  dans  le  monde  humain.  Comme 
Cytlina  était  pure  de  crainte,  de  mal,  de  déguisement  ! 
Quel  esprit  fort  et  doux,  capable  de  mépriser  la  mort, 
la  peine  et  le  danger,  et  cependant  se  fondant  en  ten- 
dresse !  Quel  étrange  et  puissant  génie  se  trouvait  ren- 
fermé dans  une  simple  enfant  ! 

XXXIII 

Voici  quelle  était  celte  science  nouvelle  pour  moi  : 
la  vieillesse,  avec  ses  cheveux  gris,  et  ses  légendes  ridées 
de  choses  insignifiantes,  et  ses  railleries  glacées,  n'est 
rien.  Elle  ne  peut  oser  briser  les  chaînes  que  la 
vie  jette  pour  toujouis  sur  les  ailes  ambitieuses  de 
1  âme  en  proie  à  ses  perplexités  :  tant  elle  est  froide 
et  cruelle,  tant  elle  se  fait  l'esclave  insouciante  de  ce 
sombre  pouvoir  répandant  le  mal,  comme  un  fléau,  sur 
1  homme,  qui,  toujours  trahi,  finit  par  rire  sur  le  tom- 
beau où  gisent  ses  vives  espérances. 

XXXIV 

Non,  ce  n'est  pas  aux  forts  et  aux  sévères  qu'est 


156  OEUVRES   POl'CTIQUES   DE    SlIELLEY 

réservé  l'empire  du  monde.  Voilà  ce  que  m'apprit 
Cytlina  jusque  dans  les  visions  de  son  sonnneil  éloquent, 
inconsciente  du  pouvoir  avec  lequel  elh;  iravaillait  à  la 
trame  de  cette  pensée  révc'latrice  ;  pendant  que,  dans  la 
force  tranquille  que  berçait  son  rei)Os  peuplé  de  sou- 
rires, mon  esprit  cherchait  pourquoi  le  menteur  et 
l'esclave  avaient  triomphé  des  divins  héi'auts  du  jour 
naissant  de  la  vérité. 

XXXV 

Dans  cette  admirable  forme  d'un  esprit  de  femme,  que 
n'avaient  point  souillé  les  nuages  empoisonnés  étendus 
sur  le  sombre  monde,  je  trouvai  un  Jwme  saci'(''  ;  tandis 
que,  du  vaste  sein  maternel  de  la  lei're,  le  Mal  victorieux, 
desti'ucteiii'  de  tout  naturel  instinct,  avait  arraché  ces 
enfants  si  bell(>s,  pour  en  faire  des  esclaves  propres  à 
charmer  ses  viles  passions,  à  assouvir  ses  joies  déses- 
pérées, jusqu'à  ce  qu'elles  apprissent  à  r(îspirer  latmos- 
phère  du  mépris. 

XXXVI 

Je  n'avais  que  froidement  senti  cette  misèi-e,  jusqu'au 
jour  où  Cylima  devint  mon  nni(pie  amie,  cl  ('largit  les 
SYnq)athies  de  mon  co'ur.  Alors  clic  j)leura  avec  moi 
siu-  la  sci'vilnde  oii  croupissait  la  moitié  de  l'humanilë, 
victime  de  la  convoitise  et  de  la  haine,  les  esclaves  des 
esclaves  ;  elle  ])leura  sui'  cette  grâce  et  ce  charme  jetés 
en  pâture  à  la  hyène:  Luxure,  qui  au  milieu  des  tombeaux, 
riant  dans  lagonie,  di'vore  avec  fureui-  sa  dc'goùtante 
proie. 

XXXVII 

El  moi,  les  yeux  toujours  toiniU'S  vers  cettc^  glorieuse 


LAOX    ET    CYTIINA  157 

t'lifiuit,  peiidanl  que  ces  ponsoos  rayonnaient  sur  elle  : 
<  Douce  Cythna,  lui  disais-je,  le  voilà  irréconeiliable 
avec  le  monde  ;  et  jamais  la  paix  et  1  humanité  ne  se 
rencontreront,  jusqu'à  ce  que  la  libert('  et  l'égalité  entre 
l'homme  et  la  femme  assurent  la  paix  du  foyer  domes- 
tique ;  et,  avant  que  cette  force  puisse  établir  dans 
les  cœurs  humains  son  règne  calme  et  saint,  cet  escla- 
vage doit  être  brisé  !  »  Et  comme  je  parlais,  des  yeux 
de  Cythna  sortait  une  liunière  triomphante. 

XXXVIll 

Elle  répliqua  avec  feu  :  «  Ce  sera  ma  tache,  oui,  la 
mienne,  Laon  !  —  Tu  as  assez  d'autres  conquêtes  à  faire, 
et  tu  ne  seras  pas  jaloux  de  la  gloire  de  la  pauvre  Cythna, 
si  un  jour  elle  t'amenait  une  heureuse  armée  de  femmes 
pour  se  joindre  à  toi  dans  la  plaine  enthousiasmée, 
quand  mille  légions  à  ta  voix  se  presseront  autour  de  la 
Cité  d'Or  !  »  —  Alors  l'enfant  serra  mon  bras  sur  son 
cœur  tremblant,  et  enroula  le  sien  autour  de  mon  cou, 
jusqu'à  ce  qu'elle  trouvât  une  autre  réplique. 

XXXIX 

Je  souriais  sans  parler.  —  «  Pourquoi  souris-tu  à  ce 
que  je  dis  ?  Laon ,  je  ne  suis  pas  faible  ;  et  quoique  ma 
joue  puisse  toujours  pâlir,  avec  toi,  si  tu  le  désires,  je 
veux  essayer,  à  travers  les  rangs  de  bataille  de  leurs 
esclaves  enrôlés,  de  travailler  à  la  ruine  des  tyrans. 
J'avais  pensé  qu'il  me  serait  trop  dur  d'exposer  au 
mépris  et  à  la  honte  mon  front  inexpérimenté ,  et  de 
quitter  sans  murmurer  cet  asile  aimé  et  toi,  ô  le  plus 
cher  des  amis  ! 


158  CEUYUES   POÉTIQUES    DE   SHELLEY 

XL 

«  Comment  suis-je  devenue  ce  que  je  suis  ?  Tu  sais, 
Laon,  comment  rendre  une  jeune  fille  intrépide  :  il  me 
semble  que  c'est  une  faculté  que  tu  m'apportes  en 
mariage,  qui  me  pousse,  en  cherchant  la  pai'faite  res- 
semblance, à  devenir  tout  à  fait  bonne  et  grande  et  libre  ; 
cependant  au-delà  des  derniers  rugissements  de  l'Océan, 
il  y  a  dans  les  villes  et  les  chaumières  beaucoup  de 
femmes  comme  moi,  qui,  si  elles  pouvaient  voir  tes  yeux, 
ou  en  recueillir  la  science  qu'ils  m'ont  apprise,  comme 
moi  ne  craindraient  |)lus  rien  au  monde. 

XLI 

«  Penses-tu  que  je  parlerai  inhabilement  ,  et  que 
personne  ne  se  souciera  de  m'écouter  ?...  Je  me  sou- 
viens comment  un  jour  un  esclave  condamné  à 
mourir  dans  les  toi'turesfut  sauvé  ;  connue  on  le  menait 
à  la  mort,  il  chanta  d'un  accent  doux  et  bas  une  chanson 
que  son  juge  avait  autrefois  aimée.  — Tous  ceux  qui 
menlendront  s'attendiiront  ;  les  larmes  couleront, 
comme  ont  coulé  les  miennes;  les  cœurs  batlroïit  comme 
bal  niainlciianl  le  mien,  avec  une  ri'soliiiion  cai)able  de 
renouveler  le  monde,  une  volonté  lonle-iiiiissaiitc  ! 

XII 

«  Oui,  je  veux  fouler  les  palais  d'or  de  rorgneil,  je  veux 
descendre  dans  les  huttes  sans  toiture  ei  les  sordides 
<'al)anes  de  la  pauvreté,  partout  oîi  dans  labjeclion  une 
femme  habile  avec  quelque  vil  esclave,  son  tyran  ;  là ,  la 
musicpie  de  les  doux  enchanlements  rompra  le  chaïun; 
des  captifs,  et  des  réseivoiis  de  crisial  de  ion  profond 
esprit  versera  à  ceux  (jui  désespèrent  le  puissant  breu- 


LAON   ET   CYTIIIVA  159 

vage  de  la  raison  :  leurs  foi'ces  renaîtront,  et  l'espérance 
luira  encore  une  fois. 

XLIII 

«  L'homme  peut-il  être  libre  si  la  femme  est  esclave  ? 
Enchaîne  un  vivant  qui  respire  cet  air  sans  bornes  à  la 
corruption  dun  tombeau  fermé!  Peuvent-ils,  ceux  dont 
les  compagnes  sont  des  bêtes  condamnées  à  porter  un 
mépris  plus  lourd  mille  fois  que  la  fatigue  ou  l'angoisse, 
avoir  le  courage  de  fouler  aux  pieds  leurs  oppresseurs  ? 
Dans  leur  maison,  au  milieu  de  leurs  enfants,  tu  sais  quel 
anathème  poursuit  et  consume  la  femme. — A  l'abri  de  cet 
anathème,  le  Crime  blanchi  i)ar  l'âge  voudrait  se  cacher 
et  le  Mensonge  rebâtir  le  dôme  chancelant  de  la  Religion . 

XLIV 

«  Je  suis  une  enfant  !  Je  ne  voudrais  pas  encore  me 
séparer  de  toi...  Cependant,  quand  j'irai  seule,  portant 
bien  haut  la  lumière  que  tu  as  allumée  dans  mon  cœur, 
des  millions  d'esclaves,  du  fond  de  mille  humides  cachots, 
bondiront  de  joie,  en  sentant  l'étreinte  glaçante  des  âges 
abandonner  leurs  membres.  Aucun  mal  ne  peut  plus 
atteindre  Cythna  désormais  ;  la  Vérité  a  imprimé, 
comme  un  charme  invulnérable,  son  sceau  radieux  sur 
le  front  de  son  enfant,  pour  désarmer  le  noir  Mensonge. 

XLV 

«  Attends  encore  quelque  temps  le  jour  marqué.  Tu 
partiras  alors,  et  moi  je  me  tiendrai  tout  en  larmes  sur 
le  rivage,  regardant  ta  voile  sombre  côtoyer  le  gris 
océan  ;  je  resterai  seule  au  milieu  des  habitants  de 
cette  terre  solitaire.  —  A  ta  voix,  l'angoisse  sans  repos 
du  monde  se  dissipera,  et,  aussi  nombreuses  que  le  sable 


IGO  WaVRES    POÉTIQLKS    DE    SHELLEY 

du  désert  porté  sur  Touragan,  ses  multitudes  marche- 
ront en  avant,  se  pressant  autour  de  toi,  la  lumière  de 
leur  délivrance. 

XLYI 

«  Alors  (comme  les  forêts  de  quelque  monlagnc 
inexplorée,  que  du  fond  des  plus  lointains  vallons  deux 
vents  se  faisant  la  guerre  enveloppent  de  flammes  que  ne 
pourrait  éteindie  le  plus  large  courant  d'un  torrent 
déchaîné)  toutes  les  formes  du  mal  attireront  sur  elles 
l'étincelle  sortie  de  nos  esjn'its  unis  qui  doit  les  consumer; 
—  îdors  Cythna  rompra  les  liens  de  l'impuissance  qui  en- 
chaînent aujourd'hui  son  enfance,  et  elle  marchera  dans 
les  sentiers  des  hommes,  comme  un  oiseau  charmé  qui 
se  sent  attiré  vers  la  caverne  du  serpent. 

XLVll 

«  Nous  séparer!  —  0  Laon,  aurai-je  le  courage,  sans 
treud)ler,  de  ne  plus  rencontrer  tes  regards?  0  coup 
leirihle  !  Doux  fièi'c  de  mon  âme,  ])uis-Je  déguiser  l'a- 
gonie oil  celte  pensée  me  jette?  »  — Comme  elle  parlait 
ainsi,  les  sanglots  étoulTèrenl  sa  voix  treuiblantc,  et  elle 
cacha  dans  mes  bi'as  sa  tète  palpitante.  Je  restai  silen- 
cieux et  laissai  coider  mes  larmiis.  Soudain  elle  s'éveilla 
comme  on  s'év(;ille  du  sommeil,  et  pressa  violemment 
ma  poitrine,  tout  son  corps  agité  d'une  secousse  impé- 
tueuse. 

Xl.Vlll 

«  Nous  nous  séparons,  dit-elle,  pour  nous  retrouver 
encore.  Mais  ni  l'abîme  bleu,  ni  liunnense  et  piofond 
désert,  ne  rccèlenl  aucune  retraite  où.  dans  un  heureux 
silence  ainsi  embrassés,  nous  puissions  survivre  à  tous 


I.AC»'   KT   (:ytii> A  161 

les  maux  tlaus  une  seule  caresse,  —  ni  le  tombeau  !... 
je  crains  qu'il  ne  connaisse  plus  de  passion,  — ni  ce  froid 
ciel  vide!  — ■  Nous  nous  rencontrerons  encore  dans 
les  esprits  des  hommes,  dont  les  lèvres  béniront  notre 
mémoire,  et  dont  les  espérances  garderont  sa  lumière, 
quand  ces  os  dispersés  seront  foulés  au  pied  dans  la 
plaine  !  » 

XLIX 

Je  ne  pouvais  parler,  (juoiquelle  se  soit  tue  ;  main- 
tenant les  sources  de  son  sentiment,  si  rapides  et  si  pro- 
fondes, semblaient  suspendre  le  tumulte  de  leur  cours. 
Nous  nous  levâmes,  et  par  l'escarpement  éclairé  des 
étoiles  nous  retournâmes  vers  notre  demeure,  — sans 
parler  et  sans  pleurer,  —  mais  pâles  et  calmes  sous  la 
passion  intérieiu'e.  Ainsi  subjugués,  comme  les  ombres 
du  soir  qui  rampent  sur  les  montagnes,  nous  reprimes 
le  chemin  de  notre  home,  et  là,  dans  les  dispositions 
d'esprit  où  nous  étions,  nous  nous  séparâmes  l'un  de 
l'autre,  pour  chercher  un  refuge  dans  la  solitude. 


CHANT  III 


I 


Quelles  pensées  visitèrent  cette  niiit-lù  le  sommeil 
solitaire  de  (lylhna,  je  ne  sais  ;  mais  le  mien  me  sembla 
plus  long  que  dix  mille  ans  de  veille,  rempli  des  visions 
d'un  rêve,  où  le  courant  troublé  de  mon  esprit  s'en- 
gouflra  dans  un  obscur  abîme;  un  chaos  sauvage  et  sans 
boi-nes,  dont  les  limites  délient  tous  les  etforts  de  la 
mémoire  ;  et  pendant  que  ces  tourbillons  passaient,  je- 
tais haletant,  tantôt  malade  d'extase,  tantôt  hagard  de 
douleur. 

II 

Deux  heures,  dont  le  cercle  embi-assa  plus  de  temps 
quil  n'en  famirait  |)oui' faire  du  monde  enfant  un  vieillard 
grisonnant,  passèi'ent  ainsi,  une  éternité  de  fatigue  et 
de  tumulte.  Quand  vint  la  troisième,  counne  un  brouil- 
lard ondoyant  sur  les  brises,  de  mon  sonnneil  Iroidîlé 
une  omble  se  dégagea.  11  me  sembla  (jnc  j'étais  assis 
avec  Cytlma  sui'  le  scnil  iViww  cavcnic;  une  bryoïic  lan- 
guissaiilc.  emperlé'c  de  gouttes  de  rosée  {|U(''parpilIaient 
les  vagues  turbulentes  d'un  petit  ruisseau,  pendait  sur 


LAON    ET    CYTIINA  163 

le  siège  où  nous  étions  assis  goûtant  les  joies    que 
donne  la  iN'ature. 

III 

Notre  vie  ce  jour-là  ressemblait  à  notre  vie  de  tous 
les  jours  ;  mais  la  Nature  avait  un  manteau  de  gloire,  et 
sur  chaque  foi-me  l'air  brillant  lépandait  des  couleurs 
plus  intenses,  si  bien  que  la  pierre  sans  lierbe,  le  ra- 
meau sans  feuilles,  solitaire  au  milieu  du  feuillage,  revê- 
taient une  nature  supérieure  à  la  leur  ;  et  dans  cette 
étrange  vision,  la  pure  et  rayonnante  Cythna  me  sem- 
blait si  divine  que,  si  jusqu'alors  je  l'avais  aimée,  en  ce 
moment  l'amour  était  une  agonie. 

IV 

Le  malin  s'enfuit,  midi  vint;  le  soir,  puis  la  nuit  des- 
cendirent, et  nous  prolongions  notre  calme  promenade 
sous  la  sphère  de  la  calme  lune,  —  quand  soudain  un 
inexprimable  sentiment  de  crainte  se  mêla  à  notre  quié- 
tude ;  et  du  fond  de  la  caverne  il  me  semblait  entendre 
des  sons  qui  montaient,  accents  inachevés  et  cris  étouf- 
fés, —  puis,  se  rapprochant  de  plus  en  plus,  un  tumulte 
et  un  fracas  précipité  de  pas  nombreux,  battant  les  pro- 
fondeurs secrètes  de  la  caverne  sous  la  terre. 


La  scène  changea,  et  toujours  en  avant,  en  avant,  en 
avant,  à  travers  l'air  et  sur  la  mer  nous  vohons,  et  Cythna 
était  couchée  sur  mon  sein  qui  l'abritait,  et  les  vents 
m'emportaient  :  au  milieu  des  ténèbres  environnantes, 
la  terre  s'entr'ouvranl  ne  cessait  de  vomir  des  légions  de 
formes  horribles  et  spectrales,  suspendues  sur  mon  vol, 
et,  pendant  que  nous  fuyions,  elles  essayaient  de  marra- 


164  ŒlVliES    POKTKjUES    DE    SHELLEY 

cher  Cytlina.  Bientôt  un  profond  sentiment  des  choses 
réelles  nie  pénétra  au  milieu  de  ces  monstrueux  rêves. 

VI 

Et  je  me  débattais  violemment  dans  l'impuissance  du 
sommeil, pendant  qu'au  dehors  la  vie  éclatait  déchaînée; 
et  cependant,  toujours  sous  l'illusion,  mon  esprit  torturé 
s'efforçait  de  ralta(  her  à  ces  ailVeirses  divagations  les 
bi'uits  cpii,  dans  la  liuuière  du  malin,  se  répandaient 
autour  de  notre  demeure.  Hors  d'haleine,  pâle,  ne  me 
doutant  de  rien,  je  me  levai  ;  et  toute  la  campagne  se 
trouvait  couverte  d'hommes  armés,  dont  les  épées  nues 
étincelaient,et  dont  les  membres  dégradés  poi'taient  la 
livrée  du  tyran. 

Ml 

Et,  avant  que  mes  lèvr(>s  lapides  et  mon  front  as- 
sombri pussent  demandei-  la  cause,  un  faible  cri,  un 
niurinure  affaibli,  lointain  et  bas,  m'arrêta.  Mon  visage 
devint  calme  et  doux,  et,  saisissant  un  petit  poignard,  je 
m'avançai  jtour  chercher  cette  voix  parmi  la  foule.  — 
détail  le  cri  de  Cythna  !  —  Sous  le  calme  le  plus  lésolu 
l'ag<)ni(^  assouvit  sa  rage  touibillonnante.  Je  restai  im- 
passible, jus(|irà  ce  que  je  visse  oîi  gisait  dans  les  fers 
cette  eid'aut  bien-ainu-e. 

Mil 

Je  tressaillis  en  la  voyant  ;  le  l)onheui"  et  l'exidtation, 
une  joie  libir,  solennelle,  sereine  et  sid)linie.  riMuplissait 
la  liunière  du  calme  soiirii'e  avec  le(|iiel  elle  me  l'cgai- 
dail  ;  si  bien  (|ne  je  craignis  cpie  son  malliein'  amer 
n'eût  frappe  de  dc'mence  sa  cei'velle  égarée...  «  Adieu, 
adieu!  >;  dit-elle,  (|ii;uid  je  fus  près  d'elle;  «  tout  d'abord 


L.VOX    ET    CYTIIX.V  165 

ma  paix  fut  troublée  par  cet  étrange  tumulte  ;  mainte- 
nant je  suis  ealme  comme  la  vérité,  s(m  ministre  choisi. 

IX 

'(  Ne  me  regarde  pas  ainsi,  Laon  ;  —  dis-moi  adieu 
dans  l'espc-rance  ;  ces  hommes  de  sang  ne  sont  que  des 
esclaves  qui  portent  leur  maîtresse  aux  lieux  où  sa 
lâche  doit  s'accomplir.  C'<''tait  mon  rêve  de  partager 
l'esclavage  où  ils  me  traînent  aujourd'hui,  et  de  porter 
volontairement  les  chaînes  de  la  captivité  jusqu'au  jour... 
Tu  sais  le  reste  !  Retourne,  cher  ami  !  Que  notre  pre- 
mier triomphe  foule  aux  pieds  le  désespoir  qui  voudi'ait 
mainl(Miant  nous  tendre  des  pièges  ;  car  à  h\  lin,  nos 
espérances  et  nos  craintes  doivent  se  fondre  dans  la 
Aictoire  ou  dans  la  moil.  » 

X 

Ces  paroles  tombèrent  dans  mon  oreille  distraite, 
pendant  que  j'examinais  les  mouvements  de  la  f(>ul<'  d'un 
regard  en  apparence  insouciant  ;  il  n'y  avait  pas  l)eau- 
coup  d'hommes  autour  d'elle  ;  leurs  compagnons  s'é- 
taient retirés  pour  garder  quelque  autre  victime.  —  Je 
tirai  donc  mon  poignard,  et  d'un  seul  élan  soudain,  sans 
qu'ils  s'y  attendissent,  j'en  jioignardai  trois  d«i  nondjre, 
puis  j'en  saisis  un  (lualrième  à  la  goige,  et  avec  un  cri 
retentissant  j'aiipelai  mes  compatriotes  à  la  mort  ou  à  la 
liberté. 

XI 

Ce  qui  se  passa  ensuite,  je  l'ignore;  — car  un  coup 
s'abattit  sur  mon  bras  levé  et  ma  tète  nue,  remplissant 
mes  yeux  de  sang.  —  Qiuuul  je  m'éveillai,  je  sentis  qu'ils 
m'avaient  lié  pendant  mon  évanouissement,  et  qu'ils  me 


166  OEUVRES    POÉTIQUES   DE    SIIELLEY 

portaient  par  un  sentier  esfarpé  sur  un  rocher  suspendu 
au-dessus  de  la  ville  ;  en  bas  la  plaine  était  remplie  de 
carnage,  les  vignes  et  les  moissons  saccagées,  et  la 
lueur  des  toits  en  flammes  brillait  au  loin  sur  la  blanche 
étendue  de  l'Océan. 

XII 

Sur  ce  rocher  se  dressait  une  puissante  colonne, 
dont  le  chapiteau  semblait  sculpté  dans  le  ciel,  et  qui 
pendant  de  longs  âges  écoulés  avait  servi  de  fanal  aux 
voyagiHU's  errant  sur  la  solitude  des  mers  lointaines  ; 
c'est  à  peine  si  le  nuage,  h'  vautour  ou  le  vent  peuvent 
atteindre  sa  hauteur  de  h'ur  vol,  et  quand  les  ondu'cs 
du  soir  s'étendent  sur  la  terre  et,  l'Océan,  son  faite 
découpé  reflète  encore  au  loin  dans  le  désert  aérien  la 
lumière  du  jour  disparue. 

XIII 

Ils  me  portèrent  dans  une  caverne  sur  la  hauteur,  au 
bas  de  cette  colonne,  et  là  me  délièrent.  Lun  me 
dépouilla  complètement  ;  un  autre  remplit  un  vase  à  une 
niai'c  |)utri(i('  ;  un  autre  noitait  une  torche  allumée,  pen- 
dant que  (piatre  auli'cs  guidaieuf  brutalement  mes  jias  à 
t!"av<M's  les  sinuosités  de  la  cavcnK'.  l'uis  nous  gravîmes 
un  escalier  escarpé,  noir  et  étroit,  jusqu'à  ce  que  la 
langue  iarouciie  de  la  torche  languit  pâle  et  sans  rayons 
au  uiilieu  du  jour  ('liiicelant. 

XIV 

Ils  me  lirenl  mouler  jus(|u'à  la  plate-forme  de  ledifice, 
au  sommet  vertigineux  de  la  colonne;  la  grille  dai- 
raiu,  par  laquelle  ils  me  poussèicnl,  resta  ouvert*', 
pendant  (|u'à   sa  masse  pesante  et  susi)endue   ils  alta- 


LAON    ET   CYTllXA  167 

chèreut  mes  mombics  nus  avec  des  chaijies  dont  les 
anneaux  d'airain,  hélas  !  rongent  les  chairs  !  La  grille, 
à  leur  départ,  tomba  avec  un  horrible  fracas,  et  au  loin 
le  bruit  de  leurs  pas  qui  s'éloignaient  s'étouffa  dans  la 
lîrofondeur  de  1  ombre. 

f.  XV 

Le  plein  midi  était  calme  et  brillant  ;  autour  de  la  co- 
lonne le  ciel  suspendu  et  la  mer  environnante,  dans  un 
profond  et  solennel  silence,  jetèrent  sur  moi  les  ténèbi'cs 
dun  court  délire,  si  bien  que  je  ne  connus  pas  ma  propre 
misère.  Les  îles  et  les  montagnes  reposaient  au  loin  dans 
le  jour,  comme  des  nuages;  et  je  pouvais  voir  la  ville 
couchée  en  bas  au  milieu  des  forets,  et  les  sombres 
rochers  qui  enchaînaient  la  baie  brillante  et  unie. 

XM 

Il  régnait  un  tel  calme  qu'à  peine  on  entendait  le  brin 
dherbe,  léger  comme  une  phime,  semé  par  quelque  aigle 
sur  le  plus  élevé  des  rochers,  bruire  dans  l'air  ;  le  ciel 
était  si  brillant  que  la  lumière  de  midi  ne  laissait  tomber 
aucune  ombre  à  côté  de  la  mienne,  —  de  la  mienne, 
seule  avec  l'ombre  de  ma  chaîne.  Au-dessous  de  moi,  la 
fumée  des  toits,  enveloppés  de  flammes,  s'étendait  lour- 
d<'mcnt  comme  la  nuit  ;  tout  le  reste  apparaissait  lumi- 
neux dans  cette  large  clarté  —  et  je  n'entendais  aucun 
bruit  que  celui  du  sang  vivant  qui  circulait  dans  mes 
veines. 

X\II 

Le  calme  de  la  démence  s'évanouit  trop  tôt,  hélas  ! 
In  vaisseau  était  couché  sur  la  mer  ensoleillée  ;  ses  voiles 
l)cndaient  mollement  dans  le  midi  sans  haleine,  son  ombre 


1 


168  ŒUVRES    POÉTIQUES   DE    SIIELLEY 

dormait  à  ses  côtés.  Qnte  vue  réveilla  dans  mon  cerveau 
extasié  l'aiguillon  diin  chagrin  connu,  aigu  et  froid  ;  je 
compris  que  ce  vaisseau  poilait  Cylhna  sur  la  plaine 
liquide  vers  l'adreux  esclavage  pour  lequel  elle  était  ven- 
due ;  et  j'y  songeai  avec  des  pensées  telles,  qu'elles  ne 
doivent  pas  élrc  dites. 

XVI II 

J'y  songeai,  jusqu'au  moment  où  les  ombres  du  soir 
envoloppèrent  la  tei-re  comme  une  exhalaison.  Aloj'S 
l'embarcation  se  mit  en  mouvement  ;  le  coucher  du 
soleil  avait  rompu  le  calme.  Elle  se  mouvait  connne  un 
point  sur  le  sombre  Océan;  bientôtles])Ales  étoiles  a|)pa- 
rurent,  et  je  ne  vis  plus  ses  traces.  Je  cherchai  à  fermer 
mes  yeux,  mais,  comme  les  pi'unelles,  leurs  paupières 
éJaienl  dures  et  raides  ;  j'aurais  voulu  me  l<>ver,  mais 
avant  de  pouvoir  me  lever,  ma  peau  brûlantes  était  dé- 
chirée par  les  pointes  de  lagonie. 

XIX 

Je  moidais  ma  chaîne  d'airain,  et  cherchais  à  bi'iser 
ses  anneaux  de  diamant  sans  pouvoir  mourir  !  0  Liberté!  ^ 
pardonne  ce(t<'  lâche  faiblesse,  pardonne  si  un  instant, 
ri'seivc'  pour  la  vicloiic,  le  cJKunpion  de  ta  foi  a  cherché 
à  s'enfuir  !  —  Cette  nuit  é'ioih'e,  avt'c  son  lumineux 
silence,  lit  naître  en  moi  une  résolution  intrc'pide  (pii  se 
riait  d(î  la  misère  dans  mon  âme  ;  —  renchainenn.'nt  de 
mes  souvenirs  rendit  à  mon  âme  cette  force,  et  à  moi 
celte  austère  voliq)l(''. 

XX 

Respirer,  être,  espc-n'i...  ou  désespérer  et  mourir  !  ce 
ne  fut  plus  unecpieslion  pour  moi  ;  et.  soil  (|ue  le  soleil 


LAOX   ET    CYTIIN.V  169 

dai'dàl  sur  moi  ses  traits  cragonieennaininésdans  lair,  soit 
que,  à  la  tombée  du  soir,  ou  quand  les  étoiles  s'élancent 
dans  leur  course  visible,  ou  au  matin,  l'immense  univers 
répandit  autour  de  moi  son  formidable  calme,  je  ne  son- 
geai plus  à  esquiver  sa  présence,  ni  à  chercher  avec  les 
morts  un  refuge  dans  une  faible  espérance  dont  la  fleur 
distille  le  poison. 

XXI 

Deux  jours  passèrent  ainsi.  Je  ne  délirai  pas,  je  ne 
mourus  pas  !  La  soif  dans  mon  sein  exerçait  sa  rage, 
comme  ini  nid  de  scorpions  construit  dans  mes  entrailles  ; 
javais  renversé  du  pied  le  vase  d'eau,  alors  que  le  déses- 
poir possédait  mes  pensées,  et  maintenant  il  n'y  restait 
plus  une  goutte.  Avec  le  troisième  soleil  levant  vint  la 
faim  ;  mais  la  croûte  de  pain  qui  m'avait  été  laissée,  dans 
ma  poitrine  insatiable,  ne  lit  qu'alimenter  la  faim  sans 
la  rassasier.  Je  mangeai  lanière  poussière,  je  mordis 
mon  bras  exsangue  et  je  léchai  la  rouille  d'airain. 

XXII 

Ma  cervelle  commença  à  défaillir  quand  le  quatrième 
malin  brilla  sur  les  îles  d'or.  Un  sommeil  rempli  de  ter- 
reurs, (pii,  à  travers  les  sombres  et  sinistres  cavernes 
de  mon  ame  déchirée,  envoya  ses  hideux  cauchemars  la 
balayer  de  leurs  rapides  tourbillons,  —  une  chute  loin- 
taine et  profonde,  un  gouIVre,  un  vide,  la  sensation  de 
l'absence  de  sensations,  —  toutes  ces  choses  firent  leur 
séjour  en  moi,  connue  les  ombres  qui  établissent  leur 
domicile  dans  l'obscure  solitude  d'un  charnier  —  une 
mer  sans  rivages ,  un  ciel  sans  soleil  et  sans  pla- 
nètes 1 

10 


170  (J-A'VRES    POÉTIQUES   BE   SHELLEY 

XXIIf 

Les  formes  qui  peuplaient  ce  terrible  délire  sont  par- 
faitement restées  dans  ma  mémoire.  Comme  un  chœur 
de  démons,  elles  entrelaçaient  autour  de  moi  une  danse 
vertigineuse;  des  brouillards  de  TOcéan,  des  légions 
semblaient  se  réunir  pour  remplir  les  vides  de  ces 
bacchanales  sans  fin,  hideux  fantômes  sans  repos  ;  la 
pensée  ne  pouvait  distinguer  le  monde  réel  de  cet  enche- 
vèl rement  d'ombics,  (|ui  se  jouaient  d'elles-mêmes,  au 
point  (jue  toutes  ces  formes  aussi  bien  que  mon  propre 
être  me  semblaient  hideusement  multipliées. 

XXIV 

Le  sentiment  du  jour  et  de  la  nuit,  du  f:iux  et  du  vrai, 
était  mort  en  moi.  Cependant  deux  visions  surgirent  de 
ces  ténèbres'.  L'une,  comme  je  l'ai  reconnu  depuis,  n'é- 
tait pas  un  des  fantômes  de  ces  royaumes  maudits,  où 
mon  esprit  alors  habitait...  Je  ne  sais  pas  encore,  quant 
à  l'autre,  si  c'était  un  rêve  ou  non.  —  Toutes  deux, 
sans  être  plus  distinctes,  étaient  enveloppées  de  nuances 
qui,  maintenant  (|u'clles  fiollent  dans  le  désert  de  la 
mémoire,  rendent  leur  couis  divisé  plus  brillant  et  plus 
rapide. 

XXV 

Il  me  sembla  que  la  grille  élail  lcv(''e,  et  (jue  les  sc^pt 
honunes  qui  m'avaient  amené  dans  ce  lieu  y  a|)p()ilaieut 
quatre  cadavres  raidis,  et  qu'à  la  frise  ils  les  p<>n(laient 
aux  quatre  vents  du  ciel  |»ar  les  tresses  de  leur  cheve- 
lure ;  trois  ('laicnt  basanés,  le  quatrième  était  très  beau. 
Comme  ils  se  retiraient,  la  lune  d'or  surgit,  et  aspirant 
avidement  dans  l'air  dc'liiant  (pu-hpie  chose  à  manger. 


LAON    ET    CYTIINA  171 

j'étendis  les  mains,  étreignant  la  profondeur  sans  forme 
où  ces  cadavres  pendaient. 

XXYl 

Une  forme  de  femme,  maigre  et  froide  et  bleue, 
séjour  des  vers  aux  mille  couleurs,  était  |)endue:  j'atti- 
rai sa  joue  pâle  et  creuse  sur  mes  lèvres  desséchées.  — 
Quel  rayonnement  transforma  ces  yeux  insensibles  ? 
A  qui  appartenait  cette  forme  défigurée  ?  Hélas  !  Hé- 
las !  11  me  sembla  que  l'ombi'c  de  Cythna  riait  dans  ces 
yeux,  et  que  sa  chair  était  chaude  sous  mes  dents  !  — 
Un  tourbillon  aigu  comme  la  gelée  secoua  alors  mon 
esprit  accablé  et  Tentrahia  dans  les  profondeurs  de  son 
gouffre. 

XXVII 

Alors  il  me  sembla  qu'un  foi*midable  ouragan  s'éle- 
vait et  m'entraînait  dans  sa  sombre  carrière  au-delà  du 
soleil,  au-delà  des  étoiles  qui  s'évanouissent  sur  le  bord 
de  l'espace  sans  forme;  puis  il  s'apaisa,  et  mourut, 
laissant  un  silence  solitaire  et  terrible,  plus  horrible  que 
la  faim  même.  Dans  l'abîme,  la  forme  d'un  vieillard 
m'apparut  alors  imposante  et  belle  ;  ses  célestes  sou- 
rires dissipèrent  ce  sommeil  plein  d'épouvante,  et  je 
pus  me  réveiller  et  pleurer. 

XXVIII 

Et,  quand  les  larmes  aveuglantes  furent  tombées,  je 
vis  cette  colonne,  et  ces  cadavres,  et  la  lune,  et  je 
sentis  les  dents  empoisonnées  de  la  faim  ronger  ce  qu'il 
y  avait  encore  de  vital  en  moi  ;  j'en  ressentis  de  la  joie, 
comme  si  bientôt  la  faveur  de  la  mort  insensible  m'allait 
enfin  être  accordée  ;  —  quand  tout  à  coup,   de  cette 


17:2  («IVRES    POÉTIQUES   DE    SIIELLEY 

obscurité  sopulcrule ,  une  voix  s'éleva,  solennelle  et 
dou;;e,  comme  lorsque  les  vents  aeeordent  tout  bas  les 
I)ins  à  minuit;  la  i>rille  s'ouvrit,  et  la  lumière  de  la  lune 
s'arrêta  sur  cette  appaiition  vc'uérable. 

XXIX 

Il  brisa  mes  chaînes,  me  i)arla  doucement  et  me  sou- 
rit ;  et  pendant  que  le  vieux  ermite  me  délivrait,  mes 
y(>ux,  à  moitié  remis  de  leur  démence,  ne  pouvaient 
(juimiiarfaitemenl  répondre  à  ses  regards  pleins  de 
bonté.  Il  m'entoura  de  ses  bras  géants  pour  soutenir 
mon  corps  épuisé  ;  il  enroula  mes  membres  calcinés 
dans  le  linge  humide  et  balsami(|ue,  aussi  (rais  (|ue  la 
rosée  i)Our  les  feuilles  allc'rées  ;  la  chaîne,  avec  un  bi'uit 
sendjlable  à  celui  d'un  tremblement  de  terre,  alla  bondir 
dans  le  gouIlVe  du  rapide  escalier. 

XXX 

Ce  que  j'entendis  ensuite,  ce  furent  les  vagues  sau- 
tant SU!'  la  jetée  et  le  bi'uit  aigu  du  vent  de  mer,  dont  le 
souffle  agitait  doucement  ma  chevelure  ;  je  regardai 
(h'vaiU  moi,  et  je  vis  une  étoile  bi'illanl  à  côli'  d'une 
voile,  et  bien  loin  cette  monlagne  et  celte  <-olonne, 
fanal  connu  de  ceux  (|ui  en'cnl  sur  le  vaste  abîme,  — 
et  je  craignis  (|ue  (|nel(|ue  g(''nie  cruel  et  sombre  ne 
m'eût  encore,  dans  le  délire,  transporté  dans  une 
bar(|ue  diabolique. 

XXXl 

En  elVel,  mainlenant  sur  la  vagne  salée  je  voguais... 
sans  oser  toutefois  regarder  la  forme  de  celui  qui  diri- 
geait le  gonveiiKiil  ((|noi(|ue  ma  lèle  ;dl(''g«''e  reposât 
sur  son  sein,  et  (\uv  son  inanlean  enveloppai  mes  mem- 


i.AON  i:t  cytiin.v  173 

bres  nus)  dans  la  crainte  que  cc  ne  fVit  un  démon.  En- 
fin, il  pencha  sur  moi  sa  vénérable  lète,  comme  pour 
dissiper  ces  pensées  de  crainte ,  et  son  sourire  cares- 
sant descendit  au  plus  profond  de  mon  àme. 

XXXIl 

De  temps  en  temps  il  portait  à  mes  lèvres  un  doux 
et  salutaire  breuvage  ;  tantôt  il  levait  les  yeux  au  ciel 
pour  observer  si  le  géant  étoile  plongeait  sa  ceinture 
dans  la  sombre  mer;  tantôt,  bien  qu'il  dit  peu  à  la  fois,  il 
me  parlait  gaiement:  «  Tu  as  un  ami  pivs  de  toi  ;  tiens- 
loi  en  joie,  pauvre  victime,  te  voilà  maintenant  en  liber- 
té !  »  En  entendant  ces  accents  humains,  je  me  réjouis- 
sais ,  comme  ceux  qui  ont  langui  de  longues  années 
dans  la  solitude  d'un  profond  cachot. 

XXXIII 

Une  obscure  et  faible  joie,  dont  les  lueurs  souvent 
s'éteignirent  dans  l'égarement  de  nouveaux  rêves  !  Ce- 
pendant il  me  semblait  toujours  que  nous  voguions, 
jusqu'au  moment  où  dans  le  ciel  les  étoiles  de  la  nuit 
pâlirent,  et  les  rayons  du  matin  descendirent  sur  les 
<f*ourants  de  l'Océan  ;  et  toujours  ce  grand  et  doux  vieillard 
me  veillait,  de  même  qu'une  mère  abîmée  dans  la  dou- 
leur se  penche  dans  l'espérance  sur  son  enfant  mourant, 
jusqu'à  ce  que  les  ténèbres  s'amoncelassent  de  nouveau 
dans  lest  azuré. 

XXXIV 

Puis  le  vent  de  la  nuit,  s'exlialant  du  rivage,  envoya 
des  parfums  qui  venaient  doucement  mourir  le  long  de 
la  mer,  et  les  petites  vagues  qui  portaient  le  rapide 
bateau  furent  coupées  en  biais  par  sa  (juillç  tranchante; 


174  OEUVRES    POÉTIQUES    DE    SHELLEY 

bientôt  je  pus  entendre  les  feuilles  soupirer,  et  je  pus 
voir  les  fleurs  du  myrte  étoilant  lobscur  bosquet,  et 
au-delà  de  la  grève  caillouteuse,  le  bateau  s'enfuit  sur 
un  vent  oblique  dans  une  crique  silencieuse,  où  les  pins 
d'ébène  entremêlaient  leurs  ombres  sous  la  lumière  des 
étoiles. 


CHA>T   n 


I 


Le  vieillard  prit  les  rames,  et  bientôt  la  barque  tou- 
cha la  grève  à  côté  du  ne  tour  de  pierre.  C'était  une 
masse  s'effritant  en  poussière,  dont  le  sombre  portail 
était  tapissé  par  les  ondulations  du  lierre  en  fleur  ;  sous 
ce  portail  le  sol  était  parsemé  de  sables  pailletés  et  de 
très  rares  coquilles  marines  que  le  flux  éternel,  esclave 
de  la  mère  des  mois,  avait  jetées  sous  les  murs  de 
cette  grise  tour,  qui  se  dressait  là  comme  un  enfant 
supposé  de  l'art  humain  nourri  parmi  les  enfants  de  la 
Nature. 

II 

Quand  le  vieillard  eut  mis  à  l'ancre  son  embarcation, 
il  me  prit  dans  ses  bras  avec  une  tendre  solUcitude  ;  il 
m'adressa  peu  de  paroles,  mais  des  paroles  de  bonté,  et 
me  porta  dans  la  tour  au  bas  d'un  escalier  dont  les 
marches  pohes,  usées  sous  des  pas  incessants  depuis  de 
longues  années,  tombaient  en  ruines.  Enfin  nous  ai'rivâ- 
mes  à  une  petite  chambre  tapissée  de  mousses  rares, 
où  ses  douces  mains  me  déposèrent  sur  une  couche 
d  herbes  et  de  feuilles  de  chêne  entrelacées. 


176  ŒUVRES   POÉTIQUES   DE    SHELLEY 

III 

La  lune  dardait  à  travers  les  treillis  sa  jaune  lumière, 
aussi  chaude  que  les  rayons  du  jour,  si  chaude  que,  i)Our 
laisser  passer  la  brise  humide  de  rosée,  le  vieillard  les 
ouvrit  ;  lalumière  de  la  lune  sélendait  sui'  un  lac  dont  les 
eaux  venaient  entremêler  leurs  jeux  jusqu'au  seuil  de 
cette  charmante  demeure  ;  à  l'intérieur  on  voyait,  à  l'obs- 
cure clarté  du  layon  ondoyant,  l'antique  plafond  sculpté 
et  de  nombreux  volumes,  où  ce  sai^c  avait  puisé  la 
science  qui  lavait  ftiit  tout  ce  qu'il  était  devenu. 

IV 

La  l)arrière  de  rochei'S  de  la  mer  était  Lien  loin,  et 
j'étais  sur  le  bord  d'un  lac,  un  lac  solitaire,  au  milieu  de 
vastes  forêts  et  de  montagnes  neigeuses.  Mon  esprit 
s'éveillait-il  de  ce  sommeil  aussi  nuancé  que  le  serpent  (jui 
ceint  réiernité?  Mon  C(ji'ur  ne  pouvait-il  pas  étancher 
dans  la  vie  et  la  vérité  l'ardeur  de  ses  désirs  ?  Cylhna 
était-elle  donc  un  rêve,  un  rêve  toute  ma  jeunesse,  tou- 
tes ces  espérances  et  ces  craintes,  toute  cette  joie  et 
cette  pitié  ? 


Ainsi  la  dc-mence  recommençait,  mais  une  dénu'uce 
plus  douce,  qui  n'obscurcissait  rien  que  le  cours  sans 
repos  du  temps  des  ombres  surnaturelles  d'une  cuisante 
tristesse.  Dans  mon  malheur  désespéré,  le  bon 
ermite  allait  et  venait  alVaiic  autour  de  ma  couche 
douloureuse,  connue  un  esprit  de  force  au  s<'rvice  du 
bien.  Quand  je  fus  guéri,  il  me  lit  sortir  pour  me  mon- 
trei-  h's  merveilles  de  .sa  svlveslre  soUtude,  et  nous  nous 


LAON   ET    CYTIIX.V  177 

assîmes  ensemble  près  du  flot  qui  bat! ait  le  rivage  de 

nie. 

VI 

Il  savait  adroitement  trouver  des  paroles  caressantes, 
empfîuîtées  aux  préoccupations  de  ma  démence;  comme 
mon  propre  cœur,  il  mentretenait  volontiers  de  Cythna, 
jusqu'à  ce  que  ce  nom  palpitant  eût  cessé  de  me  faire 
tressaillir,  en  sortant  de  ses  lèvres  familières.  Ce  n'était 
pas  de  l'art,  quand  il  parlait  de  sagesse  et  de  justice, 
quand  ses  doux  regards  de  pitié  me  pénétraient  d'une 
lueur  aussi  vive  que  l'est  le  trait  de  l'éclair,  lorsqu'il 
fend  les  rameaux  noueux  de  quelque  chêne  séculaire. 

YII 

Ainsi  lentement  les  ténèbres  s'enfuyaient  de  mon  cer- 
veau ;  mes  pensées  reprenaient  leur  cours  régulier  sous 
les  enchantements  du  vieil  ermite.  Alors  je  compris  le 
glorieux  destin  de  ceux  qui  emploient  énergiquement 
tous  leurs  efforts  à  rallumer  la  lampe  de  l'espérance  sur 
les  égarements  de  l'homme;  et  assis  près  des  eaux  dans 
le  ci'épuscule  du  soir,  je  dis  à  ce  cœur  d'ami  toute  ma 
pensée,  —  à  ce  cœur  (pii  avait  pu  vieillir,  mais  sans 
jamais  se  corrompre. 

YllI 

Cet  honnne  blanchi  pai*  les  ans  avait  passé  sa  longue 
vie  à  converser  avec  les  morts,  qui  laissent  sur  plus 
d'une  page  le  sceau  de  pensées  toujours  rayonnantes 
alors  qu'ils  sont  descendus  dans  l'insensible  humidité 
du  tombeau  ;  son  esprit  était  ainsi  devenu  un  flambeau 
de  lumière,  comme  ceux  dont  il  se  nourrissait.  A  tra- 
vers les  agglomérations  d'hommes  ,  camps  et  cités,  une 


178  casuvRES  poétiques  de  shelley 

profonde  soif  de  science  avait  conduit  ses  pas,  et  il  sa- 
vait lire  dans  toutes  les  voies  des  hommes  à  travers  l'hu- 
manité. 

IX 

Mais  la  coutume  rend  aveugles  et  endurcit  les  cœurs 
les  plus  hauts  ;  il  avait  vu  les  malheurs  qui  enchaînaient 
l'espèce  humaine  ;  mais  il  jugeait  que  le  destin  qui  l'a- 
vait condamnée  à  cette  abjecîtion  la  maintiendrait  dans 
cet  état;  et  dans  une  telle  conviction,  pour  goûter  quel- 
que solide  joie,  il  avait  cherché  cette  retraite.  Cepen- 
dant, quand  le  bruit  se  répandit  quun  homme  en  Argo- 
lide  souillait  la  lorlurc  pour  la  liberté,  et  (|uc  la  foule 
avait  entendu  et  (.onqii'is  les  hautes  vérités  qui  sortaient 
de  ses  lèvres  inspirées. 

X 

Quand  il  apprit  que  les  multitudes  s'ébranlaient,  son 
esprit  tressaillit  dans  son  vieux  coips  ;  il  ne  pouvait  plus 
vivre  (hms  une  douce  paix  ;  il  vint  sur  la  terre  où  la 
fureur  du  vainqueur  s'était  assouvie,  sur  ma  terre  na- 
tale. Là  tout  cœur  était  un  bouclier,  toute  langue  une 
épée...  de  vérité;  le  nom  du  jeune  Laon  ralliait  leurs 
secrètes  espérances ,  pendant  (jue  les  tyrans  chantaient 
des  hymnes  de  triomphante  joie  au  milieu  de  nos  tribus 
dispersées. 

XI 

Il  arriva  à  la  colonne  solitaire  sur  le  rocher,  vl  sa 
douce  et  puissante  éloquence  i)ut  attendrir  les  cœurs  de 
ceux  qui  la  gardaient,  et  faire  coulei-  de  leuis  yrux  les 
larmes  du  l'ejx'nlir.  lis  le  laissèrent  entrer  librement 
pour  m'emj)orter.  —  «  Depuis  lors,  dit  le  vieillard,  sept 


LAON    ET   r,YTH>A  179 

ans  se  sont  écoulés,  pendant  lesquels  la  vc-rité  a  pénétré 
lentement  Ion  sens  enténebié  ;  l'espérance  qui  l'égarait 
m'a  en  même  temps  communiqué  la  force  d'un  sublime 
dessein. 

XII 

«  Oui,  de  tous  les  souvenirs  de  ma  première  jeunesse, 
de  la  science  des  anciens  bardes  et  sages  ,  de  toutes  les 
créations  que  ma  pensée  réveillée  a  tirées  des  espéran- 
ces de  tes  hardies  aspirations,  je  me  suis  fait  un  lan- 
gage capable  de  révéler  la  vérité  à  mes  concitoyens  ; 
de  rivage  en  rivage  mes  paroles  ont  pioclamé  les  doc- 
trines de  la  puissance  humaine  ;  elles  ont  été  entendîtes, 
et  aujourd'hui  les  hommes  aspirent  à  de  plus  grandes 
conquêtes  que  toutes  celles  qu'ils  ont  jamais  faites  ou 
perdues  jusqu'ici. 

XIII 

«  Dans  le  secret  de  leurs  chambres,  les  parents  lisent 
en  pleurant  mes  écrits  à  leurs  enfants,  qui  ont  cessé 
d'être  aveugles;  les  jeunes  hommes  se  réunissent  quand 
leurs  tyrans  dorment,  et  se  lient  l'un  à  l'autre  par  de 
iidèles  serments  ;  les  vierges  nubiles,  qui  avaient  langui 
d'amour  jusqu'à  ce  que  la  vie  semblât  fondre  dans  leurs 
regards,  ont  trouvé  maintenant  un  zèle  plus  ardent, 
une  plus  noble  espérance  ;  et  chaque  poitrine  est  agi- 
tée et  emportée  dans  le  ravissement,  comme  des  myria- 
des de  feuilles  d'automne  sur  un  torrent  gonflé. 

XIV 

«  Les  tyrans  de  la  Cité  d'Or  tremblent  au  son  des 
voix  qui  s'entendent  dans  les  rues  ;  les  ministres  de  la 
fraude  peuvent  à  peine  dissimuler  les  mensonges  de 


180  œUVRES   POÉTIQUES   DE    SIIELLEY 

leur  propre  cœur  ;  mais,  quand  ils  se  rencontrent  dans 
le  sanctuaire,  ils  savent  bien  intérieurement,  quoiqu'ils 
ne  disent  rien,  que  la  véi"ité  est  connue;  les  meurli'iers 
pâlissent  devant  le  tribunal;  lor  devient  vil  même  pour 
la  vieille  femme  opulenle  ;  les  rires  emplissent  le  temple, 
et  les  malédictions  ébranlent  le  trône. 

XV 

«  Les  bonnes  pensées,  les  forles  espérances,  et  les 
louables  actions  abondent  ;  car  linlrépide  amour,  et  la 
loi  ])ure  de  douce  égalit*'  et  de  paix  succèdent  aux  dogmes 
qui  ont  si  longtemps  maintenu  le  inonde  dans  la  crainte, 
le  mensonge,  la  froideur  et  le  sang.  (>)nnne  les  tour- 
billons entraînent  dans  leur  goutfre  tous  les  débris  de 
l'Océan,  ainsi  l'essor  de  ton  puissant  génie,  ô  Laon,  qui 
a  prévu  C(;tte  espérance,  force  tous  les  esprits  à  obéir 
et  à  se  presser  en  immenses  rangs  de  bataille  autour  de 
ta  secrète  puissance. 

XVI 

«  Je  nai  été  que  ton  passif  instrument.»  —  Pendant 
que  le  vieillard  parlait  ainsi,  sa  face  rayonnait  sur  moi 
comnKî  celle  dini  esprit:  —  «  C'est  de  toi  que  m'est 
venu,  rju'esl  venu  à  tous,  le  pouvoir  de  sacheminer  vers 
cette  délivrance  non  prévue  de  nos  chaînes  séculai- 
res;.... oui,  cest  toi  (pii  as  élevé  cette  lampe  d'espé- 
rance (jue  le  temps  ni  le  hasard  ni  le  changement  ne 
peuvent  éteindre  ;  et  ce  bien  m'était  réservé  de  projeter 
SCS  rayons  condensés  siu-  le  monde, 

XVll 

t  Mais,  hélas  !  je  suis  à  la  fois  inconnu  et  âgé  ;  et, 
(pioi(|ue  je  sache  bien  r«'vèlir  le  lissu  de  la  sagesse  des 


LAO>    ET    CYTIIAA  181 

teintes  du  langage,  j'ai  des  apparences  froides,  et  mon 
extérieur  indique  que  j'ai  longtemps  repousse  les  espé- 
rances abritées  dans  mon  àme  ;  mais  le  nom  de  Laon  a 
été  pour  la  foule  lunudtueusc  létoile  dont  les  rayons 
soulèvent  les  vagues  et  les  tempêtes,  et  sa  langue  victo- 
rieuse des  Ames  a  été  connue  une  lance  qui  a  abattu  le 
cimier  armé  du  crime. 

XVIII 

«  Peut-être  le  sang  n'aurait  pas  besoin  de  couler,  si 
enfin  tu  voulais  te  lever;  peut-être  les  esclaves  mêmes 
voudraient  éjiargner  leurs  frères  et  eux-mêmes.  Grande 
est  la  puissance  de  la  parole,  —  car  naguère  une  belle 
vierge,  qui  dès  son  enfance  avait  appris  à  porter  le  joug 
le  plus  pesant  de  la  tyrannie,  se  leva  et  révc'la  à  son 
sexe  la  loi  de  la  vi'rité  et  de  la  liberté  ;  avec  ces  simples 
mots:  «  pour  l'amour  de  toi,  de  grâce,  épargne-moi,  » 
elle  sut  si  bien  émouvoir  de  pitié 

XIX 

(c  Tous  les  cœurs,  que  le  bourreau  même  qui  avait 
lié  son  corps  doux  et  calme,  au  moment  même  du  sup- 
plice, fut  ébranlé  et  i)leura;  et  il  ne  se  trouva  pas  une 
main  liumaine  pour  lui  faire  du  mal.  Elle  se  promène 
en  toute  sécurité  à  travers  la  grande  cité,  voilée  dans 
l'éloquence  incorriqilible  de  sa  vertu,  triplement  cui- 
rassée contre  le  nii'pris,  la  mort  et  la  souffrance,  unis- 
sant en  elle,  dans  les  sourires  qui  la  défendent,  le  ser- 
pent et  la  colombe,  la  sagesse  et  linnocence. 

XX 

«  Les  femmes  aiix  yeux  farouches  se  pressèrent  au- 
tour de  ses  pas  ;   de   leurs   somptueuses  prisons ,  des 
Radbe.  I.  —  H 


182  OEUVRES   POÉTIQUES   DE    SHELLEY 

réduits  des  derniers  esclaves,  du  sein  de  lopulencc  de 
l'oppresseur,  ou  des  caresses  de  sa  luxure  assouvie, 
elles  accourent  eu  foule  ;  elles  mettent  en  elle  toute  leur 
confiance.  Les  tyrans  envoient  leurs  esclaves  armés 
pour  abattre  son  pouvoir  ;  ceux-ci,  comme;  un  coup  de 
tonnerre  élouiTé  dans  quelque  forêt,  sinclinent  sous 
le  charme  des  discours  de  la  jeune  vierge,  et  se  révol- 
tent contre  leurs  chefs. 

XXT 

«  Ainsi  elle  (Miseigna  l'égalité  cl  la  justice  à  la  femme 
si  longtemps  outragée  et  souillée,  recueillant  le  plus 
doux  fruit  qu'il  soit  donné  à  l'homuic  d'atteindre  dans 
ces  belles  mains  maintenant  libi-es,  pendant  que  le 
crime  armé,  malgré  sa  force,  tremble  devant  son  regard. 
Ainsi  elle  abiite  près  d'elle  des  milliers  de  fennnes, 
vierges  brillantes,  et  matrones  avec  leurs  enfants,  une 
imposante  nndtilude;  les  amants  renouvellenl  les  cuga- 
gemenls  qu'ils  ont  jurés  dans  un  premier  serment,  et 
des  cœurs  longtemps  séi)ai"és  sont  maintenant  unis. 

XXII 

«  Près  d'elle  les  orphelines  sans  abri  trouvent  nu 
foyer;  ainsi  (pie  cvs  pauvres  victimes  de  l'orgueil...  belles 
épaves,  sur  (jiii  le  moiuh!  souriant  fait  peser  à  grand 
bruit  1<^  rachat  de  sa  perversité.  Dans  de  hideux  repai- 
res, ou  dans  ses  [)alais  la  Luxure  trône  seide,  pendant 
que  sur  la  terre  retentit  sa  voix,  dont  la  douceur  redou- 
table n'-prime  tout  mal;  el  ses  ennemis  attendris  revien- 
nent et  jelieni  le  snll'rag»;  de  l'amoiM'  dans  l'iu'ne  aban- 
doiMM'c  de  lespc'rance. 


I 


LAON    ET    CYTHXA  183 

XXIII 

«  Ainsi,  dans  la  rite  populeuse,  une  jeune  vierge  a 
arrache  à  la  Destruction  la  proie  que  celle-ci  regarde 
comme  sienne,  partout  où,  surchargés  de  chaînes,  les 
hommes  sen  sont  fait  des  armes  pour  jeter  à  bas  la 
tyrannie,  arJjilre  mensong(M'  entre  l'esclave  et  lliomnie 
libre  ;  et  sur  la  terre,  dans  les  hameaux  et  dans  les  vil- 
les, la  multitude  se  rassemlîle  en  tiuiuilte  et  vole  aux 
armes,  pendant  que  la  tyrannie  repousse  les  revendi- 
cations du  droit  et  ramasse  ses  forces  autour  de  ses 
trônes  tremblants. 

XXIV 

«  Bientôt  l'homme  libre  ne  peut  s'empêcher,  quoi- 
que bien  malgré  lui,  de  verser  le  sang.  La  reine  des 
esclaves,  lange  aux  yeux  bandés  des  aveugles  et  des 
morts,  la  Coutume,  de  sa  masse  de  fer,  indique  les 
tombeaux,  où  son  étendard  désolé  flotte  sur  la  pous- 
sière des  prophètes  et  des  rois.  Elle  compte  pourtant  bien 
des  honnnes  dans  ses  rangs ,  elle  pave  son  sentier  de 
cœurs  humains,  et  sur  lui  jette  la  lueur  égarante  de  ses 
incommensurables  ailes. 

XXV 

ce  II  y  a  une  plaine  au-dessous  des  murs  de  la  cité, 
enlacée  de  montagnes  brumeuses,  étendue  et  vaste;  là 
des  millions  dhommes  élèvent  à  l'appel  frémissant  de  la 
Liberté  dix  mille  grands  (Hendards  ;  ils  remplissent  le 
vent,  qui  porte  mille  voix  ne  formant  qu'un  son  en 
passant,  et  fait  frémir  sur  son  trône  leur  ennemi  cou- 
ronné. Il  est  assis  frappé  de  stupeur  au  milieu  de  sa  vaine 
pompe,  et  il  ne  sait  pas  que  son  pouvoir  n'est  plus.  Pour- 


184  ŒUVRES    POÉTIQUES    DE    SHELLEY 

quoi  los  épccs  victorieuses  hésifenl-elles  à  sceller  sa 
ruine  ? 

XXYI 

«  Les  gardes  du  tyi'an  soutiennent  la  résistance  ; 
hardis,  farouches  et  durs  comme  des  bètes  de  sang, 
ils  forment  un  point  au  milieu  de  la  foule  qui  couvre  la 
plaine.  Dès  l'enfance,  le  carnage  cl  la  ruine  ont  été  leur 
pâture,  le  m;d  a  (''t(''  leiu'  ))icn.  et  ces!  pour  h\  haineux 
amour  de  ce  mal  (|iic  leur  voiontc'  a  loi'gé  les  cliaines 
qui  rongent  leins  co'iirs.  La  uudtilude  qui  les  (înveloppo 
essaye,  avec  des  paroles  damonr  humain,  de  lléchir  au 
nom  de  leur  pi'opre  sahit  leiu's  es|)rits  obstinc's. 

XXX  VII 

«  Sur  la  plaine  il  se  fait  un  calme  soudain,  pendant  (|ue 
nuit  cl  jour,  autour  de  ces  bandes  sans  pitié,  se  monte  hi 
garde  de  lamoui'  —  une  extase  qui  frappe  la  pensée 
dime  teri'cui'  mèh'c  d'espérance.  De  même,  (juand  le 
(racas  du  louihillon,  dont  les  souilles  furieux  confondent 
les  vagues  cl  les  nuages,  sid)itcmcnl  s'apaise,  le  marinier 
tcrjilié  sent  le  siU'Uce  tomhei'  siu-  son  cœur  ;  ainsi 
enchaînes  les  vaincpu'urs  saiiétèrent.  Oh!  puissent  les 
hounnes  libres  ne  jamais  embiasseï-  les  genoux  impi- 
toyables delà  'ferrciir,  ce  meurlrier! 

XXVlll 

«  Si  le  sang  est  versé,  ce  n'est  plus  qu'un  échange  de 
chaules,  un  |)assagc  de  l'eschivage  à  la  làchel<''...  une 
hunenlabie  chule  !...  Kicvc  la  voix  ins|)ir('e  !  Verse  sur 
«•es  hounnes  uk'mIkuiIs  rauiour  (|iii  xollige  dans  ces  yeux 
eiichanleiirs  !  Debout,  mon  :uni  !  AcMeii  !...  />  Kl  (piand 
il  cul  parh'  ainsi,  je  me  levai  Ici-èrehienl  sur  la  terre  ver- 


LAON    ET    CYTIINV  185 

(loyaiito,  comme  qiiclqiriin  (jiii  se  révcilh'  d'un  sombre 
rêve,  et  je  regardai  la  profondeur  du  lae  i)aisible. 

XXIX 

Jyvis  mon  image  réfléchie,  et  alors  ma  jeunesse  se 
présenta  à  moi  avec  limpétuosité  du  vent  qui  descend 
sur  des  eaux  tian(|u[lh'S.  .Ala  mince  chevelure  était  pré- 
maturément grise  ;  mu  face  était  ti'aversc'C  de  ces  rides 
que  laisse  après  elle  la  soulfrance,  non  làge  ;  mon  front 
était  pâle  ;  mais  sur  ma  joue  et  mes  lèvres  un  afflux  de 
feu  dévorant  trouvait  sa  nourriture  ;  pendant  que  par 
mes  yeux  pouvait  parler  un  esprit  subtil  et  fort  dans 
un  corps  si  faible. 

XXX 

Et,  quoique  leur  éclat  fût  alors  évanoui,  cependant 
dans  mes  regards  creux  et  sur  mes  traits  amaigris  se 
voyait  toujours  la  ressemblance  dune  forme  pour  laquelle 
avait  été  tissée  la  plus  brillante  étoffe  du  génie,  forme 
disi)arue,  me  semblait-il,  delà  scène  de  ce  monde  qu'elle 
avait  laissée  vide  ;  cétaient  les  traits  de  son  frère  (1),  ils 
pouvaient  ressembler  aux  siens.  Ils  avaient  été  autrefois 
le  miroir  de  ses  pensées,  et  la  grâce  jetée  par  l'ombre 
de  son  esprit  y  laissait  toujours  quelque  trace. 

XXXI 

Qu'étais-je  alors?  Elle  sommeillait  avec  les  morts. 
Gloire  et  joie  et  paix  étaient  venus  et  partis.  Le  nuage 
périt-il  quand  les  rayons  qui  baignaient  d'or  sa  hsièrc 
se  sont  enfuis?  ou,  noir  et  solitaire,  porté  inconnu  à 
ti-avers  les  sentiers  de  la  nuit  sur  les  ailes  déployées  de 

(1)  Dans  la  Ri'i:olte  de  l'Islam,  on  lit  :  «  de  son  amant.  » 


186  ŒUVRES   POÉTIQUES   DE    SHELLEY 

son  propre  vent,  ne  verse-t-il  plus  de  pluie  sur  la  terre  ? 
Les  étoiles  se  montrent,  quand  la  froide  lune  aiguise  sa 
corne  dargent  sous  la  nier,  et  viennent  peupler  la  vaste 
nuit. 

XXXIl 

RafTeiini  dans  mon  cœur,  et  cependant  triste,  je 
quillai  ce  vieillard,  non  sans  échanger  des  regards  et 
des  larmes,  et  un  long  adieu  ;  puis  je  m'acheminai  vers 
le  camp.  3Ion  esprit  i)orta  mon  corps  sur  bien  des 
chaînes  de  montagnes,  élevant  bien  haut  leur  mille 
crêtes,  à  travers  bien  des  vallées  et  bien  des  bruyères  : 
et  en  ce  moment  la  terre  sereine  semblait  jouir  avec 
délices  de  la  biillante  investiture  du  Piintcmps  en  (leurs, 
une  vision  qui  empruntait  quelque  chose  de  triste  à  ma 
propre  tristesse. 

XXXIII 

Mes  forces  revivaient  en  moi,  et  j'allais,  comme  quel- 
(|u'un  (pie  portent  les  vents  sur  Ihcrbc  coui'bée,  à  tra- 
vel's maint*'  vallée  de  ce  large  coiiliiient.  La  nuit,  (piaiid 
je  reposais,  de  beaux  rêves  i)assaieiit  devant  mon 
oreiller.  Ma  Cythna  s'y  trouvait  toujours  mêlée, mais  non 
plus  semblable  à  un  enfant  de  la  mort;  quand  je  me 
réveillais  de  mon  repos,  une  masse  terriliante  semblait 
séparer  de  ma  vie  ce  délicieux  souimeiL  comme  si  la 
lumière  de  la  jeunesse  navail  |)as(lisp;irn  pour  lonjouis. 

XXXIV 

Et  toujours,  pendant  (|ne  j  allais,  celte  vierge  qui 
avait  élevé  si  haut  la  torche  de  la  vé'iilc',  dont  l'ennile 
dans  son    pèlerinage   avait  entendu   raconter  les  hauts 


LAON   ET   CYTIIN.V  187 

faits,  hantait  mes  pensées.  Ah  !  l'espérance  repaît  son 
mal  de  tout  ce  qu'elle  trouve,  fleurs  ou  mauvaises 
herbes!  Cette  vierge  pouvait-elle  être  Cythna?  Ce 
cadavre  que  j'avais  vu  n'était-il  qu'une  forme  telle  que  la 
pensée  qui  se  torture  elle-même  en  enfante  dans  son 
délire  ?  Cependant  elle  faisait  autour  de  mes  pas  comme 
une  lumière  qui  ne  devait  jamais  s'évanouir. 


CHANT  V 


I 

.rari'ivai  enfin  surlo  dornior  sommet,  nn  escarpement 
de  neige.  La  lune  pendait  bas  sur  les  montagnes  de  l'Asie, 
et  au  dessous  s'étendaient  la  plaine,  la  cité  et  le  camp, 
bordés  des  flots  de  l'Oeéan  faiblement  illuminés  de  la 
lueur  de  minuit  ;  les  sommets  de  la  eit('  éclairés  par 
la  lune  et  des  myriades  de  lampes  brillaienl  connue  des 
étoiles  dans  un  ciel  sublunaire,  et  des  feux  flambaient 
au  milieu  des  camps  dissémines,  comme  des  jets  de 
flamme  (luallume  le  rapide  Ti'end)lenienl  de  terre  jjar- 
tout  où  il  pose  le  pied. 

11 
Tout  doi'uiail,  exccpic  r('u\  (pii  veilhiicnl  debout  sous 
les  armes,  ou  ceux  (jui  gardaient  assis  la  luuuère  du 
|)hare  ;  les  légei's  bruils  (pii  sorlaicnl  de  celle  vaste 
multitude  rendaient  encoi'c  le  silence  plus  prolbnd.  Kt 
cependant  cpu'lle  puissance  de  pensée  luunaine  était 
bercée  dans  cette  nuit  !  Cond)ien  de  c(eurs  imptMK'lia- 
blement  voih's  battaient  sous  son  ombre?  Quel  secret 
combat  le  Mal  cl  le  Mien,  sous  I  ;ii  iiMire  de  mille  [las- 
sions enti'cmèb'-es,  se  liviaieiil  dans  celle  loule  silen- 
cieuse! une  guerre  éternelle  ! 


L.VON    ET    CYTHN.V  189 

III 

En  ce  momonl  lo  pouvoir  du  IVwn  ivrnportait  la  vic- 
toire. Cest  ainsi  que  j'an-ivai  plein  denthousiasmc  à 
ti'avers  ce  labyrinthe  d'innombrables  tentes,  au  milieu  de 
ces  millions  dhonimes  silencieux  liviés  à  un  innocent 
sommeil.  Alors  la  lune  avait  laissé  le  ciel  désert  ;  mais 
la  piemiére  lueur  matinale  de  lorient  me  montra  un 
jeune  homme  armé,  la  tète  courbée  eu  avant  sur  sa 
lance  :  «  Un  ami  !  »  criai-jebien  fort;  et  en  un  clin  dœil, 
en  honnnes  libres  animés  des  mêmes  cspéi'ances,  nous 
nous  comprîmes. 

IV 

Je  m'assis  à  côlé  de  lui,  pendant  que  le  rayon  du 
matin  se  frayait  lentement  un  chemin  à  travers  le  ciel, 
et  causai  avec  lui  de  ces  immortelles  espéi-ances,  un 
thème  glorieux,  qui  nous  occupa  jusqu'au  moment  où 
les  étoiles  s'obscni-cirent  ;  et  tout  ce  temps  il  me  sem- 
blait que  sa  voix  nageait  dans  le  souvenir  de  ces  pen- 
sées qui  font  déborder  les  yeux  humides  ;  enfin,  lorsque 
le  jour  commença  à  remplir  l'air  de  sa  lumière,  il  me 
regarda,  et  frappé  de  stupeur,  s'écria  :  «  Toi  ici  !  » 

Alors,  soudain,  je  reconnus  le  jeune  homme,  en  qui 
mon  esprit  avait  trouvé  ses  premières  espérances  ;  mais 
des  langues  envieuses  avaient  terni  sa  sincérité,  et  ini 
orgueil  irréfléchi  avait  enchaîné  son  amour  dans  le 
silence  ;  et  la  honte  et  le  chagrin  avaient  cruellement 
blessé  le  mien,  tandis  que  lui  était  innocent,  et  que 
jetais  le  jouet  dune  illusion.  La  vérité  m'apparut  aloi's  ; 
des  larmes  de  repentir  et  de  joie  montèrent  soudain  à 

iV 


190  œUVRES   POÉTIQUES   DE    SHELLEY 

mes  yeuK,  et  en  jaillirent  violemment  sur  le  sol  ;  et  nos 
âmes  confondues  savourèrent  leur  paix. 

M 

Pendant  que  nos  lèvres  sans  repos  et  nos  yeux  ardents 
s'entretenaient  ainsi,  un  bruit  d'impétueux  conflit,  comme 
sorti  de  la  terre,  s'éleva  soudain.  De  chaque  tente,  ré- 
veillés par  cette  terrible  clameur,  nos  gens  s'élancèrent, 
saisissant  leurs  armes.  Nous  nous  hâtâmes  du  côté  du 
bruit  ;  nos  bandes  se  réunissaient  au  loin.  Ces  esclaves 
de  sang,  au  milieu  de  dix  mille  morts  poignardés  dans 
leur  sommeil, foulaient  au  pied,  dans  une  lâche  trahison, 
les  nobles  cœurs  qui  avaient  cherché  à  épai'gner  leurs 
vies. 

VII 

Comme  des  serpents  furieux  piquant  quelque  char- 
mant enfant  qui  leur  apporte  leur  nourriture,  quand  l'hi- 
ver Irompcui'  et  beau  les  attire  au  dchois  de  ses  froids 
sourires,  aussi  sauvages  ils  exercent  leur  rage  dans  le 
camp;  ils  écrasent  l'armée  patriote;  la  confusion,  le 
désespoir  descendent  comme  la  nuit,  quand  un  cri 
lelenlit  :  «  Laqn  !  »  Comme  un  brillant  fantôme  venu 
du  ciel,  ce  cri  é])()iivaiila  les  esclavc's,  et  s'élargissant 
à  travers  la  voûte  cclcsie,  il  semblait  conuni;  un  cri 
envoyé  de  la  terre  au  ciel  en  signe  de  victoire. 

MU 

Ces  trahies  meurtriers,  saisis  d'une  soudaine  jtanîque, 
s'enfuiient  couunc  des  légions  dinsectes  devant  le  vent 
du  nord  ;  mais  toujours  plus  rapides,  nos  armées  enve- 
loppèrent  leurs   rangs  brisés,  et  les  enfermèrent    dan? 


LAON   ET   CYTIINA  191 

une  vallée  rocheuse,  où  leur  farouche  désespoir  ne  pou- 
vait leur  être  d'aucun  secours.  Alors  la  vengeance  et  la 
terreur  firent  dél'ailiir  la  haute  vertu  des  patriotes  ;  l'un 
d'eux  allait  atteindre  son  ennemi  de  la  pointe  de  sa  mor- 
telle lance  ;  je  m'élançai  entre  eux,  et  criai  :  «  Arrête  ! 
Arrête  !  » 

IX 

La  lance  traversa  mon  bras  brusquement  levé  pour 
supplier,  et  le  sang  jailHt  autour  de  la  pointe.  Je  souris, 
et  m'écriai  dans  la  joie  :  «  Oui,  coule  avec  ton  irrésistible 
éloquence,  ô  sang  vital,  jusqu'à  ce  que  mon  cœur  soit  à 
sec,  avant  que  la  cause  dont  tu  étais  digne  soit  vain- 
cue !  Ah  !  vous  piÀlissez  !  vous  pleurez  !  vos  passions 
s'apaisent  !  C'est  bien  !  vous  sentez  la  vérité  des  douces 
lois  de  l'amour  ! 

X 

«  Soldats,  nos  frères  et  nos  amis  sont  massacrés  ; 
vous  les  avez  tués,  je  crois,  pendant  qu'ils  dormaient  ! 
Hélas  !  qu'avez-vous  fait  ?  Ces  yeux,  prêts  à  pleurer  la 
plus  légère  peine  que  vous  auriez  pu  souffrir,  vous  les 
avez  éteints  ;  —  ces  sourires,  qui  devaient  répandre  le 
baume  dans  vos  cœurs,  se  sont  évanouis  dans  la  dou- 
leur ;  ceux  dont  l'amour  veillait  autour  de  vos  tentes 
pour  vous  donner  la  libei'té  de  la  vérité,  vous  les  avez 
poignardés  pendant  qu'ils  dormaient  !...  Eh  bien,  ils 
vous  pardonnent  maintenant. 

XI 

«  Oh  !  pourquoi  le  mal  devrait-il  toujours  sortir  du 
mal,  et  la  peine  engendrer  toujours  une  peine  plus 
poignante  ?....    Nous  sommes  tous   des  frères  !   Oui, 


192  œUVUES    POÉTIQUES   DE    SHELLEY 

les  esclaves  mêmes  qui  sont  payés  pour  tuer  sont  des 
hommes  ;  et  jîour  venger  le  crime  sur  le  coupable,  la 
Misère  devra-t-elle  toujours  se  repailre  de  son  propre 
cœur  brisé  !  0  terre  !  0  ciel  !  et  loi,  redoutable  nature, 
qui  as  donné  lèti'e  à  toute  action,  à  tout  ce  qui  vit  et 
est,  c'est  pour  toi  que  ceux-ci  ont  commis  le  mal,  et 
c'est  pour  toi  qu'ils  sont  pardonnes  ! 

XII 

«  Unissez  donc  vos  mains  et  vos  cœurs,  et  que  le 
passé  soit  pour  les  pensées  mauvaises  comme  un  tom- 
beau qui  ne  rend  plus  ses  morts  !  »  Alors,  comme  le 
sang- coulait  de  maré(;ente  blessuie,  un  nuage  ténébreux 
o])S('urcit  mes  sens  et  des  onibi'es  rapides  couvi'ii-ent 
mes  yeux.  Quand  je  me  réveillai,  jetais  étendu  au  milieu 
de  frères  et  d'ennemis,  je  voyais  autour  de  moi  des  atti- 
tudes empressées,  des  regards  ardents  qui  me  question- 
naient, pendant  que  l'un  deux  pansait  ma  blessure  avec 
des  herbes  embaumées,  et  dune  voix  caressante  min- 
vitait  au  repos. 

XIII 

Et  celui  dont  la  lance  nfavait  blessé  se  penchait  près 
de  moi,  les  lèvres  tremblantes  et  les  yeux  humides  ;  et 
tous  semblaient  être  des  IVères  pailis  pour  un  lointain 
voyage,  rc'unis  dans  une  ('liange  assemblée  sur  une 
terre  étrange,  autour  de  celui  (|u"ils  pouvaient  appeler 
leur  ami,  leiu-  eliei",  leur  père,  viciiuie  maintenant  du 
courage  avec  lequel  il  sest  exjwsc''  au  péril  pour  les  sau- 
ver de  l'esclavage  de  la  mort.  Ainsi  en  ce  jour  lut  récon- 
ciliée la  vaste  aimée  de  ces  bandes  rialernelles. 


LAOX   ET    CYTHNA  193 

XIY 

Faisant  rolontirle  tonnerre  de  ses  acelaniations,  eette 
nuilfiliide,  et  moi  avec  elle,  nous  nous  acheminâmes 
avec  joie  vers  la  ville  ;  une  nation  aflranehie  par  laniour, 
une  puissante  eontValernité  qu'enehainait  la  jalouse  riva- 
lité du  bien  ;  un  glorieux  cortège,  plus  magnifique  que 
les  esclaves  royaux  parés  d'or  et  de  sang,  quand  ils 
reviennent  du  carnage  et  sont  pompeusement  conduits 
en  triomphe  sous  les  nuu's  couverts  de  peuple. 

XV 

Au  loin,  les  murs  de  la  cité  regorgeaient  de  specta- 
teurs :  aux  flancs  vertigineux  de  chaque  tourelle  étaient 
attachées  mille  grappes  vivantes,  et  sur  chaque  aiguille 
sellaçant  au  loin  peu  à  peu  dans  le  ciel,  de  brillants 
étendards  étaient  suspendus  sur  les  vents  charmés. 
Comme  nous  approchions,  un  cri  d'allégresse  éclata  à 
la  fois  de  toute  la  multitude,  comme  si  la  vaste  et  popu- 
leuse terre  avait  jeté  dans  ses  cieux  sans  bornes  la  cla- 
meur soudaine  de  sa  joie,  après  qu'un  ouragan  uni- 
versel a  passé  sur  sa  l'ace. 

XYI 

Nos  ai'mées  se  répandirent  à  travers  les  cent  portes 
de  la  cité,  comme  les  ruisseaux  pendant  lorage  se  pré- 
cipitent du  haut  des  montagnes  vers  l'abri  rocheux  de 
quelque  lac,  dont  le  silence  les  attend;  et  pendant  que 
nous  passions  au  milieu  du  calme  de  lair  ensoleillé, 
mille  couronnes  de  fleurs  pleuvaient  sur  nous,  fleurs 
emblèmes  de  la  vérité  et  de  la  belle  liberté  ;  les  plus 
belles  mains  les  attachèrent  sur  plus  dun  front  ;  c'é- 


194  OEUVRES    POÉTIQUES   DE    SIIELLEY 

taient  les  anges  du  ciel  de  ramour,  étendu  maintenant 
sur  toutes  choses. 

XYII 

J'allais  comme  un  homme  ravi  dans  quelque  extatique 
vision.  Ces  hommes  de  sang-,  si  fraîchement  réconciliés, 
sous  l'influence  du  repentir,  sentaient  la  colère  se  chan- 
ger en  amour  ;  ils  étaient  désenchantés  du  mal,  et  leurs 
sourires  avaient  d'autant  plus  de  charmes  qu'ils  avaient 
fait  plus  de  mal  ;  la  douce  crainte  de  ces  si  suaves 
regards  adoucissait  leurs  propies  cœurs,  et  attirait  déli- 
cieusement leurs  esprits  vers  lamour  des  lois  de  léga- 
lilé  et  de  la  liberté. 

XVill 

Tous  ensemble,  dans  une  symphonie  retentissante,  ils 
élevaient  mon  nom  confondu  avec  celui  de  la  liberté,  me 
proclamant  «  l'ami  et  le  sauveur  des  hommes  libivs,  le 
père  de  cette  joie  !  »...  De  beaux  yeux,  empreints  de 
ces  sentiments  inspirés  i)ur  celle  qui  avait  fait  briller  la 
lumière  d'un  gi'and  esprit,  rayonnèrent  autour  de  moi; 
et  tout  l'appareil  de  cette  grande  scène  disparut  à  mes 
yeux  comme  les  nuages  sans  repos  devant  le  soleil 
immobile.  —  Où  était  cette  vierge?  Je  le  demandai,  mais 
personne  ne  la  connaissait, 

XIX 

Laone  était  le  nom  rpie  son  amour  avait  choisi  ;  car 
elle  était  sans  noui,  et  persoime  ne  connaissait  sa  nais- 
sance. Où  donc  était  Laone  ?  —  La  ciaiule  glaçait  uu'S 
paroles  sur  mes  lèvres.  .Mais  Je  devais  à  nia  grande 
entiepiisc  de  triompher  de  celle   espérance  pleine  de 


LAON   ET   CYTHXA  195 

terreur  ;  et  quand  enfin  on  m'apprit  qu'elle  apparaîtrait 
le  lendemain,  alors  je  me  retirai  pour  songer  aux 
besoins  de  cette  grande  multitude  :  les  étoiles  en  ce 
moment  apparaissaient  pressées  au-dessus  de  la  mer 
crépusculaire. 

XX 

Et  cependant  il  n'y  avait  à  s'inquiéter  d'aucun  besoin 
pour  le  repos  ou  la  nourriture  d'une  si  grande  multi- 
tude, depuis  que  tous  pouvaient  attendre  l'un  de  l'autre 
tous  les  secours  de  la  bonté.  —  Je  passai  donc  devant 
la  porte  du  Palais  Impérial,  maintenant  désolé,  et  là  je 
vis  plongé  dans  la  stupeur,  seul,  le  tyran  tombé  !  — 
Silencieux  il  était  assis  sur  les  marches  de  son  trône 
d'or,  qui,  étoile  de  pierres  étincelantes ,  brillait  dans 
son  éclat  solitaire. 

XXI 

11  était  seul avec  une  enfant  qui  devant  lui  exécu- 
tait une  gracieuse  danse  ;  le  seul  être  vivant  de  toute 
cette  foule  qui  hier  se  pressait  dans  ces  lieux  pour  l'ado- 
rer, essayant  de  lui  apporter  une  consolation  dans  son 
abandon.  —  Elle  savait  que  le  roi  avait  aimé  autrefois 
sa  danse  ;  et  maintenant  elle  entremêlait  ses  cer- 
cles, pleurant  et  murmurant,  dans  la  triste  tâche  de 
son  amour  dédaigné,  de  ce  que  sa  muette  tristesse  ne 
pouvait  lui  arracher  un  sourire. 

XXII 

Elle  vola  vers  lui  et  embrassait  follement  ses  pieds, 

quand  des  pas  humains  se  firent  entendre Lui,  resta 

immobile  sans  parler,  sans  changer  de  couleur,  sans 
lever  ses  regards  pour  rencontrer  les  yeux  des  étran- 


19G  OEIVKES    POÉTIQUES    DE    SHELLEY 

gers.  —  Le  bruit  de  notre  entrée  réveilla  les  échos  de 
la  salle,  qui  en  eireulant  brisèrent  le  calme  de  ses 
l'elraites  ;  comme  une  tombe,  ses  murs  sculptés  répon- 
dirent dans  le  vide  au  bruit  des  pas  qui  tombaient,  et  lu 
lueur  du  crépuscule  s'étendit  comme  la  Inume  d'un 
charnier  dans  le  dôme  rayonnant. 

XXIII 

L'enfant  se  leva  quand  nous  approchâmes.  Ses  lèvres 
et  ses  joues  paraissaient  pâles  et  blêmes  ;  mais  sur  son 
front  et  dans  ses  yenx  rayonnait  cette  beauté  qui  rend 
les  ecï'urs  qui  s'en  nourrissent  malades  dun  excès  de 
douceur  ;  elle  s'appuya  sur  le  trône.  Le  roi,  le  front  con- 
li-act(',  et  les  lèvres  plissées  i)ar  Ihabitude  dun  long- 
mépris,  eut  un  ricanement  inlc'iieur  el  un  froncement 
de  sourcils;  la  leinte  de  son  visage  devin!  semblable  à 
celle  que  quelque  grand  peintre  compose  (juand  il  [rempe 
son  i)inceau  dans  la  lueur  du  (rend)lement  de  leire  et 
de  l'éclipsé. 

XXIV 

Elle  se  tenait  debout  près  ilc  lui  couune  un  ai'c-en- 
cicl  entrelacé  dans  queUpie  oiage,  lorsqu'à  peine  ses 
vastes  ond)res  se  sont  évanouies  des  bleus  sentiers  du 
rapide  soleil.  Vn  sourire  doux  el  soleniu'l,  connue  celui 
de  Cylliiia,  jela  un  ('•clair  de  lumière,  qui  III  battre  vio- 
lenunenl  un)n  eo'ur,  siii-  les  lèvres  entrOuvertes  de  celle 
euranl,  un  rayon  de  bonheur,  une  oudjre  des  jours  éva- 
nouis    —    Quand    les    larmes  (pii  enveloppaient  ce 

sourire  furent  passées,  dun  baiser  de  père  je  pressai 
ses  doux  veux  dans  une  tendresse  Irémissante. 


LAON    ET    CYTIIKA  197 

XXV 

Je  voulus  alors  lircr  de  sa  solitude  ce  malheureux  roi, 
et,  pleiu  de  compassiou  pour  ce  chaugcuieut,  j'essayai, 
par  de  tristes  paroles,  de  caresser  son  humeur  cha- 
grine. Mais  lui,  })endant  que  lorgueil  et  la  crainte  se 
livraient  un  violent  combat,  avec  la  lugubre  astuce 
dune  haine  mal  dissimidée,  il  lança  sur  moi  un  regard 
semblable  à  celui  du  serpent  édenté.Je  sentis  delà  pitié, 
non  du  nn-pris,  pour  cet  homme  aujourd'hui  d<''solé 
après  avoir  été  le  d(''Solateni',  et  qui  ne  sapercevait  pas 
qiu'  les  malédictions  dont  il  se  mo([uait  lavaient  saisi 
aux  cheveux. 

XXVI 

Je  le  fis  sortir  de  ce  lieu  qui  semblait  maintenant  un 
sonq)tueux  tombeau  ;  nous  passâmes  à  travers  des  porli- 
qiu's  profondément  sculptés  de  figures  belles  comme 
un  rêve,  et  nous  laissâmes  les  ombres  qui  président  au 
sommeil  faire  leur  garde  silencieuse  sur  son  or  dédaigné. 
—  Lenfant  marchait  avec  abattement  et,  à  mesure  qu'elle 
marchait,  les  larmes  qu'elle  pleurait  brillaient  sous  la 
lumière  des  étoiles  ;  elle  semblait  ("garée  et,  quand  je 
lui  parlais,  les  sanglots  l'empêchaient  de  me  répondre. 

XXVII 

Enfin  le  tyran  cria:  «  Elle  a  faim,  esclave!  Poignarde- 
la  ou  donne-lui  du  pain  !  »  Il  dit  cela  d'un  accent  tel 
que  des  imaginations  malades  pourraient  en  entendre 
dans  une  tombe  nouvellement  creusée.  Je  tremblai,  car 
la  vérit(''  nfi'tait  connue  ;  on  lavait  laissé  seul  avec  c<'tte 
enfant  ;  ni  lun  ni  l'autre  n'étaient  sortis  pour  se  pro- 


198  OF.UYRES    POÉTIQUES   DE    SHELLEY 

curer  do  la  nourrlturo  ;  lui,  partagé  enlro  l'orguoil  et  la 
crainte,  était  resté  blotti  près  de  son  trône,  et  elle, 
nourrisson  de  la  captivité,  ne  connaissait  rien  au-delà  de 
CCS  murs,  et  ne  se  doutait  pas  qu'un  tel  changement  pût 
s'accomplir. 

XXVIII 

Il  était  troublé  comme  si  un  charme  se  fût  soudaine- 
ment dissipé  ;  les  sceptres  ne  gouvernaient  plus  ;  elle 
venait  de  l'or,  cette  force  redoutable  qui  avait  jadis  tout 
soumis  à  son  pouvoir.  Un  tel  étonnement  s'empara  de  lui, 
qu'on  eût  dit  qu'heure  i)ar  heure  le  passé  reparaissait 
devant  lui  ;  et  la  chute  ra|)ide  d'un  homme  si  grand  et 
si  i)uissant,  comme  un  prodige,  frappait  et  émouvait 
jusqu'à  la  désolation  les  cœurs  de  tous  ceux  qui  assis- 
taient à  ce  terrible  changement. 

XXIX 

Une  puissante  multitude,  comme  celle  que  la  vaste 
terre  peut  verser  en  mille  ans,  ('tait  niainlciiant  rc'unie 
autour  du  tyran  déchu  ;  leurs  innombrables  pas  tom- 
baient connne  le  fracas  des  averses  de  grêle  au  ])rin- 
temps,  frappant  de  coups  redoublés  la  terre  ;  on  n'en- 
tendait |)as  d'autre  bruit  dans  celte  innnense  multitude, 
(^et  homme  abanilonnc'  eoniiul  alors  tout  le  poids  de 
son  changement,  et  il  ejiclia  dans  la  poussière  son  visage 
blènu',  pour  se  melire  à  l'abri  des  regards  perçants  qui 
fouillaient  sa  poitiine. 

\X\ 

Et  en  mèiue  teuips  il  sadaissa.  .le  m'assis  près  de  lui 
sur  la  terre,  et  je  pris  cette  belle  enfant  d'entre  ses  bras 


LVON    ET    CYTHNA  199 

affaiblis,  pour  qiiil  ne  put  leur  arriver  aucun  mal. 
Quand  on  leur  eut  apporté  la  nourriture,  l'enfant  appro- 
cha sa  part  des  lèvres  dédaigneuses  du  roi,  puis,  quand 
elle  vit  qu'il  en  avait  assez,  elle  se  mit  à  manger,  tout  en 
pleurant  ;  le  désespoir  de  l'homme  abandonné  l'emporta 
sur  la  faim  et,  oubhant  son  état,  il  s'assit  dans  la  pous- 
sière, comme  dans  une  espèce  de  léthargie. 

XXXI 

Lentement  le  silence  des  multitudes  passait,  comme 
lorsqu'on  entend  au  loin  dans  quelque  vallée  solitaire  le 
rassemblement  des  vents  à  travers  la  forêt.  —  «  Il  est 
tombé  !  »  criaient-elles,  «  celui  qui  fit  habiter  la  famine, 
la  peste  ou  ([uelque  fléau  plus  cruel  encore,  dans  nos 
demeures,  il  est  tombé  !  Le  meurtrier  qui  étanchait  la 
soif  de  son  âme,  comme  à  un  puits  de  sang  et  de  larmes, 
dans  la  ruine  !  Le  voilà  !  Le  voilà  précipité  dans  un 
gouffre  de  mépris,  d'où  personne  ne  peut  le  tirer  !  » 

XXXII 

Puis  on  entendit:  «  Que  celui  qui  jugeait  soit  mis  en 
jugement  !  Du  sang  pour  du  sang  !  tel  est  le  cri  de  la 
terre  profondément  souillée  de  ses  crimes  !  Les  attentats 
d'Othman  seul  resteraient-ils  sans  vengeance  ?  Ceux-là 
seuls  qui,  broyés  sons  l'effort  d'un  travail  écrasant, 
arrachaient  de  la  terre  indignée  l'aliment  de  ses  somp- 
tueuses convoitises,  périront-ils  comme  des  coupables, 
quand  son  sang  immonde  peut  à  son  aise  bouillonner  et 
circuler  dans  ses  veines?  —  Levez-vous,  et  faites  à  la 
haute  Justice  le  sacrifice  qu'elle  demande  !  » 

XXXIII 

«  Que  prétendez-vous?  Que  craignez-vous  »,  m'écriai- 


200  œUVKES    POÉTIQUES    DE    SIIELLEY 

je  alors,  m'élançant  soudain,  «  pour  vouloir  verser  le 
sang  d'Othman?  Si  vos  cœurs  sont  trempés  dans  le  véi'i- 
table  amour  de  la  liberté,  cessez  de  redouter  un  honnne 
seul,  un  pauvre  abandonné!  Sous  ce  ciel  qui  étend  sur 
vous  tous  sa  pure  lumière,  à  travers  la  terre,  la  mater- 
nelle terre,  qui  verse  pour  tous  ses  doux  sourires, 
laissez-le  aller  en  liberté,  jusqu  à  ce  que  la  dignité  de 
la  nature  humaine  y  puise  une  seconde  naissance. 

XXXIV 

«  Qu'appelez-vous  Justice?  Y  a-l-il  mi  seul  d'entre 
vous  (jui  dans  le  secret  de  sa  pensée  n'ait  jamais  désiré 
le  mal  d'un  autre?...  Etes- vous  tous  puis  ?  Que  ceux, 
qui  m'entendent  sans  Iremblei"  se  présentent  !  Poui'ront- 
ils  insulter  ou  tuer,  s'ils  sont  ce  que  je  dis?  Leurs  doux 
yeux  peuvent-ils  se  remplir  de  la  fausse  colère  de  lliypo- 
crite?  Hélas!  Non, de  tels  lionnnes  ne  seraient  j)as  purs! 
La  volontc'  (''prouv(''e  de  la  vertu  voit  (pie  la  Justice  est 
la  lumière  de  l'amoui',  et  non  la  vengean<'e.  la  terreur 
et  la  haine  !   » 

XXXV 

Le  murmure  de  la  nudliliule,  expirant  Icnlenient, 
s'arrêta,  pendant  qiw  je  parlais.  Alors  ceux  (pii  é-taient 
près  de  moi  lournèivnt  des  regards  bienveillanls  du 
côt(''  oil  riioinme  abandonné  était  étendu,  voilant  sa 
tète,  (jiie  cette  belle  enfant  pressait  en  silence  sur  son 
sein;  puis  on  entendit  dans  l'aii'  des  sanglots  ;  un  grand 
nombre  baisaient  mes  pi<Mls  dans  m\  transport  de  pitié, 
et  ceux  (|iii  tout  à  llieiire  maudissaient  cet  iiomme,  ses 
|>ropres  victimes,  appoitaiciil  m;iiiilciiaiil  à  son  d(''ses- 
poiiime  douce  consolation  :  des  regards  attendi'isel  de 
luuchantes  paroles. 


l.VltN    KT    CYTIIXA  2U 1 

XXXM 

Alors  la  foiilo  silencieuse  raceonipagiKi  à  la  deiiiein'e 
qui  Ini  était  assignée  pour  son  repos;  et  là,  pour  adoucir 
son  esprit  envenimé,  on  l'enioura  de  tout  ce  (pii  pouvait 
lui  rappeler  son  ancien  état.  El,  si  son  co-ur  avait  pu  être 
innocent,  comme  le  conu'  de  ceux  (pu  lui  pardonnaient, 
il  aurait  pu  achever  ses  jours  en  paix  ;  mais  ses  lèvres 
tendues  se  contractèrent,  dit-on,  en  ini  sourire  qui  pré- 
sageait la  trahison  ;  à  cette  vue  l'enfant  ressentit  une 
impression  mèh'e  despc'rance  et  de  ci-ainte. 

XXXVII 

Il  était  minuit,  la  veille  de  ce  grand  jour  où  les  nom- 
breuses nations,  à  la  voix  desqiudles  les  chaînes  de  la 
Un'vv  fondaient  comme  le  brouillard,  avaient  décrété  de 
céh'brer  une  fête  sacrée,  une  cérémonie  qui  devait 
attester  légalité  de  tout  ce  qui  vit.  Tous  se  retirèrent 
dans  leurs  demeures  pour  l'éver  ou  veiller.  Le  silence; 
sans  sommeil  rappela  Laone  à  mes  pensées,  avec  des 
espérances  qui  font  reculer  le  courant  où  elles  cher- 
chent à  étancher  leur  soif. 

XXXVIII 

L'aube  flottait,  et  à  ses  fontaines  de  poinpre  je  buvais 
ces  espérances  qui  font  languir  l'esprit,  lorsque  j'arrivai 
tout  pâle  à  la  plaine  qui  s'étend  entre  les  montagnes 
brumeuses  et  la  grande  cité.  C'était  un  spectacle  cai)ablc 
de  faire  couler  des  yeux  des  hommes  des  larmes  de 
triomphe,  quand  pour  la  ])remière  fois  le  voile  n'dou- 
table  qui  cachait  le  i)Ouvoir  humain  était  déchiré,  de 
voir  la  Terre  vomir  partout  de  ses  entrailles  les  essaims 
de  ses  fils  i)Our  un  destin  fraternel  ;... 


202  œUVRES   POÉTIQUES   DE    SHELLEY 

XXXIX 

Do  voir  au  loin  éclatant  dans  la  brume  du  malin  les 
étendards  de  cette  innombrable  armée  ;  dontendre  un 
son  formé  d'une  in(init('  de  sons,  le  cri  de  la  terre  au 
ciel  jeté  par  ses  enfants  libres;  pendant  que  les  sommets 
éternels,  que  la  mer  perdue  dans  la  lumière  ondoyante, 
et  les  myriades  daiguilles  d'or  do  la  cité  étoilant  le  ciel 
bleu,  animés  dune  joie  pr(^s(|ue  humaine,  sassuciaient 
par  leur  muet  témoignage  aux  générations  à  venir  ;... 

XL 

De  voir,  comme  une  vaste  île  émergeant  de  l'Océan, 
l'autel  de  la  Fédération  dresser  sa  masse  au  milieu  de 
la  plaine,  —  ouvrage  élev('  en  uno  nuit  par  la  d(''Votion 
de  millions  dhonunes,  aussi  soudainement  que  lorscjue 
le  lever  de  la  lune  fait  apparaître  d'étranges  nuages  à 
l'Orient  ;  une  i)yi'aini(l('  d<'  marbi-e  entouri-c;  de  gradiiLS. 
—  Cette  puissante  forme  a  consiinii'  la  lumière  du  génie; 
son  ombre  silencieuse  cachait  au  loin  les  navires  ;  les 
brumes  du  matin  empêchaient  de  mesurer  sa  hauteui-  — 

XLI 

D'entendre  les  multitudes  sans  repos  s'agiter  pour 
toujours  autour  de  la  base  de  ce  grand  autel,  semblables 
aux  vagues  allanlicpies  qui  éclatent  et  se  brisent  sur 
quelque  îlot  montagneux  ;...  de  sentir,  selon  (|iie  le  vent 
les  apporte  ou  les  emporte,  les  accents  solennels  et 
lents  de  celte  musique  semblable  à  un  rêve,  (jui  vient  de 
ce  niystérieux  autel,  nageant  comme  les  rayons  à  travers 
h's  nuées  qui  lïottent  sur  les  vagues,  et  expirant  en 
liauses,  pendant  que  des  langues  au  son  d'argent 
exhalent  un  hymite  aérien;... 


LAOX    ET   CYÏILXA  203 

XLII 

Oui,  entendre,  voii',  vivi-c,  ce  nialin-là,  celait  une 
joie  Létliéennc  !  si  bien  que  tous  ces  hommes  assem- 
blés chassaient  hi  mémoire  dun  passé  anéanti.  Deux 
poitrines  seulement  (et  la  mienne  en  était  une)  trem- 
blaient pour  leur  propre  vie,  et  nous  avions  tous  deux 
dissimulé.  Mon  cœur  battait  pendant  que  je  marchais,  et 
je  ressemblais  à  un  homme  qui,  ayant  déjà  beaucoup, 
désire  plus  encore,  un  bien  perdu  et  cher,  sans  lequel  il 
marche  dans  les  ténèbres  solitaires  sous  le  soleil  de 
midi. 

XLIII 

J'arrivai  à  la  grande  pyramide.  Ses  gradins  étaient 
couverts  de  chœurs  de  femmes,  les  plus  belles  des 
femmes  Hbres,  groupées  au  milieu  de  ses  merveilleuses 
sculptures.  Comme  j'approchais,  la  brume  d"or  du  matin, 
que  baisaient  maintenant  de  leurs  froides  lèvres  les 
brises  stupéfaites,  senfuit,  et  le  sommet  de  la  pyramide 
resplendit,  comme  l'Atlios  vu  de  Samolhrace  par  les 
vendangeurs  paré  de  la  lumière  matinale.  Et  une  forme 
de  femme  s'y  assit  sur  un  trône  divoire. 

XLIV 

Une  forme  tout  à  fait  semblable  à  l'habitant  rêvé  de 
ces  exhalaisons  dargent  nées  de  l'aurore  sur  les  vents 
qui  se  nourrissent  des  rayons  du  soleil  levant,  pour 
enchanter  limagination  des  hommes.  Tous  les  yeux 
mortels  se  sentirent  attirés,  —  comme  des  mariniers 
mourant  de  faim,  errant  sur  d'étranges  mers,  regardent 
le  fanal  d'une  tour  d'observation,  —  par  la  lumière  de 
ces  divins  linéaments.  Seul,  avec  des  pensées  que  per- 


20  i  ŒUVRES   POÉTIQUES   DE    SHELLEY 

sonne  ne  pouvait  partager,  à  celle  belle  vue,  je  nie  sen- 
tis défaillir,  ear  un  voile  envelo])pait  son  ('clalant  visage. 

XLV 

Et  je  n'entendis  pas  les  acclamations  qui,  du  sein 
d'un  court  silence,  éclatèrent  et  remplirent  l'air  de  son 
étiange  nom  et  du  mien,  poussées  par  toutes  les  nations 
(|ue  nous  avions,  disait-on,  réuni(>s  en  ces  lieux,  ana- 
clu'cs  au  sonnneil  de  l'esclavage;  et  je  ne  vis  ])as  la 
belle  vision  de  ceite  brillante  pompe  ;  mais  j'allais 
aveugle  et  silencieux  connue  un  cadavre  vivant,  appuyé 
sur  mon  ami,  juscpi'au  moment  où,  connue  un  vent  sur 
une  joue  enliévrc'c,  une  voix  llotta  sur  mon  esprit  ti'oublé. 

XLVl 

Cette  voix  fut  pour  moi  connue  la  musique  de  quelque 
ménestrel  inspire''  du  ciel  pour  uji  homme  en  i)roie  aux 
démons;  c'est  à  peine  si  je  dc'vsirai  voir  tomber  son 
Voile,  tant  j'i'lais  calme  et  joy<Mix.  —  .le  pus  voir  alors  la 
plate-l'orme  où  nous  étions,  les  trois  statues,  dont  It; 
marbre  veillait  sur  ce  sublime  autel,  les  multitudes,  les 
montagnes,  et  la  mei',  de  même  qu'après  (|ii'inie  ('clipse 
a  passe'',  toutes  choses  apparaissent  aux  yeux  ('tonne's 
des  homuu's  plus  claires  et  plus  transparentes. 

XL  VII 

D'abord  Laone  pai'la  en  tremblant  ,  mais  bientôt  sa 
voix  i'e|i!il  le  calme  (pi'clle  icpandail.  et  :  «  Tu  es  cclni 
que  j'ai  chercheà  voir  »,  dit-elle  :  «  J'ai  eu  autrefois  un 
fi'èr(!(l)  bien  cher,  mais  il  est  nn)rl!  et  de  tous  ceux  (pii 
l'cspiicnt  SIM-  la  vaste  tenc,  lu  es  le  seid  rpu  lui  ressemble'. 

(l)   Vai-ialll.'   ill-    l;i   /,'rrii//,    Jr  //.s/a/ii  :   ..    un    :i|lli    ■■. 


LVOX    ET    (.YTIINV  '20.") 

J'ai  mis  ce  voile  oiU'iT  nous  deux,  aliii  ([iic  dcrrièit'  lui 
lu  juiisses  imaginer  celle  (jui  depuis  loni^lemps  poun-ait 
avoir  disparu  dans  la  nu)rl. 

XLVIII 

a  Ne  me  pardonneras-tu  pas?  Oui,  mais  ces  joies  qui 
récompensent  si  bien  le  silence  interdisent  la  l'éplique. 
Pourquoi  les  honnnes  m'ont-ils  choisie  pour  èlic  la  prê- 
tresse de  ces  rites  sacrés,  je  le  sais  à  peine,  mais  je  sais 
que  les  flots  de  lumière  cpii  inondent  le  monde  m"ont 
apportée  ici  pour  te  l'enconlrer.  toi.  de  beaucoup  le  plus 
cher  des  hommes.  El  maintenant,  unis  ta  main  à  la 
mienne,  et  puisse  toute  jouissance  se  flétrir  dans  nos 
deux  cœurs  qui  battent  maintenant  ensemble  dans  la 
joie, 

XLIX 

«  Si  jamais  nous  voulions  faire  de  notre  propre  volonté 
la  loi  dautrui,  si  jamais  linfàme  culte  que  nous  crai- 
gnons relevait  la  tète  et  si  nous  cessions  jamais  d'aimer 
riiumanité  !  »  —  Elle  sarrèta  et  me  lit  signe  de  rt>garder 
en  haut.  Trois  formes  seidptées  apparaissaieni  autour  de 
son  trône  divoire.  Lune  était  un  (léaut  seuddable  à  un 
enfant,  endormi  sur  un  ro;'her  détaché,  dont  la  main 
broyait,  comme  en  rêve,  des  sceptres  et  des  couronnes. 
Et  quelqu'un  vcMllait  pi'ès  de  lui,  ne  sachant  s'il  devait 
sourire  ou  pleurer. 

L 

Puis  une  femme  assise  sur  le  disque  sculpté  de  la 
large  terre,  et  nourrissant  d'un  même  soin  un  enfant  et 
un  jeune  basilic  ;  ses  regards  étaient  aussi  doux  (pie 
ceux  du  ciel,  aux  i)lus  beaux  soirs  d'aulomiie.  La  Iroi- 


20G  œUVRES   POÉTIQUES   DE    SHELLEY 

sième  image  portait  des  ailes  blanches  aussi  rapides  que 
les  nuages  dans  un  ciel  d'hiver;  sous  ses  pieds,  au 
milieu  des  formes  les  plus  spectrales,  gisait  la  toi 
vaincue,  un  ver  obscène  qui  essayait  de  se  lever,  pen- 
dant que  calme  elle  tournait  vers  le  soleil  ses  yeux  de 
diamant  (l). 

LI 

Je  m'assis  à  côté  de  cette  image,  pendant  quelle  se 
tenait  debout,  au  milieu  des  nudtitudes  qui  refluaient  et 
s'agitaient  toujours,  connue  la  lumière  au  milieu  des 
ombres  de  la  mer,  projetée  duu  astre  sans  nuages, 
counnuniquant  à  la  foule  cette  commotion  qu'on  ne  peut 
oublier  quand  on  l'a  sentie.  Et  tant  que  le  soleil  rayonna 
sur  le  ciel,  renvoyant  le  regard  fixe  de  la  grande  image, 
la  cérémonie  dura  ;  elle  cessa  quand  la  Ihuuun^  du 
soleil  couchant  incendia  les  îles.  —  Tous  étaient  (huis  la 
joie  et  une  profonde  adniiralion,  (jiiand,  dans  le  silence 
de  tous  les  esprits,  la  voix  de  Laone  s(^  lit  entendre,  et 
ses  gestes  saisissants  parlèrent,  avec  la  j)lus  ekxpiente 
beauté. 

1 

«  Tu  es  calme  comme  là-bas  le  soleil  couchanl  ;  douce 
et  forle  comme  des  aigles  nouvellement  ailés,  beaux  et 
jeunes,  qui  flottent  au  milieu  des  rayons  aveuglants  du 
malin;  et  sons  tes  pieds  se  tordent  la  Foi  et  la  Folie,  la 
(ioiilnuK",  I  Knier  cl  la  nioi'lelle  M(''laucolie.  K«-oule!la 
Terre  tressaille  en  enlendani  le  puissant  avérlissenieiii 


(1)  Ces  Irois  fijiurcs  rc|nrsfiitt'iit  ri.i;;ilil(''.  la  Nalmt'  cl  ta 
Sa};»'ss<'  (|uç  LaoïK',  daus  les  strophes  suivantes,  va  a|»(»stn»|ili»'r 
tour  à  lour.  {\ule  du  trudaclcur.) 


LAON   ET   CYTIINA  207 

de  ta  voix  sublime  et  sainte  !  Ses  libres  esprits  ici  assem- 
blés te  voient,  te  sentent,  te  connaissent  enfin  !  Leurs 
cœurs  ont  tremblé  à  ta  voix,  comme  dix  mille  nuages 
emportés  sur  le  courant  d'un  seul  vent  immense.  0  Sa- 
gesse !  tes  irrésistibles  enfants  se  lèvent  pour  te  saluer  ; 
ils  enchaînent  les  éléments  et  leur  propre  volonté  pour 
arrossir  la  «loire  de  ton  cortèce  ! 


«  0  Esprit  profond  et  vaste  comme  la  nuit  et  le  ciel  ! 
Mère  et  àme  de  tout  ce  qui  a  reçu  la  lumièie  de  la 
vie,  la  beauté  de  Tètre  !  C'est  toi  qui  relèves  le  cœur 
humain,  le  trône  de  ton  pouvoir  ;  toute-puissante , 
comme  lorsque  tu  visitais  les  rêves  des  vieux  poètes  qui 
pâlissaient  envoyant  seulement  ton  ombre  !...  Aujour- 
d'hui des  millions  d'hommes  tressaillent,  en  sentant  tes 
éclairs  les  pénétrer  de  leur  flamme  !  Nature,  ou  Dieu,  ou 
Amour,  ou  Plaisir,  ou  Sympathie,  changeant  les  tristes 
larmes  en  mutuels  sourires,  un  intarissable  trésor, 
descend  parmi  nous!  Mépris  et  Haine,  Vengeance  et 
Egoïsme,  sont  abattus,  désolés  !  Cent  nations  jurent 
qu'il  n'y  aura  plus  que  pitié,  paix  et  amour,  au  milieu 
des  hommes  bons  et  hbres  ! 


«  Et  toi,  la  plus  ancienne  des  choses,  divine  Egalité  ! 
La  Sagesse  et  l'Amour  ne  sont  que  tes  esclaves,  les  anges 
de  ton  pouvoir,  versant  autour  de  toi  des  trésors  de  tous 
les  réservoirs  de  la  pensée  humaine,  des  étoiles  et  de 
l'Océan  !  Le  dernier  des  cœurs  vivants  dont  les  batte- 
ments te  font  bondir,  le  puissant  et  le  sage  ont  travaillé 
à  ta  venue  ;  et  toi,  descendant  dans  la  lumière  sur  la 


■208  (KIVUIÎS    POÉTIQUES   DE    SITELT.EY 

vasle'IciTC  qui  t" appartient  on  propre,  eoninie  le  Prin- 
temps dont  le  souffle  coneentre  en  une  seule  toutes  les 
exhalaisons  parfumées,  tu  marches  dans  les  sentiers  des 
hommes  !  La  Terre  entière  découvre  son  sein  sous  ton 
reii^ard,  et  tous  ses  enfants  se  rencontrent  dans  la  gloire 
pour  se  nourrir  de  tes  sourires  et  embrasser  tes  pieds 
sacrés  ! 


«  Mes  frères,  nous  sommes  libres  !  Les  plaines  et  les 
montagnes,  le  gris  rivage  de  la  mer,  les  forets  et  les 
fontaines  sont  les  rendez-vous  des  plus  heureux  hôtes; 
homme  et  femme,  allVanchis  de  leur  commun  esclavage, 
peuvent  librement  emprunter  à  l'amour  sans  lois  la  con- 
solation de  leni'  chagrin;  —  car,  tant  qiu'  nous  serons 
hommes,  il  nous  faudia  encore  souvent  pleurei.— Le  hm- 
demain  très  serein  d'une  nuit  dorage,dont  les  pluies  ne 
sont  plus  que  de  douces  lai'mes  de  pitié,  dont  les 
nuages  ne  sont  plus  que  les  sourires  de  ceux  (pu 
mciireiu  connue  des  enfants  sans  espérances  et  sans 
craintes,  un  lendemain  dont  les  rayons  sont  les  joies  cpii 
vivent  dans  les  co-urs  unis,  va  rc'-gner  dc'soiiuais  !  L'au- 
rore de  Lesprit  (|ui,  porlé(ï  sui'  nue  aile  aussi  ra|)ide 
(|ii('  le  soleil  levant,  ilhnnine  au  loin  l'espace  et  étreinl 
ce  inonde  pesant  dans  son  lumineux  embrassement  ! 

o 

«  Mes  frères,  nous  sommes  libiu's!  Les  fi  nils  cliiiccllcul 
sous  les  ('lollcs,  cl  les  brises  de  la  niiii  oiidoieiil  sur  les 
bh'S  murs,  les  oiseaux  el  les  bêles  i-èveiil  :  jamais  plus 
le  sang  d<'s  oiseaux  el  d<'s  bêtes  ne  souillera  de  s<'s  llols 
empoisonn(''s  une  fêle  humaine,  et  ne  fumera  i)his  vers 


L.V(I>'    ET    CYTHNV  209 

le  pur  ciel  pour  accuser  les  hommes  ;  les  poisons  ven- 
geurs cesseront  de  nourrir  la  maladie,  la  crainte  et  la 
folie;  les  habitants  de  la  terre  et  de  l'air  accompagne- 
ront en  foule  nos  pas  dans  l'allégresse,  cherchant  près 
de  nous  leur  nourriture  ou  leur  abri;  notre  industrie 
empruntera  à  la  pensée  les  plus  glorieuses  formes 
pour  embellir  cette  terre,  notre  demeure  ;  la  Science, 
et  sa  sœur,  la  Poésie,  revêtiront  de  lumière  les  champs 
et  les  cités  des   hommes  libres  ! 

6 

«  Victoire  !  Victoire  aux  nations  prosternées  !  Soyez 
témoins,  nuit,  et  vous,  muettes  constellations,  qui  de 
vos  chars  de  cristal  jetez  les  yeux  sur  nous  !  Les  pen- 
sées ont  surgi,  et  leurs  pouvoirs  ne  s'endormiront  plus! 
Victoire  !  Victoire  !  les  rivages  les  plus  reculés  de  la 
Terre,  les  régions  qui  gémissent  sous  les  étoiles  an- 
tarctiques, les  vertes  landes  bercées  dans  le  rugissement 
des  vagues  occidentales,  et  les  déserts  vastes  et  peuplés 
qui  bordent  les  océans  où  le  3Iatin  colore  ses  tresses 
dor,  partageront  bientôt  nos  sublimes  émotions.  Les 
l'ois  pâliront  de  stupeur!  La  Crainte  toute-puissante, 
ce  Dieu-Démon,  quand  il  entendra  notre  nom  enchanté, 
s'évanouira,  comme  l'ombre,  de  ses  mille  temples, 
tandis  que  la  Vérité,  trônant  avec  la  Joie,  régnera  sur 
son  empire  perdu.  » 

LU 

Avant  qu'elle  eût  fini,  les  brouillards  de  la  nuit,  entre- 
laçant leur  sombre  trame,  flottaient  sur  l'immense  mul- 
titude. Elle,  comme  un  esprit  rayonnant  à  travers  les 
ténèbres,  réjiandait  le  plus  intime  de  son  âme  en  accents 


210  œUVRES   POÉTIQUES   DE    SIIELLEY 

dont  la  douceur  prolongeait  le  silence,  comme  s'ils 
avaient  appartenu  aux  vents  charmés  ;  un  langage  pas- 
sionné, entremêlé  de  pauses  étranges  et  frémissantes  ; 
en  l'entendant,  on  restait  muet;  car  il  apprenait  à  tous 
les  cœurs  qui  prêtaient  l'oreille  à  s'élever  à  un  ravisse- 
ment semblable  au  sien. 

LUI 

Sa  voix  était  comme  un  torrent  des  montagnes  qui 
balaie  jusqu'au  lac  les  feuilles  dispersées  de  l'automne  , 
et  s'endort  ensuite  au  sein  de  quelque  baie  profonde 
et  étroite  dans  l'ombre  du  rivage.  Comme  les  feuilles 
mortes  se  réveillent  sous  la  vague,  dans  les  fleurs  et  les 
herbes  qui  embellissent  ces  vertes  profondeurs  sous  le 
ciel  bleu;  ainsi  la  multitude  immobile  prenait  part  à  ce 
vivant  changement,  et  d'ardents  murmures  voltigeaient, 
en  même  temps  que  sur  ce  calme  sans  voix  grandis- 
saient la  jouissance  et  l'extase. 

LIV 

Les  foules  se  dispersèrent  à  travers  la  plaine  en 
groupes  autour  des  feux,  qui,  de  la  mer  juscpià  l'entrée 
du  vallon  de  la  montagne  piochaine,  (lamboyaienl  au 
loin.  Le  banquet  des  hommes  libres  était  dressé  sous  une 
multitude  de  noirs  cyprès;  couchés  sous  leurs  aiguilles 
qui  se  balançaient  dans  la  rouge  lumièi'c,  tout  en  nuxn- 
geant,  les  enfants  de  la  Terre  conversaient  avec  bonheur 
de  liberté,  de  justice  et  du  nom  de  Laon. 

LV 

Leur  fêle  i-essemblait  à  ccllt'  (\nr  la  nièi-c  universelle, 
la  Terre,    épanche  de  son  beau   sein,  quand  elle  sourit 


LAON   ET   CYTHNA  211 

dans  l'embrassement  de  l'Aiilomne.  Quand  une  mère 
réconcilie  tendrement  lun  avec  l'autre  ses  enfants  qui 
se  font  la  guerre,  elle  s'interpose  et  trompe  leur  colère, 
eux  s'attendrissent  et  pleurent — telle  fut  cette  fête,  à 
laquelle  pouvait  prendre  part  de  ses  îles,  de  ses  conti- 
nents, de  ses  vents,  de  ses  océaniques  profondeurs,  tout 
ce  qui  vole,  marche  ou  rampe. 

LVI 

Oui,  prendre  sa  part  dans  la  paix  et  l'innocence  !  car 
aucun  sang,  aucun  poison  ne  souilla  cette  fête  ;  on  y 
voyait  accumulés  des  monceaux  de  grenades  et  de 
citrons,  les  plus  beaux  fruits,  melons,  dattes  et  figues, 
mainte  racine  douce  et  nourrissante ,  et  brillantes 
grappes,  avant  qu'un  feu  éti'anger  se  mêlant  à  leur  doux 
jus  ne  l'ait  changé  en  un  mortel  poison,  et  du  pain  bis 
dans  les  corbeilles  ;  de  purs  courants  désaltéraient  les 
lèvres. 

LVII 

Laone  était  descendue  de  son  sanctuaire  ;  les  regards 
les  plus  profonds,  et  les  esprits  les  plus  saints  se  repais- 
saient de  sa  beauté,  quoique  maintenant  les  accents 
divins  se  fussent  tus  en  elle.  Elle  ôta  son  voile,  pour  se 
mêler  avec  la  foule  de  ses  semblables.  Une  secrète  im- 
pulsion détourna  mon  cœur  de  la  suivre  cette  nuit-là  ; 
je  me  retirai  au  milieu  d'un  groupe,  à  l'extrémité  de  la 
plaine,  où  un  grand  feu  de  fête  flambait  à  côté  de  la  mer 
sombre  ! 

LYIII 

Et  notre  fête  fut  pleine  de  joie  ;  conversations  émues 


212  œUVRES    POÉTIQUES   DE    SHELLEY 

OU  égayées  par  l'esprit,  harmonieux  concerts  de  voix, 
pendant  quau  loin  Orion  se  promenait  sur  les  vagues 
qui  coulent  autour  des  îles,  nous  retenaient  dans  les 
chaînes  dune  douce  captivité  qu'on  ne  saurait  dédaigner, 
une  fois  qu'on  la  senile;  mais  quand  leur  zone  s'obscur- 
cit dans  le  brouillard  qui  recouvre  le  sein  de  l'Océan, 
les  nudtitudes  regagnèrent  leurs  demeures  sur  la  plaine 
pour  y  prendre  leur  repos,  que  ce  jour  délicieux  charma 
de  son  ombre. 


CHANT  YI 


I 

Longtemps  sur  le  bord  de  la  mer  aux  lueurs  sombres, 
dans  une  rapide  eonversation  sur  des  thèmes  passionnés, 
je  m'entretins  avec  cet  ami  si  cher,  qui  m'avait  été 
rendu  si  tard,  sous  la  clarté  des  étoiles  d'argent  ;  —  et 
toujours  nos  imaginations  charmées  retombaient  dans 
ces  doux  rêves  d'amour  et  de  paix  à  venir  ;  jusqu'au 
moment  où  les  pales  rayons  du  dernier  bivouac  cessèrent 
de  briller,  oîi  les  ténèbres  enveloppèrent  les  vagues,  et 
oil  s'éteignit  la  brillante  chaîne  des  feux  flottant  sur  la 
rive. 

II 

Nous  étions  arrivés  près  des  murs  de  la  cit('  et  de  la 
grande  porte.  Alors,  sans  qu'on  sut  ni  pourquoi  ni  com- 
ment, l'alarme  se  répandit  dans  les  multitudes  ;  tout 
d'abord,  un  homme  pâle  et  haletant  passa  près  de  nous, 
les  regards  fixes  et  sans  parler  ;  puis  avec  un  cri  per- 
çant, une  troupe  de  femmes  aux  yeux  hagards  ,  entraî- 
nées par  les  cris  de  leur  propre  terreur,  les  joues  pâles, 
se  précipitèrent  en  tumulte,  cherchant  chacune  un 
refuare  soudain  contre  la  crainte  d'un  danger  inconnu. 


214  ŒUVRES   POÉTIQUES   DE    SHELLEY 

III 

Puis  retentirent  des  ciis  de  rallicMuent  signalant  la 
trahison  et  le  danger  :  «  Les  voiei  !  Aux  armes  !  aux 
armes  !  Le  tyran  est  au  milieu  de  nous,  el  l'étranger 
vient  nous  asservir  en  son  nom  !  aux  ai'uies  !  »  Mais  en 
vain  ;  poussés  par  la  Panique,  ce  pâle  démon  qui  amène 
la  force  à  abjurer  ses  propres  droits,  ces  millions  d'hom- 
mes fuyaient  connue  les  vagues  devant  la  tempête.  Ces 
alannes  étaient  à  peine  venues  jusqu'à  moi,  que  pour  en 
connaître  la  cause  je  m'élançai  sur  la  tourelle  de  la 
porte,  et  de  rage,  de  chagi'in  et  de  mépris,  ji;  pUnu'ai. 

IV 

Vers  le  nord  je  vis  la  ville  en  feu,  et  sa  rouge  lumière 
faisait  maintenant  pâlii-  le  matin,  qui  se  levait  sur  la 
vaste  Asie.  De  plus  en  plus  retentissants,  éclatants,  j'en- 
lendis  s'approcher  les  hiulements  de  triomphe  et  les 
cris  de  douleur,  el  je  vis  la  (ouïe  st'Cduler  à  travers  les 
portes  comme  des  chules  deau  écuniautes  nouri'ies  de 
mille  orages,  la  lueur  ellrayante  des  bondjes  briller  sur 
les  têtes,  et  par  intervalh^s  la  foudre  de  la  rouge  artil- 
lerie tomber  au  milieu  de  la  foule  en  la  déchirant. 

V 

Puis  les  cavaliers  arrivèrent  —  et  tout  cela  se  fit  en 
moins  de  temps  que  je  nen  ai  mis  à  le  dire.  Je  vis  leurs 
rouges  ép('es  étinceler  aux  pi'emiers  rayons  du  soleil.  Je 
me  pi'i'cipilai  au  milieu  de  la  Coule.  |)(um'  essayer  d'ai'rc- 
ter  cette  misérable  fuite,  l'n  mouieul  ebranh's  i)ar  ma 
voix,  mes  regards  et  mon  <''lo(|uenl  (h'sespoir.  connue  si 
le  reproche  de  leurs  i)ropres  cu'urs  retenait   leurs  pas, 


LVOX    ET    CYTHNA  215 

ils  s'arrêtèrent  ;  mais  bientôt  le  flot  de  nouvelles  multi- 
tudes survenant  emporta  ces  bandes  ralliées. 

VI 

Je  luttais,  comme  peut  lutter,  emporté  sur  quelque 
cataracte  par  d'irrésistibles  courants,  un  naufragé  qui 
entend  son  fatal  rugissement  ;  je  fus  submergé  par  le 
flot  compact,  qui  parvint  par  un  ellort  suprême  à  franchir 
la  porte,  pendant  que  chaque  boulet  faisait  dans  les 
rangs  une  trouée  plus  sanglante  ;  enlin  morts  et  vivants 
dégorgèrent  dans  la  plaine  en  une  seule  énorme  masse, 
bientôt  dispersée,  et  sous  le  mortel  acier  une  pluie  de 
sang  ne  cessa  de  tomber  sur  la  plaine. 

Vil 

Maintenant  la  meute  du  despote,  sur  une  proie  désar- 
mée et  surprise,  pouvait  assouvir  à  longs  traits  sa  soif 
de  mort  ;  les  escadrons  de  cavalerie  lâchés  sur  la  vaste 
plaine  la  balaient  en  tuant,  et  avec  un  éclat  de  rire  reten- 
tissant moissonnent  poui'  leur  tyran  une  récolte  semée 
avec  d'autres  espérances;  en  même  temps  de  la  Pro- 
pontide,  bien  loin  par  dessus  les  têtes,  les  vaisseaux  font 
pleuvoir  une  pluie  de  feu  meurtrière,  pendant  que  les 
vagues  sourient  ;  on  dirait  de  soudains  tremblements  de 
terre  allumant  mainte  ilc  volcanique. 

VIII 
ors  une  fête  inattendue  fut  servie  aux  oiseaux  de 
proie  du  ciel.  J'ai  vu  ce  spectacle  !  et  je  me  mouvais,  et 
je  vivais...  tout  en  foulant  les  monceaux  de  morts  dont 
les  yeux  de  juerre  étincelaient  dans  la  lumière  du  matin  ! 
Il  ne  me  vint  alors  aucune  idée  de  fuite  ;  mais  je  poussai 
de  si  grands  cris  de  mépris,  que  ceux  qui  redoutaient  la 


216  ŒUVRES   POÉTIQUES   DE    SIIELLEY 

mort  sentirent,  en  les  entendant,  couler  clans  leurs  veines 
It'Ian  d'une  honte  vertueuse  ;  ainsi  je  remuai  la  foule, 
et  fis  rentrer  dans  beaucoup  decœurslespoir  que  donne 
le  désespoir. 

IX 

Une  bande  de  frères  se  réunissant  autour  de  moi, 
quoique  désarmés,  opposèrent  à  l'ennemi  un  fi'ont  iné- 
branlable ;  et,  toujours  battant  en  retraite  avec  leurs 
regards  terribles  sous  leurs  sourcils  farouches,  lirent 
trembler  les  vainqueurs  dans  leur  propre  vicloiie.  Une 
volonté  déterminée  inspirait  notre  troupe  grossissante  ; 
sans  être  entamée,  elle  put  gagner  labri  dun(^  colline 
gazonnée.  —  Et  cependant  pour  toujours  silencieux, 
nos  compagnons  étaient  abattus,  et  leurs  membres  sans 
défense  semés  sous  nos  pas. 

X 

Nous  tînmes  bon,  inébranlables.  Avec  (luclle  joie  je 
retrouvai  près  de  moi,  ferme  connue  un  jnn  géant  au 
milieu  des  vapeurs  de  la  nu)ntagnc  amoncelées  autour 
(le  lui,  le  vieillai'd  (|iu'  jaiuiais.  Ses  yeux  divins  i-c'-pou- 
(lircnl  an\  miens  avec  un  doux  regard  de  courage;  mou 
jeune  ami  (Mail  aussi  |)rès  de  nuii.  et  je  sentis  un  instant 
sa  main  étreindrcî  ardenunent  la  mienne.  Maintenant  à 
noire  ci-i  de  ralliement  la  ligue  de  bataille  sc'tendait,  et 
des  myriades  dhonunes  se  réunissaient  dans  l'amour  et 
la  fraleinik'  i)onr  mourir. 

XI 

Tant  que  le  soleil  s'éleva  dans  le  ciel,  les  cavaliers 
abattiicnt  à  leur  aise  nos  midtiludes  di'sainu'es  ;  mais, 
enlrainés  liop  [très  de  nous  p;ir  la  soif  du  carnage,  ces 


L.VON    ET    CYTIIXA  217 

esclaves  fuiunit  rapidement  mis  en  déroute  par  quelques 
centaines  d'hommes  qui  fondirent  sur  eux.  Bientôt  la 
chair  et  les  os  nous  firent  de  spectrales  barrières  ;  l'artil- 
lerie du  côté  de  la  mer  tonnait  plus  rapide  et  plus  meur- 
trière, et  les  vainqueurs  riaient  d'orgueil  d'entendre 
le  vent  leur  appoi'ter  nos  cris  de  douleur. 

XII 

Car  la  colline  n'ofl'rait  d'abri  que  d'un  seul  côté, 
abri  suffisant  pour  la  phalange  des  hommes  invaincus  ; 
et  là  les  vivants  nageaient  dans  le  sang  des  morts  et  des 
mourants,  qui,  dans  ce  vert  vallon,  comme  des  torrents 
étoudés,  formait  sous  les  pieds  un  boiu'beux  marécage. 
Ainsi  la  boucherie  dura  tant  que  le  soleil  fit  son  ascen- 
sion orientale  ;  mais  quand  il  commença  à  descendre, 
un  plus  furieux  combat  se  livra,  et  les  armées  s'enga- 
gèrent dans  une  mêlée  plus  douteuse. 

XIII 

Dans  une  caverne,  sur  la  colline,  nous  trouvâmes  un 
amas  de  grossières  piques,  larme  de  ceux  qui  ne  com- 
baltent  que  sur  le  sol  natal  pour  la  défense  de  leurs 
droits  naturels  ;  un  cri  de  joie,  soi'ti  de  nos  cœurs, 
di'chii'a  l'air  immense,  pendant  que  les  plus  braves  et 
les  meilleurs  s'emparaient  de  ce  petit  nombre  d'armes  ; 
et  chaque  sixième  homme  ainsi  armé  présenta  une 
ligne  qui  «'ouvrait  et  soutenait  le  reste,  une  phalange 
pleine  de  confiance  que  les  ennemis  investirent  de 
tous  côtés. 

XIV 

Notre  résistance  faillit  déterminer  les  ennemis  à  prendre 
la  fuite.  Mais   bientôt  ils  reconnurent  qu'ils  étaient  les 
RvitiiK.  I,  —  13 


218  OEUVRES   POÉTIQUES   DE    SIIELLEY 

plus  forts,  et,  prévoyant  que  la  nuit  qui  approchait  don- 
nerait la  victoire  à  notre  aimée  résolue,  ils  descendirent 
la  colline,  et  massèrent  leurs  ligues  étincelantes.  Alors 
le  combat  devint  inégal,  mais  tout  à  fait  horrible  ;  —  et 
toujours  nos  multitudes,  hachées  par  le  rapide  projectile 
ou  la  rouge  épée,  tombaient  comme  un  torrent  de  la 
montagne  qui  se  précipite  en  écuniant  pour  disparaître 
à  jamais  dans  les  sables. 

XV 

0  douleur,  ô  honte,  de  voir  des  humains  nos  frères 
en  venir  aux  mains  avec  leur  propre  espèce,  conune  des 
bètes  de  sang,  pour  s'égorger  entre  eux,  armés  par  un 
homme,  qui  reste  pai'  derrière  à  l'écart,  et  rit  !  —  Cet 
ami  si  doux,  si  bon,  (]ui  s'élait  tenu  près  de  ma  jeunesse 
comme  son  ombre,  tomba  percé  !  La  blanche  chevelure 
de  mon  vieux  sauvctii",  des  lambeaux  de  chair  attachés  à 
ses  racines,  était  semée  sous  mes  pieds  !  Je  perdis  tout 
sentiment,  tout  souci,  et,  comme  le  reste,  je  tombai  dans 
l'abattement  et  le  désespoir. 

XVI 

La  bataille  devint  |)lus  lugubre.  Je  marrètai  au 
milieu  de  la  mêlée,  et  je  vis  combien  lu  es  horrible  ei 
féroce,  ô  Haine!  même  quand  tu  sacrifies  la  vie  pour 
laniour!  Le  sol  se  brisait  en  de  nombreuses  pt'litt's 
valh'cs,  dont  les  anfracluosiii's  amenaient  tour  à  tour  la 
victoire  et  la  défaite  ;  et  là  les  coniballanis  s  acharnaient 
avec  la  plus  horrible  rage  ;  dans  leurs  yeux  frémissaient 
des  regards  meurlrieis,  et  leurs  langues  impuissantes 
pendaient  dans  lair. 


L.VOX    ET    CYTIIXV  219 

XVII 

Flasques  et  écumantes,  comme  celles  d'un  chien  en- 
ragé. La  détresse,  la  folie  lunatique,  et  le  rapide  poison 
de  la  peste,  dont  les  traits  fiappent  quand  son  arc  ne  fait 
que  de  siffler,  ont  chacun  leur  marque  et  leur  signe, 
une  tache  spectrale;  et  telle  était  la  tienne,  ô  Guerre, 
toi  l'horrible  eschive  de  la  haine  et  de  la  douleur  !  Je 
vis  toutes  les  formes  de  la  mort,  et  j'assistai  beaucoup 
de  victimes,  pendant  que  sur  la  plaine  le  carnage  bouil- 
lonnait dans  la  chaleur  des  rayons  du  soleil,  jusqu'au 
moment  où  le  crépuscule  étendit  sur  l'est  son  voile  le 
plus  serein. 

XVlll 

Le  petit  nombre  diiommes  qui  survivaient,  résolus  et 
fermes,  combattaient  autour  de  moi.  Au  déclin  du  jour, 
flottant  sur  les  sommets  neigeux  de  la  montagne,  bril- 
lèrent de  nouvelles  l^annières  ;  elles  tremblaient  dans  le 
rayon  de  l'orbe  du  soleil  qu'on  ne  voyait  plus.  Avant 
la  nuit,  de  fraîches  troupes  en  rang  de  bataille  nous 
enveloppèrent.  De  ces  braves  bandes,  je  fus  bientôt  le 
seul  qui  survécût  ;  j'étais  étendu,  épuisé  et  vaincu, 
je  sentais  l'étreinte  de  mains  sanglantes,  et  je  voyais  en 
haut  la  lueur  des  épées  qui  tombaient... 

XIX 

Quand  tout  à  coup  mes  ennemis  saisis  d'une  terreur 
soudaine  s'enfuii-cnt  en  désordi'c.  —  Avec  une  vitesse 
eflrénée,  un  noir  cheval  lartare,  aux  formes  gigan- 
tesques, accourt,  foulant  aux  pieds  les  morts  ;  les  vivants 
saignent  sous  les  sabots  de  ce  formidable  coursier,  qui 
porte  un  cavalier  semblable  à  un  ange,  vêtu  de  blanc, 


220  OKLVrxKS    POKTlglRS    DE    SHELLEY 

brandissant  une  rpéc.  Les  armées  reeiilenl  et  fuient, 
pendant  qu'avec  une  (errihle  puissance  ce  fantôme  rapide 
el  brillant  balaie  leurs  rangs  dans  roin!)i'e  du  soii-. 

XX 

Sur  son  passage  se  fait  une  solitude,  —  Je  me  levai 
et  examinai  son  approche.  Il  ralentit  sa  course  à  mesure 
(juil  approchait  de  moi,  et  le  vent  qui  (loltait  dans  la  nuit 
apporta  à  mon  oreille  des  accents  dont  la  force  pouvait 
faire  naîlre  des  soui'ires  dans  la  mort.  Le  cheval  tarlare 
sarrèta,  et  je  vis  la  forme  (pii  dirigeait  son  impétuosité, 
et  j'entendis  ses  palpitations  musicales,  semblables  au 
doux  bruit  dune  source  dans  le  désert;  elle  me  disait  : 
«  Monte  avec  moi,  Laonî  »  J'obéis  à  I'lnsjaiil. 

XXl 

Alors:  «En  avant  !  En  avant!  »  cria-l-elle,  (H  elle 
étendit  son  épée  comme  un  fouet  sur  la  tète  du  cour- 
sier, et  secoua  légèrement  les  rênes.  —  Nous  ne  pro- 
noncions pas  une  parole  ;  mais  conHoc  la  vapeur  de  la 
lenq)èle,  elle  volail  sur  la  plaiiH' ;  sa  noire  cheveluiv. 
Ilollail  ('pandue  connue  la  chevelure  d'un  }iin  sur  le 
souille  du  vent  engourdi  ;  ses  Iresses  ombreuses  inon- 
daient capricieusement  mes  yeux,  el  collim-s  et  torrents 
fuyaient  avec  rapidili',  pendant  (pie  sur  leurs  formes  à 
peine  entrevues  la  large  ond)re  du  coursier  passait. 

XXI 1 

Et  ses  sabols  faisaient  jaillir  des  rocs  broyé-s  le  feu  et 
la  poussière;  sous  la  |)ressiou  de  ses  lianes  puissants, 
l'eau  des  torrents  volait  en  ('•cume;  un  tuuudle  semlilahle 
à  la  i-al'ah'  d'un  touihillon  nousenviroimail;  —  et  louj(Mii-s 


LAOX    ET   CYTIINA  221 

en  avant,  on  avant,  à  travers  la  nnil  déserte  nous  vo- 
lions, pendant  qirelle  avait  toujouis  les  yeux  tournés 
vers  une  montagne  dont  nous  approehions,  et  dont  la 
crête,  couronnée  dune  rninedc  marbre,  jetait  une  lueur 
dans  le  rayon  des  obscures  étoiles. — Le  coursier  réprima 
sa  rude  poitrine,  et  arrêta  enfin  son  essor. 

XXIII 

C'était  un  sommet  rocheux  pendu  sur  lOcéan;  de 
cette  ruine  solitaire,  quand  le  coursier  palpitant  se  fut 
arrêté,  on  put  entendre  le  murnuire  du  mouvement  des 
eaux  (comme dans  les  lieux  pour  toujoius  hantés  par  les 
vents  les  plus  choisis  du  ciel,  vents  à  la  voix  enchantée 
par  la  baguette  de  la  Solitude ,  cette  sorcière  sauvage) 
et  l'on  put  voir  au  loin  les  tentes  plantées  sur  la  plaine, 
et  le  sombre  rivage  du  flot  recourbé  de  l'Océan. 

xxiy 

En  un  instant,  tout  cela  fut  entendu  et  vu  ;  l'instant 
d'après,  les  deux  êtres  qui  élaienl  là  debout,  sous  la 
nuit,  n'entendirent  plus,  ne  vii-ent  plus,  ne  seniirentphis 
que  la  présence  l'un  de  l'autre.  A  peine  descendue  de 
son  haut  coursier,  Cythna  (c'était  bien  en  effet  ma  douce 
sœur  (1)  qui  me  regardait  de  ces  yeux  dont  la  profonde 
lumière  d'amour  et  de  tristesse  faisait  pâlir  mes  lèvres 
sous  l'étrange  impression  de  la  plus  douloureuse  vo- 
lupté) Cythna  s'évanouit  de  joie  et  sentit  toute  sa  force 
fondre  dans  les  larmes  de  l'humaine  faiblesse. 

XXV 

Et  quelque  temps  elle  resta  dans  mon  embrassement, 

(1)  On  m  «  Cytlina  .-  dans  la  Pu'rolfe  de  rislom. 


222         OEUVRES  POÉTIQUES  DE  SHELLEY 

sa  tète  reposant  sur  mon  cœur  inquiet,  pendant  que  mes 
bras  affaiblis  enveloppaient  son  corps  languissant.  Enfin, 
elle  me  regarda  et,  ouvrant  à  moitié  ses  lèvres  trem- 
blantes, elle  dit  :  «  Ami,  tes  bandes  perdaient  la  ba- 
taille, pendant  que  j'étais  devant  le  roi  dans  les  chaînes. 
Alors,  je  les  brisai,  et  saisissant  rapidement  le  moment 
favorable  je  m'emparai  de  lépée  d'un  Tarlare,  m'élançai 
sur  son  cheval,  et  rapides  comme  sur  l'aile  d'un  tour- 
billon, 

XXVI 

Toi  et  moi  nous  avons  échappé  aux  poursuites,  et 
nous  voici  réunis.  »  —  Alors,  se  touinant  vers  le  cour- 
sier, elle  pressa  de  ses  lèvres  pures  et  semblables  à  des 
roses  la  blanche  lune  sur  son  front,  et  cueillit  dans  la 
ruine  verdoyante  des  hei'bes  parfiunées  pour  son  repas  : 
—  moi.  Je  lis  asseoii-  la  vieigc  sur  une  pierre,  et  baisant 
ses  beaux  yeux,  je  lui  dis  :  «  Tu  as  besoin  de  repos  »  ; 
puis,  dans  un  coin  verdoyant  tapissé  de  mousse,  je  fis 
au  coursier  un  lit  avec  les  fleurs  de  la  montagne. 

XXMI 

Dans  l'inléricur  de  celle  riiiiM',  où  un  |)orlail  brise 
regarde  du  côté  des  étoiles  de  l'orient  (abandonné 
maintenant  par  l'homme,  pour  vUv.  la  demeure  de 
choses  immori elles  ,  de  souvenirs  qui  vont  et  viennent 
comme  de  teiribles  speclics.  cl  doivent  in-iiler  de  tout 
ce  (|u'il  bâtit  ici-bas,  une  l'ois  (|u'il  est  parti)  une  salle 
s'élevail  ;  sur  sa  voùle  de  belles  herbes  griui|tantes 
croissaieni  avec  le  |Ȉle  lierre,  recouvrant  ses  grises 
fissures  tl'un  lapis  verdoyanl.  un  (h'une  de  feuilles  sus- 
pendu, un  dais  impénétrable  à  la  lune. 


LAON    ET   C\TH>A  223 

XXVIII 

Les  vents  d'adlomne,  comme  sous  le  charme,  avaient 
fait  une  couche  naturelle  de  feuilles  dans  cette  retraite, 
qu'aucune  saison  ne  troublait;  —  mais,  à  l'ombre  des 
parasites  fleurissants,  le  printemps  aimait  à  parer  de  leurs 
douces  fleurs  l'hivernale  solitude  de  ces  feuilles  mortes, 
semant  leurs  étoiles  partout  où  le  vent  errant  pouvait 
caresser  ses  nourrissons,  dont  les  doigts  entrelacés  fai- 
saient éternellement  une  musique  sauvage  et  douce  qui 
remplissait  l'air  attentif. 

XXIX 

Nous  ne  savons  pas  où  nous  allons,  ou  quel  doux  rêve 
peut  nous  piloter  à  travers  les  cavernes  étranges  et 
belles  d'une  passion  lointaine  et  sans  chemins,  tandis 
que  le  courant  de  la  vie  emporte  notre  barque  sur  ses 
tourbillons,  déployant  comme  des  voiles  ses  ailes  ra- 
pides au  souffle  de  laii'  obscur  ;  et  nous  ne  devrions  pas 
chercher  à  le  savoir,  tant  lardeur  de  l'amour  et  les 
douces  pensées  se  font  entendre  toujours  plus  retentis- 
santes du  fond  de  l'océan  de  la  vie  universelle,  harmo- 
nisant sa  commotion. 

XXX 

Tout  est  pur  pour  les  purs.  L'oubli  enveloppait  nos 
esprits,  et  le  terrible  renversement  de  l'espérance  publi- 
que avait  disparu  de  notre  être,  quoique  bien  des  années 
il  y  eut  été  attaché  ;  car  alors  une  force,  une  soif,  une 
scien(;e,  qui  (semblable  à  cette  lumière  d'au  delà  de 
l'atmosphère  qui  revêt  ses  nuages  de  grâce)  coule  tou- 
ours  sous  toutes  pensées,  vint  en  nous,  pendant  que 


224  ŒUVRES   POÉTIQLES   DE    SllELLEY 

nous  étions  assis  là  en  silence,  sous  les  étoiles  d'or  du 
clair  azur  du  ciel  ... 

XXXI 

Dans  ce  silence  qui  suit  une  conversation  où  le  cœur 
déconcerté  ne  peut  parler  qu'avec  des  soupirs  et  des 
larmes ,  quand  la  passion  égarée  accapare  les  pauses 
d'un  langage  inexpressif.  Les  jeunes  anuées  que  nous 
avions  passées  ensemble,  leurs  espérances  et  leurs  crain- 
tes, le  commun  sang  (I)  (pii  coulait  dans  nos  veines,  celte 
ressemblance  de  traits  qui  rend  chères  les  pensées  qu'ils 
expriment,  nos  noms  mêmes,  et  toutes  les  heures  ailées 
qu(!  i-appelle  la  mémoiie  muette, 

XXXII 

Avaient  trouve'"  une  voix  ;  —  et,  avant  que  cette  voix 
se  fût  tue,  la  nuit  devint  humide  et  épaisse,  et,  à  travers 
une  déchii'ure  de  la  l'uiiie  (tîi  nous  étions  assis,  il  vint  du 
mart'cage  un  météore  errant  envoyé  j)ar  (juehjue  vent 
sauvage;  il  se  suspendit  au  haut  du  dôme  vert,  où  il  l'é- 
pandit  une  pâle  et  faible  lueur,  tandis  (jue  le  chant  des 
vents,  dans  lesquels  ondoyait  en  irendtlanl  sa  chevelure 
bleue,  seniail  ])armi  les  feuilles  agil(''es  les  jilus  ('li-anges 
sons;  c'était  une  pi'odigieuse  hunièi'c,  un  son  semblable 
à  celui  d'une  langue  d"esi)ril. 

XXXllI 

Le  météore  éclairait  les  feuilles  sur  lesquelles  nous 
étions  assis,  et  les  bras  ('lineelaiils  de  ("-ylhiia,  et  les 
nonids  é|)ais  de  sa  soyeuse  chen'lnic  (|iii  pesait  sur  mon 
cou  et  linclinait   près  du  sien  ;  ses  yenx  noirs  el    |H'0- 

(1)  Vaiiaiilii  de  la  JtrroUr  dr  rialaiii  :  ■  le  saiij;  liii-iiii-inc.  •■ 


LAOX   KT   CYTUNA  225 

/oii(ls,qui — semblables  auxfantômesjumoauxdime  étoile 
couchée  sur  une  source  obscure,  toujours  en  mouvement 
quoique  l'étoile  reste  immobile  —  nageaient  dans  nos 
nuiettes  et  pures  extases  ;  son  Iront  de  mai'bre,  et  ses 
lèvres  ardentes,  pareilles  à  des  roses  avec  leurs  pâles 
parfums,  que  le  printemps  n'a  quà  moitié  ouvertes. 

XXXIV 

Le  météore  retourna  à  son  lointain  marécage.  Le  bat- 
tement de  nos  veines  demeura  un  instant  silencieux  ;  et 
alors  je  sentis  le  sang  qui  brûlait  dans  son  corps  se  mê- 
ler avec  le  mien,  et  tomber  autour  de  mon  cœur  comme 
du  feu  ;  et  sur  toutes  choses  un  brouillard  s'étendit, 
l'angoisse  d'un  évanouissement  de  joie  profond  et  muet, 
tel  qu'en  pourraient  éprouver  deux  esprits  séparés, 
quand  ils  s'élancent  l'un  vers  l'autre  et  s'unissent  au 
sortir  de  l'obscur  et  fugitif  sommeil  de  cette  terre. 

XXXV 

Ce  moment  confondit-il  en  nous  toute  pensée,  toute 
sensation,  tout  sentiment  en  une  seule  inetfable  faculté 
qui  nous  mit  à  l'abri  même  de  nos  propres  froids 
regards,  alors  que  nous  tombâmes  dans  cet  immense  et 
sauvage  oubli  de  tout  bruit,  de  toute  tendresse?  ou  bien 
était-ce  que  les  âges,  tels  que  les  font  la  lune  et  le 
soleil,  les  saisons  et  les  générations  humaines  avec  leurs 
révolutions  connues,  laissaient  pour  nous  seuls  ici-bas 
la  crainte  et  le  temps  insensibles  ? 

XXXVI 

Je  ne  sais.  Que  sont  les  baisers  dont  la  flamme  étreint 
dans  la  langueur  le  cœur  défaillant?  ou  les  membres 
enlacés  aux  membres  ?  ou  les  rapides  soupirs  mourants 

13' 


226  œuvRES  poétiques  de  shelley 

de  deux  vies  qui  se  rencontrent,  quand  les  yeux  éva- 
nouis nagent  à  travers  les  larmes  d'un  épais  et  infini 
brouillard,  dans  une  seule  caresse  ?  Qu'est-ce  que  celte 
force  irrésistible  qui  pousse  le  cœur  à  gravir  ce  verti- 
gineux escarpement,  où  bien  loin  sur  le  monde  rou- 
lent ces  vapeurs  qui  confondent  deux  êtres  sans  repos 
dans  la  paix  d'une  seule  âme  ? 

XXXYII 

C'est  l'ombre  qui  flotte  sans  qu'on  la  voie,  mais  non 
sans  qu'on  la  sente,  sur  l'aveugle  race  mortelle  ;  sa  di- 
vine obscurité  ne  quitta  pas  cette  verte  et  solitaire 
retraite,  où  la  paix  enveloppait  nos  corps  enchaînés, 
avant  que  celte  nuit,  puis  un  autre  jour,  eussent  disparu 
du  ciel  <'hangcant  ;  et  alors  je  vis  et  sentis...  La  lune 
était  haute,  et  les  nuages,  avant-coureurs  d'un  ouragan, 
étaienl  disséminés  sous  son  orbe  ;  les  vents  s'amonce- 
laient en  rugissant  sur  nos  tètes. 

XXXVIII 

Les  douces  lèvres  de  Cylhna  semblaient  livides  dans  la 
clarté  de  la  lune  ;  ses  beaux  membres  frissonnaient 
sous  le  vent  de  la  nuit  ;  et  ses  noires  tresses  étaient 
mollement  éparses  sur  son  sein  pâle  ;  tout  à  l'intérieur 
était  silencieux,  et  la  douce  paix  de  joie  reuiplissait  pres- 
que la  profondeur  de  son  impénétrable  regard  ;  et  nous 
restâmes  assis  dans  le  calme,  pendant  que  le  sonunet 
rocheux  était  secoué  par  les  vagues  qui  s  agitaient  dans 
ses  cavernes  ;  elles  pressentaient  l'orage,  et  la  grise  ruine 
en  était  ébranlée. 

XXXIX 

Nous  restions  assis  insoucieux  de  tout,  dans  la  com- 


LAON    ET   CYTHXA  227 

miinion  des  serments  échangés,  qui,  ilans  un  rite  de 
foi  douce  et  sacrée,  scellaient  notre  union.  —  Ils  furent 
peu  nombreux  les  cœurs  vivants,  qui  purent  s'unir 
comme  les  nôtres,  ou  célébrer  une  nuit  de  noces  dans 
daussi  étroites  sympathies  ;  car  de  subHmes  et  solen- 
nelles espérances,  la  douce  force  d'un  premier  amour, 
et  toutes  les  pensées  qui  étouftent  le  froid  pouvoir  du 
mal ,  maintenant  enchaînaient  une  sœur  et  un  frère 
l'un  à  l'autre  (1). 

XL 

Et  telle  est  la  modestie  (2)  de  la  nature,  que  ceux  qui 
grandissent  ensemble  ne  peuvent  vouloir  que  s'aimer,  si 
la  foi  et  la  coutume  ne  s'y  opposaient  pas  et  si  l'escla- 
vage commun  ne  défigurait  i;as  ce  qui  autrement  pour- 
rait être  la  source  de  toutes  les  plus  suaves  pensées. 
De  même  que,  dans  le  bosquet  sacré  qui  ombrage  les 
sources  du  Nil  éthi()i)ien,  cet  arbre  vivant,  lorsque  le 
ramier,  rapide  comme  ime  flèche  l'a  frappé  de  son  ombre, 
se  retire  de  frayeui',  mais  embrasse  étroitement  ses 
propres  feuilles  sa'urs  pendant  que  sourient  les  l'ayons 
du  soleil, 

XLI 

Et  s'attache  à  elles,  alors  que  les  ténèbres  peuvent 
briser  les  secrètes  caresses  des  plantes  plus  insensibles 
qui  fleurissent  sur  la  vaste  terre  ;  —  ainsi  pour  toujours 
nous  étions  unis  ;  car  l'amour  nous  avait  nourris  dans 

(1)  Variante  de  la  Pu'i'oltc  de  l'hlam  : 

•<  Car  ces  synipatliies  étaient  nées  dune  jeunesse  unie,  et  de 
la  douce  énergie  d'un  premier  amour,  longtemps  interrompu  et 
caressé,  que  des  espérances  et  des  craintes  communes  avaient 
rendu  aussi  fort  que  la  tempête.  •• 

\i)  Réf.  de  l'hlam  :  «  la  divine  loi  de  la  nature  ». 


228  CEUVRES    POÉTIQUES   DE    SHELLEY 

les  jvlrailes,  où  la  science,  de  sa  source  secrète, 
enchante  les  jeunes  coeurs  avec  la  fraîche  musique  de 
son  jaillissement,  même  avant  que  ses  eaux  grossies 
ne  nourrissent  les  besoins  humains,  —  comme  le  grand 
Nil  nourrit  l'Egypte,  jetant  toujours  sa  lumière  sur  les 
rameaux  entrelacés  qui  se  balancent  sur  ses  vagues. 


XLII 


Les  intonations  de  la  voix  de  Cylhna  étaient  comme 
les  échos  de  ces  coulants  (|ui  munnui'ent  au  loin  ;  elles 
s'élevaient  et  tombaient,  mêlées  avec  les  miennes  dans 
lair  tempétueux.  Et  ainsi  nous  restâmes  assis,  jusqu'à 
ce  que,  notre  conversation  ai'rivant  à  la  dernière  catas- 
trophe, rapide  et  horrible ,  nous  nous  demandâmes 
comment  oh  pouvait  semer  ces  semences  d'espérance, 
dont  \v  fi'uit  est  le  poiscm  nioitel  du  mal.  Heureusement 
pour  nous  cette  ruine  nous  faisait  une  tour  dobserva- 
lion  solitaire.  Mais  les  yeux  de  Cylhna  étaient  fatigués  ; 
deux  jours  étaient  passés, 

XLlll 

Depuis  quelle  n'avait  pris  (1(>  nourriture.  J'allai  donc 
réveiih'r  le  coursier  tartare,  (pii,  (h'-s  (ju'il  eut  secoué 
le  sonnneil  de  sa  crinière  d'ébène,  inclina  sa  fine  lêle 
au-devant  du  frein  d'airain  ,  me  suivant  do(;ilement. 
Avec  une  sonllVance  de  co'iir  si  piofomb'  (pi'unc 
caresse,  alors  (pie  les  lèvres  ci  le  cu'ur  refusent  de 
se  séparer  jusipi'à  ce  (piils  aient  tout  dit,  pouvait  à 
jM'ine  exprimer  l'ang^oisse  de  sa  tcinhisse  muette  et 
ahu'iiK'e, 


LA  ON    1:T    CYTIINA  229 


XLIV 


Cylhna  me  regarda  partir,  et  monter  ce  coursier 
docile.  La  tempête  et  la  nuit  qui  protégeaient  mes  pas, 
pendant  que  je  chevauchais  à  travers  les  rocs  de  la 
ravine,  unirent  bientôt  l'obscurité  et  le  bruit  de  leur 
puissance  portée  sur  tous  les  vents.  —  Bien  loin  déjà, 
llottant  à  travers  la  pluie  ruisselante,  les  vêtements 
bkuics  de  Cythna  jetaient  une  lueur  par  intervalles,  et 
sa  voix  encore  une  fois  parvint  jusqu'à  moi  sur  la 
rafale:  bientôt  jatteignis  la  plaine. 

XLV 

Je  n'avais  pas  peur  de  la  tempête,  pas  plus  que  celui 
qui  me  portait;  mais  ses  prunelles  dilatées  et  rouges 
se  tournaient  triomphalement  vers  le  sillon  de  lédair, 
et,  quand  la  terre  sous  son  pied  intrépide  ressentait  la 
secousse  de  l'ellroyable  tonnerre,  il  ouvrait  ses  narines 
au  souffle  du  vent,  et  avec  de  joyeux  hennissements  se 
moquait  de  ses  grondements  furieux  ;  —  ainsi  nous 
volions  sur  la  plaine  illuminée,  et  bientôt  je  pus  décou- 
vrir le  champ  où  la  Mort  et  le  Feu  s'étaient  gorgés  des 
dépouilles  de  la  Victoire. 

XLVI 

Il  y  avait  un  village  désolé  dans  un  bois  dont  les 
feuilles  entrelacées  de  fleurs,  dispersées  au  vent,  nour- 
rissaient maintenant  louragan  allamé  :  c'était  un  lieu 
de  sang,  un  monceau  de  murs  sans  âtre  ;  maintenant  les 
flammes  étaient  mortes  dans  ces  demeures,  maintenant 
la  vie  s'était  enfuie    de   ces  cadavres  ;   mais  le  ciel 


230  (EUVRES   POÉTIQUES   DE    SHELLEY 

immense,  inondé  d'éclairs,  était  rayé  de  pouti'es  noir- 
cies, et  tout  autour  étaient  étendus  des  femmes,  des 
enfants  et  des  hommes  massacrés  pêle-mêle. 

XL  VII 

Je  descendis  vers  la  fontaine,  sur  la  place  du  marché, 
et  je  vis  ces  (cadavres,  leurs  yeux  rigides  grands  ouverts 
fixés  sur  la  face  Tun  de  l'autre,  et  sur  la  terre  et  sur 
l'air  vide,  et  sur  moi-même,  tout  près  de  la  fontaine 
oîi  je  me  penchai  pour  étancher  ma  soif.  —  Je  reculai 
en  la  goûtant,  elle  avait  l'amertume  salée  du  sang;  j'at- 
tachai près  d'elle  mon  coursier,  et  cherchai  en  toute 
hâte  s'il  y  avait  encore  quehpie  vivant  dans  ce  spectral 
désert. 

XLVIII 

11  n'y  avait  rien  de  vivant,  {|u"une  femme  (pie  je  ren- 
contrai errant  dans  les  rues  ;  quelque  étrange  misère 
avait  changé  en  démon  celle  apparence  humaine.  Aussitôt 
qu'elle  entendit  mes  pas,  elle  sauta  sur  moi ,  et  colla 
ses  lèvres  brûlantes  aux  miennes ,  pt)ussa  un  long, 
retentissant  et  frénétique  échu  de  lire  de  joie,  et  cria: 
«  Maiiilenant,  mortel,  tu  es  profoiuU'nient  abreuvé  des 
bleus  baisers  de  la  Peste...  bientôt  des  millions  d'autres 
baisers  le  feront  raison  I 

XLIX 

«  Mon  nom  est  la  Peste  !  Ce  sein  desséché  nourrit 
autrefois  deux  enfants,  une  sœur  cl  un  fivre...  Quand 
je  rentrai  à  la  maison,  l'im  ciail  couché  dans  le  sang 
de  trois  mortelles  blessures  ;  les  llammcs  avaient  dévoré 


LAON    ET    CYTIINA  231 

l'autre  !...  Depuis  lors  je  n'ai  plus  été  une  mère:  je 
suis  la  Peste  !...  Je  voltige  de  côté  et  d'autre,  afin  de 
pouvoir  étoutïer  et  tuer  !  Toute  lèvre  que  j'ai  baisée 
doit  sûrement  se  flétrir,  excepté  celles  delà  Mort!... 
Si  lu  l'es,  allons  travailler  ensemble  ! 

L 

«  Que  cherches-tu  ici?...  La  lumière  de  la  lune  fait 
éclater  ses  rayons,  l'humide  rosée  s'élève  de  la  vallée  ; 
elle  va  faire  sentir  sa  moiteur  !...  et  tu  verras  les  balafres 
sur  le  corps  de  mon  doux  petit  garçon,  maintenant  plein 
de  vers!...  Mais  dis  d'abord  ce  que  tu  cherches.  »  — 
«  Je  cherche  à  manger.  »  —  «  C'est  bien,  tu  auras  à 
manger.  La  Famine,  mon  amante,  nous  attend  à  la  fête; 
elle  est  cruelle  et  féroce,  la  Famine,  mais  elle  ne 
repousse  pas  de  sa  porte  ceux  que  ces  lèvres  ont  baisés, 
ceux-là  seuls...  Plus  jamais!  Plus  jamais  !!...  » 

LI 

Quand  elle  eut  ainsi  parlé,  elle  m'empoigna  avec  la 
violence  de  la  folie,  et  me  fit  marcher  à  travers  maint 
foyer  ruiné,  et  sur  mille  cadavres.  Enfin  nous  arri- 
vâmes à  une  hutte  solitaire  ;  là  sur  la  terre ,  qui  lui 
servait  de  plancher,  dans  sa  joie  de  spectre,  elle  avait 
réuni  de  tous  ces  foyers,  maintenant  désolés,  et  empilé 
trois  monceaux  de  pains,  faisant  ainsi  la  disette  chez 
les  morts...  Autour  de  ces  monceaux  elle  disposa  en 
cercle  les  petits  enfants  froids  et  raidis  par  la  mort  ;  ils 
étaient  assis  innnobiles  et  silencieux  ! . . . 

LU 

Elle  sauta  sur  un  monceau,  et  levant  vers  l'éclair  ses 


232  ŒLVKES    l'OÉTlQUKS    DE    SHELLEY 

regards  en  démence,  elle  cria  :  «  Mangez  !  prenez  votre 
part  de  la  grande  fête  ;  demain  nous  devons  mourir  !  » 
Puis  de  son  pied  pâle  elle  poussa  les  pains  vers  ses 
hôtes  exsangues...  Ce  spectacle  déchira  mes  yeux  et 
mon  cœur,  et  si  celle  qui  m  aimait  n  avait,  de  ses  regards 
absents,  prévenu  mon  désespoir,  j'aurais  pu  par  sympa- 
thie tomber  aussi  dans  le  dt'lii'c  ;  mais  je  i)ris  la  nourri- 
turc  que  cette  femme  nroUïait  ; 


LUI 


Et,  après  avoir  vainenKMit  Iutl(''  avec  sa  folie,  pour 
essayer  de  la  décider  à  venir  avec  moi,  je  partis.  Dans 
les  régions  orienlah'S  du  ciel,  léclair  maintenant  pâlis- 
sait ;  rapidement  le  noir  coursier  niemporla  le  K»ng  du 
rivage  de  la  mer  tempétueuse  :  et  bientôt  la  giise  mon- 
tagne retentit  sous  ses  sabots,  et  je  pus  voir  Cytlma 
parmi  les  rocs,  oit  elle  était  restée  assise,  ses  yeux 
inquiets  lixés  sur  le  jour  tardif. 


IdV 


Nous  nous  retrouvâmes  avec  joie.  Elle  était  tics  pâle, 
affamée,  mouillée,  épuisée;  je  passai  mes  bras  autour 
d'elle  pour  rem|)cc]ier  de  tomber  pendant  que  nous 
regagnions  notre  ret  l'ai  t  e  ;  et  ainsi  embrassée,  son 
cœur  |)lcin  sembla  goûter  une  joie  plus  prolbiide  (]uc 
n'en  a  jamais  connu  le  Ijoulieur.  Li-  coursier  allait  paisi- 
blement au  pas  derrière  nous  le  long  de  la  montagne 
déserte.  Nous  atteignîmes  notre  abri  avant  (|ue  le 
IMatin  ait  pu  détacher  le  dernier  voile  de  la  Nuit,  et 
nous  nous  étendîmes  sur  notre  couche  nuptiale. 


LAO>'   ET    CYHINA  233 

LV 

Quand  elle  eutréchaiiflë  dans  mon  sein  son  cœur  fris- 
sonnant, apW's  les  plus  doux  baisers,  nous  partageâmes 
notre  paisible  repas.  Comme  une  fleur  d'automne  après 
de  fi"oides  averses  étend  ses  feuilles  flétries  ainsi  que 
des  arcs-en-ciel  dans  l'air  ensoleillé,  ainsi  sur  ses  lèvres 
et  sur  ses  joues  s'étendit  l'esprit  vital  et  dans  ses  yeux 
une  atmosphère  de  santé  et  d'espi-runce  ;  près  d'elle  le 
chagrin  s'assoupit,  ainsi  que  la  crainte,  et  tout  le  cor- 
tège du  sombre  découragement. 


CHANT  VII 


I 

Ainsi  nous  étions  assis,  joyeux  comnio  le  rayon  du 
matin  nourri  des  déhiis  de  la  nuit  et  tie  louragan  main- 
tenant endormi  sur  les  veiUs  ;  des  brises  l('i>ères  jouaient 
à  travers  les  herbes  ])leines  de  rosée,  le  soleil  était 
chaud,  et  nous  élions  assis  enchaînés  dans  le  charme 
entrelacé  de  conversations  et  de  -caresses  douces  et 
pi'ofbndes,  ■ —  caresses  nuiett(>s,  convei'sations  qui  jiou- 
vaienl  désarmer  le  temps,  quoi(|iril  brandit  les  traits  de 
la  inoit  et  du  sommeil,  et  ces  llèches  trois  fois  mortelles 
lrcni|K''<'s  dans  son  pro|)re  poison. 


II 

Je  lui  raconlai  mes  sonllVances  cl  ma  lolie,  et  com- 
ment, ri'veilU'  de  cet  ('lai  de  lève  par  lappel  de  la  liberté, 
je  scMlis  la  force  de  la  joie  lu'iu'lrer  mon  espril  dans  ma 
soliUide  :  cl  loul  c<'  (pie  jetais  maintenant  ;  jtendant 
(pie  les  larmes  ne  cessaient  de  couler  le  loii}?  de  ses 
beUes  joues  attentives,  aussi  rapides  (jne  les  pensées  cpii 
\os   alimentaient,   connue    un  couianl  des  valh'es  élin- 


LAON    ET    CYTTIXA  235 

celantes  de  soleil  ;  et,  quand  j'eus  cessé  de  parler,  l'air 
s'arrêta  pour  écouter  ses  doux  et  suaves  accents. 

III 

Elle  me  raconta  une  étrange  histoire,  déiranges 
souffrances,  comme  les  souvenirs  brisés  de  beaucoup  de 
cœurs,  réunis  en  un  seul  :  souvenirs  si  invraiseml)lables 
que  la  plus  intrépide  assurance  ne  saurait  y  ajouter  foi. 
Elle  dit  que  pas  une  larme  n'osa  sortir  de  sa  cervelle 
gonflée  ;  que  ses  pensées  furent  fermes,  quand  elle  dut 
renoncer  à  toute  espérance  mortelle,  emportée  par  ces 
esclaves  jusqu'aux  limites  de  l'océan  ;  et  qu'elle  loucha 
le  port  sans  une  crainte,  sans  une  faiblesse. 

lY 

Elle  était  seule  au  milieu  d'une  multitude,  les  esclaves 
des  cruelles  convoitises  du  froid  tyran  ;  eux  riaient 
lugubrement  dans  les  salles  souillées  ;  mais  elle,  elle 
était  calme  et  triste,  rêvant  toujours  la  plus  sublime 
entreprise,  jusqu'au  jour  où  le  tyran  l'entendit  chanter 
sur  son  luth  un  air  sauvage,  triste  et  pénétrant  l'âme, 
comme  les  vents  qui  meurent  dans  les  déserts  :  —  un 
instant  ce  chant  rendit  muettes  les  pensées  mauvaises 
qui  souillaient  sa  poitrine. 


Puis,  quand  il  vit  sa  merveilleuse  beauté,  un  instant 
il  s'inclina  sous  le  sacré  pouvoir  de  la  grande  Xature,  et 
ressentit  (luelque  passion.  ]Mais,  quand  il  la  fit  trans- 
porter dans  sa  chambre  secrète  pour  y  être  une  victime 
sans  amour,  qu'elle  s'arracha  les  cheveux  dans  son  dé- 
sespoir, et  que  ses  paroles  de  flamme,   ses  regards 


236  IMiUVUKS    I'OKTIQUKS    DE    SHELLEY 

puissants  furent  inutiles,  al(jrs  il  reprit  le  fardeau  de 
sou  eselavage,  et  i-edevint  un  roi,  une  bètc  sans  c(eur, 
un  fantôme  de  gloire,  un  nom. 

YI 

Elle  me  dit  quelle  ain-euse  agonie  l'on  endure,  quand 
régoïsme  se  moque  des  déliées  de  l'amour,  assez  mons- 
trueux |»our  séballre,  eomme  dans  le  plus  (''|)ouvanlable 
de-lire  (lu  rêve,  avec  des  moi'ls  animés.  Cette  nuil-là, 
toute  de  torture,  de  crainte  et  dhorreur,  lit  a|»paraitre 
une  lumière  (pie  làmc;  seule  jK'Ut  rêver  ou  connaître  ;  et 
quand  le  jour  brilla  sur  son  abominable  frénésie,  en  la 
voyant  se  débattre  eomme  un  espi'it  dans  les  chaînes  de 
la  cliaii',  hagard  et  pâle  le  tyran  sCnbiit. 

Ml 

Sa  folie  fut  un  l'ayon  de  lumière,  un  pouvoir  qui  rayonna 
dans  son  âme  déchirée  ;  elle  lit  naîlic  des  paroles, 
des  gestes  et  des  regards  tels,  (ju  ils  emportèrent  dans 
leins  tourbillons  irrésistibles  tous  ceux  (pii  approchaient 
(le  leur  splic're,  connue  une  calme  vague  entraînée  dans 
le  loinbillon  des  goullres  invisibles.  La  sympathie  lit  de 
chacini  des  esclaves  asservis  un  lioiume  sans  ci'ainle  et 
libre  ;  et  ils  coinmencèreiU  à  exhaler  de  profondes  malé- 
(liclions,  connue  la  voix  de  llannnes  souteri'aines. 

Mil 

Le  roi  pâlit  sur  son  lr(')ne  brillant  comme  le  jour  d(! 
midi.  A  la  nuit,  il  envoya  deux  eschives  à  la  chandne 
de  (lylhna.L'un  el;iil  lui  euiuKpie  veri  et  ride,  une  l'ornïe 
humaine  devenue  linsiiunienl  doeilc  de  toutes  les 
choses    mauvaises.    (|ne    Ion    lord,    incline    cl    ploie    a 


LAON   ET    CYTIINA  237 

volonté  ;  lautre,  un  misérable,  que  dès  son  enfance  le 
poison  avait  rendu  muet,  qui  iw  savait  qu'obéir  ;  il 
venait  des  îles  du  feu  ;  c'était  un  plongeur  maigre  et  fort 
de  la  mer  de  eorail  d'Oman. 

IX 

Ils  la  portèrent  à  une  barque,  et  le  rapide  coup  d'avi- 
ron de  rameurs  silencieux  fendit  les  mers  l)l(ui(>s  éclaii'ées 
par  la  lune,  jusqu'à  ce  que  le  matin  éclatât  sur  leur 
chemin.  Alors  ils  jetèrent  l'ancre  à  l'endroit  où,  par  le 
calme  ou  la  bi'ise,  la  plus  sombre  des  lugubres  Symple- 
gades  est  battue  d'une  houle  sans  sommeil  ;  —  là, 
l'Ethiopien  l'enlaça  de  ses  longs  bras,  étreignit  ses  pieds 
entre  ses  genoux  connue  dans  un  étau  de  fer,  et  plongea 
avec  elle  dans  les  secrètes  profondeurs  des  vagues,  l»ien 
loin  de  l'air  infini. 

X  ' 

«  Rapide  comme  un  aigle  fondant  de  la  plaine  lumi- 
neuse du  matin  dans  quelque  bois  ombreux,  il  plongea 
dans  le  vert  silence  de  l'Océan,  à  travers  maintes  cavernes 
que  le  flot  éternel  a  creusées  pour  ètie  les  sombres 
repaires  de  ses  couvées  de  monstres  ;  parmi  des  formes 
puissantes  qui  fuyai<'nl  ('-pouvantées,  et  des  ombres  i)lus 

puissantes  encore  qui  suivaient  ses  talons,  il  roula 

jusqu'à  ce  que,  sous  les  noirs  rochers,  il  eût  touché  une 
chaîne  d'or...  un  biuit  éclata  semblable  au  tonnerre... 

XI 

«  Un  bruit  étourdissant  de  massifs  verrous,    réper- 

(1)  Ici    Laon  prête   la   parole   à    Cythna   elle-nièiue    peudaut 
presque  trois  chanls. 


238  œuvREs  poétiques  de  siielley 

cuté  dans  labime,  une  explosion  de  vagues,  comme 
arrachées  des  racines  de  la  mer,  bouillonnant  avec 
furie.  Dans  cette  voûte  de  rochers  une  ouverture  était 
pratiquée,  par  où  brillaient  les  rayons  déniei'aude  du 
ciel,  dardés  à  travers  les  lignes  de  mille  vagues  entrela- 
cées, comme  la  lumière  du  soleil  le  soir  à  travers  les 
bois  d'acacia  ;  et  à  travers  cette  ouvertui-e  le  plongeur 
se  fendant  un  chemin  passa,  comme  luie  étincelle  qui 
s'élance  dune  fournaise  brûhmte. 

XII 

«  Et  alors,  »  continua  Cythna,  «  il  me  conduisit  dans 
une  caverne  au-dessus  des  eaux,  inès  de  ce  goullre  de 
la  mer  ;  une  fontaine  circulaire  et  vaste,  où  la  vague 
emprisonnée  bouillonnait  et  sautait  periiétuellement  ; 
puis,  après  un  instant  de  repos,  il  senfuil  en  remontant 
victorieusement  le  courant  de  rablnic  (IcUc  |)rison 
spacieuse,  semblable  à  un  leniple  liypèlhre,  vastes  et 
élevé,  dont  le  dôme  aérien  est  inaccessible,  était  percée 
d'une  ouverture  ronde  par  où  tombaient  les  rayons  du 
soleil. 

xni 

«  En  bas,  les  boi'ds  de  la  fontaine  ('laicnt  richement 
paves  des  trésors  de  I  abîme,  corail  et  perles,  cl  sable 
semblable  à  des  paillettes  d'or,  et  co(|iiilles  pourpre 
gravées  de  mystiques  légendes  par  (|ucl(piemaiii  iunnor- 
telle,  laissées  là.  <|uaiul,  se  l'essendjlanl  au  connnande- 
meiil  de  la  Umc,  les  vagues  amoncelées  brisèrent  la 
porte  Hespérienne  des  mttntagnes;  et  sur  ce;  brillant 
parcjuel  sélevaient  des  colonnes,  et  des  formes  sembla- 


LAOX    ET   CYTIINA  239 

bles  à  des  statues,  et  des  trônes  sans  roi,  que  la  Terre 
avail  créés  dans  son  sein. 


XIV 

«  Le  démon  de  folie  qui  avait  fait  sa  proie  de  mon 
pauvre  cœur  avait  été  assez  bercé  pour  dormir  quelque 
temps.  Il  y  eut  un  intervalle  de  bien  des  jours.  Cepen- 
dant un  aigle  de  mer  m'apportait  ma  nourriture  ;  son 
nid  était  bâti  dans  cette  île  quaucun  pied  n'avait  foulée, 
et  il  avait  été  dressé  à  servir  de  geôlier  à  cette  étrange 
prison  ;  et  ce  qu'est  un  ami  dont  matin  et  soir  on 
cbei'chc  le  sourire  comme  la  lumière  et  le  repos,  cet 
oiseau  sauvage  le  fut  pour  moi,  jusqu'à  ce  que  la  folie 
m'apportât  la  misère.... 

XV 

«  La  misère  dune  folie  lente  et  rampante,  qui  me 
faisait  voir  dans  la  terre  du  feu,  dans  la  mer  de  l'air, 
dans  les  blancs  nuages  de  midi,  qui  souvent  dormaient 
dans  le  ciel  bleu  si  pur  et  si  beau,  comme  des  armées 
d'ombres  spectrales  voltigeant  sur  ma  tête  ;  et  laigle 
de  mer  me  semblait  un  démon  qui  m'apportait  à  man- 
ger tes  membres  déchirés!....  Ainsi  toutes  choses  se 
transformèrent  pour  moi  en  une  agonie  que  je  portai, 
comme  une  robe  empoisonnée,  autour  de  mon  cœur. 

XVI 

«  Puis  je  recommençai  à  distinguer  le  jour  et  la  nuit 
et  leur  fuite  rapide,  laigle  et  la  fontaine  et  l'air....  Il 
me  vint  alors  une  autre  frénésie  ;  il  me  sembla  qu'il  y 
avait  un  être  en  moi. . . .  que  mon  cœ'ur  portait  un  étrange 


240  tax  VUES  poétiques  de  siielley 

fardeau,  comme  si  quelque  chose  de  vivant  avait  fait 
son  repaire  dans  les  sources  mêmes  de  ma  vie  ;  —  une 
longue  et  prodigieuse  vision,  l'œuvre  de  mon  désespoii", 
grandit  alors,  comme  une  douce  réalité  au  milieu  dim 
chaos  sans  repos  de  sombres  et  douloureux  cauche- 
mars. 

XVH 

«  Il  me  sembla  que  j'allais  être  mère.  Les  mois  suc<'é- 
daient  aux  mois,  et  loujours  je  rêvais  que  nous  serions 
tout  l'un  pour  l'autre,  moi  et  mon  enfant  ;  et  toujours 
des  pulsations  nouvelles  semblaient  battre  près  de 
mon  cœur,  et  toujours  je  |)ensais  (ju'il  y  avait  un  petit 
être  en  moi...  et  quand  la  pluie  de  l'hivci-  ruissela  à 
liavcrs  l'ouverture  de  la  cavcrn(\  il  me  sembla,  après 
une  longue  douleur,  voir  celle  (orme  adorée  couchée 
près  de  m(m  co'ur. 

Will 

«  d'c'tail  une  ix'lilc  lille.  belle  dès  sa  naissance;  elle 
te  ressemblait,  cher  amour!  s(>s  yeux  ('taienl  les  liens, 
et  son  front,  el  ses  lèvres,  et  sur  la  terre  elle  (•tcndail 
ses  doigts  de  la  nn*me  façon  (|ue  les  liens  maintenant 
reposent  sur  les  miens,  mon  bien-aimé  !,..  C'était  un 
rêve  divin  !  Kien  qu'à  se  rappeler  connnent  il  s'enfuit, 
avec  (luelle  rapidité,  conunenl  il  n'en  resta  rien,  le 
co'ur  sentirait  se  rouviii'  sa  douleur,  (|Uoi(pie  ce  ne  fût 
qu'un  rêve...  »  —  Alois  (Wtlma  leva  ses  regards  wvs 
les  miens,  comme  si  elle  eût  voulu  éclaircir  quel(|ue 
doute 


LAOX    ET   CYTII> A  24  1 

XIX 

Un  doute  qui  no  voulait  pas  s'enfuir,  hi  tendresse 
dune  douleur  qui  questionne,  une  souree  d'abondantes 
larmes...  Quand  elles  furent  passées,  eneore  tout  oppres- 
sée de  sanglots,  elle  continua  :  «  Oui,  dans  le  désert 
des  années,  sa  nn'nioire  mapparait  toujoui's  comme  une 
verte  oasis  ;  elle  a  sucé  à  pleines  lèvres  ce  sein ,  mon 
doux  amour,  pendant  de  longs  mois.  Je  n'avais  plus  de 
mortelles  craintes  ;  il  me  semblait  sentir  ses  lèvres 
et  son  souffle  me  prouver  que  c'était  bien  un  être  hu- 
main qui  sélait  attaché  à  mon  sein. 

XX 

«  J'épiai  l'aurore  de  ses  premiers  sourires  ;  et  bientôt, 
quand  les  étoiles  du  zénith  tremblaient  sur  la  vague,  ou 
quand  les  rayons  de  la  lune  ou  du  soleil  invisibles, 
reflétés  par  maint  prisme  dans  l'intérieur  de  la  caverne, 
projetaient  sur  les  eaux  leurs  ombres  diamantées,  ses 
regards  couraient  après  eux,  et  de  sa  main  étendue, 
parmi  les  doux  rayons  qui  pouvaient  paver  la  fontaine, 
elle  en  désignait  un,  et  riait,  quand,  indocile  à  son  com- 
mandement, il  ne  bougeait  pas  de  place,  et  n'avait  pas 
lair  de  comprendre. 

XXI 

«  Il  me  semblait  que  ses  regards  commençaient  à 
converser  avec  moi  ;  car  ses  lèvres  ne  formaient  encore 
aucuns  sons  articulés,  mais  seulement  quelque  chose 
de  doux...  de  si  doux,  que  ce  ne  pouvait  être  une  chose 
sans  signification  ;  son  toucher  cherchait  à  rencontrer  le 

14 


242  ŒUVRES   POÉTIQUES   DE    SHELLEY 

mien,  et  nos  pulsations  coulaient  et  battaient  avee  calme 
en  se  répondant  pendant  que  nous  dormions  ;  et  un 
jour  que  jetais  très  heureuse  dans  cette  étrange  re- 
traite, nous  jouâmes  toutes  les  deux  avec  des  tas  de 
coquilles  dor,  —  deux  enfants  tissant  des  ailes  pour 
l'éternel  voyage  du  Temps. 

XXII 

«  Avant  la  nuit,  me  sembla-t-il,  ses  yeux  s'obscur- 
cirent fatigués  de  joie  ;  et,  lasses  de  nos  plaisirs,  nous 
nous  étendîmes  sur  la  terre  comme  deux  s(eurs  jumelles 
sur  le  beau  sein  d'une  seule  mère.  —  A  partir  de  celte 
nuit  je  ne  la  vis  plus  ;  elle  s'enfuit  connue  ces  mirages 
clairs  et  brillants,  qui  voltigent  sur  les  lacs  quand  la 
rouge  lune  sarrèle  au  haut  du  ciel  avant  déveiller  la 
tempête  ;  —  et  sa  fuite,  quoiqu'elle  fût  la  mort  dune 
fantaisie  en  dc-mence,  c»?peudant  fra|)|)a  mon  c(rur  soli- 
taire plus  cruellement  que  toute  autre  misère. 


XXIII 

«  M  me  sembla  que,  dans  cette  terrible  nuit,  le  ]>lon- 
geur  qui  m'avait  amenc-e  là  revenait  et  emportait  mon 
enfant.  Je  vis  encore,  comme  la  première  fois,  les  eaux 
fn'mir,  quand  il  s'y  enfonça  si  rapidement....  Puis  vint 
le  matin  ;  il  brillait  comme  dordinaiie  ;  mais  moi  je 
n'étais  plus  la  même  ;  la  vie  même  avait  (piitté  mon 
cœur.  —  Je  dépéris  de  plus  «mi  pins,  jour  par  joui-,  et  là 
tonte  seule  assis<'.  je  toniiueulai  les  vagues  inconstantes 
de  mes  [MMpeluels  g^émissements. 


LAO?i   ET   CYTHNA  243 

XXIV 

€  Je  n'étais  plus  folle,  et  cependant  il  me  semblait 
que  mes  seins  étaient  gonflés  et  changés  ;  dans  chacune 
de  mes  veines  le  sang  s'arrêtait  un  instant  silencieux, 
pendant  que  cette  pensée  passait.  Avec  une  impétuosité 
qui  me  causait  une  douleur  cuisante,  il  ne  cessait  de 
refluer  à  ses  sources  flétries,  quand  j'essayais  avec  une 
ferme  résolution  de  détourner  mes  yeux  blêmes  de  cette 
illusion  si  étrange,  qui  aurait  volontiers  réveillé  ce  rêve 
auquel  mon  esprit  aspirait  avec  un  amour  plus  qu'hu- 
main ;  mais  qui  alors  ne  revint  pas. 

XXV 

«  Ainsi  ma  raison  m'était  rendue  ;  je  luttais  avec  ce 
rêve,  qui,  semblable  à  une  bête  farouche  et  belle,  avait 
fait  de  ma  mémoire  son  repaire,  et  festoyait  sur  mon 
cœur  ;  mais  toute  cette  caverne  et  toutes  ses  formes,  im- 
prégnées de  pensées  qui  ne  pouvaient  plus  s'évanouir, 
faisaient  revivre  tour  à  tour  un  sourire,  un  regard,  un 
geste,  qui  m'avait  charmé  naguère....  et  seule  assise,  je 
tourmentais  les  vagues  inconstantes  de  mes  perpétuels 
gémissements. 

XXVI 

«t  Le  temps  passait  ;  étaient-ce  des  mois  ou  des  années  ? 
car  ni  jour  ni  nuit,  ni  changements  de  saisons  ne  lais- 
saient de  trace,  mais  seulement  mes  pensées  et  mes 
larmes  stériles  ;  et  je  finis  par  devenir  une  ombre,  une 
fumée,  un  nuage  dont  les  vents  ont  fait  leur  proie  jusqu'à 
ce  qu'il  ne  soit  plus  qu'un  air  insaisissable....  Mais  un 


2ii  (h;lvues  poétiques  de  shelley 

soir,  un  nautile  (1)  jouait  sur  la  fontaine,  étendant  sa 
voile  d'azur  sur  laquelle  ne  descendait  pas  le  souffle  du 
ciel,  entraîné  parmi  les  vagues  et  les  tourbillons. 

XXVII 

«  Et,  quand  vint  laigle,  celte  chose  chai-niante,  re- 
moi'(|uanl  de  ses  pieds  rosés  son  bateau  d'ai'gent,  s'enfuit 
vers  moi  comme  pour  chercher  un  ai)ri.  Laigle  dune 
aile  pesante  planait  en  flottant  sur  sa  proie  ;  mais,  quand 
il  vit  que  j'avais  découvert  en  tremblant  son  dessein,  et 
(|ue  j'ollrais  au  nautile  ma  piopre  nourriture,  ses  plumes 
héi'issées  l'ctombèreut  sur  son  cou  ;  il  s'a|)procha  de 
rcndi'oit  où  nageait  ce  brillant  cnfaiU  de  la  mei",  et 
étendit  en  paix  sur  lui  son  ombre  lai'ge  et  épaisse. 

XXVIII 

«  Cette  aventure  me  réveilla,  et  me  rendit  la  force 
humaine  ;  et  l'cîspérance,  je  ne  sais  ni  d'où  ni  coniment, 
rentra  dans  mon  co'ur.  J'avais  enlin  reirou\é  mes  an- 
ciennes facultés  ;  mon  esprit  ressentit  de  nouveau  ce 
que  ressent  le  tien,  ce  que  ressentent  ceux  dont  h^  des- 
tin est  de  faire  des  maux  de  l'humanité  leni'  proie. 
Qué'iait  celte  caverne  ?  Ses  fondements  profonds  ne 
connaissent  |)as  la  volonté  déterminée,  immuable,  irré- 
sistible, foi'le  pour  sauver,  comme  l'esprit,  quand  il  se 
moque  du  tombeau  qui  dévoi-e  tout. 

XXIX 

a  Et  où  était  Laon  ?   Mon  c(cur  pouvait-il  être  mort, 

(1)  Xiiiiti/r  ii(ij)i/niir  ou  (iri/oïKiiilf.  ni(ilius<|(i('  (|tii  roinliiit  sa 
t()(|uiile  (•(iiniiic  une  liariiue,  en  s'aitUml  de  ses  pieds,  dont  deux 
soni  élai'iiis  et  lui  seivenl  île  voile. 


LAOX    ET    r.YTHX.V  245 

pendanl  que  ce  cœur  si  cher  battait  et  existait  encore,  et 
que  s'étendait  toujours  sur  la  terre  le  linceul  que  j'avais 
juré  de  déchirer?  Je  pouvais  être  libre,  si  seulement  je 
pouvais  amener  cet  oiseau  dévoué  à  m'apporter  des 
cordes  ;  et  longtemps,  en  vain,  je  cherchai,  au  moyen 
d'un  échange  d'images  tirées  des  objets,  à  lui  apprendi-e 
à  me  rendre  ce  service  ;  mais  il  apportait  toujours  des 
fi'uits,  des  fleurs,  ou  des  rameaux,  jamais  de  cordes. 

XXX 

«  Nous  vivons  dans  notre  propre  monde,  et  le  mien 
était  fait  de  glorieux  rêves  d'espérance  évanouie  ;  oui, 
leur  ombre  flottante  nous  couvre  de  ses  ténèbres,  ou 
bien  nous  leur  prêtons  notre  propre  lumière.  Le  temps 
me  rendait  mes  forces,  mon  cœur  retrouvait  son  intré- 
pidité ;  mes  yeux  et  ma  voix  redevenaient  fei'mes,  mon 
esprit  calme  et  perçant,  comme  le  malin,  maintenant 
dardant  son  éclat  sur  toutes  les  choses  cachées  derrière 
les  sombi'es  nuages  qui  là-bas,  prêts  à  s'évanouir,  pèsent 
sur  le  vent  fatigué. 

XXXI 

«  Mon  esprit  devint  le  livre  qui  m'apprit  à  grandir 
dans  toute  sagesse  humaine,  et  sa  caverne  que  je 
fouillai  dans  tous  ses  recoins  comme  une  mine  me 
donna  la  garde  de  ses  secrets,...  un  esprit,  le  type  de 
toutes  choses,  la  vague  immobile  dont  le  calme  réflé- 
chit tout  ce  qui  se  meut,  nécessité,  amouret  vie,  le  tom- 
beau et  la  sympathie,  les  sources  d'espérance  et  de 
crainte,  justice,  vérité,  temps,  et  la  spliçrÇ  naturelle  du 
monde. 

14* 


246  œuvRES  poétiques  de  siielley 

XXXII 

«  Et  sur  le  sable  je  traçai  des  signes  pour  disposer 
par  ordre  ces  tissus  de  ma  pensée,  tels  qu'elle  en  tissait 
la  trame  ;  claires  formes  élémentaires,  dont  le  plus 
léger  changement  créait  dans  le  langage  un  langage 
plus  subtil  :  la  clef  des  vérités  autrefois  obscurément 
enseignées  dans  l'antique  Crotone  ;  —  et  dans  cette 
profonde  solitude,  je  tirai  en  rêve  de  douces  mélodies 
d'amour  de  ma  propre  voix,  pendant  que  tes  chers  yeux 
brillaient  à  travers  mon  sommeil  et  harmonisaient  mes 
accents. 

XXXIII 

«  Tes  chants  étaient  comme  des  brises  où  je  flottais 
avec  délices,  comme  dans  un  char  ailé,  sur  la  plaine 
dune  jeunesse  de  cristal  ;  et  lu  étais  là  jiour  remplir 
mon  cœur  de  joie,  et  là  nous  nous  retrouvions  encore 
assis  ensemble  sur  le  gris  rivage  de  la  mei-  phospho- 
rescente ;  —  heureux  connue  autrefois,  mais  bien  plus 
sages,  car  nous  souriions  sui'  le  londjcau  lleuii  où 
étaient  couchées  Crainte,  Foi  et  Servitude  ;  et  l'huma- 
nité était  libre,  égale,  pure  et  sage,  dans  la  prophétie 
de  la  sagesse. 

XXXIV 

«  Car  pour  ma  volonté  mes  imaginations  étaient  coiume 
des  esclaves  remplissant  leur  doux  et  subtil  ministère  ; 
et  souvent  des  vagues  sombres  de  cette  brillante  fontaine 
elles  auraient  voulu  rassembler  les  nudtitudes  humaines 
elles  lancer  au  cond)at  avec  mes  veux  di'bordants  et  ma 


LAO>'    ET   CYTHNA  247 

voix,  que  la  passion  rendait  profonde.  Ainsi  je  me  fami- 
liarisais avec  le  choc,  les  surprises  et  la  guerre  des 
esprits  humains,  et  j'y  puisais  ce  pouvoir  qui  fut  le 
mien  de  réformer  leurs  pensées. 

xxxv 

«  Et  ainsi  ma  prison  était  la  terre  populeuse  ;  j'y  vis,  — 
de  même  que  la  misère  rêve  du  matin  avant  que  l'orient 
ait  donné  son  glorieux  enfantement,  —  les  pompes  de  la 
Religion  désolées  par  le  mépris  du  plus  faible  sourire  de 
la  Sagesse,  les  trônes  renversés,  les  habitations  du  peuple 
adouci  entremêlées  de  champs  sans  clôtures  couverts  de 
moissons  mûrissantes,  et  Tamoui'  devenu  libre  :  une 
espérance  que  nous  avons  nourrie  de  notre  sang  même 
et  de  nos  larmes,  jusqu'à  ce  que  sa  gloire  éclatât. 

XXXVI 

d  Tout  n'est  pas  perdu  !  Quelque  récompense  est  ré- 
servée à  l'espérance  dont  la  source  est  aussi  profonde  !... 
Oui,  la  splendide  impuissance  du  Mal  sur  son  trône, 
entouré  de  son  enfer  de  pouvoir ,  le  secret  murmure 
des  hymnes  à  la  vérité  et  à  la  liberté,  le  terrible  passage 
de  la  vie  à  la  mort  traversé  sans  frayeur  et  sans  crainte, 
les  prisons  où  se  conçoivent  de  hauts  desseins,  les 
tortures  qui  proclament  la  grandeur  de  la  femme 
dégradée,  et  tout  ce  qui  peut  être  bon  et  irrésistible  ; 

XXXVII 

«  Telles  sont  les  pensées,  semblables  aux  feux  étin- 
celant  sur  des  îles  enveloppées  par  l'ouragan,  que  nous 


248  («.LYRES   POÉTIQUES   DE    SHELLEY 

caressons  sur  celte  somlîre  ruine  ;  telles  étaient  alors 
aussi  les  miennes.  De  même  que  dans  son  sommeil  une 
violette  odoi'anle,  bien  (iU(;  ses  feuilles  soient  humides 
des  rosées  de  la  nuit,  sexliale  en  rêves  prophétiques 
du  lever  du  jour,  ou  comme,  avant  que  la  yelée  de 
Scythie  ait  rencontré  avec  terreur  les  messagers  du 
Printemps  descendant  des  cieux,  les  boutons  ont  pi'cs- 
senli  leur  éclosion  ;  —  ainsi  cette  espérance  doit  se 
lever  un  jour. 

XXXVIII 

«  Ainsi  les  années  passaient,  quand  un  soudain  trem- 
blement de  terre  déchira  les  profondeurs  de  lOcéan,  et 
la  caverne  se  fendit,  avec  un  bruit  terrible,  connue  si 
rimmense  continent  du  mond<'  était  entraîné  dans  une 
ruine  universelle,  et  à  traveis  louYcrturc  se  prt'cipitè- 
rent  en  cataracte  les  (^au\  étoulfées.  —  Quand  je 
m'éveillai,  l'inondation,  dont  les  eaux  liguées  avaient 
saccage'' cette  caverne  de  ci'istal,  rcfUiail  auloni-  de  moi, 
et  ma  brillante  demeure  s'ouvrait  Ix'anle  devant  moi.... 
un  goullre  dc'sert,  nu,  inmieiise. 

\.\XI\ 

«  Au-dessus  de  moi  était  le  ciel,  au-dessous  la  mer; 
j'étais  debout  sur  la  pointe  d'une  pierres  fiacass(''e, 
cl  j'entendais  les  rocheis  d('l:ieh(''s  roulant  en  bonds 
luiiudliieux  et  releiUissanls  dans  l'abîme.  —  l'uis  tout 
à  coup  tout  biuit  cessa,  il  se  lit  un  vaste  et  désert  silence. 
Je  sentis  que  j'étais  libre!  L'embrun  de  l'Océan  tremblait 
sous  mes  pieds,  le  large  ciel  rayomiail  aiilDiii-  de  moi, 
et  dans  ma  (-lieYelure  les  vents  jouaient,  en  sarrèlant 
dans  leur  cuuisc  maintenant  sans  obstach'. 


I.AON    ET    CYTIINA.  2i9 

XL 

«  Mon  esprit  errait  sur  la  mer  comme  un  vent  qui 
aime  à  s'attarder  et  à  voltiger  autour  dun  cap  parfumé 
de  thym,  quoiqu'il  puisse  réveiller  le  nuage  endormi, 
et  déchainei"  la  fureui'  de  la  tempête.  Le  jour  était  presque 
écoulé,  (juand,  à  travers  la  lumière  déclinante,  je  pus 
découvrir  un  vaisseau  qui  approchait...  Ses  voiles 
blanches  étaient  gonflées  par  le  vent  du  Nord  :  son  ombre 
mobile  couvrait  labime  crépusculaire  ;  les  mariniers 
eil'rayés  jetèrent  l'ancre,  quand  ils  virent  de  nouveaux 
rochers  disséminés  autour  d'eux. 

XL! 

«  Et,  quand  ils  virent  quelqu'un  assis  sur  un  rocher, 
ils  m'envoyèrent  un  bateau...  Les  marins  ramaient 
frappés  de  terreur,  à  travers  un  nouveau  et  formidable 
déchirement  de  rocs  suspendus  entre  lesquels  flottait 
l'écume  de  courants  qui  ne  pouvaient  ofl'rir  aucun  abi'i. 
Ils  ai'rivèrent  et  me  questionnèrent  ;  mais,  quand  ils 
entendirent  ma  voix,  ils  devinrent  silencieux,  et  prirent 
l'attitude  d'hommes  en  qui  un  amour  inconnu  a  remué 
de  profondes  pensées  ;  nous  atteignîmes  ainsi  le  vaisseau 
sans  prononcer  une  parole. 


CHANT  YIII 


I 

«  Je  m'assis  à  côté  du  timonnior,  et  regartlant  vers 
rOiiest,  je  criai  :  —  Etendez  les  voiles  !  Voyez  !  la  lune 
qui  plonge  est  comme  une  tour  d'observation  qui  llamboie 
sur  les  montagnes  ;  le  cap  seul  là-bas  déi'obe  à  noire 
vue  la  Cité  d'Or.  Le  courant  est  rapide  ;  le  Nord  souffle 
avec  force  sous  les  étoiles  ;  elles  li'emblent  de  froid. 
Vous  ne  pouvez  vous  ari'ètcr  sur  la  terrible  mei-  ;  bàlez- 
vous,  hàtez-vous  d'atteindre  le  cliaud  abri  dun  plus 
heureux  destin  ! 

II 

«  Les  mariniers  obéirent.  Le  capitaine  se  tenait  à 
l'écart,  et,  chuchotant  à  l'oreille  du  pilote,  lui  disait  :  — 
Hélas  !  Hélas  !  Je  crains  que  nous  ne  soyons  poursuivis 
par  des  ombres  malfaisantes  !  La  nuil  (pii  |)r(''((''(la  notre 
di'pail,  un  fanlc'tnic  des  morts  vint  à  mon  lit.  en  rcve, 
sendjlable  à  ci-bii-ci  !  —  Le  |)il()l('  r(''pli(|iia  :  Ce  ne 
peut  être  une  ombre,  c'est  une  vieige  humaine,  sa  voix 
pénétrante  vous  fait  pleurer  !  C  est  une  jtume  femme 
ou  une  fille  de  haute  naissance  î  Klle  ne  peut  être  autre 
chose  ! 


LAON   ET   CVÏHNA  251 


III 


«  Nous  passâmes  les  îles,  portés  par  le  vent  et  le 
courant,  et,  pendant  que  nous  voguions,  les  mariniers 
se  réunirent  autour  de  moi  pour  m'entendre.  Je  me 
tenais  debout  dans  la  pâle  elarté  de  la  lune,  comme 
quelqu'un  que  la  ci'ainle  ne  saurait  atteindre,  et  ma 
calme  voix  s'éleva  (1).  Vous  êtes  tous  des  hommes  ;  au 
loin  la  large  lune  donne  sa  lumière  à  des  millions  d'êtres 
qui  portent  absolument  la  même  ressemblance  ;  oui, 
pendant  que  je  vous  ])arle,  sous  la  même  nuit,  leurs 
pensées  flottent  comme  les  nôtres,  dans  la  tristesse  ou 
la  joie. 

IV 

«  Que  rêvez-vous  ?  Nos  propres  mains  ont  bâti  un 
foyer  pour  vous-mêmes  sur  un  rivage  bien-aimé.  Pour 
quelques-uns,  des  yeux  passionnés  languissent  en  at- 
tendant leur  retour  ;  comme  ils  le  salueront  quand 
leurs  peines  seront  passées,  et  que  leurs  enfants  se  pré- 
cipiteront en  riant  du  seuil  bien  connu  !  Est-ce  là  votre 
souci?  C'est  pour  votre  propre  bien  que  vous  peinez, 
—  vous  sentez  et  pensez  !  Un  pouvoir  immortel  a-t-il 
de  telles  préoccupations  ?  Ou  bien,  selon  l'humeur 
humaine,  rêvez-vous  que  Dieu  (2)  a  bâti  ce  monde  pour 
que  l'homme  y  vive  dans  la  solitude  ? 


(1)  Le  discours  que   tient   Cyllinu  aux  nialelots  va  jusqu'à   la 
strophe  XXm. 

(2)  Au  mot  de  Dieu,  dans  ce  vers  et  les  strophes  suivantes,  se 
trouve  substitué  dans  la  Révolte  de  l'Islam  le  mot  de  Pouvoir. 


252  œuvRES  poétiques  de  siielley 


«  Qu'est-ce  alors  que  Dieu  ?  Vous  vous  moquez  de 
vous-mêmes,  et  dormez  un  eu'ur  humain  à  ce  que  vous 
ne  pouvez  connaître  ;  (^omme  si  la  cause  de  la  vie  pou- 
vait penser  et  vivre  !  Autant  dire  que  les  piopres 
œuvres  de  l'homme  peuvent  sentir,  et  manifester  les 
espérances,  les  craintes  et  les  pensées  dont  elles  éma- 
nent, et  que  l'homme  leur  ressemble  !  Hélas  !  le  fléau 
est  libre  de  dévaster  le  monde,  et  avec  lui  ruine,  des- 
truction, poison,  tremblement  de  terre,  grèle,  neige, 
maladie,  besoin,  et  la  pire  des  nécessités,  celle  de  la 
haine  et  du  mal,  et  l'orgueil,  et  la  crainte,  et  la  tyran- 
nie ! 

VI 

«  Qu'est-ce  alors  que  Dieu  ?  Quelque  sophiste  lunati- 
que vit  un  jour  l'ombre  de  sa  propre  âme  en  sortir  et 
l'emplir  le  ciel  et  la  soudure  lerre  :  et  ainsi  la  forme  qu'il 
vit  et  adora  était  sa  propre  foinie,  son  image  aperç^'ue 
dans  le  vaste  miroir  du  monde  ;  ce  sei"ai(  un  ivve  inno- 
cent, si  une  foi  nourrie  de  la  rosée  empoisonnée  de  la 
crainte  n'avait  pas  poussé  sur  sa  lige,  et  si  les  hommes 
ne  disaient  pas  que  Dieu  a  chargé  la  moi't  d'exercer 
sur  ceux  (pii  mépiisent  ses  lois  son  inunortellc  colère. 

Vil 

«  Les  hommes  disent  (|uils  oiu  vu  Dieu,  et  qu'ils 
ont  ap|)ris  de  Dieu,  ou  d'autres  honunes  témoins  lU'. 
tels  prodiges,   (pie  sa  volonté   est   toute  notre   loi,  la 


LAON    ET   CYTIIX.V  253 

verge  qui  doil  nous  réduire  à  lesclavage  (I);  que 
prêtres  et  rois,  coutume,  autorité  domestique,  en  un 
mot  tout  ee  qui  ploie  làme  née  libre  d(>  Ihomme  sous  le 
talon  des  oppresseurs,  sont  ses  ministres  redoutables  ; 
et  que  les  aiguillons  de  la  mort  font  sentir  sa  vengeance 
au  sage,  quoique  la  véril«'  et  la  vertu  arment  son  cœur 
d'un  triple  bron/e. 

Mil 

«  Ils  disent  aussi  que  Dieu  punira  le  mal,  oui, 
qu'il  ajoutera  le  désespoir  au  crime,  et  la  peine  à  la 
peine  ;  qu'au  milieu  des  serpents  immortels  de  son 
rouge  enfer  il  enchaînera  le  misérable  qu'il  a  marqué 
d'une  tache  qui  s'est  attachée  à  lui,  pendant  qu'il  vivait, 
comme  une  pest(\  un  fardeau,  un  poison  ;  qu'amour  et 
haine,  vertu  et  vice  sont  de  vaines  distinctions  ;  que  la 
volonté  de  la  foi-ce  est  le  droit  !  Ainsi  les  tyrans  déso- 
lent avec  des  mensonges  ee  monde  humain,  qu'ils  sont 
parvenus  à  gouverner. 

IX 

«  Hélas  !  quelle  est  cette  force  ?  L'opinion  est  plus 
fragile  que  ce  nuage  obscur  qui  là-bas  s'évanouit  sur 
la  lune  au  moment  même  où  nous  le  regardons,  quoi- 
qu'elle parvienne  pendant  quelque  temps  à  cacher  l'orbe 
de  la  vérité  ;  et  c'est  sur  elle,  une  forme  aux  mille  noms, 
que  s'appuie  tout  tronc  de  la  terre  ou  du  ciel,  une  om- 
bre. C'est  pour  elle  que  nous  laboui'ons  les  stériles 

(1)  Version  de  la  Rérolle  de  l'hluin  :  «  Des  hommes  disent  qn'ils 
ont  eux-mêmes  entendu  et  vu.  ou  connu  jtar  dautres  hommes 
témoins  de  ces  fuodiges.  une  Oml)re.  une  Forme,  résidant  entre 
la  Terre  et  le  Ciel,  brandissant  une  baguette  invisible...  » 

RVBBE.  I.  —  13 


254  OEUVRES   POÉTIQUES   DE    SHELLEY 

vagues  de  l'Océan  ;  c'est  pour  elle  que  chacun  est  esclave 
ou  tyran  ;  que  tous  trahissent  et  s'inclinent,  commandent, 
tuent  ou  craignent,  font  soudiir  ou  soullVent. 

X 

«  Chacun  de  ses  noms  est  un  signe  qui  rend  sacré 
toul  pouvoir,  que  dis-jc  ?...  le  lanlômc,  le  rêve,  l'ombre 
du  pouvoir  :  convoilisc,  mensonge,  haine,  oj'gueil  et 
folie  ;  le  lyi)e  don  provient  toute  fraude  et  tout  mal; 
iin(!  loi  sous  laquelle  lespèee  humaine  a  élé  entrahiée 
par  trahison  ;  et  lamour  humain  est  comme  le  nom 
bien  connu  d'une  mère  chérie  qu'un  meurtrier  a  couchée 
dans  son  tombeau  sanglant,  et  dont  il  a,  les  séques- 
trant dans  les  ténèbres,  réuni  autour  de  lui  k'S  enfants 
égarés  connue  s'ils  étaient  les  siens, 

XI 

«  Oh  !  l'amour  ((|ui  est  pour  le  cœur  de  1  lionune 
errant  ce  qu'est  le  calme  aux  vagues  fatiguées  de  la 
mer),  la  justice,  ou  la  vérité,  ou  la  joie,  voilà  ce  qui 
peut  seul  nous  guider  lioi's  de  l'esclavage  ou  des  sou- 
terrains labyrinlijes  de  la  i-eligion,  eonnncî  une  brillante 
étoile  sauve  les  marins...  Donner  à  elia<un  une  égale 
part  de  bien  ;  suivre  les  pas  de  la  Liberté  même  à 
travel's  les  tombeaux  ;  supporter  tout  avec  patience  ; 
pleurer  sur  le  crime,  fùl-il  souillé'  du  plus  ciier  sang 
de  les  amis  ; 

XII 

d  Sentir  la  pai\  (pie  donne  le  conlenlenient  de  soi- 
mèm(!  ;  reconnaître  toutes  les  syni|»alhies,  et  n  ouliager 
personne  ;  et  dans  les  plus  secrets  berceaux  du  sens  et 


LAON   ET   CYTHNA  255 

de  la  pensée,  jusqu'à  la  fin  du  diM-nier  jour  ensoleille  de 
la  vie,  s'asseoir  et  sourire  avec  joie,  ou,  sans  rester  seul, 
baiser  les  larmes  salées  sur  la  joue  consumée  du  mal- 
heur ;  vivre  comme  si  aimer  el  vivre  ne  faisaient  qu'un... 
ce  n'est  ni  la  foi,  ni  la  loi,  et  ceu\  qui  s'inclinent  de- 
vant les  trônes  du  ciel  ou  de  la  terre  ne  peuvent 
connaître  une  pareille  destinée. 


XIII 


«  Mais  maintenant  les  enfants  treml^lent  devant  leurs 
parents,  parce  qu'ils  doivent  obéir.  L'un  gouverne 
l'autre  ;  car  il  est  dit  que  Dieu  gouverne  à  la  fois 
grands  et  petits  ;  l'homme  est  devenu  le  prisonnier  de 
son  frère;  et  au  dessus  ti'ône  la  Haine  avec  la  Crainte  sa 
mère,  dominant  les  plus  grands  ;  —  et  les  fontaines 
d'où  découlait  l'amour,  (juand  la  foi  a  étoudé  tout  le 
reste,  ont  été  couvertes  de  ténèbres  ;  —  la  fennne  est 
devenue  l'esclave  enchaînée  de  l'homme,  un  esclave  ;  et 
la  vie  est  empoisonnée  dans  ses  sources. 


Xlf 


«  L'homme  cherche  l'or  dans  les  mines,  se  tressant 
ainsi  une  chaîne  durable  pour  son  pi-opre  esclavage  ; 
afin  de  pouvoir  vivre  dans  la  crainte  et  les  soucis  sans 
repos,  il  peine  pour  d'autres,  les  éternels  esclaves  sans 
joie  d'une  captivil('>  semblable  à  la  sienne  ;  il  tue,  pour  que 
ses  chefs  jouissent  dans  la  ruine;  il  bâtit  l'autel,  pour 
que  son  idole  trouve  son  salaire  dans  son  propre  sang  ; 
il  poursuit,  ô  aveugle  et  voloutain^  infortuné  !  l'obscure 
ruine  qui  I  attend. 


256  ŒUVRES   POÉTIQUES   DE   SIIELLEY 

XV 

«  La  fommc  !  ollc  esl  son  csclavo,  elle  osl  dcvonuo 
une  chose  que  je  |)leiire  de  dire...  leufant  du  mépris, 
la  proscrite  du  l'oyei'  (h'soh'.  Le  inensoui^e,  la  erainle  et 
la  fatigue,  comme  des  vagues,  oui  ci-eusé  des  canaux 
sur  sa  joue,  que  paient  les  sourires  comme  de  cabncs 
lillacs  parent  le  traître  Océan  ;  —  vous  savez  bien  ce 
qu'est  la  femme,  car  il  n'est  personne  né  de  la  femme 
qui  ne  soit  réduit  à  épuiseï"  la  lie  amère  du  eliagriu, 
(]ui  toujours  de  l'opprimé  remonte  à  r()i»i)resseur. 

XVI 

«  Tout  cela  (;ei)endant  ne  doit  pas  étic.  Vous  pouvez 
vous  lever,  et  vouloir  que  lor  peide  son  pouvoir,  et 
les  trônes  leur  gloire  ;  (|ue  lamour,  que  personne  ne 
|)eul  eucliaîner,  s(mI  libre  de  remplir  le  monde,  comme  la 
lumière  ;  (pu'  la  coupable  Foi,  blanchie  dans  le  ci'inu', 
soit  étoullée  «1  meure.  —  Voyez  au  loin  le  jtromontoire 
éclipser  la  lune  (pii  descend!  —  Pi'isons  et  palais  sont 
éphenuM'cs  ;  les  supeibes  temples  s'évanouissent  connue 
une  vapeur  ;  l'honnue  r(«te  seul,  lui  dont  la  vohuite 
conserve  le  pouvoir  (piand  tout  autour  de  lui  a  disparu. 

XVII 

«  Que  tous  soient  libres  et  ('ganx  !...  De  vos  c(eurs 
j'entends  sortir  un  écho;  à  travers  \v  plus  intime  de  mou 
être,  comme  le  i)lus  doux  des  sons  cherchant  .son  eonq)a- 
gnon,  il  penètie.  -  D'où  venez-vous,  amis  ?  Hélas  !  je 
ne  puis  donner  un  nom  à  loni  ce  ipie  je  lis  de  chagrin,  de 
fatigue  et  de  honte  sur  vos  laces  t'-puisi-es  ;  connue 
dans  les  vieilh'S  légendes  (pii  innnorlaliseul   la  desas- 


LAO>:    ET    CYTILN.V  2o7 

treuse  renommée  de  conquérants  et  dimposteurs  faux 
et  hardis,  je  vois  dans  vos  regards  le  trouble  de  vos 
cœurs. 

XVIII 

«  D'où  venez-vous,  amis  ?  De  verser  le  sang  humain 
sur  la  terre  ?  ou  apportez-vous  le  fer  et  l'or  dont  se 
servent  les  rois  pour  duper  et  égorger  lamultiliule? 
Ou  bien  venez-vous  de  chez  le  pauvre  alfamé,  pale, 
épuisé  et  glacé,  apportant  le  fruit  de  ses  sueurs?... 
Expliquez-vous  !  Parlez  !  Vos  mains  sont-elles  fraîche- 
ment teintes  dans  le  sang  du  carnage  ?  Vos  cœurs  ont-ils 
vieilli  dans  l'artifice?...  Connaissez-vous  vous-mêmes; 
vous  serez  purs  comme  la  rosée,  et  je  serai  pour 
vous  une  amie  et  une  sa'ur. 

XIX 

«  Ne  déguisez  rien...  Nous  avons  un  cœur  humain; 
toutes  les  pensées  mortelles  reconnaissent  un  même 
foyer.  Ne  rougis  pas  d'avoir  eu  ta  part  des  souillures 
d'un  crime  inévitable  ;  la  condamnation,  que  tu  as  encou- 
rue ou  pu  ou  dû  encourii',  est  celle  de  l'humanité  tout 
entière.  Vous  êtes  la  dépouille  que  le  Temps  désigne 
ainsi  pour  la  tombe  dévorante,  vous  et  vos  pensées,  et 
toutes  les  peines  avec  lesquelles  vous  enlacez  les  anneaux 
de  l'éternelle  chaîne  de  la  vie. 

XX 

«  Ne  déguisez  rien...  Vous  rougissez  parce  que  vous 
haïssez,  et  l'Inimitié  est  la  sœur  de  la  Honte  !  Regardez 
dans  votre  esprit  ;  c'est  le  livre  de  la  destinée  ! . . .  Ah  ! 
il  est  noirci  de  bien  des  noms  blasonnés  de  misère  ;  tous 


258  W.UVRES   POÉTIQUES   DE    SHELLEY 

sont  les  miroirs  de  la  même  !  3Iais  le  noir  démon  qui, 
de  sa  plume  de  fer  trempée  dans  le  brûlant  poison  du 
mépris,  y  a  innnorlalisé  sa  gloire,  pass(M'ait  inoil'ensif 
sur  la  tête  des  hommes,  s'ils  dédaignaient  de  faire  de 
leurs  cœurs  son  repaire. 

XXI 

«  Oui,  c'est  la  Haine  !  celte  chose  diabolique  et 
informe,  qui  porte  tant  de  noms,  tous  mauvais,  quelques- 
uns  divins,  que  le  mépris  de  soi-même  arme  dun  mortel 
aiguillon  ;  et,  lorsque  le  cœur  qu'elles  enlace  de  ses 
replis  de  serpent  est  tout  à  fait  (''i)iiisé,  vX  quelle  se 
lasse  de  dévoicr  une  proie  si  amcre,  elle  tourne  cet 
aiguillon  de  tous  cùlés  avec  une  rage  nuillipliée;  seni- 
blaljle  au  serpcMit  amphisbène,  qui,  après  avoir  élreint 
quelque  bel  oiseau,  bientôt  sui*  sa  niasse  putiide  menace 
tout  ce  (jui  l'envii-onne. 

XXII 

«  Ne  gourmande  point  ton  âme  ;  mais  connais-loi  loi- 
même  ;  ne  hais  point  le  (  rime  d'un  auti't%  ni  ne  déleste 
le  lien.  C'est  la  sombre  idolàli'ie  de  soi-même  (pii  veut, 
(|uand  une  fois  nos  pensées  et  nos  actions  ne  sont  plus, 
que  l'homme  pleine,  cl  saigne,  et  gémisse.  Ovide  expia- 
lion  !...  Iteste  en  paix;  le  |»assé  appailienl  à  la  Mort, 
l'avenir  est  à  loi  ;  lamoui'  <'l  la  joiiî  peuvent  faire  du 
c«rur  U'  i)lns  immonde  un  paradis  de  fleurs,  oîi  la  paix 
pourrait  bàlii'  son  nid. 

XXIII 

«  Parle,  loi!  DOîi  vene/.-vous? — Un  jeune  homme  prit 
la  paroh;  :  —  l'éniblemenl,  péniblement  nous  naviguons 


LAON   ET   CYTIINA  259 

sur  labîmc  sans  bornes.  Tu  lis  bien  la  misère  écrite 
dans  nos  yeux  épuisés  ;  mais  il  y  a  à  1  intérieur  beaucoup 
de  choses  qui  dorment,  que  le  pauvr»'  cœiu'  aime  à  gar- 
der pour  lui,  ou  n'ose  pas  écrire  sur  le  front  déshonoré. 
Oui,  depuis  notre  enfance,  nous  avons  appris  à  tremper 
le  pain  de  la  servitude  dans  les  larmes  du  malheur,  et 
jamais  jusqu'à  ce  jour  nous  n'avons  rêvé  d'espérance 
ou  d'abri. 

XXIV 

«  Oui,  je  dois  parler...  Mon  secret  serait  mort  dans 
le  cœur  qu'il  a  consumé,  comme  un  tison  s'éteint  dans  la 
flamme  mourante  dont  il  entretenait  la  vie  ;  mais  aucun 
cœur  humain  ne  peut  te  résister,  à  toi,  merveilleuse 
femme,  et  au  doux  commandement  de  tes  yeux  per- 
çants... Oui,  nous  sommes  de  misérables  esclaves, 
qui,  arrachés  à  leurs  amours  accoutumées  et  à  leur  terre 
natale,  portent  sur  les  vagues  qui  les  en  séparent  la 
proie  dédaignée  de  calmes  et  heureux  tombeaux, 

XXV 

«  Nous  traînons  bien  loin  de  leurs  vallées  agrestes  les 
plus  belles  parmi  les  fdles  de  ces  montagnes  solitaires  ; 
nous  les  traînons  dans  des  lieux  où  toutes  les  meilleures 
choses  et  les  plus  rares  sont  souillées  et  foulées  aux 
pieds.  Bien  des  années  sont  venues  et  parties  depuis 
que,  semblable  au  vaisseau  qui  me  porte,  je  ne  connais 
plus  aucune  pensée  ;  mais  aujourd'hui  les  yeux  d'une 
vierge  chérie  ont  fait  briller  sui'  les  miens  la  lumière  d'un 
mutuel  amour;  elle  est  ma  vie...  je  ne  suis  que  son 
ombre...  ime  fumée  qui  s'échappe  des  cendres  et  bientôt 
s'évanouit.... 


260  ŒUVRES   POÉTIQUES   DE    SHELLEY 

XXVI 

<  Car  elle  doit  périr  dans  le  palais  du  tyran  !  Hélas  ! 
Hélas  !  —  Il  se  tut  et  s'accroupit  près  de  la  voile.  Mais 
tous  entendaient  ses  sanglots...  Et  toujours  devant  l'océan 
et  le  vent,  le  vaisseau  volait  jusqu'au  moment  où  les 
étoiles  commencèrent  à  pâlir  ;  et,  réunis  autour  de  moi 
dans  une  muette  attitude,  les  matelots  me  re^jardaient, 
le  pilote  était  abattu  et  pâle  de  souffrance,  le  capitaine  aux 
cheveux  gris  m<'  jetait  des  regards  pleins  d'une  crainte 
sans  repos  qui  rencontraient  les  miens.  —  Ils  étaient 
comme  en  extase. 

XXVII 

«  Maintenant  point  de  faiblesse  !  Point  de  repos  !  Tu 
es  âgé,  mais  l'espérance  le  rendra  jeune,  car  l'espé- 
rance et  la  jeunesse  sont  filles  du  même  père,  l'Amour... 
Voyez!  les  astres  éternels  nous  regardent!  La  V(''rité 
est-elle  entrée  dans  vos  âmes  ?  Ne  songez-vous  qu'à 
vous-mêmes,  ou  vous  sente/.-vous  allcndi'is  pour  les  souf- 
frances d'autrui  ?  Avez-vous  soif  de  porter  un  cccur  (|ue 
ne  puisse  pins  atteindre  la  dent  de  sei'pent  de  la  (Cou- 
tume ?  Soyez  libres  !  Et  maintenant  jurez-moi  d'être 
fermes  jusqu'à  la  mort!  —  lis  crièicnt  :  Nous  le  jurons! 
Nous  le  jurons  ! 

XXVIII 

t  Les  ténèbres  mêmes  furent  ('biaidc-es  à  ce  cri, 
comme  |)ai"  un  coup  de  louuerre  soulerrain.  Le  livage, 
sonore  renvoya  ses  milles  échos  dans  la  nuit,  coimne  si 
la  mer  et  le  ciel  et  la  terre  s'étaieiU  ri-jouis  du  léveil  de 
la  liberté  ;  car  c'était  au  nom  de  la  lilxitt'  (juils  avaient 


LAON    ET    CYTIINV  261 

juré!...  Los  verrous  furent  tirés,  et  sur  le  pont  les 
captives  debout  jetèrent  autour  d'elles  des  regards 
étonnés,  et  chacune  se  reculait  éblouie,  quand  la 
lumière  de  la  torche  inconstante  venait  frapper  ses 
yeux. 

XXIX 

«  C'étaient  les  plus  pures  enfants  de  la  terre,  jeunes 
et  belles,  avec  des  yeux,  les  sanctuaires  d'une  pensée 
encore  endormie  ;  leurs  fronts  étaient  aussi  brillants 
que  le  printemps  ou  le  matin  ;  le  sombre  temps  n'y  avait 
pomt  encore  cent  sa  triste  légende  en  caractères  nua- 
geux qui  ne  s'eflacent  pas.  —  Ce  changement  était  un 
rêve  pour  elles  ;  mais  bientôt  elles  connurent  la  gloire 
de  leur  nouvel  étal.  Dans  la  brillante  sagesse  du  midi 
haletant  de  la  jeunesse,  une  douce  conversation,  des 
sourires  et  des  soupirs  harmonisèrent  tous  les  coeurs. 

XXX 

«  Mais  une  restait  muette.  Ses  joues  et  ses  lèvres 
très  belles,  changeant  de  nuances,  comme  des  lis  nou- 
vellement fleuris  agités  en  plein  midi  par  le  vent  à  l'om- 
bre de  la  brillante  chevelure  d'un  acacia,  trahissaient 
les  frémissements  de  son  âme.  Et  bientôt,  le  cœur  plein, 
ces  jeunes  fdles  se  levèrent  et,  toutes  haletantes,  elles  se 
regardèrent  et  me  regardèrent,  comme  pour  m'adresser 
une  muette  prière.  Je  souris,  je  pris  leurs  deux  mains 
dans  les  miennes,  et  j'éprouvai  un  délicieux  plaisir  dont 
leurs  esprits  ressentirent  le  contre-coup. 


15' 


CHANT    IX 


I 

«  Cette  nuit-là,  nous  jctâmos  l'ancre  dans  une  baie 
boisée  ;  le  sommeil  nosa  pas  plus  vollii^ei"  autour  do 
nous  qnil  n'ose,  quand  tout  doute  et  toute  crainte 
se  sont  enfuis,  ombrager  la  couche  de  quehpie  amant 
sans  repos,  dont  le  cœur  est  désormais  dans  la  paix. 
Ainsi  la  nuit  se  passa  tout  entière  dans  une  mutuelle 
joie  :  autour  de  nous  s'élevait  une  forêt  de  peupliers  et 
de  sombres  chênes,  dont  l'ombre  couvrait  les  étoiles 
déclinantes  réiléchies  dans  les  eaux  bleues,  et  tremblait 
au  vent  qui  soufflait  du  matin. 

Il 

«  Les  mariniers  joyeux  et  les  vierg(\s  libres  enlevè- 
rent à  la  forêt  profonde  de  nombreux  rameaux  et  revin- 
rent très  iiuiocemnjciil  cliari;(''s  des  innocenles  ({('pouilU'S 
des  bois;  bienlùl  des  guirlandes  d(.' feuillai'es  eu  boutons 
flottèrent  sur  h;  mat  et  les  voiles  ;  la  poupe  cl  la  proue 
furent  couvtM'les  d'un  dais  de  rameaux  fleurissants  ; 
pendant  tout  le  cours  du  passag(M)l)li(pu'  du  soleil,  nous 
allons  pleins  de  joiesni'  les  vagues,  comme  les  lialiilants 
dune  Ile,  desliiK-s  à  poursuivre  ces  vagues  qui  ne 
peuvent  cesser  de  souriic. 


LAON    KT    (YTIINA  263 

HI 

«  Les  nombreux  vaisseaux,  mouchetant  le  bleu 
sombre  de  labime  de  leurs  voiles  de  neige,  volaient 
rapides  à  mesure  qu'ils  approchaient  du  nôtre,  dans  la 
crainte  et  létonnement  ;  et  sur  chaque  hauteur  des 
milliers  dhoninies  regardaient.  Ils  entendaient  le  cri  qui 
fait  tressaillir,  comme  la  voix  même  de  la  terre  se 
faisant  irrésistiblement  entendre  à  tous  ses  enfants, 
l'allégresse  déchaînée,  la  glorieuse  joie  de  ton  nom,  ô 
liberté  !  Ils  entendaient  !...  De  même  que  sur  les  mon- 
tagnes de  la  terre  de  pic  en  pic  on  voit  sauter  les 
rayons  du  matin  naissant, 

IV 

«  Ainsi,  de  ces  cris  répétés  par  les  sommets  sans  fin, 
il  se  forma  soudainement  comme  un  son  universel, 
comme  une  voix  de  volcan,  dont  le  tonnerre  remplit  les 
cieux  les  plus  lointains  ;  une  si  glorieuse  folie  trouvait 
un  passage  à  travers  les  cœurs  humains  et  les  entraî- 
nait dans  un  courant  qui  submergeait  leurs  craintes  et 
leurs  soucis  guerroyants,  noire  couvée  de  la  Coutume  ; 
ils  ne  savaient  pas  d'où  cela  venait,  mais  ils  sentaient 
autour  d'eux  comme  une  immense  contagion  répan- 
due ;..,  ils  appelaient  à  grands  cris  la  Liberté  !..  Ce  nom 
vivait  sur  la  mer  ensoleillée. 


«  Nous  touchâmes  au  port.  —  Hélas  !  De  beaucoup 
d'esprits  la  sagesse  qui  avait  réveillé  ce  cri  s'était  enfuie, 
comme  la  courte  gloire  que  le  sombre  ciel  reçoit  d'une 
fausse  aurore  qui  s'évanouit  avant  de  s'épandre,  perdue 


264  ŒUVRES    POÉTIQUES    DE    SIIELLEY 

dans  les  ténèbres  dévorantes  de  la  nuit  :  cependant  bien- 
tôt le  jour  brillant  éclatera,  oui  comme  un  gouffre  de 
feu,  pour  brûler  les  linceuls  on  lambeaux  morts  qui 
enveloppent  le  monde;  un  immense  enthousiasme  qui 
doit  purifier  le  monde  enfiévré  comme  avec  le  spasme 
d'un  tremblement  de  terre  ! 


VI 


«  Je  parcourus  alors  la  grande  cité,  libre  de  honte 
ou  de  crainte  ;  les  mariniois  épuisés  par  les  fatigues 
et  les  heureuses  vierges  m'entouraient.  Et  comme  un 
vent  souterrain,  qui  du  fond  des  cavernes  remue  quelque 
forêt,  les  espérances  et  les  craiiiles,  du  fond  d(*  chaque 
âme  humaine,  rendaient  un  éliange  murmuie  à  mesure 
que  je  passais;  et  beaucoup  pleuraient,  avec  des  larmes 
de  joie  et  de  crainte;  et  les  pensées  ailées  erraient  en 
liberté,  avec  des  mots  à  moitié  étoudés  qui  prophéti- 
saient de  révolution. 


VII 


«  Dans  un  énergique  discours  je  déchirai  le  voile  qui 
cachait  la  Nature,  la  Véiiic',  la  Liberté  et  l'Amour, 
comme  quelqu'un  (jui,  dr  la  pyramide  dune  monlagne, 
indi(|ue  Icndioit  où  va  se  lever  le  soleil  ;  —  les  oiiihii's 
approuvent  la  vérilc-  (|ii  il  amionce,  et  senfuient  do 
chaque  courant  et  de  eli:i(|iie  l)os(|net.  Ainsi  de  douces 
pensées  remplirent  plus  dune  |)oiliine  ;  |)Our  plus  dun 
cœur  la  sagesse  tissa  larmure  dalleclions  éprouvées, 
et  le  mépris  inire|ii(ie  du  mal  trempa  trois  fois  dans 
l'acit'r  Condii  la  volonté  désorinais  invincible. 


LAON   ET   CYTII>A  265 

YlII 

«  Quelques-uns  dirent  que  j'étais  une  maniaque 
sauvage  et  désespérée  ;  d'autres  ,  que  je  venais  de 
sortir  du  tombeau,  la  vierge  fiancée  du  prophète,  un 
fantôme  du  ciel  ;  d'autres,  que  j'étais  un  démon,  sorti 
de  sa  caverne  enchantée,  qui  avait  dérobé  une  forme 
humaine,  et  était  venu  à  travers  la  vague,  la  foret  et  la 
montagne  ;  d'autres  disaient  que  j'étais  l'enfant  de  Dieu, 
envoyée  ici-bas  pour  sauver  les  femmes  des  chaînes  et 
de  la  mort,  et  sur  ma  tête  voulaient  allreusement  faire 
retomber  le  fardeau  de  leurs  péchés. 

IX 

f  Mais  bientôt  mes  paroles  humaines  trouvèrent  de  la 
sympathie  dans  des  cœurs  humains.  Les  plus  purs  et  les 
meilleurs,  comme  un  ami  avec  un  ami,  firent  cause 
commune  avec  moi  ;  ils  étaient  en  petit  nombre,  mais 
résolus  ;  le  reste,  même  avant  que  le  succès  eût  béni 
l'entreprise,  se  liguaient  avec  moi  dans  leurs  cœurs  ; 
leurs  repas,  leur  sommeil,  leurs  occupations  de  chaque 
heure,  étaient  en  proie  à  ces  espérances  que  j'avais 
armées  pour  surpasser  en  nombre  ces  armées  de  pas- 
sions inférieures  qui  embarrassent  les  fortes  ailes  de 
la  vie. 

X 

«  Mais  les  femmes  surtout,  que  ma  voix  avait  réveil- 
lées de  leur  froid,  insouciant  et  volontaire  esclavage,  me 
cherchèrent  ;  une  vérité  avait  secoué  leur  affreuse  prison  ; 
elles  regardèrent  autour  d'elles,  et  vii'ent  !  Elles  étaient 
Jibres!.,,  Leurs  nombreux  tyrans,  assis  désolés  dans  les 


266  ŒUVRES    POÉTIQUES  DE   SHELLEY 

salles  vides  d'esclaves,  n'en  pouvaient  retenir  aucune  ; 
car  le  rouge  feu  de  la  colère  s'était  éteint  dans  ces  yeux 
dont  autrefois  l'éclair  était  la  mort  ;  ni  crainte  ni  gain 
ne  pouvaient  maintenant  entraîner  une  captive  à  repren- 
dre une  autre  chaîne. 

XI 

«  Ceux  qui  fiucnt  envoyés  pour  m'enchaîner  pleurè- 
rent, et  sentirent  leurs  espiits  s'échapper  des  liens  qui 
les  enseri'aienl  eux-mêmes,  comme  une  forme  de  cire 
peut  se  dissoudre  et  fondre  dans  la  blanche  fournaise  ; 
une  défaillance  pleine  de  visions,  une  pause  d'espérance 
et  de  crainte  enchaîna  la  cité  ;  celle-ci,  comme  le  sihmce 
de  la  tempête  naissante,  quand  elle  a  enveloppé  dans 
son  ombie  formid;il)l('  le  soleil,  le  vent,  l'océan  et  la 
terre,  resta  suspendue...  terrible,  même  avant  que  les 
éclairs  aient  jailli  de  la  nue. 

Xll 

«  Comme  d(^s  nuages  lissés  dans  le  ciel  silencieux 
se  réunissent,  poussés  par  les  vents,  des  lointaines 
régions,  ainsi  au  nom  sublime  de  vt'rilé  et  de  liberie'', 
des  millions  d'hommes  étaient  réunis  autour  de  la  cité, 
poussés  par  les  es|)('Mances  (pii  jaillissaient  de  mainte 
source  cachée  :  paroles  qu(i  la  science  de  la  vérité  revê- 
tait des  couleurs  de  la  grâce  ;  les  propres  chants  sau- 
vages qui  dans  l'aii-  llottaienl  coninie  des  parCnnis  vaga- 
bonds ;  et  ton  nom,  et  plus  dune  langue  (|iie  tu  avais 
trempée  dans  la  (lamme. 

Ml! 
«  Le  tyran  s'aperçut  (pi(!  son  ])onvoir  était  é'vanoui  ; 


LAON    ET    CYTIINA  267 

mais  la  Crainte,  la  nourrice  de  lu  Vengeance,  l'invita  à 
attendre  l'événement,  lui  représentant  que  la  perfidie  et 
la  coutume,  l'or  et  la  prière,  et  tout  ce  qui,  à  défaut  de 
la  Foi'ce  impuissante,  prête  à  la  Fraude  le  sceptre  du 
monde ,  pourrait ,  à  son  avis  ,  rattermir  son  pouvoir 
chancelant.  Il  envoya  donc  les  prêtres  à  travers  les  rues, 
pour  maudire  les  rebelles.  Ceux-ci  s'agenouillèrent  sur 
la  voie  publique,  en  implorant  de  leur  Dieu  tremble- 
ment de  terre,  lïéau  et  famine. 

XIV 

«  Des  hommes  graves  et  blancs,  des  sièges  où  la  Loi 
s'est  faite  l'esclave  du  Mal,  ne  craignirent  pas  de  dire 
comment  la  glorieuse  Athènes  était  tombée  dans  sa 
splendeur,  parce  que  ses  fils  étaient  libres...  et  que, 
dans  l'espèce  humaine,  le  plus  grand  nombre  appartient 
au  plus  petit,  de  par  Dieu  (1),  la  Nature  et  la  Nécessité. 
Ils  dirent  que  la  vieillesse  était  la  vérité,  et  que  la  jeu- 
nesse avec  ses  sauvages  espérances  tronblait  la  paix  de 
l'esclavage,  à  l'aide  duquel  les  hommes  des  vieux  ages 
avaient  étoullé  l'orgueil  et  la  liberté. 

XV 

«  Et  avec  le  mensonge  de  leurs  lèvres  empoisonnées, 
ils  parvinrent  à  produire  dans  la  docile  mémoire  des 
sages  et  des  bardes  une  éclipse  passagère.  —  H  y  a  un 
Maître  enseignant,  disaient-ils,  qui  doit  toujours  exister, 
Dieu  même  (2)  !  C'est  lui  (jui  a  armé  la  nécessité  du 

(1)  Dans  la  Revo/ te  de  l'Islam,  on  lit  «  Ciel  »  à  la  place  de 
«  Dieu  ». 

(2)  C\i  passage  est  ainsi  modifié  dans  la  Révolte  de  r Islam  •* 
«  il  y  a  un  maître  enseignant  qui  a  armé  la  Nécessité,  etc..  » 


268  ŒUVRES   POÉTIQUES   DE   SHELLEY 

gouvernement  et  du  crime  contre  l'humanité,  pour  être 
ici-bas  son  esclave  et  sou  vengeur.  Ils  ajoutaient  que 
nous  étions  faibles  et  pécheurs,  fragiles  et  aveugles  ; 
que  la  volonté  dun  seul  était  la  paix,  et  que  nous  ne 
devions  aspirer  à  autre  chose  sur  la  terre  qu'à  la  peine 
et  la  misère, 

XVI 

«  Afin  de  pouvoir,  par  ce  moyen,  éviter  l'enfer  dans 
l'autre  monde.  —  Ainsi  parlèient  les  hypocrites  qui 
maudissaient  et  mentaient.  Hélas!  leur  autorité  était 
passée  ;  les  larnuîs  et  le  rire  s'attachaient  à  leurs  che- 
veux blancs,  flétrissant  l'orgueil  qui  dans  leurs  cœurs 
creux  osait  encore  habiter;  et  cependimt  des  esclaves 
plus  obscènes,  au  front  plus  poli,  avec  des  ricanements 
sur  leurs  levies  seirées,  minces,  bleues  et  larges, 
disaieiU  que  maintenant  l'homme  avait  renoncé  à  être 
le  maitie,  et  que  le  monde  soumis  devait  s'incliner 
devant  la  volonté  dune  femme  ! 

XVH 

«  L'or  était  semé  dans  les  rues,  et  le  vin  coulait  par- 
tout à  flots  dans  la  citi'.  En  vain  !  Les  solides  tours 
biillaient  toujours  dans  le  ciel  connue  dhabitude  ;  et  à 
l'appel  des  prêtres,  la  Peste  ne  (jiiitla  pas  son  banquet 
dans  les  salles  d'Ethiopie,  ni  la  Famine  n'accouiut  des 
portails  du  riche,  oîi  tonjmn's  à  son  aise  elle  fait  sa 
proie  de  ceux  qui  s'y  rassc  inblciU  pour  im|(Iorei'  à 
genoux  leur  nourriture  ;  ni  la  crainic.  ni  la  honte,  ni  la 
foi,  ni  la  discorde  ne  vinrent  obseurcir  la  flamme  nou- 
vellement allumée  de  l'espérance. 


LAON  ET   CYTIIXA  269 

XMII 

«  Car  Tor  était  comme  un  dioii  dont  la  foi  commen- 
çait à  salfaiblir  ;  il  n'avait  plus  quun  petit  nombre 
d'adorateurs,  ainsi  que  Icnfer  et  la  crainte,  qui  dans 
le  cœur  de  l'homme  est  Dieu  même  ;  les  prêtres  s'aper- 
çurent de  sa  chute,  en  voyant  de  jour  en  jour  leurs  autels 
plus  solitaires,  jusqu'à  ce  qu'ils  restassent  seuls  dans 
le  temjile  (1).  Les  traits  du  mensonge  volaient  sans 
causer  de  flétrissure  ;  et  les  froids  ricanements  de  la 
calonmie  étaient  impuissants  à  troubler  avec  le  brandon 
de  la  discorde  l'iuiion  des  hommes  libres. 

XIX 

«  Tu  sais  le  reste.  —  Nous  voici  tous  deux  réunis, 
survivant  à  une  ruine  immense  et  profonde.  Etranges 
sont  mes  pensées...  Je  ne  puis  ni  souffrir  ni  craindre  ; 
assise  avec  loi  sur  ce  rocher  sohtaire,  je  souris,  quoique 
l'amour  humain  doive  me  faire  pleurer  ;  nous  avons 
survécu  à  une  joie  qui  ne  connaît  aucun  chagrin,  et  je 
sens  un  calme  puissant  glisser  sur  mon  cœur,  qui  ne 
peut  plus  emprunter  ses  nuances  au  Hasard  ou  au 
Changement,  ces  sombres  enfants  du  Lendemain. 

XX 

«  Nous  ne  savons  pas  ce  que  nous  deviendrons.  — 
Cependant,  mon  cher  Laon,  Gylhna  sera  la  prophétesse  de 
l'Amour  ;  ses  lèvres  te  déroberont  la  grâce  que  tu  portes, 

(1)  On  lit  à  la  place  de  ces  derniers  vers,  dans  la  Rvrolle  de 
rislain  :  «  et  la  Foi  elle-même,  qui  dans  le  cœur  de  l'homme 
donne  une  forme,  une  voix,  un  nom  à  la  spectrale  Terreur, 
connut  sa  chute,  les  autels  devenant  de  jour  en  jour  plus  soli- 
taires, etc..  » 


270  ŒUVRES    POÉTIQUES   DR    SIIELLEY 

pour  cacher  ton  cœur,  et  en  revêtir  les  formes  qui  errent 
dans  le  bosquet  brumeux  de  Tavenir  vagabond;  car 
maintenant,  assise  ainsi  près  de  toi,  il  me  semble  que 
je  respire  et  vis  de  ton  souffle  et  de  ton  sang,  et  la 
violen(;e  et  le  mal  sont  comme  un  songe  qui  roule  bien 
loin  de  linébranlable  v<''rilé,  entraîné  par  un  coui'ant 
sans  retour. 

XXI 

«  Les  coups  de  vents  de  l'Automne  dispersent  les 
semences  ailées  sur  la  tei-re  ;  —  puis  bientôt  viennent 
les  neiges,  et  la  pluie,  et  les  gelées,  et  les  ouiagans, 
que  le  terrible  Hiver  amène  d(î  la  caverne  de  Scylbie, 
un  sauvage  cortège.  Mais  vois  !  Le  Prinlemps  passe  d(! 
nouveau  sur  le  monde,  versant  de  douces  rosées  de  ses 
ailes  éthérées  ;  il  répand  les  fleurs  sur  les  montagnes, 
les  fruits  dans  la  plaine,  la  musitjue  sur  les  vagues  et 
les  bois,  et  l'amour  sur  tout  ce  qui  vit,  et  le  calme  sur 
les  choses  sans  vie. 

XXll 

«  0  Printemps  !  emblème  aux  ailes  de  vent  de  l'espé- 
rance, de  l'amour,  de  la  jeunesse  et  de  la  joie  !  Hrillant, 
beau,  adorable  l'i'intenqys  !  Doù  viens-tu,  (piand  tu 
mêles  à  la  noire  ti'islesse  de  rilivcr  tes  larmes  (|ui 
s'évanouissent  en  sourii'cs  eiisoleillc's  '!  Scrur  de  la  joie  ! 
Tu  es  l'enfant  qui  as  iceueilli  le  souriie  mourant  de  ta 
mère,  sourire  tendre  et  doux  ;  lu  jioites  au  tombeau  de 
ta  mère   l'Automne  (!)  de  IViiielies  lleiiis  e(  des  rayons 

(1)  Autumn  el  S'itriiir/,  on  un^lHis,  smil  dos  Jeux  {genres, 
romnic  Ions  les  iKinis  (Toljjcls  iinininiés  :  ikius  avons  cru  devoir 
liaduiie  liUeraleineiit  le  lexle  de  Shelley,  jiour  ne  |i:is  lui  enlever 
la  ^;iàce  ijue  lui  donne  eeUe  image  des  saisons  féiuiuisécs. 


LAON   F,T   CYTIINA  271 

scinblablos  l\  tics  (leurs,  sans  tioublcr  de  tes  pas  gra- 
cieux les  feuilles  qui  sont  son  linceul. 

XXIII 

«  Vertu,  Espérance  et  Amour,  comme  la  lumière  et 
le  ciel,  environnent  le  monde.  Nous  sommes  leurs 
esclaves  choisis.  Le  tourbillon  de  notre  esprit  n'a-t-il 
pas  emporté  les  germes  immortels  de  la  vérité  aux 
cavei-nes  les  plus  reculées  de  la  pensée  ?...  Mais  voici 
Ihiver  !  la  douleur  de  nombreux  tombeaux,  la  glace 
de  la  mon,  la  tempête  de  It^pée,  le  torrent  de  la  ty- 
rannie, dont  les  vagues  ensanglantées  deviennent  sta- 
gnantes comme  la  glace  au  nom  de  la  Foi,  le  mot  de 
l'enchanteur,  et  enchaînent  tous  les  cœurs  humains 
dans  leur  repos  abhorré  ! 

XXIV 

«  Les  semences  dorment  dans  la  terre.  Tandis  que 
le  tyran  peuple  les  prisons  de  ses  conquêtes,  de  pâles 
victimes  sur  léchalaud  gardé  sourient,  parce  qu'elles 
ne  peuvent  parler  ;  et,  jour  par  jour,  la  lune  de  la 
Science  consumant(;  s'évanouit  parmi  les  étoiles  ;  et 
dans  ces  vastes  ténèbres  les  fds  de  la  terre  adres- 
sent leurs  prières  à  leurs  inmiondes  idoles,  et  les 
prêtres  chenus  triomphent;  et,  comme  un  fléau  ou  une 
rafale,  une  ombre  dégoisme  s'abat  sur  les  regards 
humains. 

XXV 

«  C'est  l'hiver  du  monde  !  —  Et  nous  y  mourons, 
comme  les  vents  d'automne   s'évanouissent ,  expirant 


272  ŒUVRES   POÉTIQUES   DE    SHELLEY 

dans  l'air  golc  et  brumeux.  IMais  regarde  !  Le  Printemps 
vient,  bien  que  nous  devions  passer,  nous  qui  avons 
promis  sa  naissance  ;  —  oui,  passeï'  comme  l'ombre 
même  qui  du  sein  de  notre  moi't,  ainsi  que  dune 
montagne,  fait  jaillii-  lavenii-,  un  large  lever  de  soleil; 
alors,  couverte  de  l'ombre  des  ailes  qui  la  pai'ent,  la 
Tern;  de  son  noir  goull're  de  (haines  sï'lance  comme 


un  aigle. 


XXVi 


«  0  l)ien  cher  amour  !  nous  mouirons  et  serons  refroi- 
dis avant  que  ce  matin  puisse  se  levei'  sur  le  monde  ; 
vondrais-tu  voir  la  gloire  de  son  aurore?  Hélas!  jette 
tes  regards  non  sur  moi,  mais  touine  tes  yeux  sur  ton 
propre  cœui*,  —  ce  paradis  «pie  IcUeinel  printemps  a 
fait  sien  ;  et,  tandis  (pie  le  lugubre  hiver  remplit  les 
cieux  dc'pouilh'S,  là  il  y  a  de  doux  courants  de  pensc'C 
ensolcill(îc  et  des  fleiu's  fraîchement  (^closes,  qui  entrc- 
lacenl  et  confondent  Icui's  sons  et  l(>urs  parfums. 

WVIl 

«  Dans  leurs  propres  c(eurs,  les  bons  trouveront  tou- 
jours l'ardeur  de  resp(''rance  (pii  les  a  faits  grands  ;  et, 
quoifpie  d'envieuses  ond)i'es  puissent  sinleiposer  entre 
r»'sp(''iance  et  son  elfel,  —  il  vient  (pichptnn  par  der- 
ri('re,  (pii  reliera  lonjoiirs  l'avenir  ad  passe'*,  la  N(''cessil(', 
dont  la  force  aveugle  doit  pour  toujours  enlacer  le  mal 
avec  le  mal,  le  bien  avec  le  bien,  dans  les  bandelelles 
d'une  uni(m  (pi'aucun  pouvoir  ne  saurait  ronqire  ;  ils 
doivent  manifester  leur  propre  naliu-e,  et  n't"'lre  jamais 
s(''par('s  ! 


LAOX   ET   CYTIINA  273 

XXVIII 

«  Les  bons  et  les  puissants  des  âges  écoulés  sont  dans 
leurs  tombeaux....  avec  les  innocents  et  les  libres,  les 
héros,  les  poètes,  et  les  sublimes  sages,  qui  laissent 
le  manteau  de  leur  majesté  pour  orner  et  parer  ce 
monde  nu  —  et  nous,  nous  leur  ressemblons.  De  tels 
hommes  périssent  ;  mais  ils  laissent  l'espérance,  l'amour, 
la  vérité,  la  liberté',  dont  leurs  puissants  esprits  ont 
pu  concevoir  les  formes  pour  en  faire  la  règle  et  la  loi 
des  âges  qui  survivent. 

XXIX        . 

«  •  Ainsi,  que  le  gazon  couvre  nos  restes,  même  au  mi- 
lieu de  notre  heureuse  jeunesse!  Que  cet  étrange  lot, 
qnel  quil  soit ,  quand  dans  nos  veines  confondues  le 
sang  sera  silencieux,  soit  le  nôti'C  !  Que  le  sentiment  et 
la  pensée  abandonnent  notre  être,  et  quil  ne  soit  plus 
compté  au  nombre  des  choses  qui  sont  !  Que  ceux  qui 
viennent  derrière  nous,  à  qui  notre  ferme  volonté  aura 
acquis  un  calme  héritage,  une  glorieuse  destinée,  insul- 
tent, en  la  foulant  dédaigneusement  aux  pieds,  notre 
tombe  inséparable  ! 

XXX 

«  Nos  pensées  et  nos  actions,  notre  vie  et  notre 
amour,  notre  bonheur,  tout  ce  que  nous  avons  été,  vi- 
vra éternellement,  et  ne  cessera  de  rayonner  et  dinspi- 
rer,  quand  nous  ne  serons  plus.  Le  monde  a  vu  un  idéal 
de  paix  ;  et  de  même  qu'aux  yeux  d'un  pauvre  mania- 
que 1  apparition  soudaine  de  quelque  coin  de  terre  serein 
et  aimé,  lui  rappelant  a])rès  de  longues  années  la  douce 


274  OELVRliS   POÉTIQUES   DE    SHELLEY 

Cl  vivante  scène  des  espérances  de  sa  jeunesse,  dissipe 
sa  longue  folie;  ainsi  llionniie  se  souviendra  de  loi. 

XXXI 

«  Et  pendant  que  la  Calomnie  s'assouvira  sui'  nous, 
comme  les  vers  dévorent  lesmoi'ls,  et  que  près  du  tronc 
et  de  lautel  les  railleries  et  les  malédiclions  trouveront 
un  bienveillant  abri,  ce  que  nous  avons  fait,  personne 
n'osera  l'invoquer  en  témoignage,  quoiciiii!  soit  parfai- 
tement comui.  Ce  souvenir  l'eslera,  tandis  i\nv  passeront 
ceux  qui  bâtissent  lédilice  de  leur  orgueil  sur  son  oubli; 
cl  la  renommée,  qui  s'est  sculpté  une  statue  dans  le  mar- 
bre de  respcrance  lîumaine,  survivra  aux.  parchemins 
détruits  d'une  gloriole  éplu-mère  !  ^ 

XXXli 

«  FAcependant  tous  deux,  mon  bicii-ainM',  nous  devons 
nous  séparer;  et  le  Sentiment  et  la  Maison,  ces  beaux 
enchanleiu's,  dont  la  baguette  magi(pie  est  l'espérance, 
invitent  noti'c  cœur  à  regarder  au-delà  du  d(''sespoir  du 
tombeau,  la  proie  des  vei-s.  (les  yeux,  ces  lèvres,  ce 
sang  |»ai'aissenl  sy (b'compc^ser dans  une  hideuse  ruine; 
aueim  calme  sonnneil,  |»en|)laul  de  rêves  d'or-  lair  sla- 
tiuant,  ne  seud)le  v  baigner  dans  la  joie  nos  veux  obscur- 
cis  et  linubaiU  eu  pourriline  :  rien  (pie  la  Mort  insen- 
sible !  une  ruine  léiu'breuse  et  profonde  ! 

X.WIIl 
<  Ce  sont  là  d'aNcui^les  iiii:ii;iualions.    \/,\   raison   ne 
|)eut  coimaître  ce  <|ue  le  sens  ne  |»eul  sentir,  ni  la  pen- 
sée coiH'evoir  ;   il   n'y  a  d;(us  le  monde  <pie  deception, 
douleur,  crainte  et  peine.  Nous  ne  savons  ni  d  où  nous 


LAON   ET  CYTHXA  2/0 

venons,  ni  pourquoi,  ni  comment  nous  vivons;  ni  quel 
muet  pouvoir  peut  donner  leur  être  à  eliaciue  plante, 
étoile  ou  bète,  ou  à  ces  pcnsc'cs  mêmes.  —  Viens  près 
de  moi!...  Je  veux  t'unir  à  moi  dans  une  chaîne  que 
je  ne  puisse  briser!  Je  suis  possédée  de  pensées  trop 
vives  et  trop  fortes  pour  une  seule  poitrine  humaine  ! 

XXXIV 

c  Oui,  oui  !  ton  baiser  est  doux!  tes  lèvres  sont  chau- 
des !  0  mon  bicn-aimé,  qu'ils  voudraient  ces  yeux,  s'ils 
ne  pouvaient  plus  boire  l'être  dans  ton  sein,  qu'ils  vou- 
draient, même  pour  ce  sommeil  dont  nous  venons  de 
nous  réveiller ,  fermer  leurs  orbes  épuisés  dans  la 
mort  !  Je  ne  crains  ni  n'estime  i-ien  de  ce  qui  peut  arri- 
ver maintenant,  s'il  n'est  pas  partagé  avec  toi.  Oui, 
l'Amour,  quand  la  Sagesse  s'évanouit,  rend  Cythna  sage; 
ténèbres  et  mort,  si  la  mort  est  véritable,  doivent  être 
bien  plus  chères  que  la  vie  et  l'espérance ,  si  je  ne  puis 
en  jouir  avec  loi  ! 

XXXV 

c  Hélas  !  nos  pensées  flottent  sur  un  courant  dont 
les  eaux  ne  remontent  pas  à  leur  source  ;  la  terre  et  le 
ciel,  l'océan  et  le  soleil,  les  luiées  h'urs  fdles,  l'hiver 
et  le  printemps,  le  malin,  le  midi  et  le  soir,  tout  ce  que 
nous  sommes  ou  ce  que  nous  connaissons,  estlénébreu- 
scment  entraîné  vers  un  goud'ie  !...  Vois  !  quel  change- 
ment s'est  opéré  depuis  que  j'ai  commencé  de  parler  !... 
Mais  je  i)ardonnerai  au  temps  de  tout  changer,  excepte 
toi!  ï  — Elle  s'arrêta....  Cependant,  l'obscurité  delà 
nuit  était  tombée  sur  la  terre  du  dôme  sans  soleil  du 
cielv- 


276  OFAVRES   POÉTIQUES   DE   SHELLEY 

XXXVI 

Quoiqu'elle  eut  cessé  de  parler,  son  visage,  levé 
vers  le  ciel,  parlait  encore,  avec  une  brillante  et  so- 
lennelle gloire;  ses  profonds  yeux  noirs,  ses  lèvres,  dont 
les  mouv(Miienls  co)nn)uni(|uaient  laniour  à  lair  (jucUes 
respiraient,  ses  boucles  dc'uuuées...  «  Belle  étoile  de  vie 
et  d'amour  »,  mécriai-je,  «  délices  de  mon  âme,  pour- 
quoi regardes-tu^le  ciel  de  cristal  ?  Oh  1  puisse  mon  es- 
prit être  le  ciel  de  la  nuit  qui  le  regarde  avec  ses  mil- 
lions d  yeux  !  »  —  Elle  se  tourna  vers  moi  et  sourit.... 
ce  sourire  était  le  Paradis  ! 


CHANT  X 


I 


Y  avait-il  alors  dans  le  coursier  un  espril  humain, 
pour  que  de  son  altière  voix,  avant  que  la  nuit  fût  pas- 
sée, il  rompit  notre  repos  entrelacé  ?  ou  bien  en  vérité 
toutes  les  choses  vivantes  n'ont-elles  qu'une  commune 
nature,  et  la  pensée  élève-t-elle  un  tiônc  universel,  où 
toutes  les  formes  apportent  un  même  tribut?  La  Terre, 
leur  mère  connnune,  gc-mil-elle  de  voir  ses  lils  en  venir 
aux  mains,  et  découvre-t-elle  son  sein,  alin  que  tous 
en  paix  puissent  partager  ses  trésors  inépuisables  ? 

II 

J'ai  entendu  des  sons  amis  sortir  de  plus  dune  langue 
qui  n'était  pas  humaine...  Le  solitaire  rossignol  m'a  plus 
d'une  fois  l'épondu  avec  son  chant  apaisant,  de  son  ber- 
ceau de  herre,  quand  j«^  m'asseyais  pâle  de  chagrin,  et 
que  je  soupirais  i)rès  de  lui;  d(^  plus  d'une  vallée  1<!S 
antilopes,  cherchant  en  troupeaux  leur  pâture ,  m'ont 
parlé  avec  des  accents  et  des  mouvements  heureux,  qui 
rappellent  le  propre  langage  de  l'homme  ;  tel  fut  en  ce 
moment  le  signal  de  la  nuit  décroissante,  quand  ce  fier 
hennissement  vint  en  troubler  le  calme. 

16 


278  œuvRES  poétiques  de  siielley 

III 

Chaque  nriit,  ce  puissant  coursier  ni  emportait  au  loin, 
et  je  revenais  avec  la  nom liture  à  notie  retraite,  l'es- 
prit plein  de  sombres  pensées.  Le  sang  qui  inondait  les 
champs  avait  taché  l(>s  pieds  (h\  coursier  ;  bientôt  la 
poussière  but  celte  rosée  sanglante...  Puis  se  rencon- 
trèrent le  vautour  elle  chien  sauvage,  le  serpent,  le  loup 
et  la  grise  hyène,  pour  manger  les  morts  dans  une 
horrible  trêve  ;  hMU's  midtitudes  faisaient,  derrière  le 
coursier,  un  gouiïre  connue  les  vagues  sur  le  sillage 
d'un  navire. 

IV 

Car,  d('s  dei'niers  royaumes  de  la  terre  accoiuaient 
comme  un  flot  les  bandes  d  esclaves  que  chafjue  des- 
polc  cuvoyait  à  rai)pel  du  Iraîtie  coui'onné.  Comme  le 
rugissement  du  l'en,  dont  les  vagues  eiiveloppeul  les 
bêles  sauvages  dans  les  pâturages  iiicendii's  du  Sud, 
ainsi  les  armées  des  l'ois  lignes  serpeulaient  eu  longues 
lraîn(''es dacier  et  do  llaunne;  le  coiuiuenl  trembla  sous 
leurs  pas,  commv  enchaiiic  dune  ccinUire  de  ruine  ;  la 
mer  s'c'braula  an  binil  de  lenrs  iiavir'cs. 

V 

!)('  tonics  les  nations  de  la  terre  ils  accouraienl.  mnl- 
titiide  de  clntses  aniuK'es  et  sans  cu'iii-,  ipie  h'S  esclaves 
ap|)cllcnt  des  hommes  ;  ils  accouraienl  (htcilemeni, 
«'omme  des  moutons  (pie  le  berger  mène  de  la  bergerie  à 
I  (''t;d.  ronges  de  sang.  Leurs  uombrcnx  rois  les  ame- 
naienl  en  ti'oupcanx  vag:dtiinds  (U'  leur  sdl  ii;tl;d.  Tarlari' 
cl  Franc,  et  ces  millions  d  hommes  (pie  licrcenl  les  ailes 


LAON   ET    CYTH>.V  279 

des  brises  indiennes  ;  il  vint  de  nombreuses  bandes  de 
lAnarchie  arctique,  et  des  sables  de  l'idumée, 

YI 

Fertile  en  prodiges  et  en  mensonges.  Ainsi  ces  étran- 
ges natures  conclurent  entre  elles  une  fraternité  de  mal. 
Le  sauvage  du  désert  cessa  de  saisir  dans  la  crainte  son 
bouclier  et  son  arc  asiatique,  quand,  au  commandement 
d'un  plus  ingénieux  lils  de  l'Europe,  sa  flèche  pouvait 
tuer  quelque  berger  tranquillement  assis  sur  un  rocher; 
mais  des  sourires  dune  prodigieuse  joie  et  d'une  sau- 
vage sympathie  remplissaient  sa  face.  Ainsi  ces  escla- 
ves impurs  s'entraînaient  l'un  l'autre  dans  l'émulation 
du  mal. 

Yll 
Cet  affreux  Tyran  sut  traîtreusement  revêtir  son  vi- 
sage de  mensonges.  A  l'heure  même  où  il  venait  d'être 
arrache  à  la  mort,  partout  sur  le  globle,  à  l'aide  de  si- 
gnes secrets  partis  de  mille  tours  des  montagnes,  à 
l'aide  de  la  fumée  le  jour  et  du  feu  pendant  la  nuit,  il 
appela  à  lui  la  force  des  rois  et  des  prêtres,  ces  noirs 
conspirateurs  ;  ceux-ci  embrassèrent  sa  cause  comme 
la  leur,  et  semblables  à  des  loups  et  à  des  serpents 
jurèrent  une  étrange  trêve  à  leurs  guerres  mutuelles, 
avec  maint  rite  abhorré  de  la  terre  et  du  ciel. 

MU 
Des  myriades  étaient  arrivées....  des  millions  étaient 
en  chemin.  Le  Tyran  passait,  environné  de  l'acier  d'as- 
sassins déguisés,  à  travers  la  voie  publique,  obstruée 
des  morts  de  son  pays  ;  ses  pieds  glissaient  sur  le  sang 


280  œiVRES   POÉTIQUES   DE   SHELLEY 

frais....  il  souriait!  —  «  Ah!  »  dit-il,  «  je  sens  mainte- 
nant que  je  suis  vraiment  roi  !  »  et  il  s'assit  siii'  son 
siège  royal,  et  fit  apporter  la  roue  de  torture,  et  le  feu, 
et  les  tenailles,  et  les  eroes,  et  les  scorpions,  tout  ce  que 
son  âme  pouvait  inventer  pour  sa  vengeance. 

IX 

"  «  Mais  qu'on  aille  avant  tout  égorger  les  rebelles... 
PoinYjuoi  les  bandes  victorieuses  reviennent-elles  ?  » 
dil-il.  «  11  y  a  encore  des  millions  (pii  vivent,  dont  le 
plus  faible  d'une;  seule  parole  pourrait  encore  faire 
pencher  en  leur  faveur  la  balance  de  la  victoire;  que 
personne  ne  survive,  excepté  ceux  qui  sont  dans  les 
murs.  Ici  un  homme  sur  cinq  paiera  pour  ses  frères.... 
Allez,  ravager  et  tuez  !...  »  —  «  0  roi,  répondit  un  sol- 
dat, pardonnez-moi  d'élever  la  voix  ;  mais  nous  avons 
peur  des  (^sprits  de  la  luiil,  cl  le  malin  ne  tardera  pas 
à  paraître. 

«  Nous  étions  en  train  de  tnerlou'ours  sans  remords, 
et  d(''jà  sous  ma  main  ce  terrible  chef  était  étendu  sans 
défense,  (juand,  sur  un  clieval  noir  comme  l'enfer,  un 
ange  brillant  connue  h^  jour,  brandissant  une  tor<-he  (pii 
flamboyait  au  milieu  des  étoiles,  passa.  »  —  «  Oses-tu 
donc  discuter  avec  moi,  misérable  ?  »  répli([ua  le  roi. 
«  Esclaves,  allachez-lc  à  la  roue;  et  celui  d'entre  vous 
qui  m'amènera  cette  femme  qui  l'a  effrayé  pourra  brûler 
à  côté  de  lui  son  i)Ius  cher  ennemi.... 

XI 

f  El  l'or  et  la  gloire  seront  son  partage  !  Allez  !  »  — 


LAON    ET    CYTHXA  281 

lis  se  précipitèrent  dans  la  plaine.  Un  terrible  fracas 
éclate  sous  leur  pas  ;  les  cavaliers  ébranlent  la  terre  ; 
les  pavés  volent  en  éclats  sous  les  roues  et  les  cour- 
siers de  l'artillerie  ;  linfantoi-ie,  file  après  file,  verse 
ses  nuages  sur  les  plus  lointains  sommets.  Cinq  jours 
ils  égorgèrent  à  travers  les  champs  dévastés  ;  le 
sixième  vit  un  torrent  de  sang  inonder  la  cité  ;  le  sep- 
tième la  rosée  de  carnage  s"arréta,  et  la  paix  régna  de 
nouveau  : 

XII 

Paix  dans  les  champs  et  les  villages  déserts,  entre  les 
bètes  repues  et  les  morts  déchirés  !...  paix  dans  les 
rues  silencieuses!  excepté  quand  les  cris  des  victimes 
condamnées  au  feu  faisaient  pàlii'  les  lèvres  sans  voix 
djes  spectateurs,  qui  semblaient  craindre  que  quelque 
langue,  même  parmi  leur  parenté  la  plus  chère,  ne 
révélât  quelque  terreur  non  encore  trahie!...  paix 
dans  le  palais  du  tyran,  où  la  foule  passait  les  heures  de 
triomphe  en  fêtes  et  en  chants  ! 

XllI 

Jour  après  jour  le  soleil  brûlant  roula  sur  la  terre 
souillée  par  la  mort.  11  vint  de  l'Est  comme  un  feu  ;  une 
ardeur  torride  dautomne  flamboya,  mûrissant  de  sa 
flamme  le  peu  dépis  solitaires  qui  restaient  ;  le  ciel 
devint  comme  stagnant  sous  la  chaleur  ;  chaque  nuage, 
chaque  souffle  de  vent  languissait  et  mourait  ;  l'air 
altéré  réclamait  un  peu  dhumidité,  et  une  vapeur  putré- 
fiée venant  des  morts  sans  sépulture  passait  invisible 
et  rapide. 

16* 


282  œrVRES    POÉTIQUES   DE    SHELLEY 

XIV 

Le.  besoin  d'abord,  puis  la  poste  lonil)a  sur  les  bètes  ; 
privées  de  nouiriture,  elles  aspiraient  l'air  qui  les  tuait. 
Millions  sur  millions,  que  l'odeur  du  sang  avait  attirées, 
ou  qui  des  lointaines  régions  avaient  suivi  à  la  trace  les 
armées  dans  leur  triomphal  a|)pareil  de  gueri-e  loin  de 
leurs  sombres  dés(M'ls,  maiiUeiuuil  amaigries  et  épuisées, 
elles  rôdaient  comme  des  ombres  féroces  au  milieu  de 
leurs  pi'oies  perdues  poui"  elles  ;  dans  leurs  yeux  verts 
un  étrange  malaise  luisait  ;  elles  tombaient  dans  de 
hideux  spasmes,  ou  des  tortures  cruelles  et  lentes. 

XV 

Les  i)oissons  étaient  empoisonnés  dans  les  coui-ants  , 
les  oiseaux  mouraient  dans  les  bois  vei'ts  ;  la  race  des 
insectes  dépérissait  ;  les  troupeaux  dispersés  et  les 
animaux  domesti(|ues,  qui  avaient  survécu  à  la  chasse 
allamée  des  bètes  sauvages,  mouraient  en  gémissant, 
jetant  les  uns  sur  les  autres  des  regards  désolés  dans 
une  inémédiable  agonie.  Autour  de  la  cité  toute  la  nuit 
les  maigres  hvènes  pleuraient  leur  triste  sort  comme 
des  enfants  mourant  de  faim,  une  chanson  lamentable  ! 
et  plus  dune  mère  pleurait,  pénétrée  d  une  pitié  contre 
nature. 

XVI 

Parmi  les  minarets  aériens,  les  vautours  éthiopiens 
voletant  tombaient  du  milieu  de  la  longue;  ligne  de 
leurs  frères  dans  le  ciel,  faisant  tressaillir  les  spectateurs 
de  leur  chute,  (les  signes  annonçaient  tictp  bien  le 
malheur  (jui  allait  fondre  :  une  ('-Irange  panique  d'abord, 


LAON    ET    CYTIINA  283 

une  terreur  profonde  et  accablante,  dans  chaque  cœur, 
comme  la  glace,  tomba  et  séjourna,  —  une  muette 
pensée  de  malheur,  qui  se  répandit  avec  la  rapidité  du 
coup  d'œil,  comme  tombent  les  éclairs  desséchants. 

XYII 

Jour  après  jour,  quand  l'année  décline,  les  gelées  la 
dépouillent  de  sa  verte  couronne  de  feuilles,  jusqu'à  ce 
quelle  soit  toute  nue  ;  ainsi  la  Famine  fondit  sur  ces 
étranges  armées  accumulées,  comme  une  ombre  rapide, 
et  l'air  gémit  sous  le  fardeau  d'un  nouveau  désespoir;... 
la  Famine,  la  plus  terrible  des  filles  que  nouriit  la 
Tyrannie  de  ses  mille  seins,  quoique  y  doiment  aussi, 
avec  leurs  yeux  sans  paupières,  la  Foi,  la  Peste  et  le 
Massacre,  spectrale  couvée  éclose  des  lugubres  eaux 
du  Lélhé. 

XVIII 

II  n'y  avait  plus  de  vivres.  Les  moissons  avaient  été 
foulées  aux  pieds  ;  les  troupeaux,  les  animaux  domesti- 
ques avaient  péri  ;  les  poissons  morts  et  putréfiés 
étaient  rejetés  sur  le  rivage  ;  les  abîmes  n'avaient  plus 
de  nourriture  et  les  vents  ne  retentissaient  plus  sous  le 
faix  des  oiseaux  ;  ces  choses  ailées  s'étaient  enfuies 
tout  d'abord,  laissant  l'air  privé  d'ombre  ;  les  vignes  et 
les  vergers,  la  richesse  d'or  de  l'automne,  étaient 
brûlés  ;  de  sorte  que  la  moindre  nourriture  s'achetait 
au  poids  de  l'or,  et  l'Avarice  mourait  devant  le  dieu 
qu'elle  a  fait. 

XIX 

II  n'y  avait  plus  de  blé.  Sur  la  vaste  place  du  marché, 


284  ŒUVRES   POÉTIQUES   DE    SHELLEY 

toutes  les  choses  les  plus  répugnantes,  même  la  chair 
humaine,  se  vendaient...  on  la  pesait  clans  de  petites 
balances...  et  alors  plus  d'une  face  à  cette  vue  fut 
innnobilisée  dans  une  violente  horreur  !  Le  malheureux 
apportait  son  or  ;  la  tendre  vierge,  que  la  faim  avait 
rendue  hardie,  découvrait  en  vain  ses  charmes  mé- 
prisés ;  la  mère  apportait  son  premier-né,  dominée  par 
un  instinct  aveugle  comme  lamour,  mais  s'en  retour- 
nait, et  faisait  téter  son  enfant,  et  mourait  dans  une 
douleur  silencieuse. 

XX 

Alors  la  livide  Peste  tomba  sur  la  race  de  Ihomme. 
€  Oh  !  où  est  l'épée  rengainée, qui  si  tard  a  donné  l'ou- 
bli aux  morts,  quand  les  rues  étaient  inondées  du  sang 
de  leui's  fréros?  Oh  !  que  le  ticmblcment  de  terre  n'ouvre- 
t-il  son  tombeau,  ou  que  l'océan  ne  nous  étouH'c-t-il 
dans  ses  vagues  !  »  Vains  cris  î...  A  ti-avcrs  les  rues,  des 
milliers  d'hommes,  poursuivis  par  leui's  brûlantes 
tortures,  hurlent  et  délirent,  ou  sont  assis  en  proie  à 
une  inimaginable  frénésie  sur  de  frais  monceaux  de 
morts  —  une  spectrale  multitude  ! 

XXI 

Maintenant  ce  n'i'lait  plus  la  faim,  mais  la  soif!... 
Toutes  les  fontaines  étaient  conihlt'cs  de  cadavres 
tombant  en  pourriture,  et  devenaient  des  chaudi«*res 
de  vapeur  verdàtre  visible  au  lever  du  soleil.  Là  des 
myi'iades  dlionnnes  aecouraient  tonjoui-s ,  cherchant 
à  ('■leiiidre  1  agonie  du  léu  (jiii  dévorait  comme  un  prison 
leuis  veines  brûlantes  ;  ils  étaient  nus  par  la  force  de  la 
douleur,  sans  honte,  <  ouveits  de  plaies  sans  nom  et 


LAOX   ET   CYTIINA  285 

de  pustules  livides;  enfants,  jeunes  gens,  vieillai-ds  se 
tordaient  dans  de  sauvages  tortures. 

XXII 

Bientôt  ce  ne  fut  plus  lu  soif,  mais  la  folie  !  Beaucoup 
voyaient  partout  leur  maigre  image  ;  un  spectre  d'eux- 
mêmes  plus  terrible  encore  se  tenait  à  côté  d'eux, 
jusqu'à  ce  que  l'épouvante  de  cette  affreuse  vision 
forçât  à  se  détruire  elles-mêmes  ces  victimes  éperdues. 
Quelques-uns,  avant  que  la  vie  s'envolât,  cherchaient, 
dans  une  horrible  sympathie,  à  répandre  la  contagion 
sur  ceux  qu'elle  n'avait  pas  atteints  ;  d'autres  arrachaient 
l<»ur  chevelure  emmêlée,  et  criaient  bien  haut  :  «  Nous 
marchons  sur  du  feu  !  Dieu  tout-puissant  (l)  a  versé 
son  enfer  sur  la  terre  !  » 

XXIII 

Quelquefois  les  vivants  étaient  cachés  sous  les  morts. 
Près  de  la  grande  fontaine  sur  la  place  publique,  où  les 
cadavres  formaient  une  pyramide  s'effritant  sous  le 
soleil,  on  entendait  une  prière  étouflée  implorant  la  vie, 
dans  le  silence  brûlant  de  l'air  ;  et  il  était  étrange  de 
voir  au  milieu  de  ce  hideux  monceau  des  ligures  enve- 
loppées dans  le  linceul  de  leur  longue  chevelure  d'or, 
comme  si  elles  n'étaient  pas  mortes,  mais  doucement 
assoupies,  semblables  à  des  formes  sculptées,  aimer 
jusque  dans  l'agonie. 

XXIY 

La  Famine  avait  épargné  le  palais  du  Roi  ;  ils  s'étour- 
dissaient dans  des  fêtes  continuelles,  lui,  ses  gardes  et 
(1)  Variante  de  la  Rci'olte  de  rJskwi  :  «  le  Pouvoir  vengeur.  •• 


286  œUYRES   POÉTIQUES   DE    SIIELLEY 

ses  prêtres  :  mais  la  Pcslo  jela  une  ombre  sur  toutes 
choses.  La  Famine  peut  sourire  à  eelui  qui  la  repaît,  et 
passer,  avec  lartilieieux  mensonge  d'un  remerciement, 
comme  un  vieux  courtisan,  le  chien  de  garde  du  trône  ; 
mais  à  une  longue  dislance  vient  la  Peste,  un  loup 
ailé,  qui  dédaigne  la  curée  et  l'écume  dont  les  étrangers 
font  leur  proie. 

XXV 

Ainsi,  près  du  trône,  au  milieu  de  la  splendide  fête, 
revêtu  de  sa  brillante  ai'imire,  ou  nonchalanunent  aban- 
donné à  la  débauche,  avant  même  que  la  moquerie  eût 
expiré  sur  ses  lèvres,  le  puissant  guerrier  se  sentit 
défaillir,  et  une  nuit  nouvelle  pour  lui,  une  nuit  spec- 
trale, enveloppa  ses  yeux  de  songes  fn'nétiques  ;  il 
tomba  la  lêle  la  première,  ou  les  prunelles  raidies 
s'assit  sur  son  séant  au  milien  des  convives,  ou  dans 
un  délire  insens(''  prolV-ia  d'étranges  vérités,  prophète 
mourant  du  noir  enfer  de  l'oppression. 

XXVi 

Princes  et  Prêtres  pâlirenl  de  Icrreur  ;  celle  foi  mons" 
Irueiise,  avec  la(|uelle  ils  gouvernaient  res|)è('e  humaine, 
tombail,  comme  un  liait  lâche  par  ICri-eur  d'un  arciier, 
sur  leurs  propres  cu'urs  ;  ils  clicrcliaienl,  mais  sans 
le  trouver,  quelque  refuge  ;  célail  l'aveugle  (|ui  condui- 
sait l'aveugle  !  Ainsi,  à  travers  les  iiies  désolées,  vers  le 
temple  élevé  de  leur  loul-puissanl  Dieu,  les  armées  (1) 
déroulèrent  une  lugubre  procession  ;  cIku  une  au  milieu 

(1)  Variaiili*  do  la  fli'ro/tc  de  l'islum  :  «  vers  le  temple  élevé, 
les  aimées  aux  mille  lanu:ues  cl  sans  tin,  ele...  • 


LAON   ET   CYTHNA  287 

du  cortège  élève  vers  sa  propre  Idole  une  supplication 
vaine. 

XXVII 

«  0  Dieu  !  »  criaient-ils,  «  nous  reconnaissons  que 
notre  secret  orgueil  ta  uK'prisé  toi,  et  ton  culte,  et  ton 
nom  ;  pleins  de  confiance  dans  la  puissance  humaine, 
nous  avons  délié  ton  redoutable  pouvoir  ;  nous  nous 
inclinons  dans  la  crainte  et  la  honte  devant  ta  présence  ; 
nous  réclamons  noti'e  parenté  avec  la  poussière...  Sois 
miséricordieux,  ô  Koi  du  Ciel  !  Très  justement  nous 
avons  soulFert  pour  ta  gloire  obscurcie  ;  mais  qu'enfin 
nos  péchc'S  soient  pardonnes,  avant  que  tes  adorateurs 
descendent  dans  le  désespoir  et  la  mort  ! 

XXVIII 

«  0  Dieu  tout-puissant  (1)  !  Toi  seul  as  le  pouvoir  ! 
Qui  peut  résister  à  ta  volonté  ?  Qui  peut  arrêter  ta  colère, 
quand  sur  le  coupable  tu  fais  pleuvoir  les  traits  de  ta 
vengeance,  une  pluie  (pii  ronge?  Le  seul  grand,  le  seul 
bon ,  sois  encore  miséricordieux  !  N'avons-nous  pas 
égorgé  tes  ennemis  ?  N'avons-nous  pas  fait  de  la  terre 
un  autel,  et  des  cieux  un  temple ,  où  nous  t'avons  pré- 
senté l'ofl'rande  de  leur  sang?  N  avons-nous  pas  étendu 
dans  la  poussière  ces  cœurs  qui  voulaient  peser  tes 
œuvres  impénétrables  ? 

XXIX 

«  Tu  as  bien  fait  de  lâcher  sur  cette  cité  impie  les 
anges  de  ta  vengeance  ;  rappelle-les  maintenant  !  Tes 

(1)  Récolle  de  L'Islam  :  «  0  roi  de  gloire  !  » 


288  OEUVRES    POÉTIQUES   DE    SIIELLEY 

adorateurs,  humiliés,  implorent  ta  pitié  à  genoux  ;  ils 
lient  leurs  âmes  par  un  éleinel  vœu  :  nous  jurons  eu 
ton  nom,  —  et  toi,  donne  à  noli'e  serment  la  sanetion  de 
ton  enfer  de  démons  et  de  flannnes,  —  que  nous  ferons 
périr  dans  le  feu  et  les  lentes  tortures  le  dernier  de  ceux 
qui  se  moqnaient  de  ton  saint  nom,  et  méprisaient  les 
lois  sacrées  proclamées  par  tes  prophètes  !  » 

XXX 

Ainsi,  les  membres  tremblants  et  les  lèvres  pâles,  ils 
adoraient  limage  de  leur  propre  cœur,  obscur  et  vide, 
épouvantés  de  lombre  même  avec  laquelle  ils  voulaient 
éclipser  la  lumière  des  autres  esprits  ;  et  tout  ti'oublés, 
ils  soi'tirent  du  vaste  temple.  —  Terriblement  silencieux 
et  rai)ides,  les  tiails  du  (léaii  tombèreiU  sur  eux,  et  ils 
se  regardaient  les  uns  les  autres  frappés  de  stupeur  ;  et 
parmi  les  armées  s'éleva  une  élrang»'  confusion,  cha- 
cune racontant  à  sa  façon  les  prodiges  opérés  par  son 
Dieu. 

XXXI 

Oromaze,  Christ  (1),  et  .^lahomct,  Moïse,  et  lUiddha, 
Zoroastre,  Zerdusht,  et  IJiahma,  et  Foh,  un  cliijuetis  de 
noms  étranges,  (jui  ne  sélaienl  pas  encore  n'ncontrés, 
comme  le  mot  dordre  d'une  unique  douleur,  se  lirent 
entendre.  Clunpie  sectateur,  dans  sa  rage,  leva  vers  le 
ciel  ses  mains  armées,  et  cIkkihi  cria  :  «  .Noire  Dieu  seul 
est  Dieu!  »  Ils  allaient  se  massaci'er,  (piand  de  dessous 
un  capuchon  une  voix  sortit,  (jui  pénétra  clnujue  âme 
connue  le  froid  de  la  glace. 

(1)  Dims  ht  Hi-rnllf  Jf  l'Lshtni.  il  y  a  -  Jo'sik-  ..  à  la  place  de 
..  Clirisl.    .. 


LAON    ET   CYTIINA  289 


XXXII 


C'était  la  voix  dun  prêtre  chrétien  (I),  un  liomnie 
dévoré  de  zèle,  qui  conduisait  les  légions  de  lOuest 
avec  des  paroles  que  la  foi  et  l'orgueil  avaient  trempées 
dans  la  flamme,  pour  étouffer  les  athées  rebelles  (2). 
C'était  un  hôte  terrible  même  pour  ses  amis  ;  car  dans 
sa  poitrine  la  haine  et  la  ruse  habitaient  vigilantes,  en- 
trelacées, serpents  jumeaux  dans  un  même  nid  profond 
et  tortueux  ;  il  avait  horreur  de  toute  autre  foi  que  la 
sienne,  et  brûlait  d'assouvir  dans  la  vengeance  sur  le 
genre  humain  sa  crainte  de  Dieu  (3). 

XXXIII 

Mais  plus  il  détestait  et  haïssait  la  claire  lumière  de 
la  sagesse  et  de  la  pensée  libre,  et  plus  il  craignait 
qu'une  fois  allumée,  elle  ne  parvînt  à  percer  la  nuit  de 
ses  rayons,  là  même  oîi  son  Idole  était  debout  ;  car  de 
près  et  de  loin,  plus  d'un  cœur  en  Europe  bondissait 
de  joie  d'apprendre  que  la  foi  et  la  tyrannie  étaient 
foulées  aux  pieds  ;  que  plus  d'une  pâle  victime  était 
condamnée,  pour  la  vérité,  à  partager  la  prison  des 
meurtriers,  ou  à  voir  avec  une  irrémédiable  douleur  les 
prêtres  asservir  ses  enfants  pour  en  faire  les  esclaves 
des  leurs. 

XXXIV 

Il  n'osait  pas,  en  Europe,  faire  périr  les  infidèles  par 
le  feu  ou  le  fer  ;  les  lentes  agonies  de  la  torture  légale 

(1)  Réro/lc  de  V Islam  :  «  un  prêtre  ibérien  ». 

(2)  Révolte  de  r Islam  :  «  pour  étouffer  les  incrédules  ». 

(3)  Ri' volte  de  l'Islam  :  «  sa  crainte  du  Ciel  ». 

Rabbe.  17 


290  œUYRES   POÉTIQUES  DE   SHELLEY 

trompaient  ses  désirs  acérés  ;  aussi  fit-il  une  trêve 
avec  ceux  qui  méprisaient  son  Idole  choyée  et  le  sacri- 
fice de  Dieu  à  la  colèi'c  môme  de  Dieu  ;  —  cette 
croyance  de  l'Islam  (1)  pouvait  écraser  pour  lui  ces 
ennemis  plus  redoutables  ;  car  la  crainte  de  Dieu  enfan- 
tait dans  son  sein  une  envieuse  haine  de  l'homme,  un 
besoin  sans  repos. 

XXXV 

«  Paix!  Paix!  »  cria-t-il.  «  Quand  nous  serons  morts, 
le  jour  du  jugement  viendra,  et  alors  nous  saurons  tous 
avec  assurance  lequel  de  ces  Dieux  est  Dieu,  et  chacun  de 
vous  dans  l'épouvante  expiera  les  erreurs  de  sa  foi  dans 
un  malheur  sans  fin  !  Mais  une  mortelle  vengeance  s'est 
abattue  maintenant  sur  la  terre,  parce  qu'une  race  im- 
pie a  méprisé  celui  que  nous  adorons  tous,  —  un  en- 
nemi subtil,  qui  vous  a  valu  la  terrible  épreuve  que  vous 
subissez,  et  qui  a  presque  renversé  les  trônes  qui  s'ap- 
puient sur  la  loi  en  Dieu  (-2)'. 

XXXVI 

«  Pensez-vous  donc,  parce  que  vous  pleurez  ,  vous 
agenouillez  et  priez,  que  Dieu  endormira  \e  lléau  ?  Il 
s'est  élancé  des  pieds  de  son  trône,  où  depuis  de  nom- 
breux jours  sa  miséricorde  le  calmait  dans  un  sombre 
repos;  il  parcourt  la  terre  pour  juger  ses  ennemis;  et  que 
sommes-nous,  vous  et  moi,  pour  qu'il  daigne  refi-éner 
son  spectral  minisire,  ou  fei'mer  les  portes  de  la  moit, 

(1)  lirrallo  <li'  l'/slniji  :  «  l'expiation  cl  le  sarrilirc.  otMte 
croyaiK't'  favorilt".  (|iU)i(iuc'  (ItHcsIcc  de  l'islain,  ctr...  . 

(2)  liri.'ulle  (te  l'Ixhtm  :  •>  les  trônes  royaux  qui  s':t|ipuieiit  sur 
lu  loi  •» 


LAON    F/r    CYTUNA  291 

avant  qu'elles  aient  rooii  le  couple  qui  a  ébranlé  de  ses 
mortels  enchantements  son  empire  sans  défense  ? 

XXXVII 

«  Oui,  la  famine  est  dans  le  gouffre  de  l'enfer,  ses 
vers  géants  de  feu  ouvi'ent  une  gueule  toujours  béante, 
leurs  yeux  livides  sont  sur  nous  !...  Ceux  qui  sont  tom- 
bés sous  les  rapides  traits  de  la  peste  avant  l'aurore 
sont  dans  leurs  mâchoires  ! . . .  Ils  ont  faim  de  la  race  de 
Satan,  leurs  propres  fi'ères,  envoyés  ici-bas  pour  faire 
de  nos  âmes  leurs  dépouilles  !  Voyez  !  Voyez  !  Ils  ca- 
ressent comme  des  chiens,  et  ils  dormiront,  épuisés  de 
débauche,  quand  ces  cœurs  détestés  (l)  auront  déchiré 
leurs  crocs  de  fer  I 

XXXVIII 

«  Alors  notre  Dieu  pourra  bercer  et  endormir  la 
Peste  !...  Entassez  maintenant  bien  haut  le  bûcher 
d'expiation  ;  dépouillez  les  forêts  de  leurs  rameaux  ;  et 
sur  le  monceau  versez  des  résines  vénéneuses,  qui  cruel- 
lement et  lentement,  une  fois  touchées  par  la  flamme, 
brûleront,  fondront,  et  couleront,  un  torrent  de  feu 
collant  ;  —  fixez  au  dessus  un  réseau  de  fer,  et  étendez 
dessous  un  lit  de  serpents  et  de  scorpions,  et  le  frai  des 
scolopandres  et  des  vers,  infernale  progéniture)  de  la 
terre  ! 

XXXIX 

«  Que  Laon  et  Laone,  étroitement  attachés  sur  ce 
bûcher  par  un  airain   brûlant,   périssent!  Alors,  vous 

(1)  C'est-à-dire  :  Laon  et  Cythna,  le  couple  dont  il  est  déjà 
question  dans  la  strophe  précédente. 


292  OEUVRES    POÉTIQUES   DE    SHELLEY 

pourrez  prier,  afin  que  par  ce  sacrifice  la  colère  dessé- 
chante de  Dieu  (1)  puisse  être  apaisée.  »  —  II  se  lut,  et  un 
instant  l'auditoire  resta  silencieux,  pendant  qu'au  loin, 
courant  de  rang  en  rang,  les  échos  de  sa  voix  expi- 
raient ;  puis  il  s'agenouilla  dans  la  poussière,  murmu- 
rant toujours  les  malédictions  de  son  muet  orgueil, 
pendant  que  la  honte  et  la  terreur  séparaient  les  armées. 

XL 

Sa  voix  fut  comme  une  trombe  qui  fit  éclater  les 
portes  du  fabuleux  enfer  ;  et,  pendant  qu'il  parlait,  cha- 
cun vit  s'ouvrir  sous  lui  les  goufires  de  feu  immortel,  et 
en  haut  le  Ciel  semblait  se  fendre,  laissant  voir  un 
trône  entouré  d'ouragans  et  d'ond3res,  sur  lequel  Dieu 
était  assis,  le  seul  Dieu  (2),  leur  Hoi  et  leur  Juge.  Alors 
la  crainte  tua  dans  chaque  poitrine  tonte  pitié  naturelle, 
une  crainte  inconnue  jnscpialors  ;  et  end)ras(''s  dim  feu 
intérieur,  ils  entrèrent  dans  une  rage  semblable  à  celle 
de  bêles  sans  asile  cernées  par  les  bois  incendiés. 

XLI 

C'était  le  matin.  —  A  midi,  le  crienr  public  vint  faire 
cette  proclamation  au  milieu  des  vivants  et  des  morts  : 
«  Le  Monar(ine  dit  que  la  fortune  do.  son  grand  empire 
repose  sur  la  tète  de  Laon  et  de  Laone.  Celui  qui  pourra 
amener  ici  vivant  l'un  des  deux  seulement,  ou  qui  leur 
arrachera  à  tous  deux  la  vie  du  cd'ur,  sera  lln-iitiei-  du 
royaume,  —  une  glorieuse  récompense  !  Mais  celui  qui 
les  amènera  tons  denx  ici  vivants  épousera  la  Princesse, 
et  régnera  l'égal  du  Uoi.  » 

(1)  Ih'roltv  (II'  /'h/diii  :  ••  an  Cii'l  ■■. 

{->)  lU-i'oUc  de  l'I.sliim:  •-  sur  leciuel  était  seul  assis  leur  Roi  et 
leur  Juue  ». 


LAON   ET   CYTIINA  293 

XLII 

Avant  la  nuit  le  bncher  fut  entassé,  le  réseau  de  fer 
fut  dressé  au  dessus,  et  le  terrible  lit  étendu  dessous. 
Il  surpassait  en  hauteur  les  tours  qui  environnaient  cette 
spacieuse  place  ;  car  la  Crainte  n'est  jamais  lente  à  bâtir 
les  trônes  de  la  Haine,  sa  compagne  et  son  ennemie  ; 
son  fouet  ne  laissa  pas  en  repos  cette  multitude  afl'olée, 
jusqu'à  ce  qu'elle  eût  élevé  cette  pyramide.  Abattus  et 
languissants,  atteints  du  fléau,  sans  nourriture,  sembla- 
bles à  de  maigres  troupeaux  poursuivis  par  des  taons, 
ils  avaient  entassé  la  bruyère,  les  résines  et  le  bois. 

XLIII 

La  nuit  vint,  une  obscurité  sans  lune  et  sans  étoiles. 
Jusqu'à  l'aurore,  ces  armées  de  maintes  nations  diffé- 
rentes se  tinrent  debout  autour  du  bûcher,  comme  près 
de  la  tombe  de  leur  unique  amant  deux  charmantes 
sœurs  pleurant  leur  chagrin  ;  et  dans  le  silence  de  cette 
attente,  on  entendait  le  sifflement  et  le  fourmillement 
des  reptiles  —  tant  le  silence  était  profond,  —  excepté 
quand,  avec  des  intervalles  terrifiants,  les  coups  de  la 
Peste  rapide,  marquant  son  passage  avec  des  cris,  tom- 
baient à  travers  la  multitude. 

XLIV 

Puis  vint  le  matin.  Au  milieu  de  ces  multitudes  sans 
sommeil,  la  Démence,  la  Crainte,  la  Peste  et  la  Famine 
ne  cessaient  d'entasser  cadavre  sur  cadavre ,  comme 
dans  les  bois  d'automne  les  nombreux  vents  glacés  rem- 
plissent de  feuilles  mortes  les  froids  et  tristes  ruisseaux 
de  la  terre.  Les  pâles  survivants  étaient  toujours  de- 


294  œuvRES  f»oétiques  de  shi;lley 

bout,  en  silence.  Avant  midi,  la  crainte  de  l'Enfer  devint 
une  panique  qui  tua  comme  la  faim  ou  la  maladie  :  on 
entendait  de  terribles  murmures,  comme:  «  Chut  !... 
Ecoutez!...  Viennent-ils  déjà?...  Dieu!  l)ieu  (1)!  ton 
heure  est  proche  ! . . .  » 

XLV 

El  les  Prêtres  |)arcouraient  les  rangs,  (|uelques-uns 
contrefaisant  la  rage  qu'ils  inspiraient,  d'autres  vrai- 
ment infatués  de  leui's  propi'es  mensonges.  Ils  disaient 
qu(;  leur  Dieu  était  impatient  de  voir  ses  eimemis  se 
toidre,  et  brûh-r,  et  saigner,  et  que,  jusque-là,  les  ser- 
pents de  l'imfer  avaient  besoin  d'àmes  humaines.  —  Trois 
cents  fonrnais<'s  flamboyèrent  bientôt  dans  la  vaste 
cité  ;  et  des  hommes  se  hâtèrent  d'y  jeter  leurs  parents 
athées  (2)  pour  apaiser  la  colère  de  Dieu ,  et,  pendant 
qu'ils  brûlaient,  ils  s'agenouillaient  autour  sur  leurs 
genoux  tremblants. 

XLVI 

Le  soleil  de  l'après-midi  fui  obsilirci  de  cette  fuuK'e; 
les  vents  du  soir  dispersèrent  ces  grises  cendres.  La 
folie  que  ces  rites  avaient  bercée  se  réveilla  de  nouveau 
au  coiu;her  du  soleil.  —  Qui  oseia  dire  h-s  a<'tions 
qu'amenèrent  la  nuit  et  la  crainte,  et  peser  dans  une 
juste  i);danee  le  bi<'U  et  le  mal  qui  s'y  fn'ent  ?  Il  pounait 
découvrir  le  profond  et  impénétrable  «œui'  dr  I  liitnune, 
et  porter  la  lumière  dans  ces  sombi'es  labyrinliies.  où 
sur  l(^  bord  de  goullres  iniaginaires  l'Espérance  lutte 
avec  le  Désespoir. 

(1)  Ili'rollr  ilr  t'/sidfii:   ■•    jllsif  Cii'l   •■  ! 

{2)  lU'i'ollf  itr  l'Isliiiii  :  u  Ifiiis  imiciils  incrt'cluk'S  ». 


LAON   ET   CYTHNA  295 

XLYII 

On  dit  qu'alors  une  mère  traîna  ses  trois  enfants  à 
ces  cruelles  flammes  qui  brûlent  les  yeux  dans  la 
tête,  puis  rit  et  mourut...  et  que  des  impies,  festoyant 
comme  des  démons  sur  les  cadavres  des  infidèles , 
levèrent  les  yeux  au  milieu  de  leur  orgie,  et  virent  un 
ange  franchir  le  seuil  du  trône  de  Dieu  (1),  et  cet  ange 
était  elle  !  Et  cette  même  nuit,  sans  hésitation  et  sans 
crainte,  un  homme  s'approcha  du  feu,  et  dit  :  «  Arrê- 
tez !  C'est  moi  qui  suis  Laon  !  Tuez-moi  !»  —  On  les 
brûla  tous  deux  (-2)  avec  des  moqueries  diaboliques. 

XLVIII 

Et  cette  même  nuit,  une  par  une,  vinrent  de  jeunes 
vierges,  belles  et  cahnes,  semblables  à  des  formes  de 
marbre  vivant  revêtues  de  la  lumière  des  songes,  et 
près  de  la  flamme  qui  s'amoindrissait  comme  si  elle 
était  trop  repue  elles  se  couchèrent  et  chantèrent  un 
chant  bas  et  doux,  dont  on  n'entendit  qu'un  seul  mot, 
et  ce  mot  était  Liberté!  On  ajoute  que  quelques-uns 
baisèrent  leurs  pieds  de  marbre,  avec  un  gémissement 
d'amour,  et  moururent  ;  qu'alors  elles  moururent  aussi 
avec  d'heureux  sourires,  qui  s'évanouirent  dans  une 
blanche  paix. 

(1)  Variante  de  la  Rô volte  de  rislam  :  «  le  parquet  visible  du 
Ciel  ». 

(2)  C'est-à-dire  :  les  impies  qui  avaient  vu  Cyllina  sous  la 
forme  d'un  ange  et  celui  qui  se  donne  pour  Laon. 


CHANT    XI 


I 

Elle  ne  me  voyait  pas...  elle  ne  m'entendait  pas...  elle 
était  debout  seule  au  bord  verliginoux  de  la  montagne  ! 
YA\c  ne  parlait  pas,  ne  respiiait  pas,  ne  bougeait  pas  ! 
Sur  son  regard  était  répandue  cette  ombre  qui  n'enve- 
loppe le  cœur  que  dans  la  solitude,  une  pensée  d'une 
profondeur  sans  voix  !  Elle  était  debout  seule  !  Sur  sa 
tête,  les  cieux  étendus  ;  à  ses  pieds,  la  mer  murmurant 
dans  ses  cavernes  ;  le  vent  soulevait  sa  cliev(Uure  éparse, 
à  travers  laquelle  étincelaient  ses  yeux  t't  son  front. 

II 

Un  nuage  était  suspendu  sur  les  montagnes  de 
rOccidcnl  ;  devant  sa  masse  bleue  et  inunobile  volaient 
de  gris  brouillards  vei'sés  des  sources  sans  repos  des 
ténèbres  du  Nord;  le  jour  était  mourant...  Soudain,  le 
soleil,  sortant  du  nuage,  éclata  ;  ses  rayons  s'élendii-ent 
comme  de  l'or  bouillant  sur  l'océan,  spectacle 
étrange,  et  sur  les  va|)euis  dispersées,  (|ui,  déliant  en 
vain  le  [touvoir  de  la  lumièi'c,  s'agitaient  sans  repos  dans 
le  ciel  rouge,  comme  les  débris  duii  naufrage  sur  la  mer 
oraffcuse. 


LAON  ET   CYTHNA  297 

III 

C'était  un  courant  de  rayons  vivants,  dont  le  bord  de 
chaque  côté  était  foi-mé  par  la  crevasse  du  nuage  ;  et 
là  où  ses  gouflres  buvaient  cette  inondation  de  gloire, 
ses  vagues  jaillissaient  conmie  du  feu,  et,  comme  si 
elles  étaient  soulevées  par  quelle  muette  tempête , 
roulaient  sur  elle.  —  L'ombre  de  sa  brillante  image 
flottait  sur  la  rivière  de  la  liquide  lumière,  qui  bientôt 
s'adaiblit  et  disparut...  Sa  forme  radieuse  sur  le  bord 
de  labime  frissonna  ;  dans  lair  sa  chevelure  flottante 
trembla  comme  des  cordons  de  flamme. 

IV 

Je  me  tenais  près  d'elle  ;  mais  elle  ne  me  voyait  pas... 
Elle  regardait  la  mer,  les  cieux  et  la  terre.  L'extase, 
l'amour,  l'admiration  lui  créaient  une  passion  trop 
profonde  pour  éclater  en  larmes  ou  en  allégresse, 
en  gestes  ou  en  paroles,  l'expression  quelconque  d'une 
vulgaire  joie  ;  celte  passion  ne  faisait  qu'un  avec  le 
sentiment  muet  qui  l'animait  alors,  et  dardait  de  ses 
yeux  au  loin  une  lumière  de  profonde  révélation  qui 
dérobait  tout  à  mon  regard  ,  excepté  son  être  si  cher. 

V 

Ses  lèvres  s'entrouvrirent,  et  l'on  put  entendre  sa 
respiration  mesurée  ;  ses  yeux  noirs,  où  s'enchevêtrait 
orbe  dans  orbe,  plus  profonds  que  le  sommeil  ou  la 
mort,  absorbaient  les  splendeurs  des  cieux  enflammés, 
qui,  se  mêlant  aux  profondes  extases  de  son  cœur, 
éclataient  dans  ses  regards  et  ses  gestes  ;  et  une  lumière 
de  liquide  tendresse,  comme  l'amour,  jaillissait  de  tout 

17* 


298  ŒUVRES   POÉTIQUES   DE    SHELLEY 

son  être...  une  atmosphère  qui  la  parait  tout  entière  de 
ses  rayons,  tremblante  et  dou(;e  et  brillante. 

YI 

Elle  aurait  voulu  m'attacher  à  son  être  embrasé  ;  ses 
lèvres  ardentes  et  parfumées  auraient  bientôt  pu  ré- 
pandre sur  les  miennes  le  jtarfum  et  l'invisible  flamme 
(jue  maintenant  (•mi)ort;iient  les  vents  glacés;  elle  aurait 
voulu  étendre  sur  mon  cœur  languissant  sa  tête  adoi'ée  : 
j'aurais  pu  entendre  sa  voix,  tendre  et  suave  ;  ses  yeux, 
mêlés  aux  miens,  auraient  pu  nourrir  mon  âme  de  leur 
propre  joie!...  Un  moment  encore  je  la  regardai!... 
Nous  nous  séparâmes  pour  ne  jdus  nous  rencontrer... 

Ml 

Nous  rencontrer  jamais  qu'une  seule  fois  sur  la  terie  !.. 
Elle  m'entendit,  comme  je  fuyais!...  Sa  voix  passicmnéo 
tond)a  sur  mon  cœur,  et  allait  enchaîner  ma  volonté  à 
la  sienne;  ma  fei-me  ri'solulion  ('tait  presque  «'vanouie: 
«  Je  ne  puis  donc  t'arrêtei!  où  l'iiis-lu  ?  .It^  me  sens 
d(''faillir  !...  Keviens  sur  tes  pas,  ô  toi  le  scud  bien-aimé, 
reviens  à  moi  !  ah  !  reviens  !  »  —  Le  vent  i)assait,  et  sur 
le  vent  mouraient  ces  accents  faibles,  lointains  et  lan- 
guissants. 

Mil 

Malheur!  Malheur!  cette  nuit  sans  lime!...  La  famine 
et  la  peste  offraient  un  horrible  spectacle  !  Mais  quelque 
chose  de  |)lus  horiible  encore,  connue  dans  le  repaire 
pullulant  de  Ihydre,  élevait  sa  crête  saillante  au  milieu 
de  ces  victimes  :  la  crainte  de  leufei'  !  Cliacnn, 
étreint   pai'    l'atmosphère  enllammée   de  son    aveugle 


LAON   ET   CYTHAA  299 

agonie,  se  perçait,  comme  les  scorpions,  de  l'tiiguillon 
de  sa  propre  rage  sur  le  tombeau  brûlant  de  charbons 
de  feu  qui  l'entouraient.  Mais  toujours  une  espérance 
était  là,  comme  une  épée  aftilée  suspendue  à  un  fd 
tremblant. 

IX 

Ni  mort...  La  mort  n'était  plus  un  refuge  ou  un  repos! 
Ni  vie...  la  vie,  c'était  le  désespoir!  —  Ni  sommeil... 
démons  et  gouffres  de  feu  avaient  chassé  tous  les  rêves 
naturels;  veiller!  ce  n'était  pas  pleurer,  mais  regarder, 
égarés  et  pâles,  le  précipice  où  l'avenir,  semblable  à  un 
fouet  de  serpents,  ou  à  l'œil  d'un  tyran  dont  le  rayon 
desséchant  ne  perd  pas  de  vue  ses  esclaves,  précipitait 
leurs  pas...  Ils  entendaient  le  rugissement  de  la  houle 
siUfureuse  de  l'enfer. 

.       X 

Chacun  dans  cette  multitude,  seul,  et  perdu  pour  le 
sentiment  des  choses  extérieures,  conservait  cependant 
une  espérance  ;  comme  sur  un  rocher  entouré  d'écume 
où  il  a  été  jeté,  un  marin  fixe  anxieusement  ses  yeux 
sur  la  marée  montante,  ou  comme  l'équipage  d'un  vais- 
seau qui  se  fend  de  toutes,  parts,  ainsi  chacun,  si  l'on 
entendait  le  piétinement  de  quelque  coursier  lointain, 
tressaillait  d'un  poignant  désespoir,  ou  si  quelque 
murmure  volait  sur  le  vent,  ou  si  quelque  parole,  que 
cependant  personne  ne  pouvait  réunir,  avait  remué  les 
lointaines  multitudes. 

XI 
Pourquoi  ces  joues  blèmies  sous  le  baiser  de   la 


300  œUVRES    POÉTIQUES   DE    SHELLEY 

Mort  sont-elles  devenues  plus  pales  par  l'espérance? 
Elles  avaient  supporté  le  désespoir.  Pourquoi  ces 
myriades  d'hommes,  l'haleine  suspendue,  veillaient-ils 
sans  sommeil  une  seconde  nuit?  Elles  ne  sont  pas  encore 
là,  les  victimes;  et  heure  par  heure,  terrible  vision! 
des  cadavres  chauds  tombent  sur  les  morts  froids 
comme  l'argile  ;  et  jusque  dans  la  mort  leurs  lèvres  se 
toi'dent  de  crainte!...  lafoidc  est  muette  et  immobile  !... 
L'arclure  silencieux  bi  ille  dans  le  ciel  :  «  Ah  !  n'en- 
tends-tu pas  le  bruit 

XII 

«  De  pas  qui  se  pn'cipilenl?  Des  ('clals  de  rire?  Le 
tumulte,  les  cris  d'un  triomphe  qui  ne  peut  se  contenir?... 
Regarde  !...  Ecoute!...  Ils  viennent,  ils  viennent!  Pas- 
sage!... »  Hélas!  Vous  êtes  dans  l'erreur.  Ce  n'est 
qu'une  troupe  de  maniaques  raidis,  entraniés,  comme  un 
essaim  de  six'cli'cs,  à  travers  rohscurih',  de  la  l'onlaine 
obstruée,  doii  a  jailli  une  brillante  llamnir  de  mort, 
un  livide  uK'léore  tei  leslre ,  dont  la  queue  bleuâtre 
sème  mille  livides  étincelles,  et  qui,  s'étendant  démesuré- 
ment, s'est  attaché  à  leur  chevelure  hérissée,  comme  un 
brouillard  au  milieu  des  plus  hauts  pins. 

XIII 

El  un  grand  nombre,  du  sein  de  celle  foule  ras- 
semblée, foiinaient  une  étrange  danse  dans  dépouvari- 
tables  sympathies;  ce  fut  le  silence  dun  hmg  désespoir 
(|iiand  le  dernier  écho  de  ces  lei'ribles  ciis  ai'iiva  dune 
rue  ('loigné-e,  connue  des  agonies  ('loulIV-es  au  loin.  — 
Devani  le  [vànr  du  Tyran  toute  la  nuit  sou  sénat  de 
vieillards  siégea,  les  veux  fixés  dans  une   attente  de 


LAON    ET    CYTIINA  301 

pierre  ;  tout  à  coup  un  homme  se  présenta    devant  eux, 
un  étranger,  seul. 

XIV 

Les  sombres  prêtres  et  les  hautains  guerriers  le 
regardèrent  avec  un  étonnement  déconcerté,  car  un 
manteau  dhermile  cachait  sa  fa(*e  ;  mais  quand  il  parla, 
son  ton  et  le  sujet  de  son  discours  tinrent  leurs  pen- 
sées en  arrêt  ;  ces  paroles  convaincîues,  bienveillantes, 
calmes,  sortant  d'une  poitrine  vide  de  toute  haine  et  de 
toute  crainte,  les  firent  tressaillir  ;  et  pendant  qu'avec 
ses  doux  accents  il  leur  parlait,  une  terreur  inusitée 
tomba  sur  leur  cœur  récalcitrant,  —  un  trait  qui  calme 
l'esprit. 

XV 

«  Vous,  princes  de  la  terre,  vous  siégez  pleins  de 
stupeur  au  milieu  des  ruines  que  vous-mêmes  avez 
faites  ;  oui,  la  Désolation  a  entendu  l'éclat  de  votre 
trompette,  et  s'est  élancée  de  son  sommeil, —  la  sombre 
Terreur  a  obéi  à  votre  conunandement.  Oh  !  que  ne 
puis-je,  moi  que  vous  avez  fait  votre  ennemi,  que  ne 
puis-je  délivrer  mon  plus  cher  ennemi  de  la  douleur  et 
de  la  crainte  !  Mais  le  Mal  jette  une  ombre  qui  ne  peut 
si  tôt  passer,  et  la  Haine  doit  toujours  être  la  nourrice 
et  la  mère  d'une  race  perverse. 

XVI 

«  Vous  vous  tournez  vers  Dieu  (1)  pour  qu'il  vienne  en 
aide  à  votre  détresse.  Hélas!  Que  ne  pouvez-vous,  vous 

(Ij  Variaute  de  la  Pu'volta  de  r Islam  :  «  le  Ciel  ». 


302  ŒUVRES   POÉTIQUES   DE    SHELLEY 

les  puissants  et  les  sages,  vous  qui,  si  vous  osiez, 
aspireriez  à  réaliser  lout  le  pouvoir  que  vous  concevez, 
que  ne  pouvez-vous  redouter  les  mensonges,  que  toi... 
et  toi...  vous  avez  imaginés  sous  le  nom  de  mystères 
pour  aveugler  vos  esclaves  !  —  Examinez  vos  propres 
pensées.  Maintenant  vous  préparez  un  inutile  et  cruel 
sacrifice  pour  une  vaine  idole,  l'œuvre  de  la  crainte  et 
de  la  haine  qu'ont  enfantées  de  vains  désirs. 

XVII 

«  Vous  cherchez  le  bonheur...  Hélas!  vous  no  le 
trouvez  ni  dans  la  luxure,  ni  dans  l'or,  ni  dans  le  pou- 
voir envié,  pour  lequel,  ô  volontaires  esclaves  de  la 
vieille  Coutume,  une  impérieuse  maîli'esse,  vous  avez 
vendu  vos  cœurs.  Vous  cherchez  la  paix,  et  vous  vou- 
driez, quand  vous  mourrez,  ne  pas  rêver  de  mauvais 
rêves.  Toutes  les  choses  mortelles  sont  alors  Iroides  et 
insensibles  ;  si  quelque  chose  survit,  ce  ne  peut  être,  à 
mon  avis,  que  l'amour  et  la  joie,  car  ils  semblent 
immortels. 

XVIII 

«  N<;  craignez  pas  l'avenii",  ne  pleui'e/  pas  le  passé. 
Oh  !  si  je  pouvais  vous  amener  par  mes  paroles  à  oser 
être  maintenant  glorieux,  el grands  et  calmes!  vous  dé- 
cider à  jeter  dans  la  poussière  ces  symboles  de  votre 
malheur,  pourpre,  oi'  et  fer  !  à  pioclauicr  devant  les 
nations  dont  vous  venez,  que  la  faunne  cl  la  peste  et  la 
crainte  découh'ut  de  lesclavage,  que  1  humanité  est 
libre,  et  que  la  honte  de  la  royauté  el  de  la  foi  s'est 
perdue  dans  la  gloire  de  la  liberté  ! 


LAON   ET   CYTHNA  303 

XIX 

«  S'il  en  est  ainsi,  c'est  bien  !  Sinon,  je  viens  vous  dire 
que  Laon...  »  —  Pendant  que  l'étranger  parlait,  au 
milieu  du  conseil  s'élevèrent  un  tumulte  et  un  edroi 
soudains;  car  beau(;oup  de  ces  jeunes  guerriers  avaient 
bu  ses  éloquents  accents,  et  restaient  suspendus  comme 
les  abeilles  aux  fleurs  des  montagnes  ;  ils  reconnaissaient 
la  vérité,  et  s'élançaient  de  leurs  trônes  pour  voler  à  sa 
conquête  ;  mais  les  hommes  de  foi  et  de  loi  sans  pitié 
tirèrent  leur  dague  cachée ,  et  poignardèrent  cette 
ardente  jeunesse. 

XX 

Ils  les  poignardèrent  dans  le  dos,  et  ricanèrent.  Un 
des  esclaves  qui  se  tenaient  derrière  le  trône  traîna  ces 
cadavres  à  leur  tombeau  sanglant,  noir  et  secret  ;  un 
plus  audacieux  leva  son  poignard  pour  percer  l'étranger. 
—  «  Qu'as-tu  à  faire  avec  moi,  pauvre  misérable  ?  » 
Calme,  solennelle  et  sévère,  cette  voix  détendit  ses 
nerfs,  il  jeta  sa  dague  sur  le  sol  et,  pâle  et  tremblant, 
il  s'assit  en  silence.  —  L'étranger  éleva  alors  la  voix. 

XXI 

«  Il  ne  servirait  de  rien  de  pleurer  poui'  vous  !  Vous 
ne  pouvez  changer,  car  vous  êtes  vieux  et  blancs,  vous 
avez  choisi  votre  lot  ;  votre  renommée  doit  être  un 
livre  de  sang,  où  dans  de  meilleurs  jours  les  hommes 
apprendront  à  lire  la  vérité,  quand  vous  serez  rentrés 
dans  l'argile  ;  maintenant  vous  devez  triompher.  — Je  suis 
un  ami  de  Laon,  tout  prêt  à  le  trahir  pour  vous  venger, 
si  vous  voulez  m 'accorder  une  seule  faveur  bien  simple. . . 


304  OEUVRES   POÉTIQUES   DE    SHELLEY 

Ecoulez  !  car  maintenant  je  parle  de  choses  que  vous 
pouvez  comprendre. 

XXII 

«  Il  y  a  un  peuple  puissant  dans  sa  jeunesse,  une 
terre  au  delà  des  océans  de  l'Ouest,  où,  quoique  avec 
des  rites  grossiers,  on  rend  un  culte  à  la  LilxMié  et  à  la 
Vérité.  Du  sein  d'une  glorieuse  mère  (qni,  depuis  que 
la  sublime  Athènes  est  tombée,  s'est  assise  dans  le  monde 
comme  la  Reine  des  Nations,  mais  (jui,  dans  la  douleur, 
outragée  et  opprimée  par  des  monstres  i)rédestinés,  se 
tourne  aiijourd'hni  vers  son  entant  libre  pour  l'appeler 
à  son  secours),  du  sein  de  cette  mère;  il  tire  le  lait  de  la 
force  pour  le  mêlei-  au  plein  courant  de  la  sagesse. 

XXIII 

«  Cette  terre  est  semblable  à  un  aigle  dont  le  jeune 
regard  se  repaît  de  la  lumière  de  midi,  dont  les  plumes 
d'or  flottent  inun()i)ilcs  sur  l'ouragan,  et  brillent  dans 
la  flamme  dn  soleil  levant  «piand  la  terre  est  enve- 
loppée d'ondji-e  !  Ta  renonunée,  ô  grand  peuple,  peut 
devenir  une  épilaphe  de  gloire  pour  la  tombe  de  l'Euiope 
assassinée  !  Tu  te  multiplieras  couime  les  sables  ;  lu 
grandis  aussi  vite  (jue  le  malin  (|uand  la  nuit  va  s'éva- 
nouir ;  la  terre  peuplée  doimira  sous  ton  ombre  ! 

XXIV 

«  Oui,  dans  le  désert,  il  y  a  un  asile  bâti  pour  la 
Liberté  !  Le  Génie  est  assez  puissant  pour  y  ('lever  les 
monuments  de  .  l'hounne  sous  le  dôme  d'un  nouveau 
Ciel  ;  des  myi'iades  d'émigrants  s'y  icunissenl,  que  les 
orgueilleux   maîtres  d(!   1  homme,  dans   la   rage  ou  la 


LAON   ET   CYTHNA  305 

crainte,  arrachent  à  leurs  foyers  ruinés.  —  Telle  est  la 
faveur  que  je  vous  demande  ;  que  Cythna  soit  conduite 
dans  ce  pays  :  —  ne  tressaillez  pas  à  ce  nom,  T Amérique  ! 
El  cette  nuit  même  je  vous  livrerai  Laon. 

XXV 

«  Vous  ferez  de  moi  ce  que  vous  voudrez.  Je  suis 
votre  ennemi!  »  —  La  lumière  d'une  joie  semblable  à 
celle  qui  fait  briller  le  regaid  des  serpents  allâmes 
comme  des  émei-audes  vivantes  étincela  dans  mille  yeux 
humains.  —  «  Où,  où  est  Laon?  Allons!  Vole  !  Hàte-toi 
de  le  traîner  ici  !  Nous  t'accordons  la  faveur  que  tu 
demandes.  »  —  «  Je  n'ai  aucune  confiance  en  vous  ; 
jurez-le  par  votre  Dieu  redoutable  !  (1)  »  —  «  Nous 
le  jurons,  nous  le  jurons  !  »  —  L'étranger  soudain  lit 
tomber  son  manteau,  et  souriant  avec  une  douce  fierté, 
il  dit  :  «  Eh  bien  !  Laon,  c'est  moi  !  » 

(1)  Var.  de  la  Récolte  de  rislam  :  «  par  le  pouvoir  que  vous 
craignez  » . 


CHANT  XII 


i 

Le  transport  d'une  farouche  et  monstrueuse  allégresse 
se  répandit  à  travers  les  rues  encombrées,  rapidement 
emporté  sur  les  vents  de  la  (îrainte.  Le  famélique  se  ré- 
veillait de  son  idiote  folie  et  mourait  dans  la  joie  ;  les 
mourants,  au  milieu  des  cadavres  étendus  dans  une  raide 
agonie,  avaient  juste  le  temps  d'enlendre  llieureuse  nou- 
velle, et  dans  l'espérance  fermaient  leurs  yeux  épuisés  ; 
se  répondant  de  maison  en  maison  par  d(>s  exclamations 
retentissantes,  les  vivants  ébranlai(Mit  la  voûte  du  ciel  et 
remplissaient  d'échos  la  terre  tressaillante.  Le  matin 
ouvrit  ses  yeux  pâles  ; 

U 

Et,  alors,  voici  venir  la  longue  lile  des  gardes  en 
armures  d'or,  et  les  Prêtres  à  côté  deux,  chantant 
leurs  hymnes  de  sang,  dans  des  vêtements  qui  trahis- 
sent la  noirceur  de  la  foi  (pi'ils  semblent  cachei'  ;  et  le 
char  ouvragé  de  diamants  du  Tyran  (pii  glisse  à  travers 
les  sombres  cajnichons  et  les  lances  (''liinelantes  !  l'nc 
forme  de  lumière  est  assise  à  sou  côté,  une  enfant  de 


LAON   ET   CYTHNA  307 

toute  beauté.  Au  milieu   apparaît  Laon ,  seul  exempt 
d'espérances  et  de  craintes  mortelles. 

m 

Sa  tête  et  ses  pieds  sont  nus,  ses  mains  sont  liées  par 
derrière  avec  de  pesantes  chaînes  ;  cependant  personne, 
parmi  ces  myriades  d'hommes  qui  l'entourent,  ne  se 
raille  de  lui  ;  il  n'y  a  point  de  ricanement  sur  sa  lèvre 
qui  dise  que  le  mépris  ou  la  haine  lui  a  donné  cette 
audace  ;  sa  joue  résolue  n'a  point  puli  ;  ses  yeux  sont 
doux  et  calmes,  et,  comme  le  matin  près  d'éclater, 
sourient  à  Ihumanitc'  ;  son  cœur  semble  réconcilié  avec 
toutes  choses  et  avec  lui-même,  comme  un  enfant  qui 
repose. 

IV 

Autour  de  lui  le  trouble  agitait  toutes  les  âmes,  joie 
mauvaise,  doute,  ou  crainte  ;mais  ceux  qui  virent  passer 
leur  victime  tranquille  sentirent  la  stupeur  glisser  dans 
leur  cervelle,  et  se  calmèrent  saisis  d'une  respectueuse 
terreur.  —  Voyez,  le  cortège  lentement  s'approche  du 
bûcher.  Dans  la  place  immense,  mille  torches  portées 
par  les  esclaves  empressés  d'une  loi  inhumaine  atten- 
dent tout  autour  le  signal  ;  le  brillant  matin  est  changé 
en  une  nuit  incertaine  par  cette  lueur  sépulcrale. 


Voyez,  sous  un  dais  élincelant  comme  le  soleil,  sur 
une  plateforme  de  niveau  avec  le  bûcher,  le  tyran  sou- 
cieux est  assis,  sur  nn  trône  qui  domine  la  foule, 
entouré  des  chefs  de  l'armée  !  Tous  sourient  dans  l'at- 
tente, excepté  l'enfant  seule  î  pendant  que  moi,  Laon, 


308  œUVRES   POÉTIQUES   DE    SHELLEY 

conduit  par  des  muets,  je  monte  sur  mon  tombeau  de 
feu,  et  regarde  autour  de  moi.  Les  iles  lointaines  sont 
encore  sombres  dans  l'aube  brillante  ;  près  de  moi, 
dans  le  lointain,  des  tours  percent  comme  des  flammes 
en  repos  l'atmosphère  tremblante. 

VI 

Il  y  avait  à  travers  l'armée  un  silence  semblable 
à  celui  qui  se  fait  (piand  un  tremblement  de  terre, 
marchant  sur  quelque  populeuse  cité  ,  a  écrasé  dix 
mille  hommes  d'un  seul  pas,  et  que  les  survivants 
attendent  le  second.  Tous  étaient  muets,  excepté  un 
seul,  cette  belle  enfant,  qui,  enhardie  par  l'amour,  se 
leva  devant  le  roi,  plaidant  vainement  pour  la  vie  de 
Laon  ;  —  on  entendait  ses  i'éinisscnienls  étoutf(''s,  — 
elle  frissonnait  comme  un  tremble  pâle  au  milieu  des 
sombres  pins  dune  valh'e  norvégienne. 

VII 

Quelles  étaient  les  pensées  de  Laon,  enchaîné  dans  le 
soleil  du  malin  au  milieu  de  c<>s  reptiles,  dont  l'aiguil- 
lon nattendail  que  le  signal,  comme  la  colère  d'un 
tyran?...  Le  canon  tonna!  Ecoulez!  Il  tonne  encore!... 
Dans  celte  terrible  pause  Laon  est  comme  dans  un  doux 
rêve.  Les  esclaves  obéissenl...  Mille  torches  coulent... 
Ecoutez  !  le  dernier  coup  éclate  dans  cet  horrible 
silence.  Au  loin,  des  millions  d'honunes,  donl  les  c<x'urs 
battent  fort  et  vile,  ('-pient  l'i'ssor  de  la  flanune  dans 
l'attente  et  la  stupeur  ! 

VIII 

Ils  fuient  î  Les  torches  tombent  !   un  cii  de  terreur  a 


LAON   ET   CYTIINA  309 

fait  tressaillir  les  triomphateurs!  Ils  reculent!...  Car, 
avant  que  le  rugissement  du  canon  soit  mort,  ils  enten. 
dent  le  brnit  d'un  galop  semblable  à  un  tremblement  de 
terre,  et  un  coursier,  noir  géant,  avec  la  rapidité  de 
la  tempête,  s'élance  dans  leurs  rangs  ;  sur  ce  coursier 
une  femme  est  assise,  qui  semble  plus  belle  que  tout 
ce  que  peut  enfanter  la  terre,  calme,  radieuse,  comme 
le  fantôme  de  l'aurore,  un  esprit  vagabond  venu  des 
cavernes  de  la  lumière  du  jour. 

IX 

Tous  pensèrent  que  c'était  un  ange  de  Dieu  envoyé 
pour  balayer  les  coupables  attardés  à  leur  tombeau  de 
feu  ;  le  tyran  terrifié  s'élança  de  son  trône  ;  son  enfant 
trouva  dans  sa  propre  innocence  un  refuge  contre  la 
crainte.  Épouvantés  par  la  foi  qu'ils  feignaient,  les 
esclaves  prêtres  s'agenouillèrent  pour  demander  merci 
de  celui  qu'ils  servaient  avec  du  sang  ;  et,  semblable  au 
remous  d'une  vague  formidable  engloutie  dans  la  mer 
retentissante,  la  multitude  saisie  d'une  panique  écra- 
sante s'enfuit  dans  le  désordre  de  la  terreur. 

X 

Ils  s'arrêtent,  ils  rougissent,  ils  regardent;  un  cri 
formé  de  mille  cris  éclate,  semblable  au  bruit  de  dix  mille 
courants  d'une  mer  tempétueuse.  Un  homme  arrêta 
cette  soudaine  déroute,  un  homme  qui  jamais  dans  ses 
plus  doux  rêves  n'avait  senti  la  respectueuse  crainte 
qu'inspirent  la  grâce  et  la  beauté ,  tant  était  dure  et 
froide  la  croyance  qui  avait  cicatrise»  avec  une  glace 
brûlante  les  soudures  de  son  cœur  déchiré  ;  —  mais  il 
s'imagine,  lui,  que  celui-là  est  sage,  dont  les  blessures 


310  OEUVRES   POÉTIQUES   DE   SHELLEY 

ne   saignent  qu'intérieurement  pour  lui-même...  Ainsi 
pensait  le  prêtre  chrétien  (1). 

XI 

Et  les  autres  aussi  pensaient  qu'il  est  sage  de  voir 
dans  la  peine,  la  crainte  et  la  liaine  quohjue  chose  de 
divin,  tandis  que  dans  l'amour  et  la  beauté  il  n'y  a  rien 
de  divin.  Alors,  avec  un  sourire  amer,  dont  la  lumière 
brilla  comme  l'espéiancc  d'un  démon  sur  ses  lèvres  et 
dans  ses  yeux,  il  dit,  —  et  la  persuasion  de  ce 
ricanement  rallia  ses  compagnons  tremblants  :  — 
«  Est-ce  à  moi  de  résister  seul,  quand  rois  et  soldats 
fuient  devant  une  femme  ?  Le  Ciel  vous  a  envoyé  son 
autre  victime  !  » 

XII 

«  Ne  serait-il  pas  impie,  >  dit  le  Roi,  «  de  violer 
notre  sacré  serment?  »  —  «  Dites  plutôt:  impie  (h?  le 
garder!  »  cria  le  prêtre  exaU('\  «  Esclaves,  attachez-la 
au  poteau,  et  que  sur  ma  têle  retombe  le  poids  de  ses 
justes  tourments  !  Au  jour  du  jugement,  je  paraîtrai 
devant  le  irône  d'or  de  Di(>u,  <'t  je  ciierai:  Pour  toi  j'ai 
livré  une  athée  (2)  !  Sans  moi,  elle  eût  connu  la  joie 
d'un  autre  moment  !  Que  la  gloire  soit  la  tienne  !  » 

XIII 

Ils  tremblaient  ;  mais  ils  ne  répUqnèrent  pas,  et 
n'obéirent  pas,  arrêlc's  «hms  un  silence  sans  haleine. 
Cyllma  sauta  de  son  giganicscjue  coursier,  qui,  comme 

(1)  firrolfr  do  ri.slinii  :  «  le  imMic  ilx'ricn  ». 

(2)  Ilri'ollr  (Ir  risldiii  :-  ii'  \K\VAlU:n  (li-v:iiil  le  \iùnv  dcir  du 
Ciel,  et  je  oriiM-ai  :  pour  loi  j "ai  livre  une  inlidèle.  • 


LAON   Et   CYTHXA  311 

une  ombre  chassée  par  les  vents,  s'enfuit  sans  crainte  à 
travers  les  rues  désertes,  quand  elle  eut  jeté  sur  son 
cou  les  rênes  de  laiton,  et  baisé  son  front  semblable  à  la 
lune.  Spectacle  digne  de  pitié,  de  voir  une  femme  si 
jeune  et  si  belle  courtiser  l'embrassement  d'une  si  ter- 
rible mort  avec  les  sourires  d'une  tendre  joie,  tels 
qu'ils  rayonnaient  alors  du  visage  de  Cythna  ! 

XIV 

En  dépit  de  la  foi  et  de  la  crainte,  des  larmes  brû- 
lantes s'échappèrent  de  beaucoup  d'yeux  tremblants, 
mais,  comme  les  tendres  rosées  qui  nourrissent  les 
premiers  boutons  du  printemps,  restèrent  suspendues, 
gelées  par  le  doute.  Hélas  !  ils  n'avaient  autre  chose  à 
faire  qu'à  pleurer  ;  car,  lorsque  ses  membres  épuisés 
refusèrent  de  monter  au  bûcher,  elle  sourit  aux  muets  ; 
et  avec  ses  gestes  éloquents,  et  les  nuances  de  ses 
lèvres  animées,  —  semblable  à  un  enfont  fatigué  implo- 
rant avec  ses  douces  caresses  le  sommeil  d'une  nourrice 
qui  l'adore,  — 

XV 

Elle  les  amena,  bien  malgré  eux,  à  la  lier  près  de 
moi,  au  milieu  des  reptiles.  Quand  ils  furent  partis, 
pour  tout  reproche,  mais  un  doux  reproche  qui  perça 
tout  mon  être,  elle  me  sourit  ;  nous  ne  dîmes  rien, 
mais  nous  bûmes  à  longs  traits  dans  les  yeux  l'un  de 
l'autre  les  regards  d'un  insatiable  amour.  Le  redouta- 
ble voile  qui  sépare  les  vivants  des  morts  était  presque 
déchiré,  le  monde  s'obscurcit  et  pâlit,...  toute  lumière 
du  ciel  ou  de  la  terre,  à  côté  de  notre  amour, 
s'évanouit. 


312  OFXVRES   POÉTIQUES   DE    SHELLEY 

XVI 

El  puis...  et  puis...  un  court  instant,  semblable  au 
dernier  rayon  de  flammes  mourantes,  l'air  pur  resta 
suspendu  autour  de  nous  silencieux  et  serein;...  puis 
une  lueur  roui;('-sang  éclata  dans  Tair  ,  soulevant 
devant  elle  avec  lurie  des  nuages  de  fumée  ;  jentendis 
le  biuit  terrible  de  son  essor,  comme  celui  d'un  océan 
tempétueux:  et  à  travers  ses  gouffres  je  vis  comme 
dans  un  évanouissement  l'enfant  du  tyran  tomber  sans 
vie  et  sans  mouv(>ment  devant  son  trône,  terrassée  par 
quelque  invisible  émotion. 

XVll 

Est-ce  la  mort?...  Le  bûcher  a  disparu,  ainsi  que  la 
peste,  le  tyran  et  la  foule.  Les  flammes  sont  devenues 
silencieuses...  Lentement  alors  se  fait  entendre  la  mu- 
sique dun  chant  (|ui  suspend  la  respiialion,  dun  chant 
qui,  semblable  au  baiser  de  lamour  dans  la  jeunesse 
de  la  viCj  plonge  les  yeu\  languissants  (hms  une  ombre 
douce  et  profonde  ;  il  llolle  dans  lair  avec  des  notes 
toujours  changeantes,  jusquà  ce  que  dans  mon  âme 
passive  il  me  sembla  sentir  pénétrer  une  mélodie,  sem- 
blable à  celle  des  vagues  cpii  sautent  sur  les  sables 
ridés. 

XVIli 

Le  chaud  attouchement  dune  douce  et  tremblante 
main  me  réveilla  alors;  c'était  Cylhna  assise,  penchée 
près  de  moi,  sui'  h'  sable  d'i*v  oriduh-  dim  lac  limpide, 
sur  un  talus  ('mailli''  de  fleurs  ('Manges  et  brillantes 
connue  des  étoiles,  (pii  exhalaient  au  vent  une  divine 


LAON   ET   CYTIINA  313 

odeur;  au-dessus  de  nos  têtes  s'étendait  le  ciel  d'énie- 
raude  d'arbres  d'une  espèce  inconnue,  dont  les  fleurs 
d'un  éclat  lurîaire  et  les  fruits  brillants  versaient  sur  les 
eaux  une  ombre  qui  était  une  lumière. 

XIX 

Et  tout  autour  de  cette  puissante  fontaine  s'étendaient 
les  pentes  de  nombreuses  montagnes  couvertes  de 
pelouses,  avec  leurs  forêts  fécondes  en  encens  et  de 
vastes  cavernes  d'un  rayonnement  de  marbre  ;  et  là 
où  le  courant  baigne  son  bord  brillant,  leurs  échos  cau- 
sent avec  ses  éternelles  vagues  qu'il  soulève  des  pro- 
fondeurs dont  les  cavernes  dentelées  alimentent  leur 
conflit  sans  repos,  jusqu'à  ce  qu'à  travers  un  goufl're  de 
hauteurs  elles  roulent  et  enlrelienn^Mit  une  l'ivière  pro- 
fonde, qui  s'enfuit  calme  et  unie,  mais  avec  la  rapidité 
d'une  flèche. 

XX 

Nous  regardions  assis  dans  l'extase  de  l'admiration, 
quand  un  bateau  approcha,  porté  par  l'air  musical,  le 
long-  des  vagues  qui  chantaient  et  éfincehùent  sous  sa 
quille  rapide.  Une  forme  ailée  y  était  assise,  une  enfant 
avec  des  ailes  resplendissantes  comme  l'argent,  si  belle 
qu'à  mesure  que  sa  barque  glissait  sur  les  eaux,  l'ombre 
des  vagues  charmées  s'éclairait  d'une  lumière  semblable 
à  celle  de  rayons  d'étoiles  ;  pendant  que  d'un  côté  à 
l'autre,  laissant  flotter  ses  ailes  au  vent,  elle  guidait  la 
barque. 

XXI 

Le  bateau  était  une  coquille  recourbée  de  perle  creuse, 

18 


314  ŒUVRES    POKTiniES    DE    SIIELLEY 

presque  Iransparenle  sous  la  divine  lumièi'e  tie  celle 
qu'elle  portait;  la  proue  et  la  poupe  ondulaient,  ter- 
minées en  corne,  semblable  à  la  jeune  lune  couchée, 
quand,  sur  les  montagnes  noyées  dans  le  crépuscule  de 
leurs  sombres  pins,  elle  (lotte  sur  l'océan  des  rayons  du 
soleil  couchant,  dont  les  vagues  d'or  s'évanouissent  en 
mille  lignes  pourpre,  jusqu'à  ce  (jue,  porté  sur  les 
courants  refluants  de  la  lumière  du  soleil,  se  dilatant,  le 
météore  sombré  flamboie  sui*  le  boid  de  la  terre. 

XXll 

La  quille  a  touché  les  sables  à  nos  pieds.  Alors 
Cythna  se  tourna  vers  moi,  et  de  ses  yeux  noyés  de 
larmes  qui  ne  tombaient  pas,  un  regard  plus  doux  (pie 
l'amour  hcui-eux,  plein  d"uu  éliange  et  joyeux  étonne- 
ment,  étincela  pendant  quelle  me  disait  :  «  Ah!  c'est  le 
paradis!  ce  n'est  pas  un  rêve  et  nous  sommes  tous 
réunis!  Oui,  c'est  mon  propre  enfant,  celui  qui  me  vint 
en  guise  de  délire,  comme  le  jour  pour  quehpi'un 
enseveli  dans  les  ténèbres  des  bois  solitaires.  Xl\\  main- 
tenant c'est  trop  de  félicité  pour  mon  c(eur!  » 

XXI 11 

Et  alors  elle  pleura  à  chaudes  larmes,  et  dans  ses 
bras  prit  cette  biillante  forme,  moins  merveilleusement 
belle  (jue  ses  propres  couleui's  humaines  et  ses  charmes 
viv4Uits;  se  penchant  sur  elle  dans  le  silence  de  la  pas- 
sion, elle  exhalait  un  soiiflle  aident  siu-  le  sein  ghu'e  de 
l'air,  (jui  semblait  rougir  et  Ireiubler  avec  délices;  la 
noirceur  lustrée  de  sa  chevelure  ruisselante  tondjait  sur 
cette  enfant  blauche  comnu'  la  neige,  et  dérobait  à  la  vue 


LAON   ET   CYTIINA  315 

le  passionné  et  long  embrasscment  qui  tint  leurs  cœurs 


unis. 


XXIY 


Alors  la  brillante  enfant,  le  séraphin  aîlé,  vint,  et 
fixant  ses  yeux  bleus  et  rayonnants  sur  les  miens,  me 
dit  :  «  J'étais  troublée  par  une  ombre  tremblante,  quand 
nous  nous  rencontrâmes  la  première  fois;...  cependant 
je  reconnus  que  j'étais  à  toi,  à  l'heure  où  tes  divines 
lèvres  éveillèrent  dans  mon  cei-veau  un  rêve  poignant 
qui  toujouis  veilkdt  quand  je  pouvais  dormir,  pour 
entrelacer  ton  image  avec  sa  chère  mémoire.  Nous  voici 
de  nouveau  réunis,  et  maintenant  à  l'abri  de  toute 
crainte  et  de  toute  peine  mortelle. 

XXV 

«  Quand  les  flammes  consumantes  nous  enveloppè- 
rent ensemble,  l'espérance  que  j'avais  caressée  s'envola; 
je  tombai  dans  l'agonie  sur  le  sol  insensible,  et  cachai 
mes  yeux  dans  la  poussière  ;  et  mon  esprit  égaie  errait 
au  loin,  quand,  brillant  comme  l'aube  du  jour,  le  spec- 
tre de  la  peste  vola  devant  moi,  et  souffla  sur  mes  lè- 
vres, et  sembla  me  dire  :  —  Ils  t'aUendent,  enfant  bien- 
aimée!  —  Alors  je  reconnus  la  marque  de  la  mort  sur 
ma  poitrine,  et  je  redevins  calme. 

XXVI 

«  C'était  le  calme  de  l'amour!  J'étais  mourante...  Je 
voyais  le  bûcher  noir  et  à  moitié  éteint  gisant  sur  ses 
cendres  grises  et  réduites;  la  sombre  fumée  du  feu  éva- 
noui était  toujours  suspendue  en  mille  dômes  et  spirales 
creuses  au-dessus  des  tours  semblable  à  la  nuit;  sous 


316  œUVRES   POÉTIQUES   DE    SHELLEY 

cette  ombre,  les  armées  étaient  terrifiées  de  voir  finir 
leur  propre  désir  ;  un  immense  vide  se  faisait  dans  les 
profondeurs  de  l'attente;  elles  restaient  debout  dans  la 
consternation. 

XXYII 

«  Le  silence  effrayant  de  cette  nouvelle  angoisse 
n'était  troublé  que  jiar  les  tortures  des  mourants,  quand 
un  homme  se  leva  du  milieu  de  la  nudtilude,  et  dit  : 
—  Le  courant  du  temps  i*oid(>  toujours;  nous  sommes 
encore  sur  la  pente,  pendant  qu'ils  sont  partis,  eux, 
pour  glisser  en  paix  sur  le  courant  mystérieux  de  la 
mort.  Avez-vous  bien  fait?  Leur  chair  et  leurs  os  tombent 
en  poussière,  quand  ils  auraient  pu  faire  du  rêve  empoi- 
sonné de  cette  vie  un  l)i'cuYag('  plus  doux  que  celui  cpie 
vous  pourrez  jamais  goûter,  je  pense. 

XXVIII 

«  Ils  périssent  comme  les  bons  et  les  grands  d'autre- 
fois ont  péri,  et  leurs  meurtiiers  s'en  repentiront.  Oui, 
de  vaines  et  stériles  larmes  couleront  avant  que  celte 
fumée  là-bas  se  soit  dissi|)(''e  dans  le  lii-uiauieul;  et  cela, 
parce  que,  vous  (jui  allez  |»leiu('i'  la  mort  de  ceux  ({iii 
embellissaient  ce  monde,  vous  ne:  pouvez  les  faire  re- 
venii-;  mais  alors  il  reste  à  l'homme  la  sagesse  d'un 
pi'ofond  désespoir,  quand  de  tels  êtres  peuvent  périr,  cl 
(ju(^  lui  vit  encore  et  l'cste  ici-bas. 

XXIX 

«  Oui,  vous  pouvez  craindre,  —  non  plus  la  peste, 
sortie  comme  par  enchaînement  du  fabuleux  enfer,  — 
tout  pouvoir  et  toute  foi  doivent  ]iasser,  maintenant  que 


LAON   ET   CYTHNA  317 

les  athées  (1)  ont  avec  calme  quitté  cette  terre,  dans  les 
tourments  et  le  feu  ;  et  vous  allez  vous  retirer  tristement 
et  gémir  en  secret,  en  retournant  chacun  à  votre  mai- 
son; cette  heure  sera  connue  de  longs  âges,  et  lentement 
sa  mémoire,  toujours  étincelante,  remplira  la  sombre 
nuit  des  choses  d'un  éternel  matin. 

XXX 

«  Pour  moi  le  monde  est  devenu  trop  vide  et  trop 
froid,  depuis  cpie  l'espérance  poursuit  avec  des  pas  si 
lents  son  immortelle  destinée  ;  —  vous  allez  voir  com- 
ment des  athées  et  des  républicains  savent  mourir  (2).... 
Dites-le  à  vos  enfants!  —  El  tout  à  coup  il  s'enfonça  un 
poignard  dans  le  cœur,  et  tomba....  Mon  cerveau  s'as- 
sombrit dans  la  mort,  et  cependant  il  vint  encore 
jusqu'à  moi  un  murmure  de  cette  foule,  parlant  du 
profond  et  puissant  changement  qui  s'était  si  soudai- 
nement opéré. 

XXXI 

«  Je  me  trouvai  tout  à  coup,  une  pensée  ailée,  devant 
l'immortel  sénat,  et  le  siège  de  cet  Esprit  resplendissant 
comme  un  astre,  d'où  découle  la  force  de  son  empire, 
bon  et  grand,  le  meilleur  Génie  de  ce  monde.  Son 
royaume  s'étend  autour  d'un  temple  merveilleux,  îles 
Élyséennes,  brillantes  et  fortunées,  calmes  séjours  des 
morts  libres  et  heureux,  où  je  suis  chargée  de  vous  con- 
duire. »  —  Telles  furent  ses  paroles  ailées. 


(1)  Var.  de  la  Récolte  de  l'hinm  :  «  Incrédules  » . 

(2)  Var.    ihitl.  :   «    Comment    ceux   qui    aiment  et  sont  sans 
crainte  osent  mourir  ». 

48* 


318  œuVRES   POÉTIQUES   DE    SUELLEY 

XXXII 

Et  avec  le  silence  de  son  éloqnent  sourire,  elle  nous 
lit  monter  dans  son  divin  canot.  Alors,  nous  nous  assîmes 
au  gouvernail;  pendant  ([uelle,  assise  à  la  proue,  dé- 
ployait sur  sa  tête  ses  ailes  aux  couleurs  éblouissantes 
et  les  abandonnait  au  courant  de  la  brise  invisible. 
Comme  un  fd  de  la  vierge  au  rapide  souffle  du  matin,  le 
bateau  vola  sur  les  biillants  tourbillons  de  cette  belle 
fontaine,  dont  les  bords  s'éloignaient  avec  rapidité 
pendant  quïl  nous  semblait  que  nous  ne  bougions  pas  ; 

XXXIII 

Jusqu'à  ce  que  sur  ce  puissant  courant,  sombre,  calme 
et  rapide,  au  milieu  d'un  goull're  de  montagnes  de  cèdres 
décbirées,  chassé  par  les  vents  réunis  dont  les  pas 
invisibles,  aussi  rapides  que  des  rayons  scintillants, 
répandaient  sous  le  ciel  des  sons  et  des  odeurs  sau- 
vages empruntés  aux  bois  et  aux  eaux,  le  bateau  volât 
visiblement.  —  Trois  nuits  et  trois  jours,  emportés 
comme  un  nuage  à  travers  le  matin,  le  midi  et  le  soir, 
nous  voguâmes  le  long  des  sentiers  licpiides  et  tournants 
de  ce  vaste  courant,  un  long  et  compliqué  la!)yrinlhc. 

XXXIV 

Scène  de  joie  et  d'enchaïUemenl  de  voir  changer 
continuellement  les  formes  et  les  ombres  de  cette  rivière  ! 
où  le  vaste  lever  du  soleil  remplissait  de  ses  profon- 
deurs d'or  ses  tourbillons,  où  toutes  les  nuances  se 
jouaient  en  tremblant ,  où  des  chutes  mélodieuses 
éclataient  et  se  brisaient  au  milieu  des  rocs  revêtus  de 
fleurs,  l'écume  et  l'embrun  étincelant  comme  des  étoiles 


LAON   ET  CYTHNA  319 

sur  la  rivière  ensoleillée  ;  ou  bien,  quand  le  clair  de 
lune  versait  une  lumière  plus  sainte,  c'était  un  lac 
immense  et  étincelant  couché  autour  d'Iles  verdoyantes. 

XXXV 

Le  matin,  à  midi,  le  soir,  le  bateau  volait  sur  le  cou- 
rant qui  le  portait  comme  le  nuage  ailé  de  la  tempête, 
ou  comme  la  pensée  plus  rapide  encore  de  l'homme  qui 
vole  toujours  et  ne  peut  s'arrêter.  Quelquefois  nous 
glissions  à  travers  des  forêts,  profondes  comme  la  nuit, 
entre  les  murailles  de  puissantes  montagnes  couronnées 
de  masses  cyclopéennes,  dont  les  fières  tourelles,  de- 
meures de  ceux  qui  étaient  partis,  fronçaient  leur  noir 
sourcil  au-dessus  des  vagues  brillantes  qui  envelop- 
paient leurs  sombres  fondements. 

XXXVl 

D'autres  fois,  nous  voguions  pendant  plusieurs  milles  à 
travers  des  prairies  immenses  et  fleuries,  et  c'était  un 
charme  de  voir  les  ombres  fuir  sur  l'herbe  devant  les 
rayons  du  soleil;  d'autres  fois,  nous  volions  sous  la 
nuit  de  vastes  cavernes  cintrées,  dont  les  voûtes  étince- 
laient  de  pierreries  semblables  à  des  étoiles  ;  tandis  que, 
de  leurs  profonds  et  glauques  abîmes,  de  belles  ombres 
blanches  passaient  rapidement  au  milieu  de  doux  sons 
le  long  de  notre  chemin,  comme  de  suaves  et  charmants 
rêves  qui  marchent  sur  les  vagues  du  sommeil. 

XXXVII 

Et  comme  nous  voguions  toujours,  nos  esprits  furent 
remplis  d'amour  et  de  sagesse,  qui  débordaient  en  con- 
versations étranges,  douces  et  merveilleuses,  en  vivants 


320  ŒUVRES   POÉTIQUES   DE    SHELLEY 

sourires  dont  la  lumière  allait  et  venait  comme  une 
musique  sur  les  vagues  immenses,  en  larmes  soudaines 
et  en  caresses  muettes  ;  car  une  ombre  épaisse  s'était 
entrouverte,  et  nous  savions  maintenant  que  la  vertu, 
quoique  obscurcie  sur  la  terre,  n'en  survit  pas  moins 
à  tous  les  changements  mortels  dans  sa  durable 
beauté. 

XXXVIII 

Nous  voguâmes  trois  jours  et  trois  nuits,  autant  que 
la  pensée  et  le  senliment  peuvent  compter  des  heures 
délicieuses;  —  car  à  travers  le  ciel  roulaient  les  lampes 
splK'riques  du  jour  et  de  la  nuit,  révélant  de  nouveaux 
changements  et  de  nouvelles  gloires,  le  soleil,  la  lune, 
et  des  astres  semblables  à  la  lune,  enfants  d'un  ciel  plus 
divin, plus  sei'cin  et  plus  beau.  Le  (pialriémejour,  le  cou- 
rant devint  sauvage  comuK;  nne  mer  tourmentée  par  le 
vent,  et  emporta  toujours  plus  rapide;  le  bateau  aux  ailes 
d'esprit,  toujours  ferme  dans  sa  rapidité. 

XXXIX 

Ferme  et  rapide,  il  allait  où  l'emportaient  les  vagues 
roulant  comme  des  montagnes,  dans  la  vaste;  ravine  dont 
les  crevasses  vcisaient  des  torrents  tunndlueux  de  leurs 
dix  mille  fontaines;  le  tonnerre  de  leiu"  rugissement  qui 
ébranlait  la  terre,  soulevait  lair  (jui  balayait  en  tourbil- 
lonnant du  rivage;  ealnie  connue  une  ond)r<',  le  bateau 
de  la  belle  enfant  volait  eu  toute  sécurité  devant  cette 
force  rapide,  au  milieu  de  1 1  lubrun  gigantesque  et  de 
merveilleux  arcs-en-ciel,  i'nlrelacés  dans  la  brume  d'ar- 
gent. Dans  la  joie  et  l'orgueil  nous  souriions. 


LAON    ET    CYTHNA  321 

XL 

Nous  avons  dépassé  le  torrent  de  cette  immense  et 
furieuse  rivière,  et  notre  course  aérienne  est  suspendue. 
Nous  regardons  derrière  nous  ;  une  brunie  dor  frémis- 
sait à  l'endroit  où  ses  vagues  sauvages  se  mêlaient  avec 
le  lac.  Là  notre  barque  pendit,  comme  sur  une  ligne, 
suspendue  entre  deux  cieux  sur  ce  lac  sans  vent,  sans 
vague,  éternellement  nourri  par  quatre  grandes 
cataractes  sortant  de  quatre  vallées,  accompagnées  de 
brouillards  ;  elles  tombent  en  se  brisant  des  rocs  et  des 
nuages,  et  font  de  cette  mer  azurée  un  refuge  silen- 
cieux. 

XL! 

Je  m'arrêtai  longtemps  sans  mouvement  sur  le  lac  ;  je 
vis  sa  ceinture  de  montagnes  étincelantes  comme  la 
neige  perdant  leurs  sommets  dans  les  airs;  je  vis 
chaque  île  rayonnante  ;  et  dans  le  milieu,  bien  loin, 
semblable  à  une  sphère  suspendue  dans  le  ciel  creux, 
le  temple  de  lEsprit  m'apparut!  Porté  par  le  son  qui  en 
sortait,  s'en  rapprochant  de  plus  en  plus,  comme  la 
lune  rapide  autour  de  cette  glorieuse  terre,  le  bateau 
enchanté  aborda,  et  trouva  là  son  port! 


ROSALINDE  ET  HELENE 

ÉGLOGUE    MODERNE 


AVERTISSEMENT 


Naples,  20  décembre  1818, 

L'hisloire  de  Rosalindc  et  Hélène  n'est  pas  à  coup  sûr  un 
essai  dans  le  style  le  plus  élevé  de  la  poésie.  Elle  n"est  en 
aucune  façon  destinée  à  exciter  une  profonde  méditation  ; 
et  si  en  intéressant  les  sentiments  et  en  amusant  rimaii,ina- 
tion,  elle  éveille  une  certaine  mélancolie  idéale  propre  à 
faire  accueillir  de  plus  importâmes  impressions,  elle  pro- 
duira dans  le  lecteur  tout  ce  que  l'auteur  a  eu  en  vue  dans 
sa  composition.  Je  me  suis  borné,  en  l'écrivant,  à  suivre 
l'impulsion  des  sentiments  qui  s'adaptaient  à  la  conception 
de  mon  histoire  ;  et  c'est  cette  impulsion  qui  a  déterminé 
les  pauses  d'un  rythme  (jui  ne  prétend  à  être  réii,ulicr  (ju'en 
tant  qu'il  reproduit  et  exprime  l'irrégularité  même  des 
imaginations  qui  l'ont  inspiré. 

Je  ne  sais  quels  seront,  parmi  les  poèmes  que  j'ai  laissés 
en  Angleterre,  ceux  que  choisira  mon  éditeur  pour  les 
ajouter  à  cette  collection  (1).  L'un  de  ceux  que  j'ai  envoyés 
d'Italie  fut  écrit  après  une  excursion  d'un  jour  dans  les 
charmantes  montagnes  qui  entourent  le  lieu  où  fut  autre, 
lois  la  retraite  de  Pétrarque,  et  où  se  trouve  maintenant  son 
tombeau  (2).  Si  quehfu'un  était  tenté  de  condamner  dans 

(1)  Les  poemcs  qui  lurent  i)ul)li('S  avec  Rosalinda  et  Hclènc  (ISin) 
sont  :  les  Vas  écrits  au  milieu  des  viontagnes  Eu(janèennes. 
l'Hymne  à  la  Beauté  intellectuelle  et  le  Sonnet  d'Ozimandias.  — 
Quant  à  l'iiistoire  de  Rosalindc  et  Hélène,  voir  notre  Etude  sut-  la  vie 
et  les  œuvres  de  Shelley,  ch.  xi. 

(2)  Ce  sont  les  Vers  écrits  au  milieu  des  montagnes  Euganécnnes 
que  l'on  trouvera  à  la  suite  de  Rosalindc  et  Hélène» 


324  œuvREs  poétiques  de  shelley 

cette  pièce  les  vers  qui,  servant  d'introduction,  expriment 
le  soudain  réveil  d'un  état  de  profond  découragement  sous 
l'inlluence  des  visions  radieuses  révélées  par  l'éclosion 
soudaine  d'un  lever  de  soleil  italien  en  automne  sur  le 
plus  haut  sommet  de  ces  délicieuses  montagnes,  la  seule 
excuse  que  je  puisse  lui  donner  est  celle-ci,  qu'ils  n'ont 
pas  été  effacés  à  la  requête  d'une  amie  bien  chère,  pour 
laquelle  chaque  année  de  plus  dans  notre  intimité  ne  fait 
qu'ajouter  à  mon  estime  de  ses  mérites,  et  qui  eût  eu  sans 
doute  plus  <|ue  personne  le  droit  de  se  plaindre  de  n'avoir 
pas  été  capable  déteindre  en  moi  la  faculté  même  de 
peindre  la  tristesse. 


ROSALINDE  ET  HÉLÈNE 


Scène  :  Le  bord  du  lac  de  Como. 


ROSALIXDE,     HéLÈ?<E     et    SOX    E>FA>T 

Hélène.  —  Viens  ici,  ma  chère  Rosalinde.  II  y  a 
longtemps  que  toi  et  moi  nous  ne  nous  sommes  ren- 
contrées ;  et  cependant  il  me  semble  que  ce  serait  mal 
à  nous  d'oublier  ces  instants....  Viens,  assieds-toi  près  de 
moi.  Je  te  vois  debout  près  de  ce  lac  solitaire,  sur  ce 
rivage  éloigné,  ta  chevelure  dénouée  flottant  dans  la 
brise  étincelante  ,  ta  douce  voix  simissant  à  chaque 
accent  du  soir,  et  tes  yeux  répondant  aux  teintes  de  ce 
beau  ciel  là-bas...  Viens,  charmante  amie;  veux-tu  t'as- 
seoir  près  de  moi,  et  redevenir  aujourd'hui  ce  que  tu 
étais  habituellement  avant  que  nous  fussions  séparées  ? 
Personne  maintenant  ne  nous  voit  ;  la  puissance  qui  nous 
a  conduites  à  cette  heure  solitaire  serait  bien  mal  récom- 
pensée, si  tu  t'en  allais  en  emportant  ton  mépris.  Oh! 
viens,  et  causons  de  notre  patrie  abandonnée!  Souviens- 
toi,  c'est  ici  l'Italie,  et  nous  sommes  exilées.  Causons 
ensemble  de  cette  terre  qui  est  la  nôtre,  dont  les  landes 
et  les  courants,  bien  que  stériles  et  sombres,  nous 
étaient  cependant  plus  chers  que  ces  bois  de  châtai- 
gniers; de  ces  sentiers  à  travers  les  bruyères,  de  ce  ruis- 
seau familier,  de  ces  bleues  montagnes,  formes  qui 
semblent  être  les  débris  dun  rêve  ensoleillé  d'enfance, 
Rabbe.  19 


326  œUYRES  POÉTIQUES  DE   SHELLEY 

rêve  qui,  depuis  que  nous  les  avons  abandonnés,  pèse  sur 
le  cœur ,  comme  ce  remords  qui  laisse  s'altérer  notre 
amitié...  Mais  je  n'insiste  plus  sur  nos  relations  de  jeu- 
nesse ;  elles  ne  peuvent  revenir!  —  Kosalinde,  parle, 
parle-moi  !  Ne  me  quitte  pas  !  —  Quand  le  matin  se  le- 
vait, quand  le  soir  tombait  sur  notre  commune  demeu- 
re, quand  nous  nous  séparions  seulement  pour  une 
heure.,..  Ne  fronce  pas  le  sourcil  ;  je  ne  voudrais  pas 
te  gionder,  quoique  tu  aies  brisé  ta  foi...  Tourne-toi 
vei'S  moi  !  Oh  !  par  ce  gage  caressé  de  cheveux  entre- 
lacés, (jue  tu  n(^  voudi'as  i)as  désavouer,  tourne-toi  vers 
moi,  comme  si  c'était  seulement  le  souvenir  de  moi,  et 
non  mon  être  méprisé,  qui  t'adressât  cette  prière  1 

Kosalinde.  —  Est-ce  un  rêve ,  ou  est-ce  la  pâle 
Hélène  qu(;  je  vois,  que  j'entends?  Je  voudrais  fuir  ton 
attouchement  flétrissant  ;  mais  nos  i)remières  années  se 
lèvent,  et  amènent  des  larmes  interdites;  et  ma  mémoire 
surchargée  cherche  pourtant  en  toi  son  repos  perdu.  Je 
partage  ton  crime.  Je  ne  puis  que  pleurer  sur  loi.  Mon 
étrange  chagrin  ne  s'abaisse  que  rarement  à  un  tel  sou- 
lagement ;  cependant  je  ne  t'en  ai  jamais  moins  aimée, 
tout  en  gémissant  sur  ton  crime  avec  la  douleur  dune 
amie.  Je  savais  ce  que  Ton  doit  au  monde  pervers,  et 
c'est  pourquoi  je  refusai  durement  de  m'enchainei'  à 
l'infamie  dune  femme  perdue  comme  Hélène....  Main- 
tenant, égarée  par  mon  alfreux  désespoir,  je  rougis  et 
je  pleure,  tout  étonnée  que  lu  puisses  m'aimer  encore, 
toi  seule  !  —  Asseyons-nous  donc  sur  cette  grise  pierre, 
l)Our  achev(M'  notre  liigul>re  enlrelien. 

Hélène.  —  Hélas  !  non,  pas  là  !  Je  ne  saurais  enten- 
dre le  nnu'nuire  de  ce  lac.  Ma  chère  Hosaliiide,  il  m'en 
vient  connue  lécho  d'un  son  que  je  n'ai  cependant  ja- 


ROSALINDE   ET   HÉLÈNE  327 

mais  entendu  que  clans  notre  terre  natale  ;  cet  écho 
marrivc  ici  même  où  nous  venons  de  nous  rencontrer. 
Il  remue  trop  dïUoufTant  chagrin  I  Dans  lanfractuosité 
de  celte  sombre  forêt  de  châtaigniers  il  y  a  un  banc  de 
pierre,  une  solitude  qui  ressemble  moins  à  la  nôtre.  Le 
fantôme  de  la  paix  ne  désertera  pas  ce  lieu.  Demain ,  si 
tes  bons  sentiments  durent  encore,  nous  pourrons  nous 
asseoir  ici. 

RosALiNDE.  —  Conduis-moi,  douce  amie,  je  te  suis. 

Henri.  —  C'est  à  Fenici  que  vous  allez?...  Ce  n'est 
pas  le  chemin,  maman;  ce  sentier  conduit  derrière  les 
arbres  qui  bordent  la  petite  rivière. 

Hélène.  —  Oui,  c'est  vrai;  je  m'égarais.  Embrasse- 
moi  et  sois  gai,  cher   enfant  ;  pourquoi  ces  sanglots? 

Henri.  —  Je  ne  sais  ;  mais  quel  cœur  ne  se  briserait 
pas  à  vous  entendre  vous  et  la  dame  pleurer  si  amère- 
ment ? 

Hélène.  —  IMon  amie,  c'est  un  charmant  enfant.  — 
Va  à  la  maison,  Henri,  jouer  avecLilla  jusqu'à  ce  que  je 
revienne.  Nous  pleurions  de  joie  de  nous  revoir  ;  nous 
voilà  tout  à  fait  gaies...  Bonsoir! 

L'enfant  jeta  sur  sa  mère  un  rapide  regard,  et,  dans 
la  lumière  d'une  joie  forcée  et  creuse  qui  éclairait  sa 
face,  il  rit  avec  la  gaîté  de  la  légère  et  insouciante  en- 
fance, et  chuchota  à  l'oreille  de  sa  mère:  «  Amenez  avec 
vous  à  la  maison  cette  douce  et  étrange  amie.  »  Puis  il  prit 
son  vol;  mais  il  s'arrêta,  et  fit  des  signes  avec  un  sourire 
d'intelligence,  au  tournant  du  chemin.  Cependant  Rosa- 
linde,  pâle,  cachant  son  visage,  pleurait  silencieuse- 
ment. 

Elles  prirent  en  silence  le  sentier  sous  la  solitude  de 
la  forêt.  C'était  un  vaste  et  antique  bois,  à  travers  lequel 


328  OEUVRES   POÉTIQUES   DE    SIIELLEY 

elles  s'acheminèrent  ;  et  les  ombres  grises  du  soir  sur 
la  verdure  de  (;e  lieu  sauvage  rf'pandaient  une  solitude 
toujours  plus  profonde.  Poursuivant  le  sentier  qui 
serpente  autour  des  arbres  immenses  et  noueux,  à 
travers  h^squels  erraient  de  lentes  ombres,  elles  arri- 
vèrent dans  un(;  profonde  vallée  unie  comme  une  pe- 
louse à  un  banc  de  pierre  à  côté  d'une  source;  là  les 
colonnes  de  la  forêt  formaient  comme  un  temple  sans 
voûte,  semblable  à  ces  sanctuaires,  où,  avant  qu'une  nou- 
velle foi  obtînt  cr(''ance,  la  race  primitive  des  hommes 
s'agenouillait  sous  la  divinité  du  ciel.  Sur  cette  belle 
fontaine  le  ciel  était  suspendu,  maintenant  pailleté  de 
rares  étoiles.  Le  serpent,  le  pâle  serpent,  qui,  avec  son 
haleine  enflammée,  vient  (mi  rampant  y  étancher  sa 
soif  de  midi,  rayonne  de  mille  nuances  confondues  que 
verse  sur  lui  le  bleu  éternel  du  dôme,  quand  il  flotte  sur 
ces  eaux  sombres  et  diaphanes  dans  la  lumière  de 
sa  propre  beauté;  et  les  oiseaux  qui  baignent  leurs  plu- 
mes dans  la  fontaine,  dans  une  camaraderie  sans  crainte, 
s'ébattent  et  voltigent  autour  de  lui.  On  entend  la  brise 
capricieuse  remuer  en  haut  ([uelqiu>  feuille  solitaire;  le 
cri  de  la  saulerelUî  remplit  toutes  ](îs  pauses.  A 
l'heure  de  midi  tout  ce  qui  habite  là  est  dans  l'émo- 
tion; alors,  à  travers  le  fouillis  du  bois  sauvage,  c'est  un 
dédale  de  vie,  de  lumière  et  de  mouvement.  Mais  en  ce 
moment  tout  est  rentré  dans  le  silence  ;  c'est  Iheure  de 
l'obscurité  et  de  l'extase  de  la  Nature.  Le  serpent  est 
endormi  dans  sa  caverne  ;  les  oiseaux  rêvent  sur  les 
branches  ;  les  ombres  seules  rampent  ;  le  ver  luisant  seul 
('lincelle  ;  seuls  les  hiboux  et  les  rossignols  veillent  dans 
ce  vallon  quand  tombe  la  lumière  du  jour,  et  que  les 
ombres  grises  se  rassemblent  dans  les  bois  ;  tous  les 


ROSALINDE   ET   HÉLÈNE  329 

hiboux  se  sont  enfuis  bien  loin  dans  un  vallon  plus  gai 
pour  huer  el  jouer  ;  car  la  lune  est  voilée  et  dort  à  cette 
heure.  Le  rossignol  accoutumé  couve  toujours  sur  sa 
branche  accoutumée  ;  mais  il  est  muet,  car  son  infidèle 
compagnon  a  fui  et  l'a  laissé  désolé. 

Une  vieille  tradition  avait  peuplé  ce  lieu  de  revenants 
et  de  spectres.  Le  narrateur  sentait  les  racines  de  ses 
cheveux  se  glacer  et  se  raidir,  quand  de  ses  lèvres  trem- 
blantes il  racontait  qu'un  démon  de  l'enfer  y  avait 
amené  à  minuit  l'ombre  dun  jeune  homme  à  cheveux 
blancs,  et  s'était  assis  sur  le  banc  à  côté  de  lui,  en  atten- 
dant l'arrivée  d'une  enfant  nue  errante,  que  le  démon 
aurait  changé  en  une  belle  dame.  Un  terrible  conte  !  La 
vérité  était  pire  ;  car  là  une  sœur  et  un  frère  avaient 
solennisé  une  monstrueuse  malédiction,  en  se  rencon- 
trant dans  cette  belle  solitude;  sous  le  ciel  même,  ils 
s'étaient  abandonnés  l'un  à  l'autre  corps  et  àme.  La 
foule ,  les  traquant  dans  les  profondeurs  du  bois , 
déchira  membre  par  membre  le  corps  de  leur  innocent 
enfant,  poignarda  et  écrasa  sa  mère  ;  le  jeune  homme, 
par  la  très  sainte  grâce  de  Dieu,  fut  sauvé  par  un 
prêtre  pour  être  brûlé  sur  la  place  du  marché. 

Régulièrement  chaque  soir  Hélène  venait,  dans  cette 
retraite  solitaire  et  silencieuse,  emprunter  aux  sou- 
venirs d'un  conte  plus  lugubre  que  le  sien  assez  de 
sympathie  pour  adoucir  l'amertume  de  son  propre 
destin.  Régulièrement  chaque  soir  Hélène  venait  de  sa 
demeure  avec  son  bel  enfant  s'asseoir  sur  cet  antique 
siège ,  quand  pâlissaient  les  couleurs  du  jour.  Là  le  bril- 
lant enfant  tantôt  se  couchait  à  ses  pieds,  levant  sur 
elle  par  intervalles  ses  grands  yeux  bleus;  tantôt, 
obéissant  à  une  soudaine  impulsion,  il  en  suivait  tous 


330  OEUVRES   POÉTIQCES   DE   SHELLEY 

les  caprices.  C'était  un  charmant  enfant,  qui  trouvait  sa 
joie  dans  les  plus  aimables  jeux.  Souvent  dans  une 
feuille  sèche  en  guise  de  bateau,  avec  une  petite  plume 
pour  voile,  sa  fantaisie  aimait  à  flotter  sur  cette  source, 
si  quelque  invisible  brise  pouvait  agiter  son  calme  de 
marbre.  Et  Hélène  souriait  à  travers  des  larmes  de 
crainte  à  son  joyeux  enfant,  en  pensant  qu'un  autre 
enfant  aussi  beau  que  lui,  en  des  années  qui  ne  peuvent 
plus  jamais  revenir,  près  de  cette  même  fontaine,  dans 
ce  même  bois ,  avait  poursuivi  les  mêmes  douces 
fantaisies  ;  et  qu'une  mère,  perdue  comme  elle,  s'était 
là  lugubrement  assise  en  veillant  sur  lui.  Alors  toute  la 
scène  se  présentait  à  elle,  nageant  dans  le  brouillard 
d'une  larme  brûlante. 

Pendant  bien  des  mois,  Hélène  avait  revu  cette  scène; 
et  aujourd'hui  elle  y  ramenait  ses  pas ,  mais  non  pas 
seule  ;  l'amie  dont  elle  avait  pleuré  la  trahison  était 
assise  avec  elle  sur  ce  siège  de  pierre.  Elles  s'assirent 
silencieuses  ;  car  le  soir  (ses  mystérieuses  lueurs  lui 
donnent  ce  pouvoir)  avait,  à  l'aide  de  ses  formidables 
ombres,  apaisé  la  passion  de  leur  chagrin.  Elles  s'assi- 
rent les  mains  enlacées;  car  Hélène,  sans  être  repoussée, 
avait  pris  celles  de  ilosalinde.i^omme  h;  ventdautonme, 
quand  il  délie  les  boucles  emmêlées  de  la  chevelure  de 
la  morelle,  entrelacée  dans  l'air  brûlant  de  l'été  autour 
des  parois  dun  tombeau  vermoulu,  la  voix  d'Hélène 
était  triste  et  douce  ;  et  le  murmure  de  son  cœur 
palpitant  sans  repos,  connue  avec  des  soupirs  et  des 
paroles  qu'elle  exhalait  sur  elle,  (h'Iia  les  nonids  du 
désespoir  de  son  amie,  juscpi'à  co  (jue  ses  pensi'es 
pussent  flotter  et  couler  en  toute  liberté  ;  et  alors  de 
son    sein  oppressé,   comme  l'explosion  d'une  flanuiie 


ROSALINDE   ET  HÉLÈNE  331 

prisonniôre,  la  voix  dun  chagrin  longtemps  réprimé  se 
fît  entendre. 

RosALiNDE.  —  J'ai  vu  la  sombre  terre  tomber  sur  le 
cercueil;  j'ai  vu  la  pierre  étendue  sur  la  tète  à  laquelle 
ce  sein  glacé  avait  servi  d'oreiller  pour  le  repos  de  la 
nuit  !  Tu  ne  connais  pas,  tu  ne  peux  connaître  mon 
agonie...  Oh!  je  ne  pouvais  pas  pleurer;  les  sources  d'où 
coulent  de  telles  consolations  étaient  fermées  pour  moi  ! 
3ïais,  je  pouvais  sourire,  je  pouvais  dormir,  bien 
que  mon  cœur  s'accusiÀt  lui-même.  Dans  la  lumière 
du  malin,  dans  l'obscurité  du  soir,  je  veillais  —  et  j'aurais 
voulu  ne  jamais  m'en  séparer  —  la  tombe  non  pleurée 
de  mon  époux.  Mes  enfants  apprirent  que  leur  père  était 
parti  ;  mais  quand  je  leur  dis  :  «  Il  est  mort,  »  ils  se 
mirent  à  éclater  de  rire  dans  un  accès  de  joie  frénétique, 
ils  battirent  des  mains  et  sautèrent  d'allégresse,  se 
renvoyant  l'un  à  l'autre  dans  leur  extase  mille  folâtreries, 
mille  cris  joyeux;....  et  moi,  je  restai  assise,  silencieuse 
et  solitaire,  enveloppée  dans  la  moquerie  d'un  vêtement 
de  deuil.  —  Ils  riaient,  parce  qu'il  était  mort!  Et  moi, 
je  restai  assise  avec  des  yeux  endurcis  et  sans  larmes, 
et  un  cœur  qui  aurait  voulu  renier  la  secrète  joie  qu'il 
ne  pouvait  réprimer,  murmurant  tout  bas  sur  son  nom 
détesté;  jusqu'à  ce  que  de  cette  lutte  intestine  sortît  un 
remords,  où  cependant  il  n'y  avait  pas  de  péché,  —  un 
enfer  qui  ne  pourrait  habiter"  dans  de  purs  esprits. 

Je  te  dirai  la  vérité.  C'était  un  homme  dur,  égoïste, 
n'aimant  que  l'or,  cependant  plein  d'artifice  ;  ses  yeux 
pâles  laissaient  tomber  des  larmes  dont  chacune  disait 
un  mensonge,  et  souvent  sa  langue  doucereuse  et  con- 
tenue faisait  mentir  sa  joue  rougissante.  Il  était  lâche 
devant  le  fort,  un  tyran  pour  le  faible,  sur  lequel  il  as- 


332  ŒUVRES   POÉTIQUES   DE    SIIELLEY 

souvissait  sa  vengeance  ;  aussi  le  mépris,  dont  les  traits 
cherchent  le  cœur,  dardé  de  plus  d'un  œil  étranger, 
s'est-il  attaché  à  sa  mémoire,  et  a  suivi  son  âme  à  sa 
dernière  demeure  froide  et  creuse.  —  C'était  un  tyran 
pour  le  faible,  et  liélas!  nous  étions  tels!  Souvent, 
quand  les  petits  dans  leurs  jeux  rayonnaient  de  la 
gaîté  naturelle  à  lenfance,  ou  s'ils  prêtaient  lorciile  à 
quelque  conte  de  voyage  ou  de  féerie,  pendant  que  la 
lueur  du  tison  mourant  dans  l'àtre  illuminait  leur  face  ; 
entendaient-ils,  ou  croyaient-ils  entendre  son  pas  sur 
l'escalier,  le  mot  suspendu  mourait  sur  mes  lèvres. 
Tous  nous  pâlissions  ;  le  plus  jeinie  sur  mon  sein  se  tai- 
sait de  peur,  à  la  pensée  que  son  père  approchait;  et 
mes  deux  garçons  elfarouchés  venaient  s'attacher  à  mes 
genoux,  s'y  blottissant  à  lenvi,  pleins  de  terreur. 

Je  te  diiai  la  vérité  :  j'en  aimais  un  autre.  Son  nom 
résonnait  toujours  à  mon  oreille;  ses  traits  étaient  tou- 
jours fixés  dans  ma  cervelle  ;  et  cependant,  si  (juclque 
étranger  prononçait  ce  nom,  mes  lèvres  devenaient 
blêmes,  et  mon  cœur  battait  fort.  Mes  nuits  étaient 
hantées  par  des  rêves  de  flamme,  et  mes  journées  plon- 
gées dans  une  ombre  obscure  à  sa  pensée.  Jour  et  nuit, 
jour  et  nuit,  il  fut  mon  souffle,  ma  vie,  ma  kunière, 
pendant  trois  courtes  années  trop  tôt  écoulées.  La  qua- 
trième, ma  bonne  mèie  me  conduisit  à  l'aulel  pour  lui 
jurer  des  fiançailles  éternelles.  Nous  étions  déjà  debout 
sur  les  degrés  de  l'autel,  quand  mon  père  arrivé  d'une 
terre  lointaine  se  précipita  tout  à  coup  entre  nous  en 
poussant  un  terrible  cri.  Je  vis  le  d(''sordre  de 
sa  mince  chevelure,  blanche,  je  vis  sa  maigre  main 
levée,  et  j'entendis  ses  paroles,...  et  jt;  vécus  encore  1  0 
Dieu!  Pourquoi  ai-je  vécu? — «  Airête!  arrête!  »  cVia- 


ROSALmOE   ET   HÉLÈNE  333 

t-il,  «jeté  dis  que  c'est  son  frère!  Ta  mère,  enfant, 
repose  sous  le  gazon  du  cimetière  là-bas  dans  son  froid 
linceul.  Je  suis  aujourd'hui  affaibli,  pale  et  vieux;  il  fut 
un  jour  où  nous  fûmes  chers  l'un  à  l'autre,  moi  et  ce 
cadavre  !  Tu  es  notre  enfant  !  »  —  Alors  avec  un  long  et 
sauvage  ricanement,  le  jeune  bomme  tomba  sur  le  pavé  : 
on  le  releva  mort!  Tout  le  monde  me  regardait,  pour 
voir  les  spasmes  de  mon  désespoir;...  mais  j'étais  calme. 
Je  partis;  j'étais  froide  et  moite  comme  1  argile.  Je  ne 
pleurai  pas,  je  ne  parlai  pas  ;  mais  jour  après  jour, 
semaine  après  semaine,  j'errai  comme  un  cadavre  vivant. 
Hélas  !  douce  amie,  vous  devez  penser  que  ce  cœur  était 
de  pierre,  pour  ne  point  être  brisé.    . 

Mon  père  vécut  encore  un  peu  ;  mais  tout  le  monde 
pouvait  voir  qu'il  se  mourait,  si  douloureux  était  son 
sourire  !  Quand  il  fut  couché  dans  le  cimetière  en  proie 
aux  vers,  nous  fûmes  si  pauvres,  que  personne  ne  vou- 
lait nous  donner  de  pain  ;  ma  mère  me  regardait,  et 
m'adressait  dune  voix  faible  des  paroles  dencourage- 
ment  qui  signifiaient  en  réalité  qu'elle  serait  heureuse  de 
mourir.  Je  sortis  donc  de  la  même  porte  d  église  pour 
aller  au  lit  d'un  autre  époux.  Et  ce  fut  celui  qui  est 
mort  à  la  fin,  après  bien  des  semaines,  des  mois  et  des 
années  passées,  pendant  lesquelles  je  remplis  courageuse- 
ment mon  devoir,  en  épouse  dévouée,  marchant  du  pas 
ferme  dune  volonté  subjuguée  sous  la  nuit  de  la  vie, 
dont  les  heures,  comme  une  lente  pluie  qui  doit  durer 
toujours,  éteignaient,  peine  sur  peine,  l'espérance  même 
du  cher  repos  de  la  mort;  espérance  cependant,  qui, 
depuis  que  mon  cœur  dans  ma  poitrine  s'était  senti  dé- 
possédé de  sa  vie  naturelle,  avait  été  son  étrange  sou- 
tien. 

19* 


334  ŒUVRES   POÉTIQUES   DE   SHELLEY 

Quand  les  fleurs  furent  mortes,  et  que  l'herbe  eut 
verdi  sur  le  tombeau  de  ma  mère,  —  tant  qu'elle  vécut 
cette  mère,  lui  survivre,  la  rendre  heureuse,  raviver  pour 
l'amour  d'elle  l'éclat  de  mes  yeux  pâlis,  fut  ma  seule 
tâche  sacrée,  le  seul  souci  qui  donna  quelque  vie  à  mon 
désespoir;  —  quand  elle  fut  une  chose  inanimée,  et  que 
les  vers  rampants  la  bercèrent  pour  un  sommeil  plus 
profond  et  bien  plus  doux  que  celui  d'un  enfant  bercé 
sur  les  genoux  de  sa  nourrice,...  je  me  sentis  revivre  ; 
une  pulsation  vivante  battit  dans  mon  cœur ,  et 
me  réveilla.  Quelle  était  cette  pulsation  si  chaude  et  si 
libre?  Hélas!  Je  reconnus  que  ce  ne  pouvait  èli'c  mon 
propre  sang  engourdi.  C'était  comme  une  pensée  d'a- 
mour liquide  qui  se  répandait  et  opérait  sous  mon  sein 
et  dans  ma  cervelle,  et  se  glissait  avec  le  sang-  dans 
chacune  de  mes  veines.  Heure  par  heure,  jour  après  jour, 
l'étonnement,  sans  la  charmer  encore,  put  endormir  ma 
peine  vigilante,  (piand  enfin  je  connus  que  c'était  un 
enfant,  et  alors  je  pleurai.  —  Durant  de  longues,  longues 
années,  ces  yeux  glacés  n'avaient  point  versé  de  larmes  ; 
mais  alors....  —  C'était  la  belle  et  suave  saison  où  Avril 
avait  pleuré  lui-même  pour  Mai  ;  je  m'assis  par  un 
doux  jour  de  soleil  près  de  ma  fenêtre ,  ombragée 
de  feuillage,  et  le  long  de  mes  joues  des  larmes  abon- 
dant(îs  tombèi'cnt,  semblables  aux  gouttes  d<;  i)iuie  scin- 
tillantes qui  tombent  des  bords  du  toit,  (juand  passent 
les  chaudes  averses  du  printemps.  0  Hélène,  personne 
ne  saurait  dire  quelle  joie  c  elail  de  pleurer  encore  une 
fois! 

Je  pleurai  en  pensant  combien  il  seiaii  cru«'l  de  tuer 
mon  enfant,  de  lui  enlever  le  sentiment  de  la  hunière, 
et  l'air  chaud,  et  mes  propres  caresses,  et  mes  tendres 


ROSALINDE   ET   HÉLÈNE  335 

soins,  et  mon  amour,  et  mes  sourires;  je  ne  savais  pas 
encore  que  tout  cela,  pour  lui  comme  pour  moi,  pourrait 
être  le  masque  d'une  moquerie  dérisoire.  Heureusement, 
j'aimais  à  rêver  combien  il  serait  doux  de  le  nourrir  de 
mon  propre  sein  épuisé,  de  sentir  le  battement 
incessant  de  mon  propre  cœur  le  bercer  pour  son  repos 
que  rien  ne  devait  troubler,  d'épier  sous  l'aurore  réclu- 
sion de  son  âme  en  sourires  naissants,  d'entendre  sa 
respiration,  à  moitié  interrompue  par  de  calmes  soupirs, 
de  chercher  dans  la  profondeur  de  ses  beaux  yeux  des 
souvenirs  depuis  longtemps  envolés  !  Je  vécus  ainsi  jus- 
qu'au jour  où  je  fus  allégée  de  ce  doux  fardeau. 

Le  sombre  courant  des  années  fuyait  toujours  ;  il  m'ap- 
porta deux  objets  d'allégresse  pour  mes  yeux,  dpux 
autres  enfants,  plus  délicieux  dans  la  nuit  abandonnée  de 
mon  âme  perdue  que  ne  peut  l'être  l'approche  d'un 
vaisseau  de  leur  pays  pour  des  mariniers  naufragés, 
cloués  sur  le  rocher  d'une  mer  hivernale.  Chacun  deux, 
en  venant,  m'apporta  des  larmes  consolantes;  et,  pendant 
que  chacun  d'eux  suçait  mon  triste  lait,  une  bienfaisante 
chaleur  jouait  autour  de  mon  cœur  glacé,  et  le  sevrait, 
avec  quelle  douleur  !  (à  mesure  que  chacun  deux  était 
sevré  de  cette  douce  nourriture)  de  la  soif  même  de  la 
mort,  du  néant  et  du  repos,  étrange  habitante  d'une 
poitrine  vivante.  Cette  soif,  tout  ce  que  j'avais  subi  de 
chagrin  et  de  honte,  depuis  le  jour  où  l'apparition  de 
mon  premier  enfant  avait  fermé  les  portes  de  ce  sombre 
refuge,  et  pi-esque  brisé  le  sceau  de  cette  source 
Léthéenne,  l'avait  ranimée;  mais  ces  belles  ombres 
étaient  intervenues;  car  toutes  les  jouissances  maintenant 
sont  des  ombres!...  Mais  de  mon  cerveau  de  lourdes 
larmes  se  rassemblent  sous  ma  paupière  appesantie  et 


336  OEUVRES   POÉTIQUES    DE    SHELLEY 

coulent...  Je  ne  puis  plus  parler.  Oh!  laisse-moi  pleurer! 

Les  larmes  qui  tombaient  de  ses  yeux  pâles  brillèrent 
au  milieu  de  la  rosée  éclaiiée  par  la  lune  ;  ses  profonds 
et  pénibles  sanglots,  ses  pesants  soupirs,  retentirent  dans 
les  ténèbres.  Quand  elle  eut  retrouvé  son  calme,  elle 
reprit  la  suite  de  son  récit  : 

Il  mourut,  je  ne  sais  comment.  Il  n'était  pas  âgé,  si 
l'on  doit  compter  làge  par  les  années  ;  mais  il  était 
courbé  par  les  craintes,  pâli  de  la  soif  inextinguible  de 
lor;  cette  fièvre  cruelle  avait  épuisé  ses  forces;  sa  lèvre 
serrée  et  sa  joue  gonflée  étaient  contractées  par  les 
spasmes  d'un  creux  ricanement  ;  les  soucis  égoïstes  de 
leur  soc  stérile,  et  non  lâge,  avaient  sillonné  son  front 
étroit;  dimpures  et  cruelles  pensées  avaient  au  dedans 
de  lui  dévoré  et  consumé  la  vie,  comme  des  vipères  se 
repaissant  de  quelque  herbe  empoisonnée.  Sa  mort  fut- 
elle  leHet  de  la  maladie  ou  du  péché,  personne  ne  le 
sut,  jusqu'au  jour  où  il  mourut  réellement,  et  alors 
on  reconnut  que  ces  deux  choses  n'en  faisaient  qu'une. 

Sept  jours  ce  cadavre  fut  étendu  dans  ma  chambre, 
sept  jours  qui  furent  |»our  mes  enfants  des  jours  de  fête. 
Enfin,  je  leur  dis  ce  (ju'est  la  mort.  L'aînée,  avec  une  sorte 
de  honte,  s'approcha  de  mes  genoux,  la  respiration 
silencieuse,  et  s'assit  saisie  de  crainte  à  mes  pieds;  et 
bientôt  les  autres,  laissant  leur  jeu.  vinivnt  s'y  asseoir 
aussi. 

Il  ne  vaut  rien  de  verser  sur  la  fragile  fleur  de  la 
jeunesse  la  science  lletrissanle  du  tombeau.  Le  remords 
me  lit  meconnaiti'e  cette  vérité  :jene  pouvais  su|)porler 
une  joie  qui  répondait  trop  bien  à  la  mienne.  Ce  fut  en 
vain;...  je  n'osai  feindre  un  gémissement;  et  dans  leurs 
regards  ing(''nus  je  vis,  au  milieu  des  biouillards  de  la 


ROSALINDE    ET   HÉLÈNE  337 

crainte  et  du  respect,  que  ma  propre  pensée  était  la 
leur;  ils  ne  la  traduisaient  pas  en  paroles,  mais  chacun 
disait  dans  son  cœur  combien  les  jours  allaient  s'écouler 
heureux  en  agréables  occupations  et  en  jeux,  main- 
tenant qu'il  était  mort  et  parti! 

Après  les  funérailles  toute  la  parenté  fut  assemblée, 
et  on  lut  ses  dernières  volontés.  Mon  amie,  sache-le,  les 
morts  mêmes,  dans  leurs  putrides  linceuls,  ont  encore 
la  force  de  frapper  et  de  torturer.  Ceux  qui  vivent  ne 
craignent  que  les  vivants;  mais  un  cadavre  est  sans 
pitié,  et  le  Pouvoir  donne  à  ces  pâles  tyrans  la  moitié 
de  la  dépouille  quil  arrache  à  ceux  qui  gémissent  et 
souffrent,  parce  qu'ils  ne  rougissent  pas  de  remords  au 
milieu  de  leurs  vers  rampants.  —  Ecoute  !  Je  n'ai  plus 
d'enfant!....  Mon  récit  vieillit  à  force  de  chagrins  et 
chancelle;  qu'il  alteignc  les  limites  de  mon  faible 
langage,  et  languissamment  se  couche  à  la  fin  sur  le 
bord  de  son  tombeau  et  du  mien. 

Tu  sais  ce  que  c'est  que  la  pauvreté  pour  ceux  qui  sont 
tombés  dans  le  malheur.  C'est  le  crime,  la  crainte,  l'in- 
famie, le  besoin  sans  abri  errant  sans  vêtements  sur  des 
routes  gelées,  la  peine,  et,  le  pire  de  tout,  cette  tache 
intérieure,  cet  impur  mépris  de  soi-même,  qui  étouffe 
dans  les  ricanements  la  lumière  d'étoile  du  sourire  de 
la  jeunesse,  et  fait  de  ses  larmes  un  fiel  brûlant,  avant  de 
les  sécher  à  jamais.  Et  tu  sais  bien  que  jamais  une  mère 
ne  pourrait  condamner  ses  enfants  à  un  pareil  malheur, 
•  et  il  le  savait  aussi  lui-môme.  Sa  volonté  portait  que,  si 
jamais  je  cherchais  à  revoir  mes  enfants,  ou  si  je  restais 
plus  de  trois  jours  dans  mon  pays  natal  (les  heures 
même  étaient  comptées),  mes  enfants  n'hériteraient  de 
rien.  Et  celui  à  qui  venait  déchoir  leur  patrimoine,  un 


338  œuvRES  poétiques  de  shelley 

blême  homme  de  loi,  cruel  et  froid,  ne  cessa  de  m'ob- 
server  pendant  la  lecture  du  testament,  cherchant  avec 
ses  yeux  de  travers  à  lire  les  secrets  de  mon  agonie;  et, 
les  lèvres  closes,  le  front  soucieux,  il  était  debout,  sup- 
putant en  tout  sens  les  chances  de  ma  résolution,  et 
invoquant  tous  les  arguments  du  mort;  car  dans  ce 
mensonge  qui  tuait  il  était  dit  :  «  Elle  est  adultère,  et 
soutient  en  secret  que  la  croyance  chrétienne  est  fausse  ; 
il  faut  donc  que  je  me  préoccupe  de  sauver  mes  enfants 
du  feu  éternel.  »  Amie,  il  était  à  l'abri  dans  le  tombeau, 
et  osait  ainsi  mentir!  En  vérité,  l'Indienne  sur  le  bûcher 
de  son  époux  mort,  à  moitié  consumée,  pourrait  aussi 
bien  être  infidèle  que  moi,  condamnée  à  ces  embi'as- 
sements  abhorrés,  mille  fois  pires  que  la  courte  agonie 
du  feu.  Quant  à  la  cioyance  chrétienne,  était-elle  vraie 
ou  fausse,  je  ne  m'étais  jamais  posé  cette  question;  je 
l'acceptais  comme  fait  le  vulgaire  ;  et  mon  âme  torturée 
n'avait  pas  encore  eu  le  loisir  de  douter  des  choses  que 
disent  les  honnnes,  ou  de  s'imaginer  (juelles  sont  autres 
qu'elles  ne  semblent. 

Tous  ceux  qui  entendirent  ai'ticuler  ces  crimes, 
honnnes,  femmes,  cnlanls,  avec  un  mépi'is  et  une  ter- 
reur réelle  ou  jouée,  me  fuirent,  en  chuchotant  entre 
eux  avec  cet  orgueil  content  de  lui-même,  ayant  à 
moitié  conscience  de  son  propre  ignoble  mensonge. 
Sans  parler  à  personne,  je  parlis,  et  suivis  silen- 
cieusement mon  chemin;  je  ne  regardai  pas  l'endroit  où 
joyeusement  mes  deux  plus  jcnms  eulants  jouaient, 
dans  la  cour  que  je  ti'aversai;  mais  je  marciiai  d  un  pas 
ferme  et  assuré,  juscju'à  ce  que  j'alteignisse  le  rivage  tlu 
vert  Océan.  Et  là  une  femme  en  cheveux  gris,  qui  avait 
été  la  servante  de  ma  mère,  se  mettant  à  mes  genoux,  à 


ROSALINDE   ET  HÉLÈNE  339 

force  de  larmes  et  de  prières,  me  fit  accepter  une  bourse 
d'or,  la  moitié  des  économies  qu'elle  avait  gardées  pour 
sa  ressource  quand  elle  serait  faible  et  vieille. 

Et  maintenant  me  voilà  errante,  avec  un  chagrin  qui 
ne  s'endort  jamais  et  ne  s'est  jamais  endormi.  Peut-être 
est-ce  une  vaine  pensée?...  mais  là-bas  cette  Alpe  dont 
la  tête  neigeuse  est  comme  une  île  au  milieu  de  l'air 
azuré  (on  l'aperçoit,  de  cette  pierre  grise  où  nous  nous 
sommes  dabord  rencontrées,  suspendue  avec  ses  fiers 
précipices  sur  le  courant  de  nuages  que  le  soleil  levant 
fait  sortir  de  ses  cavernes  de  l'Orient,  en  les  ridant  de 
vagues  d'or),  c'est  là  (qui  sait  aujourd  hui  si  les  morts  ne 
sentent  rien?)  que  devrait  être  mon  tombeau;  car  celui 
qui  est  toujours  l'âme  de  mon  âme  me  dit  jadis  :  «  Il 
serait  doux  dhabiter  au  milieu  des  étoiles,  des  éclairs 
et  des  vents,  et  des  neiges  berçantes  qui  battent  de 
leurs  tendres  flocons  la  vaste  montagne,  quand  reposent 
les  flambeaux  des  météores  fatigués,  quand  les  oura- 
gans alanguis  ferment  leurs  ailes,  et  que  toutes  choses 
fortes  et  brillantes  et  pures  et  éternelles  durent  toujours. 
Si  nous  y  avions  notre  tombeau,  qui  sait  si  ces  choses, 
au  sein  de  l'air  qui  enveloppe  tout,  ne  pourraient  pas 
faire  partager  à  nos  esprits  leur  propre  éternité?  »  C'é- 
tait alors  un  dire  étrange  et  enjoué,  auquel  je  ris  ou  fis 
semblant  de  rire.  Telles  furent  ses  paroles  ;  maintenant 
écoute  ma  prière,  et  qu'elles  soient  mon  épitaphe;  ta 
mémoire  pour  un  temps  peut  être  mon  monument.  ïe 
souviendras-tu  de  moi?  Oui,  tu  l'en  souviendras,  je  le 
sais;  et  tu  peux  me  pardonner  d'avoir  pensé,  tant  que 
mon  àme  ne  dédaignait  pas  de  vivre  dans  ce  monde 
errant,  que  ses  formes  gisantes  avaient  quelque  prix, 
et  toi  beaucoup  moins. 


340  œUVRES   POÉTIQUES   DE    SHELLEY 

Hélène.  —  Oh!  ne  parle  pas  ainsi!  Mais  viens  vers 
moi,  et  verse  tes  douleurs  dans  mon  cœur,  quoiqu'il 
déborde  des  siennes.  Je  pensais  que  le  chagrin  mavait 
séparée  de  tous  ceux  qui  autour  de  moi  pleurent  et 
gémissent,  pour  être  sur  la  terre  son  portrait,  sa  véri- 
table image;  mais  tu  es  bien  plus  malheureuse.  DoUce 
amie,  nous  ne  nous  séparerons  plus  désormais,  si  la 
mort  n'est  pas  une  séparation;  s'il  en  est  ainsi,  les  morts 
ne  sentent  pas  de  repentii*.  Mais  veux-tu  entendre  tout 
ce  qui,  depuis  notre  séparation,  m'a  laissée  le  cœur  brisé? 

RosALiKDE.  —  Oui,  paile.  Les  plus  belles  étoiles 
sont  à  peine  dépouillées  de  leurs  minces  rayons  par  ce 
matin  trompeur  (]ui  retombe  dans  les  ténèbres, 
comme  la  lumière  d'un  premier  amour  bientôt  perdue 
dans  une  totale  nuit. 

Hélène.  —  Hélas!  les  brises  de  l'Ilalie  sont  douces, 
mais  mon  sein  est  froid,  froid  comme  l'hiver.  Quand 
l'air  chaud  tisse  à  travers  le  frais  feuillage;  sa  douce 
musique,  ma  pauvre  cervelle  est  effarée,  et  je  suis  aussi 
faible  qu'un  enfant  à  la  mamelle,  quoique  le  chagrin  ait 
blanchi  et  vieilli  mon  âme. 

Hos.vLiNDE.  —  Ne  pleure  pas  à  les  propres  paroles, 
quoiqu'elles  doivent  me  faire  pleurer.  Quelle  est  ton 
histoire? 

Hélène. —  J'ai  peur  qu'elle  n'ébranh'  ton  cœur  aimant 
et  ne  te  fasse  verser  des  larmes. — Tu  te  souviens  bien  du 
jour  où  nous  nous  renconti'àmes  j)()ur  la  deruière  fois; 
et,  quoique  alors  je  vécusse  avec  Lionel,  «•elt(;  réserve 
sans  amitié  me  blessa  d'un  profond  chagrin,  une  bles- 
sure que  mon  esprit  ne  supporta  qu'avec  indignation. 
Mais,  quand  il  mourut,  avec  Ini  moururent  l'espériuice 
et  la  fierté. 


ROSALESDE   ET   HÉLÈNE  341 

Hélas  !  toute  espérance  est  maintenant  ensevelie.  Mais 
alors  des  hommes  rêvaient  que  la  terre  vieillie  était  en 
travail  de  cette  puissante  renaissance  que  beaucoup  de 
poètes  et  de  sages  ont  toujours  prévue,  — l'âge  heureux 
où  la  vérité  et  lamour  doivent  habiter  ici-bas  au  milieu 
des  œuvres  et  des  voies  de  l'humanité;  rêve  qu'aucun 
autre  pouvoir  que  la  volonté  seule  ne  saurait  aujour- 
d'hui encore  réaliser.  Quelle  lutte  alors  mit  l'humanité 
aux  prises,  et  combien  elle  fut  vaine,  c'est  une  histoire 
trop  bien  connue,  quand  le  cher  péan  de  la  liberté  tomba 
au  milieu  de  hurlements  meurtriers.  Jusqu'à  Lionel, 
malgré  sa  grande  richesse  et  son  haut  lignage,  même  à 
travers  ces  murs  de  prison,  arriva  ta  lumière  péné- 
trante, ô  Liberté!  Et,  comme  la  flamme  dun  météore  à 
minuit  fait  tressaillir  le  songeur,  la  vérité  semblable  au 
soleil  rayonna  sur  sa  jeunesse  visionnaire,  et  le  remplit, 
non  d'amour,  mais  de  foi,  d'espérance  et  d'un  courage 
muet  dans  la  mort  ;  car  lamour  et  la  vie  étaient  en  lui 
jumeaux,  issus  dune  même  naissance.  Chez  tout  autre 
homme,  la  vie  dabord,  puis  lamour  se  manifeste,  quoi- 
qu'ils soient  les  enfants  d'une  seule  mère;  et  ainsi  à 
travers  le  sombre  monde  ils  poursuivent  leur  vol  sépa- 
rés, jusqu'à  ce  qu'ils  se  rencontrent  dans  la  mort  : 
mais  lui  a  toujours  aimé  toutes  choses.  Alors  il  entra 
dans  la  mêlée  des  hommes,  et  se  présenta  devant  le 
trône  du  pouvoir  armé,  plaidant  la  cause  d'un  monde 
de  douleurs.  Aussi  intrépide  qu'un  homme  qui  du  haut 
dune  tour  bâtie  sur  le  roc  contemple  les  débris  d'un 
naufrage  que  la  vague  promène  çà  et  là,  au  milieu  des 
sauvages  passions  de  l'espèce  humaine  il  se  tenait  debout, 
comme  un  esprit  qui  les  calme;  car,  disait-on,  ses 
paroles  pouvaient  enchaîner  comme  une  musique  la  foule 


342  OEUVRES   POÉTIQUES  DE   SHELLEY 

charmée,  et  refouler  ce  torrent  de  rêve  inquiet  que  les 
mortels  appellent  vérité  et  raison,  mais  qui  n'est  que 
vengeance,  peur  et  orgueil.  Il  était  joyeux;  l'espérance 
et  la  paix  descendaient  dans  tous  ceux  qui  rentendaient, 
tombant  comme  une  pluie  de  rosée  de  son  doux  entre- 
tien;— de  même,  lorsque  l'éloile  du  soir  se  promène  sur 
le  bord  des  mers  obscures,  on  voit  trembler  de  liquides 
brumes  de  splendeur.  Ses  gestes  mêmes  touchaient  jus- 
qu'aux larmes  l'opiniâtre  tyran  qui  n'avait  jamais  été 
aussi  ému;  en  sa  présence,  on  ne  savait  comment, 
le  tortureur  se  sentait  aiguillonne';  par  la  soufl'rance  de 
ses  propres  victimes;  et,  en  passant  par  leurs  oreilles, 
le  subtil  sortilègi;  de  sa  langue  savait  ouvrir  les  cœurs 
de  ceux  qui  gardent  l'or,  la  chaîne  d'esclavage  du  monde. 
On  s'étonnait,  et  quelques-uns  riaient  de  voir  un  homme 
semer  ce  qu'il  ne  pourrait  jamais  récolter  :  «  Il  est  riche, 
disaient-ils,  et  jeune,  et  pourrait  s'abreuver  aux  pro- 
fondes sources  du  luxe.  S'il  cherche  la  Uenommée,  la 
Renommée  n'a  jamais  couronné  le  champion  d'une 
croyance  méprisée;  s'il  cherche  le  Pouvoir,  le  Pouvoir  a 
son  trône  au  milieu  des  anciens  droits  et  des  anciennes 
injustices;  loups  all'anu'S  que  quiconque  veut  sii'ger  près 
du  Pouvoir  doit  travailler  à  repaître  de  tlattcu'ies  et  de 
dépouilles;  et  ceux  qui  y  siègent  ainsi,  tout  le  monde 
peut  les  voir.  Que  cherche-t-il?  Tout  ce  que  cherchent 
les  autres,  il  le  rejette  loin  de  lui,  comme;  une  herbe  vile 
que  la  mer  repousse  sans  retour.  Que  des  pauvres,  des 
affamés  veuillent  briser  les  lois  qui  les  condamnent  au 
travail  et  au  mépris,  nous  le  comprenons;  mais  Lionel, 
nous  le  savons,  est  riche  et  de  noble  naissance.  > 

Ainsi  s'étonnaient-ils  ;  cependant  tout  le  monde  aimait 
le  jeune  Lionel,  quoique  peu  l'approuvassent  ;  tout  le 


ROSALINDE   ET  HÉLÈNE  343 

monde,  excepté  les  prêtres,  dont  la  haine  tombait 
comme  l'invisible  fléau  d'un  jour  souriant,  la  rosée 
de  miel  flétrissante  qui  s'attache  aux  verts  et  bril- 
lants boutons  de  mai,  quand  ils  déploient  leurs  ailes 
d'émeraude  ;  car  il  avait  fait  des  vers  sauvages  et 
bizarres  sur  les  étranges  croyances  que  les  prêtres 
entretiennent  si  précieusement,  parce  qu'elles  leur 
rapportent  terres  et  or.  Des  diables  et  des  saints  et 
autres  semblables  babioles,  il  avait  fait  des  contes, 
qu'on  ne  pouvait  lire  ou  entendre  sans  en  mourir  pres- 
que de  rire.  Aussi  courut  ce  proverbe  :  «  Ne  vieillissez 
pas  avant  d'avoir  entendu  le  Banquet  en  Enfer  de 
Lionel  ;  ou  alors  vous  rirez  si  bien  que  vous  en  rajeu- 
nirez. »  Ainsi  les  prêtres  le  haïssaient,  et  lui  leur 
rendait  leur  haine  avec  une  joie  délirante. 

Ah  !  sourires  et  joie  en  un  instant  s'évanouirent,  car 
l'espérance  publique  pâlit  et  s'obscurcit  quand  changè- 
rent le  temps  et  la  marée,  et  l'entraîna  dans  sa  ruine  ; 
comme  une  fleur  d'été  qui  fleurit  trop  vite  languit 
dans  le  sourire  de  la  lune  décroissante ,  quand 
elle  éparpille  à  travers  une  nuit  d'avril  les  rosées 
glacées  qui  rident  et  flétrissent.  Personne  alors  n'espéra 
plus.  Le  pouvoir  grisonnant  s'était  raflermi  sur  le  trône 
héréditaire,  et  la  Foi,  l'oracle  indestructible,  continua 
à  traîner  sur  ses  pas  tachés  de  sang  son  impur  et  invalide 
cortège  ;  les  hommes  furent  de  nouveau  trompés  et 
foulés  aux  pieds  ;  les  formules  et  les  apparences  purent 
de  nouveau  enchaîner  les  gémissantes  nations  de  l'hu- 
manité dans  le  mépris  et  la  famine.  Le  feu  et  le  sang 
exercèrent  leur  rage  au  milieu  de  la  multitude  furieuse, 
envoyée  par  les  tyrans  aux  plus  lointains  rivages,  pour 
y  être  l'instrument  méprisé  chargé  de  tirer  des  mines 


344  œuvRES  poétiques  de  shelley 

de  sang  les  chaînes  que  devaient  porter  à  jamais  leurs 
esclaves.  Et  les  hommes  se  rencontrèrent  dans  les  rues, 
près  des  vieux  autels  et  dans  les  salles  d'assemblée,  et 
recommencèrent  à  rire  aux  fêtes.  Mais  chacun  trouva 
dans  le  frère  d(î  son  cœur  un  accueil  froid  ;  car  tous, 
quoique  à  moitié  déçus,  ajoutèrent  de  nouveau  foi  aux 
croyances  usées  ;  et  le  monde  fatigué  recommença  à 
tourner  dans  le  même  cercle  où  il  avait  toujours  couru. 

Beaucoup  pleurèrent  alors  dans  leurs  cœurs,  non  des 
larmes,  mais  du  fiel,  comme  des  gouttes  qui,  en  tombant, 
usent  la  pierre  de  la  fontaine.  Dans  ce  sombre  et  mau- 
vais jour,  tous  les  désirs  et  toutes  les  pensées  qui 
réclament  les  soucis  de  l'honune,  ambition,  amitié, 
renommée,  amour,  espérance  (quoique  désormais  l'es- 
pérance fût  désespoir),  levêlirent  les  couleurs  de  ce 
changement  ;  de  même  que  la  leri'c  enq)iunte  à  l'air 
qui  l'environne  d'obscures  et  étranges  lueurs,  quand 
l'ouragan  et  le  tremblement  de  terre  y  font  leur  séjour. 

Ainsi,  mon  amie,  en  fut-il  de  beaucoiqi,  et  surtout  de 
Lionel  ;  lui  dont  l'espérance  était  dans  son  âme  connue  la 
vie  de  sa  jeunesse;  aussi,  quand  elle  mourut,  devint-elle 
un  esprit  de  flamme  sans  repos,  qui  le  poussa  dans  sa 
détiesse,  à  travers  le  vaste  désert  du  monde.  Trois  ans 
il  laissa  sa  terre  natale,  et  quand,  la  quatrième  année,  il 
y  i'<^tourna,  personne  ne  le  reconnut  ;  il  était  profondé- 
ment atteint  d'une  maladie  despiit,  et  devenait  quelque 
chose  qui  ne  ressemblait  plus  à  Lionel.  Autrefois,  se 
reposait-il  dans  le  sommeil,  les  sourires  les  plus  sereins 
veillaient  sur  lui  ;  était-il  éveillé,  une  légion  ailée  de 
brillantes  Persuasions,  nourries  sur  ses  douces  lèvres  et 
ses  yeux  limpides,  tenaient  leurs  rapides  ailes  à  moitié 
étendues,  toutes  prêtes  à  exécuter  auprès  des  hommes 


ROSALINDE    ET   HÉLÈNE  345 

ses  moindres  commandements  ;  autrefois,  le  voir  seule- 
ment était  un  paradis  ;  maintenant  il  était  misérablement 
changé  !  Il  était  impitoyable  pour  son  propre  cœur  ;  à 
regard  de  tout  le  reste,  on  ne  saurait  exprimer  son 
innocence  et  sa  tendresse. 

On  disait  que  dans  de  lointains  pays  il  avait  cherché 
dans  l'amour  un  refuge  contre  sa  pensée  inquiète,  et 
qu'il  avait  été  déçu  par  d'étranges  apparences  ;  car  on 
trouva  sur  le  sol  effacés  de  ses  larmes  (ainsi  qu'ont 
coutume  de  faire  ceux  qui  trouvent  un  soulagement 
dans  leurs  propres  paroles)  ces  vers  désolés  —  effacés 
aussi  par  les  larmes  de  ceux  qui  les  lisent  : 

«  Combien  je  suis  changé  !  Autrefois  mes  espérances 
étaient  comme  la  flamme  ;  j'aimais  et  je  croyais  que 
la  vie  était  amour.  Comme  je  suis  perdu  !  Autrefois  sur 
les  ailes  du  rapide  désir  mon  esprit  s'élançait  au  milieu 
des  vents  du  ciel.  Je  dormais,  et  des  rêves  d'argent 
inspiraient  toujours  mon  limpide  sommeil.  Je  veillais,  et 
toute  la  nature  trouvait  un  écho  dans  mon  cœur,  et  je 
songeais  à  faire  de  la  terre  un  paradis  pour  une  douce 
cause. 

«  J'aime  encore,  mais  je  ne  crois  plus  en  l'amour  ;  je 
sens  des  désirs,  mais  je  n'espère  plus  !  C'est  bien  en  vain 
aujourd'hui  que  ma  cervelle  fatiguée  doit  implorer  du 
sommeil  ses  faveurs  si  longtemps  perdues  !  Je  veille  pour 
pleurer,  et  rester  assis  toute  la  longue  journée  rongeant 
le  fond  de  mon  cœur  amer,  et  comme  un  misérable, 
depuis  que  personne  ne  prend  peine  ou  plaisir  à  ce  que 
je  ressens,  garder  pour  mon  Cmic  seule  un  trésor  qui  se 
consume  lui-même  !  » 

Il  habitait  à  côté  de  moi  près  de  la  mer  :  et  souvent 
le  soir  nous  nous  rencontrions,  quand  les  vagues ,  sous 


346  œuvRES  poétiques  de  shelley 

la  lumière  des  étoiles,  fuient  sur  les  sables  jaunes  de 
leurs  pieds  d'argent,  et  nous  causions.  Notre  conver- 
sation était  triste  et  douce  ;  jusqu'à  ce  que  lentement  la 
désolation  qui  avait  inspiré  ses  discours  ait  quitté  son 
visage,  et  que  des  sourires  aient  de  nouveau  revêtu  ses 
traits  d'une  tendre  lumière;  ;  —  ainsi,  quand  le  souffle  de 
l'éclair  a  desséclié  quelque  chêne  (\m  faisait  les  délices 
du  ciel,  le  printemps  prochain  fait  apparaître  sur  ses 
rameaux  déchirés  des  feuilles  pâles  et  rares,  qui  ressem- 
blent à  de  belles  et  délicates  fleurs.  Ses  paroles  devenaient 
un  feu  subtil  ;  pour  ceux  qui  l'entendaient,  lair  exhalait 
le  bonheur  ;  ses  mouvements  étaient  libres  comme  des 
brises,  qui  courbent  gracieusement  l'herbe  brillante, 
puis  s'évanouissent  en  faibles  ondulations  ;  et  l'Espérance 
ailée,  —  portée  sur  elle,  son  âme  semblait  voltiger  dans 
ses  yeux,  semblable  à  quelque  brillant  esprit  nouvelle- 
ment éclos,  flottant  au  milieu  des  cieux  ensoleillés  — 
l'Espérance  jaillit  de  nouveau  de  son  cœur  déchiré. 
Cependant  sur  sa  convei'sation,  sur  ses  regards  et  son 
visage,  tempérant  leur  tendresse  trop  vive,  le  chagrin 
passé  jetait  en  s'cnfuyant  son  ombi'e  ;  jusqu'au  jour  où, 
comme  une  exhalaison  émanée  des  fleurs  à  moitié  ivres 
de  la  rosée  du  soir,  ils  devinrent  une  douce  contagion  ; 
ce  furent  connne  de  doux  et  subtils  brouillards  de  sensa- 
tion et  de  pensée ,  qui  nous  enveloppaient ,  quand 
nous  pouvions  nous  rencontrer,  et  nous  dérobaient 
presque  à  nos  propres  regards,  et  à  tout  ce  que  contient  le 
vaste  monde.  Ainsi  son  espi'it  se  guérissait,  tandis  (jue  le 
mien  devenait  malade  de  crainte  ;  car  toujoui's  dès  lors 
sa  santé  déclina,  comme  une  frêle  barque  qui  ne  peut 
supporter  l'impulsion  d'un  vent  nouveau,  (pioicjue  favo- 
rable. Et  mon  cœur,  au  milieu  de  sa  nouvelle  joie,  se 


ROSALINDE   ET  HÉLÈNE  347 

remplit  d'un  nouveau  souci  ;  car  sa  joue  ne  palissait 
pas,  mais  s'embellissaiL  en  se  colorant,  comme  des  lys 
ombrés  de  rose  ;  et  bientôt  sa  chevelure  épaisse  et 
brillante,  ce  qu'il  y  avait  de  moins  beau  en  lui,  comme 
l'herbe  sur  des  tombes  devint  farouche  et  rare.  Le  sang, 
dans  ses  veines  transparentes,  n'avait  plus  les  battements 
de  la  vie  animale,  mais  lamour  semblait  maintenant  en 
mouvoir  les  lugubres  pulsations,  cpiand  la  vie  défaillait, 
et  avec  elle  toutes  ses  peines  ;  et  souvent  un  sonnneil 
soudain  s'emparait  de  lui,  comme  la  mort,  aussi  calme 
qu'elle,  —  si  ce  n'est  qu'une  larme,  pointant  entre  ses 
cils,  se  mêlait  à  la  sereine  lumière  des  sourires  dont  l'éclat 
brillant  et  doux  ondulait  au-dessous.  Sa  respiration  était 
comme  une  flamme  inconstante,  dans  son  ardent  mouve- 
ment de  va-et-vient  ;  et  je  restais  suspendue  sur  lui 
dans  son  sommeil,  jusqu'au  moment  où,  comme  une 
image  sur  le  lac  troublé  par  les  i)luies,  mes  larmes 
brisaient  l'ombre  de  ce  profond  assoupissement.  Alors 
il  m'invitait  à  ne  pas  pleurer,  et  me  disait,  avec  une 
flatterie  mensongère,  mais  douce,  que  la  mort  et  lui  ne 
pourraient  jamais  se  rencontrer,  si  je  voulais  ne  jamais 
me  séparer  de  lui.  Ainsi  nous  nous  aimions,  et  unis- 
sions tout  ce  qui  cependant  en  nous  était  divisé  ; 
car,  —  quand  il  me  disait  que  certains  rites ,  autrefois 
inventés  par  les  hommes  uniquement  pour  enchaîner  ne 
pouvaient  être  partagés  ni  par  lui,  ni  par  moi,  ou  qu'ils 
le  tueraient  dans  leur  joie,  —  je  frissonnais,  et  lui  disais 
en  riant  :  «  Nous  aurons  aussi  nos  rites  pour  enchaîner 
notre  foi  ;  mais  notre  église  sera  la  nuit  étoilée  ;  notre 
autel,  la  terre  gazonnée  étendue  au  loin,  et  notre  prêtre, 
le  vent  qui  murmure.  » 
Comme  je  parlais  ainsi,  le  soleil  se  couchait.  Une  seule 


348  œuvRES  poétiques  de  shelley 

étoile  avait  à  peine  paru,  quand  les  ministres  d'iniquité, 
envoyés  de  bien  loin,  se  jetèrent  sur  Lionel,  et  l'empor- 
tèrent enchaîné  à  une  alTreuse  tour  au  milieu  d'une 
immense  cité  ;  car  il  avait,  disaient-ils,  proféré  contre 
leurs  dieux  un  audacieux  blasphème,  pour  lequel,  bien 
que  son  ame  dût  être  brûlée  sans  pouvoir  mourir  dans 
les  lacs  de  f(!u  de  l'enfer,  il  devait  encore  sur  la  terre 
subir  la  vengeance  de  leurs  esclaves  —  une  épreuve,  je 
crois,  comme  l'appellent  les  hommes.  A  quoi  servent  les 
prières  et  les  larmes,  qui  ne  peuvent  fléchir  le  farouche 
sauvage  nourri  dans  la  haine  ?  A  quoi  sert  lunion  de 
l'âme,  quand  suppliante  et  pâle  elle  fait  blêmir  la  joue 
tremblante  que  tout  à  l'heure  elle  colorait  de  son  propre 
bonheur  ?...  Nous  fûmes  séparés.  Autant  que  je  pus,  je 
calmai  le  tintement  de  mon  sang  ;  et  je  le  suivis  malgré 
eux,  comme  une  veuve  suit,  pâle  et  farouche,  les  meur- 
triers et  le  cadavre  de  son  unique;  enfant.  Quand  nous 
fûmes  arrivés  aux  portes  de  la  prison ,  et  que  je  demandai 
de  partager  son  cachot,  avec  des  prières  qui  ont  été 
rarement  rejetées ,  quand  ces  hommes  m'eurent  repous- 
sée, et  que  mes  yeux  égarés  par  une  pâle  frénésie 
fixèrent  le  ciel,  il  tourna  vers  moi  en  signi;  d'adieu  un 
regard  d'amour,  qui  me  calma  à  moitié.  Puis  il  plongea 
ses  regards  dans  le  vide,  comme  si  à  travers  cette  masse 
noire  et  compacte,  à  travers  la  foule  assemblée  autour 
de  lui,  à  travers  lair  dense  et  sombre,  et  les  rues  encom- 
brées ,  il  eût  voulu  épier  ce  que  savent  et  prophétisent 
les  poètes;  et  d'une  voix  qui  les  fit  frissonner,  (|ui  s  atta- 
cha comme  une  musique  à  ma  cervelle,  et  que  répétèrent 
les  murs  muets,  en  en  prolongeant  les  accents  rendus 
plus  profonds,  il  dit  :  «  Ne  crains  pas  que  les  tyrans 
régnent  pour  toujours,  ainsi  que  les  prêtres  dune  foi 


ROSALINDE    ET   HÉLÈNE  349 

sanglante  !  Ils  sont  sur  le  bord  de  celte  puissante  rivière, 
dont  ils  ont  teint  les  vagues  des  couleurs  de  la  mort  ; 
elle  s'alimente  aux  profondeurs  de  mille  vallées  ;  autour 
d'eux  elle  écume,  se  courrouce  et  se  gonfle  ;  et  je  vois 
leurs  épées  et  leurs  sceptres  flotter,  comme  les  débris 
d'un  naufrage  sur  le  flot  de  l'éternité.  » 

Je  ne  quittai  pas  la  porte  de  la  prison;  et  l'étrange 
foule    qui  passait  (quelques-uns   sans  doute,   avec   le 
même  sort  que  moi)  aurait  pu  m'étourdir  de  son  fracas 
sans  repos  ;  mais  la  fièvre  du  souci  était  encore  plus 
tumultueuse  à  l'intérieur.  Bientôt,  mais  trop  tard,  re- 
pentir ou  crainte,  ses  ennemis  l'élargirent.  Je  vis  son 
corps  amaigri  et  languissant,  au  moment  où,  penché  sur 
le  bras  du  geôlier,  dont  les  yeux  endurcis  s'humectaient 
à  rencontrer  son  muet  et  faible  sourire,   et  à  enten- 
dre ses  touchantes  paroles  d'adieu  ,  —  il  sortit  tout 
chancelant  de  cet  humide  cachot.  Beaucoup  jusque-là 
n'avaient  jamais  pleuré,  qui  sentirent  de  grosses  larmes 
jaillir  et  tomber  de  leurs  yeux;  beaucoup  ne  s'atten- 
driront plus,  qui  alors  sanglotèrent  comme  des  enfants  ; 
oui,  tous  ceux  qui  remplissaient  les  salles  de  pierre  de 
la  prison,  les  maîtres  ou  les  esclaves  de  la  loi,  sentirent 
avec  une  surprise  et  une  terreur  toute  nouvelle  pour 
eux,  qu'ils  étaient  hommes...  jusqu'à  ce   qu'une  tyran- 
nique  honte  les  fit  rentrer  dans  leur  premier  état.  Les 
énormes  et  affreux  dogues  de  sang  de  la  prison,  puisant 
la  contagion  dans  lesregardshumains,  se  couchaient  ten- 
drement devant  lui  et  le  flattaient;  et  on  entendit  dire 
aux  prisonniers  qui  pourrissaient  dans  ces  prisons,  qu'à 
partir  de  cette  heure,  en  un  seul  jour,  le    farouche 
désespoir  et  la  haine  qui  gardaient  leur  poitrine  oppres- 
sée, et,  comme  des  vautours  jumeaux,  se  repaissaient 

20 


350  œUVRES   POÉTIQUES   DE    SHELLEY 

des  blessures  de  leurs  cœurs  largement  déchirées  et 
saignantes,  s'endormirent  presque,  parce  que,  pensaient- 
ils,  leurs  geôliers  humanisés  et  attendris  n'exercèrent 
plus  sur  eux  qu'une  autorité  vraiment  paternelle. 

Je  ne  sais  comment  cela  se  fit,  mais  nous  étions  libres. 
Lionel  s'assit  seul  avec  moi,  sur  le  char  qui  nous  em- 
portait rapidement  à  travers  les  rues.  Nous  nous  regar- 
dions les  yeux  dans  les  yeux,  et  le  sang  dans  nos  doigts 
entrelacés  courait  comme  les  pensées  dun  seul  esprit, 
sous  les  rapides  émotions  qui  traversaient  les  veines  de 
nos  deux  êtres  unis.  Ainsi  nous  passâmes  à  travers  les 
longues,  longues  rues  de  cette  vaste  cité  peuplée  de 
millions  d'hommes,  dans  ce  vaste  désert  où  chacun 
cherche  sa  compagne,  et  cependant  reste  seul,  sans  être 
aimé,  recherché  ou  pleuré  de  personne.  Nous  aperçûmes 
enfin  la  clarté  du  ciel  bleu,  et  les  brillantes  prairies  her- 
beuses et  vertes.  Alors  je  tombai  dans  ses  bras,  y  enfer- 
mant tout  un  monde  d'amour.  Nous  traversâmes  ainsi 
des  bois,  des  champs  de  fleurs  jaunes,  des  villes,  des 
villages,  coulant  des  jours  d'heures  heureuses.  C'était  la 
saison  azurée  de  juin,  quand  les  cieux  sont  profonds 
dans  le  midi  sans  tache,  et  que  les  brises  chaudes  et 
capricieuses  agitent  les  nouvelles  feuilles  vertes  de  l'é- 
glantier des  haies;  et  il  y  avait  autour  de  nous  des  par- 
fums qui  fiiisaient  du  souffle  même  que  nous  respirions 
un  li(iuide  élément  où  nos  esprits^  comme  des  choses 
enchantées  qui  se  promènent  dans  l'aii"  sur  des  ailes  in- 
visibles, flollaienl  et  se  confondaient  en  fuyant,  au  milieu 
des  chaudes  haleines  du  jour  ensoleilh".  Quand  parut 
rétoile  du  soir  au-dessus  du  croissant  de  la  nouvelle  lune, 
que  lumière  et  bruit  refluèient  de  la  teire,  comme  la 
marée  de  la  pleine  mer  fatiguée  reflue  dans  les  profon- 


ROSALIXDE   ET   HÉLÈNE  351 

deurs  de  sa  tranquillité,  nos  êtres  dans  leur  repos  s'har- 
monisèrent avec  le  sommeil  sans  haleine  de  la  terre. 
Semblables  à  des  fleurs  qui  ferment  lune  sur  l'autre 
leurs  feuilles  languissantes  quand  la  lumière  du  jour  a 
disparu,  nous  reposâmes ,  jusquà  ce  que  de  nouvelles 
émotions  vinssent  ne  faire  de  chacune  de  nos  formes 
mortelles  qu'une  seule  âme  de  flanmie  entrelacée,  une 
vie  dans  une  autre  vie,  une  seconde  naissance  dans  des 
mondes  plus  divins  que  la  terre,  qui,  semblables  à  deux 
courants  dharmonie  qui  se  mêlent  dans  le  ciel  silencieux 
puis  lentement  se  désunissent,  passaient,  et  laissaient 
en  passant  la  tendresse  des  larmes,  un  suave  oubli  de 
toutes  craintes,  un  doux  sommeil. 

Ainsi  nous  voyagions  jusqu'au  jour  où  nous  arrivâmes 
à  la  demeure  de  Lionel,  au  milieu  de  montagnes  sau- 
vages et  solitaires,  près  de  la  mer  blanchissante  de  l'Oc- 
cident ;  les  bords  du  rivage  plein  d  échos  étaient  ombra- 
gés dune  massive  forêt. 

Le  vieil  intendant,  à  la  chevelure  toute  blanche,  quand 
nous  descendîmes,  pleura  de  voir  son  maître  si  terrible- 
ment changé;  et  les  sanglots  du  vieillard  m'éveillèrent 
de  mon  rêve  de  joie  évanouie.  La  vérité  minonda  de  sa 
Imnière,  comme  une  folie  soudaine,  quand  je  regardai, 
et  vis  que  la  mort  était  sur  Lionel.  Il  vécut  pourtant 
quelque  temps  encore,  si  bien  que  la  crainte  se  changea 
en  espérance  et  en  coniiance,  et  que  dans  mon  âme  josai 
dire  :  «  Quelque  chose  d'aussi  radieux  ne  saurait  périr  ; 
la  mort  est  sombre,  hideuse,  stupide;  mais  lui!...  oh! 
qu'il  est  beau  !  »  Cependant  de  jour  en  jour  il  devenait 
plus  faible;  et  sa  douce  voix,  quand  il  pouvait  parler, 
sa  voix,  qui  n'était  jamais  bruyante,  devint  de  plus  en 
plus  basse  ;  et  la  lumière  qui  rayonnait  à  travers  sa  joue 


352  orxn'RES  poétiques  de  shelley 

de  cire  s'affaiblit,  comme  les  teintes  rosées  que  le  soleil 
couchant  verse  sur  les  neiges  alpestres.  La  mort  en  lui 
ne  ressemblait  pas  à  la  mort,  car  l'esprit  de  vie  s'arrêtait 
sur  chacun  de  ses  membres,  comme  un  brouillard  de 
sensation  et  de  pensée.  Quand  le  vent  d'été  emporta  les 
parfums  évanouis  des  fleurs  de  la  montagne,  au  moment 
même  de  son  passage,  sa  joue  changea,  comme  la  mer  à 
midi,  quand  la  brise  mourante  la  caresse  capricieuse- 
ment. Mais  si  un  nuage  obscurcissait  le  ciel,  vous  auriez 
vu  sa  couleur  paraître  et  disparaître  ;  et  les  doux  accords 
de  la  musique  faisaient  naître  et  s'évanouir  de  doux, 
mais  tristes  sourires  au  milieu  de  la  rosc'C  de  ses  tendres 
yeux  ;  et  sa  respiration,  de  son  cours  intermittent, 
faisait  tremblei'  et  entr'ouvrait  ses  lèvres  pâles.  Vous 
auriez  pu  entendre  les  battements  de  son  cœur,  rapides, 
mais  faibl(!s;  et,  lorsque  souvent  il  voulait,  en  jouant,  en- 
lacer son  cou  de  mes  tresses  sous  les  berceaux  d'une 
solitude  pleine  de  mousse,  et  quil  m'entraînait  ainsi  à 
me  perdre  avec  lui  dans  la  dou(;e  profondeur  de  caresses 
entrelacées,  et  que  nos  membres  languissants  se  confon- 
daient,....  hélas  !  ma  vie  tintait  sans  repos  de  mon  propre 
cœur  dans  chacune  de  mes  veines,  connue  une  captive, 
dans  ses  rêves  dc^  liberté,  bat  les  murs  de  sa  prison 
de  i)ierre.  IMais  la  sienne,...  elle  semblait  déjà  libre, 
comme  l'ondjre  dun  feu  qui  m'enveloppait.  Cet  espi-it 
en  passant  sarrêta  sur  mes  yeux  et  mes  membres 
défaillants  ;  mais  bientôt...  (connue  un  frêle  nuage 
errant  sur  la  lune ,  invisible  sous  sa  lumière,  se  fait 
voir  quand  il  déploie  d(^  nouveau  ses  ailes  grises  pour 
s'abattre  sur  la  somijrc  pluine  de  minuit),  je  recom- 
mençai à  vivre  l't  à  voir...  et  mon  âme  ressaisie  s'é- 
chappa de  ce  violent  empire,  et  je  tombai  dims  une  vie 


ROSALmOE   ET   HÉLÈNE  353 

tout  angoissée  de  la  crainte  des  malheurs  qui  aujour- 
d'hui m'accablent. 

Au  milieu  d'un  bois  de  myrtes  sans  fleurs,  sur  un  pro- 
montoire verdoyant  et  baigné  par  la  mer,  non  loin  du 
lieu  que  nous  habitions,  s'élevaient,  en  souvenir  d'une 
douce  et  triste  histoire,  un  autel  et  un  temple  brillant, 
entouré  de  gradins,  et  sur  la  porte  était  sculpté  :  «  A  la 
Fidélité!  »  Dans  le  sanctuaire  une  image  était  assise, 
toute  voilée  ;  mais  on  pouvait  apercevoir  à  travers  cette 
draperie  aérienne  la  lumière  de  sourires  qui  exprimaient 
faiblement  un  mélange  de  peine  et  de  tendresse.  La 
main  gauche  soutenait  la  tète  ;  la  droite  (par  derrière  le 
voile,  sous  la  peau,  vous  auriez  pu  voir  les  nerfs  frémis- 
sant intérieurement)  enfonçait  la  pointe  dun  dard  bar- 
belé dans  son  cœur  agonisant.  Une  main  inhabile,  mais 
cependant  guidée  par  le  génie,  avait  échaufte  le  marbre 
de  cette  vie  pathétique.  On  raconte  cette  histoire  :  un 
jour  que  la  marée  montait  avec  furie,  un  chien  avait  tiré 
des  flots  la  mère  de  Lionel,  pâle  et  languissante,  puis 
était  mort  près  d'elle  sur  le  sable.  Alors,  elle  avait  élevé 
ce  temple,  et  la  main  de  Lionel  avait  sculpté  l'image.  A 
chaque  nouvelle  lune,  cette  femme,  dans  son  temple 
solitaire,  célébrait  les  rites  d'une  douce  religion,  dont 
le  dieu  était  dans  son  cœur  et  son  cerveau.  Les  plus 
belles  fleurs  de  la  saison  étaient  semées  sous  ses 
pieds  sur  le  parquet  de  marbre  ;  elle  y  portait  des  cou- 
ronnes de  blancs  boutons  de  mer,  dont  l'odeur  est  si 
douce  et  si  délicate,  et  des  herbes,  semblables  aux 
branches  du  chrysolite,  tissées  eh  devises  subtiles  et 
ingénieuses;  et  les  larmes  qui  tombaient  de  ses  yeux 
bruns  inondaient  l'autel.  Il  ne  faut  que  jeter  un  regard 
sur  cette  belle  et  pâle  statue  mourante,  si  les  larmes 

20* 


354  œuvRES  poétiques  de  shelley 

ont  cessé  de  couler,  pour  les  faire  couler  encore.  De 
rares  parfums  d'Ai-abie  venaient  à  travers  les  bosquets  de 
myrte  fumant  des  vapeurs  sifflantes  de  l'encens,  dont  la 
fumée ,  d'un  blanc  laineux  semblable  à  l'écume  de 
r Océan,  se  suspendait  en  épais  flocons  sous  le  dôme 
(ce  dôme  d'ivoire  dont  la  nuit  d'azur  parsemée  d'étoiles 
d'or,  comme  le  ciel,  resplendissait),  au-dessus  de  la 
flamme  effdée  du  cèdre  fendu.  Là,  la  harpe  de  la  dame 
aimait  à  éveiller  la  mélodie  d'un  air  ancien  plus  doux 
que  le  sommeil;  les  villageois  mêlaient  leur  religion 
à  la  sienne,  et  attentifs  autour  d'elle  versaient  des  larmes. 
Un  soir  il  me  conduisit  à  ce  temple.  La  lumière  du 
jour  grise  s'attardait  sur  son  dernier  nuage  pourpre,  et 
bientôt  le  rossignol  commença  son  concert  ;  tantôt  reten- 
tissant, escaladant  de  ses  ondulations  le  ciel  sans  brise  ; 
tantôt  une  musique  mourante;  puis  tout  à  coup  il  s'é- 
parpille en  mille  et  mille  notes,  et  bientôt  à  l'oreille 
calmée  flotte  comme  ces  senteurs  des  champs  si  connues 
de  l'enfance,  et  enfin,  tombant,  caresse  de  nouveau  lair. 
Nous  nous  assîmes  dans  ce  temple  solitaire,  pavillonné 
tout  autour  de  marbre  de  Paros;  la  harpe  de  sa  mère 
était  près  de  nous ,  et  souvent  j'éveillai  la  douce  mu- 
sique sur  ses  cordes.  Le  rossignol  interrompait  son 
conte  appris  du  ciel.  «  Maintenant,  dit  Lionel,  buvons  la 
coupe  que  l'oiseau-poète  a  si  bien  coui'onnée  du  vin  de 
son  chant  bi'illant  et  limpide!  N"entends-tu  pas  de  douces 
paroles  au  milieu  de  cette  mélodie  qui  est  un  écho  du 
ciel?  N'entends-tu  pas  ee  que  ceux  qui  meurent  évoquent 
dans  un  monde  d'extase  ?  L'amour,  (piand  il  entrelace  les 
membres  aux  membres;  le  sommeil,  quand  il  entr'onvre 
la  nuit  de  la  vit';  la  pens('e,  (piand  elle,  s'attache  aux 
obscures  limites  du  monde,  et  la  musi(iue,  quand  chante 


ROSALINDE   ET  HÉLÈNE  355 

un  être  aimé,  lout  cela  n'est-ce  pas  la  mort?...  Buvons 
gaiement  la  coupe  que  le  doux  oiseau  remplit  pour  moi  1  » 

Il  s'arrêta  et  pencha  ses  lèvres  sur  les  miennes. 
Comme  un  esprit,  ses  paroles  parcoururent  tous  mes 
membres  avec  la  rapidité  du  feu  :  et  ses  yeux  perçants, 
rayonnant  à  travers  les  miens,  me  remplirent  de  la 
divine  flamme  qui,  dans  les  siens,  brûlait  profondément 
comme  la  lumière  dun  astre  sans  mesure  dans  le  ciel 
de  minuit  sombre  et  profond.  Oui,  c'était  son  âme  qui 
m'inspirait  des  accents  que  mon  art  jamais  n'aurait  pu 
éveiller.  D'abord,  je  sentis  mes  doigts  courir  sur  la 
harpe,  et  un  long  cri  frémissant  jaillit  de  mes  lèvres  en 
symphonie  ;  l'air  obscur  et  solide  fut  ébranlé,  à  mesure 
que  les  notes  sortaient  de  plus  en  plus  douces,  sous  mes 
doigts  voltigeant  comme  une  flamme  vivante,  et  de  mon 
sein  en  proie  à  une  émotion  inexprimable.  Le  terrible 
son  de  ma  propre  voix  fît  trembler  mes  lèvres  défail- 
lantes... Lionel  était  debout  dans  l'attitude  d'une  pensée 
sans  voix,  si  pâle,  qu'à  côté  de  sa  joue  la  colonne  de 
neige  empruntait  une  nouvelle  blancheur  à  son  ombre  ; 
son  visage  cependant,  levé  vers  le  ciel,  rayonnait  de  toute 
la  splendeur  d'une  joie  qui  pénètre  l'esprit;  dont  la 
lumière,  comme  celle  de  la  lune  quand  elle  perce  avec 
elfort  la  nuit  des  nuages  fendus  par  le  tourbillon,  éclatait 
en  rayons  que  rien  ne  saurait  arrêter. 

Je  me  tus.  Mais  bientôt  ses  gestes  éveillèrent  en  moi 
un.  nouveau  pouvoir,  de  même  que  les  vagues  se  sou- 
lèvent sous  l'action  du  vent  ;  mon  chant  modifié  s'apaisa 
en  notes  plus  basses  et  plus  douces  ;  et  des  cordes 
scintillantes  mes  doigts  languissants  tirèrent  des  ondula- 
tions d'accords  qui  dissolvent  la  vie,  quoique  affaiblis. 
Elles  enchaînèrent  mon  Lionel  de  leurs  anneaux  aériens. 


356  œuvRES  poétiques  de  shelley 

A  mesure  que  mes  accents  s'afl'aiblissaient  en  devenant 
plus  doux,  l'expression  de  ses  traits  tombait  avec  le 
son  ;  lentement  il  se  tournait  vers  moi,  à  mesure  que 
lentement  cette  terrible  joie  s'évanouissait  de  son  visage. 
Bientôt,  avec  des  regards  sereins,  il  se  sentit  entraîné 
dans  mes  bras  ;  et  mon  chant  mystérieux  mourut  en 
murmures.  Je  n'ose  dire  les  paroles  que  nous  confon- 
dîmes dans  notre  embrassement  ;  sur  ses  lèvres  les 
miennes  s'abreuvèrent  jusqu'à  ce  qu'il  me  semblât 
qu'elles  étaient  silencieuses  et  froides...  «  Que  t'arrive- 
t-il,  mon  amour?  »  dis-je  ;  — plus  de  regard!  plus  de 
parole!  plus  de  mouvement!...  Oui,  un  changement 
s'était  fait...  N'essaie  pas  de  deviner,  et  je  ne  te  dirai 
pas  l'espérance  de  ce  moment...  Je  regardai:  il  était 
mort  !  il  tomba  ,  comme  laigle  tombe  sur  la  plaine , 
quand  la  vie  abandonne  sa  cervelle,  et  «lue  l'éclair 
mortel  est  de  nouveau  voilé  ! 

Oh!  que  ne  suis-je  morte  maintenant!  Mais  il  ma 
défendu  ce  désir  !  tes  murmures  mourants,  mon  amour, 
n'exigeaient-ils  pas  trop  de  moi  ?  —  Oh  !  pourquoi  ne 
suis-je  pas  folle  encore;  une  fois  !...  El  cependant,  chère 
Hosalinde,  qu'il  nen  soit  pas  ainsi  !  Car  je  venx  vivre 
pour  partager  ton  malheur.  —  Et  toi,  doux  enfant  ! 
t'ai-je  donc  aussi  oublie';?  Ilélas?  nous  ne  savons  pas 
ce  que  nous  faisons,  quand  nous  parlons  ! 

Il  n'y  avait  plus  dans  mon  esprit  aucun  souvenir  de 
ce  rivage  de  la  mer.  La  folie  m'envahit,  et  il  me  sembla 
qu'une  nuUlilude  d'ombres  bi'umeuses  s'asseyaient  à 
côté  de  moi,  à  la  poupe  d'un  vaisseau  que  poussait  le 
clair  vent  du  nord.  Alors  j'entendis  d'étranges  langues;  je 
vis  d'étranges  fleurs  ;  il  me  semblait  que  les  étoiles 
ne  ressemblaient  pas  aux  nôtres  ;  l'azur  du  ciel  et  le 


ROSALINDE   ET   HÉLÈNE  357 

calme  de  la  nier  me  firent  croire  que  j  étais  morte,  et 
que  j'errais  dans  un  monde  qui  était  pour  moi  un 
affreux  enler,  quoiqu'il  fût  un  ciel  pour  ceux  qui  étaient 
près  de  moi.  Bientôt  un  sommeil  niort  tomba  sur 
mon  esprit,  pendant  que  la  vie  animale  échappait  pen- 
dant de  longues  années  à  un  abîme  de  larmes.  Et.  quand 
je  me  réveillai,  je  pleurai  de  voir  que  cette  même  dame, 
brillante  et  sage,  avec  ses  boucles  d'argent  et  ses  vifs 
yeux  bruns,  la  mère  de  mon  Lionel,  avait  veillé  sur 
moi  dans  ma  détresse  ;  elle  est  morte  il  y  a  quelques 
mois.  Ce  ne  fut  pas  pour  moi  un  élonnement  moindre, 
mais  une  bien  plus  grande  paix,  une  bien  plus  grande 
joie,  que  larrivée,  à  cette  heure,  de  mon  enfant  bien- 
aimé.  Car  au  milieu  de  cette  léthargie,  mon  âme  avait 
bien  conservé  limpression  de  ton  être,  ô  Lionel,  et  dans 
la  veille  ou  le  sommeil,  sans  aucun  doute,  quoique  ma 
mémoire  fût  infidèle,  ton  image  habitait  toujours  en 
moi  ;  et  ainsi,  ô  Lionel,  notre  doux  enfant  est  un  autre 
toi-même  !  C'est  assurément  une  chose  bien  étrange 
que  je  ne  me  sois  pas  aperçue  dun  aussi  grand  change- 
ment que  celui  qui  donna  naissance  à  celui  qui,  aujour- 
d'hui, est  toute  la  consolation  de  mon  malheur  ! 

Lionel  m'avait  laissé  par  ses  deniières  volontés  une 
grande  fortune  ;  les  mensonges  complaisants  de  la  loi 
devaient  nous  en  dépouiller  totalement,  mon  enfant  et 
moi.  Mais  je  ne  puis  penser  au  mépris  que  j'ai  dii  sup- 
porter de  la  part  des  plus  petits,  quand,  pour  l'amour 
de  mon  enfant  adoré,  je  me  mêlai  au  rang  des  esclaves, 
pour  revendiquer  les  lois  mêmes  qu'ils  font.  Je  ne 
veux  pas  dire  que  le  mépris  est  ma  destinée,  de  peur 
de  m'enorgueillir  de  partager  le  sort  de  ceux  qui 
jouissent  dune  immortelle  gloire  ! 


358  œLYRES   POÉTIQUES   DE    SIIELLEY 

Elle  se  tut.  —  «  Vois,  dit  llosalinde,  là-bas  le  rouge 
matin  à  traders  le  bois  rayonne  sur  la  rosée.  »  —  Et 
sur  ces  paroles,  elles  se  levèrent  et  glissèrent  vers 
les  bords  du  lac  bleu,  sous  les  feuilles,  dun  pas  égal 
et  les  mains  entrelacées.  De  là  elles  atteignirent  bientôt 
une  habitation  solitaire  ;  —  là  le  rivage  est  ombragé  de 
rocs  escarpés  ;  des  cyprès  percent  de  leurs  cônes  vert 
foncé  le  ciel  silencieux  ,  et  de  leurs  ombres  les  clairs 
abîmes  ;  une  petite  terrasse  de  ses  berceaux  de  myrtes 
fleuris  et  de  citronniers  aux  fleurs  pâmées,  sème  ses 
parfums  enivrants  sur  le  marbre  liquide  du  lac  paisible, 
et  les  membres  de  la  vieille  forêt  blanchissent  sous  les 
feuilles  qui  leur  font  un  vêlement  vert...  Elles  arrivèrent. 
C'est  la  demeure  d'Hélène,  demeure  propre  et  blanche, 
comme  une  de  celles  que  les  tyrans  épargnent  dans  quel- 
que solitude  semblable  de  notre  pays  ;  ses  croisées  bril- 
lantes étincelaient  à  travers  leur  feuillage  de  vigne  dans 
le  soleil  du  matin,  et  à  l'intérieur  on  se  serait  à  peine  cru 
en  Italie.  Quand  elle  vit  comment  tout  y  était  disposé  à 
la  façon  d'un  home  anglais,  un  souvenir  confus  troubla 
la  pauvre  Rosalinde  ;  son  attitude  était  celle  de  quel- 
qu'un dont  l'esprit  est  où  le  corps  ne  peut  être.  liélène 
la  conduisit  près  du  lit  où  doimait  son  enfant,  et  lui 
dit:  «  Regarde:  ce  front  était  celui  de  Lionel,  ces 
lèvres  étaient  les  siennes...  ainsi  pendant  son  sommeil 
gardait-il  toujours  un  bras,  st'rvanl  à  sa  tête  d'oreil- 
ler. Vous  ne  pouvez  voir  ses  yeux  ;  ce  sont  deux 
sources  de  limpide  amour.  Ne  le  réveillons  pas  en- 
core !  »  Mais  Rosalinde  ne  put  se  retenir  davantage, 
elle  versa  un  torrent  de  larmes  brûlantes  qui  tom- 
bèrent sur  la  face  de  l'enfant  ;  et  ses  cils  en  s'ouvrant 
brillèrent  de  larmes  différentes  des  siennes,  comme  si 


IIOS.VLINDE   ET   HÉLÈNE  359 

une  terreur  subite  l'avait  tiré  en  sursaut  de  son  inno- 
cent sommeil. 

C'est  ainsi  que  Rosalinde  et  Hélène  vécurent  ensemble 
à  partir  de  ce  jour  ;  tout  en  elles  était  chang^é  ;  mais 
elles  se  retrouvaient  encore  amies,  telles  qu'elles  étaient 
quand  sur  la  bruyère  de  la  montagne  elles  erraient  dans 
leur  jeunesse,  sous  le  soleil  et  la  pluie.  Après  plusieurs 
années  (car  les  choses  humaines  changent  comme 
rOcéan  et  le  vent),  la  fdlc  de  Rosalinde  lui  fut  rendue,  et 
dans  leur  cercle  quelques  visites  de  la  joie  intervinrent 
au  milieu  de  leur  nouveau  calme.  C'était  une  charmante 
enfant,  aux  regards  sereins  ;  ses  mouvements  répan- 
daient sur  les  choses  les  plus  indilTérentes  la  grâce  et 
la  gentillesse  qui  les  animaient  ;  l'enfant  d'Hélène  gran- 
dissait avec  elle  ;  ils  se  nourrissaient  des  mêmes  fleurs 
de  la  pensée,  si  bien  que  leurs  esprits  devinrent  comme 
deux  sources  qui  confondent  leurs  eaux  ;  et  bientôt  dans 
leur  union  leurs  parents  contemplèrent  l'ombre  de  la 
paix  qui  leur  avait  été  refusée. 

Rosalinde  (car,  lorsque  la  tige  vivante  est  gangrenée 
dans  son  cœur,  l'arbre  doit  tomber)  mourut  avant  son 
temps.  Avec  une  douleur  et  un  chagrin  profonds  les 
pâles  survivants  suivirent  ses  restes,  au  delà  de  la 
région  des  pluies  dissolvantes ,  sur  la  froide  mon- 
tagne qu'elle  avait  coutume  d'appeler  sa  tombe.  Sur  le 
précipice  de  Chiavenna,  on  éleva  une  pyramide  de 
glace  éternelle,  dont  les  i)arois  polies,  avant  le  lever 
du  jour,  réfléchissaient  le  premier  éclat  du  soleil  encore 
caché,  et  le  dernier,  quand  il  avait  disparu.  A  travers 
la  nuit,  les  chars  d'Arctos  roulaient  autour  de  sa  pointe 
étincelante,  qu'on  apercevait  du  logis  d'Hélène.  Les 
tristes  habitants  chaque  année  s'y  rendaient,  gravissant 


360  CSÎUVRES    POÉTIQUES   DE    SHELLEY 

d'un  pas  volontaire  cette  hauteur  escarpée,  et  suspen- 
daient de  longues  boucles  de  cheveux,  et  des  guirlandes 
tressées  de  fleurs  d'amaranthe,  qui,  en  dépit  du  climat, 
remplissaient  l'air  glacé  dune  lumière  inaccoutumée. 
Ces  fleurs,  semblables  à  la  fleur  d'un  ami  laissée  dans 
un  souvenir  dhiver,  paraient  cette  tombe  glacée. 

Quant  à  Hélène,  dont  l'esprit  était  d'une  trempe  plus 
tendre,  et  qui  aussi  avait  moins  soulFert,  la  Mort  fut 
plus  lente  à  la  conduire  dans  la  paix  de  son  froid 
royaume.  Elle  mourut,  âgée,  au  milieu  des  siens.  — 
Assurément,  si  l'amour  ne  meurt  pas  dans  les  morts 
comme  dans  les  vivants,  il  n'y  a  pas  un  être  de  la 
race  mortelle  qui  soit  aussi  heureux  qu'aujourd'hui 
Hélène  et  Kosalinde... 


VERS 


ECRITS  AU   MILIEU    DES    MONTAGNES  EUGANÉENNES 
Octobre  1818 


Il  doit  y  avoir  plus  d'une  île  verte  sur  la  mer  profonde 
et  vaste  de  la  Misère  ;  ou  bien  le  marinier,  épuisé  et 
blême,  ne  pourrait  jamais  y  voyager  —  jour  et  nuil, 
nuit  et  jour ,  poussé  sur  son  lugubre  chemin ,  au 
milieu  de  la  noire  et  solide  obscurité  qui  enveloppe  le 
sillage  de  son  vaisseau  ;  tandis  que,  sur  sa  tète,  le  ciel 
sans  soleil,  chargé  de  nuages,  pend  lourdement,  et 
que  derrière  lui,  la  tempête  rapide  se  précipite  avec  ses 
pieds  d  éclair  fendant  voiles,  cordages  et  planches,  jus- 
qu'à ce  que  le  navire  ait  presque  bu  la  mort  que  lui 
verse  à  pleins  bords  labime  toujours  envaliissant,  et 
qu'il  s'enfonce  et  s'enfonce  toujours  plus  bas  ;  —  tel  ce 
sommeil  oii  il  semble  au  rêveur  quil est  submergé  dans 
l'éternité  et  que  devant  lui  l'obscure  et  basse  ligne  dun 
rivage  sombre  et  lointain  séloigne  toujours,  pendant 
que,  toujours  tourmenté  du  désir  qui  partage  son  cœur, 
sans  pouvoir  jamais  atteindre  ou  fuir,  il  est  entraîné 
sur  la  vague  sans  repos  jusqu'au  port  de  la  tombe. 
Que  tera-t-il  s'il  n'a  pas  d'amis  pour  le  saluer?  pas 
de  cœur  qui  se  rencontre  avec  le  sien  dans  un  impa- 
tient battement  d'amour  ?  Partout  où  le  portent  ses  pas 
errants,  peut-il  rêver  de  trouver  avant  ce  jour  un  refuge 
Uabbe.  1.  —  21 


362  œuvRES  poétiques  de  shelley 

contre  le  malheur  dans  le  sourire  de  l'amitié,  dans  les 
caresses  de  l'amour?  Qu'il  en  soit  ainsi  ou  non,  c'est 
pour  lui  la  moindre  douleur.  La  poitrine  est  insensible  et 
froide,  quand  lamour  n'est  pas  là  pour  l'envelopper  de  sa 
tendresse  ;  les  veines  sont  exsangues  et  glacées,  quand  la 
pulsation  de  la  douleur  les  a  remplies  ;  le  moindre  nerf 
vivant  qui  sous  une  parole  amère  a  tressailli  autour  des 
lèvres  ou  du  front  torturés  est  comme  une  petite  feuille 
desséchée  qui  va  geler  sur  un  rameau  de  décembre. 

Sur  la  grève  d'une  mer  du  Nord  que  les  tempêtes 
secouent  éternellement,  le  malheureux  s'étendit  un  jour 
pour  dormir  ;  des  débris  solitaires,  un  crâne  blanc  et 
sept  os  desséchés  gisent  sur  le  bord  des  pierres,  près 
de  quelques  joncs  gi-isàtres  qui  se  tiennent  là  debout, 
limite  de  la  terre  et  de  la  mei*.  On  n'y  entend  pas  une 
voix  de  plainte,  mais  seulement  les  mouettes  voguant 
sur  les  vagues  de  la  brise,  ou  le  tourbillon  qui  monte 
et  descend  en  hui'lant  ;  —  on  dirait  une  ville  égorgée, 
quand  un  roi  la  parcourt  en  triomphe,  au  milieu  d'un 
cortège  de  fratricides.  Autour  de  ces  os  sans  sépulture 
se  fait  entendre  plus  d'un  accent  lugubre  ;  aucune 
lamentation  sur  le  mort;  mais  comme  une  obst-ure  et 
épaisse  vapeur,  qui  naguère  revêtait  de  vie  et  de  pensée 
ce  qui  aujourd'hui  na  plus  ni  mouvement  ni  voix. 

Oui,  bien  des  iles  lleuries  sont  couchées  sur  les  eaux 
de  l'immense  Agonie.  C'est  à  une  de  ces  îles  que  ce  matin 
ma  bar(|ue  aborda,  pilotée  par  de  suaves  brises.  Au 
milieu  des  numts  Kugaïu'cns,  j'«''tais  debout  prêt  ni! 
l'oreille  au  péan  dont  des  légions  de  gi-olles  saluaient 
le  majestueux  lever  du  soleil.  Réunies  en  rond,  sur  leurs 
ailes  toutes  blanches,  elles  planent  à  travers  la  bruine 
de  rosée,  comnu^  des  ouibi'es  grises,  jusqu'à   ce    (|ue 


VERS  ÉCRITS  AU   MILIEU   DES   MOM.VGNES   EUGANKENNES    363 

le  ciel  éclate  à  l'orient  ;  et  alors,  comme  des  nuages  du 
soir  mouchetés  de  feu  et  d'azur  dans  le  ciel  impénétrable, 
de  même  leurs  plumes  grenées  de  pourpre,  étoilérs  des 
gouttes  de  la  pluie  dor,  brillent  au-dessus  des  bois  enso- 
leillés, pendant  qu'en  multitudes  muettes  sur  la  brise 
capricieuse  du  matin  elles  voguent  en  fendant  la  brume; 
et  les  vapeurs  déchiquetées  et  étincelantes  suivent  l'es- 
carpement sombre  qui  en  bas  ruisselle,  jusqu'à  ce  que 
toute  la  montagne  solitaire  soit  brillante  et  claire  et 
silencieuse. 

Au  dessous  s'étend  comme  une  mer  verte  la  plaine 
sans  vagues  de  la  Lombardie,  enchaînée  par  l'air  vapo- 
reux, et  semée  de  belles  cités  semblables  à  des  îles.  Sous 
les  yeux  d'azur  du  Jour,  Venise  est  couchée,  nourrisson 
de  l'Océan,  un  labyrinthe  populeux  de  canaux,  retraites 
prédestinées  d'Amphitrite ,  que  son  père  aux  cheveux 
blancs  pave  de  ses  vagues  bleues  et  rayonnantes. 
Regardez  !  le  soleil  se  lève  par  derrière,  large,  ronge, 
étincelant,  à  moitié  penché  sur  la  ligne  tremblotante  des 
eaux  de  cristal  ;  et  devant  ce  gouflre  de  lumière,  comme 
dans  une  brillante  fournaise,  colonnes,  tours,  dômes  et 
aiguilles  flamboient  comme  des  obélis(|ues  de  feu,  s'élan- 
çant  avec  de  capricieux  mouvements  de  l'autel  du  noir 
Océan  aux  cieux  teints  de  saphir  ;  ainsi  les  flammes 
du  sacrihce  s'élevaient  des  sanctuaires  de  marbre^ 
comme  pour  percer  le  dôme  d'or  où  Apollon  a  si  long- 
temps fait  entendre  sa  voix. 

Cité  ceinte  de  soleil  !  Tu  fus  l'enfant  de  l'Océan,  et 
puis  sa  reine.  Aujourd'hui  est  venu  un  jour  plus  sombre  ; 
et  tu  dois  être  bientôt  sa  proie,  si  le  pouvoir  qui  t'a 
élevée  consacre  ainsi  ta  liquide  tombe  !  Tu  seras  alors  au 
milieu  des  vagues  une  luine  moins  lugubre  que  celle  où 


364  œuvRES  poétiques  de  shelley 

lu  gis  aujourd'hui,  —  avec  ton  front  stigmatisé  par  la 
conquête,  descendue  de  ton  trône  pour  être  l'esclave 
des  esclaves,  —  quand  la  mouette  volera,  comme  elle  a 
déjà  volé  jadis  ,  sur  les  îles  sans  habitants ,  et  que 
tout  sera  rendu  à  son  premier  état;  sinon  que  Ion  verra, 
semblable  à  un  rocher  de  l'Océan,  maint  portique  de 
palais  re(;ouvert  de  vertes  fleurs  de  mer  pencher  sur  la 
mer  ai)andonnée,  au  gri"  du  terrible  caprice  des  mai-ées. 
Le  pêcheur  errant  à  la  tombée  du  jour  sur  son  liquide 
sentier  déploiera  sa  voile  et  ne  quittera  pas  la  rame 
jusqu'à  ce  qu'il  ait  passé  le  sombre  rivage,  de  peur  (jue 
les  morts,  se  levant  de  leur  sommeil  sur  laljime  éclairé 
des  étoiles  ,  ne  mènent  sur  les  eaux  d(^  son  chemin  une 
mascarade  échevelée  d(!  mort. 

Ceux  qui  ne  voient  que  tes  tours  tremblotant  à  tra- 
vers l'or  aérien,  comme  je  les  vois  maintenant,  ne 
pourraient  pas  s'imaginer  qu'elles  sont  des  sépulcres  où 
des  formes  humaines,  comme  des  vers  nourris  de 
pourritiu'c,  satlachent  au  (-adavre  de  ta  Grandeur, 
assassinée  et  maintenant  tombant  en  poussière.  Mais,  si 
la  Liberté  se  réveillait  dans  son  omnipotence,  et  faisait 
lonil)ei(l(^  la  main  de  l'Anarchie  Cehi(|ue  toutes  h'S  clefs 
des  froides  prisons  où  (H'Ut  cités  gisent  comme  toi  igno- 
minieusement enchainées,  toi  et  toutes  tes  sœurs,  vous 
pourriez  rendre  sa  l)eaut(';  à  cette  terre  ensoleillée,  en 
entrelaçant  aux  souvenirs  d<'s  anciens  tem|ts  île  nouvelles 
vertus  i)lus  sublimes.  Sinon,  puissie/.-vous  pi-rii-,  toi  cl 
elles,  nuages  (|ui  obscuicissent  h;  jour  naissant  de  la 
v(''iit(''  consumes  par  son  soleil  !  La  Terre  j)eul  vous 
é'pargner  ;  de  voln;  poussièi-e,  dans  le  désert  des  années 
et  des  lieurcs,  de  nouvelles  nations  écloronl  comme  des 
fleius,  une  llttiaison  plus  bienfaisante. 


VEDS  ÉCRITS    AU   MILIEU  DES   MONTAGNES   EUGANÉENNES    365 

Péris  !  Qu'il  n'y  ait  plus  ici,  flottant  sur  ta  mer  sans 
rivages  pendant  que  ton  ciel  immortel  rovèl  toujours  le 
monde,  que  ce  seul  souvenir,  plus  sublime  que  le  haillon 
mortuaire  du  temps  qui  caclii'  à  peine  ton  visage  blême  : 
qu'un  jouT-,  fendant  la  tempête,  un  cygne  chanteur 
d'Albion  (  l),enti'aîné  loin  des  courants  de  ses  ancêtres  par 
la  puissance  de  mauvais  rêves,  a  trouvé  en  toi  un  nid;  et 
que  l'Océan  la  accueilli  avec  tant  d  émotion  que  sa  joie 
est  devenue  la  sienne,  et  a  fait  sortir  de  ses  lèvres  une 
musique  plus  puissante  que  l'éclat  du  tonnerre,  une 
terreur  qui  chàiie.  Qu'importe  que  l'inépuisable  fleuve 
de  poésie  qui  pour  toujours  arrose  les  champs  d'Albion, 
fouettant  de  ses  vagues  mélodieuses  le  tombeau  de  plus 
d'un  poète  sacré,  pleure  son  dernier  nourrisson  envolé? 
Qu'im])orte  qu'avec;  tous  tes  morts  lu  puisses  à  peine 
opposer  à  cette  gloire  quelque  chose  de  ta  propre 
renommée,  ou  plutôt  qu'importe  que  tes  fautes  et  ton 
honteux  esclavage  obscurcissent  une  âme  semblable  au 
soleil?  De  même  que  l'ombre  d'Homère  erre  toujours 
autour  des  sources  dévastatrices  du  Scamandre,  que  la 
puissance  du  très  divin  Shakespeare  remplit  Avon  et  le 
monde  de  sa  lumière,  semblable  au  Pouvoir  doué  de 
toute  science  dont  il  a  été  l'image  en  ce  monde  mortel  ; 
de  même  que  de  l'urne  de  Petrartjue  l'amour  rayonne  au 
sein  de  ces  montagnes,  lampe  inextinguible  qui  fait  voir 
au  cœur  des  choses  qui  ne  sont  pas  de  cette  terre  ;  —  ainsi 
en  est-il  de  toi,  puissant  Esprit!  Ainsi  en  sera-t-il  de  la 
cité  qui  t'a  donné  refuge  ! 

Vois,  le  soleil  flotte  sur  le  ciel,  comme  la  Liberté  aux 
ailes  de  pensée,  jusqu'à  ce  que  la  lumière  universelle 

(1)  Lord  Byron. 


366  œuvRRS  poétiques  de  shelley 

semble  niveler  la  plaine  et  la  hauteur.  De  la  mer  un 
brouillard  s'est  élevé  et  les  rayons  du  malin  maintenant 
s'étendent  sur  les  tours  de  Venise,  morts  comme  depuis 
longtemps  sa  propre  gloire.  A  travers  les  déchirures  de  ce 
nuage  gris  se  dresse  la  fièrc  Padoue  aux  nombreuses 
coupoles,  une  populeuse  solitude  au  milieu  de  la  plaine 
élincelantc  de  moissons  ;  là  le  paysan  entasse  son  grain 
dans  le  grenier  de  son  ennemi,  et  les  bœufs  lents  blancs 
comme  du  lait  traînent  avec  clïort  la  vendange  pourpre 
chargée  sur  les  chariots  qui  crient,  i)Our  que  le  Celte 
brutal  puisse  boire  à  longs  traits  le  sommeil  de  l'ivresse 
et  s'endormir  dans  ses  sauvages  desseins.  Et  la 
faucille  repose  sans  faire  place  à  l'épée,  (|uoi([ue  de 
nombreux  maîtres,  comme  une  herbe  dont  l'ombre 
empoisonne,  pullulent  dans  cette  contrée,  et  que  leurs 
gerbes  soient  nulres  pour  le  grenier  de  la  destruction. 
Les  hommes  doivent  récolter  ce  qu'ils  sèment;  la  force 
doit  toujoui's  découler  de  la  force,  ou  pire  encore;  mais 
c'est  un  amer  mallieui"  que  l'amour  cl  la  raison  ne 
puissent  triompher  de  la  rage  du  despote,  et  de  la  ven- 
geance de  l'esclave. 

Padoue!  —  Dans  tes  murs,  deux  holes  nuiels  conviés 
à  tes  fêtes,  la  fille  et  le  père,  la  Mort  et  le  Péché  (1), 
jouaient  Ezzélin  aux  dés,  (juand  la  Mort  ciia  :  «  Je  gagne  ! 
Je  gagne!  »  et  le  Péché  maudit  la  peile  de  l'enjen  ;  mais 
la  Mort  lui  pi'omit,  pour  lapaisci',  (ju'clle  ])(''liti(>imei'ait 
pour  (|u  il  fût  créé  vice-empereur  sous  la  |)uissante 
Autriche,  quand  viendraient  les  anui'cs  qui  devaient  lui 
soumetli'e  tout  ce  qui  se  ti'ouve  entre  le  Pô  et  les  neiges 
des  Alpes  orientales.  Le  P(''ché  sourit,  comme  le  Péché 

{h  Shelley  tail  du  Prclié  la  iih'tc  de  la  Mort,  cl  de  la  Mort  le 
I'iIn  iIii  l^'clié,  ((niiiiic  k"  lui  |ii'rnu'ltail  la  laii^'ue  anglaise. 


VERS  ÉCRITS  AU  MILIEU  DES  MONTAGNES  EUGANÉENNES  367 

seul  peut  sourire;  et,  depuis  ce  temps,  il  y  a  déjà  de 
longues  années,  tous  deux  ont  gouverné  de  rivage  en 
rivage,  couple  incestueux  que  suivent  les  tyrans,  comme 
les  hirondelles  le  soleil,  comme  la  repentance  suit  le 
crime,  comme  les  révolutions  suivent  le  temps.  —  Pa- 
doue  !  Dans  tes  salles  la  lampe  du  savoir  ne  brûle  plus 
aujourd'hui.  Comme  un  météore  qui  a  perdu  son  sauvage 
chemin  sur  la  tombe  du  jour,  trahie,  elle  ne  luit  plus 
que  pour  trahir.  Jadis  les  plus  lointaines  nations  venaient 
adorer  cette  flamme  sacrée,  alors  que  ne  brillaient  pas 
de  nombreux  foyers  de  lumière  sur  cette  froide  et 
ténébreuse  terre  ;  maintenant  de  nouveaux  feux  allumés 
à  l'antique  lumière  jaillissent  sous  la  puissance  du 
monde  immense  :  mais  leur  étincelle  reste  morte  en  toi, 
foulée  aux  pieds  par  la  Tyrannie.  De  même  que  le 
bûcheron  norvégien,  au  fond  des  vallées  couvertes  de 
pins,  étouffe  une  légère  flamme  au  milieu  des  fougères, 
pendant  que  la  forêt  sans  bornes  s'ébranle,  et  que  ses 
troncs  puissants  se  tordent  sous  le  feu  sorti  d'une  si 
humble  cause  ;  —  l'étincelle  est  morte  sous  ses  pieds  ; 
il  tressaille  de  voir  les  flammes  qu'elle  a  nourries  hurlant 
à  travers  le  ciel  obscurci  avec  mille  langues  victorieuses, 
et  il  tombe  de  frayeur.  —  Ainsi  toi,  ô  tyrannie  ! 
tu  vois  aujourd'hui  la  lumière  autour  de  toi;  tu  entends 
le  bruit  retentissant  des  flammes  qui  montent,  et  tu  as 
peur.  Traîne-toi  sur  la  terre!  oui,  cache  dans  la  pous- 
sière ton  orgueil  et  ta  pourpre  ! 

Midi  descend  maintenant  autour  de  moi  ;  c'est  le  midi 
de  l'ardeur  de  l'autonme,  quand  une  brume  molle  et 
empourprée,  semblable  à  une  vaporeuse  améthyste,  ou 
à  une  étoile  dissoute  dans  l'air  entremêlant  lumière 
et    parfums,    remplit    l'espace    débordant    depuis    la 


368  œuvRES  poétiques  de  siielley 

ligne  de  Ihorizon  recourbé  jusqu'au  point  le  plus  pro- 
fond du  ciel.  Au  dessous  les  plaines  silencieuses  s'é- 
tendent ;  les  feuilles  qui  ne  sont  pas  brûlées,  là  où  la 
gelée  blanche  a  posé  ses  pieds  d'enfant  ailés  de  matin, 
dont  la  brillante  empreinte  reluit  encore  ;  les  vignes 
rouges  et  dorées,  perçant  de  leurs  lignes  treillissées  le 
rude  désert  bordé  d'ombre;  Iherbe  humide  et  lamée, 
qui  pointe  de  cette  blanche  tour  dans  l'air  sans  brise;  la 
fleur  qui  étincelle  à  mes  pieds;  la  ligne  de  l'Apennin 
aux  sandales  d'olivier,  se  perdant  dans  le  sud  en  innom- 
brables îles;  les  Alpes,  dont  les  neiges  s'étendent  bien 
haut  entre  les  nuages  et  le  soleil  ;  et  chacune  des  choses 
vivantes  ;  et  mon  esprit  si  longtemps  enténébré  par  ce 
rapide  courant  du  chant ,  —  tout  cela  maintenant 
s'étend,  profondément  pénétré  par  la  gloire  du  ciel  ; 
que  ce  soit  amour,  lumière,  harmonie,  parfum,  ou 
l'âme  de  tout  (;e  qui  tombe  du  ciel  comme  une  rosée, 
ou  l'esprit  qui  nourrit  ces  vers  en  peuplant  le  monde 
solitaire. 

Midi  descend,  et  après  midi  le  soir  d'automne  me  ren- 
contre bientôt,  conduisant  la  lune  enfantine,  et  cette  seule 
étoile  qui  semble  lui  prêter  la  moitié  de  la  lumière 
cramoisie  qu'elle  puise  aux  sources  rayonnantes  du 
soleil  cou(!hant.  Et  les  tendres  rêves  du  matin  (qui,  sem- 
blables, à  des  vents  ailés,  ont  porté  à  cette  île  silen- 
cieuse: coucIk'c  au  milieu  des  agonies  du  souvenir  la 
frêle  barque  de  cet  être  solitaire)  passent,  volant  vers 
d'autres  douleui's;  et  son  ancien  pilote,  la  Peine,  s'assied 
de  nouveau  au  gouvernail. 

Il  doit  y  avoir  d'autres  îles  fleuries  sur  la  mer  de  la 
Vie  et  de  l'Agonie;  d'autres  esprits  flottent  et  volent  sur 
cet  al)iui('.  En  ce  momeul  même  peut-être,  sur  quelque 


VERS   ÉCRITS    AU  MILIEU  DES   MONTAGNES    EUGANÉEXXES    3G9 

roc  battu  par  la  vague  sauvage,  sont-ils  assis,  les  ailes 
repliées,  attendant  ma  barque  .  pour  la  piloter  vers 
une  crique  paisible  et  fleurie,  où  pour  moi  et  ceux  que 
''aime  pourrait  s'élever  un  calme  berceau,  loin  de  la 
passion,  de  la  peine  et  du  crime,  dans  une  vallée  au  mi- 
lieu de  montagnes  gazonnées,  que  remplissent  le 
mui-mure  sauvage  de  la  mer,  et  la  douce  clarté  du 
soleil,  et  le  bruit  des  antiques  forêts  remplies  d'échos, 
et  la  lumière  et  le  divin  parfum  de  toutes  les  fleurs 
qui  respirent  et  étincellent.  Nous  pouvons  y  vivre 
si  heureux  que  les  esprits  de  lair,  nous  portant  envie, 
veuillent  attirer  à  notre  ravissant  paradis  l'impure  multi- 
tude. Mais  sa  rage  serait  vaincue  par  ce  climat  divin  et 
calme,  ces  vents  dont  les  ailes  font  pleuvoir  le  baume 
sur  l'ûme  élevée,  ces  feuillages  sous  lesquels  respire  la 
brillante  mer;  pendant  que  les  intervalles  haletants  de 
leurs  murmures  musicaux,  lame  inspirée  les  remplit  de 
ses  profondes  mélodies,  avec  l'amour  qui  guérit  toute 
angoisse,  et,  comme  le  souffle  de  la  vie,  dans  ce  doux 
séjour  enveloppe  toutes  choses  de  sa  suave  fraternité. 
C'est  eux  et  non  lamour,  qui  changeraient;  et  bientôt 
sous  la  lune  chaque  esprit  se  repentirait  de  sa  vaine 
envie,  et  la  terre  retrouverait  une  nouvelle  jeunesse. 


21' 


JULIEN  ET  MADDALO 

CONVERSATION 


Il  Les  prai]  ies  ne  se  rassasient  pas  de  frais  courants, 
ui  les  abeilles  de  tlijm,  ni  les  chèvres  des  feuilles 
vertes  du  Pnulenips  bourgeonnant,  ni  l'Amour  d« 
larmes,  d 

(Virgile,  Gallls.) 


Le  comte  Maddalo  (1)  est  un  noble  Vénitien  d'ancienne 
famille  et  de  grande  fortune,  qui,  sans  se  mêler  beaucoup 
à  la  société  de  ses  concitoyens,  réside  principalement  dans 
le  magnifique  palais  qu'il  a  dans  cette  cité.  C'est  un  homme 
du  génie  le  plus  achevé,  et  cajiable,  s'il  le  voulait,  d'em- 
ployer ses  forces  à  devenir  le  sauveur  de  son  pays  dégradé. 
Mais  son  faible  est  la  lierté  ;  la  comparaison  de  son  génie 
extraordinaire  avec  les  esprits  mesquins  qui  renlourenl  lui 
donne  une  conception  intense  du  néant  de  la  vie  humaine. 
Ses  passions  et  ses  facultés  sont  sans  comparaison  plus 
grandes  que  celles  des  autres  hommes,  et  au  lieu  que  les 
dernières  aient  été  employées  à  réprimer  les  premières,  elles 
se  sont  prêté  les  unes  aux  autres  une  mutuelle  force.  Son 
ambition  se  dévore  elle-même,  faute  d'objets  qu'elle  puisse 
considérer  comme  dignes  de  l'exercer.  Je  dis  (|ue  Maddalo 
est  fier,  parce  (|ue  je  ne  j)eux  trouver  dautie  mot  pour 
exprimer  les  sentiments  concentrés  et  iiiipaiicnls  qui  le 
consument;  mais  ce  n'est  que  ses  propres  alfections  et  ses 
propres  espérances  qu'il  semble  fouler  aux  pieds  ;  car  dans 
la  vie  sociale  aucun  être  humain  n'est  plus  aimable,  plus 


(1)  Le  lecteur  reconnaîtra  facilement  sons  ces  noms  de  Maddalo 
et  de  Julien  Byron  et  Shelley.  —  Voir  au  sujet  de  ce  poème  notre 
Histoire  de  la  vie  cl  des  ceuvres  de  Shclley. 


JULIEN    ET   MADDALO  371 

patient,  plus  exempt  de  préteiilions  que  Maddalo.  Il  est 
gai,  franc  et  plein  desprit.  Sa  plus  sérieuse  eonversalion 
est  une  sorte  deiiivrenient;  ceux  qui  lentendent  subissent 
un  véritable  enchantement.  11  a  beaucoup  voyagé,  et  il  sait 
mettre  dans  le  récit  de  ses  aventures  un  charme  inexpri- 
mable. 

Julien  est  un  Anglais  de  bonne  famille,  passionnément 
attaché  à  ces  idées  philosophiques  qui  aflirnient  le  pouvoir 
de  l'homme  sur  son  propre  esprit,  et  les  immenses  amé- 
liorations que  Textinction  de  certaines  superstitions  morales 
pourrait  réaliser  dans  la  sociétéhumaine.  Sans  se  dissimuler 
le  mal  qui  existe  dans  le  monde,  il  ne  cesse  de  spéculer  sur 
les  moyens  de  faire  triompher  le  bien.  C'est  un  parfait 
infidèle,  un  railleur  déterminé  de  tout  ce  qui  est  réputé 
saint;  et  Maddalo  prend  un  malicieux  plaisir  à  provoquer 
ses  railleries  contre  la  religion.  On  ne  sait  pas  au  juste  ce 
que  Maddalo  pense  sur  ces  matières.  Julien,  en  dépit  de  ses 
opinions  hétérodoxes,  a,  aux  yeux  de  ses  amis,  quelques 
bonnes  qualités.  Le  pieux  lecteur  déterminera  jusqu'à  quel 
point  cela  est  possible.  Julien  est  plutôt  sérieux. 

Quant  au  fou  dont  il  est  question  dans  le  poème,  je  n'ai 
aucune  information  à  donner  sur  son  compte.  Son  i)ropre 
récit  laisserait  supposer  qu'il  a  éprouvé  quelque  désen- 
chantement en  amour.  C'était  évidemment  un  homme 
cultivé  et  aimable,  quand  il  était  dans  son  bon  sens.  Son 
histoire,  dans  son  ensemble,  pourrait  bien  ressembler  à 
d'autres  histoires  du  même  genre  ;  les  exclamations  dé- 
cousues de  son  agonie  pourront  sembler  un  commentaire 
suffisant  pour  le  texte  de  chaque  cœur. 

4849. 


JULIEN   ET   MADDALO 


Je  me  promenais  à  cheval  un  soir  avec  le  comte 
Maddalo  sur  celle  levée  qui  brise  le  courant  de  l'Adria- 
tique, du  côté  de  Venise.  C'est  un  chemin  nu,  formé  de 
monticules  de  sables  toujours  mouvants,  parsemé  de 
chardons  et  d'herbes  amphibies,  telles  (juen  engendre  le 
suintenKînt  salé  de  lembrassemenl  de  la  terre;  un  rivage 
inhabité,  (pie  le  pécheur  solitaire,  quand  il  a  séché  ses 
filets,  abandonne.  Aucun  autre  objet  ne  rompt  la  mono- 
tonie du  désert,  qu'un  arbre  nain,  et  quelques  rares 
piquets  brisés  qu'on  ne  répare  jamais  ;  et  la  marée  y 
forme  un  étroit  espace  de  sable  uni,  où  nous  avions 
l'habitude  d'aller  à  cheval  à  la  tombée  du  jour.  Celte 
l)romenade  à  cheval  faisait  mes  délices.  J'aime  les  lieux 
incultes  et  solitaires  ;  là  nous  goûtons  le  plaisir  de 
croire  que  ce  que  nous  voyons  est  sans  limites,  comme 
nous  désirons  que  soient  nos  âmes  ;  et  tel  était  cet 
inunensc'  océan  et  ce  rivage  plus  stérile  que  ses  vagues. 
Et  par-dessus  tout,  avec  un  ami  cher  au  souvenir,  j'aime 
à  aller  à  cheval  comme  nous  times  alors  ;  car  les  vents 
chassaient  le  vivant  embrun  à  ti'avers  l'air  ensoleillé 
jusque  sur  notre  face  ;  les  cieu\  bleus  étaient  nus, 
dépouillés  jusque  dans  leurs  profondeurs  par  le  nord 
qui  s'éveillait  ;  et  des  vagues,  comme  un  charme,  un 


JULIEN   ET   MADDALO  373 

son  jaillissait,  s'harmonisant  avec  la  solitude,  et  envoyait 
dans  nos  cœurs  une  aérienne  allégresse. 

Tout  en  chevauchant  nous  causions,  et  la  pensée 
rapide,  volant  elle-même  en  riant,  ne  se  posait  pas,  mais 
courait  de  cervelle  à  cervelle.  Telle  était  notre  joie, 
chargée  des  légers  souvenirs  des  heures  rappelées, 
aucun  ne  nous  laissant  le  temps  d'être  tristes,  jusqu'au 
moment  du  retour  au  foyer  ,  qui  toujours  calme  l'esprit 
subjugué. 

La  journée  avait  été  gaie  ,  mais  froide  ;  et  maintenant 
le  soleil  tombait  et  le  vent  aussi.  Notre  conversation 
devint  (juelque  peu  sérieuse,  comme  peut  l'être  une 
conversation  mterrompue  par  une  raillerie  qui  se  moque 
d'elle-même,  parce  qu'elle  ne  peut  mépriser  les  pensées 
qu'elle  voudrait  éttnudre  ;  elle  était  désespérée,  cepen- 
dant plaisante  :  telle  qu'autrefois,  comme  le  disent  les 
poètes,  les  démons  en  tenaient  dans  les  vallées  de 
l'enfer,  sur  Dieu,  le  libre  arbitre,  et  la  destinée.  Nous 
discourions  de  tout  ce  que  la  terre  a  été,  ou  peut  être 
encore,  de  tout  ce  que  les  hommes  vains  imaginent  ou 
croient,  de  tout  ce  que  peut  peindre  l'espérance,  ou  la 
patience  accomplir  ;  et  moi  (car  n'est-il  pas  toujours 
sage  de  tirer  le  meilleur  du  mal  ?)  j'arguais  contre  le 
découragement  ;  mais  l'orgueil  faisait  prendre  à  mon 
compagnon  le  plus  sombre  côté  des  choses.  Le  senti- 
ment qu'il  avait  d'être  plus  grand  que  son  espèce  avait, 
ce  me  semble,  aveuglé  son  esprit  d'aigle,  par  la  contem- 
plation de  l'excès  de  sa  propre  lumière. 

Cependant  le  soleil  s'arrêtait  avant  de  descendre  sur 
l'horizon  des  montagnes.  Oh  !  qu'il  est  beau  le  coucher 
du  soleil,  quand  l'incandescence  du  ciel  descend  sur  une 
terre  comme  la  tienne,  ô  toi,  le   paradis  des  exilés, 


374  ŒUVRES    POÉTIQUES   DE   SIIELLEY 

Italie!...  sur  tes  montagnes,  tes  mers,  tes  vignobles  et 
les  tours  des  cités  qu'ils  environnent  !  Nous  n'avions 
qu'à  rester  immobiles  devant  toi,  contemplant  ce  spec- 
tacle, quand,  juste  à  l'endroit  où  nous  descendions  de 
cheval,  les  hommes  dn  comte  nous  attendaient  avec  la 
gondole.  Comme  ceux  qui  s'arrêtent  sur  quelque  déli- 
cieux chemin,  quoique  entraînés  par  la  perspective  d'un 
attrayant  pèlerinage,  nous  restâmes  là  debout,  regardant 
le  soir  et  le  courant  qui  s'étend  entre  la  cité  et  le  rivage, 
pavé  de  l'image  du  ciel.  Les  Alpes  blanches  et  aériennes, 
vers  le  nord,  apparaissaient  à  travers  la  brume,  —  un 
rempart  soutenant  le  ciel  élevé  entre  l'est  et  l'ouest  ;  et 
la  moitié  du  ciel  était  voûtée  de  nuages  richement 
armoriés,  pourpre  sombre  au  zénith,  qui,  en  descendant 
vers  les  escarpements  de  l'ouest,  se  londail  insensible- 
ment en  une  merveilleuse  leinte  plus  édalante  que  lor 
enllammé ,  jusqu'à  la  déchirure  où  le  rapide  soleil 
s'arrélail  encore  dans  sa  descente  au  milieu  des  monta- 
gnes aux  mille  replis.  C'étaient  ces  l'ameux  sommets 
Euganéens,  qui,  vus  du  Lido  à  travers  les  piles  du  port, 
ressemblent  à  un  bouquet  d'iles  pointues.  Et  alors, 
comme  si  la  terre  et  la  mer  s'élaienl  dissoutes  en  un  lac 
de  fen,  on  vit,  de  ces  vagues  de  flamme,  ces  montagnes 
sortir  comme  des  tours,  autour  du  soleil  vaporeux,  dont 
la  plus  profonde  émanation  de  lumière  pourpre  vint 
les  frapper  et  rendre  leurs  pics  mêmes  transparents. 

«  .\vant  que  le  soleil  disparaisse  »,  me  dit  mon  com- 
pagnon, «  je  veux  vous  montrer  bientôt  un  site  encore 
plus  merveilleux.   » 

Nous  glissâmes  sur  la  lagune  ;  et  me  pencliant 
hors  de  la  barque  funèbre,  je  vis  la  citi',  et  pus  remar- 
quer comment  de  leurs  nombreuses  îles,  dans  la  lueur 


JULIEN    ET   MADDALO  375 

du  soir,  ses  temples  et  ses  palais  semblaient  autant 
d'édifices  enchantés  entassés  vers  le  ciel.  J'allais  parler, 
quand  Maddalo  me  dit  : 

a  Xous  voici  arrivés  au  point  que  javais  en  vue  » , —  et 
il  ordonna  aux  gondoliers  de  cesser  de  ramer.  «  Regar 
dez,  Julien,  vers  l'ouest,  et  écoutez  bien  si  vous  n'en- 
tendez pas  une  cloche  lourde  et  profonde,  i 

Je  regardai,  et  je  vis  entre  le  soleil  et  nous  une  con- 
struction sur  une  île,  telle  que  celles  que  peuvent 
accumuler  âges  sur  âges  pour  de  vils  usages  ;  une 
masse  sans  fenêtres,  informe  et  lugubre  ;  et  au  sommet 
une  tour  à  jour,  où  pendait  une  cloche  qui,  dans  l'irra- 
diation, se  balançait  et  vibrait;  nous  pouvions  justement 
entendre  sa  rauque  langue  de  fer.  Le  large  soleil 
s'enfonça  derrière  elle,  et  elle  tinta  en  se  découpant 
dans  im  violent  et  noir  relief. 

«  Ce  que  vous  voyez,  c'est  la  maison  des  fous  et  son 
beffroi  »,  dit  Maddalo  ;  «  et  c'est  l'heure  où  ceux  qui 
peuvent  traverser  l'eau  entendent  cette  cloche,  qui 
appelle  les  fous  de  leurs  cellides  à  la  prière  du  soir.  > 

«  Us  ont  autant  de  motifs  que  de  besoin  d'adresser 
à  leur  rigoureux  Créateur  des  prières  de  remei'ciement 
ou  d'espérance  pour  le  sombre  lot  de  leur  destinée  », 
répliquai-je. 

«  Oh  !  oh  !  Vous  parlez  comme  aux  années  passées  » , 
dit  Maddalo.  «  Chose  étrange  !  les  hommes  ne  changent 
pas.  Vous  avez  toujours  été,  au  milieu  du  troupeau  du 
Christ,  un  dangereux  infidèle,  un  loup  pour  les  doux 
agneaux.  Si  vous  ne  savez  i)as  nager,  défiez-vous  de  la 
Providence  !  »  Je  le  regardai  ;  mais  le  gai  sourire  s'était 
évanoui  dans  ses  yeux.  «  Et  telle  est,  sécria-t-il,  notre 
mortelle  humanité  !  Voilà  l'emblème  et  le  signe  de  ce 


376  OEUVRES   POÉTIQUES   DE    SHELLEY 

qui  devrait  être  éternel  et  divin  ;  et  comme  cette  cloche 
noire  et  lugubre,  l'Ame,  pendue  dans  une  tour  illuminée 
du  ciel,  doit  tinter  en  appelant  nos  pensées  et  nos  désirs 
à  se  rencontrer  au  fond  du  ca'ur  déchiré  et  à  prier.... 
comme  font  les  fous ,  pourquoi  ?  Ils  ne  le  savent  pas, 
jusquà  ce  que  la  nuit  de  la  mort,  comme  le  coucher  du 
soleil,  cette  étrange  vision,  sépai'e  notre  mémoire  d'elle- 
même,  et  nous-mêmes  de  tout  ce  que  nous  avons 
cherché,  pour  ne  trouver  que  la  déception  !  » 

Ce  fut  bien  le  sens  de  ce  qu'il  dit,  quoique  j'affaiblisse 
la  force  de  ses  expressions.  Cependant,  l'astre  élargi 
du  jour  s'était  enfoncé  derrière  la  montagne,  et  la  cloche 
noire  devint  invisible;  la  tour  rouge  parut  grise,  et  tout 
alentour,  «'glises,  bateaux  et  palais  semblèrent  se  con- 
fondre dans  le  crépuscule;  au  sein  de  la  mer  pourpre 
les  nuances  orangées  du  ciel  tombèrent  silencieuse- 
ment. Nous  parlâmes  à  peine,  et  bientôt  en  chemin  la 
gondole  me  déposa  à  mon  logis. 

Le  matin  suivant  fui  pluvieux,  froid  et  sombre.  Avant 
que  Maddalo  fût  levé,  j'allai  chez  lui,  et,  (oui  en  l'atten- 
dant, je  jouai  avec  son  enfant.  La  douce  natun;  n'a  jamais 
fait  de  plus  aimable  jouet;  un  être  sérieux,  subtil,  ca- 
pricieux et  cependant  charmant,  gracieux  sans  dessein 
et  imprévoyant;  avec  des  yeux....  Oh!  ne  parlons  pas  de 
ses  yeux!  (pii  semblent  des  nnroiis  jumeaux  du  ciel  de 
rilalie,  et  cependant  étinccllcnl  de  celle  exjiression 
profonde  que  nous  ne  voyons  que  dans  la  physionomie 
humaine.  Avec  moi  elle  était  comme  une  favorite  privi- 
legii'e;  j'avais  dorloté  ses  fins  et  faibles  membres,  quand 
pour  la  première  fois  elle  vint  dans  ce  glacial  monde  ; 
elle  sembla  reconnaître  à  la  seconde  vue  son  ancien  com- 
pagnon de  jeux,  moins  change  qu'elle  ne  l'était  par  six 


JULIEN    ET   MADDALO  377 

mois  de  séparation.  Car ,  après  que  sa  première  sau- 
vagerie se  fût  dissipée,  nous  nous  assîmes,  faisant 
rouler  des  boules  de  billard,  quand  le  eomte  entra. 

Les  saliilalions  laites  :  «  Les  paroles  que  vous  m'avez 
dites  hier  soir  ont  laissé  dans  mon  esprit  une  sombre  im- 
pression. Si  l'homme  étaitla  chose  passive  que  vous  dites, 
je  ne  venais  pas  grand  mal  dans  la  religion  et  les  vieux 
dictons  (quoique  je  ne  puisse  jamais  reconnaître  de 
pareilles  lois  de  plomb)  qui  ploient  sous  le  joug  une 
nature  ignorante;  j'ai  une  antre  foi.  »  Ainsi  je  parlai,  et 
comme  il  ne  répliquait  rien,  j'ajoutai  :  «  Voyez  cette 
charmante  enfant,  gaie,  innocenle  et  libre;  elle  passe 
d'heureux  instants  avec  peu  de  souci  ;  tandis  que  nous, 
nous  sommes  sujets  à  des  pensées  aussi  maladives  que 
celles  qui  vous  sont  venues  hier  soir.  C'est  notre 
volonté  qui  nous  enchaîne  ainsi  au  mal  consenti.  Nous 
pourrions  être  tout  autrement;  nous  pourrions  être  tout 
ce  que  nous  rêvons  d'être,  heureux,  élevés,  vraiment 
grands.  Oii  est  la  beauté,  l'amour,  la  vérité  que  nous 
cherchons,  sinon  dans  nos  propres  esprits?  Et,  si  nous 
n'étions  pas  faibles,  serions-nous  moindres  en  actions 
qu'en  désirs?  » 

«  Oui,  si  nous  n'étions  pas  faibles,  et  si  nous  n'as- 
pirions pas,  combien  vainement  !  à  être  forts,  »  dit  Mad- 
dalo  ;  «  vous  parlez  Utopie.  » 

«  Il  reste  à  savoir,  repris-je  alors,  et  l'on  peut  le  trouver 
en  l'essayant,  jusqu'à  quel  point  sont  fortes  les  chaînes 
qui  lient  nos  esprits  ;  peut-être  sont-elles  cassantes 
comme  du  verre.  Nous  sommes  assurés  que  parmi  les 
choses  qui  nous  dégradent  et  nous  écrasent,  beaucoup 
peuvent  être  vaincues  et  beaucoup  endurées.  Nous  savons 
que  nous  avons  sur  nous-mêmes  un  certain  pouvoir  pour 


378  OEUVRES   POÉTIQUES   DE    SHELLEY 

faire  ou  supporter...  quoi?  Nous  l'ignorons,  jusqu'à  ce 
que  nous  l'ayons  essayé  ;  mais  à  coup  sûr  quelque  chose 
de  plus  noble  que  de  vivre  et  de  mourii-.  Ainsi  l'ont 
enseigné  les  princes  de  lanlique  philosophie,  qui  ré- 
gnèrent avant  que  la  religion  eût  aveuglé  les  hommes  ; 
et  ceux  qui  souffrent  avec  leurs  frères  souffrants  sentent 
bien  que  leur  foi  est  une  Religion.  » 

«  Mon  cher  ami,  dit  Maddalo,  mon  jugement  ne  peut 
se  plier  à  votre  opinion,  quoique  je  pense  que  vous 
puissiez  appuyer  sur  ce  système  une  réfulation  serrée, 
et  la  pousser  aussi  loin  que  peuvent  aller  les  paroles. 
J'ai  connu  quelqu'un  comme  vous,  qui  vint  il  y  a  quelques 
mois  dans  cette  ville,  avec  qui  j'ai  eu  cette  même  discus- 
sion, —  et  maintenant  il  est  devenu  fou,  —  et  il  me  ré- 
pondait comme  vous,  le  pauvre  garçon  !  —  Mais,  si  vous 
le  désirez,  nous  ii'ons  le  visilei',  et  son  étrange  conver- 
sation vous  montrera  combien  sonl  vaines  ces  ambitieuses 
théories.  » 

«  J  espère  pouvoir  prouver  autrement  mon  induction, 
en  constatant  que  c'est  précisément  le  défaut  de  cette 
vraie  théorie,  cherchant  toujours  une  âme  d(>  bonté  dans 
les  choses  mauvaises  ou  en  soi-même  ou  dans  les  autres, 
qui  a  ainsi  déformé  son  être.  11  y  a  des  gens  fiers  de 
nature,  qui,  patients  pour  tout  le  reste,  ne  demandent 
(pi'à  aimer  et  à  être  aimés  avec  douceur;  sils  sont  mé- 
pi'isés,  qu'y  a-t-il  détonnant  s'ils  meurent  d<î  quehjue 
moi't  vivante?  Ce  n'est  pas  l'effet  de  la  destinée,  mais  lui 
mal  (l(''|)('ndant  «le  la  pi'opre  volonté  de  Ihoimne.  » 

Et  connue  je  pailais  ainsi,  les  serviteurs  annoncèrent 
la  gondole,  et  à  travers  la  pluie  battante  et  la  mer  pro- 
fondément secouée,  nous  voguâmes  vers  l'ile  où  se  trouve 
la  maison  des  fous.  Nous  descendîmes.  Des  battements 


JULIEN   ET   51ADD.VL0  379 

de  mains  torturées,  de  féroces  hurlements,  des  gémis- 
sements et  des  lamentations  déchirantes,  des  éclats  de 
rire  qui  eussent  été  une  plainte  s'ils  avaient  été  plus 
gais,  des  pleurs ,  des  cris  ,  des  imprécations ,  et  des 
prières  pleines  de  blasphèmes  nous  accueillirent.  Nous 
gravîmes  des  escaliers  fangeux  dans  une  vieille  cour. 
J'entendis  en  haut  des  fragments  de  la  plus  touchante 
mélodie;  mais  en  levant  les  yeux,  je  ne  vis  pas  le 
chanteur.  A  travers  les  noirs  barreaux,  dans  l'air  ora- 
geux, j'aperçus,  semblables  à  des  herbes  poussant  sur  un 
palais  en  ruines,  capricieusement  emportées  au  dehors 
et  flottantes,  les  longues  boucles  entremêlées  de  la  che- 
velure des  fous,  qui  soudainement  charmés  gardaient 
un  étrange  silence,  regardaient  au  dehors  et  soui'iaient, 
en  entendant  de  doux  sons.  Et  alors  : 

«  Il  me  semble,  dis-je,  qu'on  pouri-ait  les  guérir  à 
force  de  patience  et  de  bons  soins,  si  la  musique  peut 
ainsi  les  émouvoir.  Mais  quel  est  celui  que  nous  cher- 
chons? 

«  De  sa  triste  histoire,  je  ne  sais  que  ceci  » ,  dit  Mad- 
dalo.  «  Il  arriva  à  Venise  déjà  dans  l'abattement;  et  le 
bruit  public  disait  qu'il  était  riche,  ou  qu'il  l'avait  été. 
Quelques-uns  pensaient  que  la  perte  de  sa  fortune  lui 
avait  causé  un  violent  chagrin.  11  tenait  toujours  des  dis- 
cours semblables  à  ceux  que  vous  tenez,  mais  bien  plus 
tristes;  il  semblait  blessé,  en  homme  qui  souftVe  de  son 
propre  mal,  de  n'entendre  parler  que  de  l'oppression  du 
fort  ou  de  ces  absurdes  fourberies  (je  pense  avec  vous 
sous  certains  rapports,  vous  le  savez)  qui  font  triompher 
les  éminents  imposteurs  de  ce  monde,  en  bravant  l'im- 
punité. Il  avait  du  mérite,  le  pauvre  garçon,  mais  c'était 
un  humoriste  à  sa  façon.  » 


380  cm:uvkes  poétiques  de  siielley 

«  Hélas!  qu'est-ce  qui  l'a  rendu  fou?  » 

«  Je  ne  saurais  le  dire  ;  une  dame  vint  avec  lui  de 
France;  et  quand  elle  le  laissa  et  sen  retourna,  il  erra 
alors  à  travers  les  îles  solitaires  du  sable  désert  jusqu'à 
ce  qu'il  devînt  sauvage.  Il  n'avait  ni  feu  ni  lieu.  La  police 
l'avait  amené  ici;  une  fantaisie  le  prit,  et  il  ne  voulut  pas 
qu'on  le  transportât  ailleurs.  Alors  je  louai  pour  lui  ces 
chambres  du  côté  de  la  mer,  pour  satisfaire  son  caprice  ; 
je  lui  envoyai  des  bustes,  des  livres,  des  urnes  à  fleurs,  tout 
ce  qui  avait  eni])('lli  sa  vie  en  des  heures  heureuses,  et  des 
instruments  de  nuisique.  Je  fis  pour  lui,  vous  le  devinez, 
tout  ce  qu'un  étranger  pouvait  faire  pour  un  homme  si 
intéressant  et  si  malheureux;  c'est  lui  qui  fait  entendre 
ces  doux  accords  qui  charment  le  poids  des  chaînes  de 
ces  fous,  et  changent  cet  enfer  en  un  ciel  de  silence 
sacré,  qui  se  tait  pour  écouter.   » 

«  C'était  en  elfet  pure  bonté  de  votre  part  —  il  n'y 
avait  aucun  droit,  connue  dit  le  monde.  » 

«  Aucun,  si  ce  n'est  celui  que  je  pourrais  revendiquer 
de  toute  l'espèce  humaine,  si  jetais,  comme  lui,  tombé 
dans  une  profonde  infortune. — Sa  méloilicî  est  maintenant 
interrompue,  el  nous  entendons  reconnnenccM'  le  vacarme 
des  fous  el  leui-  concert  de  ci'is.  Allons  maintenant  le 
voir;  quand  il  a  fini  ses  accoids,  il  rentre  toujours  en 
conversation  avec  lui-même;  il  ne  voit  et  n'entend  plus 
rien,  » 

Cet  entretien  teiinini',  nous  ajipelàmes  h»  gardien,  qui 
nous  conduisit  à  un  ap|)ar(emenl  donnant  sur  hi  mer.  Là 
le  i)auvre  maliieureux  était  higubi'cment  assis  près  d'un 
piano,  ses  pâles  doigts  entrelacés  l'un  dans  l'autre.  Le 
suintement  et  lèvent  s'engou  liraient  à  ti  avers  un  châssis 
ouvert,    soulevaient    sa   chevelure,    et    l'eloilaient  d'un 


JULIEN    ET   MADDALO  381 

embrun  saumâtre.  Sa  ivle  était  penclKk'  sur  un  livre  de 
musique  ;  il  marmotlait  quelque  chose  et  ses  membres 
maigres  tremblaient.  Ses  lèvres,  dune  nuance  trop 
belle  pour  indiquer  la  santé,  étaient  pressées  contre 
une  feuille  pliée,  et  quand  elles  la  quittaient,  le  chagrin 
souriait  dans  leurs  mouvements.  Comme  quelqu'un  qui 
a  soulevé  du  fond  de  son  propre  cœur  brûlant  1  élo- 
quence de  la  passion,  bientôt  il  leva  sa  douce  et  triste 
face,  et  ses  yeux  brillants  et  vitreux,  il  se  mit  à  parler  — 
tantôt  semblable  à  un  homme  (pii  a  écrit,  et  s'est  ima- 
giné que  ses  paroles,  envoyées  à  des  tei-res  lointaines, 
pourraient  émouvoir  un  cœur  qui  ny  pensait  pas  ; 
tantôt,  comme  sil  s'adressait  à  quelqu'un,  pour  lui 
reprocher  des  actions  à  jamais  ii'réparables,  avec  une 
étonnante  pitié  de  lui-même.  Alors  son  discours  se 
perdait  dans  le  chagrin,  et  les  mots  arrivaient  séparé- 
ment, sans  modulation,  froids,  sans  expression;  seule- 
ment à  un  accent  discordant  vous  jDouviez  deviner  que 
c'était  le  désespoir  qui  les  rendait  si  uniformes.  Et  tout 
le  temps  que  l'ouragan  furieux  et  reteiuissant  siffla  à 
travers  la  fenêtre,  nous  restâmes  debout  derrière  lui, 
dérobant  ses  accents  au  vent  jaloux  sans  être  vus.  Je  me 
souviens  cependant  des  paroles  qu'il  prononça  distinc- 
tement, tant  elles  firent  d'impression  sur  moi. 

«  Mois  après  mois,  criait-il,  porter  ce  fardeau!  Et 
comme  une  haridelle  harcelée  par  le  fouet  et  l'aiguillon, 
traîner  la  vie,  qui,  comme  une  pesante  chauie,  s'allonge 
par  derrière  de  mille  chaînons  de  douleurs!  Et  ne  pas 
parler  de  mon  chagrin!  Oh!  ne  pas  oser  donner  une 
voix  humaine  à  mon  désespoir  !  Mais  vivre,  me  mouvoir, 
et,  chose  misérable!  sourire,  comme  si  jamais  je  ne 
m'étais  mis  à  l'écart  pour  gémir!...  et  porter  ce  masque 


382  OEUVRES   POÉTIQUES    DE    SHELLEY 

de  fausseté  même  pour  ceux  qui  me  sont  le  plus  chers, 
sans  y  trouver  mon  propre  repos  !  — Hélas  !  aucun  mépris, 
au''unc  peine,  aucune  haine  ne  pourrait  être  aussi 
pesante  que  ce  mensonger  Test  pour  moi  ;— mais  ce  que  je 
puis  moins  supporter  encore,  ce  sont  des  visages  trop 
altérés,  des  embrassements  trop  artificiels  et  trop  froids, 
trop  de  misère,  de  désappointement  et  de  méfiance,  pour 
que  je  puisse  men  reconnaître  le  père....  Oh!  pourquoi 
la  poussière  maintenant  ne  recouvre-t-elle  pas  mon 
corps  !  Pourquoi  la  vie  n'a-t-ellc  pas  cessé  de  travailler 
dans  mon  cerveau  !  Car  alors  ces  jiensées  se  seraienl  enfin 
enfuies;  il  n'est  pas  à  craindre  quune  telle  angoisse 
puisse  tourmenter  les  morts. 

ï  Quel  Pouvoir  se  complaît  à  nous  torturer?  Je  sais 
que  je  ne  dois  pas  entièrement  à  moi-même  ce  que  je 
soull're  maintenant,  quoique  je  puisse  me  latti'ibuer  en 
partie.  Hélas!  personne  n'a  semé  de  douces  fleurs  sur  le 
chemin,  où  eriant  élourdiment  jai  rencontié  la  pâle 
Peine,  mon  ombre,  qui  ne  me  lâchera  plus. — Si  jai  erré, 
je  n'ai  pas  trouve'^  la  joie  dans  Terreur,  mais  la  peine, 
linsulte,  l'inquiétude  et  la  terreur.  Je  n'ai  pas,  comme 
quekpuîs-uns,  acheté  la  pénitence  avec  le  plaisii"  et  une 
offense  noire  et  c<'pendant  douce;  car  alors,  si  l'amour, 
la  tendresse  et  la  vérité  avaient  survécu  à  la  jeunesse 
momeiUaiiée  de  l'espérance,  ma  croyan<'e  m'aurait  ra- 
cheté du  repentir.  3lais  un  détestable  mépris  et  un  ou- 
trage implacable  renconli'èrent  l'amour,  excité  par  de 
bien  autres  seudjlants,  jiLS<|u'à  ce  (|uc  le  déjioiu'menl 
s'accomplit...  Connue  dun  rêve  de  très  douce  paix,  je 
me  suis  réveillé,  et  jai  vu  mon  clat  l<'l  qu'il  est!... 

«  0  toi,  compagne  de  mon  âme!  toi  cpii,  conqtatis- 
sante  et  sage  connue  lu  l'es,  aurais  pili»*  de  moi  de  les 


JULIEN   ET   MADDALO  383 

ti  (''S  doux  yeux,  si  tu  pouvais  lire  ces  tristes  lignes  ;  mes 
secrets  gémissements  ne  doivent  jamais  être  entendus  de 
toi;  tu  pleurerais  des  larmes  amères  comme  du  sang,  si 
tu  connaissais  le  malheur  incommunicable  de  lami  que 
lu  as  perdu. 

Vous,  rares  amis,  dont  l'amitié  a  paré  ma  vie,  je  ne 
veux  point  dégrader  ce  nom,  en  imposant  à  vos  cœnrs 
le  secret  fardeau  qui  écrase  le  mien  et  le  réduit  en 
poussière.  Il  y  a  un  chemin  qui  mène  à  la  paix,  et  ce 
chemin  est  la  vérité  que  vous  suivez!  lamour  quel- 
quefois en  égarant  mène  à  la  misère.  —  N'allez  pas 
penser  cependant  que  tout  subjugué  que  je  suis  (et  je 
puis  bien  dire  que  je  suis  subjugué)  le  plein  enfer  puisse 
infecter  en  moi  de  son  inquiétude  le  sein  sans  tache 
de  la  sainte  Nature  ;  comme  des  êtres  pervertis  songent 
à  trouver  dans  le  mépris  ou  la  haine  un  remède  pour 
l'esprit  que  le  mépris  ou  la  haine  a  blessé.  Vain  espoir  ! 
Le  poignard  ne  cicatrise  pas;  mais  il  peut  déchirer  de 
nouveau.  Soyez  bien  persuadés  que  je  suis  toujours  le 
même  en  croyance  comme  en  fermeté,  et  ce  qui  peut  dom- 
pter mon  cœur  doit  laisser  rentendemenl  libre,  ou  tout 
disparaîtrait  à  la  fois  dans  cette  cuisante  agonie. — N'allez 
pas  rêver  que  je  veux  joindre  ma  voix  à  celle  du  vulgaire, 
ou  de  mon  silence  simctionner  la  tyrannie;  ou  chercher 
contre  ma  douleur  un  refuge  d'un  moment  dans  quelque 
folie  que  le  monde  appelle  gain,  dans  l'ambition,  la 
revanche,  ou  des  pensées  aussi  cruelles  que  celles  qui 
m'ont  fait  ce  que  je  suis;  ou  me  tourner  du  côté  de  l'a- 
varice, de  la  misanthropie  ou  de  la  débauche...  Entasse 
bientôt  sur  moi.  ô  tombe,  ta  poussière  bienvenue!  En 
attendant,  le  cachot  peut  demander  sa  proie  ;  la  Pauvreté 
et  la  Honte  peuvent  se  rencontrer  et  dire,  en  s'arrètant 


384  OEUVRES   POÉTIQUES   DE    SIIELLEY 

près  de  moi  sur  la  voie  publique  :  ce  jeune  homme  dé- 
voué à  l'amour  nous  appartient  ;  asseyons-nous 
près  de  lui;  il  peut  vivre  encore  six  mois.  Ou  bien 
le  rouge  écliafaud,  tel  que  l'élève  notre  pays,  peut 
demander  une  victime;  volontaire  ;  ou  bien,  vous,  mes 
amis,  vous  pouvez  tomber  sous  le  coup  de  quelque 
chagrin,  que  ce  cœur  ou  celte  main  peut  partager,  ou 
vaincre,  ou  détourner.  Je  suis  prêt,  et  en  vérité  sans 
orgueilleuse  joie,  à  foire  ou  à  souHrir  quelque  chose; 
comme  au  temps  où,  enfant,  je  dévouais  à  la  justice  et 
à  l'amour  ma  nature,  maintenant  flétrie. 

«  Je  dois  tirer  un  voile  de  devant  mon  esprit  od'usqué. 
Le  voilà  tiré  !  0  toi  qui  es  paie  comme  la  fiancée  prédes- 
tinée de  la  Mort,  toi,  moquerie,  assise  à  mon  côté,  ne 
suis-je  pas  livide  comme  toi?  A  lappel  du  tombeau  je 
me  hâte,  invité  à  ton  bal  nuptial,  pour  saluer  l'amant 
spectral  pour  lequel  tu  mas  abandonné,  et  fait  de  la 
tombe  ton  lit  nuptial.  Mais  moi,  près  de  vos  pieds  je 
m'étendrai,  et  vous  veillerai  de  mon  suaire...  tout  à  fait 
éveillé  bien  que  mort!...  lleste  encore,  oh  reste!  Ne 
t'en  vas  pas  si  tôt!...  Je  ne  sais  ce  que  je  dis...  Ecoute 
seulement  mes  raisons  !...  Je  suis  fou,  j'en  ai  peur,  mon 
imagination  est  excédée  !...  Tu  n'es  pas  ici  !  Tu  es  pâle, 
c'est  très  vrai...  3Iais  lu  es  partie...  Ton  œuvre  est 
terminée  ;  me  voilà  seul,  abandonné  !... 

«  N'était-ce  pas  moi  qui  le  réchaulfais  sur  ce  sein, 
que,  semblable  à  un  serpent ,  tu  as  empoisonné  en 
paiement  de  la  chaleur  quil  te  pièlait?  Ne  m'as-tu  pas 
cherché  pour  la  propre  satisfaction  ?  Ton  amour  na-t-il 
pas  éveillé  le  mien  ?  Je  pensais  que  tu  étais  véritable- 
ment celle  qui  disait  :  Vous  ne  me  donnez  pas  toujours 
des  baisers  ;  j'ai  peur  (pie  maintenant  vous  ne  m'aimiez 


JULIEN    ET   MADDALO  385 

plus...  En  véiiti',  jaimais  jusqu'à  ma  propre  destruction 
celle  qui  voudrait  bien  oublier  ces  paroles...  Mais  elles 
s'attachent  à  mon  esprit,  et  ne  peuvent  s'en  aller... 

«  Vous  dites  que  je  suis  oi'gueilleux  ;  que,  quand  je 
parle,  ma  lèvre  est  torturée  des  maux  qui  brisent  les- 
prit  quelle  interprète...  Personne  jamais  ne  s'est  publi- 
quement humilié  connue  je  lai  fait.  Même  le  ver  sur 
lequel  nous  marchons  instinctivement  se  retourne, 
quoiqu'il  nait  pas  blessé...  puis  la  tète  prosternée  il 
tombe  dans  la  poussière,  se  tord  comme  moi,  et  meurt  ! 
Xon,  il  subit  une  mort  vivante  d'agonies  !  Pendant  que 
les  ombres  lentes  de  l'hei'be  qui  pointe  marquent  les 
périodes  éternelles,  ses  tortures  passent,  lentes,  toujours 
mobiles,  faisant  de  chaque  moment,  comme  me  semblent 
les  miens,  une  immortaUté  !... 

«  Vous  dites  que  vous  ne  m'avez  jamais  vu  !  que  vous 
n'avez  jamais  entendu  ma  voix  !  Et  bien  plus,  que  vous 
n'avez  jamais  enduré  la  profonde  souillure  de  mon 
enibrassement  détesté:...  que  vos  yeux  n'ont  jamais 
menti  l'amour  à  ma  face!...  que,  comme  un  moine 
maniaque,  j'ai  arraché  les  nerfs  de  l'humanité  de  leur 
racine  saignante  avec  mes  propres  doigts  tremblants, 
si  bien  que  jamais  nos  cœurs  ne  se  sont  un  instant  con- 
fondus pour  se  désunir  dans  l'horreur  !...  Et  ces  malédic- 
tions ne  furent  pas  pour  toi  comme  ces  pensées  réprou- 
vées et  hideuses  qui  voltigent  à  travers  nos  rêveries, 
mais  qui  ne  peuvent  s'arrêter  dans  un  pur  et  noble 
esprit  ;  tu  les  a  scellées  de  bien  des  paroles  nues  et 
grossières,  et  tu  as  cautérisé  ma  mémoire  sur  elles  —  car 
je  les  ai  entendues,  je  ne  puis  les  oublier,  —  ces  malé- 
dictions ont  été  articulées  l'une  après  l'autre  !  Mélange- 
les  dans  une  coupe  comme  des  poisons  qui  se  détruisent 

22 


386  œuvRES  poétiques  de  shelley 

eux-mêmes,  et  elles  feront  une  bénédiction  que  tu  n"as 
jamais  prononcée  sur  moi...  la  Mort  !... 

«  C'eût  été  un  cruel  châtiment  pour  un  homme  très 
cruel,  si  un  tel  homme  peut  aimer,  de  faire  de  cet 
amour  le  combustible  de  l'enfer  de  l'esprit  :  haine, 
mépris,  remords,  désespoir  !  Mais  moi,  dont  une  larme 
d'étranger  pourrait  user  le  cœur  comme  les  gouttes 
d'eau  la  pierre  de  la  fontaine  sablonneuse  ;  moi,  qui 
aimais  et  prenais  en  pitié  toutes  choses,  qui  pouvais 
gémir  sur  des  malheurs  que  d'autres  ne  soupçonnent 
pas,  qui  pouvais  voir  l'absent  avec  le  regard  de 
l'imagination,  m'asseoir  et  pleurer  avec  le  pauvre  et 
l'opprimé,  suivant  le  prisonnier  à  son  cachot  profond  ; 
moi,  qui  suis  comme  un  nerl'  que  font  vibrer  les  oppres- 
sions de  cette  terre  que  les  autres  ne  ressentent  pas  ; 
moi,  qui  étais  pour  toi  la  flamme  sur  ton  foyer,  quand 
autour  de  toi  tout  était  froid  ;  «-'est  sur  moi  que  tu 
devais  faire  pleuvoir  ces  tourments  d'une  agonie  dessé- 
chante !  De  telles  malédictions  devaient  sortir  de  lèvres 
assez  éloquentes  naguère  pour  faire  un  éloge  trop  par- 
tial de  l'amour?  iju'il  ne  se  laisse  pas  décourager, 
c«'lui  qui  rêve  pour  l'avenir  des  actions  trop  teiribles 
pour  être  nommées,  s'il  cherche  un  exemple  (jui  les 
autoi'ise  !  Car  tu  me  i-egardais  ainsi  et  ainsi...  tu  me 
parlais  ainsi  et  ainsi...  Je  vis  pour  montrer  ce  qu'un 
homme  peut  supporter,  sans  mourir  !... 

«  Tu  diras,  avec  la  gj'imace  de  la  haine,  combien  ce 
fut  chose  horribh'  pour  toi  de  l'euconlrei'  mon  amotu', 
quand  le  lien  s'ailail)lil  ;  tu  (■('•lounci'as  (|ue  j'aie  jamais 
pu  songer  à  faire  servir  de  pareils  trails  à  l'œuvre  de 
l'amour...  Ce  reprociu*,  quoique  vrai  (<'t  en  V(''rilé  la 
Nature  ne  m'a  pas  trop  gât(''  poui'  le  teint  ou  les  formes) 


JLLIEN    ET    MADDALO  387 

ne  peut  te  servir  de  défense  ;  car  depuis  que  ta  lèvre  a 
rencontré  pour  la  première  fois  la  mienne,  il  y  a  déjà 
de  longues  années,  depuis  que  ton  œil  a  allumé  un  doux 
feu  dans  le  mien,  je  n"ai  pas  démérité  ;  ni  mon  esprit, 
ni  mon  corps,  rien  n'a  changé  en  moi,  seulement 
l'amour  change  ce  qu'il  n'aime  plus,  après  de  longues 
années  et  de  nombreuses  e?ipériences... 

«  Que  vaines  sont  les  paroles  !  Je  ne  songeais  jamais 
à  parler  encore,  pas  même  en  secret,  pas  même  à  mon 
propre  ca'ur  !...  mais  de  mes  lèvres  des  accents  invo- 
lontaires séchtippent,  et  de  ma  plume  les  mots  coulent... 
pendant  que  j'écris,  mes  yeux  éblouis  par  des  larmes 
brûlantes.  Ma  vue  s'obscurcit  de  voir  ces  vains  carac- 
tères sur  cette  ftniille  insensible  qui  brûle  la  cervelle  et 
la  ronge  intérieui'ement,  barbouillant  toutes  les  choses 
belles  et  sages  et  bonnes  que  le  temps  y  a  écrites. 

«  Ceux  qui  infligent  doivent  souffrir;  car  ils  voient 
l'œuvre  de  leurs  propres  cœurs,  et  c'est  ce  qui  doit  être 
notre  châtiment  ou  notre  récompense.  —  0  enfant  !  je 
voudrais  que  la  tienne  pût  être  plus  clémente  pour 
l'amour  de  nos  deux  êtres  infortunés,  pour  l'amour  de 
toi  surtout,  qui  sens  déjà  tout  ce  que  tu  as  perdu,  sans 
pouvoir  désirer  de  le  recouvrer  encore.  Et,  pendant  que 
les  lentes  années  passent,  funèbre  cortège,  chacune 
accompagnée  du  fantôme  de  quelque  espérance  ou  de 
quelque  ami  perdu  qui  la  suit  comme  son  ombre,  n'age- 
nouilleras-tu aucune  pensée  sur  ma  mémoire  morte?... 

«  Hélas,  mon  amour  !  n'aie  pas  peur  de  moi,  contre 
toi  je  ne  voudiais  pas  remuer  un  doigt  de  dépit.  Si  je 
vis,  n'est-ce  pas  pour  t'épargner  une  cause  plus  amère 
de  pleurs  ?  Je  te  donne  des  larmes  pour  du  mépris,  et 
de  l'amour  pour  de  la  haine  ;  et  pour  que  ton  sort  soit 


388  OEUVRES    POÉTIQUES   DE    SHELLEY 

moins  désolé  que  celui  que  tu  foules  aux  pieds,  j'écarte 
ce  doux  sommeil  qui  guérit  toute  peine.  Alors,  quand 
tu  parleras  de  moi,  ne  dis  jamais  :  il  ne  pourrait  par- 
donner... Ici,  j'ai  dépouillé  toute  passion  humaine,  toute 
vengeance,  tout  orgueil  ;  je  ne  pense,  ne  dis,  ne  fais 
rien  de  mal  ;  je  ne  veux  (jue  cacher  sous  ces  paroles, 
comme  sous  des  cendres,  la  dernière  étincelle  du  feu  qui 
m'a  consumé.  —  Brusque  et  sombre,  le  tombeau  s'ouvre 
béant  devant  moi  !...  de  même  que  sa  voûte  doit  recouvrir 
mes  membres  par  dessus  et  par  dessous  de  poussière 
et  de  vers,  qn'ainsi  TOubli  ensevelisse  ce  chagi'in...  L'air 
étoulfe  mes  accents,  connue  le  désespoir  étoulfe  mon 
cœur...  que  ht  mort  étoulfe  le  désespoir  !  » 

Il  se  tut  et  resta  penché  quelque  temps  ;  puis,  se 
levant  avec  un  mélancolique  sourire,  il  s'approcha  dun 
sofa,  s'y  coucha,  et  dormit  un  lourd  sommeil  ;  et  dans 
ses  rêves  il  pleurait  et  murmurait  quelque  nom  familier, 
et  nous  phHU'àmes  sans  honte  avec  lui.  Je  crois  que  je 
n'ai  jamais  été  si  fortement  impressionné  ;  Ihomme  qui 
ne  l'eût  pas  été,  il  lui  eût  manqué  une  fibre  de  l'hu- 
maine nature. 

Nous  ne  restâmes  pas  plus  longtenq)s,  notre  discus- 
sion était  tout  à  fait  oul)li(''»\  Nous  appelâmes  les  servi- 
teurs, et  allâmes  diner  chez  Maddalo.  Ni  chère  ni  vin 
ne  purent  exciter  nos  espi'ils  ;  nous  causâmes  de  lui, 
sans  pouvoir  i)arler  d'autre  chose,  juscju'à  ce  que  la 
lumière  du  jour  obscurcît  les  étoiles.  Nons  tombâmes 
d'accord  que  son  mal  était  un  mal  terrible ,  inexpri- 
mable, audacieusemenl tramé  contre  Ini  par  un  amibien 
cher  ;  qiu'hpie  mortelle  déception  d'amour  di;  la  j)art 
d'une  personne  engagée  \r,\v  les  plus  profonds  serments 
(déception   «ju'il   n'avait  pas   rêvée);   ])onr   l'amoiu"   de 


JULIEN    ET    MADDALO  389 

cette  femme,  il  semblait  qu'il  eût  imposé  la  flétrissure 
du  mensonge  à  son  esprit,  qui  ne  fleurissait  que  dans  la 
lumiôre  delà  vérilé  qui  voit  tout;  et  après  avoir  imprimé 
ce  chancre  sur  sa  jeunesse,  elle  l'avait  abandonné.  Nous 
ne  pouvions  imaginer  un  malheur  plus  grand  que  le 
sien...  Il  avait  eu  autrefois  amis  et  fortune  en  abondance, 
autant  que  nous  pouvions  le  conjecturer  à  sa  tenue 
soignée  et  à  ses  manières  de  gentilhomme.  Tout  cela 
maintenant  était  perdu;  c'était  encore,  à  vrai  dire,  un 
chagrin  d'avoir  échangé  contre  un  faible  roseau  tout  ce 
qui  pouvait  embellir  la  vie  d'un  tel  homme. 

Cependant  les  couleurs  de  son  esprit  ne  semblaient 
nullement  altérées  ;  le  bizarre  langage  de  son  chagrin 
était  élevé,  et  tel  qu'il  ne  lui  manquait  que  la  mesure 
pour  être  de  la  poésie.  Je  me  souviens  d'une  remarque 
que  fit  alors  Maddalo,  il  dit  :  «  Les  plus  misérables  des 
hommes  sont  comme  bercés  dans  la  poésie  par  le  mal- 
heur ;  ils  apprennent  en  soulTrant  ce  qu'ils  enseignent 
en  chantant.  » 

Si  j'avais  été  un  homme  inconstant,  à  partir  de  cette 
heure,  j'aurais  formé  quelque  plan  pour  ne  plus  quitter 
la  douce  Venise.  Car  pour  moi  c'était  une  volupté  d'aller 
à  cheval  le  long  de  la  mer  solitaire.  Et  puis  la  ville  est 
silencieuse  ;...  on  peut  écrire  ou  lire  en  gondole,  de 
jour  ou  de  nuit,  avec  sa  petite  lampe  de  cuivre  allumée, 
sans  être  vu  ni  interrompu.  11  y  a  là  des  Uvres,  des 
peintures,  et  puis  ces  belles  statues  qui  sont  les  sœurs 
jumelles  de  la  poésie,  tout  ce  que  nous  cherchons  dans 
les  villes,  au  risque  d'oublier  la  verte  campagne.  Je 
pouvais  m'installer  dans  le  grand  palais  de  Maddalo  ; 
son  esprit  et  son  ingénieuse  conversation  auraient 
enchanté  les  nuits  d'hiver,  et  m'auraient  révélé  à  moi- 

22* 


390  OEUVRES   POÉTIQUES   DE    SHELLEY 

même  ;  et  la  lumière  du  foyer  aurait  illuminé  nos 
visages,  jusqu'à  ce  que  le  jour  parût  et  me  surprît  tout 
étonné  d'être  encore  là.  Mais  j'avais  aussi  des  amis  à 
Londres.  Ce  qui  m'attachait  surtout  à  Venise,  c'était  le 
désir  de  trouver  un  soulagement  à  cette  profonde  ten- 
dresse que  le  fou  avait  excitée  en  moi.  C'était  peut-être 
une  vaine  pensée,  mais  je  m'imaginais  que  si  jour  par 
jour  je  l'observais  assidûment  sans  le  perdre  de  vue ,  si 
j'étudiais  tous  les  battements  de  son  cœur  avec  ce  zèle 
que  mettent  les  hommes  à  étudier  quelque  art  obstiné 
pour  leur  propre  bien,  et  si  je  parvenais,  à  force  de 
patience,  à  trouver  une  issue  dans  les  cavernes  de  son 
esprit,  je  pourrais  peut-être  le  tirer  de  son  état  téné- 
breux. En  fait  d'amitiés  j'avais  été  très  heureux  ;  et 
cependant  je  ne  vis  jamais  personne  que  j'aurais  plus 
volontiers  aimé  à  appeler  mon  ami.  Cette  pensée  n'eut 
aucune  suite.  De  tels  rêves  de  bien  sans  fondement  vont 
et  viennent,  dans  la  foule  ou  la  solitude,  et  ne  laissent 
aucune  trace  ;  mais  ce  dessein  laissa  pendant  de  longues 
années  son  impression  dans  mon  esprit.  Le  lendemain 
matin,  pressé  par  mes  afl'aires,  je  quittai  la  brillante 
Venise. 

Après  bien  des  années  et  bien  des  changements  j'y 
retournai.  Le  nom  de  Venise  et  son  aspect  étaient  les 
mêmes.  IMais  Maddalo  voyageait  au  loin,  dans  les  mon- 
tagnes de  l'Arménie.  Son  chien  était  mort  ;  sa  lille  était 
maintenant  devenue  une  femme,  telle  que  mon  destin  a 
été  d'en  rencontrer  peu  ;  une  merveille  de  cette  terre  où 
il  y  a  si  peu  de  mérite  li'anscendant,  uuc  viaie  fenmie 
de  Shakespeare.  Elle  reçut  l'ami  de  son  père  avec  bonté 
et  une  grâce  plus  que  courtoise  ;  et  quand  je  lui  demandai 
des  nouvelles  du  maniaque  abandonné,  elle  interrogea 


JULIEN   ET   MADDALO  391 

sa  mémoire  et  me  raconta,  telle  qu'elle  lavait  entendue, 
cette  lugubre  histoire  :  «  la  santé  de  ce  pauvre  malheu- 
reux avait  commencé  à  faiblir  deux  ans  après  mon 
départ  ;  alors,  la  dame  qui  lavait  laissé  revint.  Elle 
avait  eu  l'air  impérieux  ;  mais  maintenant  ses  regards 
s'étaient  adoucis  ;  peut-être  le  remords  l'avait  abattue.  A 
son  arrivée  il  se  trouva  mieux  ;  et  ils  restèrent  ensemble 
chez  mon  père  (je  jouais,  il  m'en  souvient,  avec  le 
châle  de  la  dame  ;  je  pouvais  avoir  six  ans)  ;  Mais  enfin, 
elle  le  laissa.  » 

—  «  Quoi  !  son  cœur  a  pu  être  si  dur  !  Comment 
cela  finit-il  ?  » 

—  «  N'était-ce  pas  assez  ?  Ils  se  rencontrèrent,  ils  se 
séparèrent.  » 

—  «  Enfant,  est-ce  tout  ?  » 

—  <i  Dans  cet  intervalle,  on  sut  à  peu  près  par  la 
presse  comment  ils  sétaient  rencontrés  et  pourquoi  ils 
s'étaient  séparés.  Mais  si  tes  yeux  vieillis  ne  veulent  pas 
mouiller  ces  joues  ridées  des  larmes  que  fait  couler  le 
souvenir  de  la  jeunesse,  ne  m'en  demande  pas  davan- 
tage ;  laissons  les  années  silencieuses  se  fermer  et  se 
sceller  sur  leur  mémoire,  comme  le  marbre  muet  où 
gisent  leurs  cadavres.  » 

Je  la  pressai  et  la  questionnai  encore.  Elle  me  dit 
comment  tout  était  arrivé...  Mais  le  monde  froid  ne  le 
saura  pas. 


APPENDICE 


NOTE    DE    L  AVERTISSEMENT 

Pour  quelques  parties  de  l'œuvre  de  Shelley,  le  chemin 
nous  était  fraye  par  d'excellents  essais  de  traduction,  tels 
que  ceux  de  M'"«  Tola  Dorian  pour  les  Cenci  et  ['Hellas,  de 
M.  Sarrazin  pour  VAlastor,  de  F.  V.  Hugo  jiour  quelques 
fragments  de  la  Reine  Mab,  de  M.  Maurice  Boucher  pour  un 
assez  grand  nombre  de  poésies  détachées.  Tout  en  cher- 
chant à  lutter  avec  ces  traductions  de  fidélité  et  d'exacti- 
tude, nous  n'avons  pas  alTeclé  de  nous  en  écarter  là  où  il 
nous  semblait  qu'il  n'était  ()as  possible  de  faire  autrement, 
ni  d'éviter  des  rencontres  matériellement  commandées  par 
les  exigences  d'une  traduction  à  peu  près  littérale,  la  seule 
qui  puisse  avoir  quelque  mérite,  quand  il  s'agit  d'un  poète 
aussi  hardi,  aussi  original,  aussi  subtil  que  Shelley. 

II 

Nous  donnons  ici  la  traduction  des  principales  variantes  intro- 
duites far  Shelley  dans  le  poème  qu'il  a  tiré  d^ /a  rkine  mab, 
intitulé:  le  démon  du  monde. 

Page  13  :  Le  Squelette  au  sceptre  de  fer,  qui  règne  sur 
les  sépulcres  infects,  a-t-il  pu,  aux  chiens  de  l'enfer  cou- 
chés sous  son  trône,  jeter  une  si  belle  proie? 

îbid.  :  Ou  bien  est-ce  que  les  Sommeils  aux  ailes  de  duvet 
ont  charmé  leur  nourrice  Silence  près  de  ses  paupières 
pour  veiller  sur  leur  repos?  Iront-ils,  quand  le  rayon  du 
matin   coulera   à   travers   ces   deux  sources  de   lumière, 


394  APPENDICE 

chercher  h)in  du  bruit  et  du  jour  quehjue  caverne  occiden- 
tale, où  les  bois  et  les  courants  tissent  avec  les  douces  et 
calmes  brises  un  berçant  murmure  ? 

Non,  lanthe  ne  dort  pas  le  sommeil  sans  rêve  de  la  mort; 
et  dans  sa  chambre  éclairée  par  la  lune,  Henri  n'écoute  pas 
en  silence  palpiter  son  pouls  régulier,  ne  regarde  pas  se 
succéder  sur  sa  joue  délicate  les  reflets  nuancés  de  la 
large  lune,  n'endure  pas  les  fatigues  d'une  nuit  de  veille, 
sans  une  récompense  assurée... 

Ecoutez!  Doù  vient  ce  son  retentissant?  Il  est  comme 
le  concert  prodigieux  qui  se  fait  entendre  autour  d'une 
ruine  solitaire,  quand  les  vents  d'est  soupirent  et  que  les 
vagues  du  soir  répondent  en  chuchotements  du  rivage;  il 
est  plus  étrange  que  les  notes  sans  mesure  que  des  lyres 
invisibles  des  vallées  et  des  bocages  tirent  les  génies  des 
brises.  Flottant  sur  des  vagues  de  musique  et  de  lumière, 
le  char  du  Démon  du  Monde  descend  dans  son  silencieux 
pouvoir  ;  sa  fo'rme  repose  à  l'intérieur,  légère  comme  un 
nuage  qui  ne  retient  «|ue  la  plus  pâle  teinte  du  jour  (|uand 
le  soir  cèdcï  à  la  nuit,  biillanle  comme  cette  trame  fibreuse, 
quand  les  étoiles  revêtent  leur  robe  éphémère.  Quatre 
ombres  sans  forme  ,  brillantes  et  belles,  tirent  cet  étrange 
char  de  gloire  ;  des  rênes  de  lumière  répriment  leur  célé- 
rité qui  nesl  pas  de  la  terre;  elles  s'arrêtent  et  replient 
leurs  ailes  d'air  tressé;  le  Démon  se  pciicliant  sur  son 
char  éthéré  regardait  la  vierge  assoupie.  Œil  humain  n'a 
jamais  vu  forme  aussi  Atntastique,  aussi  brillante,  aussi 
belle  que  celle  qui,  sur  le  sommeil  enchanté  de  la  vierge 
agitant  une  baguette  étoilée ,  était  suspendue  comme  une 
buée  de  lumièi-e.  Puis  des  sons,  comme  la  respiration  des 
brises  odorantes  au  réveil  du  printemps,  s'élevèrent  tout 
autour,  remplissant  la  chambre  cl  le  ciel  éclairé  par  la 
lune. 

«  Vierge,  l'esprit  le  plus  sublime  'du  monde  sous  l'ombre 
de  ses  ailes  envelo|)pe  tout  ce  (|ue  la  mémoii-e  doit  con- 
server de  la  ruine  des  plus  divines  choses,  sentiments  qui 
te  leurrent  pour  te  trahir,  et  lueurs  de  pensées  qui  s'éva- 
nouissent. 


APPENDICE  395 

«  Car  tu  asoblenu  une  puissante  Aiveur  :  los  vérités  que 
les  plus  sages  poètes  ne  voient  qu'obscurément,  ton  esprit 
peut  les  laire  siennes,  reconnaissant  sa  propre  majesté, 
admis  à  létal  plus  divin  d'une  solitude  oublieuse  d'elle- 
même. 

«  Tu  méprises  la  Coutume,  et  la  Foi,  et  la  Force;  ton 
coeur  est  libre  et  de  haine  et  de  crainte  ;  lu  brûles  ardente 
et  pure  comme  le  jour;  lu  es  pour  la  sombre  el  froide  mor- 
talité une  lumière  vivante,  pour  la  réjouir  longtemps,  au 
milieu  des  feux  de  bivouac  du  monde. 

«  Du  sanctuaire  intime  de  la  nature,  où  dieux  el  démons 
s'inclinent  el  adorent,  Esprit  de  majesté,  que  ce  soit  donc 
ton  rôle  de  saisir  la  flamme,  de  déchirer  le  voile  où  le 
vaste  serpent  Eternité  est  pour  toujours  couché  dans  son 
sommeil  enchanté. 

«  Que  tout  ce  qui  inspire  ta  voix  d'amour,  ou  parle  dans 
les  yeux  toujours  ouverts,  ou  à  travers  ton  organisme 
brûle  ou  se  meut,  pense  ou  sent,  se  réveille  et  se  lève! 
Esprit,  abandonne  pour  la  mienne  et  pour  moi  la  vaine 
imitation  de  la  terre  !  » 

Le  Démon  se  tut,  et  de  la  muette  et  immobile  forme  un 
espi'it  radieux  s'éleva,  toute  beauté  dans  sa  pureté  nue. 
Revêtu  de  ses  teintes  humaines,  il  monta,  fendant  devant 
lui  les  nuages  d'argent,  il  se  dirigea  vers  le  char,  et  prit 
place  à  côté  du  Démon.  Obéissant  à  l'essor  d'un  chant 
aérien,  les  puissants  coursiers  déployèrent  leur  ailes  pris- 
matiques. Le  char  magique  s'ébranla.  La  nuit  était  belle; 
d'innombrables  étoiles  parsemaient  la  voûte  bleu  sombre 
du  ciel  ;  à  Torient,  la  vague  pâlissait  sous  le  premier  sou- 
rire du  matin... 

Page  20  :  aussi  belle,  aussi  merveilleuse  que  le  temple 
éternel.  Les  éléments  de  tout  ce  que  l'humaine  pensée 
peut  composer  d'adorable  ou  de  sublime  s'unissent  pour 
élever  l'édifice,  et  rien  de  ce  qui  est  terrestre  ne  peut  don- 
ner une  image  de  sa  majesté.  Cependant  la  voûte  du  soir 
ressemble  partaitement  à  celle  salle  féerique  ;  comme  le 
ciel  s'appuyant  sur  la  vague,  elle  étend  ses  parquets  de 
lumière  éblouissante,  el  son   vaste  dôme  d'azur  ;  el  sur  le 


396  APPENDICE 

bord  de  cet  obscur  abîme  où  des  créneaux  de  cristal  sont 
suspendus  sur  le  gouffre  du  monde  ténébreux,  dix  mille 
sphères  épandent  leur  éclal  à  travers  ses  portes  de  dia- 
mant. 

Le  char  magique  s'arrêta  ;  le  Démon  et  lEsprit  entrèrent 
par  les  portes  élernelles.  Les  nuages  d'or  aériens  qui  dor- 
maient sur  les  vagues  étincelantes  sous  le  pavillon  d'azur 
ne  tremblèrent  pas  sous  leurs  pas  éthérés  ;  tandis  que  les 
brumes  légères  et  odorantes  flottaient  aux  accords  dune 
mélodie  pénétrante  à  travers  les  vastes  colonnes  et  les 
châsses  de  perle. 

Le  Démon  et  l'Esprit  approchèrent  du  créneau  suspendu; 
au  dessous  s'étend  l'univers  sans  bornes!... 

Pendant  que    l'Esprit  s'arrêtait  en  extase,  il  vif  bientôt, 
à  mesure  que  les  sphères  passaient  rapidement  devant  lui, 
d'étranges    choses   apparaître    dans    l'intérieur    de   leurs 
orbes  :    comme    des  délires    animés,     se     mouvaient    des 
ombres  confuses,    et  des  squelettes,  et  des  formes  diabo- 
liques se  pressant  en  foule    autour  de   tombeaux  humains, 
et  scul])tant  sur  les  morts  en  l'honneur  de  cha((ue  mémoire 
des  inscriptions  en  vers,  telles  ([ue  les  formulent  les  dieux 
malfaisants,  flétrissant  les  espérance  des  hommes,  quand  le 
ciel   et  l'enfer  confondus  éclatent  en  ruines  sur  le  monde; 
et  ils  élevaient  de  vastes  trophées,  instruments  de  meur- 
tre, os  humains,  or  barbare,  peaux  arrachées  à  des  hom- 
mes vivants,    tours  formées  de  crânes  avec  des  trous  sans 
regards   ouverts   du    côté    d'un   ciel    plus  aveugle    encore, 
mitres  et  couronnes,  et  chars  de  bron/e  souillés  de  sang, 
et  listes  de  mystiques  méfaits,  les  codes  sanglants  du  véné- 
rable crime.  Quand  ces  ombres  eurent  passé,  vint  un  sem- 
blant   de    roi     sur    son    trône,    portant    au     front    une 
triple    couronne  ;    sa    contenance    était    calme  ,    son   d'il 
sévère  et  froid  ,  mais   sa    main    droite   portait  une  pièce 
de   monnaie  ensanglantée,   et    il   rongeait,   par    moments, 
avec   de    secrets    sourires,    un   cu'ur   humain    caché   sous 
sa    robe  ;    et    des    formes  de    toutes   couleurs,  une  nom- 
breuse  multitude,    s'agenouillaient   autour  de  lui,  le  sein 
nu,  la  tète  courbée,  avec  i\i:  faux  ri'gai(l:>  d'une  vraie  soumis- 


APPENDICE  397 

sion  ;  tandis  que  la  sphère  roulait,  ne  permettant  à  aucun 
œil  d'èlre  témoin  de  leur  infâme  honte,  honte  que  des 
cœurs  humains  peuvent  sentir,  mais  que  des  langues  hu- 
niaines  tremblent  d'exprimer.  Ils  entraient  dans  une  horrible 
rage,  exhalant  en  mépris  d'eux-mêmes  de  furieux  blas- 
j)hèmes  contre  le  Démon  du  Monde,  et  levant  bien  haut 
leurs  mains  armées  vers  les  lieux  où  le  pur  Esprit,  serein 
dans  son  inaltérable  sécurité,  se  tenait  debout  sur  un 
pinacle  isolé,  ayant  au-dessous  de  lui  l'océan  agité  des 
âges,  au-dessus  la  profondeur  de  lunivers  sans  bornes, 
et  tout  autour   Iharmonie  immuable  de  la  Nécessité. 

Page  70  :  «  Le  Génie  t'a  aperçue  dans  ses  rêves  passion- 
nés, et  d'obscurs  pressentiments  de  ta  beauté,  hantant  le 
cœur  humain,  y  ont  profondément  enraciné  cette  espé- 
rance, que  l'orgueilleux  Pouvoir  du  Mal  ne  secouera  pas 
toujours  sur  ce  monde  si  beau  la  peste  et  la  guerre,  ou  que 
ses  esclaves,  avec  des  blasphèmes  pour  prières  et  du  sang 
humain  pour  sacrifices,  ne  s'inclineront  pas  toujours  en 
adoration  devant  son  sanctuaire,  ou  que  l'Erèbe  avec 
toutes  ses  légions  de  démons  ne  se  lèvera  pas  toujours 
pour  submerger  dans  l'envie  et  la  vengeance  l'intrépide  et 
et  le  bon,  qui  ose  délier  son  trône,  fùt-il  entouré  de  l'om- 
nipotence de  la  Mort.  Tu  as  vu  son  empire  sur  le  présent 
et  le  passé  :  spectacle  désolé  !  Jette  maintenant  les  yeux 
sur  le  mien,  l'avenir...  Esprit,  contemple  ta  glorieuse  des- 
tinée !  » 

L'Esprit  vit  le  vaste  corps  du  monde  renouvelé  sourire 
dans  le  sein  du  Chaos,  et  le  sentiment  de  l'espérance 
répandit  à  travers  sa  belle  trame  un  éclat  aussi  varié  que 
celui  qu'un  soir  d'été  jette  sur  les  nuages  onduleux  et 
les  lacs  assombris.  Semblable  aux  vagues  soupirs  du 
vent  du  soir,  qui  réveille  les  petites  vagues  de  la  mer 
assoupie,  et  meurt  en  créant  son  haleine,  tombe  et  s'élève, 
s'abat  et  se  gonfle  par  accès  ;  tel  était  le  doux  courant  de 
pensée  qui,  d'un  mouvement  capricieux,  soufflait  sur  les 
sympathies  humaines  de  lEsprit.  La  puissante  marée  de 
pensée  qui  venait  du  Démon  s'était  un  instant  arrêtée,  elle 
recommença  à  couler  comme  le  flot  de  l'Océan  : 

Hmîde  .  I  —  23 


398  APPENDICE 

«  Il  m'est  donné  tVobserver  les  prodiges  du  monde 
humain,  espace,  matière,  temps  et  esprit  ;  que  cette  vue 
fasse  renaître   et  tbrlifie  toute  ton  espérance  défaillante... 

«  La  vaste  étendue  du  désert  desséclié  et  sablonneux  est 
aujourd'hui  féconde  en  ruisseaux  sans  nombre  et  en  bois 
ombreux;  et  là  où  la  solitude  Iressaillait  d'entendre  un 
sauvage  conquérant  souillé  du  sang  des  siens  chanter  sa 
victoire,  ou  le  serpent  plus  doux  écraser  les  os  de  quelque 
frêle  antilope  dans  ses  replis  d'airain,  la  clairière  pleine  de 
rosée,  offrant  sou  doux  encens  au  lever  du  soleil,  sourit 
de  voir  un  enfant  devant  la  porte  de  sa  mère  partager  avec 
le  basilic  vert  et  d'or  qui  vient  lui  lécher  les  pieds  son 
repas  du  matin... 

«  L'homme  ne  tue  plus  la  bêle  qui  joue  autour  de  sa  de- 
meure, ne  dévore  plus  affreusement  sa  chair  déchirée,  ou 
ne  boit  plus  son  sang  vital,  (jui  comme  un  courant  empoi- 
sonné coulait  dans  ses  veines  enliévrées,  nourrissant  une 
peste  qui  secrètement  consumait  son    faible  corps 

Page  72  :  «  Qu'il  est  aimable  le  front  intrépide  de  la  jeu- 
nesse !  qu'ils  sont  doux  les  sourires  de  l'enlanee  sans 
tache  !... 

«  Les  temples  de  la  Crainte  et  du  Mensonge  n'entendent 
plus  la  voix  qui  autrefois  appelait  les  multitudes  à  la 
guerre,  emplissant  toutes  leurs  nefs  de  son  tonnerre  ; 
aujourd'hui  à  la  mort  ne  répond  plus  que  le  chaut  funèbre 
du  vent  mélancolique 

Page  7.5  ;  «  N'y  a-t-il  pas  en  toi  des  espérances  (|u"a  coulir- 
mées  la  vision  de  la  chaîne  du  progrès  graduel  de  l'être? 
Espérances  que  toi,  et  les  flambeaux  vivants  de  l'esprit, 
aussi  radieux  et  aussi  purs  que  loi,  avez  fait  briller  sur  les 
sentiers  des  hommes!  Retoui-ue,  Esprit  supérieur,  à  ce 
monde,  etc.  » 

Page  76  :  Le  Démon  appela  ses  ministres  ailés 

Puis  l'Esprit  descendit;  et,  quittant  la  terre,  les  ombres 
de  leurs  ailes  rapides  regagnèrent  aussi  vite  que  la  pensée 
la  lumière  du  Ciel... Le  Corps  et  l'Ame,  etc.. 


TABLE 


DU    PREMIER   VOLUME 


Pages. 

Avertissement  du  Traducteur 5 

Dédicace 9 

Reine  Mab 11 

Alastor  ou  l'Esprit  de  la  Solitude 78 

Laox  et  Cythna 103 

Rosalinde  et  Hélène 323 

Vers  écrits  au  milieu  des  montagnes   euganéennes..  361 

Julien  et  Maddalo 370 

Appendice 393 


ERRATA 

Page    41.  lig.  10.  lire  :  dépouillés  de  leitrs  aimables  formes... 
Page  1S2,  str.  XXII,  lire  :  dans  ses  hideux  repaires... 
Page  215,  str.  VIII,  lire  :  «/ors  une  fête... 
Page  260.  str.  XXVIII,  lire  :  ses  7nille  échos... 


TOURS.   —   IMP,    E.    ARRAULT   ET   C" 


Date  Due 


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