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Full text of "Oeuvres poétiques de J. Racine: avec des notes de tous les commentateurs"

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CHEFS-D'ŒUVRE 

LITTÉRAIRES 

DU XVir SIÈCLE 

COLLATIONNÉS SUR LES ÉDITIONS ORIGINALES 
ET PUBLIÉS PAR M. LEFÈVRE 



FARM. — TYIHKRAPHIB DB FIRmif DIDOT PftàRKS, 
RDR JAGOB , 66. 



ŒUVRES 

POBTIQITB» 

DE J. RACINE 

AVEC LES NOTES 
Vfi TOUS LES COMMENTATEURS 

rnSCUEILLIES 

PAR ÂlMË-MARTlN 

TOME PREMIER 



PARIS 

LIBRAIRIE DE FIRMtN DIDOT FRËRËS 
■ t>B L'iNSTirtn 



H DCCC LIT 






?^ 




"^'h .PRÉFACE 

DE LA PREMIÈRE ÉDITION, 

PUBLIÉE EN 1830. 



Plusieurs grands critiques ont commenté Racine^ c'est ce- 
pendant de tous nos poètes celui dont Fintelligence est la 
plus facile : conmie il parle toujours au cœur, il est toujours 
entendu. Mais il a introduit dans la langue un si grand nombre 
de locutions nouvelles; sa poésie, riche, hardie, est tour à 
tour si simple et si sublime; il y a tant de force dans la con- 
ception de ses plans^ dans le développement de ses caractères, 
que souvent, au milieu de l'admiration qu'il inspire, nous 
sentons le besoin d'un guide qui nous révèle les secrets de 
son génie. Les observations qu'on nous présente sont-elles 
neuves, elles nous instruisent; se rencontrent-elles avec les 
nôtres, elles les confirment; et, dans tous les cas, notre goût 
s'éclaire , notre style se perfectionne , et notre intelligence s'a- 
grandit ; car tel est toujours l'effet d'une étude approfondie de 
Racine. Pénétré de cette vérité , nous avons relu plusieurs fois 
ses ouvrages conmie lui-même lisait ceux des grands écrivains 
de l'antiquité, un crayon à la main. L'examen du poète nous a 
conduit naturellement à l'examen de ses commentateurs, puis 
au choix de leurs observations, puis enfin à l'étude des au^ 
teurs anciens , dont la présence , si l'on peut s'exprimer ainsi , 
se fait sentir à chaque page de l'auteur moderne. Telle est l'o- 
rigine du travail que nous présentons au public. C'est le pre- 
mier essai d'un Yafiwunh français y où les critiques les plus 
judicieux viennent tour à tour déposer leur tribut. Séduit par 
les charmes d'une poésie divine, nous avons été involontaire- 
ment entraîné à faire un ouvrage de ce qui n'avait d'abord 
été qu'un délassement d'occupations plus sérieuses. 

Parmi les commentateurs de Racine, il en est huit' qui 

' Louis Racine, d'Oliyet , Desfontaines , Nadal , Luneaii de Boisjermain, 
U Harpe, Geoffroy, M. Fontanier. 

RACINE. — T. I. I 



2 PRÉFACE 

ont embrassé la presque totalité de ses œuvres. Louis Racine 
est le premier. Non-seulement il a servi de modèle à tous 
^ ceux qui ont écrit sur le même sujet, mais encore il est peu 
d'observations de détail qu'il n'ait au moins indiquées. Lu- 
neau de Boisjermain a emprunté à «e premier essai presque 
tout ce que son travail a de raisoimable. La Harpe et Geoffroy, 
à leur tour, l'ont souvent copié, en le citant et sans le citer : 
enfin Louis Racine a recueSli les principaux passages des 
poètes anciens qui avaient servi de modèles à son père. Nous 
ne dirons rien d'une multitude de notes devenues inutiles, 
parce que leur but était d'excuser ou de condanmer des locu- 
tions alors nouvelles, et qui sont presque toutes aujourd'hui 
consacrées par Tusage. 

Quant aux critiques générales ^ur tes effets de la scène , sur 
les convenances théâtrales, Louis Racine ne pouvait être un 
bon juge.'Sa profonde piété ne lui ayant jamais permis d'^as- 
sister au spectacle , il a dû se tromper souvent. Heureusement 
La Harpe et Geoffroy ne laissent rien à désirer à ce sujet, et 
il est rare quêteurs décisions n^attestent pas en même temps 
ta délicatesse Seleur goM et l'attention qu'ils avaient donnée 
à cette partie de Part. 

Nous n'entrerons dans matun détaB sur Luneau de Boisjer- 
main ; d'autres en ont trop parlé. Non-seulement son com- 
mentaire a été critiqtté sévèrement , maïs on a tenté d'en faire 
honneur à un jésuite nommé Roger, mort en l8to, et dont 
M. Simonhï a publié quelques fragments sur Molière. Dé- 
pomBé de ses notes , Luneau s'est encore vu dépouiller de ses 
traductions : elles fiarent attribuée à BMn de Saintr-Maur, 
qui a toujours gardé le sBence sur eeMe aoeusatTion. R^f , ce 
eonamentateur, ou ee^ trois commentateurs, nous ont fourni 
quelques remarques; car leur travail, quoique très-décriév 
n'est cependant pas sans mérite. 

Les notes de d'Cftivet ne sortent pas d^ limites de hi gram- 
maire : la plupart sont justes; elfes te seraient toutes , si les 
règles n'avaient pas été établies depuis que Racine a écrit. Les 
fautes du poète appartiennent le plus souvent à son siècle , ses 
beautés ne sont qu'à lui : il copia les unes et eréa les autres. 



DE LA PREMIERE EDITION. 3 

En effet y lorsqu'on voit la multitude de tournures nouvelles 
dont il a enrichi la poésie , et dont l'usage est devenu vulgaire, 
on est telilé de croire que Racine a fait une partie de la langue 
que ïiou^ parions. 

Desfontaines n'a pris la pimne que pour contredire d'Oli- 
vet. Ses rafôons scmt faibles. Nous avons fondu dsms ce com- 
mentaire ce qBiil y avait d'intéressant dans ses remarque^. 
Quant à d'Otivet, il méritaii un autre sort; et son travail, fait 
en conscience^ se retrouve ici avec quelques légères modifia 
cations. 

Nouî avons fait peu d'emprunts à Nadal, qui ne raérKerait 
pas l'honneur d'être nonuné , si La Harpe et Geoffroy ne lui 
devaiaot la première idée d'un très-petit nombre de bonnes 
observations. 

Lé meilleur commentaire qui ait été pablié sur Racine est 
Mie La Harpe; mais cet habile critique ouUie trop souvent son 
atfteur pour s'occuper de Luneau ; acharné sur hii, comme sur 
une proie, il rdève toutes ses inexactitudes, compte toutes 
ses fautes, et triomphe sans cesse et sans jamais se lasser de 
triompher. Cependant , au milieu de ces discussioifô fasti- 
dieuses , on trouve des notes rédigées avec talent, et des juge- 
ments dictés par le goût le phis exquis. Ce commentaire, 
pour êtreJ excdleni , n'avmt besoin que d'être dégagé de toutes 
les obslervaiions étrangères à Racine. 

La même édition renferme quelques remarques qui n'ap- 
partiendent pas à La Harpe , et dont nous avons profité. 

Un autre littérateur, qui pendant vingt ans charma l'Eu- 
rope, dont il dirigeait le goût, Geoffroy, vmt se joindra aux 
conintentateors dé Racine. Mais ces badinages pleins de verve, 
ces critiques légères et piquantes, qu'on adnnrait chaque 
jour dans nn feuilleton , périrent tout à coup de leur prix en' 
passaiit dans un commentaire. Loin d'éviter les défauts de 
son prédécesseur, il semble vouloir les surpasser; en un mot, 
il s'attache à la mémoire de La Harpe comme La Harpe s'é- 
tait attaché à cdle de Luneau , et dans cette lutte fatigante 
ri cherche moins à bien ji^er qu'à contredire les jugements 
de son rival. De là toutes ses erreurs ^ et une multitude de 



4 PREFACE 

notes dont le moindre défaut est d'être inutiles. Ainsi notre 
siècle, comme celui des Scalîger, des Casaubon, des Saumaise, 
devait offrir deux exemples de cette vérité, que rien n'est plus 
froid qu'un conunentaire , et que cependant rien n'est plus 
passionné que les commentateurs. 

Après avoir fait la part de la critique, il est juste de faire 
celle de l'éloge. Le travail de Geoffroy > comme celui de La 
Harpe, n'avait besoin que d'être débarrassé de totftes les dis- 
cussions étrangères à Racine. On y trouve alors une profonde 
connaissance des anciens, l'expérience de la scène, des rap- 
prochements henreUx> des aperçus neufs, et ce tact fin et 
délicat qui distingue les critiques habiles. 

Les feuilletons de Geoffroy nous tDnt fourni qudques notes 
qui ne se trouvent pas dans son commentaire. 

Quant aux erreurs de ces deux grands criticpies, il est né- 
cessaire de remarquer que La Harpe s'est trompé dans le ju^ 
gement qu'il a porté d*Esthery comme (jeofifroy dans c^ui 
qu'il a porté d'Iphigénie. Le premier voulait qu'f^^A^r ne fût 
pas une tragédie ; le second , dans sa prévention pour les 
Grecs, plaçait Y/phigênie de Racine au-dessous de celle d'Eu- 
ripide> La comparaison des deux pièces condamne Geoffroy , 
sans cependant trop abaisser Euripide. 

n nous reste à parler d'un livre moins connu ; c'est celui de 
M. Fontanier. Le but de cet écrivain étant de rectifier les cri^ 
tiques dont Racine a été l'objet , il a cru devoir recueillir les 
notes de tous les commentateurs, sans choix, sans ordre, avec 
les répétitionset lescontradictions. Ainsi, dans ce vaste recueil, 
chaque sujet, après avoir été traité sept ou huit fois > est ter^ 
miné par une longue note, dans laquelle M. Fontanier juge 
à son tour tout ce qui vient d'être jTigé> et les jugements eux- 
mêmes. C'est donc encore un commentaire sur les commenta^ 
teurs. On y ti'ouve plus d'instruction que de goût) des disser- 
tations grammaticales très-bien faites ^ mais noyées dans un 
fatras scolastique dont il n'est pas facile de les dégager. 

Tels sont les commentaires généraux publiés jusqu'à ce 
jour sur Racine. Nous ne parlerons point des écrivains qui se 
sont bornés à l'examen de quelques pièces, tels que Sublij^y, 



DE LA PREMIÈRE EDITION. 5 

Tabbé de Villârs, l'abbé Pellegrin, Rioeobopt, le P. Brumoy, 
les frères Parfait, Le Franc de Pompignan, Du Bos, h-B. Rou&^ 
seau, J'.-J. Rousseau ( sur Bérénice ), Voltaire ( sur la même 
pièce )y La Mothe-Houdard ( sur Bcgazet)^ Roger ( sur Eitker 
et Athalie ), et enfin M. Petitot, auteur de quelques notes dis- 
séminées dans son édition de Racine. Nous avons recueilli les 
meilleures observations de chacun de ces écrivains, et rap- 
porté en entier le commentaire de Ydtaire sur Bérénice. 

On s^étonnera peut-être de ne pas retrouver dans cette édi- 
tion les préfaces et les examens critiques de Louis Racine, 
Luneau, La Harpe et Geoffroy. Us y sont cependant en partie, 
mais dans un autre ordre. Il résulte de la marche suivie jus- 
qu'à ce jour, que les mêmes anecdotes et les mêmes remarques 
étaient répétées dans les préfaces de l'auteur, dans celles de 
l'éditeur , dans les notes au bas du texte , dans les exam^s à 
la fin de la pièce, enfin dans les divers essais sur la vie d^ 
Racine qui précèdent ses ouvrages. Ces répétitions continuelles 
grossissaient inutilement les volumes, et nous avons cru de^ 
voir les éviter. Pour y parvenir , il suffisait de faire passer les 
préfaces et les jugements dans les notes placées au bas du 
texte. Tel a été l'objet de cette partie de notre travail , seu- 
lement nous avons eu soin de réunir les anecdotes aux Mé-^ 
moires que Louis Racine a publiés sur la vie de son père , de 
manière à les compléter. Ces Mémoires offrent, au ihoyen de 
ces annotations , un tableau intéressant de tout ce qui nous 
est parvenu sur ce grand poète. Ainsi , non-seulement les 
répétitions ont été évitées , mais l'ordre a été établi dans les 
matières. 

Réduit à cette juste mesure, notre commentaire les renferme 
tous. C'est le travail d'un siècle entier sur Racine, c'est le ju- 
gement de la postérité prononcé par des hommes qui avaient 
fait une profonde étude des secrets de la langue et de la poésie. 
Si nous n'avons pas tout dit , c'est que nous aurions été blâ- 
mables de tout dire. La Harpe , qui s'est quelquefois trompé 
dans son commentaire, mais qui a très-bien parlé des com- 
mentateurs, les soumetà des règles dont nous avons cherché à 
ne pas nous écarter. « Htie faut^pas, disait ce grand cpitiqw, 



6 PRI^FACE 

(A épuiser par l'analyse ce qui est de goût et de sentunent ; il 
« suffit do choisir ce qui peut s^vir au lecteur d'indication 
« pour le reste. La cpnnaissanee de tous les secrets de Fart , 
a qiii sopt sans nombre, heureusei^ent n'est néce^s^aire qu'à 
ceux qui le cultivent, ou à ceux qui prepnent sur ^4)x de s'en 
« rendre les juges devant le public. Ceux-pi ne doivent pas 
a tout dire ; mais y pour i^ pas se troaq[)er daAs ce qu'ils 
« disent, ils d(»v^nt ç^vQÎrtpi^c^ qui^ Top ppWTftilt dire. » 

Qu'on nous perftietta isQçaip^ dçu)^ pbservMipns ^ijx notre 
travail : la première a ppur pbjet le chpix dçs ramarqMCs où 
les cofnmentatmirs se ^opt rencontras. Il çeffiblajt naturel de 
rapporter la no4e ^i avait s^vi de type à tout^ les 4Utre3 : 
nous avons û^[)endant été oMigé dp renoncer à cet 4Ctede 
justice^ car Lweau en copiant Louis Racinp, La Haipe en 
copiant Luneau, et Geoflroy en copiant La Harpe, ajoutent le 
plus souvent quelque chose à hi pensée qu'ils empruntent* U 
était donc impossible de rpndre à César ce cpii appartenait à 
César, et c'est à la meilleure rédaction que nous nous sommes 
aUaché. 

Noire seconde observation porte sur de légers changements 
de rédaction que npus avons fait subir à plusieurs notes. Ceux 
qui ont lu les commentateurs n'ignorpnt pas que^ dans la cha^ 
leur de la discussion, ils s'accusent mutuellempnt d'ignorance 
et de pédantisme, et que souvent ils ne ménagent pas davan- 
tage le poêie qu'ils admirent. Heureux lorsqu'ils se bornent à 
ne trouver dans certains passages que des antithèses triviales, 
d'én&rme^ bémes, des conire-'Sens grossiers, des métaphores de 
capitauy etc. ! Rien de semblable ne devait se trouver dans 
notre commentaire. Nous avons adopté les critiques et re- 
poussé les injures ; et si le texte de la note a ^uffert quelques 
modific^tiQns , son esprit est resté le uiêuie , et nous osons 
croire que les commentateurs n'y ont pas perdu. 

Quant à nos propres remarques, elles sont peu nombreuses, 
peu importantes, et cela devait être, après les travaux de tant 
de critiques h^bile^. \}m chose nouvelle sur ce grand poëtp 
pourrait être regardée aujourd'hui comme une découyeite^ et 
sans doute les futurs comiiientateuis n'auront d'autres ros- 



DE LA PREMIÈRE ÉDITION. 7 

sources qjfie d'inûtec Voltaipe ,. qui , dans son enthousiasme 
pour Racine y voulait qu'on écrivit au bas de chaque page : 
Beau ! pathéticgie ! harmonieux ! suMIme ! 

Sœvant; l«èxenple donné par. divera^éditeurs,. nous avons^ 
indiqHé les^^pièeesgrecqpiea et tradlùt les passages des auteurs 
latins qui avaiàit a^rvi de modMes à Radde. Notre ii^ention 
avait d'abord été d'emprunter à Geoffroy sa traduction des 
auteurs litiiis; mais elle nous a- paru si négligée^ que nous 
awons douté qu'elle fût son ouvrage. H a dt>ne fallu re- 
eommencer ce travail. Gependtot, il estr juste de le dire, ch»- 
cpie Cob qu'tin traducteur qudconque nous a- offm*t une ex- 
pression heureuse y une pensée bien rendue , nous l'avons 
prise sans façon. Cette mâBiodfe peut paraître nouvelle; mais^ 
nous la croyons utile. Pourquoi laisser perdre une belle inspi- 
ration dftns un livre presque toujours destiné à l'oubli? Ces 
emprunts forcent d'^lteurs à mieux faire ce qu'on n'em* 
pnmte pas. Ainsi , loin de chereher les défauts des traduo^ 
teurs, nous nous sommes ap(Aqué à cherdier leurs beautés 
pour nous en emparer > non comme d'un bien appartenant 
à nous, mais comme d'un bien appartenant au public. 

Qu'on ne s'attende point à retrouver ici la forée , la con-* 
cisiott^ l'énergie du latin. Tacite surtout nous a mis au dé- 
sespoir : nous l'avons abandonné et repris vingt fois; et^ pour 
nous s^^ir d'Urne expression de J.-J. Rottsseau;^ un si rude 
jouteur nous a bientôt lassé. Dans cette lutte , où nous avons 
toujours été vaincu, i) a bien fallu reconnaître^ avec un de nos 
plus câèbres critiques , l'ImpossibiMté de traduire un auteur 
sans altérer les formes de son style. Personne ne nous ac- 
cusera sans doute de vouloir faire entendre que ce que nous 
n'avons pas fait', d'autres no pourront le faire. Il ne s'agit ici 
ni de l'impuissance du taknt , ni de celle des traductei^s y il 
s'agit du génie des langues. Certes il y a dans Bossuet des 
pages aussi concises que dans Tacite ; mais ce n'^t pas Tacite, 
c'est Bossuet. Notre langue peut tout exprimer , excepté les. 
formes des langues anciennes ; et voilà, selon nous, ce qui rend 
une bonne traduction impossible. 

La traduction des passagos de rÉciiturc cités dans les notes 



8 PREFACE DE LA PREMIÈRE ÉDITION. 

d'Esther et é^Athalie est de M. te Maistre de Saey. Cette 
traduction n'est pas toujours élégante, mais elle est toujours 
fidèle, et ce mérite est le premier de tous. 

U nous reste à parier du texte de cette édition. Celte de 
Geoffroy pouvait nous inspirer quelque confiance, et nons^Fa^ 
vous prise pour base de la nôtre, mais après l'avoir cdlation- 
née sur les éditions première et seconde, pubNées sous les 
yeux de Racine* Deux autres éditions, celles de. 1679 et 1687, 
faites durant la vie de Tauteur, et cpi'on croit avoir été revues 
par Boileau,ont été également lues avec soin. Nous les avons 
comparées avec l'édition donnée inmiédiat^ment aptes la 
mort de Racine, et avec celle d'Amsterdam, de 1748, qu'on 
attrilHie à d'Otivet, et qui est justement recherchée des ama- 
teurs. Ce travail important n'a pas été infructueux, puisqu'il 
nous a donné plus de soixante variantes inconnues des com- 
mentateurs ou éditeurs qui nous ont précédé. Il a également 
servi à rectifier douze ou quinze passages du texte altérés 
dans toutes les éditions publiées de nos jours. La perfection 
est une chose bien difficile, puisque, malgré les recherches 
dont Racine n'a pas cessé d'être l'objet, nous avons pu faire 
une moisson si abondante. Après cet exemple, il serait témé- 
rah*e d'avancer qu'il ne reste tien h faire aux futurs éditeurs 
de Racine. 

Boileau disait que la France avait, comme l'Italie , ses au- 
teurs classiques , et qu'il serait nécessaire de relever leurs 
beautés et leurs défauts dans des notes consacrées à ce seul 
objet. Notre travail est une répcmse à ce vœu. Le premier 
poète des temps modernes méritait d'être assimilé aux premiers 
poètes des temps anciens : nous avons fait pour lui ce qu'on ^ 
fait pour Virgile. Puissent les ho^unes vraiment habiles s'em- 
parer de cette idée, et reproduire dans une suite de Variorum 
tous les classiques français ! 

Aimé-Martin. 



AVERTISSEMENT 



SUR LA CINQUIÈME ÉDITION 



La quatrième édition du Racine Variorum est épuisée 
depuis longtemps, et les rares exemplaires qui passent dans 
les ventes publiques, recherchés par les amateurs, sont payés 
des prix exagérés. C'est donc pour répondre aux nombreuses 
demandes qui lui sont adressées, que M. Lefèvre s'est décidé 
à mettre sous presse cette cinquième édition. 

La lecti:ù*e de Radue est pleine d'attrait, on y revient sans 
cesse , et toujours on y découvre de nouvelles beautés. Il 
serait donc impossible que vingt ans d'une vie toute consacrée 
à l'étude se fussent écoulés sans aucun profit pour notre 
commentaire. Le livre tout entier s'est amélioré 3 et ce n'est 
point ici une phrase d'éditeur, c'est un fait qu'il est facile de 
vérifier ,^ en ooioparant cette édition à toutes ^celles qui l'ont 
précédée^ 

Parmi ces améliorations on remarquera : 

1° Plusieurs notes rectifiées; 

2^ Un gvand nombre de notes nouvelles; 

3^ Le nom des acteurs qui ont Joué d'original les pièces 
de Racine;. 
M. Lefèvre a, d)e aouvcati, ïevu le texte sur l'édition de 

' Paris, 1844; 6 Yol. in-8°. 



10 AVERTISSEMENT. 

Barbin, 1697, publiée deux ans avant la mort de Fauteur, et 
la dernière donnée de son vivant. 

Aimé-Martin. 



Pour éviter la répétition des noms» les commentateurs ont été dési- 
gnés ainsi qu'il suit : , 

Louis Racine L. R. 

D'OuvET D'O. 

VoLTAUiE Voit. 

LUMEAU PE BOiSiERMAIN. L. R. 

La Habpi: L. 

Geoffroy * G. 

Les notes de M. Aimé-Martin sont sans signature. 



MEMOIRES 



SUR 



LA VIE ET LES OUVRAGES 

DE JEAN RACINE, 



PAR LOUIS RACINE. 



Lorsque je fais connaître mon père, mieux que ne Tout fait 
connaître jusqu'à présent ceux qui ont écrit sa vie, en rendant 
ce que je dois à sa mémoirei j*ai une double satisibction : fils 
et père à la fois» je remplis un de mes devoirs envers vous p mon 
cher fils, puisque je mets devant vos yeux celui qui, pour la 
{^été, p»ur Tamour de l'étude, et pour toutes le^ qualités du 
cœur, doit être votre modèle. J'avais toujours approuvé la cu- 
riosité que vous aviez témoignée pour entendre lire les Mé- 
moires dans lesquds vous saviez que j*avais rassemblé diverses 
particularités de sa vie; et je l'avais approuvée sans la satis- 
faire, parce que j'y trouvais quelque danger pour votre âge. Je 
craignais aussi de paraître plus prédicateur qu'historien, quand 
je vous dirais qu'il n'avait eu, la moitié de sa vie, que du 
mépris pour le talent des vers , et pour )a gloire que ce talent 
lui avait acqqi$e. Mais maintenant qu'à ces Mémoires je suis 
en étatd'iyouter un recueil de ses lettres, et qu'au lieu de vous 
parler de lui, je puis vous le faire parler lui-même, j'espère que 
cet ouvrage , que j'ai fait pour vous, produira en vous les fruits 
que j'en attends, par les instructions que vous y donnera celui 
qui doit faire $ur vous une si grande impression» 

Vous n'êtes pas encore en état de go^liter leslettres de Cieéron, 
qui étaient les compagnes de tous ses voyages; mais il vous est 
d'autant plus aisé de goûter les siennes, que vous pouve? les 



12 MEMOIRES SUR LA VIE 

regarder comme adressées à vous-même. Je parle de celles qui 
composent le troisième recueil. 

Ne jetez les yeux sur les lettres de sa jeunesse que pour y 
apprendre Téloignement que Famour de Tétude lui donnait du 
monde , et les progrès qu*il avait déjà faits, puisqu*à dix-sept 
ou dix-huit ans il était rempli des auteurs grecs» latins, italiens» 
espagnols» et en même temps possédait si bien sa langue» 
quoiqu'il se plaigne de n*en avoir qu*ttft^ petite teinture, que 
ces lettres, écrites sans travail» sont dans un style toujours pur 
et naturel. 

Vous ne pourrez sentir que dans quelque temps le mérite de 
ses lettres à Boileau » et de celles de Roileau : ne soyez donc 
occupé aujourd'hui que de ses dernières lettres» qui» quoique 
simplement écrites» sont plus capables que toute autre lecture 
de former votre cœur, parce qu'elles vous dévoileront le sien. 
Cest un père qui écrit à son fils comme à son ami. Quelle at- 
tention, sans qu'elle ait rien d'affecté» pour le rappeler à ce qu'il 
doit à Dieu, à sa mère et à ses sœurs I Avec quellr douceur il 
feit des réprimandes, quand il est obligé d'en faire ! Avec quelle 
modestie il donne des avis! Avec quelle franchise il lui parle 
de la médiocrité de sa fortune! Avec quelle simplicité il lui 
rend compte de tout ce qui se passe dans son ménage ! Et 
gardez-vous bien de rougir quand vous l'entendrez répéter 
souvent les noms de Rabet , Fanchon» Madelon» Nanette, mes 
sœurs : apprenez, au contraire» en quoi il est estimable. Quand 
vous l'aurez connu dans sa famille » vous le goûterez mieux 
lorsque vous viendrez à le connaître sur le Parnasse ; vous 
saurez pourquoi ses vers sont toujours pleins de sentiment. 

Plutarque a déjà pu vous apprendre que Caton l'Ancien pré- 
férait la gloire d'être bon mari à celle d'être grand sénateur, et 
qu'il quittait les affaires les plus importantes pour aller voir sa 
femme remuer et emmaillotter son enfant. Cette sensibilité 
antique n'est-elle donc plus dans nos mœurs, et trouvons-nous 
qu'il soit honteux d'avoir un cœur? L'humanité, toujours i)elle, 
se plaît surtout dans les belles âmes; et les choses qui pa- 
raissent des faiblesses puériles aux yeux d'un bel esprit, sont 
les vrais plaisirs d'un grand homme. Celui dont on vous a dit 



DE JEAN RACINE. 13 

tant de fois, et trop souvent peut-être, que vous deviez ressus- 
citer le nom y n^était jamais si content que quand , liiMrede 
quitter la cour, où il trouva dans les premières années de si 
grands agréments , il pouvait venir passer quelques jours avec 
nous. En présence même d'étrangers, il osait être père : il était 
de tous nos jeux; et je me souviens ( je le puis écrire , puisque 
c*est à vous que j'écris ) 9 je me souviens de processions dans 
lesquelles mes soeurs étaient le d^é, j'étais le curé, et l'auteur 
d^Àthalie, chantant avec nous, portait la croix. 

C'est une simplicité de mœurs si admirable, dans un homme 
tout sentiment et tout cœur, qui est cause qu'en copiant pour 
vous ses lettres, je verse à tous moments des larmes, parce qu'il 
me communique la tendresse dont il était rempli. 

Oui, mon ûls , il était né tendre , et vous l'entendrez assez 
dire; mais il fut tendre pour Dieu lorsqu'il revint à lui; et du 
jour qu'il revint à ceux qui, dans son enfance, lui avaient appris 
à le connaître, il le fut pour eux sans réserve ; il le fiit pour ce 
roi dont il avait tant de plaisir à écrire l'histoire; il le fut toute 
sa vie pour ses amis ; il le fut depuis son mariage et jusqu'à la 
fin de ses jours pour sa fenune et pour ses enfants sans prédi- 
lection ; il l'était pour moi-*même , qui ne faisais guère que de 
naître quand il mourut, et à qui ma mémoire ne peut rappeler 
que ses caresses. 

Attachez-vous donc uniquement à ses dernières lettres, et 
aux endroits de la seconde partie de ces Mémoires où il parle à 
un fils qu'il voulait éloigner de la passion des vers, que je n'ai 
que trc^ écoutée , parce que je n'ai pas eu les mêmes leçons. Il 
lui fiedsait bien connaître que les succès les plus heureux ne 
rendent pas le poète heureux , lorsqu'il lui avouait que la plus 
mauvaise critique lui avait toujours causé plus de chagrin que 
les plus grands applaudissements ne lui avaient fait de plaisir. 
Retenez siùrtout ces paroles remarquables, qu'il lui disait dans 
l'épanchement d'un cœur paternel : « Ne croyez pas que ce 
« soient mes pièces qui m'attirent les caresses des grands. 
« Corneille fait des vers cent fols plus beaux que les miens, et 
ff cependant personne ne le regarde ; on ne l'aime que dans la 
« bouche de ses acteurs. Au lieu que, sans fatiguer les gens du 



H MEMOIRES SUR LA VIE 

« monde do récit de mes ouvrages, dont Je ne leur parle jamais, 
<t je les entretiens de choses qui leur plaisent. Mon talent avec 
<r eux n*est pas de leur faire sentir que j*ai de Tcsprlt, mais de 
a lear apj^rendre qu'ifs en ont. b 

Vous neeonnatesez pas encore le monde ; vous ne pouvez qu*y 
paraître qnelquefbis, et vous n*y avez Jamais paru sans vous 
entendre répéter que vous portiez le nom d'un poëte fameux , 
qui avait été fort aimé à la cour. Qui peut mieux que ce même 
homme vous instruire des dangers de la poésie et de la cour? 
ta fortune qu'il y a faite vous sera connue, et vous verrez dans 
ces Mémoires ses jours abrégés par un clmgrin, pris à la vérité 
trop vivement, mais sur des raisons capables d'en donner. 
Vous verrez aussi que la passion des vers égara sa jeunesse, 
quoique nourrie de tant de principes de religion , et que la 
même passion éteignit pour un temps , dans ce cœur si élofgné 
de l'ingratftude , les sentiments de reconnaissance pour ses pre- 
miers maîtres. 

Il revint à lui-même; et sentant alors combien ce qu'il avait 
regardé comme bonheur était frivole, il n'en chercha plus 
d'autre que dans les douceurs de l'amitié , et dans la satis- 
faction à remplir tcus les devoirs de chrétien et de père de 
famille. Enfin ce poète, qu^on vous a dépeint comme environné 
des applaudissements du monde et accablé des caresses des 
grands, n'a trouvé de consolation que dans^ les senthnents de 
religion dont il était pénétré. C'est eu cela, mon flis, qu'il doit 
être votre modèle; et c'est en l'imitant dans sa piété et dans 
fes aimables qualités de son cœur, qoè vous serez l'héritier dé 
sa véritable gloire, et que son nom que je vous ai transmis vous 
appartiendra. 

Le désir que j'en ai m'a empêché de vom témoigner le désir 
que /aurais encore de vous voir embrasser F^vde avec la 
même ardeur, h vous aï montré des livres tout grecs^ dont les 
marges sont couvertes de ses apostilles, lorsqu'il s'avait que 
quinze ans. Cette vue, qui vous aura peut-être effrayé , doit 
vous faire sentir combien il est utile de se nourrir de bonne 
heure d'excellentes choses. Platon, Plntarq«e, et les lettre» 
de Cicéron , n'apprennent point à faire 'des tragédies ; mais 



DE JEAN RACINE, 16 

un esprit formé par de pareilles lectiires devient capable ôe 
tout. 

Je m'aperçois qu'à la tête dun liém^lffe historique, je vous 
parle trop lougtemps : le cœur nu'a emporté; et^ pour vous 
en expliquer ieu ientimeiitoy J'ai profité dci la pto favor^le oc- 
casion que jamais père ait trouTée. 

La Vie éo mon père qui se IroUfo à la tdict de la dcniière ééi- 
tion de ses oBu Très , fidle à Paris en 1780, ne ttiérile aueuiie 
attention, parce que celui qui s'est doimé la peine de la foire 
nes'est pas dôimé celle de craMlter la fidnille '. Au lîeu d'une 
Vie ou d'un Élûge faistorique, on ne tiouTe, danal'Bii^Ire de 
l'Aeadémie Ffanfuise,. qu'ime lettre ds M, de VaMneour, qu'il 
i^pelle hiinnème Mi'Amm ii^wvie d'êneedotiê eoitsues bomt 
à boni êi $ans ordre. Elle est fort peu exacte, paoree qu'il Té^ 
crlrait à la htfte, en ftdsant vaMr à M. fabiié d'Olèvel, qui la 
M demandait, la ewpla i s ance qufH avait d'interrompre 9es 
oeeupatloBS pour le ooMenter f et il appelle eorvee ce qui pouvait 
être pour lui un agréable devoir de l'amitié , et même de la 
reconnaissance. Personne n'était plu» en état que lui de faire une 
Vie exacte d'un ami qu'il avait firéquoité si longtempe; au lieu 
que les autres qui en ont voulu purior ne l'ont point du tout 
c(Mmu. Je ne l'ai pus connu moi-môme; osais je ne divati rien 
que sur le rapport de mon Urére aîné, ou d'anelens amis, que 
j'ai souvent interrogés. J'ai aussi quelquefois interrogé l'HIustre 
compagnon de sa vie et de se» travaux, et Boileau aUen vdnki 
m'apprendre quelques particularités. Gomme ils ont dans tous 
les temps partagé entre eux les laveurs des Muses et de la cour, 
où, appelés d'abord comme poètes , ils surent se foire plus es- 
timer encore par leurs mœurs que par les agréments de leur 
esprit, Je ne séparerai point dans ces Mémoires deux amis que 



> Le peu qu'en a écrit M. Perraolt daas ses Hommes Illustres est vrai , 
parce qu'il consulta la lamille , et, par la même raison, l'article du Supplé- 
ment de Moréri , 1735, est exact; mais le P. Niceron et les auteurs de THis- 
toire des Théâtres n'ont fait que compiler la Vie qui est à la tète de l'édi- 
tion de 1736, ou la lettre de M. de Valincour, les notes de Brossette, et le- 
Bolaïana , recueil très*peu sûr en plusieurs endroits. J*aurai occasion d*en 
parler dans la suite. ( L. R. ) 



16 MÉMOIRES SUR LA VIE 

la mort feule a po wèçmnir. Pour ne point répéter cependant sar 
Boilean ce que wn commentateors ai ont dit. Je ne rapporterai 
qœ ce qo*ito ont ignoré> on œ qoHb n*ont pas sa exactement. 
La vfededenx lionunes de lettres, et dedeoz hommes aussi 
simples dans leur eondiiite,ne peut fovmir des lUts nombreax et 
importants; mais comme le publie est toajoors evrieaz de con- 
naître le caractère des anteors dont il aime les onvrages , et qoe 
de petits détails le fontsoayoït connaître, je serai fidèle à rap- 
porter les pins petites dioses. 

Ne pouvant me dispenser de rappeler an moins en peo de 
mots rUstoire des pièces de théâtre de mon père. Je diTiserai 
cet ouvrage en deux parties. Dans la première, je parlerai du 
poétCi en évitant, autant qu'il me sera possible , de redire ce 
qui se trouve déjà imprimé en plusieurs endroits. Dans la se- 
conde, le poète ayant renoncé aux vers, auxquels il ne retourna 
que sur la fin de ses jours et comme malgré lui, je n'aurai 
presque à parler que de la manière dont il a vécu à la cour, 
dans sa famille et avec ses amis. Je ne dois jamais louer le 
poète ni ses ouvrages : le public en est Juge. S'il m'arrive ce- 
pendant de louer en lui plus que ses mœursy et si je l'approuve 
en tout, j'espère que je serai moi-même approuvé; et que, 
quand même j'oublierais quelquefois la précision du style his- 
torique, mes fiiutes seront ou louées ou du moins excusées , 
parce que je dois être, plus justement encore que Tacite écri- 
vant la vie de son beau-père, professicne pietatis aut Umdatm 
aut exeusatus. 



DE JEAN RACINE. 17 



PREMIÈRE PARTIE. 



Les Racine , originaires de La Ferté-Milon, petite ville du 
Valois , y sont connus depuis longtemps, comme il parait par 
quelques tombes qui y subsistent encore dana la grande église, 
et entre autres par celle-ci : 

« Cy gissent honorables personnes, Jean Racine, receveur pour le roi 
n notre sire et la reine , tant du domaine et duché de Valois que des gre- 
« niers à sel de La Ferté-Milon et Crespy en Valois, mort en 1593 , et dame 
» Anne Gosset, sa femme. » 

Je crois pouvoir, sans soupçon de vanité, remonter jusqu'aux 
aïeux que me fait connaître la charge de contrôleur du petit 
grenier à sel de La Ferté-Milon. La charge de receveur du do- 
maine et du duché de Valois, que possédait Jean Racine, mort 
en 1 593, ayant été supprimée , Jean Raciixe, son ûls , prit celle 
de contrôleur du grenier à sel de La Ferté-Milon , et épousa 
Marie Desmoulins, qui eut deux sœurs religieuses à Port- 
Royal-des-Champs. De ce mariage naquit Agnès Racine, et 
Jean Racine, qui posséda la même charge, et épousa en 1638 
Jeanne Sconin , fille de Pierre Sconin , procureur du roi des 
eaux et forêts de Villers-Coterets. Leur union ne dura pas 
longtemps. La femme mourut le 24 janvier 1641 , et le mari 
le 6 février 1643. Ils laissèrent deux enfants r Jean Racine, 
mon père, né le 21 décembre 1639, et une fille qui a vécu à La 
Ferté-Milon jusqu'à Tàge de quatre-vingt*douze ans. Ces deux 
jeunes orphelins furent élevés par leur grand-père Sconin. Les 
grandes fêtes de Tannée, ce bon homme traitait toute sa famille, 
qui était fort nombreuse, tant enfants que petits-enfants. Mon 
père disait qu'il était comme les autres invité à ce repas , mais 
qu'à peine on daignait le regarder. Après la mort de Pierre 
Sconin, arrivée en 1 650, Marie Desmoulins, qui,étant demeurée 

BACI>-R. — T. I. 2 



18 MEMOIRES SUR LA VIE 

veuve, avait vécu avec lui, se retira à Port-Royal-des-Champs », 
où elle avait une fille religieuse, qui depuis en fut abbesse, et 
qui est connue sous le nom à' Agnès de Sainte-Thècle Racine. 

Dans les premiers troubles qui agitèrent cette abbaye, quel- 
ques-uns de ces fameux solitaires, qui furent obligés d*en sortir 
pour un temps, se retirèrent à la chartreuse de Bourg-Fontaine, 
voisine de La Ferté-Milon : ce qui donna lieu à plusieurs per- 
sonnes de La Ferté-Milon de les connaître, et de leur entendre 
parler de la vie qu*0Q menait à Port-Royal '. Voilà quelle fut la 
cause que les deux sœurs et la fille de Marie Desmoulins s*y 
firent religieuses, qu'elle-même y passa les dernières années de 
sa vie, et que mon père y passa les premières années de la 
sienne. 

Il fut d*abord envoyé pour apprendre le latin dans la ville 
de Beauvais , dont le collège était sous la direction de quelques 
ecclésiastiques de mérite et de savoir : il y apprit les premiers 
principes du latin. Ce fut alors que la guerre civile s*alluma à 
Paris, et se répandit dans toutes les provinces. Les écoliers s'en 
mêlèrent aussi , et prirent parti chacon suivant son inclination. 
Mon père fut obligé de se battre comme les autres, et reçut au 
front un coup de pi^re, dont il a toujours porté la cicatrice au- 
dessus de Tœil gauche. Il disait que le principal de ce collège le 
montrait atout le monde comme un brave; ce qu'il racontait 
en plaisantant. On verra dans unedeses lettres, écrite de rarmée 
i\ Boileau, qu*il ne vantait pas sa bravoure. 

Il sortit de ce collège le i^' octobre 1655, et fut mis à Port- 
Royal, où il ne resta que trdsans, puisque je trouve qu'au mois 
d'octobre tess il fut envoyé à Paris pour faire sa philosophie 
au collège d'Harcourt, n'ayant encore que quatorze ans \ On a 

■ Elle mourut le i) août U6). Vo]r«z le Mécnotoge et les iustoriei» de 
Port-Royal. 

' Lorsqu'en I63S le cardinal de Richelieu eut fait arrêter l^abbé de Saint- 
Cyran , il envoya ordre à Antoine Le Maistre et à Le Maistre de Séricoiirt 
de quitter Port-Royal; et les deux frères allèrent chercher une retraite à La 
Ferté-Milon , chez madame Vîtart, tante de Racine. 

^ Il y a évidemment id une erreur sur Tàge de Racine. 11 était né en dé- 
cembre 1639. Il sortit du coUége de Seauvirfs, dit Tauteur des Mémoires, 



DE JEAN RACINE. 19 

peine à comprendre comment en trois ans il a pu faire à Port- 
Boy al un progrès si rapide dans ses études. Je juge de ces 
progrès par les extraits qu'il faisait des auteurs grecs et latins 
qu'il lisait. 

J'ai ees extraits écrits de sa main. Ses fecultés , qui étaient 
fort médiocres , ne loi permettant pas d'acheter les belles édi- 
tions des auteurs grecs» il les lisait dans les éditions faites à 
BAIe sans traduction latine. J*ai hérité de son Platon et de son 
Plotarque, dont les marges» chargées de ses apostilles» sont 
la preuve de l'attention avec laquelle il les lisait ; et ces mêmes 
livres font connaître l'extrême attention qu'on avait à Port- 
Royal pour la pureté des mœurs » puisque dans ees éditions 
mêmes , quoique toutes grecques » les endroits un peu libres » ou 
pour mieux dire trop naî&» qui se trouvent dans les narrations 
de Plutarque, historien d'ailleurs si grave, sont effacés avec un 
grand soin. On ne coi^ait pas à un jeune homme ua livre tout 
grée sans précaution. 

M. Le Maistre » qui trouva dans mon père une grande viva- 
cité d'esprit avec une étonnante facilité pour apprendre, voulut 
conduire ses études» dans l'intention de le rendre capable d'être 
un jour avocat. Il le prit dans sa chambre » et avait tant de ten- 
dresse pour lui » qu'il ne l'appelait que son fils » comme on verra 
parce billet, dont l'adresse est» Au petit Racine, çt que je 
rapporte quoique fort simple» à cause de sa simplicité même. 
M. Le Maistre l'écrivit de Boui^-Fontaine» où il avait été obligé 
de se retirer : 

a Mon fils» je vous prie de m'envoyer au plus tôt l'Apologie 
<c des SS. PP. » qui est à moi» et qui est de la première impres- 
« sion. Elle est reliée en veau marbré» in-4*^. J'ai reçu les cinq 
« volumes de mes Conciles , que vous avîei fort bien empaque- 
« tés. Je vous en remercie. Mandez-moi si tous mes livres sont 
(( bien arrangés sur des table^es» et si mes onze volumes de 
<s saint Jean Chrysostome y sont; et voyez-lei$ de t^oips en 

441 octobre I6àâ : il tvaii donc près île seice au. Il resta coMiite trois ans 
à Port-^yal» et fwjt «avof^é, en 4>ctobr« 1668» au collège d'Harcourt à 
J'arls. 11 avait cl^nc ak>rs près de iix-neuf ans» etcepaailant il est 4bt dans 
ce paragraphe : n'ayant encore que quatorze ans. 



20 MEMOIRES SUR LA VIE 

(( temps pour les nettoyer. Il faudrait mettre de Teau dans des 
c( écuelles de terre où ils sont, afin que les souris ne les ron- 
« gent pas. Faites mes recommandations à votre bonne tante, 
c( et suivez bien ses conseils en tout. La jeunesse doit toujours se 
« laisser conduire , et tâcber de ne point s'émanciper. Peut-être 
u que Dieu nous fera revenir où vous êtes. Cependant il faut 
« tâcher de profiter de cet événement, et foire en sorte qu'il 
(( nous serve à nous détacher du monde, qui nous parait si en- 
(c nemi de la piété. Ronjour, mon cher fils ; aimez toujours votre 
« papa comme il vous aime; écrivez-moi de temps en temps. 
« Envoyez-moi aussi mon Tacite in-folio. » 

M. Le Maistre ne fut pas longtemps absent, il eut la per- 
mission de revenir ; mais en arrivant il tomba dans la maladie 
dont il mourut; et, après sa mort, M. Hamonprit soin des 
études de mon père '. Entre les connaissances qu'il fit à Port- 
Royal , je ne dois point oublier celle de M. le duc de Chevreuse , 
qui a conservé toujours pour lui une amitié très-vive , et qui , 
par les soins assidus qu'il lui rendit dans sa dernière maladie , 
a bien vérifié ce que dit Qulutilien, que les amitiés qui com- 
mencent dans r enfonce, et que des études communes font 
naître , ne finissent qu'avec la vie. 

On appliquait mon père, quoique très-jeune, à des études 
fort sérieuses. Il traduisit > le commencement du Banquet de 
Platon y fit des extraits tout grecs de quelques traités de saint 
Basile, et quelques remarques sur Pindare et sur Homère. Au 
milieu de ses occupations, son génie l'entraînait tout entier du 
c6té de la poésie, et son plus grand plaisir était de s'aller en- 
foncer dans les bois de l'abbaye avec Sophocle et Euripide , qu'il 

< M. Le Maistre mourut le 4 novembre 1658. A cette époque, Racine 
n'était plus à Port-Royal; il était au collège d'Harcourt depuis le mois d'oc- 
tobre précédent : d'où il faut conclure que M. Hamon , médecin de Port- 
Royal , ne veilla pas à ses études après la mort de M. Le Maistre. 

' S'il n'a pas fait cette traduction à Port-Royal, il Ta faite à Uzès : c'est 
un ouvrage de sa jeunesse. Quoique la traduction soit bonne, un fragment 
si peu considérable ne méri^it peut-être pas d'être imprimé; il le fut ce- 
pendant chez Gandouin en 1732. On a mis à la tête une lettre sans date d'an- 
née , qui m'est inconnue , et ne se trouve point parmi les autres lettres 
écrites à Boileau qui sont entre mes mains. ( L. R. ) 



DE JEAN RACINE. 2! 

savait presque par cœur. Il avait une mémoire surprenante. 
II trouva par hasard le roman grec des Amours de Théagène 
et de Chariclée. Il le dévorait , lorsque le sacristain Claude 
Lancelot, qui le surprit dans cette lecture , lui arracha le livre 
et le jeta au feu'. Il trouva le moyen d*en avoir un autre exem- 
plaire qui eut le même sort, ce qui rengagea à en acheter un 
troisième; et pour n'en plus craindre la proscription, il Tapprit 
par cœur, et le porta au sacristain, en lui disant : cr Vous pou- 
(( vez brûler encore celui-ci comme les autres. » 

Il fit connaître à Port-Royal sa passiôif plutôt que son ta- 
lent pour les vers , par sept odes qu'il composa sur les beautés 
champêtres de sa solitude, sur les bâtiments de ce monastère, 
sur le paysage, les prairies , les bois, l'étang, etc. *. Le hasard 
m'a fait trouver ces odes, qui n'ont rien d'intéressant, même 
pour les personnes curieuses de tout ce qui est sorti de la 
plume des écrivains devenus fameux : elles font seulement 
voir qu'on ne doit pas juger du talent d'tin jeune homme par 
ses premiers ouvrages. Ceux qui lurent alors ces odes ne pu- 
rent pas soupçonner que l'auteur deviendrait dans peu l'auteur 
à*^Andromaqiie . 

U était, à cet âge, plus heureux dans la versification latine 
que dans la française ; il composa quelques pièces en vers la- 
tins, qui sont pleines de feu et d'harmonie. Je ne rapporterai 
pas une élégie sur la mort d'un gros chien qui gardait la cour 
de Port-Royal, à la fin de laquelle il promet par ses vers l'im- 
mortalité à ce chien , qu'il nomme Rabotin : 

Semper honor, Rabotine , tu.us laudesque manebunt ; 
Carminibus vives tempus in omne meis. 

On jugera mieux de ses vers latins par la pièce suivante , que 

^ Lancelot* eut la plus grande part à la célèbre grammaire de Port- 
Royal. On lui doit aussi les meilleurs éléments des langues grecque , latine , 
espagnole, italienne, et plusieurs autres ouvrages. 11 s'était chargé d'ensei- 
gner le grec à Racine, et c'était le plus grand service que l'érudition piit 
rendre au talent. 

* Ces odes se trouvent dans cette édition* Elles sont d'un grand intérêt , 
puisqu'elles offrent le point d'où Racine est parti pour arriver jusqu'à 
Athalie. i 



22 MEMOIRES SUR LA VIE 

je ne donne pas entière, quoique dans Touvrage d'un pointe de 
quatorze ans tout soit excusable*. 

AD GHRISTUM ^ 

tr O qui perpetao moderaris sidéra motu , 

<r Fulmine qui terras imperioque régis, 
«r Summe Deus , tMgnum rébus sdarnen in arctis ^ 

« Una salus famulis prœsiAumquetuis, » 
Sancte parens , fodlem praBbe imploianiilNis aurcm , 

Atque humiles f>lacida suscipe mente preces ; 
• Hue adsis tantum , et propius res aspice nostras ^ 

a Leniaque afflidâs lamina mitte locis. » 
flanc tutare domum , qusB per discrimina mille ^ 

Mille per insidias vix superesse potest. 
Aspice ut infan<£s jacet objectata periclis ^ 

Ut timet hostiles irrequieta manus. 
Nolla dies terrore caret, finemque timoris- 

Innovât infenso major ab hoete metus. 
Ludique crudelem conspirarere ruinam , 
- Et miseranda parant vertere tecta solo. 
Tu spes sola , Deus , miseras. Tibi vota precesque 

Fundit in immensis nocte dieque malis. 
<c Quem dabis œtemo ûnem^ rex magne, labori? 

« Quis dabitur bellis invidiœque modus? 
<f NuUane post longos requies speranda tumultus ? 

a Gaudia sedato nulla dolore manants 
« Sicne adeopietas vitiis vexatur inultis? 

« Débita virtuti prsemia crimen habet. » 
Aspice virgineum castis penetralibus agmen ^ 

Aspice devotos, sponse bénigne, choros. 
Hic sacra illœsi servantes jura pudoris , 

Te veniente die, te fugiente vocant. 
Ccelestem liceat sponsum suparare precando : 

' H y a encore ici une errem- sur Tâge de Racine, erreur qa'it est facife 
de rectifier, diaprés notre observation précédente. Nous croyons devoir ci- 
ter la pièce entière, en plaçant des gniHeniets aux vers que fiouis Racine 
avait supprimés. 

' On reconnaît , dans cette pièce , un jeune homme nourri des bons poètes 
Utfns, dont il sait employer à propos les tours tt les expressionB. C'est en 
imitant les anciens dans leur langue, que Racine est parvenu à servir à ja- 
mais de modèle dans la sienne. (G. ) 



DE JEAN RACINE. 23 

Fas seniire toi numina magna patris. 
Hue quoque nos quondam tôt tempeeUtiboA actos 

Abnpuit flammis gratia sancta suis. 
Ast eadem insequitur rncBstis fortuna periclis : 

Ast ipso in portu sœva procella furit. 
. Pacem , summe Deus , pacem te poscimus omnes : 

Succédant longis paxque diesque malis. 
Te duce disruptas pertransiit Israël undas : 

Ho6 habitet portus , te duce , vert salas. 
fi Hic nemora , hic nullis quondam loca cognita mûris, 

« Hic horrenda tuis laudibus antra sonant. 
« Hue tua dilectas deduxit gratia turmas , 

<( Hinc ne unquam Stygii moverit ira noti. » 

En parlant des ouvrages de sa première jeunesse, qu*on peut 
appeler son enfance , je ne dois pas oublier sa traduction des 
hymnes des fériés du Bréviaire romain. Boileau disait quMl l'a- 
vait faite à Port-Royal , et que M. de Sacy , qui avait traduit 
celles des dimanches et de toutes les fêtes pour les Heures de 
Port-Royal , en fut jaloux ; et, voulant le détourner de faire des 
vers, lui représenta que la poésie n'était point son talent. Ce 
que disait Boileau demande une explication. Les hymnes des 
fériés imprimées dans le Bréviaire romain , traduit par M. Le 
Tourneux , ne sont pas certainement Touvrage d'un jeune 
homme; et celui qui faisait les odes sur les bois, létang, et )e 
paysage de Port-Royal , n'était pas encore capable de foire de 
pareils vers. Je ne doute pas cependant qu*il ne soit auteur de 
la traduction de ces hymnes; mais il faut qu*il les ait traduites 
dans un âge avancé, ou qu'il les ait depuis retouchées avec 
tant de^soin, qu*il en ait fait un nouvel ouvrage. On lit, en effet, 
dans les Hommes Illustres de M. Perrault, que, longtemps 
après les avoir composées, il leur donna la dernière perfection. 
La traduction du Bréviaire romain fut condamnée* par l'arche- 
vêque de Paris, pwr des raison» qui n'avaient aucun rapport à 
la traduction de ces hymnes. Cette condamnation donna lieu 
dans la suite à un mot que rapportent plusieurs personnes , et 

' ENe fui condanmée uniquement comme version en langue «ulgaire. 
( L. H ) Ces hymnes sont reeueillies dans cette édition. 



24 MÉMOIRES SUR LA VIE 

que je ne garantis pas. Le roi, dit-on, exhortait mon père à 
faire quelques vers de piété : « J'en ai voulu faire, répondit-il , 
c( on les a condamnés. » 

Il ne fut que trois ans à Port-Royal; et ceux qui savent 
combien il était avancé dans les lettres grecques et latines n'en 
sont point étonnés, quand ils font réflexion qu'un génie aussi 
vif que le sien, animé par une grande passion pour l*étude, et 
conduit par d'excellents maîtres, marchait rapidement. Au 
sortir de Port-Royal , il vint à Paris, et fit sa logique au col- 
lège d'Harcourt , d'où il écrivit à un de ses amis : 

Usez cette pièce ignorante , 
Où ma plume si peu coulante 
Ne fait voir que trop clairement , 
Pour vous parler sincèrement. 
Que je ne suis pas un grand maître. 
Hélas ! comment pourrais-je Tétre? 
Je ne respire qu'arguments ; 
Ma tete est pleine à teus moments 
De majeures et de mineures , etc. 

En 1660, le mariage du roi ouvrit à tous les poètes une 
carrière dans laquelle ils signalèrent à l'envi leur zèle et leui's 
talents. Mon père, très-inconnu encore, entra comme les autres 
dans la carrière , et composa l'ode intitulée la Nymphe de la 
Seine, Il pria M. Vitart , son oncle, de la porter à Chapelain ' , 
qui présidait alors sur tout le Parnasse, et par sa grande répu- 
tation poétique, qu'il n'avait point encore perdue, et par la con- 
fiance qu'avait en lui M. Colbert pour ce qui regardait les let- 
tres. Chapelain découvrit un poète naissant dans cette ode, 
qu'il loue beaucoup ; et parmi quelques fautes qu'il y remarqua, 
il releva la bévue du jeune homme, qui avait mis des tritons 
dans la Seine. L'auteur , honoré des critiques de Chapelain , 
corrigea son ode ; et la nécessité de changer une stance pour ré- 

' Nicolas Vitart, oncle de Jean Racine, mourut en 1641. Ce ne fut donc 
pas lui qui porta à Chapelain, en 1660, l'ode intitulée la Nymphe de la 
Seine, mais bien son (ils, intendant de la maison de Cheyreuse.Ce fils était 
cousin germain de Jean Racine , qui lui adressa plusieurs lettres que Ton 
trouve dans sa coitespondance. 



DE JEAN RACINE. 25 

.parer sa bévue le mit en très-mauvaise liumeur contre les tri- 
tons, comme il parait par une de ses lettres. Chapelain le prit 
en amitié, lui offrit ses avis et ses services, et, non content de 
les lui offrir, parla de lui et de son oncle si avantageusement à 
M. Colbert, que ce ministre lui envoya cent louis de la part du 
roi, et peu après le fit mettre sur Tétat pour une pension de six. 
cents livres en qualité d'homme de lettres. Les honneurs sou- 
tiennent les arts. Quel sujet d'émulation pour un jeune homme , 
très-inconnu au public et à la cour, de recevoir de la part du roi 
et de son ministre une bourse de cent louis I Et quelle gloire 
pour le ministre qui sait découvrir les talents qui ne commen- 
cent qu'à naître , et qui ne connaît pas encore celui même qui 
les possède I 

Il composa en ce même temps un sonnet qui , quoique fort 
innocent, lui attira, aussi bien que son ode, de vives répri- 
mandes de Port-Rpyal , où Ton craignait beaucoup pour lui sa 
passion démesurée pour les vers. On eût mieux aimé qu'il se 
fût appliqué à l'étude de la jurisprudence , pour se rendre ca- 
pable d'être avocat, ou que du moins il eût voulu «consentir à 
accepter quelqu'un de ces emplois qui, sans conduire à la for- 
tunt^, procurent une aisance de la vie capable de consoler de 
l'ennui de cette espèce de travail, et de la dépendance, plus 
ennuyeuse encore que le travail. Il ne voulait point entendre 
parler d'occupations contraires au génie des muses ; il n'aimait 
que les vers , et craignait en même temps les réprimandes de 
Port-Royal. Cette crainte était cause qu'il n'osait montrer ses 
vers à personne, et qu'il écrivait à un ami : cr Ne pouvant vous 
consulter, j'étais prêt à consulter, comme Malherbe, une 
« vieille servante qui est chez nous , si je ne m'étais aperçu 
« qu'elle est janséniste comme son maître, et qu'elle pourrait 
(( me déceler, ce qui serait ma ruine entière, vu que je reçois 
« tous les jours lettres sur lettres , ou plutôt exeommunica- 
a tions sur excommunications à cause de mon triste sonnet ' . » 



' Ce n'est pas ce sonnet, comme le croit Louis Racine , qui attira à son 
père les réprimandes de Port-Royal, mais bien un sonnet composé à la 
louange du cardinal Mazarin^ à l'occasion de la paix des Pyrénées. Voyez 



26 iMÉMOIRES SUR LA VIE 

Voici ce triste sonnet; il le fit pour célébrer la naissance d'un- 
enfant de madame Vitart , sa tante ' : 

Il est temps que la nuit termine sa carrière : 
Un astre tout nouveau vient de naître en ces lieux ; 
Déjà tout Thorizon s'aperçoit de ses feux , 
n échauffe déjà dans sa pointe première. 

Et toi , fille du joui*, qui nais devant ton père , 
Belle Aurore , rougis , ou te cache à nos yeux : 
Cette nuit un soleil est descendu, des cieux , 
Dont le nouvel éclat efface ta lumière. 

Toi qui dans ton matin parais déjà si grand , 
Bel astre, puisses-tu n'avoir point de couchant! 
Sois toujours en beautés une aurore naissante. 

A ceux de qui tu sors puisses-tu ressembler! 
Sois digne de Daphnis et digne d'Aramanthe : 
Pour être sans égal , il les faut égaler. 

Ce sonnet, dont il était sans doute très- content à cause d^ 
la cliute , et à cause de ce vers, Fille du jour, qui nais devant 
ton père, prouve, ainsi que les strophes des odes que j'ai rap- 
portées , qu'il aimait alors ces faux brillants , dont il a été de- 
puis si grand ennemi. Les principes du bon goût , qu'il avait 
pris dans la lecture des anciens et dans les leçons de Port- 
Royal, ne l'empêchaient pas, dans le feu de sa première jeu- 
nesse , de s'écarter de la nature , dont il s'écarte encore dans 
plusieurs vers de la Thébaïde, Boileau sut l'y ramener. 

Il fut obligé d'aller passer quelque temps à Chevreuse , où 
M. Vitart, intendant de cette maison , et chargé de faire faire 
quelques réparations au château, l'envoya en lui donnant le 
soin de ces réparations. Il s'ennuya si fort de cette occupation 
et de ce séjour, qui lui parut une captivité , qu'il datait les 
lettres qu'il en écrivait , De Bdbylone. On en trouvera deux 
parmi celles de sa jeunesse. 

la première lettre de Racine à Tabbé Le Vasseiir : elle ne laisse aucun doute 
à ce sujet. 

• C'est une erreur. M. Vitart, intendant de la maison de Cliefreiise, chezr 
qui Racine fut employé peadaut quelques années au sortir da coUéfse, était 
son cousin , et non son oncle. 



DE JEAN RACINE. 2 



^ I 



On songea enfin sérieusement à lui faire prendre un parti; 
et l'espérance d*un bénéfice le fit résoudre à aller en Langue- 
doc , où il était à la fin de 1661 , comme il parait par la lettre 
qu'il écrivit à La Fontaine , et par celle-ci , datée du 17 jan- 
vier 1662 y dans laquelle il écrit à M. Yitart : « Je passe mon 
(( temps avec mon oncle, saint Thomas et Virgile. Je fais 
« force extraits de théologie , et quelques-uns de poésie. Mon 
« oncle a de bons desseins pour moi , il m'a fait haMller de 
(( noir depuis les pieds jusqu'à la tète : il espère me procurer 
« quelque chose. Ce sera alors que je tâcherai de payer mes 
c( dettes. Je n'oublie point les obligations que je vous ai : j'en 
c( rougis en vous écrivant : Embuit puer, salva res est. Mais 
« cette sentence est bien fausse; mes affaires n'en vont pas 
« mieux. » 

Pour être au fait de cette lettre et de celles qu'on trouvera 
à la suite de ces Mémoires, il faut savoir qu'il avait été ap- 
pelé en Languedoc par un oncle maternel, nommé le père 
Sconin, chanoine régulier de Sainte-Geneviève, homme fort 
estimé dans cette congrégation, dont il avait été général, et 
qui avait beaucoup d'esprit. Comme il était inquiet et re- 
muant, dès que le temps de son généralat fut expiré, pour 
s'en défaire on l'envoya à Uzès , où l'on avait joint pour lui 
le prieuré de Sidnt-Maximin à un canonicat de la cathédrale : 
il était outre cela officiai et grand-vicaire. Ce bon homme était 
tout disposé à résigner son bénéfice à son neveu ; mais il fallait 
être régulier; et le .neveu, qui aurait fort aimé le bénéfice, 
n'aimait point cette omdition , à laquelle cependant la néces- 
sité l'aurait fait consentir, si tous les obstacles qui survinrent 
ne lui eussent &dt connaître qu'il n'était pas destiné à l'état 
ecclésiastique. 

Par complaisance pour son oncle, il étudiait la théologie; 
et en lisant saint Thomas, il lisait aussi l'Arioste, qu'il cite 
souvent, avec tous les autres poètes , dans ses premières lettres 
adressées à un jeune abbé Le Vasseur, qui n'avs^t pas plus de 
vocation que lui pour l'état ecclésiastique, dont il quitta l'ha- 
bit dans la suite. Dan& ces lettres , écrites en toute liberté, il 
rend compte à son ami de ses occupations et de ses sentiments» 



28 MÉMOIRES SUR LA VIE 

et ne fait paraître de passion que pour l*étude et les vers. Sa 
mauvaise humeur contre les habitants d'Uzès , qu'il pousse un 
peu trop loin, semble venir de ce qu'il est dans un pays où 
il craint d'oublier la langue française , qu'il avait une extrême 
envie de bien posséder. Je juge de l'étude particulière qu'il en 
faisait, par des remarques écrites de sa main sur celles de 
Vaugelas , sur la traduction de Quinte-Curce, et sur quelques 
traductions de d'Ablancourt. On voit encore par ces lettres 
qu'il fuyait toute compagnie, et surtout celle des femmes, 
aimant mieux la compagnie des poètes grecs ^ Son goût pour 
la tragédie lui en lit commencer une dont le sujet était Théa- 
gène et Chariclée, Il avait conçu dans son enfance une passion 
extraordinaire pour Héliodore : il admirait son style et l'artifice 
merveilleux avec lequel sa fable est conduite. Il abandonna 
enfin cette tragédie, dont il n*a rien laissé, ne trouvant pas 
vraisemblablement que des aventures romanesques méritassent 
d'être mises sur la scène tragique'. Il retourna à Euripide, 
et y prit le sujet de la Thébatde, qu'il avança beaucoup, en 
même temps qu'il s'appliquait à la théologie. 

Quoique alors la phis petite chapelle lui parût une fortune , 
las enfin des incertitudes de son oncle , et des obstacles que fai- 
sait renaître continuellement un moine nommé dom Cosme , 
dont il se plaint beaucoup dans ses lettres, il revint à Paris, où 
il fit connaissance avec Molière, et acheva la Thébaïde. 

Il donna d'abord son ode intitulée la Renommée aux Mu- 
ses, et la porta à la cour, où il fallait qu'il eût quelques pro- 
tecteurs, puisqu'il dit dans une de ses lettres : a La Renommée 
c( a été assez heureuse; M. le comte de Saint-Aignan la trouve 
« fort belle : je ne l'ai pas trouvé au lever du roi , mais j'y ai 

' On croit cependant que ce fut à cette époque , et pendant son séjour 
dans cette délicieuse contrée, qu'il éprouva les premiers traits de cette pas- 
sion dont il fut dans la suite un si habile peintre. 

' Il présenta cette tragédie à Molière, alors directeur du théâtre du Pa- 
lais-Royal , et qui aurait hi réputation de bien accueillir les jeunes auteurs. 
Molière entrevit sans doute dans cette production , toute faible qu^elle était, 
le germe d'un heureux talent ; il encouragea le jeune homme , loua ses 
dispositions; on assure même qu'il le secourut de sa bourse, et lui prêta 
cent louis, Texcitant à traiter le sujet de la Thébaïde, comme plus théâtral. 



DE JEAN RACINE. 29 

n trouvé Molière , à qui le roi a donné assez de louanges. J*en 
« ai été bien aise pour lui, et il a été bien aise aussi que 
« j'y fusse présent. » On peut juger par ces paroles que le 
jeune roi aimait déjà à voir les poètes à sa cour. Il fit payer 
à mon père une gratification de six cents livres , pour lui 
donner le moyen de continuer son application aux belles~let- 
tres, comme il est dit dans Tordre signé par M. Golbert, le 
26 août 1664. 

La Thébaide fut jouée la même année; et comme je ne 
trouve rien qui m'apprenne de quelle manière elle fut reçue , 
je n'en dirai rien davantage. Je ne dois parler ici qu'histori- 
quement de ses tragédies, et presque tout ce que j*en puis 
dire d'historique se trouve ailleurs'. Je laisse aux auteurs de 
l'histoire du théâtre français le soin de recueillir ces particu- 
larités , dont plusieurs sont peu curieuses , et toutes fort incer- 
taines , parce qu'il n'en a rien raconté dans sa famille ; et je 
ne suis pas mieux instruit qu'un autre de ce temps de sa vie, 
dont il ne parlait jamais*. 

Le jeune Despréaux , qui n'avait que trois ans plus que lui , 
était connu de l'abbé Le Vasseur, qui lui porta l'ode de la 
Renommée , sur laquelle Despréaux fit des remarques qu'il mit 

Ml est dit, dans le Nécrologe de Port-Royal , que, « lié avec tes savants 
« solitaires qui habitaient le désert de Port-Royal , cette solitude lui fit pro- 
« duire la Thébaïde, » Ces paroles, que les auteurs de VHistoire des 
Théâtres rapportent avec surprise, ne prouvent que la simplicité de celui 
qui a écrit cet article, et qui , n'ayant jamais, selon les apparences, lu de 
tragédies, s'est imaginé, à cause de ce titre , la Thébaïde, que celle-ci avait 
quelque rapport à une solitude. Il se trompe aussi quand il dit que cette 
tragédie fut commencée à Port-Royal. ( L. R. ) 

* La Grange-Cbancel disait avoir entendu dire à des amis particuliers de 
Racine que , pressé par le peu de temps que lui avait donné Molière pour 
composer cette pièce, il y avait Tait entrer, sans presque aucun change- 
ment, deux récits entiers tirés de lUn/t^one de Rotrou, jouée en 1638. 
Ces morceaux disparurent dans l'impression de la Thébaïde. Quelques 
commentateurs donnent un antre motif à Tinsertion de ces morceaux. Ils 
disent que Racine n'avait traité le sujet de la Thébaïde qu'avec une ex- 
trême défiance, et que , tourmenté par la crainte qu'on ne Taccusàt d'avoir 
voulu lutter contre Rotrou , il prit le parti de lui emprunter un récit qui 
passait alors pour un morceau inimitable. On peut voir ce récit dans VAn- 
ligone de Rotrou, acte III , scène ii. 



30 MEMOIBES SUR LA VIE 

par écrit. Le poète critiqué trouva les remarques très-judî- 
cieuses , et eut une eitrème envie de connaître son critique. 
L*ami commun lui en procura la connaissance , et forma les 
premiers nœuds de cette union si constante et si étroite , qu*il 
est comme Impossible de ftdre la vie de Tun sans (aire la vie 
de Tautre. J*ai déjà prévenu que je rapporterais de celle de 
Boileau les particularités que ses coomientateurs n*appreQnent 
point , ou n* apprennent qu'imparfaitement , parce qu*i|s n'é- 
taient pas miett:^ instruits. 

Il n'était point né à Paris» comme on Ta toi^ours écrit, 
mais à Cr6ne, petit village près Yliieneuve-Salnt-Georges : 
son père y avait une maison , ou il passait tout le temps des 
vacances du palais; et ce fut le l^** novembre 1616 que ce 
onzième enfant y vint au monde. Pour le distinguer de ses 
frères, on le surnomma Despréaux, à cause d'un petit pré 
qui était au bout du Jardin. Quelque temps après, une partie 
du village fut brûlée ; et les registres de l'église ayant été con- 
sumés dans cet incendie, lorsque Boileau, dans le temps qu'on 
recherchait les usurpateurs de la noblesse, en vertu de la dé- 
claration du 4 septembre 1696, fut injustement attaqué, il ne 
put , faute d'extrait baptistaire , prouver sa naissance que par 
le registre de son père. Il eut à souffrir dans son enfance l'opé- 
ration de la taille , qui fut mal faite, et dont il hii resta pour 
toute sa vie une très-grande incommodité. On lui donna pour 
logement dans la maison paternelle une guérite au-dessus du 
grenier, et quelque temps après on l'en fit descendre , parce 
qu'on trouva moyen de lui construire un petit cabinet dans ce 
grenier, ce qui lui faisait dire qu'il avait commencé sa fortune 
par descendre au grenier ; et il ajoutait dans sa vieillesse , qu'il 
n'accepterait pas une nouvelle vie, s'il fallait la commencer par 
une jeunesse aussi pénible. La simplicité de sa physiimomie 
et de son caractère faisait dire à son père, en le comparant à 
ses autres enfants : « Pour Colin , ce sera un bon garçon qui ne 
a dira mal de personne. » 

Après ses premières études , il voulut s'appliquer à la juris- 
prudence ; il suivit le barreau , et même plaida une cause dont 
il se tira fort mal. Comme il était près de la commencer, le 



DE JEAN RACINE. 31 

procureur s'approcha de lui pour lui dire : « N'oubliez pas de 
a demander que la partie soit interrogée sur faits et articles. — 
« Et pourquoi, lui répondit Boileau, la chose n'est-eile pas 
(( déjà Halte? Si tout n'est pas prêt, il ne faut donc pas me 
Ci foire plaider, n Le procureur fit un éclat de rire , et dit à 
ses oonft^res : a Voilà un jeune avocat qui ira loin ; il a de 
tt grandes dispositions. » Il n'eut pas Tambition d'aller plus 
loin : il quitta le palais , et alla en Sorbonne ; mais il la quitta 
bientôt par le même dégoût. Il crut, comme dit M. de Boze 
dans son éloge historique, y trouver encore la chicane sous 
un autre habit. Prenant le parti de dormir chez un greffier la 
grasse matinée ^ il se livra tout entier à son génie, qui rem- 
portait vers la poésie; et lorsqu'on lui réprésenta que s'il s'at- 
tadialt à la satire , il se ferait des ennemis qui auraient tou- 
jours les yeux sur lui , et ne chercheraient qu'à le déciier : 
« Eh bien I répondit-il , je serai honnête homme , et je ne les 
<( craindrai point. » 

Il prit d'abord Juvénal pour son modèle , persuadé que no- 
tre langue était plus propre à imiter la force de ce style que 
l'élégante simplicité du style d'Horace. Il changea bientôt de 
sentiment. Sa première satire fut eelle-d : Danton , ce grand 
auteur, etc. Il la fit tout entière dans le goût de Juvénal; et , 
pour en imiter le ton de déclamation , il la finissait par la des- 
cription des embarras de Paris. Il s'aperçut que la pièce était 
trop ïooiffàe, et devenait languissante; il en retrancha cette 
description , dont il fit une satire à part. Son second ouvrage 
fut la sathre qui est aujourd'hui la septième dans le recueil de 
ses œuvres : Muse, changeons de style, etc. Après œlle-ci il 
en adressa une à Molière , et fit son Discours au roi. Ensuite il 
entreprit la satire du festin et celle sur la noblesse , travaillant 
à toutes les deux en même temps, et imitant Juvénal dans l'une 
et Horace dans Tautre. Ses ennemis débitèrent que , dans la 
satire sur la noblesse , il avait eu dessein de railler M. de Dan- 
geau. Il n'en eut jamais la pensée. 11 l'adressait d'abord à 
M. de La Rochefoucauld; mais trouvant que ce mMB, qui de- 
vait revenir plusieurs fois , n'avait pas de gi'âoe en vers , il prit 
le parti d'adresser l'ouvrage à M. de Dangeau, le seul homme 



32 MEMOIRES SUR LA VIE 

de la cour, avec M. de La Rochefoucauld , quMl connût alors. 

' La satire du festin eut pour fondement un repas qu'on lui 
donna à Château-Thierry, où il était allé se promener avec 
La Fontaine , qui ne fut pas du repas , pendant lequel le lieu- 
tenant générai de la ville lâcha ces phrases : a Pour moi, 
j'aime le beau français.^. Le Corneille est quelquefois joli. » 
Ces deux phrases donnèrent au poëte , mécontent peut-être de 
la chère, Tidée de la description d'un repas également ennuyeux 
par Tordonnance et la conversation des convives. Il composa 
ensuite la satire à M. Le Yayer, et celle qu'il adresse à son es- 
prit. Celle-ci fut très-mal reçue lorsqu'il en fit les premières 
lectures. Il la lut chez M. de Brancas , en présence de madame 
Scarron, depuis madame de Maintenons et de madame de 
La Sablière. La pièce fut si peu goûtée, qu'il n'eut pas le cou- 
rage d'en finir la lecture. Pour se consoler de cette disgrâce, il 
fit la satire sur l'homme, qui eut autant de succès que l'autre en 
avait eu peu. 

Comme il ne voulait pas Mre imprimer ses satires , tout le 
monde le recherchait pour les lui entendre réciter. Un autre 
talent que celui de faire des vers le faisait «acore rechercher : 
il savait contrefaire ceux qu'il voyait , jusqu'à rendre parfaite- 
ment leur démarche, leurs gestes, et leur ton de voix. Il m'a 
raconté qu'ayant entrepris de contrefaire un homme qui venait 
il'exécuter une danse fort difficile , il exécuta avec la même 
justesse la même danse, quoiqu'il n'eût jamais appris à danser. 
Il amusa un jour le roi en contrefaisant devant lui tous les 
comédiens. Le roi voulut qu'il contrel^t aussi Molière, qui était 
présent, et demanda ensuite à Molière s'il s'était reconnu. 
« Nous ne pouvons, répondit Molière , juger de notre ressem- 
« blance ; mais la mienne est parfaite , s'il m'a aussi bien imité 
« qu'il a imité les autres. » Quoique ce talent, qui le faisait 
rechercher dans les parties de plaisir, lui procurât des connais- 

' Boileaii , qui avait quelques obligations à Brossette, à cause d'une rente 
à Lyon quMI lui faisait payer, lui donnait quelques éclaircissements sur ses 
ouvrages, quand il tes lui demandait; mais Brossette, n'ayant pas vécu avec 
lui familièrement, n*a pas été instruit de tout, et son commentaire, où il 
y a (le bonnes choses , est fort imparfait. ( L. R. ) 



DE JEAN RACINE. 83 

sànf es agréables pour un jeune homme , il m*a avoué qu'enfin 
il en eut honte, et qu'ayant fait réflexion que c'était faire un 
personnage de baladin , il y renonça» et n'alla plus aux repas 
où on ne l'invitait que pour réciter ses ouvrages , qui le ren- 
dirent bientôt très*fameux. 

11 se fit un devoir de n'y nommer personne, même dans les 
traits de railleries qui avaient pour fondement des faits très- 
connus. Son Alidor^ gui vetU rendre à Dieu ce qu'il a pris au 
monde, était si connu alors, qu'au lieu de dire la maison de 
l'Institution, on disait souvent par plaisanterie la maison de 
la Restitution. Il ne nommait pas d'abord Chapelain : il avait 
mis Patelin; et ce fut la seule chose qui fâcha Chapelain. 
Pourquoi, disait-il, défigurer mon nom? Chapelain était fort 
bon homme y et, content du bien que le satirique disait de ses 
mœurs, lui pardonnait le mal qu'il disait de ses vers, Gilles 
Bolleau, ami de Chapelain et de Cotin, ne fut pas si doux : il 
traita avec beaucoup de hauteur son cadet, lui disant qu'il 
était bien hardi d'oser attaquer ses amis. Cette réprimande ne 
fit qu'animer davantage Despréaux contre ces deux poètes. Ce 
Gilles Boileau, de l'Académie Française, avait aussi, comme 
l'on sait, du talent pour les vers. Tous ses frères avaient de 
l'esprit. L'abbé Boileau , depuis docteur de Sorbonne , s'est 
fait connaître par des ouvrages remarquables par les sujets et 
par le style^ M. Pui-Morin, qui fut contrôleur des Menus, était 
très-ainiable dans la société ; mais l'amour du plaisir le dé-r 
tourna de toute étude. Ce fut lui qui , étant invité à un grand 
repas par deux juifs fort riches , alla à midi chercher son frère 
Despréaux et le pria de l'accompagner, l'assucant que ces mes- 
sieurs seraient charmés de le connaître. Despréaux » qui avait 
quelques affaires , lui répondit qu'il n'était pas en humeur de 
s*aller réjouir, Pui-Morin le pressa avec tant de vivacité, que 
son frère, perdant patience, lui dit d'un ton de colère ; « Je ne 
(c veux pas aller manger chez des coquins qui ont crucifié 
« Notre-Seigneur. — Ahl mon frère, s'écria Pui-Morin en 
a friq>pant du pied contre terre, pourquoi m'en faites- vous 
« souvenir lorsque le dîner est prêt , et que ces pauvres gens 
a m'attendent? » Il s'avisa un jour, devant Chapelain, de 

BAONE. — T. I. 3 



34 MÉMOIRES SUR LA VIE 

parler mal de la Pucelle : a C*est bien à vous à en juger^ hri 
(( dit Chapelain» vous qui ne savez pas lirel » Pui-Morin lui 
répondit : a Je ne sais que trop lire depuis que vous faites im- 
« primer» » et fut si content de sa réponse > qu'il voulut la 
mettre en vers. Mais comme il ne put en venir à bout, il eut 
recours à son frère et à mon père» qui toura^ent ainsi cette 
réponse en épigramme : 

Froid, sec, dur, rude auteur, digne objet de satire > 
De ne savoir pas lire oses^tu me blâmer? 
Hélas ! pour mes péchés , je n'ai su que trop lire 
Depuis que tu fais imprimer. 

Mon père représenta que le premier hémistiche du second 
vers Hmant avec le vers précédent et avec Tavant-dernier vers, 
41 valait mieux dire de mon peu de lecture, Molière décida 
'qu*fl fallait conserver la première façon : «t Elle est» lui dit-il» 
« 'la lAus naturelle ; et il faut sacrifier toute régularité à la 
a justesse de l'expression ; c'est l'art même qui doit nous ap- 
<( prendre à«ous affranchir des règles de l'art. » 

Molière était alors de leur société » dont étaient encore La 
Fontaine fft Chap^e» et tous faisaient de continuelles répri- 
mandes à Clhapdle sur sa passion pour le vin. Boileau , ie ren- 
contrait; un jour dans la rue» lui en voulut parler» Chapelle 
lui répondit : fx J'«i résolu de m*en corriger ; je sens la vérité 
c( de vos raisons ; pour achever de me persuader» entrons M; 
(( vous me parlerez plus à votre aise. j> Il le fit entrer dans un 
cabaret» et demanda une bouteille» qui fut suivie d'une autre. 
Boileau » en s'animant dans son discours contre la passion du 
vin » buvait aveo lui» jusqu'à ce qu'enfin le prédicateur et le 
nouveau converti s'enivrèrent» 

Je reviens à l'histoire des tragédies de mon père» qui » après 
avoir achevé celle d'Alexandre, la voulut montrer à Corneille, 
pour recevoir les avis du maître du théâtre. M. de Yalincour 
rapporte ce fait dans sa lettre à M. l'abbé d'OHvet» et m'a as- 
suré qu'il le tenait de mon père même. Corneille» après avoir 
entendu la lecture de la pièce , dit à l'auteur qu'il avait un 
grand talent pour la poésie , mais qu'il n'en avait point pour 
la tragédie; et lui conseiller de s'appliquer à un autre genre. 



DE JEAN RACINE. 35 

Ce jugement, trèsHsincère sans doute, fait voir qu'on peut avoir 
de grands talents > et être un mauvais Juge des talents. 

Il y avait alors d«ux troupes de comédiens : celle de Molière 
et celle de Thôtel de Bourgogne *. L'Alexandre fut joué d'a- 
bord par la troupe de Molière ; mais Tatiteur, mécontent des 
acteurs , leuf retira sa pièce, et la donna aux comédiens de l'hô- 
tel de Bourgogne : il fut cause en même temps que la meilleure 
actrice de Molière le quitta pour passer sur le théAtre de Bour- 
gogne; ce qui mortifia Molière, et causa entre eux un refroi- 
difôement qui dura toujours , quoiqu'ils se rendissent mutuel- 
lement justice sur leurs ouvrages. On verra bientôt de quelle 
manière Molière parla de la comédie des Plaideurs; et le len- 
demain de la première représentation du Misanthrope, qui Ait 
très-malheureuse , un homme , qui crut faire plaisir à mon père, 
courut lui annoncer cette nouvelle en lui disant : cr La pièce est 
« tombée : rien n'est si froid ; vous pouvez m'en croire , j'y 
« étais, — Vous y étiez, reprit mon père , et Je n'y étais pas ; 
<!r et cependant je n'en croirai rien , parce qu'il est impossible 
<c que Molière ait fait une mauvaise pièce. Retournez-y, et exa- 
« minez-la mieux. » 

Alexandre eut beaucoup de partisans et de censeurs, puis- 
que Boileau, qui composa, cette même année 1665, sa troi- 
sième satire, y fiedt dire à son campagnard : 

Je ne sais pas pourquoi l'on vante V Alexandre. . 

La lecture de cette tragédie fit écrire à Saint^Évremond a que 
« la vieillesse de Corneille ne l'alarmait plus, et qu'il n'avait 
« plus à craindre de voir finir avec lui la tragédie; » et cet aveu 
de Saint-fivremond dut consoler le poète de la critique que le 

* C*e8t ainsi que cette pièce, dans sa naissance, fut jouée par les deux 
troupes; mais dans V Histoire du Théâtre français ^ tome IX, il est dit 
quVIle fut jouée le même jour sur les deux théâtres : ce qui n^est pas vrai- 
semblable. (L. R. ) L^assertion de Louis Racine est détruite par la gazette 
en vers de Robinet , qui écrivait jour par jour tout ce qui arrivait de cu- 
rieux à Paris. Ce gazetier parle du succès de la pièce, et dit expressément 
que Racine produisit en même temps Y Alexandre sur les deux théâtres 
français. Ce genre de succès est unique; mais Racine le paya trop cher, 
puisqo^il lui fit perdre l'affection de Molière. 



36 MEMOIRES SUR LA VIE 

même écrivaiD, dont les jugements avaient alors un grand 
crédit, fit decette même tragédie. Il est vrai qu'elle avait plu- 
sieurs défauts^ et que le jeune auteur s*y livrait encore à sa 
prodigieuse facilité de rimer. Boileau sut la modérer par ses 
conseils, et s*est toujours vanté de lui avoir appris à rimer dif- 
ficilement'. 

Ce fut enfin Tannée suivante que les satires de Boileau par 
rurent imprimées. On lit dans le Bolœana par quelle raison 
on fut près de révoquer le privilège que le libraire avait ob- 
tenu par adresse 9 et l'indifférence de Boileau sur cet événe- 
ment. Jamais poète n'eut 4;ant de répugnance à donner ses ou- 
vrages au public. Il s'y vit forcé, lorsqu'on lui en montra une 
édition faite furtivement, et remplie de fautes. A cette vue , 
il consentit à remettre son manuscrit , et ne Voulut recevoir 
aucun profit du libraire. Il donna en 1674 , avec la même gé- 
nérosité, sesÉpitres, son Art poétique , le Lutrin elle Traite 
du Sublime. Quoique fort économe de son revenu , il était plein 
de noblesse dans les sentiments : il m'a assuré que jamais li- 
braire ne lui avait payé un seul de ses ouvrages ; ce qui l'avait 
rendu hardi à railler dans son Art poétique, chant IV, les 
auteurs qui mettent leur Apollon aux gages d'un libraire, et 
qu'il n'avait fait les deux vers qui précèdent. 

Je sais qu'un noble esprit peut sans honte et sans crime 
Tirer de son travail un tribut légitime , 

que pour consoler mon père, qui avait retiré quelque profit 
de l'impression de ses tragédies. Le profit qu'il en tira fut très- 

' « II me soarient, dit l'abbé Dubos, de ce qae dit M. Despréaux à 
M. Racine concernaDt la lacitSté de faire des vers. Ce denrier Tenait de doi|* 
ner sa tragédie d'^ Alexandre, lorsqu'il se lia d*amitié avec Tanteor de VArt 
poétique. Racine lui dit, en parlant de son travail, qu'il avait une facilité 
surprenante à faire ses vers. « Je veux, répondit Despréaux, vous apprendre 
« à faire des vers avec pdne, et vous aveu assez de talent pour le savoir 
<i bientôt. » Racine disait que Despréâux lui a?ait tenu parole. M. Des- 
préaux, dit le commentateur de Boileau, faisait ordinairement le second 
vers avant le premier; c'est un des plus grands secrets de la poésie, pour 
donner aux vers beaucoup de sens et de force. Il conseilla à M. Racine de 
suivre cette méthode. Il disait à ce propos : « Je lui ai appris à rimer dif- 
n ficilement. » 



DB JRAN RACINE. 87 

modique; et il donna dans la suite Esther et A t halte au li- 
braire, de la manière dont Boileau avait donné tous ses ou^ 
vrages.. 

Andromaque, gui parut en 1667) fiteonnaltre que le jeiHM 
poète à qui Boileau avait appris à rimer difficilement avait en 
peu de temps fait de grands progrès. Mais je sviis obligé d'inter- 
rompre Tbistoire de ses tragédies pour raconter celle de deux 
ouvrages d'une nature bien différente. 

Le public ne les attendait ni d'un Jeune bomme occupé de 
tragédie», ni d'un élève de Port-Royal; La vivacité du poète, 
qui se crut offensé dans son talent, ce qu'ir avait de plus cber, 
lui fit oublier ee qu'il devait à ses premiers maîtres, et l'engagea 
à entrer, sans réflexion, dans une querelle qui ne le regar-s 
dait pas. 

Desmarets de Saint-Sorlin, que le mauvais succès de son 
Clovis avait rebuté, las d'être poète, voulut être propbète, et 
prétendit avoir la clef de l'Apocalypse. l\ annonça une armée de 
cent quarante*quatre mille victimes^, qui rétablirait» sous la con- 
duite du roi^ la vraie religion. Par tous les termes mystiques 
qu'inventait son imagination éobauffée^ lien avait déjà écbauffé 
plusieurs autres. Il eut l'bonneur d'être foudroyé par M. Nicole, 
qui écrivit contre lui les lettres qu'il intitula Visionnaires, parce 
qu'il les écrivait contre un grand visionnaire, auteur de la co- 
médie des Visionnaires, Il fit remarquer, dans la première de 
ces lettres^ que ce prétendu illuminé ne s'était d'abord fait 
connaître dans le monde que par des romans et des comédies r 
a qualités, ajouta-t-il, qui ne sont pas fort honorables au juge- 
<r ment des honnêtes gens, et qui sont horribles, considérées 
a suivant les principes de la religion chrétienne. Un faiseur de 
« romans et un poète de théâtre est un empoisonneur public, non 
c< des corps, mais des âmes. Il se doit regarder comme coupable 
« d'une infinité d'homicides spirituels , ou qu'il a causés en ef- 
« fet, ou qu'il a pu causer, a 

Mon père, à qui sa conscience reprochait des occupations 
qu'on regardait à Port-Royal comme très-criminelles, se per- 
suada que ces paroles n'avaient été écrites que contre lui, et 
qu'il était celui qu'on appelait un empoisonneur public. H se 



38 MÉMOIRES SUR LA VIE 

croyait d'autant mieux fondé dans cette persuasion , qu'à cause 
de sa liaison avec les comédiens il avait été comme exdu de 
Port-Royat par une lettre de la mère Racine, sa tante, qui est si 
bien écrite, qu'on ne sera pas fâché de la lire. 

6L0IRE A JÉSUS-CHRIST 

ET AU TBÈ*-flAINT SACREMENT. 

a Ayant appris que vous aviez dessein de faire id un voyage , 
a J'avais demandé permission à notre mère de vous vdr, parce 
« que quelques personnes nous avaient assurées que vous étiez 
^ dans la pensée de simger sérieusement à vous ; et j'aurais été 
tfbien aise de l'apprendre par vous-même, afin de vous té- 
« moigner la joie <pie j'aurais, s'il plaisait à Dieu de vous tou- 
tf cher: mais j'ai appris depuis peu de jours une nouvelle qui 
<c m'a touchée sensiblement. Je vous écris dans l'amertume de 
<c num CGBur, et en versant des larmes que je voudrais pouvoir 
a répandre en assez grande abondance devant Dieu pour obte- 
«( nir de lui votre salut, qui est la chose du monde que je sou- 
a balte avee le plus d'ardeur. J^ai donc appris avec douleur que 
tf vous fréquentiez plus que jamais des gens dont le nom est 
(( abominable à toutes les peracmnes qui ont tant soit peu de piété, 
(( et avec raison, puisqu'on leur interdit l'entrée de l'église et 
or la communion des fidèles, même à la mort, à moins qu'ils ne 
<r se reconnaissent. Jugez donc, mon cher neveu, dans quel état 
« je puis être» puisque vous n'ignorez pas la tendresse ^e j'ai 
« toujours eue pour vous, et que je n'ai jamais rien désiré, sinon 
c< que vous fussiez tout à Dieu dans quelque emploi honnête. Je 
(( vous conjure donc, mon cher neveu, d'avoir pitié de votre 
(( âme, et de rentrer dans vdtre cœur pour y considérer sérieuse- 
c< ment dans quel abime vous vous êtes jeté. Je souhaite que ce 
ce qu'on m'a dit ne soit pas vrai ; mais si vous êtes assez malheu- 
« reux pour n'avdr pas rompu un commerce qui vous déshonore 
« devant Dieu et devant les hommes, vous ne devez pas penser 
(c à nous venir voir ; car vous savez bien que je ne pourrais pas 
a vous parler, vous sachant dans un état si déplorable, et si con- 



DE JEAN RACINE. 89 

• traire aotchristianisme. Cependant je ne cesserai point de prier 
« Dieu qa*il vous fasse miséricorde, et à iQOi en,vou9 la faiçan^, 
« puisque votre saipt m'est si cher. b. 

VoiUi unede ces lettares que^on neveu, dan» sa ferveur pour 
ks tiiéttresy appelait des excommunications. Il crut donc que 
M'. Nicole,.en pariant oontre les poètes, avait eu.dessein de Thu- 
milier ; il prit la pliune-contre lui et contre tout Port-Royal, et 
il fit une lettre pleine de traits piquants, qui, pour les agré- 
ments du style, fût goûtée de tout le monde, a Je ne sais, dit 
« Tauieur de lacontinuation de V Histoire de l*Àcadémie Fran- 
« çatse, si nous avons rien.de mieux écritni de plus ingénieux 
« en notre langue. » Les ennemis de Port-Royal encouragèrent 
le Jeune écrivain à continuer, et même, à ce qu'on prétend, lui 
firent espérer un bénéfice. Tandis que M. Nicole et les autres 
solitaires de Port^Royal gardaient le sil^ice, il parut deux ré- 
ponses, dont la première, fort solide, et qui fut d'ai>ord attri- 
buée à M; de Sacy, était de M; du Bois : la seconde , fort infé- 
rieure, était de M. Barbier d'Aucour. Mon père connut bien au 
style qu'elles ne venaient pas de Port-Royal , et il les méprisa. 
Mais, peu après,' ces deux mêmes réponses parurent dans une 
édition des Visionnaires, faite en Hollande, en deux volumes ; 
et il était écrit dans l'avertissement, à la t^ de cette édition, 
qu'on avait inséré « danace recueil les deux réponses faîtes à un 
a jeune homme qui , s'étant chargé de l'intérêt commun de tout 
« le théâtre, avait conté des histoires faRes à plaisir, parce qu(^ 
a ees deux réponses feraient plaisir, ayant pour leur bonté par- 
a tagé les juges, dont les uns estimaient plus la première, tandis 
€r que les autres se déclaraient hautement pour la seconde. )> 

Mon père, moins piqué de ces deux réponses que du soin que 
messieurs de Port-Royal prenaient de les faire imprimer dans 
leurs ouvrages avec un pareil avertissement , fit contre eux 
la seconde lettre, et mit à la tête une préface qui n'a jamais été 
imprfanée, et qu'il assaisonna des mêmes railleries qui régnent 
dans les deux lettres. Après avoir dit quUl n'y a point de plaisir 
à rire avec des gens délicats qui se plaignent qu'on les déchire 
dès qu'on les nomme, et qui, aussi sensibles que les gens du 



40 MÉMOIRES SUE LA VIE 

monde» ne souffrent volontiers que les noortifications qu*ils s*tni- 
posent à eux-mêmes» il s'adressait ainsi à M. Nicole directe- 
ment : a Je demande à ce vénérable théologien en qaoi J'ai 
« erré, si c'est dans le droit ou dans le fait. J'ai avancé que la 
« comédie était innocente : le Port-Boyal dit qu'elle est crimi- 
« nelle; mais je ne crc^ pas qu'on puisse taxer ma proposition 
<( d'iiérésie ; c'est bien assez de la taxer de témérité. Pour le fait, 
« ils n'ont nié que celui des capucins ; encore ne l'ont-ils pas nié 
a tout entier. Toute la grâce que je lui demande est qu'il ne 
a m'oblige pas non plus à croire un fiait qu'il avance » lors- 
a qu'il dit que le monde fut partagé entre les deux réponses 
a qu'on Ût à ma lettre , et qu'on disputa longtemps laquelle des 
a deux était la plus belle : il n'y eut pas la moindre dispute 
c< là-dessus, et d'une commune voix elles furent jugées aussi 
c( froides l'une que l'autre. Mais tout ce qu'on fait pour ces 
(c mes^eurs a un caractère de bonté que tout le monde ne 
c< connaît pas. 

a II est aisé de connaître, ajoutait-il, par le soin qu'ils ont 
a pris d'immortaliser ces réponses, qu'ils y avaient plus de 
« part qu'ils ne disaient. A la vérité, ce n'est pas leur coutume 
« de laisser rien imprimer pour eux qu'ils n'y mettent quelque 
(( chose du leur. Ils portent aux docteurs leurs approbations 
c( toutes dressées. Les avis de l'imprimeur s<mt ordinairement 
(c des éloges qu'ils se donnent à eux-mêmes; et Ton scellerait 
a à la chancellerie des privilèges fort éloquents , si leurs livres 
a s'imprimaient avec privilège. » 

Content de cette préface et de sa seconde lettre, il alla mon- 
trer ces nouvelles productions à Boileau , qui, toujours amateur 
de la vérité, quoiqu'il n'eût encore aucune liaison avec Port- 
Royal, lui représenta que cet ouvrage ferait honneur à son es- 
prit, mais n'en ferait pas à son cœur, parce qu'il attaquait des 
hommes fort estimés, et le plus doux de tous', auquel il avait 

* M. Nicole, qui avait régenté la troisièine à Poct-Royal» avait été son 
maître. Tout le monde sait quelle était sa douceur; il subsistait du profit 
de ses ouvrages; et le grand débit des trois volumes de la Perpétuité fit 
dire dans le public qu'il profitait du travail d'autrui , parce qu'on croyait 
cet ouvrage commun entre lui et M. Arnauld , qui avait seulement mis un 



DE JEAN RACINE. 4i 

lui-même, comme aux autres » de graudes obligations, a Eh 
<t bien 1 répondit mon père y pénétré de ce reproche , le public ne 
« verra jamais cette seconde lettre. » Il retira tous les exem- 
plaires qu'il put trouver de la première ; et elle était devenue 
fort rare» lorsqu'elle parut dans des journaux. Brossette, qui la 
fit imprimer dans son édition de Boileau» quoiqu'elle n'eût au- 
cun rapport aux ouvrages de cet auteur, joignit en note que le 
Port-Royal , à alarmé d'une lettre qui le metiaçait d'un écrivain 
c( aussi redoutable que Pascal » trouva le moyen d'apaiser et de 
«r regagner le jeune Racine. » Brossette était fort mal instruit. Le 
Port-Royal garda toujours le silence » et ne fit aucune démarche 
pour la Iréconciliation. Mon père fit lui seul, dans la suite, toutes 
les démarches que je dirai. On n'ignore pas le repentir qu'il a 
témoigné; et un jour il fit une réponse si humble à un de ses 
confrères, qui l'attaqua dans l'Académie par une plaisanterie 
au sujet de ce dém^é, que personne dans la suite n'osa le rail- 
ler sur le même sujet. Lorsque Brossette fit imprimer la pre- 
mière lettre^ il ne connaissait pas la seconde, qui n'était con- 
nue de personne, ni de nous-mêmes. Elle fut trouvée, je ne sais 
par quel hasard, dans les papiers de M. l'abbé Bupin ; et ceux 
qui en furent les maîtres après sa mort la firent imprimer. 

Je reprends riûstdre des pièces de théâtre , et je viens à An- 
dromaque. Elle fut représentée eu 1667, et fit, au rapport de 



chapitre de sa façon dans le premier yolume, et ne vit pas les autres. M. Ni- 
cole souffrit ces discours sans y répondre. Lorsque le P. Bouhours, en écri- 
vant sur la Jangue française » releva plusieurs expressions des traductions 
de Port-Royal , M. de Sacy dit qu'il ne se soumettrait point à ces remar- 
ques : M. Nicole dit qu'il se corrigerait, et en effet n'employa point dans les 
JSssais de morale celles qui lui parurent justement critiquées. Dans les 
petits troubles qui arrivaient à Port-Royal sur quelques diversités de senti- 
ments, il ne prenait aucun parti, disant qu'il n'était point des guerres ci- 
viles. Madame de Longueville, qui, de l'envie do connaître les hommes fa- 
meux, passait souvent, comme bien d'autres , à l'ennui de les voir trop 
longtemps, ne changea jamais à Tégard de M. Nicole, qu'elle trouvait fort 
poli. Dans les conversations où il était contredit , ce qui arrivait plus d'une 
fois, elle prenait toujours son parti; ce qui lui fit dire, quand elle mou- 
rut, qu'il avait perdu tout son crédit : « J'ai même, disait- il, perdu mon 
« abbaye, » parce qu'elle l'appelait toujours M. l'abbé Nicole. ( L. R. ) 



42 MÉMOIRES SUR LA VIE 

M. Perrault, à peu près le même bruit que le Cid avait fait 
dans les premières représentations. On voit, par Tépitre dédi- 
catoire, que l'auteur avait eu auparavant Thonneur de la lire à 
Madame : il remercie Son Altesse Royale des conseils qa elle a 
bien voulu lui donner. Cette pièce coèta la vie à Montfleuri , 
célèbre acteur : il y représenta le rôle d'Oreste avec tant de 
force y qu'il s'épuisa entièrement : ce qui fit dire à l'auteur du 
Parnasse réjormé^ que tout poète désormais voudra avoii' 
rbonneur de faire crev^ un comédien. 

La tragédie ^Andromaque eut trop d'admirateurs pour 
n'avoir pas d'ennemis : Saint-Évremond ne fut ni du nombre 
des ennemis y ni du nombre des admirateurs, puisqu'il n*en fit 
que cet éloge : a £He a bien l'air des belles choses; il ne s'en 
(c faut presque rien qu'il n'y ait du grand, o 

Un comédien, nommé Subligny, se signala par une critique 
en forme de comédie'. Elle ne fut pas inutile à l'auteur criti- 
qué, qui corrigea, dans la seconde édition é!Andromaqu€, 
quelques négligences de style, et laissa néanmoins subsister 
certains tours nouveaux, que Subligny mettait au nombre 
des fautes de style, et qui, ayant été approuvés depuis comme 
tours heureux, sont devenus familiers à notre langue. Les 
critiques les plus sérieuses contre cette pièce tombèrent sur le 
personnage de Pyrrhus , qui parut au grand Condô trop violent 
et trop emporté, et que d'autres accusèrent d'être un malhon- 
nête homme, parce qu'il manque de parole à Hermione. L'au- 
teur, au lieu de répondre à une critique si peu solide , entreprit 
de foire dans sa tragédie suivante le portrait d'un parfaitement 
honnête homme. C'est ce que Boileau donne à penser quand il 

* Subligiiy n^était pas comédien , il était avocat ; ou du moins il en pre- 
nait le titre. Sa comédie était intitulée la Folle Querelle , ou fa Critique 
fJP Andromaque. Elle fut jouée au mois de mai 1668, et imprimée la même 
année, n annonçait dans la préface avoir trouvé plus de trois cents fautes 
de sens dans Andromaque, La Folle Querelle a été réimprimée dans un 
recueil en deux volumes in- 12 de Dissertations sur plusieurs tragédies de 
Corneille et de Racine, publié par l'abbé Granet. Subligny donna des le- 
çons de versification à la célèbre comtesse de La Suze. On a de lui une tra- 
duction des fameuses Lettres portugaises , la Fausse Clélie , roman mé- 
diocre, et plusieurs opuscules pour et contre Racine. 



DE JEAN RACINE. 43 

dit à son ami, en lui représentant Tavantage qu*on retire des 
critiques : 

Au Cid persécuté Ginna doit sa naissance ; 
Et ta plume peut«étre aux censeurs de Pyrrhus 
Doit les plus nobles traits dont tu peignis Burrbus. 

La comédie des Plaideurs précéda Briiannicus, et parut 
en 1668. 

En volei l'origine : 

Mon père avait enfin obtenu un bénéfice, puisque le privi- 
lége de la première édition à*Andromaque, qui est du 28 dé- 
cembre 1687, est accordé au sieur Racine» prieur de FÉpi- 
nay : titre qui ne lui est plus donné dans un autre privilège 
accordé quelques mois après, parce qu*il p*était déjà plus 
prieur. Roileau le fut huit ou neuf ans ; mais quand il reconnut 
qu*il n'avait point de dispositions pour Tétat ecclésiastique , il 
se fit un devoir de remettre le bénéfice entre les mains du col- 
lateur; et pour remplir un autre devoir encore plus difficile, 
après avoir calculé ce que le prieuré lui avait rapporté pendant 
le temps qull Tavait possédé, il fit distribuer cette somme aux 
pauvres, et principalement aux pauvres du lieu : rare exemple 
donné par un poète accusé d*aimer Targent. 

Son ami eût imité une si belle action, s*il eût eu à restituer 
des biens d*Église : mais sa vertu ne fut jamais à une pareille 
épreuve, A peine euMl obtenu son bénéfice, qu'un régulier 
vint le lui disputer , prétendant que ce prieuré ne pouvait 
être possédé que par un régulier : il fallut plaider y et voilà 
ce procès t que ni ses juges ni lui n'entendirent , » comme il 
le dit dans la préface des Plaideurs, C'était ainsi que la Pro- 
vidence lui opposait toujours de nouveaux obstacles pour 
entrer dans l'état ecclésiastique , où il ne voulait entrer que 
par des vues d'intérêt. Fatigué enfin du procès, las de voir 
des avocats et de solliciter des juges, il abandonna le bénéfice, 
et se consola de cette perte par une comédie contre les juges 
et les avocats. 

U faisait alors de fréquents repas chez un fameux traiteur ' 

' Calait un çabaiel à renseigne da Moutm blanc. Ce cabaret existe en- 



44 MEMOIRES I^UR LA VIE 

où se rassemblaient Boileau , Chapelle , Faretière et quelques 
autres. D'ingénieuses plaisanteries égayaient ces repas , où les 
fautes étaient sévèrement punies. Le poème de la Pucelle, de 
Chapelain y était sur une table, et on réglait le nombre de 
vers que devait lire on coupable, sur la qualité de sa faute. 
Elle était fort grave quand il était condamné à en lire vingt 
vers; et Tarrèt qui condamnait à lire la page entière était 
Tarrèt de mort. Plusieurs traits de la comédie des Plaideurs 
furent le fruit de ces repas : chacun s'empressait d*en fournir 
à Fauteur. M. deBrilhac, conseiller au parlement de Paris, 
lui aj^renait les termes de palais. Boileau lui fournit Tidée 
de la dispute entré Chicaneau et la Comtesse : il avait été té- 
moin de cette scène, qui s'était passée chea son frère le greffier, 
entre un homme très-connu alors et une comtesse , que Tac- 
trice qui joua ce personnage contrefit Jusqu'à paraître sur le 
théâtre avec les mêmes habillements , comme il est rapporté 
dans le Commentaire sur la seconde satire de Boileau '. Plu- 



core avec la même enseigne , place Saint*Jean. C'est dans une de ces réu- 
nions que furent esquissés les premiers traits de cette plaisanterie de Cha- 
pelain décoiffé par La Serrée qui courut dans le public sans Faveu des 
auteurs. 

' LViginal de cette comtesse, dit un commentateur de Racine, était la 
comtesse de Crissé, plaideuse de profession, et qui avait dissipé en mau* 
vais procès une fortune considérable. Le parlement, d'après les demandes 
de la famille, lui fit défense d'intenter à Tavenir aucun procès sans avoir 
pris d'abord l'avis par écrit de deux avocats qui lui furent nommés par la 
cour. Cette interdiction de plaider la rendit furieuse, et elle passait ses 
jours à tourmenter ses juges et ses avocats. Un jour qu'elle avait été por- 
ter ses plaintes chez le greffier Jérôme Boileau , frère de Despréaux , elle 
y rencontra un cousin issu de germain de celui*ci, ancien président à la 
cour des monnaies, qui, ayant perdu tout son bien par mauvaise conduite, 
cherchait les occasions de se rendre nécessaire. C'était le même liomme qui , 
dans la satire III de Boileau , se trouve dépeint 

Avec sa mine étique, 
Son rabat jadis blanc , et sa perruque antique. 

11 s'avisa de vouloir donner des conseils à l'obstinée plaideuse , qui les 
écouta d'abord avec avidité , et les reçut avec quelque soumission ; mais im 
malentendu qui survint entre eux, dans la chaleur de la conversation, 
fit croire à la comtesse que le donneur d'avis avait voulu rinsultec; elle 



DE JEAN BACINE. 45 

sieurs autres traits de cette comédie avaient également rap- 
port à des personnes alors très-connues; et par l'Intimé» qui, 
dans la cause du chapon, commence, comme Gicéron» pro 
Quintio : Quœ res dtuB plurimum passant. . . gratia et eloquen- 
tia, etc. , mi désignait un avocat ijui s* était servi du même 
exorde dans la cause d'un pâtissier contre un boulanger '. 
Soit que ces plaisanteries eussent attiré des ennemis à cette 
pièce, soit que le parterre ne tùX pas d*abord sensible au sel 
attique dont elle est remplie , .elle fut mal reçue ; et les comé- 
diens, dégoûtés de la seconde représentation, n'osèrent ha- 
sarder la troisième. Molière, qui était présent à cette seconde 
représentation, quoique alors brouillé avec l'auteur, ne se laissa 
séduire ni par aucun intérêt particulier^ ni par le jugement 
du public : il dit tout haut, en sortant, que cette comédie 
était excellente, et que ceux qui s'en moquaient méritaient 
qu'on se moquât d'eux. Un mois après, les comédiens, repré- 
sentant à la cour une tragédie , osèrent donner à la suite cette 
nialheureuse pièce. Le roi en fut frappé, et ne crut pas 
déshonorer sa gravité ni son goût par des éclats de rire si 
grands, que la cour en fut étonnée. 

Louis XIV jugea de là pièce comme Molière en avait jugé. 
Les comédiens, charmés d'un succès qu'ils n'avaient pas espéré, 
pour l'annoncer plus promptement à l'auteur, revinrent toute 
la nuit à Paris, et allèrent le réveiller. Trois carrosses, pendant 

changea «uasitût de ton, et l'accabla d'injures. Boileau, témoin de cette 
«cène, ne laissa pas passer Toccasion de la faire mettre sur le théâtre. Dans 
4e portrait <le la femme de Dandin, qui 

Eût du buretier emporté les serviettes. 
Plutôt que de rentrer an logis les mains nettes , 

ou eut en vue la femme du lieutenant criminel Tardieu , si connue par 
son avarice sordide , sa rapacité scandaleuse , et sa fin tragique, arrivée en 
1665. (Anon.) 

' Voici une autre anecdote qui avait beaucoup amusé le palais. Un avo- 
cat, nommé Montauban,. connu par la longueur de ses plaidoyers, ayant 
un jour été interpellé par le premier président de répondre s'il serait long, 
avait répondu que oui; sur quoi le président, à ce que raconte Ménage, 
lui répliqua : « Pu moins vous êtes de bonne foi. » Cette anecdote a fourni 
un trait à la nouvelle pièce. 



U MÉMOIRES SUR LA VIK 

ta naity dans une rue où Ton n'était pas accoutumé d'en voir 
pendant le Jour, réveillèrent le voisinage ' : on se mit aux 
fenêtres ; et comme on savait qu'un conseiller des requêtes avait 
fkit un grand bruit contre la comédie des Plaideurs^ on ne 
douta point de la punition du poète qui avait 00e railler les 
Juges en plein théÀtre. Le lendemain , tout Paris le croyait en 
prison, tandis quil se félicitait de l^approbation que la cour 
avait donnée à sa pièce , dont le mérite Ait enfin reconnu 
à Paris. 

L'année suivante, 1669 , il reçut une gratification de douze 
cents livres, sur un ordre particulier de M. Colbert '. 

Briiannicus, qui parut en 1669> eut aussi beaucoup de 
contradictions à essuyer , et l'auteur avoue dans sa préface 
qu'il craignit quelque temps que sa tragédie n'eût une destinée 
malheureuse ^. Je ne connais cependant aucune critique im- 



' Racine logeait alors à l*liôtel des Ursins, dans la Cité. Depuis il changea 
pliiiieuri fois de logement , comme on le verra dans une note sur sa lettre à 
Boileau du 21 mai 1692. Noos nous contenterons de remarquer ici qu'il 
habitait la rue des Maçons-Sorbonne lorsqu'il composa Atkalie , imprimée 
en 1691 , et la rue des Marais-Saint-Germain , lorsqu'il mourut en 1699. Son 
dernier appartement a été successivement occupé par mademoiselle Le Cou- 
vreur et mademoiselle Clairon. 

* Kn voici la copie : <« Maître Charles Le Bègue, conseiller du roi , tréso- 
'< rler général de ses bâtiments , nous vous mandons que des deniers de votre 
« charge de la présente année , même de ceux destinés par Sa Majesté pour 
M les pensions et gratifications des gens de lettres , tant français qu'étrangers, 
N qui excellent en toutes sortes de sciences , vous payiei comptant au sieur 
« Racine la somme de douze cents livres , que nous lui avons ordonnée pour 
n la pension et gratification que Sa Majesté lui a accordée , en considération 
<« de son application aux belles-lettres, et des pièces de théâtre qu'il donne 
<« au public. Rapportant la présente, et quittance sur ce suffisante, ladite 
'< somme de douze cents livres sera passée et allouée en la dépense de vos 
n comptes, par messieurs des comptes à Paris; lesquels nous prions ainsi le 
•« faire sans difficulté. Fait ù Paris, le dernier jour de décembre 1668. COL- 
« BERT. La Mottc-Coquart. » (L. R.) 

' Il y avait à I*h6tel de Bourgogne un banc où les auteurs avaient coutume 
de se réunir pour juger les pièces nouvelles, et qu'on appelait le bane for- 
midable. Le jour de la première représentation de Britannicus , ils se dis- 
persèrent , afin de ne donner aucun soupçon de leur projet. Boursault était 
'lu nombre : il n'aimait pas Racine. Il nous a laissé sur cette représentation 



DE JEAN RACINE. 47 

primée dans le temps contre Britannicus, Os sortes de cri- 
tiqaesy à la vérité, tombent peu après dans l'oubli; mais il se 
trouve toujours dans la suite quelque foiseur de recueil qui 
^'eut les en tirer. Tout est bon pour ceux qui , moins curieux 
de la reconnaissance du public que de la rétribution du li- 
braire , n*ont d'autre ambition que celle de faire imprimer un 
livre nouveau ; et dans le recueil des pièeet fugitives faites 
sur les tragédies de nos deux poètes fameux » qu'en 1 740 Gissey 
imprima en deux volumes, je ne trouve rien sur Britannicus. 
Oa sait l'impression que firent sur Louis XIY quelques 
vers de cette pièce. Lorsque Narcisse rapporte à Néron les 
discours qu'on tient contre lui, il lui fait entendre qu'on 
raille son ardeur à briller par des talents qui ne doivent point 
être les talents d'un empereur : 

Il excelle à conduire un char dans la carrière, 
A disputer des prix indfgnes de ses mains , 
A se donner lui-même en spectacle aux Romains , 
A venir prodiguer sa voix sur un théâtre. . .. 

Ces vers frappèrent le jeune monarque, qui avait quelque- 
fois dansé dans les ballets ; et quoiqu'il dansât avec beaucoup 
de noblesse, il ne voulut plus paraître dans aucun liallet, re- 
connaissant qu'un roi ne doit point se donner en spectacle. 
On trouvera ce que je dis ici confirmé par une des lettres de 
Boileau. 

des détails remplis de misérables plaisanteries, mais qui nous appreanent une 
circonstance qui mérite d^ètre conservée : c'est que Boileau se distingua dans 
cette occasion par son zèle à serrir son ami , et qu'il prenait un si grand 
intérêt à la pièce, que les différentes passions qu'exprimaient les acteurs se 
peignaient tour à tour sur son visage; d^où l'on pourrait conclure qu'il était 
moins insensible qu'on ne l'a pensé généralement. Boileau sut apprécier Bri- 
tannicus, et k la fin de la pièce il cx>urnt vers Racine ; et l'embrassant avec 
transport en présence d'un grand nombre de personnes, il lui dit : « Voilà 
ce que tous avez fait de mieux. » Boursault rapporte encore que des connais- 
seurs auprès desquels il s'était trouvé avaient jugé les vers fort épurés , 
mais qn'Agrippine leur avait paru fière sans sujet, Borrhus vertueux sans 
dessein, Britannicus amoureux sans jugement, Narcisse lâche sans prétexte, 
Junie constante sans fermeté , et Néron cruel sans malice. Un pareil jugement 
jie condamne aujourd'hui que Boursaidt. 



48 MÉMOIRES SUR LA VIE 

Geax qui ajoutent foi en tout au Bolœana croient que 
BoileaUy qui trouvait les vers de Bajazet trop négligés , trou- 
vait aussi le dénoûment de Britannicus puéril , et reprochait 
à Fauteur d'avoir fait Britannicus trop petit devant Néron. 11 
y a grande apparence que M. de Monchenay, mal servi par sa 
mémoire lorsqu'il composa ce recueil, s'est trompé en cet en^ 
droit. Je n'ai jamais entendu dire que Boileau eût fait de pa- 
reilles critiques; je sais seulement qu'il engagea mon père à 
supprimer une scène entière de cette pièce avant que de la 
donner aux comédiens; et par cette raison cette scène n'est 
encore connue de personne. Ces deux amis avaient un égal 
empress^nent à se communiquer leurs ouvrages avant que de 
les montrer au public , égale sévérité de critique l'un pour 
l'autre, et égale docilité. Voici cette scène que Boileau avait 
conservée , et qu'il nous a remise : elle était la première du 
troisième acte. 

BURRHUS, NARCISSE. 

BURRHUS. 

Quoi ! Narcisse , au palais obsédant l'empereur, 

Laisse Britannicus en proie à sa flireur! 

Narcisse , qui devrait d'une amitié sincère ^ 

Sacrifier au fils tout ce qu'il tient du père ; 

Qui devrait, en plaignant avec lui son malheur, 

Loin des yeux de César détourner sa douleur! 

Voulez-vous qu'accablé d'horreur, d'inquiétude, 

Pressé du désespoir qui suit la solitude , 

n avance sa pei'te en voulant l'éloigner. 

Et force l'empereur à ne plus l'épargner ? 

Lorsque de Claudius l'impuissante vieillesse 

Laissa de tout l'empire Agrippine maîtresse , 

Qu'instruit du successeur que lui gardaient les dieux , 

Il vit déjà son nom écrit dans tous les yeux ; 

Ce prince , à ses bienfaits mesurant votre zèle , 

Crut laisser à son fils im gouverneur fidèle. 

Et qui , sans s'ébranler, verrait passer un jour 

Du c6té de Néron la fortune et la cour. 

Cependant aujourd'hui , sur la moindre menace 

Qui de Britannicus présage la disgrâce, 



DE JEAN RACINE. 49 

Narcisse y qui devait le quitter le dernier» 
Semble dans le malheur le plonger le premier. 
César vous voit partout attendre son passage. 

NARCISSE. 

Avec tout Tunivers je viens lui rendre hommage , 
Seigneur : c*est le dessein qui m'amène en ces lieux. 

BURRUDS. 

Près de Britannicus vous le servirez mieux. 
Craignez- vous que César n'accuse votre absence? 
Sa grandeur lui répond de votre obéissance. 
C'est à Britannicus qu^il faut justifier 
Un soin dont ses malheurs se doivent défier. 
Vous pouvez sans péril respecter sa misère ; 
Néron n'a point juré la perte de son ft^re ; 
Quelque fix)ideur qui semble altérer leurs esprits, 
Votre maître n'est point au nombre des proscrits. 
Néron ntéme en son cœur, touché de votre zèle, 
Vous en tiendrait peut-être un compte plus fidèle 
Que de tous ces respects vainement assidus , 
Oubliés dans la foule aussitôt que rendus. 

NARCISSE. 

Ce langage, seigneur, est facile à comprendre ; 
Avec quelque bonté César daigne m'entendre : 
Mes soins trop bien reçus pourraient vous irriter.^ 
A l'avenir, seigneur, je saurai l'éviter. 

BDRRHUS. 

Narcisse, vous réglez mes desseins sur les vôtres : 
Ce que vous avez fait , vous l'imputez aux autres. 
Ainsi lorsque , inutile au reste des humains , 
Claude laissait gémir l'empire entre vos mains , 
Le reproche étemel de votre conscience ' 
Condamnait devant lui Rome entière au silence. 
Vous lui laissiez à peine écouter vos flatteurs , 
Le reste vous semblait autant d'accusateurs 
Qui , prêts à s'élever contre votre conduite , 
Allaient de nos malheurs développer la suite ; 
Et , lui portant les cris du peuple et du sénat , 
Lui demander justice au nom de tout l'État. 
Toutefois pour César je crains votre présence : 
Je crains, puisqu'il vous faut parler sans complaisance , 
Tous ceux qui , comme vous , flattant tous ses désirs , 
Sont toujours dans son cœur du parti des plaisirs. 

RiCHfB. — T. I. A 



50 MÉMOIRES SUR LA VIE 

Jadis k nos conseils remperenr pins docile 
Affectait pour son frère une bonté focile , 
Et , de son rang pour lui modérant la splendeur, 
De sa chute à ses yeux cachait la profondeur. 
Quel soupçon aujourd'hui, quel désir de vengeance 
Rompt du sang des Césars Theureuse intelligence? 
Junie est enlevée , Agrippine frémit ; 
Jaloux et sans espoir, Britannicus gémit : 
Du cœur de Tempereur son épouse bannie, 
D'un divorce à toute heure attend Tignominie. 
Elle pleure; et voilà ce que leur a coûté 
L'entretien d'un flatteur qui veut être écouté. 

NARCISSE. 

Seigneur, c'est un peu loin pousser la violence ; 
Vous pouvez tout : j'écoute , et garde le silence. 
Mes actions un jour pourront vous repartir : 
Jusque-là... 

BURBHDS. 

Puissiez vous bientôt me démentir ! 
Plût aux dieux qu'en effet ce reproche vous touche ! 
Je vous aiderai même à me fermer la bouche. 
Sénèque, dont les soins devraient me soulager. 
Occupé loin de Rome , ignore ce danger. 
Réparons , vous et moi , cette absence funeste : 
Du sang de nos Césars réunissons le reste. 
Rapprochons-les , Narcisse , au plus tôt , dès ce jour. 
Tandis qu'ils ne sont point séparés sans retour. 

On ne trouve rien dans cette scène qui ne réponde au reste 
de la yersification ; mais son ami craignit qu'elle ne produisit 
un mauvais effet sur les spectateurs : a Vous les indisposerez , 
c( lui dit-il, en leur montrant ces deux hommes ensemble. 
a Pleins d'admiration pour Tun , et d'horreur pour Tautre , 
a ils souffriront pendant leur entretien. Ck>nvient-ii au gou- 
(f yemeur de Temperenr, à cet homme si respectable par son 
<c rang et sa probité, de s'abaisser à parler à un misérable af- 
a franchi, le plus scélérat de tous les hommes? Il le doit trop 
« mépriser pour avoir avec lui quelque éclaircissement. Et 
a d'ailleurs quel fruit espère-t-il de ses remontrances? Est-il 
a assez simple pour croire qu'elles feront naître quelques re- 
a mords dans le cœur de Narcisse? Lorsqu'il lui fbit connaître 



DE JEAN RACINE. r>i 

K( rintérét qa*il prend à Britannicus, il découvre son secret à 
« nn traître; et, an lieu de servir Britannicns, il en précipite 
<r la perte, d Ces réflexions parurent Justes, et la scène fbt sup- 
pfimée« 

Cette pièce fit connaître que l'auteur n'était pas seulement 
rempli des poètes grecs , et qu'il savait également imiter les 
fameux écrivains de l'antiquité. Que de vers heureux « et com- 
bien d'expressions énergiques prises dans Tacite! Tout ce que 
Burrhus dit à Néron quand il se Jette à ses pieds , et qu'il 
tâche de l'attendrir en faveur de Britannicus, est un extrait 
de ce que Sénèque a écrit de plus beau dans son Traité sur 
ia Clémence, adressé à ce même Néron. Ce passage du pané- 
gyrique de Tn^an par Pline , Insulas quas modo senaiorum^ 
fom delaiorum turba compleverat, etc., a fourni ces deux 
beaux vers : 

Les déserts , autrefois peuplés de sénateurs > 
Ne sont plus habités que par leurs délateurs. 

M. deFontenelle, dans la Vie de Corneille, son oncle, nous 
dit que Bérénice tfit un duel. En effet , ce vers de Virgile ; 

Infelix puer alque impar congressus Âchilli, 

fut appliqué alors par quelques personnes au jeune combat- 
tant , à qui cependant la victoire demeura. Elle ne fut pas 
même disputée; la partie n'était pas égale. Corneille n'était 
plus le Corneille du Cid et des Horaces; il était devenu 4' au- 
teur à^Agésilas. Une princesse S fameuse par son esprit et par 
son anK>ur pour la poésie, avait engagé les deux rivaux à 
traiter ce même sujet. Ils lui donnèrent en cette occasion une 
grande preuve de leur obéissance, et les deux Bérénices pa- 
rurent en même temps, en 1670 >. 

L*abbé de Villars voulut faire brilla son esprit aux dépens 
de l'une et de l'autre pièoe ; ses plaisanteries furent trouvées 

' Henriette-ABBe d'Angteterre. (L. R.) 

' C'ert par rentremise da marquis de Dang^aa que cette auguste princesse 
avait déterminé Ck>meille à traiter le même sujet; mais elle ne put jouir du 
plaisir de voir la lutte des deux rivaux ; la cour pleurait encore sa mort pré- 
maturée , lorsque les deux pièces furent représentées pour la première fols. 



52 MÉMOIRES SUR LA VIE 

très-fades, et ses critiques parurent outrées à Snbligny lui- 
méiney qui, praiant alors la défense du même poète dont il 
avait critiqué VAndromaque, fit voir que l'écrivain ingénieux 
du Peuple élémentaire n'entendait pas les matières poétiques. 
Tout sert aux auteurs sages. L*abbé de Villars avait vivement 
relevé cette exclamation, Dieux! échappée à Bérénice. L'au- 
teur, en reconnaissant sa tante , en corrigea deux autres de la 
même nature , dont son critique ne s'était pas aperçu. Béré- 
nice disait à la fin du premier acte : 

Rome entière , en ce même moment, 
Fait des vœux pour Titus , et , par des sacrifices, 
De son règne naissant consacre les prémices. 
Je prétends quelque part à des souhaits si doux : 
Pbénice, allons nous joindre aux vœux qu'on fait pour nous. 

Et dans l'acte suivant Bérénice disait à Titus : 

Pourquoi des immortels attester la puissance? 

Dans la seconde édition , l'auteur changea ces expressions, 
qu'il avait mises dans la bouche de Bérénice sans faire attention 
qu'elle était Juive. 

Sa tragédie , quoique honorée du suffrage du grand Condé 
par l'heureuse application qu'il avait faite de ces deux vers : 

Depuis trois ans entiers chaque jour je la vois , 
Et crois toujours la voir pour la première fois, 

fut très-peu respectée sur le théâtre Italien. Il assista à cette 
parodie bouffonne, et y parut rire comme les autres; mais il 
avouait à ses amis qu'il n'avait ri qu'extérieurement. La rime 
indécente qu'Arlequin mettait à la suite de la reine Bérénice 
le chagrinait au point de lui faire oublier le concours du pu- 
blic à sa pièce, les larmes des spectateurs , et les éloges de la 
cour. C'était dans de pareils moments qu'il se dégoûtait du 
métier de poète ^ et qu'il faisait résolution d'y renoncer : il 
reconnaissait la faiblesse de l'homme, et la vanité de notre 
amour-propre, que si peu de chose humilie. H fut encore frappé 
d'un mot de Chapelle , qui fit plus d'impression sur lui que 
toutes les critiques de l'abbé de Villars, qu'il avait su mépriser. 
Ses meilleurs amis vantaient l'art avec lequel il avait traité 



DE JEAN RACINE. 53 

UD sujet si simple, en ajoutant que le sujet n'avait pas été bien 
choisi. Il ne l'avait pas choisi; la princesse que j'ai nommée 
lui avait fait promettre qu'il le traiterait : et , comme courtisan , 
il s'était engagé, a Si je m'y étais trouvé , disait Boileau, je. 
a l'aurais bien empêché de donner sa parole. » Chapelle , sans 
louer ni critiquer, gardait le silence. Mon père enfin le pressa 
vivement de se déclarer : a Avouez-moi en ami, lui dit-il, 
« votre sentiment. Que pensez-vous de Bérénice ? — Ce que 
« j'en pense? répondit Chapelle : Miurion pleure, Marion crie, 
c( Marion veut qu'on la marie, d Ce mot, qui fat bientôt ré- 
pandu , a été depuis attribué mal à propos à d'autres. 

La parodie bouffonne faite sur le théâtre Italien, les raille- 
ries de Saiut-Évremond, et le mot de Chapelle , ne consolaient 
pas CorneUle, qui voyait la Bérénice, rivale de la sienne, 
raillée et suivie , taiidis que la sienne était entièrement aban- 
donnée. 

Il avait depuis longtemps de véritables inquiétudes , et n'en 
avait point fait mystère à son ami Saint-Évremond , lorsque, 
le remerciant des éloges qu'il avait reçus de lui dans sa Dis- 
sertation sur V Alexandre, il lui avait écrit : a Vous m'honorez 
a de votre estime dans un temps où il semble qu'il y ait un 
a parti fait pour ne m'en laisser aucune. C'est un merveilleux 
« avantage pour moi , qui ne peux douter que la postérité ne 
« s'en rapporte à vous. Aussi je vous avoue que je pense avoir 
c( quelques droits de traiter de ridicules ces vains trophées 
« qu'on établit sur les anciens héros refondus à notre mode, vy 

Cette critique injuste a ébloui quelques personnes, surtout 
depuis qu'un écrivain célèbre l'a renouvelée', a Pourquoi, 
,(( dit-il , ces héros ne nous font-ils pas rire? c'est que nous ne 
a sommes pas savants ; nous ignorons les mœurs des Grecs et 
a des Romains. Il faudrait , pour en rire, des gens éclairés. La 
« chose est assez risible; mais il manque des rieurs. » Quand 
le parterre serait rempli de gens instruits des mœurs grecques 
et romaines, les rieurs manqueraient encore, puisque ceux 
qui ont formé leur goût dans les lettres grecques et romaines, 

*• M. de Fontenelle, dans son Histoire du Théâtre, 



â4 MÉMOIRES SUR LA VIE 

connabsent encore mieux que les autres le mérite de ces tra- 
gédies , qui paraissaient visibles à M. de Fontenelle. Le souve- 
nir d'une ancienne épigramme peut*il rester si longtemps sur 
le cœur? 

Corneille était excusable , quand il chercliait quelques pré- 
textes pour se consoler. Il avait des chagrins » et ces chagrins 
lui avaient fait prendre en mauvaise part une plaisanterie de 
la comédie des Plaideurs, où ce vers du Gd » 

Ses rides sur son fixMit ont gravé ses exploits , 

est appliqué à un vieux sergent, a Ne tieut-il donc, disait-il , 
a qu'à un jeune homme de venir ainsi tourner en ridicule les 
« vers des gens? d L'offense n'était pas grave, mais il n'était 
pas de bonne humeur. 

Segrais rapporte qu'étant auprès de lui à la représentation 
de Bajazet , qui fut Joué en 1 672 y Corneille hii fit observer que 
tous les personnages de cette pièce avaient , sous des habits 
turcs, des sentiments français, a Je ne le dis qu'à vous, ajouta- 
u t-ii : d'autres croiraient que la jalousie me fait parler. » Eh ! 
pourquoi s'imaginer que les Turcs ne savent pas exprimer 
comme nous les sentiments de la nature? Si Corneille eût 
voulu jeter les yeux sur tant de lauriers et sur tant d'années 
dont il était chargé , il n'aurait point compromis une gloire qui 
ne pouvait plus croître. Tantôt il se flattait que ses rivaux at- 
tendaient sa mort avec impatience , ce qui lui faisait dire : 

Si mes quinze hisbtes 
Font encor quelque peine aux modernes illustres , 
S*ii en est de fâcheux jusqu'à s*en chagriner, 
Je n*aurai pas longtemps à les importuner. 

Tantôt, s'imaginant que les pièces qu'on préférait aux siennes 
ne devaient leurs succès qu'aux brigues, il disait : 

Pour me faire admirer je ne fais point de Hgues; 
J'ai peu de vcnx pour moi, mais je les ai sans brigues 
Et mon ambition, pour faire plus de bruit, 

Ne les va point quêter de réduit en réduit 

Je ne dois qu'à moi seul toute ma renommée 

Son malheur vencdt de sa tendresse inconcevable pour les 



DE JEAN HACINE. 65 

enfants de sa vieillesse , qu'il croyait que tout le monde devait 
admirer comme il les admirait. Cependant il était obligé d'avoir 
recours à la troupe des comédiens du Marais , parce que celle 
de l'hôtel de Bourgogne , occupée des pièces de son rival , refu^ 
sait les siennes. Les pièces du grand Corneille refusées par les 
comédiens I O vieillesse ennemie ! A quelle humiliation est 
exposé un poète qui vent l'être trop longtemps I 

Si Corneille avait ses chagrins , son rival avait aussi les 
siens. Il entendait dire souvent que les beautés de ses tragédies 
étaient des beautés de mode » qui ne dureraioit pas. Madame 
de Sévigné , ocHnme beaucoup d'autres , se faisait une vertu de 
rester fid^ à ce qu'elle appelait ses vieilles aâm&atians. Voici 
quelques endroits de ses lettres qui feront connaître les diffé- 
rents discours qu'on tenait alors ; et ces endroits, quoique pleins 
de jugements précipités , plairont à cause de ce style qu'on 
admire dans une dame^ et qui fait lire tant de lettres qui n'ap- 
prennent presque rien. C'est ainsi qu'elle parle de Bajazet 
avant que de l'avoir vu : a Racine a fiait une tragédie qui s'ap- 
fv pelle Bajazet, et qui lève la paille. Vraiment elle ne va pas 
« en empirando cranme les autres. M. de Tallard dit qu'elle est 
a autant an-dessus des pièces de Corneille , que celles de Cor- 
a neille sont au-dessus de celles de Boyer : voilà ce qui s'ap- 
« pelle louer. Il ne faut point tenir les vérités captives ; nous 
« en jugerons par nos yeux et par nos ordlles* 

ic Du bruit de Bajazet mon âme importuiiée 

tf fait que je veux aller à la comédie ; enfin, nous en juge- 
« rons'... » 

Après avoir vu la pièce , elle l'envoie à sa chère fille, en loi 
disant : « Voilà Bajazet : si je pouvais vous envoyer la Champ- 

> On croit que c'est la mort de Monaldeschi, assassin^ à FontaÎBebleau 
par les ordres et sous les yeux de Ctiristine, reiiie de Suède, qui suivra à 
Racine ndée de composer sa tragédie de Maiazei, Cette pièce parut en eifet 
cinq ans après Tévénement qu'elle semble rappeler. Les compilateurs d'a- 
necdotes disent encore que Racine, dans les quatre fomeux vers où il peint 
Vimbécile Ibrahim ^hydii eu en ?ue Richard, fils de Cromwell , qu'on s'é- 
tonnait alors de voir vivre dans Tobscurité où il resta toute sa vie. 



^6 MÉMOIRES SUR LA VIE 

« mêlé , vous trouveriez la pièce bonne ; mais sans elle elle perd 
c la moitié de son prix. Je sois folle de Corneille !... Vous avez 
« jugé très-juste et très-bien de Bajazet; et vous aurez vu 
« que je suis de votre avis. Je voulais vous envoyer la Ghamp- 
« mêlé pour vous réchauffer la pièce : le personnage de Bajazet 
tf est glacé; les moeurs des Turcs y sont mal observées : ils ne 
<t font point tant de façons pour se marier; le dénoûment n*est 
« point bien préparé : oa n'entre pcnnt dans les raisons de 
<i cette grande tuerie. Il y a pourtant àe& choses agréables^ 
a mais rien de parfaitement beau y rien qui enlève, point de 
a ces tirades de Corneille qui font frissonner. Ma fille » gardons- 
« nous bien de lui comparer Racine ; sentons-en toujours la 
tt différence : les pièces de ce dernier ont des endroits froids et 
tf faibles y et jamais il n*ira plus loin qjà'Andromaque. Bajazet 
a est au-dessous , au sentiment de bien des gens , et au mien , 
a si j'ose me citer. Racine fait des comédies pour la Champ- 
ci mêlé ; ce n*est pas pour les siècles à venir : si jamais il n'est 
a plus jeune , el qu'il cesse d*être amoureux % ce ne sera plus 
o la même chose. Vive donc notre vieil ami Corneille I Par- 
a donnons-lui de méchants vers en faveur des divines et su- 
ce l^imes beautés qui nous transportent. Ce sont des traits de 
a maître qui sont Inimitables. Despriéaux en dit encore plus 
a que moi ; et » en un mot , c'est le bon goût : tenez-vous-y '. » 
Ces prophéties se sont trouvées fausses. L'auteur de Britan- 
nicw fit voir qu'il pouvait aller encore plus loin» et qu'il tra- 

* Il avait déjà été plus loin qu'Andromaque ^^ puisqii^il avait fait Britan- 
nicus, Pouvait^Ile dire que Britannicus ne fût que Touvrage d*un jeune 
amoureux? (L. R.) 

* Nous avons cru devoir rétablir, d'après le texte des meilleures éditions , 
les passages cités des lettres de madame de Sévigné. Ces passages sont altéré» 
dans les Mémoires de Louis Racine, et Ton n'y trouve point le suivant : 
« La pièce de Racine m'a paru belle; nous y avons été. Bajazet est beau : 
« j'y trouve quelque embarras sur la fin : mais il y a bien de la passion, et 
« de la passion moins folle que celle de Bérénice. Je trouve pourtant , à mon 
<« petit sens, qu'elle ne surpasse pas Andromaque; et pour les belles co- 
« médies de Corneille, elles sont autant au-dessus, que votre idée était au- 
« dessus de... Appliquez, et ressouvenez- vous de cette folie; et croyez que 
« jamais rien n'approchera, je ne dis pas surpassera , je dis que rien n'ap- 
« proohera des divins endroits de Corneille. » 



DE JEAN RACINE. 67 

Taillait pour l'ayenir. Je dirai bientôt pourquoi on lui repro- 
chait de travailler pour la Ghan^mèlé, et je détruirai cette 
accusation. Personne ne croira que Boileau ait jamais pensé 
comme madame de Sévigné le fait ici penser, puisqu'on est au 
contraire porté à croire qu'il louait trop son ami. Le P. Tour* 
nemincy dans une lettre imprimées avance qu'il ne décria 
VAgéHlas et V Attila a que pour immoler les dernières pièces 
<x de Ck)rnellle à Racine y son idole, d Ce n'était pas certaine- 
ment lui immoler de grandes victimes; et Roileau ne pensa 
jamais à élever son idole (pour répéter le terme du P, Tour-^ 
nemine) au-dessus de Corneille : il savait rendre justice à l'un 
et à l'autre ; il les adndrait tous deux , sans décider sur la pré^ 
férence. 

Le parti de Corneille s'affaiblit beaucoup plus l'année sui- 
vante , quand Mithridate paraissant avec toute sa haine pour 
Rome y sa dissimulation et sa jalousie cruelle , ût voir que le 
poète savait donner aux anciens héros toute leur ressemblance. 

Je ne trouve point que cette tragédie ait essuyé d'autres con- 
tradictions que d!étre confondue, comme les autres, dans la 
misérable satire intitulée Apollon vendeur de mithridate; ou- 
vrage qui, rempli des jeux de mots les plus insipides, ne fit 
aucun honneur à Rarbier d'Aucour *. 

En cette même année, mon père fut reçu à l'Académie Fran- 
çaise , et sa réception ne fut pas remarquable comme l'avait été 
celle de Corneille, par un remerdment ampoulé. Corneille, 
dans une pareille occasion , se nomma a un indigne mignon 
« de la Fortune, d et, ne pouvant exprimer sa joie, l'appela 
4x un épanouissement du cœur, une liquéfaction intérieure , qui 
a relâche toutes les puissances de l'âme ; » de sorte que Cor- 

' Cette lettre est à la tête des Œuvres posthumes de Corneille, impri- 
mées en 1738. (L. R.) 

' Voici ce que madame de Coulanges en écrivait à madame de Sévigné 
un mois après la première représentation : « Mithridate est une pièce char- 
M mante : on y pleure ; on y est dans une continuelle admiration : on la voit 
«< trente fois, on la trouve plus belle à la trentième qu'à la première. » Vol- 
taire a dit que de toutes les tragédies celle qui plaisait le plus à Charles XII, 
c'était Mithridate ; et quand on la lui lisait , il marquait du doigt les endroits 
^lù le frappaient davantage. 



68 MEMOIRES SUR LA VIE 

ndlle, qui savait si bien faire parler les autres » se perdit en 
parlant pour lui-même. Le remerctment de mon père fut fort 
simple et fort court , et il le prononça d*une voix si basse , que 
M. Colberty qui était Tenu pour l'entendre, n'en entendit 
rien , et que ses voisins môme en entendirent à peine quelques 
mots. Il n'a jamais paru dans les Recueils de l* Académie , et 
ne s'est point trouvé dans ses papiers après sa mort. L'auteur 
apparemment n'en fut pas content, quc^ue , suivant quelques 
personnes éclairées , il f£lt né autant orateur que poète. Ces 
personnes etk jugent par les deux discours académiques dont 
je parlerai bientôt, et par une harangue au n^, dont elles 
disent qu'il fut l'auteur : elle fut prononcée par une autre 
bouche que la sienne , en 1685, et se trouve dans les Mémoires 
du Clergé. 

Un de ses confrères dans l'Académie se déclara son rival , en 
traitant comme lui le sujet à'Iphigénie. Les deux tragédies 
parurent en 1875' : celle de Le Clerc n'est plus connue que 
par l'épigramme ibite sur sa chute, et la gloire de l'autre fut 
célébrée par Boileau : 

Jamais Iphigénie , en Aulide immolée , 

N'a coûté tant de pleurs à la Grèce assemblée , etc. 

C'était en 1677 que Boileau parlait ainsi : et comme il avait 
acquis une grande autorité sur le Parnasse, depuis qu'en 1674 
il avait donné son Art poétique et ses quatre Épîtres, il était 
bien capable de rassurer son ami, attaqué par tant de critiques '. 

' Les aateurs do Théâtre français disent en 1674, et se fondent «ur une 
autoritéqai peut être douteuse. (Test ce qaejene puis décider. ( U R.)Dan8le 
temps même qae Racine s'élevait au plus haut degré de la gloire, par un chef- 
d'œuvre supérieur à tout ce qui était jusqu'alors sorti de sa plume , Corneille 
donnait sa dernière tragédie, et terminait par un ouvrage très-médiocre sa 
carrière thé&trale , qui avait été si brillante. Suréna fut joué la même année 
quUphigénie. (G.) La pièce de Racine parut en 1674, et celle de Le Clerc 
en 1675. 

' 11 est inutile de rappeler ici toutes les critiques dont ce nouveau chel^ 
d*0BUTre lut robjet On blAma l'auteur de s'être écarté de Thistoire du sacri- 
fice d*Ipbigénie, telle qu'elle se tronve dans Dictys de Crète , et telle qu'elle 
a été suivie par Euripide ; comme si le poète ne pouvait rien inventer dans 
un pareil sujet, et comme si les faits inventés n'avaient pas produit de» 



DE JEAN RACINE. U9 

A la fin de TEpltre ipi*il lui adresse, il souhaite, pour le bon- 
heur de leurs ouvrages , 

Qu'à Chantilly Gondé les lise quelquefois, 

parce qu'ils étaient tous deux fort aimés du grand Gondé, qui 
rassemblait souvent à Chantilly les gens de lettres , et te plai- 
sait à s'entretenir avec eux de leurs ouvrages, àaot il était bon 
juge. Lorsque dans ses conversations littéraires il soutenait une 
bonne cause, il parlait avec beaucoup de grâce et de douceur; 
mais quand il en soutenait une mauvaise, il ne fallait pas le 
contredire : sa vivacité devenait si grande, qu'cm voyait bien 
qu'il était dangereux de lui disputer la victoire. Le feu de ses 
yeux étonna une fois si fort Boileau dans une dispute de cette 
nature , qu'il céda par prudence , et dit tout bas à son viMa : 
a Dorénavant je serai toujours de l'avis de M. le Prince, quand 
(c il aura tort'. » 

J'ignore en quel temps Boileau et son ami travaillèrent en- 
semble à un opéra, par ordre du roi, à la sollicitation de ma- 
dame de Montespan. Cette particularité serait fort inconnue , si 
Boileau, qui aurait bien pu se dispenser de faire imprimer dans 
la suite son prologue , ne l'avait racontée dans l'avertissement 
qui le précède. Je ne crois pas qu'on ait jamais vu un seul vers 
de mon père en ce genre d*ouvrage, qu'il essayait à contre-cœur. 
Les poètes n'ont que leur génie à suivre, et ne doivent jamais 
travailler par ordre. Le public ne leur sait aucun gré de leur 
obéissance'. 



beautés de premier ordre. Enfin, lorsqu'on vit que le imblie s'obstinait à 
admirer VIphiyénie de Racine, et que tous les efforts de la eabale n'avaient 
pu donner plus de cinq représentations à VIphigénie de Coras et de Le Clerc, 
on eut recours à la calomnie, dernier refuge des envieux, et l'on accusa 
Racine d'avoir abusé de son crédit pour t&cber d'empécber les dernières re- 
présentations de cette pièce; et cette rîdicole imputation se trouva répétée 
dix ans après dans un écrit de Pradon, intitulé Nouvelles Remarques sur 
tous les ouvrages du sieur D... ( Despréaux). 

' L'auteur du Bolxana rapporte ce mot d'une manière à fiûre croire qu'il 
ne Ta pas compris. U en a de même défiguré phisiears autres. (L. R. ) 

' Racine avait déjà bit quelques vers, et les avait lus au cot Qninanlt , 
qui en fut instruit, courut se jeter aux pieds de Sa lii^té, lui déclarant 



60 MÉMOIRES SUR LA VIE 

Un rival aussi pea à craindre que Le Clerc se rendit bien plus 
redoutable que lui, quand la Phèdre parut en 1677. Il en suspen- 
dit quelque temps le succès, par la tragédie qu'il avait composée 
sur le même sujet, et qui fut représentée en même temps. La 
curiosité de chercher la cause de la première fortune de la Phèdre 
de Pradon, est le seul motif qui puisse la faire lire aujourd'hui. 
La véritable raison de cette fortune fut le crédit d'une puissante 
cabale dont les chefis s'assemblaient à l'hôtel de Bouillon. Ils 
s'avisèrent d'une nouvelle ruse qui leur coûta, disait Boileaa , 
quinze mille livres ' : ils retinrent les premières loges pour les 
six premières représentations de l'une et de l'autre pièce, et par 
conséquent ces loges étaient vides ou remplies quand ils vou- 
laient. 

Les six premières représentations furent si favorables à la 
Phèdre de Pradon*, et si contraires à celle de mon père, qu'il 
était près de craindre pour elle une véritable chute dont les 
bons ouvrages sont quelquefois menacés, quoiqu'ib ne tombent 
jamais. La bonne tragédie rappela enfin les spectateurs , et l'on 
méprisa le sonnet qui avait ébloui d'abord : 

Dans un fauteuil doré Phèdre mourante et blême , etc. 

Ce sonnet avait été faitpar madame Deshoulières, qui protégeai! 
Pradon, non par admiration pour lui, mais parce qu'elle était 

qu'il mourrait de douleur et de honte, si un autre que lui travaillait aux 
if ivertlssements de la cour. Sa réclamation fut accueillie , et Racine se trou Ta 
ainsi dégagé de la tâche qu'on lui avait imposée. ( On peut voir comment 
Tanecdote est racontée par Boileau, édition de ses Œuvres; Paris, Lefèvre, 
1824 , tome II, page 373. ) 

* En calculant la valeur de cette somme par le poids de l'argent qu'elle 
contenait, elle équivaut à vingt-huit mille francs de la monnaie d'aujourd'hui. 

* La pièce de Pradon eut seize représentations. Il eut beaucoup de peine 
à trouver nne actrice qui voulût se charger du rôle de Phèdre, les comé- 
tUennes de Phôtel Guénégaud redoutant un rôle où elles auraient semblé 
lutter avec la célèbre Champmêlé. La première et la seconde actrice ayant 
refusé le rôle , il fallut se rejeter sur une troisième , et Pradon ne manqua 
pas d'accuser Racine de ce malheur. Il s'en plaignit même hautement dani 
sa préface et dans ses Nouvelles Remarques sur Boileau : « Ces messieurs ,, 
« ditil , voyant qu'ils ne pouvaient plus apporter d'obstacle à ma Phèdre 
n du côté de la cour, par des bassesses honteuses, indignes du caractère qn'iU^ 
« doivent avoir, empêchèrent les meilleures actrices d'y jouer. » 



DE JEAN RACINE. 6( 

amie de tous les poètes qu'elle ne regardait pas comme capables 
de lui disputer le grand talent qu'elle croyait avoir pour la 
poésie. On ne s*àTisa pas de soupçonner madame Deshoulières 
du sonnet : on se persuada fort mal à propos que l'auteur était 
M. le duc de Nevers, parce qu'il faisait des vers et qu'il était du 
parti de l'hôtel de Bouillon. On répondit à ce sonnet par une 
parodie sur les mêmes rimes ; et on ne respecta dans cette pa- 
rodie ni le duc de Nevers, ni sa soeur la duchesse de Mazarin , 
retirée en Angleterre. Quand les auteurs de la parodie n'eussent 
fait que plaisanter M. le duc de Nevers sur sa passion pour ri- 
mer, ils avaient tort, puisqu'ils attaquaient un homme qui n'a- 
vait cherdié querelle à personne; mais dans leurs plaisanteries 
ils passaient les bornes d'une querelle littéraire , en quoi ils n'é- 
taient pas excusables. Je ne rapporte ni leur parodie , ni le son- 
net : on trouve ces pièces dans les longs commentatem's de Boi- 
leau» et dans plusieurs recueils. On ne douta point d'abord que 
celte parodie ne fût l'ouvrage du poète offensé, et que son ami 
BiMleau n'y eût part. Le soupçon était naturel. Le duc irrité an- 
nonça une vengeance éclatante. Ils désavouèrent la parodie, 
dont en effet ils n'étaient point les auteurs; et M. le duc Henri- 
Jules les prit tous deux sous sa protection , en leur offrant 
l'hôtel de Condé pour retraite, a Si vous êtes innocents, leur 
diMly venez-y; et si vous êtes coupables, venez-y encore. » 
La querelle Ait apaisée, quand on sut que quelques jeunes 
seigneurs très-distingués avaient fait dans un repas la parodie 
du sonnet. 

La Phèdre resta victorieuse de tant d'ennemis; et Boileau, 
pour relever le courage de son ami, lui adressa sa septième Épt- 
tre sur l'utilité qu'on retire de la jalousie des envieux. L'auteur 
de Phèdre était flatté du succès de sa tragédie, moins pour lui 
que pour l'intérêt du théâtre. Il se félicitait d'y avoir fait goûter 
une pièce où la vertu avait été mise dans tout son jour, où la 
seule pensée du crime était regardée avec autant d'horreur que le 
crime même; et il espérait par cette pièce réconcilier la tragédie 
« avec quantité de personnes célèbres par leur piété et par leur 
c< doctrine. » L'envie de se rapprocher de ses premiers maîtres 
le faisait ainsi parler dans sa préface ; et d'ailleurs il était per- 



62 MÉMOIRES SUR LA VIE 

suadé que Tamoar, à moins qu'il ne soit entièrement tragique , 
ne doit point entrer dans les tragédies. 

On se trompe beaucoup quand on croit qu'il remplissait les 
siennes de eette passion, parce qu'il enétait lui-même rempli. Les 
poètes se conforment au goût de leur siècle. Un jeune auteur qui 
cherche à plaire h la cour d'un jeune roi où l'on respire l'amour 
et la galanterie, fait respirer le même air à ses héros et héroïnes. 
Cette raison et la nécessité de suivre une route différente de Cor- 
neille en marchant dans la même carrière, lui fit traiter ses su- 
jets dans un goût différent ; et lorsque la tendresse qui règne 
dans ses tragédies est attribuée par M. de Valincour à un carac- 
tère plein de passion, il parle lui-même suivant ce préjugé na- 
turel, qu'un auteur se peint dans ses ouvrages ; mais M. de Va- 
lincour ne pouvait ignorer que son ami , quoique né si tendre , 
n'avait jamais été esclave de l'amour , que peut-être, à cause de 
la tendresse même de son cœur, il regardait comme plus dange- 
reux encore pour lui que pour un autre. Il en était un habile 
peintre, parcequ'étant né poète, il était habile imitateur : il a su 
peindre parfaitement la fierté et l'ambition dans le personnage 
d'Agrippine , quoiqu'il fût bien éloigné d'être fier et ambitieux. 
Madame de Sévigné, dans un endroit de ses lettres que j'ai rap- 
porté, fait entendre qu'il 4tait très-amoureux de laChampmêlé, 
et que même il faisait ses tragédies conformément au goût de la 
déclamation de cette actrice. Dans sa Vie imprimée à la tète de 
la dernière édition de ses Œuvres, on lit qu'il en avait un fils 
naturel, et que l'infidélité de cette comédienne, qui lui préféra le 
comte de Tonnerre, fut cause qu'il renonça à cette actrice et aux 
pièces de théâtre. 

Puisque de pareils discours, faussement répandus dans le 
temps, subsistent encore aujourd'hui à la tête de ses Œuvres, 
c'est à moi à les détruire; mais , quoique certain de leur faus- 
seté, c'est à regret que je parle de choses dont je voudrais que 
la mémoire fût effacée. Ce prétendu fils naturel n'a jamais 
existé ' ; et même , selon toutes les apparences, mon père n'a 



< Ce conte est d^autant plus ridicalement inventé , que la champmélé 
<^taH mariée. (L. R.) 



DE JEAN RACINE. 63 

jamais eu pour la Ghampmèlé cette passion qu'on a conjecturée 
de ses assiduités auprès d'elle, sur lesquelles je garderais le 
silence, si je n'étais obligé d'en dire la véritable raison. 

Cette femme n'était point née actrice. La nature ne lui avait 
donné que la beauté , la voix et la mémoire : du reste , elle 
avait si peu d'esprit, qu'il fallait lui faire entendre les vers 
qu'elle avait à dire , et lui en donner le ton. Tout le monde 
sait le talent que mon père avait pour la déclamation, dont il 
donna le vrai goût aux comédiens capables.de le prendre. 
Ceux qui s'imaginent que la déclamation qu'il avait introduite 
sur le théâtre était enflée et chantante, sont, je crois, dans 
l'erreur. Ils en jugent par la Dudos , élève de la Champ- 
mêlé, et ne font pas attention que la Champmèlé, quand elle 
eut perdu son maître, ne fût plus la même, et que, venue 
sur l'âge , elle poussait de grands éclats de voix, qui donnèrent 
un faux goût aux comédiens. Lorsque Baron, après vingt ans 
de retraite, eut la faiblesse de remonter sur le théâtre, il ne 
jouait plus avec la même vivacité qu'autrefois, au rapport de 
ceux qui l'avaient vu dans sa jeunesse : c'était le vieux Baron ; 
cependant il répétait encore tous les mêmes tons que mon 
père lui avait appris. Comme il avait formé Baron, il avait 
formé la Champmèlé, mais avec beaucoup plus de peine. Il 
lui ûdsait d'abord comprendre les vers qu'elle avait à dire, lui 
montrait les gestes, et lui dictait les tons, que même il notait. 
L'éoolière, fidèle h ses leçons, quoique actrice par art, sur 
le tiiéâtne paraissait inspirée par la nature; et comme par 
cette raison elle jouait beaucoup mieux dans les pièces de son 
maître que dans les autres, on disait qu'elles étaient faites 
pour elle, et on en concluait l'amour de Fauteur pour l'actrice. 

Je né prétends pas soutenir qu*il ait toujours été exempt 
de faiblesse , quoique je n'en aie entendu raconter aucune ; 
mais ( et ma piété pour lui ne me permet pas d'être infidèle à 
la vérité ) f ose soutenir qu'il n'a jamais connu par expérience 
ces troubles et ces transports qu'il a si bien dépeints. Ceux 
qui veulent croire qu'il était fort amoureux doivent croire aussi 
que les lettres tendres et les petites pièces galantes n'étaient 
pas pour lui un travail . T^s vers d'amour lui auraient-ils coûté ? 



64 MÉMOIRES SUR LA VIE 

Ces petites pièces , qui passent bientôt de main en main , ne 
s'anéantissent pas lorsqu'elles sont faites par on anteor ccmnu. 
Dans le Recueil des i^èces Ifùgitives de Corneille , imprimé en 
1 738 y plusieurs petites pièces galantes ont trouvé place , parce 
qu'elles sont de Corneille , c'est-à-dire du poète qu*on a sur- 
nommé le Sublime. Pourquoi n'en trouve-t-on pas de celui 
qu'on a surnommé le Tendre, et pourquoi ses plus anciens 
amis n'ont-ils jamais dit qu'ils en eussent vu une seule? De 
tous ceux qui l'ont fréquenté dans le temps qu'il travaillait 
pour le théâtre, et que j'ai connus depuis , aucun ne m'a 
nommé une personne qui ait eu sur lui le moindre empire; 
et je suis certain que, depuis son mariage jusqu'à sa mort, la 
tendresse conjugale a régné seule dans son cœur , quoiqu'il 
ait été bien reçu dans une cour aimable qui le trouvait aimable 
lui-même et par la conversation et par la figure. Il n'était 
point de ces poètes qui ont un Apollon refrogné, H avait au 
contraire une physionomie belle et ouverte : ce qu'il m'est 
permis de dire, puisque Louis XIY la cita un jour comme une 
des plus heureuses , en parlant des belles physionomies qu'il 
voyait à sa cour. A ces grâces extérieures il joignait celles de 
la conversation, dans laquelle, jamais distrait, jamais poète, ni 
auteur , il songeait moins à faire paraître son esprit que l'es- 
prit des personnes qu'il entretenait. Il ne parlait jamais de 
ses ouvrages , et répondait modestement à ceux qui lui en 
parlaient. Doux , tendre , Insinuant, et possédant le langage 
du cœur , il n'est pas étonnant qu'on se persuade qu'il l'ait 
parlé quelquefois» Son caractère l'y portait ; mais , suivant la 
maxime qu'il fait dire à fiurrhus, a on n'aime point, si l'on ne 
« veut aimer, » il ne le voulait point par raison, avant 
même que la religion vint à son secours. Il vécut dans la so- 
ciété des femmes comme Boileau, avec une politesse tou- 
jours respectueuse , sans être leur fade adulateur : ni l'un ni 
l'autre n'eurent besoin d'elles pour faire prôner leur mérite 
et leurs ouvrages. 

Une chanson tendre que Foileau a faite ne lui fut point 
inspirée par l'amour, qu'il n'a jamais connu : il la fit pour 
montrer qu'un poète peut chanter une Iris en l'air. Dans la 



DE JEAN RACINE.' «5 

dernière édition de ses Œuvres , achevée à Paris depuis deux 
mois, on lui attribue trois éirigrammes qu'il n*a jamais faites , 
quoiqu'il ne soit pas nécessaire de lui ai chercher : il en a assez 
donné lui-même. J*ai été surtout surpris d'^i trouver une 
qui a pour titre : A une demoiselle que Vauteu/r avaU dessein 
d'épouser. Tous ceux qui Font connu un peu familièrement 
savent qu'il n'a jamais songé au mariage , et n'en ignorent 
pas la raison. Il avait, comme son ami , les mœurs fort douces ; 
mais son caractère n'était pas tout à fait si liant II n'avait 
pas la même répugnance à se prêter aux conversations qui 
roulaient sur des matières poétiques ; il aimait, au contraire, 
qu'on pariât vers, et ne haïssait point qu*on lui parlât des 
siens. On trouvait aisément en lui le poète , et dans mon père 
on le cherchait. 

Après Phèdre , il avait encore formé quelques projets de 
tragédies , dont il n'est resté dans ses papiers aucun vestige , 
si ce n'est le plan du premier acte d'une Iphigénie en Tauride. 
Quoique ce plan n^ait rien de curieux, je le joindrai à ses 
lettres, pour faire connaître de quelle manière, quand il en- 
treprenait une tragédie , Il disposait chaque acte en prose. 
Quand il avait ainsi lié toutes les scènes entre elles , il disait : 
Ma tragédie est faite, » comptant le reste pour rien. 

Il avait encore eu le dessein de traiter le si^et d' Alceste , 
et M. de Longepierre m'a assuré qu'il lui en avait entendu 
réciter quelques morceaux; c'est tout ce que j'en sais. Quel- 
ques personnes prétendent qu'il voulait aussi traiter le sujet 
d'Œdipe : ce que je ne puis croire, puisqu'il a dit souvent 
qu'il avait osé jouter contre Euripide, mais qu'il ne serait 
jamais assez hardi pour jouter contre Sophocle. L'eût-il osé, 
surtout dans la pièce qui est le chef-d'œuvre de l'antiquité? 
Il est vrai que le sujet d' Œdipe, où l'amour ne doit jamais 
trouver place sans avilir la grandeur du sujet, et même sans 
choquer la vraisemblance, convenait au dessein qu'il avait de 
ramener la tragédie des anciens, et de faire voir qu'elle pou- 
vait être parmi nous, comme chez les Grecs, exempte d'amour. 
Il voulait purifier entièrement notre théâtre ; mais ayant fait 
réflexion qu'il avait un meilleur parti à prendre, il prit le 

KACINE. — T. L 5 



66 MÉMOIRES SUR LA VIE 

parti d*y renoncer pour toujours » qii(ri^*il fût encore dans 
toute sa forée, n'ayant qtt'environ trente-huit ans, et qpioique 
BoHeau le félicitât de ce qu'il était le seul capable de consoler 
Paris de la vieillesse de Corneille. Beaucoup plus sensible» 
comme il l'a avoué kii-mème , aux mauvaises critiques qu'es- 
suyaient ses ouvrages qu'aux louanges qu'il en recevait , ces 
amertumes salutaires que Déeu répandait sur son travail le 
dégoûtèrent peu à peu du métier de poète. Par sa retraite , 
Pradon resta maHre du cliamp de bataille» ce qui fit dire à 
Bolleau : 

Et la scène française est en proie a Pradon. 

Comme j'ai parlé de l'union qui régna d'abord entre Mo- 
lière, Chapelle , Boileau et mon père , il semble que la jeunesse 
de ces poètes aurait dû me fournir plusieurs traits amusants, 
pour égayer, la première partie de ces Mémoires. Quelque 
curieux que j'aie été d'en apprendre , je n'ai rien trouvé de 
certain en ce genre» que ce que Grimaretz rapporte dans la vie 
de Molière d'un souper fait à Auteuil , où Molière rassemblait 
quelquefois ses amis dans une petite maison qu'il avait 
louée. Ce fameux souper, quoique peu croyable, est très- 
véritable. 

Mon père heureusement n'en était pas : le sage Boileau, qui 
en était, y perdit la raison comme les autres. Le vin ayant jeté 
tous les convives dans la morale la plus sérieuse , leurs ré- 
flexions sur les misères de la vie , et sur cette maxime des an- 
ciens , a que le premier bonheur est de ne pdnt naître , et le se- 
«r coûd de mourir promptement, b leur fir^t prendre l'héroïque 
résolution d'aller sur-le-champ se jeter dans la rivière. Ils y 
allaient, et elle n'était pas loin. Molière leur représenta qu'une 
si belle action ne devait pas être ensevelie dans les ténèbres de 
la nuit, et qu'elle méritait d'être faite en plein jour. Ils s'ar- 
rêtèrent, et se dirent en se regardant les uns les autres : a II 
<( a raison; » à quoi Chapelle 8^uta : a Oui, messieurs, ne 
« nous noyons que demain matin, et en attendant allons 
a boire le vin qui nous reste. » Le jour suivant cliangea leui*s 
idées ; et ils jugèrent à propos de supporter encore les misères 






IXE JEAN RACINE. 67 

de la vie. Boikau a raconté plus d'une fois cette folie de sa 
jeunesse. 

J'ai parlé, dans mes R^xions sur la Poésies d'un autre 
souper fait chez Molière, pendant lequel i^a I^taine fut ac- 
cablé des railleries de ses meilleurs amis, du nombre desquels 
était moa père. Us ne Tappelali^t que le Bonhomme : c'était te 
surnom qu'Us lui donnaient à cause de sa simplicité. La Fon- 
taine essuya leurs railleries avec tant de douceur, que Molière, 
qui en eut enfin pitié, dit tout bas à son voisin : a Ne nous 
<$ moquons pas du Bonhomme; il vivra peut-être plus que 
n nous tous. D 

La société entre Mohère et mon père ne dura pas long- 
temps. J'en ai dit la raison. Boileau resta uni à Molière, qui 
venait le voir souvent, et faisait grand cas de ses avis. Bans 
la suite, Bcâleau lui conseilla de quitter le théâtre, du moins 
comme acteur : « Votre santé, lui dit-il, dépérit , parée que 
« le métier de comédien vous épuise : que n'y renooeez- 
« vous ? — Hélas! lui répondit Molière en soupirant, c'est le 
a point d'honneur qui me retient. — Et quel point d'hon- 
cc neur? répondit Birileau. Quoil yqub barbouiller te visage 
«r d'une moustache de Sganarelle , pour venir sur un théâtre 
<f recevoir des coups de bâton ? Voilà un beau point d'hon- 
a neur pour un philosophe comme vous I » 

It regarda toujours Molière comme un génie unique : et le 
roi lui demandant un jour quel était le plus rare des grands 
écrivains gui avaient honoré la France pendant son règne, il 
lui nomma Molière, m Je ne le eroyais pas, répondit le roi; 
« mais vous vous y connaisses mieux que mol. » 

Boileau se vanta toute sa vie d'avoir appris à mon père à 
rimer difficilement : à quoi il ajoutait que des vers aisés n'é- 
taient pas des vers aisément faits. Il ne faisait pas aisément 
les siens, et il a eu raison de dire : cr Si j'écris quatre mots, 
ce j'en effkcerai trois. » Un de ses amis le trouvant dans sa 
<^ambre fort agité , lui demanda ce qui l'occupait : fa Une 
<c rime, répondit-il; je la cherche depuis trois heures. — 

< Terne II, page ôOS. 



68 MÉMOIRES SUR LÀ VIE 

« Voulez- vous, lui dit cet ami, que j*aille vous chercher uti 
(( dictionnaire de rimes? il pourra vous être de quelque 
(( secours. — Non, non, reprit Boileau; cfaerôhez-moi plutôt 
(( le dictionnaire de la raison. » 

Il ne s'est jamais vanté, comme il est dit dans le Bolœàna, 
d'avoir le premier parlé en vers de notre artillerie; et son 
dernier commentateur prend une peine fort inutile, en rap- 
pelant plusieurs vers d'anciens poètes pour prouver le con- 
traire. La gloire d'avoir parié le premier du fusil et du canon 
n'est pas grande. Il se vantait d'en iivoir le premier parié 
poétiquement , et par de nobles périphrases. 

Il composa la fable du Bûcheron, dans sa plus grande force, 
et, suivant ses termes, dans son bon temps. Il trouvait cette 
fable languissante dans La Fontaine. Il voulut essayer s'il 
«ne pourrait pas mieux faire, sans imiter le style de Marot, 
désapprouvant ceux qui écrivaient dans ce style, a Pourquoi , 
« disait-il , emprunter une autre langue que celle de son 
« siècle? » 

L'épitaphe , bonne eu mauvaise , qui se trouve parmi ses 
épigrammes, et sur laquelle ses commentateurs n'ont rien 
dit parce qu'ils n'ont pu l'entendre, fut faite sur M. de Gobr- 
ville ; elle commence par ce vers : 

Ci-gît , justement regretté , etc. 

Quoiqu'il ait été accusé d'aimer l'argent , accusation fondée 
sur ce qu'il paraissait le dépenser avec peine , il avait les sen- 
timents nobles et désintéressés. La fierté dans les manières 
était , selon lui , le vice des sots , et la fierté du cœur la vertu 
des honnêtes gens. J'ai fait connaître la générosité avec la- 
quelle il donna tous ses ouvrages aux libraires , et le scrupule 
qui lui fit rendre aux pauvres tout le revenu de son bénéfice. 
Gomme il avait eu quelque part à l'opéra de Bellérophon, 
Lulli, s<Mt pour le récompenser, soit pour le réconcilier avec 
l'Opéra , lui offrit un présent considérable , qu'il refusa. On 
sait ses libéralités pour Patru et Çassandre , et la manière dont 
il fit rétablir la pension du grand Corneille , en offrant le sa- 
crifice de la sienne : action très- véritable , que m'a racontée un 



DE JEAN RACINE. 69 

témoin encore vivant , et qu'on a eu tort de révoquer en doute ', 
puisque Boursault, qui ne devait pas être disposé à le louer, la 
rapporte dans ses lettres aussi bien que celle qui regarde Cas- 
sandre, en ajoutant ces paroles remarquables : a J'ai été^n- 
a nemi de M. Despréaux; et quand je le serais. encore , je ne 
cr pourrais m'empècher d'en bien parler... Quoique ri^. ne soit 
a plus beau que ses poésies» je trouve les actions que je viens 
ce de dire encore plus belles. » La bourse de Boileau , comme 
il- est dit dans son Éloge historique par M. de Boze, fut oa- 
verte à beaucoup d'autres gens de lettres, et même à linière, 
qui souvent, avec l'argent qu'il venait d'en recevoir, allait 
boire au premier cabaret , et y faisait une chanson contre son 
bienfaiteur. 

Boileau aimait la société , et était très-exact à tous les ren- 
dez-vous : a Je ne me fais jamais attendre , disait-il , parcç 
et que j'ai remarqué que les défauts d*un homme se présentent* 
«r toujours aux yeux de celui qui l'attend. » Loin d'aimer et 
choquer ceux à qui il parlait, il tâchait de ne leur rien dire 
que d'agréable , quand même il ne pensait pas comme eux , 
quoiqu'il ne fût nullement flatteur. Dans une compagnie où 
il était, une demoiselle dansa, chanta, et joua du clavecin;, 
pour faire briller tous ses talents. Comme il trouva qu'elle 
n'excellait ni dans le clavecin^ ni dans le chant, ni dans. la 
danse, il lui dit : a On vous a tout appris , mademoiselle, hor- 
a mis à plaire; c'est pourtant ce que vous savez le mieux. » 

Il mortifia cependant, sans le vouloir, Barbin le libraire, 
qui s'était fait une maison de campagne très-petite, mais très- 
omée, dont il faisait ses délices. Après le dîner, il le mène 
admirer son jardin, qui. était très-peigné, mais fort petit, 
comme la maison. Boileau , après en avoir fait le tour, appelle 
son cocher, et lui ordonne de mettre ses chevaux, a Eh ! pour- 
ce quoi donc, lui dit Barbin, voulez-vous vous en retourner 
a si promptement ? — C'est, répondit Boileau , pour aller à 
c( Paris prendre l'air. » 



' Dans les Mémoires de Trévoux , el dans la lettre du P. Tournemine im- 
yrimée à la télé des Œuvres diverses de Corneille , 1738. (L. R. ) 



70 MÉMOIRES SUR LA VIE 

n pomraît dire de hri-ménie comme Horace : 
Iraici celer^D , tamen ut ptacabilis essem. 

il 'eut «D joior mm di^nle fort rh^e aif«e ton frère le 
voftae, qvl Hd donsa on déuieati d'one mauièie assez dore. Les 
amii oorannrat voolorent mettre la poix , et l'esbortèrest à 
pardooner à 0OD frère : cr Detoot moncoeor, répondît-iy poree 
«r qoe Je ne sois possédé : je oe M ai dit aoeone sottise. S'il 
ff m*eR élrit éebappé one , je ne loi pardonnerais de ma vie. d 

Il atsdt reqprlt trop soMe, pomr être on Immbok à bons 
mots; mois 11 a Mt sooTent des réponses pleines de sens. Elles 
sont presque tootes nud reodoes et défigorées dans le ^(éNiiwi. 
J'en rapporterai qoelqnes-ones dans la suite de ces Mém o ires , 
qoand ïoccaskm s*en présentera, et je ne rapporterai foe œlles 
dont je me ehAnl bien tnstroH. 

Qaoiqa*il ait respeelé dans toos les temps de sa vie la sain- 
teté de la religion, iin'en était pas oioore assee pénétré, lorsqoe 
mon père se détermina à ne plus faire de tragédies profones, 
poor croire cpi'elle l'obligeât à ce sacrifice. Édifié eependant 
du motif qui faludit prendre à son and une si grande résolu- 
fion, il ne songea jamais à l'en détourner, «t resta toujours 
également nui avec lui , malgré la vie différente qu'il era- 
brasm , et dont je vais rendre oonq;ite. 



D£ JEAN RACINE. U 



SECONDE PARTIE 



t^Ufffive «B&i à l^heupeux moment* où le» grafids sentiment&; 
de reiigkMi doot mon pève avait été rempli dans son enfasce». 
et qui avaie&t été loBgtemps comme assoupis dans^on cœur^ 
saos s'y étdndre , se révdUèrent tout à coup, il avoua que les 
auteurs de pièces^de tbéàtre étaient des empoisonneucs publies ; 
et il recomut qu'il était peut-être le plus dangereux de ces. 
empoisonneucs. U résolut non-seulement de jm plus Inire de 
tragécUeSy et même de ne plujs faire d^ vers; il résolut en- 
core de réparer ceux qu*il avait faits par une rigoureuse pé- 
nitence. La vivacité de ses remords lui inspira le dessein de. 
se faire chartreux. Un saint prêtre de sa paroisse» docteur de 
Sorfoonne, qu'il prit pour confesseur^ trouva ee parti trop vio- 
lent. Il représenta à son pénitent qu'un caractère tel que le 
sien ne soutiendrait pas loogtmnps la solitude; qu'il ferait 
plus prudemment de rester dans le monde» et d'en éviter les 
dangers en se mariant à une personne remplie de piété; que la 
sodété d'une épouse sage l'obligerait à rompre avec toutes les. 
pernicieuses sociétés où l'amour du théâlre l'avait entraîné. 11 
lui fit espérer en même temps que les soins d<a ménage l'arra- 
cberaient malgré lui à la passion qu'il avait le plu&à craindre, 
qui était celle des vers* Nous savons cette particularité , parce 
que 9 dans la suite de sa vie , lorsque des inquiétudes domes- 
tiques, comme les maladies de ses enfants, l'agitaient» il s'é- 
criait quelquefois t « Pourquoi m'y suis-je exposé? Pourquoi 
c( m'a-t-on détourné de me faire chartreux ? Je serais bien plus 
c< tranquille. » 

Lorsqu'il eut pris la résolution de se marier, l'amour ni 
l'intérêt n'eurent aucune part à son choix ; il ne consulta que 
la raison pour une affaire si sérieuse ; et l'envie de s'unir à 
une personne trà- vertueuse , que de sages amis lui propo- 
sèrent, lui iit épouser» le 1^*^ juin 1677, Catherine de Roma- 



72 MEMOIRES SUft LA VIE 

net, Aile d'un trésorier de Fraaee du twveaa des finances d'A- 
miens. 

Suivant Tétat du bien énoneé dans le eontrat de mariage, 
il parait que les pièces de théâtre n'étaimt pas alors fimrt Inera- 
tives pônr les antenrs, et qne le prodidt , soit des représ«tar- 
tjons, s<^ de Timpres^on des tragédies ée mon père, ne loi 
avait procuré que de qnoi vivre, payer ses dettes, a^cter fuel- 
(loesneoMes, dont le ph» considérable était sa biUioaèftte , 
es^mée qtÈtat cents Mvres, et ménager mie somme et six 
mtfle livres, qu'il employa anx frais de son mariage. 

La g rat JÉ cat i o n de six. cents livres qne le rw loi avait Eût 
payer ta 16^ , ayant été eoatinaée tons les ans sons k titre de 
pensiott dliomme de lettres^ taX portée dans la smte à quinze 
cents livres, et enfin à denx mille livres. M. Colbert le fit, 
outre cela , favoriser d'one charge de trésorier de France an 
bureau des finances de Moolins , qui était tombée aux parties 
casnelles. La demoiselle qn'il éponsa lui apporta un revenu 
pareil au tien. Lorsqu'il eut llMHin^ir d'accompagner le roi dans 
ses campagnes , il reçut de t^nps en temps des gratifications 
sur la cassette, par les mains du premier valet de chambre. 
J'igUOTC si Boileau en recevait de pareilles. Voici celles que 
reçut mon père suivant ses registres de recette et de dépense , 
qu'il tint avec une grande exactitude depuis son mariage. J€ 
rapporte cet état pour faire connaître les bontés de Louis XIY . 
C'est un hommage que doit ma reconnaissance à la mémoire 
d'un prince si généreux : 

Le 12 avril 1678, reçu sur la cassette 500 louis. 

Le 22 octobre 1679 400 

Le 2 juin 1681 500 

Le 28 février 1683 soo 

Le 8 avril 1684 500 

Le 10 mai 1685 500 

Le 24 avril 1688 c . looo 

3900 louis. 

Ces différentes gratifications ( les louis valaient alors onze 
livres) faisaient la somme de quarante-deux mille neuf cents 



L 



DE JEAN RACINE. 73 

livres. Il fut gratifié d^une charge ordinaire de gentilhomme 
de Sa Majesté le 12 décembre 1690 , à conditicm de payer dix 
mille livres à la veuve de celui dont on lui donnait la charge; 
et il eut enfin , comme historiographe , une pension de quatre 
mille livres. Voilà sa fortune , qui n*a pu augmenter' que par 
ses épargnes , autant que peut épargner un homme obligé de 
faire des voyages continuels à la cour et à Farmée y et qui se 
trouve chargé de sept enfants. 

Sa plus grande fortune fut le caractère de la personne qu*il 
avait épousée. L*auteur d*un roman assez connu ' a cru faire 
une peinture admirable de cette union ^ en disant a qu*on doit 
<( à sa tendresse conjugale tous les beaux sentiments d*amour 
<c répandus dans ses tragédies, parce que, quand il avait de 
ce pareils sentiments à exprimer, il allait passer une heure dans 
« l'appartement de sa femme , et, tout rempli d'elle , remontait 
« dans son cabinet pour faire ses vers. » Gomme il n'a com- 
posé aucune tragédie profane depuis son mariage , le merveil- 
leux de cet endroit du roman est très-romanesque : mais je le 
puis remplacer par un autre très-véritable, et beaucoup plus 
merveilleux'. 



> Mémoires cTun homme de qualité. ( L. R. ) 

3 Cest ici le lieu d^approfondir les motifs de la conversion de Racine, que 
les philosophes ont dénaturés par rimpossibilité même de les concevoir. 
Des hommes ivres de vanité et d'ambition pouvaient-ils se figurer que Ra- 
cine, dans tonte la force de Fâge et du talent, fût capable de renoncera la 
poésie, à la gloire, de fouler aux pieds ses couronnes, pour se consacrer 
tout entier à la pratique des vertus chrétiennes? C'est un miracle au-dessus 
de l'intelligence de ceux pour qui la vertu et la religion ne sont que des chi- 
mères inventées pour tromper les sots. Ils ont dctnc cherché une explication 
à cette conduite si étrange de Radne, et ils Tout trouvée dans les passions 
qui sont leur unique morale : à les entendre, c'est Torgueil , c'est le dépit, 
c'est la colère , qui ont arrêté l'auteur de Phèdre dans sa brillante carrière; 
il a voulu punir l'injustice de son siècle ; il s'est retiré du théâtre , comme 
Achille do camp des Grecs , pour se venger de l'affront fait à son chef- 
d'œuvre. La raison , d'accord avec les faits , ne permet pas de douter qu'il 
n'ait quitté le tliéAtre pour se livrer à des soins qui lui paraissaient plus dignes 
d'un chrétien. Il avait triomphé de la cabale qui avait voulu écraser sa 
Phèdre; le duc de Nevers et- madame Deshoulières n'avaient fait que relever 
l'éclat de sa gloire. Le public lui avait immolé ce même Pradon , dont on avait 



74 MÉMOIRES SUR LA VIE 

Il tnmva dans la tendresse oonjogale un avantage bien plus 
solide q«e ceW de fidre de bons vers. Sa compagne sot» par 
son attachemeait à tous les devoirs de femme et de mère » et 

estayé de faire son rival , et qyi ne fut que sa Tietime. Depuis quand un gé- 
néral est-il dégoûté du métier de la guerre, parce que dans une bataille il a 
éprouTédes obstacles qui ont retardé de quelques Instants sa TictoireP Le suc- 
cès de sa Phèdre, qui avait mis k ses pieds tousses ennemis , ne de?ait-fl pas 
plutôt l'animer à tenter de nouvelles oonquMesP Et n'est-ce pas méeoiuialftre 
absolument le cœur humain et le caractère des poètes» que de supposer fu'un 
homme tel que Racine ait pu être abattu et découragé par les efforts de 
l'envie qu'il venait d*humilier et de terrasser? N'est-ce pas condanmer hau- 
tement ces beaux vers de Boilean : 

« Le mérite en repos s'endort dans la paresse ; 
« Mais par les envieux un génie eidlé 
« An comble de son art est mille fols monté. 
« Plus on veut l'affeiblir, plus il croît et s'élance, 
c Au Cid persécuté dnna doit sa naissance ; 

• Et peul-étre ta plnme aux censeurs de Pyrrhus 

• Doit les plus nobles traits dont tu peignis Burrhus. » 

Jamais, dans tout le reste de sa vie, l'auteur de Phèdre n'a laissé échap- 
per un regret vers le théâtre : le dépit se calme, la colère s*apaise , les plaies 
d'un cœur ulcéré se cicatrisent , et alors le naturel revient. Si Racine n'eût 
écouté qu'un mouvement d'orgueil et de vengeance, il ne fût pas resté pen- 
dant vingt ans ferme et inflexible dans son aversion pour tout ce qui pouvait 
rappeler ses productions dramatiques; il n'eût pas témoigné constamment la 
plus profonde indifférence pour les monoments de sa gloire ; il n'eût pas fa<t 
sucer à ses enftmts , avec le lait, le mépris des romans et des pièoes de 
théâtre. J'ouvre le recueil de ses lettres, qui sont rstxpressionla phisnalnrelle 
de ses vrais senthnents et la plus fidèle histoire de «es dernières amées; je 
ne rencontre, dans ces épanohementB d'un cœur shioère, qne des tnuses 
frappantes de son éloigneroent pour le théâtre et pour tout ce qui .pouvait 
y avoir rapport. Concluons qne ce fut l'esprit religieux » une profonde et 
solide piété, et non pas l'orgneil , le dépit et la colère, qui rarraohèrent à 
des occupations qu'il n'a cessé de regarder, pendant tout le reste de sa vie, 
comme criminelles devant Dieu. Les .philosophes pourront le traiter de bigot 
avenglé par une vame superstition; ils diront qne la doctrine terrible et dé- 
solante du jansénisme avait rétréci ses idées et renversé sa tète ; les gens sages 
penseront que Raohie était conséquent. La vie de la plupart des liommes est 
en opposition continuelle avec leur religion. Racine avait Tesprit (trop juste 
et trop>solide ; il était trop éoUiiré , trop mstruit , pour admettre dans sa con- 
duite cette contradiction gnMsière. Quand la religioB se ramna dans son âme, 
il sentit qu^il lui était Unpossible de concilier l'esprit de l'Évangiie avec 
IVsprit de la comédie; et quend il voulut être chrétien, il cessa d'être poète 
de théâtre. (G.) 



J 



DE JEAN RACINE. 75 

par son admirable piété , le captiver entièrement , faire la dou- 
ceur du reste de sa vie, et lui tenir lieu de toutes les sociétés 
auxquelles il venait de remmcer. Je ferais connaître la con- 
fiance avec laquelle II lui communiqtdt ses pensées les plus 
secrètes , si J*avats iretrouvé les lettres quil lui écrivait , et que 
sans doute y pour hil obéir, elle ne conservait pas. Je sais que 
les termes tendres répandus dasis dépareilles lettres ne prou- 
vent pas toujours que la tendresse soit^Mis le coeur, et que 
Goéron, àqui sa femme, knrsqu*!! était en exil, paraissait sa 
lumière, sa vie, sa passion, sa très-fidèle ^^ouse, tnea lux.,., 
mea vif a..,, mea âesideria.... fideHssima et optima eonjuXy 
répudia quelque temps après sa chère Terentia pour épouser 
une J&aoie fille fort riche : mais je parle de deux époux que la 
religion avait unis, quoiqu'aux yeux du monde ils ne parus- 
sent pas faits l'un pour Tautre. L'un n'avait jamais eu de pas- 
sion plus vive que celle de la poé^e ; l'autre porta Tlndi^é- 
rence pour la poésie jusqu'à Ignorer toute sa vie ce que c'était 
qu'un vers ; et m'ayant entendu parler, il y a quelques années , 
de rimes masculines et féminines, elle m'en demanda la diffé- 
rence : à quoi je répondis qu'elle avait vécu avec un meilleur 
maître que moi. Elle ne connut, ni par les représentations , ni 
par la lecture; tes tragédies auxquelles elle devait s'intéresser ; 
elle en wpijprit seulement les titres par la conversation. Son in- 
différence pour la fortune parut un jour Inconcevable à Bot- 
leau. Je rapporte ce fait, après avoir prévenu que la vie d'un 
homme de lettres ne fournit pas des foits bien importants. Mon 
père rappottait de Versailles la bourse de mille louis dont j'ai 
parlé, et trouva ma mère qui l'attendait dans la maison de 
Boileau à Auteuil. Tl courut à elle , et l'embrassant : « Féli- 
« citez-moi , lui dit-il ; vdci une bourse de mille louis que le 
« roi m'a donnée. » Elle lui porta aussitôt des plaintes contre 
mk de ses enfants qui depuis deux jours ne voulait point étu- 
dier. <v Une autre fois , reprit-il , nous en parlerons : livrons- 
«r BOUS aujourd'hui à notre joie. » Elle lui représoorta qu'il 
devait en arrivant foire des réprimandes à cet enflAnt , et con- 
tinuait ses plaintes, lorsque Boileau, qui, dans son étonne- 
ment , se promenait à grands pas, perdit patience, et s'écrie^ : 



76 MÉMOlflES SUR LA VIE 

(t Quelle insensibilité! Peut-on ne pas songera une boui*se de 
c( mille louis I » 

On peut comprendre qu*un homme , quoique passionné pour 
les amusements de Tesprit, préfère à une femme enchantée de 
ces mêmes amusements, et éclairée sur ces matières^ une com- 
pagne uniquement occupée du ménage » ne lisant de livres que 
ses livres de piété , ayant d'ailleurs un jugement excellent, et 
étant d*un très-bon conseil en toutes occasions. On avouera 
cependant que la religion a dû être le lien d'une si parfaite 
union entre deux caractères si opposés : la vivacité de Tun lui 
faisant prendre tous les événements avec trop de sensibilité , 
et la tranquillité de l'autre la faisant paraître presque insen- 
sible aux mêmes événements. L'on pourrait faire la même ré- 
flexion sur la liaison des deux fidèles amis. A la vérité, leur 
manière de penser des ouvrages d'esprit étant la même, ils 
avaient le plaisir de s'en entretenir souvent; mais comme ils 
avaient tous deux un différent caractèi*e, leur union constante 
a dû avoir pour lien la probité , puisque , eonmie dit Cicéron \ 
il ne peut y avoir de véritable amitié qu'entre les gens de 
bien. 

Un des premiers soins de mon père , après son mariage , fut 
de se réconcilier avec MM. de Port-Royal. Il ne lui fut pas dif- 
ficile de faire sa paix avec M. INicole, qui ne savait ce que 
c'était que la guerre, et qui le reçut à bras ouverts, lorsqu'il 
le vint voir accompagné de M. l'abbé Dupiu. Il ne lui était pas 
si aisé de se réconcilier avec M. Arnauld, qui avait toujours 
sur le cœur les plaisanteries écrites sur la mère Angélique , sa 
sœur; plaisanteries fondées , par faute d'examen, sur des faits 
qui n'étaient pas exactement vrais. Boileau, chargé de la né- 
gociation , avait toujours trouvé M. Amauld intraitable. Un 
jour il s'avisa de lui porter un exemplaire de la tragédie de 
Phèdre, de la part de l'auteur. M. Amauld demeurait alors 
dans le faubourg Saint- Jacques. Boileau, en allant le voir, 
prend la résolution de lui prouver qu'une tragédie peut être 
innocente aux yeux des casuites les plus sévères ; et, ruminant 

' n Hoc sentio nisi in l)onis amicitiaru esse non possc. » ( De AmicU. ) 



DE JEAN RACINE. 11 

$a thèse en chemin : « Cet homme, disait-il, aura- t-il tou- 
(c jours raison y et ne pourrai-je parvenir à lui faire avoir tort? 
a Je suis bien sûr qu*aujourd*hui j*ai raison : s'il n*est pas de 
a mon avis , il aura tort. » Plein de cette pensée y il entre chez 
M. Arnauldy où il trouve une nombreuse compagnie. Il lui 
présente la tragédie , et lui lit en même temps Tendroit de la 
préface où Fauteur témoigne tant d'envie de voir la ti'agédie 
réconciliée avec les personnes de piété. Ensuite, déclarant qu'il 
abandonnait acteurs, actrices, et théâtre, sans prétendre les 
soutenir en aucune façon, il élève sa voix en prédicateur, 
pour soutenir que si la tragédie était dangereuse, c'était la 
faute des poètes , qui en cela même allaient directement contre 
les règles de leur art; mais que la tragédie de Phèdre, con- 
forme à ces règles, n'avait rien que d'utile". L'auditoire, 
composé de jeunes théologiens , l'écoutait en souriant , et re- 
gardait tout ce qu'il avançait comme les paradoxes d'un poète 
peu instruit de la bonne morale. Cet auditoire fut bien sur- 
pris , lorsque M. Arnauld prit ainsi la parole : a Si les choses 
« sont comme il le dit , il a raison , et la tragédie est inno- 
«( cente. » Boileau rapportait qu'il ne s'était jamais senti de sa 
vie si content. Il pria M. Arnauld de vouloir bien jeter les yeux 
sur la pièce qu'il lui laissait, pour lui en dire son sentiment. 
Il revint quelques jours après le demander, et M. Arnauld lui 
donna ainsi sa décision : « Il n'y a rien à reprendre au carac- 
(s tère de Phèdre, puisqu'il nous donne cette grande leçon. 



I On raconte que Racine soutint un jour chez madame de La Fayette 
qu'avec du talent on pouirait sur la scène faire excuser de grands crimes, 
et inspirer même pour ceux qui les commettent plus de compassion que 
d'erreur. Il cita Phèdre pour exemple, et assura que l'on pouvait faire 
plaindre Phèdre coupable plus qu*Hippolyte innocent. Cette tragédie, dit-on, 
fut la suite d^une espèce de déG qu'on lui porta. Soit que le fait se soit 
passé de cette manière, soit qu'il travaillât déjà à la pièce lorsquMl établit 
cette opinion , il est sûr que ce ne pouvait être que celle d'un homme qui , 
après avoir réflédii sur le cœur humain et sur la tragédie, qui en est la 
peinture , avait conçu que le malheur d'une passion coupable était «n rai- 
son de son énergie, et que par conséquent elle portait avec elle et son ex- 
cuse et sa punition. C'était un problème de morale à résoudre, et que sa 
Phèdre décide. ( L. ) 



78 MÉMOIRES SUR LA VIE 

(( que lor$qu*en punition de fautes précédentes , Dieu nous 
« abandonne à nous-mêmes et à la perversité de notre coeur, 
« il n'est point d'excès où nous ne puissions nous porter, même 
a en les détestant. Mais pourquoi a-t-il lait Hippolyte amou-* 
(( reux? » Cette critique est la seule qu'on puisse faire contre 
cette tragédie ; et l'auteur qui se l'était &ite à lui-même se 
justifiait en disant : a Qu'auraient pensé les petits-maîtres 
a d'un Hippolyte ennemi de toutes les fenunes? Quelles mau- 
c( vaises plaisanteries n'auraient-ils point fûtes? » Boileau, 
charmé d'avoir si bien conduit sa négociation > demanda à 
M. Arnauld la permission de hii amen^ l'auteur de la tragé- 
die. Ils vinrent chez lui le lendemain; et, quoiqu'il fût encore 
en nombreuse c(m)pagnie, le coupable, entrant avec l'humi- 
lité et la confusion peintes sur le visage , se Jeta à ses pieds : 
M . Arnauld se jeta aux siens ; tous deux s'embrassèr^t. M. Ar- 
nauld lui promit d'oublier le passé , et d'être toujomrs son ami : 
promesse fidèlement exécutée. 

En 1674, l'Université projetait une requête qu'elle devait 
présenter au parlement, pour demander que la philosophie de 
Descartes ne fût point enseignée. On en parlait chez M. le 
premier président de Lammgnon , qui dit qu'on ne pourrait 
se dispenser de rendre un arrêt conforme à cette requête. 
Boileau, présenta cette conversation, imagina l'arrêt tmr- 
lesque qu'il composa avec mon père, et Bemier, le fameux 
voyageur, leur ami commun. M. Dongois , neveu de Boileau, 
y mit le style du palais ; et quand l'arrêt fut en état , il le joi- 
gnit à plusieurs expéditions qu'il devait porter à signer à M. le 
président, ayec qui il était fort familier. M. de Lamoignon 
ne se laissa pas surprendre : à peine eut-il jeté les yeui^ sur 
l'arrêt : a Voilà, dit-il , un tour de Despréaux. » Cet arrêt bur- 
lesque eut un succès que n'eût peut-être point eu une pièce 
sérieuse; il sauva l'honneur des magistrats. L'Université ne 
songea plus à présenter sa requête. 

Quoique BoUeau et mon père n'eussent encore aucun titre 
qui les appelât à la cour, ils y étaient fort bien reçus tous les 
deux. M. Colbert fes aimait beaucoup. Etant un jour enfermé 
avec eux dans sa maison de Sceaux , on vint lui annoneer 



DE JEAN RACINE. T9 

Tarrivéed'un évéque; il répoodit avec colère : a Qu*od lui fosse 
a tout Ydir, excepté moi. x> 

Les inscriptions mises au bas des tableaux sur les victoires 
du roi 9 peintes par M. Lebrun dans la galerie de Veraaiiks , 
étaient pleines d'emphase , parce que M. Charpentier, qui les 
avait Mtes, croyait qu'on devait mettre de Tequit partout. 
Ces pompeuses déclamations déphirent avec raiscm à M. de 
LouvoiSy qui, par ordre du roi , les ût effacer, pour mettre à 
la place les inscriptions simples que BoiLeau et mon père lui 
fournirent. Mon père a donné , dans qudques occasions , des 
devises qui, dans leur simplicité, ont été trouvées fort heu* 
reusfs , comme celle dont le corps était une orangerie, et Tâme, 
cot\iuraios ridet aquilones. Elle fut approuvée, parce qu'elle 
avait également rapport à Torangerie de YersaUles, bâtie de- 
puis peu, et à la ligue qui se formait contre la France. Je n'en 
rapporte pas quelques autres qu'il donna dans la petite Acadé- 
mie , parce que l'honneur de pareilles choses doit être partagé 
entre tous ceux qui composent la même compagnie. 

C'^ait lui-môme qui avait donné l'idée de rassembler cette 
compagnie. Il fût par là comme le fondateur de l'Académie des 
Médailles , qu'on nomma d'abord la peti e Académie , et qui , 
devenue beaucoup plus nombreuse, prit sous une autre forme 
le nom à! Académie des Belles-Lettres. Elle ne fût composée 
dans son origiitô que d'un très-petit nombre de personnes , 
qu'on choisit pour exécuteif le projet d'une histoire en mé- 
dailles des princtpanx événements du règne de Louis XIY. 
On devait» au bas de chaque médaille gravée , mettre en peu 
de mots le récit de l'événement qui avait donné lieu à la mé- 
daille; mais on trouva que des récits fort courts n'apprai- 
draient les choses qu'imparfaitement , et qu'une histoire sui- 
vie du règne entier serait beaucoup plus utile. Ce projet fut 
agité et résoin chez madame de Montespan. C'était elle qui 
l'avait imaginé; a et quoique la flatterie en fût l'objet, comme 
« l'écrivait depuis madame la comtesse de Caylus , on convien- 
a dra que ce projet n'était pas celui d'une femme commune, 
tf ni d'une maîtresse ordinaire. » Lorsqu'on eut pris ce parti , 
madame de Maintenon proposa au roi de charger du soin d'c- 



80 MEMOIRES SUR LA VIE 

cfire cette histoire, Boileau et mon père. Le roi, qui les en 
jugea capables, les nomnia ses historiographes en 1677. 

Mon père, toajonrs attentif à son salut , regarda le choix de 
Sa Majesté comme une grâce de Dieu, qui lui procurait cette 
importante occupation pour le détacher entièrement de la poésie. 
Boileau lui-même parut aussi s*en détacher. Il est certain qu*il 
passa douze ou treize ans sans donner d'autres ouvrages en 
vers que les deux derniers chants du Lutrin, parce qu'il voulut 
finir l'action de ce poème. 

Les deux poètes, résolus de ne plus l'être, ne songèrent 
qu'à devenir historiens; et, pour s'en rendre capables ^ ils pas- 
sèrent d'abord beaucoup de temps à se mettre au fait et de 
l'histoire générale de France , et de l'histoire particulière du 
règne qu'ils avaient à écrire. Mon père, pour se mettre ses 
devoirs devant les yeux, fit une espèce d'extrait du Traité de 
Lucien sur la manière d'écrire l'histoire. Il remarqua dans 
cet excellent Traité des traits qui avaient rapport à la circons- 
tance dans laquelle il se trouvait, et il les rassembla dans l'é- 
crit qui se trouvera à la suite de ses lettres. Il fit ensuite des 
extraits de Mézeray et de Yittorio Siri , et se mit à lire les mé- 
mohres, lettres, instructions et autres pièces de cette nature, 
dont le roi avait ordonné qu'on lui donnât la communication. 

Dans la campagne de cette année 1677, les villes que le roi 
assiégea tombèrent quand il parut; et lorsque, de retour de 
ses rapides conquêtes , il vit à Versailles ses deux historiens , 
il leur demanda pourquoi ils n'avaient pas eu la curiosité de 
voir un siège : a Le voyage, leur dit-il, n'était pas long. — 
« Il est vrai , reprit mon père , mais nos tailleurs furent trop 
« lents. Nous leur avions commandé des habits de campagne : 
ce lorsqu'ils nous les apportèrent, les villes que Votre Idtgesté 
a assiégeait étaient prises, d Cette réponse fut bien reçue du 
roi, qui leur dit de prendre leurs mesures de bonne heure , parce 
que dorénavant ils le suivraient dans toutes ses jcampagnes , 
pour être témoins des choses qu'ils devaient écrire. 

La faible santé de Boileau ne lui permit que de faire une 
campagne, qui fut celle d&Gand, Tannée suivante. Mon père , 
qui les fit toutes, avait soin de rendre compte à son associé 



DE JEAN RACINE 81 

dans remploi d'écrire Thistoire, de tout ce qui se passait à 
Tannée; et une partie de ces lettres se trouvera à la suite 
de ces Mémoires. Ce fut dans leur première eampagne que 
Boileau appr^ant que le rd s*était si fort exposé, qu'un boulet 
de canon avait passé à sept pas de Sa Majesté, alla à lui, et 
lui dit : a Je vous prie, sire, en qualité de votre historié, de 
« ne pas me faire finir sitôt mon histoire ' . » 

Lorsqu'ils partirent en 1678, on vit pour la première fois 
deux poètes suivre une armée potir être témoins de sièges et 
de combats : ce qui donna lieu à des plaisanteries dont on 
amusait le roi. On prétendait les surprendre en plusieurs oc- 
casions dans l'ignorance des choses militaires, et même des 
choses les plus communes. Leurs meilleurs amis étment ceux 
qui leur tendaient des pièges. S'ils n'y tombaient pas, on fai- 
sait accroire qu'ils y étaient tombés. Tout ce qu'on dit de leur 
simplicité n'est peut-être pas exactement vrai. Je rapporterai 
cependant ce que j'ai entendu dire à d'anciens seigneurs de 
la cour. 

La veille de leur départ pour la première campagne^ M. de 
€avoye s'avisa, dit-on, de demander à mon père s'il avait eu 
l'attention de faire ferrer ses chevaux à forfait. Mon père, qui 
n'entend rien à cette question , lui en demande l'explication. 
« Croye55-vous donc, lui dit M. de Cavoye, que quand une ar- 
« mée est ea marche, elle trouve partout des maréchaux? 
ce Avant de partir on fait un forfait avec un maréchal de Paris, 
« qui votis garantit que les fers qu'il met aux pieds de votre 
« cheval y resteront six mois* » Mon père répond (ou plutôt 
on lui fait répondre) : « C'est ce que j'ignorais; Boileau ne 
« m'en a rien dit; mais je n'en suis pas étonné, il ne songe à 
« rien. » Il va trouver Boileau pour lui reprocher sa négli- 
gence. Boileau avoue son ignorance, et lui dit qu'il faut promp- 
tement s'informer du maréchal le plus fameux pour ces sortes 
de fcNT&its. Ils n'eurent pas le temps de le chercha. Dès le 

* Boileau se trouvait à l'armée dans la campagne suivante. Un jour, après 
une bataille, le roi lui demanda sMl s'était tenu loin du canon : « Sire, j'en 
« étais à cent pas. — N*aviez-vous pas peur?— Oui , sire; je tremblais beau- 
« coup pour Votre Majesté, et encore plus pour moi. » 

RACINE. — T. I. c 



82 MEMOIRES SUR LA VIE 

soir même y M. de Cavoye raconta au roi le succès de sa plaU 
santerie. Un foit pareil, quand il serait véritable, ne ferait 
aucun tort à leur réputation. 

Puisque les plus petits faits, quand on parie de certains 
hommes, intéressent toujours, j*en rapporterai encore un de 
la même nature. Un Jour, après une marclie fort longue, 
Boileau, très-fatigué, se jeta sur un lit en arrivant, sans vouloir 
souper. M. de Cavoye, qui le sut, alla le voir après le souper 
du roi , et lui dit, avec un air consterné , qu*ii avait à lui ap- 
prendre une fâcheuse nouvelle : a Le roi, ajouta-t-il, n'est 
(c point content de vous; il a remarqué aujourd'hui une chose 
« qui vous fait un grand tort. -^Eh quoi donc? s'écaia Boileau 
a tout alarmé. — Je ne puis, continua M. de Cavoye, me ré- 
il soudre à vous la dire ; je ne saurais affliger mes amis. » Enfin, 
après ravoir laissé quelque temps dans l'agitation , il lui dit : 
<c Puisqu'il feut vous l'avouer, le roi a remarqué que vous étiez 
a tout de travers à cheval. — Si ce n'est que cela, répondit 
ce Boileau, laissez-moi dormir. » 

Quoique mon père fût son confirère dans l'honorable em- 
ploi d'écrire l'histoire du roi, et dans la petite Académie, Il 
ne l'avait point encore pour confrère dans rAcadémie Fran- 
çaise : et comme A souhaitait de le voir dtems cette eompa*- 
gnle, il l'avait sans doute en vue lorsqu'il fit valoir l'empres- 
sement de l'Académie à chercher des sujets, dans le discours 
qu'il prononça, le 30 octobre de celte même année 1678, h la 
réception de M. l'abbé Colbert, depuis archevêque de Rouen. 
a Oui, monsieur, lui disait-il, TAcad^ie vous a choisi; car 
a nous voulons bien qu'on le sêtche, ce n'est point la brigue, 
a ce ne sont point les sollicitations qu^ ouvrent les p(Hlies de 
a l'Académie; elle va elle-même au-dev«nt du mérite, elle 
<r lui épargne l'embarras de se venir offHr, elle cha*che les 
a sujets qui lui sont propres , etc. » 

J'ignore si l'Académie était alors dans l'usage, comme le di- 
sait son directeur, de choisir et de chercher elle-même ses 
sujets. Je sais seulement que tous les académiciens ne son- 
geaient pas à chercher Boileau; et il y en avait plusieurs 
qu'il ne songeait pas non plus à solliciter. Le roi lui demanda 



DE JEAN RACINE. 83 

^n Joar pendant son souper s'il était de F Académie; Boileau 
répondit, avec nn air fort modeste, qu'il n'était pas digne d*en 
être, «r Je veux que vous en soyez , » répondit le roi» Quelque 
temps après une place vaqua, et La Fontaine, qui la voulait 
solliciter, alta lui demander s'il serait son ecmcurrent. Boileau 
rassura que non, et ne fit aucune démarche. Il eut cependant 
quelques voix ; mais la pluralité fut pour La Fontaine : et lors- 
que, suivant l'usage, on alla demander au roi son agrément 
pour cette nomination, le roi répondit seulement : « Je verrai. » 
De manière que La Fontaine, qudque nommé, ne fut point 
reçu, et resta très-longtemps, ainsi que T Académie, dans Tin^ 
certitude. Enfin, une nouvelle place vaqua, et l'Académie 
aussitiVt nomma Boileau. Le roi, lorsqu'on lui demanda son 
agrânent, l'accorda en ajoutant : « Maintenant vous pouvez 
tr recevoir La Fontaine. » Boileau fut reçu le 3 juillet 1684. 
L'assemblée fut nombreuse le Jour de sa réception. On était 
curieux d'entendre son discours. Il était obligé. de louer et de 
s'humilier. Il recevait une grâce inespérée, et il n'était pas 
homme à faire un reraerciment à genoux. Il se tira hiJ)ile- 
menA ée ce pas difiScUe. U loua sans flatteiie , il s'humilia no- 
biem^t; et en disant que l'entrée de l'Académie lui devait 
être £ermée par tant de r€ii$ùns, il fit songer à tant d'acadé- 
miciens dont les noms étaient dans ses satires. 

A la fin de cette même année, Corneille mourut; et mon 
père, qui, le laidemain de cette mort, entrait dans les fonc- 
tions de directeur, prétendait que c'était à lui à faire faire , 
pour l'académicien qui venait de mourir, un service suivant 
la coutume. Mais Corneille était mort pendant la nuit; et l'a- 
cadémicien qui était encore directeur la veille prétendit que , 
comme il n'était sorti de place que le lendemain matin , il était 
encore dans ses fonctions au moment de la mort de Corneille , 
et que par ccmséquent c'était à lui à £aire faire le service. 
Cette dispute n'avait pour motif qu*une généreuse émulation : 
tous deux voulaient avoir l'honneur de rendre les devoirs fu- 
nèbres à un mort si illustre. Cette contestation glorieuse pour 
les deux parties fut décidée par l'Académie en faveur de l'an- 
cien directeur : ce qui donna lieu à ce mot fameux que Ben- 



84 MÉMOIRES SUR LA VIE 

serade dit à mon père : a Nal aatre que vous ne pouvait 
cr prétendre à enterrer Corneille; cependant vous n*ayez pu y 
« parvenir. » 

La place de Corneille à TAcadémie fut remplie par Thomas 
Corneille son i^ère, qui fût reçu avec M. Bergeret. Mon père^ 
qui présidait à cette réception en qualité de directeur, répon- 
dit à leurs remerclments per^ un discours qui fut très-ap- 
plaudi; et il le prononça avec tant de grâce, qu'il répara en- 
tièrement le discours de sa réception. La matière de celui-ci 
lui avait plu davantage. L'admiration sincère qu'il avait pour 
Corneille le lui avait inspiré. Bayle, en rapportant que Sopho- 
cle, lorsqu'il apprit la mort d'Euripide , parut sur le théâtre 
en habit de deuil, et ordonna à ses acteurs d'ôter leurs cou- 
ronnes, ajoute : a Coque fit alors Sophocle était une preuve 
a très-équivoque de son regret, parce que deux grands hommes 
«r qui aspirent à la même gloire, qui veulent s'exclure l'un 
ce l'autre du premier rang, s'entr'estiment intérieurement plus 
a qu'ils ne voudraient, mais ne s'entr'aiment pas. L'un d'eux 
<( vient-il à mourir, le survivant courra lui jeter de l'eau bénite, 
«r et en fera l'élire de bon cœur : il est délivré des épines de 
a la concurrence. » Par cette même raison. Corneille avait 
fait dire à Cornélie , sur la douleur de César à la mort de 
Pompée : 

O soupirs! ô regrets! oh, qu'il est doux de plaindre 
Le sort d'un ennemi quand il n'est plus à craindre ! 

Quiconque eût pensé la même chose en cette occasion, eàt 
été très-injuste. Les deux rivaux depuis longtemps ne com- 
battaient plus; et tous deux retirés de la carrière n'avaient 
plus rien à se disputer : c'était au public à décider. Il n'a 
point encore décidé; on s'est toujours contenté de les comparer 
entre eux. Le parallèle a souvent été fait, et presque toujours 
avec plus d'antithèse que de justesse. M. de Fontenelle, qui, 
malgré la douceur de son caractère , témoigne dans la Vie de 
Corneille un peu de passion contre le rival de Corneille, règle 
ainsi les places (je parle de cette Vie imprimée dans la dernière 
édition de ses œuvres : celle qui se trouve dans Y Histoire de 
r Académie Française ne contient pas les mêmes paroles) : 



I)E JEAN RACINE. 85 

«( Corneille a la première place» Racine la seconde. On fera à 
« son gré rintervalle entre ces deux places, un peu plus ou 
c( moins grand. C'est là ce qui se trouve en ne comparant que 
« les ouvrages de part et d'autre. Mais^ si on compare ces deux 
c( hommes y Finégalité est plus grande. Il peut être incertain 
a que Racine eût été, si Corneille n*eùt pas été avant hii : il 
a est certain que Corneille a été par luinnême. » M. de Fon- 
tenelle, qui a toujours été applaudi quand il a écrit sur les 
matières qui font Tobjet des travaux de T Académie des Sciences, 
a souvent rendu sur le Parnasse des décisions qui ont eu peu 
de partisans : ce qui me fait espérer que celle-d sera du 
nombre. 

Pour revenir au discours prononcé à la réception de Thomas 
Corneille, Je ferai remarquer qu*il n'est pas étonnant que mon 
père, qui n'avait pas été heureux dims. le discours sur sa 
propre réception, l'ait été dans celui-d, qui lui fournissait 
pour sujet l'éloge de Corneille. Il le feisait dans l'effusion de 
son cœur, parce qu'il était intérieurement persuadé que Cor- 
neille valait beaucoup mieux que lui : et en cela seulement 
11 pensait comme M. de Fontenelle. Quelque crainte qu'il 
eût de parler de vers à mon frère, quand il le vit en âge de 
pouvoir discerner le bon du mauvais, il lui fit apprendre par 
cœur des endroits de Cinna; et lorsqu'il lui entendait réciter 
ce beau vers : 

Et, monté sur le faite, il aspire à descendre, 

cr Remarquez bien cette expression, lui disait-il avec enthou- 
c< siasme. On dit aspirer à monter; mais il faut connaître le 
« cœur humain aussi bien que Corneille l'a connu, pour 
(c avoir su dire de Tambitieux, qu'il aspire à descendre. » On 
ne croira point qu'il ait a^ecté la modestie lorsqu'il parlait 
ainsi en particulier à son fils : il lui disait ce qu'il pensait. 

Tout l'endroit de son discours dans l'Académie, qui conte- 
nait l'éloge de Corneille, fut extrêmement goûté; et comme 
il avait réussi parce qu'il louait ce qu'il admirait, il réuàsit 
également dans l'éloge de Louis XIV, lorsque s'adressant à 
M. Bergeret, premier commis du secrétaire d'État des affaires 



86 MEMOIRES SUR LA VIE 

étrangères y 11 fit voir eomUen les négodatkNis étaient fodles 
soas un roi dont les mimstres n*aTaient tout an plus que 
a rembarras de flaire entendre a^ee dignité aux eoors étran* 
« gères ee qu^ii leur dictait avee sagesse. » Là^ il dépdgnit le 
rc^y la veille du jonrqu'il partit pour se mettre à la tète de ses 
armées, écrivant dans son cabinet six lignes, pour les envoyer 
à son ambassadeur : et les puissances étrangères a ne pouvant 
« s*écarter d'un seul pas du cercle étroit qui leur était tracé 
a par ces six lignes : » paroles qfoi représentaient toutes ces 
puissances sous l'image du rm Ântiodius» étonné , qumqu'à la 
tète de ses armées» du cercle que l'ambassadeur romain traça 
autour de lui, et obligé de rendre sa réponse avuit que d'en 
sortir. 

Louis XIV, informé du succès de ee discours, voulut Tai- 
tendre. L'auteur eut l'bonneur de lui en faire la lecture; après 
laquelle le roi lui dit : a Je suis très-content' : je vous loue- 
(s rais davantage, si vous m'aviez moins loué. » Ce mot fut 
bientôt répandu partout , et attira à mon père une lettre que jq 
vais rapporter, parce que ayant été écrite par un bomme qui 
était alors dans la disgrâce, et qui écrivait à un ami dans toute 
la sincérité de son cœur et la confiance du secret , die fait voir 
de quelle manière pensaient de Louis XIY ceux mêmes qui 
croyaient av(^ quelque sqjet de s'en plaindre : 

a J*ai à vous remercier, monsieur, du discours qui m'a été 
« envoyé de votre part. Rien n'est assurémeit si éloquent; et le 
a héros que vous y louez est d'autant plus digne de vos louanges, 
« qu'il y a trouvé de l'excès. U est bien difficile qu'il n'y en 
« ait toujours un peu : les plus grands hommes sont hommes, et 
<( se sen^nt toujours par quelque endroit de l'infirmité humaine. 
(c Je vous dirais bioi to dioses sur cela , si j'avais le plaisir de 
i< vous voir; mais il faudrait avoir disi^pé un nuage que j'ose 
« dire être une tache dans ce sdeil. Ce ne serait pas une chose 
V difficile, si ceux qui le pourraient fodre avaient assez de gé- 
« nérosité pour Tentreprendre. Je vous assure que les pensées 

* Il a dit une autre fois le même mot à Boileau^ si ce que Brosseite rap- 
|)orte dans son commentaire est exact. ( L. R.) 



DE JEAN RACINE. 87 

« que y ai sur oela ne sont point intéressées , et que ce qui peut 
if me regarder me touche fort peu. Si j*ai quelque peine , c'est 
« d*ètre privé de ia consolation de vdr mes amis. Un tête-à-téte 
« avec vous et avec votre compagnon me ferait bien du plaisir ; 
c< mais je n*adièterais pas ce plaisir par la moindre lâcheté, 
tf Vous savez ce que oela veut dire : ainsi je demeure en paix , 
« et j'attends avec pati^M^ que Dieu iïisse connaître à ce prince 
u si accompli qu'il n*a point dans son royaume de sujet plus 
« fidèle y plus passicmné pour sa véritable gloire, et, si j'ose le 
« dire , qui l'aime d'un amour plus pur et plus dégagé de tout 
« intérêt. Je pourrais ijouter que je suis naturellement si sin- 
« oère , que si je ne sentais dans mon cœur la vérité de ce que 
« je dis , rien au monde ne serait capable de me le faire dire, 
a C'est pourquoi aus^ je ne pourrais me résoudre à faire un pas 
« pour avpir la liberté de voir mes amis, à moins que ce fût à 
« mon prince seid que j'en fusse redevable '. 
aJesuis,etc.i> 

Boileau, nouvel académicien, fût longtemps assez exact aux 
assemblées, dans lesquelles il avait souvent des contradictions 
à essuyer. U parle, dans une lettre écrite à mon père, de ses 
disputes avec M. Charpentier. Dans ces disputes littéraires, il 
ne trouvait pas ordinairement le grand nombre pour lui , parce 
qu'il était environné de confrères peu disposés à être de son 
avis. Un jour cependant il fut victorieux ; et quand il racontait 
cette victoire, il ajoutait en élevant la voix : a Tout le monde 
« fut de mon avis : ce qui m'étonna; car j'avais raison, et c'é- 
a tait moi. d 

Lorsqu'il fut question de recevoir à l'Académie M. le marquis 
de Saint-Aulaire, il s'y opposa vivement, et répondit à ceux 
qui lui représentaient qu'il fallait avoir des égards pour un 
homme de cette condition : « Je ne lui dispute pas ses titres de 

* On conserve à la bibHoihèqBe da Rot on mMioscrit à» cette lettre, oà, 
les quatorae dernières ligvies de eeUe-ei m se trouvent pas. Mais c'est sans 
doute une copie défectueuse , car Racine le fils a dû copier celle-ci sur la 
lettre originale. Geoffroy a cité dans son édition la lettre manuscuite de la 
bibliothèque , comme inédite. Il ne se souTenait pas qne Racine le fils Ua.- 
xait donnée tout entière dans la Vie de son père. 



88 MÉMOIRES SUR LA VIE 

« noblesse, mais je lui dilate ses titres du Parnasse. » Un 
des académiciens ayant répliqué que M. de Saint-Anlaire avait 
aussi ses titres du Parnasse , puisqu'il avait M% de fort jolis 
vers : cr Eh bien , monsieur, lui dit B(^eau, puisque vous esti- 
« mez ses vers, faites-OM^ Thonneur de mépriser les miens. » 
En 1 685 , M. le marquis de Seignelay devant donner dans sa 
maison de Sceaux une fête au roi , demanda des vers à mon 
père , qui , malgré la résolution qu'il avait prise de n'ai plus 
faire, n'en put refuser, dans une pareille occasion » à un mi- 
nistre auquel il était fort attadié, fils de son Irfenfoiteur. J'ai 
plus d'une fois entendu dire à M. le chancdier, que l'antiquité 
(et qui la connaît mieux que lui?) ne nous ofiRrait rien, dans 
un pareil genre, de si parfiiit que cette Idylle sur la paix. Il 
admire comment le poète , en faisant parler des bergers , a su 
réunir aux sentiments tendres et aux peintures riantes , les 
grandes et terribles images, dans un style toujours naturel , et 
sans sortir du ton de l'idylle. Puisqu'il m'est permis de rappor- 
ter historiquement les sentiments des autres, et que je rap- 
porte ceux d'un grand juge, j'ajouterai que je l'ai entendu, à ce 
sujet, fkire remarquer Theureuse disposition du même auteur à 
écrire dans tous les genres différents. Est-il orateur, est-il histo- 
rien : il excelle. Est-il poète : s'il fait une comédie, il sait y fedre 
rire et le parterre et ceux qui n'aiment que la fine plaisanterie : 
dans ses tragédies , il change de style suivant les sujets. La ver- 
sification d'Andromaque n'est pas celle de Britannicus: celle 
de Phèdre n'est pas celle à'Athalie. Gompose-t-il des chœurs et 
des cantiques : il a le lyrique le plus sublime. Fait-il des épi- 
grammes : il les assaisonne du meilleur sel. Entreprend-il une 
idylle : il l'invente dans un goût nouveau. Quelques personnes 
prétendent que Lulli, chargé de la mettre en musique, trouva 
dans la force des vers un travail que les vers de Quinault ne lui 
avaient pas MX connaître. Il est pourtant certain que Lulli est 
aussi grand musicien dans cette idylle que dans ses opéras, et 
a parfaitement rendu le poète : j'avouerai seulement qu'à ces 
deux vers, 

4 

Retranchai de nos ans 
Pour ajouter à ses années , 



DE 'JEAN RAGIJNE. 89 

la chute, à cause de la prononciatton de la dernière syllabe , ne 
satisfi9dt pas Foreille y et que ce n'est pas la Êiute du musicien , 
mais celle du poète, qui n'avait pas pour le musicien cette même 
attention qu'avait Quinault. 

Lorsque M. le comte de Toulouse Ait sorti de l'enfance, ma* 
dame de Montespan consulta mon père sur le choix de celui à 
qui Ton confierait l'éducation du Jeune prince. Elle demandait 
un homme d'un mérite distingué, et d'un nom connu. Mon père 
voulant en cette occasion obliger M. du Trousset, qu'il estimait 
beaucoup, dit à madame de Montespan : « Je vous propose sans 
<c crainte un homme dont le nom n'est pas connu; mais il mé- 
« rite de l'être : ses ouvrages , qu'il n'a point donnés au public 
« sous son nom, en ont été bien reçus. » Ces ouvrages étaient la 
Critique de la Princesse de Clèves, la Vie du duc de Guise, 
et quelques petites pièces de vers fort ingénieuses. M. du Trous- 
set, connu depuis sous le nom de Valincour, Ait agréé. On lui 
omfia l'éducation du prince. Il fut dans la suite secrétaire gé- 
néral de la marine, et, par l'estime qu'il acquit à la cour, Just^a 
le choix de madame de Montespan, et le témoignage de celui 
qui le lui avait fait connaître. 

Je n'ai Jamais pu lire, sans une surprise extrême, ce qu'il dit 
dans sa lettre à M. l'abbé d'Olivet, en parlant de l'histoire du 
roi' : a Despréaux et Racine, après avoir longtemps essayé ce 
« travail, sentirent qu'il était tout à fait opposé à leur génie. » 
M. de Valincour, associé pour ce travail à Boileau , après la 
mort de mon père, et chargé seul de la continuation de cette his- 
toire après la mort de Boileau, suivant toute apparence n'a ja- 
mais rien composé sur cette matière. Il pouvait avoir, aussi 
bien que ses prédécesseurs, le style historique; mais pourquoi 
a-t-il voulu faireentendre que, regardant ce travail comme opposé 
à leur génie , ils ne s'en occupaient pas, lui qui a su mieux qu'un 
autre combien ils s'en étaient occupés, et qui a été dépositaire, 
après leur mort, de ce qu'ils en avaient écrit ? Le fatal incendie 
qui consuma, en 1 726, la maison qu'il avait à Saint-Cloud , fut 
si prompt, qu'on ne put sauver les papiers les plus importants 

« Histoire de V Académie Française, tome 11. 



I 



90 MËMOIRES SUE LA VIE 

de l'amirauté, et qae les moreeaux de rhistdre du roi périrent 
avec plusieurs autr^ papiers j^rédenx à la Httératnre. Le re- 
cueil des Lettres de Boiieau et de mon père fera connaître Tap- 
plication continuelle qu'ils donnai^t à l'histoire dont ite étaient 
chargés. Quand ils avaient écrit quelque morceau intéressant» 
ils aUai^t le lire au roi ^ • 

Ces lectures se faisaient chez madame de M(mte^^an. Tous 
deux avaient leur entrée chez elle, aux heures que le roi y ve- 
nait Jouer, et madame de Maintenon était ordinairement pré- 
sente à la lecture. Elle avait, au rapport de Boiieau-, plus de 
goût pour mon père que pour Ixà ; et madame de Monteq^n 
avait au contraire plus de got^t pour Boilean que pour mon 
père ; mais ils faisaient toujours ensemble leur cour, sans au- 
cune Jalousie entre eux. Lorsque le roi arrivait chez madame 
de Montespan , ils lui lisaient quelque chose de son hirtoire, en- 
suite le Jeu commençait ; et lorsqu'il échappait à madame de 
Montespan , pendant le Jeu , des paroles un peu aigres, ils re- 
marquèrent, quoique fort peu clairvoyants, que le roi , sans lui 
répondre , regardait en souriant madame de IMntenon , qui 
était assise vis-à-vis lui sur un tabouret, et qui Mifin disparut 
tout à coup de ces assemblées. Ils la rencontrèrent dmis la ga- 
lerie, et lui demandèrent pourquoi elle ne venait plus écouter 
leur lecture. Elle leur répondit fort froidement : « Je ne suis 
Xi plus admise à ces mystères. » Gomme ils lui trouvaient beau- 



> Ou doit beaucoup regretter la perte des morceaux historiques que Ra- 
cine avait composés ; et c'est un malheur beaucoup plus grand encore pour 
notre littérature que, borné aux actloas de Louis XIV, il n'att pas fait une 
histoire générale de la France, tni seul était capable d'égaltr les aucieDB 
dans ce genre, et de donner à la nation un Tite-Uve, après lui avoir donné 
un Euripide. Son jugement exquis, son imagination brillante, son goût dé- 
licat, cette élégance, cette grftce, cette harmonie, qu'on remarque dans 
Ka prose , la profondeur et l'énergique précision qu'on admire dans les imi- 
tations de Tacite dont il enrichit sa tragédie de Britannieust promettaieDt 
un historien tel que nous n*en aurons peut-être jamais. Ce qui peut encore 
augmenter les regrets, c'est que le Mercure de 1677 nous apprend que c'é- 
tait l'attente générale du public , et que , lorsqu'il ne fut plus possible de 
douter que Racine renonçait au théâtre, on cherchait à se consoler par l'es- 
|>oir de trouver im historien en perdant un pocte. ( G. ) 






DE JEAN RACINE. 9f 

coup d*esprity ils ea furent mortifié» et étonnés. Leur étonne* 
ment lut hktn plus grand, lorsque le roi, obligé de garder le lit, 
les fit appeler, avec ordre d'apporter ce qu'ils avaient écrit de 
-nouveau sur son histoire, et qu'ils virent, en entrant, madame 
de Maintenon as^se dans unfauteuil près du chevet du roi , s'en* 
tretenant familièr^nent avee Sa Majesté. Ils allaient commencer 
leur lecture, lorsque madame de Mcmtespan, qui n'était point 
attendue, «itra, et après quelquies compliments au roi, en fit de 
d longs à madame de Maint^on, que, pour les interrompre, le 
roi lui dit de s'asseoir, a n'étant pas juste, ajouta-t-il, qu'on lise 
a sans vous un ouvrage que vous avez vous-même commandé. » 
Son pr^iuier mouvement fut de prendre une bougie pour éclairer 
le lecteur: elle fit ensuite réflexion qu'il était plus convenable 
de s'asseoir, et de f&ire tous ses efforts pour paraître attentive à 
la lecture. Depuis ce jour, le crédit de madame de Maintenon 
aUa en augmentant d'une manière si visible, que les deux histo* 
riens lui firent leur cour autant qu'ils la savaient faire. 

Mon père, dont elle goûtait la conv^*sation, était beaucoup 
mieux reçu que son ami, qu'il menait toujours avec lui. Ils 
s'mitretenaientun jour avec elle de la poésie, et Boileau, décla* 
mant contre le goût de la poésie burlesque, qui avait régné au- 
trefois, dît dans sa colère : a Heureusement ce misérable goût est 
« passé, et on ne lit plus Searron, même dans les provinces, ix 
Son ami chercha promptement un antre sujet de conversation , 
et lui dit, quand il fut seul avec lui : « Pourquoi parlez-vous 
« devant elle de Searron ? Ignorez^vous l'intérêt qu'elte y prend ? 
« — Hélas I non , reprit-il ; mm c'est toujours la première 
« chose que j'oublie quand je la vois. 2> 

Malgré la remontrance de son ami, il eut encore la même dis- 
tracticm au lever du roi. On y parlait de la mort du comédien 
Poisson, a C'est une perte, dit le roi; il était bon comédien... — 
« Oui, reprit Boileau, pour fiodre un D. Japhet : il ne brillait 
« que dans ces misérables pièces de Scanron. » Mon père lui fit 
signe de se taire, et kd dit en particulier : a Je ne puis donc pa- 
« rattre avec vous à la cour, si vous êtes toujours si impru- 
« dent. — J'en suis honteux , lui répondit Boileau : mais quel 
<!c est rhomme à qui il n'échappe une sottise ? » 



02 MÉMOIRES SUR LA VIE 

Incapable de trahir jamais sa pensée , il n'avait pas toujours 
assez de présence d'esprit poar la taire. U avouait que la fran- 
chise était une vertu souvent dangereuse ; mais il se consolait 
de ses imprudences par la conformité de caractère qu'il pré^* 
tendait avoir avec M. Âmauld, dont, pour se justifier, il ra- 
contait le fisât suivant , qui peut trouver place dans un ouvrage 
où je rassemble plusieurs traits de simplicité d'hommes con- 
nus. M. Amauld» obligé de se cadier, trouva une retraite à 
rhôtel de Longueville , à condition qu'il n'y paraîtrait qu'avec 
un habit séculier, une grande perruque sur la tête, et l'épée 
au c6té. Il y ftit attaqué de la fièvre ; et madame de Longue- 
ville, ayant fait venir le médecin Brayer, loi recommanda d'a- 
voir grand soin d'un gentilhomme qu'elle protégeait particu- 
lièrement, et à qui elle avait donné depuis peu une chambre 
dans son hôtel. Brayer monte chez le malade, qui , après l'a- 
voir entretenu de sa fièvre, lui demande des nouvdles. «r On 
(f parle, lui dit Brayer, d'un livre nouveau de Port-Royal, 
« qu'on attribue àM. Amauldouà M. de Sacy; mais je ne le 
ft crois pas de M. de Sacy : il n'écrit pas si bien. » A ce mot, 
M. Amauld, oubliant son habit gris et sa perruque, lui ré- 
pond vivement : a Que voules-vous dire? Mon neveu écrit 
a mieux que moi. d Brayer envisage son malade, se met à 
rire, descend chez madune de Longueville , et lui dit : a La 
<( maladie de votre gentilhomme n'est pas considérable; je 
« vous conseille cependant de faire en sorte qu'il ne voie per^ 
« sonne. Il ne faut pas le laisser parler. » Madame de Longue- 
ville , étonnée des réponses indiscrètes qui échappaient sou- 
vent à M. Arnauld et à M. Nicole, disait qu'elle aimerait mieux 
confier son secret à un libertin. 

Boileau ne savait ni dissimuler ni flatter. Il eut cependant par 
hasard quelques saillies assez heureuses. Lorsque le roi lui de- 
mandason âge, il répondit : a Je suis venu au monde un an avant 
(( Votre Majesté , pour annoncer les merveilles de son r^ne. » 

Dans le temps que l'affectation de substituer le mot de gros 
à celui de grand régnait à Paris comme en quelques provinces, 
où Ton dit un gros chagrin pour un grand chagrin, le roi lui 
demanda ce quMl pensait de cet usage : a Je le condamne , ré- 



k 



DE JEAN RACINE. 93 

«r pondit-il, parce qa'il y a bien de la différence entre Louis le 
« Gros et Louis le Grand. x> 

Malgré quelques réponses de cette nature , il n'avait pas la 
* réputation d'être courtisan ; et mon père passait pour plus ha- 
bile que lui dans cette science, quoiqu'il n'y fût pas regardé 
non plus comme bien expert par les fins courtisans, et par le 
roi même« qui dit , en le voyant un jour à la promenade avec 
M. de Gavoye : a Voilà deux hommes que je vois souvent en- 
cr semble; j'en devine la raison : Gavoye avec Racine se croit 
«r bel-esprit; Racine avec Gavoye se croit courtisan. » Si l'on 
entend par courtisan un homme qui ne cherche qu'à mériter 
l'estime de son maître , il l'était ; si l'on entend un homme qui, 
pour arriver à ses vues , est savant dans l'art de la dissimula- 
tion et de la flatterie, il ne l'était point, et le roi n'en avait 
pas pour lui moins d'estime* 

Il lui en donna des preuves en l'attirant souvent à sa cour, où 
il voulut bien lui aco(Nrder un appartement dans le château, et 
même les entrées. U aimait à l'entendre lire, et lui trouvait un 
talent singulier pour faire sentir la beauté des ouvrages qu'il 
lisait. Dans une indisposition qu'il eut , il lui demanda de lui 
chercher quelque livre propre à l'amuser : mon père proposa 
une des Vies de Plutarque. cr C'est du gaulois, » répondit le 
roi. Mon père répliqua qu'il tâcherait, en lisant, de changer 
les tours de phrase trop anciens , et de substituer les roots en 
usage aux mots vieillis depuis Amyot. Le roi consentit à cette 
lecture; et celui- qui eut l'honneur de la faire devant lui sut si 
bien changer, en lisant , tout ce qui pouvait, à cause du vieux 
langage, choquer l'oreille de son auditeur, que le roi écouta 
avec plaisir, et parut goûter toutes les beautés de Plutarque : 
mais l'honneur que recevait ce lecteur sans titre fit murmurer 
contre lui les lecteurs en charge. 

Quelque agrément qu'il pût trouver à la cour, il y mena 
toujours une vie retirée, partageant son temps entre peu d'a- 
mis et ses livres. Sa plus grande satisfaction était de revenir 
passer quelques jours dans sa famille ; et lorsqu'il se retrouvait 
à sa table avec sa femme et ses enfants , il disait qu'il faisait 
meilleure chère qu'aux tables des grands. 



94 MÉMOIRES SUR LA VIE 

Il revenait un jour de Versailles pour goûter ce plaisir, lors^ 
qu'un écuyer de M. le Duc vint lui dire qu*on l'attràdait à dtner 
à rbôtel de €ondé. ti Je n*aurai point l'honneur d'y aller, lui 
a répondit-il ; il y a plus de hnit Jours que je n'ai tu ma femme* 
a et mes enfonts , qui se font une ilète de maa^r aujourd'hui 
a avec moi une très-belle carpe; je ne puis me dispenser de 
cr dtner avec eux. d Uécuyer lui représenta qu'une compagnie 
nombreuse, invitée au repas de M. le Duc, se fetsait aussi 
une fête de l'avoir, et que le prince serait mortifié s'il ne Tenait 
pas. Une personne de la cour qui m'a raconté la chose, m'a 
assuré que mon père fit apporter la ourpe , qui était d'environ 
un écu, et que, la montrant à l'écuyer, il lui dit : « Jugez 
<c vous-même si je puis me dispetuer de dtner avec ces pau- 
<c vres enfants, qui ont voulu me régaler aujourd'hui, et n'au- 
<( raient plus de plaisir s'ils mangeaient ce plat sans moi. Je 
<( vous prie de faire valoir cetlie raison h Son Altesse Sérénis- 
« sime. D L'écuyer la rappotta fidèlement , et l'éloge qu'il fit 
de la carpe devint réloge de la bonté du père, qui se croyait 
obligé de la manger en famille. Quand un hmnme a mérité 
qu'on admire son caract^e dans ces petites choses, il est per- 
mis de les raj^rter, en disant de lui ce que dit Tacite de son 
beau-père : Bonum virum facile crederes , magtiwn iibenier. 

Ce caractère n'est pas celui d'un homme ardent à saisir 
toutes les occasions de faire sa cour. Il ne les duerdiait jamais, 
et souvent sa piété l'empêchait de profiter de oelks qui se pré- 
sentaient. On lui dit qu'il ferait plaisir au roi d'alkr donner 
quelques leçons de déclamation aune princesse qui est aujour- 
d'hui dans un rang très-élevé. Il y alla; et quand il vit qu'A 
s'agissait de faire répéter quelques endroits d'Andromaque, 
qu'on avait fait apprendre par cœur à la jeune priacease , il se 
retira, et demanda en grâce qu'on n'exigeât point àe lui de 
pareilles leçons. 

M. de Fontenelle nous apprend que Corneille, agité die quel- 
ques inquiétudes au sujet de ses pièces dramatiques , eut be- 
soin d'être rassuré par des casuistes , qui lui firent toiyours 
grâce en foveur de la pureté qu'il avait établie sur le théâtre. 
Mon père , qui fut son casuiste à lui-même , ne se fit aucune 



DE JEAN RACINE. ôS 

grèce; et comme il oe rougissait point d'avouer ses temords , 
il ne laissa ignorer à personne qu'il eût voulu pouvoir anéan- 
tir ses tragédies proDuies , d(mt on ne lui parlait point à la 
cour» parce qu'on savait ^'il n'aimait point à en entendre 
parler. 

On peut reprocher aux éditeurs la négligence des dernières 
éditions de ses Œuvres'. Il n'est pt^t ^nnant néanmoins 
qu'elles niaient point été exactes depuis sa mort, puisqu'elles 
ne l'étaient pas de son vivant. U ne présida qu'aux premières ; 
et dans la suite ce fiit Boileau qui» sans lui en parler, examina 
les preuves. Le libraire obtint enfin de l'auteur même d'en 
revoir un exemplaire , et il ne put s'empécber d'y Sadre plu- 
sieurs corrections : mais avant que de mourir» il fit brûler cet 
exemplaire» comme je l'ai dit ailleurs' ; et mon frère» qui fut 
le ministre de ce sacrifice, n'eut pas la liberté d'examiner de 
quelle nature étaient les corrections; il vit seulement qu'elles 
étaient plus nombreuses dans le premier volume que dans le 
second. 

Toute sa crainte était d'avoir un fils qui eût envie de faire 
des tragédies. « Je ne vous disi^molerai point » disaiMI à mon 
« frèixî » que dans la chaleur de la composition on ne soit quel- 
a quefois content de soi^ mais» et vous pouvez m'en croire, 
« lorsqu'on jette le lendemain les yeux sur son ouvrage, on 
« est tout étonné de ne plus rien trouver de bon dans ce qu'on 
a admirait la vdlle; et quand on vient considérer» quelque 
a bien qu'mi ait fait, qu'on aurait pu mieux faire, et combien 
et on est éloigné de la perfection » <hi est souvent découragé. 
« Outre cela, quoique les applaudissements que j'ai reçus 
a m'aient beaucoup flatté , la mc^ndre critique» quelque mau*- 
« valse qu'elle ait été , m'a toujours causé plus de chagrin que 
a toutes les louanges ne m'ont fait de plaisir. » 

Il comptait au nombre des choses chagrinantes les louanges 

> C'est celui de nos poètes qui a été imprimé avec le moins de soin. Non- 
seulement la dernière édition contient une Vie faite par un homme peu ins- 
truit, et des lettres pitoyables sur ses tragédies, mais on a remis dans le 
texte des vers que l'auteur avait changés. (L. R. ) 

» Réfievions sur la PoéJie, t. Il, page î27. (L.R.) 



oc MÉMOIRES SUR LA VIE 

des ignorants ; et lorsqa*il se mettait en bonne humeur, il rap- 
portait le CQfmpliment d*un vieux magistrat qui , n'ayaint ja- 
mais été à la comédie, s'y laissa entraîner par une oompi^nie^ 
à cause de l'assurance qu'elle lui donna qu'il verrait jouer 
VAndromaque de Racine. Il fut très-attentif au spectacle, qui 
finissait par les Plaideurs. En sortant il trouva l'auteur, et lui 
dit : « Je suis, monsieur^ très-content de votre Andramaque; 
« c'est une jolie pièce : je suis seulement étonné qu'elle finisse 
« si gaiement. J'avais d'abord eu quelque envie de pleurer, 
« mais la vue des petits chiens m'a fait rire. » Le bonhomme 
s'était imaginé que tout ce qu'il avait vu représenter sur le 
théâtre étedtAndromaqueé 

Boileau racontait aussi qu'un de ses parents à qui il avait lait 
présent de ses Œuvres, lui dit, après les avoir lues : a Pour- 
« quoi, mon cousin, tout n'est-il pas de vous dans vos ouvra- 
a ges? J'y ai trouvé deux lettres à M. de Yivonne , dont l'une 
« est de Balzac , et l'autre de Voiture. » 

Un homme qui vivait à la cour, et qui depuis a été dans une 
grande place , lui demanda par quelle raison il avait fait un 
traité sur le Sublimé. U n'avait fait qu'ouvrir le volume de ses 
Œuvres , dont Boileau lui avait fait présent ; et ayant lu su- 
blimé pour sublime , fi ne pouvait comprendre qu'un poète eât 
écrit sur un tel sujet, 

Boileau, allant toudier sa pension au trésor royal, remit 
son ordonnance à un commis, qui , y lisant ces paroles : a La 
a pension que nous avons accordée à Boileau à cause de la sa- 
« tisfaction que ses ouvrages nous ont donnée , i> lui demanda 
de quelle espèce étaient ses ouvrages : « De maçonnerie, lui 
a répondit-il; je suis un architecte. » 

Les poètes qui s'imaginent être connus et admirés de tout 
le monde, trouvent souvent des occasions qui les humilient. 
Us doivent s'attendre encore que leurs ouvrages essuieront les 
discours les plus bizarres, et seront exposés tantôt aux critiques 
injustes des envieux , tantôt aux louanges stupides des igno- 
rants , et tantôt aux fausses décisions de ceux qui se croient des 
juges. Un poète, après avoir excité la terreur dans ses tragé- 
dies, peut s'entendre comparer à une petite colombe gémis-- 



DE JEAN RACINE. 97 

snnte\ comme je l'ai dit autre part; et tous ces discours, 
quoique méprisables , révoltent toujours Tamour-propre d*uu 
auteur qui croit que tout le monde lui doit rendre justice. 

Mon père , pour dégoûter encore mon frère de vers, et dans 
la crainte qu'il n'attribuât à ses tragédies les caresses dont 
quelques grands seigneurs raccablaient^lui disait : a Ne croyez 
« pas que ce soient mes vers qui m'attirent toutes ces caresses, 
a Corneille fait des vers cent fois plus beaux que les miens, et 
« étendant personne ne le regarde. On ne l'aime que dans la 
c( boucbe de ses acteurs; au lieu que, sans fatigua les gens 
a du monde du récit de mes ouvrages, dont je ne leur parle 
<r jamais , je me contente de leur tenir des propos amusants , et 
« de les entretenir de choses qui leur plaisent. Mon talent avec 
a eux n'est pas de leur faire sentir que j*ai de l'esprit, mais de 
« leur apprendre quMls en ont. Ainsi, quand vous voyez M. le 
« Duc passer souvent des heures entières avec moi , vous se- 
« riez étonné, si vous étiez présent, de voir que souvent il en 
a sort sans que j'aie dit quatre paroles : mais peu à peu je le 
ce mets en humeur de causer, et il sort de chez moi encore plus 
« satisfait de lui que de moi. o 

Le premier précepte qu'il hii donna quand il le fit entrer 
dans le monde, fut celui-ci : « Ne prenez jamais feu sur le 
i( mal que vous entendrez dire de moi. On ne peut plaire à 
« tout le monde , et je ne suis pas exempt de fautes plus qu'un 
a autre. Quand vous trouverez des personnes qui ne vous pa- 
c< rattront pas estimer mes tragédies , et qui même les atta- 
« queront par des critiques injustes, pour toute réponse con- 
« tentèz-vous de les assurer que j'ai fait tout ce que j'ai pu 
« pour plaire au public , et que j'aurais voulu pouvoir mieux 
« faire. » 

Il avait eu dans sa jeunesse une passion démesurée pour la 
gloire. La religion l'avait entièrement changé. Il reprochait 
souvent à Boileau l'amour qu'il conservait toujours pour ses 
vers , jusqu'à vouloir donner au public les moindres épigram- 
mes faites dans sa jeunesse, et vider, comme il le disait, son 



Veneris columbulus. Réflexions sur la Poésie y l. II, p. 460. ( L. R) 

BACINE. — T. I. 7 



98 MÉMOIRES SUR LA VlË 

portefeuille entre les mains d*an libraire. Loin d*ètre si libé- 
ral du sien » il ne nous Ta même pas laissé. 

Il eût pu exceller dans l'épigramme. Je ne rapporterai point 
ici celles qu'il a faites. On connaît les meilleures, savoir : celles 
sur VAspar, sur VIpMgénie de Le Clerc, et sur la Judith de 
Boyer. Cette dernière est regardée comme uneépigramme par- 
faite. M. de Yalincour remarque qu*il avait l'esprit porté à la 
raillerie , et même à une raillerie amère ; ce qui était cause 
qu'il disait quelquefois des choses un peu piquantes, sans avoir 
intention de fAcher les personnes à qui il les disait. Lorsque , 
après la capitulation du château de Namur, le prince de Bar- 
bançon, qui en était gouverneur, en sortait, il lui dit :.« Voilà 
'o un mauvais temps pour déménager; d ce qu'il ne lui disait 
qu'à cause des pluies continuelles. Le prince, qui crut qu'il le 
voulait railler, répondit avec douceur : a Quand on déménage 
a comme Je fiais, le plus mauvais temps est trop beau; ji et 
cette réponse plut fort au roi. 

Il est vrai, comme il est rapporté dans le Bolœana, que 
mon père dit à quelqu'un qui s'étonnait de ce que la Judith de 
Boyer n'était point sifûée : a Les sifflets sont à Versailles aux 
« sermons de l'abbé Boileau. » Il estimait infiniment l'abbé 
Boileau, et ne fit cette réponse que pour faire remarquer cer- 
taine bizarrerie d'un goût passager , qui est cause qu'un bon 
prédicateur n'est pas goûté , tandis qu'un mauvais poète est 
applaudi. 

La piété , qui avait éteint en lui la passion des vers , sut 
aussi modérer son penchant à larsdllerie; et il n'avait plus 
depuis longtemps qu'une plaisanterie agréable avec ses amis, 
comme lorsqu'il cria à M. de Valincour, qui entrait dans la 
galerie de Versailles : « Ëhl monsieur , où est le fbu? » parce 
que M. de Valincour, avec un air empressé, marchait toujours 
à grands pas, ou plutôt courait comme un homme qui va an- 
noncer que le feu est quelque part. 

Boileau avait contribué à faire sentir à mon père le danger 
de la raillerie , même entre amis. S'il recevait de lui des con- 
seils, il lui en donnait à son tour : c'est le caractère de la vé- 
ritable amitié , comme dit Cicéron : Moneri et monere pro- 



I 



DE JEAN RACINE. 99 

prium est verœ amicitiœ. Dans une dispute qu'ils eurent sur 
quelque point de littérature , Boileau, accablé de ses railleries, 
lui dit d'un grand sang-froid, quand la dispute fut finie : 
« Avez-vous eu envie de me fâcher? — Dieu m'en garde! 
a répond son ami. — Eh bienl répond Boileau, vous avez 
« donc tort , car vous m'avez fâché. » 

Dans une autre dispute de même nature, Boileau/ pressé par 
de bonnes raisons , mais dites avec chaleur et raillerie, perdit 
patience,- et s'écria : a Eh bien! oui, j'ai tort; mais j'aime 
«r mieux avoir tort que d'avoir orgueilleusement raison. » 

Il ne pouvait assez admirer comment son ami, que la viva- 
cité de son esprit et de son tempérament portait à plusieurs 
passions dangereuses dans la société , pour sol-même et pour 
les autres, avait toujours pu en modérer la violence : ce qu'il 
attribuait aux sentiments de religion qu'il avait eus gravés 
dans le coeur dès l'enfance , et qui le retinrent contre ses pen- 
chants dans les temps même les plus impétueux de sa jeunesse. 
Sur quoi il disait : er La raison conduit ordinairement les 
a autres à la foi; c'est la foi qui a conduit M. Racine à la 
cr raison \ o 

Boileau avait reçu de la nature un caractère plus propre à 
la tranquillité et au bonheur. Exempt de toutes passions, il 
n'eut jamais à combattre contre lui-même. Il n'était point sa- 
tirique dans sa conversation; ce qui faisait dire à madame de 
Sévigné qu'il n'était cruel qu'en vers. Sans être ce qu'on ap- 
pelle dévot , il fut exact, dans tous les temps de sa vie , à rem- 
plir les principaux devoirs de la religion. Se trouvant, à 
Pâques, dans la terre d'un ami, il alla à confesse au curé, qui 
ne le connaissait pas, et qui était an homme fort simple. Avant 
que d'entendre sa confession, il lui demanda quelles étaient 
ses occupations ordinaires : et De faire des vers , répondit Boi- 
« leau. — Tant pis , dit le curé. Et quels vers? — Des satires , 
« ajouta le pénitent. — Encore pis , répondit le confesseur. Et 
cf contre qui? — Contre ceux, dit Boileau, qui font mal des 
« vers; contre les vices du temps, contre les ouvrages per- 



' Ce mot n'est pas exactement rapporté dans le Bolxana. (L. R. ) 

T. 



100 MÉMOIRES SUR LA VIE 

(( nicieax, contre les romans, contre les opéras. — Ah t dit 
i< le curé , il n'y a donc pas de mal , et je n*ai plos rien à vous 
« dire. » 

On peut bien assurer que ces deux poètes n'ont jamais 
rougi de l'Évangile. Mon père, chef de famille, se croyait 
obligé à une plus grande régularité. Il n'allait jamais aux 
spectacles , et ne parlait devant ses enfants ni de comédie , ni 
de tragédie profane. A la prière qu'il faisait tous les soirs au 
milieu d'eux et de ses domestiques, quand il était à Paris, il 
ajoutait la lecture de l'évangile du jour, que souvent il ex- 
pliquait lui-même par une courte exhortation proportionnée 
à la portée de ses auditeurs, et prononcée avec cette âme qu'il 
donnait à tout ce qu'il disait. 

Pour occuper de lectures pieuses M. de Seignelay, malade, 
il allait lui lire les Psaumes. Cette lecture le mettait dans une 
espèce d'enthousiasme, dans lequel il faisait sur-le-champ une 
paraphrase du psaume. J'ai entendu dire à M. l'abbé Re- 
naudot, qui était un des auditeurs, que cette paraphrase leur 
faisait sentir toute la beauté du psaume , et les enlevait. 

Un autre exemple de cet enthousiasme qui le saisissait dans 
la lecture des clM)ses qu'il admirait , est rapporté par M. de 
Valincour. Il était avec lui à Auteuil, chez Boileau, avec 
M. Nicole et quelques autres amis distingués. On vint à parler 
de Sophocle, dont il était si grand admirateur, qu'il n'avait 
jamais osé prendre un de ses sujets de tragédie. Plein de 
cette pensée, il prend un Sophocle grec, et lit la tragédie 
d' Œdipe, en la traduisant sur-le-champ. Il s'émut à tel point, 
dit M. de Yalineour ' , que tous les auditeurs éprouvèrent les 
sentiments de terreur et de pitié dont cette pièce est pleine. 
« J'ai vu , ajoute-t-il , nos meilleures pièces représentées par 
c( nos meilleurs acteurs : rien n'a jamais approché du trouble 
« où me jeta ce récit; et, au moment que j'écris, je m'imagine 
a voir encore Racine le livre à la main , et nous tous conster- 
a nés autour de lui. » Voilà sans doute ce qui a fait croire qu'il 
avait dessein de composer un Œdipe. 

« Lettre à M. l'abbé d'Oliret, Histoire de C Académie Française. 



DE JEAN RACINE. 101 

' Un morceau d'éloquence qui le mettait dans Tenthousiasme , 
€tait la prière à Dieu qui termine le livre contre M. Mallet. 
Il aimait à la lire; et lorsqu'il se trouvait avec des personnes 
disposées à Tentendre, il les attendrissait, suivant ce que m'a 
raconté M. Rollin, qui avait été présent à une de ces lectures. 

Dans récrit intitulé le Nouvel Absalon, etc. , qui fut im- 
primé par ordre de Louis XIV, il réconnaissait Téloquence de 
Démosthènes contre Philippe; et Ton sait quelle admiration il 
avait pour Démosthènes. « Ce bourreau fera tant qu'il lui 
a donnera de l'esprit, x> dit-il un jour, en entendant M. de 
Tooreil, qui proposait différentes manières d'en traduire une 
phrase. Boileau avait la même admiration pour Démosthènes. 
(c Toutes les fois, disait-il , que je relis V Oraison pour la Cou- 
a ronne, je me repens d'avoir écrit. » 

M. de Yalincour rapporte encore que quand mon père avait 
un ouvrage à composer, il allait se promener; qu'alors, se li- 
vrant à son enthousiasme, il récitait ses vers à haute voix ; et 
que, travaillant ainsi à la tragédie de Mithridate dans les Tui- 
leries, où il se croyait seul, il fut fort surpris de se voir en- 
touré d'un grand nombre d'ouvriers qui, occupés au jardin, 
avaient quitté leur ouvrage pour venir à lui. Il ne se crut pas 
un Orphée, dont les chants attiraient ces ouvriers pour les 
entendre, puisque au contraire, au rapport de Yalincour, ils 
l'entouraient , craignant que ce ne fût un homme au déses- 
poir, prêt à se jeter dans le bassin. M. de Yalincour eut pu 
ajouter qu'au milieu même de cet enthousiasme, sitôt qu'il 
était abordé par quelqu'un , il revenait à lui , n'avait plus rien 
de poète , et était tout entier à ce qu'on lui disait. 

Segrais, qui admirait avec raison Gomeille , mais qui n'avait 
pas raison de le louer aux dépens de Boileau et de mon père , 
avance, dans ses Mémoires, que cette maxime de La Rochefou- 
cauld : a C'est une grande pauvreté de n'avoir qu'une sorte 
« d'esprit, » fut écrite à leur occasion; a parce que, dit Se- 
cr grais, tout leur entretien roule sur la poésie : ôtez-les de là , 
a ils ne savent plus rien. » Ce reproche injuste , à l'égard de 
Boileau même , l'est encore plus à l'égard de mon père. Un 
homme qui n'eût été que poëtc , et qui n'eût parlé que vers , 



102 MEMOIRES SUR LA VIE 

n'eût pas longtemps réussi à la cour. Il évitait toujours, comme 
je Tai déjà dit , de parler de ses ouvrages ; et lorsque (pielques 
auteurs venaient pour lui montrer les leurs, il les renvoyait à 
Boileau, en leur disant que pour lui il ne se mêlait plus de 
vers. Quand il en parlait, c'était avec modestie, et lorsqu'il 
se trouvait avec ce petit nombre de gens de lettres dont, ainsi 
que Boileau, il cultivait la société. Ceux qu'il voyait le plus 
souvent étaient les PP. Bourdaloue , Bouhonrs , et Rapîn ; 
MM. Nicole, Yalincour, La Bruyère, La Fontaine , et Bemier. 
Ils perdirent ce dernier en 1688. Sa mort eut pour cause une 
plaisanterie qu'il essuya de la part de M. le président de Har- 
lay, étant à sa table. Ce pbilosopbe , que ses voyages et les 
principes de Gassendi avaient mis au-dessus de beaucoup d'o- 
pinions communes , n'eut pas la fermeté de soutenir une rail- 
lerie assez fVoide. Comme il était d'un commerce fbrt doux , 
sa mort fût très-sensible à Boileau et à mon père. 

Leurs amis étaient communs comme leurs sentiments. Tous 
deux respectaient autant qu'ils le devaient le révérend P. Bour- 
daloue. Les grands bommes s'estiment mutuellement , et quoi- 
que leurs talents soient différents. Boileau a publié combien 
l'estime du P. Bourdaloue était bonorable pour lui , quand il 
a dit : 

Ma franchise surloat gagna sa bienveillance : 
Enfin, après Arnauld, ce fut Tilliistre en France 
Que j'admirai le plus , et qui m'ainia le mieux.. 

En parlant de sa francliise , il en donne un exemple dans ces 
vers mêmes. Il eut , au rapport de madame de Sévigné , à un 
diner chez M. de Lamoignon, une dispute fort vive avec le 
compagnon du P. Bourdaloue , en présence de ce père , de 
deux évèques, et de Corbinelli. Voici l'histoire de cette dispute, 
écrite par madame de Sévigné : 

a ^ On parla des ouvrages des anciens et des modernes. Des- 
« préaux soutint les anciens, à la réserve d'un seul moderne, 
« qui surpasse, à son goût, et les vieux et les nouveaux. Le 

» Lettre du 15 janvier 1690. ( L. R. ) 



DE JEAN RACINE. 103 

«r compagnon du P. Bourdaloue, qui faisait l'entendu, lui de* 
« manda quel était donc ce livre si distingué dans son esprit : 
« il ne voulut pas le nommer. €k)rt)in€lli lui dit : a Monsieur, je 
a vous conjure de^ me le dire , afin* que je le lise toute la nuit. » 
<f Despréaux lui répondit en riant : « Ah 1 monsteur, vous l'avez 
« lu phis d'une lois, J'ea suis assuré.. » Le jésuite reprend , et 
cr presse Despréaux de nommer cet auteur si merveilleux , avec* 
<c un air dédaignaix » un cotai riso amaro. Despréaux lui dit : 
c( Mon père, ne me presses point. » Le père continue. Enfin 
« Despréaux le prend par le bras , et le serrant bien fort, il lui 
e dit : a M(m père^ vous le voulez : eh bien! c'est Pascal , mor- 
(( bleu ! — Pascal I dit le père tout étonné ; Pascal est beau 
« autant que le faux le peut être. — Le faux \ dit Despréaux , 
a le faux 1 Sachez qu'il est aussi vrai qu'il est inimitable : on 
cr vient de le traduire en trois langues. » Le père répond : « Il 
« n'en est pas plus vrai pour cela. » Despréaux entame une 
er autre dispute : le père s'échauffe de son c6té; et après quel- 
« ques discours fort vife de part et d'autre , Despr^ux prend 
(( Gorbinelli par le bras , s'enfuit au bout de la chambre : puis 
«r revenant et courant comme un forcené , il ne voulut jamais 
<v se rapprocher du p^ , et alla rejoindre la compagnie, d Ici 
finit l'histoire , le rideau tombe. J'ignore si madame de Sévi- 
gné n'a point orné son récit ; mais je sais que le P. Bouhours , 
s'entretenant avec Boileau sur hi difficulté de bien écrire en 
français, lui nommait ceux de nos écrivains qu'il regardait 
comme ses mod^es , pour la pureté de la langue. Boileau reje- 
tait tous ceux qu'il nommait, comme mauvais modèles, cr Quel 
cr est donc, selon vous, lui dit le P. Bouhours, l'écrivain par- 
er Mt? Que lirons-nous? — Mon père, reprit Boileau, lisons 
cr les Lettres provinciales, et, croyez-moi, ne lisons pas d'au- 
<c tre livre, d Le même père, en se plaignant à lui de quel- 
ques critiques imprimées contre sa traduction du Nouveau 
Testament, lui disait : a Je sais d'où elles partent ; je connais 
« mes ^nemis , je saurai me venger d'eux. — Gardez-vous-en 
<f bien, reprit Boileau ; ce serait alors qu'iis auraient raison de 
ce dire que vous n'avez pas entendu votre original, qui ne 
« prêche que le pardon des ennemis. » 



104 MÉMOIRES SUR LA VIE 

Mon père avait plus d'attention que Boileau à ne rien dire 
aux personnes à qui il parlait, qui fût contraire à leur ma- 
nière de penser. D'ailleurs il était moins souvent que lui dans 
le monde. Lorsqu'il pouvait s'échapper de Versailles , il venait 
s'enfermer dans son cabinet, ou il employait son temps à tra- 
vailler à l'histoire du roi, qu'il ne perdait jamais de vue, ou 
à lire l'Écriture sainte , qui lui inspirait des réflexions pieuses , 
qu'U mettait quelquefois par é<M. Il lisait avec admiration les 
ouvrages de M. Bossuet, et n'avait pas, à beaucoup près, le 
même respect pour ceux de M. Huet. H n'approuvait pas l'u- 
sage que ce savant écrivain voulait faire , en faveur de la reli- 
gion, de son érudition profane. Il appliquait au livre de la 
Démonstration évangélique ce vers de Térence : 

Te cum tua 
Monstratione magnus perdat Jupiter. 

Il désapprouvait surtout le'livre du même auteur, intitulé Quœs- 
tiones AletAanœ, dont il a fait un extrait. 

Quoiqu'il se fût fait depuis plusieurs années un devoir de re- 
ligion de ne plus penser à la poésie, il s'y vit cependant rap- 
pelé par un devoir de religion auquel il ne s'attendait pas. Ma- 
dame de Maintenon, attentive à tout ce qui pouvait procurer aux 
jeunes demoiselles de Saint-Gyr une éducation convenable à 
leur naissance, se plaignit du danger qu'on trouvait à leur ap- 
prendre à chanter et à réciter des vers^ à cause de la nature de 
nos meilleurs vers et de nos plus beaux airs. Elle communiqua 
sa peine à mon père, et lui demanda s'il ne serait pas possible 
de réconcilier la poésie et la musique avec la piété. Le projet 
l'édifia et l'alarma. Il souhaita que tout autre que lui fût chargé 
de l'exécution. Ce n'était point le reproche de sa conscience qu'il 
craignait dans ce travail ; il craignait pour sa gloire. Il avait une 
réputation acquise, et il pouvait la perdre, puisqu'il avait perdu 
l'habitude de faire des vers, et qu'il n'était plus dans la vigueur 
de l'âge. Que diraient ses ennemis, et que se dirait-il à lui- 
même, si, après avoir. briUé sur le théâtre profane, il allait 
échouer sur un théâtre consacré à la piété? Je vais rapporter ce 
qu'une plume meilleure que la mienne a écrit sur ses craintes. 



DE JEAN RACINE. K)6 

* 

à»Hr l*orjgine de la tragédie d'Esther, et sur celle à*Athalie. 

Une aimable élève de Saint-Gyr, quoique sortie dej[mis peu 
ie cette maison, et mariée à M. le comte de Gaylus, exécuta le 
prologue de la Piété, fait pour elle , et plusieurs fois le rôle 
d'Esther. Par les charmes de sa personne et de sa déclamation, 
elle contribua au succès de cette pièce, dont elle a parlé dans 
le recueil qu'elle fit un an avant sa mort, et qu'elle intitula Mes 
Souvenirsy parce qu'elle y rassembla ce que lui rappela la mé- 
moire de plusieurs événements arrivés de son temps à la cour. 
C'est de ces Soîwefiirs, recueil si estimé des personnes qui en 
ont connaissance, qu'est tiré le morceau suivant, et un autre que 
je donnerai encore ' : 

a Madame de Brinon, première supérieure de Saint-Cyr, ai- 
« mait les vers et la comédie ; et au défaut des pièces de Cor- 
<t neille et de Racine, qu'elle n'osait faire jouer, elle en compo- 
a sait de détestables, à la vérité ; mais c'est cependant à elle et 
et à son goût pour le théâtre que l'on doit les deux belles pièces 
or que Racine a faites pour Saint-Cyr. Madame de Brinon avait 
« de l'esprit , et une facilité incroyable d'écrire et de parler ; car 
a elle faisait aussi des espèces de sermons fort éloquents : et tous 
a les dimanches, après la messe, elle expliquait l'Évangile 
<^ comme aurait pu faire M. Le Toumeux. 

« Mais je reviens à l'origine de la tragédie de Saint-Cyr. Ma- 
«r damede Maintenon voulut voir une des pièces de madame de 
<c Brinon. Elle la trouva telle qu'elle était, c'est-à-dire si mau- 
a valse, qu'elle la pria de n'en plus faire jouer de semblables, et 
a de prendre plutôt quelque belle pièce de Corneille ou de Ra- 
a cine, choisissant seulement celles où il y aurait le moins d'a- 
« mour. Ces petites filles représentèrent Cinna assez passable- 
if, ment pour des enfants qui n'avaient été formées au théâtre que 
(( par une vieille religieuse. Elles jouèrent aussi Andromaque : 
a et , soit que les actrices en fussent mieux choisies , ou 
fi qu'elles commençassent à prendre des airs de la cour, dont 
(f^ elles ne laissaient pas de voir de temps en temps ce qu'il y 

> Le style de madame la comtesse de Caylus rend ces deux morceaux pré- 
cieux : je les dois à M. le comte de Cayhis , son fils , dont le zèle officieux 
est connu de tout le monde. ( L. R. ) 



106 MEMOIRES SUR LA VIE 

(( avait de meilleur, cette pièce ne fut que trop bien représentée 
« au gré de madame de Maintenon, et elle lui lit appréhender 
« que cet amusement ne leur Insinuât des sentiments opposés à 
«r ceux qu'elle voulait leur inspirer. Cependant , comme elle 
<c était persuadée que ces sortes d'amusements sont bons à la 
ff Jeunesse; qu'ils donnent de la grâce , apprennent à mieux 
ce prononcer, et cultivent la mémoire (car elle n'oubliait rien de 
a tout ce qui pouvait contribuer à l'éducation de ces denK^elles, 
a dont elle se croyait avec raison particuli^em^t chargée) , 
«r elle écrivit à M. Racine, après la représentation à^Andro- 
« moque : a Nos petites filles viennent de Jouer votre Andro- 
c< maque^ et Tout si bien jouée, qu'elles ne la joueront de leur 
(c vie, ni aucune autre de vos pièces, b Elle le pria, dans 
« cette même lettre , de lui faire , dans ses moments de loisir, 
a quelque espèce de poème , moral ou historique , dont l'amour 
<r fût entièrement banni, et dans lequel il ne crût pas que sa 
« réputation fût intéressée , parce que la pièce resterait ensevelie 
« à Saint-Cyr ; ajoutant qu'il lui importait peu que cet ouvrage 
« fût contre les règles , pourvu qu'il contribuât aux vues qu'elle 
« avait de divertir les demoiselles de Saint-Cyr en les instrui- 
« sant. Cette lettre Jeta Racine dans ime grande agitation. U 
(( voulait plaire à madame de Maintenon; le refus était impos- 
c( sible à un courtisan, et la commission délicate pour un homme 
er qui comme lui avait une grande réputation à soutenir, et qui , 
a s'il avait renoncé à travailler pour les comédiens , ne voulait 
« pas du moins détruire l'opinion que ses ouvrages avalât don- 
ce née de lui. Despréaux , qu'il alla consulter, décida brusque- 
ce ment pour la négative. Ce n'était pas le compte de Racine. 
« Enfin , après un peu de réflexion , il trouva dans le sujet à'Es- 
« ther tout ce qu'il fallait pour plaire à la cour. Despréaux lui- 
« même en fut enchanté , et l'exhorta à travailler avec autant de 
« zèle qu'il en avait eu pour Ten détourner. 

« Racine ne fut pas longtemps sans porter à madame de 
M Maintenon, non-seulement le plan de sa pièce (car il avait 
« accoutumé de les faire en prose, scène pour scène , avant que 
« d'en faire les vers ) , il porta le premier acte tout fait. Madame 
« de Maintenon en fut charmée , et sa modestie ne put Tempe- 



DE JEAN RACINE. 107 

« cker de trouver dans le caractère d'Esther, et dans quelques 
it circonstances de ce sujet, des choses flatteuses pour elle. Lu 
(S Yasthy avait ses applications , Aman des traits de ressem- 
er blance; et, indépendamment de ces idées , rhistmre d'Ësther 
(( convenait parfaitement à Saint-Cyr. Les chœurs , que Badne » 
« à l'imitation des Grecs , avait toujours en vue de remettre sur 
or la scène 9 se trouvaient placés naturellement dans Esther; et 
a il était ravi d'avi^ eu cette occasion de les faire connaître et 
a d'en donner le goûL Enfin , je cnns que , si Ton fait attmtion 
a au lieu , au temps et aux circonstances , on trouvera que Ba- 
d chie n'a pas moins marqué d'esprit en cette occasion ' que dans 
«r d'autres ouvrages plus beaux en eux-mêmes. 

« Esther f\A représentée un an après la résolution que ma- 
a dame de Maintenon avait prise de ne plus laisser jouer de 
« pièces profanes à Saint-Gyr. Elle eut un si grand succès y que 
<st le souvenir n'en est pas encore effacé. 

« Jusque-là il n'avait point été question de moi , et ou n'i- 
« maginait pas que je dusse y représenter un rôle' ; mais , me 
« trouvant présente aux récits que M, Racine venait faire à 
« madame de Maintenon de chaque scène, à mesure qu*il les 
« composait, j'en r^^iais des vers; et comme j'en récitai un 
a jour à M. Racine, il en fut si content, qu'il demanda en 
« grâce à madame de Maintenon de m'ordonner de faire un per- 
ce sonnage : ce qu'elle fit. Mais je ne voulus point de ceux qu'on 
« avait déjà destinés : ce qui l'obligea de faire pour moi le pro- 
H logue de sa ]^èce« Gependant ayant appris, à force de les en- 
«c tendre, tous les autres rôles, je les jouai successivement, à 
« mesure qu'une des actrices se trouvait incommodée : car on 
« représenta Esther tout l'hiver; et cette pièce , qui devait être 
« renfermée dans Saint-Cyr, fut vue plusieurs fois du roi et de 
« toute la cour, toujours avec le même applaudissement. » 

' VoHà parler ea penoane éclairée. Les ennemis de Tauteur ne parlèrent pas 
de même. Ib disaieot qu'il s'entendait mieux à parler d'amour que de Dieu. 
Ainsi ses premières craintes avaient été bien fondées , puisque Esther » mal- 
gré son succès, fut trèa-critiqiiée. (L. R.) 

' ëMb était mariée depuis deux ans, quoique à peine dans sa seizième année,, 
lorsqu'elle joua Esther. 



108 MEMOIRES SUR LA VIE 

Esiher fut représentée en 16S9. Les demoiselles avaient été 
formées à la déclamation par l'auteur même , qui en fit d'excel- 
lentes actrices'. Pour cette raison, il était tous les jours, par 
ordre de madame de Maintenon, dans la maison de Saint-Cyr; 
et la mémoire qu'il y a laissée lui fait tant d'honneur, qu'il 
m'est permis d'en parler. J'ose dire qu'elle y est chérie et respec- 
tée , à cause de l'admiration qu'eurent toutes ces dames pour la 
douceur et la simplicité de ses mœurs. J'eus l'honneur d'entre- 
tenir, il y a deux mois, quelques-unes de celles qui le virent 
alors; elles m'en parlèrent avec une espèce d'enthousiasme, et 
toutes me dirent d'une commune voix : « Vous êtes fils d'un 
a homme qui avait un grand génie et une grande simplicité. » 
Elles ont eu la bonté de chercher parmi les lettres de madame 
de Maintenon celles où il était fait mention de lui , et m'en ont 
conmiuniqué quatre , que je joins au recueil des lettres. 

Des applications particulières contribuèrent encore au succès 
de la tragédie à'Esther : Ces jeunes et tendres fleurs, trans- 
plantées, étaient représentées par les demoiselles de Saint-Cyr . 
La Vasthy, comme dit madame de Caylus, avait quelque res- 
semblance. Cette Esther, qui a puisé ses jours dans la race pros- 
crite par Aman, avait aussi sa ressemblance; quelques paroles 
échappées à un ministre avaient , dit-on , donné lieu à ces vers . 

Il sait qu'il me doit tout, etc. 

On prétendait aussi expliquer ces ténèbres jetées sur les yeux 
les plus saints, àont il est parlé dans le prologue ; en sorte que 



' lie rôle d'Ësther fut donné à mademoiselle de Yeillanne, la plus remar- 
quable de toutes par sa ligure et ses grâces. Mademoiselle de Glapion, depuis 
supérieure de la maison de Saint-Cyr, fut chargée de celui de Mardocbée ; 
mademoiselle d'Abancourt , de celui d*Âman ; et mademoiselle de Lalie , qui , 
quelques années après, fit profession à Saint-Cyr, représentait Âssuérus. 
Ce dernier rôle fut ensuite rempli par madame de Caylus. Racine avait dis- 
tingué mademoiselle de Glapion parmi les jeunes demoiselles de Saint-Cyr; 
il écrivait à madame de Maintenon : « J'ai trouvé un Mardochée dont la 
« voix va droit au cœur. » Il disait d'elle, en la voyant en scène avec ma« 
dame de Caylus, qui avait un très-joli visage : « Quelle actrice! si je pou- 
« vais mettre ce visage-là sur ses épaules ! » 



DE JEAN RACINE. 109 

l'auteur avait suivi Texemple des anciens, dont les tragédies ont 
souvent rapport aux événements de leur temps ' . 

* Le choix du sujet inéme offrait les allusioiis les plus fortes. Au mo- 
ment où Ton persécutait les 'protestants, le poète osait faire entendre les 
vraies maximes de l'Évangile. Il prenait la défense des opprimés en pré- 
sence du monarque oppresseur; et dans un temps où le grand Amauld était 
accusé d'une coupable témérité , pour avoir avancé que le roi pouvait être 
trompé, il ne craignait pas de dire à ce roi , devant toute sa cour : 
c On peut des plus grands rois surprendre la Justice. • 

Lorsque le fatal édit qui révoquait celui de Nantes remplissait la France de 
désolation, Racine osait faire entendre ce vers à Louis XIV : 

« Et le roi trop crédule a signé cet édit » 
Enfin, il peignit Louvois, en sa présence, des traits les plus odieux; et, 
pour qu'on ne pût le méconnaître, il mit dans la bouche d'Aman les propres 
mots échappés au ministre , dans le déhre de son orgueil. Quel noble et 
vertueux emploi de la faveur et du talent , que de les consacrer au triomphe 
de la justice et de la vérité ! Quoiqu'U faille se défier des applications que 
le public se plaît à faire, sans que l'auteur en ait quelquefois eu l'idée, 
il est difficile de croire que Racine n*ait pas eu en vue la plupart de celles 
auxquelles Esther a donné lieu. On voit qu'elles ont été bientôt saisies, 
et que toutes les personnes qui ont pu s'expliquer librement n'ont pas 
manqué d'en parler. Madame de Caylus les a indiquées dans le morceau 
que nous avons cité d'elle , et madame de La Fayette ne les met point en 
doute. « Madame de Maintenon , dit-elle , était flattée de l'invention et de 
« l'exécution. La comédie représentait en quelque sorte la chute de ma* 
« dame de Montespan et l'élévation de madame de Maintenon. Toute la 
« différence fut qu'Esther était un peu plus jeune et moins précieuse en 
« fait de piété. L'application qu'on lui faisait du caractère d'Esther, et 
« celle de Yasthy à madame de Montespan , fit qu'elle ne fut pas fâchée 
« de rendre public un divertissement qui n'avait été fait que pour la com- 
a munauté et pour quelques-unes de ses amies particulières. » Enfin ces al- 
lusions, qui n'écliappèrent à personne , donnèrent lieu aux quatre couplets 
suivants *, qui coururent beaucoup alors, et qu'on trouve dans les recueils 
manuscrits du temps : 

Racine , cet homme excellent , 
Dans l'antiquité si savant, 
Des Grecs imitant les ouvrages , 
Nous peint sous des noms empruntés 
Les plus illustres personnages 
Qu'Apollon ait jamais chantés. 

Sons le pom d'Aman le cruel 
Louvois est peint au naturel : 

* Ut Sont sur l'air dts Rockehù , alors fort en vogur. 



110 MÉMOIRES SUR LA VIE 

Madame de Sévigné parie dans ses lettres des applaadisse- 
meots que reçut cette tragédie : « Le roi et toute la cour sont, 
(c dit-elle' , charmés d'Esiher, M. le Prince y a pleuré; ma- 
<r dame de Maintoion el liait jésoitesy dont était le P. Gaillard, 
CI ont honoré de leur présence la donière représentation. Enfin, 
a c'est un chef-d'œuvre de Racine. » Elle dit encore dans un 
autre endroit* : « Racine s*est surpassé ; il aime Dieu comme il 
(f aimait ses maîtresses^ ; il est pour les dioses saintes comme il 
a était pour les profones. La sainte Écriture est suîYie exacte- 



Et de VasOiT la décadence 
Noos retraoe on tablesi Tirant 
ne ce qn'a yn la oour de Vrmtce 
A la diuie de llootespan. 

La penécatlon des Jmfs 

De nos hi^oenots fiDigitifK 

Est vne Thre ressembUnee ; 

£t l'EsUier qui rècne aqjoonllHH 

Desocnd des rois dont la pnissuice 

Fut leur asile et teiir appui *. 

tHMrqnoî donc , oomme AasoénK » 
Ifotieroi, comblé de TcrtBS, 
fTa-t-il pas caliBé sa cokre? 
JevaisTOQs le dure en deu mots : 
Les Juis n'eurent jamais affaire 
Anx jésuites et 



Cette chaasm était du jeune baroa de Bretewl , qui fat depuis iotrodoc- 
teur des anbasBKlears.el père de k célèbre Harquisedu Cbàtdet; maïs U 
calomùe, qui s'attachait à Midiae de llMitcMHi, répandit ce 

couplet: 

GcMauie la Juive d^antrenis, 
Gette fistker qui tient à nos rois 



Mais, plus dure que Tautre Estber, 
Pour chasser la foi de ses pères. 
Elle prend la Bamme et le fH*. 

■ Lettre Si2. 

> Lettre S16. 

^ Lorsque madanM de SéTigué parle de maUrtsses, elle u'eAt pu en 
mmmtT une autre que U Cbiuyrfié . et die parle suifint le pr^ugé dont 
j'ai foH voir plus haut U cause et U teKCté. ( L. B.) 



(A 



Ï)E JEAN RACINE. HI 

n ment. Tout est beau , tout est grand , tout est écrit avec di- 
<( gnité'. » 

Les grandes leçons que contient cette tragédie pour les rois 
que Irars ministres trompent souvent , pour les ministres qu'a- 
veugle leur fortune 9 et pour les innocents qui, prêts à périr^ 
voient le del prendre leur défense; les applaudissements réité- 
rés de la cour, et surtout ceux du roi , qui honora pinceurs fois 
cette pièce de sa présence , devaient fermer la l)ouche aux cri- 
tiques. Cependant elle fut vivement attaquée. Plusieurs même 
de ceux qui avaient répété ^ souvent dans leurs épttres dédica- 
toires , ou dans leurs discours académiques , que le roi était au- 
dessus des autres hommes autant par la Justesse de son esprit 
que par la grandeur de son rang, ne regardèrent pas, dans 
cette occasion» sa décision comme une loi pour eux*. Je Juge 

' « On y porta y dit madame de La Fayette, un degré de chaleur qui ne 
'( se comprend pas, car il n'y eut ni petit ni grand qui n'y voulût aller ; et 
« ce qui devait être regardé comme une comédie de couvent devint l'af- 
« faire la plus sérieuse de la cour. Les ministres, pour faire leur cour en 
« allant à cette comédie, quittaient leurs affaires les plus pressées. A la 
« première représentation, où fut le roi, il n'y mena que les principaux of- 
« liciers qui le suivent à la chasse. La seconde fut consacrée aux personnes 
« pieuses, telles que le père La Chaise, et douze ou quinze jésuites, aux- 
« quels se joignit madame de Miramion , et beaucoup d'autres dévots et 
H dévotes; ensuite elle se répandit aux courtisans. Le roi crut que ce diver- 
« tissement serait du goût du roi d*Angleterre; il Ty mena, et la reine aussi. 
« Il est impossible de ne point donner de louanges à la maison de Saint-Cyr 
« et à l'établistement ; aussi ils ne s'y épargnèrent pas, et y mêlèrent celles 
« de la comédie. » Nous ijoutons que la maréchale d'Ëstrées , qui n^a- 
vait pas loué Esther, fut obligée de se justifier de son silence comme d'un 
crime. Le carême de 1689 interrompit les représentations à*Esther; elles 
furent reprises le 5 janvier de l'année suivante; et dans le cours de ce mois 
il y en eut cinq , qui furent aussi brillantes que les premières. 

' La pièce fut imprimée en 1689 , et essuya quelques critiques. « Vous 
<f avez vu Esther, écrivait madame de Sévigné.à sa fiUe. L'impression a 
M produit son effet ordinaire : vous savez que M. de La FeuUlade dit que 
« c'est une requête civile contre l'approbation publique; vous en jog^rez. 
« Pour moi , je ne réponds que de l'arment du spectacle, qui ne peut être 
<f contesté. » Parmi les contes dont La Beaumelle a rempli ses Mémoires de 
madame de Maintenan , on peut remarquer celui qu'il Cait au «ijèt des 
critiques d'Èsther, et de la peine qu'elles causèrent à l'auteur. « Pourquoi , 
a disait Racine , pourquoi m'y suis-je exposé! Pourquoi m'a-t-on détourné 



H2 MÉMOIRES SUR LÀ VIE 

de la manière dont cette tragédie fut critiquée par une apù^ 
logie qui en fût faite dans ce temps, et que j'ai trouvée par 
hasard. 

L'auteur de cette apologie manuscrite, après avoir avoué que 
le jugement du public n*est pas favorable à la pièce, et qu*il 
est même déjà un peu tard pour en appeler, entreprend de mon- 
trer qu'elle a été jugée sans examen, et que tout son mérite n'est 
pas connu. Après l'avoir relevée par la grandeur du sujet, par 
les caractères et la régularité de la conduite» il s'arrête à foire 
observer> ce que les connaisseurs y remarquèrent d'abord, 
cette manière admirable et nouvelle de faire parler d'amour, en 
conservant à un sujet saint toute sa sainteté , et en conservant à 
Assuérus toute la majesté d'un roi de Perse. L'amour s'accorde 
difficilement avec la fierté , encore plus difficilement avec la sa*» 
gesse ; cependant ce roi idolâtre parle d'amour de manière que 
rien n'est si pur ni si chaste, parce que devant Esther il est 
comme amoureux de la vertu même'. 

L'auteur de cette pièce fit, cette même années pour la 
maison de Saint-Gyr, quatre cantiques tirés de l'Écriture sainte, 
qui auraient été plus utiles aux demoiselles de cette maison, si 



« de me faire chartreux ! Je serais bien plus tranquille. » Mille louis le 
consolèrent, ajoute La Beaumelle. U est à observer, dit un des commenta- 
teurs de Racine, que les mille louis que Racine reçut de la cassette du roi, 
dernière gratification qu'il ait touchée, lui ont été payés le 24 avril 1688, 
un an avant la représentation à^ Esther. Quant à ce mot : Que ne me suis- 
je fait chartreux ! il est vrai qu'il était échappé à Racine ; mais dans quel 
moment? C'était au milieu des angoisses d'un cœur paternel , lorsqu'il avait 
sous les yeux un de ses enfants en danger de la vie. C'est ce mot touchant, 
ce cri d'une douleur respectable, qui est indignement travesti en une basse 
et puérile saillie d'amour-propre. 

' Le 8 mai 1721 , cette pièce parut sur le théâtre. Baron et mademoiselle 
Duclos remplirent les rôles d'Assuérus et d'Esther. Les chœurs avaient été 
supprimés. Elle eut huit représentations dans ce mois, mais qui obtinrent 
si peu de succès, que Louis Racine dit dans ses Remarques : « Les représen- 
<t talions à* Esther firent donc bien peu de bruit, puisque je n'en entendis 
« point parler alors, et qu'elles m'étaient encore aujourd'hui inconnues. » 

* Louis Racine se trompe : Esther Ait représentée à Saint-Cyr en 1689, 
et ces quatre cantiques ne furent composés qu'en 1694. (Voyez le Mercure 
galant de 1694.) 



De JEAN RACINE. U3 

la niusi<lue avait répondu aux paroles : mais le musiden à qui ils 
furent donnés , et qui avait déjà mis en chant les chœurs d'Es- 
thery n'avait pas le talent de Lulli '. 

Le roi fit exécuter plusieurs fois ces cantiques devant lui ; et 
fa première fois qu'il entendit chanter ces paroles : 

Mon Dieu, quelle guerre cruelle 1 
Je trouve deux hommes en moi : 
L'un veut que , plein d'amour pour toi, 
Mon cœur te soit toujours fidèle ; 
L'autre , à tes volontés rebelle , 
Me révolte contre ta loi , 

il se tourna vers madame de Maintenon, en lui disant : « Ma- 
« dame y voilà deux hommes que je connais bien. » 

La lettre suivante fût écrite, au sujet de ces cantiques, par 
un homme très-connu; alors par son esprit et sa piété* : 

a Que ces cantiques sont beaux I qu'ils sont admirables , 
« tendres, naturels, pleins d'onction! Ils élèvent l'âme, et la 
« portent où l'auteur l'a voulu porter, jusqu'au ciel , jusqu'à 
« Dieu. J'augure un grand bien de ces cantiques autorisés par 
« l'approbation du monarque , et de son goût, qui sera le goût 
c( de tout le monde. Je regarde l'auteur comme l'apûtre des 
« Muses et le prédicateur du Parnasse , dont il semble n'avoir 
« appris le langage que pour leur prêcher en leur langue l'É- 
<c vangile , et leur annoncer le Dieu inconnu. Je prie Dieu qu'il 
« bêlasse sa mission , et qu'il daigne le remplir de plus en plus 
« des vérités qu'il fait passer si agréablement dans les esprits 
c( des gens du monde. x> 

Le même homme écrivit encore une lettre fort belle lorsqu'il 
apprit qu'une de mes soeurs se faisait religieuse, et l'heureuse 
application qu'il y fait de quelques veris de ces cantiques m'en- 
gage à la rapporter ici. 



' Ce musicien s'appelait Moreau. 
■ Fénelon. 

«ACINB. — T. I. 8 



114 MÉMOIRES SUR LA VIE 

« Du 14 février 1097 '• 

u Je prends, en vérité, beaucoup de part à la douleur et à 
a la joie de Tillustre ami. Car il y a en cette occasion obliga- 
(c tion d'unir ce que saint Paul sépare, flere cum flentibus, 
a gaudere cum gaudentibus, La nature s'afflige, et la foi se 
c( réjouit dans le même cœur. Mais je m'assure que la foi Fem- 
cc portera bientôt, et que sa joie, se répandant sur la nature, 
u en noiera tous les sentiments humains. Il est impossible 
cr qu'une telle séparation n'ait fait d'abord une grande plaie dans 
cr un cœur paternel : mais le remède est dans la plaie ; et cette 
a affliction est la source de consolations infinies pour l'avenir, 
(( et dès à présent. Je ne doute point qu'il ne conçoive combien 
a il a d'obligation à la bonté de Dieu^ d'avoir daigné choisir 
« dans son petit troupeau une victime qui lui sera consacrée et 
a immolée toute sa vie en un holocauste d'amour et d'adora- 
a tion, et de l'avoir cachée dans le secret de sa face, pour y 
<r mettre à couvert de la corruption du siècle toutes les bonnes 
« qualités qui ne lui ont été données que pour Dieu. Au bout 
« du compte , il s'en doit prendre un peu à lui-même. La bonne 
m éducation qu'il lui a ddnnée et les sentiments de religion 
<t qu'il lui a inspirés l'ont conduite à l'autel du sacrifloe. Elle a 
« cru ce qu'il lui a dit, que ces deux hommes qui sont en nous , 

« L'un , tout esprit et tout céleste , 
« Veut qu*au ciel sans cesse attaché, 
d Et des biens étemels tottcbé, 
« On compte pour rien tout le reste^ 

a Elle l'a de bonne foi compté pour rien sur sa parole , et plus 
cr encore sur celle de Dieu, et s'est résolue d'être sans cesse 
« attachée au ciel et aux biens étemels. Il n'y a donc qu'a 
« loi^r et à bénir Dieu , et à profiter de cet exemple de déta- 
a diement des choses du monde que Dieu nous met à tous de- 
ce vaut les yeux dans cette généreuse retraite. 

a Je vous prie d'assurer cet heureux père que j'ai offert sa 

Ml y a encore errenr dans la date de cette lettre; car aucune des sœurs 
de Racine ne se fit religieuse cette année. La yéritable date est du 17 no- 
vembre 1698. 



DE JEAN RACINE. il 



o 



XX victime à Vautel , et que je suis , avec beaucoup de respect 
« tout à lui. n 

Ce père si tendre fut présent au sacrifice de sa Ûlle, et pleu- 
rait encore quand il en écrivit le rédt dans une lettre qu'on 
trouvera la dernière de toutes ses lettres. Il n'est pas étonnant 
qu'une victime qui était de son troupeau lui ait coûté beaucoup 
de larmes 9 puisqu'il n'assistait jamais à une pareille cérémonie 
sans pleurer, quoique la victime lui fût indifférente : c'est ce 
qu'on apprendra par une des lettres de madame de Maintenon , 
qui écrivait à Si^nt-Cyr pdur demander le jour de la profession 
d'une jeune personne, où elle voulait assister, a Racine, qui 
« veut pleurer, dit-dle , viendra à la profession de la sœur La.- 
<( lie. » La tendresse de son caractère paraissait en toute occa- 
sion. Bans une représentation à'Esther devant le roi , la jeune 
actrice qui faisait le r61e d'Élise manqua de mémoire : a Ah I 
mademoiselle, s'écria-t-il , quel tort vous faites à ma pièce! » 
La demoiselle, consternée de la réprimande, se mit à pleurer. 
Aussitôt il courut à elle, prit son mouchoir, essuya ses pleurs 
et en répandit lui-même. Je ne crains point d'écrire de si petites 
choses, parce que cette facilité à verser des larmes fait con- 
naître la bonté d'un caractère, suivant cette maxime des an- 
ciens : 'AvfliTOi 8' ^ptoaxpucç dlv^peç. 

Les applaudissements que sa tragédie avait reçus ne l'em- 
pêchaient pas de reconnaître qu'elle n'était pas dans toute la 
grandeur du poème dramatique. L'unité de lieu n'y était pas 
observée, et elle n'était qu'en trois actes : c'est mal à propos 
que dans quelques éditions on l'a partagée en cinq. Il avait 
trouvé l'art d'y lier, oomme les anciens, les chœurs avec l'ac- 
tion; mais il terminait Taction par un chœur : chose inconnue 
aux anciens, et contraire à la nature du poème dramatique, 
qui ne doit pas finir par des chants. 

Il entreprît de traiter un autre sujet de l'Écriture sainte, et 
de faire une tragédie plus parfaite. Madame de Sévigné dou- 
tait qu'il y pût réussir, et disait dans une de ses lettres : cr II 
« aura de la peine à faire mieux q\k*Esther; 11 n'y a plus d'his- 
a toire comme celle-là. C'était un hasard, et un assortiment 

8. 



H6 MÉMOIRES SUR LA VIE 

c( de toutes choses ; car Judith , Booz , et Ruth , ne sauraient 
ce rien faire de beau. Racine a pourtant bien de l'esprit; il fout 
c( espérer. » Elle n*ayait point tort de penser ainsi. Elle ne 
s'attendait pas que, dans un chapitre du quatrième livre des 
Rois , il dût trouver le plus grand sujet qu'un poète eût encore 
traité , et en faire une tragédie qui , sans amour, sans épisodes , 
sans confidents, intéresserait toujours, dans laquelle le trouble 
irait croissant de scène en scène jusqu'au dernier moment , et 
qui serait dans toute l'exactitude des règles. 

Le mérite cependant de cette tragédie fut longtemps ignoré. 
Elle n'eut point le secours des représentations, qui font pour 
un temps la fortune des pièces médiocres. On avait fait un 
scrupule à madame de Maintenon des représentations à!ES' 
iher, en lui disant que ces spectacles , où déjeunes demoiselles, 
parées magnifiquement^ paraissaient devant toute la cour, 
étaient dangereux pour les spectateurs et pour les actrices 
mêmes. On ne songeait point à faire exécuter Athalie sur le 
théâtre des comédiens ; l'auteur y avait mis ordre , en faisant 
insérer dans le privilège ' d'Esther la défense aux comédiens 
de représenter une tragédie faite pour Saint-Cyr. De pareils 
sujets ne conviennent point à de pareils acteurs : il fallait, 
comme dit madame de Sévigné, lettre 533, c( des personnes 
(c innocentes pour chanter les malheurs de Sion ; la Champmélé 
« nous eût fait mal au coeur. » 

Madame la comtesse de Gaylus a pensé de même; et on lira 
avec plaisir ce qu'elle écrit sur Athalie, dans ses Souvenirs, 
recueil dont j'ai parlé : 

' Le prîTilége, daté du 8 février 1689, est acobrdé aux dames de Saint- 
Cyr, et non pas à l'auteur ; et il y est dit : « Ayant vu nous-même plusieurs 
« représentations dudit ouvrage, dont nous avons été satisfait, nous avons 
^ donné par ces présentes aux dames de Saint-Cyr, avec défense à tous 
« acteurs et autres montant sur les théâtres publics , d^y représenter ni 
« chanter ledit ouvrage , etc. » (L. R. ) — Dans quelques éditions, on a fixé 
hi première représentation à'Esther au 3 février 1689, date du privilège. 
Mais comment Loub XIV aurait-il pu dire, le jour même de cette première 
représentation : « Ayant vu nous-même plusieurs représentations dudit ou- 
« vrage, dont nous avons été satisfait? » 11 faut donc s'en rapporter à ceux 
qui placent cette première représentation au 20 janvier; 



DE JEAN RACINE. tn 

ff Le grand succès à' Estimer mit Racine en goût : il voalut 
« composer une autre pièce; et le sujet d*Athalie (c'est-à-dire 
« de la mort de cette reine , et la reconnaissance de Joas ) lui 
« parut le plus beau de tous ceux qu'il pouvait tirer de TEcri- 
« ture sainte. Il y travailla sans perdre de temps ; et Thiver 
ce suivant y cette nouvelle pièce se trouva en état d'être repré- 
« sentée : mais madame de Maintenon, reçut de tous côtés tant 
a d'avis et tant de représentations des dévots , qui agissaient en 
a cela de bonne foi y et de la part des poètes jaloux de Racine , 
<c qui ^ non contents de faire parler les gens d& bien , écrivirent 
« plusieurs lettres anonymes , qu'ils empêchèrent enfin Atha- 
« lie d'être représentée sur le théâtre de Saint-Gyr. On disait 
(( à madame de Maintenon qu'il était honteux à elle de faire 
« monter sur un théâtre des demoiselles rassemblées de toutes 
« les parties du royaume pour recevdr une éducation chré- 
« tienne, et que c'était mal répondre à l'idée que l'établisse- 
a ment de Sahit-Cyr avait fait concevoir. J'avais part aussi à 
Q ces discours , et on trouvait encore qu'il était indécent à elle 
<i de me ftdre voir à toute la cour sur un théâtre. 

a, Le lieu, le sujet des pièces, et la manière dont les spec- 
a tateurs s'étaient introduits à Saint- Gyr, devaient justifier ma- 
« dame de Maintenon , et elle aurait pu ne pas s'embarrasser 
a de discours qui n'étaient fondés que sur l'envie et la mali- 
€t gnité ; mais elle pensa différemment, et arrêta ces spectacles 
« dans le temps que tout était prêt pour jouer Athalie. Elle 
<c fit seulement venir à Versailles , une fois ou deux , les actrices 
« pour jouer dans sa chambre devant le roi , avec leurs habits 
« ordinaires. Gette pièce est si belle, que l'action n'en parut 
€t pas refroidie; il me semble même qu'elle produisit alors^ 
c( plus d'effet qu'elle n'en a produit sur le théâtre de Paris. 
« Oui, je crois que M. Racine aurait été fâché de la voir aussi 
a défigurée qu'elle m'a paru l'être par une Josabeth fardée, 
a par une Athalie outrée ', et par un grand^prétre plus capable 
(c d'imiter les capucinades du petit P. Honoré que la majesté 



* Elle parte de la Duclos, de la Démare et de Beaubourg. Le vieux Baron. 
%t après lui le r61c du grand-prètre biea diCtéremmeiit. (L. R. ) 



tl8 MÉMOIRES SUR LA VIE 

c( d'un prophète divin» Il fout ajouter enccnre que les choeurs , 
ff qui manquaient aux représentations faites à Paris, ajoutaient 
« une grande beauté à la pièce , et que les spectateurs , mêlés 
« et confondus avec les acteurs, refh)idissent infiniment Tac- 
« tion ; mais , malgré ces défauts et ces inconvénients , elle a été 
« admirée , et le sera toujours. 

« On fit après , à Teniri de M. Racine, plusieurs pièces pour 
« Saint-Gyr ; mais elles y sont ensevelies. La Judith, pièce que 
« M. Fabbé Testu fit feire par Boyer, à laquelle il travailla 
« lui-même, fut jouée ensuite sur le théâtre de Paris avec le 
c< succès marqué dans Tépigramme : 

« A sa Judith Boyer, par aventure, etc. » 

Athalie fiit exécutée deux fois devant Louis XIV et devant 
madame de Maintaion, dans une chambre sans théâtre , par 
les demoiselles de Saint-Gyr, vêtues de ces habits modestes et 
uniformes qu'elles portent dans la maison. De pareilles repré- 
sentations étalât bien différentes de celles d'Esther, qui se 
faisaient avec une grande dépense pow les hi^its, les décora- 
tions et la musique. 

Madame de Caylusfait peut-être une prédiction véritable, 
lorsqu'elle dit qn* Athalie sera toujours admirée'; mais elle 
ne le fut pas d'abord du public : et lorsqu'elle parut impri- 
mée en 1691 , elle fut très-peu recherchée. On avait entendu 
dire qu'elle avait été faite pour Saint-Gyr, et qu'un enfant y 
faisait im princip«d perscmnage : on se persuada que c'était 
une pièce qui n'était que pour des enfants, et les gens du 

' Quand le célèbre Le Kahi vint , à l'âge de dix-lMiit ans , chez Voltaire, 
foire devant lui ressai de ce talent trop tôt perdu pour le théâtre dont il a 
été la gloire, il voulut d'abord lui réciter le rôle de Gustave. « Non, non, 
" dit le poète , je n'aime pas les mauvais vers. » Le jeune homme lui offrit 
alors de répéter la première scène &AthaHe entre Joad et Âbner. Voltaire 
récoute , et Fouvrage hii folsant oiri^lier Tactear , il s'écrie avec transport : 
« Quel 8t3f le I quelle poésie ! cft toute la ptôce est écrite de même t Ah I roon- 
« sieur, quel homme que Bacine! » C'est Le Kain qui rapporte, dans des 
Mémoires manuscrits, ce fait, dont il fut d'autant plus frappé, que dans ce 
moment il aurait biea voulu que Voltaire s'occupât on pea plus de lui, et 
un peu moins de Raciae. ( L. } 



DE JEAN RACINE. 119 

monde furent peu empressés de la lire. Ceux qui la lurent pa- 
rurent froids d*abopd ; et M. Arnauld , en la trouvant fort belle, 
la mettait au-dessous d*Esther, Un docteur de Sorbonne peut 
aisément se tromper en jugeant des tragédies ; mais la manière 
dont il avait parié de Phèdre faisait vmr c^'en ces matières 
même il n'avait pas coutume de se tromper. Voici la lettre qu'il 
écrivit à ce sujet : 

<t J*ai reçu Athalie, et Tai loe aussitôt deux ou trms fois 
tf avec une grande satisfaction. Si j'avais plus de loisir, je vous 
« marquerais plus au long ce qui me la fait admirer. Le sujet 
« y est traité avec un art merveilleux y les cacactères bi^ sou^ 
« tenus, les vers nobles et naturels. Ce qu'on y fait dire aux 
« gens de bien inspire du respect pour la rdigion et pour la 
a vertu; et ce qu'on ùlt dire aux méchants n'empédie point 
« qu'on n'ait horreur de leur malice; en quoi je trouve que 
« l>eaucoup de poètes sont blâmables, mettant tout leur esprit 
« à faire parier leurs personnages d'une manière qui peut 
*« rendre leur cause si bonne, qu'on est plus porté à approuver 
cr ou à excuser les plus méchantes actions qu'à en avoir de la 
« haine. Mais comme il est bien difficile que deux enfants du 
« même père soient si également parfaits qu'il n'ait pas plus 
« d'inclination pour l'un que pour l'autre, je voudrais bien 
« savoir laquelle de ces deux pièces il aime davantage. Pour 
cr moi , je V01KS dirai û*andiemeot que les charmes de la cadette 
ir n'ont pu m'empécher de donner la pr^érence à l'ainée. J'en 
« ai beaucoup de raisons, dont la principale est que j'y trouve 
(c beaucoup plus de choses très-édiflantes, et très-capabtes d'ins- 
« pirer de la piété, j» 

Un pareil jugement, quelque flatteur qu'il soit, ne satisfait 
point un auteur, toujours plus content , suivant la coutume, 
de son dernier ouvrage que des autres, surtout lorsqu'il en a 
de si justes raisons. Étonné de voir que sa pièce ^ loin de faire 
dans le public l'édat qu'U s'en était promis , restait presque 
dans l'obscurité, il s'imagina qu'il avait manqué son sujet; 
et il Tavouait sincèrement à Boileau , qui lui soutenait au con- 
traire qjï Athalie était son chef-<l'œuvre : a Je m'y connais, 
« luiâisait41 , et le public y reviendra. » Sur ces espéranices» 






120 MÉMOIRES SUR LA VIE 

Tauteur se rassorait : il a cependant été toujours convaincu 
que» s'il avait fait quelque chose de parfait » c'était Phèdre; 
et sa prédilection pour cette pièce était fondée sur des raisons 
très-fortes.. Car, quoique l'action à'Atkalie soit bien plus 
grande, le caractère de Phèdre est, comme celui d' Œdipe, 
un de ces sujets rares qui ne sont pas l'ouvrage dea poètes, 
et qu'il faut que la fable ou l'histoire leur fournissent. 

Tout le monde sait que la principale qualité qu'Aristote, ou 
plutôt que la tragédie demande dans son héros, est qu'il ne 
soit ni tout à lait vicieux ni tout à fait vertueux, parce qu'un 
scélérat, quelque malheur qui lui arrive, ne fait jamais pitié, 
et qu'un homme tout à fait exempt de faiblesse , et qui ne s'est 
attiré son maltieur par aucune faute, cause plus de chagrin 
que de pitié; au lieu que le malheureux qui mérite de l'être, 
et qui en même temps mérite d'être plaint, intéresse toujours; 
et c'est ce qui se trouve admirablement dans Phèdse , qui , dé- 
vorée par une infâme passion, est toute la première à se prendre 
en horreur. Je ne sais même si par là son caractère n'est pas 
beaucoup plus tragique que celui d'CKdipe, qui dans le fond 
n'est qu'un homme fort ordinaire, à qui le hasard a fait 
commettre de grands crimes, sans qu'il en ait eu l'intention, 
et chez qui l'on ne peut voir cette douleur vertuettse qui fait 
la beauté du caractère de Phèdre. Mais on peut dire aussi que 
ce caractère est le seul qui s(^t dans cette tragédie : au lieu 
que dans Athalie, où se trouvent à la fois plusieurs grands ca- 
ractèi'es, l'action est plus grande, plus intéressante, et conduite 
avec plus d'art; en sorte qu'on pourrait, à mon avis, concilier 
les deux sentiments , en disant que le personnage de Phèdre 
est le plus parfait des personnages tragiques , et q^^ Athalie 
est la plus parfaite des tragédies. 

On en reconnut enfin le mérite ; mais la prédiction de Boi- 
leau n'eut son accomplissement que fort tard, et longtemps 
après la mort de l'auteur'. Les vrais connaisseurs vantèrent 

' Racine , dit un commentateur, était mort depuis deux ans quand le pu- 
blic commença à ouvrir les yeux sur le mérite A^ Athalie. On explique cette 
révolution d'opinion par une anecdote singulière, que Voltaire et La Harpe 



DE JEAN RACINE. 121 

le mérite de cette pièce. M. le duc d^Orléans, régent du 
royaume 9 voulut comwitre quel effet elle produirait sur le 
théâtre; et, malgré la clause insérée dans le privilège, ordonna 
aux comédiens de Texécuter. Le succès fut étonnant; et les 
premières représentations faites à la cour donnèrent un nouveau 
prix à cette pièce, parce que le roi, étant à peu près de Tàge 

ont adoptée, mais qui n'est garantie par aucune antorité; la voici : Dans 
une campagne près de Paris, où étaient réunies plusieurs personnes de 
distinction , la compagnie s'amusait un soir à ces petits jeux de société où 
Ton établit des pénitences. Un jeune homme ayant failli, quelqu'un pro- 
posa de lui imposer pour punition d'aller lire dans un cabinet un acte 
entier d'Athalie. On applaudit à cette idée, et le coupable ftit obligé de 
se soumettre à une peine qui lui semblait fort dure. Au bout de quelque 
temps , la compagnie fut très-surprise de ne le pas voir reparaître. Nou- 
telle matière à plaisanterie : on prétendit qu'il n'avait pu résister au froid 
et à Tennui de la pièce, et que, pour le moins, il était tombé dans un pro- 
fond assoupissement. On entre dans le cabinet, et on trouve le jeune homme 
tellement attaché à. sa lecture, qu'il avait oublié tout le reste. Il avait lu 
la pièce entière, et il la recommençait II en parla avec tant d'enthousiasme, 
qu'il persuada à la société d'en entendre elle-même la lecture, et il n'eut 
pas de peine à faire partager à tous le plaisir et l'admiration qu'il avait 
éprouvés. Le bruit de cette aventure se répandit, et tout le monde se mit 
à lire Athalie, A cette époque, dans l'hiver de 1702, madame de Mainte- 
non , qui avait toujours apprécié Athalie, conçut le projet de la faire re- 
présenter une troisième fois devant Louis XIV, par les seigneurs et les 
dames de la cour. Peu s'en fallut que les contrariétés qu'elle éprouvait dans 
la distribution des rdles n'empêchassent Texécution. Elle écrivait au comte 
d'Ayen : « Voilà donc Athalie encore tombée; le malheur poursuit tout 
« ce que je protège et que j'aime. Madame la duchesse de Bourgogne m'a 
« dit qu'elle ne réussirait pas; que c'était une pièce fort firoide; que Racine 
« s'en était repenti; que j'étais la seule qui l'estimait, et mille autres 
« choses qui m'ont fait pénétrer, par la connaissance que j'ai de cette cour- 
A là, que son personnage lui déplaît. Elle veut jouer Josabeth, qu'elle ne 
M jouera pas comme la comtesse d'Ayen. Jouons-la , puisque nous y 
« sommes engagés; mais en vérité il n'est point agréable de se mêler des 
« plaisirs des grands. » Elle eut alors trois brillantes représentations; les 
chœurs furent exécutés par les demoiselles de la musique du roi. La du- 
chesse de Bourgogne, comme elle le désirait, joua Josabeth; le duc d'Or- 
léans, depuis régent, remplit le rdle d'Abner; la présidente Chailly fut ad- 
mirable dans Athalie; le comte d'Espare, second ûls de M. le comte de 
Guiche , fit Joas, et le comte de Champenon, Zacharie ; le comte et la com- 
tesse d'Ayen eurent aussi un rôle. Baron, retiré du théâtre depuis dix ans, 
fut chargé de celui de Joad , et n'avait jamais joué avec plus de dignité. 



122 MÉMOIRES SUR LA VIE 

de JoaSy on ne pouvait, sans s'attendrir snr lui, entendre 
quelques vers comme ceux-ci : 

Voilà donc votre roi , votre unique espérance. 
J'ai pris soin jusqu'ici de vous le conserver.... 
Du fidèle David c'est le précieux reste.... 
Songez qu'en cet en^t tout IsraSl r^ide.... 

Voilà quel fut le sort de cette fameuse tragédie , qui , du 
côté de Tintérèt, n'ayant rien produit à Tauteur ni à sa fa- 
mille , a été si utile depuis aux libraires et aux comédiens; et 
du côté de la gloire, en a acquis une si éloignée du temps de 
l'auteur» qu'il n'a jamais pu la prévoir. Il était heureusement 
détaché depuis longtemps de l'amour de la gloire humaine : 
il en devait connaître mieux qu'un autre la vanité. Bérénice, 
dans sa naissance, fit plus de bruit qfïAthalie. 

S'il ne fut pas récompensé de ses deux tragédies saintes par les 
éloges du public, il en fut récompensé par la satisfaction que 
Louis XIY témoigna eil avoir reçue; et il en eut pour preuve, 
au mois de décembre 1690, l'agrément d'une charge de ^n- 
tilhomme ordinaire de Sa Majesté ^ Il eut encore l'avantage de 
contenter madame de Maintenons la seule protection qu'il ait 
cultivée. Enfin, il acquit l'estime des dames de Saint-Gyr, qui, 
dans le voyage dont J'ai parlé plus haut, m'en parlèrent avec 
tant de zèle , que leurs discours m'ont plus appris à l'admirer, 
que ses ouvrages ne me l'avaient encore fait admirer. Une des 
lettres de madame de Maintenoo, que Je donne à la suite de ces 
Mémoires, apprend qu'il revit avec Boileau les constitutions de 
cette maison, pour corriger les faxAes de style. 

Dégoûté plus que Jamais de la poésie par le malheureux 
succès d'Athalie, et résolu de ne plus s'occuper de vers , il fit 
la campagne de Mamur, où il suivit de près toutes les opéra- 
tions du siège. Ses lettres, écrites à Botteau du camp devant 
Namur, font bien connaître qu'il ne songeait plus qu'à être 
historien. 

Boileau était alors occupé de la poésie , et il y était retourné 

' A coDdilMD de payer à madame TorfT, veuve de cekw dont ou lui doa- 
uait la charge , dix mille livres , qui lui furent payées le 23 du môme woi^ 



DE JEAN RACIINE. 123 

à peu près dans le même temp» que son ami. Des raisons l*y 
avaient rappelé. Perrault, après avoir lu à TAcadémie son 
poème du Siècle de Louis le Grand y Ût imprimer les Paral- 
lèles des anciens et des modernes. Les amateurs du bon goût 
fiirait indignés de voir les anciens traités avee tant de mépris 
par un homme qui les connaissait si peu. On aninait Boileau 
à lui répondre. « S'il ne lui répond pas, dit M. le prince de 
« Conti à mon père, vous pouvez rassurer que j'irai à TAca- 
a demie écrire sur son fauteuil : Tu dors, Brutusl d II se ré- 
veilla, et composa son ode sur la prise de Namur, pour don- 
ner une idée de l'enthousiasme de Pindare, maltraité par 
M. Perrault. Il acheva la satire contre les femmes, ouvrage 
projeté et abandonné plusieurs années auparavant : il donna 
contre M. Perrault les Réflexions sur Longin, et composa en- 
suite sa onzième satire et ses trois dernières épttres. 

En se réveiflant, il réveilla ses ennemis. L'ode sur Namur 
ne produisit pas l'effet qu'il avait en vue, qui était de faire 
admirer Pindare. La satire contre les femmes, qu'on imprima 
séparément, fut si prodigieusement vendue et critiquée, que, 
tandis que le libraire était content , l'auteur ise désespérait. 
« Rassurez-vous, lui disait mon père : vous avez attaqué un 
(c corps très-nombreux, et qui n'est que langues; l'orage pas- 
i( sera, d D fut long, quoique Boileau, en attaquant les femmes, 
eût mis pour lui madame de Maintenon , par ces vers : 

J'en sais une^diéne et du monde et de Dieu, etc. 

M. Amauld, qui, à l'occasion de cette satire, écrivit en 
1 694 à M. Perrault la lettre que Boileau appela son apologie, 
ne fût pas son apologiste en tout, puisque, après avoir lu les 
Réflexions sur Longin, il écrivit la lettre suivante, qui n'a ja- 
mais été imprimée, à ce que je croi;, et qui mérite d'être 
connue : 

« Je n'eus pas plutôt reçu les Œuvres diverses, que je me 
« mis à lire ce qu'il y a de nouveau. J'en ai été merveilleuse- 
(c ment satisfait, et je doute que le bon Homère ait jamais eu 
« un plus exact et plus judicieux apologiste. Cest tout le re- 
« merciment que je vous supplie de faire de ma part à l'au- 



124 MÉMOIRES SUR LA VIE 

a teur, et d'y ajouter seulement que j'estime trop notre amitié 
<s pour la mettre au nombre de ces amitiés irulgaires qui ont 
a besoin de compliments pour s'entretenir. Je passe encore 
(t plus loin 9 et j'ose m'assurer qu'il ne trouvera pas mauviUs 
a que je lui remarque ce que j'ai trouvé dans ses Réflexions 
(c critiques que je souliaiterais qui n'y fât pas» et ce qui n'au- 
a rait pas dû y être , s'il avait fait plus d'attention à cette belle 
« règle qu'il a donnée dans sa neuvième épfitre : 

« Rien n'est beau que le vrai : le vrai seul est aimable; 
tt 11 doit régner partout , et même dans la fable. 
« De toute fiction Tadroite fausseté 
a Ne tend qu'à faire aux yeux briller la vérité . 

« Ce que je soubaiterais qui ne fiït pas dans les Réflexions est 
(( ce que j'y ai trouvé de M. Perrault le médecin. On dit, 
a sur la foi d'un célèbre arcbitecte , que la façade du Louvre 
c< n'est pas de lui, mais du sieur Le Vau ; et que ni l'Arc de 
a triomphe, ni l'Observatoire , ne sont pas l'ouvrage d'un mé- 
<f decin de la Faculté. Gela ne me parait avoir aucune vraisem- 
or blance, bien loin d'être vrai. Gomment donc pourra- t-il 
a plaire, s'il n'y a que la vérité qui plaise? Je ne crois pas de 
a plus qu'il soit permis d'êter à un homme de mérite, sur un 
« ouï-dire, l'honneur d'avoir fait ces ouvrages. Les règles qu'on 
c( a établies dans le premier chapitre du dernier livre contre 
a M. Malet y ne pourraient pas servir à autoriser cet endroit 
(( des Réflexions, Je souhaiterais aussi qu'il fût disposé à dé- 
fi clarer que ce qu'il a dit du médecin de Florence n'est qu'une 
a exagération poétique, que les poètes ont accoutumé d'em- 
a ployer contre tous les médecins , qu'ils savent bien qu'on ne 
« prendra pas pour leur vrai sentiment; et qu'après tout, 
(( il reconnaît que M. Perrault le médecine passé parmi ses 
« confrères pour un mëdecin habile, d 

Roileau avait sans doute vu cette lettre quand il écrivit 
son remerctment à M. Arnauld , à la fin duquel il lui dit : 
« Puisque vous prenez un si grand intérêt à la mémoire 
u de feu M. Perrault le médecin , à la première édition de 
a mon livre, il y aura dans la préface un article exprès ea 



DE JEAN RACINE. 125 

« faveur de. ce médecin , qui sûrement n'a point fait la façade 
«r du Louvre , ni l'Observatoire , ni l'Arc de triomphe , comme 
<r on le prouvera démonstrativement , mais qui au fond était 
a un homme de beaucoup de mérite , grand physicien, et, ce 
a que j'estime encore plus que tout cela, qui avait l'honneur 
(c d'être votre ami. d 

M. Arnauld mourut peu après avoir écrit la lettre que je 
viens de donner , et son cœur fut apporté à Port-Royal à la fin 
de 1694. Mon père crut qu'à cette cérémonie , où quelques 
parents invités ne vinrent pas, il pouvait d'autant moins se 
dispenser d'assister, que la mère Racine y présidait en qualité 
d'abbesse. Il y alla donc, et composa deux petites pièces de 
vers : l'une qui commence ainsi : 

Sublime en ses écrits, etc., 

et qui se trouve dans la dernière édition de ses œuvres ; l'autre, 
^qui , dans le Nécrologe de Port-Royal , est attribuée par erreur 
à M. l'abbé Régnier, et dont voici les deux premiers vers : 

Haï des uns , chéri des autres , 
Estimé de tout l'univers , etc. » 

Tout le monde sait les beaux vers que fit Santeuil sur ce cœur 
rapporté à Port-Royal : 

Ad sanctas rediit sedes , ejectus et exul , etc., 

et l'épitaphe faite depuis par Boileau : 

Au pied de cet autel de structure grossière , etc. 

Un de nos savants, à l'imitation des anciens, qui, dans les in- 
scriptions sur leurs tombeaux , demandaient que leurs corps 
ne fussent point chargés d'une terre trop pesante , demanda , 
par une épigramme, que ses os ne fussent point chargés de 
mauvais vers : 

Sint modo carminibus non onerata malis 

Ge malheur n*arriva pas à M. Arnauld , célébré après sa mort 
par Santeuil , Boileau, et mon père. 

De ces trois poètes, Santeuil fut le seul .qui , effrayé de ce 
qu'il avait fait , rendit ses craintes si publiques , qu'elles don- 



126 MÉMOIRES SUR LA VIE 

nèrent Ueii à la pièce en vers latins intitulée SantoHus pœni- 
iens. Cette pièce , composée par M. Rollin , fût bientût traduite 
en vers français; et les vers de cette traduction, étant bien 
faits, furent attribués à mon père. M. Boivin le jeune, qui en 
était Tauteur, fut cbarmé de cette méprise, et adressa à mon 
père une petite pièce de vers fort ingénieuse, par laquelle il le 
priait de laisser quelque temps le public dans Tireur. 

Mon père, bien éloigné des frayeurs de Santeuil , fut cbargé 
de lire au roi les trois dernières épitres de Boileau, qui avait 
coutume de lire lui-même tous ses ouvrages à Sa Majesté, 
mais qui de venait plus à la cour à cause de ses infirmités. 
Mon père ftit charmé de faire valoir les vers de son ami; et 
lorsqu'on les lisant il vint à celui-ci : 

Amauld , le grand Amauld , fit mon apologie , 

il fit sentir , par le ton qu'il prit , qu'il le lisait avec satisfoction. 
Louis XIY ne parut jamais désapprouver en lui cet atta- 
chement que la reconnaissance lui inspirait pour ses anciens 
maîtres , et pour la maison dans laquelle il avait été élevé. II y 
allait souvent ; et tous les ans, le jour de la fête du Saint-Sa- 
crement, il y menait sa famille pour assister à la procession. 
L'humilité avec laquelle il pratiquait tous les exercices de la 
religion, jusqu'à être exact aux plus petites choses , faisait voir 
qu'il en connaissait la grandeur. 

' Il n'était pas homme à se mêler de questions de doctrine ; 
mais quand il s'agissait de rendre aux religieuses de Port^ 
Royal quelque service dans leurs affaires temporelles , il était 
prêt; et ce bon cœur qu'il avait pour tous ses amis l'empor- 
tait chez le P. de La Chaise, dont 11 fût toujours très-bien reçu. 
Quoiqu'il ne fût plus permis à ce monastère de recevoir des 
pensionnaires, il obtint une permission particulière pour y 
mettre pour quelque temps deux de mes sœurs. 

J'ai déjà dit qu'il était lié avec le P. Bouhours ; et ce père 
donna une preuve de son zèle pour lui lorsqu'il fut vivement 
attaqué, au collège de Louis le Grand, dans un discours pu- 
blic prononcé par un jeune régent '. Ce fût particulièrement 

* Ce régent du collège des jésaites avait mis en question , dans une lia- 



DE JEAN RACINE. 127 

contre ses tragédies que cet orateur , dont il est inutile de rap- 
porter le nom, âédama d'une manière si passionnée, que le 
P. Bouhours» en Tabsence de mon père, qui était à Versailles, 
alla trouver Boilean, et l'assura que non-seulement il désap- 
prourait ee régent, mais qu'il avait porté ses plaintes au père 
recteur, demandant qu'on fit satisfaction à mon père. Boileau, 
édifié de la vivacité du P. Bouhours , en rendit compte à mon 
père, et en eut cette rép(mse, que je copie avec une grande 
satîsiiaction, parce qu'on y voit le chrétien ne pas faire attention 
aux offenses que reçoit le poète. 

« A Versailles , le 4 avril IC9S. 

(( Je suis très-obligé au P. Bouhours de toutes les honnêtetés 
(( qu'il vous a prié de me faire de sa part , et de la part de sa 
a compagnie. Je n'avais point encore entendu parler de la ha- 
a rangue de leur régent : et comme ma conscience ne me re- 
(( prochait rien à l'égard des jésuites , je vous avoue que j'ai 
or été un peu surpris que l'on m'eût déclaré la guerre chez 
« eux. Vraisemblablement ce bon régent est du nombre de 
« ceux qui m'ont très-faussement attribué la traduction du 
(c Santolius pœnitens ; et il s'est cru engagé d'honneur à me 
« rendre injure pour injure. Si j'étais capable de lui vouloir 
« quelque mal, et de me réjouir de la forte réprimande que 
a le P. Bouhours dit qu'on lui a faite , ce serait sans doute 
« pour m'avoir soupçonné d'être l'auteur d'un pareil ouvrage : 
<f car pour mes tragédies, je les abandonne volontiers à sa cri- 
ce tique. Il y a longtemps que Dieu m'a fait la grâce d'être 
c( assez peu sensible au bien et au mal qu'on en peut dire , et de 
« ne me mettre en peine que du compte que j*aurai à lui en 
« rendre quelque jour. 

cr Ainsi, monsieur, vous pouvez assurer le P. Bouhours et 
ce tous les jésuites de votre connaissance que , bien loin d'être 
ce fâché contre le régent qui a tant déclamé contre mes piècos 
« de théâtre , peu s'en faut que je ne le remercie , et d*avoir 

rangue latine prononcée en public , si Racine était poète , sMl était clirétien : 
An christianus P an poetaPet s^était prononcé pour la négati?e. 



128 MÉMOIRES SUR LA VIE 

c( proche une si bonne morale dans leur collège , et d*avoir 
« donné lieu à sa compagnie de marquer tant de ehaleur pour 
<( mes intérêts ; et qu'enfin , quand Toffense qu*il m*a voulu 
« faire serait plus grande , je Toublierais avec la même facilité, 
a en considération de tant d'autres pères dont j'honore le mé- 
« rite y et surUlut en considération du R. P. de La Chaise , qui 
« me témoigne tous les jours mille bontés, et à qui je sacri- 
<( fierais YAen d'autres injures. Je suis, etc. x> 

La liaison des faits m'a empoché de parler de la perte que 
Boileau et mon père firent, l'année précédente, de leur ami 
commun La Fontaine. Leurs sages instructions avaient beau- 
coup contribué à faire peu à peu naître en lui les grands sen- 
timents de pénitence dont il fut pénétré les deux dernières 
années de sa vie. J'ai rapporté ailleurs ' de quelle manière la 
femme qui le gardait malade reçut ces deux amis , qui aliaiept 
le voir dans le dessein de lui parler de Dieu. Autant il était 
aimable par la douceur du caractère, autant il l'était peu par 
les agréments de la société. Il n'y mettait jamais rien du sien , 
et mes sœurs, qui dans leur jeunesse l'ont souvent vu à table 
chez mon père , n'ont conservé de lui d'autre idée que celle 
d'un homme fort malpropre et fort ennuyeux. Il ne parlait 



' Dans ses Réflexions sur la Poésie. Voici Tanecdote telle qo^elle y est 
rapportée. 11 était bien éloigné de Tesprit d'impiété ; mais , quoique dans> 
sa jeunesse il eût été quelque temps de TOratoire , il était tombé pour la 
religion dans la même indolence que pour tout le reste. 11 eut , longtemps 
avant sa mort, une grande maladie, pendant laquelle Boileau et mon père 
allèrent le voir. La fenmie qui le gardait leur dit de ne point entrer, parce 
que son malade dormait. « Nous venions, lui répondirent-ils, pour Texhor- 
« ter à songer à sa conscience ; il a de grandes fautes à se reprocher. » La 
garde, qui ne connaissait ni ceux à qui elle parlait, ni son malade, répon- 
dit : « Lui, messieurs! il est simple comme un enfant. S'il a fait des fautes , 
« «'est donc par bêtise plutôt que par malice. » Il fit, en effet, venir un con- 
fesseur, qui l'exhorta à des prières ou à des aumônes. « Pour des aumônes, 
« dit La Fontaine, je n'en puis faire, je n'ai rien; mais on fait une nou- 
« Velle édition de mes Contes, et le libraire m'en doit donner cent exem- 
« plaires. Je vous les donne, vous les ferez vendre pour les pauvres. » 
D. Jérôme, le célèbre prédicateur, qui m'a raconté ce fait, m'a assuré 
que le confesseur, presque aussi simple que son pénitent , était v^u le con- 
sulter pour savoir s'il pouvait recevoir cette aumône. 



DE JEAN RACINE. 120 

pi^nt, ou voulait toujours parler de Platon, dont il avait fait 
une étude particulière dans la traduction latine. Il cherchait à 
connaître les anciens par la conversation , et mettait à profit 
celle de mon père, qui lui faisait lire quelquefois des morceaux 
d^Homère dans la traduction latine. Il n'était pas nécessaire 
de lui en faire s^tir les beautés , il les saisissait : tout ce qui 
était beau le frappait. Mon père le mena un jour à Ténèbres ; et, 
s*apercevant que Toffice lui paraissait long , il lui donna, pour 
Toccuper, un volume de la Bible , qui contenait les Petits Pro- 
phètes. 11 tombe sur la prière des Juifs , dans Baruch ; et , ne 
pouvant se lasser de Tadmirer, il disait à mon père : « C'était 
<( ^n beau génie que Baruch : qui était-il? » Le lendemain , et 
plusieurs jours suivants , lorsqu'il rencontrait dans la rue quel- 
que personne de sa connaissance, après les compliments ordi- 
naires il élevait sa voix pour dire : « Avez- vous lu Baruch? 
a C'étaitun beau génie* » 

Après avoir mangé son bien , il conserva toujours son carac- 
tère de désintéressement. Il entrait à l'Académie, et la barre 
étant tirée au bas des noms , il ne devait pas , suivant l'usage , 
avoir part aux jetons de cette séance. Les académidens , qui 
l'aimaient tous, dirent, d'un commun accord, qu'il fallait, 
en sa faveur , fiedre une exception à la règle : a Non , messieurs , 
(( leur dit-il , cela ne serait pas juste. Je suis venu trop tard, ' 
<( c'est ma faute. x> Ce qui fut d'autant mieux remarqué , qu'un 
moment auparavant un académiden extrêmement riche, et 
qui , logé au Louvre, n'avait que la pdne de descendre de son 
appartement pour venir à l'Académie, en avait entr'ouvert 
la porte, et ayant vu qu'il arriv(dt trop tard , avait refermé la 
porte, et était remonté chez lui. Une autre fois , La Fontaine 
alla de trop bonne heure à TAcadémie par une raison diffé- 
rente. Étant à table chez M. Le Verrier , il s'ennuie de la cou- 
versatiott, et se lève. On lui demande où il va; il répond : 
ce A l'Académie. » On lui représente qu'il n'est encore que 
deux heures : a Je le sais bien, dit-il; aussi je prendrai le 
c( plus long. )> 

Si je voulais rapporter plusieurs traits de son inconcejvable 
simplicité, je m'écarterais dans une digression qui ne serait pas 

RAOlNE. — T. I. 



130 MÉMOIRES SUR LA VIE 

ennuyeuse, mais qui deviendrait trop longue. Je n*en rappor- 
terai que deux. 

Le fait de M. Poignan, que M. i'abbé d'Olivet raconte dans 
son Histoire de V Académie Française, est très-véritable. Ce 
M. Poignan, ancien capitaine de dragons, était de La Ferté^ilon, 
et, ami de mon père dès l'enfance , le fit son héritier en partant 
pour sa première campagne. Il lui laissait, par son testament , 
un petit bien qu'il avait à La Ferté-Milon. Il mourut après avoir 
mangé ce bien, et mon père paya les frais de sa maladie et de 
son enterrement, par reconnaissance pour le testament. Voici 
comme j'ai entendu raconter Tafteire singulière qu'eut avec lui 
La Fontaine. Quelqu'un s'avise de lui demander pourquoi il 
souffre que M. Poignan aille chez lui tous les jours : a Eh! 
<( pourquoi , dit La Fontaine , n'y vi^Mlrait-il pas ? C'est mon 
« meilleur ami. — Ce n'est pas , répond-on , ce que dit le pu- 
er blic: OH prétend qu'il ne va chez toi que pour madame de La 
c( Fontaine. — Le public a tort , reprend-il; mais que faut-il 
« que je fasse à cela 7 » On lui fait entendre qu'il faut demander 
satisfaction, l'épée à la main, à celui qui nous déshonore : « Eh 
t( bien l dit La Fontaine, je la demanderai, d 11 va le lendemain, 
à quatre heures du matin , chez M. Poignan, et le trouve au 
lit : il Lève-toi, dit-H, et sortons ensemble, i» Son ami lui de- 
* tnandeien quoi il a besoin de lui^ et quelle affedre pressée l'a 
rendu si matineux : a Je t'en instruirai, répond La Fontaine , 
c( quand nous serons sortis. x> Poignan se lève, s'habille, sort avec 
lui et le suit jusqu'aux Chartreux, en lui demandant toujours 
où il le mène : a Tu vas le savoir, » répondit La Fontaine, qui 
lui dit enfin, quand ils furent derrière les Chartreux: a Mon 
a ami, il faut nous battre. x> Poignan surpris lui demande en quoi 
il l'a offensé, et lui représente que la partie n'est pas égale : « Je 
« suis un homme de guerre, lui dit-il; et toi tu n'as jamais tiré 
« l'épée. — N'importe, dit La Fontaine, le public veut que je 
(( me batte avec toi. » Poignan, après av^ir résisté inntûément , 
tire son épée par complaisance, se rend aisément le maître de 
celle de La Fontaine, et lui demande de quoi il s'agit : « Le pu- 
blic prétend, lui dit La Fontaine, que ce n'est pas pour moi que 
« tu viens tous les jours chez moi, mais pour ma femme. — Eh ! 



DE JEAN RACINE. 131 

^( mon ami, répond Poignan, Je ne t'aurais pas soupçonné d*une 
x< pareille inquiétude , et je proteste que Je ne métrai plus les 
x( pieds ehez toi. — An contraire, reprend La Fontaine en lui 
K( serrant la main ; j*ai fait ce que le public voulait : maintenant 
t( je veux que tu viennes chet moi tous les Jours, sans quoi je me 
« battrai encore avec toi. d 

Lorsque madame de La Fontaine, ennuyée de vivre aVe<ï son 
mari, se fut retirée à Ghâteau-Thierry , Boileau et mon père di- 
rent à La Fcmtaine que eette séparation tie lui faisait pas bon* 
neur, et l'engagèrent à faire un voyage à Château-Thierry, pour 
s'aller réconcilier avec sa femme. Il part dans la voiture pu- 
blique, arrive chez lui, et la demande. Le domestique, qui ne le 
connaissait pas, répond que madame est au salut. La, Fontaine 
va ensuite chez un ami, qui lui donne à souper et à coucher, et 
le régaie pédant deux Jours. La voiture publique retourne à 
Parîs ; il s'y met, et ne songe plus à sa femme. Quand ses amis 
de Paris le revoient, ils lui demandent s'il est réconcilié avec 
elle : c( j'ai été pour la voir, leur dit-il , mi^ je ne l'ai point 
« trouvée ; elle était au salut'. » 

Mon père , de retour de l'armée, allait souvent se délasser 
de ses fatigues dans le Tibur de son cher Horace. Boileau > né 
sans fortune, comme il nous l'apprend dans ses vers, et comme 



* CizeroB-Rival , dans son carieax vohime de Mélanges , rapporte une 
autre anecdote qui mérite de trouver place ici : « Racine , dit-il , s'entre- 
n tenant un jour avec La Fontaine sur la «puissance absolue des rois, La 
K Fontaine, qui aimait l'indépendance et la liberté, ne pouvait s'accommo- 
« der de Vidée que M. Racine lui voulait donner de cette puissance absolue 
<t et isiôèàttte. M. Racine s^ppnyait sur TÉcrilure, qoi parie du choix que le 
« peuple juif voulut faire d'un roi en la personne de Saul, et de l'autorité 
« que ce roi avait sur son peuple. « Mais, répliqua La Fontaine, si les rois 
« sont maîtres de nos biens, de nos vies et de tout, il faut qu'ils aient 
« droit de nous regarder comme des fourmis h leur égard, et je me rends 
« si vous ne faites voir que cela soit «atortsé par l'Écriture. — Eh quoil 
« dit M. Racine, vous ne savez donc pas ce passage de l'Écrttnre : Tan- 
« quamformicx deambulabitis coram rege vestro? » Ce passage était 
« de son invention, car il n'est point dans TÉcriture; mais il le fit pour se 
« moquer de La Fontaine , qui le crut bonnement. » ( Mélanges de Cize- 
ron-Rlval, page â II.) 

9. 



132 MÉMOIRES SUR LA VIE 

son frère Favocat le dit dans cette épigrarome sur uu père qui 
laisse à ses enfonts 



Beaucoup d*honneur, peu d'héritage, 
Dont son fils Tavocat enrage , 



RoileaUy par les bienflBdts du roi, ménagés avec beaucoup d'éco- 
nomie, était devenu un poète opulent D fit, pour enirinm 8,000 
livres, l'acquisition d*une maiscm de campagne à Auteuil; et ce 
lieu de retraite, dont il fut enchanté, le jeta les premières années 
dans la dépense. Il l'embellit, fit son plaisir d'y rassembler quel^ 
quefois ses amis, et y tint table. On juge aisément que ce qui 
faisait rechercher ses repas , c'était moins la chère, quoiqu'elle 
y fût bonne, que les entretiens. Us roulaient toujours sur des 
matières agréables. Les conviés étaient diarmés d'entendre les 
décisions de Roileau, qui n'étaient pas infaillibles quand il par- 
lait de la peinture et de la musique, quoiqu'il prétendit s'y oon- 
nattre. Il n'avait ni pour la peinture des yeux savants , ni pour 
l'harmonie de la musique les mêmes ordlles que pour l'harmonie 
des vers ; au lieu qu'il avait un jugement exquis pour juger des 
ouvrages d'esprit : non qu'il ne fût capable , comme un autre , 
de se tromper ; mais 41 se trompait moins souvent qu'un autre. Il 
fut parmi nous comme le créateur du bon goût; ce fut lui , avec 
Molière, qui fit tomber tous les bureaux du faux bel esprit. La 
protection de l'hôtel de Rambouillet fût inutile à l'abbé Gotin, 
qui ne se releva jamais du dernier coup que Molière lui avait 
porté. 

On n'osait louer devant Boileau les ouvrages de Saint-Évre- 
mond, qui alors séduisaient encore plusieurs admirateurs : de 
pareils ouvrages, selon lui , ne devaient pas vivre longtemps. 11 
ne parlait qu'avec él<^ de ceux de La Bruyère, quoiqu'il le 
trouvât quelquefois obscur, et disait qu'il s'était épargné le plus 
difficile d'nn ouvrage en s'épargnant les transitions. Il assurait 
que Chapelle avait acquis à Ixm marché sa réputation, et qu'ex- 
cepté son Petit Voyage^ qui était excellent , le reste de ses ou- 
vrages était médiocre. ' 

La Pompe funèbre de Voiture, par Sarrasin , lui paraissait 
le modèle d'un ingénieux badinage. Il prétendait que la Conspi- 



DE JEAN RACINE. 133 

ration de Valsiein, par le même auteur, était un pur ouvrage 
d'imagination ; que Sarrasin , qui n'avait eu aucun mémoire » 
' n'avait voulu qu'imiter Salluste dans son Histoire de la Conju- 
ration de Catilina, à qui personne n'avait moins ressemblé que 
Valstein, qui était fort honnête homme, et qui, après avoir servi 
fidèlement l'empereur, périt par les artifices de quelques enne- 
mis, qui firent croire à l'empereur, dont ils gouvernaient l'es- 
pirit, que Valstein avait voulu se faire roi de Bohême; ce qu'on 
n'a jamais pu prouver. 

Boileau ne faisait nul cas des Césars de Julien, non qu'il ne 
trouvât de l'esprit dans cette satire , mais il n'y trouvait point 
de plaisanterie; et la fine plaisanterie était, selon lui, l'âme de 
ces sortes d'ouvrages. Par la même raison, il condamnait des 
Dialogues de morts où le sérieux lui paraissait régner : a Lu- 
(( cien, disait-il, plaisante toujours. » 

Il détestait la basse plaisanterie. J'ai déjà assez fait connaître 
son animosité contre Scarron. « Votre père, me dit-il un jour, 
or avait la faiblesse de lire quelquefois le Virgile travesti, et de 
<r rire; mais il se cachait bien de moi. » 

Il était ami de M. Dader, ce qui ne l'empêchait pas d'en 
(critiquer les traductions : a II fuit les Grâces, disait-il , et les 
a Grâces le fuient. » Et mon père, en parlant des ouvrages que 
M. et madame Dacier donnaient au public comme ouvrages 
communs, faits par eux deux , disait a que , dans leurs produc- 
c( tions d'esprit, madame Dacier était le père. » 

Rien ne montre mieux le cas que les auteurs faisaient du suf- 
frage de Boileau que la deux cent dix-septième lettre de Bayle, 
dans laquelle il écrivit à un ami: a Vous m'apprenez que mon 
a Dictlomiaire n'a point déplu à M. Despréaux ; c'est un bien 
« si grand, c'est une gloire si relevée , que je n'avais garde de 
« l'espérer. Il y a longtemps que j'applique à ce grand homme 
« un éloge plus étendu que celui que Phèdre donne à Ésope : 
(V Nariê emunctœ, naturanunquamcuipotuit verba dare. Il me 
c( semble aussi que l'industrie la plus artificieuse des auteurs ne 
a peut le tromper : à plus forte raison ai-je dû voir que je ne 
« surprendrai pas son suffrage , en compilant bonnement et à 
« l'allemande, et sans me gêner beaucoup sur le choix , une 



^34 MÉMOIRES SUR LA VIE 

a grande quantité de choses. Mon Dictionnaire me paraU, à sod 
« égard, un vrai voyage de caravane, où Von fait vingt ou trente 
a lieues sans trouver un arbre fruitier ou une fontaine, n Per- ' 
sonne n'a mieux jugé de ce Dictionnaire que Bayle lui-m^ne. 

BoUeau lisait parfaitement ses vers y et était attentif , en les 
lisant, à la contenance de ses auditeurs, pour aj^reudre dans 
leurs yeux les endroits, qui les frappaient davantage. U eut un 
jour dans M. te premier président de Harlay un auditeur im- 
mobile , qui, après la lecture de la pièce» dit froidement : 
Voilà de beaux vers. La critique la plus vive VekX moins irrité 
que cet éloge. Il s'en vengea en mettant dans sa onzième sa- 
tire ce portrait, qu'il commençait toujours , quand il le lisait, 
par cet hémistiche :. 

En vain ce faux Gaton , etc. 

Mon père ayant obtenu pour mon frère aine la survivance 
de la charge de gentilhomme ordinaire de Sa Mc^té, le pro- 
duisit à la cour, et eut dessein de rattacher à la oonnaissauce 
des affaires étrangères, sous la protection de M., de Torcy. Mon 
frère fiit diargé de portei: à M. de Bonrepaux , ambassadeur de 
France en Hollande, les dépêches de la cour,, et recommandé 
particulièrement par M. de Torcy à cet ambassadeur. Après 
son départ , la maison fut comme celle de Tobie après te d^art 
du fils. Ce n'étaient qu'inquiétudes sur la santé du voyageur 
et sur sa conduite* Ces alarmes paternelles remplissent les 
lettres que je donne dans le troisième recueil. Toutes ces lettres, 
ainsi que celles de Boileau , font mieiUL connaître ces deux 
hommes que tout autre portrait, parce qu'elles sont écrites à 
la hâte, de même que celles de Cicéron font coimaitre quel 
était son cœur ; au lieu que les lettres de Pline, travaillées avec 
soin, et recueillies par lui-même, ne nous, peuvent Mre juger 
que de son esprit. 

Tandis que mon père espérait , par les proteetioDS qu^il avait 
à la cour, y faire avancer son fils ahié, et lui abréger les pre- 
mières peines de la carrière, il était près de finir ki sienne. 
Boileau a conduit fort loin une santé toiyours infirme : son 
ami, plus jeune et beaucoup plu$ robuste, a beaucoup moins 



DE JEAN RACINE. 135 



o 



vécu. Au reste, sa vie a suffi pour sa gloire; comme dit Ta- 
cite ' de celle de son beau-père , puisqu'il était rempli des vé- 
ritables biens, qui sont ceux de la vertu. 

Il y a grande apparence que sa trop grande soisibilité abré- 
gea ses jours. La connaissance qu'il avait des bommes et le 
long usage de la cour ne lui avaient point appris à déguiser ses 
sentiments. Il est des bmnmes dont le cœur veut toujours être 
libre comme leur génie. Peut-être ne connaissait-il pas assez 
la timide drconspection et la défiance : 

Mais cette défiance 
Fut toujours d'un grand cœur la dernière science. 

Il était d'ailleurs naturellement mélancolique, et s'entrete- 
nait plus longtemps des sujets capables de le chagriner que 
des sujets propres à le réjouir. Il avait ce caractère que se 
donne Gcéron dans une de ses lettres , plus porté à craindre 
les événements malheureux qu'à espérer d'heureux succès : 
Semper magis adverses rerum exitus metuens, quam sperans 
secundos. L'événement que je vais rapporter le frappa trop 
vivement, et lui fit voir comme présent un malheur qui était 
fort éloigné. Les marques d'attention de la part du roi , dont il 
fut honoré pendant sa dernière maladie, durent bien le con- 
vaincre qu'il avait toujours le bonheur de plaire à ce prince. 
Il s'était cependant persuadé ^ue tout était change pour lui, 
et n'eut pour le croire d'autre sujet que ce qu'on va lire. 

Madame de Maintenon, qui avait pour lui une estime parti- 
culière, ne pouvait le voir trop souvent, et se plaisait à l'en- 
tendre parler de différentes matières , parce qu'il était propre à 
parler de tout. Elle l'entretenait un jour de la misère du peu- 
ple : il répondit qu'elle était une suite ordinaire des longues 
guerres; mais qu'elle pourrait être soulagée par ceux qui 
étaient dans les premières places, si on avait soin de la leur 
faire connaître. Il s'anima sur cette réflexion ; et, comme dans 
les'sujets qui l'animaient il entrait dans cet enthousiasme dont 
j'ai parlé, qui lui inspirait une éloquence agréable, il charma 

' « Quantum ad gloriam , longissimum œvum peregit , quippe et vcra botia 
«< qiiœ in yirtniibus sila sunt , impleyerat. » 



IS6 MÉMOIRES SUR LA VIE 

madame de Maintenan, qui lui dit que puisqu'il faisait des 
observations si Justes sur-le-champ, il devait les méditer en- 
core, et les lui donner par écrit, bien assuré que récrit ne 
sortirait pas de ses mains. Il accepta malheureusement la pro- 
position, non par une complaisance de courtisan, mais parce 
qu'il conçut Tespérance d'être utile au public. Il remit à ma- 
dame de Maintenon un Mémoire aussi solidement raisonné 
que bien écrit. Elle le lisait, lorsque le roi entrant chez cile 
le prit, et, après en avoir parcouru quelques lignes, lui de- 
manda avec vivacité quel en était l'auteur. Elle répondit qu'elle 
avait promis le secret. Elle fit une résistance inutile : le roi 
expliqua sa volonté en termes si précis, qu'il fallut obéir. 
L'auteur fut nommé. 

Le roi , en louant son zèle , parut désapprouver qu'un homme 
de lettres se mêlât de choses qui ne le regardaient pas. Il 
ajouta même, non sans quelque air de mécontentement : 
« Parce qu'il sait faire parfaitement des vers, croit-il tout sa- 
« voir? et parce qu'il est grand poète, veut-il être ministre? » 
Si le roi eût pu prévoir l'impression que firent ces paroles , il 
ne les eût point dites. On n'ignore pas combien il était bon 
pour tous ceux qui l'environnaient : il n'eut jamais intention 
de chagriner personne ; mais il ne pouvait soupçonner que ces 
paroles tomberaient sur un cœur si sensible. 

Madame de Maintenon , qui fit instruire l'auteur du Mé- 
moire de ce qui s'était passé, lui fit dire en même temps de ne 
la pas venir voir jusqu'à nouvel ordre. Cette nouvelle le frappa 
vivement. Il craignit d'avoir déplu à un prince àotkt il avait 
reçu tant de marques de bonté. Il ne s'occupa plus que d'idées 
tristes; et quelque temps après il fut attaqué d'une fièvre 
assez violente, que les médecins firent passer à force de quin- 
quina. Il se croyait guéri lorsqu'il lui perça , à la r^ion du 
foie, une espèce d'abcès qui jetait de temps en temps quelque 
matière : les médecins lui dirent que ce n'était rien. Il y fit 
moins d'attention, et retourna à Versailles, qui ne lui parut 
plus le même séjour, parce qu'il n'avait plus la liberté d'y voir 
madame de Maintenon. 

Dans ce même temps , les charges de secrétaire du roi fu- 



DE JEAN RACINE. 137 

rent taxées ; et comme il s'était incommodé pour aeliever le 
payement de la stenne, il se trouvait fort embarrassé d*en payer 
encore la taxe. Il espéra que le roi Ten disp^iserait ; et il avait 
lieu de Tespérer, parce que, lorsqu'en 1685 il eut contribué à 
une somme de cent mille livres que le bureau des finances de 
Moulins avait payée» en conséquence de la déclaration du 
28 avril 1684, il avait obtenu du roi une ordonnance sur le 
trésor royal , pour y aller reprendre sa part, qui montait en- 
viron à quatre mille livres. Pour obtenir la même grâce, il fit 
un placet; eV, n'osant le présenter lui-même, il eut recours à 
des amis puissants, qui voulurent bien le présenter. Cela ne se 
peîU, répondit d*abord le roi, qui ajouta un moment après : 
a S'il se trouve dans la suite quelque occasion de le dédom- 
a mager, j*en serai fort aise. » Ces dernières paroles devaient 
le consoler entièrement. Il ne fit attention qu'aux premières ; 
et, ne doutant plus que l'esprit du roi ne fût changé à son^ 
égard, il n'en pouvait trouver la raison. Le Mémoire que 
l'amour du bien public lui avait inspiré, et qu'il avait écrit 
par obéissance, et confié sous la promesse du secret , ne lui pa- 
raissait pas un crime. Ce n'est point à moi à examiner s'il se 
trompait ou non; je ne suis qu'historien. Trop souvent occupé 
de son malheur, il cherdiait toujours en lui-même quel était 
son crime, et ne pouvant soupçonner le véritable , • il s'en fit 
un dans son imagination. Il s'imagina qu'on avait rendu sus- 
pecte sa liaison avec Port-Royal. Pour justifier une liaison si 
naturelle avec une maison où il avait été élevé , et où il avait 
une tante, il écrivit à madame de Maintenon la lettre sui- 
vante, que je ne rapporte pas entière, parce qu'elle est un peu 
longue : 

n A Marly, le 4 mars 1698. 

« Madame, 

«r J'avais pris le parti de vous écrire au sujet de la taxe qui 
<t a si fort dérangé mes petites affaires. Mais , n'étant pas con- 
c( tent de ma lettre , j'avais dressé un Mémoire, que M. le ma- 
« réchalde s'offrit généreusement de vous remettre entre 



138 MEMOIRES SUR LA VIE 

c( les mains.... Voilà tout naturellement comme je me suis 
« conduit dans cette affaire; mais j'apprends que j'en ai une 
c( autre bien plus terrible sur les bras.... 

(V Je TOUS avoue que lorsque je faisais tant chanter dans 
cr Esther : Rois, chassez la calomnie , je ne m'attendais pas 
« que je serais moi-même un jour attaqué par la calomnie.... 
cr Ayez la bonté de vous souvenir, madame, combien de fois 
<( vous avez dit que la meilleure qualité que vous trouviez en 
a moi c'était une soumission d'enfant pour tout ce que l'Église 
a croit et ordonne, même dans ies plus petites choses. J'ai 
« fait par votre ordre plus de trois mille vers sur des sujets de 
(( piété. J'y ai parlé assurément de l'abondance de mon cœur, 
« et j'y ai mis tous les sentiments dont j'étais rempli. Vous est- 
er il jamais revenu qu'on ait trouvé un seul endroit qui appro- 
i( chat de l'erreur?... 

« Pour la cabale, qui est-ce qui n'en peut point être accusé , 
i( si on en accuse un homme aussi dévoué au roi que je le suis , 
« un homme qui passe sa vie à penser au roi , à s'informer des 
<x grandes actions du roi, et à inspirer aux autres les senti- 
es ments d'amour et d'admiration qu'il a pour le roi ? J'ose 
(( dire que les grands seigneurs m'ont bien plus pechei*ché que 
« je ne les recherchais moi-même ; mais , dans quelque com- 
« pagnie que je me sois trouvé , Dieu m'a fait la grâce de ne 
(( rougir jamais ni du roi ni de l'Évangile. Il y a des témoins 
« encore vivants qui pourraient vous dire avec quel zèle on 
« m'a vu souvent eombattre de petits chagrins qui naissent 
« quelquefois dans l'esprit des g^s cpie le roi a le plus com- 
a blés de ses grâces. Hé quoi! madame, avec quelle conscience 
« pourrai-je déposer à la postérité cpe ce grand prince n'ad- 
c( mettait point les faux rapports contre les personnes qui lui 
(c étaient le plus inconnues, s'il faut que je fasse moi-même 
(( une si grande expérience du contraire? Mais je sais ce qui 
« a pu donner lieu à cette accusation. J'ai ube tante qui est 
^ supérieure de Port-Royal , et à laquelle je crois avoir des 
a obligations infinies. C'est elle qui m'apprit à connaître Dieu 
a dans mon enfance, et c'est elle aussi dont Dieu s'est servi 
(( pour me retirer de l'égarement et des misères où j'ai été en- 



DE JEAN RACINE. taî> 

« gagé pendant quinze années Elle m*a demandé, dans 

« quelque occasion, mes.serviees. Pouvais-je, sans être le der- 
« nier des hommes» lui refuser mes petits secours? Mais à 
H qui est-ce f madame, que je m'adressai pour la secourîr? 
« j'allai trouver le P. de La Chaise, qui parut trèsr-content de 
(Y ma franchise, et m'assura, en m'embrassant , qu'il serait 
H toute sa vie mon serviteur et mon ami. . . 

« Du reste, je puis vous protester devant Dieu que je ne 
« connais ni ne fréquente aucun homme qui soit suspect de la 
c( moindre nouveauté. Je passe ma vie le plus retiré que je puis 
« dans ma famille , et ne suis, pour ainsi dire, dans le monde 
u que lorsque je suis à Marly. Je vous assure, madame, que 
« rétat où je me trouve est très^digne de la compassion que je 
<c vous ai toujours vue pour les malheureux. Je suis privé 
c( de rhonneur de vous voir. Je n'ose presque plus compter sur 
H votre protection , qui est pourtant la seule que j'aie tâché 
« de mériter. Je cherchais du moins ma consolation dans mon ' 
« travail : mais jugez quelle amertume doit jeter sur ce travail 
<( ta pensée que ce même grand prince, dont je suis continuelle- 
« ment occupé, me regarde peut*être comme un homme plus 
« digne de sa colère que de ses bontés 1 

(( Je suis avec un profond respect. » 

Cette lettre, quoique bien écrite , ne fut point approuvée de 
tous ses amis. Quelques-uns lui représentèrent qu'il y annon- 
çait des fi^yeurs qu'il ne devait point avoir, et qu'il se justi- 
fiait lorsqu'il n'était pas même soupçonné. Et de quoi soup- 
çonner^ en effet, un homme qui marche par des voies si unies? 

lï avait, à la vérité, essuyé quelques railleries imites inno- 
cemment. Comme il était bon, et empressé à rendre service, 
tes paysans des environs de Port-Royal qui l'y voyaient venir, 
et entendaient dire qu'il demeurait à Versailles, allaient, à 
<;ause du voisinage , l'y chercher pour lui recommander leurs 
affaires. Ces bonnes gens le croyaient un homme très-puissant 
à la cour, el allaient implorer sa protection r les uns pour quel- 
ques procès, les autres pour quelque diminution de tailles. 
S'ils n'en étaient pas toujours secourus , ils en étaient toujours ^ 
bien reçus. Ces fréquentes visites lui attirèrent quelques plai- 



1 



HO MÉMOIRES SUR LA VIE 

saoteries : madame de Maintenon en faisait elle-même; on le 
verra par un endroit de ses lettres que je rapporte. On y verra 
aussi ce qu'elle y dit de sa mort toute chrétienne , et coml>ien 
elle en fut édifiée. Elle le plaisantait parce qu'elle connaissait 
sa droiture , et qu'elle a toujours dit de lui que dans la religion 
il était un enfuit. 

Boileau, par cette même raison, le plaisantait aussâ. Ni l'un 
ni l'autre» comme je l'ai déjà remarqué, n'étaient fins courti* 
sans; et tous deux, en fréquentant la cour, pouvaient se dire 
l'un à l'autre : 

Quel séjour étranger, et pour vous et pour moi !' 

Boileau, qui y portait sa franchise étonnante, ne retenait 
rien de ce qu'il pensait. Le roi lui disait un jour : a Quel est 
a un prédicateur qu'on nomme Le Toumeux ? On dit que 
(c tout le monde y court : est-il si habile? ~ Sire, reprit Bdleau, 
« Votre Majesté sait qu'on court toujours à la nouveauté : c'est 
« un prédicateur qui prêche l'Évangile. » Le roi lui demanda 
son sentiment. Il répondit : a Quand il monte en chaire, il fait 
<s si peur par sa laideur, qu'on voudrait l'en voir sortir; et 
or quand fi a commencé à parler, on craint qu'il n'en sorte, d 
On disait devant lui, à la cour, que le roi foisait chercher 
M. Amauld pour le foire arrêter : a Le rd, dit-il, est trop 
« heureux pour le trouver. » Une autre fois , on lui disait que 
le roi allait traiter fort durement les religieuses de Port-Royal ; 
il répondit : a Et comment fera-t-il pour les traiter plus dure- 
ce ment qu'dies ne se traitent elles-mêmes? o 

a Vous avez, lui disait un jour mon père , ua privUége que 
a je n'ai point : vous dites des choses que je ne dis jamais, 
(c Vous avez plus d'une fois loué dans vos vers des personnes 
a dont les miens ne disent rien. Tout le monde devine aisé- 
<« ment votre rime à l'Ostracisme. C'est vous qu'on doit ac- 
(f cuser, et cependant c'est moi qu'on accuse. Quelle en peut 
ce être la raison? — Elle est toute naturelle, répondit Boileau : 
a vous allez à la messe tous les jours, et moi je n'y vais que 
^ c( les fêtes et les dimaûches. » C'était ainsi que ses meilleurs 
amis le plaisantaient sur ses inquiétudes mal fondées, qui 



DE JEAN RACINE. 141 

augmentèrent cependant par le chagrin de ne plus voir ma- 
dame de Maintenon , à laquelle il était sincèrement attaché. 

Elle arait aussi une grande envie de lui parler; mais^ 
comme il ne lui était plus permis de le, recevoir chez elle, 
rayant aperça un jour dans le Jardin de Versailles , elle s*écarta 
dans une allée , pour qu'il put Fy joindre. SiU^t qu'il fut près 
d'elle, elle lui dit : « Que craignez-vous? C'est moi qui suis 
a cause de votre malheur; il est de mon intérêt et de mon 
a honneur de réparer ce que j'ai fait. Votre fortune devient 
a la mienne. Laissez passer ce nuage : je ramènerai le beau 
a temps. — Non, non, madame, lui répondit-il, vous ne le 
« ramènerez jamais peur moi. —Et pourquoi, reprit-elle, 
a avez-vous une pareille pensée? Doutez-vous de mon cœur, 
« ou de mon crédit? » 11 lui répondit : a Je sais', madame, 
« quel est votre crédit, et je sais quelles bontés vous avez 
(S pour moi^ mais j'ai une tante qui m'aime d'une ftçon bien 
(( différente. Cette sainte fille demande tous les jours à Dieu 
a pour m(ri des disgrâces, des humiliaticms , des sij^ets de pé- 
a nitence; et elle aura plus de crédit que vous. » Dans le mo- 
ment qu'il parlait, on entendit le bruit d'une calèche : a C'est 
a le roi qui se promène, s'écria madame de Maintenon; ca- 
c( chez-vous. j» Il se sauva dans un bosquet. 

Il fit trop de réflexions sur le cbangement de son état à la 
cour : et, quelque pénétré de joie , comme chrétien , de ce que 
Dieu lui envoyidt des humiliations, l'homme est homme, et, 
dans un cœur trop sensible, le chagrin a bientôt porté son 
coup mortel. Sa santé s'altéra toUs les jours, et il s'aperçut 
que le petit abcès qu'il avait près du foie était refermé ' : il 
craignit des suites fâcheuses, et aurait pris sur-le-champ le parti 
de se retirer pour toujours de la cour» sans la considération de 
sa famille, qui, n'étant pas riche, avait un très-grand besoin de 
lui. Dans le bas âge où j'étais, j'en avais plus besoin qu'un autre. 

' « Il s'écria, dit M. de Valincour, qu*U était un homme mort, descen- 
ndit dans sa chambre, et se mit au lit. » 11 eut raison de s*efTrayer; mais, 
quand on n*a encore ni fièvre ni aucun mal , on ne se met point au lit, on 
n'y reste pas. Tout cet endroit de la lettre de M. de Valincour montre qu'il 
était fort distrait quand il l'écriTit. (L. R. } 



142 MEMOIRES SUR LA VIË 

Il projetait de s*occaper dans sa retraite de mon édaeation \ 
et qnel préeeptear j'aurais en! Mds il pensait en même temps 
qa*i( me deyiendrait inntile dans la suite, s'il cessait de cul- 
tiver les protecteurs qu'il avait à la cour : c'était cette seule 
raison qui depuis un an l'y faisait rester. Il y retourna ^core 
plusieurs fois, et il avait toujoufs l'honneur d'iq^prodier de 
Sa Majesté. Mais on verra y dans ses dernières lettres, le peu 
d'empressement qu'il avait de se montrer à la cour, parce qu'il 
n'y paraissait plus avec cet air de contentement qu'il avait 
toujours eu. Il ne savait pas l'affecter; et, pour déguiser son 
visage, il n'avait point cet art qu'il avait lui-même recom- 
mandé aux courtisans , dans Esther : 

Quiconque ne sait pas dévorer un affront , 
Ni de fausses couleurs se déguiser le fh)nt , 
Loin de l'aspect des rois , qu*il s*écarte , qu'il fbie : 
Il est des contre-temps qu'il faut qu'un sage essuie. 

Il n'avait plus d'autre plaisir que celui de mener une vie 
retirée dans son ménage, et de s'y dissiper avec ses enfants. 

Enfin, un matin, étant à travailler dans son cabinet, il se 
sentit accablé d'un grand mal de tôte; et, voyant qu'il ferait 
mieux de se coucher que de continuer à lire, il descendit dans 
sa chambre. J'y étais, et je me souviens qu'il nous dit, pour ne 
nous point effirayer : a Mes enfants, je crc^ que j'ai un peu de 
(T fièvre; mais ce n'est rien, je vais pour quelque temps me 
a mettre au lit. » Il s'y mit, et n'en sortit plus : sa maladie 
fut longue. On n'en soupçonna pas la cause, quoiqu'il se plai- 
gnit toujours d'une douleur au côté droit, et qu'il eût souvent 
dans sa chambre les médecins de la cour, qui le vraaient voir 
par amitié. Il fut honoré aussi des visites de plusieurs grands 
seigneurs , qui l'assuraient que le roi leur demandait souvent 
de ses nouvelles. Ils ne disaient rien que de vrai. Louis- XIV 
eut même la bonté de lui faire connaître l'intérêt qu'il pre- 
nait à sa santé; et je ne fais ici que copier M. Perrault dans 
ses Hommes illustres : a Sa Majesté envoya très-souvent savoir 
(c de ses nouvelles pendant sa maladie, et témoigna du déplai- 
a sir de sa mort, qui fut regrettée de toute la cour et de toute 
« la ville. D 



DE JEAN RACINE. 143 

Ses douleurs corameuçant à devenir très-aiguës , il les re- 
çut de la main de Dieu avec autant de douceur que de sou- 
mission : et Ton ne doit point croire ce que le père Niceron 
a copié d'après M. de Yalincour', et ce que je contredis, 
parce que je m'en suis exactement informé*. Il n'est point 
vrai qu'il ait jamais demandé s'il n'était pas permis de faire 
cesser sa maladie et sa vie par quelques remèdes. J'ai toujours 
trouvé dans M. de Yalincour un ami fort vif pour moi, et je 
lui ai eu dans ma jamesse plusieurs obligations. Il a des droits 
sur mon cœur; mais la vérité en a davantage : je suis obligé, 
* en pareille occasion, de dire qu'il s'est trompé. Tous ceux qui 
venaient consoler le malade étaient d'autant plus édifiés de sa 
patience, qu'ils connaissaient la vivacité de son caractère. 
Tourmenté pendant trois semaines d'une cruelle sécheresse de 
langue et de gosier, il se contentait de dire : a J'offre à Dieu 
a cette peine : puisse-t-elle expier le plaisir que j'ai trouvé 
a souvent aux tables des grands I d Un prêtre de Saint-André- 
des-Arcs^, son confesseur depuis longtemps, le soutenait par 

' Un malade plda de religioD, et aussi éclairé, ne demande point si la 
chose est permise; il peut dire seulement que si elle était permise , la dou- 
leur Vy forcerait : c^est peut-être ce que M. de Yalincour a voulu dire. 
(L. R.) 

* Louis Racine , préparant une édition des œuvres de son père, en 1742, 
consulta son frère aîné, J.-B. Racine, sur le fait rapporté par M. de Ya- 
lincour et le père Niceron. Son flrère lui répondit en ces termes * : « 11 n^ a 
« pas un mot de vrai dans ce que vous me mandez de l'exclamation de mon 
» père sur la douleur. Jamais homme n*a craint davantage ni môme souf- 
'« fert plus impatiemment la douleur, mais jamais homme ne Ta reçue de 
«< la main de Dieu avec plus de soumission; si bien que, quelques jours 
<c avant sa mort , sur ce que Je lui disais que tous les médecins espéraient 
« de le tirer d^affaire, il m'adressa ces belles paroles : « Us diront ce quMls 
« voudront; laissons-les dire : mais vous , mon fils, voulez- vous me tromper, 
« et vous entendez- vous avec eUXP Dieu est le maître; mais je puis vous 
« assurer que 8*il me donnait le choix ou de la vie ou de la mort, je ne sais 
«( ce que je choisirais; les tnà$ en sont faits. » Ce Airent ses propres paroles. 
« Jugez si c'est là le langage d'un homme qui succombe à la douleur. » 

^ Madame de Maintenon citait l'exemple de Racine à madame de La 
Maisonfort , qui ne voulait se confesser qu'à on homme d'esprit. « Le plus 

^ * Nous croyons devoir rétablir ici la réponse entière, telle qu*ellc est dans le manuscrit 
original. 



144 MEMOIRES SUR LA VIE . 

ses exhortations; et M. Tabbé Roileau, ehanoine de Safttt- 
Honoré , y venait joindre les siennes. 

J'étais souvent dans la chambre d'un malade si cher; el 
ma mémoire me rappelle les firéquentes lectures de j^été qu'il 
me £aisait faire auprès de son lit , dans Jes livres à ma portée. 
Il pria M. RoUin de vdller sur mon éducation, quand je serais 
en âge de profiter de ses leçons; et M. Roliin a eu dans la 
suite cette bonté. 

Lorsqu'il fut perâuadé que sa maladie finirait pai" la mort, 
il chargea mon frère d'écrire une lettre à M. de Gavoye pour 
le prier de solliciter le payement de ce qui lui était dû de sa 
pension, afin de laisser quelque aident comptant à sa famille. 
Mon frère fit la lettre , et vint la lui lire : a Pourquoi, lui dit4l, 
€( ne demandez-vous pas aussi le payement de la pension de 
a Roileau? Il ne faut point nous séparer. Reoommaieez votre 
c( lettre; et faites connaître à Roileau que j'ai été son ami 
« jusqu'à la mort, b Lorsqu'il lui fit son dernier adieu, il se 
leva sdr son lit, autant que pouvait lui permettre le peu de 
forces qu*il avait, et lui dit, en l'embrassant : a Je regarde 
« comme un bonheur pour moi de mourir avant vous. » 

On s'était enfin aperçu que cette maladie était causée par un 
abcès au foie; et quoiqu'il ne fiît plus temps d'y apporter re- 
mède, on résolut de lui faire l'opération. Il s'y prépara avec 
une grande fermeté, et en même temps il se prépara à la 
mort. Mon frère s'étant approché pour lui dire qu'il espérait 
que l'opération lui rendrait la vie : a Et vous aussi, mon fils, 
« lui répondit-il, voulez-vous faire comme les médecins, et 
a m'amuser? Dieu est le maître de me rendre la vie; mais les 
cr frais de la mort sont faits. » 



« simple, lui dit-elle, est le meilleur pour vous, et vons devez vous y sou- 
« mettre en enfant. Comment surmonterez-Tous les croix que Dieu vous 
» enverra dans le cours de votre vie, si un accent normand on picard vous 
« arrête , et si vous vous dégoûtez d'un homme , parce qu'il n'est pas aussi 
« sublime que Racine? Il vous aurait édifiée, le pauvre homme, si vous 
« aviez vu son humilité dans sa maladie , et son repentir sur cette recherche 
« de Tesprit. II ne demanda \xi\ni , dans ce temps-là , un directeur à la 
« mode : il ne vit qu*un bon prêtre de sa paroisse. » 



BE JEAN RACINE. i jr, 

Il eo avait eu toute sa vie d'extrêmes frayeurs, que la reli> 
gion dissipa entièrement dans sa dernière maladie : il s'occupa 
toujours de son dernier moment^ qu'il vit arriver avec une 
tranquillité qui surprit et édifia tous ceux qui savaient corn* 
bien il Favait appréhendé. 

L'opération fut faite trop tard; et, trois Jours après, il 
mourut, le 21 avril. 1699^ âgé de cinquante-neuf ans, après 
avoir reçu ses sacrements avec de grands sentiments de piété , 
et avoir recommandé à ses enfants beaucoup d'union entre eux 
et de respect pour leur mère. 

Il avait depuis longtemps écrit ses dernières dispositions 
dans cette lettre, datée du 28 octobre 1685 : 

a Gomme Je suis incertain de l'heure à laquelle il plaira à 
c( Dieu de m'appeler, et que Je puis mourir sans avoir le 
a temps de déclarer mes dernières intentions, j'ai cru que je 
i( ferais bien de prier ici ma femme de plusieurs petites choses, 
« auxquelles j'espère qu'elle ne voudra pas manquer. 

a Premièrement, de continuer à une bonne vieille nourrice 
a que j'ai à La Ferté-Milon, jusqu'à sa mort, quatre francs ou 
a cent sous par mois, que je lui donne depuis quelque temps 
c( pour lui aider à vivre. 

«r 2^ Je d<mne une somme de 500 livres aax pauvres de la 
c( paroisse de Saint- André '. 

a Z"* Pareille somme à ma sœur Rivière , pour distribuer à 
« de pauvres parents que j'ai à La Ferté-Milon. 

(( 4^ De donner 300 livre43 aux pauvres de la paroisse de 
« GriviUer. 

« Ces sonunes prises sur ce que je pourrai laisser de bien. 

ii Je la prie de remettre entre les mains de M. Despréaux tout 
« ce qu'elle me trouvera de papiers concernant l'histoire du roi. 

<c Fait dans mon cabinet, ce 29 octobre 1 685 '. 

a Ràcinb. » 

^ Le mot Saint'André est effacé. Racine a mis en renvoi : Saint-Seve^ 
rin,cê 12 novembre 1686. Depuis, il a effacé Saill^Set;6rin , et mis au- 
dessus Saint'Sulpice, Ce sont les trois paroisses dans Tarrondissement des- 
quelles U a successÎTement demeuré. (G.) 

' Nous avons cru devoir rétablir ici dans son entier cette pièce touchante, 

BACINE. — T. I. fo 



14C MÉMOIRES SUR LA VIE 

Avec cette lettre on troaya un testament qae je rapporte, 
quoique déjà inséré dans son éloge par M. Perrault : 

a AU NOM DU PÀAS BT DU PILS BT DU SAINT-BSJPAIT. 

c( Je désire qu'après ma mort mon corps soit porté à Port- 
er Royal-des-Champs, et qu*il y soit inhumé dans le cimetière , 
(( au pied de la fosse de M. Hamon. Je supplie très-humblement 
u la mère abbesse et les religieuses de vouloir bien m' accorder 
(( cet honneur, quoique je m'en reconnaisse très-indigne, et par 
(( les scandales de ma vie passée, et par le peu d*usage que j*ai 
« fait de Texcellente éducation que j* ai reçue autrefois dans cette 
« maison, et des grands exemples de piété et de pénitence que 
« j*y ai vus, et dont je n'ai été qu'un stérile admirateur. Mais 
« plus j'ai offensé Dieu, plus j'ai besoin des prières d'une si 
c( sainte communauté pour attirer sa miséricorde sur moi. Je 
c( prie aussi la mère abbesse et les religieuses de vouloir accepter 
« une somme de huit cents livres. Fait à Paris, dans mon ca- 
c( binet, le 10 octobre 1698. 

a Signé Racine.» 

Comme M. Hamon avait pris soin de ses études après la mort 
de M. Le Maistre, et avait été comme son préeepteur, il avait 
conservé un grand respect pour sa mémoire. Ce Ait par eette 
raison, et parce que d'ailleurs il voulait être dans le cimetière du 
dehors, qu'il demanda d'être enterré à ses pieds. 

En exécution de ce testament, son corps > qui fut d'abord 
porté à Saint-Sulpice, sa paroisse, et mis en dépôt pendant la 
nuit dans le diœur de cette église» fut transporté le Jour suivant 
à Port-Royal, où les deux prêtres de Saint-Sulpice qui l'aocdm- 
pagnèrent Je présentèrent avec les cérémonies et les compli- 
ments ordinaires. Quelques personnes de la cour s'entretenant 
du lieu où il avait voulu être enterré : a C'est ce qu'il n'eût point 
<( fait de son vivant, » dit un seigneur connu par des réflexions 
de cette nature*. 

dont Racine le fils ne rapporte qne les premières Hgnes. Le nuaiuscrit ori- 
ginal est à la Bibliothèque royale. 

' Cette épigramme, assee obscure, signifie probablement que Racine était 



DE JEAN RACINE. 147 

Louis XIV parut sensible à la nouvelle de sa mort; et, ayant 
appris qu'il laissait, à une famille composée de sept enfants, 
plus de gloire que de richesses, il eut la bonté d'accorder une 
pension de deux mille livres, qui serait partagée entre la veuve 
et les enftmts jusqu'au dernier survivant. 

Ma mère, après avoir été faire les remerciments de cette 
grâce , résolue à vivre en veuve vraiment veuve, ne fut point 
obligée, pour exécuter le précepte de saint Paul» de rien chan- 
ger à sa façon de vivre ; elle fut encore pendant trente-trois ans 
uniquement occupée du soin de ses enfants et des pauvres , vit 
avec sa tranquillité ordinaire périr en partie , dans les temps 
du Système ' , le peu de bien qu'elle avait tiché, pour l'amour 
de nous, d'augmenter par ses épargnes; et la mort , qui, sans 
s'être annoncée par aucune infirmité, vint à elle tout à coup, 
le 1 5 novembre 1 739, la trouva prête dès longtemps. 

La mère Sainte^Thècle Radne ne survécut que peu de mois 
à son dier neveu. Elle mourut âgée de soixante^quatorze ans^ 
dont, pendant respace de plus de vingt*-six, S(4t comme prieure^ 
soiteomme abl)e8se, elle avait gouverné le monastère, où elle 
était entrée à l'âge de neuf ans, ayant quitté le monde avant que 
deleoonnaitre. 

Quelques jours après la mort de mon père, Boileau, qui depuis 
longtemps ne paraissait plus à la cour, y retourna pour recevoir 
les ordres de Sa Majesté par rapport à son histoire, dont il se 
trouvait seul chargé ; et comme il lui parlait de l'intrépidité chré- 
tienne avec laquelle mon père avait vu la mort s'approcher : « Je 
i< le sais, répondit le roi , et j'en ai été étonné ; il la craignait 
« beaucoup, et je me souviens qu'au siégea ûand, vous éties 
«r le plus brave des deux. » Lui ayant fait ensuite regarder sa 
montre, qu'il tenait par hasard: a Souvenez* vous, igouta-t*it , 
n que j'ai toujours une heure par semaine à vous donner quand 
(f vous voudrez venir. » Ce fet pourtant la dernière fois que 
Boileau parut devant un prince qui recevait si fiivorablem^t 

trop bon oonrtisao pour donner iewn vîTant cette preuve d'attachement à 
une maison suspecte au roi , et regardée comme le boulevard du jansé- 
nisme. (G. ) — Le mot rapporté par Louis Racine est du comte de Roiicy. 
■ Le système de Law. 

10. 



148 MÉMOIRES SUR LA VTE 

les grands poètes. Il ne retourna jamais à la cour; et lorsque ses 
amis l'exhortaient à s*y roontsrer du moins de temps en temps : 
<( Qu*irai-je y faire ? leur disait-il ; je ne sais plus louer, b 

J'ai parlé jusqu'à présent de tous les ouvrages de mon père , 
excepté de celui que Boiieau» suivant le Supplément de Moréri» 
regardait comme le plus parfait morceau d'histoire que nous 
eussions dans notre langue, et que M. l'abbé d'Olivet, dans 
Y Histoire de l'Académie Française, juge lui devoir donner^ 
parmi ceux de nos auteurs qui ont le mieux écrit en prose, le 
même rang qu'il tient parmi nos poètes. J'espère qu'il aurait ce 
rang,^i les grands morceaux qu'il avait composés sur l'histoire 
du roi subsistaient encore ; mais pour revenir à cette histoire 
particulière, dont il n'a jamais parlé dans sa famille, voici ce 
que nous en avons appris par Roileau. 

Les religieuses de Port-Royal ayant été obligées de présenter 
un Mémoire à M. l'archevêque de Paris, au sujet du partage de 
leurs biens avec la maison de Port-Royal de Paris, mon père, 
toujours disposé à leur rendre service dans leurs affaires tempo* 
relies (comme je l'ai dit), fit pour elles ce Mémoire; et quoiqu'il 
ne contint qu'une explication en peu de mots de leur recette et 
de leur dépense , les premières copies de ce Mémoire, écrites de 
sa main, m'ont fait juger, par les ratures dont elles sont rem- 
plies, que ces sortes d'écrits, où il faut éviter tout ornement 
d'esprit, en se bornant à un style précis et pur, lui coûtaient 
plus de peine que d'autres. C'est dans ce même style qu'il a 
composé en pro^ l'épitaphe de mademoiselle de Vertus, dont la 
longue pénitence l'avait pénétré d'admiration. Monsieur l'ar- 
chevêque de Paris ayant apparemment goûté le style de ce 
Mémoire, et voyant quelquefois mon père à la cour, lui dit que 
puisqu'il avait été élevé à Port-Royal, personne ne pouvait 
mieux que lui le mettre au fait d'une maison dont il entendait 
parler de plusieurs manières très-difTérentes, et qu'il lui deman- 
dait un Mémoire historique, qui l'instruisit de ce qui s'y était 
passé. 

Tous ceux qui ont eu quelque liaison avec mon père ont tou- 
jours reconnu la même simplicité dans ses mœurs que dans sa 
foi) et ont en même temps admiré le zèle avec lequel il se portait 



DE JEAN RACINE. 149 

à servir ses amis. Lorsque M« de Cavoye, tombé dans une es- 
pèce de disgrâce , vint lui cwifier ce qui avait indisposé contre 
lui Sa Majesté, il lui conseilla de se justifier par une lettre qu'il 
offrit de faire lui-même ; et nous fûmes témoins de Tagitation 
dans laquelle il passa les deux jours c^'il employa à composer 
cette lettre , dans laquelle il mit tout Tart que son esprit put lui 
fournir pour faire paraître innocent un seigneur malheureux. 
Avec ce même zèle il écrivit V Histoire de Port-Royaly dans 
Fespérance de rendre favorable à ces religieuses les sentiments 
de leur archevêque , et sans intention , selon les apparences , de 
la rendre publique. U remit cette lûstoire, la veille de sa mort, à 
un ami. J'ai eu plus d'une fois la curiositë d'en demander des 
nouvellesaux personnes capables de m'en donner : leurs réponses 
m'avaient fait croire qu'elle ne subsistait plus, et je croyais 
l'ouvrage anéanti, lorsque j'appris, en 1742, qu'on en avait 
imprimé la première partie. J'ai cherché inutilement de quelles 
ténèbres sortait cette première partie, et par quelles mains elle 
en avait été tirée quarante ans après la mort de T auteur. Les 
personnes curieuses de savoir s'il a achevé cette histoire, c'est-à- 
dire s'il l'a conduite, comme on le prétend, jusqu'à la paix de 
Clément IX , n'en trouveront aucun éclaircissement dans la 
famille'. 

Pour finir ces Mémoires communs à deux hommes étroite- 
ment unis depuis l'âge de dix-sept ou dix-huit ans, il me 
reste à écrire quelques particularités de la vie de Boileau. Les 
onze années qu'il survécut furent onze années d'infirmités et de 
retraite. Il les passa tantôt à Paris, tantôt à Auteuil, où il ne 
recevait plus les visites que d'un très-petit nombre d'amis. Il 
voulait bien y recevoir quelquefois la mienne, et s'amusait 
même à jouer avec moi aux quilles : il excellait à ce jeu, et je 
l'ai vu souvent abattre toutes les neuf d'un seul coup dé boule : 
a II faut avouer, disaiMl à ce sujet, que j'ai deux grands talents, 
a aussi utiles l'un que l'autre à la société et à un État : l'un de 
(c bien jouer aux quilles , l'autre de bien faire des vers. » La 

' Voyez la préface de VHistoire de Port-Royal. Le coramenlateur y a 
prouvé que Racine est l'auteur de la seconde partie de cette histoire, qu^oa 
a mal à propos attribuée à Boileau. 



150 MÉMOIRES SUR LÀ VIE 

bonté qu'il avait de se prêter à ma conversatioti flattait infini- 
ment mon amour-propre , qui lut cependant fort humilié dans 
une de ces vîntes , que je lui rendis malgré moi. 

J'étais en pliilosophie au collège de Beauvais, et j'avais 
fait une pièce de douze vers français , pour déplorer la des* 
tinée d'un ehien qui avait s^vi de victime aux leçons d'ana- 
tomie qu'on nous donnait. Mm mère» qui avait souvent en- 
tendu parler du danger de la passion des vers > et qi9d la craignait 
pour moi, après avoir porté cette pièce à Boileau^ et lui avoir 
représenté ce qu'il devait à la mémdre de son ami , m'ordonna 
de l'aller voir. J'obéis; j'allai chez lui en tremblant, et j'en- 
trai comme un criminel. Il prit un air sévère ; et après m'avoir 
dit que la pièce qu'on lui avait montrée était trop peu de 
chose pour lui faire connaître si j'avais quelque génie : « Il faut, 
« ajoute*-t-il , que vous soy^ bien hardi pour os^ fkire des 
« vers avec le nom que vous portez» Ce n'est pas que je regarde 
(( comme impossible que vous deveniez un jour capal>le d'en 
« faire de bons; mais je me méfie de tout ce qui est sans 
<i exempte : et depuis que le monde est monde, on n'a pc^nt 
« vu de grand poète fils d'un grand poète. Le cadet de Cor- 
a neille n'était point tout à fait sans génie; il ne sera jamais 
« cependant que le très-petit Corneille. Prenez bien garde 
« qu'il ne vous en arrive autant I Pourrez- vous d'ailleurs vous 
(V dispenser de vous attacher à quelque occupation lucrative, 
<( et croyez- vous que celle des lettres en soit une? Vous êtes le 
« fils d'un homme qui a été le plus grand poète de son siècle , 
« et d'un ^ècle où le pHnce et les mlnisti*és allaient aunievant 
<( du mérite pour le récompenser : vous devez savoir mieux 
« qu'un autre à quelle fortune conduisefit les vers. » La sin- 
cérité qui a régné dans cet ouvmge m'a feit rappeler ee sermon, 
dont j'ai fort mal profité. 

L'auteur du Bûkeana n'était pas lié assez perticulièffement 
avec lui pour bien fiftire le recudl qu'U a veiulu faire. Il avait 
donné au public quelques satires dont BoUeau n'avait pas parlé 
avec admiration , ce qui avait jeté beaucoup de froideur entre 
eux deux. « Il me vient voir rarement, disait Boileau, parce 
« que quand il est avec moi, il est toujours embarrassé de 



X 



DE JEAN RACINE. i6t 

c( SOU mérite et du mien, d Le P. Malebranche s'entretenait 
avec lui de sa dispute avec M. Amauld sur les idées , et pré- 
tendait que M. Arnaidd ne l'avait Jamais entendu : « Eh I qui 
c( donc, mon père, reprit Bolleau , voulez-vous qui vous en- 
« tende? » 

Lorsqu'il avait donné au public un nouvel ouvrage , et qu'on 
venait lui dire que les mtiques en parlaient fort mal : a Tant 
« mieux ! répondait-il ; les mauvais ouvrages sont ceux dont 
« on ne parle pas. » La manière dont on critique encore aujour- 
d'hui les siens fait assez voir qu'on en parle toujours. 

Ce grand poète, qui , de son vivant , triompha de l'envie sur 
un amas prodigieux d'éditions qui se renouvelaient tous les 
ans , certain du contentement dupublic , s'est presque vu dans 
sa postérité. Il est pourtant le seul de nos poètes qui par sa 
mort n'ait pas fait taire l'envie , dont il triomphe encore par 
les éditions de ses ouvrages, qui se renouvellent sans cesse 
parmi nous ou dans les pays étrangers. Jamais poète n'a été 
plus imprimé, traduit, commenté et critiqué; et il y a appa- 
rence qu'il vivra toujours, parce que, comme il réunit le vrai 
de la pensée à la Justesse de Texpression , ses vers restent aisé- 
ment dans la mémoire ; en sorte que ceux mêmes qui ne l'ad- 
mirent pas , le savei^ par cœur. 

L'écrivain qui a lait de lui l'éloge qui se trouve dans le 
Supplément au Nécrdoge de Port-Royal, « le loue d'avoir 
« asservi aux lois de la pudeur la plus scrupuleuse un genre 
<c de poésie qui Jusques à lui n'avait emprunté presipie tous 
« ses agrémafits que des charmes dangereux que la licence et 
<c le libertinage offrent aux cœars corrompus. Il est dit encore 
(f dans cet éloge que l'équité , la droiture et la bonne foi pré- 
« sidèrent à toutes ses actions ; et on en donne pour exemple 
« la restitution des revenus du bénéfice dont J'ai parié au 
a commenoement de ces MéoK^es : restitution qu'il ^ sans 
« consulter personne. Ne prenant avis que de la entote de 
c( Dieu , qui fottMjours présent à son eceur, il se ilémit du 
c( bénéfice entre les mains de M. de Buzanval , qui en était le 
w collateur , ne voulant pas même charger sa conscience du 
« choix de son successeur. » 



t52 MÉMOIRES SUR LA VIE 

Boursauit, dans ses lettres» rapporte sa conversation sur 
les bénéfices avec un abbé qui m avait plusieurs, et qui lui di- 
sait : G Cela est bien bon pour vivre. — Je n'en doute point, lui 
« répondit Boileau ; mais pour mourir, monsieur Tabbé, pour 
(( mourir I» 

Interrogé dans sa vieillesse s*il n'avait point changé d'avis 
sur le Tasse, il assura que, loin de se repentir de ce qu'il en 
avait dit, il n'en avait point assez dit, et en donna les raisons 
que rapporte M. Fabbé d'Olivet dans YHistoire de r Académie 
Française. 

La réponse d'Antoine, son jardinier d'Auteuil, au P. Bou- 
hours, fut telle que Brossette la rapporte dans son Commen- 
taire. Antoine condamnait le second mot de TÉpitre qui lui 
était adressée, prétendant qu'un jardinier n'était pas un valet. 
C'était le seul mot qu'il trouvait à critiquer dans les ouvrages 
de son maître. 

Quoique Boileau aimât toujours sa maison d'Auteuil et n'eût 
aucun besoin d'argent, M, Le Verrier lui persuada de la lui 
vendre, en l'assurant qu'il y serait toujours également le maître, 
et lui faisant promettre qu'il s'y conserverait une chambre 
qu'il viendrait souvent occuper. Quinze jours après la vente , 
il y retourne, entre dans le jardin, et n'y trouvant plus un 
berceau sous lequel il avait coutume d'aller rêver, appelle An- 
toine , et lui demande ce qu'est devenu son berceau. Antoine 
lui répond qu'il a été détruit par ordre de M. Le Verrier. Boi- 
leau , après avoir rêvé un moment , remonte dans son carrosse , 
en disant : a Puisque je ne suis plus le maître ici, qu*est-K% 
« que j'y viens faire? » Il n'y revint plus. 

On sait que, dans ses dernières années , il s'occupa de sa 
satire sur l'Équivoque, pour laquelle il eut cette tendresse 
que les auteurs ont ordinairement pour les productions de leur 
vieillesse. Il la lisait à ses amis, mais il ne voulait plus que 
leurs applaudissements : ce n'était plus ce poète qui autrefois 
demandait des critiques, et qui disait aux autres : 

Écoutez tout le monde , assidu consultant. 

Il redevint même amoureux de plusieurs vers qu'il avait re- 



DE JEAN RACINE. 16» 

tranchés de ses ouvrages par le conseil de mon père : illes y 
fit rentrer lorsqu'il donna sa dernière édition. 

Il la revit avec soin, et dit à un ami qui le trouva attadié 
à ce travail : a II est bien honteux de m'occuper encore de 
a rimes et de toutes ces niaiseries du Parnasse , quand je ne 
a devrais songer qu'au compte que je suis près d'aller rendre 
« à Dieu. » On a toujours vu en lui le poète et le dirétien. 

M. le duc d'Orléans l'invita à dtner : c'était un jour maigre ^ 
et on n'avait servi que du gras sur la table. On s'aperçut qu'il 
ne touchait qu'à son pain : a II faut bien, lui dit le prince, 
<c que vous mangiez gras comme les autres ; on a oublié le 
a maigre. » Boileau lui répondit : a Vous n'avez qu'à frapper 
« du pied, Monseigneur, et les poissons sortiront de terre. » 
Cette allusion au mot de Pompée ût plaisir à la compagnie, 
et sa CQUStance à ne point vouloir toucher au gras lui fit hon- 
neur. 

Il se félicitait avec raison de la pureté de ses ouvrages : 
a C'est une grande consolation, disait-il, pour un poète qui va 
c( mourir, de n'avoir jamais offensé les mœurs, d A qu(5i on 
pourrait ajouter : De n'avoir jamais offensé personne. 

M. Le Noir, chanoine de Notre-Dame , son confesseur or- 
dinaire, l'assista à la mort, à laquelle il se prépara en très- 
sincère chrétien : il conserva en même temps , jusqu'au der- 
nier moment, le caractère de poète. M. Le Verrier crut l'amuser 
par la lecture d'une tragédie qui, dans sa nouveauté, faisait 
beaucoup de bruit. Après la lecture du premier acte, il dit à 
M. Le Verrier : a Eh ! mon ami , ne mourrai-je pas assez 
c( promptement? Les Pradon dont nous nous sommes moqués 
c( dans notre jeunesse étaient des soleils auprès de ceux-ci. » 
Comme la tragédie qui l'irritait se soutient encore aujourd'hui 
avec honneur, on doit attribuer sa mauvaise humeur contre 
elle à l'état où il se trouvait : il mourut deux jours après. 

Lorsqu'on lui demandait ce qu'il pensait de son état, il ré- 
pondait par ce vers de Malherbe : 

Je suis vaincu du temps , je cède à ses outrages. 

Un moment avant sa mort, il vit entrer M. Coutard, et lui dit 



1Ô4 MËMOIRËS SUR LA VlË 

en lai serrant la main : a Bo^jonr et adieu ; Tadieu sera bien 
« long. D II monrut d*aiie hydn^isie de poitrine^ le 13 mars 
tut y et laissa par son testament presque tout son bien aux 
pauvres. 

La compagnie qui suivit son ooDVoi » et dans laquelle j*étais ^ 
fut fort nombreuse , ee qui étonna une femme du peuple , à qui 
j^entendis dire : « Il avait bien des amis : on assure cependant 
a qu*il disait du mal de tout le monde. » 

Il ftit enterré dans la chapdle basse de la Sainte-Chapelle s 
immédiatement au-dessous de la place qui, dans la chapelle 
haute y est devenue fameuse par le Lutrin q«*il a chanté. 

Cette même année nous obtînmes » après la destruction de 
Port-Royal , la permission de Mve exhumer le corps de mon 
père, qui ftit apporté à Paris le 2 décembre 171 1 , dans Téglise 
de Saint-Étienne du Mont, notre paroisse alors, et placé der- 
rière le mattre-autel , en face de la chapelle de la Vierge, au- 
près de la tombe de M. Pascal. L'épitaphe latine que Boileau 
avait faite , et qui avait été placée dans le cimetière de Port- 
Royal , ne subsistant plus% je la vab rapporter avec la tra- 
duction française ftdte par le même Bwleau : la traduction que 
ses commentateurs ont mise dans ses Œuvres n'est poiat la 
véritable ; ce qu'on reconnattra aisément par la di£férenee dû 
style. 

D. 0. M. 

Hic jaoet vir iiobBis Joannes Racine, Frauctôd ihesaui» pr^feotus, 
régi a secretis atquea cabicalo,neciiOQ unni e quadragiata Gallican» 
Academiœ viris, qui, posiquam profana tragoddiaram ar^menia diu 
cum ingenti hominum admiratione tractasset, musas tandem suas uni 
Deo consecravit omnemque ingenii vim in eo laudando contulit, qui 
solus laude dignus est. Cum eum vitas negoUorumque rationes multis 
nominibus auls tenerent addictnm, tamen in freqttenti hominum corn- 

' Et ROM pas SaiBt-Jdaa le Rood, sa partine, conme il est dit 4êm le 
Supplément au Nécrologe de Port-Royal. (L. R.) 

' La pierre sur laquelle était gravée Tépitaplie, et que l'on croyait perdue, 
a été retrouvée dans Téglite de Magny-Lessart , et transportée à Paris, à 
Saint-Étienne du Mont, le 21 avril 1818. Elle est placée vis-à-vis celle de 
Pascal, dans la chapelle de la Vierge, an fond de Téglise. 



. DE JEAN RACINE. 155 

merck) oomia pietaiis ac religionis officia coluit. A ohristiano rege Lu- 
dovioo Magno selectus una cum familiaci ipsius amico fuarat, qui res 
eo Tegnantô prsdare ac mirabiUter gestas praoscriberet Huic intentus 
operi, repente in gravem sque ac diutumum morbum implicitus est, 
tandemque ab bac sede miseriarum in melius domicilium translatus 
anno œtatis su» LIX. Qui mortem longo adbuc intervallo remotam 
valde horruerat, ejusdem prœsentis aspectum placida fronte sustinuit; 
obiitque spe multo magis , et pia in Deum ûduda ezpletus , quam firac- 
tus metu. Ea jactura omnes illius amicos, quorum nonnulli inter regni 
pnmores eminebant, acerbissimo dolore perculit. Manavit etiam ad 
Ipsum regem tanti viri dedderium. Fedt modestia ejus singularis, et 
prasdpua in banc Portus-Regii domum benevolentia , ut in ea sepeliri 
voluerit, ideoque testamento cavit, ut corpus suum, juxta piorum 
hominum qui bic sunt onrpora, bumaretur. Tu vero quicumque es, 
quem in banc domum pietas addudt, tu» ipse mortalitatis ad bunc 
aspectum recordare , et clarissimam tanti viri memoriam precibus po- 
tius quam elogiis prosequere. 

D. 0. M. 

Ici repose le corps de messire Jean Racine, trésorier de France, 
secrétaire du roi , gentiibomme ordinaire de sa chambre , et Tun des 
quarante de TAcadémie Française, qui, après avoir longtemps cbarmé 
la France par ses excellentes poésies profanes, consacra ses muses à 
Dieu , et les employa uniquement à louer le seul objet digne de louange. 
Les raisons indispensables qui Tattacbaient à la cour rempécbèrent 
de quitter le monde; mais elles ne rempécbèrent pas de s'acquitter, 
au milieu du monde , de tous les devoirs de la piété et de la religion. 
Il fut cboisi avec un de ses amis par le roi Louis le Grand, pour ras- 
sembler en un corps d'histoire les merveilles de son règne; et il était 
occupé à ce grand ouvrage, lorsque tout à coup il fut attaqué d'une 
longue et cruelle maladie, qui à la fin l'enleva de ce séjour de misères, 
en sa cinquante-neuvième année. Bien qu'il eti extrêmement re- 
douté la mort lorsqu'elle était encore loin de lui, il la vit de près sans 
s'en étonner , et mourut beaucoup plus rempli d'espérance que de 
crainte, dans une entière résignation à la volonté de Dieu. Sa perte 
toucha sensiblement ses amis , entre lesquels il pouvait compter les pre- 
mières personnes du royaume, et il fut regretté du roi même. Son hu- 
milité et l'affection particulière qu'il eut toujours pour cette maison de 
Port-Royal-des-Champs , lui firent soubaiter d'éixe enterré sans au- 
cune pompe dans ce cimetière avec les humbles serviteurs de Dieu 
qui y reposent, et auprès desquels il a été mis, selon qu'il l'avait 



1^6 MÉMOIRES SUR LA VIE DE J. RACINE. 

ordoimé par son tertament. O loi, qui qw ta sots, qw la piété attire 
en œ saint liea.pbiiis dans on si eicdient homme la triste destinée 
detooslesmortds; et, quelque grande idée que paisse te diHmer de 
loi sa r^KitatiOQy soariais-toî qœ oe sont desprièns, et non pas de 
vains éloges, quH te demande! 



FIN DSS MÉXOmBS. 



LA THÉBAÏDE, 



OU 



LES FRÈRES ENNEMIS, 

TRAGÉDIE. 



1664. 



A MONSEIGNEUR 



LE DUC 



DE SAiNT-AIGNAN\ 



PAIR UE FRANCE. 



HONSBIGNBUR , 

Je vous présente un ouvrage qui n'a peut-être rien de 
considérable que l'honneur de vous avoir plu. Mais véri- 
tablement cet honneur est quelque chose de si grand 
pour moi , que , quand ma pièce ne m'aurait produit que 
cet avantage , je pourrais dire que son succès aurait passé 
mes espérances. Et que pouvais-je espérer de plus glo- 
rieux que l'approbation d'une personne qui sait donner 
aux choses un juste prix , et qui est lui-même l'admira- 
tion de tout le monde? Aussi, Monseigneur ^ si la Thé- 
batde a reçu quelques applaudissements , c'est sans doute 
qu'on n'a pas osé démentir le jugement que vous avez 

' François de BeauTiUiers, duc de Saint-Aignan, Tun des quarante 
de rAcadémie française, et membre de œlledes Ricovrati de Padoue, 
était un seigneur distingué par son esprit autant que par sa valeur. 
jouissait d*une grande faveur auprès de Louis XIV, et c*est à lui 
que s^adressait Bussy de Rabutin, dans sa disgrâce, pour présenter au 
roi ses placets. Le duc de Saint-Aignan avait un goût particulier pour 
les lettres; il protégeait les poètes, il Tétait un peu lui-même; mais, 
en faisant usage de sa fortune pour les récompenser comme grand 
seigneur, il n*abusait point de son autorité pour les asservir, et pour 
exiger leur hommage en poète rival et jaloux. H est très-remarquable 
que, dans Tépltre où, suivant Tusage alors généralement adopté, 
Racine prodigue des' louanges outrées, il n'est nullement question du 
talent poétique du duc de Saint-Aignan; et ce silence me parait 
plus honorable pour ce seigneur que tous les éloges pompeux qu'on 
lui adresse. (G.) 



160 ÉPITRE DÉDICATOIRE. 

donné en sa faveur ; et il semble que vous lui ayez com- 
muniqué ce don de plaire qui accompagne toutes vos 
actions. J'espère qu'étant dépouillée des ornements du 
théâtre, vous ne laisserez pas de la regarder encore 
favorablement. Si cela est, quelques ennemis qu'elle 
puisse avoir, je n'appréhende rien pour elle, puis- 
qu'elle sera assurée d'un protecteur que le nombre des 
ennemis n'a pas accoutumé d'ébranler. On sait, Hon- 
sEiGif EUH , que , si vous avez une parfaite connaissance 
des belles choses, vous n'entreprenez pas les grandes 
avec un courage moins élevé, et que vous avez réuni 
en vous ces deux excellentes qualités qui ont fait sé- 
parément tant de grands hommes. Mais je dois craindre 
que mes louanges ne vous soient aussi importunes que 
les vôtres m'ont été* avantageuses : aussi bien , je ne 
vous dirais que des choses qui sont connues de tout le 
monde, et que vous seul voulez ignorer. Il suffit que 
vous me permettiez de vous dire , avec un profond res- 
pect, que je suis. 



Monseigneur , 



Votre très-humble et très-obéissant 
sCTviteur, 

RACINE. 



PREFACE 



Le lecteur me permettra de lui demander un peu plus d'in- 
dulgence pour cette pièce que pour les autres qui la suivent; 
j'étais fort jeune quand je la fis. Quelques vers que j'avais 
faits alors tombèrent par hasard entre les mains de quelques 
personnes d'esprit; elles m'excitèrent à faire une tragédie, et 
me proposèrent le sujet de la Thébaïde. Ce sujet avait été 
autrefois traité par Rotrou, sous le nom d'Antigone ; mais il 
faisait mourir les deux frères dès le commencement de son 
troisième acte. Le reste était en quelque sorte le commence- 
ment d'une autre tragédie , oii l'on entrait dans des intérêts 
tout nouveaux ; et il avait réuni en une seuie pièce deux ac- 
tions différentes, dont l'une sert de matière aux Phéniciennes 
d'Euripide , et l'autre à l'Antigone de Sophocle. Je compris 
que cette duplicité d'action avait pu nuire à sa pièce , qui 
d'ailleurs était remplie de quantité de beaux endroits. Je 
dressai à peu près mon plan ' sur les Phéniciennes d'Euri- 
pide; car, pour la Thébaïde qui est dans Sénèque, je suis un 
peu de l'opinion d'Hemsius, et je tiens, comme lui , que 
non-seulement ce n'est point tme tragédie de Sénèque , mais 
que c'est plutôt l'ouvrage d'un déclamateur, qui ne savait ce 
que c'était que tragédie. 

La catastrophe de ma pièce est peut-être un peu trop san- 
glante; en effet, il n'y paraît* presque pas un acteur qui ne 



* Racine se trompait lui-même ; car il a suivi Rotrou beaucoup plus 
qu'Euripide. (G.) 

' Louis Racine observe que son père écrivait et imprimait ainsi con- 
naître et paraître; et les éditions de 1-687 et 1702 en font foi. Vol- 

RAC1^E. — T. 1. Il 



162 PREFACE. 

meure à la fin : mais aussi c'est la Thébaïde , c'est-à-dire le 
sujet le plus tragique de l'antiquité. 

L'amour, qui a d'ordinaire tant de part dans les tragédies j 
n'en a presque point ici ; et je doute que je lui en donnasse 
davantage ' si c'était à reconunencer ; car il faudrait, ou que 
l'un des deux frères fût amoureux, ou tous les deux ensemble . 
Et quelle apparaace de leur donner d'autres intérêts que ceux 
de cette fameuse haine qui les occupait tout entiers? Ou bien 
il faut jeter l'amour sur un des seconds personnages, conmie 
j'ai fait; et alors cette passion, qui devient comme étrangère 
au sujet, ne peut produire que de médiocres effets. En un 
mot, je suis persuadé que les tendresses ou les jalousies des 
amants ne sauraient trouver que fort peu de place parmi 
4es incestes, les parricides, et toutes les autres horreurs qui 
Kïomposent Tlustoire d'OBdipe et de sa malheureuse famille. 



taire n'était donc pas le premier auteur de cette innovation dans Tor- 
thographe, qui a tant blessé le pédantisme grammatical, et qui est si 
conforme à la raison. Ou Voltaire a ignoré cette autorité, dont il pou- 
vait se prévaloir, ou îl a préféré rhonneur et le danger dépasser pour 
novateur. ( L. ) 

' Racine ne lui en a que trop donné; c'est bien assez des amours 
d'Antigone, d'Hémon, de Créon; c'est même beaucoup trop Racine 
avait dès lors de bons principes, qu'il n'observait pas;«ou plutôt il 
était subjugué par le préjugé de son temps, et par la manie des co- 
médiens , qui voulaient partout de l'amour. ( G. ) 






PERSONNAGES. 

ÉTÉOCLE, roi de Thèbes. 

POLYNICE, frère d'Étéocle. 

JOCASTE*, mère de ces deux princes et d'Antigoiie. 

ANTIGONE, sœur d'Étéocle et de Polynice. 

CRÉON, oncle des princes et de la princesse. 

HÉMON, fils de Créon, amant d'Antigone. 

OLYMPE, confidente de Jocaste. 

ATTALE, confident de Créon. 

UN SOLDAT de l'armée de Polynice*. 

GARDES. 

Noms des acteurs qui ont joué d^CHriginal daiis 

la Thèbatde, 

ÉTÉOCLE. Molière. 

POLYJSICE. La Grange. 

CRÉON. Là Thorilli ère. 

UÉMON. Habert. 

jocaste. Madeleine Béjard. 

ANTIGONE. Mademoiselle de Brie. 

La scène est à Thèbes^ dans une salle du palais. 



' Dans les premières éditions on lit locaste. Racine a depuis diangé 
cette orthographe; mais il Ta laissée subsister dans le seul vers de la 
pièce où Jocaste soit nommée, à la fin de la dernière scène. ( L. R.) 

^ Plusieurs éditions de cette pièce indiquent ici un page. Mais ce 
page ne se retrouve phis dans la dernière édition que Fauteur a don- 
née de ses œuvres, chez Barbin, en 1697. Au reste, ce personnage ne 
paraissait qu'à la première scène pour recevoir un ordre de Jocaste, et 
il sortait sans prononcer un mot. 



LA THÉBAÏDE, 



OU 



LES FRERES ENNEMIS. 



I ■ I ■ ■ ■■ 



ACTE PREMIER. 



SCENE I. 

JOCASTE, OLYMPE. 

JOGASTE. 

Ils sont sortis^ Olympe*? Ah, mortelles douleurs! 
Qu'un moment de repos me va coûter de pleurs l 
Mes yeux depuis six mois étaient ouverts aux larmes % 
Et le sommeil les ferme en de telles alarmes ! 
Puisse plutôt la mort les fermer pour jamais , 
Et m'empécher de voir le plus noir des forfaits ' ! 

> De qui parle Jocaste ? Il ne peut éjre question que d*Étéocle , Poly- 
nice n*ayant eu encore aucun accès dans la ville. On souhaiterait en 
outre que Jocaste se fit connaître au spectateur, et qu'elle indiquât le 
liea de la scène, Im que Racine, dans la suite , et les autres tragiques 
célèbres ont ea grand soin d'observer. Au reste, ce début est plein de 
chaleur. (L. B.) 

' Ouvrit les yeux aux larmes. Expresâon heureuse dont Racine a en- 
richi la langue. Les vers suivants offrent plusieurs négligences de style : 
Je les ai vus déjà, j'ai vu déjà le fer^ y ai vu» le fer en main, j'ai quitté, etc. ; 
et cela dans quatre vers. 

3 Vabiantb. Il devait bien plutôt les fermer pour jamais, 
Que de fovoriser le plus noir des forfaits î 



t6<( LES FRÈRES ENNEMIS. 

Mais en soat-Us aux mains? 

OLYMPE. 

Du haut de la muraille 
Je les ai vus déjà tous rangés en bataille ; 
J'ai vu déjè le fer Inriller de toutes parts; 
Et pour vous avertir j'ai quitté les remparts. 
J'ai vu^ le fer en main> Étéocle lui-même; 
n marche des premiers ; ei, d'une ardeur extrême , 
U montre aux plus hardis à braver le danger. 

JOCASTE. 

N'en doutons plus> Olympe , ils se vont égorger. 
Que Ton coure avertir et hftter la princesse^ ; 
Je l'attends. Juste ciel ! soutenez ma faiblesse, 
n faut courir^ Olympe^ après ces inhumains' ; 
Il les faut séparer^ ou mourir par leurs mains. 
Nous voici donc^ hélas ! à ce jour détestable ' 
Dont la seule frayeur me rendait misérable. 
Ni prières ni pleurs ne m'ont de rien servi : 
Et le courroux du sort voulait être assouvi. 
toi, soleil, 6 toi qui rends le jour au monde *, 
Que ne Vas-tu laissé dans une nuit profonde ! 
A de si noirs forfaits prêtes-tu tes rayons. 
Et peux4u sans horreur voir ce que nous voyons? 
Mais ces monstres, hélas! ne t'épouvantent guères : 

' On é^t M Mier; ipais Hier quelqu'un xCo^ PQS d'çm usage élégant» 
quoique rAcadéoûe r$iut<»nse ; MUr s^applique mieux aux choses. Je 
crois qu*il faudrait permettre auii poètes de l'appliquer aussi aux per- 
sonnes. Dans les j^mières éditioi^s on lisait : 

Que Ton aille an plus vite avertir la princesse. (Q.) 
'VAi. afo»t,ili«aoonrir«pr^ee«Miinaiiis^ 

' Racine ayait â*abord mis : Ntms voki dîme, Of^mpe. Olympe se trou- 
vait trds fois ea six vers. (G.) Un yen plus haut, inhumttins pour fra- 
tricides est faible; on sent que le mot n'est là que pour la rime. 

^ Vab. Qui que tu soif, ô toi qui rends le jour au monde. 



ACTE I, SCÈNE IL 167 

La race de Laïus les a rendus vulgaires * ; 

Tu peux voir sans frayeur les crimes de mes fils , 

Après ceux que le père et la mère ont commis. 

Tu ne t'étonnes pas si mes fils sont perfid^^, 

S'ils sont tous deux méchants, et s'ils sont parricides : 

Tu sais qu'ils sont sortis d'un sang incestueux > 

Et tu t'étonnerais s'ils étaient vertueux '. 

SCÈNE II. 

JOCASTE; ANTIGONE, OLYMPE. 

lOGASTE. 

Ma fille, avez-vous su l'excès de nos misères? 

ANTIGONE. 

Oui, madame , on m'a dit la fureur de mes frères. 

' VAB. Le seul sang de Latus les a rendus .vulgaires. 

Louis Racine dit que vulgaires pour communs est une mauvaise ex- 
pression. Je crois que c'est tout le contraire; que communs serait plat, 
et que tnUgaires est élégant , par la place où il est, et comme épithèU) 
de monstres. Des monstres communs semblent répugner à la pensée et à 
Toreille; mais des mMistres rendus vulgaires ^ devenus vulgaires, cela 
s'entend très-bien. (L.) 

* ru ne félonnes pas si... et, trois vers plus loin, tu t'étonnerais si : 
négligence. 

* Cette imitation de THippolyte de Sénèque n'est rien moins qu'heu- 
reuse. Une apostrophe de douze vers au soleil est beaucoup trop lon- 
gue. Des figures de cette espèce ne peuvent conv^iir à la tragédie qu'au- 
tant qu'elles sont vives » rapides, et comme échappées au sentiment. 
Telles sont les apostrophes du même genre dans les rôles de Clytem- 
nestre et de Phèdre. De plus, la versification est ici le plus souvent 
faible et défectueuse. Les quatre derniers vers sont d'une tournure lâche, 
et manquent de nombre. S'ils sont.,, et s'ils sont. Tu sais qu'ils sont. 
Le dernier vers seul est beau. (L.) — Racine a retranché les quatre 
vers suivants : 

Ce sang, en leur donnant la lumière céleste, 
Leur donna pour le crime une pente funeste ; 
Et leurs coeurs, infectés de ce fatal poison , 
S'ouvrirent à la haine avant ([u'à ia raison. 



10^ 



t£« LES FRÈRES ENNEMIS. 

Hais en sont-ils aux mains? / ^ 

OLTHPE. / S (* 

Du haut /| I -^ 

Je les ai vus déjà tous rangés en b^^ |, p" rj 
J'ai vu déjà le fer briller de toat^i f 1 .^' T 
Etpourvousavertirj'ai quitté)/ ff I ^ 
l'ai TU, le fer en main, Étéocl'/ fE J" I 5 
11 marche des prwmers; et, 
U montre aux plus hardis 



N'en doutons plus, OIt 
Que l'on coure avertv 
Je l'attends. Juste r ' 



^sl extrême. 

,1 quel trouble... 
JOCASTE. 

Ahl monlilsl 
mg vois-je sur vos habits ' ? 
D frère? ou n'esUce point du vôlre' ? 

ière édition : AlUms foui &t et pas, etc. 
I, Ce tpt'iU ont it plus Irudre ne peut signi- 
ehtr. (G.) 

hnnent un tcts. Racine a cepeodaut rai|toyé 
cette chute dans Iphigéuie : 



Rllafwer un vUn witg est un tour bien plus 
ii-voiB 7 el nati nul >i cadiù. . 



ACTE I, SCÈNE III. 169 






ETEOCLE. 

^ ne, ce n'est ni de Tun ni de l'autre ^ 

, <* > j usqu'ici Polynice arrêté , 

^ ^. à mes yeux ne s'est point présenté. 

W ^ disputer la sortie : 

^^ 9fi .' ' ^e à ces audacieux , 

: \%^ naraltàvosyeux, 

^TE. 



%s ^, 



^^ aelle ardeur soudaine 

9 



dans la plaine'? 



^ae j en usasse ainsi, 
jire à demeurer ici '. 
.«i la faim se faisait déjà craindre , 
^ ju de vigueur commençait à se plaindre , 
.^rochant déjà qu'il m'avait couronné, 
A^t que j'occupais mal le rang qu'il m'a donné. 

' M de Vun ni de Vautre n*est ni élégant nî harmonieux. Les quatre 
vers qui suivent sont bien tournés; ils sont fort différents de ceux qui 
se trouvaient dans les premières éditions : 

Polynice à mes jeux ne s'est point présenté 
Et l'on s'est pea battu d*un et d'autre côté ; 
Seulement quelques Grecs, d'un insolent courage , 
n'ayant osé d'abord disputer le passage, 
J'ai lait mordre la poudre, etc. (G.) 

> VAB. Mais pourquoi donc sortir avecque votre armée? 

Quel est ce mou'vement qui m*a tant alarmée? 

' Racine a retranché les huit vers suivants : 

Je n'ai que trop langui derrière une muraille ; 
Je brûlais de me voir en un champ de bataille. 
Lorsque l'on peut paraître an milieu des hasards» 
Un grand coeur est honteux de garder les remparts. 
J'étais las d'endurer que le 6er Polynice 
He reprochât tout haut cet indigne exercice , 
Et criât aux Thébains, afin de les gagner, 
Que Je laissais aux fers ceux qui me font régner. 
te peuple, etc. 



170 LES FRERES ENNEMIS. 

11 le faut satisfaire; et, quoi qu'il en arrive, 
Thèbes dès aujourd'hui ne sera plus captive : 
Je veux, en n'y laissant aucun de mes soldats. 
Qu'elle soit seulement juge de nos combats. 
J'ai des forces assez pour tenir la campagne ; 
Et si quelque bonheur nos armes accompagne , 
L'insolent Polynice et ses fiers alliés 
Laisseront Thèbes libre, ou mourront à mes pieds *. 

JOCASTB. 

Vous pourriez d'un tel sang, ô ciel! souiller vos armes'? 
La couronne pour vous art-elle tant de charmes? 
Si par un parricide il la fallait gagner. 
Ah, mon fils! à ce prix voudriez-vous régner? 
Mais il ne tient qu'à vous, si l'honneur vous anime. 
De nous donner la paix sans le secours d'un crime , . 
Et, de votre courroux triomphant aujourd'hui , 
Contenter votre frère, et régner avec lui*. 

■ Vab. L'insolent Polynice et ses Grecs orgueilleux 

Laisseront T1i^>es libre, ou mourront à mes yeux. 

' Dans les premières éditions, la réponse de Jocaste commençait par 
ces vers, retranchés depuis : 

Vous présenre le ciel d'une telle victoire i 
Ibèbes ne veut point voir une action si noire. 
Laissez là son saint, et n'y songez Jamais; 
• La guerre vaut bien mieux que celte affreuse paix. 
Dure-Uelle à jamais cette cruelle guerre, 
Dont le flambeau fatal désole cette terre ! 
Prolongez nos malheurs, angmentez'tes tottjours, 
Plutôt qu'un si grand crime en arrête le cours. ' 
Vous-même d'un tel sang souilleriez-vous vos arm^s? 
La couronne, etc. 

• La construction est vicieuse, et la langue exige de contenter. Celle 
faute était bien facile à corriger de cette manière : 
De contenter un frère en régnant avec lui. 

Racine l'avait évitée, ce me semble, moins heureusement dans les pre- 
mières éditions, en écrivant : 

Vous pouvez vous montrer généreux tout à fait , 
Contenter voU*e frère , et régner en effet, (ii.) 



ACTE I, SCÈNE III. 171 

£TÉOCL£. 

Appelez-vous régner partager ma couronne^ 

Et céder lâchement ce que mon droit me donne ^ ? 

lOGASTS. 

Vous le savez^ mon Sh, la justice et le sang* 

Lui donnent^ comme à vous^ sa part à ce haut rang : 

OEdipe> en achevant sa triste destinée^ 

Ordonna que chacun régnerait son année 

Et^ n'ayant qu'un État à mettre sous vos lois , 

Voulut que tour à tour vous fussiez tous deux rois ^ 

A ces conditions vous daignâtes souscrire \ 

Le sort vous appela le premier à l'empire^ 

Vous montâtes au tr6ne; il n'en fut point jaloux^ 

Et vous ne voulez pas qu'il y monte après vous? 

Non^ madame^ â l'empire il ne doit plus prétendre^ ; 

■ VAt. Appelez-Tout régner lui céder ma couronne. 

Quand le sang et le peuple à la fois me la domieP 

' Vab. Vous sayez bien, mon fils, que le choix et le sang, etc. 

3 Vab. Il Toulut que tous deux tous en fussiez les rois. 

^ Daignâtes n*est pas le mot propre; une mère ne dit point à son 
fils qu'il a daigné souscrire aux ordres de son père. Racine avait d'a- 
bord mis : 

A ces covdJtlom twus vouiùtei sonscrire. 

Mais il sacrifia le mot propre à la rencontre d'une consonnance dés- 
agréable. (L. B. ) Le commentateur n'a pas fait attention que Jocaste , 
après la mort de son mari, parle à son fils majeur et à son roi. A la 
mort du père» le fils devenait père de famille. Voyez dans l'Odyssée 
avec qudle tendresse, mais aussi avec quelle autorité Télémaque 
parle à sa mère. Pénélope elle-même se soumet, et c'est avec un certain 
orgueil maternel qu'elle reconnaît que son fils est devenu grand. Dai- 
gnâtes est donc bon. 

^ Racine a fait ici des changements et des retranchements considéra^ 
blés. Dans les premières éditions, Étéocle répondait : 

Il est vrai, je promis ce que voulut mon père : 
Pour un tréne est'il rien qu'on refuse de faire? 
On promet tout, madame, afin d'y parvenir ; 
liais on ne songe après qu'à s'y bien maintenir. 



172 LES FRÈRES ENNEMIS. 

Thèbes à cet arrêt n'a point voulu se rendre ; 

Et , lorsque sur le trône il s'est voulu placer. 

C'est elle, et non pas moi, qui l'en a su chasser ' . 

Thèbes doit-elle moins redouter sa puissance , 

Après avoir six mois senti sa violence? 

Voudrait-elle obéir à ce prince inhumain , 

Qui vient d'armer contre elle et le fer et la faim? 

Prendrait-elle pour roi l'esclave de Mycène, 

Qui pour tous les Thébains n'a plus que de la haine , 

Qui s'est au roi d'Argos indignement soumis , 

Et que l'hymen attache à nos fiers ennemis? 

Lorsque le roi d'Argos Ta choisi pour son gendre , 

11 espérait par lui de voir Thèbes en cendre. 

L'amour eut peu de part à cet hymen honteux , 

Et la seule fureur en alluma les feux. 

Thèbes m'a couronné pour éviter ses chaînes ; 

Elle s'attend par moi de voir finir ses peines : 

Il la faut accuser si je manque de foi; 

Et je suis son captif, je ne suis pas son roi. 



J'étais alors sujet et dans Tobéissance ; 
Et Je tiens aujourd'hui la suprême puissance. 
Ce que Je fis alors ne m'est plus une loi ; 
Le devoir d'un sujet n'est pas celui d'un roi : 
D'abord que sur sa tête il reçoit la couronne , 
Un roi tort à l'instant de sa propre personne; 
L^intérêt du public doit devenir le sien; 
Il doit tout à l'État , et ne se doit plus rien. 

J0CA8TB. 

Au moins doit-il , mon fils , quelque chose à sa gloire , 
Dont le soin ne doit pas sortir de sa mémoire; 
Et quand ce nouveau rang l'arfranchirait des lois , 
Au moins doit-il tenir sa parole à des rois. 

ÊTBOCLB. 

Polynlce à ce titre aurait tort de prétendre : 
Thèbes sous son pouvoir n'a point voulu se rendre ; 
Et lorsque , etc. 

Cotte suppogiiion donne trop d*avantage h Étéocle, elle n'est point 
théâtrale; mais, dans le second acte, elle fournit à Polynice de belles ti- 
rades. ( G. ) 



ACTE I, SCÈNE III. 173 

JOCASTE. 

Dites^ dites plutôt^ cœur ingrat et farouche^ 
Qu'auprès du diadème il n'est rien qui vous touche ^ 
Mais je me trompe encor : ce rang ne vous plaît pas , 
Et le crime tout seul a pour vous des appas. 
Hé bien ! puisqu'à ce point vous en êtes avide ^ 
Je vous offre à commettre un double parricide : 
Versez le sang d'un frère; et, si c'est peu du sien , 
Je vous invite encore à répandre le mien. 
Vous n'aurez plus alors d'ennemis à soumettre. 
D'obstacle à surmonter, ni de crime à commettre; 
Et, n'ayant plus au trône un fâcheux concurrent. 
De tous les criminels vous serez le plus grand*. 

ÉTÉOCLE. 

Hé bien, madame, hé bien , il vous faut satisfaire : 
Il faut sortir du trône et couronner mon frère • ; 
11 faut, pour seconder votre injuste projet 
De son roi que j'étais, devenir son sujet ; 

' Cette expression diiprêf de, pour em comparaison de, a été juste- 
ment blâmée par les commentateurs. AuprH de ne peut exprimer que 
la proximité locale; le mot propre était au prix de; et il a été employé 
heureusement par Boileau dans sa sixième satire et sa quatrième épttre. 

' Le plus grand signifie-t-il le plus coupable ou le plus illustre? Ce 
qui est encore plus vicieux que cette ambiguïté du style, c*est la vaine 
subtilité de Jocaste , et Téloquence sophistique qui défigure surtout la fin 
de ce couplet. Racine semble avoir voulu, dans plusieurs endroits du rôle 
de Jocaste, imiter la Sabine de Corneille ; et le plus souvent il n*en rap- 
pelle que les défauts. Par exemple , Jocaste invite sérieusement son fils à 
la tuer. Sabine de même, entre son mari et son firère , dit : 

Qu'un de vous deux yne tue , et que l'antre me venge. 

HoR., actell, 8C. VI. 

Ce n'est pas ainsi que parle la nature. ( G. ) 

' ComeUle s'est servi de cette expression sortir du trône. Boileau en a 
fait usage. Malgré ces deux autorités , elle a été blâmée par quelques cri- 
tiques , et avec raison ; car on s'assied dans un fauteuil et on s'assied sur 
un trône. De cette différence natt la faute. Cependant Voltaire regarde le 
vers où p^e se trouve dans Corneille comme très-beau et très-fort. 



174 LES FRÈRES ENNEMIS. 

Et^ pour vous élever au comble de la joie. 
Il faut à sa fureur que je me livre en proie; 
11 faut par mon trépas. . . 

JOCASTB. 

Ah ciel ! quelle rigueur I 
Que vous pénétrez mal dans le fond de mon cœur l 
Je ne demande pas que vous quittiez Teminre : 
Régnez totgours, mon fils, c'est ce que je désire. 
Mais si tant de malheurs vous touchent de pitié , 
Si pour moi votre cœur garde quelque amitié , 
Et si vous prenez soin de votre gloire môme. 
Associez un frère à cet honneur suprême : 
Ce n'est qu'un vain éclat qu'il recevra de vous; 
Votre règne en sera plus puissant et plus doux. 
Les peuples^ admirant cette vertu sublimé , 
Voudront toujours pour prince un v(À si magnanime; 
El cet illustre effort, loin d'affaiblir vos droits, 
Vous rendra le [dus juste et le plus grand des rois; 
Ou, s'il faut que mes vœux vous trouvent inflexible , 
Si la paix à ce prix vous parait impossible. 
Et si le diadème a pour vous tant d'attraits *, 
Au moins consolez-vous de quelque heure de paix'. 
Accordez cette grâce aux larmes d'une mère ', 
Et cependant, mon fils, j'irai voir votre frère : 

' Vak. Kt que te diadème ait pour vous tant d'atlniCB. 

' U 8*agit id d*un moyen employé pour consoler, et non de la douleur 
dont on console. L*emploi de la préposition par était donc indispensabld 
pour la clarté du sens. \\ fallait au moins conmUz-moi par quelque 
heure de paix, ou mieux par quelque$ heures depakx. Au reste, suivant 
Tobservation de Geoffroy, il est triste qu*uûe si longue scène et de si 
grands discours aboutissent à demander une heure de ptAx et laper- 
«liisiofi de sortir pour aller Toir Polynice. Deux vers plus bas, on lit : 
La pidé dam 8M âme aura peat-étre lies. 

Cette locution n'a pas été adoptée ; on ne dit pas at»oir lieu pour aroir 
accèe. 

' Vaiu Accordez quelque trêve à ma doulenr amère . 



J 



ACTE I, SCENE III. 17, 

Là pitié dans son âme aura peut-être lieu^ 
Ou du moins pour jamais j'irai lui dire adieu. 
Dès ce même moment permettez que je sorte : 
J'irai jusqu'à sa tente^ et j'irai sans escorte ; 
Par mes justes soupirs j'espère l'émouvoir *. 

ÉTÉOGLE. 

Madame^ sans sortir, vous le pouvez revoir'; 

Et si cette entrevue a pour vous tant de charmes. 

Il ne tiendra qu'à lui de suspendre nos armes. 

Vous pouvez dès cette heure accomplir vos souhaits, 

Et le faire venir jusque dans ce palais. 

J'irai plus loin encore : et, pour faire connaître * 

Qu'il a tort en effet de me nommer un traître , 

Et que je ne suis pas un tyran odieux , 

Que l'on fasse parler et le peuple et les dieux. 

Si le peuple y consent, je lui cède ma place ; 

Mais qu'il se rende enfin, si le peuple le chasse*. 

Je ne force personne ; et j'engage ma foi 

De laisser aux Thébains à se choisir un roi. 



■ Var. Dans cette occaakm rien ne peut l'émoiivoir. 

' Var. Madame, sans sortir, vous le pouvez bien voir. 

' Var. Je ferai plus encore : et , pour faire connaître , etc. 

* Ces deux vers étaient ainsi arrangés dans les premières éditions : 

Si le peuple le veut, Je lui cède ma place; 
Mais qn*U se rende a«sn, H le peuple le chasse. 

Toutes ces petites corrections sont {nrécieuseB et instructives ; on aime 
à voir les premiers efforts d'un grand écrivain pour corriger son style , 
qui devait bientôt devenir d'une perfection si désest)érante. 



176 LES FRÈRES ENNEMIS. 



SCENE IV. 

JOCASTE, ÉTÉOCLE, ANTIGONE, CRÉON, 

OLYMPE. 

CRÉON^ au roi. 

Seigneur, votre sortie a mis tout en alarmes ' : 
Thèbes, qui croit vous perdre, est déjà toute en larmes; 
L'épouvante et Thorreur régnent de toutes parts , 
Et le peuple effrayé tremble sur ses remparts. 

ETEOCLE. 

Cette vaine frayeur sera bientôt calmée. 
Madame, je m'en vais retrouver mon armée; 
Cependant vous pouvez accomplir vos souhaits, 
Faire entrer Polynice, et lui parler de paix. 
Crton, la reine ici commande en mon absence; 
Disposez tout le monde à son obéissance; 
Laissez, pour recevoir et pour donner ses lois. 
Votre fils Ménécée, et j'en ai fait le choix. 
Comme il a de l'honneur autant que de courage *, 
Ce choix aux ennemis ôtera tout ombrage. 
Et sa vertu suffit pour les rendre assurés '. 

' L'arrivée de Créon n'a pas un motif plus raisonnable que les alarmes 
de Thèbes : les Thébains, qui avaient vu sortir Étéode, l'avaient aussi 
vu rentrer, et par conséquent devaient être sans alarmes. ( G.) — On 
peut également blâmer les rimos tout en alarmes et toute en larmes. ( L. ) 

* On lisait dans les premières éditions : autant que du courage f ce 
qui était plus correct. La signification du mot honneur étant fixée par 
un article, il était nécessaire de fixer de la même manière la significa- 
tion du mot courage. Dans le vers précédent, l'article le est de trop; il 
fallait dire : J'en ai fait choix, et supprimer et. Cette conjonction ne 
pouvant réunir que deux modes de temps semblables , on ne saurait 
dire : Laissez et fai fait. 

^ Rendre assurés est impropre : le verbe rendre ne se construit jKis 
avec un participe, mais avec un adjectif. (G. ) 



ACTE I, SCÈNE V. 177 

(à Créoo.) 

€ommandez-lui^ madame. Et vous, vous me suivrez. 

GRÉON. 

Ouoi, seigneur. . . 

ÉTÉOGLB. . 

Oui, Gréon, la chose est résolue. 

GRÉON. 

Et VOUS quittez ainsi la puissance absolue ? 

ÉTÉOGLE. 

<îue je la quitte ou non, ne vous tourmentez pas * ; 
Faites ce que j'ordonne, et venez ijur mes pas*. 

SCÈNE V. 

JOCASTE, ANTIGONE, CRÉÔN, OLYMPE. 

GEÉON. 

Qu'avez-vous fait, madame? et par quelle conduite 
Forcez-vous un vainqueur à prendre ainsi la fuite? 
Ce conseil va tout perdre. 

JOGASTB. 

Il va tout conserver; 
Et par ce seul conseil Thèbes se peut sauver. 

€EÉ0N. 

Eh quoi, madame, eh quoi ! dans Tétat où nous sommes ', 
Lorsqu'avec un renfort de plus de six mille hommes, 

' fie votts totirmaitoijMwesi fomilier : lanuanceqtd sépare le tragique 
du comique n^Hait pas encx^re marquée bien distinctement. (G.) 

' D*aiurès un ordre aussi formel, Gréon devrait quitter la scène et 
suivre Étéode. Il reste cependant; et ce n'est qu'après une longue 
conversation qu'il se souvient que le roi lui a commandé de venir 
Murtespas. (L. R. ) 

' Eh quoi / eh quoi! répétition d'un mauvais effet. Dans Vétat oU noug 
sommes, cette locution toute familière revient souvent, même dans les 
bonnes pièces de Raciile. 

RACINE. — T. I. 12 



178 LES FRÈBES ENNEMIS. 

La fortune promet toute chose aux Thébains, 
Le roi se laisse 6ter la victoire des mains! 

JOCASTS. 

La victoire^ Créon, n'est pas toujours si belle; 
La honte et les remords vont souvent après elle. 
Quand deux frères armés vont s'égorger entre eux^ 
Ne les pas séparer^ c'est les perdre tous deux. 
Peut-on faire au vainqueur une injure plus noire. 
Que lui laisser gagner une telle victoire? 

CftÉON. 

Leur courroux est trop grand... 

JOGASTE. 

« 

II peut être adouci. 

GRÉON. 

Tous deux veulent régner. 

JOGASTE. 

Us régneront aussi. 

CEéON. 

On ne partage point la grandeur souveraine; 

Et ce n'est pas un bien qu'on quitte et qu'on reprenne. 

JOCASTB. 

L'intérêt de l'État leur servira de loi. 

GRÉON. 

L'intérêt de l'État est de n'avoir qu'un roi. 
Qui, d^un ordre constant gouvernant ses provinces , 
Accoutume à ses lois et le peuple et les princes. 
Ce règne interrompu de deux rois différents. 
En lui donnant deux rois, lui donne deux tyrans. 
Par un ordre, souvent l'un à l'autre contraire * , 
Un frère détruirait ce qu'aurait fait un frère : 

' Par un ordre souvent Vun à Vautre contraire n'est pas uni phrase 
finnçaifie. Contraire se rapporte nécessairement à ordre i et qu*es(<6 
qa'iifi ordre eoniraire Vun à Vautre 9 quand ces mots Vun à Vautre sup- 
posent nécessairement deux objets corrélatifs? H est clair que Tauteur 



ACTE I, SCÈNE V. 179 

Vous les verriez toujours formep quelque attentat , 
Et changer tous les ans la face de l'État* 
Ce terme limité, que Ton veut leur prescrire, 
Accroît leur violence en bornant leur empire. 
Tous deux feront gémir les peuples tour à tour : 
Pareils à ces torrents qui ne durent qu'un Jour, 
Plus leur cours est borné, plus^ ils font de ravage. 
Et d'horribles dégâts signalent leur passage * . 

JÔCASTE. 

On les verrait plutôt, par de nobles projets. 
Se disputer tous deux l'amour de leurs sujets. 
Mais avouez, Créon, que toute votre peine 
C'est de voir que la paix rend votre attente vaine ' ; 

était encore loin alors de savoir plier sa versification aux tournures 

difficiles. Il avait mis d*abord : 

Vous les verriez tov^oors, l'aii à Faotre contraire , 
Détruire aveuglément ce qo'anrait faK on frère ; 
L'un nir l'mtte toiyoïin former quekpie attentat, 

€e qui valait beaucoup mieux pour la construction, qui est du moins claire 
et correcte, si ce n*est que la rime avait 6té V$ de contraire f qui doit 
être au pluriel. On ne dit pas non plus former un attentat. DégâH n*est 
pas du style noble. Plus ils font de ravage est prosaïque. Le meilleur 
vers de cette tirade, 

On ne partage point la grandeur souveraine, 

a été pris tout entier par Voltaire , qui s'en est servi dans Rome 
sauvée. ( L. ) 

* Var. Et par de grands dégâts signalent leur passage. 

Cette tirade est dans le goût de Corneille , que Racine s'efforçait 
alors d'imiter ; elle est pleine de sens et de vigueur. La comparaison 
qui la termine, quoique très-belle, est ici un ornement anJ)itieux, 
peu convenable au style tragique. (G.) 

* C'est, en effet, toute la politique de Créon dans la pièce. Comment 
Jocaste découvro-t-elle cette politique, tandis qu'Ëtéocle en est la 
dupe? Le P. Brumoy ne le conçoit pas; rien n'est cependant plus fa- 
cile à expliquer : Ëtéocle est aveuglé par sa haine contre son frère; 
Jocaste est éclairée par son amour pour ses fils. Celui qui flatte notre 
passion peut nous tromper; mais nous devinons aisément celui qui la 
contrarie. (G.) 

12. 



180 LES FRÈRES ENNEMIS. 

Qu'elle assure à mes fils le trône où vous tendez. 
Et va rompre le piège où vous les attendez * . 
Comme, après leur Irèpas, le droit de la naissance* 
Fait tomber en vos mains la suprême puissance. 
Le sang qui vous unit aux deux princes mes fils 
Vous fait trouver en eux vos plus grands ennemis ; 
Et votre ambition, qui tend à leur fortune. 
Vous donne pour tous deux une haine commune. 
Vous inspirez au roi vos conseils dangereux, 
Et vous en servez un pour les perdre tous deux. 

CKÉOV. 

Je ne me repais point de pareilles chimères : 
Mes respects pour le roi sont ardents et sincères ; 
Et mon ambition est de le maintenir 
Au trône où vous croyez que je veux parvenir. 
Le soin de sa grandeur est le seul qui m'anime ; 
Je hais ses ennemis, et c'est là tout mon crime : 
Je ne m'en cache point. Mais, à ce que je voi , 
Chacun n'est pas ici criminel comme moi '. 

JOCASTE. 

Je suis mère, Créon ; et si j'aime son frère, 
La pei*sonne du roi ne m'en est pas moins chère \ 
De lâches courtisans peuvent bien le haïr; 
Mais une mère enfin ne peut pas se trahir. 

ANTIGONE. 

Vos intérêts ici sont conformes aux nôtres. 
Les ennemis du roi ne sont pas tous les vôtres; 

> Var. Et qa*eii tous éloignant da trôn« où vous tendez , 
Elle rend pour Jamais tos desseins avortés. 

' Var. Comme , après mes enfants , le droit de la naissance , etc. 

' Cette froide ironie ne peut regarder qu*Antigone. Créon lui re- 
proche sa passion pour Hémon : le spectateur, qui n*en est point pré- 
venu , ne comprend rien à ces mots. ( L. B. ) 

* Var. Tant ((ue pour ennemi lé roi n'aura qu'an frère , 
Sa personne , Créon , me sera toujours chère. 



ACTE I, SCÈNE V. I8l 

Créon, vous êtes père, et, dans ces ennemis , 
Peut-être songez-vous que vous avez un fils. 
On sait de quelle ardeur Hémon sert Polynice. 

GRÉON. 

Oui, je le sais, madame, et je lui fais justice; 
Je le dois, en effet, distinguer du commun. 
Hais c'est pour le haïr encor plus que pas un : 
Et je souhaiterais, dans ma juste colère. 
Que chacun le hait comme le hait son père * . 

ANTIGONE. 

Après tout ce qu'a fait la valeur de son bras. 
Tout le monde, en ce point, ne vous ressemble pas. 

CRÉON. 

Je le vois bien, madame, et e'est ce qui m'afflige : 
Mais je sais bien à quoi sa révolte m'oblige ; 
Et tous ces beaux exploits qui le font admirer. 
C'est ce qui me le fait justement abhorrer *. 
La honte suit toujours le parti des rebelles : 
Leurs grandes actions sont les plus criminelles, 
Ils signalent leur crime en signalant leur bras , 
Et la gloire n'est point où les rois ne sont pas. 

ANTIGONE. 

Écoutez un peu mieux la voix de la nature. 

* si le projet de Créon est d'armer les deux frères rim contre Tautre 
pour se placer sur le trône, l*attachement qu*Hémon témoigne pour Po- 
lynice ne doit point porter Créon à haïr son Ûls, puisque cet attache- 
ment est favorable à ses "vues. Mais nous croyons que ce n'est qu'un 
prétexte : la véritable cause de sa haine est Tinclination secrète qu'il 
soupçonne entre Antigone et Hémon , dont il est le rival. Le spectateur, 
qui n'est point instruit de toutes ces intrigues, n'entend rien à cette 
dissimulation. La Théhaîde est un tissu de contradictions, dont les plus 
frappantes sont dans la conduite et dans le caractère de Créon. (L. B. ) 

' Tw$ ces beaux exploits.., Cest ce qui me le fait... Cette phrase 
n'est pas correcte. Le verbe devait être au pluriel pour s'accorder avec 
son sujet. Racine aurait dû dire : Et tous ces beaux exploits sont ce qui 
me le fait. 



181 LES FRÈRES ENNEMIS. 

CBÉOU. 

Plus roffenseur m'est cher^ plus je ressens l'injure. 

AHTIGOHE. 

Hais un père à ce point doitril être eoqKxié? 
Vous avez trop de haine. 

cmÉON. 

Et vous y trop de bonté. 
CTest trop parler^ madame^ en faveur d'un rebelle. 

AHTIGOlffE. 

L'innocence vaut bien que l'on parle pour elle. 

CRÉON. 

Je saÎB ce qui le rend innocent à vos yeux. 

ANTIGONE. 

Et je sais quel sujet vous le rend odieux. 

CEÉON. 

L'amoor a d'autres yeux que le conunun des hommes. 

lOCASTE. 

Vous abusez^ Créon^ de l'état où nous sommes; 

Tout vous semble permis; mais craignez mon courroux ; 

Vos libertés enfin retomberaient sur vous. 

ANTIGONE. 

L'intérêt du public agit peu sur son àme^ 
Et Tamour du pays nous cache une autife flamme ' . 
Je la sais; mais^ Créon, j'en abhorre le cours ' , 
Et TOUS ferez bien mieux de la cacher toiqours. 

' L'amour de Créon pour Antigooe n'est peut-être pas assez indiqué 
ici. Toutefois, si les acteurs sont Ixmsy les spectateurs devineront Tin- 
trigue, comme Anti^one eUe-môme la devine. Il suffit de lire avec atten- 
tion le dialogue ^p^ (MTécède, pour entrer dans la confidence de Gréon. 

> Luneau de Boisjermain a aiis dans son édition je U saii» ^otquo 
toutes les édîtiens portent je la «aie (La Harpe a suivi Luneau do Bois- 
jermain). Je lo $(Ai n^est pas élégant, et l'on ne dit pas bien savoir une 
piwme; mais toute la suite ne laisse aucun lieu de douter que Racine 
u'ait écrit ainsi. (G.) ~ J'en abhorre le cours est une exïwession vi- 
cieuse ; on ne dit pas le cours d'uru famme. (L.) 



ACTE I, SCÈNE VI. 183 

CRÉON. 

Je le ferais madame ; et je veux par avance 
Vous épargner encor jusques & ma présence. 
Aussi bien mes respects redoublent vos mépris ^ ; 
Et je vais faire place à ce bienheureux fik. 
Le roi m^appelle aiUeurs^ il faut que j'obéisse \ 
Adieu. Faites venir Eémcm et Polynice. 

JOGASTS. 

N'en doute pas., méchant, ils vont venir tous deux ; 
Tous deux ils préviendront tes desseins malheureux. 

SCÈNE VI. 

JOCASTE, ANTIGONE, OLYMPE. 

ANTIGONE. 

Le perfide! A quel point son insolence monte [ 

JOCASTE. 

Ses superbes discours tourneront à sa honte. 
Bientôt,, si nos désirs sont exaucés des cieux,. 
La paix nous vengera de cet ambitieux. 
Mais il faut se h&ter, chaque heure nous est chère : 
Appelons promptement Hémon et votre frère * ; 
Je suis, pour ce dessein, prête à leur accorder 
Toutes les sûretés qu'ils pourront demander. ' 

Et toi, si mes malheurs ont lassé ta justice. 
Ciel, dispose à la paix le cœur de Polynice, 
Seconde mes soupirs, donne force à mes pleurs , 
Et comme il faut enfin fais parler mes douleurs*. 

' Au lieu de mes respects , Racine avait mis d'abord mes devoirs. 

^ Var. Vous savei que le roi m'appeUe à son service. 

^ VAR. Appekms , au plus vite , Hémon et votre frère. 

*• Donner force à despletirs manque d'élégance. Il fallait donne du pou- 



IM LES FRÈRES ENNEMIS. 

ANTlGONE^Male'. 

Et si ta prends pitié d'une flamme innocente^ 
ciel^ en ramenant Hémon à son amante^ 
Ramène-le fidèle; et permets^ en ce jour^ 
Qu'en retrouvant l'amant je retrouve l'amour* ! 

, voir ou de f empire. Fi^ireparlèr cowane ii faut des douleurs . Comme il faut 
est une expression prosaïque qui afiGeôblit une expression heureuse : 
faire parler des douleurs. Louis Radne a fait de vains efforts pour jus- 
tifier ces deux locutions. 
' Dans les premières éditions, on lit : 

ANTIGONE , demeurant un peu après sa wsère, 

' Ce premier acte laisse Fespoir d^une entrevue, et en cela il est con- 
forme aux règles de Part; mais d^ailleurs il est languissant, prolixe, 
faible de style ; les amours et la politique de Gréon ne sont point assez ex- 
pliqués ; et enfin Tacte finit par un madrigal. (G. ) 



ACTE SECOND. 



SCÈNE I. 

ANTIGONE, HÉMON. 

HÉMON. 

Quoi ! vous me refusez votre aimable présence S 
Après un an entier de supplice et d'absence? 
Ne m'avez-vous, madame^ appelé près de vous , 
Que pour m'6ter sitôt un bien qui m'est si doux? 

ANTIGONE. 

Et voulez-vous sitôt que j'abandonne un frère ? 
Ne dois-je pas au temple accompagner ma mère? 
Et dois-je préférer, au gré de vos souhaits , 
Le soin de votre amour à celui de la paix? 

HIÎMON. 

Madame, à mon bonheur c'est chercher trop d'obstacles; 
Ils iront bien, sans nous, consulter les oracles. 
Permettez que mon cœur, en voyant vos beaux yeux. 
De l'état de son sort interroge ses dieux*. 
Puis-je leur demander, sans être téméraire , 
S'ils ont toujours pour moi leur douceur ordinaire? 
Souffrent-ils sans courroux mon ardente amitié? 
Et du mal qu'ils ont fait onirils quelque pitié ? 

* Var. Hé quoi ! voni me plaignez votre aimable présence , etc. 

' Nous ne dirons rien de cette galanterie et de ce style : le vice de l'un 
et de Tautre est jugé depuis longtemps. Mais il faut observer .que l'on 
dit interroger sur quelque chose, et non pas de quelque chose. (L. ) — 
Encore le mot état ; et qu*ost-ce que Vétat de son sort ? 



186 LES FRÈRES ENNEMIS. 

Durant le triste cours d'une absence cruelle^ 
Avez-Yous souhaité que je fusse fidèle? 
Songiez-vous que la mort menaçait^ loin de vous^ 
Un amant qui ne doit mourir qu'à vos genoux? 
Ah! d'un si bel objet quand une âme est blessée^ 
Quand un cœur jusqu'à vous élève sa pensée ^ 
Qu'il est doux d'addrer tant de divins appas! 
Mais aussi que Ton souCEre en ne les voyant pas ! 
Un moment^ loin de vous^ me durait une année; 
J'aurais fini cent fois ma triste destinée^ 
Si je n'eusse songé^ jusques à mon retour. 
Que mon éloignement vous prouvait mon amour; 
Et que le souvenir de mon obéissance 
Pourrait en ma faveur parler en mon absence ; 
Et que pensant à moi vous penseriez aussi 
Qu'il faut aimer beaucoup pour obéir ainsi. 

ANTIGOME. 

Oui , je l'avais bien cru qu'une àme si fidèle ^ 

Trouverait dans l'absence une peine cruelle ; 

Et, si mes sentiments se doivent découvrir. 

Je souhaitais , Hémon , qu'elle vous fit souffrir. 

Et qu'étant loin de moi, quelque ombre d'amertume 

Vous Ût trouver les jours plus longs que de coutume. 

Mais ne vous plaignez pas : mon cœur chargé d'ennui 

Ne vous souhaitait rien qu'il n'éprouvât en lui, 

Surtout depuis le temps que dure cette guerre , 

Et que de gens armés vous couvrez cette terre. 

dieux ! à quels tourments mon cœur s'est vu soumis , 

Voyant des deux côtés ses plus tendres amis* ! 

' Var. Oui Jeprév(qr»tobienqn'iiiieâiiiefi6dèle,etc. 

' On Ui dans les (Hremières éditions les huit vers suivauts , que Racine 
a retranchés : 

Lorsqu'on te sent pressé d'une nunn mconnue , 
On la craint sans réserve , on hait sans retenue. 



ACTE II, SCÈJNE I. 187 

Mille objets de douleur déchiraient mes entrailles; 
J'en voyais et dehors et dedans nos murailles^ ; 
Chaque assaut à mon cœur livrait mille combats ; 
Et mille fois le jour je souffrais le trépas. 

HÉlfON. 

Mais enfin qu'ai-je £BÛt^ en ce malheur extrême , 
Que ne m'ait ordonné ma princesse elle-même ? 
J'ai suivi Polynice, et vous Tavez voulu ; 
Vous me l'avez prescrit par un ordre absolu. 
Je lui vouai dès lors une amitié sincère ; 
Je quittai mon pays^ j ^abandonnai mon père; 
Sur moi^ par ce départ^ j'attirai son courroux; 
Et^ pour tout dire enfin^ je m'éloignai de vous. 

ANTIGONE. 

Je m'en souviens^ Hémon^ et je vous fais justice : 
C'est moi que vous serviez ^n servant Polynice; 
Il m'était cher alors comme il Test aujourd'hui^ 
Et je prenais pour moi ce qu'on faisait pour lui ^ 

Dans tooB ses moayements le coeur n'est pas contraint , 

Et se sent soulagé de haïr ce qn'Q craint ; 

Mats , Toyant attaqoer mon pays et mon frère , 

La main qoi Tattaqnait ne m'était pas moins chère ; 

Mon coeur, qui ne voyait que mes frères et tous , 

Ne haïssait personne, et Je TOUS craignais tous. 

Mille ol^ets, etc. 

' Voltaire, dans ses commentaires sur Corneille, a £ait remarquer 
pourquoi il fallait dire : Je voyais des objets de douleur dans ou hor^^ 
nos muraiUes, et non dedans et dehors. Dedans et dehors ne se mettent 
que seuls; on dit : «os muraiUes ont toujours subsisté , quoiqu'il y eût 
souvent bien des ennemis dedans, et que nos troupes eussent été mises 
dehors. Dedans, deliors, sont des adverbes, et non des prépositions. 
( L. B. ) — On ne sait que dire de cette tirade : ombre d'amertume, trou- 
ver des jours longs» plus longs que de coutume, et enOn un assaut qui 
livre un combat à un cceur; tout cela est plus que négligé. 

MI y a dans ce couplet d*Antigone une douceur, un naturel, une 
grâce innocente, un certain charme où l'on reconnaît Racine ; il n*y 
manque qu'on peu plus de couleur poétique. La prédilection d'Antigone 
pour Polynice serait plus théâtrale si elle était motivée ; mais Polynice 



188 LES FRÈRES ENNEMIS. 

Nous nous aimions tous deux dès la pi us tendre enfance. 
Et j'avais sur son cœur une entière puissance ; 
Je trouvais à lui plaire une extrême douceur . 
Et les chagrins du frère étaient ceux de la sœur ^ . 
Ah ! si j'avais encor sur lui le même empire , 
Il aimerait la paix^ pour qui mon cœur soupire^; 
Notre commun malheur en serait adouci : 
Je le verrais^ Hémon ; vous me verriez aussi ! 

HÉMON. 

De cette affreuse guerre il abhorre l'image. 
Je l'ai vu soupirer de douleur et de rage^ 
Lorsque^ pour remonter au trône paternel y 
On le força de prendre un chemin si cruel. 
Espérons que le ciel^ touché de nos misères y 
Achèvera bientôt de réunir les frères : 
Puisse-t-il rétablir Famitié dans leur cœur^ 
Et conserver l'amour dans celui de la sœur! 

n'est pas moins féroce que son frère : on ne voit pas pourquoi Anti- 
gone a plus d'inclination pour lui. ( G. ) — Cette prédilection est assez 
motivée par les vers qui suivent. Autigone aime Polynice parce qu'il 
fut le compagnon chéri de son enfance ; elle Taime surtout parce qu'il 
est malheureux. 

' Racine a fait après ce vers une coupure considérable. Antigone di- 
sait dans les premières éditions : 

Je le chéris toujours , encore qu'il m'oublie. 

HÉMON. 

Non , nbn , son amitié ne s*e8t point affaiblie : 
n vous cbÀit encor ; mais ses yeux ont appris . 
Que mon amour pour vous est bien d'un autre prix. 
Quoique son amitié surpasse l'ordinaire , 
11 voit combien l'amant l'emporte sur le frère , 
Et qu'auprès de l'amour dont Je ressens l'ardeur 
La plus forte amitié n'est au plus que tiédeur. 

AMTIGONE. 

Mais enfin , si sur lui j'avais le moindre empire , 
11 aimerait la paix , etc. 

' 11 faudrait pour laquelle-, qui avec une préposition ne se dit que des 
personnes. 



J 



ACTE II, SCÈNE II. 189 

ANTIGONE. 

Hélas ! ne doutez point que ce dernier ouvrage 

Ne lui soit plus aisé que de calmer leur rage. 

Je les connais tous deux^ et je répondrais bien 

Que leur cœur^ cher Hémon , est plus dur que le mien. 

Mais les dieux quelquefois font de plus grands miracles. 

SCÈNE II. 

ANTIGONE, HÉMON, OLYMPE. 

ANTIOONE. 

Hé bien ? apprendrons-nous ce qu'ont dit les oracles? 
Que faut-il faire? 

OLYMPE. 

Hélas! 

AHTIQONE. 

•Quoi? qu'en a-t-on appris? 
Est-ce la guerre^ Olympe? 

OLYMPE. 

Ah ! c'est encore pis ! 

HÉMON. 

Quel est donc ce grand mal que leur courroux annonce . 

OLYMPE. 

Prince, pour en juger, écoutez leur réponse ; 
a Thébains, pour n'avoir plus de guerres, 
« Il faut, par un ordre fatal, 
a Que le dernier du sang royal 
c< Par son trépas ensanglante vos terres. » 

ANTIGONE. 

dieux, que vous a fait ce sang infortuné? 
Et pourquoi tout entier Tavez-vous condamné? 
N'ètes-vous pas contents de la mort de mon père? 
Tout notre sang doit-il sentir votre colère * ? 

' Var. Toat notre sang doit-il subir votre colère? 



190 LES FRÈRES ENNEMIS. 

HÉMON. 

Madame^ cet arrêt ne vous regarde pas ; 

Votre vertu vous met à couvert du trépas : 

Les dieux savent itap bien connais Tinnocence. 

AHTIOOHK. 

Et ce n'est pas pour moi que je crains leur vengeance ^ 

Mon innocence^ Hémon^ sersdt un &ible appui; 

Fille d'OEdipe^ il faut que je meure pour lui*. 

Je l'attends^ cette mort^ et je l'attends sans plainte ; 

Et, s'il faut avouer le sujet de ma crainte * , 

C'estpourvousque je crains; oui, cherHémon, pour vous. 

De ce sang malheureux vous sortez comme nous; 

Et je ne vois que trop que le courroux céleste 

yous rendra, comïne à nous, cet honneur bien funeste, 

Et fera regretter aux princes des Thébains 

De n'être pas sortis du dernier des humains. 

hAuon. 
Peut-on se repentir dNm si grand avantage? 
Un si noble trépas flatte trop mon courage ; 
Et du sang de ses rois il est beau d'être issu. 
Dût- on rendre ce sang sitôt qu'on Ta reçu. 



' La conjonction d commence cette réponse d^AnUgone d'une manière 
bizarre ; cependant elle se trouve dans toutes les éditions. ( G. ) — Racine 
. a employé et dans le sens du mot aussi, (Test un latinisme ; aussi n'esta» 
pas pour moi que je crains leur vengeance; c'est pour vous que je crains. 
Cc^ latinisme n'est pas heureux; aussi a-t-il eu si peu de succès, qu'il 
n'a été compris ni des commentateurs ni des imprimeurs. 

' L'expression n'est pas juste: Antigone ne meurt point pour Œdipe, 
qui est mort, mais à cause du crime d'OEdipe. ( L. R. ) 

> Var. Je rattendi , cette mort , et Je l'attends tans plaintea ; 
Et, ^û favt aToaer le tujet de met craiiites. 

Pourquoi Antigone appBqae-t-elle la réponse de l'oracle à Hémon? 
Il eût mieux valu qu'il s'en fit lui-même l'application; ce qui aurait 
fait naître une dispute généreuse, et donné à la scène un peu plus de 
chaleur. ( L. B. ) 



ACTE II, SCÈNE II. lot 

ANTIGONE. 

Hé quoi ! si parmi nous on a fait quelque offense ^ , 
Le ciel doit-il sur vous en prendre la vengeance ? 
Et n'est-ce pas assez du père et des enfants^ 
Sans qu'il aille plus loin chercher des innocents? 
C'est à nous à payer pour les crimes des nôtres : 
Punissez-nous^ grands dieux ; inais épargnez les autres ! 
Mon père, cher Hémon^ vous va perdre aujourd'hui ; 
Et je vous perds peut-être encore plus que lui '. 
Le ciel punit sur vous et sur votre famille 
Et les crimes du père et l'amour de la fille ; 
Et ce funeste amour vous nuit encore plus * 
Que les crimes d'Œdipe et le sang de Laïus. 

HÉMON. 

Quoi! mon amour^ madame? Et qu'a-tril de funeste? 
Est-ce un crime qu'aimer une beauté céleste? 
Et puisque sans colère il est reçu de vous. 
En quoi peut-il du ciel mériter le courroux? 
Vous seule en mes soupirs êtes intéressée. 
C'est à vous à juger s'ils vous ont offensée : 



' Le mot offense est faible, le mot crime eût donné plus d^énergie à 
la pensée d*Antigone. La Harpe fait observer qu*on ne dit point faire 
quelque offense sans dire à qui; mais il se trompe; ce mot peut s'em- 
ployer d*une manière absolue , et Ton en trouve un exemple dans Tode 
de J.-B. Rousseau : Paraissez, roi des rois, et dans le Dictionnaire de 
TAcadémie. 

' Le sens de cette phrase est (diecur, et la pensée en est recherchée. 
Racine voulait dire sans doute : Mom père sera cause de votre perte, et 
moi j'en serai encore plus cause que lui, L*emploi du mot perdre fait 
une amphibologie. 

* Pourquoi Antigone dit-elle à Hémon que les dieux le punissent d'être 
amoureux d'elle? C'est pour amener la réponse héroïque et galante d'Hé- 
mon, qui s'embarrasse peu de la colère des dieux, pourvu qu' Anti- 
gone soit favorable à son amour. Antigone parait un peu trop résignée 
à la perte do son amant. ( G. ) 



192 LES FRÈRES ENNEMIS. 

Tels que seront pour eux vos arrêts tout-puissants*. 
Ils seront criminels, ou seront innocents'. 
Que le ciel à son gré de ma perte dispose ', 
J'en chérirai toujours et Tuné et l'autre cause, 
Glorieux de mourir pour le sang de mes rois. 
Et plus heureux encor de mourir sous vos lois\ 



' Indépendamment de la recherche de la pensée, il y a ici embarras 
dans le style : tels que seront pour eux est un toulr pénible, obscur, in- 
.correct : des soupirs qui seront crimindsou innocents, tels que seront 
pour eux les arrêts touU^issants , forment une plurase presque barbare. 

(G.) 

' Radnè, après ce vers, avait placé ceux-ci, qu'on ne trouve que dans 
les premières éditions : 

Aiusi , quand JuBqu'à tous J'osai porter ma fiamme , 
Vos yeux seuls imprimaient la terreur dans mon âme ; 
fit je craignais bien plus d'offenser yos appas , 
Que le oourroDY des dieux que je n'offensais pas. 

ANTIGtHCE. 

Autant que votre amour votre erreur est extrême : 
Et TOUS les offensiez beaucoup plus que moi-même. 
Quelque rigueur pour vous qui parût en mes yeux , 
Hélas I ils approuvaient ce qui fâchait les dieux. 
Oui , ces dieux emiemis de toute ma famille , 
Aussi bien que le père en détestaient la fille , 
Tous aimâtes , Hémon , l'objet de leur courroux , 
Et leur haine pour moi s'étendit jusqu'à vous. 
Cest là de vos malheurs le funeste principe ; 
Fuyez , Hémon , fbyez de la fille d'Œdipe. 
Tâchez de n'aimer plus , pour plaire auximmortelc 
Et la fille et la sceur de tantde criaiineb. 
Le erime en sa famille.». 

HÉMON. 

Ah I madame , leur crime 
Ne fait que relever votre vertu sublime , 
Puisque , par un effort dont les dieux sont jaloux , 
Vous brillez d'un édat qui ne vient que de vous. 
Que le ciel, etc. 

'* On dit biâi disposer du sort, de la vie , de la fortune , du temps de 
quelqu'un , mais non pas disposer de sa perte. ( G. ) 
* Les quatre vers suivants ont été retranchés par Racine : 

Plût aux dieux seulement que votre amant fidèle 
Pftt avoir de leur haine une cause nouvelle , 



ACTE II, scène; III. 193 

Aussi bien que ferais-je en ce commun naufrage? 
Pourrais-je me résoudre à vivre davantage? 
En vain les dieux voudraient différer mon trépas , 
Mon désespoir ferait ce qu'ils ne feraient pas* 
Mais peutrètre, après tout, notre frayeur est vaine * ; 
Attendons... Mais voici Polynice et la reine. 

SCÈNE III. 

JOCASTE, POLYNICE, ANTIGONE, HÉMON. 

POLYNICE. 

Madame, au nom des dieux, cessez de m'arrèter' : 
Je vois bien que la paix ûe peut s'exécuter*. 
J'espérais que du ciel la justice infinie 
Voudrait se déclarer contre la tyrannie, 
Et que, lassé de voir répandre tant de sang*, 

Et qae, pour tous aimer, méritant leur courroux , 
n i^t mourir enoor pour être aimé de vousl 
Auni bieo , etc. 

* Var. Biais peut-être , en ce point , notre frayeur est vaine. 

^ On sent ici que Racine n*a supposé Polynice haï des Tbébains que 
pour avoir occasion de lui faire débiter de belles tirades, pleines d'or- 
gueil et d*audace, dans le goût de Corneille. Racine n'a pas songé 
qu'une pareille supposition détruisait tout, intérêt. L'entrée de Polynice 
n'a rien de théâtral. (G.) 

' Louis Racine veut justifier cette expression par l'ellipse qu'il sup- 
pose, le traité de paix ne peut s'exécuter. Il se trompe; car il s'agit de 
conclure un traité de paix , et non pas de Yexécuter, ce qui est très- 
différent. De plus, en supposant même qu'il s'agtt du traité de paix à 
exécuter, exécuter ht paix ne Vaudrait pas mieux, attendu que l'ellipse 
n''est admissible que quand elle présente un sens unique et nécessaire. 
Or exécuter la paix , s'il était français, pourrait signifier bien d'autres 
choses qvL^exécuter un traité. (L.) 

* En changeant un mot de place , Racine corrigea ce vers , qu'il avait 
d'abord arrangé de cette manière : 

Et que , lassé de voir tant répandre de sang. 

C'est une minutie ; mais rien n'est à dédaigner de oe qui concerne le 
style, et le style de Racine. (G.) 

BACINIE. — T. I. 13 



194 LES FRÈRES ENNEMIS. 

Il rendrait à chacun son légitime rang ; 

Mais puisque ouvertement il tient pour l'injustice , 

Et que des criminels il se rend le complice , 

Doi&rje encore espérer qu'un peuple révolté. 

Quand le ciel est injuste, écoute Téquité? 

Dois-je prendre pour juge une troupe insolente, 

D'un fier usurpateur ministre violente*. 

Qui sert mon ennemi par un lâche intérêt. 

Et qu'il anime encor, tout éloigné qu'il est? 

La raison n'agit point sur une populace. 

De ce peuple déjà j'ai ressenti l'audace; 

Et, loin de me reprendre après m'avoir chassé , 

Il croit voir un tyran dans un prince offensé. 

Comme sur lui l'honneur n'eut jamais de puissance, 

11 croit que tout le monde aspire à la vengeance : 

De ses inimitiés rien n'arrête le cours; 

Quand il hait une fois, il veut haïr toujours. 

JOCASTE. 

Mais s'il est. vrai, mon fils, que ce peuple vous craigne. 
Et que tous les Thébains redoutent votre règne. 
Pourquoi par tant de sang cherchez-vous à régner 
Sur ce peuple endurci que rien ne peut gagner? 

POLYinCE. 

Est-ce au peuple, madame, à se choisir un maître? 
Sitôt qu'il hait un roi, doit-on cesser de l'être'? 



' Geof&H)y observe avec raison que minUtre est du genre masculin : 
c'est un de ces adjectifs qui ont usurpé dans notre langue la force et 
les fonctions du substantif. Cependant La Harpe pensait qu'en poésie 
ministre pouvait avoir un féminin; il cite Texemple du mot enfant, qui 
prend également les deux goires, quoiqu'il conserve la désinence mas- 
culine. 

' Ce vers est embarrassé et incorrect DoU-^mcesêer est dans un sens 
général, et signifie : tous les rois doivent-ils cesser de Tétre? Sitôt qu*ii 
hait est dans un sens particulier : ainsi Polynice semble demander si 



ACTE II, SCÈNE III. 195 

Sa haine ou son amour, sont-ce les premiers droits 
Qfui font monter au trône ou descendre les rois * ? 
Que le peuple à son. gré nous craigne ou nous chérisse, 
Le sang nous met au trône, et non pas son caprice; 
Ce que le sang lui donne, il le doit accepter ; 
Et s'il n'aime son prince, il le doit respecter, 

J0CASTE> 

Vous serez un tyran haï de vos provinces* 

POLYNICE. 

Ce nom ne convient pas aux légitimes princes; 
De ce titre odieux mes droits me sont garants ' : 
La haine des sujets ne £edt pas les tyrans. 
Appelez de ce nom Étéocle lui-même. 

/OCASTE, 

Il est aimé de tous*. 

POLYNICE. 

C'est un tyran qu'on aime. 



tous les rois doivent desœndre du trône sitôt que le peuple en hait 
un : question absurde. Racine a voulu dire : 

un roi , dès qu'on le hait , doit-il cesser de l'être? 

Ce n'est pas un vers que j*ose substituer à celui de Racine ; c'est une 
manière dont je me sers pour exprimer sa pensée. Du reste , le cou- 
plet de Polynice est plein de vigueur, et entièrement de Técole de Cor- 
neille. Racine pouvait tout imiter heureusement avec la souplesse de son 
génie ; mais la nature ne Tarait pas fait pour prendre ce ton-là. ( G. ) 

' Louis Racine observe qu*il faudrait ou en descendre. Cependant la 
précision du vers empêche que rémission du pronom indéfini eu ne soit 
très-sensiUe. 

' Me sont garants ^ pour me garantissent ^ est un contre-sens. Etre ga- 
rant d'une chose ou garantir de qudque chose signifient deux choses op-* 
posées. Être garant d'une chose , c'est l'assurer; en garantir, c'est en 
mettre à l'abri. Ce dernier sens est cdui de Racine. 

* Racine ne fait presque ici que traduire en vers plus élégants la pen- 
sée de Rotrou , chez qui Jocaste dit : 

Mais quoi ! son rt^gne piaf t , le vôtre est redouté l 

13. 



196 LES FRÈRES ENNEMIS. 

Qui par cent lâchetés tâche à se maintenir 

Au rang où par la force il a su parvenir; 

Et son orgueil le rend^ par un effet contraire ^ 

Esclave de son peuple et tyran de son frère. 

Pour commander tout seul il veut bien obéir^ 

Et se fait mépriser pour me faire haïr. 

Ce n'est pas sans sujet qu'on me préfère un traître : 

Le peuple aime un esclave^ et craint d'avoir un maître. 

Mais je croirais trahir la majesté des rois. 

Si je faisais le peuple arbitre de mes droits * . 

JOCASTE. 

Ainsi donc la disc(H*de a pour vous tant de charmes? 
Vous lasses-vous déjà d'avoir posé les armes? 
Ne cesserons-nous point, après tant de malheurs. 
Vous, de verser du sang; moi, de verser des pleurs •? ' 
N'accorderez-vous rien aux larmes d'une mère? 
Ma fille, s'il se peut, retenez votre frère : 
Le cruel pour vous seule avait de l'amitié. 

ANTIGONE. 

Ah ! si pour vous son âme est sourde à la pitié. 
Que pourrais-je espérer d'ime amitié passée. 
Qu'un long éloignement n'a que trop effacée? 

Polynice répond : 

11 a gagné les cœufs, et moi, moHupopoUtke, 
Je tiens indifférent d'être craint oa de plaire. 

Jocaste, dans cette scène, montre de la partialité pour Étéôcie, et ne 
s'exprime pas toujours en véritable mère, surtout dans ce vers. (G.) 
- ' Ce morceau est véritablement beau : il est d'une égale force de pen- 
sée et d'expression. Pas une faute, pas un mot de trop. Ce couplet tra- 
gique est absolument dans le goût de Corneille, quand il écrit bi^; et 
en aucun temps Racine ne l'aurait mieux fait. ( L. ) 

' On est surpris que Racine ait payé un tribut si fort au mauvais goût 
et à la mode. Ces antithèses de sang et de pleurs sont d'un rhéteur, «i 
non pas d'une mère. (G.) 



ACTE II, SCÈNE III. 197 

A peine en sa mémoire ai-je encor quelque rang ^ ; 

U n'aime, il ne se plait qu'à répandre du sang *» 

Ne cherchez plus en lui ce prince magnanime , 

Ce prince qui montrait tant d'horreur pour le crime , 

Dont Tàme généreuse avait tant de douceur > 

Qui respectait sa mère et chérissait sa sœur : 

La nature pour lui n'est plus qu'une chimère ; 

Il méconnaît sa soeur, il méprise sa mère ; 

Et l'ingrat, en l'état où son orgueil Ta mis. 

Nous croit des étrangers, ou bien des ennejnis '« 

POLTNIGE. 

N'imputez point ce crime à mon &me affligée ; 
Dites plutôt, ma sœur, que vous êtes changée; 
Dites que de mon rang l'injuste usurpateur^ 
JTa su ravir encor l'amitié de ma sœur •. 
Je vous connais toujoiu^s, et suis toujours le même. 

ANTIGONE. 

Est-ce m'aimer, cruel, autant que je vous aime, 
Que d'être inexorable à mes tristes soupirs. 
Et m'exposer encore à tant de déplaisirs? 



' On a un cang dans le cœur de quelqu'un , et on a place dans sa mé- 
moire. (LO 

' Var. Et 8on coeur n'aime pin» qu'à répandre du sang. 

^ Racine a supprimé ces quatre vers : 

11 revient ; mais , bêlas ! c'est pour notre supplice. 
Je ne vois point mon frère en voyant Polynice : 
En vain il se présente à mes yeux éperdus : 
M ne le connais point ; il ne me connaît plus. 

* ^ Var.. Dites que de moh rang le lâche usurpateur. 
* Après ce .vers, on lit, dans l'édition de 1664 : 

De virtre diangement ce traître est le complice. 
Parce qu'U me déteste , il faut qu'on me haïsse 
Aussi , sans imiter votre exemple aujourd'hui , 
Votre haine ne fait que m'aigrir contre lui. 
Je vous connais, etc. 



108 LES FBÈRES ENNEMIS. 

POLYNiCE. 

Mais vous-même^ ma sœur^ est-ce aimer votre frère , 
Que de lui faire ici cette injuste prière ^y 
Et me vouloir ravir le sceptre de la main? 
Dieux! qu'est-ce qu'Étéocle a de phis inhumain'? 
C'est trop favoriser un tyran qui m'outrage. 

ANTIQONE. 

Non^ non, vos int^ts me touchent davantage. 

Ne croyez pas mes pleurs perfides à ce point; 

Avec vos ennemis ils ne conspirent point. 

Cette paix que je veux me serait un supplice , 

S'il en devait coûter le sceptre à Polynice ; 

Et Tunique faveur^ mon frère, où je prétends. 

C'est qu'il me soit permis de vous voir plus longtemps. 

Seulement quelques jours souffrez que Ton vous voie ; 

Et donnez-nous le temps de chercher quelque voie 

Qui puisse vous remettre au rang de vos aïeux , 

Sans que vous r^>andiez un sang si précieux. 

Pouvez-vous refusa cette grèce légère 

Aux larmes d'une sœur, aux soupirs d'une mère? 

lOCASTE. 

Mais quelle crainte encor vous peut inquiéter? 
Pourquoi si promptement voulez-vous nous quitter? 
Quoi ! ce jour tout entier n'est-il pas de la trêve ' ? 
Dès qu'elle a commencé, faut-il qu'elle s'achève ? 

* On lit dians plusieurs éditions : 

Que de lui faire enjin cette injuste prière. 

Nous avons a*u devoir suivre Téditioa de 1697 » dont le sens est pré- 
férable. La rigueur grammaticale exigerait que la particuie de îùi répé- 
tée au vers suivant La même faute se trouve dieux vers plus haut C*est 
encore un latinisme. En latin, une prépositkm gettvemc plusieurs 
verbes et même plusieurs noms de suite. 

3 VAR. Dieux ! qu'est-ce qu'Étéode a de moins inluiuiaia? 

3 Var. Ce jour-ci tout entier n'est-il pas de la trêve? 



ACTE II, SCÈNE III. 199 

Vous voyez qu'Étéocle a mis Içs armes bas ; 

Il veut que je vous voie, et vous ne voulez pas K 

ANTIGONE. 

Oui, mon frère, il n'est pas comme vous inflexible. 
Aux larmes de sa mère il a paru sensible; 
Nos pleurs ont désarmé sa colère aujourd'hui 
Vous l'appelez cruel, vous l'êtes plus que lui'. 

Seigneur, rien ne vous presse; et vous pouvez sans peine 

Laisser agir encor la princesse et la reine : 

Accordez tout ce jour à leur pressant désir; 

Voyons si leur dessein ne pourra réussir. 

Ne donnez pas la joie au prince votre frère 

De dire que , sans vous , la paix se pouvait faire. 

Vous aurez satisfait une mère, une sœur. 

Et vous aurez surtout satisfait votre honneur. 

Mais que veut ce sddat? son âme est toute émue *! 

' La langue exige absolument et votis ne k vmUe^i pas* Louis Racine 
observe que la vivacité de la poésie rend cette faute excusable ; mais c'est 
précisément la poésie et le style soutenu qui interdisent cette ellipse, 
comme étant du langage familier : Tous les jours je dis à cet enfant d'étu- 
dier, et Une veut pas. Les phrases de ce genre sont permises dans la con- 
versation , et c*est parce qu'elles y reviennent à tout moment que le style 
noble les exclut. ( L. } 

' Var. Vous rappelez tyran , vous l'êtes pins que loi. 

^ Il est évident que Racine avait écrit toute, La distinction de tout , 
employé comme adjectif ou comme adverbe , n*avait pas encore été faite 
par TAcadémie. Cette remarque est également applicable au second vers 
de la quatrième scène du premier acte, au quarante-unième vers du 
grand couplet d'Antigone , acte III , scène m , et enfin au dernier vers de 
la scène iv de l'acte V. ( G .) 



200 LES FRÈRES ENNEMIS. 

SCÈNE IV. 

JOCASTE, POLYNIGE, ANTIGONE, HÉMON, 

UN SOLDAT. 
LE SOLDAT; à Polyniee. 

Seigneur^ on est aux mains^ et la trêve est rompue : 
Créon et les Thébains^ par ordre de leur roi S 
Attaquent votre cunnée^ et violent leur foi. 
Le brave Hippomédon s'efforce ^ en votre absence^ 
De soutenir leur choc de toute sa puissance. 
Par son ordre, seigneur, je vous viens avertir. 

POLTNIGE. 

Ah, les traîtres! Allons, Hémon, il faut sortir. 

(à ta reine.) 

Madame, vous voyez comme il tient sa parole : 
Mais il veut le combat, il m'attaque; et j'y vole*. 

JOCASTE. 

Polynice ! mon fils !.. . Mais il ne m'entend plus : 
Aussi bien que mes pleurs, mes cris sont superflus. 
Chère Antigone, allez, courez à ce barbare : 
Du moins, allez prier Hémon qu'il les sépare. 
La force m'abandonne, et je n'y puis courir*; 
Tout ce que je puis faire, hélas! c'est de mourir. 

* Var. Et les ItiébaiDS conduits par Créon et leur roi. 

' L'annonce de ce combat termine Tacte heureus^nent. C'est une règle 
générale du théâtre de donner toujours au spectateur, à la fin de chaque 
acte, quelque motif de crainte ou d'espérance pour l'acte suivant. (G.) 

^ VAft, Le courage me manque, et Je n*y puis courir. 



ACTE TROISIÈME. 



SCENE I. 

JOCASTE, OLYMPE. « 

JOCASTE. 

Olympe, varVen voir ce funeste spectacle * ; 
Va voir si leur fureur n'a point trouvé d'obstacle. 
Si rien n'a pu toucher l'un ou Tautre parti. 
On dit qu'à ce dessein Ménécée est sorti. 

OLYMPE. • 

Je ne sais quel dessein animait son courage, 
Une héroïque ardeur brillait sur son visage ; 
Mais vous devez, madame, espérer jusqu'au bout. 

JOCASTE. 

Va tout voir, chère Olympe, et me viens dire tout; 
Édaircis promptement ma triste inquiétude. 

OLYMPE. 

Mais vous dois-je laisser en cette solitude? 

JOCASTE. 

Va : je veux ôtre setde en l'état où je suis , 
Si toutefois on peut l'ôtre avec tant d'ennuis ' ! 

• Olympe, vorVen voir, etc. Cette locution familière ne peut trouver 
place dans le style noble. Quelques vers plus bas, le poète a exprimé la 
même pensée , mais il ne Ta pas rendue plus heureusement : 

Va tout voir, chère Olympe , et me viens dire tout. 
> On peut également blâmer éclairdr une inquiétude , métaphore qui 
manque de justesse. On dit éclairdr un doute , 6t calmer une inquiétude, 

> Var. Si pourtant on peut Tétre avec<iue tant d'ennuis ! 

Les deux manières sont également défectueuses ; il semble même que 



902 LES FRÈRES ENNEMIS. 

SCÈNE II. 

JOCASTE. 

Dureront-ils toujours ces ennuis si funestes? 

N^épuiseront-ils point les vengeances célestes? 

Me feronirils souffrir tant de cruels trépas * , 

Sans jamais au tombeau précipiter mes pas ? 

ciel^ que tes rigueurs seraient peu redoutables^ 

Si la foudre d'abord accablait les coupables! 

Et que tes châtiments paraissent infinis^ 

Quand tu laisses la vie à ceux que tu punis ! 

Tu ne l'ignores pas^ depuis le jour infâme 

Où de mon propre fils je me trouvai la femme *, 

Le moindre des tourments que mon cœur a soufferts 

Égale tous les maux que l'on souffre aux enfers. 

Et toutefois^ ô dieux, un crime involontaire 

Devaitril attirer toute votre colère? 

Le connaissais-je, hélas! ce fils infortuné? 

Vous-même dans mes bras vous Tavez amené'. 

la première était nxmis mauTaise ; elle n'avait que le défeat de laire 
avecque de trois syllabes, ce que Pusage autorisait encore à cette 
époque. (G. ) — Dans la seconde manière, que Racine (Référa, le vers 
manque de césure, faute déjà très*rare à Tépoque des Frères ennemis ( L. ) 

' Trépas est toujours du singulier. Racine ne Ta employé que cette 
seule fois au pluriel. 

' Jour imfdme est une expiession inqNropre, parce qu'il n'y eut que du 
malheur et nulle infamie dans le mariage de Jocaste. (G.) — Je me 
troiioai la femme est un tour foible pour rendre une idée qu'il fallait tou- 
jours écarter. Le défaut de ce sujet est de n'offrir que des objets qui 
choquent nos mœurs : de tous côtés l'inceste, une mère épouse de son 
fils, des fils qui sont les frères de leur père ; en un mot , des aventures 
aussi dégoûtantes que terribles. Dans Œdipe ^ la pièce finit quand le 
crime est connu. Les Frères ennemis , au contraire, sont la suite de cette 
abomination : on n'y ect occupé que de cette Ixmble famille. Il est 
presque impossible que de tels personnages nous intéressent. 

^ Vaii. Lorsque dedans mes bras tous l'avez amené ? 



ACTE III, SCENE III. 203 

C'est vous dont la rigueur m'ouvrit ce précipice. 
Voilà de ces grands dieux la suprême justice ! 
Jusques au bord du crime ils conduisent nos pas *, 
Ils nous le font commettre, et ne l'excusent pas ! 
Prennent-ils donc plaisir à faire des coupables. 
Afin d'en faire, après, d'illustres misérables? 
Et ne peuvent-ils point, quand ils sont en courroux. 
Chercher des criminels à qui le crime est doux '? 

SCÈNE III 

JOCASTE, ANTIGONE. 

JOCASTE. 

Hé bien ! en est-ce fait? L'un ou l'autre perfide 
Vient-il d'exécuter son noble parricide'? 
Parlez, parlez, ma fille. 

ANTIGONE. 

Ah, madame ! en effet 
L'oracle est accompli, le ciel est satisfait. 



' On ne dit point sur le bord du crime. Deux vers plus bas , afin 
d'en faire après blesse également le goût et Foreille. Après est une pré- 
position» et non pas un adverbe, si ce n*est dans quelques phrases du 
style familier. ( L. ) 

•' Louis Racine a vanté ce monologue comme digne de Fauteur de 
Phèdre ; ce n^est cependant qu'une déclamation contre la fatalité i bien 
inférieure à celle qii*on trouve sur le même sujet dans la cinquième 
scène du koisième acte de VOEdipe de Corneille. (GO — Le vers, 
chercher da criaiBefe à qiii le crime est doux, 

ii*est pas une phrase correcte ; il faut à qui le crime sêit doux , ou cher^ 
cher tes criminels , etc. 
^ Après ce vess, on trouve ceux-*ct, dans l'édition de 1664; 

D'nn triomphe si beau Tient-U de s'honorer? 
Qui des deux dois- je plaindre , et qui dois-je abhorrer ? 
Ou n'ont-ib point tous deux, en mourant sur la place , 
Confirmé, par leur sang, la céleste menace? 
Parlez , parlez , etc. - 



204 LES ERËBES ENNEMIS. 

JOCASTE. 

Quoi ! mes deux fils sont morts ? 

ANTIGONE. 

Un autre sang^ madame, 
Rend la paix àl'État et le calme à votre àme; 
Un sang digne des rois dont il est déôoulé^ , 
Un héros pour l'État s'est lui-même inunolé *. 
Je courais pour fléchir Hémon et Polynice • ; 
Us étaient déjà loin^ avant que je sortisse : 
Ils ne m'entendaient plus ; et mes cris douloureux ^ 
Vainement par leur nom les rappelaient tous deux. 
Ils ont tous deux volé vers le chanip de bataille; 
Et moi^ je suis montée au haut de la muraille^ 
D'où le peuple étonné regardait^ comme moi , 
L'approche d'un combat qui le glaçait d'effroi. 
A cet instant fatal^ le dernier de nos princes^ 
L'honneur de notre sang, l'espoir de nos provinces, 
Ménécée, en un mot, digne frère d'Hémon, 
Et trop indigne aussi d'être fils de Créon *, 



' Le verbe découler^ suivant la remarque de La Harpe, n*a point de 
participe, quoiqu*il soit formé du verbe couler , qui en a un. On ne 
peut donc pas dire qu*un sang est découlé des rois. Les deux vers qui 
précèdent présentent également une métaphore qui manque de justesse. 
11 est difficile de se figurer comment un sang peut rendre le calme à une 
àme. 

> Vak. Pour rétat et pour nous s'est hii-iiiêiiie immolé. 
' Yar. Je sortais pour fléchhr Hémon et Polynice. 

* Var. Je leur criais d'attendre et d'arrêter leors pas : 

Mais, loin de s'arrêter, ils ne m'entendaient pas. 
Ils ont ooorn tons deox vers le champ de bataille. 

* Contre Tusage ordinaire, le mot indigne est ici pris en bonne part. 
C'est un latinisme. Racine a employé plusieurs fois ce mot dans le môme 
sens; il lui a même donné très-heureosement les deux acceptions dans 
Bajazel , lorsque Acomat dit d*Ibrabim : 

Indigne également de vivre et de mourir. 



ACTE HT, SCÈNE III. 205 

De l'amour du pays montrant son âme atteinte^ 
Au milieu des deux camps s'est avancé sans crainte; 
Et se faisant ouïr des Grecs et des Thébains : 
a Arrêtez^ a-t-il dit^ arrêtez^ inhumains! » 
Ces mots impérieux n'ont point trouvé d'obstacle ^ : 
Les soldats^ étonnés de ce nouveau spectacle , 
De leur noire fureur ont suspendu le cours; 
Et ce prince aussitôt poursuivant son discours : 
« Apprenez, a-t-il dit, Farrêt des destinées, 
« Par qui vous allez voir vos misères bornées. 
« Je suis le dernier sang de vos rois descendu* , 
« Qui par l'ordre des dieux doit être répandu. 
« Recevez donc ce sang que ma main va répandre ; 
a Et recevez la paix, où vous n'osiez prétendre. » 
Il se tait, et se frappe en achevant ces mots ' ; 
Et les Thébains, voyant expirer ce héros. 
Comme si leur salut devenait leur supplice , 
Regardent en tremblant ce noble sacrifice. 
J'ai vu le triste Hémon abandonner son rang. 
Pour venir embrasser ce frère tout en sang. 
Créon, à son exemple, a jeté bas les armes , 
Et vers ce fils mourant est venu tout en larmes; 
Et l'un et l'autre camp, les voyant retirés. 
Ont quitté le combat, et se sont sépai^és. 

' La phrase n^est pas heureuse : quel obstacle des mots peuvent-ils 
trouver? Cinq vers plus bas, il faudrait par lequel vous allez voir vos 
misères terminées. Le mot bornées marque une limite, mais il n'exprime 
pas qu'une cfeo<« a cessé d^itre, 

' Le mot sang^ pris au figuré dans le premier vers et au propre dans 
le troisième, présente une image peu exacte. C'est comme s'il y avait : 
Je suis le dernier fils des rais qui doit être répandu. Cette faute , si com- 
mune dans les poètes médiocres, ne se retrouve dans aucun des chefs- 
d'œuvre de Radne. 

' Le sacrifice de Ménécée est inutile; il ne omtribue en rien à la 
marche de l'action, et n'excite aucun intérêt. Racine a emprunté cet 
épisode à Euripide. (G.) 



206 LES FRERES ENNEMIS. 

En moi^ le cœur tremblant^ et l'àme toute émue^ 
D'un si funeste objet j'ai détourné la vue, 
De ce prince admirant l'héroïque fureur. 

lOCASTE. 

Comme vous je l'admire, et j'en frémis d'horreur. 
Est-il possible, 6 dieux, qu'après ce grand miracle 
Le repos des Thébains trouve encor quelque obstacle? 
Cet illustre trépas ne peut-il vous calmer. 
Puisque môme mes fils s'en laissent désarmer? 
La refuserez-vous, cette noble victime? 
Si la vertu vous touche autant que fait le crime , 
Si vous donnez les prix comme vous punissez^ , 
Quels crimes par ce sang ne seront effacés? 

ANTIGONE. 

Oui, oui, cette vertu sera récompensée ; 

Les dieux sont trop payés du sang de Ménécée'; 

' n fallait dire : 

si vous réoom Kiraez oûmme tous punissez. 

Le poète a voulu éviter la rime de l*bémistiche; mais Texpression 
donner les prix nuit à la précision du vers. (L. R.) 

' Ce vers signifie : les dieux ont reçu le prix du sang de Ménicée et au 
delà , et Racine voulait dire : ce que nous devions aux dieux a été trop 
payé par le sang de Ménécée. Dans la première phrase, le sang est la 
chose payée; dans la seconde, le sang est le prix de la chose, ce qui 
est bien différent. Pour exprimer sa pensée , Racine aurait donc dû dire : 
Les dieux sont trop payés par le sang de Ménicée, Voici les observations 
de La Harpe à ce sujet : « Ce qui a induit Racine en erreur, c*6st 
« qu*en effet le verbe payer, quand il s*agit des dK)ses, peut être 
« suivi de la préposition de dans les deux sens , soit pour exprimer la 
« chose que Ton paye, soit pour exprimer la chose avec laquelle on 
tt paye. Je l'ai payé de ses bienfi^ts , pour dire je Mai payé la valeur de 
« ses bienfaits. H m*a payé d'ingratitude, pour dire il m'a payé avec 
<c l'ingratitude. Il a été payé ée ses services , pour dire il a reçu le prix 
« de ses services. Il a été payé de mon argent, pour dire Ua été payé 
« avec mon argent. Mais quand ce verbe est suivi de la particule du , 
a alors il signifie toujours recetoir la valeur du , etc. Être payé du temps 
« qu'on a employé ; être payé du zélé qu*on a montré. 11 n'y a d'exceçy* 



ACTE lU, SCÈNE III. 207 

Et le sang d'un héros, auprès des immortels , 
Vaut seul plus que celui de mille criminels *. 

JOCASTE. 

Connaissez mieux du ciel la vengeance fatale ' : 

Toujours à ma douleur il met quelque intervalle ; 

Mais, hélas ! quand sa main semble me secourir. 

C'est alors qu'il s'apprête à me faire périr. 

II a mis, cette nuit, quelque fin à mes larmes^ 

Afin qu'à mon réveil je visse tout en armes. 

S'il me flatte aussitôt de quelque esp(Hr de paix , 

Un oracle cruel me l'ôte pour jamais. 

Il m'amène mon fils; il veut que je le voie; 

Mais, hélas ! ccmibien cher me vend-il cette joie ^ ! 

Ce fils est insensible , et ne m'écoute pas ; 

Et soudain il me l'ôte, et Tengage aux combats. 

Ainsi, toujours cruel et toujours en colère 

Il feint de s'apaiser, et devient plus sévère 

Il n'interrompt ses coups que pour les redoubler, 

Et retire son bras pour me mieux accabler. 



« iion que pour les mots qui expriment les valeurs en numéraire ou en 
« nature, et alors dit est le synonyme de mr, comme dans ces phrases : 
a j'ai Hé payé du trésor pîMic: je le payerai du produit de mes terres, 
a de cette vente ^ de mes 5oi«, etc.; ce qui signifie sur le trésor, sur le 
« produit^ etc. » 
' Après ces vers, Racine a supprimé- les quatre suivants : 

Ce sont eux dont la main suspend la barbarie 
De deux camps animés d*nne égrie fmie; 
Et si de tant de sang ils n'étaient point lassés , 
A leur bouillante rage ils les auraient laissés. 

' Les détails de cette vengeance dans lesquels entre Jocaste sont trop 
subtils; ses observations sont froides, et tout le couplet est à peu près 
inutile. Racine imite ici mal à prq)Os la manière de Corneille , qui fait 
raisonner ses personnages dans la passion. ( G. ) 

^ Var. Il a mis , cette nuit , quelque trêve à mes larmes. 

^ Var. Mais combien chèrement me vend-il cette joie ! 



208 LES FRÈRES ENNEMIS. 

ANTIGONE. 

Madame^ espérons tout de ce dernier miracle. 

JOGASTB. 

La haine de mes fils est un trop grand obstacle *. 
Polynice endurci n'écoute que ses droits; 
Du peuple et de Gréon Tautre écoute la voix^ 
Qui^ du lâche Gréon I Cette &me intéressée 
Nous ravit tout le fruit du sang de Ménécée'; 
En vain pour nous sauver ce grand prince se perd , 
Le père nous nuit plus que le fils ne nous sert. 
De deux jeunes héros cet infidèle père... 

ANTIOONE, 

Ah ! le voici, madame, avec le roi mon frère. 

SCÈNE IV. 

JOCASTE, ÉTÉOCLE, ANTIGONE, GRÉON. 

JOGASTE. 

Mon fils, c'est donc ainsi que l'on garde sa foi ? 

ÉTÉOCLE. 

Madame, ce combat n'est point venu de moi. 

Mais de quelques soldats, tantd'Argos que des nôtres' 

Qui, s'étant querellés les uns avec les autres , 

Ont insensiblement tout le corps ébranlé. 

Et fait un grand combat d'un simple démêlé. 

La bataille sans doute allait être cruelle. 

Et son événement vidait notre querelle. 



' Var. En vain tous les mortels s'épuiseraient le flanc , 
Ils se Tealent baigner dedans leur propre sang. 
Tons deox voulant régner, il faut que Tnn périsse t 
t*un a pour lui le peuple, et Tautre la justioe. 

' Var. Nous dte tout le fruit du sang de Ménécée i 

> Var. Mais de quelques soldats , tant des Grecs que des nôtres. 



ACTE III, SCÈNE IV. 209 

Quand du fils de Créon l'héroïque trépas ' 
De tous les combattants a retenu le bras'. 
Ce prince^ le dernier de la race royale^ 
S'est appliqué dés dieux la réponse fatale ; 
Et lui-même à la mort il s'est précipité^ 
De l'amour du pays noblement transporté. 

JOCASTE. 

Ahl si le seul amour qu'il eut pour sa patrie 

Le rendit insensible aux douceurs de la vie ^ 

Mon fils^ ce même amour ne peut-il seulement 

De votre ambition vaincre l'emportement? 

Un exemple si beau vous invite à le suivre. 

11 ne faudra cesser de régner ni de vivre : 

Vous pouvez^ en cédant un peu de votre rang^ 

Faire plus qu'il n'a fait e^n versant tout son sang ; 

11 ne faut que cesser de haïr votre frère ; 

Vous ferez beaucoup plus que sa mort n'a su faire. 

dieux! aimer un frère, est-ce un plus grand effort 

Que de haïr la vie et courir à la mort? 

Et doit-il être enfin plus facile en un autre 

De répandre son sang, qu'en vous d'aimer le vôtre ? 

ÉTÉOGLE. 

Son illustre vertu me charme comme vous ; 

Et d'un si beau trépas je suis même jaloux. 

Et toutefois, madame, il faut que je vous die ' 

Qu'un trône est plus pénible à quitter que la vie : 

JLa gloire bien souvent nous porte à la haïr ; 

Mais peu de souverains font gloire d'obéir. 

Les dieux voulaient son sang ; et ce prince, sans crime , 

* Var. Quand du fils de Créon le funeste trépas. 

> Var. Des Thânins et des Grecs a retenu le bras. 

* Die pour dise^ exjwession reçue du temps de Racine , et que Molière 
a peut-être contribuô à faire bannir de la langue. Le même mot se re- 
trouve encore dans Bajazet 

RACINE. — T. I. ** 



210 LES FEERES ENNEMIS. 

Ne pouvait à l'État refuser sa yictime ; 

Mais ce même pays ^ qui demandait son sang y 

Demande que je règne^ et m'attache à mon rang. 

Jusqu'à ce qu'il m'en ôte, il faut que j'y demeure : 

11 n'a qu'à prononcer^ j'obéirai sur l'heure; 

Et Thèbes me verra^ pour apaiser son êo^. 

Et descendre du trône^ et courir à la mort. 

CRÉON. 

Âhl Ménécée est mort^ le ciel n'en veut point d'autre : 
Laissez couler son sang^ sans y mêler le vôire * ; 
Et, puisqu'il l'a versé pour nom? donner la peux, 
Accordez-la, seigneur, à nos justes souhaite. 

ÉTÉOCLB. 

Hé quoi I même Gréon pour la paix se déclsure? 

CKéoir. 
Pour avoir trop aimé cette guerre barbare. 
Vous voyez les malheurs où le ciel m'a plongé : 
Mon fils est mort, seigneur. 

ÉtÉOCtB. 

Il fieiut qu'il Soit vengé. 

GEÉON. 

Sur qui me vengerais-je en ce malheur extrême? 

ÉTéOGLB. 

Vos ennemis, Gréon, sont ceux de Thèbes même ; 
Vengez-la, vengez-vous. 

G&ÉON. 

Âh I dims ses ennemis 
Je trouve votre firère, et je trouve mon fils* ! 

* Var. ndtesserrirsonsaiig, sans y Joindre le Tdtre. 

* n manquait à Gréon , pour se rendre tout à fait odieux, d'être hy- 
pocrite en pure perte : on sait qu'il n'aime pas son fils Hémon, qui est 
son rival, et qu'il déteste Polynice , qui s'oppose à ses vues ambitieuses. 
Il y a une dissimulation, une profondeur de scélératesse qui est théâ- 
trale; mais l'hypocrisie de Gréon est froide. (G. ) 



ACTE III, SCÈNE IV. 211 

Dois-je verser moa sang, ou répandre le vôtre? 

Et dois-je perdre un fila, pour en venger un autre? 

Seigneur, mon sang m'est cher, le vôtre m'est sacré ; 

Serai-je sacrilège, ou bien dénaturé? 

Souillerai-je ma main d'un sang que je révère? 

Serai-je parricide, afin d'être bon p^?eî 

Un si cruel secours ne me peut soulager, 

Et ce serait me perdre au lieu de me venger. 

Tout le soulagement où ma douleur aspire , 

C'est qu'au moins mes malheurs servent à votre empire. 

Je me consolerai, si ce fils que je plains 

Assure par sa mort le repos des Thébains. 

Le ciel promet la paix au sang de Ménécée; 

Achevez-la, seigneur, mon fils l'a commencée ; 

Accordez-lui ce prix qu'il en a prétendu; 

Et que son sang en vain ne soit pas répandu. 

JOCÀSTB. 

Non, puisqu'à nos malheurs vous devenez sensible^ 
Au sang de Ménécée il n'est rien d'impossible. 
Que Thèbes se rassure après ce grand effort ; 
Puisqu'il change votre âme, il changera son sort. 
La paix dès ce moment n'est plus désespérée : 
Puisque Créon la veut, je la tiens assurée. 
Bientôt ces cœurs de fer se verront adoucis : 
Le vainqueur de Créon peut bien vaincre mes fils * . 

(à Étèoele.) 

Qu'un si grand changement vous désarme et vous touche j 
Quittez, mon fils, quittez cette haine farouche ; 
Soulagez une mère, et consolez Créon; 
Rendez-moi Polynice, et lui rendez Hémon. 

tirÉOGLE. 

Mais enfin c'est vouloir ^e je m'impose un maître. 

* Quel est ce vainqueur de Créon? c'est sans doute Ménécée. Mais ce 
sens ne se présente pas d'abord à Tasprit. (L. B. ) 

lA. 



212 LES FRERES EN^NEMIS. 

Vous ne l'ignorez pas, Polynice veut Fôtre, 
n demande surtout le pouvoir souverain. 
Et ne veut revenir que le sceptre à la main^ 

SCÈNE V. 

J0GA9TE, ÉTÉOCLE, ANTIGONE, CRÉON, 

ATTALE. 

ATTALB, à Étéocle. 

Polynice, seigneur, demande une entrevue; 
C'est ce que d'un héraut nous apprend la venue. 
Il vous offre, seigneur, ou de venir ici. 
Ou d'attendre en son camp. 

GRÉON. 

Peuirétre qu'adouci 
Il songe à terminer une guerre si lente * , 
Et son ambition n'est plus si violente. 
Par ce dernier combat il apprend aujourd'hui 
Que vous êtes au moins aussi puissant que lui. 
Les Grecs mêmes sont las de servir sa colère ; 
Et j'ai su, depuis peu, que le roi son beau-père. 
Préférant à la guerre un solide repos , 
Se réserve Mycène, et le fait roi d'Argos. 
Tout courageux qu'il est, sans doute il ne souhaite 
Que de faire en effet une honnête retraite. 
Puisqu'il s*ofire à vous voir, croyez qu'il veut la paix. 
Ce jour la doit conclure, ou la rompre à jamais'. 

* Var. Et ne refieiidra pis que le sceptre à U maiii. 

> Vai. On nedit pas pourquoi; mais il s'engage aussi 
De TOUS attendre an camp , on de venir icL 

CRÉON. 

Sans doute qu'il est las d'une guerre ai lente, etc. 
' L^exactitade grammaticale demanderait que la phrase fût constraito 
de Tune de ces deux manières : Cejour la doit conclure ou rompre àjamais : 
ce jour doit to conclure, ou la rompre[àJ(maU. (L.) — Deux vers plus haut» 
faire une honnête retraite est du style familier de la comédie. (G.) 



ACTE III, SCÈNE V. 213 

Tâchez dans ce dessein de raffermir voas-mème; 
Et lui promettez tout, hormis le diadème ^ 

ÉTÉOCLE. 

Hormis le diadème il ne demande rien. 

lOCASTE. 

Mais voyez-le dn moins. 

CEÉON. 

Oui, puisqu'il le veut bien : 
Vous ferez plus tout seul que nous ne saurions faire; 
Et le sang reprendra son empire ordinaire. 

ETÉOCLE. 

Allons donc le chercher'. 

JOCASTE. 

Mon fils, au nom des dieux. 
Attendez-le plutôt, voyez-le dans ces lieux*. 

ÉTÉOGLE. 

Hébient madame, hé bien ! qu'il vienne, etqu'onlui donne 
Toutes les sûretés qu'il faut pour sa personne * ! 
Allons. 

AIÏTIGONE. 

Ah I si ce jour rend la paix aux Thébains, 
Elle sera, Créon, l'ouvrage de vos mains. 



' Ce vers ftdt assez connaître que Créon n'exhorte Étéocle à la paix que 
pour irriter dans son àme le désir de la guerre. On s'étonne mal à pro- 
f)os que Jocaste et Antigone soient dupes de la dissimulation de ce fourbe : 
il faudrait s'étonner» au contraire, que deux princesses vertueuses fussent 
capables de pénétrer les replis d'un cœur si corrompu. ( G. ) 

' Étéocle soupçonne le dessein de Polynice : la haine est aussi clair- 
voyante que l'amour; et;, dans l'impatience dTen venir aux mains avec 
son frère, il veut l'aller chercher. Jocasle devine sa pensée, et veut être 
présente à l'entrevue. Cette scène ranime l'action, qui commençait à lan- 
guir. (G.) 

3 \AR, Atteadez-le ptatét , et voyez-le en ces lieux. 

* Jocaste obtient que ses deux fils aient une entrevue. Ce moyen de 
véconciUatîon est employé ici pour la seconde fois. 



2U LES FRERES ENNEMIS. 

SCÈNE VI. 

GRÉON, ATTALE. 

CRÉON. 

L'intérêt des Thébains n'est pas ce qui vous touche. 
Dédaigneuse princesse; et cette &me farouche. 
Qui semble me flatter après tant de mépris. 
Songe moins à la paix qu'au retour de mon fils. 
Mais nous verrons bientôt si la fière Antigone 
Aussi bien que mon cœur dédaignera le trône; 
Nous verrons, quand les dieux m'auront fait votre roi, 
Si ce fils bienheureux l'emportera sur moi. 

ATTALE. 

Et qui n'admirerait im changement si rare? 
Créon même, Créon pour la paix se déclare * ! 

CRÉON. 

Tu crois donc que la paix est l'objet de mes soins? 

ATTALE. 

Oui, je le crois, seigneur, quand j'y pensais le moins; 
Et, voyant qu'en effet ce beau soin vous anime. 
J'admire à tous moments cet effort magnanime* 
Qui vous fait mettre enfin votre haine au tombeau. 
Ménécée, en mourant, n'a rien Mt de plus beaa. 
Et qui peut immoler sa haine à sa patrie 
Lui pourrait bien aussi sacrifier sa vie. 

oiéoir. 
Ah! sans doute, qui peutd'im généreux effort 

* Vab. De voir que ce grand cœar à la paix se déclare? 

' U est peu naturel que Créon confie ses projets ambitieux à un 
homme qui le loue de n'en pas avoir. (L. B. ) — C'est encore Une imita- 
tion des défauts de Corneille, qui tombe souvent dans cette faute, cofmme 
on le voit dans le rôle de Cléopâtre. (L. ) 



ACTE III, SCÈNE VI. 215 

Aimer son ennemi peut bien ain^er la mort^ 
Quoi ! je négligerais le soin de ma vengeance ^ 
Et de mon ennemi je prendrais la défoisel 
De la mort de mon £Qs Polynice est Fauteur^ 
Et moi je deviendrais son lâche protecteur! 
Quand je renoncerais à cette haine extrême^ 
Pourrais-je Uen cesser d^aimer le diadème? 
Non^ non : tu me verras d'une constante ardeur 
Haïr mes ennemis, et chérir ma grandeur. 
Le trône fit toujours mes ardeur^ les plus chères : 
Je rougis d'obéir où régnèrent mes pères ; 
Je brûle de me voir au rang de mes aïeux '^ 
Et je Tenvisageai dès que j'ouvris les yeux. 
Surtout depuis deux ans ce nob^e soin m'inspire ; 
Je ne fais point de pas qui ne tende à rempire : 
Des princes mes neveux j'entretiens la fureur^ 
Et mon ambition autorise la leur. 
D'Étéode d'abord j'appuyai l'injustice; 
Je lui fis refuser le trône à Polynice'. 
Tu sais que je pensais dès lors à m'y placer; 
Et je l'y mis, Attale, afin de l'^i chassera 

ÀTTAI.E. 

Mais, seigneur, si la guerre eutpour vous tant de charmes^ 
D'où vient que de leur main vous arraehez Les armes? 
Et puisque leur discorde est l'objet de vos vœux , 
Pourquoi, par vos conseils, vonWls se voir tous deux * ? 

' Dans quelques éditions, après ces deux vers , on trouve ceux-ci : 

Et J*abandoiiiieraiB avec bien moins de peine 
Ia woin de mon salut que oelui de ma haine. 
J'anorerais ma gMre en cooranl ao trépas. 
Mais onte pQind^ Atjtale^ en ae se jveoieant pas. 
Quoii je nagerais, etc. 

> Var. Tout mon sang me conduit au rang de mes aïeux. 

* Var. Je lui fis refuser Teropire à Polynice. 

* Var. Et je le mis au trône , afin de l'en chasser. 

* VAR. pour<iuoi,par vos conseils, s'embrasscnt-ils tous deux? 



2(6 LES FRÈRES ENNEMIS. 

CRÉON. 

Plus qu'à mes ennemis la guerre m'est mortelle^ 

Et le courroux du ciel me la rend trop cruelle : 

Il s'arme contre moi de mon propre dessein ; 

Il se sert de mon bras pour me perça* le sein. 

La guerre s'allumait^ l(H*s(jue^ pour mon supplice , 

Hémon m'abandonna pour servir P(dyniee* ; 

Les deux frères par moi devinrent ennemis; 

Et je devins^ Attale , ennemi de mon fils. 

Enfin , ce même jour^ je &is rompre la trêve ^ 

J'excite le soldat^ tout le camp se soulève. 

On se bat ; et voilà qu'un fils désespéré 

Meurt, et rompt im combat que j'ai tant préparé. 

Mais il me reste un fils ; et je sens que je l'aime. 

Tout rebelle qu'il est, et tout mon rival même. 

Sans le perdre^ je veux perdre mes ennemis; 

Il m'en coûterait trop, s'il m'en coûtait deux fils. 

Des deux princes, d'ailleurs, la haine est trop puissante; 

Ne crois pas qu'à la paix jamais elle consente. 

Moi-même je saurai si bien l'envenimer. 

Qu'ils périront tous deux plutôt que de s'aimer. 

Les autres ennemis n'ont que de courtes haines ; 

Mais quand de la nature on a brisé les chaînes , 

Cher Attale, il n'est rien qui puisse réunir 

Ceux que des nœuds si forts n'ont pas su retenir : 

L'on hait avec excès lorsque l'on hait un frère. 

Mais leur éloignement ralentit leur colère : 

Quelque haine qu'on ait contre un fier ennemi % 

' Var. Hémon m'abandonna pour suivre Polynice. 

> Var. Quelque haine qu'on ait pour un fier ennemi, etc. 

C'est la même pensée qu'on va bientôt voir exprimée avec plus d'éner- 
gie dans ce beau vers : 

Qu'on hait un ennemi quand il est prèa de nous ! 
En employant d'avance, en retournant cette idée , Racine parait l'a- 



ACTE III, SCÈNE VI. 217 

Quand il est loin de nous^ on la perd à demi. 
Ne t'étonne donc plus si je veux qu'Us se voient : 
Je veux qu'en se voyant leurs fureurs se déploient ; 
Que^ rappelant leur haine^ au lieu de la chasser^ 
Ils s'étoufTent^ Attale^ en voulant s'embrasser ^ . 

ATTALE. 

Vous n'avez plus^ seigneur^ à craindre que vous-même : 
On porte ses remords avec le diadème *. 

CRÉON. 

Quand on est sur le trône^ on a bien d'autres soins ; 
Et les remords sont ceux qui nous pèsent le moins. 
Du plaisir de régner une ftme possédée • 
De tout le temps passé détourne son idée ; 
Et de tout autre objet un esprit éloigné 
Croit n'avoii* point vécu tant qu'il n'a point régné. 
Mais allons : le remords n'est pas ce qui me touche % 
Et je n'ai plus un cœur que le crime effarouche : 
Tous les premiers forfaits coûtent quelques efforts ; 
Hais^ Attale^ on commet les seconds sans remords. 

voir affaiblie : il ne faut ni lépéier ni délayer un sentiment , si Ton veut 
qu'il produise de Teffet. (G.) 

* C'est là le germe de ce vers excellent que Racine mit depuis dans la 
bouche de Néron : 

J'embrasse mon rival , mais c'est pour rétouffer. ( G. ) 

' Phrase recherchée, et dans le gotkt du temps. H faut pardonner à Ra- 
cine ces légères complaisances pour son siècle , puisque c'est lui qui Ta 

corrigé. (G.) 

^ Créon, malgré son ambition et son amour, n'est qu'un froid scélérat, 
qui ne rachète point , par la profondeur des vues et la hardiesse de l'en- 
treprise, ce qu'il y a d'odieux dans son caractère. Tout cet acte est vide 
d'action et plein de vains discours. Ces derniers vers ont beaucoup d'é- 
nergie ; mais présentent-ils une idée bien juste? (G. ) 



ACTE QUATRIÈME. 



SCENE I. 

ÉTÉOCLE, CRÉON 

ÉTÉOiXE. 

Oui^ Créon^ c'est ici qu'il doit bientôt se rendre^ 
Et tous deux en ce lieu nous le pouvons attendre. 
Nous verrons ce qu'il veut; mais je répondrais iHen 
Que par cette enkevue on n'avancera rien. 
Je connais Polynice et son hnmeur altière^ ; 
Je sais bien que sa baine est encor tout entière; 
Je ne crois pas qu'on puisse ^i arrêter le cours; 
Et^ pour moi^ je sens bien que je le bais toujours. 

GRÉON. 

Mais s'il vous cède enfin la grandeur souveraine , 
Vous devez, ce me semble^ apaiser votre baine. 

ÉriOGLE. 

Je ne sais si mon cœur s'apaisera jamais : 
Ce n'est pas son orgueil, c'est lui seul que je bais *. 
Nous av<ms l'im et l'anlre une baine obstinée ; 
Elle n'est pas, Créon, l'ouvrage d'une année 
Elle est née avec nous; et sa noire fureur. 
Aussitôt que la vie, entra dans notre cœur. 

I Var. Je sait lue Polynioe est d'une Inuiiear rfCSère. 

' Étéocle peint ici à grands traits la -haine qa*il ressent pour son frère. 
Ce développement de caractère est très-heureux. Louis Racine a raison 
de dire : « Une pièce où la haine est représentée avec des couleurs si 
fortes et si vraies annonçait un peintre des passions. » ( L. B. ) 



ACTE IV, SCÈNE I. 2Pj 

Nous étions ennemis dès la |^as tendre enfance ; 
Que dis^? n<ius l'étions av«at notre naissanee ^ . 
Triste et fatal effet d\in sang inx^estueiu' ! 
Pendant qu'un dftta» sein iiotis renlermait tous deux , 
Dans les flancs de ma mare uaiejguenre intestine 
De nos divisions lui mafcpm r^rigine. 
Elles ont, tu k sais, pa^u daas ie beroedu. 
Et nous suivront peut-être ^n^r dans le tombeau. 
On dirait que le cid, par un ajrjcét funeste. 
Voulut de nos parents punir aiω l'inceste'; 
Et que dans notre sang il voulut mettre au jour 
Tout ce qu'ont de plus noir et la haine et Tamour. 
Et maintenant, ù?éon, que j'attends sa venue , 
Ne crois pas que pour lui laa haine diminue ; 
Plus il approche, et plus ii me semble odieux^ ; 
Et sans doute il £siudra qu'elle éclate à ses yeux. 
J'aurais même regret qu'il me quittât Tempîfe* : 
Il faut , il faut qu'il fuie, et non qu'il se f«tire. 
Je ne veux point, Créon, le faair à mcâtié; 
Et je crains son courroux anodns que son amitié. 
Je veux, pour donner cours à mom ardente haine, 

* Var. Et déjà nous TétioBs avetxfue tloleoée : 

Nous le sommes au trdne aussi bien qu'au bercera , 
Et le serons pettt-étre enoor dan» le tombeaitt. 
On dirait que le 4ieL, «le 

' Ces vers et les trois suivants manquent dans les premières éditions. 
Tout ce passage offre le méiite d'une grande -difficulté vamcue; car il 
n'était pas aisé d'exprimeriMililemeat cette a&deimetradition, iquIÉXéôcle 
et Polynice se battaient dans le sein de leur mère. Ce moroeaiu , dit ta 
Harpe , à quelques fautes près, est 'du style vraiment tragique. 

' V4R. Voulut de nos parents venger ainsi tintseflte. 

* Var. Plus il approcbe , et plus il allume ses feux. 

^ Quittât est incorrect ; il était aisé de mettre à la place cédât Cette 
faute n'empécbe pas que la tirade ne soit pleine de verve, et digne du 
meilleur temps de Racine. ( G. } — Quitter se disait autrefois dans le sens 
d'abandonnerf céder^ laisser. Voyez Kichelët. 



220 LES FRÈRES ENNEMIS. 

Que sa fureur au moins autorise la mienne ^ ; 
Et puisque enfin mon cœur ne saurait se trahir. 
Je veux qu'il me déteste, afin de le haïr. 
Tu verras que sa rage est encore la même. 
Et que toujours son coBur aspire au diadème; 
Qu'il m'abhorre toujoius, et veut toujours régner; 
Et qu'on peut bien le vaincre, et non pas le gagner. 

GBÉON. 

Domptea^le donc, seigneur, s'il demeure inflexible. 

Quelque fier qu'il puisse être, il n'est pas invincible ; 

Et puisque la raison ne peut rien sur son cœur. 

Éprouvez ce que peut un bras toujours vainqueur. 

Oui, quoique dans la paix je trouvasse des charmes. 

Je serai le premier à reprendre les armes ; 

Et si je demandais qu'on en rompit le cours. 

Je demande encor plus que vous régniez toujours. 

Que la guerre s'enflamme et jamais ne finisse. 

S'il faut, avec la paix, recevoir Polynice*. 

Qu'on ne nous vienne plus vanter un bien si doux; 

La guerre et ses horreurs nous plaisent avec vous. 

Tout le peuple thébain vous parle par ma bouche. 

Ne le soumettez pas à ce prince farouche : 

Si la paix se peut fedre, il la veut comme moi ; 

Surtout, si vous l'aimez, conservez-lui son roi. 

Cependant écoutez le prince votre frère, 

' Haine et mienne : dans les différentes leçons de cette pièee, ou re- 
marque que' le poète a changé plus d*une fois cette mauvaise, riitie : 
celle-ci lui est échappée. ( L. R. ) 
^ Après ce vers , on lit, dans les {Hremières éditions : 

La paix est trop cruelle avecque Polynice : 

Sa présence aigrirait ses charmes les plus doux , 

Et la guerre , seignenr, nous platt avecquerom. 

La rage d'un tyran est une affreuse guerre t 

Tout ce qui lui déplaît , il le porte par terre. 

Du plus beau de leur sang il prive les Étais , 

Et ses moindres rigueurs sont d'horribles combats. 

Tout le peuple , etc. 



ACTE IV, SCÈNE IIL 221 

Et, s'il se peut, seigneur, cachez votre colère; 
Peignez. . . Mais quelq^i'un vient. 

SCÈNE II. 

ÉTÉOCLE,CRÉON, ATTALE. 

ÉTÉOGLE. 

Sont-ils bien près d'ici ? 
Vont-ils venir, Attale? 

ATTALE. 

Oui, seigneur, les voici. 
Us ont trouvé d'abord la princesse et la reine. 
Et bientôt ils seront dans la chambre prochaine ' . 

ÉTÉOCLE. 

Qu'ils entrent. Cette approche excite mon courroux. 
Qu'on hait un ennemi quand il est près de nous ! 

GRÉoir. 

(àpart.) 

Ah, le voici ! Fortune^ achève mon ouvrage. 

Et livre466 iouÉ deux aux transports de leur rage 1 

SCÈNE m/ 

J0CA8TE, ÉTÉOCLE, POLTNICE, ANTIGONE,^ 

CRÉON, HÉMON. 

JOGASTB *. 

Me voici donc tantôt' au comble de mes vœux, 

* PdtHddlaûtropsimpleettropnaïf pour la tragédie. Ra(^ 
toujours évité ce défout, même dans ses chefi»^'Œuyre. (G.) 

' Dans quelques éditions estimées, entre autres dans l'édition in-4*, 
on lit: 

JOCASTB, à Éiéocle. 

C'est une faute, n est évident que les premiers vers de cette scène , jus- 
qu'à oelui-d : Approdiez^ ÉtéocUf etc., s'adressent également aux deux 
frères. (G.) 
' La Barpe a remarqué avec raison que tantôt se disait encore, du 



222 LES FRÈRES ENNEMIS. 

Puisque d^à le ciel vous rassemMe tous deux ^ 
Vous revoyez un frère^ après deux ans d'absence^ 
Dans ce même palais où vous prîtes naissance'; 

temps de Baâne, pour Mmlôl. Alors ce mot pouvait entrer dans le style 
noble : aujonrd*hiii il œ s^emploie plus guère dans ce sens que pour 
désigner la seconde partie du jour : Vous viendrez teiilôt, pour dire 
Vous viendrez après midi. Mais alors il ne s^onploie que fomilièr^nent. 

' Cette scène est k meilleure de la pièce; c'est la scène du sujet II 
y a des beautés; mais elle est trop défectueuse dans Tordonnaoce» et 
trop vicieuse dans la diction. C'est la seule à peu près dont le fond pût 
être tragique» dans le mauvais plan de Fauteur; mais je suis fort loin 
de penser avec Louis Racine qu'elle soit bien supérieure à celle d'Eori- 
pide : celle-ci me parait, au contraire , bien mieux traitée. À quelques 
vers près, où Ton retrouve le ton sentencieux trop fréquent dans le 
poète grec, le dialogue en est d'une vivacité et d'une énergie également 
admirables. Elle se termine d'une manière très-pathétique; et les 
adieux de Polynice feraient au Théâtre-Français un aussi bel effet que 
sur celui d'Athènes. Il s*en faut de beaucoup que raataor des Frèns eth 
nemis ait conçu cette scène aussi beooceusement. Louis Racine , qui pour 
cette fois a raison, avoue que la fin est languiiêoiUeî mais il ne dit pas 
à quoi tient surtMit ce défeut, qui est assez grave : c'est que Jocaste, 
le plus intéceaBant des personnages dans cette scène, commence par le 
pathétique et finit par le raisonnement ; au lieu que , dans l'ordre natu- 
rel, ses efforts auraient «dû augmenter en proportion de la résistance 
qu'on lui oppose, et amener à la fin les plus grands traits de sentiment. 
Un autre défiaut de la scè^e , qui est aussi celui de toute la pièce, c'est 
de n'avoir marqué aucune nuance qui disMnguât le earaclÂre de cha- 
cun des deux frères. Racine, qui depuis a si bien profité de ses mo- 
dèles , et qui les a tant surpassés , aurait dû apprendre d'Euripide à dif- 
férencier les deux personnages en concurrence : c'est un des mérites du 
poète grec le plus remarquable dans le rôle de Polynice, qui est plein 
do traits de sensibilité les plus heureux et les mieux placés. Quel mo- 
ment, entre autres, que celui où il demande la pemuisioa d*embrasser 
son frère, ses scsurs, avant de se retirer! Et coBihien la dureté des re- 
fus d'Êtéoole justifie, autant qu'il est possible, l'indignation de Poly- 
nice, qui ne propose le combat singulier que dans ce moment ou il est 
plus excusable, parce qu^ est poussé à bout, et hors de lui-même! 
Cest là vraiment de l'art dramatiqua ( L. ) 

* 11 est maladroit à Jocaste de rappeler à ses fils leur naisBance, si 
honteuse et si funeste pour la mère et pour les enfants. Du reste, cette 
scène est presque la seule où Jocaste soit bien en action et joue an rôle 



ACTE IV, SCÈNE IIÎ. 223 

Et moi^ par un bonheur où je n'osais penser^ 
L'un et rautre à la fois je vous puùi embrasser. 
Commenœz donc^ mes fils^ cette union si chère; 
Et que chacun de vous reconnaisse son frère : 
Tous deux dans votre fcère envisagez vos traits; 
Mais^ pour en mieux juger, voyez-les de plus près; 
Surtout que le sang parle et feune tum office. 
Approchez, Étéode ; avancez, Polynice».. 
Hé quoi! loin d'approcher, vous reculez tous deux! 
D'où vient ce sombre accueil et ces regards fâcheux? 
N'esi«e point que chacun, d'une àme irrésolue , 
Pour saluer son frère attend qu'il le salue ; 
Et qu'affectant l'honneur de céder le dernier. 
L'un ni l'autre ne veut s'embrasser le premier* ? 
Étrange ambition qui n'aspire qu'au crime. 
Où le plus furieux passe pour magnanime I 
Le vainqueur doit rougir en ce combat honteux ; 
Et les premiers vaincus sont les plus généreux. 
Voyons donc qui des deux aura plus de courage. 
Qui voudra le premier triompher de sa rage. . . 
Quoi ! vous n'en faites rien! C'est à vous d'avanoer; 
Et, venant de si loin, vous devez commencer : 
Commencez, Polynice, embrassez votre frère; 
Et montrez... 

ÉTÉOCLE. 

Hé, madame! à quoi bon ce mystère? 
Tous ces embrassements ne sont guère à propos : 
Qu'il parie, qu'il s'explique, et nous laisse en repos *. 

vraiment intéressant. Sa tendresse forme un beau oont^uste avec la 
haine des deux frères; et rien ne manquerait à la beauté de cette situa- 
tion, si le spectateur pouvait espérer quelque succès des efforts de cette 
t^dremèie. (Q.) 

' La pensée de Radne e6t qu^aucun des deux ne veut le jvemier em- 
brasser son frère; et il dit en effet, ne veut s'etiibmsser {tii*ifiéine. (L. ) 

* On remarque dans cette scène une multitude d'expressions faibles 



2t4 LES FRÈRES ENNEMIS. 

POLYNIGB. 

Quoi 1 £Giut-il davantage expliquer mes pensées? 
On les peut découvrir par les choses passées : 
La guerre^ les combats^ tant de sang r^pandu^ 
Tout cela dit assez que le trône m'est dû. 

ÉTÉOCLE. 

Et ces mêmes combats, et cette même guerre. 
Ce sang qui tant de fois a &it rougir la terre. 
Tout cela dit assez que le trône est à moi; 
Et, tant que je respire, il ne peut être à toi. 

POLTNIGE. 

Tu sais qu'injustement tu remplis cette place. 

BTÉOGLE. 

L'injustice me plaît, pourvu que je t'en chasse ^ 

POLTNICE. 

Si tu n'en veux sortir, tu pourras en tomber. 

ÉTÉOCLE. 

Si je tombe, avec moi tu pourras succomber*. 

JOGASTE. 

dieux ! que je me vois cruellement déçue ! 
N'avais-je tant pressé cette fatale vue 

ou trop familières; telles que, à quoi bon ce mystère: guère à propos: 
nous laisse en repos; que le sang parle et fasse son office: et enftn ce vers, 
qu*on trouve un peu plus bas : 

Lli^intioe me platt , poonra que je t'en chasse. 
Ce qui âgnifie pourvu que Je te chasse de riiijtaticf , le mot en se rappor* 
tant nécessairement au dernier substantif. ( L. ) 

* Ëtéode, dans la pièce firançaise, ne domie aucune raison plausible 
du refus qu*il âdt de céder le trône à Polynice. Dans la pièce grecque, 
il s^efforce au moins de justifier sa conduite par des motifs spédeui, 
pris dans sa passion. ( L. B.) 

' Sortir, tomber, succomber : il y a dans tout cda une recherche très- 
contraire au langage delà passion. (G. ) — Deux vers plus bas : Cette 
fatale vue qui a été pressée pour disunir : entrevue serait le mot propre. 
Nous croyons inutile de relever toutes les fautes de ce genre qui se 
trouvent dans cette scène. La critique ne doit être sévère que pour les 
pièces où les fautes sont plus rares. 



ACTE IV, SCÈNE III. 225 

Que pour les désunir encor plus que jamais? 
Ah^ mes fils! est-ce là comme on parie de paix? 
Quittez^ au nom des dieux^ ces tragiques pensées; 
Ne renouvelez point vos discordes passées : 
Vous n'êtes pas ici dans un champ inhumain. 
Eslx^ moi qui vous mets les armes à la main? 
Considérez ces lieux où vous prîtes naissance; 
Leur aspect sur vos cœurs n Vi-il point de puissance ? 
C'est ici que tous deux vous rentes le jour ; 
Tout ne vous parie ici que de paix et d'amour : 
Ces princes^ votre sœur^ tout condamne vos haines; 
Enfin j moi qui pour vous pris toujours tant de peines. 
Qui; pour vous réunir^ immolerais... Hélas 1 
Ils détournent la tète^ et ne m'écoutent pas! 
Tous deuX; pour s'attendrir, ils ont l'àme trop dure; 
Ils ne connaissent plus la voix de la natureM 

(à PotTBice.) 

Et VOUS que je croyais plus doux et plus soumis... 

PQLTNICE. 

Je ne veux rien de lui que ce qu'il m'a promis : 
Il ne saurait régner sans se rendre parjure. 

JOGASTE. 

Une extrême justice est souvent une injure*. . 
Le trône vous est dû, je n'en saurais douter; 



' Après ce vers, on lit, dans les premières éditions , les quatre soi- 
vants: 

La fiera amUtioii qui règne daBS leor cœur 
ITéoonte de oonieU que ceux de la foreur ; 
Leur sang même infecté de sa funeste haleine , 
On ne leur parle plus , ou leur parle de haine. 
Et TOUS, etc. 

* Voltaire, dans son Œdipe, a emprunté ce v««, mais en le perfec- 
tionnant: 

Une extrême justice est une extrême injure. 

C'est la traduction «xacte et parfaite de cet ancien adage latin reçu dans 

R4aNB. — T. I. 15 



226 LES FRÈRES ENNEMIS. 

Mais vous le renversez en voulant y monter. 

Ne vous lassez-vous point de eette affreuse guerre? 

Voulez-vous sans pitié désoler eette terre ^ 

Détruire cet empire , afin de le gagner? 

Est-ce donc sur des morts qne vous voulez régner * ? 

Thèbes avec raison craint le régne d'un prince 

Qui de fleuves de sang inonde sa ]^vinoe : 

Voudrait-eUe obéir à votre injuste loi? 

Vous ét^ son tyran avant qu'être son roi. 

Dieux ! si devenant grand souvent on devient pire^ 

Si la vertu se perd quand on gagne Tempire^ 

Lorsque vous régnerez^ qiie serez-vous^ hélas l 

Si vous ètei cruel quand voos ne régnez pas? 

FOLTNICl. 

Ah ! si je suis cruel^ on me force de Tétre ; 
Et de mes actions je ne suis pas le mattre. 
J'ai honte des horreurs où je me vois contraint'; 
Et c'est injustement que le peuple me craint. 
Mais il faut^ en effets soulager ma patrie; 
De ses gémissements mon àme est attendrie. 
Trop de sang innocent se verse tous les jours ; 
Il faut de ses malheurs que j'arrête le c^jurs ; 
Et, sans f aire'gémir ni Thèbes ni la Grèce, 
A l'auteur de mes maux il faut que je m'adresse : 
Il suffit aujourd'hui de son sang ou du mien. 

la jurisprudence : SumnMmjus» summa injuria. (L.) — Quelques vers 
plus bas , on lit : 

Vous êtes on tyvan avant q^'éire ton ro». 

La grammaire exigeait avant qne d'être. ( G. ) 

' Var. Est-ce deasos des morts que vous voulez régner? 

' Var. Si je sais violent , c'est que Je sois contraint : 
Et c'est injustement que le peuple me ctaint. 
Je ne me connais plus en ce maSieor extrême ; 
En m'arrachant au trône , on m*arrache à moi-mème } 
Tant qne j'en suis dehors , je ne suis plus à moi : 
Pour être vertueux , Il faut qne je sols roi. 



ACTE IV, SCÈNE III. 227 

JOCASTE. 

Du sang de votre frère? 

POLYNICB. 

Oui ^ madame, du sien/ 
Il faut finir aimi cette guerre inhumaine. 

(àÉtéocle<) 

Oui, cruel, et.c'est là le dessein <jui m'amène. 
Moi-même à ce combat j'ai voulu t'appeler; 
A tout autre qu'à toi je craignais d'en parler; 
Tout autre aurait voulu condamner ma pensée. 
Et personne en ces lieux ne te l'eût annoncée • 
Je te l'annonce donc. C'est à toi de prouver 
Si ce que tu ravis tu le sais conserver. 
Montre-toi digne enfin d'une si belle proie. 

ÉTÉOCLE. 

J'accepte ton dessein, et l'accepte avec joie * : 
Créon sait là-dessus quel était mon désir : 
J'eusse accej^té le trône avec moins de plaisir. 
Je te crois maintenant digne du diadème. 
Je te le vais porter au bout de ce fer même'. 

lOCASTE. 

Hàtez-vous donc, cruel, de me percer le sein*; 
Et commencez par moi votre horrible dessein. 

* Accepter on (lesdeiii, pour t^^euver un dessein, est impropre; il 
fallait f accepte le combat, ou le dèfL La suppression -du verbe accepter 
était d^autant plus néœssaire que Tauteur Fa répété trois fois dans trois 
vers. ( L. B. ) — Porter un sceptre au bout à*un fer, et au bout étun fer 
même: cette image est recherchée, et Ton est fâché de la trouver après 
ce vors si énergique : 

Jd te etoU matalettaatdlgiM du dMÈIfie. 
3 Viut. Et te le vais porter au bout de ce fer même. 

* Toute cette tirade de Jocaste est un peu subtfle : on y retrouve le 
ton et la manière de Sabine dans Horace de Côtneille. Les âmt frères 
ne devraient plus avoir la patience d'entendre ce long discours; leur 
rage devrait les entraîner sur le champ de bataille. I-a fin de cetèe belle 
•scène se refroidit un peu. ( G. ) 

15. 



^29 LES FRÈRES ENNEMIS. 

Né considérez point cpie je suis votre mère. 
Considérez en moi celle de votre frère. 
Si de votre ennemi- vous recherchez le sang, 
Recherchez^n la source en ce malheureux flanc : ^ 
Je suis de tous les deux la conmiune ennemie. 
Puisque votre ennemi reçut de moi la vie ; 
Cet ennemi, sans moi, ne verrait pas le jour. 
S'il meurt, ne faut-il pas que je meure à mon tour? 
N'en doutez point, sa mort me doit être commune' ; 
Il faut en donner deux, ou n'en donner pas une; 
Et, sans être ni doux ni cruels à demi. 
Il faut me perdre, ou bien sauver votre ennemi . 
Si la vertu vous plaît, si Thonneur vous anime , 
Barbares, rougissez de commettre un tel crime ; 
Ou si le crime, enfin, vous plaît tant à chacun , 
Barbares, rougissez de n'en commettre qu'un. 
Aussi bien, ce n'est point que l'amour vous retienne*. 
Si vous sauvez ma vie en poursuivant la sienne : 
Vous vous garderiez bien, cruels, de m' épargner. 
Si je vous empêchais un moment de régner. 
Polynice, est-ce ainsi que Ton traite une mère? 

POLYNICE. 

J'épargne mon^ys. 

lOGASTfi. 

Et vous tuez un frère! 

POLYNICE. 

Je punis un méchant. 

JOCASTE. 

Et sa mort, aujourd'hui. 
Vous rendra plus coupable et plus méchant que lui» 

' Cette expression manque de justesse. L^idée de Racine est mieux 
rendue dans le vers précédent. La Harpe a remarqué que ces pensées 
sont beaucoup trop ingénieuses, et que la douleur n'a point assez de 
subtilité pour faire de pareils sophismes. 

' Var. Aussi bien ce n'est point que l'amitié toos tienne. 



ACTE IV, SCÈNE III. 229 

POLYNICE. 

Faut-il que de ma maÎD je couronne ce traître , 
Et que de cour en cour j'aille chercher un maître ; 
Qu'errant et vagabond je quitte mes États ^ 
Pour observer des lois qu'il ne respecte pas? 
De ses propres forCeâts serai-je la victime ? 
Le diadème est-il le partage du crime? 
Quel droit ou quel devoir n'a-t-il point violé ? 
Et cependant il règne, et je suis exilé ! 

JOGASTB^ 

Hais si le t(à d'Argos vous cède une couronne \ . . 



^ VaR. KMîABnS. 

Un exil innocent Taut nieiix qa*iine couronne 
Que le crime noirdt , que le parjure donne ; 
Votre bamiisMinent vom rendra glorlenz , 
Et le trdne, mon fils , vous rendrait odieux. 
Si vous n'y montei pas , c*est le crime d*un autre ; 
Mais, si TOUS y montez, ceseraparlevdtre. 
Gonsecvex to^ gloire. 

ANTIGONE. 

Ah , mon frère ! en effet , 
Pumrez-TOtts concevoir cet borriUe forfait? 
Ainsi donc tont à coup l'honneur tous abandonne ? 
Odieux! est-il si doux de porter la couronne? 
Et pour le seul plaisir d'en 6tre revêtu , 
Peat-oo se dépouiller de toote sa vertu? 
Si la vertu Jamais eût régné dans votre âme . 
En feries-vous au trône un sacrifice infâme ? 
* Quand on Pose immoler, on la connaît bien peu ; 
Et Ui victtane , hélas ! vaut bien plus que le dieu. 

HÉMON. 

Seigneur, sans vous livrer à ce malheur extrême , 
Le ciel à vos désirs offre le diadème. 
Vous pouvez , sans répandre une goutte de sang . 
Dèa que vous le voudrez , monter à ce haut rang , 
Puisque le roi d'Argos voiu cède une couronne. 

' Racine avait d*abord mis ce vers dans la bouche d^Hémon , de même 
que ceux-ci : 

Qu'on le tienne , mon BUb, d'un beau-pèce ou d'wi père , 
La main de tous les deux vous sera toi^ours chère. 

Pourquoi Hémon est-il présent à cette entrevue, ainsi qu'Antigone 
et Créon ? C'est une véntable inconvenance dramatique , que trois per- 



230 LES FRERES ENNEMIS. 

POLYNICE. 

Dois-je chercher ailleurs ce que le sang me donne ? 
En m'alliant chez lui^ n'aurai-je rien porté*? 
Et tiendrai-je mon rang de sa seule bonté? 
D'un trône qui m'est dû faut-il que Ton me chasse , 
Et d'un prince étranger que je brigue la place? 
Non^ non : sans m'abaisser à lui faire la cour^ 
Je veux devoir le sceptre à qui je dois le jour. 

lOCASTK*. 

Qu'on le tienne, mon fils, d^un beau-père ou d^un père, 
La main de tous les deux vous sera toujours chère. 

POLYNICE. 

Non, non, la différence est trop grande pour moi : 
L'un me ferait esclave, et l'autre me fait roi. 
Quoi ! ma grandeur serait Fouvrage d'une femme! 
D'un éclat si honteux je rougirais dans l'àme. 
Le trône, sans l'amour, me serait donc fermé? 
Je ne régnerais pas, si l'on ne m^eùt aimé? 
Je veux m'ouvrir le trône, ou jamais n'y paraître ^ ; 
Et quand j'y monterai , j'y veux monter en maître ; 

sonnages aussi intà!'e6sés à Taction les uns que les autres , quoi(|uc diffé- 
remment, soient tous trois muets dans une scène de cette importance et 
de cette étendue. Quoi \ une sœur, dftns un pareil moment, n*a rien à 
dire à ses frères, ni un oncle à ses neveux , ni Hémon à ses cousins.' 
Euripide a fait beaucoup mieux : chez lui , personne n'est présont à Ten- 
trevue des deux frères, que Jocaste et le chœur. (L. ) 

' Le mot porté est impropre et manque de nolsïesse. Un sentiment si 
délicat devait être exprimé avec plus d'élégance. 

' var. hémon. 

Qu'on le tienne , seigneur, d'un beai|-pè?e ou d'un père-, 
La main de tous les deux vous sera toujours chère» 

POLYNICE. 

Hémon , la différence est trop grande pour moi. 

* 5*ott»Hr U Wàné est sans doute placé ici par opposition avec fe iréne 
me serait fermé» expression employée deux vers plus haut, et qui, ainsi 
que la première, manque de correction et de clarté. La fierté de Poly- 
nice est blessée de devoir le trône à un autre qu'à lui-même ; il veut le 



ACTE IV, SCÈNE III. 231 

Que le peuple à moi seul soit forcé d'obéir, 
Et qu'il me soit permis de m^en feire haïr. 
Enfin^ de ma grandeur je veux être l'arbitre. 
N'être pmnt roi, madame, ou Têtre à juste titre* ; 
Que le sang me couronne, ou , s^il ne suffît pas. 
Je veux à son secours n'appeler que mon bras. 

JOCASTB. 

Faites plus, tenez tout de votte grand courage; 
Que votre bras tout seul fasse votre partage ; 
Et, dédaignant les pas des autres souverains , 
Soyez, mon iSls, soyez l'ouvrage de vos mains. 
Par d'illustres exploits couronnez-vous vous-même. 
Qu'un superbe laurier soit votre diadème ; 
Régnez et triomphez, et joignez à la fois 
La gloire des héros à la pourpre des rois. 
Quoi ! votre ambition serait*elle bornée 
A régner tour à tour l'espace d'une année? 
Cherchez à ce grand cœur, que rien ne peut dompter. 
Quelque trône où vous seul ayez droit de monter. 
Mille sceptres nouveaux s'offrent à votre épée, 
Sans que d'un sang si cher nous la voyions trempée . 
Vos triomphes pour moi n'auront rien que de doux, 
Et votre frère même ira vaincre avec vous. 

POLTNICE. 

Vous voulez que mon cœur, flatté de ces chimères , 
Laisse un usurpateur au trône de mes pères? 

JOCASTE. 

Si vous lui souhaitez, en effet, tant de mal , 
Élevez-le vous-même à ce trône fatal. 
Ce trône fut toujours un dangereux abîme; 
La foudre Fenvironne aussi bien que le crime : 

conquérir : voilà ce que Racine devait exprimer, et ce que C4îS vers ne 
disent pas. 

' Var, Être roi, cher Hdmon, et Télrc à juste titre. - 



232 LES FRÈRES ENNEMIS. 

Votre père et les rois qui vous ont devancés , 
Sitùt qu'ils y montaî^it^ s'en soxA vus renversés. 

Quand je devrais au ciel rencontrer le tcmncrre^ 
J'y monterais ^tôt que de ramper à terre« 
Mon cœur^ jaloux du sort de ces grands malheureux * ^ 
Veut s'âever^ madame^ et tomber avec eux. 

ÉTÉOCLE. 

Je saurai t'épargner une chute si vaine. 

POLTNICE. 

Ah ! ta chute^ crois-moi^ précédera la mienne * ! 
Mon fils^ son règne plaît. 

POLYHICE. 

Mais il m'est odieux. 

JOGASTE. 

11 a pour lui le peuple. 

POLYNICE. 

Et j'ai pour moi les dieux. 

ÉTÉOCLE. 

Les dieux de ce haut rang te voulaient interdire S 

Puisqu'ils m'ont élevé le premier à l'empire : 

Ils ne savaient que trop^ lorsqu'ils firent ce choix ^ 

' IHusieurs commentateurs ont tu dans ces vers une imitation d*Eu- 
ripide ; mais cette métaphore exagérée n*est une imitation ni d^Euripide 
ni de la nature. Grande wuilheureux, façon de parler qui ne se prend 
jaauôs qu*en mauvaise part ; elle exprime le mépris, n aurait Mu de ces 
granâi fcofnmei malheureux oadeces illustres malheureux. Cette dernière 
épithète, en changeant le sens du mot maffieureu», aurait mieux rendu 
la pensée du poète. 

> Var. Ah 1 ta chute hieaték précédera la mienne ! 

* On dit interdire quelque chose à quelqu'un, et non pas interdire 
quelqu'un de quelque chose. (G. ) — Quatre vers plus bas, on lit : Dessus 
le ir&ne. Voltake , dans ses remarques sur Cinna, a dbsetsé qu'on disait 
autrefois dessous au lieu de sous , d^sus au lieu de sur. Aujourd'hui deS" 
sous est adverbe , et ne peut être en^>loyé comme préposiUon. 



ACTE IV, SCENE Ilî. 233 

Qu'on veut régner toujours quand on règne une fois. 

Jamais dessus le ivtae on ne vit plus d'un maître ; 

Il n'en peut tenir deux^ quelque grand qu'il puisse être : 

L'un des deux^ tôt ou tard^ se verrait renversé ; 

Et d'un autre soi-même on y serait pressé. 

Jugez donc^ par l'horreur que ce méchant me donne S 

Si je puis avec lui partager la couronne. 

POLYNICE. 

Et moi je ne veux plus^ tant tu m'es odieux^ 
Partager avec toi la lumière des cieux. 

JOGASTE. 

Allez donc^ j'y consens^ allez perdre la vie ; 
A ce cruel combat tous deux je vous convie ; 
Puisque tous mes efforts ne sauraient vous changer^ 
Que tardez-vous? allez vous perdre et me venger. 
Surpassez^ s'il se peut^ les crimes de vos pères : 
Montrez^ en vous tuant^ comme vous êtes frères * : 
Le plus grand des forfaits vous a donné le jour^ 
11 faut qu'un crime égal vous l'arrache à son tour. 
Je ne condamne plus la fureur qui vous presse ; 
Je n'ai plus pour mon sang ni pitié ni tendresse : 
Votre exemple m'apprend à ne le plus chérir; 
Et moi je vais, cruels, vous apprendre à mourir '. 

^ Var. Jugef dono, par l'horreur que ce médiaiit nous dOBoe. 

' Ce vers présente une image trop nue d*un crime dont une mèi^e 
doit à peine oser concevoir la pensée. Le vers précédent suffisait. Les 
deux suivants sont admirables. 

^ Ce vers semble une faible copie de celui de Sabine, qui est admirable : 

Tigret , aHez combattre ; et nous, aUons mourir. 

/for., acte U,flc. VII. 

Jocaste se retire trop t6t, et ne devrait pas sortir avant de savoir Tis- 
sue du combat. (G.) <— Jocaste se retire de même dans Sénèque et Ro- 
trou. EUe nous semble bien pressée de se donner la mort. Cette catas- 
trophe est bien mieux amenée dans Euripide. Jocaste apprend que ses 
àeax fils viennent de s'^orger ; elle court au champ de bataille , elle les 
y trouve encore vivants ; elle y reçoit leurs derniers adieux , et, tirant 



234 LES FRÊBES ENNEMIS. 



Aiv iMm#HB 



Madame... ciel! que voîs-jeTHâas! rien ne les tocchel 



Rien ne peut élnranler leur constance fautwche. 
Princes... 



Pour ce combat choisissons quelque lieu. 

POLTHICE. 

Courons. Adieu^ ma sœur. 

ÉTÉQCLE. 

Adieu^ princesse, adieu. 

ANTIGONE. . 

Mes frères^ arrêtez! Gardes ^ qu'on les retienne; 
Joignez^ unissez tous vos douleurs à la mienne*. 
C'est leur être cruel que de les respecter *. 

UÊMON. 

Madame^ il n'est plus rien qui les puisse arrêter. 

ANTIGONE. 

Ah! généreux Hémon^ c'est vous seul que jïmplore : 
Si la vertu vous plalt^ si vous m'aimez encore , 
Et qu'on puisse arrêter leurs parricides mains ^ 
Hélas! pour me sauver, sauvez ces inhumains. 

répée du corps d'Étéode , elle se la plonge dans le sein. Le récit de Ra- 
cine est très-beau ; mais il le serait davantage s'il y avait ajouté ce mor- 
ceau, a Mon père, dit Louis Racine , a profité de ce tableau dans Andro- 
« maque ; c'est ainsi qu'il fait mourir Hermione. » (L. B. ) 
• Daas les éditions de 1676 et de 1687 , on lit : 

VAR. CRÉOIf. 

Ileurenx emportement i 

ANTIGOME. 

Uébfl neo ne les touche. 

' Vah. Et n*obéiMes pas à leur rage inhumaine. 

' Dans les premières éditions, faites pendant la vie de Racine, et 
dans les meilleures qu^)n a publiées après sa mort, le mot cruel est au 
t>hirid ; c'est une faute évidente, et Ton a de la peine à c(Mieevoir com- 
ment elle a pu échapper jusqu'ici à tous les commentateurs. 



.1 " : 



ACTE CINQUIEME. 



-^-^^m^^m 



SCENE I. 

ANTIGONE. 

A quoi te résous-tu, princesse infortunée * ? 
Ta mère vient de mourir dans tes bras; 
Ne saurais-tu suivre ses pas , 
Et finir, en mourant, ta triste destinée? 
A de nouveaux malheurs te veux-tu réserver? 
Tes frères sont aux mains, rien ne les peut sauver 

De leurs cruelles armes. 
Leur exemple t'anime à te percer le flanc; 

' C'est de Rotrou que Radne a pi:i3 l'idée de cette scène. 

Les stances dans un monologue étaient alors à la mode : Corneille en 
avait tait usage dans le (M ; Racine suivit le torr^t ; il avait même . dit 
Louis Racine , fait cette schie pUi$ langue» et par conséquent plui; défec- 
tueuse ; mais il fut assez sage pour en retrancher plusieurs stances ; 
celle qui suit est la seule qui nous ait été conservée. 

Cruelle ambition , dont la noire malice 
. Conduit tant de monde au trépas , 
Et qui , feignant d'ouvrir le trône aous nos' pas , 

Ne nous ouvre qu'un précipice : 

Que tu causes d'égarements! 
Qu'en d'étranges malheurs tu plonges tes amants ! 

Que leurs chutes sont déplorables ! 
Mais que tu fais périr d'innocents avec eux , 

Et que ta fàk de misérables 

En faiaRnt un ambitieuxl ^ 

On peut voir, dans les lettres XXXI , XXXII et XXXIII , à M. Le Vas^ 
seur, combien le sacrifice de cette strophe et de plusieurs autres coûta a 
Racine, qui les mit en réserve comme des morceaux précieux pour une 
autre occasion. 



236 LES FRERES ENNEMIS. 

Et toi seule verses des larmes^ 
Tous les autres versent du sang^ 

Quelle est de mes malheurs l'extrémité mortelle ? 
Où ma douleur doit-elle recourir? 

Dois-je vivre? dois-je mourir? 
Un amant me retient^ une mère m'appelle ; 
Dans la nuit du tombeau je la vois c[ui m'attend ; 
Ce que veut la raison^ Tamour me le défend 

Et m'en ôte l'envie. 
Que je vois de sujets d'al>andonner le jour! 

Mais , hélas ! qu'on tient à la vie^ 

Quand on tient si fort à l'amour ! 

Oui^ tu retiens^ amour^ monàme fugitive; 
Je reconnais la voix de mon vainqueur. 

L'espérance est morte en mon cœur y 
Et cependant tu vis^ et tu veux que je vive ; 
Tu dis que mon amant me suivrait au tombeau^ 
Que je dois de mes jours conserver le flambeau 

Pour sauver ce que j'aime. 
Hémon^ vois le pouvoir que l'amour a sur moi : 

Je ne vivrais pas pour moi-même, 

Et je veux bien vivre pour toi . 

Si jamais tu doutas de ma flaoïme fidèle. . . 
Mais voici du combat la funeste nouvelle. 

* Dans la foule des antithèses dont ces stances sont hérissées » celle-ci 
est la moins excusable; mais il est curieux d^obsierver que, dans ce 
mauvais genre, Corneille a produit des stances capables d'embellir une 
ode , tandis que les meilleures de Racine n'offrent que des pointes digues 
tout au plus d'un vaudeville. (G.) 



ACTE V, SCÈNE IL 237 

SCÈNE II. 

ANTIGONE, OLYMPE. 

AIfTIGONE. 

Hé bien, ma chère Olympe, as-tu vu ce forfait? 

OLYMPE. 

J'y suis courue en vain, c'en était déjà fait*. 

Du haut de nos remparts j'ai vu descendre en larmes 

Le peuple qui courait et qui criait aux armes ; 

Et, pour vous dire enfin d'où venait sa terreur. 

Le roi n'est plus, madame, et son frère est vainqueur'. 

On parle aussi d'Hémon : Ton dit que son courage 

S'est efforcé longtemps de suspendre leur rage, 

Biais que tous ses efforts ont été superflus. 

C'est ce que j'ai compris de mille bruits confus*. 

ANTIGONE. 

Ah ! je n'en doute pas, Hémon est magnanime ; 
Son grand cœur eut toujours trop d'horreur pour lecri- 
Je l'avais conjuré d'empêcher ce forfait ; [me : 

Et s'a l'avait pu faire. Olympe, il l'aurait fait. 
Biais, hélas! leur fureur ne pouvait se contraindre; 
Dans des ruisseaux de sang elle voulait s'éteindre. 
Princes dénaturés, vous voilà satisfaits : 
La mort seule entre vous pouvait mettre la paix. 
Le trône pour vous deux avait trop peu de place ; 
n fallait entre vous mettre un pltis grand espace, 

' Façon de parler videiise. On dit j'ai couru » et non i>as fy suis 
couru, (G.) 

' Olympe n*a pas attendu la fin du <ïombat« Cet artifice produit un 
h^reux effet dans V Horace de Clomeille, parce qu^on s^intéresse beau- 
coup au sort des guerriers ; il ne fait ici qu'une sensation médiocre, parce 
que Polynice n*inspire pas plus d*intérèt qu*Étéocle. (G. ) 

' De est impropre; il était aisé de mettre par. (G. ) 



23$ LES FRÈRES ENNEMIS. 

Et que le ciel vous mit, pour finir vos discords. 
L'un parmi les vivants^ l'autre parmi les morts. 
Infortunés tous deux, dignes qu'on vous déplore * ! 
Moins malheureux pourtant que je ne suis encore , 
Puisque de tous les maux qui sont tombés sur vous, 
Vous n'en sentez aucun, et que je les sens tous*! 

OLYMPE. 

Mais po^r vous ce malheur est un moindre supplice 
Que si la mort vous eût enlevé Polynice. 
Ce prince était l'objet qui faisait tous vos soins : 
Les intérêts du roi vous touchaient beaucoup moins. 

ANTIGONE. 

Il est vrai, je l'aimais d'une amitié sincère •; 
Je l'aimais beaucoup plus que je n'aimais son firère ; 
Et ce qui lui donnait tant de part dans mes vœux*, 
11 était vertueux. Olympe , et malheureux *. 

' Le mot déplorer ne se dit guère que des choses ; on déplore la perte , 
ou ne déplore pa» les pasonncs. Cependaut U ii*e^ pas inutile de it*- 
marquer que le mot d^larabU , dans le style soutenu ^ peut s^appliquer 
aux personnes ; et Raeine Ta heureusement employé dans àndromaqti€f 
Phèdre, Esther, et Athalie. 

* Les vers suivants ont été retranchés : 

Quand on est an tmnbean , tom nos tourments &*apa(f sent ; 

ttaand on est farien , tous nœ crimes nons pliiitnt t 

Des plos crueb malheurs le trépas vient à bout : 

La fureur né sent rien , mais, la dontenr sent tont. 

Cette vive dooleiir, dont je mis la vietime , 

Rossent la mort de Tun , et de l'autre le crime ; 

Le sort de tons les deux me déchire le cœur ; 

Bt, plaignant le vaincu, je pleare le vainqpieur. 

A ce crael vainqueur quel accueil dois-je faire? 

S'il est mou frère , Olympe , il a tué mon frère : 

La uium est ooafase et se taitauiioar^tei » 
EUe n'ose parler pour lui, ni contre lui. 

* Amtigsne Ta déjà ^t ; nm» eWt le répète ici daiis une sikiatiou qui 
donne un nouveau prix à œ sentittient de fetie&veiUance particulière pour 
Polynice. ( G. ) 

* Var. Et œqulle rendait agréable à lAesytax. 

^ Il peut être permis à une sœrar de se Mre illusion sur le caractère 



ACTE V, SCÈNE III. 239 

Mais, hélas! ce n'est plus ce coeur si magnanime^ 
Et c'est un criminel qu'a couronné son crime : 
Son frère plus cpie lui commence à me toucher; 
Devenant malheureux^ il m'est devenu cher. 

OLYMPE. 

Créon vient. 

ANTIGONE. 

Il est triste ; et j'en connais la cause ! 
Au courroux du vainqueur la mort du roi l'expose. 
C'est de tous nos malheurs Tauteilr pernicieux. 

SCÈNE III. 

ANTIGONE, CRÉON, OLYMPE, ATTA LE, 

GARDES. 
CRÉON. 

Madame, qu'ai-je appris en entrant dans ces lieux? 
Est-il vrai que la reine... 

ANTIGONE. 

Oui, Créon, elle est morte. 

CRÉON. 

dieux] puis-Je savoir de quelle étrange sorte 
Ses jours infortunés ont éteint leur flambeau*? 

de son frère. Polynice ne paratt pas vertueux dans la pièce, pufâqu'il 
hait son frèi*e; mais il est Toffensé, il réclame la justice, il demande 
l'exécution d'un traité. Si Racine ne pouvait pas en faire un prince ver- 
tueux, il pouvait adoucir son caractère, et porter quelque intérêt sur sa 
personne. (G.) 

' On dît le fambeoH de ses jours s*est éteint, ou U a éteint U fem- 
beau de ses jours; mais on ne dit point ses jours ont éteint leur fiombeau, 
et moins encore éMnt Umr fambeau «Tune étrange sorte. Il éttii si aisé de 
mettre : 

De 8M MuOeureux Jours »*at éteiot le Aambeau ^ 

qu'on voit bien que Tauteur n'a pas mis une dernière main à ses pièce». 
(L.R.) 



240 LES FRÈRES ENNEMIS. 

OLYMPE. 

Elle-même^ seigneur^ s'est ouvert le tombeau ; 
Et, s'étant d'un poignard en un moment saisie^ 
Elle en a tenniné ses malheurs et sa vie \ 

AirncK>NB. 
Elle a su prévenir la perte de son fils. 

CRÉON. 

Ah; madame ! il est vrai que les dieux ennemis.. . 

ANTIIÏONE. 

N'imputez qu'à vous seul la mort du roi mon frère ^ 

Et n'en accusez point la céleste colère. 

A ce combat &tal vous seul l'avez conduit : 

11 a cru vos conseils; sa mort en est le fruit. 

Ainsi de leurs flatteurs les rois sont les victimes; 

Vous avancez leur perte, en approuvant leurs crimes ; 

De la chute des rois vous êtes les auteurs; 

Mais les rois, en tombant, entraînent leurs flatteurs'. 

Vous le voyez, Créon : sa disgrâce mortelle 

Vous est funeste autant qu'elle nous est cruelle; 

Le ciel, en le perdant, s'en est vengé sur vous. 

Et vous avez peut-être à pleurer comme nous. 

CRÉON. 

Madame, je l'avoue; et les destins contraires 

Me font pleurer deux fils, si vous pleurez deux firères. 

* Olympe n'esl guère plus éloquente dans le rédi de la mort de Jo- 
caste que dans celui de la mort d*Antigone : la Yersification est lourde» 
la phrase embarrassée et sans aucune élégance. (G.) — Déplus, ce vers 
manque de correction : 

Elle en a terminé aes maOwiirs et sa vie. 
On ne dit pas lemtifier ses muinieurs d*un poignard, mais d'un coup de 
poignard. 

' Racine a depuis employé la même pensée d*une manière plus forte 
et plus briUante, dans la scène m du quatrième acte de Phèdre, Mais 
je ne sais s'il n'est pas id plus inrofond, et s'il n'a pas rélevé son in- 
yective contre les flatteurs par cette idée nouvelle, que les flatteurs 
sont eux-mêmes enveloppés dans la ruine des rois qu'ils ont perdus. (G.) 



ACTE V, SCÈNE III. 241 

ANTIGONB. 

Mes frères et vos fils l dieux I que veut ce discours ' î 
Quelque autre qu'ÉféocIe a-t-il fini ses jours? 

CRÉON. 

Mais ne savez-vous pas cette sanglante histoire? 

ANTIGONE. 

J'ai su que Polynice a gagné la victoire, 
Et qu'Hémon a voulu les séparer en vain. 

GRÉON. 

Madame, ce combat est bien plus inhumain. 
Vous ignorez encor mes pertes et les vôtres ; 
Mais, hélas! apprenez les unes et les autres. 

ANTIGONE. 

Rigoureuse Fortune, achève ton courroux!. 
Ah ! sans doute, voici le dernier de tes coups ! 

CRÉON* 

Vous avez vu, madame, avec quelle furie 

Les deux princes sortaient pour s'arracher la vie) 

Que d'une ardeur égale ils fuyaient de ces lieux* , 

Et que jamais leurs cœurs ne s'accordèrent mieux. 

La soif de se baigner dans le sang de leur frère 

Faisait ce que jamais le sang n'avait su faire : 

Par l'excès de leur haine ils semblaient réunis ; 

Et, prêts à s'égorger, ils paraissaient amis'. 

Ils ont choisi d'abord, pour leur champ de bataille. 

Un lieu près des deux camps, au pied de la muraille. 

* Que veut ce discours ^ pour que veut dire, ou que signifie » n^est pas 
une phrase firançaise, quoîqu^on la trouve encore quelquefois dans les 
poètes contonporains de Racine. ( L. ) — Quelques vers plus bas, on a 
blâmé avecraison achever un courroux, qui ne peut se dire en fîrançais. (G. ) 

' Var. Qned'iipe ^gale ardeur ils y couraient tous deux. 

' On peut remarquer cette mauvaise rime de réunis avec amis , dans 
un poète qui a toujours si bien rimé. Manquer à la rime en français, 
dit Jean*Baptiste Rousseau , c*est pécher contre la mesure du vers en 
latin. (L. B.) 

■ACIIIB. — T. I. <6 



242 LES FRÈRES ENNEMIS. 

C'est là que, reprenant leur première fureur. 

Ils commencent enfin ce combat plein d'horreur. 

D'un geste menaçant, d'un œil brûlant de rage, 

Dans le sein Tun de Vautre ils cherchent un passage * ; 

Et, la seule fureur précipitant leurs bras. 

Tous deux semblent courir aurd^vant du trépas. 

Mon fds, qui de douleur en soupirait dans Tàme , 

£t qui se souvenait de vos ordres, madame. 

Se jette au milieu d'eux, et méprise pour vous 

Leurs ordres absolus qui nous arrêtaient tous' : 

Il leur reticjnt le bras, les repousse, les prie. 

Et pour les séparer s'expose à leur furie. 

Mais il s'efforce en vain d'en arrêter le cours ; 

Et ces deux furieux se rapprochent toujours. 

Il tient ferme pourtant, et ne perd point courage; 

De mille coups mortels il détourne Forage, 

Jusqu'à ce que du roi le fer trop rigoureux. 

Soit qu'il cherchât son frère, ou ce fils malheureux. 

Le renverse à ses pieds pyèt à rendîpe la vie ^. 

ANTIGONB. 

Et la douleur eneor ne me l'a pas ravie! 

CRÉON. 

J'y cours, je le relève, et le prends dans mes bras ; 
Et me reconnaissant : « Je meurs, dit-il tout bas. 



' Voltaire a pris ces deux i?ers presque tout entiers, mais pourtant 
en corrigeant le premier hémistiche : 

D'un bras déterminé , d-un odl brûlant de rage , 
Daqs le 8^n l'un de Tautre ils cherd^t i^i pastage. 

3 TAB. lueurs ok^tci ateoliu ($» uom retenaieBl tous;. 

^ Il fallait près d* rendre la via : le met jp^^ ^t ici prépositiiOB , et 
iiox\ V^ adj()cttf. U signifie «^r le p^int ^ , et noip disposé à. \a même 
faut^ li^ retraKye cl^ux fm ^fi^ cettç scène , et pl^$ie^rs ^ da^s les 
autres pièces de B^cûie. La irègle q\^ déten^ine remploi ^ ce mfA n'a 
été établie que longtemps après. 



ACTE V, SCÈNE 111. îiïj 

« Trop heureux d'expirei: pour ma belle prinéesse. 

« En vain à mon secours votre atnitié s'empt^sse ; 

« C'est à ces furieux que vous dèves courii^ : 

<( Séparez-les^ mon père^ et me Isissea mourir. y> 

11 expire à ces mots. Ce barbare speotocle 

A leur noii'e ful*eur n^appôrte point d'obstacle ; 

Seulement Pôlynice en parait affligé : 

« Attends, Hémon, diVil, tu vas être vengé. » 

En effet, sa douleuP renouvelle sa rage. 

Et bientôt le combat tourne à son avantage. 

Le roi, frappé d'un coup qui lui perce le flanc , 

Lui cède la victoire^ et tombe dans son sang. 

Les deux camps aussitM s^abandonnent en proie^ 

Le nôtre à la donl6nr> et les Grecs à la joie; 

Et le peuple, alêunné du trépas de sdn roi. 

Sur le haut de ses tonrs témoigne son effroi. 

Polynice, tout fier du suocés de son crime , 

Regarde avec plaisir expirer sa victime ; 

Dans le sang de son frère il semble se baigner : 

« Et tu meurs , lui dit^il, et moi je vais régner* 

« Regarde dans mes mains rémpii*e et la victoire ; 

<( Va rougir aux enfers de TéXcès dé ma glùite ; 

<i Et pour mourir encore avec plus de regret, 

« Trattye, songe en mourant que tu meurs mon sujet. » 

En achevant ces mots, d'nne démarche flèr e 

11 s'approche du roi couché sur la pôtï^sîèré , 

Et pour le désarmer il avance le bras. 

Le roi, qui semble mort^ observe tous ses pas ; 

Il le voit, il l'attend, et son âme irritée 

Pour qudque grand désséin semblé ^étré arrêftée. 

L'ardeur de se venger flatte encor ses désirs. 
Et retarde le cours de ses derniers soupirs. 
Prêt à rendre la vie^, il en cache le reste. 
Et sa mort au vainqueur est un piège funeste : 



IG. 



244 LES FRÈRES ENNEMIS. 

Et dans l'instant fatal que ce jTrère inhumain 
Lui veut ôter le fer qu'il tenait à la main^ 
Il lui perce le cœur; et son àme ravie^ 
En achevant ce coup^ abandonne la vie \ 
Polynice frappé pousse un cri dans les airs ^ 
Et son àme en courroux s'enfuit dans les enfers ^ 
Tout mort qu'il est^ madame^ il garde sa colère ; 
Et Ton dirait qu'encore il menace son frère : 
Son visage^ où la mort a répandu ses traits^ 
Demeure plus terrible et plus fier que jamais'. 

ANTIGONE. 

Fatale ambition^ aveuglement funeste] 

D'un oracle cruel suite trop manifeste ! 

De tout le sang royal il ne reste que nous ; 

Et plût aux dieux, Créon, qu'il ne rest&t que vous , 

Et que mon désespoir, prévenant leur colère. 

Eût suivi de plus près le trépas de ma mère! 



' Racine laisse ici une énorme distance entre \m et tous ceux qui si* 
sont exercés sur ce récit. II est vrai, comme Geoffroy le fait observer, 
qu*il n'a guère de pensées brillantes dont le germe ne se trouve dans 
Stace, que néanmoins il embellit presque toujours. En rendant jus- 
tice à la supériorité de quelques parties du récit de Racine, il est utilo 
de remarquer avec La Harpe que rien n'est moins tragique qu'un 
Hémon qui dit tout bas qu'il meurt pour sa belle princesse; que des ex- 
pressions telles que du roi le fer trop rigoureux , une âme ravie qui aban- 
donne la tie» un barbare spectacle qui n'apporte point d^obstacle à une 
noire fureur» sont autant de taches dans un rédt qui pèche assez géné- 
ralement par la langueur du style et la répétition des idées. 

' Traduction aussi heureuse que littérale de ce vers par lequel Virgile 
achève le tableau de la mort de Tumus , et termine V Enéide : 

« Yitaque corn gemita fngit indigfiaU fub umbras. » 

J?fitft<f.,Ub.xn.(G.) 

^ Quelques commentateurs ont cru trouver ici une imitation de la 
stance xxvi du chant XIX de la Jérusalem délivrée. Au reste , cette 
même idée se retrouve dans Salluste, lorsqu'il peint la mort de Cati- 
lina. 



ACTE V, SCÈNE III. 245 

CHÉON. 

II est vrai que des dieux le courroux embrasé 
Pour nous faire périr semble s'être épuisé; 
Car enfin sa rigueur, vous le voyez, madame. 
Ne m'accable pas moins qu'elle afflige votre ème *. 
En m'arrachant mes fils... 

ANTIGONE. 

Ah ! vous régnez, Orêon ; 
Et le trône aisément vous console d'Hémon. 
Mais laissez-moi, de gràce, un peu de solitude. 
Et ne contraignez point ma triste inquiétude ; 
Aussi bien mes chagrins passeraient jusqu'à vous. 
Vous trouverez ailleurs des entretiens plus doux; 
Le trône vous attend, le peuple vous appelle; 
Goûtez tout le plaisir d'une grandeur nouvelle. 
Adieu. Nous ne faisons tous deux que nous gêner. 
Je veux pleurer, Créon, et vous voulez régner *. 

GRÉON, arrêtant Antigone. 

Ah, madame l régnez, et montez sur le trône ' : 
Ce haut rang n'appartient qu'à l'illustre Antigone.. 

ANnGOîTB. 

Il me tarde déjà que vous ne l'occupiez *. 
La couronne est à vous. 

GRÉON. 

Je la mets à vos pieds. 

' Cette phiase est incorrecte, il fallait sa rigueur ne m'accable pus 
moins qu'elle n'afflige voire âme; car, pour loi donner un. sens affirma- 
tif , il était nécessaire d*empIoyer deux négations. 

' L^opposition entre pleurer et régner, ainsi que le tour de ce vers , 
le rendent peu digne de la tragédie. ( G. ) 

^ Créon joue ici un rôle bien bas et bien misérable. On ne conçoit pas 
comment il peut débiter tant de galanteries insipides, presque sur les 
cadavres de sa sœur et de ses neveux. ( G. ) 

* La négation est de trop, et cette faute est la moindre de celles 
qu'offre ce dialogue. ( G. ) 



ue LES FRÈRES ENNEMIS. 

ANTIGONE. 

Je la refuseraÂs de la main 4e9 dieux o^toie; 
Et vous osez, CréoBi , m'offrir 1^ diadèmci? 

Je sais cjue ce haut re»g xk'^ yiea d^ gic^ieux 
Qui ne cède à Fhonneur de TofËrir à vo9 yc^x. 
D'un si noble destin je xjd^ connais indigne : 
Mais si Ton p^ut pjr^tendf ^ à cette gloire insigne , 
Si par d'illustres im^ on U peut mériter. 
Que faut-U Smv^ enfin ^ madame? 

Que ne ferais-je point ponr une telfe girtuce ! 
Ordonnez ^Jfiuliçment ce ({\x^iX font qm }(^ feô6Q ; 
Je suis prêt. . - 

Nous verrons.. 

J'étends \m Ipia i(^* 

ANTIGC^UË» •» t^ allant. 

Attendez. 

SCÈNE IV. 

CRÉON, ATTALEj gardes. 

ATTAJLE. 

Son oourroiwc secaitril ad^ugi? 
Croyeai-wiAS la, ftéclw? 



' Ce mc^i sublima pei;^, èipQû^coivyrH) le h(|iQij^ dQ cei aato»«ok, 
Attendez, qui termine la scèn^. Ciéoo. p^utril se fl^Ue^ q^i^AA^goaâ, qui 
vie^t de luitémi^n^ tant <l*lv>rEeu;r ot de m^ris, ne tardera pas à 
reparaître pour accepter ses dons? ( G. ) 



ACTE V, SCÈNE IV. 217 

CRÉOl^. 
Otii^ oui, mon chei* Atfale ; 
11 n*est point de fortatie à mon bonhcfût égale 
Et tu vas voir en moi, datïS ce jotlr forttmé , 
L'ambitieux an trôtie, et l'amant cou^oimé. 
Je demandais au ciel la princesse et le trône; 
Il me donne le sce{)tre, et m'accorde Aïïtig6ifte. 
Pour couronner ma tète et ma ftarnîme en ce jour \ 
11 arme en ma faveur et la haine et Tamoûr; 
Il allume pour moi deux passions contraires; 
U attendrit la sœttr, il endftfrcit les frères ; 
Il aigrit leur courroux, il fléchit sa riguear. 
Et m'ouvre en même temps et leur trône et soû cœui*. 

attaHe. 
u est vrai, vous avez toute chosô prospère. 
Et vous seriez heureux si vous n'étiez point père. 
L'ambition, l'amour, n'ont rien à désirer; 
Mais, seigneur, la nature a beaucoup et pleurer : 
En perdant vos deux fils. . . 

CREON. 

Oui, leur perte m'afflige : 
Je sais ce que de moi le rang de père exige * ; 
Je l'étais; mais surtout j'étais né pour régner; 
Et je perds beaucoup moins que je ne crois gagner. 
Le nom de père, Attale, est un titre vulgaire ' : 
C'est un don que le cieï ne nous refuse gtière : 

' Expression défectueuse, parce- qu'on ne couronne point une té(e 
comme on couronne une flammé; Tan est au propre, et Tatttre aru 
tiguré. Toute cette tirade est composée d'antithèses puériles , et le der- 
nier vers les termine dignement. ( L. B. ) 

' Mauvaise expression : la paternité n*est pas urt ra^ig ; eîlé est un 
titre , elle est un nom , etc. 

' Créon metle coibblé à sa' fr<)ide seéléi^lesse par dé^sentinïents aussi 
atrecesi Un aifilSiâeus; qui rabaisse par des ilaisonntements subtils te 
titre de père pour exalter celui de roi , est le dernier degré du mauvais 



248 LES FRÈRES ENNEMIS. 

Un bonheur si commun n'a pour moi rien de doux; 
Ce n'est pas un bonheur^ s'il ne fait des jaloux. 
Mais le trône est un bien dont le ciel est avare ; 
Du reste des mortels ce haut rang nous sépare ; 
Bien peu sont honorés d'un don si précieux : 
La terre a moins de rois que le ciel n'a de dieux. 
D'ailleurs tu sais qu'Hémon adorait la princesse y 
Et qu'elle eut pour ce prince une extrême tendresse : 
S'il vivait, son amour au mien serait fatal. 
En me privant d'un fils, le ciel m'ôte un rival. 
Ne me parle donc plus que de sujets de joie. 
Souffre qu'à mes transports je m'abandonne en proie ; 
Et, sans me rappeler des ombres des enfers , 
Dis-moi ce que je gagne, et non ce que je perds : 
Parle-moi de régner, parle-moi d'Antigone; 
J'aurai bientôt son cœur, et j'ai déjà le trône. 
Tout ce qui s'est passé n'est qu'un songe pour moi : 
J'étais père et sujet, je suis amant et roi. 
La princesse et lé trône ont pour moi tant de charmes , 
Que ^.. Mais Olympe vient. 

ATTALE. 

Dieux ! elle est toute en lai*mes. 

SCÈNE V. 

CRÉON, OLYMPE, ATTALE, uardks. 

OLYMPE. 

Qu'attendez-vous, seigneur? La princesse n'est plus. 

CRÉON. 

Elle n'est plus, Olympe ! 

goût et de Toubli des convenances. ( 6. ) — Qu*il y a loin de cette 
pièce à Andromaque , qui ne parut cependant que trois ans après h 
Thébaide l 



ACTE V, SCÈNE VI. 249 

OLYMPE. 

Ah ! regrets superflus ! 
Elle n'a fait qu'entrer dans la chambre prochaine^ 
Et du même poignard dont est morte la reine \ 
Sans que je pusse voir son funeste dessein^ 
Cette fière princesse a percé son beau sein : 
Elle s'en est, seigneur, mortellement frappée ; 
Et dans son sang, hélas! elle est soudain tombée. 
Jugez à cet objet ce que j'ai dû sentir. 
Mais sa belle âme enfin, toute prête à sortir : 
« Cher Hémon, c'est à toi que je me sacrifie, » 
Dii-elle; et ce moment a terminé sa vie. 
J'ai senti son beau corps tout froid entre mes bras; 
Et j'ai cru que mon âme allait suivre ses pas. 
Heureuse mille fois, si ma douleur mortelle 
Dans la nuit du tombeau m'eût plongée avec elle ! 

( Elle s'en va. ) 

SCÈNE VI. 

CRÉON, ATTALE, gardes. 

CRÉON. 

Ainsi donc vous fuyez un amant odieux*. 

Et vous-même, cruelle, éteignez vos beaux yeux ' ! 

' On ne dit point mourir d'unpoigtMrdf comme on dit mourir d'un 
poison. On remarque encore dans cette tirade des expressions telles que 
son beau sein» sa belle âme, son beau corps. La galanterie et le goût 
romanesque faisaient supporter ces fadeurs. Quant au vers 

Et j*ai cm qoe mon âme allait suivre aea pas , 
il fallait dire , suivant la remarque de Louis Racine , suivre la sienne. 

> Vab. Et vous mourez ainsi , beau si^et de mes feux. 

• Éteindre de beaux yeux, Louis Racine trouve cette expression ha- 
sardée. Avec moins d'indulgence, il eût été plus juste. Dans ce couplet 
et dans le suivant, chaque vers pourrait être le sujet d'une observation 
€rï tique. 



^250 LES FRERES ENNEMIS. 

Vous fermez pour jamais ces beaux yeux que j'adore; 
Et, pour ne me point voir, vous les fermez encore ! 
Quoique Hémon vou» f àt cher, voas courez au itéfpss 
Bien plus pour m' éviter que pour suivre ses pas! 
Mais dussiez^vous éncor m'ètre aussi rigoureuse. 
Ma présence aux enfers vou^ ffttreUe odieuse. 
Dût après le trépas vivre votre courrotix, 
Inhumaine, je vais y descendre auprès vous. 
Vous y verrez toujours l'objet de votre haine, 
Et toujours mes soupirs vous rediront ma peine , 
Ou pour vous adoucir ou pour vous tourmenter; 
Et vous ne pourrez plus mourir pour m'éviter. 
Mourons donc* 

ATtÂLEf lai' itttMhattt son ipée. 

Ah , seigneur ! quelle cruelle eiïvie ! 

GRéOlf. 

Ah ! c'est m' assassiner que me sauver la vie ! 
Amour, rage, transports, venez à mon secours. 
Venez, et terminez mes détestables jours ! 
De ces cruels amis trompez tous les obstacles ! 
Toi, justifie, ô ciel, la foi de tes oracles ! 
Je suis le dernier sang du malheureux Laïus ; 
Perdez-moi, dieux cruels, ou vous serez déçus. 
Reprenez, reprenez cet empire foaieste; 
Vous m'ôtez Antigone, ôtez-moi tout le reste : 
Le trône et vos présents excitent mon couï*roax ; 
Un coup de foudre est touice <pie j^e veux de vous. 
Ne le refusez pas à mes vœox, à âxe» crime»* ; 
Ajoutez mon suppMee à tsmt d'aiatr^s victiiûiesi 

* Var. Acoordez-l8 à lamymut-, acatuâBzite à mf&ttnmm» 

Le earactère de Cvéon n^esstfoaf seateilu; G*«6t< \m aiAbRieii» q«i fo- 
mente Ist division des deax fr^es, afin d^osurp» le toène: mat» d'aberd 
peut-if prévoir qu'il» se toeront too» dewt? El quand le succès a passé 
508 espérances , et que leur mort le rend maître du trône, il veut mou- 



ACTE V, SCÈNE VI. 251 

Mais en vain je vous presse^ et mes propres forfaits 
Me fout déjà sentir tous les maux que j*ai fedts. 
Polyuioe, Éléock, focaste, Antigone, 
Hea dh, que j'ad perdus pour m'ékver au trône. 
Tant d'autres malheureux dont j'ai eausé les maux, 
Font déjà dans mon cœur l'office des boiureaux. 
Arrêtez. . . Moiu trépas va veAger votre perte ; 
La foudre vm tomber^ la terre est entr'auverte ; 
Je ressens à la fois mille tourments divers , 
Et je m'en vais chercher du repos aux enfers * . 

( Il tombe entre let mftini des gardes.) 

rir; et pourquoi? Est-ce parce qu'Antigone est morte? Il n'a paru jus- 
que-là que très-médiocrement amoureux d'elle. Est-ce parce que ses deux 
fils sont morts? l\ a paru jusque-là peu touché de cette perte. Dans Eu- 
ripide, loin de songer à se tuer, il est au comble de ses vœux : ce qui 
est vraisemblable. Il n'est question de sa mort dans la tragédie firauQçaise 
que parce que Tauteur s'est cru obligé de ne pas laisser le criminel im- 
puni. (L. R.) 

' Voilà d'où est parti cdui qui est arrivé jusqu'à Aihalie, La lliébaîde , 
malgré ses défauts, est le coup d'essai d'un génie qui donne de grandes 
espérances : le bon poète se fait reconnaître non-seulement par quelques 
beaux morceaux, comme le monologue de Jocaste dans le troisième acte, 
l'entrevue des deux frères dans le quatrième, et le rédt de leur com- 
bat dans le dernier, mais par la manière dont il conduit son sujet, et 
même par sa prédilection pour ce sujet. 

Instruit, par la lecture d'Aristote, que les poètes doivent chercher des 
sujets terribles, il osa entreprendre un sujet si terrible, qu'on peut 
dire qu'il répand l'horreur plutôt que la terreur. Il est remarquable que 
le poète qui a été appelé depuis le peintre de l'amour ait, pour son 
coup d'essai , fait le tableau de la plus af&euse haine qu'on ait jamais 
vue. Il a fait entrer, à la vérité, l'amour dans ce triste sujet; mais com- 
ment eût-il osé présenter une pièce sans amour? C'était alors être déjà 
très-hardi que de n'y faire entrer que peu d'amour ; et on lui en fit 
apparemment un reproche , puisqu'il paraît se justifier dans sa préface , 
en disant que , si c'était à recommencer, il ne mettrait peut^tre pas plus 
d'amour dans cette tragédie, parce. qu'il ne trouve que fort peu de 
place parmi les incestes et les parricides de la famille d'OËdipe. L'amour 
n'y en devait trouver aucune. Celui de Créon ne s'accorde ni avec son 
âge ni avec son ambition , et celui d' Antigène ne contribue en rien à 



262 LES FRÈRES ENNEMIS. 

Taction. Pourquoi donc , éclairé comme il Tétait par la lecture des tra- 
gédies grecques, a-t-il mis de Tamour dans celle-ci? Il se conformait 
au goût de son siècle. On ne connaissait point alors de tragédie sans 
amour : il en mit peu dans sa première , il en mit davantage dans la se- 
conde , et (m lui rq[Nrocha un Alexandre qui n^était pas , disait-on , assez 
tendre : on fit la même critique de Pyrrhus. Ainsi un jeune homme que 
son génie portait au vrai tragique se vit obligé, pour contenter son 
siècle, de s*attacher à peindre la passion qui alors donnait la vie à 
toute pièce dramatique; et quand on lui a reproché, dans la suite, des 
héros trop tendres, il a bien pu dire : « Us me les reprochent mainte- 
ce nant, et ils me les ont demandés; c*est la complaisance que j'ai eue 
« pour leur goût dont ils me font un crime. » ( L. R. ) 



FIN DE LA THÉBAIdE. 



ALEXANDRE LE GRAND, 



TRAGÉDIE. 



1665. 



AU ROI. 

SlREy 

Voici une seconde entreprise qui n'est pas moins har- 
die que la première. Je ne me contente pas d'avoir mis à 
la tète de mon ouvrage le nom d'Alexandre, j'y ajouté 
encore celui dç Votre Majesté; c'est-à-dire que j'as- 
semble tout ce que le siècle présent et les siècles passés 
nous peuvent fournir de plus grand. Mais, SIRE, j'espère 
que Votre Majesté ne condamnera pas cette seconde har- 
diesse, comme elle n'a pas désapprouvé la première. Quel- 
ques efforts que l'on eût faits pour lui défigurer mon hé- 
ros, il n'a pas plutôt paru devant elle, qu'elle Ta reconnu 
pour Alexandre. Et à qui s'en rapportera-t-on, qu'à un 
roi dont la gloire çst répandue aussi loin que celle de ce 
conquérant , et devant qui l'on peut dire que o tous les 
peuples du monde se taisent, » comme l'Écriture l'a dit 
d'Alexandre? Je sais bien que ce silence est un silence d'é- 
tonnement et d'admiration ; que , jusques ici , la force de 
vos armes ne leur a pas tant impose que celle de vos vertus. 
Mais, SIRE, votre.réputation n'en est pas moins éclatante, 
pour n'être point établie sur les embrasements et sur les 
ruines ; et déjà Votre Majesté est arrivée au comble de la 
gloire par un chemin plus nouveau et plus difficile que 
celui par où Alexandre y est monté. Il n'est pas extraor- 
dinaire de voir un jeune homme gagner des batailles, de 
le voir mettre le feu par toute la terre. Il n'est pas impos- 
sible que la jeunesse et la fortune l'emportent victorieux 
jusqu'au fond des Indes. L'histoire est pleine de jeunes 
conquérants ; et l'on sait avec quelle ardeur Votre Ma- 
jesté elle-même a cherché les occasions de se signaler 
dans im âge où Alexandre ne faisait encore que pleurer 
sur les victoires de son père. Mais elle me permettra de lui 
dirç que devant * eUe on n'a point vu de roi qui, à l'âge 

' Devant , pouf avant , n'est plus en usage. ( G. ) 



236 ÉPITRE DÉDICATOIRE. 

d'Alexandre, ait fait paraître la conduite d'Auguste; qui^ 
sans s'éloigner presque du centre de son royaume, ait ré- 
pandu sa lumière jusqu'au bout du monde, et qui ait com- 
mencé sa carrière par où les plus grands princes ont tâché 
d'achever la leur. On a disputé chez les anciens si la for- 
tune n'avait point eu plus de part que la vertu dans les 
conquêtes d'Alexandre. Hais quelle part la fortune peut- 
elle prétendre aux actions d'un roi qui ne doit qu'à ses seuls 
conseils l'état florissant de son royaume, et qui n'a be- 
soin que de lui-même pour se rendre redoutable à toute 
l'Europe? Mais, SIRE, je ne songe pas qu'en voulant louer 
Votre Majesté, je m'engage dans une carrière trop vaste 
et trop difficile ; il faut auparavant m'essayer encore sur 
quelques autres héros de l'antiquité ; et je prévois qu'à me- 
sure que je prendrai de nouvelles forces, Votre Majesté 
se couvrira elle-même d'une gloire toute nouvelle ; que nous 
la reverrons peut-être , à la tête d'une armée , achever la 
comparaison qu'on peut faire d'elle et d'Alexandre, et 
ajouter le titre de conquérant à celui du plus sage roi de la 
terre. Ce sera alors que vos sujets devront consacrer toutes 
leurs veilles au récit de tant de grandes actions, et ne pas 
souffrir que Votre Majesté ait lieu de se plaindre, comme 
Alexandre , qu'elle n'a eu personne de son temps qui pût 
laisser à la postérité la mémoire de ses vertus. Je n'espère 
pas être assez heureux pour me distinguer par le mérite de 
mes ouvrages , mais je sais bien que je me signalerai au 
moins par le zèle et la profonde vénération avec laquelle 
je suis, 

SIRE, 

de votre majesté, 

Le très-humble, très-obéissant , 
et très-fidèle serviteur et sujet , 

racine. 



PREMIÈRE PRÉFACE. 



J« ne rapporterai point ici ce que l'histoire dit de Poru»^ il 
faudrait cofûer tout le huitième livre de Quinte-Curce : et je 
m'engagerai moins encore à faire une exacte apologie de tous 
les endroits qu'(m a voulu combattre dans ma pièce. Je n'ai 
pas prétendu donner au pul^c un ouvrage parfait : je me fais 
trop justice pour avoir osé me flatter de cette espérance. Avec 
quelque succès qu'on ait représenté mon Alexandre, et quoi- 
que les premières personnes de la terre et les Alexandres de 
notre siècle se soient hautement déclarés pour lui , je ne me 
laisse point éblouir par ces illustres approbations. Je veux 
croire qu'ils ont voulu encourager un jeune homme , et m'ex- 
citer à faire encore mieux dans la suite; mais j'avoue que^ 
quelque défiance que j'eusse de moi-même, je n'ai pu m'em- 
pécher de concevoir quelque opinion de ma tragédie, quand 
j'ai vu la peine que se sont donnée certaines gens pour la dé- 
crier. On ne fait point tant de brigues contre un ouvrage 
qu'on n'estime pas; on se contente de ne plus le voir quand 
on l'a vu une fois, et on le laisse tomber de lui-même, sans 
daigner seulement contribuer à sa chute. Cependant j'ai eu le 
plaisir de voir plus de six fois de suite à ma pièce le visage de 
ces censeurs; ils n'ont pas craint de s'exposer si souvent à en- 
tendre une chose qui leur déplaisait; ils ont prodigué libéra- 
^ment leur temps et leurs peines potir la venir critiquer, sans 
compter les chagrins que leur ont peut-être coûtés les applau- 
dissements que leur présence n'a pas empêché le public de me 
d(Hmer. 

Je ne représente point à ces critiques le goût de l'antiquité : 
je vois bien qu'ils le connaissent médiocrement. Mais de quoi 
se plaignent-ils, si toutes mes scènes sont bien remplies, si 
elles sont bien liées nécessairement les unes aux autres, si tous 
mes acteurs ne viennent point sur le théâtre que l'on ne sache 
la raison qui les y fait venir; et si, avec peu d'incidents et 
peu de matière, j'ai été assez heureux pour faire une pièce qui 

nAQUE. — T. I. ' 17 



258 PRÉFACES. 

les a peut-être attachés malgré eux depuis le commencement 
jusqu'à la fin? Mais ce qui me console, c'est de voir mes cen- 
seurs s'accorder si mal ensemble ' : les uns disent que Taxile 
n'est pmnt assez honnête homme; les autres^ qu'il ne mérite 
point sa perte; les uns soutiennent qu'Alexan<ke n'est point 
assez amoureux; les autres^ qu'il ne vient sur le théâtre que 
pour parier d'amour. Ainsi je n'ai pas besoin que mes amis se 
mettent en peine de me justifier^ je n'ai qu'à renvoyer mes en- 
nemis à mes ennemis; je me repose sur eux de la défense 
d'une pièce qu'ils attaquent en si mauvaise intelligence et avec 
des sentiments m oppc^. 



SECONDE PRÉFACE. 

n n'y a guère de tragédie où l'histoire soit plus fidèlement 
suivie que dans celle-ci. Le sujet en est tiré de plusieurs au- 
teurs, mais surtout du huitième livre de Quinte-Curce. C'est 
là qu'on peut voir tout ce qu'Alexandre fit lorsqu'il entra dans 
les Indes, les ambassades qu'il envoya aux rois de ce pays-là, 
les différentes réceptions qu'ils firent à ses envoyés, l'alliance 
que Taxile fit avec lui, la fierté avec laquelle Porus refusa les 
conditions qu'on lui présentait, Tinimitié qui était entre Porus 
et Taxile, et enfin la victoire qu'Aleicandre remporta sur Po- 
rus, la réponse généreuse que ce brave Indien fit au vainqueur, 
qui lui demandait comment îl voulait qu'on le traitât, et la gé- 
nérosité avec laquelle Alexandre lui rendît tous ses États, et 
en ajouta beaucoup d'autres. 

Cette action d'Alexandre a passé pour une des plus belles 
que ce prince ait faites en sa vie, et le danger que Porus lui 
fit courir dans la bataille lui parut le plus grand où il se fût 

' Racine composa cette préface dans un premier mouvement. On y 
voit le dépit d*un jeune homme piqué de rachamement et de Tanimo- 
sité de ses ennemis. La réflexion lui fit supprimer, dans les éditions 
suivantes, cette bontade un peu trop vive. (G. ) 



PRÉFACES. 259 

jamais trouvé. Il le confessa lui-même^ en disant qu'il avait 
trouvé enfin un péril digne de son courage. Et ce fut en cette 
même occasion qu'il s'écria : « Athéniens, combien de tra- 
ie vaux j'endure pour me faire louer de vous! » J'ai tâché de 
représenter en Forus un ennemi digne d'Alexandfe, et je puis 
dire que son caractère a plu extrêmement sur noire théâtre, 
jusque-là que des personnes m'ont reproché que je faisais ce 
prince plus grand qu'Alexandre. Mais ces personnes ne consi- 
dèrent pas que, dans la bataille et dans la victoire, Alexandre 
est, en effet, plus grand que Porus; qu'il n'y a pas un vers dans 
la tragédie qui ne soit à la louange d'Alexandre ; que les in- 
vectives même de Porus et d'Axiane sont autant d'éloges de la 
valeur de ce conquérant. Porus a peut-être qndque chose qui 
intéresse davantage,parce qu'il est dans lemalheur ; car, comme 
dit Sénèque, « Nous sommes de telle nature, qu'il n'y a rien 
au monde qui se fasse tant admirer qu'un homme qui sait être 
malheureux avec courage. » — a Ita affecti sumus , ut nïhil 
« xque magnam apudnos admirationem occupet, quam homo 
« fortiter miser'. » 

Les amours d'Alexandre et de Cléofile ne sont pas de mon 
invention : Justin en parie^ aussi bien que Quinte-Gurce. Ces 
deux historiens rapportent qu'une reine dans les Indes, nom- 
mée Cléofile, se rendit à ce prince avec la ville où il la tenait 
assiégée, et qu'il la rétablit dans son royaume , en considéra- 
tion de sa beauté . EUe en eut un fils , et elle l'appela Alexsmdre . 
Voici les paroles de Jii^tin : « Régna Cleophilis reginœ petit, 
« qu», quum se dedisset ei, concubitu redemptum regnum ab 
« Alexandro recepit, îllecebris consecuta quod virtute non 
<c potuerat; filiumque, ab eogenitum, Alexandrum nomînavit, 
a qui postea regno Indorum potitus est *. » 

* Senecœ Consolatio ad HeliHam , cap. xiii. 
' Jostini, lib. XII, cap. vu. 



17. 



PERSONNAGES. 



rois dans les Indes. 



ALEXANDRE. 

PORUS, 

TAXILE, 

AXIANE^ reine d'une autre partie des Indes. 

CLÉOFILE, sœur de Taxile. 

ÉPHESTION. 

Suite d'Alexandre. 

Noms des acteurs qui ont joué d'original dans Alexandre. 

Cette pièce fut jouée le manie jour, 15 décembre 1665, au Palais-Royal 
et à raétel de Bourgogne. 

Au Palais-Royal , par la troupe de Molière ; elle était ainsi montée : 

ALEXANDRE. La Grangb. 

PORUS. La Thorilliebe. 

taxile. Imbbbt. 

AXIANE. Mademoiselle du Pabc 

CLËOFILE. Madame Molièbb. 

ÉPUESHON. Du Groisy. 

A l'Hôtel de Bourgogne , elle était ainsi montée : 

ALEXANDRE. Flobidor. 

PORUS. Montflbury. 

TAXILE. fiRBGOURT. 

AXIANE. Mademoiselle Dbsobillet. 

CLÉOFILE. Madame d'^Innbbaux. 

ÉPHESTION. Hautbboghe. 

La scène est sur le bord de l'Hydaspe, dans le camp de Taxile. 



ALEXANDRE LE GRAND. 



ACTE PREMIER. 



SCÈNE r. 

TAXILE-, CLËOFILE. 

CLÉOFILE. 

Quoi ! vous allez combattre un roi dont la puissance 

Semble forcer le ciel à prendre sa défense* ^ 

Sous qui toute FAsie a vu tomber ses rois ,. 

Et qui tient la fortune attachée à ses lois ? 

Mon frère, ouvrez les yeux pour connaître Alexandre : 

Voyez de toutes parts les trônes mis en cendre , 

Les peuples asservis, et les rois enchaînés. 

Et prévenez les maux qui les ont entraînés. 

TAXILE. 

Voulez-vous que , frappé d'une crainte si basse , 
Je présente la tète au joug qui nous menace , 
Et que j'entende dire aux peuples indiens. 
Que j'ai forgé moi-même et leurs fers et les miens? 

' Ce prince s'appelait OmphU: le nom de TaxUe, d'après Quinte- 
Curce, liv. VJH, cbap. 12, était on tifreque prenaient les princes in- 
diens en montant sur le trône, comme les rois d'Egypte prenaient celui de 
Pharaon, 

' Il y a de l'enflure dans œ début. Une puissance qui semble forcer la 
ciel à prendre sa défense. Ce sont de grands mots de peu de sens. Deux 
vers plus bas, attoiihée à ses lois n'est pas l'expression de l'idée ; le mot 
propre était soumise , assujettie. ( L. ) 



262 ALEXANDRE. 

Quitterai-je Porus? Trahirai-je ces princes 

Que rassemble le soin d'affranchir nos provinces , 

Et qui; sans balancer sur un si noble choix ^ 

Sauront également vivre ou mourir en rois? 

En voyez-vous un seul qui, sans rien entreprendre 

Se laisse terrasser au seul nom d'Alexandre , 

Et, le croyant déjà maître de Tunivers, 

Aille, esclave empressé, lui demander des fers*? 

Loin de s'épouvanter à l'aspect de sa gloire. 

Ils l'attaqueront même au sein de la victoire; . 

Et vous voulez, ma sœur, que Taxile aujourd'hui , 

Tout prêt à le combattre , implore son appui ! 

CLÉOFILE. 

Aussi n'est-ce qu'à vous que ce prince s'adresse; 
Pour votre amitié seule Alexandre s'empresse* : 
Quand la foudre s'allume et s'apprête à partir, 
11 s'efforce en secret de vous en garantir. 

TAXILE. 

Pourquoi suis-je le seul que son courroux ménage? 

De tous ceux que l'Hydaspe oppose à son courage , 

Ai-je mérité seul son indigne pitié? 

Ne peut-il à Porus offrir son amitié? 

Ah ! sans doute il lui croit l'àme trc^ généreuse 

Pour écouter jamais une offre si honteuse : 

11 cherche une vertu qui lui résiste moins; 

Et peut-être il me croit plus digne de ses soins. 



I Variante. Aille , Josqa'en son camp , lui demander des ten? 

La manière dont Racine refit ce vers prouve qu*ii avait appris à cor- 
riger heureusement et à sutKstitaer des beautés aux défauts. Juêqu*en son 
eamp était dur; aille, esclave empressé, est une opposition élégante. (L.) 

' S* empresse pour voire seule amiHi est une ellipse qu*il faut pernietti*c 
a la poésie : on dit s'empresser pour obtenir ramiHé 4e quelqu'un ; poui*- 
quoi le poète ne pourrait-il pas dire s'empresser pour VamkHé de quel- 
qu'un? (G.) 



ACTE I, SCÈNE I. 263 

GLÉOFILE. 

Dites ^ sans Faccuser de chercher un esclave , 

Que de ses ennemis il vous croit le plus brave; 

Et qu'en vous arrachant les armes de la main. 

Il se promet du reste un triomphe certain. 

Son choix à votre nom n'imprime point de taches ; 

Son amitié n'est point le partage des lâches * ; 

Quoiqu'il brûle de voir tout l'univers soumis , 

On ne voit point d'esclave au rang de ses amis. 

Ah ! si son amitié peut souiller votre gloire , 

Que ne m'épargniez-vous une tache si noire? 

Vous connaissez lés soins qu'il me rend tous les jours , 

Il ne tenait qu'à vous d'en arrêter le cours. 

Vous me voyez ici maîtresse de son âme ; 

Cent messages secrets m'assurent de sa flamme*; 

Pour venir jusqu'à moi , ses soupirs embrasés 

Se font jour au travers de deux camps opposés. 

Au lieu de le haïr, au lieu de m'y contraindre , 

De mon trop de rigueur je vous ai vu vous plaindre ; 

Vous m'avez engagée à souffrir son amour. 

Et peut-être, mon frère, à l'aimer à mon tour. 

TAXILE. 

Vous pouvez, sans rougir du pouvoir de vos charmes, 
Forcer ce grand guerrier à vous rendre les armes ; 

' G*est une faute que de faire rimer tâches , qui est long, avec taches , 
qui est bref; d'ailleurs le mot tache se trouve quatre ou cinq vers plus 
bas. (L. B.) 

' Voltaire a remarqué que Corneille a fait tenir à Cléopâtre le même 
hingage. ( Mort de Pompée , acte II , scène i. ) Après ce vers : 
Se font jour au traven de deux camps opposés , 

en lisait dans les premières éditions les quatre suivants , que Racine a 
supprimés , et dans lesquels il semblait encbMr sur Corneille : 

Mes yeux de leur conquête oiit-ils tût uu mystère? 
Vîtes- vous ses soupirs d'un regard de colère? 
Et lorsque devant vous ils se sont présentes , 
Jamais comme ennemis les avez -vous traités ? 



264 ALEXANDRE. 

Et, sans que votre cœur doive s'en alarmer, 

Le vainqueur de FEuphrate a pu vous désarmer * ; 

Mais l'État aujourd'hui suivra ma destinée; 

Je tiens avec mon sort sa fortune enchaînée ; 

Et, quoique vos conseils t&chent de me fléchir. 

Je dois demeurer libre, afin de Taffranchir. 

Je sais l'inquiétude où ce dessein vous livre; 

Mais comme vous, ma soeur, j'ai mon amour à suivre'. 

Les beaux yeux d'Axiane^ ennemis de la paix, 

Ck)ntre votre Alexandre arment tous leurs attraits ; 

Reine de tous les cœurs, elle met tout en armes 

Pour cette liberté que détruisent ses charmes; 

Elle rougit des fers qu'on apporte en ces lieux ^ 

Et n'y saurait souffrir de tyrans que ses yeux. 

Il faut servir, ma sœur, son illustre colère' ; 

Il faut aller... 

GLEOFILE. 

Hé bien ! perdez-vous pour lui plaire * ; 
De ces tyrans si chers suivez l'arrêt fatal,. 
Servez-les, ou plutôt servez votre rival. 
De vos propres lauriers souffrez qu'on le couronne; 
Combattez pour Porus , Axiane l'ordonne ; 
Et, par de beaux exploits appuyant sa rigueur. 
Assurez à Porus l'empire de son cœur. 

* Var. Le vainqueur de l'Asie a pu tous désarmer. 

' Comme vous, ma soeur, j'ai mon amour à suivre,.. Les beaux tfeux 
d'AxUine, ennaïAs de la paix, et cette Axiane, gui mH tout en armes 
peur cette liberté que détruisent ses charmes, et qui ne saurait souffrir 
de tyrans que ses yeux , etc. Cette confusion de la liberté de Tlnde et de 
la liberté des cœurs, tout ceîa débité par un roi, quand il s'agit de 
combattre Alexandre, est sans doute le comble du mauvais goût. Biais 
souvenons-nous que c'est Racine qm , bientôt après , nous apfnit à 
mépriser ces puérilités qui ont si longtemps déshonoré la tragédie. ( L. ) 

* var. n faut servir, ma sœur, leur illustre colère. 

* Var Hé bien l perdez-vous pour leur plaire. 



ACTE 1, SCÈNE f. 265 

TAXILE. 

Ah, ma sœur! croyez-vous que Porus..- 

CLÉOnLE. 

Mais vous-même 
Doutez-vous, eu effet, qu'Axiaue ne* l'aime? 
Quoi ! ne voyez-vous pas avec quelle chaleur 
L'ingrate, à vos yeux même, étale sa valeur? 
Quelque brave qu'on soit, si nous voulons la croire. 
Ce n'est qu'autour de lui que vole la victoire : 
Vous formeriez sans lui d'inutiles desseins; 
La liberté de l'Inde est toute entre ses mains ; 
Sans lui déjà nos murs seraient réduits en cendre; 
Lui seul peut arrêter les progrès d'Alexandre ^ : 
Elle se fait un dieu de ce prince charmant. 
Et vous doutez encor qu'elle en fasse un amant* ! 

TAXILE* 

Je t&chais d'en douter, cruelle Cléofile : 
Hélas I dans son erreur affermissez Taxile. 
Pourquoi lui peigne^vous cet objet odieux? 
Aidez-le bien plutôt à démentir ses yeux ' : 
Dites-lui qu'Aiiane est une beauté fière. 
Telle à tous les mortels qu'elle est à votre frère ; 
Flattez de quelque espoir. . . 

CLÉOFILE. 

Espérez , j'y consens; 
Mais n'espérez plus rien de vos soins impuissants. 
Pourquoi dans les combats chercher une conquête 
Qu'à vous livrer lui-même Alexandre s'apprête? 

* Tar. D'un aeul 4e ses regards il peut vaincre Alexandre. 

* Charmant, expression romanesque, surtout lorsqu'elle s'applique 
à un guerrier tel que Porus. Axiane, qui doit se faire un amant de ec 
prince charmant , parce qu'elle s'en fait un dieu , est encore une de ces 
antithèses dont Radue n'offre plus d'exemple après Andromaque. ( G. ) 

' Var, Si vous l'aimez , aidez-le à démentir ses yeux. 



266 ALEXANDRE. 

Ce n'est pas contre lui qu'il la faut disputer; 
Porus est Fennemi qui prétend vous Voter. 
Pour ne vanter que lui , l'injuste renommée 
Semble oublier les noms du reste de l'armée* : 
Quoi qu'on fasse ^ lui seul en ravit tout l'éclat, 
Et comme ses sujets il vous mène au combat. 
Ah! si ce nom vous plaît, si vous cherchez à l'être. 
Les Grecs et les Persans vous enseignent un maître*; 
Vous trouverez cent rois compagnons de vos fers ; 
Porus y viendra même avec tout l'univers '. 
Mais Alexandre enfin ne vous tend point de chaînes*; 
Il laisse à votre front ces marques souveraines 
Qu'un orgueilleux rival ose ici dédaigner. 
Porus vous fait servir, il vous fera régner : 
Au lieu que de Porus vous êtes la victime. 
Vous serez... Mais voici ce rival magnanime. 

TAXILE. 

Ah , ma sœur ! je me trouble; et mon cœur alarmé. 
En voyant mon rival, me dit qu'il est aimé. 



* Ces huit vers ont le mouvement, le ton et la tournure qui convien- 
nent au style tragique. Le reste de la scène est indigne et de la tragé- 
die et du sujet. Sur cette exposition, qui ne nous entretient que des 
froids amours de Gléofîle pour Alexandre et de Taxile pour Axiane, or 
peut juger déjà que la pièce doit être glacée; et Taxile, qui s'écrie en 
voyant Porus : Je me trouble, etc., achève le ridicule de cette déplorable 
exposition. (L.) 

' On a prétendu que le nom de Perses conv^iait aux habitants de 
l'ancienne Perse, et celui de Persans aux habitants de la Perse moderne. 
Cette distinction nous semble illusoire. ( G. ) — D'ailleurs Racine a em- 
ployé le mot Persan dans Bajazet et dans Esther, et Voltaire a suivi son 
exemple dans la Mort de Cê^ar (acte I, scène i. ) 

^ Oà. viendra Porus? Dans les fers d'Alexandre. Cette façon de parler 
n'est ni claire ni élégante. ( G. ) 

* Ne vous tend point de chaînes, Expi'ession qui manque de justesse. 
Apporter des chaînes , présenter des fers , étaient les expressions propix*& 
à rendre l'idée de l'auteur. ( L. ) 



ACTE I, SCÈNE II. 267 

GLÉOFILE. 

Le temps vous presse. Adieu. C'est à vous de vous rendre 
L'esclave de Porus, ou Tami d'Alexandre. 

SCÈNE II. 

P0RU8,'TAXILE. 

POUUS. 

Seigneur^ ou je me trompe^ ou nos fiers ennemis 

Feront moins d,e progrès qu'ils ne s'étaient promis. 

Nos chefs et nos soldats ^ brûlant d'impatience^ 

Font lire sur leur front une mâle assurance ; 

Ils s'animent Fun l'autre; et nos moindres guerriers 

Se promettent déjà des moissons de lauriers. 

J'ai vu de rang en rang cette ardeur répsmdue 

Par des cris généreux éclater à ma vue*. 

Ils se plaignent qu'au lieti d'éprouver leur grand cœm», 

L'oisiveté d'un camp consume leur vigueur. 

Laisserons-nous languir tant d'illustres courages? 

Notre ennemi^ seigneur^ cherche ses avantages : 

Il se sent faible encore; et, pour nous retenir, 

Éphestion demande à nous entretenir. 

Et par de vains discours. . . 

TAXILE. 

Seigneur, il faut Tentendre ; 
Nous ignorons encor ce que veut Alexandre : 
Peut-être est-ce la paix qu'il nous veut présenter. 

PORUS. 

La paix! Ah! de sa main pourriez-vous l'accepter? 



' Une ardeur qui éclate à la vue par det cris ne saurait se dii'e : des cris^ 
ne frappent point la vue. Louis Racine a également condamné cette ex- 
pression j*ai vu à ma vm. (L. B. ) 



268 ALEXANDRE. 

Hé quoi ! nous T aurons vu , par tant d'horribles guerres. 
Troubler le calme heureux dont jouissaient nos terres. 
Et, le fer à la main, entrer dans nos États 
Pour attaquer des rois qui ne Foffensaient pas; 
Nous Faurons vu piller des provinces entières , 
Du sang de nos sujets faire enfler nos rivières ^ ; 
Et, quand le ciel s'apprête & nous Tabandonner, 
J'attendrai qu'un tyran daigne nous pardonner ! 

TAXILE. 

Ne dites point, seigneur, que le ciel Tabandonne; 
D'un soin toujours égal sa faveur l'environne. 
Un roi qui fait trembler tant d'États sous ses lois 
N'est pas un ennemi que méprisent les rois. 

PORUS. 

Loin de le mépriser, j'admire son courage; 
Je rends à sa valeur un légitime hommage ; 
Mais je veux, à mon tour, mériter les tributs 
Que je me sens forcé de |*endre à ses vertus. 
Oui, je consens qu'au ciel on élève Alexandre; 
Hais si je puis, seigneur, je l'en ferai descendre % 
Et j'irai l'attaquer jusque sur les autels 
Que lui dresse en tremblant le reste des mortels. 
C'est ainsi qu'Alexandre estima tous ces princes 
Dont sa valeur pourtant a conquis les provinces : 
Si son coeur dans l'Asie eût montré quelque effroi > 
Darius en mourant l'aurait-il vu son roi? 

TAXULE. 

Seigneur, si Darius avait su se connaître, 

* Toutes les fois que ce mot faire ^ joint à un autre verbe, n'est pas 
nécessaire au sens de la phrase, il la fait languir, surtout en poésie : 
enfUr nos rivière» disait tout>^ L. ) 

' Ces Ya*s donnent une grande idée du caractère de Porus. Cepen- 
dant il faut remarquer avec La Harpe qu'il y a de Taffectation à dire : Je 
consens 911'on Véléveau ckl, si je puis Ven faire descendre. Ces figures 
de rhéteur , ajoute-t-il , ne conviennent point à la sévérité tragique. 



ACTE I, SCÈNE II. 269 

Il régnerait encore où règne un antre maître. 
Cependant cet orgueil^ qui causa soa trépas^ 
Avait un fondement que vos mépris n'ont pas ^ : 
La valeur d'Alexandre à peine était connue; 
Ce foudre était encore enfermé dans la nue. 
Dans un calme profond Darius endormi 
Ignorait jusqu'au nom d'un si fsdble ennemi *« 
n le connut bientôt; et son &me^ étonnée. 
De tout ce grand pouvoir se vit abandonnée : 
Il se vit terrassé d'un bras victorieux; 
Et la foudre en tombant lui fit ouvrir les yeux. 

PORDS. 

Hais encore, à quel prix croy^&-vous qu'Alexandre 
Mette l'indigne paix dont il veut vous surprendre? 
Demandez.le, seigneur, à cent peuples divers 
Que cette paix trompeuse a jetés dans les fers '. 
Non, ne nous flattons point : sa douceur nous outrage; 
Toujours son amitié traîne un long esclavage^ : 
En vain on prétendrait n'obéir qu'à demi; 
Si Ton n'est son esclave, on est son ennemi. 



' Cet orgueil avait un fondement que vos mépris n*ont pas^ est une 
phrase pea élégante. Deux vers plus bas : 

Ce fondre était encore enfermé dans la nue, 
est une môtaphcwe très-brillante, que le poète a soutenue jusqu'au der- 
nier vers , et dont cependant il ne faudrait pas examiner trop scrupu- 
leusement la justesse. 

> Var. à peine ooluiaiMdt un si faibto ennemi. 

* Tar. Que cette paix troiiq[>ea8e a Jetés dans ses fers, 

* Ce vers, comme le remarque La Harpe, est d*un homme qui a déjà 
le sentiment de la poésie. Tout le monde peut dire : son amitié n'est 
qu'un esclavage; mais dire son amitié traîne un long esclavage , pour m- 
traine avec dUf est une expression aussi hardie qu'elle est heureuse. 
On pourrait faire la môme obsanration sur le second vers de ce couplet : 
Surprendre un roi par une indigne paix. Ici chaque expression est une 
création du génie qui devait enrichir et former la langue. 



270 ALEXANDRE. 

TAXILB. 

Seigneur^ sans se montrer lâche ni téméraire y 
Par quelque vain hommage on peut le satis&ire * . 
Flattons par des respects ce prince amlûtieux 
Que son bouillant orgueil appelle en d'autres lieux. 
C'est un torrent qui passe^ et dont la vîol^ioe 
Sur tout ce qui l'arrête exerce sa puissance; 
Qui, grossi du débris de cent peuples divers. 
Veut du bruit de son cours remplir tout l'univers. 
Que sert de Tirriter par un orgueil sauvage*? 
D'un favorable accueQ honorons son passage; 
Et, lui cédant des droits que nous reprendrons bien , 
Rendons-lui des devoirs qui ne nous coûtent rien. 

PORUS. 

Qui i^e nous coûtent rien, seigneur! L'osea-vous croire? 

Compterai-je pour rien la perte de ma gloire? 

Votre empire et le mien seraient trop achetés. 

S'ils coûtaient à Porus les moindres lâchetés*. 

Mais croyez-vous qu'un prince enflé de tant d'audace , 

De son passage ici ne laissât point de trace? 

Combien de rois, brisés à ce funeste écueil. 

Ne régnent plus qu'autant qu'il plaît à son orgueil! 

Nos couronnes, d'abord devenant ses conquêtes. 

Tant que nous régnerions flotteraient sur nos têtes ; 

Et nos scepkes, en proie à ses moindres dédains^, 

I Var. De quelque vain hommage on pent le satisfaire. 
3 Vàr. ITattiroiis point sur nous les effets de sa rage. 

* On retrouve la même pensée, le même tour, et presque les mêmes 

expressions, dans ces vers : 

Ce reste maltienreiix serait trop atheté , 
8*U faut le conserver par me lâtihelé. 

0(ycre<,aolen,K6neai.(L« B.1 

* Quoique ce vers soit faaniKmieux et noIHe , Pidée eet mal exprhnée : 
un sctptrt tn proie «ma; dédains tfest pas une façon de pàrtef heureuse. 

(G.) 



ACTE I, SCÈNE II. i71 

Dès qu'il aurait parlée tomberaient de nos mains. 
Ne dites point qu'il court de province en j^vinoe : 
Jamais de ses liens il ne dégage un prince; 
Et^ pour mieux asservir les peuples sous ses kûs^ 
Souvent dans la poussière il leur cherche des rois ^ 
Mais ces indignes soins touchait peu mon isourage ; 
Votre seul intact m'inspire ce langage. 
Porus n'a point de pairt dans tout cet entretien ; 
Et, quand la gloire parle, il n'écoute plus rien. 

TAXU.B. 

J'écoute, comme vous, ce que l'honneur m'inspire. 
Seigneur; mais il m'engage à sauver mon empire. 

POBUS. 

Si vous voulez sauver l'un ou l'autre aujourd'hui*, 
Prévenons Alexandre, et marchons contre lui. 

TAXILE. 

L'audace et le mépris sont d'infidèles guides. 

PORUS. 

La honte suit de près les courages timides. 

TAXILE. 

Le peuple aime les rois qui savent l'épargner. 

PORUS. 

11 estime encor plus ceux qui savent régner. 

TAXILE. 

Ces conseils ne plairont qu'à des âmes hautaines. 

PORUS, 

Us plairont à des rois, et peut-être à des reines. 

' Rien ne peint mieux Alexandre que ce beau vers : il fait allusion à 
ce que Quinte-Guice raconte de ce prince , qui plaça sur le trône de Tyr 
Abdolonyme, sorti de la tige des rois de cette ville, mais si pauvre, 
qu'il était contraint, pour vivre, de cultiver lui-même un jardin qu'il 
possédait. ( L. B. ) 

' Var. Si Yons voulez sauver Tuii et l'autre aiqourd'bui. 



27Î ALEXANDRE. 

TAXILE. 

La reine^ à vous oulr^ n'a des yeux que pour vous. 

PORUS. 

Un esclave est pour elle un objet de courroux S 

TAXILB. 

Mais oroyez->Yous^ seigneur^ que Tamour vous ordonne 
D'exposer avec vous son peuple et sa personne? 
Non^ non , sans vous flatter^ avouez qu'en ce jour 
Vous suivez votre haine^ et non pas votre amour. 

PORUS. 

Hé bien ! je Tavouerai que ma juste colère 
Aime la guerre autant que la paix vous est chère ; 
J'avouerai que^ brûlant d'une noble chaleur^ 
Je vais contre Alexandre éprouver ma valeur. 
Du bruit de ses exploits mon àme importunée 
Attend depuis longtemps cette heureuse journée. 
Avant qu'il me cherch&t^ un orgueil inquiet* 
M'avait déjà rendu son ennemi secret. 
Dans le noble transport de cette jalousie *, 
Je le trouvais trop lent à traverser l'Asie ; 
Je l'attirais ici par des vœux si puissants y 
Que je portais envie au bonheur des Persans; 

' On regrette que ce dialogue sdt terminé par des galanteries aussi 
déplacées. A la suite de ce vers, on lisait ceux-ci dans les premières 
éditions : 

TAXILB. 

Votre fierté , aeigneitr, s'accorde avec la lieime. 

POBUS. 

J*aime la gloire ; et c'est tout ce qu'aime la reine. 

TAXILB. 

Son coeur tous est acquis. 

PORUB. 

J'empêcherai du moins 
Qu'aucun mattre étranger ne l'enlèye à mes soins. 

TAXILB. 

Mais enfin croyez-yous qoe l'amour vous ordonne , etc. 
' Vai. La Jalouse fierté que son nom m'inspirait , etc. 
* Var. Mon coeur, dans les transports de cette Jalousie. ^ 



ACTE I, SCÈNE III. 273 

Et maintenant encor, s'il trompait mon courage. 
Pour sortir de ces lieux s'il cherchait un passage, 
Vous me verriez moi-même, armé pour l'arrêter. 
Lui re&iser la paix qu'il nous veut présenter. 

TAXILE. 

Oui, sans doute, une ardeur si haute et si constante ^ 
Vous promet dans l'histoire une place éclatante; 
Et, sous ce grand dessein dussiez-vous succomber. 
Au moins c'est avec bruit qu'on vous verra tomber. 
La reine vient. Adieu. Vantez-lui votre zèle; 
Découvrez cet orgueil qui vous rend digne d'elle. 
Pour moi, je troublerais un si noble entretien , 
Et vos cœurs rougiraient des faiblesses du mien. 

SCÈNE m. 

PORUS, AXIANE. 

AXIANE. 

Quoi! Taxile me fuit! Quelle cause inconnue*,.. 

PORUS. 

Il fait bien de cacher sa honte à votre vue ; 
Et, puisqu'il n'ose plus s'exposer aux hasards, 

' On dit bien une hauU valeur , parce qu'on s'élève ( fignrément ) par 
la valeur au-dessus des autres hommes; mais je ne crois pas que Ton 
puisse dire en aucun sens une haute ardeur; et quand même haute serait 
ici pour hautain^', cela ne vaudrait pas mieux. Il y a dans cette scène un 
vice bien marqué: c*est que Taiile s*y montre tout différent de ce qu'il 
était dans la précédente, et soutient contre Porus la cause que Gléofile' 
vient de soutenir contre lui. Ce changement si prompt serait contraire 
à tous les principes, quand même il aurait quelques motifs apparents; 
mais Fauteur n'a pns soin d'en indiquer aucun. C'est là surtout ce qui 
rend Taxile petit; car d'ailleurs il doit être, en effet, fort inférieur à Porus. 
Mais nous verrons dans la suite par combien de raisons ce personnage 
ât mal conçu , et peu digne de la tragédie. ( L. ) 

' Var. Quoi ! Taxile me fuit ! Quelle cause Imprévoe , etc. 



274 ALEXANDRE. 

De quel front pourraitril soutenir vos regards? 
Mais laissons-le^ madame; et^ puisqu'il veut se rendre^ 
Qu'il aille avec sa sœur adorer Alexandre ^ 
Retirons-nous d^un camp oii, l'encens à la main^ 
Le fidèle Taxile attend son souverain. 

AXIAinS. 

Mais, seigneur, que dit-il? 

PORUS. 

Il en fait trop paraître* : 
Cet esclave déjà m'os^ vanter s(m maître ; 
Il veut que je le serve,. . 

AXIANE. -^ 

Ah ! sans vous emporter, 
Souffipez que mes efforts tâchent de l'arrêter : 
Ses soupirs, malgré moi, m'assurent qu'il m'adore. 
Quoi qu'il en soit , souffrez que je lui parle encore ; 
Et ne le forçons point, par ce cruel mépris. 
D'achever un dessein qu'il peut n'avoir pas pris'. 

PORUS. 

Hé quoi! 'vous en doutez? et votre 4me s'assure 
Sur la foi d'un amant infidèle et parjure. 
Qui veut à son tyran vous livrer aujourd'hui, 

¥ 

1 Var. Mais qnittoofr^e , madame ; et , puisqu'il yent se rendre , 
Laissons-le avec sa sœur adorer Alexandre. 

^ Expressions vagues et iucorrectes. Eniie se rapp(»rte à rien. On dit 
bien j'en dis tn^ , c*est une phrase faite ; mais on ne peut dire U en fait 
^op paraUre, à moins que ce qui précède n^explique ce dont il s'agit. 
On devine la pensée de Tauteur, mais il ne Texprime pas. ( L. ) 

* L*abl]|é d'Olivet a blèmé cette expre8si<»i , achever un dessein : exé' 
mter est, selon lui, le mot propre. Son observation nous parait d'au* 
tant plus juste que, dans le même vers, le mot pris détermine le sens 
àtacheitef pour exécuter! ce qui r^nd à Tobservation de La Harpe, 
fpi'aehever un dessein signifie achever l'exécution d'un dessOn. Le dessein 
n'étant pas encore conçu , TeUipse même peut être siq^posée. D'ailleurs 
on exécute ou accomplit un dessein, mais on ne l'achève pas. Le des- 
sein est toujours entier ; c'est l'entreprise qu'on acli^. 



ACTE I, SCÈNE IIÏ. 27J 

Et croit ^ en vous donnant^ vous obtenir de lui ! 
Hé bien ! aidez-le donc à vous trahir vous-même K 
Il vous peut arracher à mon amour extrême ; 
Mais il ne peut m'ôter^ par ses efforts jaloux, 
La gloire de combattre et de mourir pour vous'. 

AXIANE. 

Et vous (croyez qu'après une telle insolence , 
Mon amitié^ seigneur^ serait sa récompense? 
Vous croyez que mon cœur s'engageanl sous sa loi 
Je souscrirais au don qu^on lui ferait de moi? 
Pouvez-vous, sans rougir, m'accuser d'un tel crime? 
Âi-je fait pour ce.prince éclater tant d'estime? 
Entre Taxile et vous s'il fallait prononcer. 
Seigneur, le croyez-vous qu'on me vit balancer? 
Sais-je pas que Taxile est une àme incertaine , 
Que l'amour le retient quand la crainte l'entraîne? 
Sais-je pas que, sans moi, sa timide valeur* 
Succomberait bientôt aux ruses de sa soeur? 
Vous savez qu'Alexandre en fit sa prfôonnière. 
Et qu'enfin cette soeur retourna vers son frère * ; 

' Vab. HébieD!iiiaiaaM,aidez-leàvoai trahir tovB-mêiiie. 

^ Poros a fait assez ooimattre son caractère, pour que Ton sente bien 
qu'il est b(»mne à se battre oontre Alexandre, quand même il n*y au- 
rait pas d'Axiane au monde. Cependant tel est le vice radical de cette 
froide galanterie, qu'elle rabaisse infailliblement le plus grand carac- 
tère, du uK^ment oiù ce qui ne doit être qu'une noble émtdation da 
gloire, de courage , de vertu, peut être regardé oonune l'ouvrage de l'a- 
mour. (L.) 

' L'exactitude grammaticale demanderait ne sais-je pas; cependant 
Molière et Voltaire se sont servis de la même locution , mais on ne la 
trouve employée heureusement que dans les pièces de poésies légères. 

* La qualité de sawr est relative, et n'est point absolue : ainsi l'on ne 
peut dire cette sceur^ comme on dirait cette princesse ^ cette reine. On ne 
relève ici cette petite inexactitude que parce qu'elle n'est pas heureuse, 
et que rien ne la justifie; dès lors ces sortes de fautes sont une faiblesse 
de style. ( L. ) 

«s. 



276 ALEXANDRJE. 

Mais je connus bientôt qu'elle avait entrepris 
De l'arrêter au piège où son cœur était pris. 

PORUS. 

Et vous pouvez enoor demeurer auprès d'elle ! 
Que n'abandonnez-vous cette sœur criminelle? 
Pourquoi, par tant de soins, voulez-vous épargner 
Un prince...? 

AXIANE. 

C'est pour vous que je le veux gagner. 
Vous verrai-je, accablé du soin de nos provinces. 
Attaquer seul un roi vainqueur de tant de princes? 
Je vous veux dans TaxUe ofErir un défenseur^ 
Qui combatte Alexandre en dépit de sa sœur. 
Que n'avez-vous pour moi cette ardeur empressée ! 
Mais d'un soin si commun votre àme est peu blessée : 
Pourvu que ce grand cœur périsse noblement. 
Ce qui suivra sa mort le touche faiblement. 
Vous me voulez livrer, sans secours, sans asile. 
Au courroux d'Alexandre , à l'amour de Taxile , 
Qui, me traitant bientôt en superbe vainqueur. 
Pour prix de votre mort demandera mon cœur. 
Hé bien ! seigneur, allez ; contentez votre envie. 
Combattez, oubliez le soin de votre vie ; 
Oubliez que le ciel, favorable à vos vœux , 
Vous préparait peut-être un sort assez heureux. 
Peut-être qu'à son tour Axiane charmée 
Allait. . . Mais non, seigneur , courez vers votre armée : 
Un si long entretien vous serait ennuyeux; 
Et c'est vous retenir trop longtemps en ces lieux. 

PORUS. 

Ah, madame! arrêtez, et connaissez ma flamme; 
Ordonnez de mes jours, disposez de mon àme : 

* Var. Mon corar, dans un rival . voo» cherche un défenseiir. 



1 



ACTE I, SCÈNE III. 277 

La gloire y peut beaucoup, je ne m'en cache pas ; 
Mais que n'y peuvent point tant de divins appas! 
Je ne vous dirai point que pour vaincre Alexandre 
Vos soldats et les miens allaient tout entreprendre ; 
Que c'était pour Porus un bonheur sans égal 
De triompher tout seul aux yeux de son rival : 
Je ne vous dis plus rien. Parlez en souveraine : 
Mon cœur met ^ vos pieds et sa gloire et sa haine. 

AXIANE. 

Ne craignez rien ; ce cœur, qui veut bien m'obéir, 
N'est pas entre des mains qui le puissent trahir : 
Non, je ne prétends pas, jalouse de sa gloire. 
Arrêter un héros qui court à la victoire. 
Contre un fier ennemi précipitez vos pas ; 
Mais de vos alliés ne vous séparez pas : 
Ménagez-les, seigneur; et, d'une âme tranquille, 
Laissez agir mes soins sur l'esprit de Taxile; 
Montrez en sa faveur des sentiments plus doux; 
Je le vais engager à combattre pour vous. 

PORUS. 

Hé bien, madame, allez, j'y consens avec joie : 
Voyons Éphestion, puisqu'il faut qu'on le voie. 
Mais, sans perdre l'espoir de le suivre de près. 
J'attends Éphestion, et le combat après. 



ACTE SECOND^ 



SCENE L 

CLÉOFILE, ÉPHESTION. 

ÉPHE8T10N. 

Oui; tandis que vos rois délibèrent ensemble y 
Et que tout se prépare au conseil qui s'assemble y 
Madame ; permettez que je vous parle aussi 
Des secrètes raisons qui m'amènent ici. 
Fidèle confident du beau feu de mon maître^ 
Souffrez que je l'explique aux yeux qui l'ont fait naître*; 
Et que pour ce héros j'ose vous demander 
Le repos qu'à vos rois il veut bien accorder. 
Après tant de soupirs, que faut-il qu'il espère? 
Attendez-vous encore après l'aveu d'un frère? 
Voulez-vous que son cœur, incertain et confus. 
Ne se donne jamais sans craindre vos refus? 
Fautr-il mettre à vos pieds le reste de la t^re? 
Fautril donner la paix? faut-il faire la guerre? 
Prononcez : Alexandre est tout prêt d'y courir*. 
Ou pour vous mériter, ou pour vous conquérir. 

* Le poète dégrade ici comme à plaisir tous ses personnages. Éphes- 
tion y joue un r61e peu digne de Tami d'Alexandre. Il intrigue pour les 
amours de son maître , et la scène entière n'est qu'un message d'amour. 
Remarquions cependant que jusqu'ici ce n'est point Bacine que nous 
lisons ; il ai^parti^t qxlcxxq à la mode , et ikxl pas à son génie. ( L. ) 

' On jCexplique pas un feu; mais cent fautes de cette espèce seraient 
moins choquantes qu'un Épbestion fidèle confident du beau feu de son 
maître, (L.) 

* Courir à quoi? A donner la paix ou à faire la guerre. Ici la correc- 



ACTE II, SCÈNE I. 27i) 

CLÉOFILE. 

Puis-je croire qu'un prince au comble de la gloire 
De mes faibles attraits garde encor la mémoire ; 
Que, traînant après lui la victoire et Teffroi^ 
Il se puisse abaisser à soupirer pour moi? 
Des captifs comme lui brisent bientôt leur chaîne : 
A de plus hauts desseins la gloire les entraîne ; 
Et Tamour dans leurs cœurs ^ interrompu > troublé^ 
Sous le faix des lauriers est bientôt accablée 
Tandis que ce héros me tint sa prisonnière^ 
J'ai pu toucher son cœur d'une atteinte légère ; 
Mais je pense ^ seigneur^ qu'en rompant mes liens , 
Alexandre à son tour brisa bientôt les siens. 

ÉPHESTlOUr. 

Ah ! si VOUS l'aviez vu, brûlant d'impatience. 
Compter les tristes jours d'une si longue absence. 
Vous sauriez que, l'amour précipitant ses pas, 
Il ne cherchait que vous en courant aux combats. 
C'est pour vous qu'on l'a vu, vainqueur de tant de princes, 
D'un cours impétueux traverser vos provinces , 
Et briser en passant, sous l'effort de ses coups , 
Tout ce qui l'empêchait de s'approcher de vous. 
On voit en même champ vos drapeaux et les nôtres ; 
De ses retranchements il découvre les vôtres ; 
Mais, après tant d'exploits, ce timide vainqueur 
Craint qu'il ne soit encor bien loin de votre cœur. 
Que lui sert de courir de contrée en contrée , 

tion manque autant que l'élégance. (G.) — Vréi^ pour préparé, dis- 
posé, devrait régir la préposiiiion à. Racine a dit lui-même dans fphi- 
génie: 

AcfaOle menaçant, tout prêt à l'accabler. 
Un amour accablé S9us le fakx des lauriers est une image fausse , qui 
ne présenterien à Timagination ; mais Alexandre, qui est un Hmïâe rotn- 
çtteur. est bien pis. (L.) 



280 ALEXANDRE. 

S'il faut que de ce cœur vous lui fenniei Tentrée; 
Si^ pour ne point répondre à de sincères vœux , 
Vous cherchez chaque jour à douter de ses feux; 
Si votre esprit , armé de mille défiances. . . ? 

GLÉOFILB. 

Hélas! de tels soupçons sont de faibles défenses; 

Et nos cœurs ^ se formant mille soins superflus ^ ^ 

Doutent toujours du bien qu'ils souhaitent le plus. 

Oui, puisque ce héros veut que j'ouvre mon à.me , 

J'écoute avec plaisir le récit de sa flamme. 

Je craignais que le temps n'en eût borné le cours; 

Je souhaite qu'il m'aime, et qu'il m'aime toujours. 

Je dis plus ; quand son bras força notre frontière. 

Et dans les murs d'Omphis m'arrêta prisonnière». 

Mon cœur, qui le voyait maître de l'univers. 

Se consolait déjà de languir dans ses fers; 

Et, loin de murmurer contre un destin si rude. 

Il s'en fit, je l'avoue, une douce habitude. 

Et de sa liberté perdant le souvenir> 

Même en la demandant, craignait de l'obtenir : 

Jugez si son retour me doit combler de joie. 

Mais tout couvert de sang veut-il que je le voie? 

Estrce comme ennemi qu'il se vient présenter. 

Et ne me cherche-t-il que pour me tourmenter? 

ÉPHÇSTION. 

Non, madame : vaincu du pouvoir de vos charmes % 
Il suspend aujourd'hui la terreur de ses armes ; 

' Expression impropre. Soins est ici pris dans le sens de soucis ; en 
latin, cura. 

• ' Cette ville portait sans dowte lenoni du frère deCléofile, qui se 
nommait Omphis. Nous avons déjà remarqué que le nom de TaxïU 
n'était qu'un titre qui appartenait aux rois de cette partie de Tlnde. 

' Malheri)e a dit : /e suis vaincu- au temps , et la beauté de l'image a 
consacré l'expression , qui , m prose , serait une faute contre la langue. 
Mais Alexandre vaincu du pouvoir des charmes de Gléofile ne présente 



j 



ACTE II, SCÈNE 1. 281 

Il présente la paix à des rois aveuglés , 
Et retire la main qui les eût accablés. 
Il craint que la victoire^ à ses vœux trop facile^ 
Ne conduise ses coups dans le sein de Taxile. 
Son courage^ sensible à vos justes douleurs^ 
Ne veut point de lauriers arrosés de vos pleurs. 
Favorisez les soins où son amour l'engage ; 
Exemptez sa valeur d'un si triste avantage^ 
Et disposez des rois qu'épargne son courroux 
A recevoir un bien qu'ils ne doivent qu'à vous. 

CLÉOFILE. 

N'en doutez points seigneur : mon âme inquiétée*. 

D'une crainte si juste est sans cesse agitée; 

Je tremble pour mon frère, et crains que son trépas 

D'un ennemi si cher n'ensanglante le bras. 

Mais en vain je m'oppose à l'ardeur qui l'enflamme, 

Axiane et Porus tyrannisent son àme; 

Les charmes d'une reine et Texen^ple d'un roi , 

Dès que je veux parler, s'élèvent contre moi. 

Que n'ai-je point à craindre en ce désordre extrême ! 

Je crains pour lui, je crains pour Alexandre même. 



qu'une idée petite et commune, et qui, par conséquent, n'excuse point 
la licence. (G.) 

' L'abbé d'Olivet aurait voulu que Racine eût écrit mon âme inquiète^ 
parce que le participe inquiété ne présente pas le même sens que l'ad- 
jectif inquiet. Cependant cette expression ne nous semble pas répréhen- 
sible, et il suffit pour la faire adopter que Racine l'ait encore employée 
dans Andromaque, Sans doute, dit La Harpe, il y a généralement quel- 
que différence entre inquiet et inquiété; car on dirait un caractère iti- 
quiet et non pas inquiété. Mais de ce que ces deux mots peuvent s'em- 
ployer différemment, s'ensuit-il qu'ils ne puissent en bien des occasions 
être synonymes? Que l'on soit inquiet de l'objet de son amour, ou in- 
quiété par l'amour, n'est-ce pas la même cbose? Cette rigueur vétilleuse, 
qui peut être utile dans les questions purement grammaticales , est dé- 
placée dans les matières de goût et dans l'examen du style. 



282 ALEXANDRE. 

Je sais qu'en Tattaquant cent rois se sont perdus; 
Je sais tous ses exploits; mais je connais Porus. 
Nos peuples qu'on a vus, triomphants à sa suite. 
Repousser les efforts du Persan et du Scythe, 
Et tout fiers des lauriers dont il les a chargés. 
Vaincront à son exemple, ou périront vengés; 
Et je crains... 

ÉPHESTION. 

Ahl quittez une crainte si vaine; 
Laissez courir Porus où son malheur Tentralne ; 
Que rinde en sa faveur arme tous ses États, 
Et que le seul Taxile en détourne ses pas* ! 
Mais les voici. 

CLÉOFILE. 

Seigneur, achevez votre ouvrage. 
Par vos sages conseils dissipez cet orage ; 
Ou, s'il faut qu'il éclate, au moins souvenez-vous 
De le faire tomber sur d'autres que sur nous. 

SCÈNE II. 

PORUS, TAXILE, ÉPHESTION. 

ÉPHESTION. 

Avant que le combat qui menace vos tètes ' 
Mette tous vos États au rang de nos conquêtes^ 
Alexandre veut bien différer ses exploits , 
Et vous offrir la paix pour la dernière fois. 
Vos peuples, prévenus de l'espoir qui vous flatte. 
Prétendaient arrêter le vainqueur de l'Euphrate ; 

* A quoi se rapporte en? De quoi Taxile doit-il àétourmr ses pas? 
Suivant la Goostractiony c'est de VInde et de tous ses États; d'après le 
sensyC'estdelarouteoùPorusesientralnépar sou malheur. (G.) 

' Éphesticm se relère dans cette scène. Tune des plus belles de la 
pièce; il y parle en digne ambassadeur d'Alexandre. (G.) 



ACTE II, SCÈNE II. 283 

Hais THydaspe, malgré tant d'escadrons épars^ 

Voit enfin sur ses bords flotter nos étendards : 

Vous les verriez plantés jusque sur vos tranchées ^ 

Et de sang et de morts vos campagnes jonchées ^ y 

Si ce héros ^ couvert de tant d'autres lauriers , 

N'eût lui-même arrêté Tardeur de nos guerriers. 

11 ne vient point ici^ souillé. du sang des princes^ 

D'un triomphe barbare effrayer vos provinces ^ 

Et^ cherchant à briller d'une triste splendeur^ 

Sur le tombeau des rois élever sa grandeur. 

Mais vous-mêmes^ trompés d'un vain espoir de gloire^ 

N'allez point dans ses bras irriter la victoire' ; 

Et lorsque son courroux demeure suspendu y 

Princes^ contentez-vous de l'avoir attendu. 

Ne différez point tant à lui rendre l'hommage 

Que vos cœurs ^ malgré vous^ rendent à son courage ; 

Et y recevant l'appui que vous offre son bras 

D'un si grand défenseur honorez vos États. 

Voilà ce qu'un grand roi veut bien vous faire entendre , 

Prêt à quitter le fer, et prêt à le reprendre. 

' Des campagnes ne peufent être Jondbéfs de «m^y comme Tobserve 
l^bé d*01iyet; mais elles peuvent dtre Jonchées de «ortt. Ce dernier 
tenne conyie Timpropriétô du premier. Radne oOre d^ailleurs dans ses 
meilleures i^èces plusieurs exemples très-heureux de cette licence. Lorsr 
que Achille dit t 

Si de sang et de mort» le cid est aftené , 
perscHUie ne s'avise de remarquer qu'on ne peut pas être effémè de sang. 
(G. ) — Cest aussi un principe reçu m foit de diction, qu'en plaçant 1& 
plus près àa -vesbe le régime qui lui convient le mieux, on peut foira 
passer à sa suite un autre régime, k la faveur de Tanalogie, non pas tant 
avec le veri)e qu'avec le régime le plus ^KX^iain. C'est donc le rapport 
du san§ avec ks mores, et le rappcMrt des morts avec les campagnes: 
jonchées: c'est la réunion de ces deux rapports et Tordre des deux ré- 
gimes qui fait que la phrase n'a rien de répréh^isible, et qui légitime- 
cette licence de style. (L.) 

' Ce vers est digne des chefs-d'œuvre de Racine : irrita la victoire est 
une figurç aussi juste qu'elle est neuve et hardie. (G. ) 



284 ALEXANDRE. 

Vous savez son dessein : choisissez aujourd'hui^ 
Si vous voulez tout perdre ou tout tenir de lui. 

TAXILE. 

Seigneur, ne croyez point qu'une fierté barbare * 
Nous fasse méconnaître une vertu si rare; 
Et que dans leur orgueil nos peiiples affermis 
Prétendent, malgré vous, être vos ennemis'. 
Nous rendons ce qu'on doit aux illustres exemples ; 
Vous adorez des dieux qui nous doivent leurs temples ; 
Des héros qui chez vous passaient pour des mortels ^ 
En venant parmi nous ont trouvé des autels'. 
Mais en vain l'on prétend, chez des peuples si braves^ 
Au lieu d'adorateurs se faire des esclaves * : 
Croyez-moi, quelque éclat qui les puisse toucher* 
Ils refusent l'encens qu'on leur veut arracher. 
Assez d'autres États, devenus vos conquêtes. 
De leurs rois, sous le joug, ont vu ployer les têtes. 
Après tous ces États qu'Alexandre* a soumis*. 
N'est-il pas temps, seigneur, qu'A cherche des amis? 



< Var. Seigneur, ne croyei point qu'une haine barbare. 
' Vâr. Veuillent , malgré yous-même , être vos ennemis. 

* C'est une ingénieuse allusion aux voyages fabuleux de Bacchus dans 
les Indes. ( G. ) 

* Ici Racine parait avoir eu en vue ce passage du discours des Scythes 
à Alexandre : a Quibus bellum non intuleris, bonis amids potens uti; 
« nam et firmissima est inter pares amicitia; et videntur pares qui non 
« fecerunt inter se pedculum virium. Quos yiceris, amicos tibi esse cave 
« credas : inter dominum et servum nulla amicitia est. » — « Ne compte 
que sur Tamitié des rois à qui tu n'auras pas foit la guerre ; car il n'y a 
d'amitié solide qu'entre les égaux; et ceux-là seuls paraissent égaux, 
qui n'ont point mesuré leurs forces. Crois-moi , ceux que tu auras vain- 
cus ne seront jamais tes amis : entre le maître et l'esclave il n'est point 
d'amitié. » ( Q.-Cort., lib. VII, c. 23.) 

* Un éclatéblouit, et ne touche jamais, ni au propre ni au figuré. (L. B.) 

^ Var. Sou8 le Joug d'Alexandre ont tu ployer leurs têtes. 
Après tant de sujets à ses armes soumis, etc. 



ACTE II, SCÈNE IL 285 

Tout ce peuple captif ^ qui tremble au nom d'un maître. 
Soutient mal un pouvoir qui ne fait que de naître. 
Ils ont, pour s'affranchir, les yeux toujours ouverts' ; 
Votre empire n'est plein que d'ennemis couverts; 
Ils pleurent en secret leurs rois sans diadèmes'; 
Vos fers trop étendus se rel&chent d'eux-mêmes; 
Et déjà dans leur cœur les Scythes mutinés 
Vont sortir de la chaîne où vous nous destinez. 
Essayez , en prenant notre amitié pour gage , 
Ce que peut une foi qu'aucun serment n'engage; 
Laissez un peuple au moins qui puisse quelquefois 
Applaudir sans contrainte au bruit de vos exploits. 
Je reçois à ce prix l'amitié d'Alexandre ; 
Et je l'attends déjà comme un roi doit attendre 
Un héros dont la gloire accompagne les pas. 
Qui peut tout sur mon cœur, et rien sur mes États '. 



' ViR. Pour secouer le joug , ils ont les yeux ouverts. 

> Vil. Le Bactrien conquis reprend son diadème. 

' Ce discours de Tazile est plus noble qu^on n*avait lieu de Tattendre 
après ce dernier entretien avec Porus. Leurs rois sans diadèmes est une 
expression heureuse. Le caractère vague et indécis de ce Tazile refroidit 
toute la pièce. U est étonnant que Racine n*ait pas pris dans Plutarque, 
plutôt que dans nos mauvais romans, les traits dont il s^est servi pour 
peindre ce roi indien. Taxile aurait pu former un beau contraste avec 
Porus. Moins ardent , moins fougueux , Taxile aurait pu se distinguer 
par une sagesse et une prudence consommée qui s*allie très-bien avec le 
courage. Gela eût mieux vain que d'en faire un lâche, un vil esclave 
d*amour, un rival de Porus, toujours humilié, et ne contrastant avec 
lui que par une bassesse pitoyable. 

a La portion de Tlnde soumise à Taxile, dit Plutarque, égalait presque 
« TËgypte en étendue, et ne le cédait en fertilité à aucune contrée de 
« Tunivers. Ce prince avait la réputation d'être sage. Quand il parut 
tf devant Alexandre, il lui dit, après l'avoir salué : « Qu'est-il besoin 
« de guerre et de combats entre nous, 6 Alexandre, si tu n'es pas 
« venu nous enlever l'eau et les aliments nécessaires à la vie, les seuls 
« objets pour lesquels un homme sensé soit forcé de combattre? Pour 
n les autres possessions, pour les richesses, si j'en ai plus que toi, me 



286 ALEXANDRE. 

P0RU8. 

Je croyais^ quand l'Hydaspe ^ assemblant ses provinces > 

Au secours de ses bords fit voler tous ses princes y 

Qu'il n'avait avec moi ^ dans des desseins si grands 

Engagé que des rois ennemis des tyrans ; 

Mais puisqu'un roi y flattant la main qui nous menace ' y 

Parmi ses alliés brigue une indigne place ^ 

Cest à moi de répondre aux vœux de mon pays^ 

Et de parler pour ceux que Taxile a trahis '. 

Que vient diereher ici le roi qui vous envoie ? 

Quel est ce grand secours que son bras nous octroie? 

De quel iront ose-i-il prendre sous son appui 

Des peuples qui n'ont point d'autre ennemi que lui ? 

Avant que sa fureur ravageât tout le monde , 

L'Inde se reposait dans une paix profonde; 

Et si quelques voisins en troublaient les douceurs, 

11 portait dans son sein d'assez bons défenseurs'. 



« voilà prêta Ven faire part; si tu en as plus que moi, je ne rougirai 
« point d'en recevoir de toi et de fétre redevable. » Charmé de la fran- 
chise de ce roi barbare, Alexandre lui répondit en lui tendant la main : 
« Crois-tu donc, Taxile, que notre entrevue puisse se passer sans com-' 
« bat? Tes raisons et tes marques d'amitié n*ont rien gagné sur mon 
« esprit : je veux absolument te combattre , je veux te vaincre en bien- 
ce faits. Alexandre ne souffrira jamais qu'on remporte sur lui en gêné- 
c< rosité. » 11 reçut donc de grands présents de Taxile, lui en fit de plus 
grands encore , et finit par lui porter une santé de mille talents (en- 
viron trois millions ) , libéralité qui chagrina beaucoup les amis d'A- 
lexandre , et ne contribua pas peu à lui gagner les cœurs des Barbares. 
Plut., Fie (Tiifeaj.C G.) 

* Taxile a cependant parlé noblement, mais d'un ton trop modéré 
pour l'humeur altière de Porus. Un roi sage et prudent n'est qu'un 
lâche et un traître pour un guerrier aussi fier, aussi audacieux que 
Porus, dont toute la politique est dans son épée. ( G. ) 

^ Var. Je soutiendrai ma gloire , et , répondant en roi , 
Je vais parler ici pour la reine et pour moi. 

* Dans cette phrase t/|)or«aif, etc., le sens et la grammaire veulent 



ACTE II, SCÈNE II. 287 

Pourquoi nous attaquer? Par quelle barbarie 

A-t-on de votre maître excité la furie? 

Yit-on jamais chez lui nos peuples en courroux * 

Désoler un pays inconnu parmi nous? 

Faut-il que tant d'États > de déserts > de rivières^ 

Soient entre nous et lui d'impuissantes barrières? 

Et ne saurait-on vivre au bout de l'univers * 

Sans connaître son nom et le poids de ses fers? 

Quelle étrange valeur^ qui^ ne cherchant qu'à nuire^ 

Embrase tout sitôt qu'elle ccHumenee à luire '; 

Qui n'a que son oi^ueil pour règle et pour raison ; 

Qui veut que Timivers ne soit qu'une prison y 

Et que^ maître absolu de tous tant que nous sommes^ 

Ses esclaves en nombre égalent tous les hommes ! 

Plus d'États^ plus de rois : ses sacrilèges mains 

que Use rapporte au mot Inde^ placé deux vers plus haut. Or, il fau- 
drait tUe, car Inde est du féminin. Cette irrégularité n'a été remarquée 
par aucun commentateur. 

' Cette idée d'Hooière est rendue avec plus de forée et d'ëoquence 
dans VlpUgènie en AuMe, lorsque Achille dit à Agamemn(Ki : 

Jamais vaiseeaiix , partis des rives da Scamandre , etc. 

Iphig.f acte Ff , se. vi. (G.) 

' C'est ainsi que les Scythes disent à Alexandre : a Quid nobis tecum 
« est ? Numquam terram tuam attigimus. Quis sis , unde venias , iicetne 
<f ignorare in vastis sylvis degm^us? Nec servire ulli possomus, nec 
« imperare desideramus. » — « Qu'y a-t-il de conmiun eatte nous et 
toi? Avons-nous jamais mis le pied'sur tes terres ? Et dans ces vastes fo- 
rêts n'est-il pas pemûa d'ignorer qui tu es, et d'où tu viens ? Nous ne pou- 
vons servir, et ne voulons point commander. » (Q.-Cur., lib. VII, c. 23.) 

^Boileau, dit Louis Racine, vantait beaucoup ce portrait d'A- 
lexandre. <c n est, disait-il, de la main d'un poète héroïque, et celui 
« que j'ai fait est de la main d'un poète satirique. » Sans doute, en 
louant ce morceau , Despréaux en exceptait ce vers : 
Bnibrase tout sitôt qu'elle oommence à luire* 

Une valeur qui luit est une mauvaise expression : quoiqu'on dise très- 
bien qu'une voleur a hriUé , on ne saurait dire qu'elle a lui. De plus, une 
valeur qui embrase dis qu'elle luit est un rapprochement frivole, une 
espèce de jeu de mots, peu digne du style tragique. (L.) 



288 ALEXANDRE. 

Dessous* un même joug rangent tous les humains^ 
Dans son avide orgueil je sais qu'il nous dévore : 
De tant de souverains nous seuls régnons encore. 
Mais que dis-je^ nous seuls? Il ne reste que moi 
Où Ton découvre encor les vestiges d'un roi*. 
Mais c'est pour mon courage ime illustre matière :, 
Je vois d'un œil content trembler la terre entière , 
Afin que par moi seul les mortels secourus^ 
S'ils sont libres^ le soient de la main de Porus; 
Et qu'on dise partout^ dans une paix profonde : 
« Alexandre vainqueur eût dompté toult le monde; 
« Mais un roi l'attendait au bout de Funivers y 
c( Par qui le monde entier a vu briser ses fers. » 

ÉPHESTION. 

Votre projet du moins nous marque un grand courage; 
Mais, seigneur, c'est bien tard s'opposer à l'orage : 
Si le monde penchant n'a plus que cet appui. 
Je le plains, et vous plains vous-même autant que lui'. 
Je ne vous retiens point; marchez contre mon maître : 
Je voudrais seulement qu'on vous l'eût fait connaître ; 
Et que la renommée eût voulu , par pitié. 
De ses exploits au moins vous conter la moitié ; 

* Nous ayons déjà observé cette faute grammaticale, dans laquelle 
Texemple ^ Thabitude (mt entraîné Racine avant qu*il eût entièrement 
formé son style. La tirade de Porus est magnifique. Ce vers 

Dans son avide orgneil Je sais jqu'il nous dévore , 

est un des plus brillants et des plus hardis que Racine ait jamais com- 
posés. 

11 ne reste que moi 

Où l'on découvre eneor les vestiges d'nn roi. 

Corneille n'a pas de trait plus sublime, et toute cette tragédie n'est 
qu'une lutte continuelle du talent de Racine contre le génie de Cor- 
neille. ( G. ) 
' Moi où, pour moi ^''m Qtit, ou sur gui» est une faute* 
' Ces deux vers sont une imitation de ceux que Corneille fait pronon- 
cer à Auguste dans la grande scène de Cvwaa. 



ACTE II, SCÈNE H. 289 

Vous verriez... 

PORUS. 

ûue verrais-je, et que pourrai&ge apprendre 
Qui m'abaisse si fort au-dessous d'Alexandre ? 
Serait-ce sans effort les Persans subjugués^ 
Et vos bras tant de fois de meurtres fatigués? 
Quelle gloire^ en effets d'accabler la faiblesse 
D'un roi déjà vaincu par sa propre mollesse; 
D'un peuple sans vigueur et presque inanimé^ 
Qui gémissait sous l'or dont il était armé , 
Et qui> tombant en foule au lieu de se défendre , 
N'opposait que des morts au grand cœur d'Alexandre 7 
Les autres^ éblouis de ses moindres exploits S . 
Sont venus à genoux lui demander des lois; 
Et leur crainte écoutant je ne sais quels oracles , 
Ils n'ont pas cru qu'un dieu pût trouver des obstacles. 
Mais nous^ qui d'un autre œil jugeons des conquérants, 
Nous savons que les dieux ne sont pas des tyrans; 
Et de quelque façon qu'un esclave le nomme , 
Le fils de Jupiter passe ici pour un homme. 
Nous n'allons point de fleurs parfumer son chemin; 
11 nous trouve partout les armes à la main ; 
n voit à chaque pas arrêter ses conquêtes; 
Un seul rocher ici lui coûte plus de têtes*. 
Plus de soins, plus d'assauts, et presque plus de temps, 
Que n'en coûte à son bras Tempire des Persans. 
Ennemis du repos qui perdit ces infâmes. 
L'or qui naît sous nos pas ne corrompt point nos âmes. 
La gloire est le seul bien qui nous puisse tenter , 
Et le 'seul que mon cœur cherche à lui disputer; 

' Tar. Tout le reste » ébloui de sea moindres exploits , etc. 

' Ce vers fait allusion à la prise du rocher d^Aorne , où les troupes 
d'Alexandre furent arrêtées par les assiégés , qui ne se rendirent qu'a- 
près une vigoureuse résistance. (Voy. Q.-CoRT., lib. Vin, cap. 36, 37 
et 38. ) 

RAUNI. — T. 1. 19 



290 ALEXANDRE. 

C'est elle... 

ÉPHESTION, es se leraDt. 

Et c'est aussi ce que cherche Alexandre. 
A de moindres objets son cœur ne peut descendre. 
C'est ce qui, l'arrachant du sein de ses États *, 
Au trône de Cyrus lui fit porter ses pas. 
Et, du plus ferme empire ébranlant les colonnes , 
Attaquer, conquérir, et donner les couronnes. 
Et, puisque votre orgueil ose lui disputer 
La gloire du pardon qu'il vous fait présenter. 
Vos yeux, dès aujourd'hui témoins de sa victoire. 
Verront de quelle ardeur il combat pour la gloire : 
Bientôt le fer en main vous le verrez marcher. 

PORUS. 

Allez donc : je l'attends, ou je le vais chercher*. 

* L*abbé d^Olivet a observé que les deux participes arrachant et è6tisii- 
lant ne se rapportent pas au même substantif; mais les vers s'enchaî- 
nent si bien, leur marche est si rapide , qu*il n'y a qu'un grammairien 
qui puisse apercevoir la faute. Ce vers , 

Attaquer, conquérir, et donner les couronnes, 
se lisait ainsi dans les inremières éditions : 

Attaquer, amqnérlr, et rendre les ooiironnes. ( G. ) 

' C'est particulièrement dans cette scènd que l'auteur conunence à 

montrer un talent décidé pour la versification. A quelques fautes près, 

qui sont même fort légères , tout 'ce que dit Porus est excellent, n y a de 

la force et de l'élévation dans les idées, et la diction est d'un homme 

qui connaît déjà toutes les formes de la phrase poétique. Ce qui e^t 

surtout remarquable » c'est la facilité des pânodes nombreuses , sans être 

traînantes, la vivacité des mouvements qui forment des transitions 

justes, et ce choix d'expressions combinées d'une manière heureuse et 

nouvelle', telles que : « Vos bras tant de fois de meurtres fktigués; un 

« peuple qui gémUsaU sous for dont H était armé,,, qui, UmkaitiU en 

« foule, n'opposait que des morts au grand cœur d'Alexandre.,, Dans 

« son avide orgueil, je sais qu'il nous dévore, etc. » 

La même scène offre : 
« 

Je vois d'un oeil content trembler la terre entière, 

Afin que par moi seul les mortels secourus, 

S'ils sont libres, le soient par la main de Porus , etc. ( L. > 



ACTE H, SCÈNE IV.' 291 

SCÈNE m. 

PORUS, TAXILE. 

TAXILE. 

Quoi! vous voulez au gré de votre impatience*... 

PORUS. 

Non, je ne prétends point troubler votre alliance : 
Éphestion^ aigri seulement contre moi^ 
De vos soumissions rendra compte à son roi. 
Les troupes d' Axiane, à me suivre engagées y 
Attendent le combat sous mes drapeaux rangées ; 
De son tr6ne et du mien je soutiendrai l'éclat^ 
Et vous serez, seigneur, le juge du combat; 
A moins que votre cœur, animé d'un beau zèle , 
De vos nouveaux amis n'embrasse la querelle*. 

SCÈNE IV. 

AXIANE, PORUS, TAXILE. 

AXIANE, àTaïUe. 

Ah! que dilron de vous, seigneur? Nos ennemis 

Se vantent que Taxile est à moitié soumis • ; 

Qu'il ne marchera point contre un roi qu'il respecte. 

TAXILE. 

La foi d'un ennemi doit être un peu suspecte. 
Madame; avec le temps ils me connaîtront mieux. 

AXIANE. 

Démentez donc, seigneur, ce bruit injurieux; 

' Vai . Q«oi ! Youlez-voos , au gré de votre impatience... 
' Vab. De ses nouveaux amis n'embrasse la querelle. 
' ViB. Vous comptent hautement au rang de leurs amis ; 
lisse vantent déjà qu'un roi qui les respecte... 

19. 



292 ALEXANDRE. 

De ceux qui Font semé confondez l'insolence; 
Allez, comme Porus, les forcer au silence. 
Et leur faire sentir, par un juste courroux, 
Qu'ils n'ont point d'ennemi plus funeste que vous. 

TAXILE. 

Madame, je m'en vais disposer mon armée; 
Écoutez moins ce bruit qui vous tient alarmée : 
Porus fait son devoir, et je ferai le mien. 

SCÈNE V. 

AXIANE, PORUS. 



.*- • 



•i 



AXIANE. 

Cette sombre froideur ne m'en dit pourtant rien. 
Lâche ; et ce n'est point là, pour me le faire croire, 
La démarche d'un roi qui court à la victoire. 
Il n'en faut plus douter, et nous sommes trahis : 
Il immole à sa sœur sa gloire et son pays; 
Et sa haine, seigneur, qui cherche à vous abattre. 
Attend pour éclater que vous alliez combattre. 

PORCS. 

Madame, en le perdant, je perds un faible apffui ; 
Je le connaissais trop pour m'&ssurer sur lui ^ 
Mes yeux sans se troubler ont vu son inconstance; 
ie craignais beaucoup plus sa molle résistance. 
Un traître, en nous quittant pour complaire à sa sœur, 
Nous affaiblit bien moins qu'un l&che défenseur. 

AXLANE. 

Et cependant, seigneur, qu'allez-vous entreprendre ? 
Vous marchez sans compter les forces d'Alexandre ; 

> VAB. AXIANE. 

O dieux I 

PORDS. 

Son changement me dérobe un appui 
Que je connaissais trop pour m'assurer sur lui. 



ACTE II, SCÈNE V. 293 

Et^ courant presque seul au^evant de leurs coups ^ 
Contre tant d'ennemis vous n'opposez que vous. 

PORUS. 

Hé quoi ! voudriez^ous qu'à l'exemple d'un traître 

Ma frayeur conspirât à vous donner un maître ; 

Que Porus^ dans un camp se laissant arrêter^ 

Refus&t le combat qu'il vient de présenter? 

Non^ non^ je n'en crois rien. Je connais mieux^ madame^ 

Le beau feu que la gloire allume dans votre âme : 

C'est vous, je m'en souviens, dont les puissants appas 

Excitsûent tous nos rois, les trathaient aux combats; 

Et de qui la fierté, refusant de se rendre. 

Ne voulait pour amant qu'un vainqueur d'Alexandre. 

Il faut vaincre, et j'y cours, bien moins pour éviter 

Le titre de captif, que pour le mériter. 

Oui, madame, je vais, dans l'ardeur qui m'entraîne. 

Victorieux ou mort, mériter votre chaîne; 

Et puisque mes soupirs s'expliquaient vainement 

A ce cœur que la gloire occupe seulement. 

Je m'en vais, par l'éclat qu'une victoire donne, 

Attacher de si près la gloire à ma personne. 

Que je pourrai peui-ètre amener votre cœur 

De l'amour de la gloire à l'amour du vainqueur. 

AXIANE. 

Hé bien t seigneur, allez. Taxile aura peut-être 

Des sujets dans son camp plus braves que leur maître; 

Je vais les exciter par un dernier effort. 

Après, dans votre camp j'attendrai votre sort. 

Ne vous informez point de l'état de mon àme : 

Triomphez et vivez. 

PORUS. 

Qu'attendez-vous, madame? 
Pourquoi, dès ce moment, ne puis-je pas savoir 
Si mes tristes soupirs ont pu vous émouvoir? 



294 ALEXANDRE. 

Voulez-vous, car le sort, adorable Axiane, 
A ne vous plus revoir peutrètre me condamne; 
Voulez-vous qu'en mourant un prince infortuné* 
Ignore à quelle gloire il était destiné*? 
Parlez. 

AXIANE. 

Que vous dirai-je î 

POBUS. 

Ah! divine princesse. 
Si vous sentiez pour moi quelque heureuse faiblesse. 
Ce cœur, qui me promet iant d'esthne en ce jour. 
Me pourrait bien encor promettre un peu d'amour. 
Contre tant de soupirs peut-il bien se défendre? 
Peut-il... 

AXIANE. 

Allez, seigneur, marchez contre Alexandre. 
La victoire est à vous, si ce fameux vainqueur 
Ne se défend pas mieux contre vous que mon cœur*. 

* Var. Voulez-TOiu qu'en mourant ce cœur infortuné... 

Ddîns Mithridate et dans Phèdre, on retrouve à peu près la même 
situation. Xipharès forcé de s'éloigner de Monime , Hippolyte prêt à 
quitter Aricie, veulent être instruits du sort de leur amour. Monime 
et Aride font une réponse délicate et ingénieuse, dans .le goût de ceUe 
d'Axiane; mais il faut convenir que Porus, prêt à courir au combat 
pour défendre la liberté de sa patrie et de sa maîtresse, est dans une po- 
sition plus intéressante et plus théâtrale. (G.) 

' Ces paroles doucereuses dans la bouche d*un prince qui vient de 
dire des choses -si grandes, doivent étonner. Poras partant pour aller 
combattre Alexandre, doit-il s'appeler un prince infortuné» qui ignore 
à quelle gloire il est destiné P Nos romans avaient mis ce style à la mode 
parmi les héros. (L. R.) 

' Après cette belle scène que nous avons admirée, le sujet, la pièce, 
Fauteur, retombent pour ne plus se rdever. Porus, qui, au moment 
d'aller combattre Alexandre, y court, moins pour éviter le titre de captif 
que pour le mériter; qui veut qu'on soit ému de«*5 tristes soupirs , et 
que sa divine princesse sente pour lui quelque heureuse faiblesse, et qu'a- 
vec tant d'estime on lui promette fin peu d'amour ; et cette Axiane qui 



ACTE II, SCENE V. 295 

ea dit cent fois plus qu'il n*en faut pour qu*on ne lui demande plus 
rien ; tout cela n*est qu'un dialogue comique entre des rois et des reines, 
fait pour avilir à la fbis ei le rang et le caract^ des personnages, et 
celui de la tragédie. Plus mi y réfléchit , plus on aperçoit qu*il ne fallait 
rien moins que cet ascendant des opinimis et âes mœurs g^rales qu'on 
appelle la mode , pour qu'une nation éclairée ait pu si longtemps , je ne 
dis pas supporter, mais applau& de pareilles choses. Cette galanterie 
étant alors ce qu*on appelait dans la société^ le langage des honnêtes 
gens, on voulait l'entendre sur le théâtre, sans songer que ce ton de la 
société française ne devait pas être celai des hâros de Tantiquité, qui 
n'en avaient pas la moindre idée. Boileau est le seul (il faut le dire à 
sa gloire), parmi tant de grands esprits, qui ait été li*appé de cet ab- 
surde travestissement; et il en fit sentir le ridicule et l'indécence dans 
son Art poétique et dans ses autres ouvrages. Mais, de son temps, il 
n'y eut guère que Racine qui profita de la leçon. (L.) 



ACTE TROISIEME. 



SCENE I. 

AXIANE, CLÉOFILE. 

AXIANE. 

Quoil madame^ en ces lieux on me tient enfermée! 
Je ne puis au combat voiç marcher mon armée ! 
Et ^ commençant par moi sa noire trahison^, 
Taxile de son camp me fait une prison' ! 
C'est donc là cette ardeur qu'il me faisait paraître ! 
Cet humble adorateurse dédare mon maître ! 
Et déjà son amour^ lassé de ma rigueur, ^ 
Captive ma personne au défaut de mcm cœur ! 

CLEOFILE. 

Expliquez mieux les soins et les justes alarmes 

D'un roi qui pour vainqueurs ne connaît que vos charmes ; 

Et regardez, madame, avec plus de bonté 

L'ardeur qui l'intéresse à votre sûreté. 

Tandis qu^autour de nous deux puissantes armées , 

D'une égale chaleur au combat animées', 

* Var. Et, eommençant sur Boisa noire trahison. 

* Le poète , n'osant violer Tunité de lieu , avait besoin d*Axiane dans 
le camp de Taxile. Il a mieux aimé abaisser le caractère de Taxile que 
de manquer à une règle d'Anstote : mais comment supposer que Po- 
rus, conduisant au combat son armée et celle d'Axiane, laisse sa 
maîtresse dans le camp et au pouvoir de son rival Taxile? (G.) 

' Var. D'une égale fierté l'une et l'autre animées. 



ACTE III, SCÈNE I. 297 

De leur fureur partout font voler les éclats , 
De quel autre côté conduiriez-yous vos pas^? 
Où pourriez-vons ailleurs éviter la tempête? 
Un plein calme en ces lieux assure votre tête : 
Tout est tranquille... 

▲XIANE. 

Et c'est cette tranquillité 
Dont je ne puis souffrir l'indigne sûreté. 
Quoi ! lorsque mes sujets^ mourant dans une plaine ^ 
Sur les pas de Porus combattent pour leur reine, 
Qu'au prix de tout leur sang ils signalent leur foi y 
Que le cri des mourants vient presque jusqu'à moi. 
On me parle de paix; et le camp de Taxile 
Garde dans ce désordre une assiette tranquille 
On flatte ma douleur d'un calme injurieux ! 
Sur des objets de joie on arrête mes yeux ! 

CLÉOFILE. 

Madame, voulez-vous que Tamour de mon frère 
Abandonne aux périls une tête si chère? 
Il sait trop les hasards. . . 

AXIANE. 

Et pour m'en détourner 
Ce généreux amant menait emprisonner ! 
Et, tandis que pour moi son rival se hasarde , 
Sa paisible valeur me sert ici de garde' 1 

* On ne peut pas dire faire voler Us éclats de la fureur. On ne dit 
pas non plus conduire ses pas ^ quand le mot ses se rapporte au sujet 
du verbe. U faut alors, porter ses pas» diriger ses pas» Quelques vers 
plus bas, les conunentateurs ont blâmé la sûreté d*une tranquillité , qui 
ne peut se dire ni en vers ni en prose. 

> Ce vers, dans les premières éditions, était suivi d'un grand nombre 
d*autr8s qui sont des témoignages précieux des progrès du goût de Racine. 

Ah , madame l s'il m'aime , il le témoigne mal. 
Ses lâches soins ne font qu'avancer son rival. 
Il devait dans un camp , plein d'une nohle envie , 
Lui disputer mon cwur et le soin de ma vie ^ 



298 ALEXANDRE. 

CLÉOFILE. 

Que Porus est heureux I le moindre élôignement 
A votre impatience est un cruel tourment; 
Et^ si l'on vous croyait^ le soin qui vous travaille^ 
Vous le ferait diercher jusqu'au champ de bataille. 

AXJANE. 

Je ferais plus^ madame : un mouvement si beau 
Me le ferait chercher jusque dans le tombeau. 
Perdre tous mes États, et voir d'un œil tranquille 
Alexandre en payer le cœur de Cléofile. 

GLÉOFILE. 

Si vous cherchez Porus, pourquoi m'abandonner'? 
Alexandre en ces lieux pourra le ramener. 
Permettez que, veillant au soiii de votre tète, 
A cet heureux amant Ton garde sa conquête. 

AXIA5E. 

Vous triomphez, madame; et déjà votre cœur 
Vole vers Mexandre, et le nomme vainqueur; 



Balancer mon estime , et , comme loi , courir 
Bien moins pour me sauver que pour me conquérij:. 

CXÉOFILE. 

D'un refus si honteux il craint peu les reproches : 

11 n*a point du combat ërité les appcoches ; 

Il en eût partagé la gloire et le danger ; 

Mais Porus avec lui ne veut rien partager ; 

11 aurait cru trahir son illustre colère. 

Que d'attendre un moment le secours de mon frère. 

▲xuiœ. 
Un si lent défenseur, quel que soit son amour, 
Se serait fait, madame, attendre plus d'un jour. 
Non ; non , vous jouissez d'une pleine assurance : 
Votre amant, votre frère, étaient d'intelligence^ 
Le lâche , qui dans l'âme était déjà rendu , 
Ne cherchait qu'à nous vendre après s'être vendu. 
Et.vous m'osez encor parler de votre frère! 
Ah ! de ce camp , madame , ouvrez-moi la barrière ! 

' Travaille, dans ce* sens, n'est plus en usage que dans le style fami- 
lier. On en trouve un exemple dans la dixième satire de Boileau. 
' Var. si vous cherchez Torus; sans nous abandonner... 



ACTE IIÏ, SCÈNE IL 399 

Mais^ sur la seule foi d^un amour qui vous flatte^ 
Peut-être avant le temps ce grand orgueil éclate : 
Vous poussez un peu loin vos vœux précipités^ 
Et vous croyez trop tôt ce que vous souhaitez. 
Oui. oui... 

GtÉOFUUB. 

Mon frère vient; et nous allons apprendre 
Qui de nous deux^ madame^ aura pu se méprendre. 

AXUNE. / 

Ah ! je n'en doute plus; et ce front satisfait 
Dit assez à mes yeux que Porus est défait. 

SCÈNE II. 

TAXILE,AXIANE, CLÉOFILE. 

TAXILE. 

Madame , si Porus, avec moins de colère». 
Eût suivi les conseils d'une amitié sincère, 
11 m'aurait en effet épargné la douleur 
De vous venir moi-même annoncer son malheur. 

AXIANE. 

Quoi! Porus... 

TAXILE. 

C'en est fait; et sa valeur trompée 
Des maux que j'ai prévus se voit enveloppée. 
Ce n'est pas ( car mon cœur, respectant sa vertu. 
N'accable point encore un rival abattu) , 
Ce n'est pas que son bras, disputant la victoire. 
N'en ait aux ennemis ensanglanté la gloire* ; 
Qu'elle-même,. attachée à ses faits éclatants, 

^ EnswaqlaxiUr la gloire à quelqu^un est un de ces latinismes que Ra-- 
cine aimait à introduire dans nob*e langue ; mais Tusage n*a point adc^té 
celui-ci. Cependant il serait injuste de ne pas remarquer avec La Harpe 
combien Toxpression ensanglanter la gloire est heureusement hardie. 



300 ALEXANDRE. 

Entre Alexandre et lui n'ait douté quelque temps : 
Mais enfin contre moi sa vaillance irritée^ 
Avec trop de chaleur s'était précipitée. 
J'ai vu ses bataillons rompus et renversés ^ 
Vos soldats en désordre^ et les siens dispersés ; 
Et lui-même^ à la fin^ entraîné dans leur fuite^ 
Malgré lui du vainqueur éviter la poursuite; 
Et^ de son vain courroux trop tard désabusé, 
Souhaiter le secours qu'il avait refusé. 

AXIANE. 

Qu'il avait refusé ! Quoi donc ! pour ta patrie , 
Ton indigne courage attend que l'on te prie * ! 
Il faut donc, malgré toi, te traîner aux combats. 
Et te forcer toi-même à sauver tes États ! 
L'exemple de Porus, puisqu'il faut qu'on t'y porte, 
Dis-moi, n'était-ce pas une voix assez forte? 
Ce héros en péril, ta maltresse en danger'. 
Tout l'État périssant n'a pu t'encourager ! 
Va, tu sers bien le maître à qui ta sœur te donne. ^ 
Achève, et fais de moi ce que sa haine ordonne. 
Garde à tous les vaincus un traitement égal. 
Enchaîne ta maîtresse, en livrant ton rival •. 
Aussi bien c'en est fait : sa disgrâce et ton crime 
Ont placé dans mon cœur ce héros magnanime. 
Je l'adore! et je veux, avant la fin du jour. 
Déclarer à la fois ma haine et mon amour; 
Lui vouer, à tes yeux, une amitié fidèle. 
Et te jurer, aux siens, une haine éternelle. 

* VAB. Lâcbe, pour ta patrie 

Ton infâme oonrage attend donc qn'on te prie ! 

* Cette tirade d'Axiane est vive et passionnée; mais, puisqu'elle hait 
et méprise Taxile, elle ne doit pas se donner à elle-même le titre de sa 
maiiresse ; c'est un oubli de la bienséance dans les termes. (G.) 

3 VAB. Enchaîne ta maîtresse avecque ton rival. 



ACTE III, SCÈNE lï. 301 

Adieu. Tu me connais : aime-moi si tu veux. 

TAXILE. 

Ah! n'espérez de moi que de sincères vœux^ 
Madame ; n'attendez ni menaces ni chaînes : 
Alexandre sait mieux ce qu'on doit à des reines. 
Souffrez que sa douceur vous oblige à garder 
Un trône que Porus devait moins hasarder * ; 
Et moi-même en aveugle on me verrait combattre 
La sacrilège main qui le voudrait abattre. 

AXIAIŒ. 

Quoi 1 par l'un de vous deux mon sceptre raffermi 
Deviendrait dans mes mains le don d'un ennemi? 
Et sur mon propre trône on me verrait placée . 
Par le même tyran qui m'en aurait chassée' ? 

TAXILE. 

Des reines et des rois vaincus par sa valeur 
Ont laissé par ses soins adoucir leur malheur. 
Voyez de Darius et la femme et la mère : 
L'une le traite en fils, l'autre le traite en frère. 

AXIANE. 

Non, non, je ne sais point vendre mon amitié, 
Caresser un tyran, et régner par pitié •. 
Penses-tu que j'imite une faible Persane ; 
Qu'à la cour d'Alexandre on retienne Axiane ; 
Et qu'avec mon vainqueur courant tout l'univers , 
J'aille vanter partout la douceur de ses fers? 



* Vab. Un sceptre que Porus devait moins liasarder. 

' n faut se ressouvenir qu'Axiane parle devant Cléoftle , qu'Alexandre 
avait rétablie sur le trône. (L. B. ) 

' Régner par pitié ^ dit La Harpe, est ici à contre-sens. Axiane veut 
dire qu'elle ne veut pas devoir son trône à la pitié : et régner par pilié 
signifie consentir par pitié à régner. Au reste, Axiane s'exprime dans 
cette scène comme les héroïnes de Corneille. Son dernier couplet surtout 
est plein de vigueur. 



302 ALEXANDRE. 

S'il donne les États^ qu'il te donne les nôtres; 
Qu'il te pare , s'il veut , des dépouilles des autres. 
Règne : Porus ni moi n'en serons point jaloux; 
Et tu seras encor plus esclave que nous. 
J'espère qu'Alexandre^ amoureux de sa gloire, 
Et fâché que ton crime ait souillé sa victoire^ 
S'en lavera bientôt par ton propre trépas. 
Des traîtres comme toi font souvent des ingrats : 
Et de quelques faveurs que sa main t'éblouisse , 
Du perfide Bessus regarde le supplice. 
Adieu. 

SCÈNE III. 

CLÉOFILE, TAXILE. 

CLÉOFILE. 

Cédez^ mon frère^ à ce bouillant transport : 
Alexandre et le temps vous rendront le plus fort ; 
Et cet âpre courroux , quoi qu'elle en puisse dire , 
Ne s'obstinera point au refus d'un empire. 
Maître de ses destins , vous l'êtes de son coeur. 
Mais, dites-moi, vos yeux ont-ils vu le vainqueur? 
Quel traitement^ mon frère, en devons-nous attendre? 
Qu'a-t-il dit? 

TAXILE. 

Oui, ma sœur, j'ai vu votre Alexandre. 
D'abord ce jeune éclat qu'on remarque en ses traits 
M'a semblé démentir le nombre de ses faits '. 



• 

' Ses faits ne peut guère entor dans la poésie noble , sans une épi- 
thète qui les relève. Le jeune éclat est une de ces épithètes hardiment 
métonymiques, toujours si heureuses dans Racine et Despréaux. (L. ) 
— L'observation sur le mot faits n'est pas applicable à tous les cas. 
Jean-Baptiste Rousseau , dans son ode sur la mort du prince de Condé, 



ACTE III, SCÈNE IIÎ. 303 

Mon cœur, plein de son nom, n'osait, je le confesse , 

Accorder tant de gloire avec tant de jeunesse ; 

Mais de ce même front Thérolque fierté. 

Le feu de ses regards, sa haute majesté. 

Font connaître Alexandre; et certes son visage^ 

Porte de sa grandeur l'inJEaillible présage'; 

Et sa présence auguste appuyant ses projets. 

Ses yeux, comme son bras, font partout des sujets'. 

Il sortait du combat. Ébloui de sa gloire^ , 

Je croyais dans ses yeux voir briller la victoire. 

Toutefois, à ma vue, oubliant sa fierté. 

Il a fait à son tour éclater sa bonté ^. 

Ses transports ne m'ont point déguisé sa tendresse : 

« Retournez, m'a-t-il dit, auprès de la princesse; 

« Disposez ses beaux yeux à revoir un vainqueur 

« Qui va mettre à ses pieds sa victoire et son cœur. » 

Il marche sur mes pas. Je n'ai rien à vous dire, 

Ma sœur : de votre sort je vous laisse Tempire*; 

a employé très-heureusement le mot faits sans épithète. Boileau, dans 
son épttre au roi, s'exprime encore avec élégance lorsqu'il dit : 

Et moi , sur ce sujet , loin d'exercer ma plume , 
J* an iMe c de tes faiii le pénible votame. 

' Var. Le font Uentdt connaître ; et certes son Tita^... 

' Présage est id un terme déplacé : il eût été juste , en parlant d'A- 
lexandre , avant que ses actions eussent rempli ce que présageait son 
visage. (L.) 

' Des yeux qui font des sujets comme le bras : cette façon de parler est 
prédeose et maniérée. ( G.) 

* Var. h sortait du combat; et, tant couvert de gloire... 

* Louis Racine prétend qu'Alexandre ne pouvait pas avoir de bonté 
pour un traître; mais Taxile n'était pas un traître aux yeux d'Alexan- 
dre : c'était un prince sage qui avait préservé ses États des horreurs de 
la guerre en rendant hommage au conquérant de l'Asie. (G.) 

* L'empire de votre sort n'est qu'une faute contre la langue; mais 
Alexandre qui dépêche Taxile vers sa sœur pour disposer ses beaux 
yeux à recevoir un vainqueur, mais Taxile qui compte sur la protec- 
tion des beaux yeux de sa sœur, sont des vices bien plus essentiels, 



304 ALEXANDRE. 

Je vous confie encôr la conduite du mien. 

CLÉOFILE. 

Vous aurez tout pouvoir, ou je ne pourrai rien. 
Tout va vous obéir, si le vainqueur m'écoute. 

TAXILE. 

Je vais donc. . . Mais on vient. C*est lui-même sans doute. 

SCÈNE IV. 

ALEXANDRE, TAXILE, CLÉOFILEj ÈPHESTfON; 

SUITE D'ALEXANDRE. 
ALEXANDRE. 

Allez, Éphestion. Que Ton cherche Porus, 
Qu'on épargne sa vie, et le sang des vaincus. 

SCÈNE V. 

ALEXANDRE, TAXILE, CLÉOPHILE. 

ALEXANDRE, à Taxile. 

Seigneur, esiril donc vrai qu'une reine aveuglée 
Vous préfère d'un roi la valeur déréglée? 
Mais ne le craignez point : son empire est à vous ; 
D'une ingrate, à ce prix, fléchissez le courroux. 
Maître de deux États, arbitre des siens mêmes , 
Allez avec vos vœux offrir trois diadèmes. 

TAXILE. 

Ah ! c'en est trop , seigneur ! Prodiguez un peu moins. . . 

ALEXANDRE. 

Vous pourrez à loisir reconnaître mes soins. 
Ne tardez point, allez où l'amour vous appelle* ; 
Et couronnez vos feux d'une palme si belle. 

qui dégradent les caractères et détruisent toute espèce de dignité tra- 
gique. (G.) 
• Quand il renvoie si promptement le frère pour rester seul avec la 



ACTE III, SCÈNE VI. 305 

SCÈNE VI. 

ALEXANDRE, CLÉOPHILE. 

ALEXANDRE. 

Madame^ à son amour je promets mon appui : 

Ne puis-je rien pour moi quand je puis tout pour lui? 

Si prodigue envers lui des fruits de la victoire. 

N'en aurai-je pour moi qu'une stérile gloire? 

Les sceptres devant vous ou rendus ou donnés, 

De" mes propres lauriers mes amis couronnés , * 

Les biens que j'ai conquis répandus sur leurs tètes. 

Font voir que je soupire après d'autres conquêtes : 

Je vous avais promis que l'effort de mon bras 

M'approcherait bientôt de vos divins appas ; 

Hais, dans ce même temps, souvenez-vous, madame. 

Que vous me promettiez quelque place en votre âme. 

Je suis venu : l'amour a combattu pour moi; 

La victoire elle-même a dégagé ma foi ; 

Tout cède autour de vous : c'est à vous de vous rendre; 

Votre cœur l'a promis, voudra-t-il s'en défendre? 

Et lui seul pourrait-il échapper aujourd'hui 

A l'ardeur d'un vainqueur qui ne cherche que lui? 

CXÉOFILE« 

Non , je ne prétends pas que ce cœur inflexible 
Garde seul contre vous le tifape d'invincible* : 

sœur ; lorsqu'il dit des choses si galantes à cette sœur, qu'il vient cher- 
cher tandis que les armées combattent encore, et que lui-même, qui a 
trouvé dans Porus un rival digne de son estime , après Tavoir joint , n'y 
songe plus parce qu'il a été séparé par un gros de soldats , on a raison 
de ne pas reconnaître Alexandre. ( L. R. ) 

' Vers imité de Rotrou, qui fait dire à Antigone, en parlant à Poly- 
nice {Antigone, act. II) : 

Et TOUS , plus inhumain et plus inaccessible , 
CoDservei contre moi le titre d'invincible ! 

BACIKIB. — T. I. 20 



306 ALEXANDRE. 

Je rends ce que je dois à l'éclat des vertus 
Qui tiennent sous vos pieds cent peu]ples abattus. 
Les Indiens domptés sont vos moindres ouvrages ; 
Vous inspirez la crainte aux plus fermes courages; 
Et quand vous le voudrez^ vos bontés^ à leur tour^ 
Dans les cœurs les plus durs inspireront l'amour ^ 
Mais, seigneur^ cet éclat, ces victoires, ces charmes^ , 
Me troublent bien souvent par de justes alarmes : 
Je crains que, satisfait d'avoir conquis un cœur, 
Vous ne Tabandonniez à sa triste langueur; 
Qu'insensible à Tardeur que vous aurez causée , 
Votre âme ne dédaigne une codquète aisée. 
On attend peu d'amour d'un héros tel que vous : 
I^ gloire fit toujours vos transports les plus doux ; 
Et peut-être , au moment que ce grand oœur soupire , 
La gloire de me vaincre est tout ce qu'il désire. 

ALEXANDRE. 

Que vous connaissez mal les violents désirs ' 
D'un amour qui vers vous porte tous mes soupirs ! 

' D'Olivet a remarqué qu'ofu ne disait pas inspirer dans , mais ins- 
pirer à. La Harpe et Geoffroy se sont rangés de son avis. Cependant 
(Quelques grands écrivains offrent des exemito remarquables de rem- 
ploi de 4aiu arec in^m. Telle est la phrase suivante de Bossueit 
citée dans le Dictionnaire de Trévoux : La sombre obscurité des églises 
inspire une sainte horreur dans Vâme. Tel est encore l'exemple de Vol- 
taire dans le cinquième chant de la Benrkide : 

Du Capitele en eeodre il pnM dMit rÉgHse ; 

Et, dans les cceura chrétiens inspirant ses fureurs... 

11 semble que dans ait plus de forœ que d, et que l'exemple de trois 
granda écrivains puisse foire adopter cette locution » condamnée par la 
gramnaaire. 

' Les cKanniur d'Akxandre sont ici une expression iiX4>ropr6. Mais 
Racine s'en est servi très-heureusement dans B^jax^t; et ce n'est peut- 
élve qu'au sérail qu'oA peut dire Ut ckmmu d'un homme. 
. ^ Les mêmes mots qui terminent les deux premiers vers d'Alexandre 
terminent aussi les deux derniers de Gléofile ; ce qui est une négligence 
d'autant moins pardonnable, qu'elle n'est pas rachetée par la pensét*. 



ACTE Iir, SCÈNE VI. 307 

J'avouerai qu'autrefois^ au milieu d'une armée. 

Mon cœur ne soupirait que pour la renommée ; 

Les peuples et les rois , devenus mes sigets> 

Étaient seuls ^ à mes vœux, d'asses dignes objets. 

Les beautés de la Perse , à mes yeux présentées^ , 

Aussi bien que ses rois , ont paru surmontées : 

Mon cœur, d'un fier mépris armé contre leurs tnuts, 

N'a pas du moindre hommage honoré leurs attraits; 

Amoureux de la gloire , et partout invincible , 

Il mettait son bonheur à paraître insensible. 

Mais, hélas! que vos yeux, ces aimables tyrans, ' 

Ont produit sur mon cœur des effets différents ! 

Ce grand nom de vainqueur n'est plus ce qu'il souhaite ; 

Il vient avec plaisir avouer sa défaite : 

Heureux si, votre cœur se laissant émouvoir. 

Vos beaux yeux, à leur tour, avouaient leur pouvoir ! 

Voulez-vous donc toujours douter de leur victoire. 

Toujours de mes exploits me reprocher la gloire? 

Comme si les beaux nœuds où vous me tene% pris 

Ne devaient arrêter que de faibles esprits 1 

Par des faits tout nouveaux je m'en vais vous apprendre 

Tout ce que peut l'amour sur le cœur d'Alexandre : 

Maintenant que mon bras, engagé sous vos lois. 

Doit soutenir mon nom et le v6tre à la fois , 

J'irai rendre fameux, par l'éclat de la guerre. 

Des peuples inconnus au reste de la terre ^ 

Et vous faire dresser des autels en des lieux 

Où leurs sauvages mains en refusent aux dieux. 

GLÉOFILE. 

Oui, vous y traînerez la victoire captive; 

Mais je doute, seigneur, que l'amour vous y suive. 

Qu'esUee qvHun a w umr éotd lu âétin porUmi â$$ sêupirtf Toute la 
tirade est digne de œ début 

' Var. Les béantes dé l'Aiie, à mes yem présentées... 

20. 



808 ALEXANDRE. 

Tant d'États y tant de mers qui vont nous désunir ^ , 
M'e£Eaceront bientôt de votre souvenir. 
Quand TOcéan troublé vous verra sur son onde 
Achever quelque jour la conquête du monde ; 
Quand vous verrez les rois tomber à vos genoux. 
Et la terre en tremblant se taire devant vous^ ^ 
Songerez-vous^ seigneur^ qu'une jeune princesse 
Au fond de ses États vous regrette sans cesse , 
Et rappelle en son cœur les moments bienheureux 
Où ce grand conquérant l'assurait de ses feux? 

ALEXANDRE. 

Hé quoi ! vous croyez donc qu'à moi-même barbare 
J'abandonne en ces lieux une beauté si rare? 
Mais vous-même plutôt voulez-vous renoncer 
Au trône de l'Asie où je veux vous placer? 

GLÉOFILE. 

Seigneur, vous le savez, je dépends de mon frère. 

ALEXANDRE. 

Ah ! s'il disposait seul du bonheur que j'espère. 
Tout l'empire de l'Inde asservi sous ses lois 
Bientôt en ma faveur irait briguer son choix. 

GLÉOFILE. 

Mon amitié pour lui n'est point intéressée. 
Apaisez seulement une reine offensée; 
Et ne permettez pas qu'un rival aujourd'hui. 
Pour vous avoir bravé , soit plus heureux que lui. 

ALEXANDRE. 

Porus était sans doute un rival magnanime : 

' Désunir n'est pas le mot propre , il fallait séparer, 

* «... .Et ittiilt terrain ooDipectac(i».» 

Mach,, lik' I, cap. i, T. 5. 

« Et la terre se tut devant lui. » C'est Texpression de TÉcriture sui* 
Alexandre. On peut mettre ces vers au nombre des plus beaux que Fau- 
teur ait faits. (L. R.) 



ACTE III, SCÈNE VII. 309 

Jamais tant de valeur n'attira mon estime. 
Dans Tardeur du combat je l'ai vu , je l'ai joint ; 
Et je puis dire encor qu'il ne m'évitait pmnt : 
Nous nous cherchions l'un l'autre. Une fierté si belle 
Allait entre nous deux finir notre querelle , 
Lwsqu'un gros de soldats , se jetant entre nous , 
Nous a fait dans la foule ensevelir nos coups *. 

SCÈNE VIL 

ALEXANDRE, CLÉOFILE, ÉPHESTION. 

ALEXANDRE. 

ffé bien^ ramène-i-on ce prince téméraire *?' 

ÉPHESTION. 

On le cherche partout; mais^ quoi qu'on puisse &ire^ 

Seigneur, jjisques ici sa fuite ou son trépas 

Dérobe ce captif aux soins de vos soldats^. 

Mais un reste des siens entourés dans leur fuite *,, 

Et du soldat vainqueur arrêtant la poursuite, 

A nous vendre leur mort semblent se préparer». 



' Alexaxulit) ne parle jamais mieux que lorsqu^il ne parle point d'a- 
mour. Ensevelir nos coups est une expression heureuse, et si juste qu'on 
n'en sent pas d'abord toute la hardiesse. ( G. ) — Mais on ne peut ap- 
prou^^er dans les ^crs précédents une fierté si belle qui finit une que- 
relle. (L.B,) 

' Téméraire n'est pas le mot propre. Aiexandre oublie qu'il vient de 
taire lui-même l'éloge de ce téméraire : 

Ponis était sansdoute un rival magnanime , etc. (G.) 

^ 5oifut tient ici la place de recherches; mais l'emploi du mot dans ce 
sens n'a point été confirmé par l'usage. 

*' Vab. Mais un reste des siens, ralliés de leur faite , 
A du soldat vainqueur arrêté la poursuite. 
Leur bras à quelque effort semble se préparer. 

ALEXANDRE. 

observez leur dessein sans les désespérer. 



310 ALEXANDRE. 

ALEXAMDRE; 

Désarmez les vaincus sans les désespérer. 
Madame^ allons fléchir une fière j^ncesse^ 
Afin qu'à mcMi amoor Taxile s^intéresse; 
Et^ puisque mon repos doit dépendre du sien y 
Achevons son bonheur pour établir le mien. 



ACTE QUATRIEME. 



SCENE r. 

AXîANE. 

N'enlendrons-nous jamais que des cris de victoire. 
Qui de mes emsemis me reprochent la gloire? 
Et ne pourrai-je au moins, en de si grands malheurs, 
M'entretenir moi seule avecque * mes douleurs? 
D'un odieux amant sans cesse poursuivie , 
On prétend^ malgré moi^ m'attacher à la vie : 
On m^observe, on me suit. Mais, Porus^ ne crois pas 
Qu'on me puisse empêcher de courir sur tes pas. 
Sans doute à nos malheurs ton cœur n'a pu survivre. 
En vain tant de soldats s'arment pour te poursuivre : 
On te découvrirait au bruit de tes efforts; 
Et s'il te faut chercher, ce n'est q[u' entre les morts. 
Hélas 1 en me quittant , ton ardeur redoublée 
Semblait prévoir les maux dont je suis accablée. 
Lorsque tes yeux aux miens découvrant ta langueur,. 
Me demandaient quel rang tu tenais dans mon cœur; 
Que, sans t'inquiéter du succès de tes armes. 
Le soin de ton amour te causait tant d'alarmes. 
Et pourquoi te cachais-je* avec tant de détours 
Un secret si fatal au repos de tes jours? 

• On voit par les diverses leçons que l^àuleor avait corrigé partout 
avecque; celui-ci lui est échappé. ( L. R. ) 

' Te cachais-je est d'une dureté remarquable dans un poète qui avait 
roreille à sensible. Un secret si fatal est un contre-sens. L'auteur veut et 
doit dire un secret dont dépenékiit le repos dé tes jours. 11 a dit à peu près 
le contraire. (L.) 



312 ALEXANDRE. 

Combien de fpis^ tes yeux forçant ma résistance , 

Mon coeur s'est-il vu près de rompre le silence ! 

Combien de fois^ sensible à tes ardents désirs^ 

M'est-il ^ en ta présence^ échappé des soupirs! 

Hais je voulais encor douter de ta victoire; 

J'expliquais mes souprs en faveur de la gloire ; 

Je croyais n'aimer qu'elle. Ah! pardonne ^ grand roi! 

Je sens bien aujourd'hui que je n'aimais que toi. 

J'avouerai que la gloire eut sur moi quelque empire; 

Je te Tai dit cent fois. Mais je devais te dire 

Que toi seul y en effets m'engageas sous ses lois. 

J'appris à la connaître en voyant tes exploits ; 

Et^ de quelque beau feu qu'elle m'eût enflammée^ 

En un autre que toi je l'aurais moins aimée. 

Hais que sert de pousser des soupirs superflus 

Qui se perdent en l'air et que tu n'entends plus? 

Il est temps que mon àme^ au tombeau descendue S 

Te jure une amitié si longtemps attendue; 

Il est temps que mon cœur^ pour gage de sa foi y 

Montre qu'il n^a pu vivre un moment après toi. 

Aussi bien, penses-tu que je voulusse vivre 

Sous les lois d'un vainqueur à qui ta mort nous livre? 

Je sais qu'il se dispose à me venir parler; 

Qu'en me rendant mon sceptre il veut me consoler. 

Il croit peutrètre , il croit que ma haine étouffée 

A sa fause douceur servira de trophée t 

Qu'il vienne. Il me verra, toujours digne de toi. 

Mourir en reine, ainsi que tu mourus en roi. 

' Louis Racine trouve ceito image poétique et belle : cependant la 
figure qui permet de prendre la partie pour le tout est employée ici 
abusivement, parce qu^on n^enferme point une âme dans un tombeau. 
(L. ) — Tout ce monologue est froid et languissant. On n'aime point à 
entendre Axiane parler de soupirs superflus qui se perdent dans Talr, de 
son secret caché avec tant de détours, et de cette haine étouffée qui sert 
de trophée à une fausse douceur. 



ACTE IV, SCÈNE II. 313 

SCÈNE II. 

ALEXANDRE, AXIANE. 

AXiANE. [mes 

Hé bien ^ seigneur^ hé bien , trouvez-vous quelques char- 
A voir couler des pleurs que font verser vos armes? 
Ou si vous m'enviez, en Fétat où je suis, 
La triste liberté de pleurer mes ennuis? 

ALEXANDRE. 

Votre douleur est libre autant que légitime : 
Vous regrettez, madame, un prince magnanime. 
Je fus son ennemi ; mais je ne Tétais pas 
Jusqu'à blâmer les pleurs qu'on donne à son trépas. 
Avant que sur ses bords l'Inde me vit paraître. 
L'éclat de sa vertu me l'avait fait connaître ; 
Entre les plus grands rois il se fit remarquer. 
Je savais... 

AXIAilE. 

Pourquoi donc le venir attaquer? 
Par quelle loi faut-il qu'aux deux bouts de la terre 
Vous cherchiez la vertu pour lui faire la guerre? 
Le mérite à vos yeux ne peut-il éclater 
Sans pousser votre orgueil à le persécuter? 

ALEXANDRE. 

Oui , j'ai cherché Porus; mais, quoi qu'on puisse dire, 
Je ne le cherchais pas afin de le détruire. 
J'avouerai que, brûlant de signaler mon bras. 
Je me laissai conduire au bruit de ses combats. 
Et qu'au seul nom d'un roi jusqu'alors invincible, 
A de nouveaux exploits mon cœur devint sensible. 
Tandis que je croyais, par mes combats divers, 
Attacher sur moi seul les yeux de T univers. 



314 ALEXANDRE. 

J'ai vu de ce guerrier la valeur répandue 
Tenir la renommée entre nous suspendue; 
Et, voyant de son bras voler partout Feffroi * , 
L'Inde sembla m'ouvrir un champ digne de moi'. 
Lassé de voir des rois vaincus sans résistance , 
J'appris avec plaisir le bruit de sa vaillance. 
Un ennemi si noble a su m'encourager ; 

' Je ne condamnerais pas plus l*effroi de son bras que la (erreur de 
ses armes , qui est assurément une phrase reçue , et qui se justifie par 
Tusage de la même ellipse, la terreur causée par ses armes, Veffroi causé 
par son bras ; mais j*avoue que je ne trouve pas le même rapport entre 
faire voler la terrewr et faire voler Veffroi, C*est ici qu'il faut distin- 
guer les nuances des synonymes. La terreur présente Tidée d'une es- 
pèce de contagion qui se propage rapidement : de là Texpression de 
terreur panique. L'effroi exprimé particulièrement le saisissement 
causé par la peur. Ces distinetions sont etsenttéllGs à observer dans 
Tusage des mots qu'on appelle syuonymei .* c'est de là que dépen- 
dent en partie la pureté du style et la justesse de l'expression. Ces 
deux vers , 

Et, voyant de son bras yoler partout Teffroi, 
L'Inde sembla m'ouvrir on champ digne de mol , 

peuvent fournir une autre observfttioQ. Voyant est ici un de ces abla- 
tifs absolus ( moi vovoiU) qui sont si favorables à la poésie, et dont 
personne ne s'est mieux servi que Racine. Ils exigent quelques pré- 
cautions, pour ne produire dans la phrase ni embarras, ni ofiscurité. 
Entre autres choses, il faut prendre garde que l'ablatif absolu ne 
puisse pas se rapporter à deux substantifs : ici voyant peut également 
s'entendre de VJnde et d^ Alexandre. Il y a donc amphibologie , et c'est 
une faute. 

Remarquez que l'ablatif abscdu est naturel aux langues qui mar- 
quent les cas par la terminaison , parce qu'alors il ne peut guère pro- 
duire d'équivoque. Il n'en est pas de même des langues modernes, 
qui marquent leurs cas par des articles : ici l'ablatif absolu est sou- 
vent près de l'équivoque. Il sert beaucoup en vers pour la rapidité 
et la précision; mais il peut noire à la clarté, et celles est avant 
tout ( L. ) 

' Ce vers est la traduction de ce mot d'Alexandre, rapporté par 
Quinte-Curce : « Video tandem per animo meo periculum. » — « Je 
vois enfin un danger digne de mon courage. » Q. -Curt., lib. Mil, 
cap. 47. (G.) 



ACTE IV, SCENE II. 315 

Je suis venu chercher la gloire et le danger. ' 
Son courage , madame, a passé mon attente : 
La victoire, à me suivre autrefois si constante. 
M'a presque abandonné pour suivre vos guerriers. 
Porus m'a disputé jusqu'aux moindres lauriers ; 
Et j'ose dire encor qu'en perdant la victoire 
Mon ennemi lui-même a vu croître sa gloire ; 
Qu'une chute si belle élève sa vertu. 
Et qu'il ne vouckait pas n'avoir point combattu. 

AXIANE. 

Hélas! il fallait bien qu'une si noble envie 
Lui fit abandonner tout le soin de sa vie , 
Puisque, de toutes parts trahi, persécuté. 
Contre tant d'ennemis il s'est précipité. 
Mais vous, s'il était vrai que son ardeur guerrière 
Eût ouvert à la vôtre une illustre carrière. 
Que n'avez*vous, seigneur, dignement combattu? 
Fallait-il par la ruse attaquer sa vertu , 
Et, loin de remporter une gloire parfaite. 
D'un autre que de vous attendre sa défaite? 
Triomphez; mais sachez que Taxile-en son cœur 
Vous di^ute déjà ce beau nom de vainqueur ; 
Que le traître se flatte , avec quelque justice , 
Que vous n'avez vaincu que par son artifice : 
Et c'est à ma douleur \m spectacle assez doux 
De le voir partager cette gloire avec vous. 

ALEXANDRE. 

En vain votre douleur s'arme contre ma gloire : 
Jamais on ne m'a vu dérober la victoire. 
Et par ses lâches soins; qu'on ne peut m'imputer. 
Tromper mes ennemis au lieu de les dompter. 
Quoique partout, ce semble, accablé sous le nombre*, 

* Ce semble se disait autrefois pour à ce qu-H parait , et était plus 



316 ALEXANDRE. 

Je n'ai pu me résoudre à me cacher dans Tombre : 
Ils n'ont de leur défaite accusé que mon bras; 
Et le jour a partout éclairé mes combats ^ 
Il est vrai que je plains le sort de vos provinces ' ; 
J'ai voulu prévenir la perte de vos princes; 
Mais^ s'ils avaient suivi mes conseils et mes vœux^ 
Je les aurais sauvés ou combattus tous deux. 
Oui, croyez... 

AXIANE. 

Je crois tout. Je vous crois invincible : 
Mais, seigneur, suffit-il que tout vous soit possible? 
Ne tientril qu'à jeter tant de rois dans les fers? 
Qu'à faire impunément gémir tout l'univers? 
Et que vous avaient fait tant de villes captives , 
Tant de morts dont l'Hydaspe a vu couvrir ses rives? 
Qu'ai-je fait, pour venir accabler en ces lieux' 
Un héros sur qui seul j'ai pu tourner les yeux? 
A-t-il de votre Grèce inondé les frontières? 
Avons-nous soulevé des nations entières. 
Et contre votre gloire excité leur courroux? 
Hélas! nous l'admirions sans en être jaloux. 
Contents de nos États , et charmés l'un de l'autre ,. 



précis. U est tombé en désuétude , on ne sait trop pourquoi , puisqu*on 
dit encore ce me semble : c^est une bizarrerie de Tusage. Mais ce sembie 
est ici répréhensible absolument, parce qu'il ne saurait se lier avec la 
phrase , qui veut dire , quoiqtie partout accablé sous le nombre , à ce qu*il 
paraissait , je n*ai pu, ( L. ) 

' Vers très-beau , mais qui ne le justifie pas contre le reproche qu*on 
lui fait. La trahison de Taxile diminue beaucoup Tédat de sa victoire. 
(L. R.) 

' Var. Il est vrai que j'ai plaint le sort de vos provinces. 

^ Pour venir se rapporte par la construction à Àxiane , et par le sens 
à Alexandre. C'est Axiane qui parle, et c'est Alexandre qui vient. L'em- 
ploi de l'infinitif est donc une incorrection. L'exactitude grammaticale 
demandait pour que vous veniez. Cette faute se retrouve ailleurs. 



ACTE IV, SCÈNE H. 317 

Nous attendions un sort plus heureux cpie le vôtre : 
Porus bornait ses voeux à conquérir un cœur 
Qui peut^tre aujourd'hui Teût nommé son vainqueur. 
Ah ! n'eussieas-vous versé qu'un sang si magnanime ^ , 
Quand on ne vous pourrait reprocher que ce crime ,. 
Ne vous sentez-vous pas^ seigneur^ bien malheureux 
D'être venu si loin rompre de si beaux nœuds? 
Non^ de quelque douceur que se flatte votre àme^ 
Vous n'êtes qu'un tyran. 

ALEXANDRE. 

Je le vois bien , madame^ 
Vous voulez que, saisi d'un indigne courroux. 
En reproches honteux j'éclate contre vous'. 
Peut-^tre espérez-vous que ma douceur lassée 
Donnera quelque atteinte à sa gloire passée*. 
Mais, quand votre vertu ne m'aurait point charmé. 
Vous attaquez , madame, un vainqueur désarmé. 
Mon àme, malgré vous, à vous plaindre engagée. 
Respecte le malheur où vous êtes plongée. 
C'est ce trouble fatal qui vous ferme les yeux , 
Qui ne regarde en moi qu'un tyran odieux ^. 

' Lorsqu^OD emploie le mot $ang au figuré , dit La Harpe , pour race , 
famille f on peut y joindre Tépithète de magnanime; mais lorsque le 
mot joiiy est employé au propre, <ui dit tin sang noble ^ illustre ^ géné- 
reux. Je doute qu*on puisse dire un sang magnanime , le mot magna^ 
niintf présentant une idée beaucoup plus morale. 

' Voltaire , dans Zaïre» s'est approprié ce vers tout entier : 

Vous ne m'entendrez point , amant Caible et Jaloax , 
En reproches honteux éclater contre vous. 

Cette expression élégante, éclater en reproches , n'était rien moins que 
commune quand l'auteur d'Alexandre s'en servit. Il y avait donc quel- 
que mérite à la trouver : c'est ce qui fait que cet emprunt de Voltaire 
méritait d'être remarqué. (L. ) 

* Portera serait beaucoup plus élégant que éonnera, et à mo gloire 
vaudrait mieux qu'à sa gloire, La gloire de ma douceur n'est pas une 
bonne expression , comme le serait la gloire de ma cléwkence, ( L. ) 

* Ces deux vers offrent une image incohérente. On ne conçoit pas 



318 ALEXANDRE. 

Sans lui vous avoueriez que le sang et les larmes 
N'ont pas toujours souillé la gloire de mes armes; 
Vous verriez.. . 

AXUHB. 

Ah i seigneur^ puis^je ne les point voir 
Ces vertus dont Téclat aigrit mon désespoir? 
N'ai-je pas vu partout 1^, victoire modeste 
Perdre avec vous Torgueil qui la rend si funeste? 
Ne vois-je pas le Scythe et le Perse ahattus 
Se plaire sous le joug et vanter vos vertus , 
Et disputer enfin , par une aveugle envie y 
A vos propres sujets le soin de votre vie ? 
Maijs que sert à ce cœur que vous persécutez 
De voir partout ailleurs adorer vos bontés? 
Pensez-vous que ma haine en soit moins violente 
Pour voir baiser partout la main qui me tourmente? 
Tant de rois par vos soins vengés ou secourus , * 

Tant de peuples contents^ me rendent-ils Porus? 
Non, seigneur: jevousbaisd'autantplttsqu'onvousaime, 
D'autant plus qu'il me faut vous admirer moi-ro^me^ , 
Que Tunivers entier m'en impose la loi. 
Et que personne enfin ne vous hait avec moi. 

ALBXANBRB. 

J'excuse les transports d'une amitié si tendre; 

Mais, madame, après tout, ils doivent me surprendre : 

Si la commune voix ne m*a point abusé , 

Porus d'aucun regard ne fut favorisé; 

Entre Taxile et lui votre cœur en balance. 

Tant qu'ont duré ses jours , a gardé le silence ; 

Et lorsqu'il ne peut plus vous entendre aujourd'hui , 

ce que c'est qu'un trotibfe {oitA %u\ ferme les yeux , et qui cependant 
regarde un tyroM. 

' Pompée, dans Corneille, tient à Sertorius un langage à peu près 
semblable { act. III, se. ii). (L. B. ) 



ACTE IV, SCÈNE II. UI9 

Vous commencez • madame, à prononcer pour lui. 

Pensez-vous que , sensible à cette ardeur nouvelle , 

Sa cendre exige encor que vous brûliez pour elle? 

Ne vous accablez point d'inutiles douleurs; 

Des soins plus importants vous appeUent ailleurs. 

Vos larmes ont assez honoré sa mémoire^ : 

Régnez, et de ce rang soutenez mieux la gloire; 

Et, redonnant le calme à vos sens désolés. 

Rassurez vos États par sa chute ébranlés. 

Parmi tant de grands rois choisissez-leur un maître. 

Plus ardent que jamais , Taxile. . . 

AXIANE. 

Quoi ! le traître ! 

ALSXAHDRE. 

Hé ! de grâce, prenez des sentiments plus doux ; 

Aucune trahison ne le souille envers vous. 

Maître de ses États, il a pu se résoudre 

A se mettre avec eux à couvert de la foudre. 

Ni serment ni devoir ne l'avaient engagé 

A courir dans Tablmc où Porus s'est plongé. 

Enfin, souvenez-vous qu'Alexandre lui-môme 

S'intéresse au bonheur d*un prince qui vous aime. 

Songez que, réunis par un sî juste choix, 

L'Inde etlTIydaspe entiers couleront sous vos lois ; 

Que pour vos intérêts tout me sera facile 

Quand je les verrai joints avec ceux de Taxile. 

Il vient.* Je ne veux point contraindre ses soupirs; 

Je le laisse lui-même expliquer ses désirs : 

Ma f»*é8ence à vos yeux n'est déjà que trop rude : 



' n ^eat qu'elle essuie promptement; ses larmes » puisque si Ponis est 
mort, il ne Test que depuis un mooient. G*est pourqud, quand il a 
dit sa cendre , ce mot ne peut être excusé que comme une expression 
poétique. (L. R.) 



320 ALEXANDRE. 

L'entretien des amants cherche la solitude; 
Je ne vous trouble point*. 

SCÈNE III. 

AXIANE, TAXILE. 

AXIANE. 

Approche^ puissant roi^ 
Grand monarcpie de linde ; on peuple ici de toi : 
On veut en ta faveur combattre ma colère ; 
On dit que tes désirs n'aspirent qu'à me plaire^ 
Que mes rigueurs ne font qu'affermir ton amour : 
On fait plus , et l'on veut que je t'aime à mon tour. 
Hais sais-tu l'entreprise où s'engage ta flamme? 
Sais-tu par quels secrets on peut toucher mon àme? 
Es-tu prêt. . . 

TAXILE. 

Ah^ madame! éprouvez seulement 
Ce que peut sur mon cœur un espoir si charmant'. 
Que faut-il faire? 

AXIANE. 

U faut^ s'il est vrai que l'on m'aime^ 
Aimer la gloire autant que je l'aime moi-même^ 
Ne m'expliquer ses vœux que par mille beaux faits ^ 
Et haïr Alexandre autant que je le hais; 

' Tous les commentatenrs ont remarqué combien Alexandre était 
dégradé dans cette scène. Il s'y fait Tinterprète et le protecteur de Ta- 
mour de Taxile, et finit par se retirer en confident discret, pour ne pas 
gêner son entretien. 

^ Un espoir si charmant : cet hémistiche se retrouve dans Andro- 
ma^iie (act. I, se. iv) : 

Un espoir n chamutni me serait-il permis ? 

Dans l'un et l'autre endroit, c'est une expression galante qui contient 
au roman plus qu'à la tragédie. ( G. ) 



ACTE IV, SCÈNE III. 321 

11 ïaut marcher sans crainte au milieu des alarmes; 
Il faut combattre^ vaincre , ou périr sous les armes. 
Jette ^ jette les yeux sur Porus et sur toi. 
Et juge qui des deux était digne de moi. 
Oui , Taxile, mon cœur, douteux en apparence* , 
D'un esclave et d'un roi faisait la différence '. 
Je l'aimai ; je l'adore : et puisqu'un sort jaloux 
Lui défend de jouir d'un spectacle si doux. 
C'est toi que je choisis pour témoin de sa gloire : 
Mes pleurs feront toujours revivre sa mémoire; 
Toujours tu me verras, au fort de mon ennui'. 
Mettre tout mon plaisir à te parler de lui. 

TAXILE. 

Ainsi je brûle en vain pour une &me glacée : 
L'image de Porus n'en peut être effacée. 
Quand j'irais, pour vous plaire, affronter le trépas, 
Je me perdrais, madame, et ne vous plairais pas. 
Je ne puis donc. . . 

AXIANE. 

Tu peux recouvrer mon estime : 
Dans le sang ennemi tu peux laver ton crime. 
L'occasion te rit : Porus dans le tombeau 
Rassemble ses soldats autour de son drapeau ; 

' Douhux se prenait autrefois dans le sens àHnceriain, d'irrésolu, 
ainsi qu'on peut en voir un exemple dans Tépttre que Boileau adressa a^ 
grand Amauld. Aujourd'hui douteux signifie ce dont on doute, et non 
pas celui qui doute. On est incertain d'une chose, et une chose est 
douteuse. 

' Var. D'un lâche et d'un héros faisait la différence. 

' Au fort, en style noble, ne peut guère s'appliquer qu'aux choses 
physiques : au fort de la tempête, au fort de la mêlée, (L.) — Ceci 
souffre sans doute quelques exceptions. Si , comme je le crois, on peut 
dire au fort de ma douleur, Racine a pu dire au fort de mon ennui , puis- 
que en maints endroits il emploie ennui dans le sens de tadia. L'Acadé- 
mie, sinon l'usage, sanctionne cette acception. 

RACINE. — T. I. 21 



322 ALEXANDRE. 

Son ombre seule encor semble arrêter leur fuite. 
Les tiens méme^ les tiens ^ honteux de ta conduite. 
Font lire sur leurs fronts justement courroucés 
Le repentir du crime où tu les as forcés. 
Va seconder l'ardeur du feu qui les dévore ; 
Venge nos libertés qui respirent encore ; 
De mon trône et du tien deviens le défenseur; 
Cours , et donne à Porus im digne successeur. . . 
Tu ne me réponds rien ! Je vois sur ton visage 
Qu'un si noble dessein étonne ton courage. 
Je te propose en vain l'exempie d'un héros; 
Tu veux servir. Va, sers; et me laisse en repos. 

TAXILE. 

Madame, c'en est trop. Vous oubliez peufr^re ^ 
Que, si vous m'y forcez, je puis parler en maître; 
Que je puis me lasser de souffrir vos dédains; 
Que vous et vos États, tout est entre mes mains; 
Qu'après tant de respects, qui vous rendent ^dus fière^ 
Je pourrai... 

AXIANE. 

Je f entends. Je suis ta prisonnière : 
Tu veux peut-être encor captiver mes désirs; 
Que mon cœur, en tremblant, réponde à tes soupirs : 
Hé bien l dépouille enfin cette douceur contrainte ; 
Appelle à ton secours la terreur et la crainte; . 
Parle en tyran tout prêt à me persécuter; 
Ma haine ne peut croître, et tu peux tout tenter. 
Surtout ne me fais point d'inutiles menaces. 

' Dans les éditions premières, la réponse de Taxile commençait par le» 
vers suivants : 

Hé bien ! n'en parlons plus ; les soupir» et les laniies 
Contre tant de mépris sont d'impuissantes armes. 
Mais c'est user, madame , avec trop de rigueur. 
Pu pouvoir que vos yeux vous donnent sur mon cœur, 
Toul amant que je suis , vous oubliez peut-être , etc. 



ACTE IV, SCÈNE IV. ' 323 

Ta sœur vient t'inspirer ce qu'il faut que tu fasses : 
Adieu. Si ses conseils et mes vœux en sont crus, 
Tu m'aideras bientôt à rejoindre Porus, 

TAXUM. 

Ah! plutôt... 

SCÈNE IV, 

TAXILE, CLÉOFILE, 

CLÉOFILE. 

Ahi quittez cette ingrate princesse. 
Dont la haine a juré de nous troubler sans cesse ; 
Qui met tout son plaisir à vous désespérer. 
Oubliez... 

TAXILB. 

Non , ma sœur, je la veux adorer. 
Je Faime; et quand les vœux que je pousse pour elle * 
N'en obtiendraient jamais qu'une haine immortelle , 
Malgré tous ses mépris, malgré tous vos discours, 
Malgré moi-même, il fout que je l'aime toujours. 
Sa colère, après tout, n'a rien qui me surprenne : 
C'est à vous, c'est à moi qu'il faut que je m'en prenne. 
Sans vous, sans vos conseils > ma sœur, qui m'ont trahi , 
Si je n'étais aimé , je serais moins haï * ; 
Je la verrais, sans vous, par mes soins défendue , 
Entre Porus et moi demeurer suspendue; 

' Pousser des t<BUM se disait encore du temps de Racine. Geite expres- 
sion ne se trouve que dans ses premières pièces. Son goût la lui fit re- 
jeter bientôt, et elle ne reparait plus dans ses derniers chefs-d'œuvre. 

* L'auteur ne dit rien moins que ce qu'il veut dire. Si je ne pouvais 
êtretAmé, du moins je ne serais point haï : voilà sa pensée. Celle qu'il 
exprime conviendrait parfoitement à un homme qui , poursuivi par une 
maîtresse furieuse de jalousie, dirait : Si je n'étais aimé, je serais moins 
haï ; et c'est à peu près ce que dit Hermione : 

Ah ! je l'ai trop aimé ponr ne le point haïr. ( L.) 

21. 



824 ALEXANDRE. 

|Et ne seraitrce pas un bonheur trop charmant 

Que de l'avoir réduite à douter un moment? 

Non y je ne puis plus vivre accablé de sa haine; 

11 faut que je me jette aux pieds de Tinhumaine. 

J'y cours : je vais m'offrir à servir son courroux. 

Même contre Alexandre > et même contre vous. 

Je sais de quelle ardeur vous brûlez l'un pour l'autre ; 

Mais c'est trop oublier mon repos pour le vôtre ; 

Et sans m'inquiéter du succès de vos feux y 

Il faut que tout périsse, ou que je sois heureux. 

CLÉOFILE. 

Allez donc, retournez sur le champ de bataille ; 
Ne laissez point languir l'^ardeur qui vous travaille. 
A quoi s'arrête ici ce courage inconstant? 
Courez : on est aux mains y et Porus vous attend. 

TAXILB. 

Quoi ! Porus n'est point mort! Porus vient de paraître * ! 

CLÉOFILE. 

C'est lui. De si grands coups le font trop reconnaître. 

Il l'avait bien prévu : le bruit de son trépas 

D'un vainqueur trop crédule a retenu le bras. 

Il vient surprendre ici leur valeur endormie. 

Troubler une victoire encor mal affermie; 

Il vient, n'en doutez point, en amant furieux. 

Enlever sa maltresse, ou périr à ses yeux. 

Que dis^jel Votre camp, séduit par cette ingrate^ 

Prêt à suivre Porus, en murmures éclate. 

Allez vous-même , allez, en généreux amant, 

* Var. Quoi , ma sœur, on se bat ! Ponis vient de paraître l 

Cette nouvelle de la résurrection de Porus est, dans tout cet acte, le 
seul incident qui fasse faire un pas à Faction. Porus vivant détruit Tes- 
poir de Taxile, relève celui d'Aziane, et ranime Tattention du specta- 
teur. Un quatrième acte doit être vif, et celui-ci est le plus languissant 
de la pièce. ( G. ) 



ACTE IV, SCÈNE V. 325 

Au secours d'un rival aimé si tendrement. 
Adieu. 

SCÈNE V. 

TAXILE. 

Quoi! la fortune^ obstinée à me nuire ^ 
Ressuscite un rival armé pour me détruire ! 
Cet amant reverra les yeux qui l'ont pleuré. 
Qui y tout mort qu'il était, me l'avaient préféré ! 
Ah ! c'en est trop. Voyons ce que le sort m'apprête , 
A qui doit demeurer cette noble conquête. 
Allons. N'attendons pas, dans un l&che courroux^ 
Qu'un si grand différend se termine sans nous. 

' On peut mettre au nombre des négligences du style de Racine, dans 
ses deux premières pièces, l'emploi souvent malheureux et presque tou- 
jours vague qu'il fait du mot twkftaxKX, (G.) — Cette remarque peut 
s^étendre au root iotttf. 



ACTE CINQUIEME 



SCENE I. 

ALEXANDRE, CLÉOFILE, 

ALEXANDRE. 

Quoi! vous craignez Porus môme après sa défaite ! 
Ma victoire à vos yeux semblait-elle imparfaite? 
Non , non : c'est un captif qui n'a pu m'échapper. 
Que mes ordres partout ont fait envelopper *. 
Loin de le craindre encor, ne songez qu'à le plaindre 

CLEOFILE. 

Et c'est en cet état que Porus est à craindre. 
Quelque brave qu'il fût, le bruit de sa valeur 
M'inquiétait bien moins que ne fait son malheur. 
Tant qu'on Ta vu suivi d'une puissante armée. 
Ses forces , ses exploits, ne m'ont point alarmée ; 
Mais, seigneur, c'est un roi malheureux et soumis; 
Et dès lors je le compte au rang de vos amis. 

ALEXANDRE. 

C'est un rang où Porus n'a plus droit de prétendre : 

11 a trop recherché la haine d'Alexandre. 

Il sait bien qu'à regret je m'y suis résolu; 

Mais enfin je le hais autant qu'il l'a voulu. 

Je dois même un exemple au reste de la terre : 

Je dois venger sur lui tous les maux de la guerre , 

Le punir des malheurs qu'il a pu prévenir, 

* Var. Ma victoire à vos yeux semble't-eile imparfaite ? 
Non , non , c'est un captif qui n*a pu m'éviter : 
Lui-même à son vainciueur il s\î vient présenter. 



ACTE V, SCÈNE I. 327 

Et de m'avoir forcé moi-même à le punir *. 
Yaincu deux fois^ haX de ma belle princesse... 

CLÉOPILE. 

Je ne hais point Porus, seigneur^ je le confesse; 
Et s'il m'était permis d'écouter aujourd'hui 
La voix de ses malheurs qui me parle pour lui y 
Je vous dirais qu'il fut le plus grand de nos princes; 
Que son bras fut lontemps l'appui de nos provinces ; 
Qu'il a voulu peut-être, en marchant contre vous. 
Qu'on le crût digne au moins de tomber sous vos coups ; 
Et qu'un même combat, signalant l'un et l'autre. 
Son nom volât partout à la suite du vôtre. 
Hais si je le défends , des soins si généreux 
Retombent sur mon frère et détruisent ses vœux. 
Tant que Porus vivra, que faut-il qu'il devienne? 
Sa perte est infaillible, et peut-être la mienne. 
Oui, oui, si son amour ne peut rien obtenir. 
Il m'en rendra coupable , et m'en voudra punir. 
Et maintenant encor que votre cœur s'apprête 
A voler de nouveau de conquête en conquête , 
Quand je verrai le Gange entre mon frère et vous, 
Qui retiendra, seigneur, son injuste courroux? 
Mon àme, loin de vous, languira solitaire. 
Hélas! s'il condamnait mes soupirs à se taire. 
Que deviendrait alors ce cœur infortuné? 
Où sera le vainqueur à qui je l'ai donné? 

ALEXANDRE. 

Ah ! c'en est trop , madame; et si ce cœur se donne , 

' I^ répétition de punir, dans ces deux vers , n'est pas agréable ; mais 
un défaut plus grand, suivant Tobservation de La Harpe, c'est de 
rendre le caractère d'Alexandre gratuitement odieux. Il y a excès d'or- 
gueil et de tyrannie à prétendre punir un roi, parce qu'il s'est défendu 
contre un injuste agresseur. Nous ne disons rien du malheur d'être haï 
d'une belle princesse , qu'Alexandre place à côté des deux défaites de 
Porus. 



328 ALEXANDRE. 

Je saurai le garder^ quoi que Taxile ordonne ^ 
Bien mieux que tant d'États qu'on m'a vu conquérir 
Et que je n'ai gardés que pour vous les offrir. 
Encore une victoire, et je reviens, madame. 
Borner toute ma gloire à régner sur votre âme , 
Vous obéir moi-même , et mettre entre vos mains 
• Le destin d'Alexandre et celui des humains. 
Le Hallien m'attend , prêt à me rendre hommage * . 
Si près de TOcéan, que faut-il davantage. 
Que d'aller se montrer à ce fier élément'. 
Comme vainqueur* du monde , et comme votre amant? 
Alors... 

CLÉOFILE. 

Mais quoi, seigneur, toujours guerre sur guerre ! 
Cherchez-vous des sujets au delà de la terre? 
Voulez-vous, pour témoins de vos faits éclatants. 
Des pays inconnus même à leurs habitants'? 

' Les Mailiens, peuples de Tlnde au delà du Gange, réunis avec les 
Oxydraques, opposèrent quelque résistance aux annes victorieuses d'A^ 
lexandre. ( G. ) 

^ Alexandre qui veut se montrer au fier élément de C Océan comme vain- 
queur du monde et comme amant. On est toujours surpris de trouver ce 
langage dans la bouche d*un héros. 

* Suivant l'observation de Geoffroy, Cléofile, dans cette seule scène, 

ennoblit son caractère en donnant à Alexandre de sages conseils. Les 

pensées que Racine lui prête se retrouvent dans Quinte-Curce. Cœnus , 

Tun des généraux d'Alexandre, donne à ce conquérant à peu près les 

-mêmes leçons que Cléofile : 

« Quidquid mortalitas capere poterat , implevimus : emensis maria 
« terrasque, melius nobis quam incolis omnia nota sunt; pêne in ul- 
« timo mundi fine consistimus. In alium orbem paras ire, et Indiam 
c( qusoris Indis quoque ignotam ; inter feras serpentesque degentes eruere 
« ex latebris et cubilâ>us suis expetis , ut plura quam sol videt Victoria 
« lustres. » — « Tout ce qui est possible à un mortel, vousTavez accompli. 
Les terres et les mers que nous venons de franchir nous sont mieux 
connues qu'à leurs propres habitants, et lorsque nous touchons presque 
aux extrémités du monde , vous vous élancez dans un autre univers , 



ACTE V, SCÈNE I. 329 

Qu'espérez-vous combattre en des climats si rudes? 
Ils vous opposeront de vastes solitudes ^ 
Des déserts que le ciel refuse d'éclairer. 
Où la nature semble elle-même «xpirer. 
Et peut-être le sort , dont la secrète envie 
N'a pu cacher le cours d'une si belle vie , 
Vous attend dans ces lieux , et veut que dans Toubli 
Votre tombeau du moins demeure enseveli. 
Pensez-vous y traîner les restes d'une armée ' 
Vingt fois renouvelée et vingt fois consumée ? 
Vos soldats, dont la vue excite la pitié , 
D'eux-mêmes en cent lieux ont laissé la moitié , 
Et leurs gémissements vous font assez connaître *. . . 

ALEXANDRE. 

Us marcheront, madame, et je n'ai qu'à paraître : 
Ces cœurs qui dans un camp, d'un vain loisir déçus , 

vous cherchez des Indes ignorées des Indiens mômes. Vous voulez arra** 
cher de leurs repaires et de leurs cavernes des sauvages qui vivent au 
milieu des serpents et des bétes féroces , et parcourir en vainqueur plus 
de pays que le soleil n^en éclaire. » (Lib. IX, cap. m. ) Quinte-Gurce 
parle de pays mieux connus aux vainqueurs qu*à leurs habitants; il ne 
dit pas , comme Racine , des pays inconnus même à leurs habitants . ce 
qui est un véritable non-sens. 

' « Intuere corpora exsanguia , tôt perfossa vuhieribus , tôt cicatrici- 
« bus putria. Jam tda hebetia sunt, jam arma deûdunt... Quotocuique 
« lorica est? Quis equum habet?... Omnium victores, omnium inopes 
« sumus : nec luxuria laboramus , sed belle instrumenta belli consump- 
a simus. Hune tu pulcherrimum exerdtum nudum objicies belluis? » 
— « Voyez ces corps épuisés par tant de blessures; voyez ces plaies d'où 
s'écoule un sang corrompu. Nos traits sont émoussés; les armes nous 
manquent. Combien ont conservé une cuirasse , un glaive , un cheval ? 
Nous , les maîtres du monde , nous manquons de tout : ce n'est pas le 
luxe qui nous a désarmés ; la guerre a usé les instruments de la guerre. 
Livrerez-vous maintenant aux animaux féroces une armée jadis si belle, 
aujourd'hui sans défense? » ( Id. ) 

' ^'AR. ^ui d'eux-méme en cent lieux ont laissé la moitié, 
Par leurs gémissements vous font assez connaître^.. 



330 ALEXANDRE. 

Comptent en murmurant les coups qu'ils ont reçus, 

Revivront pour me suivre, et, blâmant leurs murmures. 

Brigueront à mes yeux de nouvelles blessures ' . 

Cependant de Taxile appuyons les soupirs : 

Son rival ne peut plus traverser ses désirs. 

Je vous l'ai dit, madame^ et j'ose encor vous dire... 

GLÉOFILE. 

Seigneur, voici la reine. 

SCÈNE II. 

ALEXANDRE, AXIANE, GLÉOFILE. 

ALEXANDRE. 

Hé bien , Porus respire. 
Le ciel semble, madame, écouter vos souhaits* 
11 vous le rend... 

AXIANE. 

Hélas ! il me l'ôte à jamais ! 
Aucun reste d'espoir ne peut flatter ma peine; 
Sa mort était douteuse , elle devient certaine : 
Il y court; et peutrêtre il ne s'y vient offrir 
Que pour me voir encore, et pour me secourir. 
Mais que ferait-il seul contre toute une armée? 
En vain ses grands efforts l'ont d'abord alarmée * ; 
En vain quelques guerriers qu* anime son grand cœur. 
Ont ramené l'effroi dans le camp du vainqueur : 
Il faut bien qu'il succombe , et qu'enfin son courage 

' On reconnaît Alexandre à ce discours. Mais comment le reconnaître 
lorsque plus bas il veut appuyer les soupirs de Taxile? De plus, on n'ap- 
puie pas des soupirs. ( L. B.) 

' Alarmée ne saurait se dire pour exciter, encourager; il exprime une 
idée toute contraire. 



ACTE V, SCÈNE II. 331 

Tombe sur tant de morts qui ferment son passage \ 
Encor^ si je pouvais^ en sortant de ces lieux^ 
Lui montrer Axiane ^ et mourir à ses yeux ! 
Mais Taxile m'enferme ; et cependant le traître 
Du sang de ce héros est allé se repaître; 
Dans les bras de la mort il le va regarder^ 
Si toutefois encore il ose l'aborder '. 

AtfiXANDaE. 

Non y madame , mes soins ont assuré sa vie : 
Son retour va bientôt contenter votre envie. 
Vous le verrez. 

AXIANE. 

Vos soins s'étendraient jusqu'à lui ! 
Le bras qui Taccablait deviendrait son appui ! 
J'attendrais son salut de la main d'Alexandre ! 
Mais quel miracle enfin n'en dois-je point attendre? 
Je m'en souviens^ seigneur^ vous me l'avez promis , 
Qu'Alexandre vainqueur n'avait plus d'ennemis. 
Ou plutôt ce guerrier ne fut jamais le vôtre : 
La gloire également vous arma l'un et l'autre. 
Contre un si grand courage il voulut s'éprouver ; 
Et vous ne l'attaquiez qu'afin de le sauver. 



' Louis Racine pensait qa'il y arait une faute d^impression dans ces 
vers , et il les corrigeait de la manière suivante : 

H faut bien qu'il lucGOiiibe, et, malgré son courage. 
Tombe sur tant de morts qui ferment soa passage. 

Ces vers valent mieux que les premiers ; mais rien n'autorise à sup- 
poser ici une faute d'impression. Toutes les éditions publiées pendant la 
rie de Racine sont uniformes : elles portent toutes et qu'enfin son cou- 
rage, (G,) 

' Cette fin du discours d'Axiane est d'une grande fierté de style. Cor- 
neille , dans le temps de sa gloire , n'avait pas fait mieux. Ce vers , 

Dans les bras de la mort il le va regarder, 

peut être cité parmi les plus beaux vers de Racine. (G. ) 



332 ALEXANDRE. 

ALEXANDRE. 

Ses mépris redoublés qui bravent ma colère 
Mériteraient sans doute un vainqueur plus sévère; 
Son orgueil en tombant semble s'être affermi ; 
Mais je veux bien cesser d'être son ennemi ; 
J'en dépouille y madame y et la haine et le titre. 
De mes ressentiments je fais Taxile arbitre : 
Seul il peut, à son choix , le perdre ou l'épargner ; 
Et c'est lui seul enfin que vous devez gagner; 

AXIANE. 

Moi y j'irais à ses pieds mendier un asile ! 
Et vous me renvoyez aux bontés de Taxile ! 
Vous voulez que Porus cherche un appui si bas ! 
Ah, seigneur! votre haine a juré son teépas. 
Non, vous ne le cherchiez qu'afin de le détruire. 
Qu'une âme généreuse est facile à séduire ! 
Déjà mon cœur crédule, oubliant son courroux, 
Admirait des vertus qui ne sont point en vous*. 

' On lit dans les premières éditions les vers suivants, qui ont été re- 
tranchés : 

Je croyais que , touché de mes justes alarmes , 
Vous sauveriez Porus. 

ALEXANDRE. 

Que j'écoute vos larmes , 
Tandis que votre ccenr, au lieu de s'émouvoir, 
Desespère Taxile , et brave mon pouvoir ! 
Pensez-vous , après tout , que j'ignore son crime ? 
C'est moi dont la faveur le noircit et l'opprime ; 
Vous le verriez , sans moi , d'un oeil moins irrité ; 
Mais on n'en croira pas votre injuste fierté : 
Porus est son captif. Avant qu'on le ramène , 
Consultez votre amour, consultez votre haine. 
Vous lé pouvez , d'un mot , ou sauver ou punir. 
Madame , prononcez ce qu'il doit devenir. 

AXIANE. 

Hélas 1 que voulez-vous que ma douleur prononce? 
Pour sauver mon amant faut-il que j'y renonce? 
Faut-il , pour obéir aux ordres du vainqueur, 
Que je livre à Taxile , ou Porus , ou mon cœur ? 
Pourquoi m'ordonnez -V0U5 un clioix si difficile? 



ACIE V, SCÈNE III. 383 

Armez-vous donc, seigneur, d'une valeur cruelle; 
Ensanglantez la fin d'une course si belle : 
Après tant d'ennemis qu'on vous vit relever. 
Perdez le seul enfin que vous deviez sauver. 

ALEXANDRE. 

Hé bien ! aimez Porus sans détourner sa perte ^ ; 
Refusez la faveur qui vous était offerte; 
Soupçonnez ma pitié d'un sentiment jaloux; 
Mais enfin, s'il périt, n'en accusez que vous. 
Le voici. Je veux bien le consulter lui-même : 
Que Porus de son sort soit l'arbitre suprême*. 

SCÈNE III. 

PORUS, ALEXANDRE, AXIANE, CLÉOFILE, 

ÉPHESTION, GARDES D'ALEXANDRE. 

ALEXANDRE. 

Hé bien, de votre orgueil, Porus , voilà le fruit î 
Où sont ces beaux succès qui vous avaient séduit? 

Abandonnez met Jours an poovoir de Taxile » 
J'y consens. Ne peut-il se venger à son tour? 
Qu'a contente sa haine , et non pas son amour. 
Punbseï les mépris d'une Cère princesse 
Qui, d'un ccEur endurci , le haïra sans cesse. 

CLÉOFILE. 

Et pourquoi ces mépris qu'il n'a pas mérités? 
Lui qui semble adorer jusqu'à vos cruautés ! 
Pourquoi garder toujours cette haine enflammée ? 

AXIÀIIE. 

C'est pour TOUS avoir crue , et pour m'avoir aimée. 

Je connais vos desseins. Votre esprit alarmé 

Veut éteindre un courroux par vous-même allumé. 

Vous me craignez enfin. Mais qu'il vienne , ce frère , 

Il saura quelle nudn l'ezpose à ma colère. 

Heureuse si je puis lui donner aujourd'hui 

Plus de haine pour vous que je n'en ai pour lui ! 

Armez- vous donc, seigneur, etc. 
• Sans détourner $a perte ; expression un peu obscure; le sens est : 
Aimez Porus , sans songer que votre amour le perd. (G.) 
' Var. Le voici. Consultons-le en ce péril extrême; 
Je veux à son secours n'appeler que lui-même. 



334 ALEXANDRE. 

Cette fierté si haute est enfin abaissée. 
Je dois une victime à ma gloire offensée : 
Rien ne vous peut sauver. Je veux bien toutefois 
Vous offrir un pardon refusé tant de fois. 
Cette reine ^ elle seule à mes bontés rebelle % 
Aux dépens de vos jours veut vous être fidèle ; 
Et que^ sans balancer^ vous mouriez seulement 
Pour porter au tombeau le nom de son amant*. 
N'achetez point si cher une gloire inutile : 
Vivez; mais consentez au bonheur de Taxile. 

PORUS. 

Taxile ! 

ALEXANDRE. 

Oui. 

PORUS. 

Tu fais bien, et j'approuve tes soins ; 
Ce qu'il a fait pour toi ne mérite pas moins : 
C'est lui qui m'a des mains arraché la victoire ; 
Il t'a donné sa sœur ; il t'a vendu sa gloire ; 
Il t'a livré Porus. Que feras4u jamais 
Qui te puisse acquitter d'un seul de ses bienfaits? 
Mais j'ai su prévenir le soin qui te travaille : 
Va le voir expirer sur le champ de bataille . 

ALEXANDRE. 

Quoi! Taxile? 

GLÉOFILE. 

Qu'entends-je? 

éPHESTiON. 

Oui , seigneur, il est mort. 
Il s'est livré lui-même aux rigueurs de son sort. 

■ Var. Axiane , elle seule à mes bontés rebelle. 

' Il est indigne d'Alexandre, qui va bientôt faire une action héroïque, 
de commencer par foire une proposition honteuse , en exigeant que Po- 
rus cède sa mottresse pour sauver sa vie. (G. ) 



ACTE V, SCÈNE III. 335 

Porus était vaincu; mais^ au lieu de se rendre , 
11 semblait attaquer^ et non pas se défendre. 
Ses soldats^ à ses pieds étendus et mourants ^ 
Le mettaient à labri de leurs corps expirants. 
Là , comme dans un fort, son audace enfermée 
Se soutenait encor contre toute une armée ; 
Et, d'un bras qui portait la terreur et la mort , 
Aux plus hardis guerriers en défendaient l'abord. 
Je l'épargnais toujours. Sa vigueur affaiblie 
Bientôt en mon pouvoir aurait laissé sa vie , 
Quand sur ce champ fatal Taxilo est descendu. 
« Arrêtez ! c'est à moi que ce captif est dû. 
« C'en est fait, a-t-il dit, et ta perte est certaine , 
a Porus ; il faut périr, ou me céder la reine. » 
Porus, à cette voix ranimant son courroux, 
A relevé ce bras lassé de tant de coups; 
Et cherchant son rival d'un œil fier et tranquille ; 
c( N'éntends-je pas, dit-il, l'infidèle Taxile, 
« Ce traître à sa patrie, à sa maltresse , à moi ? 
« Viens, lâche! poursuit-il; Axiane est à toi. 
« Je veux bien te céder cette illustre conquête; 
c( Mais il faut que ton bras l'emporte avec ma tête, 
c( Approche !» A ce discours , ces rivaux irrités 
L'un sur l'autre à la fois se sont précipités. 
Nous nous sommes en foule opposés à leur rage ; 
Mais Porus parmi nous court et s'ouvre un passage , 
Joint Taxile, le frappe ; et lui perçant le cœur. 
Content de sa victoire, il se rend au vainqueur. 

CLÉOFILE. 

Seigneur, c'est donc à moi de répandre des larmes; 
C'est sur moi qu'est tombé tout le faix de vos armes,. 
Mon frère a vainement recherché votre appui, 
Et votre gloire , hélas ! n'est funeste qu'à lui . 
Que lui sert au tombeau l'amitié d'Alexandre ? 



386 ALEXANDRE. 

Sans le venger, seigneur, l'y verrez-vous descendre? 
Souffrirez- vous qu'après l'avoir percé de coups. 
On en triomphe aux yeux de sa sœur et de vous? 

AXIANE. 

Oui, seigneur, écoutez les pleurs de Cléofile. 
Je la plains. Elle a droit de regretter Taxile ; 
Tous ses efforts en vain Font voulu conserver; 
EUe en a fait un l&che , et ne l'a pu sauver. 
Ce n'est point que Porus ait attaqué son frère 
Il s'est offert lui-même à sa juste colère. 
Au milieu du combat que venait-il chercher? 
Au courroux du vainqueur venait-il l'arracher? 
Il venait accabler dans son malheur extrême 
Un roi que respectait la victoire elle-même. 
Mais pourquoi vous ôter un prétexte si beau? 
Que voulez-vous de plus ? Taxile est au tombeau. 
Immolez-lui, seigneur, cette grande victime; 
Vengez-vous. Mais songez que j'ai part à son crime. 
Oui, oui, Porus, mon cœur n'aime point à demi; 
Alexandre le sait , Taxile en a gémi : 
Vous seul vous l'ignoriez ; mais ma joie est extrême 
De pouvoir en mourant vous le dire à vous-même. 

POKUS. 

Alexandre, il est temps que tu sois satisfait ^ 
Tout vaincu que j'étais, tu vois ce que j'ai fait. 
Crains Porus; crains encor cette main désarmée 
Qui venge sa défaite au milieu d'une armée. 
Mon nom peut soulever de nouveaux ennemis, 



' Ce vers était précédé des quatre suivants, que Racine a retran- 
chés : 

Ah , madame ! sur moi laissez tomber leurs coup!^ ; 
Ne trodblez point un sort que vous rendez si doux. 
Vous m'allez regretter : quelle plus grande gloire 
Pouvait à mes soupirs accorder la victoire ? 



ACTE V, SCÈNE III. 387 

Et réveiller cent rois dans leurs fers endormis S 
Étouffe dans mon sang ces semences de guerte ; 
Va vaincre en sûreté le reste de la terre. 
Aussi bien n'attends pas qu'un cœur comme le mien 
Reconnaisse un vainqueur^ et te demande rien. 
Parle t et, sans espérer que je blesse ma gloire , 
Voyons comme tu sais user de la victoirew 

ALEXANDEE. 

Votre fierté, Porus , ne se peut abaisser t 
Jusqu'au dernier soupir vous m'osez menacer. 
En effet, ma victoire en doit être alarmée , 
Votre nom peut encor plus que toute une armée : 
Je m'en dois garantir. Parlez donc, dites-moi ; 
Xlomment prétendez-vous que je vous traite? 

PORUS. 

En roi'. 

ALEXANDÀEv 

Hé bien I c^est donc en roi qu'il faut qUe je vous traite : 
Je ne laisserai point ma victoire imparfaite; 
Vous IWez souhaité, vous né votis plaindrez pas. 
Régnez toujours, Porus : je vous rends vos États. 
Avec mon amitié recevez Axiane : 
A des liens si doux tous deux je vous condamne. 
Vivez, régnez tous deux; et seul de tant de rois 
Jusques au bord du Gange allez dofmer vos lois. 

* Grande et magnifique image. Eacine, dans cette pièce, est pres- 
que toujours sublime quand il fait parler Porus, et presque toujours 
froid et recherché lorsqu*ii fait parlw Alexandre. On a r^narqué que 
les quatre derniers vers de cette tirade sont une imitation de ceux que 
Cornélie adresse à César dans la scène iv de Tacte m de la Mort de 
Pompée, 

' d Estant donc ce roy Porus prins , Alexandre luy demanda comment 
(c il le traicteroit. Porus lui respopdit qu'il le traictast en roy, » Plut. , 
Vie d'Alexandre , chap. xix. 

AAGHIK. — T. I. .22 



t' 



338 ALEXANDRE. 

( à Cléollc. ) 

Ce traitement^ madame^ a droit de vous surprendre^; 
Mais enfin c'est ainsi que se venge Alexandre. 
Je vous aime; et mon cœur, touché de vos soupirs^ 
Voudrait par mille morts venger vos déplaisirs. 
Mais vous-môme pourriez prendre pour une offense 
La mort d'un ennemi qui n'est plus en défense : 
.11 en triompherait; et, bravant ma rigueur, 
Porus dans le tombeau descendrait en vainqueur. 
Souffrez que, jusqu'au bout achevant ma carrière, 
j'apporte à vos beaux yeux ma vertu toute entière 
Laissez régner Porus couronné par mes mains; 
Et commandez vous-môme au reste des humains. 
Prenez les sentiments que ce rang vous inspire; 
Faites, dans sa naissance, admirer votre empire; 
Et, regardant l'éclat qui se répand sur vous. 
De la sœur de Taxile oubliez le courroux. 

AXIANE. 

Oui, madame, régnez; et souffrez que moi-même 
J'admire le grand cœur d'un héros qui vous aime. 
Aimez, et possédez l'avantage charmant 
De voir toute la terre adorer votre amant. 

PORUS. 

Seigneur, jusqu'à ce jour l'univers en alarmes 
Me forçait d'admirer le bonheur de vos armes; 

'Oui ; car, jusqu^à ce moment , Gléofile n'a vu dans Alexandre qu*un 
esclave soumis , qu'un adorateur serrile. Mais ce qui a bien plus droit 
de surprendre les lecteurs , c*6st qu'Alexandre , qui vient de signaler 
son grand cœur par un acte héroïque de clémence» en demande pour 
ainsi dire pardon à sa maîtresse; c'est qu'après avoir parlé le langage 
d'un grand homme, il apporté sa vertu aux ftMtt« yntc êe (Mofie. 
Axiane elle-même, la fière et indomptable Axiane, se rabaisse ao rang 
des femmes les plus ordinaires , lorsqu'elle complimente Gléofile sur 
Vatantaqe tharmani qu'tlU posÈède d'HH adorée 4'iin a$nani que toute la 
terre adore. (G.) 



ACTE V, SCÈNE ITT. sng 

• 

Mais rieh he me forçait, en ce commun effroi , 
De reconnaître en vous plus de vertu qu'en moi. 
Je me rends; je vous cède ime pleine victoire : 
Vos vertus > je Tavoue, égalent votre gloire. 
Allez, seigneur, tanget Tunivers sous vos lois ; 
Il me verra moi-même appuyer vos exploits : 
Je vous siiis; et je crois devoir tout entreprendre 
iPour lui donner un maître aussi graûd qu'Alexandre * 

CLÉOFILE. 

Seigneui*, que vous peut dire un cœur triste , abattu ? 
Je ne murmure point contJre Votl^ vertu : 
Vous rendez à iPorus la vie et la couronne ; 
Je veux croire qu^ainsi votre gloire l'ordonne ; 
Mais ne me pressez point : en Tétat où je suis^ 
Je ne puis que me taire, et pleurer mes ennuis. 

ALEXANDAE. 

Oui, madame, pleurons un ami si fidèle*. 
Faisons en soupirant éclater notre zèle ; 
Et qu*un tombeau superbe instruise Taveûir 
Et de votre douleur et de mon souvenir*. 



* Le vers est beaa ; mais le sentiment qu'il exprime ôst-il digne de 
Ponis T Après avoir ÉBdt éclater dans tout le cours de la pièce un enthou- 
siasme auflsi vif pour la liberté de son 'pays ; après avoir si vaillamment 
combattu pour maintenir son indépendance, convient-il à Porus de 
conspirer contre la liberté du monde , et de tout entreprendre pour lui 
donner un maître , quelque grand qu^on le suppose ? Cet élan de la re- 
connaissance n^est^il pas trop peu mesuré ? Et Porus , en parlant ainsi , 
ne dément^il pas le caractère que le poète lui a donné dans toute la 
pièce? Racine, dans cet endroit, se conforme à Thistoire , mais non pas 
aux règles du théâtre. (G. ) 

' Conune Alexandre est amoureux de la sœur de Taxile, il faut lui 
pardonner cet éloge d*un traître; ou plutôt il faut pardonner au jeune 
poète une faute où tant d'exemples l'entraînaient. (L. R. ) 

' Le grand défaut qui règne dans cette pièce, dit Louis Racine, est 
un amour qui en parait faire tout le nœud, tandis qu'un des plus glo- 
rieux exploits d'Alexandre n'en paraît que l'épisode. On était , lorsque 

22. 



840 ALEXANDRE. 

cette pièce parut, si accoutumé à ces romans où les héros de Tantiquité 
sont changés en de fades galants, qu*Alexandre même ne parut pas 
assez doucereux. Au reste, on reconnaît ici une imitation continuelle de 
Corneille, non-seulement dans le style , mais encore dans le sujet. Cor- 
neille avait mis Jules César sur la scène; Racine essaya d'y mettre 
Alexandre. Corneille avait présenté César amoureux de Cléopâtre; Ra- 
cine offrit Alexandre amoureux de Cléofile. Corneille avait peint la gé- 
nérosité de César envers un ennemi mort; Racine peignit la générosité 
d'Alexandre envers un ennemi vaincu et mourant. 

n est tout simple que Racine, alors très-jeune , n'ait pas cru pou- 
voir faire mieux que de modela son Alexandre sur le César de Corneille. 
Heureusement le succès d^ Alexandre n'empêcha pas son auteur de s'ou- 
vrir une route nouvelle, n fit Andromaque: et l'on peut dire avec La 
Harpe qu'il y a un demindède entre ces deux ouvrages. 

Du reste , il est juste de remarquer, avec le même critique^ que c'est 
la première de nos pièces qui ait été écrite avec cette élégance qui con- 
siste dans la propriété des termes, dans la noblesse de l'expression, 
dans le nombre et la cadence du vers. Ce mérite, que l'auteur porta 
depuis infiniment plus loin, et le caractère de Porus^ marquaient déjà 
un progrès dans sa composition. 



ANDROMAQUE, 

TRAGÉDIE. 

1667. 



A MADAME'. 



Madame y 

Ce n'est pas sans sujet que je mets votre illustre nom à 
la tête de cet ouvrage. Et de quel autre nom pourrais-je 
éblouir les yeux de mes lecteurs > que de celui dpnt mes 
spectateurs ont été si heureusement éblouis? On savait que 
Votre Altesse Royale avait daigné prendre soin de la 
conduite de ma tragédie ; on savait que vous m'aviez prêté 
quelques-unes de vos lumières pour y sgouter de nouveaux 
ornements; on savait enfin que vous l'aviez honorée de 
quelques larmes dès la première lecture que je vous en 
fis. Pardonnez^moi , MADAME, si j'ose me vanter de cet 
heureux commencement de sa destinée. Il me console 
bien glorieusement de la dureté de ceux qui ne vou- 
draient pas 8*en laisser toucher. Je leur permets de con- 
damner YAndr&maque tant qu'ils voudront ^ pourvu qu'il 
me soit permis d'appeler de toutes les subtilités de leur 
esprit au cœur de Votre Altesse Royale. 

Mais, MADAME^ ce n'est pas seulement du cœur que 
vous jugez de la bonté* d'un ouvrage, c'est avec une 
intelligence qu'aucune fausse lueur ne saurait tromper. 
Pouvons-nous mettre sur la scène une histoire que vous 

* Henriette-Anne d*Angleft6rre, dachessed^Orléans, était la dernière 
des enfants de Tinfortuné Charles 1^ et de Henriette de France, fille de 
Henri IV et de Marie de Médias; elle épousa, en 1661, Philippe de 
France, duc d'Orléans, firére unique de Louis XIV. Une mort subite 
reniera à Tâge de vingt-six ans, à Saint-Cloud, le 30 juin 1670. (Voyez 
roraifoti funèbre de Boesuet. ) Son goût pour les lettres et pour le théâ- 
tre , son esprit fin et délicat , la rendaient bien digne des honunages d'un 
poète tel que Racine. Elle soutint son premier chef-d'œuvre contre les 
préjugés et les préventions de la vieflle cour, et contre toute la fection 
des admirateurs exclusifs de Corneille. (G. ) 

' Cette construction est dure et embarrassée. Le reste de Tépltre est 
élégant , délicat , digne de la princesse à qui elle est adressée. ( G. ) 



i 



344 ÉPITRE DÉDICATOIRE. 

ne possédiez aussi bien que nous? Pouvons-nous faire 
jouer une intrigue dont vous ne pénétriez tous les res- 
sorts? Et pouvons-nous concevoir des sentiments si nobles 
et si délicats qui ne soient infiniment au-dessous de la 
noblesse et de la délicatesse de vos pensées? 

On sait) MADAME, et Votre Altesse Royale a beau 
s^en cacher, que , dans ce haut degré de gloire où la nature 
et la fortune ont pris plaisir de vous élever *, vous ne dé- 
daignez pas cette gloire obscure que les gens de lettres 
s'étaient réservée. Et il semble que vous ayez voulu avoir 
autant d'avantage sur. notre sexe, par les connaissances 
et par la solidité de votre esprit , que vous excellez dans 
le vôtre par toutes les grâces qui vous environnent. La 
cour vous regarde comme l'arbitre de tout ce qui se fait 
d'agréable. Et nous qui travaillons pour plaire au public» 
nous n'avons plus que faire de demander aux savants 
si nous travaillons selon les règles : la règle souveraine 
est de plaire à Votre Altesse Royale. 

Voilà, sans doute, la moindre de vos excellentes 
qualités. Mais , MADAME , c'est la seule dont j'ai pu par- 
ler avec quelque connaissance : les autres sont trop éle- 
vées au-dessus de moi. Je n'en puis parler sans les ra- 
baisser par la faiblesse de mes pensées , et sans sortir 
de la profonde vénération avec laquelle je suis , 

Madame , 

de votre altesse royale , 

Le très^iumble , très-obéissant ^ et très-£dèie 
serviteur^ 

RACINE. 

^ Oni pris plaisir de vous ékver : oa pouvait peut-être s'exprima ainsi 
4u temps de Racine; Tusage n'admet plus cette feçon de parler ; on dit 
prendre plaisir à qwlque chose, (G. ) 



PREMIERE PRÉFACE*. 



Mes personnages sont si fameux dans l'antiquité ^ que^ 
pour peu qu'on la connaisse^ on verra fort bien que je les 
ai rendus tels que les anciens poètes nous les ont donnés' : 
ausd n'ai-je pas pensé qu'il me fût permis de rien changer 
à leurs mœurs. Toute la liberté que j'ai prise, c'a été d'a- 
doucir un peu la férocité de Pyrrhus^ que Sénèque, dans 
la Troade^ et Virgile , dans le second livre de l'Enéide, 
ont poussée beaucoup plus loin que je n'ai cru le devoir 
faire; encore s'est-il trouvé des gens qui se sont plaints 
qu'il s'emportât contre Andromaque^ et qu'il voulût épouser 
une captive à quelque prix que ce fût; et j'avoue qu'il n'est 
pas assez résigné à la volonté de sa maîtresse, «tque Cé- 
ladon a mieux connu que lui le parfait amour. Mais que 
faire? Pyrrhus n'avait pas lu nos romans; il était violent 
de son naturel, et tous les héros ne sont pas faits pour être 
des Céladons. 

Quoi qu'il en soit , le public m'a été trop favorable pour 
m'embarrasser du chagrin particulier de deux ou trois per- 
sonnes qui voudraient qu'on reformât tous les héros de l'anti- 
quité pour en faire des héros parfaits. Je trouve leur intention 
fort bonne de vouloir qu'on ne mette sur la scène que des 
hommes impeccables; mais je les prie de se souvenir que ce 
n'est point à moi de changer les règles du théâtre. Horace 
nous reconmiande de peindre Achille farouche, inexorable^ 

' Les premières préfaces de Racine sont presque toujours chagrines. 
Aigri par des critiques souvent fausses et injustes , il commence par 
exhaler son dépit en sarcasmes amers ; mais la réflexion tempère sa sen- 
sibilité , et la seconde préface montre un auteur raisonnable, disposé à 
reconnaître ses fautes, à profiter des observations sages, et à mépriser 
les mauvaises plaisanteries. ( G. ) 

' Racine s^aveuglait lui-même : il n'a point rendu Pyrrhus et Andro- 
maque tels que les anciens nous les ont donnés ; et il ne le pouvait pas. 
Non-seulement il lui était permis de changer quelque chose à leurs 
^Buvè , mais il le devait s'il voulait réussir. ( G.) 



34« SECONDE PRÉFACE. 

violent, tel qu'il était, et tel qu'on dépeint son fils. Aristote , 
bien éloigné de nous demander des héros parfaits^ veut au 
contraire que les personnages tragiques , c'est-à-dire ceux 
dont le malheur fait la catastrophe de la tragédie^ ne soient 
ni tout à fait bons, ni tout à fait méchants. Il ne veut pas 
qu'ils soient extrêmement bons ^ parce que la punition d'un 
honune de bien exciterait plus l'indignation que la pitié du 
spectateur; ni qu'ils soient méchants avec excès ^ parce qu'on 
n'a point pitié d'un scélérat. Il faut donc qu'ils aient une bonté 
médiocre, c'est-à-dire une vertu capable de faiblesse, et 
qu'ils tombent dans le malheur par quelque faute qui les 
fasse plaindre sans les faire détester. 



SECONDE PRÉFACE. 

Virgile au troisième livre de t Enéide : c'est Énée qui 
parle : 

Littoraque Epiri le^mus, portuque subimus ' 
Cbaonio , et celstm Butbroti ascendimus urbem. . . . 



Solemnes tum forte dapes, et tristia dona... ' 

Libabat dneri Andromache , Manesqne vocabat 
Hectoreum ad tumolum , viridi quem cespite inauom » 
lEt geminas , causam lacrymis , sacraverat aras. . . 



Dejecit vultum , et demissa voce locuta est ^ : 

« felix una ante alias Priameia vir^ , 

« Hostilem ad tumulum, Troj» sub mœaibus alti& 

« iuasa mori , qu» sortitus non pertoUt ullos , 

« Nec victoris heri tetigit captiva cubiie ! 

« Nos, patfia incensa, diveraa per squora yectfl&^ 

«( Stirpis Achiite» fafitus » juvenemque superbum ^ 

' Vers 292 et 293. — ' Vers 301 , 303 à 305. — ^ Vere 320 à 335. 



SECONDE PREFACE. 347 

<f Servitioenix®, iulimosy qui deinde, secutus 

cr Ledsam Hermionem, lacedœmoniosque hymensos... 



c( Ast illum , ereptœ magno inflammatus amore 

<c Conjugis, et scderum Punis agitatus, Orestes 

« Exdpit incautum , patriasque obtruncat ad aras*. » 

Voilà ^ en peu de vers^ tout le sujet de cette tragédie; 
voilà le lieu de la scène ^ Faction qui s'y passe ^ les quatre 
principaux acteurs, et même leurs caractères^ excepté celui 
d'Hermione , dont la jalousie et les emportements sont assez 
marqués dans YAndromaq'ue d'Euripide. 

C'est presque la seule chose que j'emprunte ici de cet au- 
teur. QÔx, quoique ma tragédie porte le même nom que la 
sienne y le sujet en est pourtant très-différent. Andromaque , 
dans Euripide, craint pour la vie de Molossus^ qui est un 
tUs qu'elle a eu de Pyrrhus^ et qu'Hermione veut faire mourir 
avec sa mère. Mais ici il ne s'agit point de Molossus : Andro- 
maque ne connaît point d'autre mari qu'Hector, ni d'autre lils 
qu'Astyanax. J'ai cru en cela me conformer à l'idée que nous 
avons maintenant de c^tte princesse. La plupart de ceux qui 
ont entendu parler d' Andromaque ne la connaissent guère que 

' « Après avoir côtoyé le rivage d*Êpire, nous entrons dans un port 
de la Chaonie, et gravissons la cdline sur laquelle 8*élève la ville de 
Buthrote... C'était le jour solennel où la triste Androoiaque honorait les 
cendres de son époux par des ofErandes et des libations funèbres... Elle 
invoquait les mânes d'Hector auprès de deux autels qu'elle lui avait 
consacrés, et d'un tombeau de gazon, vain monument qui renouvelait 
sa douleur. . . Elle baissa les yeux, et d'une voix plaintive : « Polyxène ! 
« ô la plus beureuse dos filles de Priam ! condamnée à mourir sur le 
(c tombeau d'un ennemi au pied des hautes murailles de Troie, tu ne 
« souf&is pas d'autres mdbeurt; le sort ne te donna point un maître, 
« et , captive , tu n'entras point dans le lit d'un vainqueur. Et moi , 
« j'ai vu ma patrie dévorée par les flammes; j'ai été traînée de mer en 
« mer; esclave, il m'a fallu supporter et les dédains de la fianaBe d'A- 
« chille et les transports d'un guerrier superbe ! Devenue mère enfin , 
« je me suis vue abandonnée pour la fille d'Hélène et l'alliance du roi 
(( de Lacédémone... Cependant, égaré par l'amour, tourmenté par les 
<t Furies, Oreste surprend le ravisseur de son épouse, ot l'immole au 
« pied des autels de sa patrie. » 



348 SECONDE PREFACE. 

pour la veuve d'Hector et pour la mère d'Astyanax. On ne 
croit point qu'elle doive aimer ni un autre mari , ni un autre 
fils ' ; et je doute que les larmes d'Andromaque eussent fait sur 
l'esprit de mes spectateurs l'impression qu'elles y ont faite ^ si 
elles avaient coulé pour un autre fils que celui qu'elle avait 
d'Hector, 

II est vrai que j'ai été obligé de faire vivre Astyanax un 
peu plus qu'il n'a vécu ; mais j'écris dans un pays où cette 
liberté ne pouvait pas être mal reçue. Car^ sans parler de Ron- 
sard^ qui a choisi ce même Astyanax pour le héros de sa Fran- 
ciade, qui ne sait que l'on fait descendre nos anciens rois de 
ce fils d'Hector^ et que nos vieilles chroniques sauvent la vie 
à ce jeune prince, après la désolation de son pays^ pour en 
faire le fondateur de notre monarchie? 

Combien Euripide a-t-il été plus hardi dans sa tragédie 
d'Hélène! Il y choque ouvertement la créance commune de 
toute la Grèce : il suppose quHélène n'a jamais mis le pied 
dans Troie; et qu'après l'embrasement de cette ville, Méné- 
las trouve sa fenmie en Egypte , dont elle n'était point partie^ 
tout cela fondé sur une opinion qui n'était reçue que parmi 
les Égyptiens , comme on peut le voir dans Hérodote '. 

Je ne crois pas que j'eusse besoin de cet exemple d'Euri- 
pide pour justifier le peu de Uberté que j'ai prise. Car il y a 
bien de la difTérence enU*e détruire le principal fondement 
d'une fable et en altérer quelques incidents ^ qui changent 
presque de face dans toutes les mains qui les traitent. Ainsi 
Achille, selon la plupart des poètes, ne peut être blessé qu'au 
talon, quoique Homère le fasse blesser au bras ' , et ne le croie 
invubiérable en aucune partie de son corps» Ainsi Sophocle 
fait mourir Jocaste aussitôt après la reconnaissance d'CEdipe ^ , 

' Les Grecs croyaient qu'elle le pouvait sans cesser d*étre intéressante. 
Cette délicatesse de sentiments qui élève une femme au-dessus de son 
sexe était inconnue à la nation la plus polie de Tantiquité. Racine parle 
avec une modeste simplicité d*une de ses plus belles conceptions. (G. ) 

' Liv. n, Euterpe. 

' /liade, chant XXI. 

* Après la troisième scène du quatrième acte d*0(&<fip«- (GO 



SECONDE PREFACE. U9 

tout au contraire d'Euripide, qui la fait vivre jusqu'au com- 
bat et à la mort de ses deux fils '. Et c'est à propos de quelques 
contrariétés de cette nature qu'un ancien conmientateur de 
Sophocle remarque fort bien* ce qu'il ne faut point s'amuser 
a à chicaner les poètes pour quelques changements qu'ils ont 
« pu fau*e dans la fable ^ mais qu'il faut s'attacher à consi- 
« dérer l'excellent usage qu'ils ont fait de ces changements , et 
a la manière ingénieuse dont ils ont su accommoder la fable 
« à leur sujet. » 

' Voyez le dernier acte des PMnicienne$, (6.) 
^ S^phodUEUctra, (R.) 



PERSONNAGES. 



ANDROHAQUE , veuve d'Hector, captive de Pyrrhus. 

PYRRHUS, fils d'AcliiUe, roi d^Épire. 

ORESTE, fils d'Agamemnon. 

HERMIONE, fille d'Hélène , accordée avec Pyrrhus. 

PYLADE, ami d'Oreste. 

CLÉONE, confidente d'Hermione. 

CÉPHISE , confidente d'Androînaque. 

PH(ENIX, gouverneur d'Achille, et ensuite de Pyrrhus» 

S01TE d'Oreste. 



Noms des ftcteurs 


qui 


ont joué d'original dans 




Andromaqùe. 


ANDKOMAQUE. 




Mademoiselle Dupabg. 


PYRRHUS- 




F1.OBIBOB. 


ORESTE. 




MONTFLBDRy. 


PYLADE. 




La Flbub. 


HERMIONE. 




Mademoiselle DsscEiLLBt. 



La scène est à Buthrote, ville d'Épire, dans une saUe du palais 

de Pyrrhus. 



ANDROMAQUE. 



ACTE PREMIER 



SCENE I. 

ORESTE, PYLADE. 

ORBSTS. 

Oui y puisque je retrouve un ami si fidèle ^ , 
Ma fortune va prendre une face nouvelle ; 

' Cette renocmtre ifOreste et de Pylade est Teffet du hasard, mais 
elle n'a rien dinvraisemblable. Elle ne ressemble point à ces reconnaît' 
sanees qtd paraîsaent n'avoir été imaginées que pour le besoin de Tin- 
trigue. Ariatote approure ce moyen tragique; mais il ne cite que deux 
eiemplas de son emploi heureux , tant il est rare de ne pas échouer 
dans de pareilles situations I Dans cette iȏce, Racine n*imito plus per- 
sonne, et se montre digne d*étre imité lui*méme; ce n*est plus un dis- 
ciple, un émule de GomeUle : c*est Racine qui se révèle au public avec 
un ton, un style, une manière qui lui appartiennent, avec des traits 
qui lui sont propres, et lui composent une physionomie particulière. 

L'apparition ^AndnmanuB est dans Thistoire de Part dramatique un 
événement presque aussi femeux que la naissance du Cid : notre théfttre 
acquit un modèle de plus. Ce premier cheM'œuvre de Racine excita 
un enthousiasme presque aussi vif, souleva contre Tauteur presque au- 
tant d'ennemis, et fit éclore à peu près autent de critiques que le pre- 
mier chef-d'œuvre de Corneille. , . * 

Racine a des pièces plus parfaites qu'ilndrcrnioque , il n'en a point où 
il y ait plus d*élan et de verve; partout on y reconnaît le Jet d'an ta- 
lent jeune et vigoureux : tout est en mouvement, tout est en féu; les 
intérêts se croisent, les passions se heurtent. Deux amants furieux qui 
poursuivent des ingrates; deux princesses désespérées, l'une d'être ai- 
mée, l'autre de ne pas l'être; deux amis prêts h se dévouer l'un pour 



353 ANDROMAQUE. 

Et déjà son courroux semble s'être adouci ^ 
Depuis qu'elle a pris soin de nous rejoindre ici *. 
Qui Teùt dit^ qu'un rivage à mes vœux si funeste 
Présenterait d'abord Pylade aux yeux d'Oreste *; 
Qu'après plus de six mois que je t'avais perdu , 
A la cour de Pyrrhus tu me serais rendu ? 

raatre ; une méte tremblante pour les jours de son fils; une veuve qui 
veut s*immoler aux œndres d'un époux ; rhéroïsme de la tendresse ma- 
ternelle f le sublime de la foi conjugale > le triomphe de Tamitié parmi 
les fureurs et les vengeances , au milieu des crimes de Tamour : de tous 
ces éléments se compose un ouvrage éminemment dramatique, plein 
d'action , de chaleur et de vie. ( G. ) 

* La fortune d'Oreste n'est autre chose que le génie qui Taccompa^ 
gnait et présidait à ses actions, suivant le système des anciens. Ce génie 
peut être personnifié; et Néron dit fort bien, pour exprimer Tascen*» 
dant que sa mère a pris sur lui ( Britann,, act. H» se. ii ) : 

Mon génie étonné tremble derant le sien. (G. ) 

' Horace veut qu^Oreste soit toujours un personnage triste , iristis 
Orestet. ( ArU poet. ) Ce précepte d'Horace est bien exécuté dans cette 
pièce : Oreste n'y dit rien qui ne témoigne un homme plongé dans la 
mélancolie. Ce n'est pliis à la vérité cet Oreste poursuivi par les Fu- 
ries, qui va s'asseoir sur cette pierre dont il est parlé dans Pausanias, 
et y trouve un soulagement à ses fureurs. Quoique absous du meurtre 
de sa mère par l'Aréopage, quoique lavé de ce crime par une célèbre ex* 
piation chez les Trézénieiis , les Furies n'avaient cessé de le tourmen- 
ter; et il n'en fut entièrement délivré qu'après avoir enlevé dans la 
Taoride la statue de Diane. Alors il songea à revoir Hermione, que Pyr* 
rhus avait épousée. Il n'était donc plus poursuivi par les Furies quand 
il tua Pyrrhus; mais il était toujours poursuivi par le remords de sa 
conscience, par les Furies de ses crimes, comme dit Virgile, SceUrum 
Furiis agitattu Orestet : c'est pourquoi, au dénoûment, il croit voir 
revenir les Furies. Dans cette pièce il ne parle Jamais du meurtre de sa 
mère; et Hermione elle-même, au milieu de sa fureur, ne lui reproche 
pas ce crime, dont elle lui parle dans la lettre faite par Ovide. La vue 
d'un homme souillé du sang de sa mère eût été odieuse aux spectateurs. 
Le poêta a si bien ménagé les choses, qu'Oreste parait accablé de tris- 
tesse , sans qu'on en soupçonne la véritable raison. (L. R. ) 

3 Vaiiantb. Qfià m'eût dit qu'un rivage à mes vœux si foneste 
Présenterait d'abord pylade aux yeux d'Oreste? 



ACTE I, SCÈNE I. 353 

PYLADE. 

J'en rends gr&ces au ciel> qui^ m'arrètant sans cesse ^ 
Semblait m'avoir fermé le chemin de la Grèce , 
Depuis le jour fatal que la fureur des eaux y 
Presque aux yeux de TÉpire ^ écarta nos vaisseaux ^ . 
Combien^ dans cet exil ^ ai-je souffert d'alarmes ! 
Combien à vos malheurs ai-je donné de larmes , 
Craignant toujours pour vous quelque nouveau danger 
Que ma triste amitié i^ pouvait partager ! 
Surtout je redoutais cette mélancolie 
Où j'ai vu si longtemps votre àme ensevelie' ; 

' Vai. Députe le Jour USsak que la tyreor deseaux. 

Presque aux yeux de Mycène , écarta nos vaisseaux. 

* On est d'autant plus frappé de la nuance que Racine a marquée 
entre Oreste et Pylade, que Tamitié qui fait aujourd'hui toute leur gloire 
devait nécessairement rapinrocher et confondre leurs rangs. Peut-être 
eût-il fallu établir entre eux une égalité parfaite. Mais le poète en a 
jugé tout autrement; il a cru que les convenances théâtrales Toblî^ 
geaient de mettre quelque différence entre le fils d'Agamemnon, roi des 
rois, représentant la Grèce entière auprès de Pyrrhus, et le fils de 
Stropbius, petit prince de la Pbodde , lequel n'est dans l^Épire qu'un 
voyageur obscur. La Harpe et Geof&oy approuvent cette distinction. 
Quant à nous, die nous a toujours paru nuire à l'intérêt qu'inspire 
une amitié si célèbre, et qui n'aurait jamais existé si Oreste eût fait 
sentir à Pylade la supériorité de son rang. Que dans P Iliade Nestor re- 
présente à Achille que , quoique ûls d'une déesse , il doit respecter Aga- 
menmon , à cause de la puissance que les dieux lui ont donnée, cela se 
conçoit, parce qu'Achille a reconnu Agamemnon pour son chef. Mais 
Oreste n'^ pas plus le chef de Pylade qu'Achille n'est l'ami d' Agamem- 
non. Il n'y a donc nulle similitude entre ces deux cas ; ce qu'il fallait 
bien remarquer, puisque La Harpe a voulu s'appuyer de ce dernier 
exemple pour justifier Racine. Au reste, quelle que soit l'opinion que 
l'on adopte à ce sujet, nous dirons avec Geof&oy que si Racine a cru 
devoir mettre quelque inégalité entre Oreste et Pylade, il a du moins 
relevé le rôle de cet illustre ami par la noblesse et la beauté des senti- 
ments. Son langage est touchant, affectueux, plein de douceur et de 
charme; enfin, sa tendresse pour Oreste est peinte dans ses discours, 
dans ses actions , et surtout dans la belle scène où il promet d'enlever 
Hermionc. • . ■ ■> 

RACIItK. — T. I. ' 25 



354 ANDROMAQUE. 

Je craignais que le ciel , par un cruel secours , 

Ne vous offrit la mort que vous cherchiez toujours^. 

Mais je vous vois, seigneur; et, si j'ose le dire. 

Un destin plus heureux vous Cimduit en Épire : 

Le pompeux appareil qui suit ici vos pas 

N'est point d'un malheureux qui cherche le trépas. 

ORBSTB. 

Hélas i qui peut savoir le destin qui m'amène? 
f ^'amour me fait ici chercher une inhumaine ' ; 
Mais qui sait ce qu'il doit ordonner de mon sort. 
Et si je viens chercher ou la vie ou la mort ? 

PYLADE. 

Quoi ! votre âme à l'amour en esclave asservie 
Se repose sur lui du soin de votre vie? 
Par quel charme^ oubliant iàxA de tourments soufferts , 
Pouvez-Vsous consentir à rentrer dans ses fers ' ? 
Pensez-vous qu'Hermione, à l^rte inexorable , 
Vous prépare en Épire un sort plus favorable ? 
Honteux d'avoir poussé tant de vœux superflus^, 
Vous l'abhorriez; enfin, vous ne m'en parliez plus : 
Vous me trompiez , seigneur. 



' G*est ainsi qu'un habile artiste se hâte de placer, dans Texposé de 
son avant-scène, tcNit ce qui peut fonder ses caractères et son action. 
Par ces quatre vers, Qreste est déjà connu, et tout le reste y répon- 
dra. (L.) 

' Vumour qui fait chercher une inhumaine. t!ela est encore du style 
romanesque que Racine fit disparaître du théâtre. On regrette de trouver 
quelquefois dans le rôle tragique d'Oreste un langage si peu digne du 
représentant de toute la Grèce. (L.) 

3 Vai. Par qiieb charmes, après tant de toonnents aoufferta, 
Pent-U vous inviter à rentrer dans les fers? 

^ Exprewon impropre, que nous avons déjà remarquée dans 
AUxiwdre, On forme des vœux , mais on ne poniic |km d«« mpimc. Cor- 
neille a dit pousser des dé^rs ; mais on sait que Corneille , souvent mo- 
dèle du sublime ^^ n'est rien moins que classique pour la diction. (L. ) 



ACTE I, SCÈNE I. 355 

ORESTE. 

Je me trompais moi-même ! 
Ami y n'accable point un malheureux qui t'aima * : 
T'ai-je jamais caché mon cœur et mes désirs? . 
Tu vis naître ma flamme et mes premiers soupirs : 
Enfin , quand Hénélas disposa de sa fille 
En faveur de Pyrrhus , vengeur de sa famille , 
Tu vis mon désespoir ; et tu m'as vu depuis 
Traîner de mers en mers ma chaîne et mes ennuis. 
Je te vis à regret ^ dans cet état funeste ^ 
Prêt à suivre partout le défdorable Oreste ' , 
Toujours de ma fureur interrompre le cours ^ , 
Et de moi-même enfin me sauver tous les jours. 
Mais quand je me souvins que , parmi tant d'alarmes , 
Hermione à Pyrrhus prodiguait tous ses charmes ^ , 
Tu sais de quel courroux mon cœur alors épris* 

' Vah. Ani,n*iiMiiltepointBniii«âbeareiix qui faillie. 

^ Le grammairien d'OUvet ne veut pas que répitbète déplorable s'ap- 
plique aux perscmnes : le dictionnaire de TAcadémie le défend; mais In 
poésie s*affiranchit quelquefois des entraves de la grammaire. Racine , 
dans ses meilleurs ouvrages , Esther et AHMilie^ applique si heureusement 
îe mot déphrahle aux personnes, que cela doit suffire pour le faire 
adopter. ( G. ) 

^ Le cours de ma fureur, qui ne serait pas ailleurs une expression assez 
juste. Test ici parfaitement, parce qu'il s'agit d'un homme chez qui la 
fureur est comme un état habituel. ( L. ) 

* Louis Racine semble se ranger à l'avis de ceux qui ont blâmé ce 
vers; non qu'il y donne un sens aussi étendu que celui qu'ils ont cru 
y voir; mais il aimerait mieux réservait que jprodi^uaU. Réservait se- 
rait à la glace, et prodiguait est excellent. Ce n'est pas seulement parcQ 
que cette expression, prodiguait ses charmes y rend avec une élégance 
heureuse des idées toujours délicates à manier; mais ce qui en fait le 
mérite dans la bouche d'Oreste, c'est l'illusion naturelle à la jalousie, 
qui exagère, anticipe , et réaNse tout ce qui Im fait peur. ( L; ) 

^ Le poète veut dire «m amant dépité , courroucé. Il n'y a peut-être 
qu'en ce sens qu'on peut dhre épris de courroux; maiasi le courroux 
d'Oreste n'était pas inspiré par l'amour, il n^ aurait plus de justesse 

25. 



3^6 ANDROMAQUE. 

Voulut en Toubliant punir tous ses mépris '. 

Je fis croire et je crus ma victoire certaine ; 

Je pris tous mes transports pour des transports de haine : 

Détestant ses rigueurs y rabaissant ses attraits^ 

Je défiais ses yeux de me troubler jamais. 

Voilà comme je crus étouffer ma tendresse. 

En ce calme trompeur j'arrivai dans la Grèce '; 

Et je trouvai d'abord ses princes rassemblés. 

Qu'un péril assez grand semblait avoir troublés. 

J'y courus. Je pensai que la guerre et la gloire 

De soins plus importants rempliraient ma mémoire; 

Que, mes sens reprenant leur première vigueur. 

L'amour achèverait de sortir de mon cœur'. 

Mais admire avec moi le sort , dont la poursuite 

Me fait courir alors au piège que j'évite *. 

J'entends de tous côtés qu'on menace Pyrrhus ; 

Toute la Grèce éclate en murmures confus : 

On se plaint qu'oubliant son sang et sa promesse , 

Il élève en sa cour l'ennemi de la Grèce ^ 

Astyanax , d'Hector jeune et malheureux fils. 

Reste de tant de rois sous Troie ensevelis. 

J'apprends que, pour ravir son enfance au supplice , 

Andromaque trompa l'ingénieux Ulysse , 

dans Texpression , car le mot épris ne peut se dire que des passions qui 
ont une sorte d'analogie avec l'amour. Racine a voulu faire sentir qu'O- 
reste se plaisait dans son courroux comme un amant se plait quelque- 
fois dans sa douleur, et dans ce sens l'expression est très-belle. 

' Racine avait mis d'abord, au lieu de punir, venger tous ses mépris. 
Subligny releva cette expression comme peu .exacte; et Racine, en so 
corrigeant, reconnut la justesse de la critique. (6,) 

2 Vab. Dans ce calme trompeur j'arritai dans la Grèce. 

' Les sens sont pris ici pour l'âme , l'esprit , comme il arrive souvent 
en poésie ; mais-la manière dont ce mot sens est placé présente une tout 
autïe idée que celle du poète, et c'est ce qu'il fallait éviter. De plus, 
achèverait de sortir n'est rien moins qu'élégant. (L. ) 

^ Var. Me fait courir moi-même au piège que J'éTite. 



ACTE I, SCÈNE I. 357: 

Taudis qu'un autre enfant^ arraché de ses bras , 

Sous le nom de son fils fut conduit au trépas. 

On dit que , peu sensible aux charmes d'Hermione^ 

Mon rival porte ailleurs son cœur et sa couronne. 

Ménélas^ sans le croire^en parait affligé^ 

Et se plaint d'un hymen é. longtemps négligé. 

Parmi les déplaisirs où son àque se noie , 

Il s'élève en la mienne ime secrète joie : 

Je triomphe ; et pourtant je me flatte d'abord 

Que la seule vengeance excite ce transport. 

Mais l'ingrate en mon cœur reprit bientôt sa place : 

De mes feux mal éteints je reconnus la trace; 

Je sentis que ma haine allait finir son cours ', 

Ou plutôt je sentis que je l'aimais toujours. 

Ainsi de tous les Grecs je brigue le suffrage. 

On m'envoie à Pyrrhus : j'entreprends ce voyage. 

Je viens voir si l'on peut arracher de ses bras 

Cet enfant dont la vie alarme tant d'États. 

Heureux si je pouvais , dans l'ardeur qui me presse , 

Au lieu d'Astyanax y lui ravir ma princesse ! 

Car enfin n'attends pas que mes feux redoublés 

Des périls les plus grands puissent être troublés. 

Puisque après tant d'efforts ma résistance est vaine , 

Je me livre en aveugle au transport qui m'entraîne * . 

J'aime : je viens chercher Hermione en ces lieux*, 

La fléchir^ l'enlever, ou mourir à ses yeux. 

Toi qui connais Pyrrhus, que penses-tu qu'il fasse ? 

Dans sa cour, dans son cœur, dis-moi ce qui se passe. 

Mon Hermione encor le tient-elle asservi? 

Me rendrariril , Pylade, un bien qu'il m'a ravi'? 

* Var. Je me BTre en ayengleaadeêtin qui m'entraîne. 
' Tout le caractère d*Oreste, toute sa conduite dans la pièce est dans 
ces vers, qui excitent déjà un grand intérêt. (6. ) 
» VAR. Me tendra-t-ll , Pylade , un cceur cpiil ma ravi ? 



358 ANDROMAQUE. 

PYLADE. 

Je vous abuserais^ si j'osais vous promettre 

Qu'entre vos mains ^ seigneur^ il voulût la remettre : 

Non que de sa conquête il paraisse flatté. 

Pour la veuve d'Hector ses feux ont éclaté ; 

Il l'aime : mais enfin cette veuve inhumaine 

N'a payé jusqu'ici son amour que de haine ; 

Et chaque jour encore on lui voit tout tenter * 

Pour fléchir sa captive ou pour Fépouvanter. 

De son fils qu'il lui cache il menace la tète* ^ 

Et fait couler des pleurs qu'aussitôt il arrête. 

Hermione elle-même a vu plus de cent fois 

Cet amant irrité revenir sous ses lois^ 

Et de ses vœux troublés lui rapportant l'hommage^ 

^upirer à ses pieds moins d'amour que de rage. 

Ainsi n'attendez pas que l'on puisse aujourd'hui 

Vous répondre d'un cœur si peu maître de lui : 

Il peut^ seigneur^ il peut^ dans ce désordre extrême^ 

Épouser ce qu'il hait , et perdre ce qu'il aime*. 

• Ce vers est condamné par la grammaipe , et absous par la clarté du 
sens. Lui se rapporte grammaticateiaeiit a la veuve inkmwMtini» mais il 
est évident par le y»s suivant qu^il doit se rapporter à Pyrrhus. Racine 
aurait pu éviter cette faute en substituant le k lui j ce qui serait plus 
correct; car le mot ^tii, qui est employé ici comme régime direct» ne 
peut jamais s^employer que comme régime indirect. 

3 Var. Ulai cache son fils, il menace ta tôte. 

3 VAB. Épower ce qu'il ludk , et ponir ce qu'il aisie. 

Tout le suiet de la fûèce est dans cette peinture admirable du ca* 
ractère de Pyrrhus. On sent que les événements naîtront tour à tour 
des espérances ou des incertitudes de ce héros. Quelques critiques ont 
blâmé ce caractère : ils ont dit que Pywbus, mettant un prix à la pro- 
tection qu'il accorde au fils d'Andromaque, manquait à la fois de no- 
blesse et de générosité. L'observation serait juste, si Pyrrhus n'était 
pas aveuglé par le sentiment qui le maîtrise. 11 fo«t, au contraire» louer 
Racine d'avoir peint avec tant de bonheur les viotenoes de la pas^on , 
et cela sans jamais avilir son héros. 11 s'est bien gardé d'offrir à nos 



ACTE I, SCÈNE I. 3ô9 

ORBSTB. 

Mais dis-moi de quel œil Hermicme peut voir 
Son hymen différé , ses charmes sans pouvoir * . 

PTLAOB. 

Hermione^ seigneur^ au moins en apparence , 
Semble de son amant dédaigner Tinponstance , 
Et croit que , trop heureux de fléchir sa rigueur % 
Il la viendra presser de reprendre son cœur. 
Mais je Tai vue enfin me confier ses larmes : 
Elle pleure en secret le mépris de ses charmes ; 
Toujours prête à partir^ et demeurant toujours , 
Quelquefois elle i^ppelle Oreste à son secours. 

OEESTE. 

Ah ! si je le croyais^ j'irais bientôt^ Pylade, 
Me jeter. . . 

PYULDE. 

Achevez^ seigneur^ votre ambassade. 
Vous attendez le roi : parlez^ et lui montrez 
Contre le fils d'Hector tous les Grecs conjurés. 
!x)in de leur accorder le fils de sa maîtresse^ 
Leur haine ne fera qu'irriter sa tendresse. 



regards ce féroce Pyrrhus, qui égorge au pied des autels un yieillard 
sans défense. Sa barbarie, comme sa générosité, lui viennent de Ta- 
mour. Racine s'est servi d'une passion terrible pour le rapprocher de 
nos mœurs, et c'est ainsi qu'il a pu adoUdr le caractère de Pyrrhus sans 
blesser les convenances. Nous ferons la môme observation sur le carac- 
tère d'Andromaque. Dans Euripide, c'est une femme ambitieuse; dans 
Virgile, c'est une veuve qui pleure son mari; dans Racine , c'est unu 
mto qui veut sauver son ûls, et l'amour maternel la rapproche de nos 
moeurs, sans que les mœurs antiques soient jamais blessées. 

( Var. MaéidiMnoi de quels yem Uermioiie peut voir 
Ses attraits offensés , et ses yeux sans pouvoir. 

SubMgny s'égaya sur dis yeux qui voient des yeux , et Racine refit les 
deux vers comme nous les voyons aujourd'hui. 

' Yar. Et croit (juc , trop heureux d'apaiser sa rigue^.... 



666 ANDROMAQtJE. 

Plus on veut les brouiller, plus on va les unir *. 
Pressez : demandez tout, pour ne rien obtenir. 
11 vient. 

ORESTE. 

Hé bien ! va donc disposer la cruelle 
A revoir un amant qui ne. vient que pour eUe. 

SCÈNE II. 

PYRRHUS, ORESTE,. PHCCNIX. 

ORESTE. 

Avant que tous les Grecs vous parknt par ma vol\ , 
Souffrez que j'ose ici me flatter de leur choix'. 
Et qu'à vos yeux, seigneur, je montre quelque joie 
De voir le fils d'Achille et le vainqueur de Troie. 
Oui, comme ses exploits nous admirons vos coups: 
Hector tomba sous lui , Troie expira sous vous ; 
Et vous avez montré , par une heureuse audace , 
Que le fils seul d'Achille a pu remplir sa place. 
Mais ce qu'il n'eût point fait, la Grèce avec douleur 
Vous voit du sang troyen relever le malheur. 
Et, vous laissant toucher d'une pitié funeste. 
D'une guerre si longue entretenir le reste. 
Ne vous souvient-il plus , seigneur, quel fut Hector? 
Nos peuples affaiblis s'en souviennent encor. 

* Le mot brouiller ne s*emploie guère dans la poésie noble. (L. ) — H 
fant remjsurqper ici que lies caractères des quatre principaux personnages 
sont annoncés dans cette première scène : Pyrrhus tentera tout pour 
féchirune veuve inhumaine» ou pour Vêpouvanter; Orestesera toujours 
incertain s*il doit chercher la vie ou la mort; Hermîone dédaignée se 
flattera toujours que Pyrrhus la viendra presser de reprendre son cceur: 
et Ton verra que ces caractères une fois annoncés ne se démentiront 
point dans la pièce. Toutes ces conditions , requises pour une bonne 
exposition , sont observées dans cette scène. (L. B. ) 

3 Var. Souffrez que Ja me flatte en secret de leur choix. 



ACTE I, SCÈNE II. 861 

Son nom seul fait frémir nos veuves et nos filles ; 
Et dan1$ toute la Grèce il n'est point de familles 
Qui ne demandent compte à ce malheureux fils 
D'un père ou d'un époux qu'Hector leur a ravis. 
Et qui sait ce qu'un jour ce fils peut entreprendre ' ? 
Peut-être dans nos ports nous le verrons descendre . 
Tel qu'on a vu son père , embraser nos vaisseaux , 
Et, la flamme à la main y les suivre sur les eaux'. 
Oserai-je , seigneur, dire ce que je pense? 
Vous-même de vos soins craignez la récompense , 
Et que dans votre sein ce serpent élevé 
Ne vous punisse un jour de l'avoir conservé. 
Enfin de tous les Grecs satisfaites l'envie , 
Assurez leur vengeance , assurez votre vie : 
Perdez un ennemi d'autant plus dangereux. 
Qu'il s'essaiera sur vous à combattre contre eux. 



' Cette idée, ainsi que plusieurs autres, se retrouve dans la Troade 
de Pradon ; mais si les idées sont de Pradon , qui les avait lui-même em- 
pruntées de Sénèque , la poésie est de Racine. 

' Racine parait avoir eu en vue ces vers de Virgile , qui présentent la 
même image: 

a Quantum uintalus ab illo 
< Heclore , qui redit eravias tndatus AchilUs, 
« Vel DananiD phrygiot jacidatus puppibtis ignest > 

jEneid., lib. Il, v. 274. 

«f Qu'il était différent de cet Hector, qui reveiiiait chargé des dépouilles 
d*Àchille , ou qui rentrait dans nos murs après avoir lancé la flamme 
sur les Taisseaux des Grecs! » 

L'art du discours d'Oreste, dit Geoffroy, consiste à ne présenter à 
Pyrrhus que des motifs plus capables d'affermir que d'ébranler la réso- 
lution qu'il a prise de ne pomt livrer le fils d'Hector. L'orateur lui parle 
de l'intérêt dès Grecs , qui ne le touche point ; il essaie de l'effrayer, et 
il ne fait que l'enhardir. On sent que l'ambassadeur craint d'obtenir ce 
qu'il demande. Racine semble avoir voulu lui-même mettre les specta- 
teurs dans le secret de cette finesse, lorsqu'il fait dire à Pylade : 

Pressex : demandez tout, pour ne rien obtenir. 



363 ANDROMAQUE. 

PTRMHUS. 

La Grèce en ma faveur est trop inquiétée : 

De soins plus importants je l'ai crue agitée , 

Seigneur; et^ sur le n(»n de son ambassadeur^ 

J'avais dans ses projets conçu j^us de grandeur. 

Qui croirait; en effet, qu*une telle entrei^ise 

Du fils d'Agamemnon méritât l'entremise ; 

Qu'un peuple tout entier, tant de fois triomphant , 

N'eût daigné conspirer que la mort d'un enfant? 

Mais à qui prétend-on que je le sacrifie? 

La Grèce a-t-eUe encor quelque droit sur sa vie? 

Et , seul de tous les Grecs, ne m'est-il pas permis 

D'ordonner d'un captif que le sort m'a soumis ' 7 

Oui , seigneur, lorsqu'au pied des murs fumants de Troie 

Les vainqueurs tout sanglants partagèrent leur pnne , 

Le sort, dont les arrêts furent alors suivis , 

Fit tomber en mes mains Andromaque et son fils. 

Hécube près d'Ulysse acheva sa misère* ; 

Cassandre dans Argos a suivi votre père : 

Sur eux, sur leurs captifs, ai-je étendu mes droits? 

Ai-je enfin disposé du fruit de leurs exploits? 

On craint qu'avec Hector Troie un jour ne renaisse : 

Son fils peut me ravir le jour que je lui laisse. 

Seigneur, tant de prudence entraîne trop de soin ; 

Je ne sais point prévoir les malheurs de si loin. 

Je songe quelle était autrefois cette ville 

Si superbe en remparts, en héros si fertile. 

Maltresse de l'Asie ; et je regarde enfin ' 



> Var. D'ordonner dei captifs que le tort m'a souniii? 

' At^ieva sa misère» façon de parler hardie et poétique, pour dire 
acheter sa mUérable vie. Misère est un terme noble en poésie; il ne si- 
gnifie pas seulement pauvreté, infamie ^ mais matheur^ infortuné, (G.) 

' Parmi ces périodes poétiques si bien entendues , et ces finesses de 



ACTE I, SCÈNE II. 3Gl 

<Duel fut le sort de Troie ^ et qael est son destin : 

}e ne' vois que des tours que la cendre a couvertes , 

Un fleuve teint de sang y des campagnes désertes ^ 

Un enfant dans les fers ; et je ne puis songer 

Que Troie en cet état asj^re à se veiq;er. 

Ah ! si du fils d'Hector la perte était jurée^ 

Pourquoi d'un an entier Tavons-nons différée ? 

Dans le sein de Priam n'a-t-on pu TiHimoler? 

Sous tant de morts ^ sous Troie ^ il fedlait Taccahler. 

Tout était juste alors : la vieillesse et l'enfance 

En vain sur leur faiblesse appuyaient leur défense ; 

La victoire et la nuit y plus cruelles que nous y 

Nous excitaient au meurtre^ et confondaient nos coups. 

Mon courroux aux vaincus ne fut que trop sévère. 

Mais que ma cruauté survive à ma colère^ 

Que y malgré la pitié dont je me sens saisir^ 

Dans le sang d'un enfant je me baigne à loisir ? [ proie ; 

Non y seigneur : que les Grecs cherchent quelque autre 

Qu'ils poursuivent ailleurs ce qui reste de Troie 

De mes inimitiés le cours est achevé; 

L'Épire sauvera ce que Troie a sauvé * . 

Tari qui yarieat, mais avec mesure, T uniformité de nos distiques, il 
faut remarquer celles-ci : 

H loiige qpelle était auUrefoit eelte ville , 
Si MiperlM ea remparts, eo héros si ferUle , 
Maîtresse de l'Asie... et je regarde enfin, etc. 

La phrase est ici coupée au milieu du troisième vers ; elle Test do 
même dans la suivante : 

Je ne voit que des toors que U cendre a couvertes^, 
Un 4eiive teint de sang, dies campagnes désertes. 
Un enfant dans les fers... et je ne puis songer, etc. 

C*esi ainsi que le versificateur habile diversifie le rhythme sans le 
détruire , et contente Toreille sans la dérouter. ( L.) 

' < Equidem fatebor ( pace dixisse hoc tua 

« Argiva telUis Uceat) , affUgi Phrygas 
■ Vincique volui ; niere et aequari solo 
t Etiam arcuissem ; sed régi fraînis netiitit 



364 ANDROMAQUE. 

ORESTE. 

Seigneur^ vous savez trop avec quel artifice 

Un faux Astyanax fut offert au supplice 

Où le seul fils d'Hector devait être conduit; 

Ce n'est pas les Troyens, c'est Hector qu'on poursuit. 

Oui^ les Grecs sur le fils persécutent le père ^ ; 

Il a par trop de sang acheté leur colère. 

Ce n'est que dans le sien qu'elle peut expirer; 

Et jusque dans l'Épire il les peut attirer : 

Prévenez-les. 



«Etira, et ardent hosti», et vietorta 

a Commissa nocti : qoidqnid indignum ant f eram 

« Cuiquam videri potnit, hoc fecit dolor 

< Teiiebr»qiie , per qiias ipae se irritât faror, 
« Gladiusque felix, ô^us infecti semel 

« Vecors libido est Quidquid everss potest 
• Snpereise TroJ» , maneat. Exactiini satis 

< Pcenamin , et ultra est Regia yt virgo occidat 
« Tumuloque donum detur, et cineres riget, 

< Et fadnus atrox caedis , ut thalamos Tocein. 

< Non patiar : in me culpa cunclorum redit 

< Qui nonretat peccare, cum possit, jubet > • 

« Oui, je l'avoue (6 terre d'Argos, permets-moi ce langage !) , j'ai 
voulu vaincre, humilier les Troyenj; et cependant j'aurais voulu les 
sauver de leur entière destruction. Mais au milieu des ombres de la 
nuit, dans l'emportement de la victoire, qui pourrait réprimer la fu- 
reur du soldat? Tout ce que l'imagination peut concevoir de plus hor- 
rible , le fer l'exécute ; les ténèbres irritent la cruauté , et le glaive 
insatiable, une fois teint de sang , ne cesse plus de fîrapper. Épargnons 
au moins ce qui reste de Troie. Assez et trop de victimes sont tombées 
sous nos coups. Faut-il qu'une vierge, fille de tant de rois , soit encore 
immolée sur un tombeau , que son sang arrose des cendres, et qu'un 
affreux sacrifice remplace les fêtes de l'hyménée? Non, je ne puis le 
souffrir : les attentats de tous retomberaient sur moi. Ne pas s'opposer 
au crime, quand on le peut, c'est le commander. » Sén., Troade, 
act. II, se. II. 

• Persécuter, suivant son étymologie(per«eqMi), signifie poursuivre. 
Racine a dit par ellipse persécuter le père sur le fils , comme on dirait 
en prose poursuivre sur le fils les crimes du père. L'abbé d'Olivet trou* 
vait un barbarisme dans cotte phrase. 



ACTE I, SCÈNE II. 365 

PYRRHUS. 

Non, non. J'y consens avec joie! 
Qu'ils cherchent dans l'Épire une seconde Troie; 
Qu'ils confondent leur haine, et ne distinguent plus 
Le sang qui les fit vaincre, et celui des vaincus. 
Aussi bien ce n'est pas la première injustice / 
Dont la Grèce d'Achille a payé le service. 
Hector en profita, seigneur; et quelque jour 
Son fils en pourrait bien profiter à son tour. 

ORESTE. 

Ainsi la Grèce en vous trouve un enfant rebelle ? 

PYRRHUS. 

Et je n'ai donc vaincu que pour dépendre d'elle? 

ORESTE. 

Hermione , seigneur, arrêtera vos coups * : 
Ses yeux s'exposeront entre son père et vous*. 

PYRRHUS. 

Hermione, seigneur, peut m'ètre toujours chère; 
Je puis l'aimer, sans être esclave de son père ; 
Et je saurai peut-être accorder quelque jour* 
Les soins de ma grandeur et ceux de mon amour. 
Vous pouvez cependant voir la fille d'Hélène : 
Du sang qui vous unit je sais l'étroite chaîne. 



' Cette scène, pour Tintérét du sujet et pour Téloquence du style, 
mérite d*étre citée parmi les phis belles du théâtre français. Il est rare 
que dès la seconde scène d'une tragédie, où le poète est encore occupé 
de son exposition , il puisse trouver matière à tant de beautés. (G. ) 

' S*opposer exige impérieusement un régime. Ce n*est pas ici le cas 
de Tellipse : Tellipse n'est bonne que quand Tesprit et Toreille du 
spectacteur ou du lecteur la font comme de concert avec récrivain. 
(L.) ^ Dans le second vers de la scène suivante, on remarque cette 
expression, brûlé pour la princesse, qui est encore du style roma- 
nesque. (G.) 

* Var. Et j#î saurai peut-être accorder en ce jour, e4c. 



366 ANDROMAQUE. 

Après cela, seigneur, je ne vous reliens plus, 
Et vous pourrez aux Grecs annoncer mon refus. 

SCÈNE m 

PTRHHUS, PHCENIX. 

PHOfflllX. 

Ainsi vous l'envoyez aux pieds de sa maltresse ! 

PYRRHUS. 

On dit qu'il a longtemps brûlé pour la princesse. 

PHOBNIX. 

Mais si ce feu , seigneur, vient à se rallumer. 
S'il lui rendait son cœur, s'il s'en faisait aimer? 

PYRRHUS. 

Ah! qu'ils s'aiment, Phœnix! J'y consens: qu'elle parte; 
Que , charmés l'un de l'autre , ils retournent à Sparte ; 
Tous nos ports sont ouverts et pour elle et pour lui. 
Qu'elle m'épargnerait de contrainte et d'ennui ! 

PUOENIX. 

Seigneur... 

PYRRHUS. 

Une autre fois je t'ouvrirai mon àme ; 
And romaque parait * . 

' Le lieu de la scène, dans la plupart des chefe-d'œuvre de Haciue, 
est marqué avec une exactitude admirable , et dans Athalie cette es- 
pèce d'unité est parfaite. Ici , il est sans doute peu naturel que la même 
salle où Pyrrhus a écouté les propositions d'Orcste soit encore celle où 
il s*entretient avec Ândromaque, avec Hermione, celle où Hermione 
reçoit Oreste et Ancj^omaque; il faut absolument se prêtier à l'illusion 
théâtrale, et ne pas exiger une vraisemblance plus austère, qui rendrait 
presque impossible la pratique de Tart. ( G. ) 



ACTE I, SCÈNE IV. 367 



SCENE IV. 

PYRRHUS, ANDROMAQUE, PHCENIX, CÉPHISE. 

PYRRHUS. 

Me cberchiez-¥ou8 y madame * ? 
Un espoir si charmant me seraii-il permis? 

AHDlOMAQinB. 

Je passais jusqu'aux lieux où Ton garde mon fils. 
Puisqu'une fois le jour vous souffrez que je voie 
Le seul bien qui me reste et d'Hector et de Troie ^^ 
J'allais^ seigneur^ pleurer un moment avec lui ' : 
Je ne l'ai point encore embrassé d'aigourd'hui ! 

)' Si Pyrrhus, parlant d*Andromaque, disait : que rherehe ici ma- 
dame? ce madame serait ridicule, parce que Tnsage ne Ta point intro- 
duit de cette manière. Quelques personnes désapprouvent nos poètes 
d*ayoir reçu ce mot dans le style de la tragédie : pourquoi , disent- 
elles, n'ont-ils pas reçu de même monsieur? On y a suppléé par seigneur : 
et wiadame^ adressé aux femmes, est comme seigneur. Dans les tragédies 
espagnoles et italiennes, on s'adresse aux femmes en prononçant leur 
nom. Eodriguû, dans 2e Cûi, dit toujours Chiméne. Cinna dit toujours 
Emilie; et la confidente même d'Emilie rappelle par son nom. (L. R. ) 

' Pyrrhus amoureux d'Andromaque , Pyrrhus qui pour Andromaque 
brave toute la Grèce, ne permet cependant à cette tendre mère de voir 
son fils qu'une fois par jour. Pourquoi cette rigueur? Pourquoi un 
amant refuse-t-il à sa maltresse la consolation que le maître le plus dur 
ne refuserait pas à la dernière esclave? Pourquoi le fils est-il séparé de 
la mère? Pyrrhus r^nd à ces questions, lorsqu'il dit : 

Attend-elle en ce Jour 
Que je lui laine an fils poar nourrir son amoar? 

ActeU, se V. (O.) 

' Vcnlà de ces vers qui se gravent d'eux-mêmes dans la mémoire de 
tous ceux qui les ont lus et entendus. Le cœur les a faits , et le cœiur 
las retient : il y en a une foule de ce genre dans le rôle d' Andromaque : 

Un enfant ualbenreax, qui ne sait pas encor 

Que Pyrrhus est son maître , -et qu'il est fils d'Hector. 



368 ANDROMAQUE. 

PYRRHUS. 

Ah! madame^ les Grecs, si j'en crois leurs alarmes, 
Vous donneront bientôt d'autres sujets de larmes. 

ANDROMAQUE. 

Et quelle est cette peur dont leur cœur est frappé. 

Et mon fils avec moi n'apprendra qu'à plenrer. 



Hélas! il mourra donc 1 11 n'a pour sa défense 
Qne les pleurs de sa mère , et que son innocence. 

Et quelquefois aussi parle-lui de sa mère , etc. 
Cet inimitable rôle respire, dès son débat, cette simplicité attendris- 
sante qui ne se dément pas un moment. Presque point de figures de 
diction. Autant elles sont multipliées et hardies dans le r61e d^Hermione, 
autant elles sont rares et ménagées dans celui-ci. Le langage des pas- 
sions violentes et effrénées doit leur ressembler : comme elles, il ose et 
risque tout. Les passions ne connaissent pas plus de règle en parlant 
qu'en agissant : rien ne leur coûte pour s'exprimer, non plus que pour 
se satisfaire. Au contraire, la douleur nourrie par le temps, la tristesse 
habituelle et réfléchie , mais qui n'est ni sans consolation ni sans espé- 
rance , a dans son langage une sorte de douceur timide et de naïveté 
facile. Elle ne fait aucun effort, et ne cherche rien ; elle s'épanche suivant 
l'occasion et le besoin , et tout ce qu'elle dit lui échappe comme involon- 
tairement La passion se répand au dehors ; elle veut se ccmmuniquer, 
et rien ne lui paraît assez fort pour se faire entendre. La douleur dont 
je parle ne fait que se montrer autant qu'elle y est obligée, et ce qu'elle 
produit de ses sentiments fait voir qu'elle en retient beaucoup plus. La 
passion qui s'élance toujours vers un objet croit n'en avoir jamais assez 
dit. La douleur, accoutumée à être pour ainsi dire geule avec elle-même, 
ne sort de son silence et de sa solitude qu'avec une espèce de contrainte 
et de fatigue, et y rentre volontiers; elle est comme la beauté modeste 
qu'on a forcé de lever son voile, et qui baisse les yeux. Ses paroles tom- 
bent alors les unes après les autres , dans leur ordre naturel , prédsé- 
ment comme les vers d'Andromaque. Vous n'y verrez presque point d'in- 
versions ; vous n'y verrez que les constructions les plus simples , les plus 
ordinaires, presque point d'épithètes. Comme elle ne sent que pour 
elle, elle ne songe guère à peindire ; mais chaque idée, chaque seQtiment, 
chaque expression est d'une vérité qui pénètre. C'est surtout quand 
l'âme souffre ainsi, qu'elle est la plus vraie; car elle ne peut ni ne veut 
rien exagérer, au lieu que le bonheur et la joie ont un peu de cet en- 
thousiasme qui est près de l'exagération. ( L. ) 



ACTE l, SCÈNE IV. 3G9 

Seigneur ? Quelque Troyen vous estril échappé ? 

PYRRHUS. 

Leur haine pour Hector n'est pas encore éteinte : 
Ils redoutent son fils. 

ANDRdMAQUB; 

Digne objet de leur crainte ^ ! 
Un enfant malheureux , qui ne sait pas encor 
Que Pyrrhus est son maître > et qu'il est fils d'Hector' ! 

■ Jamais les secrets da cmxut humain, les illusions, les o^âintes, les es- 
pérances de Tamour maternel, n^ont été peints avec tant de profondeur et 
d*habileté. On ne cesse de s*étonner, en lisent les quatorze premiers vers 
de cette scène, de tout ce qu^ils renferment. Dès le premier, on voit 
qu^Andromaque ne vit plus que pour son ,fils ; elle en fait son consola- 
teur, son ami, elle va pleurer avec lui. Pyrrhus la menace de nouveaux 
malheurs, aussitôt elle cherche à écarter la pensée de ce fils ^ elle n'en 
parle plus» elle voudrait qu'on pût roubHer,. mdis elle ne Toublie pas 
ell&4néme^ et Ton sent qu^elle feint une assurance qui est loin de son 
cXBxxtk Enfin , Pyrrhus lui parle de son fils , et Tamour matedrnel trouve 
encore le moyen de se fiedre une illusion : tout à coup ce consolateur, 
avec lequel Andromaque allait pleurer, ce seul bien qui lui reste et d'Hec- 
tor et de Troie, n*est plus qu*un malheureux enfant^ une foible créature, 
d<Mit Pyrrhus ett le maître , et ^i ne sait pas encore que le grand Hector 
est son père. EUe relevait tout à Theure presque involontairement; elle 
rabaisse en ce moment, comme pour le rendre indigne des regards de ses 
ennemis. La tournure de la phrase est aussi adroite que peut le per- 
mettre le trouble d'une mère : elle feint de ne pas vouloir ajouter foi à la 
possibilité des malheurs qu'elle craint. Ge n'rât plus une illusion qu'elle 
se fait, c'est une illusion dans laquelle elle voudrait entraîner Pyrrhus ; 
c'est une ruse de son cœur, et elle emploie l'ironie ^ comme plus propre 
à éveiller l'orgueil dç celui qu'elle redoute. H y a là un abandon d'amour 
maternel, une délicatesse de sentiment, une profondeur, une rapidité 
d'émotions, dont les anciens mêmes offrent peu d'exemples. Us étaient 
plus calmes , plus tranquilles ; ils avaient une noblesse plus froide ; et 
pour nous bonier à un exemi^, ce vers si touchant : 
ie ne l*ai point encore éndtarasié d'aq^ourdlnii , 
est le mot d'une mère , mais cela n'esit pas dans le goût des Grecs et des 
Romains ; c'est mieux encore , c'est l'expression de la nature. 

' Il y a dans cette scène quelques vers qui paraissent avoir été inspirés 
par le passage suivant de Sénèque : 

c Anhas minas urMs in dnerem datas 

BACINB. — T. I. 2ft 



370 ANDROMAQUE. 

PYRRHUS. 

Tel qu'il est , tous les Grecs demandent qu'il périsse. 
Le fils d'Agamemnon vient hâter son supplice. 

ANDROBIAQUE. 

Et vous prononcerez un arrôt si cruel? 

Esirce mon intérêt qui le rend criminel? 

Hélas ! on ne craint point qu'il venge un jour son père ; 

On craint qu'il n'essuyât les larmes de sa mère ^ 

Il m'aurait tenu lieu d'un père et d'un époux; 

Mais il me faut tout perdre, et toujours par vos coups. 

PYRRHUS. 

Madame, mes refus ont prévenu vos larmes. 

< Hic exdtabit? Hs manos Trojam érigent? 
« Huilas habet ipea Troja, ti talet habet 

« Non lie jacemus Troet» nt cniqnam mctai 
« PoMimiis esse? Spiritns genitor tacit? 
■ Sed nempe tractus ipse post Trpjam pater 
« Po6iii»et animos , magna quos frangunt inala. 
« Si pœna petitar, qn» peti gravior potest? 

< Fanolare ooUo nobiU mbeat jugum t 

« Serfire Uceat Alicpiif hoc régi Q«gat? • 

« Quoil un enfhnt relèverait des murs réduiU en cendre! sa faible 
main fn^ail sortir Troie de ses ruines ! Àh I si Troie n'a plus que œt es- 
poir, elle est donc perdue à Jamais. Tant de guerriers sont tombés sous 
Tos coups ! A qui pouvons^ous désormais inspirer quelque Tainte ? 
Hector, dites-Yous, enflamme notre courage. Hélas ! Hector ne fut-il pas 
traîné dans la poussière? A Taspect des maui qui nous accablent, sa 
grande âme eUe*méme serait restée sans espok. Si les Grecs veulent des 
supplices, quel plus affreux supplice peuvent^ils vpuloir? Faites peser 
le joug sur une àte qm devait porter une couronne: qu'il lui soit pw- 
mis d*étre esclave. A-t-on jamais refusé reeclavage à un roi? » Sbh., 
Troad,<t acte HI , se m. 

' La grammaire veut qu.*U essuie : foute légère, qui s'aperçoit à pdne 
dans les vers charmants empreints de toute la grâce de Racine. Ce que 
dit Andromaque n'est ni vrai, ni juste : les Grecs ne songeaient pas 
à elle, ni à sa douleur; ils ne voyaient dans Astyanax que le ûls d'Hec^ 
tor, et non le ûls d'Andromaque ; mais Andromaque parle à Pyrrhus; 
^le veut l'attendrir en lui parlant d'elle ; elle lui reproche avec douceur 
et tendresse d'être l'auteur de tous ses maux ; il semble qu'elle y soit 
plus sensible parce qu'ils vieiment de lui. ( G. ) 



ACTE I, SCÈNE IV. an 

Tous les Grecs m'ont déjà menacé de leurs armes ; 
Mais dussent-ils encore^ en repassant les eaux^ 
Demander votre fils avec mille vaisseaux > 
CoùlàWl tout le sang qu'Hélène a fait répandre^ 
Dussé-je après dix ans voir mon palais en cendre, 
Je ne balance point , je vole à son secours , 
Je défendrai sa vie aux dépens de mes jours» 
Mais, parmi ces périls où je cours pour vous plaire , 
Me refuserez-vous un regard moins sévère? 
Haï de tous les Grecs, pressé de tous côtés > 
Me faudra-t-U combattre encor vos cruautés? 
Je vous offre mon bras. Puis-je espérer encore 
Que vous accepterez un cœur qui vous adore? 
En combattant pour vous, me sera4-il permis 
De ne vous point compter parmi mes ennemis? 

ANDmOMAQUB. 

Seigneur, que faites-vous, et que dira la Grèce? 
Fautril qu'un si grand cœur montre tant de faiblesse? 
Voulez-vous qu'un dessein si beau , si généreux , 
Passe pour le transport d'un esprit amoureux? 
Captive, toujours triste, importune à moi-même*, 
Pouvez^vous souhaiter qu'Andromaque vous aime? 
Quels charmes ont pour vous des yeux infortunés^ 
Qu'à des pleurs éternels vous avez condamnés? 
Non, non : d'un ennemi rejeter la misère. 
Sauver des malheureux, rendre un fils à sa mère. 
De cent peuples pour lui combattre la rigueur 
Sans me faire payer son salut de mon cœur, 

* Captive, Umjmrs triste, etc., nppote moi étant cupHite ^ etc. Cest 

principalement k Racine que nous derons IHisage de cette espèce d^abla- 

tif absolu accompagné de Tellipse, et qui donne tant de Tivacité à la 

phrase, sans qu^elle cesse d*étre correcte. Ce tour heureux, emprunté 

au latin, est aujourd*hui naturalisé dans notre langue. Racine le fils le 

trouTait irrégulier. (L.) 

' Var. Que ferlez-vous , liéla» ! d'un cceur infortuné ? 

24. 



372 ANDROMAQUE. 

Malgré moi^ s'il le faut^ lui donner un asile; 
Seigneur > voilà des soins dignes du fils d'Achille. 

PYRRHUS. 

Hé quoi! votre courroux n'art-U pas eu son cours? 
Peuiron haïr sans cesse ^ et punilK>n toujours? 
J'ai foit des malheureux^ sans doute; et la Phrygie 
Cent fois de votre sang a vu ma main rougie; 
Mais que vos yeux sur moi se sont bien exercés ! 
Qu'ils m'ont vendu bien cher les pleurs qu'ils ont versés * ! 
De combien de remords m'oni-ils rendu la proie! 
Je souffre tous les maux que j'ai faits devant Troie : 
Vaincu^ chargé de fers^ de regrets consumé^ 
Brûlé de plus de feux que je n'en allumai^ 
Tant de soins , tant de pleurs y tant d'ardeurs inquiètes. . . 
Hélas! fus-je jamais si cruel que vous l'êtes? 
Mais enfin ^ tour à tour^ c'est assez nous punir; 
Nos ennemis communs devraient nous réunir; 
Madame^ dites^mol seulement que j'espère > 
Je vous rends votre fiils , et je lui sers de père ; 
Je l'instruirai moi-même à venger lesTroyens; 
J'irai punir les Grecs de vos maux et des miens. 
Animé d'un regard^ je puis tout entreprendre : 
Votre Dion encor petit sortir de sa cendre ; 
Je puis^ en moins de temps que les Grecs ne l'ont pris^ 
Dans ses murs relevés couronner votre fils. 

AmOROMAQUE. 

Seigneur^ tant de grandeurs ne nous touchent plus guère ; 
Je les lui promettais tant qu^a vécu son père. 

* Uexpressioa da premier vers parait naturelle à la passkm , et celle 
du second est à la fois passionnée et poétique. A regard des six vers 
suivants, tout le monde les a blâmés. H est trop sûr qu*il n*y a aucun 
rapport entre les maux que Tamour foit souffinr à Pyrrhus et ceux qu*il 
a foits devant Troie , non {dus qu*entre les feux de Famour et Tembrase- 
ment d*une ville. C'est un froid abus de Tesprit , et le dernier tribut de 
ce genre que Tauteur ait payé à la mode. ( L. ) 



ACTE I, SCENE IV. 373 

Non , vous n'espérez plus de nous revoir encor. 
Sacrés murs que n'a pu conserver mon Hector * \ 
A de moindres faveurs des malheureux prétendent^ 
Seigneur ; c'est un exil que mes pleurs vous demandent, 
Souffrez que , loin des Grecs^ et même loin de vous , 
J'aille cacher mon fils et pleurer mon époux. 
Votre amour contre nous allume trop de haine : 
Retournez^ retournez à la fille d'Hélène. 

PYRRHUS. 

Et le puis-je^ madame? Ah! que vous me gênez* J 

Comment lui rendre un cœur que vous me retenez? 

Je sais que de mes vœux on lui promit l'empire ; 

Je sais que pour régner elle vint dans l'Épire; 

Le sort vous y voulut l'une et l'autre amener ; 

Vous, pour porter des fers, elle, pour en donner. 

Cependant ai-je pris quelque soin de lui plaire? 

Et ne dirait-on pas, en voyant, au contraire. 

Vos charmes tout-puissants, et les siens dédaignés^ 

Qu'eDe est ici captive, et que vous y régnez? 

Ahl qu'un seul des soupirs que mon cœur vous envoie. 

S'il s'échappait vers eUe, y porterait de joie ! 

ANBROMAQUE. 

Et pourquoi vos soupirs seraient-ils repoussés? 
Aurait-elle oublié vos services p95sé3 ? 

' Cette épithète sacrés , placée avant le nom, produit quelquefois dans 
notre langue un effet désagréable; mais le sentiment d*Andromaque est 
si beau , si touchant , qu'il entraîne les spectateurs , et ne leur laisse voir 
que la poésie de cette expression sacrés murs , laquelle rappelle Torigine 
sacrée de ces murs bâtis par la main des dieux. (G.) 

' Le mot gêner signifiait enccffe, comme dans son origine et son étymo«> 
logie, iùurmenterf du mot gène {gehenna); et de là Ton disait appli- 
quer à la gène, pour appliquer à la question. Les y^nes étaient syno- 
nymes de tortures. Ce n*est pas la faute de Racine si dans la langue 
usuelle gêner ne signifie plus qu'inoonnnoder. Toutes les langues éprou^ 
vent de ces sortes de variations. { L. ) 



374 ANDROMAQUE. 

Troie, Hector, contre vous révoltent41s son âme? 

Aux cendres d'un époux doit-elle enfin sa flamme? 

Et quel époux encore ! Ah ! souvenir cruel ! 

Sa mort seule a rendu votre père immortel : 

Il doit au sang d'Hector tout l'édat de ses armes; 

Et vous n'êtes tous deux connus que par mes larmes. 

PYRRHUS. 

Hé bien, madame, hé bien, il faut vous obéir : 
Il faut vous oublier, ou plutôt vous haïr. 
Oui, mes vœux ont trop loiù poussé leur violence^ 
Pour ne plus s'arrêter que dans l'indifférence ; 
Songez-y bien : il faut désormais que mon cœur. 
S'il n'aime avec transport, haltsse avec fureiu*. 
Je n'épargnerai rien dans ma juste colère : 
Le fils me répondra des mépris de la mère; 
La Grèce le demande; et je ne prétends pas 
Mettre toujours ma gloire à sauver des ingrats, 

ANDROMAQUE. 

Hélas ! il mourra donc! U n'a pour sa défense 
Que les pleurs de sa mère, et que son innocence... 
Et peutnôtre, après tout, en l'état où je suis*. 
Sa mort avancera la fin de mes ennuis. 

* La violence des vceux. Cette locution est blâmée par La Harpe. Elle 
exprime cependant très-bien l'emportement de Pyrrhus. Quant à des 
yœux qui poussent leur violence , il y a impropriété de termes. La Harpe 
condamne le mot pousser, parce que des vœux n'ont point d'action, et 
ne peuvent pousser leur violence. Dans le vers suivant, d'Olivet voulait 
qu'on retranchât la négative, ce qui» selon nous, nuirait à la Vivacité 
et à rélégance de la phrase. 

^ Andromaque n'a point supplié ; elle s'est contentée de fiaire entendre 
que sa mort suivrait celle de son fils; et cette mort , annoncée avec une 
résignation si tranquille, est une menace indirecte pour un honune 
aussi amoureux que Pyrrhus , qui doit croire An<ibroBiaque d'autant plus 
capable de l'exécuter, qu'elle y a mis moins de faste et d'einp(nrtement. 
Cette idée, qui ef&aie Pyrrhus, arrête tout d'un coup sa oolèee, ei le 
force à rendre quelque espérance à sa captive. Mais il s'est déjà montré, 



ACTE I, SCÈNE IV. î75 

Je prolongeais pour lui mu vie et ma misère ; 
Mais enfin sur ses pas j'irai revoir son père*. 
Ainsi ^ tous trois, seigneur, par vos soins réunis. 
Nous vous*... 

PYRRHUS. 

Allez, madame, aQez voir votre fils. 
Peutrètre, en le voyant, votre amour plus timide 
Ne prendra pas toujours sa colère pour guide *. 
Pour savoir nos destins j*irai vous retrouver : 
Madame, en l'embrassant, songez à le sauver. 

dans cette première scène, capable de toutes les violences d*un cœur qui 
n'est pas maître de lui, et la terreur est établie. Le dernier vers de cet 
acte dit tout ce que peut faire Pyrrhus et tout ce que doit craindre An- 
dromaque : 

Madame , en l'embrassant , songez à le sauver. 
On ne pouvait mieux finir. ( L. ) — En l'état oiije suis : cette malheureuse 
locution se retrouve trop fréquemment, même dans les chefs-d'œuvre 
de Racine. Nous ne répéterons pas cette remarque. 

' Les Grecs n'avaient pas même l'idée du caractère créé par Racine. 
Cette délicatesse de sentiments, cette dignité, cette politesse, ce ton 
noble et toudiant, cette alliance de la douceur, de la modestie et de 
l'héroïsme, sont des beautés qu'on ne peut imaginer que dans une riche 
et puissante monarchie, dans une cour brillante, dans un siècle de luxe. 
Une petite république pauvre, où les femmes étaient exclues de la société, 
ne pouvait atteindre à cette perfection ; et la grandeur morale d'une es- 
clave phrygienne n'eût été aux yeux des Grecs qu'une chimère roma- 
nesque. Racine emprunta d'Euripide les plaintes éloquentes de la veuve 
d'Hector sur la mort de son époux et les désastres de sa patrie ; mais il 
ne dut qu'à son propre génie le langage qu'il fit parler à son héroïne. 
Ce qu'il y a de grec dans VAndrùmaque de Racine , c'est le goût, c'est la 
grâce , c'est la pureté du trait et l'élégance des formes ; c'est une sim- 
plicité savante et pleine d'art; mais toutes les pensées, tous les senti- 
ments sont français. ( G. ) 

' Var. Nos oceurs... 

' Si l'on voulait demander ce que c'est qu'un amour plus timide , qui 
ue prend point la colère pour guide, et chicaner tous ces mots en puriste, 
on ferait des critiques ridicules ; ces deux vers n'ont jamais présenté 
d*autre sens que celui-ci : « Peut-être, en le voyant, la crainte de le 



376 ANDROMAQUE. 

« perdre , redoublant votre amour pour lui , vous rendra plus attentive 
« à n^ plaire. » Dans cette pièce'» où les passions parlent avec tant de 
vivacité, tout est plein de ces tours qu'on admire, c[u*on n'entend ja- 
mais de deux façons, etqu^on est surpris de si bien entei^dre, lorsqu'on 
veut les examiner en grammairien. ( L. R. ) 



f^fm 



«Si 



ACTE SECOND 



SCÈNE I. 

HERMIONE, CLÉONE. 

HERMIONE. 

Je fais ce que tu veux : je consens qu'il me voie * ; 
Je lui veux bien encore accorder cette joie. 
Pylade va bientôt conduire ici ses pas; 
Mais , si je m'en croyais , je ne le verrais pas. 

* On a dit qu*il y avait dapUdté d*action et d'intérêt dans Tamour 
de Pyrrhus pour Andromaque , et d^Oreste pour Hermione ; mais Racine 
le fils, J.-B. Rousseau et La Harpe , ont justifié Racine à cet égard. Dans 
Andromaque f dit ce dernier, ce qui attache et ce qui intéresse, ce n*est 
point qu'Oreste épouse Hermione , ni que Pyrrhus épouse Andromaque , 
ni qu*Hermione épouse Pyrrhus ; le spectateur ne peut pas désirer Tu- 
nion de ces personnages, parce que leur amour n^est pas réciproque : 
rintérétse porte donc tout entier sur Andromaque, qui, après avoir 
perdu son époux , se voit encore menacée de per(ke son fils au sortir du 
berceau. Les amours des autres personnages sont des incidents qui 
forment le nœud de Tintrigue; des moyens qui contribuent à Faction 
principale , qui est le mariage et la mort de Pyrrhus : il serait même im- 
possible de détacher de la pièce Oreste et Hermione, sans que le sujet 
cessât d*étre entier. Le poème est conçu de manière que le personnage 
d*Andromaque occupe toujours principalement le spectateur. Tous les 
autres intérêts viennent se confondre dans celui-là. Les résolutions et 
les destinées d*Oreste et dUermione dépendent toujours immédiatement 
des résolutions et des destinées d*Andromaque et de Pyrrhus. Si Pyrrhus 
revient un moment à Hermione, et si cette princesse rejette alors les 
VŒUX d*Oreste, c'est parce qu'Andromaque a rejeté ceux de Pyrrhus ; 
et lorsque ensuite Hermione se détermine à accepter Thommage et les 
services d'Oreste et à lui commander le meurtre de Pyrrhus , c'^ parce 
qu' Andromaque a consenti à recevoir la main de ce prince. La liaison 
Qt la dépendance sont entières et senâbles. Il en résulte que la pièce est 



378 ANDROMAQUE. 

CLÉONE. 

Et qu'est-ce que sa vue a pour vous de funeste? 
Madame^ n'est-ce pas toujours le même Oreste 
Dont vous avez cent fois souhaité le retour^ 
Et dont vous regrettiez la constance et Famour ? 

HERMIONE. 

C'est cet amour payé de trop d'ingratitude 
Qui me rend en ces lieux sa présence si rude. 
Quelle honte pour moi, quel triomphe pour lui 
De voir mon infortune égaler son ennui ! 
Est-ce là, dira-t-il, cette fière Hermione? 
Elle me dédaignait , un autre l'abandonne : 
L'ingrate, qui mettait son cœur à si haut prix. 
Apprend donc, à son' tour, à souffrir des mépris ! 
Ah dieux ! 

CLÉONE. 

Ah! dissipez ces indignes alarmes : 
Il a trop bien senti le pouvoir de vos charmes. 
Vous croyez qu'un amant vienne vous insulter '? 
11 vous rapporte un coeur qu'il n'a pu vous ôter. 
Mais vous ne dites point ce que vous mande un père? 

HERMIONE. 

Dans ses retardements si Pyrrhus persévère , 

du genre de celles qu'on nomme implexes , mais nullement de celles où 
il y a duplicité ou épisode ; et ce qui a été reproché à Racine comme une 
fiauteest justement ce qui fait de son ouvrage un chef-d'œuvre de Tari. 
C'est donc avec raison que J.-B. Rousseau a dit que les quatre intérêts 
des quatre personnages se réunissent en un seul intérêt, ou, pour 
mieux dire , en une seule action. 

' Pour faire disparaître , dit La Harpe, une faute évidente : vmu 
crayeit qu'un amarU vienne , il suffit de lire : Cro9e;(-vottJ? Le subjonctif 
oxi^ ici que la phrase soit interrogative. Q parait , d'après une re- 
marque de Vaugelas , que le mot insulter a été introduit dans la langue 
par Racine, qui l'a emprunté du latin insultare. C'est , je crois, le seul 
mot que Racine ait créé ; il a fait mieux : il a créé sa langue, en y inb'o* 
duisaiib une multitude de locutions aussi nouvelles que hardies. 



ACTE II, SCÈNE I. 37^ 

A la mort du Troyen s'il ne veut consentir^ 
Hon père avec les Grecs m'ordonne de partir. 

CLÉONE. 

Hé bien^ madame^ hé bien, écoutez donc Oreste. 
Pyrrhus a commencé, faites au moins le reste. 
Pour bien fiedre il faudrait que vous le prévinssiez : 
Ne m'avez-vous pas dit que vous le haïssiez ? 

HERiaONE. 

Si je le hais, Cléone! 11 y va de ma gloire* , 
Après tant de bontés dont il perd la mémoire ; 
Lui qui me fut si cher, et qui m'a pu trahir ! 
Ah, je Fai trop aimé, pour ne le point haïr! 

CLÉONE. 

Fuyez-le donc, madame; et puisqu'on vous adore... 

HERMIONE. 

Ah ! laisse à ma fureur le temps de croître encore ! 
Contre mon ennemi laisse-moi m'assurer ; 
Cléone, avec horreur je m'en veux séparer*. 
Il n'y travaillera que trop bien , l'infidèle ! 

CLÉONE. 

Quoi! vous en attendez quelque injure nouvelle? 

' Tout le monde peut observer que le fond de cette scène est précisé- 
ment le même que celui de la scène entre Pyrrhus et Pboenix, dans ce 
même second acte. Ce sont, dans l*une et dans l'autre , tous les effets 
ordinaires aux amants rébutés et qui aiment encore, pour se persuader 
quUIs n'aiment plus , ou pour le persuader aux autres : c'est le combat 
de l'orgueil contre l'amour, où la victoire est prouvée à chaque mot que 
dit l'orgueil, n fallait pourtant que cette situation fftt différemment 
nuancée , et que le dépit dUermione ne s'eximmât pas tout à fait comme 
le dépit de Pyrrhus : il le fallait pour la convenance et pourla variété. 
Nous verrons que l'auteur y a patfntement réussi; et Louis Racine a 
raison de dire : c On est toujours surpris de cette fécondité d'imagiDa- 
« tion qui fait que le poète, dans ses tragédies, a peint de tant de 
« manières les mouvements du cœur. » (L. ) 

f Tous les discours dUermionl» respirent la passion, et cette pas- 
sion prend la teinte de son caractère violent. Ce v«rs prépare te dé- 
iioûment. (G. ) 



380 ANDROMAQUË. 

Aimer une captive^ et Taiinep à vos yeux. 
Tout cela n'a donc pu vous le rendre odieux? 
Après ce qu'il a ihit , que saurait-il donc faire ? 
Il vous aurait déplu, s'il pouvait vous déplaire. 

HEHMIONB. 

Pourquoi veux-tu, cruelle, irriter mes ennuis? 
Je crains de me connaître en l'état où je suis. 
De tout ce que tu vois tâche de ne rien croire; 
Crois que je n'aime plus , vante-moi ma victoire ; 
Crois que dans son dépit mon cœur est endurci; 
Hélas ! et, s'il se peut, fais-le-moi croire aussi ^. 
Tu veux que je le fuie? Hé bien ! rien ne m'arrête : 
AUons, n'envions plus son indigne conquête ; 
Que sur lui sa captive étende son pouvoir; 
Fuyons... Mais si l'ingrat rentrait dans son devoir; 
Si la foi dans son cœur retrouvait quelque place ; 
S'il venait à mes pieds me demander sa grâce ; 
Si sous mes lois. Amour, tu pouvais l'engager; 
S'il voulait. . . Mais l'ingrat ne veut que m'outrager. 
Demeurons toutefois pour troubler leur fortune; 
Prenons quelque plaisir à leiu» être importune ; 
Ou, le forçant de rompre un nœud si solennel. 
Aux yeux de tous les Grecs rendons4e criminel. 
J'ai déjà sur le fils attiré leur colère ; 
Je veux qu'on vienne encor lui demander la mère. 
Rendons-lui les tourments qu'elle me fait souffrir * ; 

* Ce vers est d^one naÏTelécharmante. Hermione avoue à peu près Ti- 
nutilitô de ses eflMs coutare elle-môme ; elle veut se leleyer, et retonibe à 
tout moment, sans trop le cacher. Nous verrons, au contraire, que Pyr- 
rhus vent absolumoit foire croire à Phoenix qu'il n*aime plus; et on 
effet il devait y avoir plus de fierté dans Tun, et plus d'ahandon dans 
Tautre. Nous verrons cette différence entre Tamante et le héros marquée 
par d'autres traits, mémo dans ces s(9rtes de confidences qui semt>lent 
promettre un entier épanchement. (L. ) 

' On ne sait si dans cet hémistiche , rendons-lui les tourments , il faut 



ACTE II, SCÈNE L «81 

Qu'elle le perde , ou bien qu'il la fasse périr. 

CLÉONE. 

Vous pensez que des yeux toujours ouverts aux larmes 

Se plaisent à troubler le pouvoir de vos charmes ^ , 

Et qu'un cœur accablé de tant de déplaisirs 

De son persécuteur ait brigué les.soupirs7 

Voyez si sa douleur en parait soulagée : 

Pourquoi donc les chagrins où son àme est plongée ? 

Contre un amant qui plaît pourquoi tant de fierté *? 

HEBMIOHE. 

Hélas ! pour mon malheur^ je Tai trop écouté '. 

Je n'ai point du silence affecté le mystère ^ : 

Je croyais sans péril pouvoir être sincère ; 

Et; sans armer mes yeux d'un moment de rigueur*^ , 

Je n'ai pour lui parler consulté que mon cœur. 

rapporter lui à Pyrrhus ou bien à Àndromaque, puisque, dans le vors 
qui précède , lui désigne évidemment Pyrrhus. Le dernier vers est 
également un peu dur. La multitude des pronoms embarrasse cette 
phrase. (G.) 

< Var. Pentei-Toot que des yeni toHjours ouverts aux larmes 
Songent à balancer le pouvoir de vos charmes? 

Des yeux qui se plaisent à troubler le pouvoir des charmesj un cceur qui 
brique des soupirs : métaphores hardies, mais employées avec un art si 
heureux y que leur audace ne s*aperçoit pas. (G.) 

' Vab. Pourquoi tant de froideor, pourquoi cette fierté? 

* Ici Hermione ne répond qu^à sa pensée , et nullement à sa confi- 
dente, qu'elle ne parait pas même entendre. C*est, je crois, le premier 
exemple de cette préoccupation qui rompt le dialogue, et ne lui donne 
que plus de vérité. ( L. ) 

* Le mystère du silence , mis à la place d'un silence mystérieux , donne 
au vers une couleur poétique. (G. ) 

' Armer d'un moment parait extraordinaire quand on déplace les ex- 
pressions ; mais dans le vers , Taudace de cette alliance disparait pour 
ne laisser voir qu*un tour poétique. Subligny ne reprit point ces figures : 
c'est une preuve que le public les trouva plus heureuses encore que 
hardies. ( G. ) 



382 ANDROMAQUE. 

Et qui ne se serait comme moi déclarée 

Sur la foi d'une amour si saintement jurée? 

Me voyait-il de Tœil qu'il me voit aujourd'hui*? 

Tu t'en souviens encor, tout conspirait pour lui : 

Ma famille vengée^ et les Grecs dans la joie^ 

Nos vaisseaux tout chargés des dépouilles de Troie , 

Les exploits de son pore effacés par les siens y 

Ses feux que je croyais plus ardents que les miens , 

Mon cœur... toi-même enfin de sa gloire éblouie , 

Avant qu'il me trahit , vous m'avez tous trahie*. 

Mais c'en est trop , Cléone , et, quel que soit Pyrrhus , 

Hermione est sensible, Oreste a des vertus; 

Il sait aimer du moins, et même sans qu'on l'aime; 

Et peui-ètre il saura se faire aimer lui-même. 

AUons. Qu'il vienne enfin. 

CLÉONE. 

Madame , le voici. 

HERMIONE. 

Ah ! je ne croyais pas qu'il fût si près d'ici*. 

' La grammaire veut que l'on dise : Me voyait-il de Tœil dont il me 
voit, ou du même œil qu*il me voit? De fcpiZ qu'il me toit est amené 
seulement par la contrainte du vers. ( L. ) 

' La passion , qui 8*en prend à tout, confond ici , dans la personne de 
Cléone, qui est là, fo famille , le$ Grecs , Us vaisseaux , les exploits , les 
feux de Pyrrhus, et surtout le cceur d'flermione, enfin Cléone éblouie 
de la gloire de Pyrrhus; et dans son transport, Hermione, ne s*embar^ 
rassant pas si sa phrase passe de la troisième personne à la seconde, 
apostrophe à la fois et Cléone, et tout ce qu'elle vient de nommer... 
Vous m*avez tous trahie. C'est là véritablement l'éloquence de la pas- 
sion, et c'est ainsi qu'il est beau d'oublier la syntaxe. Avant Racine, 
il n'y avait nul exemple de cette manière hardie de se rendre maître 
de la langue sans la dénaturer; car tout est suffisamment excusé par 
la suspension que suppose l'égarement de la passion après œ mot mon 
cœur... où il est si naturel qu'elle s'arrête. ( L.) 

' Ce vers est d'une vérité frappante, et tient à la connaissance du 
cœur humain. Quand il est occupé de ce qu'il aime , tout lui est impor- 
tun. Hermione, qui cherche à tromper son amour, se flattait tout à 



ACTE II, SCÈNE II. S83 

SCÈNE II. 

HERMIONE, 0RE8TE, CLÉONE. 

HEEMIONE. 

Le croirai-je^ seigneur^ cju'un reste de tendresse 
Vous fasse ici chercher une thste princesse ^ ? 
Ou ne dois-je imputer qu'à votre seul devoir 
L'heureux empressement qui vous porte à me voir? 

ORESTE. 

Tel est de mon amour l'aveuglement funeste , 

Vous le savez ^ madame; et le destin d'Oreste 

Est de venir sans cesse adorer vos attraits^ 

Et de jur^ toigours q\ji'il n'y viendra jamais. 

Je sais que vos regards vont rouvrir mes blessures. 

Que tous mes pas vers vous sont autant de parjures : 

Je le sais^ j'en rougis. Mais j'atteste les dieux ^ 

Témoins de la fureur de mes derniers adieux , 

Que j'ai couru partout où ma perte certaine 

Dégageait mes serments et finissait ma peine. 

J'ai mendié la mort chez des peuples cruels 

Qui n'apaisaient leurs dieux que du sang des mortels : 

Ils m'ont fermé leur temple; et ces peuples barbares 

De mon sang prodigué sont devenus avares. 

Enfin je viens à vous, et je me vois réduit 

A chercher dans vos yeux une mort qui me fuit. 

Mon désespoir n'attend que leur indifférence : 

Ils n'ont qu'à m'interdire un reste d'espérance ; 

l'heure qu'Oreste pouvait lui plaire : on le lui annonce, et son premier 
mouvement est celui de Timpatience. C'est qu'elle aime encore mieux 
s'entretenir de l'infidèle Pyrrhus, que d'entendre, le fidèle Oreste. Elle 
a beau dire : 

U sait aimer du moins , et même sans qu'on l'aime , 
c'est ce dont s'embarrasse le moins celle qui n'aime pas. ( L. ) 
' Var. Ait suspendu les soins dont vous cliarge la Cir^e? 



384 ANDROMAQUE. 

Ils n'ont, pour avancer cette mort où je cours, 
Qu'âme dire une fois Ce qu'ils m'ont dit toujours» 
Voilà, depuis un an, le seul soin qui m'anime. 
Madame , c'est à vous de prendre une victime 
Que les Scythes auraient dérobée à vos coups 
Si j'en avais trouvé d'aussi cruels que vous*» 

HERMIONE. 

Quittez, seigneur, quittez ce funeste langage : 
A des soins plus pressants la Grèce vous engage. 
Que parlez-vous du Scythe et de mes cruautés? 
Songez à tous ces rois que vous reprèsentez^. 
Faut-il que d'un transport leur vengeance dépende ? 
Esi<^ le sang d'Orfeste enfin qu'on vous demande? 
Dégages-vous des soins dont vous êtes chargé. 

ORESTE. 

Les refus de Pyrrhus m'ont assez dégagé. 
Madame : il me renvoie; et quelque autre puissance 
Lui fait du fils d'Hector embrasser la défense» 

fiERMIONE. 

L'infidèle 1 

ORESTE i 

Ainsi donc, tout prêt à le quitter ^ 

' Hermione fait elle-même la critique de ces vers , lorsqu'elle dit à 
Oreste? 

Qoe pariez-fooft do S<ïytlie et de nlei crnaatéi? 

Ce discours d*Oreste est infecté des vices du temps. Qtt*esb«e ^u*un 
amant qui vient chercher la mort dans les yeux de sa maîtresse, et 
dont le désespoir n'attend que Tindifférence de ces mêmes yeux? ( G. ) 
— Il y a longtemps que Voltaire , et après lui tous les connaisseurs, 
ont blftmé le rapprochement de la cruauté des Scythes et de celle d'IIer- 
mione. ( L. ) 

. 3 Var. Non , non , ne pensez pas qu'Hermidne dispose 

D*an sang sor qni la Grèce aujourd'hai se repose. 
Mais TOus-mème , est-ce ainsi que tous exécutez 
Les YŒUX de tant d*État8 que vous représentez ? 

^ Var Ainsi donc , il ne me reste rien 

Qu'à venir prendre ici la place du Troyen. 



ACTE II, SCÈNE II. 385 

Sur mon propre destin je viens vous consulter. 
Déjà même je crois entendre la réponse 
ûu*en secret contre moi votre haine prononce. 

HEIUHIONE. 

Hé quoi ! toujours injuste en vos tristes discours y 
De mon inimitié vous plaindrez-vous toujours? 
Quelle est cette rigueur tant de fois alléguée ? 
J'ai passé dans TÉpire où j'étais reléguée : 
Mon père l'ordonnait : mais qui sait si depuis 
Je n'ai point en secret partagé vos ennuis? 
Pensez-vous avoir seul éprouvé des alarmes; 
Que rÉpire jamais n'ait vu couler mes larmes? 
Enfin ; qui vous a dit que^ malgré mon devoir. 
Je n'ai pas quelquefois souhaité de vous voir ^ ? 

ORESTE. 

Souhaité de me voir 1 Ah 1 divine princesse'... 
Mais^ de grâce ^ esfrce à moi que ce discours s'adresse? 
Ouvrez vos yeux : songez qu'Oreste est devant vous', 
Oreste, si longtemps l'objet de leur courroux. 

HERHIONE. 

Oui^ c'est vous dontl'amour, naissantavec leurs charmes*, 

Noos sommes emiemis, lui des Grecs , moi le vôtre ; 
Pyrrhus protège l'mi , et je vous livre Tautre. 

HEamoME. 
Hé quoi ! dans vos chagrins , sans raison affermi , 
Vous croirez-voûs toqjoors , seigneur, mon ennemi ? 
Quelle est cette rigueur, etc. 

' Avec quel art Hermione ranime l'espérance dans le cœur d'Oreste! 
Quelle coquetterie rafûnée! Racine excellait à faire parler les femmes : 
aucun poète n'a plus habDement développé tous les replis de leur 
coeur. ( G. ) 

' Le premier hémistiche est le transport d'un amant véritable , le se- 
cond n'est qu'une exclamation langoureuse. ( G. ) 

' Vab. Ouvrei lei yeux : songei qu'Oreste est devant vous. 
. * Les charmes de mes yeux , les armes de mes yeux : une femme peut 
elle ainsi (larler d'elle-même? Passe encore le second vers, mais le pr6« 
mier! 

RAQNI. — T. I. 25 



«86 ANDROMAQUE. 

I^ur apprit le premier le pouvoir de leurs armes ^ 
Vous que mille vertus me forçaient d'estimer; 
Vous que j'ai plaint^ enfin que je voudms aimer. 

OWKSTS. 

Je VOUS entends. Tel est m<m partage funeste : 

Le cœur est pour PyrAus, et les vœux pour Oresie. 

HEftMIONE. 

Ah! ne souhaites pas le destin de Pyrrhus^ 
Je vous haïrais trop. 

ORESn. 

Vous m'en aimeriez plus. 
Ah ! que vous me verriez d'un regard bien contraire ! 
Vous me voulez aimer^ et je ne puis vous plaire ; 
Et; l'amour seul al(»rs se faisant obéir, 
Vous m'aimeriez ; madame^ en me voulant haïr. 
dieux! tant de respects ^ une amitié si tendre... 
Que de raisons pour moi, si vous pouviez m'entendre ? 
Vous seule pour Pyrrhus disputez aujourd'hui , 
Peut-être malgré vous , sans doute malgré lui : 
Car enfin il vous hait; son âme, ailleurs éprise , 
N'a plus... 

UBRMIOME. 

Qui vous Ta dit, seigneur, qu'il me méprise * ? 
Ses regards, ses discours meTont-ils donc appris? 

' Hermione sait bien que ce n'est pas la pensée d*Oreste; mais sa va- 
nité est blessée par Tindifférence de Pyrrhus : elle ne veut pas qu'un 
amant dont elle rejette les vœux puisse croire qu'elle aime sans être 
aimée. Cette pensée qui la tourmente est parfaitement développée dans 
la première scène du deuxième acte, qui annonce les vers qu'on vient 
de lire, vers où Racine montre une profonde connaissance du cœur 
humain. 11 avait d'abord mis : Qui vou$ a dit quHl me méprise? En cor- 
rigeant le vers , il y a mis plus de vivacité et de passion : c'est imeax. 
Le vOTs précédent offi« une nég^nce d'un autre geoEre, reniarq«ée par 
Geoffroy. On ne dit point «cm 4me oWlittr* épriu , épris defUii toaiovirs 
être suivi d'un régime , comme épris d* amour, épris des beautés. 



ACTE II, SCÈNE II. 387 

Jugez-vous que ma vue insiÔTe des mépris^ 

Qu'elle alliune en un cœur des feux si peu durables? 

Peut-être d'autres yeux me sont plus favorables. 

OEBSTE. 

Poursuivez : il est beau de m'insulter ainsi. 
Cruelle^ c'est donc moi qui vous méprise ici? 
Vos yeux n'cmt pas assez éprouvé ma constance? 
Je suis donc un témoin de leur peu de puissance? 
Je les ai méprisés I Abl qu'ils voudraient bien voir 
Mon rival comme moi mépriser leur pouvoir ! 

HUmONB. 

Que m'importe , seigneur, sa haine ou sa tendresse ? 
Allez contre un rebdle armer toute la Grèce; 
Rapportez-lui le prix de sa rébellion; 
Qu'on fasse de l'Épire un second Qion : 
Allez. Après cda direz-vous que je l'aime? 

ORESTE. 

Madame, faites plus, et venez-y vous-même. 
Voulez-vous demeurer pour otage en ces lieux? 
Venez dans tous les cœurs faire parler vos yeux ' . 
Faisons de notre haine une commune attaque. 

HEEMIOICE. 

Mais, seigneur, cependant, s'il épouse Andromaque*? 

ORESTE. 

Hé, madame! 

HERIIIONE. 

Songez quelle honte pour nous 
Si d'une Phrygienne il devenait l'époux ! 

* Faire parler des yeux dans les c€turs : cette expression a besoin, 
pour être excusée , de tous les privilèges de la poésie. ( G. ) 

' La réOexion est bien d'une femme qui aime encore beaucoup plus 
qn'efle ne croit. Pyrrhus est dans la même situation , et s'exprime du 
même ton, quand il dit à Phœnix : 

CroiB-ta, si Je l'épouse, 
Ou'Andromaque en son cœur n'en sera pas jalouse? ( G. ) 

2&. 



3«S ANDKOMAQUE. 

ORESTË^ 

Et VOUS le haXsset ! Avôuea^le;, madame ^ ^ 

L'amour n'est pas un feu qu'on renferme en une àme : 1 

Tout nous traliit^ la voix, le silence^ les yeux ; 

Et les feux mal couverts n'en éclatent que mieux. 

HERMIONE. 

Seigneur, je le vois bien, votre âme prévenue 
Répand sur mes discours un venin qui la tue. 
Toujours dans mes raisons cherche quelque détour. 
Et croit qu'en moi la haine est un effort d'amour. 
Il faut donc m'expliquer : vous agirez ensuite. 
Vous savez qu'en ces lieux mon devoir m'a conduite : 
Mon devoir m'y retient; et je n'en puis partir 
Que mon père, ou Pyrrhus, ne m'en fassent sortir. 
De la part de mon père allez lui faire entendre* 
Que l'ennemi des Grecs ne peut être son gendre ; 
Du Troyen ou de moi faites^le décider'; 
Qu'il songe qui des deux il veut rendre ou garder; 
Enfin, qu'il me renvoie, ou bien qu'il vous le livre 
Adieu. S'il y consent^ je suis prête à vous suivre. 

SCÈNE III. 

ORESTE. 

Oui, oui, vous me suivrez, n'en doutez nullement* : 
Je vous réponds déjà de son consentement. 

* Et vous le haïssez ! ironie amère, mot énergique ^ plein de dépit et 
de fureur concentrée. En une dme, pour dans Vdme : expression qui 
pèche à la fois contre la correction et Tbarmonie. ( G. ) 

> Var. An tiom de llénélas allez lai faire entendre^. 

' Inexactitude demande, faites-le décider entre le Troyen et moi; mais 
la poésie autorise cette licence, qui n'est point contraire à la clarté du 
sens. (G.) 

* Oreste ne doute plus de son triomphe : son monologue est un épan- 



ACTE II, SCÈNE IV. 3g9 

Je ne crains pas enfin que Pyrrhus, la retienne : 
U n'a devant les yeux que sa chère Troyenne; 
Tout autre objet le blesse ; et peut^tre aujourd'hui 
Il n'attend qu'un prétexte à l'éloigner de lui. 
Nous n'avons qu'à parler : c'en est fait. Quelle joie 
D'enlever à l'Épire une si belle proie ! 
Sauve tout ce qui reste et de Troie et d'Hector^ 
Garde son fils^ sa veuve; et miUe autres encor^ 
Épire : c'est assez qu'Hermione rendue 
Perde à jamais tes bords et ton prince de vue. 
Mais un heureux destin le conduit en ces lieux. 
Parlons. A tant d'attraits^ Amour ^ ferme ses yeux ! 

SCÈNE IV. 

PYRRHUS, ORESTE, PHOËNIX. 

PYRRHUS. 

Je vous cherchais^ seigneur. Un peu de violence ^ 
M'a fait de vos raisons combattre la puissance^ 

cbement de joie. G*est le langage d'un amant qui espère pour la pre- 
mière fois. Son ivresse justifie cette expression familière : 
Q n*a derant les yem qœ sa cbère Troyenne. 

Elle motive aussi cette apostrophe à TÉpire , qui sans cela pourrait passer 
pour une déclamation : 

Sanre tont ce qni reste et de Troie et d'Hector, etc. 
Enfin, cet emportement d'Oreste sert à préparer la scène suivante et à 
rendre la péripétie plus théâtrale. (G. ) 

' Pyrrhus s*accuse d^avoir combattu avec trop de violence les rai- 
sons d^Oreste; la pensée ne nous parait pas exprimée clairement : la 
violence ne fait pas combattre, elle empêche d^entendre, et c^est pure- 
ment ce que les deux vers suivants expriment d*une manière précise ; 
du reste , cette scène si courte est d^autant plus admirable qu^elle change 
tout à coup la situation de tous les personnages : elle détruit les espé- 
rances d*Oreste, au moment même où il se croyait sûr de triompher 
Elle tourmente lé^ spectateur de la résolution de Pyrrhus , du danger 
d*Andromaque et de son fils , de la fureur jalouse d*Hermione, et des 



300 ANDROMAQUE. 

Je l'avoue ; et depuis que je vous ai quitté y 
J'en ai senti la force et connu l'équité. 
J'ai songé, comme vous, qu'à la Gorèce, à mon père, 
A moi-même, en un mot, je devenais contraire; 
Que je relevais Troie , et rendais imparfait 
Tout ce qu'a fait Achille, et tout ce que j'ai fait. 
Je ne condamne plus un courroux légitime ;^ 
Et l'on vous va, seigneur, livrer votre victime. 

ORBSTB. 

Seigneur, par ce conseil prudent et rigoureux. 
C'est acheter la paix du sang d'un malheureux. 

FTBHHnS. 

Oui : mais je veux, seigneur, l'assurer davantage : 
D'une éternelle paix Hermione est le gage; 
Je l'épouse. Il semblait qu'un spectacle si doux 
N'attendit en ces lieux qu'un témoin tel que vous : 
Vous y représentez tous les Grecs et scm père , 
Puisqu'en vous Ménâas voit revivre son frère. 
Voyez-la donc. Allez. Dites-lui que demain 
J'attends avec la paix son cœur de votre main '. 

OBESTE, àput. 

Ah dieux ! 

incertitudes de tous. Cette scène, qm n*a que ^ingb vers, est unique 
au théâtre. Elle a peut-être été inspirée par le souvenir d^une scène du 
hij^X AmùurtvLX. Voy. cette pièce, acte U, se. ii. 

' G^est id un aoixe amant quesa passioa aveugle. S'il était vérita- 
blement changé pour Hermione , il ne lui enverrait pas ai^prendre par 
un autre une si grande nouvelle ; il la lui porterait lui-même» comme 
Phcenix le lui dira : 

Toat-mème à cet hymen venez la dispoier. 
Est-ce sur «n rival qu'il s'en faut reposer? ( L. R. ) 



ACTE II, SCÈNE V. 391 

SCÈNE V. 

PYRRHUS, PHCENIX 

PTRBHUS. 

Hé bien^ Phœnix^ Tamour est-il le maître ' ? 
Tes yeux refusenirils encot de me connaître? 

PBOBIfIX, 

Ah ! je vous reooimais; et ce juste courroux^ 

Ainsi qu'à tous les Grecs ^ seigneur^ vous rend à vous'. 

Ce n'est plus le jouet d'une flamme servile ; 

C'est Pyrrhus , c'est le fils et le rival d'Achille^ 

Que la gloire à la flin ramène sous ses lois , 

Qui triomphe de Troie une seconde fois. 

PYRRHUS* 

Dis plut6t qu'aujourd'hui commence ma victoire : 
D'aujourd'hui seulement je jouis de ma gloire ; 
Et mon cœur^ aussi fier que tu Tas vu soumis , 
Croit avoiir en Tamour vaincu mille ennemis. 

* On sait que Boileau, qui avait longtemps admiré cette scène comme 
une fidèle peinture des irrésolutions et des combats d*un cœur amou- 
reux et offensé » finit par la condamner, comme étant au-dessous de la 
dignité tragique, n obserrait «rec raison que le fond des idées et des 
acntimenti est tgédaément le même que celui de cette charmante scène 
de rjSmiiifiie de Térenoe» dont Horace a fait remarquer la beauté, et 
qui a été dopais a sourent imitée et retournée par les modernes : Ex- 
thuit ; redeamP no%tiok$ecret, etc. Mais puisque Boileau lui-même 
admet dans la tragédie la peinture de Tamour, n'étaii-il pas ua peu trop 
sévère quand il condamnait une scène où cette peinture est d*une vérité 
si frappante t Ou plutôt cette humeur ne venait-elle pas de quelques 
vers, qui véritablement ne sont pas dignes de la tragédie? (L. ) — J.-B. 
Rousseau pcnrte un jugement à peu près semblable. Voftz la dernière 
note sur cette scène. 

^ Racine a retranché ici les quatre vers suivants : 

• Et qui l'aurait pensé qa'nne ti noble audace 
D'oa long àbaiiaement prendrait titdt la place , 
Que l'on pût sitôt vaincre an poison si charmant? 

Mais Pyrrhus, quand il vent, sait vaincre en un manient. 
Ce n^eet plus , etc. 



393 ANDROMAQUE. 

Considère^ Phœoix^ les troubles que j'évite. 
Quelle foule de maux ramour traîne à sa suite y 
Que d'amis, de devoirs, j'allais sacrifier. 
Quels périls. . . un regard m'eût tout fait oublier : 
Tous les Grecs conjurés fondaient sur un rebelle. 
Je trouvais du plaisir à me perdre pour elle. 

PUOERIX. 

Oui, je bénis, seigneur, rbeureuse cruauté 
Qui vous rend... 

PYRRHUS. 

Tu Tas vu comme elle m'a traité *. 
Je pensais, en voyant sa tendresse alarmée. 
Que son fils me la dût renvoyer désarmée : 
J'allais voir le succès de ses embrassements; 
Je n'ai trouvé que pleurs mêlés d'emportements. 
Sa misère l'aigrit; et, toujours plus farouche. 
Cent fois le nom d'^ector est sorti de sa boucho 
Vainement à son fils j'assurai^ mon $eco.ur$ : 
c< C'est Hector, disailnellç en l'embrassant toujours; 
<c Voilà ses yeux, sa bouche , et déjà son audace ^ ; 

' Ce Ten apprend au spectateur qu*une nouy^le entrevue de Pyr- 
rhus et d*Andromaqne a irrité ce prince au point de le déterminer à livrer 
Astyanax et à revenir à Thymen d*Iierinione ; et c*est encore par des 
mouvements du cœur, et ncm pas par aucune forme de récit, que cette 
entrevue et ces résultats sont annoncés aux spectateurs, dont la surprise 
égale c^e dXXresto, jusqu'à ce que les transports tumultueux qui 
agitent Tâme de Pyrrhus fassent connaître ce qui s'est passé. Cette mar- 
che est de Part dramatique; et c'est un autre effet de ce même art de 
n'avcMT pas mis sous nos yeux trop de scènes dont le fond aurait pu se 
ressen^ler, par les mêmes alternatives d^mour et de dépit. L'auteur 
n'en a mis que deux : la première, qui laisse des espérances; la se- 
conde, qui porte la terreur au comble dans le cœur d'Andromaque et 
dans celui du spectateur. ( L. ) 

' Racine a traduit ce vers que Virgile met dans la bouche d'Andro- 
maque à la vue du jeune Ascagne {Mnexd.y lib. III) : 
« Sic oculuf , sic ille manos, sic ora ferebat. > 



ACTE II, SCÈNE V. 893 

(X C'est lui-même^ c'est toi^ cher époux^ que j'embrasse. » 
Eh ! quelle est sa pensée? attend-elle en ce jour 
Que je lui laisse un fils pour nourrir son amour ? 

PHCBNIX. 

Sans doute ^ c'est le prix que vous gardait Tingrate. 
Hais laissez-la^ seigneur. 

PTR&HUS. 

Je vois ce qui la flatte : 
Sa beauté la rassure; et^ malgré mon courroux^ 
L'orgueilleuse m'attend encore à ses genoux. 
Je la verrais aux miens^ Phœnix^ d'un œil tranquille. 
EUe est veuve d'Hector^ et je suis fib d'Achille : 
Trop de haine sépare Andromaque et Pyrrhus * . 

PHOENIX. 

Commencez donc^ seigneur^ à ne m'en parler plus. 
Allez voir Hermione; et^ content de lui plaire , 
Oubliez à ses pieds jusqu'à votre colère. 
Vous-même à cet hymen venez la disposer : 
Est-ce sur un rival qu'il s'en faut reposer? 
Il ne l'aime que trop, 

PYRHHUS. 

Crois-tu , si je l'épouse , 
Qu' Andromaque en son cœur n'en sera pas jalouse ' ? 



' Ce langage est celui d^un amant; , mais il est encore celui d*un guer- 
rier et d*un héros. Le vers suivant dans la bouche de Phœnix est tout à 
la fois au-dessous du genre et du personnage. (L. ) 

' Var. Crois-ta, si je répouse, 

Qn* Andromaque en secret n'en sera pas jalouse? 



Mon , je n'ai pat bien dit tout ce qu'il faut lui dire. 
Ces vers expriment avec beaucoup de vérité les sentiments qui nais- 
sent dans le cœur d'un amant malheureux. La secrète jalousie que Pyr- 
rhus voudrait inspirer à Andromaque est une dernière illusion qui va 
lui échapper. Mais peut-être les vers de Racine n'ont-ils pas ici toute la 
dignité tragique qu'ils devraient avoir. Selon Brossette, Bdleau avait 



394 ANDROMAQVE. 

PHOENIX. 

Quoi ! toujours Andromaque occupe voire esprit! 
Que vous importe > 6 dieux^ aa joie ou son dépit? 
Quel charme^ malgré vous^ vers elle vous attire? 

PTBRHUS. 

Non y je n'ai pas bien dit tout ce qu'il lui faut dire : 

Bla colère à ses yeux n'a para qu'à demi ; 

Elle ignore à quel point je suis son ennemi. 

Retoumons-y . Je veux la braver à sa vue y 

Et donner à ma haine une libre étendue. 

Viens voir tous ses attraits^ Phœnix^ humiliés. 

Allons. 

PHOENIX. 

Allez ^ seigneur^ vous jeter à ses pieds : 
Allez ^ en lui jurant que votre àme l'adore y 
A de nouveaux mépris l'encourager encore. 

PYBBmiS. 

Je le vois bien y tu crois que prêt à l'excuser 
Mon cœur court après elle ^ et cherche à s'apaiser. 

PHOENIX. 

Vous aimez : c'est assez. 

PTBRHUS. 

Moi l'aimer? une ingrate 
Qui me hait d'autant plus que mon amour la flatte * ? 
Sans parents^ sans amis , sans espoir que sur moi ? 

remarqué qu*aux repri^eniaUons d' AndrQmaqu€ on ne fiuifi^iiatijamaû 
de sourire à cet endroit 

* Ce dernier vers est équivoque : Pyrrhus veut dire que plus il a de 
douceur, de bonté et de tendresse pour Andromaque, plus elle le hait; 
et le vers, tel qu'il est construit» semble dire qu*Andromaque hait da- 
vantage Pynitus, parce qu'elle est très'flattée de son amour. C'est le 
mot fiaiU qui forme l'ambiguïté. Mon amour la fiatu peut signifier mon 
amour lui plait C'est dans ce même sens que Racine l'emploie dans la 
première scène du troisième acte : 

Non , non , je le connais ; un» désespoir le flalte. (G.) 



ACTE II, SCÈNE V. 395 

Je puis perdre son fils^ peut-être je le doi; 
Étrangère... que dis-jeî esclave dans l'Épire , 
Je lui donne son fils, mon &me, mon empire ; 
Et je ne puis gagner dans son perfide cœur 
D'autre rang que celui de son persécuteur? 
Non, non, je Tai juré, ma vengeance est certaine ; 
Il faut bien une fois justifier sa haine ; 
J'abandonne son fiLs. Que de pleurs vont couler ^ ! 
De quel nom sa douleur me va-t-elle appeler ! 
Quel spectacle pour elle aujourd'hui se dispose! 
Elle en mourra, Phoenix, et j'en serai la cause : 
C'est lui mettre moi-même un poignard dans le sein. 

PHOENIX. 

Et pourquoi donc en faire éclater le dessein? 
Que ne consultiez-vous tantôt votre faiblesse? 

PYRRHUS. 

Je t'entends. Mais excuse un reste de tendresse. 
Crains-tu pour ma colère un si faible combat? 
. D'un amour qui s'éteint c'est le dernier éclat. 
Allons. A tes conseils, Phœnîx, je m'abandonne. 
Faut-il livrer son fils? faut-il voir Hermione ? 

PHCKNIX. 

Oui, voyez-la, seigneifr; et, par des vœux soumis, 
Protestez-lui... 

PYRRHUS. 

Faisons tout ce que j'ai promis*. 

* L*amour appelle tout à son aide, et prend toutes sortes de formes : 
la dernière qu'il emprunte ici est celle de la pitié : 

Elle en mourra , Phoenix , et J'en serai la cause. 
11 faut remarquer que cette pitié ne tombe nullement sur cet enfant in- 
nocent, sur le fils d'Hector et de tant dé rois , mais uniquement sur An- 
dromaque , parce qu'Andromaque est aimée. ( L. ) 

' « J'ai toujours condamné cette scène en l'admirant, parce que, 
« quelque belle qu'elle soit, elle est plutôt dans le genre comique en- 



396 ANDROMAQUE. 

« nobli que dans le genre tragique... Cependant , si c'est une faute, eik 
« doit être bien aise que Raoine Tait faite , par les beautés dont elle est 
« parée ; mais il ne serait pas sûr de Timiter en cela . Quand Tamour n*est 
« point tragique , comme dans Phèdre et dans leCid^û devient petit et 
« bas ; et nous n^avons presque point de tragédies en notre langue qui 
« ne soient gfttées par là. Corneille a bien foit pis : au lieu d'exprimer 
« dans ses amants le caractère de Tamour, il n*a exprimé que sou 
« propre caractère, «et n'en foit le plus souvent que des avocats pour 
a et contre , des sophistes , et quelquefois même des théologiens. » ( Lttt, 
de J,'B, R9U$$€au,) 



ACTE TROISIEME. 



SCENE I. 

ORESTE, PYLADE. 

PYLADE. 

Modérez donc, seigneur, celte fureur extrême ; 

Je ne vous connais plus; vous n'êtes plus vous-même. 

Souf&ez... 

ORESTE. 

Non , tes conseils ne sont plus de saison , 
Pylade; je suis las d'écouter la raison. 
C'est traîner trop longtemps ma vie et mon supplice : 
Il faut que je l'enlève, ou bien que je périsse. 
Le dessein en est pris, je le veux achever. 
Oui, je le veux. 

PYLADE. 

Hé bien , il la £aut enlever; 
J'y consens. Hais songez cependant où vous êtes. 
Que croira-t-on de vous à voir ce que vous faites? 
Dissimulez : calmez ce transport inquiet^ ; 
Commandez à vos yeux de garder le secret. 
Ces gardes , cette cour, l'air qui vous environne ' , 

* Vab. Faites taire , seigneur, ee transport inquiet 

* Dans le palais d*un prince on doit se méfier de tout ; et , comme dit 
Junie à Britannicus : 

Ces mars mêmes , seigneur, peuvent avoir des yeux. 
Mais qui s^était avisé de dire qu'il fout se méfier de Tair même qui dé- 
pend du prince? Cette pensée , quoique hardie, eet ici placée si naturel- 
lement, qu'on ne peut que l'approuver. ( L. R. ) 



398 ANDBOMAQUE. 

Tout dépend de Pyrrhus, et surtout d'Hermione. 
A ses regards surtout cachez votre courroux. 
^ dieux ! en cet état pourquoi la cherchiez-vous ? 

ORESTE. 

Que sais-je? de moi-même étais-je alors le maître? 
La fureur m'emportait, et je venais peut-être 
Menacer à la fois l'ingrate et son amant. 

PYLADE. 

Et quel était le fruit de cet emportement * ? 

ORESTE. 

Et quelle àme, dis-moi, ne serait éperdue 

Du coup dont ma raison vient d'être confondue? 

11 épouse , dit-il , Hermione demain ; 

11 veut, pour m'honorer, la tenir de ma main. 

Ah! plutôt cette main dans le sang du barbare... 

PTLADE. 

Vous l'accusez , seigneur, de ce destin bizarre ; 
Cependant, tourmenté de ses propres desseins, 
11 est peut-être à plaindre autant que je vous plains. 

ORESTE. 

Non, non; je le connais, mon désespoir le flatte; 
Sans moi, sans mon amour, il dédaignait l'ingrate ; 
Ses charmes jusque-là n'avaient pu le toucher : 
Le cruel ne la prend que pour me Tarracher. 
Ah dieux! c'en était fait : Hermione gagnée* 

' Var. Etqaelétait lefniUdeaonemportenieBl? 

' On sent bien qu^Oreste se trompe également, et en attribuant à Pyr- 
rhus une intention qu'il n'a jamais eue, et en croyant que, sans le re- 
tour de Pyrrhus , il allait être aimé d'Hermione. Pylade le lui prouve as- 
sez; mais c'est ainsi que doit raisonner Oreste, d'abord parce qu'il est 
amant malheureux et jaloux, ensuite parce qu'il est Oreste. (L.) — 
Le mot cùnfus qui termine le troisième vers suivant n'est mis que pour 
la rime, ce dont on s'aperçoit bien rarement dans Racine; et c'est à 
cMise de cela qu'on le remarque. On lit dans le premi^ vers du couplet 
précédent de Pylade, accuser d'wn éeHin Mzarre. Acatser étwn destin 
manque de 'justesse et d'éléganco. ( G. ) 



ACTE IH, SCÈNE I. 399 

Pour jamais de sa vue aUait être éloignée ; 
Son cœur^ entre l'amour et le dépit confus^ 
Pour se donner à moi n'attendait qu'un refus; 
Ses yeux s'ouvraient, Pylade; elle écoutait Oreste , 
Lui parlait, le plaignait... Un mot eût fait le reste. 

PYLADE i 

Vous le croyez? 

ORESTE. 

Hé quoi! ce courroux enflammé 
Contre un ingrat... 

PYLADE. 

Jamais il ne fut plus aimé. 
Pensez-vous, quand Pyrrhus vous l'aurait accordée. 
Qu'un prétexte tout prêt ne l'eût pas retardée? 
M'en croirez-vous? Lassé de ses trompeurs attraits. 
Au lieu de l'enlever fuye^la pour jamais '. 
Quoi ! votre amour se veut charger d'une furie 
Qui vous détestera, qui, toute votre vie, 
Regrettant un hymen tout prêt à s'achever. 
Voudra... 

ORESTE. 

C'est pour cela que je veux l'enlever. 
Tout lui rirait, Pylade; et moi, pour mon partage , 
Je n'emporterais donc qu'une inutile rage? 
J'irais loin d'elle encor tâcher de l'oublier ? 
Non, non : à mes tourments je veux l'associer ; 
C'est trop gémir tout seul. Je suis las qu'on me plaigne. 
Je prétends qu'à mon tour l'inhumaine me craigne , 
fit que ses yeux cruels, à pleurer condamnés. 
Me rendent tous les noms que je leur ai donnés '. 

' Var LaMédeMttrompeunattcaito, 

Aa Uctt de renkrer, ttlgneor, Je la fairala^ 

' Les yeax expriment des seotônents; maÎBB <m ne peut dire que des 
yeux rendent les noms qu'en leur u dminés. €*est les Caire parler dans le 
seas propre , et leur langage ne doit être que figuré. 



400 ANDROMAQUE. 

PYLADE. 

Voilà donc le succès qu'aura votre ambassade : 
Oreste ravisseur! 

ORESTE. 

Et qu'importe , Pylade? 
Quand nos États vengés jouiront de mes soins ^ 
L'ingrate de mes pleurs jouira-t-elle moins ? 
Et que me servira que la Grèce m'admire , 
Tandis que je serai la fable de TÉpire? 
Que veux-tu? Hais^ s'il faut ne te rien déguiser^ 
Mon innocence enfin commence à me peser ^ 
Je ne sais de tout temps quelle injuste puissance 
Laisse le crime en paix^ et poursuit l'innocence. 
De quelque part sur moi que je tourne les yeux , 
/e ne vois que malheurs qui condamnent les dieux. 
Méritons leur courroux y justifions leur haine y 
Et que le fruit du crime en précède la peine. 
Mais toi, par quelle erreur veux-tu toujoiu« sur toi 
Détourner un courroux qui ne cherche que moi? 
Assez et trop longtemps mon amitié t'accable : 
Évite un malheureux^ abandonne un coupable. 
Cher Pylade, crois-moi, ta pitié te séduit*. 
Laisse-moi des périls dont j'attends tout le fruit. 
Porte aux Grecs cet enfant que Pyrrhus m'abandonne. 
Va-t'en. 

' Oreste a tué sa mère, et ce vers est dans sa bouche le comble de 
Faveuglement. Mais en ce moment Tamour lui foit oublier tout le passé : 
il se croit innocent, soit perce qu*un sentiment fatal Tabsorbe tout en- 
tier, soit parce que son parricide a été ordonné par les dieux. Les com- 
mentateurs ont blâmé ce vers. H nous semble qu*il est le comble de Tart, 
et qu'il prépare le spectateur à la catastrophe sanglante de la fin. 
D'ailleurs, ce qui prouve régarement d'Oreste, c'est qu'aidés avoir dit 
que son innocence commence à lui peser, neuf vers plus bas il s'écrie : 
évite un malheureuK , abandooDe un coupable. 

' Var. Cher Pylade, crois-moi , ton tourment me suffit 



ACTE III, SCÈNE î. 40i 

PYLABE. 

Allons ^ seigneur^ enlevons Hei^one ^ . 
Au travers deis périls un grand cœur se fait joUr* 
Que ne peut l'amitié conduite par Tamour ! 
Allons de tous vos Grecs encourager le zèle : 
Nos vaisseaux sont tout prêts > et le vent nous appelle; 
Je sais de ce palais tous les détours obscursj 
Vous voyez que la mer en vient battre les murs ; 
Et cette nuit, sans peine > tme secrète voie 
jusqu'en votre vaisseau conduira votre proie^ 

ORESTE. 

J'abuse, cher ami, de ton trop d'amitié ; 

Mais pardonne à des maux dont toi seul aS pitié ; 

Excuse un malheureux qui perd tout ce qu'il aime> 

Que tout le monde hait, et qui se hait lui-même. 

Que ne puis^je à mon tour dans un sort plus heureux. ; ; 

PTLADE. 

Dissimulez, seigneur; c'est tout ce que je veux. 
Gardez qu'avant le coup votre dessein n'éclate i 
Oubliez jusque4à qu'Hermione est ingrate ; 
Oubliez votre amour. Elle vient, je la voi* 

ORESTEi 

Va-fen. Réponds-moi d'elle, et je réponds de moi* 

• Il y a longtemps qu'on a remarqué cet élan généreux de Tamitié , 
dont la seule réponse k la douleur et au désespoir est de se montrer prête 
à tout ce qui peut les adoucir et les soulager. Plus de réflexion , plus 
d'objection; Pylade n*a pu détourner Oreste du crime, il va le par- 
tagei^. ( L. ) — Ici l'intérêt s'accrott sans cesse , quoique les deux person- 
nages se préparent au érime, ce ijui est peut^tre un défaut du sujet. 
Mais il faut remarquer cependant qu'Oreste est excusé par le délire d'un 
déplorable amoor, et que Pylade est justifié par l'excès même de son 
amitié. (6. ) 



MACINE. — T. I. ^ 



402 ANDROMAQtlE. 

SCÈNE IL 

HERMÎONE, ORESTE, GLÈONE. 

OREStB» 

Hé bien ! mes soins vous ont rendu votre conquête : 
J'ai vu Pyrrhus > madame^ et votre hymen s'apprête. 

HBRBaONE. 

On le dit; et de plus on vient de m'assurer 

Que vous ne me cherchiez que pour m'y préparer *. 

ORESTEt. 

Et votre &me à ses vœux ne sera point rebelle ? 

HERMIONB. 

Qui l'eût cru que Pyrrhus ne fût pas infidèle ? 
Que sa flamme attendrait si tard pour éclater? 
Qu'il reviendrait à moi, quand je l'allais quitter? 
Je veux croire avec vous qu'il redoute la Grèce ; 
Qu'il suit son intérêt plutôt que sa tendresse ; 
Que mes yeux sur votre àme étaient plus absdlus. 

ORESTE. 

Non^ madame : il vous aime , et je n^en doute plus. 
Vos yeux ne foni4l8 pas tout ce qu'ils veulent faire? 
Et vous ne vouliez pas, sans doute, lui déplaire. 

HERMIONB. 

Mais que puis-je , seigneur? On a promis ma foi : 
Lui ravirai-je un bien qu'il ne tient pas de moi? 

* Quelques commontateurs ont cru voir une ironie dans ces vers ; 
mais Hermione est loin d^avoir une pareille intention : dans son trans* 
port, elle n*a qu*un sentiment; elle ne veut, elle ne peut vouloir que 
s*assurer de la résolution de Pyrrhus et des apprêts de son mariage. La 
scène est théâtrale : Hermione ne modère ses transports que par égard 
pour Oreste; Oreste concentre sa fureur pour cacher son projet d'enlè- 
vement. Tout rintérèt de cette scène repose donc sur la peinture fine et 
délicate des mouvements les plus secrets du coeur. 



ACtE III, SCÈNE lit 4Ôâ 

L'amoui^ ne règle pas le sort d'une princesse : 
La gloire d'obéir est tout ce qu'on nous laisse. 
Cependant je partais ; et vous avee pu voir 
Combien je relâchais pour vous de mon devoir. 

OHESTE. 

Ah! que vous savieiE bien^ cruelle... Uais^ madailie> 
Chacun peut à son choix disposer de son àme^ 
La v6tre était à vous. J'espérais; mais enfin 
Vous l'avez pu donner sans me faire un larcin. 
Je vous accuse aussi bien moins que la fortune. 
Et pourquoi vous lasser d'une plainte importune ? 
Tel est votre devoir, je l'avoue ; et le mien 
Est de vous épargner un si triste entretien ^ 

SCÈNE IIL 

HERMIONE, GLÉONË. 
Attendais^tu ^ Cléone> un courroux si modeste? 

CLÉOVE* 

La douleur qui se tait n'en est que plus funeste. 
Je le plains d^autant plus qu'auteur de son ennui > 
Le coup qui Ta perdu n'est parti que de lui. 
Comptes depuis quel temps votre hymen se prépare : 
11 a parlé) madame > et Pyrrhus se déclare. 

HERHIOIfE. 

Tu crois que Pyrrhus craint? Et que craint41 encor? 
Des peuples qui, dix ans, ont fui devant Hector ; 
Qui cent fois, effrayés de l'absence d'Achille, 
Dans leurs vaisseaux brûlants ont cherché leur asile , 
Et qu'on verrait encor> sans l'appui de son fils. 
Redemander Hélène aux Troyens impunis? 
Non> Cléone, il n'est point ennemi de lui-même; 

26. 



404 ANDROMAQUE. 

Il veut tout ce qu'il fait; et^ s'il m'épouse^ il m'aime. 
Mais qu'Oreste à son gré m'impute ses douleurs ; 
N'avons-nous d'entretien que celui de ses pleurs? 
Pyrrhus revient à nous ! Hé bien I chère Cléone^ 
Conçois-tu les transports de l'heureuse Hermione? 
Sais-tu quel est Pyrrhus? T'es-tu fait raconter 
Le nombre des exploits... Hais qui les peut compter? 
Intrépide^ et partout suivi de la victoire y 
Charmant; fidèle enfin : rien ne manque à sa gloire ^ . 
Songe... 

CLÉONE. 

Dissimulez : votre rivale en pleurs 
Vient à vos pieds ^ sans doute ^ apporter ses douleurs. 

HERinOICE. 

Dieux! ne puis-je à ma joie abandonner mon âme? 
Sortons : que lui dirais-je? 

' Pyrrtiiis n'a plus que des perfections, quand îlermione crdi qu^il 
revient à elle : c*est ainsi qu*Agrippine , qui ne voit que des vices dans 
son fils quand elle est sans crédit , change de ton quand elle croit rêve» 
nir en faveur, et dit de lui : 

Mon , il le faut ici oonfeaser à sa gloire » 

Son cœur o'enfenne pas une malice noire. (L. R* ) 

— Ce caractère d'Hennione est une des plus étonnantes créations de Ha* 
dne ; c*est le triomphe d*un art sublime et nouveau. Poserai dire à ceux 
qui refusent à Racine le titre de créateur : Où est le modèle d'Hormione? 
où avait-on vu, avant Racine, ce développement vaste et profond des 
replis du cœur humain, ce flux et reflux si continuel et si orageux de 
toutes les passions qui peuvent bouleverser une &me altière et blessée, 
ces mouvements opposés et rapides qui se croisent comme des éclairs, 
ce passage si prompt de toutes les imprécations de la haine à toutes les 
tendresses de Tamour, des effusions de la joie aux transports de la 
fureur, de Tindifférence et du mépris affectés au désespoir qui se répand 
en plaintes, en reproches, et en menaces? (L. ) 



ACTE III, SCÈNE IV. 405 

SCÈNE IV. 

ANDROMAQUE, HERMIONE, CLÉONE, 

CÉPHISE. 

ANDROMAQUE. 

OÙ fuyez-vous, madame? 
N'est-ce pas à vos yeux un spectacle assez doux 
Que la veuve d'Hector pleurante à vos genoux? 
Je ne viens point ici, par de jalouses larmes. 
Vous envier un cœur qui se rend à vos charmes. 
Par une main cruelle, hélas! j'ai vu percer' 
Le seul où mes regards prétendaient s^adresser : 
Ma flamme par Hector fut jadis allumée; 
Avec lui dans la tombe elle s'est enfermée V 
Mais il me reste un fils. Vous saurez quelque jour. 
Madame, pour un fils jusqu'où va notre amour'; 
Mais vous ne saurez pas , du moins je le souhaite , 
En quel trouble mortel son intérêt nous jette , 
Lorsque de tant de biens qui pouvaient nous flatter. 
C'est le seul qui nous reste, et qu'on veut nousTôter. 

' Vàb. Par les maiiif de son père, hëlaBl J*ai im percer... 

* Ce sentiment est exprimé dans ces vers de Didon (Jùneid.^ lib. IV» 
V. 28 et 29): 

« nie meof primas qui me sibi Jmixit amores 

« AbitaUt I Ule babeat secom , servetqiie sepulcbro. > 

d Le premier dont je reçus les vœux eut toutes mes amours : quMl 
les possède seul , et qu^elles soient renfermées dans sa tombe! » 

^ Ces yers sont une espèce d^itation des Traehiniennes de Sophocle. 
Oéjanire répond aux jeunes Trachiniennes : 

« Vous ignorez les chagrins que traîne après soi Thyménée. Votre 
« âge ne vous permet pas encore de les connaître ; mais tous saurez un 
« jour, par yotre propre expérience , les alarmes qu*excitent dans le 
« cœur d'une tendre épouse Tabsence d'un mari qu'elle aime, et la 
« crainte de perdre des enfants chéris. » (L. B.) 



40€ ANDRQMAQUE. 

Hélas! lorsque^ lassés de dix ans de misère^ 
Les Troyens en courroux menaçaient votre mère^ 
J'ai su de mon Hector lui procurer Vappui : 
Vous pouvez sur Pyrrhus ce cpe j'ai pu sur lui. 
Que craint-on d'im enfant qui survit à sa perte ? 
Laissez-moi le cacher en quelque Ue déserte; 
Sur les soins de sa mère on peut s'en assurer^ 
Et mon fils avec moi u'apprendra qu'à pleurer, 

HERMIONE. 

Je conçois vos douleurs; |nais un devoir austère^ . 
Quand mon père a parlée m'ordonne de me taire. 
C'est lui qui de Pyrrhus fait agir le courroux. 
S'il faut fléchir Pyrrhus, qui le peut mieux que vous*? 
Vos yeux assez longtemps ont régné sur son àme. 
Faites-le prononcer : j'y souscrirai, madame, 

SCÈNE V. 

ANDROMAQUE, CËPHISE. 

ANDmOMAQUE. 

Quel mépris la cruelle attache à ses refus \ 

CÉPHISE, 

Je croirais ses conseils, et je verrais Pyrrhus, 
Un regard confondrait Hermione et la Grèce. . , 
Mais lui-même il vous cherche. 



' Ironie amère et cruelle , qoi foit désirer au spectateur rhumilta* 
tion d'une amante si orgueilleuse, et le triomphe de Finfortunoe Andro^ 
maque. (Q.) 



ACTE m, SCÈNE VI. 407 

SCÈNE VI. 

PYRRHUS, ANDROMAQUE, PHGENIX, 

GÉPHISE. 

FTRRHUS, àPluenis. 

Où donc est la princesse? 
Ne m'avais-tu pas dit qu'elle était en ces lieux ^ ? 

PHŒNIX. 

Je le croyais, 

ANDROHAQUE^ àCéphiM. 

Tu vois le pouvoir de mes yeux ! 

PYRRHUS. 

Que dit-elle , Phœnix? 

ANDROlfAQfDE. 

Hélas ! tout m^abandonne l 

PHOENIX. 

Allons 3 seigneur, marchons sur les pas d^Hermione^ 

CÉPHISE. 

Qu'attendez-vous? Rompez oe silence obstiné'^ 

ANDROMAQUE^ 

11 a promis mon fils, 

' On a dit que Pyrrhus, feignant de chercher la fille dliôlèoe, quoi- 
quMl voie Andromaque, est une scène de comédie. Si Tartifice était 
concerté, son affectation serait, en efTet, du genre comique; mais les 
bienséances sont observées. C^est vàitablement Pbœnix qui conduisait 
son maître sur les pas dUermione, et c*est le hasard qui fait que dans 
ce même moment Hermione vient de céder la place à Andromaque. Dans 
cet instant de surprise , il est très-naturel que Pyrrhus hésite d*abord , 
et que Tamour profite d'un contre-temps sans l'avoir arrangé. Cet inci- 
dent, qui amène une nouvelle explication entre Pyrrhus et Andromaque, 
sans que ni l'un ni l'autre soit compromis, paraît à la fois naturel et 
fort heureusement imaginé. Le poëte continue ainsi h mener son action 
par les mêmes moyens , ceux des caractères et de la passion ; mais il mé^ 
nage adroitement deâ drccmstances qui favorisent ces moyens , et le fbnt 
rentrer dans les bienséances de la tragédie. (L.) 

^ Yar. Qu'attendez- voits? Forcez ce silence obstiné. 



im andromaque;. 

CÉPHISE. 

Il ne Ta pas donné. 

ANDBOBIAQUE. 

Non, non , j'ai beau pleurer, sa mort est résolue. 

PTBHHUS. 

Daigne-trelle sur nous tourner au moins la vue? 
Quel orteil ! 

ANPROMAQIJE. 

Je ne fais que Tirriter encor. 
Sortons. 

' PYBRHUS. 

Allons aux Grecs livrer le fils d'Hector. 

ANDBOBIAQUE , m jetant a^x pieds de PTirbos. 

Ah, seigneur! arrêtez ! Que prétendez-vous faire? 
Si vous livrez le fils , livrez-leur donc la mère ! 
Vos serments m'ont tantôt juré tant d'amitié! 
Dieux! ne pourrai-je au moins toucher votre pitié *? 
Sans espoir de pardon m'avez^vous condamnée*? 

PHTRBHUS. 

Phœnix vous le dira, ma parole est donnée*. 

' Var. Dieu 1 n'eo reste-t-il pa& du moins qodque pitié ? 

* Accordons à Tabbé d'Olivet que, dans la rigueur de la grammaire 
et dans Texactitudd de la prose , sans espoir de pardon doit se rappor- 
ter à Pyrrhus qui condamne , quoique par le sens il se rapporte à An- 
dromaque qui est condamnée. Mais avouons aussi que, quand le sena 
est si clair, la phrase, pour ôtre elliptique, n'en devient pas plus lou- 
che , et qu'ici Tellipse qui retranche deux mots (sans m^ laisser d'espoir 
de pardon) est non-seulement un droit du poète, mais un devoir. 
Racine pouvait ais^ent être exact en mettant me vois-je condamnée? 
il s'en est bien gardé. Ce n'était pas lui qui pouvait ignorer que me 
voiS'je était ici mortellençient froid, et nÇavez-vous absolument néces- 
saire. (L.) 

' On voit déjà Pyrrhus se défier de lui-même, et se hâter de s'ap- 
puyer sur Phœnix , et d'en faire le garant de la parole 911'iZ a donnée. 
C^ ,Phanix vous le dira, qui n'est pas au-dessus du familier, mais qui 
n'a rien de choquant, est assez relevé par une finesse d'intention qpx ne 
peut pas échapper au spectateur intelligent. (L.) 



ACTE III, SCÈNE VI. 40» 

ANDROMAQUE. 

Vous qui braviez pour moi tant de périls divers ! 

PTARHUS. 

J'étais aveugle alors; mes yeux se sont ouverts. 
Sa grâce à vos désirs pouvait être accordée; 
Mais vous ne Tavez pas seulement demandée : 
C'en est &it. 

ANDROMAQUE. 

Ah^ seigneur! vous entendiez assez 
Des soupirs qui craignaient de se voir repoussés. 
Pardonnez à Téclat d'une illustre fortime 
Ce reste de fierté qui craint d'être importune '. 
Vous ne l'ignorez pas : Andromaque^ sans vous^ 
N'aurait jamais d'un maître embrassé les genoux. 

PYRRHUS. 

Non^ vous me haïssez; et dans le fond de l'àme 
Vous craignez de devoir quelque chose à ma flamme. 
Ce fils même ^ ce fils ^ l'objet de tant de soins ^ 
Si je l'avais sauvé, vous l'en aimeriez. moins. 
La haine, le mépris, contre moi tout s'assemble; 
Vous me haïssez plus que tous les Grecs ensemble. 
Jouissez à loisir d'un si noble courroux. 
Allons, Phoenix. 

ANBROIIAQUE. 

Allons rejoindre mon époux. 

' Tout le monde a senti la beauté de ce vers : il n*7 a que les gram* 
mai r iens qui aient songé à y déGOUvrir une incorrection. Selon leur re- 
marque , le qui relatif doit se rapporter à reste et non à fierté ; d*où il 
suit qu'on doit se servir de Tadjectif masculin importun au lieu éOm- 
portune. Mais ce reste n'est employé ici qu'adjectivement; et, comme il 
sert à modifier la fierté, qui est le principal objet de la pensée , il ne 
saurait régler raccord. La phrase est donc conforme à la grammaire, et 
surtout à la logique générale des langues. Nous pouvons encore nous 
appuyer de cette phrase , rapportée par VAcadémie : Toutes sortes de /i<* 
wres ne sont postons, (L). 



410 ANDROMAQUE. 

« CÉPHISE. 

Madame... 

ANDAOUAQUK^ à CépbiM. 

Et que veux-tu que je lui dise encore^ 
Auteur de tous mes maux^ croi&-tu qu'il les ignore? 

(àPyrrhot.) 

Seigneur^ voyez Tétat où vous me réduisez ^ 
J'ai vu mon père mort^ et nos murs embrasés'; 
J'ai vu trancher les jours de ma famille entière^ 
Et mon époux sanglant traîné sur la poussière > 
Son fils seul avec moi réservé pour les fers. 
Mais que ne peut un fils! Je respire^ je sers. 
J'ai fedt plus; je me suis quelquefois consolée 
Qu'ici, plutôt qu'ailleurs, le sort m'eût exilée; 
Qu'heureux dans son malheur, le fils de tant de rois> 
Puisqu'il devait servir, fût tombé sous vos lois : 
J'ai cru que sa prison deviendrait son asile. 
Jadis Priam soumis fut respecté d'AchiUe : 
J'attendais de son fils encor plus de bonté. 
Pardonne , cher Hector, à ma crédulité * ! 

' Tout ce discours d^Andromaque est un chef-d^œrre d'art, de senti- 
ment et d'éloquence. Pyrrhus n'y résiste ptsi ( G. ) 

' Andromaque était fille d'Êétion, roi de Gilicie, dont Thèbes était 
la capitale. Cette ville fut prise et brûlée par Achille, qui fit pair 
Éétion.(G.) 

* Cette apostrophe à Hector, ce pardon qu'elle lui demande , cette ma-* 
nière de lui égaler Pyrrhus, afin de relever Pyrrhus à ses propres yeux ; 
ce sublime mouvement, 

Je n'ai pa foopçoiuMr ton enmni d'un «riraei 
et ce toucbant détour de la douleur suppliante qui invoque Pyrrhus sans 
s'adresser à lui , et qui mêle les reproches et les leçons à la priàfe et aux 
larmes; tout ce morceau, d'un bout è rtutre, est un modèle de pathé- 
tique noble ; et c'est le plus heureux emploi de toutes les ressources de 
r^oquence et de tous les moyens de cette espèce de magie sî peu con- 
nue, qu'on appelle Fintérét du style. Observes encore avec quel art le 
podte a terminé ce couplet si attendrissant par une phrase qui demeure 
comme suspendue , de manière que l'affliction d'Androm^qiie semble* 



ACTE III, SCÈNE VII. 4U 

Je n'ai pu soupçonner ton ennemi d'un crime; 
Malgré lui-même enfin je Tai cru magnanime. 
Ah! s'il l'était assez pour nous laisser du moins 
Au tombeau qu'à ta cendre ont élevé mes soins ^ 
Et que^ finissant là sa haine et nos misères^ 
Il ne séparât point des dépouilles si chôres! 

PYRRHUS. 

Va m^attendre^ Phœnix. 

» 

SCÈNE VIL 

PYRRHUS, ANDROMAQUE, CÉPHISE. 

PYRRHUS* 

Madame^ demeurez. 
On peut vous rendre encor ce fils que vous pleurez. 
Oui ^ je sens à regret qu'en excitant vos larmes 
Je ne fais contre moi que vous donner des armes ; 
Je croyais apporter plus de haine en ces lieux. 
Mais^ madame^ du moins tournez vers moi les yeux : 
Voyez si mes regards sont d'un juge sévère. 
S'ils sont d'un ennemi qui cherche à vous déplaire. 
Pourquoi me forcez-vous vous-même à vous traliir? 
Au nom de votre fils, cessons de nous haïr. 
A le sauver enfin c'est moi qui vous convie. 
Faut-il que mes soupirs vous demandent sa vie? 
Faut-il qu'en sa faveur j'embrasse vos genoux? 
Pour la dernière fois, sauvez-le, sauvez-vous. 
Je sais de quels serments je romps pour vous les chaînes ; 
Combien je vais sur moi faire éclater de haines. 

s'arrêter sur Texpressioii de ses derniers yœux et de ses dernières espé- 
rances , et attend, dans le silenoe de raocablement, œ qua va léponârs 
Pyrrhus. Et quel nombre dans les vers! quelle harmonie dans les pb« 
riodes! (L.) 



413 ANDROMAQUE. 

Je renvdie Hermione^ et je mets sur son fronts 

Au lieu de ma couronne , un étemel affront : 

Je vous conduis au temple où son hymen s'apprête ; 

Je vous ceins du bandeau préparé pour sa tète. 

Mais ce n'est plus^ madame^ une offre à dédaigner; 

Je vous le dis : il faut ou périr^ ou régner. 

Mon cœur, désespéré d'un an d'ingratitude. 

Ne peut plus de son sort souffrir l'incertitude. 

C'est craindre, menacer, et gémir trop longtemps. 

Je meurs si je vous perds, mais je meurs si j'attends. , 

Songez-y : je vous laisse; et je viendrai vous prendre 

Pour vous mener au temple où ce fils doit m'attendre ; 

Et là vous me verrez, soumis ou furieux. 

Vous couronner, madame, ou le perdre à vos yeux. 

SCÈNE VIII. 

ANDROMAQUE, CÉPHISE. 

GÉPHISE. 

Je vous l'avais prédit, qu'en dépit de la Grèce ^ 
De votre sort encor vous seriez la maltresse. 

ANDROKAQUE. 

Hélas ! de quel effet tes discours sont suivis ! 
Il ne me restait plus qu'à condsmtmer mon fils. 

GÉPfflSE. 

Madame, à votre époux c'est être assez fidèle. 
Trop de vertu pourrait vous rendre criminelle. 
Lui-même il porterait votre frme à la douceur. 

ANDROMAQUE. 

Quoi! je lui donnerais Pyrrhus pour successeur? 

GÉPHISE. 

Ainsi le veut son fils, que les Grecs vous ravissent. 

' Vak. Hé bien ! je vous l'ai dit, qu'en dépit de la Grèce... 



ACTE III, SCÈNE VIII. 418 

Penses-Tous qu'après tout ses mânes en Fougisaent? 

Qu^il méprisât^ madame, un roi viotorieux 

Qui TOUS fait remonter au rang de vos aïeux ^ 

Qui foule aux pieds pour vous vos vainqueurs en colère^ 

Qui ne se souvient plus qu'Achille était son père , 

Qui dément ses exploits, et les rend superflus? 

ANDROMAQUE. 

Dois-je les oublier, s'il ne s'en souvient plus? 
Dois-je oublier Hector privé de funérailles. 
Et traîné sans honneur autour de nos murailles ^? 
Dois-je oublier mon père à mes pieds renversé. 
Ensanglantant Tautel qu'il tenait embrassé*? 
Songe, songe, Céphise, à cette nuit cruelle 
Qui fut pour tout un peuple une nuit étemelle ; 
Figure-toi Pyrrhus, les yeux étincelants. 
Entrant à la lueur de nos palais brûlants. 
Sur tous mes frères morts se faisant un passage , 
Et, de sang tout couvert, échauffant le carnage; 
Songe aux cris des vainqueurs, songe aux cris des mou- 
Dans la flamme étouffés , sous le fer expii^nts ; [ ranis 
Peins-toi dans ces horreurs Andromaque éperdue : 
Voilà comme Pyrrhus vint s'offrir à ma vue •; 

' 5anfk(mfiettr est une figure latine qoiaCfoiblit à dessemPexpression, 
pour fiaire entendre beaucoup plus qu'elle ne dit : sans honneur signifie 
îci ignominieusement : c'est ainsi que le mot latin inglorius , sans gloire , 
signifie souvent la honte. ( G. } — Le yers suivant se trouve ainsi dans 
les premières éditions : 

Dob-je oublier •on père à mes pieds renversé? 

' Imitation de ces vers de Virgile (i£neid., lib. II, v. 50 i et 502) : 

c Priamnmqoe per aras 
« Sanguine fœdantem , qoos ipte sacraverat , ignés. > 

a Et Priam au pied des autels , souillant de son sang les feux qu'il avait 
lui-mdme consacrés. » , 

^ On a toujours admiré ce morceau descriptif, mais qui ne Test qu'au- 
tant qu'il doit l'être. Le poète, quoiqu'il n'eût que vingt-sept ans, ne 
s'est^ point livré en jeune homme à la profusion des détails poétiques 



414 ANDBÛMAQUE. 

Voilà par quels exploits il sut se cour<miier; 
Enfin ^ voilà Tépoux que tu me veux donner* 
Non^ je ne serai point complice de ses crimes; 
Qu'il nous p^nne, s'il veut^ pour dernières victimes. 
Tous mes ressentiments lui seraient asservis ' I 

GÉPmSE. 

Hé bien I allons donc voir expirer votre fils : 

On n'attend plus que vous... Vous frémissez^ madame! 

ANDEOMAOITE. 

Ah ! de quel souvenir viens-tu frapper mon àme ! 

Quoi! Céphise^ j'irais voir expirer encor* 

Ce fils, ma seule joie, et Timage d'Hector ; 

Ce fils, que de sa flamme il me laissa pour gage ! 

Hélas ! je m'en souviens, le jour que son courage * 

Lui fit chercher Achille, ou plutôt le trépas. 

Il demanda son fils, et le prit dans ses bras ^ : 

qui poa^aieni tmter sa fiuâlitô. Il n*a poiût voulu peindre le sac de 
Troie, comme aurait Mi en parefl cas queiqUA S^ièque ou qudque 
Lucain ; mais il s^est souvenu qu'Andromaque ne devait voir que Pyr> 
rhus ; et c'est lui, en effet, dont la figure ressort dans ce terriWe tableau î 

Les yeux étincelants » 
Entrant à la lueur.de nos palais brûlants , 
Sur tous mes frères morts se faisant un passage , 
fBt, deiftng tout couvert, échauffÉnit le oamage* 

Ces coups de pinceau sont dignes de Tirgile, quand il peint la chute de 
Troie ; et Ton sent qu'il a servi de modèle à Racine. On n'avait point vu 
avant Racine cette brillante richesse d'images, ni cette savante har- 
monie de la phrase poétique : c'étaient des beautés nouvelles sur la 
scène. (L.) 

' Ce dernier vers tranche désagréablement avec les autres ; il termine 
fh)idement la tirade. ( G. ) 

» Voir expirer encot. Cet encor répond à ce qu^elle vient de dire î elle a 
vu expirer Priam , ses frères , tout un peuple ; verra-t-elle expirer en- 
tore ce fUsy sa settle joi« , etc. ? ( L. R. } 

3 Yar. HélasI il m'en souvient , le jour que son courage... 

* Le poète n'oublie pas de placer dans se trajçédie le beau t^ibleau 



ACTE m, SCÈNE VIII. 416 

a Chère épouse y dit-il en essuyant mes larmes ^ 
« J'ignore quel succès le sort ga3rde à mes armes; 
« Je te laisse n^on fils pour gage de ma foi : 
a S'il me perd^ je prétends qu'il me retrouve en toi. 
« Si d'un heureux hymen la mémoire f est chère , 
« Montre au fils à quel point tu chérissais le père. » 
Et je puis voir répandre un sang si précieux? 
Et je laisse avec lui périr tous ses aïeux? 
Roi barbare^ faut-il que mon crime Tentralûe? 
Si je te hais^ est-il coupable de ma haine? 
T'a-i-il de tous les siens reproché le trépas? 
S'est-il plaint à tes yeux des maux qu'il ne sent pas? 
Mais cependant^ mon fils^ tu meurs si je n'arrête ^ 
Le fer que le cruel tient levé sur ta tète. 
Je l'en puis détouttier, et je t'y vais offiîr ! . . . 
Non^ tu ne mourras points je ne le puis souf&ir. 
Allons trouver Pyrrhus. Mais non , chère Céphise , 

qQHomère t &it des adieux d*Hectûr et d'Andfomaque» el il ajoute ce» 

paroles tendres, qa^Andromaqae ne dit pas dans Homère : 

O cendres d*im époux 1 6 Tro^eaii âmonpérel 
O mon fils ! que tes Jours coûleot Hier à ta mârei 

fille 8*adre«e en même temps à Hector, aox Troyo», à son père et à son 
fils. (L.R.) 

' Quelle rapidité de mouyement! qndle admirable peinture du combat 
qui se Htie dans le coeur d^Andromaquef quelle viTacité, queUe abon- 
dance de tours et d'expressioni La fin de cette scène est pariaite;et 
Andromaque, qui va consulter Hector sur son tombeau, laisse les spec- 
tateurs dans rincertitude de ce qu*eile fera , et imprime d'avance un ca- 
ractère auguste et solennel au parti généreux qu'elle va prendre. Il fal- 
lait un art prodigieux pour amener Andromaque à épouser Pyrrhus 
sans s*avilir dleHnémey et pour concilier les devoirs de la veuve d'Hec- 
tor avec ceux de la mère d'Astyanax. (G.) -^ Ajoutons qu'il y a un 
gi^and mérite à suspendre et graduer ainsi une intrigue, non pas par 
des moyens forcés, mais par des incidents pris dans les situations et ]p 
caractère des personnages. C'est le secret des matkes ; c*est le merveil- 
leux de l'art : le merveilleux des événements appartient à tout. It3 
monde. (L.) 



416 ANDROMAQUE. 

Va le trouver pour moi. 

CÉPHISE. 

Que faulril que je dise? 

▲ICDKOMAQUE. 

Dis-lui que de mon fils Tamour est assez fort '... 
Crois-tu que dans son cœur il ait juré sa mort? 
L'amour peut-il si loin pousser sa barbarie? 

CÉPHISE. 

Madame^ il va bientôt revenir en furie. 

ANDROKAQUE. 

Hé bien ! va Tassurer . . . 

CÉPHISE. 

De quoi? de votre foi? 

ANDROMAQUE. 

Hélas ! pour la promettre est-elle encore à moi ? 

' Voilà un exemple de ces équiToques fréquentes dont notre préposi- 
tion de est d*autant plus susceptible que nous la foîsons servir à tout, 
faute de mieux. Ce n'est pas qu*ici Ton puisse se méprendre sur le sens 
de ces mots, V amour de num fils. Toutes les drconstancos sont telles que 
tout le monde comprend qu'Andromaque veut dire Favumr que j'ai pour 
num fils. Mais la phrase en elle-même pourrait vouloir dire aussi VavMur 
que mon fils a pour moi. L^jet de cette remarque est d'avertir du 
danger c5e ces équivoques t dans ces phtases^ Tamour de, la haine dei 
le mépris de; dans toutes celles du même genre ^ si Tamour, la haine, le 
mépris « tombent sur les choses, il n'y a point d'amphibologie à craindre ; 
mais elle se xffésente d'elle-même si tous ces sentiments regardent des 
personnes; car alors de peut exprimer également un rapport actif ou 
passif, n fout donc bien prendre garde si, dsmsce cas, la phrase entière 
détermine l'un des deux rapports de manière à exclure l'autre ; sinon il 
faut avoir recours à une autre construction, et substituer pour à de. 
Mais il s'en faut bien qu'en poésie cela soit indifférent , je ne dis pas 
seulement pour la mesure, qui ne doit jamais servir d'excuse à rien , 
mais pour l'élégance^ la précision , le nombre, qui sont des considéra- 
tions capitales : le pour et le de ne sont pas même indifférents dans la 
bonne prose. La véritable ressource est donc de travailler sa phrase 
comme Racine , de manière à prévenir toute obscurité, toute ambiguïté ; 
et l'on conçoit que cette remarque et cet avis ne s'adressent qu'à. ceux, 
qui veulent écrire bien , et qui en sont capables. (L. ) 



ACTE III, SCÈNE VIIÏ. 417 

cendres d'un époux ! 6 Troyens ! ô mon père ! 
mon fils ! que tes jours coûtent cher à ta mère ! 
Allons. 

CÉPHISE. 

OÙ donc, madame? et que résolvez-vous? 

ANDROBfAQUE. 

Allons sur son tombeau consulter mon époux. 



MACINE. — T. I. 27 



ACTE QUATRIÈME. 



SCÈNE I. 

ANDROMAQUE, CÉPHISE. 

CÉPHISE. 

Ah! je n'en doute point : c'est votre ^[)oux, madame^ 

C'est Hector qui produit ce miracle en votre âme ! 

Il veut que Troie encor se puisse relever 

Avec cet heureux fils qu'il vous fait conserver 

Pyrrhus vous l'a promis. Vous venez de l'entendre , 

Madame : il n'attendait qu'un mot pour vous le rendre. 

Croyez-en ses transports : Bère, sceptre, alliés, 

Content de votre cœur, il met tout à vos pieds; 

Sur lui , sur tout son peuple ii vous rend souveraine *. 

Est-ce là ce vainqueur digne de tant de haine? 

Déjà contre les Grecs plein d'un noble courroux. 

Le soin de votre fils le touche autant que vous : 

Il prévient leur fureur; il lui laisse sa garde; 

Ek)ur ne pas l'exposer, lui-même il se hasarde. 

Mais tout s'apprête au temple; et vous avez promis.. , 

ANDROMAQUE. 

Oui , je m'y trouverai. Mais allons voir mon fils. 

* On ne dirait pas en prose souveraine sur, mais souveraine de. On 
peut le dire en yers , par l'analogie secrètement sentie qui se tronve entre 
ridée de souveraineté et ndée de régne. H vous rend souveraine sur, pour 
il vous fait régner sur. Mais pour hasarder ces ccmstructions qui séparent 
la poésie de la prose, il faut être bien sûr de la justesse des rapports 
qui, saisissant l'imagination, empochent l'oreille de s'étonner. (L.) — 
Racine parlait la langue de son temps : on disait alors souverain sttr 
pour souverain de. ïjes pièces de Rotrou en offrent plusieurs exemples. 



ACTE IV, SCÈNE I. 4ld 

GÉPHISE. 

Madame^ qui vous presse? 11 suffit que sa vue 
Désonnais à vos yeux ne soit plus défendue. 
Vous lui pourrez bientôt prodiguer vos bontés^ 
Et vos embrassements ne seront plus comptés ' . 
Quel plaisir d'élever un enfant qu'on voit croître. 
Non plus comme un esclave élevé pour son maître ', 
Mais pour voir avec lui renaître tant de rois! 

ANOEOMAQÙE. 

Céphise, allons le voir pour la dernière fois. 

CÉPUISE. 

Que dites-vous? Oh dieux! 

ANOROMAQUE. 

ma chère Céphise! 
Ce n'est point avec toi que mon cœur se déguise : 
Ta foi, dans mon malheur, s'est montrée à mes yeux; 
Mais j'ai cru qu'à moa tour tu me connaissais mieux. 
Quoi donc! as-tu pensé qu'Andromaque infidèle 
Pût trahir un époux qui croit revivre en elle ; 
Et que, de tant de morts réveillant la douleur. 
Le soin de mon repos me fit troubler le leur? 
Est-ce là cette ardeur tant promise à sa cendre? 
Mais son fils périssait, il Ta fallu défendre. 
Pyrrhus en m'épousant s'en déclare l'appui; 
Il suffit : je veux bien m'en reposer sur lui. 
Je sais quel est Pyrrhus : violent, mais sincère, 

• Quel vers! qu'il est heureux ! que d'idées dans ces embrassements 
qui étaient comptés^ et qui ne le seront plus! N'esta» pas ainsi que les 
expressions les plus simples deviennent des expressions de génie? n'est- 
ce pas ainsi que Racine s'est fait une langue à lui, avec des mots qui 
sont à tout le monde? (L.) 

' Croître et maître ne riment ni à l'œil ni à l'oreille. Élever et élevé 

forment une répétition; et toute répétition qui n'est pas une beauté est 

un défaut. Dans le vers suivant , qu'on voit croître pour voir renaître ; 

qu'on voit pour voir est une négligence. (G.) 

27. 



420 ANDROMAQUE. 

Céphise, il fera plus qu'il n'a promis de faire. 
Sur le courroux des Grecs je m'en repose encor : 
Leur haine va donner un père au fils d'Hector. 
Je vais donc^ puisqu'il faut que je me sacrifie^ 
Assurer à Pyrrhus le reste de ma vie; 
Je vais , en recevant sa foi sur les autels , 
L'engager à mon fils par des nœuds immortels. 
Mais aussitôt ma main^ à moi seule funeste, 
D'une infidèle vie abrégera le reste; 
Et^ sauvant ma vertu ^ rendra ce que je doi 
A Pyrrhus^ à mon fils^ à mon époux^ à moi. 
Voilà de mon amour l'innocent stratagème ^ : 
Voilà ce qu'un époux m'a commandé lui-même. 
J'irai seule rejoindre Hector et mes aïeux. 
Céphise , c'est à toi de me fermer les yeux. 

GÉPHISE. 

Ah ! ne prétendez pas que je puisse survivre.. . 

' Cette résolution d*Andromaque a été Tobjet de Id critique sévère 
de plusieurs commentateurs. Hs ont demandé comment la veuve d'Hec- 
tor pouvait espérer que Pyrrhus deviendrait Tappui d'Astyanax , lors- 
qu'il verrait qu'elle a mieux aimé se donner la mort que de partager sa 
couronne. Mais il semble que Racine répond à cette objection, lorsqu'il 
fait dire à Andromaque : 

Je sais quel est Pyrrhus : violent, mais sincère , 
Céphise , il fera plus qu'il n'a promis de faire. 

Oui , sans doute , dit La Harpe , il se croira obligé de servir de père à ce 
malheureux enfant, et d'autant plus qu'il ne pourra se cacher que c'est 
lui seul qui aura forcé la mère à mourir. Violent dans toutes ses pas- 
sions , c'est la main d' Andromaque qu'il veut, et il ne se dissimule point 
qu'elle l'épouse sans l'aimer. 11 dit en propres termes : 

Andromaque m'arrache on coBor qu'elle déteste. 

Il est assez généreux pour ne voir, après la mort d' Andromaque, que 
le sacrifice qu'elle lui a fait, et les devoirs qui lui restent à remplir en- 
vers sa mémoire et envers un enfant qui est devenu le sien. Ces devoirs 
d'adoption, ces devoirs envers les morts étaient particulièrement sacrés 
chez les anciens , et Racine a tout fondé sur les mœurs et les caractères. 



ACTE IV, SCENE 1. 421 

ANOROMAQUE. 

Non, non, je te défends, Céphise, de me suivre. 
Je confie à tes soins mon unique trésor : 
Si tu vivais pour moi , vis pour le fils d'Hector. 
De Tespoir des Troyens seule dépositaire. 
Songe à combien de rois tu deviens nécessaire. 
Veille auprès de Pyrrhus ; fais-lui garder sa foi ; 
S'il le faut, je consens qu'on lui parle de moi*. 
Fais-lui valoir Thymen où je me suis rangée * : 
Dis-lui qu'avant ma mort je lui fus engagée; 
Que ses ressentiments doivent être effacés; 
Qu'en lui laissant mon fils c'est l'estimer assez. 
Fais connaître à mon fils les héros de sa race ; 
Autant que tu pourras, conduis-le sur leur trace : 
Dis-lui par quels exploits leurs noms ont éclaté , 
Plutôt ce qu'ils ont fait que ce qu'ils ont été; 
Parle-lui tous les jours des vertus de son père ; 
Et quelquefois aussi parle-lui de sa mère^. 

I Yar. S'il le faut , je consens que tu parles de moi. 

' Cette expression , qui ailleurs pourrait déplaire , a ici de la beauté , 
parce qu'eOe fait sentir qu'Andromaque n'a consenti à cet hymen que 
malgré eUe. ( L. R.) 

' Trait d'une exquise délicatesse, qui n'appartient qu'à Racine. On a 
cru reconnaître dans plusieurs vers de cette tirade des rapports très-in- 
directs avec l'Ajax de Sophocle. Ajax , avant de se donner la mort , prend 
son fils entre ses bras , et donne des conseils à cet enfant comme s'il pou- 
vait en être entendu. II lui dit entre autres choses : « O mon fils, sois 
« plus heureux que ton père , et ressemble-lui en tout le reste ! » Racine 
avait traduit ainsi ce passage dans un exemplaire de Sophocle , enrichi 
de notes de sa main, et précieusement conservé à la bibliothèque du Roi : 

o mon fils , sois un Jour plus heureux que ton père ! 
Du reste , avec honneur tu peux lui ressembler. 

Ajax furieux f acte If, se. u. 

Ces paroles d'Ajax à son fils n'ont que très-peu de rapport avec les 

vers de Racine. (G.) — On en trouverait peut-être davantage dans ces 

paroles qu'Énée adresse à son fils { Mnexd.^ lib. XII , v. 435 ) ; ^ 

« Disce , i»uer, virtutem ex me , verumqne laborem ; 



422 ANDROMAQUE. 

Mais qu'il ne songe plus , Céphise, à nous venger : 
Nous lui laissons un maître^ il le doit ménager. 
Qu'il ait de ses aïeux un souvenir modeste : 
11 est du sang d'Hector^ mais il en est le reste; 
Et pour ce reste enfin j'ai moi-même , en un jour. 
Sacrifié mon sang, ma haine et mon amour. 

CÉPHISE. 

Hélas! 

ANDEOHAQUE. 

Ne me suis point, si ton cœur en alarmes 
Prévoit qu'il ne pourra commander à tes larmes- 
On vient. Cache tes pleurs, Céphise; et souviens-toi 
Que le sort d'Andromaque est commis à ta foi ' . 
C'est Hermione. Allons, fuyons sa violence. 

SCÈNE II. 

HERMIONE, CLÉONE. 

GLÉONE. 

Non, je ne puis assez admirer ce silence. 
Vous vous taisez, madame; et ce cruel mépris 
N'a pas du moindre trouble agité vos esprits ! 
Vous soutenez en paix une si rude attaque. 



« Fortunam ex aliis. 



« Ta facito , mox qaam matura adolererit stas , 

« Sii memor ; et te animo repeténtem esempla tnoram, 

• Et pater jEneas» et amnculus exdtet Hector. > 

« mon ÔIsl que mon ex^nple t'apprenne à iHraiver le danger, à lut- 
ter contre le malheur; d'autres t'apprendront comment on est heureux. 
Bientôt Tâge aura mûri ta raison : alors rappello-toi mes dernières pa- 
roles ; rappelle-toi les actions de toa père , n'oublie jamais que tu es fils 
d'Énée et neveu d'Hectw. » 

' Commis pour confié est un latinisme heureux que Racine a introduit 
dans la langue. Presque toutes les innovations de Racine sont devenues 
des règles. 



ACTE IV, SCÈNE IIÏ. 423 

Vous qu*on voyait frémir au seul nom d'Audromaque ! 
Vous qui sans désespoir ne pouviez endurer 
Que Pyrrhus d'un regard la voulût honorer ! 
11 réponse; il lui donne , avec son diadème^ 
La foi que vous venez de recevoir vous-même : 
Et votre bouche encor^ muette à tant d'ennui * y 
N'a pas daigné s'ouvrir pour se plaindre de lui ! 
Ah! que je crains^ madame, un calme si funeste! 
Et qu'il vaudrait bien mieux.. . 

HERinONE. 

Fais-tu venir Oreste*? 

CLÉONE. 

Il vient, madame, il vient; et vous pouvez juger 
Que bientôt à vos pieds il allait se ranger* , 
Prêt à servir toujours sans espoir de salaire : 
Vos yeux ne sont que trop assurés de lui plaire. 
Mais il entre. 

SCÈNE III. 

ORESTE, HERMIONE, CLÉONE. 

ORESTE. 

Ah, madame! est-il vrai qu'une fois 
Oreste en vous cherchant obéisse à vos lois? 

' MutUe è imit d*«iitii»i : oe régime du datif ayec Tadjectif mnel esi une 
hardiesse très-heiirease, et d(mt Racine a tiré le plus grand parti dans 
ce yers si énergique (act V, se. i ) : 

If «et à met soapin , tranquiUe à mes alarmes. 
Cependant, mutité h tant ^ ennui n*est pas aussi riche de style que hardi 
de construction. Ennui est feible dans la situation d'Hermione. ( G. ) 

' Cette femme si emportée , si jsdouse , qui sur les moindres soupçons 
éclatait en reproches contre Pyrrhus , qui triomphait avec tant d'au- 
dace lorsqu*elle se flattait de Tépouser, garde un morne silence lorsqu'il 
s'apprête à s'unir pour jamais avec Andromaque. Mais que son silène*? 
est éloquent ! ( L, B. ) 

' On se range etux ordres, on se range à son devoir; mats on ne dit pas 
se ranger aux pieds pour venir se jeter aux pieds. ( L. ) 



434 ANDROMAQUE. 

Ne m'a-t-on point flatté d'une fausse espérance? 
Avez-vous en effet souhaité ma présence? 
Croirai-je que vos yeux, à la fin désarmés * , 
Veulent... 

JBLERHIONE. 

Je veux savoir, seigneur, si vous m'aimez. 

ORESTE. 

Si je vous aime! oh dieux! mes serments, mes parjures. 
Ma fuite, mon retour, mes respects , mes injures , 
Mon désespoir, mes yeux de pleurs toujours noyés * ; 
Quels témoins croirez-vous, si vous ne les croyez? 

HERMIONE. 

Vengez-moi, je crois tout*. 

ORESTE. 

Hé bien, allons, madame : 
Mettons encore un coup toute la Grèce en flamme; 
Prenons, en signalant mon bras et votre nom. 
Vous, la place d'Hélène, et moi, d'Agamemnon; 
De Troie en ce pays réveillons les misères*; 
Et qu'on parle de nous ainsi que de nos pères. 

* Par quelle fatalité Oreste esfril toujours galant jusqu'au moment où 
son esprit s'égare? Pourquoi parle*t~il encore des yeux d'Hermione armés 
ou désarmée? {G,) 

' Cette énumération est vive et rapide; il n'y a que cette expression. 
Us yeux toujours noyés de pleurs , qui se sente encore de la fadeur roma- 
nesque. Un héros qui pleure toigours les rigueurs de sa maltresse est tn^ 
tendre pour la] tragédie. Ce défout est du siècle ; oiais ce qui appartient 
au poète, c'est le caractère d'Hermione^ Fart du dialogue^ et les traits 
terribles qui rendent cette scène une des plus tragiques de la pièce. (.G. ) 

' Vengei^moï^je crois tout.,. Fais4u venir Oreste t.. . Je veux savoir ^ 
seigneur f si vous m'aimes,... Tous ces traits d*un laconisme terrible sont 
l'accent de la rage et de la vengeance , qui ne saurait trop t^t aller à son 
but. ( L. ) 

* On dit bien réveiller la douleur, parce que la douleur peut s^assou- 
pir; mais on ne dit pas réveiller les misères pour renouveler les misères. 
D'ailleurs, misères n'est pas le mot propre : Racine voulait dire les mo^ 
heurs , les désastres. ( L. ) 



ACTE IV, SCÈNE IH. 425 

Partons^ je suis tout prêt. 

HERMIOICE. 

Non^ seigneur^ demeurons : 
Je ne veux point si loin porter de tels affronts. 
Quoi! de mes ennemis couronnant TinsolenceS 
J'irais attendre ailleurs une lente vengeance? 
Et je m'en remettrais au destin des combats^ 
Qui peut-être à la fin ne me vengerait pas? 
Je veux qu'à mon départ toute TÉpire pleure. 
Mais^ si vous me vengez^ vengez-moi dans une heure. 
Tous vos retardements sont pour moi des refus. 
Courez au temple. U faut immoler. . . 

ORESTE. 



Pyrrhus ; madame! 



HERMIONE. 
ORESTE. 



Qui? 

Pyrrhus. 



HERMIONE. 

Hé quoi ! votre haine chancelle? 
Ah ! courez^ et craignez que je ne vous rappelle. 
N'alléguez point des droits que je veux oublier; 
Et ce n'est pas à vous à le justifier. 

ORESTE. 

Moi, je l'excuserais! Ah! vos bontés > madame,. 
Ont gravé trop avant ses crimes dans mon àme. 
Vengeons-nous, j'y consens, mais par d'autres chemins ' ; 

' Laisser Pyrrhus impuni, c'est pour Hermione couronner son inso- 
lence, n y a de Texagération dans sa pensée, parce qu'il y en a dans sa 
passion. Elle craint de voir triompher un seul moment celui qui la mé- 
prise. En interprétant ainsi la pensée de Racine , on ne peut adopter la 
critique de La Harpe , qui blâmait ce faste d'expression , comme sentant 
encore un peu le jeune homme. 

' La Harpe blâme cette expression se venger par des cliemin^. Cepen- 
dant il y a analogie avec cette autre expression reçue, se venger par 



426 ANDROMAQUE. 

Soyons ses ennemis^ et non ses assassins ; 
Faisons de sa ruine une juste conquête ^ 
Ouoil pour réponse aux Grecs porterai-je sa tète? 
Et n'ai-je pris sur moi le soin de tout TÉtat^ 
Que pour m'en acquitter par un assassinat? 
Souffrez , au nom des dieux ^ que la Grèce s'explique. 
Et qu'il meure chargé de la haine publique. 
Souvenez-vous qu'il règne, et qu'un front couronné... 

HEBMIONE. 

Ne vous suffit-il pas que je l'ai condamné*? 
Ne vous suffit-il pas que ma gloire offensée 
Demande une victime à moi seule adressée ; 
Qu'Hermione est le prix d'un tyran opprimé * ; 

une voie. Suivant TAcadémie, on peut employer le mot chemin au fi- 
guré ; il signifie alors moyen , conduite qui mène à quelque fin, II n'y. a 
donc point d'incorrection dans le vers de Racine , mais seulement un 
défaut d'élégance , le mot chemin ayant moins de noblesse que le mot 
voie. 

' La Harpe demande comment on fait d'une ruine une conquête, et 
il ajoute que Racine cette fois n'a pas su rendre sa pensée. Il nous sem- 
ble, au contraire, que dans la situation des personnages cetle expression 
est très-beureuse. Oreste, dans son transport, promet la ruine de Pyr- 
rbus , et cette ruine est une véritable conquête pour Hermione. Voilà 
pour la justesse de l'expression par rapport à Hermione , qu'Oreste a 
toujours devant les yeux. Mais la pensée est plus grande encore : il 
s'agit delà Grèce entière, pour qui la mort de Pyrrbus sera aussi une 
conquête, puisque Pyrrbus la trabit. L'expression est donc également 
juste dans ses deux applications. 

' Il y a ici violation d'une règle indispensable ; Racine aurait dû écrire 
que je V aie condamné. (L.) 

• Il y a ici impropriété de termes. Racine a voulu dire qu^Hermiono 
sera le prix de la mort de Pyrrhus. Son dessein est qu'on immole le 
tyran , et non pas qu'on l'opprime. Oreste dit encore un peu plus loin , 
il faut que je VoppHme: ce qui pourrait faire présumer que Radne don- 
nait au mot opprimé la signification du mot latin oppressus , qui se 
prend quelquefois poiur ocdsus , tué : mais cette dernière acc^ion n'a 
point été adoptée par l'usage. Racine le fils a remarqué que la rime op- 
primé et (Ttmcfi n'est exacte qu'à l'oreillp. Enfin les derniers vprs de fa 



ACTE IV, SCÈNE III. 427 

Que je le hais; enfin , seigneur, que je l'aimai ? 
Je ne m'en cache point : l'ingrat m'avait su plaire^ 
Soit qu'ainsi l'ordonnât mon amour ou mon père. 
N'importe; mais enfin réglez-vous là-dessus. 
Malgré mes vœux, seigneur, honteusement déçus. 
Malgré la juste horreur que son crime me donne. 
Tant qu'il vivra, craignez que je ne lui pardonne. 
Doutez jusqu'à sa mort d'un courroux incertain : 
S'il ne meurt jaujourd'hui, je puis l'aimer demain. 

OAESTE. 

Hé bien ! il faut le perdre, et prévenir sa grâce; 
Il faut... Mais cependant que faut-il que je fasse? 
Conmient puis-je sitôt servir votre courroux? 
Quel chemin jusqu'à lui peut conduire mes coups? 
A peine suis-je encore arrivé dans l'Épire , 
Vous voulez par mes mains renverser un empire ; 
Vous voulez qu'un roi meure ; et pour son châtiment 
Vous nedonnezqu'un jour, qu'une heure, qu'un moment ; 
Aux yeux de tout son peuple il faut que je l'opprime. 
Laissez-moi vers l'autel conduire ma victime , 
Je ne m'en défends plus ; et je ne veux qu'aller 
Reconnaître la place où je dois l'immoler : 
Cette nuit je vous sers, cette nuit je l'attaque. 

HERHIONE. 

Mais cependant, ce jour, il épouse Andromfiwjue * ; 



tirade suivante of&ent celte construction , Je ne veux qu'aller reconnaître 
la place où je dois Vimmoler, Cet enjambement , totalement opposé au 
principe de notre versification, prouve combien Tauteur a négligé celle de 
cette scène, d'ailleurs pleine de chaleur et d'énergie, et qui a des traits 
remarquables. Où vous iCosa aller mériter ma conquête est encore un 
mauvais vers, par le rapprochement de ces deux infinitifs qui font presque 
disparaître la césure. Il n'y a aucune scène de Racine où Ton rencontre, 
à beaucoup près, tant de fautes de ce genre. (L.) 
' Ce jour, pour en ce jour, est un latinisme blâmé par d'Olivet, dé- 



428 ANDROMAQUE. 

Dans le temple déjà le trône est élevée 
Ma honte est confirmée^ et son crime achevé. 
Enfin qu'attendez-Yous? Il vous oftre sa tête : 
Sans gardes^ sans défense , il marche à cette fêle; 
Autour du fils d'Hector il les fait tous ranger; 
Il s'abandonne au bras qui me voudra venger. 
Voulez-vous malgré lui prendre soin de sa vie ? 
Armez ^ avec vos Grecs, tous ceux qui m'ont suivie ; 
Soulevez vos amis; tous les miens sont à vous : 
Il me trahit , vous trompe, et nous méprise tous. 
Mais quoi ! déjà leur haine est égale à la mienne : 
Elle épargne à regret l'époux d'une Troyenne. 
Parlez : mon ennemi ne vous peut échapper^ 
Ou plutôt il ne faut que les laisser frapper. 
Conduisez ou suivez une fureur si belle; 
Revenez tout couvert du sang de l'infidèle ; 
Allez : en cet état soyez sûr de mon cœur. 

ORESTE. 

Mais^ madame, songez... 

HERMIONE. 

Ah! c'en est trop, seigneur. 
Tant de raisonnements offensent ma colère. 
J'ai voulu vous donner les moyens de me plaire. 
Rendre Oreste content; mais enfin je vois bien 
Qu'il veut toujours se plaindre, et ne mériter rien. 
Partez : allez ailleurs vanter votre constance. 
Et me laissez ici le soin de ma vengeance. 
De mes lâches bontés mon courage est confus; 
Et c'est trop en un jour essuyer de refus. 
Je m'en vais seule au temple où leur hymen s'apprête. 
Où vous n'osez aller mériter ma conquête : 

fendu par Desfontaines, et que l*iisage n'a pas adopté, quoique Racino 
Tait encore employé dans Bérénice. 



ACTE IV, SCÈNE IV. 429 

Là, de mon ennemi je saurai m'approcher; 

Je percerai le cœur que je n'ai pu toucher; 

Et mes sanglantes mains, sur moi-même tournées, 

Aussitôt; malgré lui ^ joindront nos destinées; 

Et, tout ingrat qu'il est, il me sera plus doux 

De mourir avec lui que de vivre avec vous K 

OREST^. 

Non, je vous priverai de ce plaisir funeste. 
Madame : il ne mourra que de la main d'Oreste. 
Vos ennemis par moi vont vous être immolés , 
Et vous reconnaîtrez mes soins, si vous voulez*. 

HERmONE. 

Allez. De votre sort laissez-moi la conduite , 

Et que tous vos vaisseaux soient prêts pour notre fuite. 

SCÈNE IV. 

HERMIONE,CLÉONE. 

CLÉONE. 

Vous VOUS perdez, madame, et vous devez songer... 

HERMIONE. 

Que je me perde ou non, je songe à me venger. 
Je ne sais même encor, quoi qu'il m'ait pu promettre. 
Sur d'autres que sur moi si je dois m'en remettre : 
Pyrrhus n'est pas coupable à ses yeux conmie aux miens. 
Et je tiendrais mes coups bien plus sûrs que les siens. 



' Ce trait, qui devrait désabuser Oreste, est cependant celui qui le 
détermine , parce que la jalousie est ce qu*il y a de plus violent et de plus 
aveugle dans Tamour. ( G. ) 

' Oreste disait dans les premières éditions : 

Mais que dis-Je ? Ah 1 plutôt permettez que j'espère. 
Excusez un amant que trouble sa misère , 
Qui , tout près d'être heureux , envie encor le sort 
D'un ingrat condamné par vous-même à la mort. 



430 ANDROMAQUE. 

Quel plaisir de venger moi-même mon injure ' , 
De retirer mon bras teint du sang du parjure^ 
Et^ pour rendre sa peine et mes plaisirs plus grands ^ 
De cacher ma rÎYale à ses regards mourants! 
Ah ! si du moins Oreste ^ en punissant son crime^ 
Lui laissait le regret de mourir ma victime ! 
Va le trouver : dis-lui qu'il apprenne à Tingrat 
Qu'on l'immole à ma haine ^ et non pas à l'État. 
Chère Cléone, cours : ma vengeance est perdue 
S'il ignore en mourant que c'eât moi qui le tue. 

CLÉONE. 

Je vous obéirai. Mais qu'est-ce que je voi? 

dieux! qui l'aurait cru, madame? C'est le roi I 

HERMIONE. 

Ah! cours après Oreste; et dis-lui, ma Cléone, 
Qu'il n'entreprenne rien sans revoir Hermione ! 

SCÈNE V. 

PYRRHUS, HERMIONE, PHOENIX. 

pviaRHUs. 

Vous ne m'attendiez pas, madame; et je vois bien* 
Que mon sibord ici trouble votre entretien. 

' 11 y a quelque rapport entre la situation de Roxane , trahie par 
Bajazet, et celle d'Hermione, abandonnée par Pyrrhus: il se trouve 
aussi quelque conformité entre leurs discours. Voyez Bajazet , acte IV, 
se. V. (G.) 

' L'arrivée de Pyrrhus dans un pareil moment est un véritable coup de 
théâtre. Elle est absolument imprévue ; et , coaune il est impossible d'en 
deviner le motif, l'attente est aussi vive que la surprise. Qu'est-ce que 
Pyrrhus peut avoir à dire à Hermione quand il est prêt à épouser Andro- 
maque? Rien n'est si hasardeux que de mettre en scène des personnages 
lorsqu'ils doivent être également embarrassés l'un de l'autre. Cette har- 
diesse de conception est d'un maître, et l'exécution doit y répondre : 
une pareille scène médiocrement traitée ferait un très-mauvais effet; 



ACTE IV, SCÈNE V. 431 

Je ne viens point, armé d'un indigne artifice, 

D*iin voile d'équité couvrir mon injustice ; 

Il suffit que mon cœur me condamne tout bas; 

Et je soutiendrais mal ce que je ne crois pas. 

J'épouse une Troyenne. Oui , madan» , et j'avoue 

Que je vous ai promis la foi que je lui voue. 

Un autre vous dirait que dans les champs troyens 

Nos deux pères sans nous formèrent ces liens. 

Et que, sans consulter ni mon choix ni le vôtre * , 

Nous fàmes sans amour attachés l'un à l'autre ; 

Ifeds c'est assez pour moi que je me sois soumis. 

Par mes ambassadeurs mon cœur vous fut promis ; 

Loin de les révoquer, je voulus y souscrire * : 

Je vous vis avec eux arriver en Épire; 

Et quoique d'un autre œil Téclat victorieux 

Eût déjà prévenu le pouvoir de vos yeux. 

Je ne m'arrêtai point à cette ardeur nouvelle. 

Je voulus m'obstiner à vous être fidèle; 

Je vous reçus en reine; et jusques à ce jour 

J'ai cru que mes serments me tiendraient lieu d'amour. 

mais celle-ci est une des plus belles de la pièce. ( L. ) — Pyrrhus insulte 

au malheur d'Hermione à Tinstant même où eUe vient d'ordonner sa 

mort. Racine, dans cette scène , voulait diminuer les regrets que cette 

mort fait naître, et intéresser au sort d*Hermione, dont les projets 

semblent justifiés par la cruauté de Pyrrhus. Il était impossible de mieux 

préparer Tintérét, et de mettre plus d*art dans une scène ausa difficile. 

' Var. £t que , sans consulter ni mon cœur ni le TÔtre , * 
Nous fûmes sans amour engagés l'un à l'antre. 

' Le mot propre était, loin de les désavouer ^ loin de les démentir. Ré- 
voquer des ambassadeurs signifie les rappeler, et non pas rétracter ce 
qu'ils ont promis. D'autres éditions portent loin de le révoquer; ce qui 
n'est guère moins défectueux. (L. ) — L'hémistiche je voulus y souscrire 
pourrait faire présumer que Racine avait mis loin de le révoquer» c'est- 
à-dire loin de révoquer cela. Souscrire à des ambassadeurs offre une 
incorrection d'un autre genre. Deux vers plus bas , on voit avec peine 
cette expression , l'éclat victorieux d*un autre oeil , lequel a prévenu le 
pouvoir des yeux d'Hermione. 



432 ANDROMAQUE. 

Mais cet amour remporte; et, par un coup funeste, 
Andromaque m'arrache un cœur qu'elle déteste : 
L'un par l'autre entraînés, nous courons à l'autel 
Nous jurer malgré nous un amour immorteP. 
Après cela, madame, éclatez contre un traître. 
Qui l'est avec douleur, et qui pourtant veut l'être. 
Pour moi, loin de contraindre un si juste courroux , 
Il me soulagera peut-être autant que vous. 
Donnez-moi tous les noms destina aux parjures : 
Je crains votre silence, et non pas vos injures; 
Et mon cœur, soulevant mille secrets témoins. 
M'en dira d'autant plus que vous m'en direz moins*. 



' Malgré noiis a deux sens : Pyrrhus , malgré son devoir et son hon- 
neur ; Andromaque , malgré sa délicatesse et sa fidélité pour Hector. Ce 
tour est énergique dans sa simplicité et sa précision. ( G. ) 

' On cite le grand Condô parmi ceux qui réprouvaient le caractère de 
Pyrrhus, comme celui d'un malhonnête homme, qui manque de parole à 
Hermione, Cette autorité pouvait être imposante dans la censure, puis- 
qu'elle rétait dans Tapprobation : ce prince avait beaucoup d'esprit et 
de goût; nous voyons que les grands écrivains de son siècle attachaient 
du prix à son suf&age, et les larmes qu'il répandit au cinquième acte de 
Cinna sont encore aujourd'hui comptées parmi les titres du grand Cor- 
neille. D'ailleurs toute objection qui porte sur le respect des mœurs mérite 
elle-même du respect ; et l'on doit avouer d'abord que, s'il s'agissait ici de 
la morale absolue , il n'y aurait pas un mot à répondre au grand Gondé, 
puisque assurément le procédé de Pyrrhus envers Hermione est contraire 
à la bonne foi et à l'honnêteté ; mais le grand Condé n'a pas distingué la 
morale relative f qui est du théâtre, de la morale absolue, qui est de la 
loi ; et voilà d'où vient sa méprise. Certainement celle-ci défend de man- 
quer à sa parole, à des engagements pris solennellement avec une 
femme ; et si Pyrrhus était un de ces personnages sur qui roule l'intérêt 
d'une pièce, et dont on désire le bonheur, il eût fallu se garder de lui 
faire commettre une pareille faute. Mais la morale absolue n'est appli- 
cable qu'à ces sortes de personnages , trop chers au spectateur pour qu'il 
leur permette de faillir, ou à ceux qui sont annoncés décidément ver- 
tueux, et qui par conséquent doivent toujours l'être, en vertu du pré- 
cepte de l'unité de caractère. A l'égard des autres , leur morale est rela- 
tive à l'effet qu'ils doivent produire dans la pièce, suivant la place qu'ils 



ACtE IV, SCÈNE V. 433 

HERMIONE. 

Seignetù*, dans cet aveu dépooillé d'artifice , 
J'aime à voir que du moins vous vous rendiez justice. 
Et que , voulant bien rompre un nœud si solennel. 
Vous vous abandonniez au crime en criminel. 
Est-il justie, après tout, qu'un conquérant s'abaisse 
Sous la servile loi de garder sa promesse? 
Non, non, la perfidie a de quoi vous tenter; 
Et vous ne me cherchez que pour vous en vanter. 
Quoi ! sans que ni serment ni devoir vous retienne > 
Rechercher une Grecque, amant d'une Troyenne ; 
Me quitter, me reprendre, et retourner encor 
ï)e la fille d'Hélène à la veuve d'Hector; 
Couronner tout à tour l'esclave et la princesse 
immoler Troie aux Grecs, au fils d'Hector la Grèce ! 
Tout cela part d'un cœur toujours maître de soi, 
D'un héros qtd n'est point esclave de sa foi. 
iPour plaire à votre épouse , il vous faudrait peut^tre 
t^rodiguer les doux noms de parjure et de traître 
Vous veniez de mon fix)nt observer la pftléur> 
Pour aller dans ses bras rire de ma douleur. 
Pleurante après son char vous voulez qu'on me voie ' ; 
Mais, seigneur, en un jour ce serait trop de joie; 

y occupent. S^ils doivent être détestés et punis, ils peuvent être décidé- 
ment méchants; s^ils ne doivent être que tolérés ou plaints, il suffît 
que leurs actions aient des motifs plausibles, qui fondent avec vraisem- 
blance le mélange du bien et du mal. La conduite de Pyrrhus envers 
Hermione et Andromaque est de cette espèce. Son mariage avec Her- 
mione avait été arrêté par ses ambassadeurs ; mais il prétexte qu*un 
engagement politique ne saurait contraindre ses inclinations ; il convient 
de ses torts devant Hermione ; mais il avoue aussi qu*il n*est pas en lui 
de pouvoir aimer une autre femme qu* Andromaque. C*en est assez pour 
excuser sa faute» (L.) 

> V4R, Votre grand cceur, sans doute , attend après mes pleurs , 
Pour aller dans ses bras jouir de mes douleurs ; 
Chargé de tant d'honneur, il veut qu'on le revoie , etc. 
HACINE. — T, I. 28 



434 ANDROMAQUe. 

Et sans chercher ailleurs des titres empruntes , 
Ne vous suffii^il pas de ceux que tous portez? 
Du vieux père d'Hector la valeur abattue 
Aux pieds de sa tamiUe expirante à sa vue. 
Tandis que dans son sein votre bras enfoncé 
Cherche un reste de sang que r%e avtdt glacé; 
Dans des ruisseaux de sang Troie ardente plongée ^ : 
De votre pr(^re main Polyxène égorgée 
Aux yeux de tous les Grecs indignés contre vous : 
Que peut-on refuser à ces g^éreux coups? 

PYRRHUS. 

Madame^ je sais 4rop à quds excès de rage 

La vengeance d'Hélène emporta mon courage' : 

Je puis me plaindre à vous du sang que j'ai versé ; 

Mais enfin je consens d'oublier le passé. 

Je rends gr&ees au ciel que votre indifférence 

De mes heureux soupirs m'apprenne l'innocence. 

Mon cœur^ je le vois bien , trop prompt à se gêner, 

Devait mieux vous connaître et mieux s'examiner. 

Mes remords vous faisaient une injure mortelle; 

* ie ne oonnais rien de plus <>riginal et de pUis énergique en alliance 
de mots et en images que Troie ardente , plongée dans des ruisseaux de 
sang : observez ici combien Tinversion ajoute à Teffet, et combien , mai- 
grêla beauté deTexpression, le dernier hénûsticbe perdrait à devenir 
le premier. (L.) 

' Vab. L'ardéor de tous venger emporta mon courage. 

Cette répons^ est finesans dtre subtile, et oppose fort à propos re- 
prodie à reproche. On a vu d'ailleurs comment Tamour est d'un mo- 
ment à Tautre, dans la bouche d'Hermione, ou le panégyriste le plus 
flatteur, ou le détracteur le plus emporté ; et pourtant il s'agit du même 
bomme. T^est la passion : quel coup de pinceau, dans ce genre, que 
ce dernier irait de Télo^ que tout à Theure H^mione faisait de Pyrrhas ! 

Intrépide , et partout suivi de la victoire , 
Charmant , Bdèie enfin... rien ne manque à sa gloire. 

Fidèle enfin, voilà pourquoi rien ne manque à sa gloire. Il n'est pas donné 
à l'amour de parler et de penser autrement que dans Racine. ( L. ) 



ACTE IV, SCÈNE V. 4U 

Il faut se croire aimé pour se croire infidèle. 

Vous ne fHPëtendiez point m'axrMer dans vos fers : 

J'ai craint de vous trahir, pmxi-ètre je v<mis sei^. 

Noscœursn'étai^itpointfaitsdépendiLntsr«nderautre ' : 

Je suivais mon devoir, et vous cédies au v6tre : 

Rien ne vous engageait à m^aimer en effetv 

fiEnumoirc. 

Je ne t'ai point aimé, cruel ! Qu'ai^je dpnc £ait? 

J'ai dédaigné pour toi les vœux de t^is nos {^rinces; 

Je t'ai cherché moi^oaéme au fond de tes provinces; 

J'y suis encor, malgré tes infidélités. 

Et malgré tous mes Grecs honteux de mes bontés. 

Je leur ai commandé de cadier mon injure; 

J'attendais en secret le retour d'un parjure; 
J'ai cru que tôt ou tard, à ton devoir rendu, 
Tu me rapporterais un cœur qui m'était dû. 
Je t'aimais inconstant, qu'aurai^je £ait fidèle'? 
Et même en ce moment où ta bouche cruelle 
Vient si tranquillement m'annoncer le trépas, 
Ingrat, je douté encpr si je ne t'aime pas. 
Mais, seigneur, s'il le faMt, si le ciel en colère 
Réserve à d'autres yeux la gloire de vous plaire. 
Achevez votre hymen , j'y consens ; mais du moins 
Ne forcez pa3 mes yeux d'en être les témoins. 

* Mauvaise plxrase, qui ne dit pas ce que l'auteur ▼eut dH« : nos 
cmurs n^éUiienipa$ faits pour dépendre Vun de Vautre, O vers, €i celui 
qui a été relevé au commencement âe la scène ( Loin de le$ révoquer ) , 
sont les deux seules taches de cette scène, d^aâleurs aussi supérieure- 
ment écrite que conçue. (L.) 

' Voilà de toutes les ellipses connues fa plus kaféit tk la plus natu- 
relle. Elle a toujours été admirée, parce que le génie l'a placée dans un 
d$ ces élans d'éloquence passionnée qui ne permettent pas une parole 
inutile : et c'est cette éloquence des passions qui a créé toutes 1m figures 
de diction et de pensée, de manière qu*en neigeant quelques Ibrmes 
du langage ordinaire, elles ne violent jamais la logique génénde des 
langues. (L. ) 

28. 



436 ANDROMAQUE. 

Pour la dernière fois je vous parle peut-être ^ . 

Différez-le d'un jour^ demain vous serez maître*.. 

Vous ne répondez point? Perfide , je le voi. 

Tu comptes les moments que tu perds avec moi ! 

T.on cœur^ impatient de revoir ta Troyenne y 

Ne souffre qu'à regret qu'une autre t'entretienne. 

Tu lui parles du cœur^ tu la cherches des yeux. 

Je ne te retiens plus^ sauve-toi de ces lieux ; 

Va lui jurer la foi que tu m'avais jurée; 

Va profeiner des dieux la majesté sacrée : 

Ces dieux ^ ces justes dieux n'auront pas oublié 

Que les mêmes serments avec moi t'ont lié. 

Porte au pied des autels ce cœur qui m'abandonne ; 

Ya^ cours; mais crains encor d'y trouver Hermione'. 

' Qad mélange de douoeur efc d^emportement, de fureur et de iœ- 
dresse, de haine et d*amour ! quelle rapidité dans les mouYements du 
cœur dUermione ! Ce couplet, dit La Harpe, où il n*y a pas un mot 
faible, et où tQut est beauté, est un des morceaux de passion les plus 
parfeits qui existent dans aucune langue. (G. ) 
' Va, ooon; niais craint enoor d*y troorer Her^nioiie. 

Vers que Pyrrhus n'entend pas , et que le spectateur n^entend que 
trop; yers arraché à Famour, qui, au milieu de ses tourments et de ses 
fureurs, ne peut résistera cette effrayante pensée, que Pyrrhus en sor- 
tant Ta chercher la mort; enfin ce dernier édat de Tamour désespéré , 
qus voyant tous ses efforts repoussés, ne peut plus se soulager que 
par les transports , les menaces , les imprécations de la rage. 

La mardie savante de ce couplet suppose la plus parfaite connaissance 
du cœur humain ; jdgne&>y les beautés du style , qui sont sans nombre ; 
cette alternative du vou$ et du toi, selon qu'un sentiment plus doux 
ramène Hehnione aux bienséances, ou qu'un sentiment plus violent les 
lui fait oublier, 

Fou$ ne répondei point?.^ Perfide, Je le vol , 

Tu OQinptet les moments, etc. ; 
cette expression si dénigrante, ta Troyeniw; cette expression trouvée 
par Famour qui devine , Tu lui parles du cœur, car l'amour offensé de- 
vine toutes les injures les plus secrètes , comme l'amour heureux devine 
tous ses triomphes les plus secrets; cette expression qui serait ailleurs 
familière, et qu'ennoblit la vérité de l'idée et du reproche : Sauve-toi de 



ACTE IV, SCÈNE VI. 437 

SCÈNE VI. 
PYRRHUS, PHCENIX. 

PHOBNIX. 

Seigneur^ vous entendez : gardez de négliger 
Une amante en fdrenr qui cherche à se venger. 
Elle n'est en ces lieux qne trop bien appuyée; 
La (juerelle des Grecs à la sienne est liée; 
Oreste Taime encore; et peut-être à ce prix... 

PYEBHUS. 

Andromaque m'attend. Phœnix garde son fils. 

ces lieuXf etc., etc. J'^ ai peut-être trop détaillé, surtout pour ceux 
^ui sentiront tout ce que j*ai omis. ( L. ) 



J, I' 4 A 



ACTE CINQUIEME. 



SCÈNE h 

HERMÏONE. 

Où sHis-je? Qu'ai-je fait? Qiie dois-je feire encore? 
Quel transport me saisit? Quel chagrin me dévore? 
Errante et sans dessein^ je cours dans ce palais. 
Ah ! ne puis-je savoir si j'aime ou si je hais? 
Le cruel! de quel œil il m'a congédiée : 
Sans pitié ^ sans douleul* au moins étudiée ( 
L'ai-je vu s'attendrir, se troubler un moment *? 
En ai-je pu tirer un seul gémissement*? 
Muet à mes soupirs, tranquille à mes alarmes^ ^ 

' y^R. Ai-Je TU ses regards se troubler un moment ^ 

L'ai-Je va se troubler et me plaindre un moment ?■ 

' Racine lutte ici contre Virgile avec peu d^avantage ; Didon a pim dp 
précision et d'énergie lorsqu'elle dit {jEneid,» lib. IV, ▼. 369) : 

• Nnm fletu kigemuit nostro? num lamina flexît? 
c Num lacrymas Tictus dédit ? » 

« A-tril gémi de ma douleur? a-t-il daigné m'acoorder vsa. regarda 
ai-je pu seulement le toucher et lui arracher une larme ? » 

^ Muet à ma soupirs, Cest ici que cette construction hanfie, créé» 
par Tauteur, est'heureusement placée. Remarquez que trcMquiUe à mes 
alarmes est encore plus hardi ; car, en prose , on ne pourrait construire 
ainsi le mot tranquiUe avec la préposition à, si ce n'est en énonçant le 
rapport immédiat, tranquilie à la vue, au bruit ^ à Rapproche, à la nou- 
velle» etc. Ici le rapport inmiédiat est supprimé, et cette suppression 
rapproche et oppose avec bien plus de rapidité et d'toergie la tranquil- 
lité d'un côté, et les alarmes de l'autre. Ce n'est pas là une ellipse ordi- 
naire : elle est vraiment de création , et il en résulte un vers admirable, 
Hm construction de génie qui jusqu'ici n'a pas encore été imitée. Pour 



ACTE V, SGËN£ I. 4aD 

Semblait-il seulement qu'il eût part à mes larmes ? 
£t je le plains encore? Et^ pour comble d'ennui^ 
Mon cœur^ mon lâche cœur s'intéresse pour lui? 
Je tremble au seul penser du coup qui le menace ? 
Et, prête à me venger, je lui fais déjà grâce? 
Non , ne révoquons point rarpêt de mon courroux : 
Qu'il périsse! aussi bien il ne vit plus pour nous. 
Le perfide triomphe , et se rit de ma rage : 
Il pense voir en pleurs dissiper cet orage**; 
11 croit que, toujours faible , et d'un cœur incertain , 
Je parerai d'un bras les coups de l'autre main. 
U juge encor de moi par mes bontés passées. 
Mais plutôt le perfide a bien d'autres pensées r 
Triomphant dans le temple ,^ il ne s'informe pas. 
Si l'cm souhaite ailleurs sa vie ou son trépas. 
11 me laisse, l'ingrat î cet embarras funeste. 
Non, non, encore un coup, laissons agir Oreste., 
Qu'il meure, puisque enfin il a dû le prévoir. 
Et puisqu'il m'a forcée enfin à le vouloir. . . 
A le vouloir? Hé quoi ! c'est donc moi qui l'ordonne?; 
Sa mort sera l'effet de l'amour d'Hermione? 
Ce prince , dont mon cœur se faisait autrefois 
Avec tant de plaisir redire les exploits; 
A qui même en sécrétée m'étais destinée 

en reproduire ime semblable avec succès^ il faudrait la même justesse 
de sentiment et de goàt qui a légitimé celle-ci. (L.) 

' // pense voir dissiper est une Yéritabte faute» quoi qu'en di|e Louis 
Racine. Le sens, d'accord avec la grammaire, exige absolument se dis- 
siper, 11 faut qjjye le verbe soit réciproc^e,. parée que le verbe actif n'au- 
rait pas de sens. C'est sans doute une inadvertance ^ car U était très- 
facile de mettre : 

u pente voir es plavri «e dtaaiper ronge; 
et 1^ correction du vos n'était rien à la métapbmre natnrdle et neuve 
qui en fait la beauté* ( L. ) — Au.second; ven suivant, jmkt d'un bra» 
les coups de l'autre main, est à peu près inintel%ible. 



44d AIND&OMAQliE. 

Avant qu'on eût conclu ce fatal hyménée ! 
Je n'ai donc traversé tant de mers, tant d'Étals^ 
Que pour venir si loin préparer son trépas y 
L'assassiner^ le perdre ? Ah 1 devant qu'il expire * . . , 

SCÈNE I!. 

HERMÏONE, CLÉONE. 

^ERMIONf:. 

Ah, qu*ai-je fait, Ctéone? et que viens-tu me dire? 
Que fait Pyrrhus? 

CLÉONE. 

Il est au comble de ses vœux. 
Le plus fier des mortels , et le plus amoureux. 
Je Fai vu vers le temple, où son hymen s'apprête. 
Mener en conquérant sa nouvelle concpiête; 
Et, d'un œil où briUaient sa joie et son espoir'. 
S'enivrer en marchant du plaisir de la voir. 
Andromaque, au travers de mille cris de joie. 
Porte jusqu'aux autels le souvenir de Troie ; 
Incapable toujours d'aimer et de haïr. 
Sans joie et sans murmure elle semble obéir. 

UERMIONE. 

Et l'ingrat? jusqu'au bout il a poussé l'outrage? 
lAais as-tu bien, Cléone„ observé son visage? * 
Goûte-t-il des plaisirs tranquilles et parfaits? 
N'art-il point détourné ses yeux vers le palais ? 

' tout le monde sait que la grammaire a distingué essentieUement 
Tusage de ces prépositions avant et devant, La première est relative au 
temps, et la seccmde aux lieux et aux personnes. Avant sa mort, devant 
lui, devant sa maison. On les confondait du tfflnps de Racine; et Voltaire, 
qui a rappelé la règle dans son commentaire de Corneille, Ta violée i4us 
d'une fois dans ses ouvrages. ( L. ) 

^ Var. Et, d'un ceU^quid^ dévorait son eHMiir.., 



ACTE V, SCÈNE II. 441 

Dis-moi , m t'es-tu point présentée à sa vue? 
L'ingrat art-il rougi lorsqu'il fa reconnue ? 
Son trouble ayouait-il son infidélité? 
A4-il jusqu'à la fin soutenu sa fierté' ? 

CLÉONE. 

Madame^ il ne voit rien : son salut et sa gloire 
Semblent être avec vous sortis de sa mémoire. 
Sans songer qui le suit^ ennemis ou sujets^ 
^ Il poursuit seulement ses amoureux projets. 
Autour du fils d'Hector il à rangé sa garde* ^ 
Et croit que c'est lui seul que le péril regarde. 
Phœnix même en répond^ qui l'a conduit exprès' 
Dans un fort éloigné du temple et du palais. 
Voilà dans ses tr^sports le seul soin qui lui reste. 

HEEMIONE. 

Le perfide! Il mourra. Mais que t'a dit Oreste? 

CLÉONE. 

Oreste avec ses Grecs dans le temple est entré. 



' Que d'iûterrogatioos accomolées! que de raisons qui n*eQ font 
qu*mie! oombieii elles semblent répéter de petites choses! et quel poète 
les aurait ainsi entassées , à moins de savoir, aussi bien que Racine , que 
dans la situation d*Hermione Tamour ne peut Hure qu^une seule de^ 
mande, mais qu^il la fidt de toutes les manières possibles: « Suis-je tout 
à foit oubliée? » (L. ) 

' Ce trait, qui peint Tamour de Pyrrhus, n^est cependant pas d*ac- 
cord avec les usages des anciens. On ne voit pcÂnt, dans les tragédies de 
Sophocle et d'Euripide» que les rois aient eu des gardes. U est vrai qu*ils 
étaient accompagnés de ce qu*on appelait alors des fidèles, qui étaient 
plutôt des compagnons que des gardes. Racine n*a d(mc pas manqué à 
rhistoire, mais seulement au costume. 

' Phemix en répand , qui , etc.. Cette construction est absolument la- 
tine; c*est une nouyélle preuve des efforts que faisait Racine , dès son 
premier chef-d^oeuvre, pour transporter dans notre langue les tournures 
propres aux langues anciennes. Expris et palais sont une mauvaise 
rime, c*est^-dire une rime insuffisante ; car Racine n'en a pas qui soient 
absolument vicieuses. (L. ) 



442 AINDROMAQUE. - 

OEBMIONÈ. 

Hé bien ! à me venger n'est-il pas préparé ? 

clAone. 
Je ne sais. 

UERHlOfiTE. 

Tu ne sais? Quoi donc! Oreste encore, 
Oreste me trahit? 

CLÉONE. 

Oreste vous adore ; 
Hais de mille remords son esprit combattu 
Croit tantôt son amour et tantôt sa vertu. 
Il respecte en Pyrrhus l'honneur du diadème ; 
Il respecte en Pyrrhus Achille et Pyrrhus même; 
Il craint les Grecs , il craint Tunivers en courroux ^ ;. 
Hais il se craint, dit-il, soi-même plus que tous^. 
Il voudrait en vainqueur vous apporter sa tête : 
Le seul nom d'assassin l'épouvante et l'arrête. 
Enfin il est entré, sans savoir dans son cœur 
S'il en devait sortir coupable ou spectateur '. 

HERMIOXE. 

Non, non, il les verra triompher sans obstacle; 
U se gardera bien de troubler ce spectacle. 
Je sais de quels remords son courage est atteint : 
Le làdie craint la mort, et c'est tout ce qu'il craint 
Quoi! sans qu'elle employât une seule prière, 
Ha mère en sa faveur arma la Grèce entière ; 

■ Var. 11 craint la Grèce , il craint FuniTCrB en courront. 

' Du temps de Racine , la règle sur remploi de lui ou de soi n^était pa;^ 
encore établie. Aujourd*bui la règle générale est de préférer lui lorsque 
le sens est défini , et soi lorsque le sens est indéfini. Selon cette règle, le 
vers de Radne serait incorrect dans un écrivain moderne. 

' £tt ne se rapporte à rien qui ait été annoncé. On le supplée si aisé- 
ment, que rémission est une légère inexactitude. D y a peut-être {dus à 
redire à ces mots, coupable ou spectateur, qui n>xpriment point d*op- 
position réelle. Sortir speciateur ne rend pas ce que !*auteur a voulu 
dire. (L.) ^ 



ACTE V, SCÈNE III. 443 

Ses yeux pour letir qiiereUe^ en dix ans de combats^ 
Virent périr vingt rois qu'ils ne connaissaient pas; 
Et moi^ je ne prétends c[ue la mort d'un paijure^ 
Et je charge un amant du soin de mon injure ; 
U peut me conquérir à ce prix^ sans danger;- 
Je me livre moi-même^ et ne puis me venger! 
Allons : c'est à moi seule à me rendre justice ' . 
Que de cris de douleur le temple retentisse ; 
De leur hymen fatal troublons Tévénement ; 
Et qu'ails ne soient unis^ s'il se peut^ qu'un moment. 
Je ne choisirai point dans ce désordre extrême : 
Tout me sera Pyrrhus > fùirce Qreste luinmème. 
Je mourrai; mais au moins ma mort me vengera : 
Je ne mourrai pas seule , et quelqu'xm me suivra. 

SCÈNE III. 

ORESTE, HERMIONE, CLÉONE. 

ORESTS. 

Madame^ c'en est fait, et vous êtes servie : 
Pyrrhus rend à Vautel son infidèle vie. 

UEBMIONE. 

U est mort? 

ORESTE. 

Il expire; et nos Grecs irrités 
Ont lavé dans son sang ses infidélités. 
Je vous l'avais promis; et, quoique mon courage 
Se fit de ce complot une funeste image. 
J'ai couru vers le temple , où nos Grecs dispersés 

' Se remdre jniHce, o'drt se rendre à «OHaâmeiiiL jnsie témoignage , 
àoit en bien , soit en Aial. Se faire iiÊtiiee» c'est exécuter isnr aoi-méine ou 
sur un autre ce que la Justice prewant. Ce dernier cas est celui d'Her- 
Kiione. Elle devait donc dire me faire et non pas mt rendre jusHce, Âil^ 
li^urs , Racine a parfaitement obserré cette différence. ( L. ) 



444 ANDROMAQUE. 

Se sont jusqu'à l'autel dans la foule glissés ' . 
Pyrrhus m'a reconnu y mais sans changer de face * : 
Il semblait que ma vue excitât son audace ; 
Que tous les Grecs , bravés en leur ambassadeur^ 
Dussent de son hymen relever la splendeur. 
Enfin , avec transport prenant son diadème , 
Sur le front d' Andromaque il Ta posé lui-même : 
(( Je vous donne , a-t-il dit , ma couronne et ma foi , 
« Andromaque^ régnez sur TÉpire et sur moi. 
« Je voue à votre fils une amitié de père; 
« J'en atteste les dieux ^ je le jure à sa mère : 
« Pour tous mes ennemis je déclare les siens '^ 
« Et je le reconnais pour le roi des Troyens. » 
A ces mots^ qui du peuple attiraient le suffrage^ 
Nos Grecs n'ont répondu que par un cri de rage; 
L'infidèle s'est vu partout envelopper*. 



' Cette expression, glissés, peu faite par eUe-môme pour la poésie 
noble , passe à la faveur de Tin version et de Tarrangement des mots , qui 
la font pour ainsi dire attendre à la fin du vers, de manière à la rendre 
nécessaire. Si Tauteur eût mis dans ie premier hémistiche se glissant 
dans la foule, c'eilltété un prosa'isme marqué. Cette science de l'arran- 
gement des mots, essentielle partout, Test surtout dans une langue où 
beaucoup de termes dont la phrase a besoin semblent repoussés par !a 
délicatesse scrupuleuse de notre poésie, et ne peuvent y entrer qu*avec 
toutes les précautions qui ne sont enseignées que par le goût. ( L. ) 

' Changer de face s*entend, dans notre langue, des choses qui chan- 
gent d*état, qt non pas des personnes qui changent de visage. Ce second 
hémistiche est donc répréhensible. (L. ) 

' VatAié d*01ivet a raison, quoi qu'en dise Louis Racine, de blâmer 
le mot tous et la i^ace où il est. C'est trop intervertir Tordre des idées . 
Je déclare tous ses ennemis pour les mUens : voilà le sens et la construc- 
tion. Je déclare ses ennemis pour Ums les miens n'est pas finançais, et 
s'il rétait, dirait autre chose que ce que vent dire Pyrrhus ; car cda si- 
gnifierait qu'il n*a pas d'autres ennemis que oeuxd'Andromaque. ( L. )' 

* On a critiqué l'expression àHnfidile comme trop foible et trop vague% 
11 nous semble cependant qu'elle caractérise à la fois la conduite de Pyr- 
rhus vis-à-vis des Grecs et vis^-vis d'Hermione. Comme homme publie, 



J 



ACTE V, SCÈNE III. 445 

Et je n'ai pu trouver de place pour frapper * : 

Chacun se disputait la gloire de l'abath^e. 

Je Tai vu dans leurs mains quelque temps se débattre , 

Tout sanglant à leurs coups vouloir se dérober ; 

Mais enfin à Fautel il est allé tomber*. 

Du peuple épouvanté j'ai traversé la presse 

Pour venir de ces lieux enlever ma princesse , 

Et regagner le port^ où bientôt nos amis 

Viendront couverts du sang que je vous ai promis. 

HERMIONB. 

Qu'ont41s fjBdt ! 

ORESTE. 

Pardonnez k leur impatience : 
Ils ont, je le vois bien, trahi votre vengeance ; 
Vous vouliez que ma main portât les premiers coups , 
Qu'il sentit en mourant qu'il expirait pour vous; 
Hais c'est moi dont l'ardeur leur a servi d'exemple : 
Je les ai pour vous seule entraînés dans le temple , 

Oreste se croit justifié d*ayoir porté les Grecs à firapper on roïinfdéU à 
leur cause ; comme amant d'Hermione, il craint encore qu*elle ne plaigne 
Pyrrhus y et veut, par ce seul mot dHn fidèle y lui rappeler conû)ien il 
était coupable. Tels sont tous les sentiments que Badne a su renfermer 
dans une seule expression. 

' n y a beaucoup d*art dans ce récit. Quoi qu*Oreste ait promis à 
Hermione , ce n'est point lui qui massacre à Tautel un roi sans défmse ; 
c'est la Tongeance des Grecs outragés et furieux , qui se précipitent sur 
répoux d'une Troyenne. Oreste n'est coupable qu'autant qu'il le fout 
pour son caractère» pour l'action, pour le châtiment qu'il va recevoir, 
et ne l'est pas assez pour être indigne de pitié. Ce sont ces nuances qui 
fondent l'intérêt. ( L. ) 

' Var. Le Troyen est aaaTé. Mais partons , le temps presse : 
L*Épire têt ou tard satisfera la Grèce. 
Cependant J*ai Tonln qu'Andromaque ai4oiird*liui 
Honorât mon tifomptie et répondit de lui. 
Dn peuple éponyanté la fonle fogitiye 
M'a laissé sans obstacle enlever ma captive , 
Et regagner ces lienx , où bientôt nos amis 
Viendront , etc. 



446 ANDROMAQUE. 

Madame ; et vous pouvez justement vous flatter 
D'une mort que leurs bras n'ont fait qu'exécuter. 
Vous seule avez poussé les coups.. . 

HEmKnffE. 

Tais^tôiy perfide > 
Et n'impute qu'à toi ton léushe pameide. 
Va faire chez tes Grecs admirer ta fureur^ 
Va : je la désavoue , et tu me fais horreur» 
Barbare ; qu'as-tu fait? Avec quelle furie 
As-tu tranché le cours d'une si belle vie? 
Avez-vous pu , cruels , l'immoler aujourd'hui 
Sans que tout votre sang se soulevât pour lui? 
Mais parle : de son sort qui t'a rendu l'arbitre ? 
Pourquoi Tassas»»^? Ûu'a4-il fait? A quel titre? 
Qui te l'a dit*? 

ORBSTE. 

Oh dieux! Quoi 1 ne m'avez«-vous pas 
Vous-même, ici, tantôt, ord<mné son trépas? 

HERMIONE. 

Ah \ fiillait-il en croire une amante insensée? 
Ne devais-tu pas lire au fond de ma pensée? 

' Voilà ce fameux qw, te Va dit? car on peut s'ezj^riia^ ici coounc 
Voitaiie sur le ^u'U immrût. Plus fy réfléete, i^us la Biot qui te Va dU ? 
me semble admiratde. C'est à mon gré le plus har<ti » le plus profoâd , 
le plus étonsant que la pasakm ait jamais iiu^iré. Preœz garde qu'un 
autire que Racûie , en conoeyant la môme véTOlutioa daos le cqsur d'Her- 
mione , n'e6t jamais osé la fmà si subite et si entière, de peur qu'Hor- 
raione ne parût absdumeat folle et ne révoltât. U se serait cru ohb'gé 
de graduer cette révolution, et en aurait détruit Teffet. Racine a oom- 
pris qu'elle était &it6 dans le coeur d'Hennione à ce seul mot, U est 
mort? Pendant tout le reste du récit , son âme &A txHileversée par le 
désespoir, et ne peut hàsaeit éebai^)er que ces mots : ^ont-i/s fait ! 
Mais quand elle s'entend attribuer ce meurtre, c'est alors qu'elle est 
hors d'elle-même, et qu'elle devient pour Orestela véritable Euménide 
qui tourmente le coupable, et le punit des crimes qu'elle lui a fait com- 
mettre. ( L. ) 



ACTE V, SCÈNK III. 447 

Et ne voyais-tu pas^ dans mes emportements > 

Que mon cœur démeût&it ma bouche à tous moments? 

Quand je l'aurais voulu , fallait-il y souscrire? 

N'as-tu pas dû cent fois te le faire redire? 

Toi-même avant le coup me venir consulter^ 

Y revenir encore^ ou plutôt m'éviter? 

Que ne me laissais-tu le soin de ma vengeance? 

Qui t'amène en des lieux où l'on fuit ta présence ? 

Voilà de ton amour le détestable fruit : 

Tu m'apportais^ cruel, le malheur qui te suit. 

C'est toi dont l'ambassade , à tous les deux fatale , 

L'a fait pour son malheur pencher vers ma rivale. 

Nous le verrions encor nous partager ses soins ; 

Il m'aimerait peut-être; il le feindrait du moins *. 

Adieu. Tu peux partir. Je demeure en Épire : 

Je renonce à la Grèce, à Sparte, à son empire, 

A toute ma famille; et c'est assez pour moi. 

Traître, qu'elle ait produit un monstre tel que toi*. 

' On esl surpris de trouver ce môme vers dans une comédie de Mont- 
fleury, intitulée U Mari sans femme , jouée en 1663 , quatre ans avant 
Andromaque, Biais si Ton en croit Louis Racine, dont le raisonnement 
parait fort juste, c*est un vers quê MontSeury a jugé à ptop» t*an~ 
prunter à Racine, pour en parer après coup une de ses comédies , lors- 
qu'il la fit iii^;iimflr, ( G. ) 

' ViB. 1MHr8,q«'eiteaitprodttitimaniMtn«Nnietoi. 

Dans Torigine, Andromaque était présente i cette entrevue. Hermione 
finissaltmémepar briser les fers de sa rivale, en lui disant : 

AlloDS , madame , allons. Cest mol qui vous délivre. 
Pyrrhus ainsi forduime , et Tons pouvez me suivre. 
De nos demien derolrs attoos nooB dégager. 
Montrons qoi de nonsdenx saura mienle vMger. 

Ces vers démentaient le caractère d*Hermione. On ignore à quelle époque 

Racine les retrancha. Nous donnons, à la fin de la pièce, la scène telle 

qu'elle avait d'abord été conçue. 



44S ANDROMAQUE. 

SCÈNE IV. 

ORESTE. 

Que vois-jeT est-ce Hermione? et que viens-je d'entendre? 
Pour qui coule le sang que je vienjs de répandre ? 
Je suis^ si je Ten crois ^ un traître, un assassin. 
Est-ce Pyrrhus qui meurt? et suis-je Oreste enfin? 
Quoi ! j'étouffe eu mon cœur la raison qui m'éclaire ; 
J'assassine & regret un roi que je révère ; 
Je viole en un jour les droits des souverains y 
Ceux des ambassadeurs, et tous ceux des himiains ^ 
Ceux même des autels où ma fureur l'assiège ; 
Je deviens parricide , assassin , sacrilège ^ ! 
Pour qui? Pour Une ingrate à qui je le promets > 
Qui mémo, s'il ne meurt, ne me verra jamais. 
Dont j'épouse la rage! Et quand je l'ai servie. 
Elle me redemande et son sang et sa vie* ! 
Elle l'aime I et je suis un monstre furieux ! 
Je la vois pour jamais s'éloigner de mes yeux> 
Et l'ingrate en fuyant me laisse pour salaire 
Tous les noms odieux que j'ai pris pour lui plaire ! 

' PorHddtf est impropre. Oreste ne deyient point pairidde en tuant 
Pyrrhus. (G.3 — La gradation d*ailleiirs est mal (A)8ervée» puisqu*uu 
parricide est plus odieux ({u'un assassin. (L. B. ) 

' Est-ce le sang et la yie d'Hermione? La grammaire le veut; le sens 
demande que ce soit le sang et la vie de Pyrrhus. Peut-être Oreste a-t-il 
horreur de nommer Tennemi qu*il vient d*assassiner si lâchement; de 
même quHermione avait horreur de nommer Tamant infidèle dont elle 
voulait se venger si cruellement. ( G. ) 



ACTE V, SCÈNE V. 449 

SCÈNE V. 

ORESTE, PYLADE; soldats d^oreste. 

Il faut partir, seigneur. Sortons de ce palais. 
Où bien fé^ivôïu^tiôué de n'en sortir jamais. 
Nos Grecs pout un inonïèiït en dédfeôdeilt là porté : 
Tout le peuplé assemblé ïltms pétiréuît à lùain fôi^tè *. 
Aux ordres d'Andi'omaquè ici tout est soumis; 
Us la traitent en teiùé^ et notii^ comme ennéiàiis. 
Andromaque éllé-mômé, â fryrrbus éi rebellé. 
Lui rend tous lés devôufiô d'une véure fidèle , 
Commande qu'on le vengé ; et pettt-étre qu'encor 
Elle poursuit sur nous ïâ vengéâûéé d'Èèctôf *. 
Allons, n'attendons pas que Yôû nous environne; 
Nos (irecs nous rejoiiidrotit; et tândîô qtt^ftél'Tniôfùcf 
Tient encore le peuple autour d'elle arrêté, 
Voilà notre chemin, èortons en sûMé*. 

OR'ÉStË. 

Non, non, c'est fléfiïiîône, amis, que je vétix suifvi^é : 
A son dernier arrêt je né puis plus sui^vîvré *. 
Partez : j*ai fait le crime, et je vais l'expier. 

PYLABE. 

Hernribtïé , seigneuf ? H k faut oublier. 

• Oh dit communémetiti prêter fhain fôfté, pottf jWVfef âë ééémtf$. 
Poursuivre à main forte ^ tùié toMhitnfë ]^4àé (^ iTeipmsSpm Itf 
même pensée. Sefoh toutes lèàaï)t)âi'énce^, cétW16éù«6î!f, d«tei^A Ra- 
cine , signifiait avec farce, avec vXgmir. Cêêt arri^ qù^ Bc^« tf^ «t 
servi , satire tlH , où il repi*éàéûtÔ Vhàinfùë ett pim^ YmMm , qrït 

Dans le sein du repos vienf lé prendre S rtiàin ftfWé. 

• ' Var. Comrâande qu'on le venge , et peût-^ré sur tiaiii 
Veut venger Tnfte ëncSôrë , et Mi jJrtifitef épbtti. 

3 yuL. Voilà notre chemin , marchons dé ce é6té. 

* Var. a son dernier courroux je ne puis plus survivre. 

RACINE. — T. I. .2* 



450 ANDROMAQUE. 

Quoi! toujours Tinstrument et Fobjet de sa rage, 
Cherchea&-vous chez les morts quelque nouvel outrage? 
Et parce qu'elle meurt faut-il que vous mouriez ? 

ORESTE. 

Elle meurt ! Dieux I qu'entend&-je ! 

PYLADE. 

Hé quoi ! vous l'ignoriez? 
En rentrant dans ces lieux, nous l'avons rencontrée 
Qui courait vers le temple, inquiète, égarée. 
Elle a trouvé Pyrrhus porté par des soldats 
Que son sang excitait à venger son trépas. 
Sans doute à cet objet sa rage s'est émue. 
Mais du haut de la porte enfin nous l'avons vue 
Un poignard à la main sur Pyrrhus se courber. 
Lever les yeux au ciel , se frapper, et tomber. 

ORESTE. 

Grâce aux dieux, mon malheur passe mon espérance ^ I 
Oui, je te loue, 6 ciel, de ta persévérance! 
Appliqué sans i*elàche au soin de me punir. 
Au comble des douleurs tu m'as fait parvenir ; 
Ta haine a pris plaisir à former ma misère ; 
J'étais né pour servir d'exemple à ta colère', 

* G*6st dans ces huit vers, les plus beaux du rôle d*Oreste, que Ti- 
ronie est sublime à force d'être amère; et c'est cette ironie déjà établie 
par ces mots, grâce aux dieux, qui amène et justifie le mot é*€$pérance. 
Cette ironie ressemble au rire effînaiyant et conyulsif qui saisit quelquefois 
un malheureux dans Taliénation de la douleur.. L'ironie est id la der- 
nière ressource deja rage, qui feint d'applaudir aux dieux et à la desti- 
née, foute d'expressions pour la maudire. Il faudrait avoir yu Le Kain 
prononcer ces mots : Hi bien! je meurs content, pour comprendre tout 
ce qu'ils ont d'efEroyable dans la bouche d'Oreste. A peine les a-t-il pro- 
férés, qu'il est saisi par les Furies. Ce morceau fameux n'est point un 
lieu commun : il est conforme à la tradition mythologique et à la situa- 
tion. S'il n'y était pas, il manquerait à la pièce et au dénoûment : on 
ne pouvait pas mieux terminer ce sujet funeste et terrible. ( L. ) 

' Servir d'exemple à la colère du ciel signifie lui donner l'exemple de la 



ACTE V, SCÈNE V. 451 

Pour être du malheur un modèle accompli. 
Hé bien! je meurs «content^ et mon sort est rempli. 
Où sont ces deux amants? Pour couronner ma joie. 
Dans leur sang , dans le mien , il faut que je me noie ; 
L'un et l'autre en mourant je les veux regarder : 
Réunissons trois cœurs qui n'ont pu s'accorder... 
Mais quelle épaisse nuit tout à coup m'environne ? 
De quel côté sortir? D'où vient que je frissonne ? 
Quelle horreur me saisit ? Grâce au ciel , j'entrevoi. . . 
Dieux ! quels ruisseaux de sang coulent autour de moi ! 

PYLADE. 

Ah, seigneur! 

ORESTE. 

Quoi I Pyrrhus, je te rencontre encore ! 
Trouverai-je partout un rival que j'abhorre ? 
Percé de tant de coups , comment t'es-tu sauvé ? 
Tiens, tiens, voilà le coup que je t'ai réservé. 
Mais que vois-je? A mes yeux Hermione l'embrasse ! 
Elle vient l'arracher au coup qui le menace l 
Dieux ! quels affreux regards elle jette sur moi l 
Quels démons, quels serpents trialne-tHelle après soi ? 
Hé bien ! filles d'enfer, vos mains sont-elles prêtes? 
Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ^? 
A qui destinez-vous l'appareil qui vous smt? 

colère. Au contraire , Racine veut dire qu'Oreste est, un exemple de la 
colère du ciel. Il fallait ici le génitif, et non le datif. 

' Ce vers, dont Tbarmonie imitative a été remarquée, est traduit 
d'Euripide, et Ta été autrement par Boileau dans le Traité du Sublime : 
QHeb horrible! serpents leur sifflent sur la tête l 

Je crois qu'on préférera la version de Racine. 

C'est une opinion reçue depuis Tépoque d'AndrovMque» que les.efTorts 
que fit Montfleury pour rendre les fureurs d'Oreste allèrent au point de 
causer sa mort ; et ce qui est sûr, c'est qu'ayant été saisi d!une grosse 
fièvre au sortir d'une représentation de cette pièce, la fièvre, qu'elle 
qu'en fût la cause, le conduisit au tombeau. (L.) 



452 ÀNBROMAQUE. 

Venez-vous m'enlever dans Tétemelle nuit? 
Venez , à vos fupeurs Oreste s'c^ndoime. 
Mais non , retirç^vpi^s ^ l^siae^ foire Hermippe : 
L'ingrate niieux que vous saura nie déchirer ; 
Et je lui porte epèn mpn cœw 4 dévorer. 

Il perd le sentiment. Amis, le t^mps nom^ prfm ; 
Ménageons les mopients que cq tnmspprt nou» hi^e. 
Sauvousi-Ie. Nos efforts devieudr^ept i^lp^i8W;^t8;, 
S'il repreuait ici sa r^e avec s^ $0n^ *. 

* L*état où tombe OFeste à la fia de cette tragédie parait une pu- 
nition dirine, qui satisfait le spectateur, aussi bien que la ipçrt d*^- 
mione , qui s*est fait justice kelle-n^ôme. Les troôs coupables sont punis , 
et la vertueuse Andromaque parait récoçopensée; mais comme elle a 
perdu -son défenseur dans Pyrrhus, la Grèce n*a plus rien à craindre 
du fils d*Hector. Ainsi la o^taatïPophe délivrant la Gr^ de ses inquié- 
tudes cause \i]^ ié?qli|tion s et fOlç ^ cqcçam r^^^Av ment eompkÉ de 
son triomphe sur Troie. C*est pour çe)a que cet éTPé^epieQt ^rive iVA an 
après la ruine de cçtte viUe. Pyrirhus a dit à Andrpmac^ue : 

Mon cœur désespéré d'an an d'ingratitade. 
Le poète ne pouvait le reculer davantage : il n^ût point été vraisem- 
blable que les Grecs eussent laissé vivçe pluaeora années Astyaaax , 
qui est dépeint #iQ? cettfif p^ ço^aam w ^^^\' 

Raqjne tr^va s^q sujet dans trpis vers 4fi Virgi\ç ; içofi^ i\ Ae trouva 
ni dans Virgile, ni dans Euripide, le plan qu*il suivit Suivant Virgile, 
Pyrrhus traita en jeune vainqueur sa captive Andromaque, et, après 
lui avoir fait épouser «a de aos esclaves , éftousa Heraaioiaû , renlevaut à 
Oreste , qui le tua au pied des autels. Dans Euripide, Pyrrhus , qui a 
devo^ femmes à ^ fo^ , H^mone et Aw^Tomque, ç^ tné p^r )e peuple 
dans le temple de Delp)ie§. 

Le poète fran^^s ^ en çons^v^t, ee^ ^U4tr^ p^^^sQ^nst^ stvee la 
mêm^ çatas^pphe ^ a ^u fa^^ un suj^t tout UQUVçaUx ^'^ïitwt gto iap^ 
^que que tout y devient gpnd ^ par Tuitérét que la Gr^^ J prend. Son 
repos et la tranquillité des Ëtats de Pyrrhus dépendant du parti (][u'4 
va prendre; ce qui donne à ses Mblesses mômes un afr de grandeur, 
parce que lorsqu'il méprise Hennione , il méprise son père M^las ; et 
quand û brave Oreste , il Ix^ve en la personne de cet ambassadeur toute 
la Grèce prête à s*armer contre lui. (L. R. ) 

EIN D'ANDROItAaOB. 



VARIANTE 



DE LA TROISIÈME SCÈNE DE L'ACTE V 



D'ANDROMAQUE. 



Dans les premières éditions > B«cinQ faistii piratke Andro- 
maque enchaînée : Oreste roffrait à Hemiione eomme une 
preuve de raccomplissement de sa mission; mais cette cap- 
tive prenait en parlant à Hermione un ton bien différent de 
celui qu'elle emploi^ dans toute la pièce; et ce ton était bien 
moins intéressant. Andromaque, iémm de Taccueil que fait 
Hermione au iq^urtri^r d» Pyrrbus, refroidissait cett^ situation 
si tragique. Cependant on ne peut dérober au lecteur et mor- 
ceau précieux. On y verra combien le génie lui-même se 
trompe quelquefois dans ses inspirations soudaines , et quel 
besoin il a du jugement et du got^t pour rectifier ses opéra- 
tions. Nous citerons la çcènç entière tçUe qu'elle a été impri- 
mée en 1668^ afin qu'on pui$se plus facilement la jug^ dans 
son ensemble^ et par conséquent mieux appréciier Ui mérite 
des corrections. On ne sait pas précisément dans quel temps 
Racine retrancha le personnage d^Andromaque. On ne le 
trouve plus dans une petite édition imprimée^ en 1673^ chez 
Jean Ribou. Les guillemets indiquent les vers qui ont été 
supprimés ou changés. (G.) 

ORESTE, ÀNQROMAQUE» H^AMIONf, CLÉOKE, 
CÉPHISÇ, leLDATs d'oibstb. 



ORESTE. 

Madame, c*6n est ftdt. « Partons qq diligence : 
« Venez, dans me^ vaissi^aax, goûter votçe vengeance. 
« Voyez cette captive : elîe peut % mîQDx que moi , 
« Vous apprendre qu*Oreste à déi^gé sa foi. 

HBRMlQlfE. 

« dieux l c'est Andromaque I 



454 ANDROMAQUE. 

ANOROMAQUE. 

« Oui , G*est cette princesse , 
a Deux fois veuve , et deux fois Tesdave de la Grèce, 
tf Biais qui jusque dans Sparte ira vous braver tous, 
a Puisqu'elle voit son fils à couvert de vos coups, 
a Du crime de Pyrrhus complice manifeste , 
a J'attends son châtiment : car je vois bien qu*Oreste , 
a Engagé par votre ordreà cet assassinat , 
a Vient de ce triste exploit vous céder tout Téclat. 
« Je ne m'attendais pas que le ciel en colère 
(f Pût, sans perdre mon fils, accroître ma misère , 
(c Et gardât à mes yeux quelque spectacle enc<^, 
a Qui fit couler mes pleurs pour un autre qu'Hector. 
« Vous avez trouvé seule une sanglante voie, 
« De suspendre en mon cœur le souvenir de Troie. 
a Plus barbare aujourd'hui qu'Achille et que son fils, 
u Vous me faites pleurer mes plus grands ennemis ; 
« Et ce que n'avaient pu prière ni menace , 
« Pyrrhus de mon Hector semble avoir pris la place. 
c< Je n'ai que trop , madame , éprouvé son courroux ; 
i< J'aurais plus de sujet de m'en plaindre que vous. 
« Pour dernière rigueur, ton amitié cru^le, 
c( Pyrrhus, à mon époux me rendait infidèle : 
ce Je t'en allais punir ; mais le ciel m'est témoin 
«( Que je ne poussais pas ma vengeance si loin ; 
« Et sans verser ton sang , ni causer tant d'alarmes , 
a 11 ne t'en eût coûté peut-être que des larmes. 

HERMIONE. 

a Quoi! Pyrrhus est donc mort? 

ORESTS. 

« Oui, nos Grecs irrités » 
Ont lavé dans son sang ses infidélités. 
Je vous l'avais promis; et, quoique mon courage 
Se fit de ce complot une funeste image. 
J'ai couru vers le temple, où nos Grecs dispersés 
Se sont jusqu'à l'autel dans la foule glissés. 
Pyrrhus m'a reconnu , mais sans changer de face : 
n semblait que ma vue excitât son audace ; 
Que tous les Grecs , bravés en leur ambassadeur, 
Dussent de son hymen relever la* splendeur. 
Enfin , avec transport prenant son diadème , 
Sur le front d'Andromaque il l'a posé lui-même : 
Je vous donne , a-t-il dit , ma couronne et ma foi , 



VARIANTE. 465 

Andromaquef régnez sur VÉpire et sur moi. 

Je voue à votre fils une amitié de père , 

J'en atteste les dieux , je le jure à sa mère. 

Pour tous mes ennemie je déclare les siens. 

Et je le reconnais pour le roi des Troyens, 

A ces mots, qui du peuple attiraient le suffrage, 

Nos Grecs n'ont répondu que par un cri de rage. 

L'infidèle s'est* vu partout envelopper , 

Et je n'ai pu trouver de place pour frapper : 

Chacun se disputait la gloire de l'abattre. 

Je l'ai vu dans leurs mains quelque iemps se débattre. 

Tout sanglant à leurs coups vouloir se dérober ; 

Mais enfin à l'autel il est allé tomber. 

« Le Troyen est sauvé. Mais partons : le temps presse. 

« L'Épire tôt ou tard satisfera la Grèce. 

« Cependant j'ai voulu qu'Andromaque aujourd'hui 

« Honorât mon triomphe, et répondit de lui. 

« Du peuple épouvanté la foule fugitive 

« M'a laissé sans obstacle enlever ma captive , 

« Et regagner ces lieux , où bientôt nes-amis » 

Viendront couverts du sang que je vous ai promis. 

HBRMIOME. 

Qu'ont-ils fait! 

ORBSTE. 

Pardonnez à leur impatience. 
Ils ont , je le vois bien , trahi votre vengeance : 
Vous vouliez que ma main portât les premiers coups , 
Qu'il sentit en mourant qu'il expirait pour vous. 
Mais c'est moi , dont l'ardeur leur a servi d'exemple : 
Je les ai pour vous seule entraînés dans le temple , 
Madame; et vous pouvez justement vous flatter 
D'une mort que leurs bras n'ont fait qu'exécuter. 
Vous seule avez poussé les coups... 

HERMIONE. 

Tais-toi, perfide, 
Et n'impute qu'à toi ton lâche parricide. 
Va faire chez tes Grecs admirer ta fureur ; 
Va , je la désavoue , et tu me fois horreur 
Barbare*, qu'as-tu fait ? Avec quelle furie 
As-tu tranché le cours d'une si beUe vie? 
Avez- vous pu , cruels , l'immoler aujourd'hui , 
Sans que tout votre sang se soulevât pour lui ? 
Mais parle : de son sort qui t'a rendu l'arbitre? 



4^6 ANDHOMAOlIE. 

Pourquoi Tassassiner? Qu*ft-t-il ftitt A qtiH titre? 
Qui te Ta dit? 

(MÉftTft. 

Oh dieux ! Quoi ! M m*AVé2- vous pn% 
Vous-même , ici , tantôt , Of domié êon trépan? 

HKRIItCWfe. 

Ah ! follaii-il en croira une amirtlté ilttétttééf 

Ne devais-ta pas lire au fond dô tfia péitiÈé^l 

Et ne Yoyais-tu pas dans més emportements 

Que mon cœur démentait ma bOûChé à iû^ moments? 

Quand je Faurais roxOn , felMit'i! f Èôttsctitéf 

N*as-tu pas dû cent fols te ieiiiird rediM^ 

Toi-même avant le coup me veoir omatitter, 

Y revenir encore, ou plutôt m'ôviterf 

Que ne me laissais-tu le soin de ma V6flgéattCe t 

Qui ramène en des lieux où Vôtt fdt ta préâencd? 

Voilà de ton amour le détestable firait : 

Tu m*apportais , cruel , le malheur qui te suit. 

C*est toi dont Fambassade, à tous les defux (aUâé , 

Va fait pour son malheur pencher vOfs mfl rivale. 

Nous le verrions enoor nous partager «es ëohis : 

Il m'aimerait peut-être, il te f^dfflit du moins. 

Adieu. Tu peux partir. Je demeure en Épire : 

Je renonce à la Grèce, à Sparte, à son empire, 

A toute ma famille ; et c^esl assez pour moi , 

Traître , qu'elle ait produit un monstre tel que toi. 

(à Aodromaqae. ) 

« Allons, madame ; allons. CTest moi qui vous délivre; 
« Pyrrhus ainsi ^ordonne, et tous pouvez me suivre. 
« De nos demiéi^ devoirs allons nous dégager. 
« Montrons qui de nous deux saura mieux te venger. » 



FIN DU TOIfrE PREMlERv 



I 



TABLE 



DES PIÈ€ES CONTENUES DANS CE VOLUME. 



Préface de la première édition publiée en 1820. i l 

Avertîsseinent sur la cinqioième édition 9 

Mémoires sur la vie et les ouvrages de Jean Racine , par Louis 

Racine il 

La Thébaïde 157 

Épttre à monseigneur le duc de Saint-Aignan 159 

Préface 161 

AlBZAIIORB LB GrANB 253 

Ëpltre au Roi 255 

Première Préface 257 

Seconde Préface . .' 259 

Andromaqcb .* 341 

Épttre à Madame 343 

Première Préface 345 

Seconde Préface 346 

Variante de la troisième scène de Pacte Vd*ANDROMAQUE. ... 453 



Pl!f DE LA TABLE DL' PREMIER VOLUME. 



30