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Full text of "Oeuvres; tableau de la poésie française au 16e siècle. Édition définitive précédée de la vie de Sainte-Beuve"

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PROFESSOR  J.  S.WILL 


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OEUVRES 


C:-A^SAINTE-BEUVE 

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TABLEAU    DE    LA    POESIE    FRANÇAISE 

AU     XVl*^     SIÈCLE 

Làtlioii  dtfmUive  prccédée  de  la  vie  de  Sainie-Beuve 

PAR 

JULES   TTlOU'BQAr 


TOME    SECOND 


PARIS 

ALPHONSE    LEMERRE,    ÉDITEUR 

27-51,     PASSAGE     CIIOISEUI,,     27-31 

MDCCC   LXXVI 


OEUVRES 


DE 


C.-A.   SAINTE-BEUVE 


OEUVRES 


DE 


C.-Af^SAINTE-BEUVE 


TABLEAU    DE    LA    POÉSIE    FRANÇAISE 

AU     XVl"    SIÈCLE 

Édition  définitive  précédée  de  la  vie  de  Sainte-Beuve 

PAR 

JULES    TTiOUTScAl 


TOME    SECOND 


PARIS 

ALPHONSE    LE M ERRE,     EDITEUR 

27-31,     PASSAGE     CHOISEUL,     27-3I 

MDCCC   LXXVI 


5591 


^ciSû  S 


DU  ROMAN 


AU     XVl''     SIECLE 


ET   DE   RABELAIS 


ous  n'aurions  donné  qu'une  idée  in- 
complète de  la  poésie  au  xvi*  siècle 
si  nous  ne  disions  un  mot  des  ro- 
mans, qui  en  sont  une  branclae  im- 
portante i,  et  surtout  si  nous  n'insis- 
tions un  peu,  avant, de  finir,  sur  le  plus  grand  des 
romanciers  et  des  poètes  du  temps,  le  bouffon  et 
sublime  Rabelais.  Le  genre  oîi  il  excella  est  tout 
à  fait  propre  à  son  époque,  et  répond  admirable- 
ment à  tout  ce  qu'il  y  avait  alors  de  plus  original 
et  de  plus  indigène  dans  les  mœurs.  On  n'en  était 
déjà  plus  en  effet  au  règne  des  fabliaux  naïfs  et  de 
la  chevalerie    errante.   Cette    ignorance    de  demi- 


I.  «  Tout  écrivain  capable  d'écrire  un  bon  roman  est 
plus  ou  moins  poëte,  même  quand  il  n'aurait  jamais  écrit 
un  vers  de  sa  vie.  »  (Walter  Scott.) 

II.  '       ■     ■  I 


2  DU     ROMAN     AU     XV  1^     SIÈCLE 

savant,  crédule,  aimable  et  conteuse,  qui  faisait 
son  bréviaire  du  livre  Gesta  Romanorum  ^,  et  qui 
mêlait  ensemble,  dans  ses  rêves  d'âge  d'or,  Char- 
lemagne,  Alexandre  et  le  saint  ciboire,  se  dissipait 
par  degrés,  depuis  l'invention  de  l'imprimerie,  de- 
vant les  lumières  de  la  Renaissance.  Sans  doute 
on  lisait  encore,  on  traduisait  toujours  les  romans 
de  chevalerie;  maison  n'en  composait  plus  de  nou- 
veaux, ou  du  moins  ces  nouveautés  prétendues 
n'étaient  que  de  plates  copies  2.  Lorsque  Fran- 
çois I**"  voulut  rendre  un  lustre  aux  vieux  souve- 
nirs et  régner  en  roi  chevalier,  les  lectures  favo- 
rites des  dames  et  des  seigneurs  de  la  cour  furent 
la  traduction  du  Pliilocope  de  Boccace  par  Adrien 
Sevin,  et  surtout  celle  de  ri4wz<3ii5  espagnol  par  Her- 
beray  des  Essarts;  mais  on  ne  voit  pas  que  cette 
mode  ait  donné  naissance  à  d'autres    productions 


1.  Ce  livre  singulier,  recueil  de  légendes  fabuleuses 
et  de  traits  d'histoire  altérés,  parut  dès  l'origine  de  Tini- 
primerie.  Les  romanciers  et  les  •auteurs  de  mystères  y 
puisèrent  largement.  Voy.  la  troisième  dissertation  pla- 
cée en  tête  de  V Histoire  de  la  poésie  anglaise,  par  Warton. 

2.  La  quantité  des  romans  proprement  dits,  publiés  au 
xvi*  siècle,  est,  en  quelque  sorte,  innombrable,  puisqu'on 
y  imprima  presque  tous  ceux  qui  circulaient  manuscrits 
dans  les  siècles  précédents,  en  les  rajeunissant  de  style 
et  en  les  remaniant  en  prose,  et  puisque  en  outre  on 
traduisit  tout  ce  qu'on  put  des  littératures  anciennes  et 
modernes,  depuis  Apulée  jusqu'à  Montemayor.  Les  extraits 
de  ces  romans  remplissent  neuf  volumes  entiers  des  Me- 
langes  tirés  d'une  grande  Bibliothèque.  Je  ne  m'attache  ici 
qu'à  saisir  ce  qui  a  eu  influence  et  originalité,  ce  qui  a 
formé  la  vraie  veine  du  siècle. 


ET     DE     RABELAIS 


célèbres  du  même  genre,  et,  s'il  est  permis  de 
rapporter  la  Franciade  de  Ronsard,  il  faut  con- 
venir que  ia  tentative  ne  fut  pas  heureuse.  Nul 
exemple  ne  peut  démontrer  plus  clairement  com- 
bien l'érudition  sérieuse  et  profonde  jette  de  froi- 
deur et  d'ennui  sur  les  traditions  fabuleuses.  Ron- 
sard le  premier  rendit  tacitement  justice  à  son  œuvre 
en  ne  l'achevant  pas.  Si  le  xvi^  siècle  avait  pu  pro- 
duire quelque  roman  original  de  chevalerie,  c'eût 
été  probablement  sur  un  ton  moins  solennel,  et 
avec  une  pointe  de  gaieté,  une  saillie  de  liberti- 
nage, qu'il  est  aisé  de  concevoir  en  lisant  les  Vies 
de  Brantôme  ou  les  Mémoires  de  la  reine  Margue- 
rite. On  se  figure  volontiers  à  la  cour  de  Cathe- 
rine de  Médicis  quelque  chose  de  pareil  à  cette 
•gaillarde histoire  du  Petit  Jehan  de  Saintré,  dont 
la  scène  se  place  du  temps  de  Charles  VI,  et  peut- 
être  parmi  les  dames  d'honneur  d'Isabeau  de  Ba- 
vière*. Le  Décaméron  de  Boccace,  ce  répertoire  de 
contes  moult  plaisants,  avait  fait  fortune  en  France 
presque  autant  que  le  Philocope,  et  bien  avant  lui. 
Les  Cent  Nouvelles  nouvelles,  composées  et  ra- 
contées par  les  plus  illustres  seigneurs  de  la  cour 
de  Bourgogne,  dans  la  seconde  moitié  du  xv*  siècle 
(i45(î-i4.()i),  en  étaient  des  imitations  fort  gaies 
et  fort  naïves;  la  licence  y  allait  au  delà  de  ce 
qu'avait  osé  Boccace  lui-même.  Marguerite  de  Na- 
varre, pour  se  désennuyer  peut-être  de  ses  poésies 
chrétiennes,  écrivit  le  piquant  Heptameron,  et  son 

1,  Le  roman  d'ailleurs  ne  fut  composé  que  plus  tard  : 
l'auteur,  Antoine  de  La  Salle,  l'écrivait  en  1459. 


4  DU      ROMAN     AU     XVl*^      SIECLE 

valet  de  chambre  Bonaventure  Des  Periers  suivit 
un  si  auguste  exemple  dans  ses  Contes  et  Joyeux 
Devis.  Celui-ci  d'ailleurs,  par  son  Cymbalum 
Mundi^,  débuta  l'un  des  premiers  en  un  genre  de 
dialogue  ou  roman  satirique  imité  de  Lucien,  et 
dont  nous  allons  retrouver  plus  d'un  exemple. 
Les  deux  grands  faits  de  la  réformation  et  de  la 

I.  Ce  livre  imprimé  pour  la  première  fois  à  la  date  de 
jnars  1537  (c'est-à-dire  1538),  par  Jean  Morin,  et  donné 
■comme  une  traduction  du  latin  faite  par  Thomas  du  Cle- 
vier,  était  réellement  écrit  en  français  par  Bonaventure 
Des  Periers,  et  fit  mettre  en  prison  l'imprimeur  et  l'au- 
teur. Il  paraît  même,  d'après  un  passage  de  V Apologie 
pour  Hérodote,  que  Des  Periers ,  poussé  à  bout  par  les 
persécutions  du  parlement  et  du  président  Liset,  s'en- 
ferra de  son  épée  dans  le  cachot.  On  s'étonne  d'abord 
de  cette  persécution  à  la  lecture  du  livre,  qui,  bien  que 
rempli  de'  traits  satiriques,  ne  semble  pas  sortir  des 
bornes  d'une  honnête  et  légitime  plaisanterie.  11  contient 
quatre  dialogues.  On  voit,  dans  le  premier,  Mercure  qui 
descend  du  ciel  en  terre,  chargé  de  toutes  les  commis- 
sions des  dieux  et  déesses.  Entre  autres  commissions, 
Jupiter  lui  a  dit  de  porter  au  relieur  son  L'ivre  des  Des- 
tinées, qui  est  tout  délabré  de  vieillesse.  Deux  bons 
compagnons,  qui  ont  reconnu  Mercure,  l'emmènent  au 
cabaret,  l'enivrent  devin  de  Beaune,  et  finissent  par  lui 
faire  une  querelle  d'Allemand  après  lui  avoir  dérobé  son 
livre,,  dont  ils  comptent  bien  tirer  profit.  Les  dialogues 
suivants  sont  sur  le  même  ton.  On  crut  y  découvrir  une 
satire  détournée  du  christianisme  et  de  la  révélation. 
M.  Charles  Nodier,  qui  en  donne  une  clef,  a  fait  voir 
qu'on  ne  s'était  pas  tant  mépris  {^Revtie  des  Deux  Mondes, 
novembre  1839);  seulement  n'admire-t-il  pas  un  peu 
trop  le  talent  et  l'œuvre  ? 


ET     DE     RABELAIS. 


Kenaissance  avaient  introduit  parmi  ]es  hommes 
érudits  et  spirituels  une  satire  à  la  fois  philoso- 
phique par  le  fond  et  pédantesque  par  la  forme, 
une  sorte  de  lucianisme  collégial,  qui  dictait  à 
Érasme  ses  mordants  dialogues  et  son  MorijeEn- 
comium  :  à  Reuchlin  ses  Litterje  obscurorum  Viro- 
rum  :  à  Corneille  Agrippa  sa  déclamation  De  Vani- 
tate  scienîiarum,  où  il  célèbre  en  précurseur  de 
Jean-Jacques  Je  bonheur  d'ignorer  et  la  suprême 
félicité  des  ânes;  à  Théodore  de  Bèze,  enfin,  cette 
épître,  presque  macaronique,  adressée  à  Fex-pré- 
sident  Liset  sous  le  nom  de  Passavantius.  Le 
style  macaronique,  qui  passait  pour  avoir  été  sé- 
rieusement emplo3é  en  chaire  par  les  prédicateurs 
du  XV*  siècle,  par  Olivier  Maillard,  Michel  Menot, 
Robert  Messier  ',  que  Gabriel  Barlette  avait  illus- 
tré en  Italie,  et  que  le  moine  vagabond  Teqfilo 
Folengo  a.y ait  élevé  jusqu'à  l'art  dans  sa  burlesque 

I.  Du  moins  Henri  Estienne,  par  les  citations  dont  il 
égaie  son  Apologie  pour  Hérodote,  semblait  autoriser  cette 
idée.  Maintenant  qu'on  sait  de  certaines  choses  du 
XV»  siècle  m.ieux  que  ne  les  savaient  les  érudits  du 
xvie,  on  s'accorde  à  reconnaître  que  ces  burlesques  ser- 
mons dont  on  a  les  traductions  latines  entrelardées  de 
mots  gaulois,  ont  été  réellement  débités,  non  pas  en 
latin,  mais  dans  le  français  du  temps  ;  ils  n'en  étaient 
qu'un  peu  moins  ridicules.  Pour  être  juste,  il  faut  toute- 
fois lire  là-dessus  deux  leçons  de  M.  Gérusez  [Histoire  de 
l'Eloquence  politique  et  religieuse  en  France,  1857).  —  Voir 
encore,  et  contradictoirement,  le  Predicaioriana  (page  44) 
de  M.  Gabriel  Peignot,  lequel  tient  bon  pour  la  vieille 
opinion  d'Henri  Estienne. 


DU     ROMAN     AU     XV 1^     SlECtE 


épopée  de  Baldiis ,  était  devenu  un  véritable  instru- 
ment d'opposition  religieuse  ;  c'était  déjà  porter 
coup  aux  moines  et  à  tout  le  bas  clergé  catholique 
que  de  parodier  leur  latin  barbare.  Sans  faire  di- 
rectement usage  de  cet  élément  de  bouffonnerie 
érudite,  Rabelais  ne  le  perdit  jamais  de  vue,  et  le 
transporta,  pour  ainsi  dire,  dans  la  langue  vulgaire. 
Il  y  joignit  la  manière  non  moins  franche  et  plus 
légère  d'un  causeur  facétieux,  d'un  diseurde  contes 
et  nouvelles.  Ce  fut  tout  à  la  fois  Érasme  et  Boc- 
cace,  Reuchlin  et  Marguerite  de  Navarre;  ou  plu- 
tôt, de  tous  ces  souvenirs,  confondus,  digérés  et 
vivifiés  au  sein  d'un  génie  original,  sortit  une 
œuvre  inouïe,  mêlée  de  science,  d'obscénité,  de 
comique,  d'éloquence  et  de  fantaisie,  qui  rappelle 
tout  sans  être  comparable  à  rien  ,  qui  vous  saisit 
et  vous  déconcerte,  vous  enivre  et  vous  dégoûte, 
et  dont  on  peut,  après  s'y  être  beaucoup  plu  et 
l'avoir  beaucoup  admirée,  se  demander  sérieuse- 
ment si  on  l'a  comprise. 

La  vie  et  le  caractère  de  celui  qui  la  composa 
ne  sont  pas  une  moindre  énigme  que  l'oeuvre  elle- 
même.  Né  à  Chinon  en  Touraine,  vers  1483  ou 
I487,  d'un  père  cabaretier  ou  apothicaire i,  il  s'in- 
struit de  bonne  heure  aux  lettres  latines,  grecques, 
hébraïques;  apprend  l'italien,  l'espagnol,  l'allemand, 
même  l'arabe;  compose  successivement  des  alma- 
nachs,  des  commentaires  sur  Hippocrate,  des  ro- 

I.  Du  moins,  la  maison  où  il  naquît  devint  depuis  une 
auberge  ou  cabaret,  et  Huet,  qui  y  logea,  admire  l'à- 
propos  (^Mémoires  de  Huet). 


ETDERABKLAIS.  7 

mans;  et  court  sans  cesse  le  monde,  d'abord  cor- 
delier,  puis  bénédictin,  grâce  à  une  bulle  de  Clé- 
ment VII,  puis  défroqué  et  médecin  de  Montpel- 
lier; puis  une  seconde  fois  bénédictin,  grâce  à  une 
bulle  de  Paul  III;  puis  enfin  chanoine  séculier  et 
curé  de  Meudon.  Dans  un  voj'age  à  Paris,  en  1 553, 
il  meurt  saintement  selon  les  uns,  la  moquerie  et 
l'impiété  à  la  bouche  selon  d'autres;  et  ces  juge- 
ments contradictoires,  qu'on  retrouve  jusque  chez 
les  contemporains,  embarrassent  encore  la  postérité. 
Au  premier  coup  d'œil,  sa  vie  vagabonde  et  la  na- 
ture de  son  roman  semblent  d'accord  pour  nous 
faire  voir  en  Rabelais,  malgré  sa  double  robe,  un 
homme  de  principes  relâchés,  d'humeur  aventu- 
rière, de  mœurs  libres,  aussi  jovial  que  savant,  au 
propos  cynique  et  satirique;  et  la  tradition  com- 
mune se  représente  assez  volontiers  l'Anacréon 
tourangeau  sous  la  treille,  le  verre  en  main,  gour- 
mand, ivrogne  et  joufflu.  Les  poètes  d'alors,  Ron- 
sard, Baïf,  Jod^ile,  célébrèrent  sur  ce  ton  l'illustre 
rieur,  et  donnèrent  crédit  à  l'opinion  populaire. 
L'excellent  Du  Verdier,  comme  bien  d'autres,  prit 
tout  cela  au  sérieux,  et,  poussé  par  un  accès  de 
ferveur  chrétienne,  lança  contre  Rabelais,  dans  sa 
Bibliothèque  française,  de  furieux  anathèmes, 
qu'il  s'empressa  de  rétracter  plus  tard  dans  sa 
Prosopographie.  Il  faut  bien  y  faire  attention  en 
effet;  ce  Rabelais  grotesqucment  idéal  et  poétique 
pourrait  bien  n'être  pas  plus  le  vrai  Rabelais  que 
nos  Homère  et  nos  Ésope  de  convention  ne  sont 
véritablement  Ésope  et  Homère.  La  plupart  des 
traits  et  des  mots  qu'on   raconte  de  lui    n'offrent 


O  DU     ROMAN     AU     XVI*'     SIÈCLE 

aucun  caractère  d'authenticité,  et  doivent  être  mis 
sur  le  compte  de  Frùrc  Jean  ou  de  Panurge,  dont 
ils  sont  de  gaillardes  réminiscences.  Sans  fafre 
précisément  de  Rabelais  un  personnage  grave  et 
austère,  comme  Ta  tenté  son  apologiste  le  révérend 
Père  Niceron,  il  est  permis  au  moins  de  douter 
des  inclinations  et  des  habitudes  bachiques  qu'on 
lui  prêle,  et  de  voir  dans  les  gaietés  de  son  livre 
une  débauche  de  cabinet  encore  plus  que  de  caba- 
ret. Autrement,  si  l'auteur  avait  vécu  comme  ces 
héros,  il  serait  difficile  de  s'expliquer,  même  eu 
égard  aux  mœurs  du  temps,  son  crédit  puissant 
auprès  des  cardinaux  et  des  papes,  qui  le  sau- 
vèrent des  tracasseries  monacales;  auprès  des  rois 
François  P""  et  Henri  II,  qui  le  soutinrent  contre 
le  parlement  et  la  Sorbonne*. 

Mais,  quel  qu'ait  été  Rabelais  dans  sa  vie,  nous 
ne  devons  l'envisager  ici  que  dans  son  œuvre,  et 
dès  lors  le  curé  de  Meudon  reparaît  à  nos  yeux 
sous  ce  masque  enluminé  qui  lui  donne  tant  de 
ressemblance  avec  le  petit  roi  d'Ivetot.  Si  l'on  veut 
le  bien  connaître,  il  faut  l'aller  surprendre  un  soir 
de  dimanche,  à  table,  entre  les  pots,  comme  on 
surprendrait  Voltaire  après  le  café,  et  là,  l'écouter 
pantagruélisant  à  tue-tête,  buvant  et  riant  à  plein 
ventre.  Le  livre  de  Rabelais  est  un  grand  festin; 
non  pas  de  ces  nobles  et  délicats  festins  de  l'anti- 
quité, oii  circulaient  au  son  d'une  lyre  les  coupes 

I.  M.  Delécluze,  dans  un  écrit  récent  sur  Rabelais,  a 
fait  valoir  les  parties  sérieuses  et  studieuses  de  ce  carac- 
tère (François  Rabelais,    1841). 


ET      DE      RABELAIS. 


d'or  couronnées  de  fleurs,  les  ingénieuses  railleries 
et  les  propos  philosophiques  ;  non  pas  de  ces  dé- 
licieux banquets  de  Xénophon  ou  de  Platon,  célé- 
brés sous  des  portiques  de  marbre  dans  les  jardins 
de  Scillonte  ou  d'Athènes  :  c'est  une  orgie  enfumée, 
une  ripaille  bourgeoîse,  un  réveillon  de  Noël  ; 
c'est  encore,  si  l'on  veut,  une  longue  chanson  à 
boire,  dont  les  couplets  piquants  sont  fréquemment 
entrecoupés  dtfaridondaines  el  dajlonjloiis.  En  ces 
sortes  de  refrains,  la  verve  supplée  au  sens  ;  essayer 
de  comprendre,  c'est  déjà  n'avoir  pas  compris. 
Cette  manière  générale  d'envisager  le  roman  de 
Rabelais,  diit-elle  paraître  aux  érudits  bien  super- 
ficielle et  bien  futile,  peut  seule,  à  notre  gré,  en 
donner  une  facile  intelligence  et  amener  le  lecteur 
à  s'y  plaire.  Les  Le  Duchat  el  autres  commenta- 
teurs, dont  personne  d'ailleurs  ne  respecte  plus  que 
nous  le  savoir  et  les  travaux,  sont  parvenus,  à  force 
de  subtilités  et  d'inventions,  à  dégoilter  par  ennui 
beaucoup  d'honnêtes  gens  de  la  lecture  d'un  ou- 
vrage que  Montaigne,  avec  son  goiit  exquis,  rangeait 
parmi  les  livres  simplement  plaisants.  Sans  doute, et 
Rabelais  lui-même  nous  en  avertit,  on  aurait  tort 
de  s'en  tenir  aux  apparences  grotesques,  et,  selon 
ses  propres  expressions,  de  ne  pas  otivrir  la 
boîte  pour  en  tirer  la  drogue,  de  ne  pas  briser 
l'os  pour  en  sucer  la  moelle.  Mais  d'autre  part, 
et  c'est  encore  lui  qui  nous  le  dit,  on  court  risque 
d'extravaguer  en  raffinant  sur  le  sens.  Là-dessus 
il  va  jusqu'à  tourner  en  ridicule  les  commentateurs 
de  VIliade  et  de  VOdyssée^  et  je  ne  sais  quel 
moine  visionnaire  qui  s'était  avisé  de  reconnaître 

II.  2 


lO  DU      ROMAN      AU     XVl'     SI  K  CLE 

dans  les  Métamorphoses  d'Ovide  les  sacrements  de 
l'Evangile.  Lui-même  pourtant  n'a  pas  échappé  à 
cette  torture  des  interprétations  forcées.  On  a  voulu 
voir  dans  Gargantua  et  Pantagruel^  comme 
plus  tard  dans  le  Télémaque  et  le  Gil  Blas, 
comme  autrefois  chez  Pétrone,  non  pas  seulement 
l'esprit  philosophique  qui  anime  l'ensemble  et  ks 
innombrables  personnalités  de  détail  qui  dispa- 
raissant la  plupart  à  cette  distance,  mais  de  plus 
un  système  complet,  régulier  et  conséquent,  de  sa- 
tire morale,  religieuse  et  politique;  une  représen- 
tation exacte  et  fidèle,  sous  des  noms  supposés, 
des  hommes  et  des  choses  d'alors  ;  en  un  mot, 
une  chronique  scandaleuse  du  temps  écrite  avec  un 
chiffre  particulier  qu'il  s'agissait  de  découvrir.  Or, 
ce  chiffre  une  fois  découvert,  il  en  est  résulté  que 
Grandgousier,  Gargantua,  Pantagruel,  frère  Jean, 
Panurge,  Bringuenarilles,  le  grand  dompteur  des 
Cimbres,  Gargamelle,  Badebec,  etc.,  etc.,  sont 
évidemment  Louis  XII,  François  I*"",  Henri  II, 
le  cardinal  Du  Bellay,  le  cardinal  de  Lorraine, 
Charies-Quint ,  Jules  II,  Anne  de  Bretagne, 
Claude  de  France,  que  sais-je  encore?  Comme  si 
en  vérité,  selon  la  judicieuse  remarque  de  Niceron, 
il  fallait  chercher  en  Rabelais  rien  de  suivi  ;  comme 
s'il  ne  fallait  pas,  dans  cette  œuvre  d'imagination, 
faire  une  large  part  au  caprice  et  à  la  fantaisie  du 
poëte,  le  suivre  docilement  et  sans  arrière-pensée 
dans  les  divagations  et  les  inconséquences  aux- 
quelles il  s'abandonne  ;  grandir  et  rapetisser,  en 
quelque  sorte,  avec  ses  élastiques  géants,  qui  tour 
à  tour    s'assoient  sur  les  tours   de  Notre-Dame, 


ET      DE      RAB  EL  Aïs.  II 

grimpent  au  faîte  des  maisons  ou  s'embarquent  à 
bord  d'un  frêle  navire.  Swift,  dans  ses  Voyages  à 
Brobdingnag  et  à  Lilliput,  n'a  négligé  aucune  des 
proportions  géométriques  de  son  sujet  et  a  soi- 
gneusement réduit  tout  son  monde  sur  la  même 
échelle.  Jamais  non  plus  il  ne  s'est  départi  de  son 
système  général  d'allusions;  là  chaque  mot  a  une 
portée,  chaque  trait  a  un  but.  C'est  qu'avant  tout 
Swift  était  philosophe  et  pamphlétaire,  tandis  que 
Rabelais,  avant  tout,  est  artiste,  poëte,  et  qu'il 
songe  d'abord  à  s'amuser.  Souvent  même,  aux 
instants  où  VHomère  bouffon  *  sommeille,  il  lui 
arrive  de  prolonger  machinalement  et  comme  en 
rêve  cette  hilarité  sans  motif,  et  de  la  pousser 
jusqu'à  la  satiété  et  au  dégoût;  c'est  comme  un 
chantre  aviné  qui  continue  de  ronfler  sur  un  seul 
ton,  sur  une  seule  rime,  ses  litanies  jubilatoires. 
Si  l'on  n'est  pas  très-en  verve  ce  jour-là,  on  se  lasse 
bientôt  devant  son  rire  inextinguible,  et  l'on  sort, 
pour  ainsi  dire,  tout  repu  de  sa  lecture  ^ 

Prétendre  analyser  Rabelais  serait  un  travail 
aussi  fastidieux  que  chimérique.  En  nous  bornant 
toutefois  au  premier  livre,  qui  a  pour  titre  Gar' 

1.  Expression  de  M.  Charles  Nodier. 

2.  «  Le  genre  original  de  Rabelais,  ai-je  eu  l'occasion 
d'écrire  ailleurs,  c'est  un  mélange  et  une  sorte  de  com- 
posé effervescent  entre  le  genre  de  nos  conteurs,  élevé  à 
des  dimensions  presque  épiques,  et  le  genre  des  romans 
de  chevalerie  ramené  à  la  plaisanterie  et  au  bouffon  ;  le 
tout  entrelardé  d'un  certain  lyrique  copieux,  bachique 
et  macaronique.  »  —  La  pensée  n'a  pas  trop  de  toutes 
ses  variantes  pour  définir  le  Protée. 


la  DU     ROMAN     AU     XV  V      SIECLE 

gantua ,  et  qu'on  sjpare  aiscment  des  quatre 
autres,  connus  sous  ]e  nom  de  Pantagruel,  nous 
essayerons  d'indiquer  rapidement  la  manière  dont 
nous  entendons  et  dont  nous  admirons  cet  éton- 
nant gcnie.  En  ce  livre,  le  plus  complet  en  lui- 
même  et  peut-être  le  plus  satisfaisant  du  roman, 
on  trouve  à  la  fois  de  la  farce  épaisse,  du  haut 
comique  et  de  l'éloquence  attendrissante.  Au 
royaume  d'Utopie,  situé  devers  Chinon,  régnait, 
durant  la  première  moitié  du  xv'^  siècle,  le  bon- 
iiomme  Grandgousier,  prince  de  dynastie  antique, 
bon  gaillard  en  son  temps,  aimant  à  boire  sec  et 
à  manger  salé.  11  avait  épousé,  en  son  âge  viril, 
Gargamellc,  fille  du  roi  des  Parpaillots,  belle  gouge 
et  de  bonne  trogne,  et  en  avait  eu  un  fils,  Gargan- 
tua, dont  sa  mère  était  accouchée  par  l'oreille, 
après  onze  mois  de  gestation.  Comment  s'opéra 
l'accouchement  miraculeux,  pourquoi  l'enfant  eut 
nom  Gargantua,  de  quoi  se  composait  sa  layette, 
quels  furent  ses  premiers  tours  et  ses  espiègle- 
ries d'enfance,  c'est  ceaue  nous  ne  déduirons  pas  ici, 
et  pour  plusieurs  raisons.  Arrivé  à  l'âge  des  études 
on  le  mit  aux  mains  des  sophistes,  qui  le  retinrent 
de  longues  années  sans  rien  lui  apprendre.  Mais 
un  beau  jour,  en  entendant  interroger  un  jeune  page, 
Eudémon,  qui  n'avait  que  deux  ans  d'études  et 
qu'on  avait  voulu  confronter  avec  lui,  Gargantua 
fut  si  confus  de  le  voir  grandement  éloquent  qu'il 
se  mit  à  plorer  comme  une  vache  et  à  se  cacher  le 
visage  de  son  bonnet.  Son  digne  père,  profitant  de  si 
heureuses  dispositions,  le  confia  au  précepteur  d'Eu- 
démon,  et  l'envoya  à  Paris  achever  son  éducation 


ET     DE     RAB  ELA  IS.  I3 

de  prince.  Les  premiers  jours  de  son  arrivée,  Gar- 
gantua paya  sa  bienvenue  au  peuple  badaud  en  le 

comp du  haut  des  tours   de  Notre-Dame  et 

en  prenant  les  grosses  cloches  pour  en  faire  des  son- 
nettes à  sa  jument  :  de  là,  sédition  parmi  le  peuple^ 
retraite  au  pays  de  Nesle,  députation  et  discours 
de  maître  Janotus  de  Bragmardo,  qui  redemande  les 
cloches  en  baroco  et  baralipton.  Cette  petite  affaire 
terminée,  Gargantua  se  remit  sérieusement  aux 
études  sous  la  discipline  du  sage  Ponocrates;  et  il 
était  en  beau  train  de  profiter  en  toutes  sortes  de 
doctrines  (comme  un  véritable  Emile),  lorsqu'une 
lettre  de  Grandgousier  le  rappela  au  secours  de 
son  royaume.  Un  soir,  en  effet,  que  le  vieux  bon- 
homme Grandgousier  se  chauffait  après  souper  à  un 
clair  et  grand  feu,  et  qu'il  écrivait  au  foyer  avec 
un  bâton  brîilé  d'un  bout,  faisant  griller  des  châ- 
taignes et  contant  à  sa  famille  de  beaux  contes  du 
temps  jadis,  on  vint  lui  dire  que  ses  bergers 
s'étaient  pris  de  querelle  avec  les  fouaciers  de 
Lerné  et  leur  avaient  enlevé  leurs  fouaces  ;  sur 
quoi  le  roi  Picrochole  avait  mis  soudain  une  armée 
en  campagne  et  allait  par  le  pays  brûlant  et  rui- 
nant bourgs  et  monastères.  A  cette  nouvelle,  le 
bon  et  sage  roi,  économe  du  sang  de  ses  sujets, 
avait  convoqué  son  conseil,  envoyé  un  député  à 
Picrochole,  une  missive  à  Gargantua,  et  il  cher- 
chait à  maintenir  la  paix,  tout  en  se  préparant 
à  la  guerre.  Mais  Picrochole  n'était  pas  homme  à 
entendre  raison.  Le  discours  plein  de  sens  et  de 
modération  que  lui  adressa  l'ambassadeur  ne  fit 
qu'exciter  son  insolence,  et  elle   passa  toutes  les 


I^  DU     ROMAN      A.U     XV  l''     SIECLE 

bornes,  quand,  pour  tâcher  de  le  satisfaire,  Grand- 
gousier  lui  eut  renvoyé  les  fouaces. 

C'est  alors  que  se  tient,  entre  Picrochole  et  ses 
trois  lieutenants,  le  conseil  dans  lequel  ceux-ci  lui 
proposent  la  conquête  du  monde.  On  croit  assister 
à  une  scène  de  Molière.  «  Sire,  lui  disent-ils,  nous 
vous  rendons  aujourd'hui  le  plus  heureux,  le  plus 
chevaleureux  prince  qui  fut  oncques  depuis  la  mort 
d'Alexandre.  »  Et  Picrochole,  à  ces  flatteuses  pa- 
roles, de  s'écrier  :  «  Couvrez-vous,  couvrez-vous  !  » 
—  «  Grand  merci,  répondent  -  ils  ;  Sire,  nous 
sommes  à  notre  devoir.  »  Et  ils  se  mettent  à  lui 
exposer  leur  plan  de  campagne.  Il  laissera  une 
petite  troupe  en  garnison  dans  sa  capitale,  et  par- 
tagera son  armée  en  deux  bandes.  La  première 
bande  ira  tomber  sur  Grandgousier  et  ses  gens; 
et  là  on  trouvera  de  l'argent  à  tas,  <(  car  le  vilain 
en  a  du  comptant.  Vilain,  disons-nous,  parce  qu'un 
noble  prince  n'a  jamais  un  sou.  Thésauriser  est 
fait  de  vilain.  »  L'autre  bande  traversera  la  Sain- 
tonge  et  la  Gascogne,  s'emparera  des  navires  de 
Bayonne  et  de  Fontarabie,  et,  pillant  toute  la 
côte  jusqu'à  Lisbonne,  s'y  ravitaillera,  pour  entrer 
ensuite  dans  la  Méditerranée  par  les  Colonnes 
d'Hercule,  qui  porteront  désormais  le  nom  de 
Picrochole.  «  Passée  la  mer  picrocholine,  voici 
Barberousse  qui  se  rend  votre  esclave.  »  —  «  Je, 
dit  Picrochole,  le  prendrai  à  merci.  »  —  «  Voire, 
disent-ils,  pourvu  qu'il  se  fasse  baptiser.  »  Et  ils 
soumettent,  chemin  faisant,  Tunis,  Hippone,  Alger, 
la  Corse,  la  Sardaigne,  Gênes,  Florence,  Lucques. 
«    Le   pauvre   monsieur  du   pape  meurt  déjà  de 


ET     DE     RABELAIS.  15 

peur,  »  —  «  Par  ma  foi,  dit  Picrochole,  je  ne  lui 
baiserai  jà  sa  pantoufle.  »  L'Italie  est  prise,  la 
Sicile  est  domptée.  «  J^'irois  volontiers  à  Lorette, 
dit  Picrochole  »  —  «  Rien,  rien,  répondent-ils, 
ce  sera  au  retour.  »  Et  les  voilà  qui  emportent 
Malte,  Candie,  Chypre,  Rhodes,  et  qui  touchent 
aux  murs  de  Jérusalem.  «  Je  ferai  doncques  bâtir 
le  temple  de  Salomon  ?  »  dit  Picrochole.  —  «  Non, 
disent-ils  encore  ;  attendez  un  peu.  Ne  soyez  ja- 
mais tant  soudain  à  vos  entreprises.  Savez-vous 
que  disoit  Octavian  Auguste?  Festina  lente.  Il 
vous  convient,  premièrement,  avoir  l'Asie  Mineure, 
la  Carie,  la. Lycie,  etc.,  etc.  »  Le  dialogue  se  pro- 
longe sur  ce  ton.  Il  y  a  même  un  moment  où,  dans 
la  chaleur  croissante  de  l'illusio;!,  Picrochole  se 
plaintive  n'avoir  pas  bu  frais  en  traversant  les 
sables  de  Lybie^.  On  a  peine  à  lui  faire  com- 
prendre qu'un  conquérant  ne  saurait  avoir  toutes 
ses  aises.  Un  vieux  gentilhomme,  vrai  routier  de 
guerre,  qui  se  trouvait  présent  à  ces  propos,  se 
hasarda  à  rappeler  la  farce  du  Pot  au  lait,  mais 
on  ne  l'écouta  point. 

Cependant  arrive  bientôt,  sur  sa  grande  jument, 
Gargantua,  suivi  de  ses  compagnons.  Il  déconfit 
en  plus  d'une  rencontre  les  gens  de  Picrochole,  et 


I.  C'est  le  même  temps  grammatical  que  dans  la  fable 
de  la  Laitière  et  le  Pot  au  lait  :  Il  étoil,  quand  je  l'eus,  de 
grosseur  raisonnable.  —  La  Fontaine  a  emprunté  à  Rabe- 
lais plus  d'un  sujet  de  fable  et  plus  d'une  expression 
pittoresque.  Rodilardus,  Raminagrohis,  Grtppeminaud, 
sont  des  personnages  de  Rabelais.  ■    • 


l6  DU     ROMAN     AU     XV I*^     SIÈCLE 

trouve  un  excellent  auxiliaire  dans  le  joyeux  frère 
Jean  des  Entom meures.  Ce  moine,  jeune,  galant, 
aventureux,  «  bien  fendu  de  gueule,  bien  avantagé 
en  nez,  beau  dépêcheur  d'heures,  beau  débrideur  de 
messes,  beau  décrotteur  de  vigiles,  »  avait  com- 
mencé par  défendre  seul  son  couvent  contre  l'at- 
taque des  ennemis,  et  durant  le  reste  de  la  guerre 
il  s'illustra  par  maint  haut  fait.  Gargantua  se  lia 
avec  lui  d'une  étroite  et  tendre  amitié,  et  bien 
souvent,  à  table,  à  la  veillée,  ils  devisaient  lon- 
guement ensemble  de  la  gent  monacale  et  de  ses 
ignobles  vices,  pourquoi  les  moines  sont  refuys 
du  monde,  pourquoi  les  uns  ont  le  nez  plus  long 
que  les  autres;  et  toujours,  et  partout,  soit  qu'il 
fallût  parler,  soit  qu'il  fallût  agir,  Frère  Jean  s'en 
tirait  en  bon  compagnon. 

Un  jour,  étant  sorti  à  la  découverte,  il  rencontre 
sur  sa  route  cinq  pèlerins  (les  mêmes  qui  avaient 
failli  être  mangés  en  salade  par  Gargantua),  et  il 
les  amène  tout  pâles  et  tremblants  devant  le  roi 
Grandgousier.  On  les  rassure,  on  les  fait  boire,  et 
Grandgousier  leur  demande  d'où  ils  sont,  d'où  ils 
viennent,  où  ils  vont.  L'un  d'eux  alors  explique  au 
bon  roi  comment  ils  reviennent  d'un  pèlerinage. à 
Saint-Sébastien  de  Nantes,  qu'ils  ont  entrepris  pour 
se  préserver  de  la  peste  :  «  O ,  dit  Grandgousier, 
pauvres  gens!  estimez-vous  que  la  peste  vienne 
de  Saint-Sébastien?  »  —  «  Oui  vraiment,  répond 
le  pèlerin,  nos  prêcheurs  nous  l'affirment.  »  — 
<'  Oui,  dit  Grandgousier,  les  faux  prophètes,  vous 
annoncent-ils  tels  abus?  blasphèment-ils  en  cette 
façon  les  justes  et  saints  de  Dieu,  qu'ils  les  font 


ETDERABELAIS.  I7 

semblables  aux  diables  qui  ne  font  que  mal  entre 
les  humains?.  .  Ainsi  prèchoit  à  Sinays  un  cafard 
que  saint  Antoine  mettoit  le  feu  es  jambes,  saint  Eu- 
trope  faisoit  les  hydropiques,  saint  Gildas  les  fols, 
saint  Genou  les  goutteux.  Mais  je  le  punis  en  tel 
exemple,  quoiqu'il  m'appelât  hérétique,  que  depuis 
ce  temps  cafard  quiconque  n'est  osé  entrer  en  mes 
terres.  Et  m'ébahis  si  votre  roi  les  laisse  prêcher  par 
son  royaume  tels  scandales.  Car  plus  sont  à  punir 
que  ceux  qui,  par  art  magique  ou  autre  engin,  au- 
roient  mis  la  peste  par  le  pays.  La  peste  ne  tue  que  le 
corps,  maistels  imposteurs  empoisonnent  lésâmes.» 
En  les  congédiant,  le  bon  prince  leur  adresse  cette 
allocution  touchante  :  «Allez-vous-en,  pauvres  gens, 
au  nom  de  Dieu  le  créateur,  lequel  vous  soit  en 
guide  perpétuelle.  Et  dorénavant  ne  soyez  faciles 
à  ces  ocieux  et  inutiles  voyages.  Entretenez  vos 
familles,  travaillez  chacun  en  sa  vacation,  instruez 
vos  enfants,  et  vivez  comme  vous  enseigne  le  bon 
apôtre  saint  Paul.  Ce  faisant  vous  aurez  la  garde 
de  Dieu,  des  anges  et  des  saints  avec  vous,  et  n'y 
aura  peste  ni  mal  qui  vous  porte  nuisance.  »  Puis 
les  mena  Gargantua  prendre  leur  réfection  en  la 
salle.  Mais  les  pèlerins  ne  faisoient  que  soupirer, 
et  dirent  à  Gargantua  :  «  O  qu'heureux  est  le 
pays  qui  a  pour  seigneur  un  tel  homme!  Nous 
sommes  plus  édifiés  et  instruits  en  ces  propos 
qu'il  nous  a  tenus  qu'en  tous  les  sermons  qui  jamais 
nous  furent  prêches  en  notre  ville.  »  —  n  C'est, 
dit  Gargantua,  ce  que  dit  Platon,  liv.  V,  de  Republ., 
que  lors  les  républiques  seroient  heureuses  quand 
les  rois  philosopheroient,  ou  les  philosophes  rè- 
II.  3 


I»  DU     ROMAN     AU     XVl*     SIECLE 

gneroient.  »  Puis  leur  fit  emplir  leurs  besaces  de 
vivres,  leurs  bouteilles  de  vin,  et  à  chacun  donna 
cheval  pour  soi  soulager  au  reste  du  chemin,  et 
quelques  carolus  pour  vivre.  » 

Une  bataille  décisive  eut  lieu  enfin  entre  l'armée 
de  Grandgousier  et  celle  de  Picrochole.  Celui-ci 
prit  la  fuite  après  ses  trois  conseillers,  sans  qu'on 
siit  jamais  depuis  ce  qu'il  était  devenu.  Grand- 
gousier exigea  des  vaincus  pour  tout  châtiment 
qu'ils  livrassent  quelques  séditieux,  et  Gargantua 
ne  leur  fit  d'autre  mal  que  de  les  occuper  aux 
presses  de  l'imprimerie  qu'il  avait  nouvellement  in- 
stituée. Les  plus  braves  des  Gargantuistes  furent 
royalement  récompensés,  et  le  prince  fonda  pour 
son  ami  le  Frère  Jean  la  riche  abbaye  de  Thélème, 
vrai  paradis  terrestre,  d'où  les  cafards  et  bigots 
furent  bannis,  où  l'on  n'enseignait  que  le  pur 
Évangile,  et  dont  la  règle  n'avait  qu'une  clause  : 
Fais  ce  que  voudras. 

Tel  est  en  substance  cet  amusant  premier  livre, 
dont  il  se  vendit  (Rabelais  nous  l'assure)  plus 
d'exemplaires  en  deux  mois  qu'il  ne  sera  acheté  de 
Bibles  en  neuf  ans  1.  Dans  les  quatre  autres  livres,  le 


I.  Il  résulterait  d'une  Notice  très-essentielle  de  M.  Bru- 
net  sur  deux  anciens  Romans  intitulés  les  Chroniques  de 
Gargantua  (1854),  qu'en  s'exprimant  ainsi  dans  son  pro- 
logue du  Pantagruel,  Rabelais  n'entendait  point  parler  de 
son  propre  Gargantua,  mais  d'une  certaine  Chronique 
Garganluine  imprimée  à  Lyon  en  1532.  Il  est  vrai  qu'on 
veut  maintenant  que  cette  Chronique,  prototype  du 
Gargantua,  soit  de  lui.  Je  ne  puis  qu'indiquer  ces  points 


ET      D  E     R  AB  ELA  I  s.  IÇ 

vieux  Grandgousier  a  disparu  du  monde.  C'est 
Gargantua  qui  règne,  et  Pantagruel  son  fils  qui 
remplit  le  rôle  de  héros  ;  ou  plutôt,  dès  l'instant 
que  Panurge  entre  en  scène,  c'est  bien  lui  réel- 
lement qui  occupe  toute  l'attention,  comme  frère 
Jean  faisait  sous  Gargantua.  Panurge  se  mariera- 
t-il,  ne  se  niariera-t-il  pas?  voilà  le  nœud  du 
roman,  si  tant  est  qu'il  faille  y  chercher  un  nœud, 
car  ici  l'accessoire  est  le  principal  et  les  épisodes 
l'emportent  sur  le  fond.  Nous  nous  garderons  bien 
d'esquisser  de  profil  cette  vive  et  mobile  figure 
de  Panurge,  type  original  des  Ragotîn  et  des  Pan- 
gloss  du  moins  pour  les  mésaventures,  mais  surtout 
image  bien  complète  delà  nature  humaine  non  hé- 
roïque en  toutes  ses  vicissitudes.  Rien  ne  pourrait 
donner  idée  du  personnage  à  qui  ne  l'a  pas  vu  face 
à  face  et  sous  toutes  ses  formes  sémillantes  ou 
piteuses  chez  Rabelais.  Déjà  d'ailleurs  nous  avons 
rangé  Panurge  dans  une  sorte  de  galerie  fla- 
mande 1,  à  côté  de  Patelin,  de  Lazarille,  de  Fals- 
taff,  de  Sancho  Pança,  de  Perrin  Dandin,  de  Bri- 
doison,  de  Sganarelle,  et,  pourquoi  ne  pas  le  ré- 
péter ?  non  loin  de  Tartufe,  auquel  il  fait,  par  sa 
naïveté  de  vice,  plus  d'un  contraste;  non  loin 
surtout  de  Gil  Blas  et  de  Figaro,  qui  ne  viennent 
qu'à  sa   suite  en  savoir-faire.  Mais  les  amateurs 


chers  aux  curieux,  mais  dont  Rabelais  se  gausse  parmi 
les  ombres. 

I.  Voir  notre  précédent  chapitre  sur  le  théâtre,  à  l'ar- 
ticle des  farces. 


20  DU      ROMAN      AU     XVl*^     SIÈCLE 

de  vieille  peinture  sauront  bien  l'aller  reconnaître 
et  admirer  sans  nous. 

Il  y  aurait  trop  à  dire  sur  Rabelais.  Il  est  notre 
Shakspeare  dans  le  comique.  De  son  temps  il 
3.  été  un  l'Arioste  à  la  portée  des  races  prosaïques 
de  Brie,  de  Champagne,  de  Picardie,  de  Beauce,  de 
Touraine  et  de  Poitou.  Nos  noms  de  provinces, 
de  bourgs,  de  monastères,  nos  habitudes  de  cou- 
vent, de  paroisse,  d'université,  nos  mœurs  d'éco- 
liers, de  juges,  de  marguilliers,  de  marchands,  il  a 
reproduit  tout  cela,  le  plus  souvent  pour  en  rire. 
Il  a  compris  et  satisfait  à  la  fois  les  penchants 
communs,  le  bon  sens  droit  et  les  inclinations 
matoises  du  tiers  état  au  xvi^  siècle  Savant  qu'il 
était  par  goiît  et  par  profession,  il  s'est  fait  hom- 
me du  peuple,  et  a  trouvé  moyen  de  charmer  peuple 
et  savants,  ou  du  moins  de  se  recruter  des  com- 
pères de  tout  bord.  Qu'eût-ce  été  s'il  fiit  venu  en 
plein  Louis  XII,  à  une  époque  de  liberté  dramati- 
que, et  si  la  pensée  lui  eijt  pris  de  dérouler  sur  un 
théâtre  national  les  scènes  de  son  roman? 

Son  style  mériterait  une  étude  profonde.  Bien 
des  connaisseurs  le  préfèrent  à  aucun  autre  du 
temps,  et  lui  attribuent,  pour  l'ampleur  du  tour 
et  l'exquis  de  l'élocution,  certaines  qualités  d'atli- 
cisme  primitif  qui  feraient  de  lui,  en  vérité,  le  plus 
étrange  des  Xénophon.  Ce  qui  est  certain,  c'est 
qu'il  abonde  en  comparaisons  uniques  et  char- 
mantes. Il  a  précédé  d'environ  quinze  années  l'ex- 
cellent Amyot^  bien  plus  cité,  bien  plus  autorisé  à 

I.  Amyot  débuta    dans    ses   publications   en  1549  au 


ET     DE     RAB  EL  Aïs.  21 

titre  de  prosateur,  et  incomparablement  moins  ori- 
ginal. Mais  il  faut  tout  dire  ;  le  choix  des  sujets 
auxquels  le  talent  s'applique  est  bien  quelque  chose 
dansla nature  du  succès.  Rabelais  a  nui  à  sa  fortune 
comme  écrivain  et  comme  c/a^s/^ue  par  les  autres 
genres  d'attraits  dont  il  a  environné  son  œuvre, et 
par  ces  imaginations  même  si  récréatives,  mais  qui 
ont  paru  à  plus  d'un  des  énormités  rebutantes  :  il 
n'a  pas  prétendu  enduire  les  bords  du  vase  avec 
du  miel  précisément.  On  ne  s'est  pas  accoutumé  à 
l'idée  d'aller  puiser  chez  lui  par  aucun  côté  comme 
à  une  source  pure  i. 

plus  tard,  par  sa  traduction  du  roman  d'Héliodore;  Rabe- 
lais était  censé  jusqu'à  ces  derniers  temps  avoir  débuté 
comme  romancier,  en  i$3$,  par  son  Gargantua;  on 
paraît  croire,  depuis  les  intéressantes  recherches  de 
M.  Brunet,  qu'il  débuta  par  son  Pantagruel  en  1533,  et 
même  dès  1532.  Dans  tous  les  cas  son  roman  n'a  pas  été 
un  ouvrage  de  jeunesse,  et  l'auteur  dut  l'entreprendre 
très-mûr,  entre  quarante-cinq  et  cinquante  ans. 

I.  «  En  étudiant  les  compositions  de  Rabelais,  écrit 
M.  Delécluze,  on  devient  chagrin  comme  lorsque  l'on 
voit  une  belle  personne  dont  le  visage  commence  à  être 
envahi  par  une  dartre  vive.  »  Pour  moi,  la  dartre  ne  me 
frappe  pas;  j'y  verrais  plutôt  une  belle  femme  très-bien 
portante,  trop  bien  portante,  qui  s'enivre  et  qui,  dans 
l'ivresse,  dit  et  fait  toutes  choses.  Le  caractère  naturel 
et  trop  naturel  domine  par  tout  le  livre,  même  dans  les 
parties  cyniques.  «  X.e  tonneau  de  Rabelais,  a  dit  je  ne 
sais  qui  (Lemontey  peut-être),  est  comme  celui  de  Dio- 
gène,  hormis  qu'il  n'est  jamais  à  sec.  »  C'est  plus  spiri- 
tuel que  juste.  Rabelais,  en  ses  pires  moments,  ne  vise 
pas  au  Diogène.  Galiani  l'a  osé  exprimer  en  stjle  assorti: 


22  DU     ROMAN    AU     XVl'^     SIECLE 

A  d'autres  égards,  l'influence  d'un  livre  comme 
celui  de  Rabelais  fut  immense;  elle  remplit  tout 
le  reste  du  xvi*  siècle.  Les  imitateurs  pullulèrent, 
et,  quoique  en  général  ils  ne  soient  attachés  qu'aux 
parties  basses  et  grossières  du  modèle,  plusieurs 
réussirent  assez  dans  ce  genre  facile  pour  mériter 
quelque  mention.  L'un  des  premiers  fut  Guillaume 
Des  Autels,  grammairien  et  poète  alors  célèbre, 
le  même  qui  intervint  en  conciliateur  dans  la  que- 
relle de  Ronsard  et  de  Saint-Gelais.  Il  composa  la 
Mitistoire  baragouine  de  Fanfreluche  et  Gaudi- 
clion,  dont  nous  n'avons  pu  retrouver  un  seul  exem- 
plaire. Les  Baliverneries  ou  Contes  d'Etitrapel, 
avec  les  Ruses  et  Finesses  de  Ragot,  Capitaine 
des  Gueux,  par  Noël  du  Fail,  seigneur  de  La  Hé- 
rissaye,  sont  des  opuscules  en  prose,  de  la  force 
de  Villon,  de  Faifeu  ou  des  Cent  Nouvelles,  et 
dont  la  lecture  peut  procurer  plaisir,  sinon  profit, 
aux  amateurs  de  littérature  facétieuse  qui  pèchent 
volontiers  en  eau  trouble.  Le  Moyen  de  parvenir, 
le  seul  des  nombreux  ouvrages  de  Béroalde  de 
Verville  dont  on  se  souvienne  aujourd'hui,  est  un 


«  L'obscénité  de  Rabelais  est  naïve,  elle  ressemble  au 
c.  d'un  pauvre  homme.  »  Après  cela  est-il  besoin  d'in- 
diquer encore  une  des  grandes  causes  qui  ont  limité  son 
succès  d'écrivain?  Aucune  femme,  pas  même  Ninon,  ne 
peut  le  lire.  Sterne  du  moins,  en  réponse  à  une  dame 
qui  s'effrayait  des  nudités  de  son  Tristram,  a.  pu  dire  : 
»  Rassurez-vous,  voyez,  c'est  cet  enfant  de  trois  ans  qui 
se  roule  sur  le  tapis.  »  —  Chez  Rabelais  il  n'y  a  plus 
d'enfant,  et  aucun  moyen  de  dire  :   Voyez. 


KT     DE     RABELAIS.  2J 

salmigondis^  véritable,  un  sale  lendemain  de 
mardi  -  gras,  où  les  convives  lâchent  de  temps  en 
temps  quelques  mots  heureux  à  travers  des  bouffées 
d'ivresse.  Comme  l'a  fort  bien  remarqué  Sorel^, 
l'auteur  a  pris  plaisir  à  tout  brouiller;  on  dirait 
un  coq-à-l'âne  perpétuel  ;  et  si,  à  force  de  prêter 
attention,  l'on  y  entend  quelque  chose,  ce  sont 
des  contes  croustillants  qui  roulent  la  plupart  sur 
des  chambrières  de  chanoine 3.  Du  Moyen  de  par- 
venir on  a  extrait  la  substance  de  presque  tous 
les  livrets  qui  portent  le  nom  de  Tabarin  et  de 
Bruscambille;  l'on  pourrait  dire  que  ces  deux  va- 

1.  Quelques  éditions  du  livre  de  Béroalde  portaient 
ce  titre  de  Salmigondis,  qui  lui  convenait  si  bien, 

2.  Remarques  sur  ie  XIV^  livre  du  Berger  extravagant. 
—  Il  est  d'ailleurs  fâcheux  pour  le  goût  de  Sorel  qu'il 
trouve,  dans  le  Moyen  de  parvenir,  plus  de  contes  agréa- 
bles que  dans  tout  Rabelais. 

3.  Voici  une  anecdote  qui  vaut  mieux.  Saumaise  étant 
à  Stockholm,  et  au  lit,  malade  de  la  goutte,  lisait  pour 
se  désennuyer  le  Moyen  de  parvenir  ;  la  reine  Christine 
entre  brusquement  chez  lui  sans  se  faire  annoncer  :  il 
n'a  que  le  temps  de  cacher  sous  sa  couverture  le  petit 
livre  honteux  (^perfacetum  qiiidem,  at  suhlurpiciihcm  lihel- 
lum).  Mais  Christine  qui  voit  tout  l'a  vu  ;  elle  va  prendre 
hardiment  le  livre  jusque  sous  le  drap,  et,  l'ouvrant,  se 
met  à  le  parcourir  de  l'œil  avec  sourire;  puis,  appelant 
la  belle  De  Sparre,  sa  fille  d'honneur  favorite,  elle  la  force 
de  lui  lire  tout  haut  certains  endroits  qu'elle  lui  indique, 
et  qui  couvrent  ce  noble  et  jeune  front  d'embarras  et  de 
rougeur,  aux  grands  éclats  de  rire  de  tous  les  assistants. 
Huet  tenait  l'histoire  de  la  bouche  de  Saumaise,  et  il  la 
raconte  en  ses  Mémoires. 


24  DU     ROMAN     AU     XVl^     SIECLE 

lets  ont  vécu  de  la  desserte  du  maUve.  Les  Apoph- 
thegmes  du  Sieur  Gaulard ,  et  les  Escraignes 
dijonnoises,  par  Tabourot,  sieur  des  Accords,  ap- 
partiennent au  même  genre.  On  prendra  une  idée 
suffisante  de  ces  vieilleries  ordurières  dans  les 
Ècosseuses  à\icom\Q.  de  Caylus,  qui  ont  le  propos, 
sinon  plus  décent ,  du  moins  plus  spirituel.  Si  les 
Serées  de  Guillaume  Bouchet  ne  valent  guère  mieux 
littérairement  que  les  précédents  ouvrages ,  on 
trouve  chez  ce  Macrobe  ou  cet  Athénée  duxvi*  siècle 
une  foule  de  détails  de  mœur«  et  d'usages,  qui  le 
rendent  utile  et  précieux  à  d'autres  titres*. 

Heureusement  pour  Rabelais  et  pour  son  siècle, 
il  eut  des  admirateurs,  des  imitateurs  plus  dignes 
de  lui,  qui,  sans  singer  ses  vilains  côtés,  se  péné- 
trèrent de  son  esprit,  et  furent  originaux  à  son 
exemple.  De  ce  nombre  il  faut  compter  Henri 
Estienne,  qui,  dans  son  Apologie  pour  Hérodote, 
sous  prétexte  de  défendre  l'historien  contre  l'accu- 
sation d'invraisemblance  et  de  mensonge,  attaque, 
chemin  faisant,  les  ridicules,  les  préjugés  et  les 
horreurs  du  temps  2  ;  Théodore  -  Agrippa  d'Aubi- 

1.  Cette  série  de  petits  livres  plus  ou  moins  panta- 
gruéliques est  fort  recherchée  des  bibliophiles,  et  se 
trouve  sur  un  rayon  particulier  de  chaque  bibliothèque 
un  peu  précieuse,  où  elle  brille  dans  le  maroquin  et  l'or. 
Cela  me  fait  l'effet  d'une  collection  de  tabatières  rares  et 
bizarres;  mais  la  drogue  première  de  maître  François 
n'y  est  plus, 

2.  Henri  Estienne  eut  encore  cela  de  commun  avec 
Rabelais,  qu'étant  prodigieusement  versé  dans  les  lan- 
gues anciennes  et  modernes,  il  n'en  fut  pas  moins  parti- 


ET     DE     RABELAIS.  25 

gné,  auteur  de  la  Confession  de  Sancy,  et  de  ce 
plaisant  dialogue  entre  Enay  et  Fœneste,  où.  il 
met  si  finement  aux  prises  les  gasconnades  et  le 
bon  sens,  Vestre  et  ]e  paf-estre.  N'oublions  pas  les 
éloquents  et  loyaux  auteurs  de  \a.  Satyre Ménippée, 
surtout  cet  excellent  Passerat,  qui  avait  commenté 
chapitre  par  chapitre  Gargantua  et  Pantagruel^ 
L'illustre  satirique  Mathurin  Régnier  ne  fit  bien  sou- 
vent qu'enclore  dans  la  forme  stricte  de  son  vers  la 


san  de  notre  bonne  vieille  langue,  admirateur  de  Pate- 
lin, défenseur  de  Mnrot,  et,  comme  il  le  dit  en  ses  Dia- 
logues du  Nouveau  langage  françois  iialianizé,  Celtophile 
au  milieu  des  écoliers  limousins  et  des  courtesans  philau- 
soties. 

I.  J'en  ai  parlé  ailleurs.  Voici  ce  qu'en  dit  Grosley, 
d'après  Antoine  Le  Roy,  digne  prêtre,  le  plus  dévot  des 
dévots  à  Rabelais  et  son  premier  biographe  :  «  Passerat 
avait  puisé  à  la  source  où  se  sont  depuis  abreuvés  Mo- 
lière, La  Fontaine,  Chapelle,  Dufresny,  Rousseau,  Piron  : 
cette  source  était  le  Pantagruel,  dont  il  avait  fait  une 
étude  particulière  ;  étude  qui  avait  produit  un  Commen- 
taire suivi,  in  quo  Rabelasi  mentent,  quam  probe  noverat, 
et  res  sérias  in  jocosis  sermonihus  inclusas,  tanquam  in 
vagina  recondilas,  aperiehat.  Sur  des  scrupules  qu'on  lui 
fit  naître  à  l'article  de  la  mort,  il  permit  que  le  manus- 
crit fût  jeté  au  feu.  »  (^Ménioires  sur  les  Troyens  célèbres.') 
J'ai  saisi  en  passant  cette  occasion  de  mentionner  ici 
Grosley,  qui  s'est  montré  à  son  tour  l'un  des  francs  dis- 
ciples de  Pantagruel  en  plus  d'une  gaieté,  et  notamment 
dans  ses  facétieux  Mémoires  de  l'Académie  de  Troyes.  Ces 
Pantagruélistes  sont  toute  une  lignée.  Rabelais  est  le 
grand  fondateur  chez  nous  d'une  philosophie  entre  la 
poire  et  le  fromage. 

11.  4 


2(5  DU     ROMAN     AU     XVI*     SIÈCLE 

poésie  surabondante  de  maître  François,  et,  si  l'on 
peut  ainsi  dire  avec  une  justesse  triviale,  il  mit  en 
bouteille  le  vin  du  tonneau  pantagruélique.  Le  car- 
dinal Du  Perron  lui-même,  ce  grand  distributeur 
des  renommées  littéraires,  avait  coutume,  toutes 
les  fois  qu'on  lui  présentait  un  jeune  poëte,  de  lui 
demander  :  Avez-vous  lu  l'auteur?  et  cet  auteur 
était  Rabelais. 

Malgré  ces  autorités  imposantes,  le  genre  de 
Rabelais  ne  pouvait  subsister  dans  le  roman.  En 
attendant  qu'une  œuvre  nouvelle,  plus  d'accord 
avec  le  progrés  des  mœurs,  fît  époque,  on  vivait 
sur  les  traductions  italiennes  et  espagnoles.  L'in- 
fluence espagnole  à  laquelle  François  l**"  avait  prêté 
un  moment  de  faveur  au  retour  de  Madrid,  et  qui 
s'était  essayée  avec  éclat  parles  traductions  d'Her- 
beray  des  Essarts,  ne  prévalut  pas  contre  l'influence 
italienne  tant  que  dura  ce  siècle,  et  elle  ne  prit  le 
dessus  qu'avec  le  suivant.  On  puisait  d'ailleurs 
pêle-mêle  dans  l'une  et  dans  l'autre  littérature. 
Jean-Louveau  d'Orléans  et  Pierre  Larivey  le  co- 
mique traduisaient  les  Nuits  de  Straparole.  L'in- 
fatigable Belleforest  faisait  passer  en  notre  langue 
les  Histoires  du  Bandello,  en  les  enrichissant  de 
sa  propre  invention;  et  Gabriel  Chapuis,  son  suc- 
cesseur, rendait  le  mêmeserviceàl'Arioste,  àMon- 
temayor  et  à  vingt  autres.  La  Diane  de  Monte- 
mayor  enfin  inspira  VAstrée  d'Honoré  dUrfé 
(1610),  et  dès  lors  le  genre  du  roman  pastoral  fut 
créé   en    France.    Les    Bergeries   de   Juliette  i  et 

I.    Par  ce  même    Nicolas    de  Montreux    {OUcuix    du 


ETDERABELAIS.  2/ 

autres  insipides  productions  qui  couraient  depuis 
la  fin  du  siècle  rentrèrent  dans  l'ombre;  VAstrée 
seule  fit  loi  et  imprima  le  goiit  nouveau.  On  sait 
quelle  vogue  prolongée  s'ensuivit,  et  quelle  innom- 
brable quantité  de  volumes  en  découlèrent,  du- 
rant plus  de  trente  ans,  sous  la  plume  des  Gom- 
berville,  des  La  Calprenède,  des  Puget  de  la  Serre, 
des  Scudéri.  11  semblerait  que  tous  les  chevaliers 
errants  des  Espagnes,  battus  et  pourchassés  par  le 
Don  Quichotte  de  Cervantes,  eussent  cherché  re- 
fuge en  France  et  y  fussent  devenus  bergers.  A 
cette  époque  passa  de  mode  le  genre  rabelaisien  , 
si   cher  au  xvi*  siècle  i.  En  vain  Sorel   essaya  de 


M  oui-Sacré'),  gentilhomme   du  Maine,   dont  nous  avons 
précédemment  indiqué  quelques  pièces  de  théâtre. 

I,  Le  Rabelais  et  le  D'Urfc,  ce  sont  les  deux  antipa- 
thiques, et  dont  l'un  aussitôt  exclut  l'autre.  Un  moderne 
a  rendu  assez  bien  cela  dans  une  petite  épigramme  que 
j'appellerais  de  la  bonne  époque,  tant  elle  est  exactement 
fabriquée  : 

La  lune  règne,  et  sa  clarté  divine 
D'un  flot  paisible  emplit  le  firmament  ; 
L'heure  est  propice,  et  je  sors  doucement  : 
Four  mieux  rêver  j'emporte  un  Lamartine, 
C'est  le  D'Urfé  de  tout  poéte-amant. 
Et  vers  le  ciel  je  roulais  la  prunelle, 
Et  j'essayais  de  ma  veine  rebelle  ; 
Même  j'avais  sous  mes  doigts  tout  froissé 
Le  beau  vélin  du  Ladvocal  glacé  : 
Rien  ne  venait.  Or  savez-vous  la  cause  ? 
Tout  au  réveil,  j'avais  pris  sans  dessein. 


20  DU     ROMAN     AU     XVl''     SIECLE 

protester,  à  la  manière  de  Cervantes,  contre  VAslrée 
et  les  autres  romans  de  bergerie.  Son  Berger 
extravagant,  Lysis,  est  le  fils  d'un  marchand  de 
soie  de  la  rue  Saint-Denis,  qui  a  perdu  la  tête  à 
force  de  lire  ces  sortes  de  livres  et  d'entendre  les 
tragi-comédies  de  l'Kôtel  de  Bourgogne.  Sa  famille 
et  le  bonhomme  Adrien,  son  curateur,  ont  beau 
lui  conseiller  d'apprendre  plutôt  par  cœur  les 
Quatrains  de  Pibrac  ou  les  Tablettes  de  Mathieu, 
pour  les  venir  dire  quelquefois  au  bout  de  la 
table,  quand  il  y  auroit  compagnie^,  il  n''en  tient 
nul  compte,  s'échappe  un  beau  Jour  et  va  courir 
les  champs,  déguisé  en  berger.  Après  un  bon 
nombre  d'aventures  plus  ou  moins  divertissantes, 

Le  matin  vtcine,  nue  petite  dose 

De  Rabelais,  le  curc-mé.iecin.  ' 

Et,  en  effet,  il  suffit  d'une  seule  pilule  rabelaisienne  pour 
paralyser  longtemps  le  D'Urfé  et  le  Lamartine.  Vous 
savez  cette  poudre  de  Panurge,  elle  guérit  du  Werther 
et  du  Grandisson. 

I.  Molière,  qui  reprenait  son  bien  partout  où  il  le 
trouvait,  se  souvenait  de  ce  passage  de  Sorel  lorsqu'il  a 
fait  dire  au  bourgeois  Gorgibus,  parlant  à  sa  fille 
Célie  : 

Jetez-moi  dans  le  feu  tous  ces  méchants  écrits 
Qui  gâtent  tous  les  jours  tant  de  jeunes  esprits; 
Lisez-moi  comme  il  faut,  au  lieu  de  ces  sornettes, 
Les  Quatrains  de  Pibrac,  et  les  doctes  Tablettes     " 
Du  conseiller  Mathieu  :  l'ouvrage  est  de  valeur. 
Et  plein  de  Veaux  dictons  à  réciter  par  cœur. 

Sganarelle,  ac/e  I,  scène  t. 


ETDE      RABELAIS.  29 

il  tombe  aux  mains  de  gens  pieux  et  sensés  qui  le 
guérissent  et  le  marient.  Par  malheur,  au  lieu  de 
prendre  en  main  la  cause  de  la  vieille  et  franche 
gaieté,  Sorel  met  en  avant  la  morale  chrétienne,  et 
dans  son  livre,  Homère,  l'Arioste  et  Rabelais  ne 
sont  pas  mieux  traités  que  Montcmayor,  D'Urfé, 
Barclay,  auteur  de  VAr^cnis,  Sidney,  auteur  de 
VArcadie.  Son  roman  de  Francion,a.ssQz  semblable 
par  le  ton  au  Roman  comique,  malgré  les  heureux 
traits  dont  il  est  semé,  n'était  guère  plus  propre  à 
réhabiliter  l'ancien  genre  que  le  Berger  extrava- 
gant à  ruiner  le  nou\t3.Vi.  Zay de,  \'é]égan\.eZayde 
essaya  d'une  réforme  plus  réelle  dans  la  région 
du  tendre;  surtout  la  Princesse  de  Clèves  brilla 
comme  le  plus  délicat  des  joyaux.  Mais  il  faut 
désormais  attendre  jusqu'à  Gil  Blas  pour  retrou- 
ver la  grande  et  large  manière  du  roman. 

Quanta  Rabelais  lui-même,sa  gloire  personnelle 
résista  à  ces  variations  de  goîit,  et,  si  elle  fut  con- 
testée quelquefois,  ce  fut  pour  reparaître  bientôt 
triomphante.  Il  partagea  avec  Montaigne  l'honneur 
de  plaire  au  petit  comité  philosophique  de  La 
Mothe-Le-Vayer,  Gassendi,  Gabriel  Naudé,  Gui 
Patin  et  Bernier.  Il  est  vrai  que,  tandis  que  Tu- 
renne  savait  et  récitait  Marot,  le  grand  Condé  ne 
put  soutenir  Rabelais,  que  lui  lisait  Saint-Evre- 
mond.  Mais  Molière,  Racine  et  La  Fontaine,  qui 
le  lisaient  de  leurs  yeux,  en  firent  leurs  délices  et 
souvent  leur  profit.  C'était  le  bréviaire  du  Temple 
et  du  Caveau;  et  quoique  le  xyiii"  siècle  ne  l'ait 
pas  apprécié  à  sa  valeur,  quoiqu'en  particulier 
l'auteur  de  Pangloss  se  soit  montré  aussi  injuste 


30  DU     ROMAN     AU      XVI*      SIÈCLE. 

qu'ingrat  envers  l'auteur  de  Panurge  *,  le  joyeux 
curé  ne  cessa  pas  d'avoir  sa  place  au  club  indévot 
et  cynique  de  Duclos ,  Diderot,  Morellet  et  Ga- 
liani.  Dès  l'aurore  de  notre  Révolution,  Ginguené 
le  vengea  hautement  dans  une  spirituelle  brochure, 
tandis  que  Beaumarchais  ressuscitait  sur  l-a  scène 
plusieurs  de  ses  personnages;  et,  depuis  lors,  Rabe- 
lais n'a  pu  que  gagner  en  estime  auprès  d'une  gé- 
nération impartiale  et  studieuse,  qui  s'efforce  de 
tout  comprepdre  dans  le  passé,  et  qui  ose  admi- 
rer le  génie  sous  toutes  ses  formes. 

I.  Il  lui  a  fait  réparation  plus  tard  en  vieillissant 
(voir  ses  lettres  à  M™''  du  Deffand,  du  ij  octobre  1759, 
et  du  12  avril  1760)  :  «  J'ai  relu,  après  Clarisse, 
quelques  chapitres  de  Rabelais,  comme  le  combat  de 
Frère  Jean  des  Entommeures  et  la  tenue  du  Conseil  de 
Picrochole;  je  les  sais  pourtant  presque  par  cœur,  mais 
je  les  ai  relus  avec  un  très-grand  plaisir,  parce  que  c'est 
la  peinture  du  monde  la  plus  vive...  Je  me  repens  d'avoir 
dit  autrefois  trop  de  mal  de  lui.  » 


'W 


:o 


CONCLUSION 


N  coup  d'oeil  jeté  en  arrière  suffira 
pour  résumer  dans  l'esprit  du  lecteur 
les  principaux  traits  du  tableau  que 
nous  avons  essayé  de  tracer.  Sous  le 
point  de  vue  littéraire,  le  xvi^  siècle 
en  France  est  tout  à  fait  une  époque  de  transition. 
Une  grande  et  profonde  rénovation  s'y  agite  et 
s'y  essaye,  mais  rien  ne  s'y  achève.  Dans  ses  pre- 
mières années,  il  nous  oftVe  l'antique  littérature 
gauloise  en  décadence  ;  dans  ses  dernières,  la  lit- 
térature française  monarchique  qui  commence  avec 
Malherbe.  Durant  l'intervalle,  et  sous  les  quatre 
derniers  Valois,  on  voit  naître,  régner  et  dépérir 
l'école  précoce  et  avortée  de  Ronsard .  Cinq  grandes 
générations  poétiques  remplissent  cette  période  de 
cent  années  :  i"  la  vieille  génération  de  Crétin, 
Coquillart,  Le  Maire,  Blanchet,  Octavien  de  Saint- 
Gciais,  Jean  Marot  :  reste  du  xv*^  siècle,  elle  se 
prolonge  assez  avant  dans  le  nouveau  parBourdi- 
gné,  Jean  Bouchet,  etc.,  etc.  ;  2°  la  génération 
fille  de  la  précédente,  et  qui,  née  avec  le  siècle, 
règne  jusqu'à  la  mort  de  François  1**"  :  elle  com- 
prend  Clément  Marot,  Mellin    de  Saint  -  Gelais, 


32  LITTÉRATURE     AU     X  V  l'^      SIÈCLE. 

Brodeau,  Héroët;  elle  a  pour  vétéran  retardataire 
le  plus  opiniâtre  Charles  Fontaine.  3°  La  généra- 
tion enthousiaste,  qui  rompt  en  visière  à  ses  deux 
aînées  :  ce  sont  les  poëtes  de  la  Pléiade,  les  pre- 
miers disciples  et  compagnons  de  RonsarJ  ;  d'Au- 
bignéen  garde  la  manière  jusques  après  Henri  IV 
i"  La  génération  respectueuse  et  soumise  de  Des 
Portes,  Bertaut,  Du  Perron;  elle  se  continue,  sous 
Louis  XIII,  par  Des  Yveteaux ,  Colletet,  made- 
moiselle de  Gournay.  5"  Enfin  la  génération  réfor- 
matrice de  Malherbe,  qui  fonde  la  poésie  française 
du  grand  siècle,  et  qui,  avant  d'en  voir  commen- 
cer les  beaux  jours,  devient  elle-même  invalide  et 
surannée  en  la  personne  de  Maynard.  Sur  le  théâtre 
se  sont  succédé  des  variations  à  peu  près  corres- 
pondantes. On  a  pu  y  saisir  quatre  périodes  : 
1"  la  période  gauloise  des  mystères,  des  moralités^ 
des  farces  et  sotties;  elle  brille  de  son  plus  vif 
éclat  sous  Louis  XII  avec  Pierre  Gringoire,  et  finit 
vers  1552,  à  la  venue  de  Jodelle.  2"  La  période 
grecque-latine,  c'est-à-dire  celle  des  imitations 
sjrviles  d'Eurioide  et  de  Sénèque;  Jodelle  en  est 
le  fondateur,  Garnier  le  héros;  elle  ne  va  guère 
au  delà  de  1588,  et  se  perd  dans  l'interruption  des 
études,  causée  par  les  troubles  civils,  3°  La  période 
grecque-espagnole,  durant  laquelle  la  manière  de 
Garnier  et  des  anciens  se  mêle  et  se  combine  avec 
celle  de  Lope  de  Véga  et  de  Cervantes  :  c'est  le 
règne  de  Hardy,  Claveret,  Scudéri,  etc.,  etc. 
4°  Enfin,  la  période  française  proprement  dite, 
française  au  moins  d'abord  par  la  coupe  et  le 
style,  celle  dont  l'ère  date  de  la  Sophonisbe   et 


CONCLUSION.  jj 


du  Cid,  et  dans  laquelle  prendront  place  un  jour 
Racine  et  Voltaire.  Quant  au  genre  du  roman,  le 
résume  en  est  court  :  il  n'y  eut  de  marquant  que 
Rabelais  et  D'Urfé.  Sur  ces  classifications  un  peu 
arides,  mais  exactes  autant  que  des  formules  peu- 
vent l'être,  si  le  lecteur,  maintenant  riche  en  sou- 
venirs, consent  à  répandre  cet  intérêt  qui  s'attaciie 
aux  hommes  et  aux  œuvres,  ce  mouvement  qui 
anime  la  naissance,  la  lutte  et  la  décadence  des 
écoles,  en  un  mot,  cette  couleur  et  cette  vie  sans 
lesquelles  il  n'est  pas  d'intelligence  du  passé,  il 
concevra  de  la  poésie  du  xv!*"  siècle  une  idée  assez 
complète  et  fidèle.  Peut-être  alors,  reportant  ses 
regards  sur  des  époques  déjà  connues,  il  décou- 
vrira des  aperçus  nouveau.K  dans  des  parties  jus- 
que-là obscures;  peut-être  l'âge  littéraire  de 
Louis  XIV  gagnera  à  être  de  la  sorte  éclairé  par 
derrière,  et  toute  cette  scène  variée,  toute  cette 
représentation  pompeuse,  se  dessinera  'plus  nette- 
ment sur  un  fond  plus  lumineux.  Peut-être  aussi 
pourra-t-il  de  là  jaillir  quelque  clarté  inattendue 
sur  notre  âge  poétique  actuel  et  sur  l'avenir  pro- 
bable qui  lui  est  réservé.  Nous  -  même,  en  termi- 
nant, nous  hasarderons,  à  ce  sujet,  quelques  façons 
de  voir,  quelques  conjectures  générales,  avec  la 
défiance  qui  sied  lorsqu'on  s'aventure  si  loin. 

A  envisager  les  choses  de  haut,  il  est  aisé  de  dis- 
cerner dans  l'histoire  d'Europe,  depuis  les  temps 
anciens  jusqu'à  nos  jours,  deux  grands  ordres  so- 
ciaux, savoir  :  l'antiquité  grecque  et  romaine,  d'une 
part,  et  le  moyen  âge,  de  l'autre.  Entre  ces  deux 
mondes  il  y  a  un  prodigieux  abîme,  creusé  et  com- 

î 


34  XITTERATURE     AU     XVI*      SIÈCLE. 

blé  par  le  christianisme  et  par  les  barbares.  Le 
second  état  de  la  société,  le  moyen  âge,  peut  être 
considéré  comme  fini.  Voici  trois  siècles  environ 
que  l'humanité  est  en  voie  de  recommencer  une 
troisième  ère.  Jusqu'ici,  pourtant,  elle  a  été  plus 
occupée  à  détruire  qu'à  fonder,  et  les  ruines  du 
croulant  édifice  n'ont  point  encore  cessé  partout 
de  peser  sur  elle.  Selon  qu'on  la  prend  sur  l'une 
ou  l'autre  de  ces  deux  cimes  sociales,  la  poésie 
présente,  comme  on  peut  croire,  des  aspects  bien 
différents  et  bien  contraires.  Dans  l'antiquité 
grecque,  qui  fut  la  mère  de  toute  l'antiquité  poé- 
tique, dans  cette  terre  de  splendeur  et  de  liberté, 
rien  ne  manqua  à  l'embellissement  et  au  triomphe 
de  sa  jeunesse  ;  elle  fut  douée,  dès  sa  naissance, 
comme  par  l'Olympe  assemblé,  de  tous  les  dons 
les  plus  charmants  relie  eut  un  idiome  retentissant 
et  sonore,  une  musique  mélodieuse,  la  magie  du 
pinceau,  les  miracles  de  la  statuaire,  Homère  et 
Pindare,  Timothée  et  Phidias.  Il  y  avait  dans  ce 
premier  souffle  si  pur  tant  de  séduction  et  de  puis- 
sance, que,  plus  tard,  Alexandrie  et  Rome  ne  firent 
que  s'en  inspirer  et  le  répéter;  qu'une  fois  entendu 
par  une  oreille  humaine,  il  ne  peut  jamais  en  être 
oublié,  et  qu'il  s'est  mêlé  depuis,  comme  un  écho 
lointain,  à  tout  ce  qui  s'est  fait  d'harmonieux  sur 
la  terre.  Mais  si  de  là,  si  du  théâtre  d'Athènes  et 
des  solennités  olympiques,  nous  nous  transportons 
brusquement  au  sein  de  l'autre  monde,  parmi  les 
barons,  les  moines  et  les  serfs,  sur  ce  sol  agreste, 
tout  hérissé  de  clochers  et  de  créneaux,  la  poésie 
nous  y  apparaît    encore ,  quoique  sous  un  aspect 


CONCLUSION.  35 


bien  autrement  sérieux  et  sévère.  Ici  point  de 
liberté,  partout  l'oppression  et  la  force,  des  jar- 
gons disgracieux  et  rebelles,  nulle  science  du  pin- 
ceau ou  de  la  lyre  :  ce  qui  manque  alors ,  ce  sont  des 
moyens  d'expression  et  des  organes.  Les  âmes  ont 
peine  à  se  f^ire  jour  à  travers  les  cilices  et  les  ar- 
mures. Non  pas  qu'il  n'en  sorte  encore  par  instants 
des  accents  généreux  ou  tendres ,  héroïques  ou 
plaintifs.  La  littérature  provençale  en  abonde;  elle 
est  teinte  de  fines  et  fraîches  nuances,  fleur  bril- 
lante et  passagère  qui  naquit  au  soleil,  sur  un 
champ  de  bataille,  dans  l'intervalle  de  deux  com- 
bats. Mais,  en  somme,  toutes  ces  productions  lit- 
téraires sont  de  beaucoup  inférieures  à  la  poésie 
intime  d'un  âge  si  énergique,  et  ne  la  représentent 
qu'imparfaitement.  Cette  poésie  éclate  ailleurs  et 
déborde  par  d'autres  voies.  Elle  est  dans  les  tour- 
nois galants,  dans  les  lances  brisées,  dans  les 
luttes  corps  à  corps;  elle  est  dans  les  saintes  croi- 
sades et  dans  les  pèlerinages  au  Calvaire;  elle  est 
surtout,  avec  sa  foi  religieuse  et  son  génie  catho- 
lique, dans  ces  innombrables  et  magnifiques  églises^ 
dans  ces  sublimes  cathédrales,  devant  lesquelles  se 
confond  et  s'abîme  notre  misérable  petitesse. 
Quand  il  se  mettait  une  fois  en  frais  de  poésie,  le 
colosse  au  gantelet  d'acier  écrivait  ses  épopées  sur 
la  pierre. 

Cependant  le  moyen  âge  ne  tarda  pas  à  décli- 
ner. Les  langues  se  polirent;  l'étude  de  l'antiquité 
donna  à  certains  esprits  la  pensée  et  les  moyens 
d'en  égaler  les  chefs-d'œuvre.  Il  y  eut  alors  pour 
les  nations  modernes  un  instant  décisif.  Les  tra- 


^6  LITTÉRATURE     AU     XVI*^     SIÈCLE. 

ditions  religieuses ,  féeriques  et  chevaleresques, 
subsistaient  encore  dans  toute  leur  force  et  leur 
éclat  ;  et  de  plus  la  parole,  travaillée  et  assouplie 
par  le  temps,  l'usage  et  Tétude,  se  prêtait  à  consa- 
crer ces  souvenirs  récents  et  chers.  Dante,  le  grand 
devancier,  l'Arioste  et  le  Tasse  ;  Spenser,  Shak- 
speare  et  Milton,  appartiennent  plus  ou  moins  à 
cette  époque  opportune  de  la  Renaissance.  Dante, 
de  son  haut  sommet,  n'y  louche  guère  que  par  son 
guide  Virgile  ;  les  autres  s'y  rapportent  tout  en- 
tiers. Leurs  admirables  poëmes,  placés  au  con- 
fluent de  l'antiquité  et  du  moyen  âge,  s'élèvent 
comme  des  palais  magiques  sur  des  îles  enchan- 
tées, et  semblent  avoir  été  doués  à  l"envi  de  toutes 
leurs  merveilles  par  les  fées,  les  génies  et  les 
Muses.  En  France  malheureusement  rien  de  pa- 
reil n'arriva.  Ce  confluent ,  ailleurs  si  pittoresque 
et  si  majestueux,  ne  présente  chez  nous  qu'écume 
à  la  surface ,  eaux  bourbeuses  et  fracas  bientôt 
apaisé. 

En  vérité  plus  j'y  réfléchis,  et  moins  je  puis  croire 
qu'un  homme  de  génie  apparaissant  du  temps  de 
Ronsard  n'eiit  pas  tout  changé.  Mais,  puisqu'il  n'est 
pas  venu,  sans  doute  il  ne  devait  pas  venir.  Les 
circonstances  d'ailleurs  n'avaient  rien  de  fort  pro- 
pice. Comme  je  l'ai  dit  précédemment,  et  comme 
l'a  dit  bien  mieux  que  moi  un  éminent  écrivain  de 
nos  jours  i,nous  nous  étions  nous-mêmes  dépouillés 
par  degrés  de  notre  propre  héritage  ;  nous  avions 

I.  M.  Ballanche  (Essai  sur  les  histitiitions  sociales, 
cliap.  XI,  seconde  partie). 


CONCLUSION.  37 


déjà,  perdu  le  souvenir  de  nos  âges  fabuleux,  et  les 
tombeaux  de  nos  ancêtres  ne  nous  avaient  rien 
appris.  Quand  arriva  l'antiquité  à  flots  tumul- 
tueux, charriant  dans  son  cours  quelques  trésors  à 
demi  gâtés  de  la  moderne  Italie,  elle  ne  trouva 
rien  qui  la  contînt  et  brisât  son  choc;  elle  fit 
irruption  et  nous  inonda.  Jusqu'à  Malherbe,  ce  ne 
fut  que  débordement  et  ravage.  Le  premier  il  posa 
des  digues  et  fit  rentrer  le  fleuve  en  son  lit.  Cette 
révolution  littéraire  reçut  un  grand  appui  et  un 
développement  prodigieux  des  conjonctures  poli' 
tiques  qui  survinrent  et  dominèrent  au  xvii®  siècle. 
Quelques  mots  suffiront  à  notre  pensée. 

Dès  l'instant  que  les  ressorts  du  régime  théocra- 
tique  et  féodal  en  vigueur  au  moyen  âge  s'étaient 
détendus,  la  société  avait  aspiré  sourdement  à  une 
organisation  nouvelle.  Mais,  avant  d'en  venir  à  se 
reconstituer  sur  d'autres  bases,  elle  avait  à  fran- 
chir bien  des  siècles,  et  à  redescendre  de  ce  haut 
donjon  où  elle  était  assise,  par  autant  de  degrés 
qu'elle  y  était  montée.  Or  il  y  avait  plus  d'une 
voie  pour  en  redescendre,  et  la  marche  n'a  pas  été 
la  même  dans  les  différents  pays.  On  conçoit  une 
monarchie  forte  ^  tutélaire,  munie  d'obstacles  et 
de  garanties,  à  demi  féodale  et  déjà  représentative^ 
qui  donne  refuge  à  la  société  en  péril  sur  une  pente 
trop  rapide,  lui  sauve  les  secousses,  les  écarts,  les 
chutes,  et  lui  permette  de  croître  sous  son  abri 
pour  les  destinées  de  l'avenir.  C'est  ce  qui  s'est 
réalisé  en  Angleterre;  en  France,  il  en  a  été  autre- 
ment. Malgré  plusieurs  tentatives  infructueuses, 
une  semblable  monarchie  n'a  pu  être  fondée.  Après 


LITTERATURE     AU     XVl*'     SIECLE. 

les  bouleversements  de  la  Ligue,  Henri  IV et  Sully 
parurent  en  comprendre  le  besoin  et  en  nourrir  le 
projet.  Mais  Richelieu,  trop  confiant  en  son  génie, 
se  dirigea  sur  d'autres  principes,  et  Louis  XIV  reçut 
de  ses  mains  un  sceptre  absolu,  une  monarchie 
brillante,  éphémère,  artificielle  et  superficielle,  sans 
liaison  profonde  avec  le  passé  et  l'avenir  de  la 
France,  ni  même  avec  les  mœurs  du  temps.  Cette 
fête  monarchique  de  Louis  XIV,  célébrée  àVersailles 
entre  la  Ligue  et  la  révolution  de  89  ,  nous  fait 
l'effet  de  ces  courts  et  capricieux  intermèdes  qui 
ne  se  rattachent  point  à  l'action  du  drame;  ou,  si 
l'on  veut  encore,  c'est  un  pont  élégant  et  fragile 
jeté  sur  l'abîme.  Sur  ce  pont  tapissé  d'or  et  de  soie 
s'élèvent  d'admirables  statues  :  voilà  l'image  des 
beaux  génies  du  grand  siècle.  Ils  sont  là  tous, 
debout,  autour  d'un  trône  de  parade,  comme  un 
accident  immortel. 

Mais  tout  se  tient  :  le  sublime  accident  devint 
un  fait  grave  et  eut  d'immenses  résultats.  L'Eu- 
rope alors  avait  jeté  son  premier  feu  poétique,  et 
n'enfantait  plus  rien  de  vraiment  grand.  Épuisée 
par  de  longues  querelles  religieuses  et  guerrières, 
elle  se  recueillait  en  silence  pour  des  luttes  pro- 
chaines,  et  sommeillait,  comme  Alexandre,  à  la 
veille  d'un  combat.  Pendant  ce  travail  lent  et  sourd 
qui  s'accomplissait  au  cœur  même  de  la  société,  et 
au  milieu  des  débats  philosophiques  qui  en  agi- 
taient la  surface,  quelques  esprits  d'élite,  quelques 
oisifs  de  distinction  ,  cultivaient  la  poésie.  Dans 
leurs  habitudes  raffinées  d'éducation  et  de  vie,  ils 
durent  adopter  le  ton  et  le  langage  de  notre  belle 


CONCLUSION.  39 


littérature.  Elle  était  en  quelque  sorte  le  dernier 
mot  de  la  civilisation  monarchique.  L'Allemagne, 
l'Angleterre,  l'Italie,  l'Espagne,  le  Portugal,  c'est- 
à-dire  les  beaux  esprits  et  les  grands  seigneurs  de 
ces  contrées,  s'y  conformèrent  à  l'envi. 

Notre  révolution  éclata  :  elle  conquit  l'Europe 
par  les  armes  comme  la  vieille  monarchie  avait  fait 
par  les  lettres.  Mais  l'Europe  était  lasse ,  et  une 
double  réaction  commença  et  contre  nos  lettres  et 
contre  nos  armes.  On  en  sait  l'issue.  Les  Jeunes 
écoles  poétiques  insurgées  renièrent  le  xviii^  siè- 
cle, et,  remontant  plus  haut  dans  leurs  fastes, 
tendirent  la  main  aux  vrais  pères  de  l'art  :  Byron, 
Scott,  se  rallièrent  à  Spenser  et  à  Shakspeare,  les 
Italiens  à  Dante;  et  si,  en  d'autre  pays,  le 
même  mouvement  ne  s'est  pas  décidé  encore , 
c'est  que  des  causes  funestes  l'arrêtent  et  l'en- 
chaînent. Mais  nulle  part  plus  vite  ni  plus  vive- 
ment qu'en  France  la  réaction  poétique  ne  s'est 
fait  sentir  :  elle  y  présente  certains  traits  qui  la 
distinguent  et  lui  donnent  un  caractère  propre. 
En  secouant  le  joug  des  deux  derniers  siècles,  la 
nouvelle  école  française  a  dû  s'inquiéter  de  ce  qui 
s'était  fait  auparavant  et  chercher  dans  nos  origines 
quelque  chose  de  national  à  quoi  se  rattacher. 
A  défaut  de  vieux  monuments  et  d'oeuvres  impo- 
santes, il  lui  a  fallu  se  contenter  d'essais  incom- 
plets, rares,  tombés  dans  le  mépris;  elle  n'a  pas 
rougi  de  cette  misère  domestique  et  a  tiré  de  son 
chétif  patrimoine  tout  le  parti  possible  avec  un 
tact  et  un  goût  qu'on  ne  saurait  trop  louer.  André 
Chénier,  de  qui  date  la  réforme,  paraît  avoir  lu 


^O  LITTERATURE     AU     XV  r     SIECLE. 

quelques-uns  de  nos  anciens  poètes  *,  et  avoir 
compris  du  premier  coup  que  ce  qu'il  y  avait 
d'original  en  eux,  c'était  l'instrument.  En  le  re- 
prenant, sans  façon,  par  droit  d'héritage,  il  l'a 
dérouillé,  retrempé  et  assoupli.  Dès  lors  une  nou- 
velle forme  de  vers  a  été  créée,  et  ses  successeurs 
ont  été  affranchis  du  moule  étroit  et  symétrique  de 
Malherbe  et  de  Boileau.  Depuis  André  Chénier, 
un  autre  perfectionnement  a  eu  lieu.  Toute  sa  ré- 
forme avait  porté  sur  les  vers  pris  isolément;  il 
restait  encore  à  en  essayer  les  diverses  combinai- 
sons possibles,  et,  sur  les  débris  de  la  vielle  5faMce, 
à  reconstruire  la  strophe  d'après  un  plus  large 
plan.  Déjà  Ronsard  et  ses  amis  avaient  tenté 
beaucoup  en  ce  point;  mais  leurs  efforts  n'avaient 
pas  toujours  réussi,  ou  bien  Malherbe  n'en  avait 
pas  assez  tenu  compte.  L'honneur  de  recom- 
mencer et  de  poursuivre  ce  savant  travail  de  mé- 
canisme était  réservé  à  Victor  Hugo.  Ce  qu'André 
Chénier  avait  rénové  et  innové  dans  le  vers,  notre 
jeune  contemporain  l'a  rénové  et  innové  dans  la 
strophe;  il  a  été  et  il  est  harmoniste  t\.  architecte 
en  poésie.  Grâce  à  lui,  il  semble,  en  quelque  sorte, 
que  l'orchestre  de  Mozart  et  de  Rossini  remplace 
celui  de  Grétry  dans  l'ode;  ou  encore  l'ode,  ainsi 
construite,  avec  ses  voiites  et  ses  piliers,  ses  fes- 
tons et  ses  découpures  sansnom.bre,  ressuscite  aux 
yeux  le  style  des  cathédrales  gothiques  ou  de 
l'Aihambra.  Sans  insister  plus  longuement  ici  sur 

I.  Je  me  suis  arrêté  depuis  à  l'opinion  qu'il  les  a  peu 
connus  ;  mais  il  a  fait  mieux,    il  les  a  retrouvés. 


CONCLUSION.  4.1 


un  résultat  qu'il  nous  suflBt  de  proclamer,  l'on  peut 
donc  dire  que,  partie  instinct,  partie  étude,  l'école 
notivelleen  France  a  continué  l'école  du  xvi®  siècle 
sous  le  rapport  de  la  facture  et  du  rhythme. 
Quant  aux  formes  du  discours  et  du  langage,  il  y 
a.vait  bien  moins  à  profiter  chez  nos  vieux  poëtes. 
Les  Anglais  et  les  Italiens,  pour  rajeunir  leur 
langue,  n'ont  eu  qu'à  la  replonger  aux  sources  pri- 
mitives de  Shakspeare  et  de  Dante;  mais  nous 
manquions,  nous  autres,  de  ces  immenses  lacs 
sacrés  en  réserve  pour  les  jours  de  régénération  i, 
et  nous  avons  diî  surtout  puiser  dans  le  présent 
et  en  nous-mêmes.  Si  l'on  se  rappelle  pourtant 
quelques  pages  de  V Illustration  par  Joachim  Du 
Bellay,  certains  passages  saillants  de  mademoi- 
selle de  Gournay,  de  D'Aubigné  ou  de  Régnier  : 
si  l'on  se  figure  cette  audacieuse  et  insouciante 
façon  de  style,  sans  règles  et  sans  scrupules,  qui 
marche  à  l'aventure  comme  la  pousse  la  pensée, 
on  lui  trouvera  quelques  points  généraux  de  res- 
semblance avec  la  manière  qui  tend  à  s'introduire 
et  à  prévaloir  de  nos  jours.  Un  homme   de  beau- 

I.  On  me  cite  des  prosateurs,  Villehardouin,  Join- 
ville,  Froissart,  Amyot,  etc.,  etc.  Mais  Amyot,  si  char- 
mant qu'il  soit,  n'a  pas  d'originalité  propre  ni  rien  où 
l'on  puisse  vraiment  se  tremper;  Froissart  lui-même, 
comme  Joinville,  est  surtout  naïf;  Villehardouin,  plus 
grand,  nous  fuit  à  l'horizon  et  appartient  à  une  langue 
trop  lointaine  et  tout  à  fait  discontinuée.  De  tous,  ce 
serait  encore  le  seul  Rabelais  qui  aurait  pu  nous  être 
un  de  ces  réservoirs  dont  nous  parlons,  un  de  ces  lacs 
sacrés, —  oui,  s'il  n'était  pas  avant  tout  une  mare, 
n.  6 


42  LITTERATURE     AU     X  V I*^     SIECLE. 

coup  d'esprit  et  d'érudition  i  s'est  plaint  malicieu- 
sement que  depuis  quelques  années  on  avait  dis- 
tendu notre  pauvre  langue  jusqu'à  la  faire 
craquer.  Le  mot  est  d'une  parfaite  justesse.  Le 
moule  de  style  en  usage  depuis  Balzac  jusqu'à 
Jean-Jacques  a  sauté  en  éclats,  aussi  bien  que  le 
moule  du  vers.  Le  dernier,  le  plus  habile  et  le 
plus  séduisant  soutien  du  pur  et  classique  lan- 
gage, M.  Villemain,  a  beau  lui  prêter  l'autorité  de 
sa  parole,  en  dissimuler  les  entraves,  en  rajeunir 
les  beautés,  et  vouloir  le  réconcilier  avec  les 
franchises  nouvelles  :  sans  doute  il  y  réussit  à 
force  de  talent  ;  mais  ce  triomphe  est  tout  indivi- 
duel. A  tort  ou  à  raison,  ceux  même  qui  admirent 
le  plus  ce  bel  art  ne  s'y  conformeront  guère. 
La  manière  de  notre  siècle,  on  peut  l'affirmer  à 
coup  sûr,  sera  moins  correcte  et  moins  savante, 
plus  libre  et  plus  hasardée,  et  sans  revenir  aux 
licences  du  xvi*  siècle,  il  en  reprendra  et  il  en  a 
déjà  repris  ce  quelque  chose  d'insouciant  et  d'im- 
prévu qui  s'était  trop  effacé  dans  l'étiquette  monar- 
chique de  l'âge  suivant.  Mais  là  doit  finir  toute  la 
ressemblance.  A  part  une  certaine  allure  commune 
de  style  et  la  forme  du  vers,  on  ne  voit  pas  en 
quoi  notre  époque  littéraire  pourrait  se  rapprocher 
de  celle  dont  on  vient  de  parcourir  le  tableau.  Je  ne 
sais  même  s'il  faut  regretter  que  ces  liens  ne 
soient  pas  plus  nombreux  ni  plus  intimes,  et 
qu'à  l'ouverture  d'une  ère  nouvelle,  en  nous  lan- 

I.  M.  Delécluze  (^Préface  de  Roméo  et  Jidietle,  nouvelle 
traduite  de  Luigi  da  Porto). 


CONCLUSION.  43 


çant  sur  une  mer  sans  rivages,  nous  n'ayons  pas 
de  point  fixe  oîi  tourner  la  boussole  et  nous  orien- 
ter dans  le  passé.  Si  aucun  fanal  ne  nous  éclaire 
au  départ,  du  moins  aucun  monument  ne  nous 
domine  à  l'horizon  et  ne  projette  son  ombre  sur 
notre  avenir.  En  poésie  comme  en  politique, 
peuple  jeune,  émancipé  d'hier,  qui  sait  où  n'ira  pas 
notre  essor?  A  voir  les  premiers  pas,  qui  oserait 
assigner  le  terme?  La  nation  qui  a  donné  le  der- 
nier mot  d'ordre  littéraire  à  la  vieille  société 
pourrait  bien  donner  le  premier  à  la  nouvelle. 
Déjà,  dans  nos  rêves  magnifiques,  nous  avons 
plus  que  des  présages.  La  lyre  perdue  a  été  re- 
trouvée, et  des  préludes  encore  inouïs  ont  été 
tendus.  L'un,  prêtant  à  l'âme  humaine  une  voix 
pleine  d'amour,  a  chanté,  en  cet  instant  de  crise 
et  de  passage,  l'élégie  du  Doute  et  de  l'Anxiété, 
l'hymne  de  l'Espérance  et  de  la  Foi  i.  L'autre, 
plus  humble  et  parlant  plus  bas  à  la  foule  d'où  il 
est  sorti,  a  ému  les  fils  en  leur  disant  les  exploits 
et  les  malheurs  des  pères;  Anacréon-Tyrtée,  Ho- 
race d'un  siècle  libre,  il  a  célébré  la  France,  et 
Néris,  et  la  gloire  2.  Un  autre,  jeune  et  fort,  a 
remonté  les  âges  ;  il  a  revêtu  l'armure  des  barons, 
CL  soulevant  sans  effort  les  grandes  lances  et  les 
longues  épées,  il  a  jeté,  comme  par  défi,  dans 
l'arène  lyrique,  un  gant  de  fer  dont  l'écho  reten- 
tira longtemps 3.  Blanche,  pudique,  à  demi  voilée, 


1.  Lamartine. 

2.  Béranger. 

3.  Victor  Hugo. 


^^  LITTERATURE     AU     XV  l'^     SIECLE 

une  muse  plus  timide  interroge  aussi  les  fastes 
antiques  de  notre  histoire;  elle  aussi  palpite  no- 
blement au  bruit  des  armes  et  au  nom  de  France; 
mais,  alors  même  qu'elle  est  sous  le  casque,  un 
seul  de  ses  gestes,  de  ses  regards,  de  ses  accents, 
nous  révèle  le  tendre  coeur  d'une  femme,  comme 
chez  Clorinde  ou  Herminie  i.  Rappellerai-je  au 
siècle  ingrat  ce  poëme  trop  peu  compris,  ce  mys- 
tère d'une  élévation  si  pure,  dans  lequel  notre 
langue  a  pour  la  première  fois  appris  à  redire, 
sans  les  profaner,  les  secrets  des  chérubins?  2 
Mais  c'est  assez  et  trop  parler  de  l'époque  pr'Ssente, 
de  ses  richesses  et  de  nos  espérances.  L'enthou- 
siasme qui  a  pour  objet  les  contemporains  impor- 
tune ou  fait  sourire,  et  ressemble  toujours  à  une 
illusion  ou  à  une  flatterie.  D'ailleurs,  faible  et 
peu  clairvoyant  que  nous  sommes,  il  nous  sied 
moins  qu'à  tout  autre  d'oser  prédire.  Notre  foi 
en  l'avenir  a  trop  souvent  ses  éclipses  et  ses  dé- 
faillances :  l'exemple  de  Joachim  Du  Bellay 
semble  fait  exprès  pour  nous  guérir  des  beaux 
songes.  Qu'on  nous  pardonne  toatefois  d'y  avoir 
cédé  un  instant.  Au  bout  de  la  carrière,  nous 
avons  cru  entrevoir  un  grand,  un  glorieux  siècle, 
et  nous  n'avons  pu  résister  au  bonheur  d'en  sa- 
luer l'aurore. 

Avril  1828, 

I.  Madame  Tastu. 

2    Le  poëme  (TEloa  par  M.  de  Vigny, 


«-^1 


APPENDICE 


Dans  l'édition  in-S"  de  1828,  le  premier  volume,  qui 
contenait  le  Tableau  de  la.  Poésie  française  et  du.  Théâtre 
français  au  xvie  siècle  à\.a\l  suivi  et  complété  d'un  second 
qui  renfermait  les  Œuvres  choisies  de  Ronsard  avec  notes 
et  commentaires.  Je  reproduis  ici  de  ce  second  volume 
la  notice  biographique  qui  était  en  tète,  et  qui  peut  ser- 
vir d'appendice  à  ce  qui  a  été  dit  précédemment  sur  le 
poète. 


VIE    DE    RONSARD 


'est  Ronsard  lui-même  qui  va  nous 
donner,  sur  sa  famille,  sa  naissance, 
son  éducation  et  ses  premières  aven- 
tures, des  notions  détaillées  et  incon- 
testables,  grâce  à  l'épitre   suivante 


qu'il  adresse  à  Belleau 


A  PPENDICE. 


A    REMI    BELLEAU 

EXCELLENT  POETE  FRANÇOIS. 

Je  veux,  mon  cher  Belleau,  que  tu  n'ignores  point 
D'où,  ne  qui  est  celuy  que  les  Muses  ont  joint 
D'uji  nœud  si  ferme  à  ioy,  afin  que  des  années 
A  nos  neveux  futurs  les  courses  retournées 
Ne  cèlent  que  B  elleau  et  Ronsard  n'estaient  qu'un, 
Et  que  tous  deux  avaient  un  mesme  cœur  commun. 

Or  quant  à  mon  ancestre,  il  a  tiré  sa  race 
D'où  le  glacé  Danube  est  voisin  de  la  Thrace  : 
Plus  bas  que  la  Hongrie,  en  une  froide  part, 
Est  U7i  Seigneur  nommé  le  Marquis  de  Ronsart, 
Riche  d'or  et  de  gens,  de  villes  et  de  terre. 
Un  de  ses  fils  puisne^,  ardant  de  voir  la  guerre, 

Un  camp  d'austres  puisne\  assembla  ha\ardeux, 
Et  quittant  son  pays,  fait  Capitaine  d'eux. 
Traversa  la  Hongrie  et  la  basse  Allemaigne, 
Traversa  la  Bourgongneet  la  grasse  Champaigne, 
Et  hardy  vint  servir  Philippes  de  Valois, 
Qui  pour  lors  avoit  guerre  encontre  les  Anglois. 

Il  s'employa  si  bien  au  service  de  France, 
Que  le  Roy  lui  donna  des  biens  à  suffisance 
Sur  les  rives  du  Loir  :  puis  du  tout  oubliant 
Frères,  père  et  pays,  François  se  mariant^ 
Engendra  les  ayeux  dont  est  sorty  le  père 
Par  qui  premier  je  vy  ceste  belle  lumière. 


I 


VIEDERONSARD.  47 

Mon  père  de  Henry  gouverna  la  Maison, 

Fils  du  grand  Roy  François,  lorsqu'il  fut  en  prison 

Servant  de  seur  hostage  à  son  père  en  Espagne  : 

Faut-ilpas  qu'un  servant  son  Seigneur  accompagne 

Fidèle  à  sa  fortune,  et  qu'en  adversité 

Luy  soit  autant  loyal  qu'en  la  félicité?^ 

Du  costé  maternel  fay  tiré  mon  ligjiage 
De  ceux  de  la  Trimouille  et  de  ceux  du  Bouchage, 
Et  de  ceux  de  Rouaux,  et  de  ceux  de  Chaudriers 
Qui  furent  en  leur  temps  si  vertueux  guerriers, 
Que  leur  noble  vertu,  que  Mars  rend  éternelle, 
Reprint  sur-  les  Anglais  les  murs  de  la  Rochelle, 
Oii  l'un  de  mes  ayeux  fut  si  preux,  qu'aujourd'huy 
Une  rue  à  son  las  porte  le  nom  de  luy. 

Mais,  s'il  te  plaist  avoir  autant  de  cognoissance 
{Comme  de  mes  ayeux)  du  jour  de  ma  naissance. 
Mon  Belleau,  sans  mentir  je  diray  vérité 
Et  de  Van  et  du  jour  de  ma  nativité. 

L'an  que  le  Roy  François  fut  pris  devant  Pavie, 
Le  jour  d'un  Samedy  Dieu  me  presta  la  vie 
L'on\iesme  de  Septembre,  et  presque  je  me  vy 
Tout  aussi  tost  que  né  de  la  Parque  ravy. 
Je  ne  fus  le  premier  des  enfans  de  mon  père  ; 
Cinq  devant  ma  naissance  en  enfajita  ma  mère  : 


I.  On  lit  dans  l'édition  des  Lettres  de  Marguerite  de 
Navarre  publiées  par  M.  Génin  (page  465),  une  lettre  du 
père  de  Ronsard  qui  annonce  l'arrivée  à  Pédraze  des 
princes  François  et  Henri,  dont  il  est  maître  d'hôtel. 


48  APPENDICE. 


Deuxsont  morts  au  berceau,  aux  trois  vivans en  rien 
Semblable  je  ne  suis  ny  de  mœurs  ny  de  bien. 

Si  tost  que  feu  neuf  ans,  au  collège  on  me  meine  : 
Je  mis  tant  seulement  un  demy-an  de  peine 
D'apprendre  les  leçons  du  régent  de  Vailly, 
Puis  sans  rien  prof  ter  du  collège  sailly, 
Je  vins  en  Avignon,  oii  la  puissante  armée 
Du  Roy  François  estait  fièrement  animée 
Contre  Charles  d'Austriche,  et  là  je  fus  donné 
Page  au  Duc  d'Orléans  :  après  je  fus  mené 
Suivant  le  Roy  d'Escosse  en  Escossoise  terre, 
Oii  trente  mois  je  fus  et  six  en  Angleterre. 

A  mon  retour  ce  Dvc  poîir  page  me  reprint  ; 
Long  temps  à  l'Escurie  en  repos  ne  me  tint 
Qu'il  ne  me  renvoyast  en  Flandres  et  Zèlande, 
Et  depuis  en  Escosse,  oii  la  tempeste  grande 
Avecques  Lassigni  cuida  faire  toucher. 
Poussée  aux  bords  Anglois,ma  nef  contre  un  rocher. 

Plus  de  trois  jours  entiers  dura  ceste  tempeste, 
D'eau,  de  gresle et  d' esclairs  nous  7nenaçant  la  teste: 
A  la  fin  arrive^  sans  nul  danger  au  port, 
La  nef  en  cent  morceaux  se  rompt  contre  le  bord. 
Nous  laissant  sur  la  rade,  et  point  n'y  eut  de  perte 
Sinon  elle  qui  fut  des  flots  salei  couverte. 
Et  le  bagage  espars  que  le  vent  secouoit. 
Et  qui  servoit  flottant  aux  ondes  de  jouet. 
D'Escosse  retourné  je  fus  mis  hors  de  page, 
Et  à  peine-  sei'{e  ans  avaient  borné  mon  âge. 
Que  l'an  cinq  cens  quarante  avec  Baïf  je  vins 


VIEDERONSARD.  49 

En  la  haute  Allemaigiie,  où  dessous  luy  j'apprins 
Combien  peut  la  Vertu  :  après  la  maladie 
Par  ne  sçay  quel  Destin  me  vint  boucher  l'ouïej 
Et  dure  m'accabla  d'assommement  si  lourd, 
Qii'encores  aujourdUiuy j'en  reste  demy-sourd. 
L'an  d'après,  en  Avril,  Amour  me  fit  surprendre., 
Suivant  la  CouràBlois,  des  beaux  yeux  de  Cassandre  ; 
Soit  le  nom/aux  ou  vray,  jamais  le  Temps  vainqueur 
N'effacera  ce  nom  du  marbre  de  mon  cœur. 

Convoiteux  de  savoir  disciple  je  vins  estre 
De  DAURAxà  Paris  qui  sept  ans  fut  mon  Maistre 
En  Grec  et  en  Latin  :  che^  luy  premièrement 
Nostre  ferme  amitié print  son  commencement. 
Laquelle  dans  mon  ame  à  tout  jamais  et  celle 
De  nostre  amy  Baïf  sera  perpétuelle  i. 

Si  tous  les  biographes  de  Ronsard  avaient  lu 
attentivement  cette  pièce,  ils  auraient  été  plus 
d'accord  sur  quelques  faits  vivement  débattus. 
Pierre  de  Ronsard  naquit  donc  le  ii  septem- 
bre 15  24  2  (au  château  de  la  Poissonnière),  dans  le 

1.  Œuvres  de  Ronsard,  élégie  xx. 

2.  Non  pas,  comme  on  l'a  avancé,  le  jour  vtême  de  la 
bataille  de  Pavie,  mais  durant  l'année.  La  bataille  de 
Pavie  eut  lieu  le  24  février  1525;  comme  l'année  alors 
ne  commençait  qu'à  Pâques,  on  rapportait  cette  bataille 
à  la  date  de  1524,  et  j'y  rapporte  aussi  la  naissance  de 
Ronsard.  Goujet  pourtant  le  fait  naître  en  1525,  Il  s'agi- 
rait de  savoir  si,  dans  son  épître  à  Belleau,  Ronsard 
compte  l'année  à  la  nouvelle  ou  à  l'ancienne  manière. 
Il  était  né  sous  l'ancienne  chronologie,  mais  peut-être 

II.  7 


So 


APPENDICE. 


Vendômois,  d'une  famille  noble,  originaire  de  Hon- 
grie. Mis  à  neuf  ans  au  collège  de  Navarre,  sous 
un  régent  nommé  de  Vailly,  il  se  dégoûta  des 
études,  et  entra  au  service  du  duc  d'Orléans, 
fils  de  François  I**",  puis  à  celui  de  Jacques  d'Ecosse; 
de  là  un  séjour  de  trois  années  en  Grande-Bre- 
tagne. Il  revint  de  nouveau  au  duc  d'Orléans,  qui 
l'envoya  en  divers  lieux  et  l'adjoignit  à  diverses  am- 
bassades. C'est  dans  un  second  voyage  en  Ecosse, 
entrepris  vers  cette  époque,  qu'il  fit  naufrage  avec 
le  sieur  de  Lassigiiy,  et  qu'il  dut  son  salut  à  un 
coup  de  la  fortune.  Il  avait  seize  ans  alors  (iS+o); 
il  suivit  Lazare  de  Baïf  en  Allemagne,  à  la  diète 
de  Spire,  et  aussitôt  après,  quoiqu'il  n'en  dise  rien 
dansl'épître,  le  célèbre  capitaine  Langey  Du  Bellay 
en  Piémont.  Mais  il  venait  d"être  atteint  d'une  sur- 
dité, qui  le  dégoûta  de  la  cour  et  du  monde  ; 
l'amour,  qui  s'empara  de  son  cœur  à  Blois,  en  avril 
1 54.1,  ajouta  peut-être  encore  à  ce  dégoût  des  plai- 
sirs, à  cette  passion  soudaine  pour  la  retraite  et 
l'étude.  Il  se  mit  donc,  vers  1541  ou  1542  au  plus 
tard,  au  collège  de  Coqueret,  sous  les  soins  de  Jean 
Dorât  ou  Daurat,  qu'il  avait  connu  chez  Lazare  de 
Baïf.  Jean- Antoine  de  Baïf,  fils  naturel  de  Lazare, 
et  Remy  Belleau,  devinrent  ses  condisciples  les  plus 


qu'au  moment  où  il  fit  l'épître,  il  suivait  la  nouvelle 
(voir  au  Dictionnaire  de  Bayle  l'article  Ronsard  sur  ces 
incertitudes).  Ce  qui  fixerait  tout,  ce  serait  de  vérifier  si 
c'était  en  1524  ou  en  1525  que  le  11  septembre  tombait 
un  samedi,  puisqu'il  dit  être  né  un  tel  jour  de  la  semaine. 
J'en  laisse  le  soin  à  quelque  bénédictin  futur. 


VIE     DE     RONSARD.  5l 

intimes;  il  faut  leur  joindre  Lancelot  de  Caries  et 
Marc-Antoine  Muret,  qui  depuis  s'illustrèrent  dans 
la  poésie  et   l'éloquence  latines.  Là,  durant  sept 
années  d'études,  au  milieu  des  veilles  laborieuses 
et    des   discussions   familières,   au   sein    de   cette 
Ecole  normale  du  temps,  si  l'on  peut  ainsi  dire, 
Ronsard  jeta  les  fondements  de  la  révolution  litté- 
raire qui  changea   l'avenir  de  notre   langue  et  de 
notre   poésie.   Nous  en  avons  assez  parlé  ailleurs 
pour  n'avoir  pas  à  y  revenir  ici.  Cette  retraite  de 
sept   années   nous   mène   jusqu'en  154.8  ou  iS49j 
époque  où  les  essais  de  Ronsard  et  de  ses  amis 
commencèrent  à  franchir  les  murailles  du  collège, 
et  à  se  répandre  dans  le  public  des  érudits  et  des 
courtisans.  C'est  vers  la  fin   de  ces  sept  années, 
peut-être  dans  la  dernière,  comme  on  pourrait  le 
croire  d'après  Claude  Bineti,  que  Ronsard,  reve- 
nant de   Poitiers  à  Paris,  fit  la  rencontre  de  Joa- 
chim  Du  Bellay,  jeune  gentilhomme   angevin;  ils 
se  convinrent  aussitôt,  et  se  prirent  d'une  vive  ami- 
tié l'un  pour  l'autre.  Ronsard  emmena  Du  Bellay 
à  Paris,  et  l'associa  aux  études  communes  sous 
Dorât.  Peu  après  (iS49-iSS°)>  ^^  Bellay  publia 

I.  Claude  Binet,  quoique  ami  et  disciple  de  Ronsard, 
paraît  assez  inexactement  informé  des  premières  années 
de  ce  poëte,  et  les  dates  qu'il  donne  me  semblent  sou- 
vent suspectes.  Dans  la  préface  mise  en  tête  de  la  pre- 
mière édition  de  ses  odes  C^ÎSO)»  Ronsard  loue  Du  Bel- 
lay et  parle  de  la  longue  fréquentation  qu'ils  ont  eue 
ensemble,  ce  qui  suppose  au  moins  deux  ou  trois  ans  de 
familiarité,  et  reporterait  le  début  de  leur  liaison  vers 
1547  ou  1548  au  plus  tard. 


52  APPENDICE. 


son  Illustration  de  la  Langue  française,  où  il  dé- 
veloppa si  éloquemment  ses  idées  et  celles  de  ses 
amis.  Il  ne  paraît  pas  que  Ronsard  eût  rien  publié 
encore  de  considérable  quand  Du  Bellay  porta  ce 
premier  coup  à  la  vieille  école;  on  ne  saurait  dou- 
ter pourtant  que  ce  coup  ne  partît  de  lui  au  moins 
autant  que  de  Du  Bellay,  et  ce  serait  à  la  fois  une 
erreur  et  une  injustice  d'attribuer  à  celui-ci  une 
priorité  qui  appartient  évidemment  à  l'autre.  Sans 
Ronsard,  il  est  douteux  que  Du  Bellay  se  fût  ja- 
mais livré  à  la  poésie,  surtout  au  genre  alors  mo- 
derne de  haute  et  brillante  poésie;  sans  Du  Bellay, 
Ronsard  n'eût  rien  perdu  de  ses  idées,  et  la  ré- 
forme se  serait  accomplie  également.  Dans  une 
pièce  où  il  évoque  l'ombre  de  Du  Bellay,  Ronsard 
met  à  la  bouche  de  son  ami  les  paroles  suivantes, 
que  tant  de  contemporains  auraient  pu  démentir, 
s'il  y  avait  eu  lieu  : 

Amy,  que  sans  tache  d'envie 

J'aimay  quand  je  vivais  comme  ma  propre  vie, 
Qui  premier  me  poussas  et  ine  formas  la  vois 
A  célébrer  l'honneur  du  langage  français^ 
Et  compagnon  d'un  art  tu  me  montras  l'adresse 
De  me  laver  la  bouche  es  ondes  de  Permesse^,  etc. 

Vlllustration  de  Du  Bellay  irrita  bien  des 
amours-propres  et  souleva  bien  des  inimitiés.  Les 
quatre  premiers  livres  d'Odes  de  Ronsard,  impri- 
més en  iSSOj  peu  de  mois  après,  furent  violem- 

I.  Discours  à  Loys  Des  Masures. 


VIE     DE     RONSARD.  53 

ment  attaqués  à  la  cour  par  Mellin  de  Saint-Gelais 
et  sa  coterie  1.  Du  Bellay,  dans  la  satire  du  Poëte 
courtisan,  Ronsard  en  plusieurs  endroits  Je  ses 
odes  j  ripostèrent  avec  amertume;  on  a  beaucoup 
cité  cette  strophe  du  dernier  (il  s'adresse  à  l'Ombre 
de  Marguerite  de  Navarre,  la  sœur  de  François  I*', 
etj  comme  il  l'appelle,  au  savit  Astre  navarrois)  : 

Escarte  loin  de  mon  chef 
Tout  malheur  et  tout  meschef; 
Préserve-moy  d'infamie, 
De  toute  langue  ennemie 
Et  de  tout  acte  malin, 
Et  fay  que  devant  mon  Prince 
Désormais  plus  ne  me  pince 
La  tenaille  de  Mellin  2  / 

Le  docte  L'Hospital,  qui  était  alors  chancelier  de 
madame   Marguerite,  sœur  de  Henri  II  ,  prit  en 


1.  Mellin  de  Saint-Gelais  était  pourtant  excepté  dans 
la  préface  (ainsi  qu'Hëroet  et  Scève)  du  jugement  sévère 
porté  sur  les  devanciers  ;  il  paraît  qu'il  ne  se  tint  pas 
satisfait  de  l'exception.  Le  dernier  biographe  de  Ronsard 
(^Biographie  universelle)  a  commis  une  erreur  en  disant 
que  Mellin  de  Saint-Gelais  se  déchaîna  souvent  contre 
Ronsard  devant  François  /««",  et  en  ajoutant  :  «  La  cour 
était  partagée  entre  Ronsard  et  Saint-Gelais;  Joachim 
Du  Bellay  avait  aussi  ses  partisans.  »  François  I"  était 
mort  depuis  plusieurs  années,  et  Joachim  Du  Bellay 
n'avait  d'autres  partisans  que  ceux  de  Ronsard. 

2.  Cette  strophe  s'est  adoucie  et  le  nom  de  Mellin  a 
disparu  dans  les  réimpressions  (voir,  au  livre  V  des  Odes, 
l'Hymne  triomphal  qui  fait  l'ode  \^). 


54  APPENDICE. 


main  la  cause  des  novateurs,  et  alla  même  jusqu'à 
composerj  sous  le  nom  de  Ronsard,  une  satire  la- 
tine dont  nous  donnerons  quelques  passages  : 

Magnificis  aulœ  cultoribus  atque  poetis 

Hœc  Loria  scribit  valle  poeta  novus, 
Excusare  volens  vestras  quod  lœserit  aures, 

Obsessos  adifus  jam  nhi  livor  habet; 
Excusare  volens  quod  sit  novitatis  amator, 

Verborum  cum  vos  omnia  prisca  juvent. 
Atque  utinani  antiqui  vestris  iia  cordibus  alte 

Insitus  officii  cultus  amorque  foret  ! 
Non  ego,  conscissus  furiali  dente,  laborem 

Spicula  de  ter  go  vellere  sœva  meo  ; 
No7i  ego,  qui  tanti  mihi  causa  fuere  doloris, 

Auxilium  a  nostris  versibus  ipse  petam; 
Non  ego  nunc  Musas  supplex  orare  latinas, 

Rébus  et  affiictis  poscere  cogar  opem... 

Il  s'attaque  évidemment  à  Saint- Gelais  sans  le 
nommer  : 

JEtas  est  œtate  regeiida,  senisque  maligni  est 

Consilio  juvenem  nolle  juvare  suo. 
Extremœ  sed  nequitice  maledicere  surdo, 

Crescere  et  alterius  posse  putare  malis, 
Diceris  ut  nostris  excerpere  carmina  libris, 

Verbaque  judicio  pessima  quceque  tuo 
Trunca  palam  Régi  recitare  et  Régis  amicis; 

Quo  niliil  improbius  gignere  terra  potest. 

Après  avoir  excité  les  nouveaux  poètes  à  secouer 
cette  tyrannie  insolente  de  quelques  vieillards  ja- 


VIEDERONSARD.  55 

loux,  Ronsard ,  par  la  bouche  de  L'Hospital ,  se 
justifie  victorieusement  des  innovations  auxquelles 
l'oblige  l'indigence  de  la  langue  maternelle,  et  il 
revient  encore  une  fois  en  finissant  contre  les  pro- 
cédés perfides  de  Saint-Gelais  : 

Qui  mos,  quam  sacro  Christi  sit  prœsule  dignus, 

Videris  id  tute,  Gallia  tota  videt. 
At  tibi  cum  fuerit  factuni  satis,  ipse  vicissim 

Oris  pone  tui  spicida,  ponefacea. 
Non  mihi  semper  erit  circum  patientia  pectiis, 

Non  tua  perpetuo  dicta  salesque  feram. 
Invitus,  juro,  tristes  accingar  ïambos, 

Lœsus  et  expédiant  carmina  mille  tibi, 
Quce  miserum  subigant  laqueiun  vel  nectere  collo^ 

Francica  vel  turpi  linquere  régna  fuga; 
Ut  discant  homines,  linguœ  sors  ultima  et  oris 

Exitus  effreni  quam  miser  esse  solet. 

Quelques  hommes  modérés  essayèrent  de  finir  une 
querelle  qui  séparait  des  poètes  faits  pour  s'esti- 
mer. Guillaume  Des  Autels  surtout,  ami  des  deux 
rivaux,  se  distingua  dans  ce  rôle  honorable  de  con- 
ciliateur; il  les  exhorte  en  l'une  de  ses  pièces  à 
faire  leur  paix,  comme  autrefois  Apollon  et  Mer- 
cure; voici  sa  dernière  strophe  : 

Comment  pourroit  ce  mortel  fiel 
Abreuver  ta  gracieuse  ame, 
O  Mellin,  Mellin  tout  de  miel, 
Mellin  tousjours  loin  de  tel  blasme? 
Et  toi,  divin  Ronsard,  comment 


56  APPENDICE. 


Pourrait  ton  haut  entendement 
S'abaisser  à  ce  vil  courage  ? 
Le  champ  des  Muses  est  bien  grand; 
Autre  que  vous  encore  prend 
Son  droit  en  si  bel  héritage; 
Mais  vous  ave-{  la  meilleur'part ; 
Si  maintenaiit  je  l'avois  telle, 
Je  ferais  la  paix  immortelle 
De  Saint-Gelais  et  de  Ronsard. 

Grâce  à  cette  entremise  officieuse  et  au  bon  esprit 
des  deux  adversaires,  la  paix  ne  tarda  pas  à  se 
conclure.  Mellin  adressa  à  Ronsard  un  sonnet  flat- 
teur, qui  fut  inséré  par  le  jeune  poëte  en  tête  de 
la   seconde    édition   de   ses  Amours,    en    iSS3  S 


I.  Je  disais  dans  l'édition  de  1843  :  «  Je  ne  donne  ces 
dates...  nouvelles.  »  Il  m'a  été  donné  depuis  de  me  fixer, 
au  moins  sur  les  premières  éditions  de  Ronsard;  je  vais 
citer  ce  qui  m'a  passé  sous  les  yeux  : 

L'Hymne  de  France,  1 549  ; 
Ode  de  la  Paix,   1550; 
Les  quatre  premiers  livres  des  Odes,  1550; 
Les  Amours,  avec  le  cinquième  livre  des  Odes,  1552; 
Les  Amours,  avec  le  commentaire  de  Muret  (2*  édi- 
tion), 1553. 

je  ne  donne  ces  dates  qu'avec  méfiance.  Un  travail 
bibliographique  sur  les  premières  publications  et  les 
éditions  originales  successives  des  diverses  poésies  de 
Ronsard  est  à  faire,  et  je  n'en  ai  pas  recueilli  les  élé- 
ments, mon  objet  ayant  été  purement  l'appréciation  et  la 
critique  littéraire.  Je  sais  que    des   amateurs  éclairés  se 


VIE     DE     RONSARD.  57 

comme  un  gage  public  de  réconciliation  ;  il  adressa 
à  son  tour  au  vieux  Mellin  une  ode  d'amnistie, 
qui  commence  par  ces  vers  : 

Toujours  ne  tempeste  enragée 

Contre  ses  bords  la  mer  Egée,  etc.,  etc.  ^ 

A  l'exemple  de  Ronsard  ,  Du  Bellay  ne  perdit  pas 

sont  plu  à  rassembler  ces  premières  éditions  fort  rares; 
il  est  à  souhaiter  que  l'un  d'eux  supplée  à  cette  lacune, 
qui  ne  peut  se  combler  qu'avec  toutes  les  pièces  en  main. 
Ronsard  avait  beaucoup  changé,  corrigé,  quelquefois  gâté 
dans  les  éditions  dernières  faites  sous  ses  yeux.  Il  pour- 
rait ressortir  de  cet  examen  des  vues  nouvelles. 

I.  Toujours  ne  tempeste  enragée 

Contre  ses  lords  la  mer  Egée, 

Et  toujours  l'orage  cruel 
Des  vents  comme  un  foudre  ne  gronde 

Electrani*  la  foudre  du  monde 
D'un  souplement  continuel. 
Toujours  l'hiver  de  7teiges  blanches 
Des  pins  n'enfarine  les  branches 
Et  du  haut  Apennin  toujours 
La  grêle  le  dos  ne  martelle. 
Et  toujours  la  glace  éternelle 
Des  fleuves  ne  bride  le  cours,  etc. 

C'est  imité  d'Horace,  liv.  II,  ode  ix. 

Non  semper  imbres  nubibus  hispidos 
Manant  in  agros  aut  mare  Caspium, 

Vexant  inœquales  procella 

Usque,  etc. 

*  Mellin  aurait  pu  se  moquer  de  cet  Electrani. 
II.  8 


jS  APPENDICE. 


désormais  une  occasion  de  mentionner  honorable- 
ment dans  ses  vers  le  nom  de  Mellin. 

L'année  1552  fut  célèbre  par  le  triomphe  tra- 
gique de  Jodelle,  l'un  des  plus  chers  et  fervents 
disciples  de  Ronsard  1.  Celui-ci  nous  a  transmis  le 
détail  de  la  fête  d'Arcueil,  où  l'on  accusa  les  con- 
vives d'avoir  immolé  en  païens  un  bouc  à  Bac- 
chus.  Ce  furent  d'abord  les  ennemis  du  théâtre 
classique  et  les  partisans  des  mystères  qui  firent 
courir  ce  bruit;  plus  tard,  les  calvinistes  le  rele- 
vèrent, quand  Ronsard  les  eut  offensés  par  ses 
satires  catholiques.  Voici  le  récit  d  u  poëte  : 

Jodelle  ayant  gaigné  par  une  voix  hardie 
L'honneur  que  l'homme  Grec  donne  à  la  Tragédie, 
Pour  avoir,  en  haussant  le  bas  style  François, 
Contenté  doctement  les  oreilles  des  Rois, 
La  brigade  qui  lors  au  Ciel  levoit  la  teste 
{Quand  le  temps  permettait  une  licence  honnesté), 
Honorant  son  esprit  gaillard  et  bien  appris, 
Luy  fit  présent  d'un  Bouc,  des  Tragiques  le  prix. 

Jà  la  nappe  estait  mise,  et  la  table  garnie 
Se  bordait  d'une  saincte  et  docte  compagnie. 
Quand  deux  ou  trois  ensemble  en  riant  ont  poussé 
Le  père  du  troupeau  à  long  poil  hérissé  : 
Il  venoit  à  grands  pas  ayant  la  barbe  peinte. 
D'un  chapelet  de  fleurs  la  teste  il  avoit  ceinte, 

I.  Baïf,  au  livre  IV  de  ses  Poèmes,  assign©  la  date  de 
1553.  Il  y  a  toujours  quelque  difHculté  à  la  précision  de 
ces  dates,  à  cause  de  la  manière  alors  ambiguë  de  com- 
mencer l'année. 


VIE    DE     RONSARD.  59 

Le  bouquet  sur  V oreille,  et  bien  fier  se  sentait 
Dequoy  telle  jeunesse  ainsi  le  présentait  : 
Puis  il  fut  rejeté  pour  chose  méprisée 
Après  qu'il  eut  servy  d'une  langue  risée^ 
Et  non  sacrifié,  comme  tu  dis,  menteur, 
De  telle  faulse  bourde  impudent  inventeur^. 

La  nouvelle  école  une  fois  maîtresse  sur  la 
scène  et  dans  tous  les  genres  de  poésie,  la  gloire 
du  chef  fut  immense  et  ne  souffrit  plus  de  con- 
testation. Ce  ne  fut  qu'à  l'occasion  du  Discours 
sur  les  Misères  du  Temps  que  quelques  voix  amères 
et  discordantes  vinrent  se  mêler  au  concert  una- 
nime de  louanges  qui  environnait  Ronsard.  On 
peut  rapporter  cette  querelle  à  Tannée  1563  envi- 
ron. Les  calvinistes,  adversaires  de  Ronsard,  n'o- 
sant nier  son  génie,  lui  reprochèrent  d'être  prêtre, 
d'être  athée  et  de  mener  une  vie  licencieuse  2.  En 

1.  Réponse  à  quelque  Ministre. 

2.  La  conduite  de  Ronsard  à  l'égard  des  huguenots  lui 
fit  bien  des  ennemis,  et  il  eut  à  ce  propos  toute  une 
émeute  littéraire  à  réprimer  :  ce  fut  la  seule  durant  son 
long  règne.  Dans  l'opuscule  intitulé  de  l'Etat  réel  de  la 
Presse  et  des  Pamphlets  depuis  François  /«'  jusqu'à 
Louis  XIV,  par  M.  Leber  (Tecbner,  1834),  on  lit 
(page  89)  une  pièce  virulente  en  style  de  prose  d'église 
contre  notre  poète  :  Prosa  Magistri  nostri  Nicolai  Malla- 
rii  gomorrhcei  sorhonici,  ad  M.  Petrum  Ronsardum  Poetam 
papalem  sorhonicum,  1563.  Ce  sont  des  strophes  rimées 
d'un  latin  macaronique;  en  voici  une  ou  deux; 

Valde  sum  admiratus 
Quoi  cita  esses  facius 


6o  APPENDICE. 


répondant  à  leurs  attaques,  le  poète  a  donné  de 
curieux  renseignements  sur  lui-même. 

Ronsard  a-t-il  été  prêtre?  De  Thou  paraît  tran- 
cher la  question  ;  il  donne  à  son  ami  je  ne  sais 
quelle  cure  d'Evailles,  et  l'autorité  de  De  Thou 
serait  décisive  si  celle  de  Ronsard  ne  l'était 
davantage  encore.    On  lit   au  deuxième  livre  des 


De  poêla  prcshyter. 
O  preshytcr  nohilis, 
Poeta  rasibilis, 
Vivas  inunortaliter  ! 


Hugttenotti  amplius 
Dictint  qtiod  tu  melius 
Tractares  ludihria, 
Sptirca,  sales  et  jocos. 
Oscilla,  vel  ehgos, 
Quam  sacra  vel  séria. 

Plus  dicunt  quod  Ronsaràus 
Certo  sitfaclus  sur  dus 
A  lue  hispanica. 
Et,  quamvis  sudaverit, 
Non  tamen  receperit 
Auditum  et  reliqua. 

Ce  reliqua  est  assez  joli,  le  genre  admis.  Sur  le  lue 
hispanica  Ronsard  a  répliqué  énergiquement  en  nommant 
en  français  la  chose  : 


Tu  m'' accuses,  Cafard , 

Un  chaste  prédicant  de  fait  et  de  parole 


VIE     DE     RONSARD.  6l 

Poëmes,  dans  une  épître  au  cardinal  de  Châtillon, 
les  vers  suivants,  qui  sembleraient  d'abord  confirmer 
le  témoignage  de  De  Thou  : 

Dès  le  commencement  que  je  fus  donné  Page. 
Pour  user  la  pluspart  de  la  Jleur  de  mon  âge 

Ne  devrait  jamais  dire  un  propos  si  vilain  : 
Mais  que  sort-il  du  sac?  cela  dont  il  est  plein. 

(Réponse  à  quelque  Ministre.) 

(Consulter  le  volume  de  pièces  que  j'ai  sur  cette  que- 
relle.) [Nous  ne  pouvons  encore  une  fois  ici  que  renvoyer 
au  Catalogue  de  la  bibliothèque  de  M.  Sainte-Beuve, 
vendue  en  1870.  Les  nos  326  et  327  contiennent  diffé- 
rentes pièces  à  ce  sujet  :  Response  de  P.  de  Ronsard  aux 
injures  et  calomnies  de  je  ne  sais  quels  prêdicans  de  Genève 
sur  son  discours  des  misères  de  ce  temps,  Paris,  G.  Buon, 
1563,  iii-4»;  — Resplique  sur  la  response  faite  par  messire 
Pierre  Ronsard,  jadis  poète  et  maintenant  prestre,  à  ce  qui 
lui  avait  été  respondu  sur  les  calomnies  de  ses  discours  tou- 
chant les  misères  de  ce  temps,  par  D.  M.  Lescladin,  1363, 
in-4  de  5  5  pages  ;  —  Response  (trois)  aux  calomnies  con- 
tenues, au  discours  elsuyte  du  discours  sur  les  misères  de  ce 
temps,  faits  par  messire  Pierre  Ronsard,  jadis  poète  mainte- 
nante prehstre,  la  première  par,  etc...  ouest  aussi  contenue  la 
Métamorphose  dudici  Ronsard  en  prehstre ;  1563,  in-4".  — 
Pièces  rares.  Au  verso  du  titre  du  volume,  formant  le 
n»  327  du  Catalogue,  se  trouve  une  lettre  adressée  par 
L.  D.  N.  à  P.  Ronsard  en  lui  envoyant  trois  pilules  pour 
le  guérir,  avec  ces  vers  : 

Ta  poésie,  Ronsard,  ta  v...  et  ta  messe 

Par  raige,  surdité  et  par  des  bénéfices 

Font  rymant,  paillardant  et  faisant  sacrifice 

Ton  cœur  fol,  ton  corps  vain,  et  tamuse  prebstresse.] 


62  APPENDICE. 


Au  Royaume  Escossois  de  vagîtes  emmuré; 
Qui  m'eust,  eii  m'embarquant  sur  la  poupe,  juré 
Que,  changeant  mon  espée  aux  armes  bien  apprise, 
J'eusse  pris  le  bonnet  des  Pasteurs  de  l'Eglise, 
Je  ne  l'eusse  pas  creu  :  et  me  l'eust  dit  Phœius, 
J'eusse  dit  son  Trépied  et  luy  n'estre  qu'abus  : 
Car  j'avois  tout  le  cœur  enflé  d'aimer  les  armes, 
Je  voulois  me  braver  au  nombre  des  gendarmes  ; 
Et  de  mon  naturel  je  cherchois  les  débals. 
Moins  désireux  de  paix,  qu'amoureux  de  combats. 

Mais  ce  passage  prouve  seulement  que  Ronsard 
portait  le  bonnet  des  pasteurs  de  l'Eglise;  et  en 
effet,  quand  les  ministres  genevois  l'accusèrent 
d'être  prêtre,  il  leur  répondit  : 

Or  sus,  mon  frère  en  Christ,  tu  dis  que  je  suis  Prestre  ; 

J^atteste  l'Eternel  que  je  le  voudrois  estre, 

Et  avoir  tout  le  chef  et  le  dos  empesché 

Dessous  la  pesanteur  d'une  bonne  Evesché  : 

Lors  fauroy  la  couronne  à  bon  droict  sur  la  teste, 

Qu'un  rasoir  blanchiroit  le  soir  d'une  grand'feste, 

Ouverte,  large,  longue,  allant  jusques  au  front, 

En  forme  d'un  Croissant  qui  tout  se  courbe  en  rond. 

Et  comme  pour  démontrer  qu'il  n'y  a  point  con- 
tradiction entre  ce  second  passage  et  le  premier, 
Ronsard  plus  loin  ajoute  : 

Mais  quand  je  suisaux  lieux  où  il  faut  faire  voir 
D'un  cœur  dévotieux  l'office  et  le  devoir, 
Lors  je  suis  de  l'Eglise  une  colonne  ferme  : 


VIE     DE     RONSARD.  63 

D'un  surpelis  onde  les  espaulesje  vi'arme, 
D'une  haumusse  le  bras,  d'une  chappe  le  dos, 
Et  non  comme  tu  dis  faite  de  Croix  et  d'os  : 
C'est  pour  un  Capelan  i;  la  mienne  est  honorée 
De.  grandes  boucles  d'or  et  de  frange  dorée  : 
Et  sans  toy,  sacrilège,  encore  je  l'aurois 
Couverte  des  présents  qui  viennent  des  Indois  : 
Mais  ta  main  de  Harpye  et  tes  griffes  trop  hâves 
Nous  gardent  bien  d'avoir  les  espaules  si  braves, 
Riblant-,  comme  larrons,  des  bons  Saincts  immortels 
Chasses  et  corporaulx,  calices  et  autels. 


1.  Capelan,  qui  vit  du  revenu  d'une  chapelle.  Il  est  à 
croire  pourtant  que  Ronsard,  sans  être  prêtre  ni  curé, 
vécut  des  revenus  d'une  cure,  ce  qui  concilierait  le  récit 
de  De  Thou  avec  les  assertions  du  poète.  De  Thou, 
en  effet,  ne  peut  guère  s'être  mépris  à  ce  point  sur  les 
circonstances  d'une  vie  qui  lui  était  si  chère;  il  va  même 
jusqu'à  raconter  qu'un  jour  que  les  huguenots  couraient 
la  campagne,  Ronsard,  tout  curé  qu'il  était,  se  mit  à  la 
tête  des  gentilshommes  du  pays,  et  chassa  les  pillards 
(livre  XXX  des  Histoires,  année  1562)  ;  voici  les  termes 
mêmes  :  <r  Qua  ex  re  commota  nobilitas  arma  sumit, 
duce  sibi  delecto  Petro  Ronsardo,  qui  curionatum  Eval- 
lise  tenebat  :  ueque  enim  is  erat  qni  libertatem  poeticam 
sacerdotalis  muneris  necessitate  tanquam  compede  ad 
gravitatem  ea  functione  dignam  vellet  astringere;  sed 
homo  generosus  et  a  teneris  annis,  etc.,  etc..  »  Il  n'est 
pas  dit  nettement  que  Ronsard  fût  prêtre  comme  nous 
l'entendons,  mais  seulement  qu'il  était  plus  ou  moins 
engagé  daus  les  devoirs  et  les  fonctions  sacerdotales.  A 
l'occasion  de  sa  mort  (année  1585),  De  Thou  revient 
sur  lui  en  détail  sans  plus  reparler  de  cette  prêtrise. 

2.  Riblant,  brigandant,  pillant. 


6^  APPENDICE. 


Je  ne  perds  un  moment  des  prières  divines  : 
Dès  la  poincte  du  jour  je  m'en  vais  à  Matines, 
J'ay  mon  bréviaire  au  poing;  je  chante  quelquefois^ 
Mais  c'est  bien  rarement^  car  j'ay  mauvaise  vois  : 
Le  devoir  du  service  en  rien  je  n'abandojine, 
Je  suis  à  Prime,  à  Sexte,  et  à  Tierce,  et  à  Nonne  : 
J'oy  dire  la  grand' Messe,  et  avecques  l'encent 
CQiii  par  l'Eglise  espars  comme  parfum  se  sentj 
J'honore  mon  Prélat  des  autres  l'outrepasse. 
Qui  a  pris  d'Agénor  i  son  surnom  et  sa  race. 
Après  le  tour  finy  je  viens  pour  me  r'assoir: 
Bref,  depuis  le  matin  jusqu'au  retour  du  soir 
Nous  chantons  au  Seigneur  louanges  et  cantiques, 
Et  prions  Dieu  pour  vous  qui  estes  hérétiques. 

Il  est  donc  bien  prouvé  que  Ronsard  ne  fut  pas 
prêtre,  bien  qu'il  portât  chappe,  qu'il  chantât  vêpres 
et  qu'il  touchât  les  revenus  de  mainte  abbaye.  Il 
aurait  pu  dire,  comme  son  ami  J.-A.  de  Baïf,  en 
parlant  de  lui-même  : 

7zf  veuf,  ni  marié. 

Ni  prêtre,  seulement  clerc  à  simple  tonsure. 

Quant  à  son  genre  de  vie,  il  a  pris  soin  de  le 
décrire  en  détail  : 

M'éveillant  au  matin,  devant  que  faire  rien 
J'invoque  l'Eternel  le  Père  de  tout  bien. 


I.  D'Agénor.  L'évêque   du    Mans    était  de   la  Maison 
d'Angennes,  que  Ronsard  fait  desceçder  d'Ageuor. 


VIEDERONSARD.  ($5 

Le  priant  humblement  de  me  donner  sa  grâce, 
Et  que  le  jour  naissant  sans  l'offenser  se  passe  : 
Qu'il  chasse  toute  secte  et  toute  erreur  de  moy, 
Qu'il  me  veuille  garder  en  ma  première  foy, 
Sans  entreprendre  rien  qui  blesse  ma  province, 
Très-humble  observateur  des  loix  et  de  mon  Prince. 

Après  je  sors  du  lict,  et  quand  je  suis  vestu 
Je  me  range  à  l'estude  et  apprens  la  vertu. 
Composant  et  lisant,  suivant  ma  destinée. 
Qui  s'est  dès  mon  enfance  aux  Muscs  enclinée  : 
Quatre  ou  cinq  heures  seul  je  m'arreste  enfermé  : 
Puis  sentant  mon  esprit  de  trop  lire  assommé, 
J'abandonne  le  livre  et  m'en  vais  à  l'Eglise  : 
Au  retour  pour  plaisir  une  heure  je  devise  : 
De  là  je  viens  di'sner  faisant  sobre  repas, 
Je  rends  grâces  à  Dieu  :  aie  reste  je  m^esbas. 

Car  si  l'après-disnée  est  plaisante  et  sereine, 
Je  m'en  vais  pourmener  tantost  parmy  la  plaine, 
Tantost  en  tut  village,  et  tantost  en  un  bois, 
Et  tantost  par  les  lieux  solitaires  et  cois. 
J'aime  fort  les  jardins  qui  sentent  le  sauvage. 
J'aime  le  flot  de  l'eau  qui  gazouille  au  rivage. 

Là,  devisant  sur  l'herbe  avec  un  mien  amy. 
Je  vie  suis  par  les  fleurs  bien  souvent  endormy 
A  l'ombrage  d'un  Saule,  ou  lisant  dans  un  livre, 
J'ay  cherché  le  moyen  de  me  faire  revivre, 
Tout  pur  d'ambition  et  des  soucis  cuisans. 
Misérables  bourreaux  d'un  tas  de  viesdisans, 
Qiii  font  (comme  ravis)  les  Prophètes  en  France, 
Pippans  les  grands  Seigneurs  d'une  belle  apparence. 
n  9 


66  APPENDICE 


Mais  quand  le  Ciel  est  triste  et  tout  noir  d'espesseur. 
Et  qu'il  ne  fait  aux  champs  ny  plaisan  ny  bien  seur, 
Je  cherche  compagnie,  ou  je  joue  à  la  Prime; 
Je  voltige,  ou  je  saute,  ou  je  lutte,  ou  j'escrime, 
Je  dy  le  mot  pour  rire,  et  à  la  vérité 
Je  ne  loge  che:{  moy  trop  de  sévérité. 

Puis,  quand  la  nuict  brunette  a  rangé  les  estoilles, 
Encourtinant  le  Ciel  et  la  Terre  de  voiles, 
Sans  soucy  je  me  couche,  et  là  devant  les  yeux 
Et  la  bouche  et  le  cœur  vers  la  voûte  des  deux. 
Je  fais  mon  oraison,  priant  la  bonté  haute 
De  vouloir  pardonner  doucement  à  ma  faute  : 
Au  reste  je  ne  suis  ny  mutin  ny  meschant, 
Qui  fay  croire  ma  loy  par  le  glaive  trenchant  : 
Voilà  comme  je  vy  ;  si  ta  vie  est  meilleure, 
Je  n'en  suis  envieux,  et  soit  à  la  bonne  heure  ^ 

Sous  Charles  IX,  Ronsard  quittait  peu  la  cour, 
parce  que  le  prince  ne  pouvait  se  passer  de  sa 
compagnie;  mais,  après  la  mort  de  Charles,  le 
poëte  déjà  vieux,  Irès-afRigé  de  goutte  et  un  peu 
négligé  par  Henri  III,  se  retira  en  son  abbaye 
de  Croix-Val  en  Vendômois,  sous  l'ombrage  de 
la  forêt  de  Gastine  et  aux  bords  de  la  fontaine 
Bellerie,  qu'il  a  tant  célébrées.  Il  venait  en- 
core de  temps  en  temps  à  Paris  visiter  Galland, 
Baïf  et  ses  autres  bons  amis  du  faubourg  Saint- 
Marcel  ;  leur  plaisir  était  d'aller  ensemble  s'ébattre 
dans  les  bois  de  Meudon.  Cependant  les  voyages 


Réponse  à  quelque  Ministre. 


viederonsard.  67 

de  Ronsard  devinrent  de  moins  en  moins  fréquents. 
Le  22  octobre  iS^Sj  i'  écrivait  à  Galland  ses  pres- 
sentiments d'une  fin  prochaine,  et  n'espérant  déjà 
plus  survivre  aux  feuilles  d'automne.  La  maladie 
en  effet  se  joignit  à  ses  infirmités  habituelles,  et 
il  expira  dans  des  sentiments  de  grande  piété,  le 
vendredi  27  décembre  158$,  en  son  prieuré  de 
Saint-Cosme,  près  de  Tours,  où  il  s'était  fait 
transporter.  Il  fut  enterré  dans  le  chœur  de  l'église 
du  prieuré  sans  aucune  pompe;  mais  vingt-quatre 
ans  après  sa  mort,  Joachim  de  La  Chétardie, 
conseiller-clerc  au  parlement  de  Paris  et  prieur- 
commendataire  de  Saint-Cosme,  lui  fit  dresser  un 
tombeau  de  marbre  surmonté  d'une  statue.  Gal- 
land, entre  les  bras  duquel  Ronsard  avait  expiré, 
attendit  moins  longtemps  pour  rendre  à  son  ami 
les  hommages  solennels  qui  lui  étaient  dus,  et  le 
24  février  158(5,  en  la  chapelle  du  collège  de 
Boncour,  fut  célébrée  une  messe  en  musique  où 
assistèrent  des  princes  du  sang,  des  cardinaux,  le 
parlement  de  Paris  et  l'Université.  L'oraison  fu- 
nèbre, prononcée  par  Du  Perron,  depuis  évêque 
d'Evreux  et  cardinal,  arracha  des  larmes  à  tous 
les  assistants.  On  ferait  un  volume  des  pièces  de 
vers,  églogues,  élégies,  épitaphes,  qui  furent  com- 
posées sur  le  trépas  de  l'illustre  poëte.  Nous  n'en 
citerons  rien  ;  seulement  nous  donnerons,  comme 
plus  curieux,  deux  ou  trois  jugements  sur  Ronsard 
portés  à  une  époque  où  sa  gloire  était  déjà  fort 
ébranlée. 

Balzac  a  dit  en  son  31"  entretien  :  «  Dans  notre 
dernière  conférence,  il  fut  parlé  de  celui  que  M.  le 


68  APPENDICE. 


président  De  Thou  et  Scévole  de  Sainte-Marthe  ont 
mis  à  côté  d'Homère,  vis-à-vis  de  Virgile,  et  je  ne 
sais  combien  de  toises  au-dessus  de  tous  les  autres 
poètes  grecs,  latins  et  italiens.  Encore  aujourd'hui 
il  est  admiré  par  les  trois  quarts  du  Parlement  de 
Paris,  et  généralement  par  les  autres  parlements 
de  France.  L'Université  et  les  Jésuites  tiennent 
encore  son  parti  contre  la  cour  et  contre  l'Aca- 
démie. Pourquoi  voulez  -vous  donc  que  je  me 
déclare  contre  un  homme  si  "bien  appuyé,  et  que 
ce  que  nousen  avons  dit  en  notre  particulier  devienne 
public?  II  le  faut  pourtant,  Monseigneur  {M.  de 
Péricard ,  évêque  d' Angoulême) ,  puisque  vous 
m'en  priez  et  que  les  prières  des  supérieurs  sont 
des  commandements  ;  mais  je  me  garderai  bien  de 
le  nommer,  de  peur  de  me  faire  lapider  par  les 
communes  mêmes  de  notre  province.  Je  me  brouil- 
lerois  avec  mes  parents  et  avec  mes  amis,  si  je 
leur  disois  qu'ils  sont  en  erreur  de  ce  côté-là, 
et  que  le  Dieu  qu'ils  adorent  est  un  faux  Dieu. 
Abstenons-nous  donc,  pour  la  sûreté  de  notre  per- 
sonne, de  ce  nom  si  cher  au  peuple,  et  qui  révol- 
teroit  tout  le  monde  contre  nous. 

«  Ce  poëte  si  célèbre  et  si  admiré  a  ses  défauts 
et  ceux  de  son  temps,  comme  j'ai  dit  autrefois  d'un 
grand  personnage  (probablement  de  Montaigne). 
Ce  n'est  pas  un  poëte  bien  entier,  c'est  le  commence- 
ment et  la  matière  d'un  poëte.  On  voit  dans  ses 
œuvres  des  parties  naissantes  et  à  demi  animées 
d'un  corps  qui  se  forme  et  qui  se  fait,  mais  qui 
n'a  garde  d'être  achevé.  C'est  une  grande  source, 
il  le  faut  avouer,  mais  c'est  une  source  trouble  et 


VIEDERONSARD.  6ç 

boueuse;  une  source  où  non-seulement  il  y  a  moins 
d'eau  que  de  limon,  mais  oîi  l'ordure  empêche  de 
couler  l'eau...  » 

Ailleurs,  dans  une  des  Lettres  familières  à 
Chapelain,  qui  est  la  17*  du  livre  VI,  on  lit  ces 
mots  de  Balzac:  «Est-ce  tout  de  bon  que  vous  par- 
lez de  Ronsard,  et  que  vous  le  traitez  de  grand  ; 
ou  si  c'est  seulement  par  modestie  et  pour  opposer 
sa  grandeur  à  notre  ténuité?  Pour  moi,  je  ne  l'es- 
time grand  que  dans  le  sens  de  ce  vieux  pro- 
verbe :  Magnus  liber,  magnum  malum...  Il  fau- 
droit  que  M.  de  Malherbe,  M.  de  Grasse  [Godeau, 
évêque  de  Grasse)  et  vous,  fussiez  de  petits  poètes, 
si  celui-là  peut  passer  pour  grand.  » 

Chapelain,  né  en  iJpSj  était  fils  de  Jeanne  Cor- 
bière, fille  elle-même  d'un  Michel  Corbière,  ami 
particulier  de  Ronsard,  et  avait  été  nourri  par  sa 
mère  dans  l'admiration  du  vieux  poëte^. 


I.  Chapelain  écrivait  à  Balzac  le  27  mai  1640:  «  Vous 
me  demandiez,  par  l'une  de  vos  précédentes,  si  l'épithète 
de  grand,  que  j'avois  donnée  à  Ronsard,  étoit  sérieuse  ou 
ironique,  et  vouliez  mon  sentiment  exprès  là-dessus. 
J'avois  alors  beaucoup  d'autres  choses  à  vous  dire  plus 
nécessaires  que  celles-là,  et  à  peine  avois-je  assez  de 
temps  pour  vous  le  dire.  Maintenant  que  je  suis  sans 
matière  et  sans  occupation,  je  puis  bien  prendre  celle-ci 
pour  remplir  ma  page  et  satisfaire  à  votre  désir,  plutôt 
tard  que  jamais.  Ronsard  sans  doute  étoit  né  poète, 
autant  ou  plus  que  pas  un  des  modernes,  je  ne  dis  pas 
seulement  François,  mais  encore  Espagnols  et  Italiens. 
C'a  été  l'opinion  de  deux  grands  savants  de  delà  les 
monts,  Sperone  et  Castelvetro,  dont  le  dernier,   comme 


70  APPENDICE. 


m""  de  Scudéri ,  au  tome  VIII  de  sa  Clé- 
lie,  parle  en  ces  termes  de  Ronsard  (c'est  Cal- 
liope  qui  le  montre  dans  l'avenir  à  Hésiode  en- 
dormi) : 

«  Regarde  le  Prince  des  poètes  françois  :  il  sera 
beau,  bien  fait  et  de  bonne  mine;  il  s'appellera 
Ronsard  ;  sa  naissance  sera  noble  ;  il  sera  extraor- 


vous  avez  pu  voir  dans  les  livres  que  je  vous  ai  envoj'és, 
le  compare  et  le  préfère  à  son  adversaire  Caro  dans  la 
plus  belle  chose  et  de  plus  de  réputation  qu'il  ait  jamais 
faite,  et  le  premier  le  loue  ex  professa  dans  une  élégie 
latine  qu'il  fit  incontinent  après  la  publication  de  ses 
Odes  pindariques.  Mais  ce  n'est  pas  plus  leur  sentiment 
que  le  mien  propre  qui  m'oblige  à  rendre  ce  témoignage 
de  son  mérite.  Il  n'a  pas,  p  la  vérité,  les  traits  aigus  de 
Lucain  et  de  Stace,  mais  il  a  quelque  chose  que  j'estime 
plus,  qui  est  une  certaine  égalité  nette  et  majestueuse 
qui  fait  le  vrai  corps  des  ouvrages  poétiques,  ces  autres 
petits  ornements  étant  plus  du  sophiste  et  du  déclaraa- 
teur  que  d'un  esprit  véritablement  inspiré  par  les  Muses. 
Dans  le  détail  je  le  trouve  plus  approchant  de  Virgile, 
ou,  pour  mieux  dire,  d'Homère,  que  pas  un  des  poètes 
que  nous  connoissons;  et  je  ne  doute  point  que,  s'il  fût 
né  dans  un  temps  où  la  langue  eût  été  plus  achevée  et 
plus  réglée,  il  n'eût  pour  ce  détail  emporté  l'avantage  sur 
tous  ceux  qui  font  ou  feront  jamais  des  vers  en  notre 
langue.  Voilà  ce  qui  me  semble  candidement  de  lui 
pour  ce  qui  regarde  son  mérite  dans  la  poésie  françoise. 
Ce  n'est  pas,  à  cette  heure,  que  je  ne  lui  trouve  bien 
des  défauts  hors  de  ce  feu  et  de  cet  air  poétique  qu'il 
possédoit  naturellement,  car  on  peut  dire  qu'il  étoit  sans 
art  et  qu'il  n'en  connaissoit  point  d'autre  que  celui  qu'il 
s'étoit  formé  lui-même  dans  la  lecture  des  poètes  grecs 


VIE     DE     RONSARD.  7I 

dinairement  estimé,  et  méritera  de  l'être  en  son 
temps.  Il  sera  même  assez  savant  :  mais,  comme 
il  sera  le  premier  en  France  qui  entreprendra  de 
vouloir  faire  de  beaux  vers,  il  ne  pourra  donner 
à  ses  ouvrages  la  perfection  nécessaire  pour  être 
loués  long-temps.  On  connoîtra  pourtant  bien  tou- 
jours   par    quelques-unes   de   ses  hymnes   que  la 


et  latins,  comme  on  le  peut  voir  dans  le  traité  qu'il  en  a 
fait  à  la  tête  de  sa  Franciade.  D'où  vient  cette  servile 
et  désagréable  imitation  des  Anciens  que  chacun 
remarque  dans  ses  ouvrages,  jusques  à  vouloir  intro- 
duire dans  tout  ce  qu'il  faisoit  en  notre  langue  tous  ces 
noms  des  déités  grecques,  qui  passent  au  peuple,  pour 
qui  est  faite  la  poésie,  pour  autant  de  galimatias,  de 
barbarismes  et  de  paroles  de  grimoire,  avec  d'autant  plus 
de  blâme  pour  lui,  qu'en  plusieurs  endroits  il  déclame 
contre  ceux  qui  font  des  vers  en  langue  étrangère,  comme 
si  les  siens,  en  ce  particulier,  n'étoient  pas  étrangers  et 
inintelligibles.  C'est  là  un  défaut  de  jugement  insuppor- 
table de  n'avoir  pas  songé  au  temps  où  il  écrivoit,  ou 
une  présomption  très-condamnable  de  s'être  imaginé 
que,  pour  entendre  ce  qu'il  faisoit,  le  peuple  se  feroit 
instruire  des  mystères  de  la  religion  païenne.  Le  même 
défaut  de  jugement  paraît  dans  son  grand  ouvrage,  non- 
seulement  dans  ce  menu  de  termes  et  matières  inconnues 
à  ce  siècle,  mais  encore  dans  le  dessein,  lequel,  par  ce 
que  l'on  en  voit,  se  fait  connoître  assez  avoir  été  conçu 
sans  dessein,  je  veux  dire  sans  un  plan  certain  et  une 
économie  vraiment  poétique,  et  marchant  simplement 
sur  les  pas  d'Homère  et  de  Virgile,  dont  il  faisoit  ses 
guides,  sans  s'enquérir  où  ils  le  menoient.  Ce  n'est  qu'un 
maçon  de  poésie,  et  il  n'en  fut  jamais  architecte,  n'en  ayant 
jamais  connu  les  vrais  principes  ni  les    solides   fonde- 


72  APPENDICE. 


nature  lui  aura  beaucoup  donné,  et  qu'il  aura 
mérité  sa  réputation.  Sa  fortune  ne  sera  pas  mau- 
vaise, et  il  mourra  sans  être  pauvre.  » 

Nous  renvoyons  le  lecteur  aux  nombreuses  cita- 
tions empruntées  des  ouvrages  de  M^^^  de  Gour- 
nay,  et  consignées  dans  notre  précédent  Tableau^. 
Guillaume Colletet  en  son  temps  adressa  aux  mânes 
de  Ronsard  le  sonnet  que  voici  : 

Afin  de  témoigner  à  la  Postérité 
Que  je  fus  en  mon  temps  partisan  de  ta  gloire, 
Malgré  ces  ignorans  de  qui  la  bouche  noire 
Blasphème  impudemment  contre  ta  Déité, 

Je  viens  rendre  à  ton  nom  ce  qu'il  a  mérité, 
Belle  Ame  de  Ronsard,  dont  la  sainte  mémoire 


raents  sur  lesquels  on  bâtit  en  sûreté.  Avec  tout  cela,  je 
ne  le  tiens  nullement  méprisable,  et  je  trouve  chez  lui, 
parmi  cette  affectation  de  paroître  savant,  toute  une 
■autre  noblesse  que  dans  les  afféteries  ignorantes  de  ceux 
qui  l'ont  suivi;  et  jusqu'ici,  comme  je  donne  à  ces  der- 
niers l'avantage  dans  les  ruelles  de  nos  dames,  je  crois 
qu'on  le  doit  donner  à  Ronsard  dans  les  bibliothèques  de 
ceux  qui  ont  le  bon  goût  de  l'Antiquité...   » 

(  Cette  lettre  est  extraite  du  tome  II  de  la  Correspon- 
dance manuscrite  de  Chapelain,  donnée  en  1870,  après 
la  mort  de  M.  Sainte-Beuve,  et  par  son  légataire  univer- 
sel, à  la  Bibliothèque  nationale  (voir,  au  sujet  de  ce 
don  et  de  son  importance,  une  note  du  Journal  officiel, 
n<»  du  ler  avril  1870).] 

I.  Ronsard  est  nommé  dans  les  DiverlissemenLs  de 
Sceaux,  dans  un  Récit  de  Chaulieu,  l,  127. 


VI  E     D  E     RO  N  s  ARD.  7J 

Obtenant  sur  le  temps  une  heureuse  victoire 
Ne  bornera  son  cours  que  de  l'Éternité. 

Attendant  que  le  Ciel  mes  desseins  favorise, 
Que  je  te  puisse  voir  dans  les  plaines  d'Élyse, 
Ne  l'ayant  jamais  vie  qtc'en  tes  doctes  écrits  : 

Belle  Ame,  qu'Apollon  ses  faveurs  me  refuse, 
Si,  marchant  sur  les  pas  des  plus  rares  Esprits, 
Je  n'adore  toujours  les  fureurs  delà  Muse! 

La  réputation  de  Ronsard  paraît  s'être  soutenue 
plus  longtemps  chez  les  étrangers  qu'en  France. 
Le  savant  Scipion  Maffei  a  loué  ce  poëte  à  une 
époque  où  l'on  avait  cessé  de  le  lire  chez  nous  i  ; 
et  l'on  assure  que,  de  nos  jours  encore,  l'illustre 
Gœthe  ne  parle  de  lui  qu'avec  estime.  Nous  avons 
à  ce  propos  entendu  des  gens  d'esprit  et  de  goût 
soutenir,  avec  quelque  apparence  de  raison,  que  ce 
qui  nuit  le  plus  à  Ronsard  en  France,  c'est  d'avoir 
écrit  en  français,  et  que,  s'il  avait  composé  en 
italien,  nous  ne  le  distinguerions  guère  de  Pétrarque, 
du  Bembe,  de  Laurent  de  Médicis  et  de  tant  d'autres 

I.  Ménage  disait,  au  sujet  des  œuvres  de  Ronsard  : 
«  Je  crois  qu'il  seroit  très-difficile  de  rencontrer  une 
personne  qui  osât  se  vanter  de  les  avoir  et  de  les  lire.  » 
(^Menagiana,')  —  On  lit  dans  les  Réflexions  critiques  sur 
la  Poésie  et  sur  la  Peinture,  par  l'abbé  Dubos  (seconde 
partie,  sect.  xxni),  d'assez  ingénieuses  considérations 
sur  les  jugements  qu'avaient  portés  de  Ronsard  ses  con- 
temporains, en  quoi  ils  se  trompaient  et  en  quoi  ils 
avaient  raison. 

II.  lO 


74  APPENDICE. 


poètes  estimés!.  Sans  doute,  les  mots  surannés 
dont  Ronsard  abonde  viennent  trop  souvent  gâter 
l'impression  de  ses  pièces.  Disons  toutefois  que, 
l'invention  chez  lui  étant  à  peu  près  nulle,  c'est 
par  le  style  encore  qu'il  se  rachète  le  plus  à  notre 
jugement,  et  qu'il  est  véritablement  créateur,  c'est- 

I.  Si  l'on  est  sincère,  on  conviendra  que  ces  difficultés 
de  distinguer  sont  fréquentes  lorsqu'on  juge  des  poètes 
dans  une  autre  langue.  Le  cardinal  Passionei,  s'entrete- 
nant  avec  Grosley  de  nos  auteurs,  lui  avoua  qu'il  ne 
distinguait  pas  la  poésie  de  Des  Portes  d'avec  celle 
de  Voltaire;  et  Coupé,  au  tome  Ille  de  ses  Soirées 
littéraires  où  il  donne  une  Notice  sur  Ronsard,  nous 
dit  :  «  J'ai  connu  un  savant  d'Italie  qui  croyait  voir  une 
ressemblance  parfaite  entre  Ronsard  et  Voltaire...  »  Suit 
un  parallèle  détaillé  et  assez  piquant,  que  Coupé  rapporte 
d'après  ce  savant  italien  :  il  en  reste  un  seul  point  très- 
vrai,  c'est  que  la  Henriade  ne  vivra  pas  plus  que  la 
Franciade.  —  [Nous  citons  ici,  d'après  l'indication  ma- 
nuscrite laissée  en  note  par  M.  Sainte-Beuve,  le  passage 
suivant  d'un  article  de  M.  Etienne  sur  Ronsard  considéré 
comme  imitateur  d'Homère  et  de  Pindare,  et  dans  lequel, 
naturellement,  il  est  beaucoup  question  du  Tableau  de 
la  Poésie  française  au  xvi*  siècle.  Voici  ce  passage, 
extrait  du  Journal  général  de  l'instruction  publique,  no  du 
é  janvier  1855]  : 

a  Redi,  l'un  des  meilleurs  poètes  toscans  du 
xvii^  siècle,  admirait  Ronsard  et  citait  de  lui  les  vers 
suivants,  que  le  bon  poëte  vendômois  adressait  à  son 
verre  : 

Par  épreuve  je  croy 
Que  Bacchus  fut  jadis  lavé  dans  toy, 
Lorsque  sa  mère  atteinte  de  la  foudre 
En  avorta  plein  de  sang  et  de  poudre, 


VIEDERONSARD.  7$ 

à-dire  poëte.  Et,  par  exemple,  qu'en  nous  pei- 
gnant sa  maîtresse,  il  nous  retrace  le  doux  languir 
de  ses  yeux  ;  que,  dans  un  naufrage,  lorsque  le 
vaisseau  s'est  englouti,  il  nous  montre 

Les  viariniers  pendus  aux  vagues  de  Neptune; 


Et  que  dès  lors  quelque  reste  du  feu 
Te  demeura;  car  quiconques  a  beu 
Un  coup  dans  toy,  tout  le  temps  de  ca  vie 
Plus  il  rchoily  plus  a  de  boire  envie. 

Sans  doute  pour  des  vers  bachiques  ceux-ci  ne  sont  pas 
méprisables  ,  mais  ils  ne  méritent  pas  la  peine  de  les 
discuter  sérieusement...  Muratori  leur  a  pourtant  fait  cet 
honneur  dans  sa  Perfeila  poesia  italiana.  Parmi  les  mo- 
dernes admirateurs  de  Ronsard  à  l'étranger,  il  faut 
compter  Robert  Southey,  poëte  lauréat,  l'un  des  chefs  de 
la  célèbre  école  des  Lacs  en  Angleterre,  et  l'un  des 
meilleurs  écrivains  de  l'Angleterre  contemporaine.  Il 
écrivait  à  son  ami,  M.  Walter  Savage  Landor,  poëte  éga- 
lement distingué,  qui  vit  encore  aujourd'hui  et  qui  habi- 
tait alors  notre  ville  de  Tours.  Parmi  les  objets  les 
plus  intéressants  qu'il  recommandait  à  son  ami,  il  met- 
tait une  visite  au  tombeau  de  Ronsard,  et  se  promettait 
lui-même,  dès  qu'il  pourrait  voyager  en  France,  de  faire 
ce  pieux  pèlerinage.  11  regardait  Ronsard  comme  le  seul 
poëte  épique  de  la  France,  comme  le  seul  qui  avait 
approché  de  cette  œuvre  rare  et  merveilleuse  qu'on 
appelle  l'épopée,  et  dont  il  tenait  les  Français  aussi  inca- 
pables que  les  Chinois.  Il  est  piquant  de  voir  dans  cette 
lettre  comment  le  poëte  anglais  nous  prend  en  pitié  de 
ne  pas  comprendre  notre  Ronsard,  et  comment  en  écri- 
vant ces  lignes,  il  croit  réparer  une  grande  injustice...  » 


jG  APPENDICE. 


qu'en  un  transport  d'amour  platonique  et  séra- 
phique,  il  s'écrie  : 

3e  veux  hrîder,  pour  m' élever  aux  deux, 
Tout  l'imparfait  de  mon  écorce  humaine, 
M'éternisant  comme  le  fils  d'Alcmène 
Qui  tout  en  feu  s'assit  entre  les  Dieux; 

dans  tous  ces  cas  et  dans  la  plupart  des  autres, 
les  beautés  appartiennent  au  style,  et  nous  avons  à 
nous  féliciter  que  Ronsard  ait  écrit  en  français. 
C'est  cette  considération  particulière  qui  a  surtout 
déterminé  le  présent  éditeur  et  commentateur  de 
Ronsard  à  en  appeler  en  dernier  ressort  auprès  du 
public  d'un  procès  qui  semblait  jugé  à  fond,  et  à 
venir  se  placer,  en  toute  humilité,  comme  défen- 
seur et  partisan  du  vieux  poète,  immédiatement 
au-dessous  de  M'^*^^  de  Gournay  et  Scudéri,  de 
Chapelain  et  de  Colletet  : 

A  toi,  Ronsard,  à  toi,  qu'un  sort  injurieux 
Depuis  deux  siècles  livre  aux  mépris  de  l'histoire, 
J'élève  de  mes  mains  l'autel  expiatoire 
Qui  te  purifiera  d'un  arrêt  odieux. 

Non  que  f  espère  encore,  au  trône  radieux 
D'où,  jadis  tu  régnais,  replacer  ta  mémoire. 
Tu  ne  peux  de  si  bas  remonter  à  la  gloire  : 
Vulcain  impunément  ne  tomba  point  des  deux. 

Mais  qu'un  peu  de  pitié  console  enfin  tes  mânes; 

Que,  déchiré  longtemps  par  des  rires  profanes, 

Ton  nom,d' abord  fameux,  recouvre  un  peu  d'honneur; 


VIE     DE      RONSARD.  77 

Qu'on  dise  :  Il  osa  trop,  mais  l'audace  était  belle  ; 

Il  lassa  sans  la  vaincre  une  langue  rebelle, 

Et  de  moins  grands  depuis  eurent  plus  de  bonheur^ . 

Juillet  1828. 


I.  Ma  conclusion,  après  tout,  n'est  pas  tellement  diffé- 
rente du  jugement  qu'a  porté  Fénelon  sur  Ronsard  dans 
sa  Lettre  à  l'Académie  française  (Projet  de  poétique')  : 
t  Ronsard  avait  trop  entrepris  tout  à  coup.  Il  avait  forcé 
notre  langue  par  des  inversions  trop  hardies  et  obscures: 
c'était  un  langage  cru  et  informe.  Il  y  ajoutait  trop  de 
mots  composés,  qui  n'étaient  point  encore  introduits 
dans  le  commerce  de  la  nation  :  il  parlait  français  en 
grec  malgré  les  Français  mêmes.  Il  n'avait  pas  tort,  ce 
me  semble,  de  tenter  quelque  nouvelle  route  pour  enri- 
chir notre  langue,  pour  enhardir  notre  poésie,  et  pour 
dénouer  notre  versification  naissante.  Mais,  en.  fait  de 
langue,  on  ne  vient  à  bout  de  rien  sans  l'aveu  des 
hommes  pour  lesquels  on  parle.  On  ne  doit  jamais  faire 
deux  pas  à  la  fois  ;  et  il  faut  s'arrêter  dès  qu'on  ne  se 
voit  pas  suivi  de  la  multitude.  La  singularité  est  dange- 
reuse en  tout  :  elle  ne  peut  être  excusée  dans  les  choses 
qui  ne  dépendent  que  de  l'usage.  L'excès  choquant  de 
Ronsard  nous  a  un  peu  jetés  dans  l'extrémité  opposée  : 
on  a  appauvri ,  desséché  et  gêné  notre  langue...  » 

Mot  de  M.  Guizot  sur  Ronsard  dans  un  morceau  sur 
VEtat  de  la  Poéiie  en  France  avant  Corneille  :  «  Les 
hommes  qui  font  les  révolutions  sont  toujours  méprisés 
par  ceux  qui  en  profitent.  » 


'3>> 


PIECES  ET   NOTES 


ANS  tout  ce  qui  précède,  on  l'aura 
pu  remarquer,  je  me  suis  attaché  par- 
ticulièrement aux  choses  précises  et 
au  point  de  vue  français.  Il  ne  m'est 
pas  échappé  pourtant  que  le  rôle  de 
Ronsard  en  France,  comme  importateur  de  rhythme 
et  de  formes  poétiques  nouvelles,  était  à  beaucoup 
d'égards  le  même  que  celui  de  Garcilasso  de  la 
Vega  et  de  Boscan  pour  l'Espagne,  de  Sa  de  Mi- 
randa  pour  le  Portugal,  de  Spencer  en  Angleterre; 
il  règne  un  ton  plus  ou  moins  analogue  entre  tous 
ces  poètes  de  la  Renaissance,  l'initiative  venant  tou- 
jours de  l'Italie.  Ces  diverses  destinées  si  peu  en 
rapport  de  près,  envisagées  de  loin,  prennent  alors 
comme  un  caractère  de  fatalité  et  de  connexion 
entre  elles;  elles  se  rangent  bon  gré  mal  gré  dans 
une  même  zone  littéraire  et  ne  paraissent  plus  dif- 
férer que  par  des  nuances.  Mais  j'ai  toujours  laissé 
ces  vastes  comparaisons  à  qui  de  droit;  c'est  assez 
de  parler  de  ce  que  j'ai  vu  de  près. 

On  serait  tenté  encore  (et  le  goût  du  jour  y 
porte)  de  comparer  nos  poètes  de  la  Renaissance 
venus  du  temps  de  Henri  II   aux  architectes  et 


PIECES     ET     NOTES.  y<) 

sculpteurs  contemporains,  qui  construisirent  et  cise- 
lèrent la  pierre  comme  les  autres  firent  la  strophe 
et  l'ode.  Mais,  même  en  cela,  il  faudrait  prendre 
garde  de  trop  pousser  l'aperçu.  Il  y  aurait  danger 
d'ailleurs  de  courroucer  Ronsard  et  ses  mânes.  Il 
n'acceptait  pas  cet  ordre  de  comparaison.  Il  eut 
de  grands  démêlés  avec  Philibert  Delorme,  l'ar- 
chitecte célèbre  de  Fontainebleau,  des  Tuileries,  du 
château  d'Anet,  et  qui  avait,  comme  lui,  et  plus 
que  lui,  abbayes  et  bénéfices.  Le  poëte  fit  une  sa- 
tire à  ce  sujet,  la  Truelle  crossée,  et  l'on  en  ra- 
conte toutes  sortes  d'anecdotes. 

Nous  bornant  donc  aux  détails  positifs  que  nous 
avons  à  peu  près  épuisés,  nous  ne  demandons  plus 
qu'une  grâce.  Comme  il  ne  nous  est  pas  donné 
dans  cette  réimpression  de  dérouler  de  nouveau 
toutes  nos  preuves,  c'est-à  dire  les  propres  pièces 
du  poëte,  on  nous  accordera  d'en  choisir  deux  ou 
trois  encore  avec  échantillon  de  notre  commentaire. 

Une  des  plus  gracieuses  est  assurément  ce  son- 
net, dans  lequel  une  idée  mélancolique,  souvent 
exprimée  par  les  anciens  et  par  Ronsard  lui-même, 
se  trouve  si  heureusement  renouvelée  : 


Je  vous  envoie  un  bouquet  que  ma  main 
Vient  de  trier  de  ces  Jleurs  épanies  : 
Qui  ne  les  eust  à  ce  vespre  cueillies, 
Cheutes  à  terre  elles  fussent  demain. 

Cela  vous  soit  un  exemple  certain 

Que  vos  beauté^,  bien  qu'elles  soient  fleuries, 


8o  APPENDICE. 


En  peu  de  temps  cherront  toutes  flaitries, 
Et  comme  fleurs  périront  tout  soudain. 

Le  temps  s'en  va,  le  temps  s'en  va,  ma  Dame, 
Las!  le  temps  non,  mais  nous  nous  en  allons, 
Et  tost  serons  estendus  sous  la  lame  : 

Et  des  amours  desquelles  nous  parlons, 
Quand  serons  morts,  n'en  sera  plus  nouvelle  : 
Pour  ce  aymei-moy,  ce  pendant  qu'estes  belle, 

Marulle  avait  dit  : 

Has  violas  atque  hœc  tibi  candida  lilia  mitto  ; 

Legi  hodie  violas,  candida  lilia  heri  : 
Lilia,  ut  instantis  monearis,  virgo,  senectœ, 

Tam  cito  quce  lapsis  marcida  sunt  foliis; 
Illce,  ut  vere  suo  doceant  ver  carpere  vitce. 

Invida  quod  miseris  tam  brève  Parca  dédit. 

Qu'on  lise  surtout  dans  Brunck  (Analecta)  la 
xv^  Epigramme  de  Rufinus  :  «  Je  t'envoie,  ô 
Rodoclée,  cette  couronne,  etc.,  etc..  » 

Souvent  aussi,  au  lieu  d'un  bouquet,  les  Anciens 
•envoyaient  à  leur  maîtresse  une  pomme  (malum) 
comme  gage  et  symbole  d'amour.  On  sait  l'épi- 
gramme  de  Platon  à  Xantippe  :  «  Je  suis  une 
Pomme  :  quelqu'un  qui  t'aime  me  jette  à  toi. 
Consens ,  Xantippe  :  et  moi  et  toi  aussi  nous 
nous  flétrirons.  » 

Ronsard,  de  bonne  heure,  avait  beaucoup  pensé 
à  la  mort,  et  aussi  aux  diverses  chances  hasar- 
deuses de  sa  tentative  littéraire  :   tous  ceux  qui 


PIÈCE»      El'      NOTES.  8l 

aiment  la  gloire  sont  ainsi.  Dès  ses  poésies  pre- 
mières, on  voit  qu'il  avait  conçu  un  pressentiment 
grandiose  et  sombre  de  son  avenir.  Voici  un  ad- 
mirable sonnet  dans  lequel  il  identifie  sa  maîtresse 
Cassandre  avec  l'antique  prophétesse  de  ce  nom  ; 
il  se  fait  prédire  par  elle  ses  destinées  qui  se  sont 
accomplies  presqu'à  la  lettre  : 

((  Avant  le  temps  tes  tempes  fleuriront, 
De  peu  de  jours  ta  fin  sera  bornée, 
Avant  le  soir  se  clorra  ta  journée. 
Trahis  d'espoir  tes  penser  s  périront  : 

«  Sans  me  fleschir  tes  escrits  flétriront, 
En  ton  désastre  ira  ma  destinée, 
Pour  abuser  les  Poètes  je  suis  née. 
De  tes  soupirs  nos  neveux  se  riront  : 

u  Tu  seras  fait  du  vulgaire  la  fable , 

Tu  bastiras  sur  l'incertain  du  sable, 

Et  vainement  tu  peindras  dans  les  deux,  » 

—  Ainsi  disait  la  Nymphe  qui  m'affolle, 
Lorsque  le  Ciel,  tesmoin  de  sa  parolle, 
D'un  dextre  éclair  fut  présage  à  mes  yeux. 

On  pensait  chez  les  anciens  Latins  que  les  foudres 
et  les  éclairs  du  côté  gauche  étaient  signes  et  pré- 
sages de  bonheur;  et  ceux  du  côté  droit,  de  mal- 
heur. —  Avant  le  soir...,  ce  vers  tout  moderne  a 
l'air  d'être  d'André  Chénier.  —  Et  vainement  tu 
peindras  dans  les  deux.  Peindre  dans  les  deux 


82  APPENDICE. 


est  une  expression  pleine  de  splendeur  et  de  ma- 
gnificence 1.  —  Et  puis  tout  ne  s'est-il  pas  vérifié? 
Le  poëte  n'a-t-ii  pas  été  fait  la  fable  du  vulgaire, 
et  ses  neveux  n'ont-ils  pas  ri  de  ses  soupirs? 

Enfin  cette  même  idée  de  la  mort  entrevue  en  un 
jour  de  meilleure  espérance  lui  a  inspiré  une  ode 
aussi  élevée  que  touchante,  et  qui  a  su  trouver 
grâce  auprès  de  ses  plus  moroses  censeurs  2  ; 

DE  L'ÉLECTION  DE  SON  SÉPULCRE 

Antres,  et  vous  fontaines, 
De  ces  roches  hautaines 
Qui  tombei  contre-bas 
D'un  glissant  pas  ; 


1.  Du  moins  elle  nous  semble  telle,  bien  que  dans  le 
temps  peut-être  elle  ait  eu  moins  d'emphase  et  n'ait 
voulu  que  dire  peindre  sur  les  nuages,  sur  les  brouillards. 

2.  Je  demande  bien  pardon  à  M.  Vaultier  de  le  dési- 
gner ainsi  pour  son  travail  sur  Ronsard  inséré  dans  les 
Mémoires  de  l'Académie  de  Caen  (1836).  J'ai  souvent  eu 
l'occasion  de  consulter  avec  profit  et  de  mentionner 
d'estimables  recherches  de  lui  sur  les  époques  anté- 
rieures de  notre  poésie  lyrique.  Mais,  en  abordant  Ron- 
sard, il  me  semble  ne  s'être  pas  assez  préservé  d'une 
sorte  de  mauvaise  humeur  et  presque  d'aigreur,  ce  qui 
est  une  disposition  toujours  peu  favorable  pour  extraire 
la  fleur  des  Muses.  Nous  persistons  à  croire,  malgré  son 
édit,  que  le  nombre  des  pièces  et  morceaux  remarquables 
de  Ronsard  n'est  pas  si  borné  qu'il  le  fait,  et  qu'il  y  a 
lieu  d'en  composer  avec  choix  tout  un  volume  agréable 
à  lire. 


PIÈCES      ET     NOTES  83 

Et  VOUS,  fores t s  et  ondes 
Par  ces  pre\  vagabondes, 
Et  vous,  rives  et  bois, 
Oye\  ma  vois. 

Quand  le  Ciel  et  mon  heure 
Jugeront  qtie  je  mettre. 
Ravi  du  beau  séjour 
Du  commun  jour; 

Je  défens  qu'on  me  rompe 
Le  marbre,  pour  la  pompe 
De  vouloir  mon  tombeau 
Bastir plus  beau. 

Mais  bien  je  veux  qu'un  arbre 
M'ombrage  en  lieu  d'im  marbre, 
Arbre  qui  soit  couvert 
Tous  four  s  de  verd. 

De  moy  puisse  la  Terre 
Engendrer  un  lierre 
M'embrassant  en  maint  tour 
Tout  à  l'en  tour  : 

Et  la  vigne  tortisse  ^ 
Mon  sépulchre  embellisse. 
Faisant  de  toutes  parts 
Un  ombre  espars  ! 

Là  viendront  chaque  année 
A  ma  /este  ordonnée 


I.  Tortisse,  flexueuse. 


84.  APPENDICE. 


Avecques  leurs  taureaux 
Les  pastoureaux  : 

Puis  ayant  fait  l'office 
Du  dévot  sacrifice, 
Parlans  à  l'Islc  ainsi, 
Diront  ceci  1  : 

«  Que  tu  es  renommée 

D'estre,  tombe  nommée 

D'un  de  gui  l'Univers 

Chante  les  vers! 

«   Qui  oncques  en  sa  vie 
Ne  fut  brûlé  d'envie 
D'acquérir  les  honneurs 
Des  grands  Seigneurs; 

«  Ny  n'enseigna  l'usage 
De  l'amoureux  breuvage^ 
Ny  l'art  des  anciens 
Magiciens  ; 

«  Mais  bien  à  nos  campagnes 
Fit  voir  les  Sœurs  compagnes 


I.  Il  songeait  sans  doute,  en  faisant  choix  de  ce  lieu, 
à  son  prieuré  de  Saint-Cosme-e«-/'ij/«  duquel  Du  Perron 
en  son  Oraison  funèbre  du  poëte  a  dit  :  a  Ce  prieuré  est 
situé  en  un  lieu  fort  plaisant,  assis  sur  la  rivière  de 
Loire,  accompagné  de  bocages,  de  ruisseaux,  et  de  tous 
les  ornements  naturels  qui  embellissent  la  Touraine,  de 
laquelle  il  est  comme  l'œil  et  les  délices,..  »  Ronsard, 
en  effet,  y  revint  mourir. 


PIÈCES      ET     NOTES.  85 

Foulantes  V herbe  aux  sojis 
De  ses  chansons. 

«   Car  il  fit  à  sa  Lyre 
Si  bons  accords  eslire, 
Qu'il  orna  de  ses  chants 
Nous  et  nos  champs. 

«  La  douce  Manne  tombe 
A  jamais  sur  sa  tombe, 
Et  l'humeur  que  produit 
En  May  la  nuit. 

«   Tout  à  l'entour  l'emmure 
L'herbe  et  l'eau  qui  murmure, 
L'un  tousjours  verdoyant, 
L'autre  ondoyant. 

«  Et  nous,  ayans  mémoire 
De  sa  fameuse  gloire j 
Luy  ferons  comme  à  Pan 
Honneur  chaque  an.  » 

Ainsi  dira  la  trotipe, 
Versant  de  mainte  coupe 
Le  sang   d'un  agnelet 
Avec  du  lait. 

Dessur  moy,  qui  à  l'heure 
Seray  par  la  demeure 
Oîi  les  heureux  Esprits 
Ont  leur  pourpris. 


8(5  APPENDICE. 


La  gresle  ne  la  nége 
N'ont  tels  lieux  pour  leur  siège, 
Ne  la  foudre  oncques  là 
Ne  dévala. 


Mais  bien  constante  y  dure 
L'immortelle  verdure, 
Et  constant  en  tout  temps 
Le  beau  Printemps. 

Le  soin,  qui  sollicite 
Les  Rois,  ne  les  incite 
Leurs  voisins  ruiner 
Pour  dominer; 

Ains  comme  frères  vivent 
'Et  morts  encore  suivent 
Les  mestiers  qu'ils  avaient 
Quand  ils  vivaient. 

Là,  là,  j'oirray  d'Alcée 
La  Lyre  courroucée, 
Et  Sapphon  qui  sur  tous 
Sonne  plus  dous. 

Combien  ceux  qui  entendent 
Les  chansons  qu'ils  respandent 
Se  doivent  resjoiiir 
De  les  oûir; 

Quand  la  peine  receuë 
Du  rocher  est  deceuë. 


PIÈCES     ET     NOTES.  87 

Et  quand  le  vîel  TantaV 
N'endure  mal  1/ 

La  seule  Lyre  douce 
L'ennuy  des  cœurs  repousse, 
Et  va  l'esprit  jlatant 
De  l'escoutant. 

Cette  pièce  délicieuse,  disais-Je  dans  le  commen- 
taire, réunit  tous  les  mérites.  Les  idées  en  sont 
simples,  douces  et  tristes;  la  couleur  pastorale  n'y 
a  rien  de  fade;  l'exécution  surtout  y  est  parfaite. 
Ce  petit  vers  masculin  de  quatre  syllabes  qui 
tombe  à  la  fin  de  chaque  stance  produit  à  la 
longue  une  impression  mélancolique  :  c'est  comme 
un  son  de  cloche  funèbre^.  On  sait  avec  quel  bon- 
heur M"''^  Tastu  a  employé  ce  même  vers  de 
quatre  syllabes  dans  sa  touchante  pièce  des  Feuilles 
du  saule  : 

L'air  était  pur  ;  un  dernier  jour  d'automne 
En  nous  quittant  arrachait  la  couronne 

Au  front  des  bois; 
Et  je  voyais,  d'une  marche  suivie, 
Fuir  le  soleil,  la  saiso7i  et  ma  vie 

Tout  à  la  fois. 

1.  Puisque  Sysiphe  lui-même  en  oublie  son  rocher  et 
Tantale  sa  soif. 

2.  Les  odes  de  Ronsard  se  chantaient  :  un  nommé 
Mabile  de  Rennes  chantait  sur  la  viole  les  odes  à 
Cassandre  et  y  mettait  une  expression  qui  produisait 
beaucoup  d'effet.  (Voir  les  Contes  d'Eutrapel,  chap.  xix, 
intitulé  Musique  d'Eutrapel.) 


88  APPENDICE. 


En  rapprochant  le  petit  vers  de  celui  de  six  syl- 
labes avec  lequel  il  rime,  Ronsard  a  été  plus 
simple  encore.  Au  reste,  il  a  très-bien  compris 
qu'à  une  si  courte  distance  une  grande  richesse 
de  rime  était  indispensable,  et  il  s'est  montré  ici 
plus  rigoureux  sur  ce  point  qu'à  son  ordinaire. 
C'est  en  effet  une  loi  de  notre  versification  que,  plus 
les  rimes  correspondantes  se  rapprochent,  plus 
elles  doivent  être  riches  et  complètes. 

Mais  il  faut  se  borner.  Une  seule  bagatelle  en- 
core, ineptiola  ;  on  les  passe  aux  commentateurs 
Et  puis,  c'est  mon  post-scriptum,  et  j'y  tiens. 
Quand  un  navigateur  antique  avait  fini  sa  course, 
il  tirait  le  vaisseau  sur  le  rivage  et  le  dédiait  à  la 
divinité  du  lieu,  à  Neptune  sauveur  ;  et  chez 
Théocrite,  nous  voyons  Daphnis  dédier  à  Pan  ses 
chalumeaux,  sa  houlette  et  la  besace  où  il  avait 
coutume  de  porter  ses  pommes.  C'est  ainsi  qu'en 
i8a8,  mon  choix  de  Ronsard  terminé,  j'avais  dit 
adieu  au  vieux  poëte,  et  le  bel  exemplaire  in-folio 
sur  lequel  avaient  été  pris  les  extraits  était  resté  dé- 
posé aux  mains  de  Victor  Hugo,  à  qui  je  le  dédiai 
par  cette  épigraphe  :  Au  plus  grand  Inventeur 
de  rhythmes  lyriques  qu'ait  eu  la  Poésie  fran- 
çaise depuis  Ronsard^.  Or  cet  exemplaire  à  grandes 


I.  Je  retrouve  le  titre  plus  exact  dans  un  spirituel 
article  de  M.  Edouard  Laboulaye,  concernant  le  Cata- 
logue de  la  bibliothèque  de  M.  Charles  Giraud  (^Journal 
des  Débats  au.  ii  mars  1855);  le  bel  exemplaire  en  effet 
a  eu,  lui  aussi,  ses  fortunes  diverses  et  a  plus  d'une  fois 
changé  de  maître.  Voici  l'inscription  textuelle  qui  se  lit 


PIÈCES     ET     NOTES.  89 

marges    était    bientôt  devenu  une  sorte    d'Album 
où    chaque  poiite  de  1828  et  des  années  qui  sui- 
virent laissait  en  passant  quelque  strophe',  quelque 
marque  de  souvenir.  Mais  voilà  qu'un  écrivain  de 
nos  amis  et  qui  dit  être  de  nos  confidents,  publiant 
deux  gros  volumes  sur  le  Travail  intellectuel  en 
France  au  xix*  siècle,  a  Jugé  ce  fait  capital  digne 
de  mention.    Jusque-là  tout  est   bien,  et  de  telles 
mentions  chatouillent;  mais  l'honorable  écrivain, 
en   général  très-préoccupé   de   trouver  partout  le 
christianisme,  s'est  avisé  par  inadvertance  de  trans- 
former le  Ronsard  en  une  Bible   dont   les  poètes 
de  la  moderne  Pléiade  auraient  fait  leur  Album.  Oh  ! 
pour  le  coup  ceci  est  trop  fort,  et  il  importe  de  se 
mettre  à  tout  hasard  en  garde  contre  ceux  qui  se- 
raient tentés  de  crier  à  l'impiété,  bien  à  meilleur 
droit  qu'on  ne  fit  contre  le  fameux  bouc  de  Jodelle. 
Que  la  postérité  le  sache  donc  et  ne  l'oublie  pas, 
cette    prétendue   Bible   in-folio,    enregistrée    par 
M.  Amédée  Duquesnel,  était   tout    simplement  le 
Ronsard  émérite.  Il  renferme,  il  enserre,  hélas  ! 
bien  des  noms  qui  ne  sont  plus  que  là  rapprochés 
et  réunis  :  hic  jacent. 

en    tête  :    «  Au    plus  grand    inventeur    lyrique  que    la 
Poésie  française  ait  eu  depuis  Ronsard, 

«  Le  très-humble  commentateur  de  Ronsard, 
«  S.-B.  » 


FIN     DE     L  APPENDICE, 


Ici  commence  à  proprement  parler  une  seconde 
partie  de  cette  publication,  et  comme  la  seconde 
moitié  qui  ne  se  rattache  que  librement  à  la  pre- 
mière. Elle  se  compose  de  divers  portraits  et  ap- 
préciations littéraires  qui  n'ont  paru  que  plus  ou 
moins  longtemps  après  notre  premier  travail,  et 
qui  sont  nés  de  l'occasion  ou  du  désir  de  complé- 
ter et  de  réparer.  A  un  certain  moment,  en  effet, 
m'étant  aperçu  que  cet  ancien  travail,  faute  de  se 
réimprimer,  restait  à  découvert  avec  toutes  sortes 
de  petites  brèches  comme  une  place  mal  entrete- 
nue, j'ai  eu  l'idée  de  jeter  en  avant  un  ensemble 
de  morceaux  supplémentaires  comme  des  espèces 
de  petits  forts  détachés  qui  seraient  ma  garantie 
contre  la  critique,  au  cas  qu'elle  se  mît  en  cam- 
pagne. Pourtant,  des  huit  morceaux  qui  suivent, 
le  premier,  qui  établit  un  rapprochement  entre 
Régnier  et  Chénier  et  qui  parut  dès  1829,  ne  rentre 
pas  dans  ce  plan  subsidiaire.  Quant  au  dernier 
portrait,  qui  a  pour  objet  Clotilde  de  Surville,  j'ai 
cru  devoir  le  joindre  aux  autres,  quoiqu'il  n'y  ait 
pas  là  de  poëte  du  xvi*^  siècle,  ni  même  du  xv^  ;  mais 
j'y  ai  touché  bien  des  points  qui  tiennent  à  ces 
mêmes  études. 


MATHURIN    REGNIER 


ET 


ANDRÉ    CHÉNIER 


AXONS -NOUS  de  le  dire,  ce  n'est  pas 
ici  un  rapprochement  à  antithèses,  un 
parallèle  académique  que  nous  pré- 
tendons faire.  En  accouplant  deux 
hommes  si  éloignés  par  le  temps  oîi 
ils  ont  vècUj  si  différents  par  le  genre  et  la  na- 
ture de  leurs  œuvres,  nous  ne  nous  soucions  pas 
de  tirer  quelques  étincelles  plus  ou  moins  vives, 
de  faire  jouer  à  l'œil  quelques  reflets  de  surface 
plus  ou  moins  capricieux.  C'est  une  vue  essen- 
tiellement logique  qui  nous  mène  à  joindre  ces 
noms,  et  parce  que,  des  deux  idées  poétiques  dont 
ils  sont  les  types  admirables,  l'une,  sitôt  qu'on 
l'approfondit,  appelle  l'autre  et  en  est  le  complé- 
ment. Une  voix  pure,  mélodieuse  et  savante,  un 
front  noble  et  triste,  le  génie  rayonnant  de  jeu- 
nesse, et,  parfois,  l'œil  voilé  de  pleurs;  la  volupté 
dans  toute  sa  fraîcheur  et  sa  décence;  la  nature 


92  MATHURIN     REGNIER 

dans  ses  fontaines  et  ses  ombrages;  une  flûte  de 
buis,  un  archet  d'or,  une  lyre  d'ivoire;  le  beau 
pur,  en  un  mot,  voilà  André  Chcnier.  Une  conver- 
sation brusque,  franche  et  à  saillies;  nulle  préoc- 
cupation d'art,  nul  quant  à  soi;  une  bouche  de 
satyre  aimant  encore  mieux  rire  que  mordre;  de 
la  rondeur,  du  bon  sens;  une  malice  exquise,  par 
instant  une  amère  éloquence  ;  des  récits  enfumés 
de  cuisine,  de  taverne  et  de  mauvais  lieux  ;  aux 
mains,  en  guise  de  lyre,  quelque  instrument  bouf- 
fon, mais  non  criard;  en  un  mol,  du  laid  et  du 
grotesque  à  foison,  c'est  ainsi  qu'on  peut  se  figu- 
rer en  gros  Mathurin  Régnier.  Placé  à  l'entrée  de 
nos  deux  principaux  siùcles  littéraires,  il  leur 
tourne  le  dos  et  regarde  le  xvi*;  il  y  tend  la  m.ain 
aux  aïeux  gaulois  ,  à  Montaigne  ,  à  Ronsard  ,  à 
Rabelais,  de  même  qu'André  Chénier,  jeté  à  l'issue 
de  ces  deux  mêmes  siècles  classiques ,  tend  déjà 
les  bras  au  nôtre,  et  semble  le  frère  aîné  des  poêles 
nouveaux.  Depuis  1613,  année  où  Régnier  mou- 
rut, jusqu'en  1782,  année  où  commencèrent  les 
premiers  chants  d'André  Chénier,  je  ne  vois,  en 
exceptant  les  dramatiques,  de  poëte  parent  de  ces 
deux  grands  hommes  que  La  Fontaine,  qui  en  est 
comme  un  mélange  agréablement  tempéré.  Rien 
donc  de  plus  piquant  et  de  plus  instructif  que  d'étu- 
dier dans  leurs  rapports  ces  deux,  figures  origi- 
nales, à  physionomie  presque  contraire  ,  qui  se 
tiennent  debout  en  sens  inverse,  chacune  à  un 
isthme  de  notre  littérature  centrale,  et,  comblant 
l'espace  et  la  durée  qui  les  séparent,  de  les  ados- 
ser l'une  à  l'autre,  de  les  joindre  ensemble  par  la 


ET     ANDRE     C  H  E  N  I  E  R.  9j 

pensée,  comme  le  Janus  de  notre  poésie.  Ce  n'est 
pas  d'ailleurs  en  différences  et  en  contrastes  que 
se  passera  toute  cette  comparaison  :  Régnier  et 
Chénier  ont  cela  de  commun,  qu'ils  sont  un  peu 
en  dehors  de  leurs  époques  chronologiques,  le  pre- 
mier plus  en  arrière,  le  second  plus  en  avant,  et 
qu'ils  échappent  par  indépendance  aux  règles  arti- 
ficielles qu'on  subit  autour  d'eux.  Le  caractère  de 
leur  style  et  l'allure  de  leurs  vers  sont  les  mêmes, 
et  abondent  en  qualités  pareilles;  Chénier  a  re- 
trouvé par  instinct  et  étude  ce  que  Régnier  faisait 
de  tradition  et  sans  dessein;  ils  sont  uniques  en 
ce  mérite,  et  notre  jeune  école  chercherait  vaine- 
ment deux  maîtres  plus  consommés  dans  l'art 
d'écrire  en  vers. 

Mathurin  était  né  à  Chartres,  en  Beauce;  André, 
à  Byzance,  en  Grèce;  tous  deux  se  montrèrent 
poètes  dès  l'enfance.  Tonsuré  de  bonne  heure, 
élevé  dans  le  jeu  de  paume  et  le  tripot  de  son  père, 
qui  aimait  la  table  et  le  plaisir,  Régnier  dut  au 
célèbre  abbé  de  Tiron,  son  oncle,  les  premiers 
préceptes  dé  versification,  et,  dès  qu'il  fut  en  âge, 
quelques  bénéfices  qui  ne  l'enrichirent  pas.  Puis  il 
fut  attaché  en  qualité  de  chapelain  à  l'ambassade 
de  Rome,  ne  s'y  amusa  que  médiocrement;  mais, 
comme  Rabelais  avait  fait,  il  y  attaqua  de  préférence 
les  choses  par  le  côté  de  la  raillerie.  A  son  retour, 
il  reprit,  plus  que  jamais,  son  train  de  vie  qu'il 
n'avait  guère  interrompu  en  terre  papale,  et  mou- 
rut de  débauche  avant  quarante  ans.  Né  d'un  sa- 
vant ingénieux  et  d'une  Grecque  brillante,  André 
quitta  très-jeune  Byzance,  sa  patrie;  mais  il  y  rêva 


9+  MATHURIN     REGNIF,  R 

souvent  dans  les  délicieuses  vallées  du  Languedoc, 
où  il  fut  élevé;  et  lorsque  plus  tard,  entré  au  col- 
lège de  Navarre,  il  apprit  la  plus  belle  des  langues, 
il  semblait,  comme  a  dit  M. Villemain,  se  souvenir 
des  jeux  de  son  enfance  et  des  chants  de  sa  mère. 
Sous-lieutenant  dans  Angoumois,  puis  attaché  à 
l'ambassade  de  Londres,  il  regretta  amèrement  sa 
chère  indépendance,  et  n'eut  pas  de  repos  qu'il  ne 
l'eût  reconquise.  Après  plusieurs  voyages,  retiré 
aux  environs  de  Paris,  il  commençait  une  vie  heu- 
reuse dans  laquelle  l'étude  et  l'amitié  empiétaient 
de  plus  en  plus  sur  les  plaisirs,  quand  la  Révolu- 
tion éclata.  Il  s'y  lança  avec  candeur,  s'y  arrêta  à 
propos,  y  fit  la  part  équitable  au  peuple  et  au 
prince,  et  mourut  sur  l'échafaud  en  citoyen,  se 
frappant  le  front  en  poëte.  L'excellent  Régnier,  né 
et  grandi  pendant  les  guerres  civiles,  s'était  en- 
dormi en  bon  bourgeois  et  en  joyeux  compagnon 
au  sein  de  l'ordre  rétabli  par  Henri  IV. 

Prenant  successivement  les  quatre  ou  cinq 
grandes  idées  auxquelles  d'ordinaire  puisent  les 
poètes,  Dieu,  la  nature,  le  génie,  l'art,  l'amour, 
la  vie  proprement  dite,  nous  verrons  comme  elles 
se  sont  révélées  aux  deux  hommes  que  nous  étu- 
dions en  ce  moment,  et  sous  quelle  face  ils  ont 
tenté  de  les  reproduire.  Et  d'abord,  à  commencer 
par  Dieu ,  ab  Jove  principium,  nous  trouvons,  et 
avec  regret,  que  cette  magnifique  et  féconde  idée 
est  trop  absente  de  leur  poésie,  et  qu'elle  la  laisse 
déserte  du  côté  du  ciel.  Chez  eux,  elle  n'apparaît 
même  pas  pour  être  contestée  ;  ils  n'y  pensent  ja- 
mais, et  s'en  passent,  voilà  tout.    Ils  n'ont  assez 


ET     ANDRE     CHENIER. 


9S 


longtemps  vécu,  ni  l'un  ni  l'autre,  pour  arriver,  au 
sortir  des  plaisirs,  à  cette  philosophie  supérieure 
qui  relève  et  console.  La  corde  de  Lamartine  ne 
vibrait  pas  en  eux.  Épicuriens  et  sensuels,  ils  me 
font  l'efifet,  Régnier,  d'un  abbé  romain  ;  Chénier, 
d'un  Grec  d'autrefois.  Chénier  était  un  païen  ai- 
mable, croyant  à  Paies,  à  Vénus,  aux  Muses  i;  un 
Alcibiade  candide  et  modeste,  nourri  de  poésie, 
d'amitié  et  d'amour.  Sa  sensibilité  est  vive  et  ten- 
dre; mais,  tout  en  s'attristant  à  l'aspect  de  la  mort, 
il  ne  s'élève  pas  au-dessus  des  croyances  de  Tibulle 
et  d'Horace  : 

Aujourd'hui  qu'ail  tombeau  je  suis  prêt  à  descendre, 
Mes  amis,  dans  vos  mains  Je  dépose  ma  cendre. 
Je  ne  veux  point,  couvert  d'un  funèbre  linceuil, 
Que  les  pontifes  saints  autour  de  mon  cercueil, 
Appelés  aux  accents  de  l'airain  lent  et  sombre^ 
De  leur  chant  lamentable  accompagnent  mon  ombre, 


I.  Je  lis  dans  les  notes  d'un  voyage  d'Italie  :  «  Vers 
le  même  temps  où  se  retrouvaient  à  Pompéi  toute  une 
ville  antique  et  tout  l'art  grec  et  romain  qui  en  sortait 
graduellement,  piquante  coïncidence  !  André  Chénier, 
un  poète  grec  vivant,  se  retrouvait  aussi.  En. parcourant 
cet  admirable  musée  de  statuaire  antique  à  Naples,  je 
songeais  à  lui  ;  la  place  de  sa  poésie  est  entre  toutes  ces 
Vénus,  ces  Ganymèdes  et  ces  Bacchus;  c'est  là  son 
monde.  Sa  jeune  Tarentine  y  appartient  exactement^  et 
je  ne  cessais  de  l'y  voir  en  figure.  —  La  poésie  d'André 
Chénier  est  l'accompagnement  sur  la  flûte  et  sur  la  lyre 
de  tout  cet  art  de  marbre  retrouvé.  » 


Ç6  MATHURIN     REGNIER 

Et  SOUS  des  murs  sacrés  aillent  ensevelir 

Ma  vie  et  ma  dépouille,  et  tout  mon  souvenir. 

Il  aime  la  nature,  il  l'adore,  et  non-seulement  dans 
ses  variétés  riantes,  dans  ses  sentiers  et  ses  buissons, 
mais  dans  sa  majesté  éternelle  et  sublime,  aux 
Alpes,  au  Rhône,  aux  grèves  de  l'Océan.  Pourtant 
l'émotion  religieuse  que  ces  grands  spectacles 
excitent  dans  son  âme  ne  la  fait  jamais  se  fondre 
en  prière  sous  le  poids  de  l'infini.  C'est  une  émo- 
tion religieuse  et  philosophique  à  la  fois,  comme 
Lucrèce  et  Buffon  pouvaient  en  avoir,  comme  son 
ami  Le  Brun  était  capable  d'en  ressentir.  Ce  qu'il 
admire  le  plus  au  ciel ,  c'est  tout  ce  qu'une  phy- 
sique savante  lui  en  a  dévoilé;  ce  sont  les  mondes 
roulayit  dans  les  fieuves  d'éther,  les  astres  et  leurs 
poids,  leurs  formes,  leurs  distances  : 

Je  voyage  avec  eux  dans  leurs  cercles  immenses; 
Comme  eux,  astre,  soudain  je  m'entoure  de  feux, 
Dans  l'éternel  concert  je  me  place  avec  eux; 
En  moi  leurs  doubles  lois  agissent  et  respirent; 
Je  sens  tendre  vers  eux  mon  globe  qu'ils  attirent  : 
Sur  moi  qui  les  attire  ils  pèsent  à  leur  tour. 

On  dirait,  chose  singulière  !  que  l'esprit  du  poëte 
se  condense  et  se  matérialise  à  mesure  qu'il  s'agran- 
dit et  s'élève.  II  ne  lui  arrive  jamais,  aux  heures 
de  rêverie,  de  voir,  dans  les  étoiles,  desfleurs  di- 
vines qui  jonchent  les  parvis  du  saint  lieu,  des 
âmes  heureuses  qui  respirent  un  air  plus  pur,  et  qui 
parlent,  durant  les  nuits,  un  mystérieux  langage 
aux  âmes  humaines.  Je  lis,  à  ce  propos,  dans  un 


ET     ANDRE     CHENIER.  97 

ouvrage  inédit,  le  passage  suivant,  qui  revient  à 
ma  pensée  et  la  complète  : 

«  Lamartine,  assare-t-on,  aime  peu  et  n'estime 
guère  André  Chénier  :  cela  se  conçoit.  André  Ché- 
nier,  s'il  vivait,  devrait  comprendre  bien  mieux 
Lamartine  qu'il  n'est  compris  de  lui.  La  poésie 
d'André  Chénier  n'a  point  de  religion  ni  de  mys- 
ticisme ;  c'est,  en  quelque  sorte,  le  paysage  dont 
Lamartine  a  fait  le  ciel  ,  paysage  d'une  infinie  va- 
riété et  d'une  immortelle  jeunesse,  avec  ses  forêts 
verdoyantes,  ses  blés,  ses  vignes,  ses  monts,  ses 
prairies  et  ses  fleuves  ;  mais  le  ciel  est  au-dessus, 
avec  son  azur  qui  change  à  chaque  heure  du  jour, 
avec  ses  horizons  indécis,  ses  ondoyantes  lueurs  du 
matin  et  du  soir,  et  la  nuit,  avec  ses  Heurs  d'or, 
dont  le  lis  est  jaloux.  Il  est  vrai  que  du  milieu 
du  paysage,  tout  en  s'y  promenant  ou  couché  à  la 
renverse  sur  le  gazon,  on  jouit  du  ciel  et  de  ses 
merveilleuses  beautés,  tandis  que  l'œil  iiumain,  du 
haut  des  nuages,  l'œil  d'Elie  sur  son  char,  ne  ver- 
rait en  bas  la  terre  que  comme  une  masse  un  peu 
confuse.  Il  est  vrai  encore  que  le  paysage  réfléchit 
le  ciel  dans  ses  eaux,  dans  la  goutte  de  rosée  aussi 
bien  que  dans  le  lac  immense,  tandis  que  le  dôme 
du  ciel  ne  réfléchit  pas  les  images  projetées  de  la 
terre.  Mais,  après  tout,  le  ciel  est  toujours  le  ciel, 
et  rien  n'en  peut  abaisser  la  hauteur.  »  Ajoutez, 
pour  être  juste,  que  le  ciel  qu'on  voit  du  milieu 
du  paysage  d'André  Chénier,  ou  qui  s'y  réfléchit, 
est  un  ciel  pur,  serein,  étoile,  mais  physique;  et 
que  la  terre  aperçue  par  le  poëte  sacré,  de  dessus 
son  char  de  feu,  toute  confuse  qu'elle  paraît,  est 


çS  MATHURIN     REGNIER 

déjà  une  terre  plus  que  terrestre  pour  ainsi  dire, 
harmonieuse,  ondoyante,  baignée  de  vapeurs  et 
idéalisée  par  la  distance. 

Au  premier  abord,  Régnier  semble  encore  moins 
religieux  que  Chénier.  Sa  profession  ecclésiastique 
donne  aux  écarts  de  sa  conduite  un  caractère  plus 
sérieux  et  en  apparence  plus  significatif.  On  peut  se 
demander  si  son  libertinage  ne  s'appuyait  pas  d'une 
impiété  systématique,  et  s'il  n'avait  pas  appris  de 
quelque  abbé  romain  l'athéisme,  assez  en  vogue 
en  Italie  vers  ce  temps-là.  De  plus ,  Régnier,  qui 
avait  vu  dans  ses  voyages  de  grands  spectacles 
naturels,  ne  paraît  guère  s'en  être  ému.  La  cam- 
pagne, le  silence,  la  solitude  et  tout  ce  qui  ramène 
plus  aisément  l'âme  à  elle-même  et  à  Dieu  ,  font 
place,  en  ses  vers,  au  fracas  des  rues  de  Paris,  à 
l'odeur  des  tavernes  et  des  cuisines,  aux  allées  in- 
fectes des  plus  misérables  taudis.  Pourtant  Régnier, 
tout  épicurien  et  débauché  qu'on  le  connaît ,  est 
revenu ,  vers  la  fin  et  par  accès,  à  des  sentiments 
pieux  et  à  des  repentirs  pleins  de  larmes.  Quelques 
sonnets,  un  fragment  de  poëme  sacré  et  des  stances 
en  font  témoignage.  Il  est  vrai  que  c'est  par  ses 
douleurs  physiques  et  par  les  aiguillons  de  ses 
maux  qu'il  semble  surtout  amené  à  la  contrition 
morale.  Régnier,  dans  le  cours  de  sa  vie ,  n'eut 
qu'une  grande  et  seule  affaire  :  ce  fut  d'aimer  les 
femmes,  toutes  et  sans  choix.  Ses  aveux  là-dessus 
ne  laissent  rien  à  désirer: 

Or  moy  gui  suis  tout  Jlame  et  de  nuict  et  de  jour, 
Qui  n'haleine  que  feu,  ne  respire  qu'amour, 


ET     ANDRE    CHENIER.  ÇQ 

Je  me  laisse  emporter  à  mes  fiâmes  communes, 
Et  cours  sou\  divers  vents  de  diverses  fortunes. 
Ravy  de  tous  objects,  fayme  si  vivement 
Que  je  n'ay  pour  l'amour  ny  choix  ny  jugement. 
De  toute  eslection  mon  ame  est  despourveue, 
Et  nul  object  certain  ne  limite  ma  veue. 
Toute  femme  m'agrée 

Ennemi  déclaré  de  ce  qu'il  appelle  l'honneur, 
c'est-à-dire  de  la  délicatesse,  préférant  comme 
d'Aubigné  Vestre  au  parestre,  il  se  contente  d'un 
amour  facile  et  de  peu  de  défense: 

Aymer  en  trop  haut  lieu  une  dame  hautaine. 
C'est  aymer  en  souci  le  travail  et  la  peine, 
C'est  nourrir  son  amoiir  de  respect  et  de  soin. 

La  Fontaine  était  du  même  avis  quand  il  préfé- 
rait ingénument  les  Jeannetons  aux  Climènes.  Ré- 
gnier pense  que  le  même  feu  qui  anime  le  grand 
poëte  échauffe  aussi  l'ardeur  amoureuse,  et  il  ne 
serait  nullement  fâché  que,  chez  lui,  la  poésie  lais- 
sât tout  à  l'amour.  On  dirait  qu'il  ne  fait  des  vers 
qu'à  son  corps  défendant  ;  saverve  l'importune,  et  il 
ne  cède  au  génie  qu'à  la  dernière  extrémité.  Si 
c'était  en  hiver  du  moins,  en  décembre,  au  coin 
du  feu,  que  ce  maudit  génie  vînt  le  lutiner!  On 
n'a  rien  de  mieux  à  faire  alors  que  de  lui  donner 
audience  : 

Mais  atix  jours  les  plus  beaux  de  la  saison  nouvelle 
Que  Zéphire  en  ses  rets  surprend  Flore  la  belle, 


lOO  MATHURIN     REGNIER 

Qiie  dans  l'air  les  oiseaux,  les  poissons  en  la  mer, 
Se  plaignent  doucement  du  mal  qui  vient  d'aymer, 
Ou  bien  lorsque  Cérès  de  fourment  se  couronne, 
Ou  que  Bacchus  soupire  amoureux  de  Pomone, 
Ou  lorsque  le  safran,  la  dernière  des  fleurs, 
Dore  le  Scorpion  de  ses  belles  couleurs; 
C'est  alors  que  la  verve  insolemment  m'outrage. 
Que  la  raison  forcée  obéit  à  la  rage, 
Et  que,  sans  nul  respect  des  hommes  ou  du  lieu. 
Il  faut  que  f  obéisse  aux  fureurs  de  ce  Dieu. 

Oh!  qu'il  aimerait  bien  mieux,  en  honnête  com- 
pagnon qu'il  est, 

S'égayer  au  repos  que  la  cajnpagne  donne, 
Et,  sans  parler  curé,  doyen,  chantre  ou  Sorbonne, 
D'un  bon  mot  faire  rire,  en  si  belle  saison. 
Vous,  vos  chiens  et  vos  chats,  et  toute  la  maison! 

On  le  voit,  l'art,  à  le  prendre  isolément,  tenait 
peu  de  place  dans  les  idées  de  Régnier;  il  le  pra- 
tiquait pourtant,  et,  si  quelque  grammarien  chi- 
caneur le  poussait  sur  ce  terrain,  il  savait  s'y  dé- 
fendre en  maître  :  témoin  sa  belle  satire  neuvième 
contre  Malherbe  et  les  puristes.  Il  y  flétrit  avec 
une  colère  étincelante  de  poésie  ces  réformateurs 
mesquins,  ces  regratteurs  de  mots,  qui  prisent  un 
style  pluiôt  pour  ce  qui  lui  manque  que  pour  ce 
qu'il  a,  et,  leur  opposant  le  portrait  d'un  génie 
véritable  qui  ne  doit  ses  grâces  qu'à  la  nature,  il 
se   peint  tout   entier  dans  ce  vers  d'inspiration  : 

Les  nonchalances  sont  ses  plus  grands  artifices. 


ET     ANDRE     CHENIER. 


Déjà  il  avait  dit  : 

La  verve  quelquefois  s'égaye  en  la  licence. 

Mais  là  où  Régnier  surtout  excelle,  c'est  dans 
la  connaissance  de  la  vie,  dans  l'expression  des 
mœurs  et  des  personna^^es,  dans  la  peinture  des 
intérieurs  ;  ses  satires  sont  une  galerie  d'admirables 
portraits  flamands.  Son  poëte,  son  pédant,  son  fat, 
son  docteur,  ont  trop  de  saillie  pour  s'oublier  ja- 
mais,  une  fois  coimus.  Sa  fameuse  Macette,  qui 
est  la  petite-fille  de  Patelin  et  l'aïeule  de  Tartufe^ 
montre  jusqu'où  le  génie  de  Régnier  eût  pu  at- 
teindre sans  sa  fin  prématurée.  Dans  ce  chef- 
d'œuvre,  une  ironie  amère,  une  vertueuse  indigna- 
tion, les  plus  hautes  qualités  de  poésie,  ressortent 
du  cadre  étroit  et  des  circonstances  les  plus  mi- 
nutieusement décrites  de  la  vie  réelle.  Et  comme 
si  l'aspect  de  l'hypocrisie  libertine  avait  rendu 
Régnier  à  de  plus  chastes  délicatesses  d'amour,  il 
nous  y  parle,  en  vers  dignes  de  Chénier,  de 

la  belle  en  qui  j'ai  la  pensée 

D'un  doux  imaginer  si  doiicement  blessée, 
Qu'aymants  et  bien  aymés ,  en  nos  doux  passe-temps, 
Nous  rendons  en  amour  jaloux  les  plus  contents. 

Régnier  avait  le  cœur  honnête  et  bien  placé  ;  à 
part  ce  que  Chénier  appelle  les  douces  faiblesses, 
i!  ne  coinposait  pas  avec  les  vices.  Indépendant 
de  caractère  et  de  parler  franc,  il  vécut  à  la  cour 
et  avec  les  grands  seigneurs  sans  ramper  ni  flatter. 
André  Chénier  aima  les  femmes  non  moins  vi- 


102  MATHURIN     REGNIER 

vement  que  Régnier,  et  d'un  amour  non  moins  sen- 
suel, mais  avec  des  différences  qui  tiennent  à  son  siè- 
cle et  à  sa  nature.  Ce  sont  des  Phrynés,  sans  doute, 
du  moins  pour  la  plupart,  mais  galantes  et  de  haut 
ton;  non  plus  des  Alitons  ou  des  Je<3?2«es  vulgaires 
en  de  fétides  réduits.  Il  nous  introduit  au  boudoir 
de  Glycère  ;  et  la  belle  Amélie,  et  Rose  à  la  danse 
nonchalante,  et  Julie  au  rire  étincelant,  arrivent 
à  la  fête;  l'orgie  est  complète  et  durera  jusqu'au 
matin,  O  Dieu!  si  Camille  le  savait!  Qu'est-ce 
donc  que  cette  Camille  si  sévère?  Mais,  dans  l'une 
des  nuits  précédentes,  son  amant  ne  l'a-t-il  pas 
surprise  elle-même  aux  bras  d'un  rival?  Telles 
sont  les  femmes  d'André  Chénier,  des  Ioniennes 
de  Milet,  de  belles  courtisanes  grecques,  et  rien 
de  plus.  Il  le  sentait  bien,  et  ne  se  livrait  à  elles 
que  par  instants,  pour  revenir  ensuite  avec  plus 
d'ardeur  à  l'étude,  à  la  poésie,  à  l'amitié.  «  Cho- 
qué, dit-il  quelque  part  dans  une  prose  énergique, 
trop  peu  connue  1,  choqué  de  voir  les  lettres  si  pros- 
ternées et  le  genre  humain  ne  pas  songer  à  relever 
sa  tète,  je  me  livrai  souvent  aux  distractions  et 
aux  égarements  d'une  jeunesse  forte  et  fougueuse; 
mais  toujours  dominé  par  l'amour  de  la  poésie, 
des  lettres  et  de  l'étude,  souvent  chagrin  et  décou- 
ragé par  la  fortune  ou  par  moi-mêm€,  toujours 
soutenu  par  mes  amis,  je  sentis  que  mes  vers  et 
ma  prose,  goûtés  ou   non,  seraient  mis  au  rang 

I.  Premier  chapitre  d'un  ouvrage  sur  les  causes  et  les 
effets  de  la  perfection  et  de  la  décadence  des  lettres. 
(^Edit.  de  M.  Robert.) 


ET     ANDRE      C  H  E  N  I  E  R.  IO3 

du  petit  nombre  d'ouvrages  qu'aucune  bassesse 
n'a  flétris.  Ainsi,  même  dans  les  chaleurs  de  l'âge 
et  des  passions,  et  même  dans  les  instants  où  la 
dure  nécessité  a  interrompu  mon  indépendance, 
toujours  occupé  de  ces  idées  favorites,  et  chez  moi, 
en  voyage,  le  long  des  rues,  dans  les  promenades, 
méditant  toujours  sur  l'espoir,  peut-être  insensé, 
devoir  renaître  les  bonnes  disciplines,  et  cherchant 
à  la  fois  dans  les  histoires  et  dans  Ja  nature  des 
choses  les  causes  et  les  effets  de  la  perfection  et  de 
la  décadence  des  lettres,  j'ai  cru  qu'il  serait  bien 
de  resserrer  en  un  livre  simple  et  persuasif  ce  que 
nombre  d'années  m'ont  fait  mîirir  de  réflexions 
sur  ces  matières.  »  André  Chénier  nous  a  dit  le 
secret  de  son  âme  :  sa  vie  ne  fut  pas  une  vie  de 
plaisir,  mais  d'art,  et  tendait  à  se  purifier  de  plus 
en  plus.  Il  avait  bien  pu,  dans  un  moment  d'a- 
moureuse ivresse  et  de  découragement  moral, 
écrire  à  De  Pange  : 

Sans  les  dons  de  Vénus  quelle  serait  la  vie? 

Dès  l'instant  oie  Vénus  me  doit  être  ravie, 

Que  je  meure!  sans  elle  ici-bas  rien  n'est  doux  ^. 

Mais  bientôt  il  pensait  sérieusement  au  temps  pro- 
chain où  fuiraient  loin  de  lui  les  jours  couronnés 
de  rose;  il  rêvait,  aux  bords  de  la  Marne,  quelque 


I.  Ces  vers  et  toute  la  fin  de  l'élégie  XXXIII  sont  une 
imitation  et  une  traduction  des  fragments  divers  qui 
nous  restent  de  l'élégiaque  Mimnerme  :  Chénier  les  a 
enchâssés  dans  une  sorte  de  trame. 


10+  MATHURIN     REGNIER 

retraite  indépendante  et  pure,  quelque  saint  loisir, 
où  les  beaux-arts,  la  poésie,  la  peinture  (car  il 
peignait  voloniiers),  le  consoleraient  des  voluptés 
perdues,  et  où  l'entoureraient  un  petit  nombre 
d'amis  de  son  choix.  André  Chénier  avait  beau- 
coup réfléchi  sur  l'amitié,  et  y  portait  des  idées 
sages,  des  principes  sûrs,  applicables  en  tous  les 
temps  de  dissidences  littéraires  :  «  J'ai  évité,  dit-il, 
de  me  lier  avec  quaniiié  de  gens  de  bien  et  de 
mérite,  dont  il  est  honorable  d'être  l'ami  et  utile 
d'être  l'auditeur,  mais  que  d'autres  circonstances 
ou  d'autres  idées  ont  fait  agir  et  penser  autrement 
que  moi.  L'amitié  et  la  conversation  familière 
exigent  au  moins  une  conformité  de  principes  :  sans 
cela,  les  disputes  interminables  dégénèrent  en  que- 
relles, et  produisent  l'aigreur  et  l'antipathie.  De 
plus,  prévoir  que  mes  amis  auraient  lu  avec  dé- 
plaisir ce  que  j'ai  toujours  eu  dessein  d'écrire 
m'eût  été  amer...  » 

Suivant  André  Chénier,  l'art  ne  fait  que  des 
vers,  le  cœur  seul  est  poëte ;  mais  cette  pensée  si 
vraie  ne  le  détournait  pas,  aux  heures  de  calme  et 
de  paresse,  d'amasser  par  des  études  exquises  l'or 
et  la  soie  qui  devaient  passer  en  ses  vers.  Lui- 
même  nous  a  dévoilé  tous  les  ii/génieux  secrets 
de  sa  manière  dans  son  poëme  d^  V Invention, 
et  dans  la  seconde  de  ses  épîtres,  qui  est,  à  la  bien 
prendre  ,  une  admirable  satire.  L'analyse  la  plus 
fine,  les  préceptes  de  composition  les  plus  intimes, 
s'y  transforment  sous  ses  doigts,  s'y  couronnent 
de  grâce,  y  reluisent  d'images  et  s'y  modulent 
comme  un  chant.  Sur  ce  terrain  critique  et  didac- 


ET     ANDRE     CHENIER.  10$ 

tique,  il  laisse  bien  loin  derrière  lui  Boileau  et  le  pro- 
saïsme ordinaire  de  ses  axiomes.  Nous  n'insisterons 
ici  que  sur  un  point.  Chénier  se  rattacha  da  préfé- 
rence aux  Grecs,  de  même  que  Regni.'r  aux  Latins 
et  aux  satiriques  italiens  modernes.  Or,  chez  les 
Grecs,  on  le  sait,  la  division  des  genres  existait, 
bien  qu'avec  moins  de  rigueur  qu'on  ne  l'a  voulu 
établir  depuis  : 

La  nature  dicta  vingt  genres  opposés, 
D'un  fil  léger  entre  eux,  c/ie^  les  Grecs,  divisés. 
Nul  genre,  s'échappant  de  ses  bornes  prescrites, 
N'aurait  osé  d'un  autre  envahir  les  limites: 
Et  Pindare  à  sa  lyre,  en  un  couplet  bouffon, 
N'aurait  point  de  Marot  associé  le  ton. 

Chénier  tenait  donc  pour  la  division  des  genres  et 
pour  l'intégrité  de  leurs  limites  :  il  trouvait  dans 
Shakspeare  de  be  les  scènes,  non  pas  une  belle 
pièce.  Il  ne  croyait  point,  par  exemple,  qu'on  piît, 
dans  une  même  élégie,  débuter  dans  le  ton  de 
Régnier,  monter  par  degrés,  passer  par  nuances  à 
l'accent  de  la  douleur  plaintive  ou  de  la  médita- 
tion amère,  pour  se  reprendre  ensuite  à  la  vie 
réelle  et  aux  choses  d'alentour.  Son  talent,  il  est 
vrai,  ne  réclamait  pas  d'ordinaire,  dans  la  durée 
d'une  même  rêverie,  plus  d'une  corde  et  plus  d'un 
ton.  Ses  émotions  rapides,  qui  toutes  sont  diverses, 
et  toutes  furent  vraies  un  moment,  rident  tour  à 
tour  la  surface  de  son  âme,  mais  sans  la  boule- 
verser, sans  lancer  les  vagues  au  ciel  et  montrer 
à  nu  le  sable  du  fond.  Il  compare  sa  muse  jeuue  et 

II.  14. 


IO(5  MATHURIN     REGNIER 

légère  à  riiarmonieuse  cigale,  amante  des  buis- 
sons, qui, 

De  rameaux  en  rameaux  tour  à  tour  reposée. 
D'un  peu  de  fleur  nourrie  et  d'un  peu  de  rosée, 
S'égaie 

et,  s'il  est  triste,  5f  5a  maiyi  imprudente  a  tari  son 
trésor,  si  sa  maîtresse  lui  a  fermé,  ce  soir-là,  le 
seuil  inexorable,  une  visite  d'ami,  un  sourire  de 
blanche  voisine ,  un  livre  entr'ouvert ,  un  rien  le 
distrait,  l'arrache  à  sa  peine,  et,  comme  il  l'a  dit 
avec  une  légèreté  négligente, 

On  pleure  :  mais  bientôt  la  tristesse  s'envole. 

Oh  !  quand  viendront  les  jours  de  massacre,  d'in- 
gratitude et  de  délaissement,  qu'il  n'en  sera  plus 
ainsi  !  Comme  la  douleur  alors  percera  avant  dans 
son  âme  et  en  armera  toutes  les  puissances!  comme 
son  ïambe  vengeur  nous  montrera  d'un  vers  à  l'autre 
les  enfants,  les  vierges  aux  belles  couleurs  qui  ve- 
naient de  parer  et  de  baiser  l'agneau,  le  mangeant 
s'il  est  tendre,  et  passera  des  fleurs  et  des  rubans 
de  la  fête  aux  crocs  sanglants  du  charnier  popu- 
laire! Comme  alors  surtout  il  aurait  besoin  de 
lie  et  de  fange  pour  y  pétrir  tous  ces  bourreaux 
barbouilleurs  de  lois!  Mais  avant  cette  formidable 
époque  1,  Chénier  ne   sentit  guère  tout  le  parti 

I.  Pour  juger   André    Chénier  comme   homme    poli- 
tique, il  faut  parcourir  le  Journal  de  Paris  de  90  et  91  ; 


ET     ANDRE     CHENIER.  lOJ 

qu'on  peut  tirer  du  laid  dans  l'art,  ou  du  moins  il 
répugnait  à  s'en  salir.  Nous  citerons  un  remar- 
quable exemple  oîi  évidemment  ce  scrupule  nuisit 
à  son  génie,  et  où  la  touche  de  Régnier  lai  fit 
faute.  Notre  poëte,  cédant  à  des  considérations  de 
fortune  et  de  famille,  s'était  laissé  attacher  à  l'am- 
bassade de  Londres,  et  il  passa  dans  cette  viile 
l'hiver  de  1782.  Mille  ennuis,  mille  dégoûts  l'y 
assaillirent;  seul,  à  vingt  ans,  sans  amis,  perdu 
au  milieu  d'une  société  aristocratique,  il  regrettait 
la  France,  et  les  cœurs  qu'il  y  avait  laissés,  et  sa 
pauvreté  honnête  et  indépendante  * .  C'est  alors  qu'un 
soir,  après  avoir  assez  mal  dîné  à  Covent-Garden, 
dans  Hood's  Tavern,  comme  il  était  de  trop  bonne 
heure  pour  se  présenter  en  aucune  société,  il  se  mit, 
au  milieu  du  fracas,  à  écrire,  dans  une  prose  forte  et 
simple,  tout  ce  qui  se  passait  en  son  âme  :  qu'il  s'en- 
nuyait, qu'il  souffrait  et  d'une  souffrance  pleine  d'a- 
mertume et  d'humiliation  ;  que  la  solitude,  si  chère 
aux  malheureux,   est  pour  eux  un  grand  mal  en- 

sa  signature  s'y  retrouve  fréquemment,  et  d'ailleurs  sa 
marque  est  assez  sensible.  —  Relire  aussi  comme  témoi- 
gnage de  ses  pensées  intimes  et  combattues,  vers  le 
même  temps,  l'admirable  ode  :  O  Versaille,  ô  bois,  ô 
portiques,  etc.,  etc. 

I .  La  fierté  délicate  d'André  Chénier  était  telle  que, 
durant  ce  séjour  à  Londres,  comme  les  fonctions  d'atta- 
ché n'avaient  rien  de  bien  actif  et  que  le  premier  secré- 
taire faisait  tout,  il  s'abstint  d'abord  de  toucher  ses 
appointements,  et  qu'il  fallut  qu'un  jour  M.  de  La 
Luzerne  trouvât  cela  mauvais  et  le  dit  un  peu  haut  pour 
l'y  décider. 


I08  MATHURIN      REGNIER 

core  plus  qu'un  grand  plaisir;  car  ils  s'y  exaspèrent, 
ils  y  ruminent  leur  fiel,  ou,  s'iis  finissent  par  se 
résigner,  c'est  dJcouragement  et  faiblesse,  c'est 
impuissance  d'en  appeler  des  injustes  institutions 
humaines  à  la  sainte  nature  primitive;  c'est,  en 
un  mot,  à  la  façon  des  morts  qui  s'accoutument 
à  porter  la  pierre.de  leur  tombe,  parce  qu'ils  ne 
peuvent  la  soulever;  —  que  cette  fatale  résigna- 
tion rend  dur,  farouche,  sourd  aux  consolations 
des  amis,  et  qu'il  prie  le  Ciel  de  l'en  préserver. 
Puis  il  en  vient  aux  ridicules  et  a.ux  politesses  hau- 
taines delà  noble  société  qui  daigne  l'admettre,  à 
la  dureté  de  ces  grands  pour  leurs  inférieurs,  à 
leur  excessif  attendrissement  pour  leurs  pareils  ; 
il  raille  en  eux  cette  sensibilité  distinctive  que 
Gilbert  avait  déjà  flétrie,  et  il  termine  en  ces 
mots  cette  confidence  de  lui-même  à  lui-même  : 
«  Allons,  voilà  une  heure  et  demie  de  tuée  ;  je 
m'en  vais.  Je  ne  sais  plus  ce  que  j'ai  écrit, 
mais  je  ne  l'ai  écrit  que  pour  moi.  Il  n'y  a  ni 
apprêt  ni  élégance.  Cela  ne  sera  vu  que  de  moi, 
et  je  suis  siir  que  j'aurai  un  jour  quelque  plaisir 
à  relire  ce  morceau  de  ma  triste  et  pensive  jeu- 
nesse. »  Oui,  certes,  Chénier  relut  plus  d'une  fois 
ces  pages  touchantes,  et,  lui  qui  refeuilletait  sans 
cesse  et  son  âme  et  sa  vie,  il  dut,  à  des  heures 
plus  heureuses  ,  se  reporter  avec  larmes  aux 
ennuis  passés  de  son  exil.  Or,  j'ai  soigneusement 
recherché  dans  ses  œuvres  les  traces  de  ces  pre- 
mières et  profondes  souffrances;  je  n'y  ai  trouvé 
d'abord  que  dix  vers,  datés  également  de  Londres, 
et  du  même  temps  que  le  morceau  de  prose;  puis 


I 


ET     ANDRE     CHENIER.  lOp 

en  regardant  de  plus  près,  l'idylle  intitulée  Li- 
berté m'est  revenue  à  la  pensée,  et  j'ai  compris 
que  ce  berger  aux  noirs  cheveux  épars,  à  l'œil 
farouche  sous  d'épais  sourcils,  qui  traîne  après  lui, 
dans  les  âpres  sentiers  et  aux  bords  des  torrents 
pierreux,  ses  brebis  maigres  et  affamées,  qui  brise 
sa  flûte,  abhorre  les  chants,  les  danses  et  les  sa- 
crifices; qui  repousse  la  plainte  du  blond  chevrier 
et  maudit  toute  consolation,  parce  qu'il  est  esclave; 
j'ai  compris  que  ce  berger-là  n'était  autre  que  la 
poétique  et  idéale  personnification  du  souvenir  de 
Londres  et  de  l'espèce  de  servitude  qu'y  avait  subie 
André  ;  et  je  me  suis  demandé  alors,  tout  en  ad- 
mirant du  profond  de  mon  cœur  cette  idylle  éner- 
gique et  sublime,  s'il  n'eût  pas  encore  mieux  valu  que 
le  poëte  se  fût  mis  franchement  en  scène  ;  qu'il  eût 
osé  en  vers  ce  qui  ne  l'avait  pas  effrayé  dans  sa 
prose  naïve;  qu'il  se  fût  montré  à  nous  dans  cette 
taverne  enfumée,  entouré  de  mangeurs  et  d'indif- 
férents, accoudé  sur  sa  table  et  rêvant,  —  rêvant 
à  la  patrie  absente,  aux  parents,  aux  amis,  aux 
amantes,  à  ce  qu'il  y  a  de  plus  jeune  et  de  plus  frais 
dans  les  sentiments  humains;  rêvant  aux  maux  de 
la  solitude,  à  l'aigreur  qu'elle  engendre,  à  l'abatte- 
ment où  elle  nous  prosterne,  à  toute  cette  haute 
métaphysique  de  la  souffrance; — pourquoi  non? 
— puis,  revenu  à  terre  et  rentré  dans  lu  vie  réelle, 
qu'il  eût  buriné  en  traits  d'une  empreinte  ineffa- 
çable ces  grands  qui  l'écrasa'ent  et  croyaient 
l'honorer  de  leurs  insolentes  faveurs  ;  et,  cela  fait, 
l'heure  de  sortir  arrivée,  qu'il  eût  fini  par  son 
coup  d'œil  d'espoir  vers  l'avenir,  et  son  forsan 


MATHURIN    REGNIER 


el  hcec  olim?  Ou,  s'il  lui  déplaisait  de  remanier  en 
vers  ce  qui  était  jeté  en  prose,  il  avait  en  son  souvenir 
dix  autres  journées  plus  ou  moins  pareilles  à 
celle-là,  dix  autres  scènes  du  même  genre  qu'il 
pouvait  choisir  et  retracer  i. 

Les  styles  d'André  Chénier  et  de  Régnier, 
avons-nous  déjà  dit,  sont  un  parfait  modèle  de  ce  que 
notre  langue  permet  au  génie  s'exprimant  en  vers,  et 
ici  nous  n'avgns  plus  besoin  de  séparer  nos  éloges. 
Chez  l'un  comme  chez  l'autre,  même  procédé  chaud, 
vigoureux  et  libre;  même  luxe  et  même  aisance 
de  pensée,  qui  pousse  en  tous  sens  et  se  développe 
en  pleine  végétation,  avec  tous  ses  embranche- 
ments de  relatifs  et  d'incidences  entre-croisées  ou 
pendantes  ;  mêm.e  profusion  d'irrégularités  heu- 
reuses et  familières,  d'idiotismes  qui  sentent  leur 

I.  Dans  tout  ce  qui  précède,  j'avais  supposé,  d'après  la 
notice  et  l'édition  de  M.  de  Latouche,  qu'André  Chénier 
devait  être  à  Londres  en  décembre  1782,  et  que  les  vers 
et  la  prose  où  il  en  maudissait  le  séjour  étaient  du 
même  temps  et  de  sa  première  jeunesse.  J'avais  sup- 
posé aussi  qu'il  n'était  plus  attaché  à  l'ambassade  d'An- 
gleterre aux  approches  de  la  Révolution  et  dès  1788. 
Mais  les'  indications  données  par  M.  de  Latouche,  à  cet 
égard,  paraissent  peu  exactes  :  une  Biographie  d'André 
Chénier  reste  à  faire  (1852).  —  M.  Sainte-Beuve  a  vu, 
depuis,  son  vœu  exaucé  par  l'édition  de  M.  Becq  de  Fou- 
quières,  dont  il  a  rendu  compte  dans  les  Nouveaux  Lun- 
dis, tome  III,  (1862).  Combien  il  est  à  regretter  qu'il 
n'ait  pas  vécu  assez  longtemps  pour  voir  la  belle  et 
définitive  édition  de  M.  Gabriel  de  Chénier,  publiée  en 
1874!  Elle  eût  été,  à  coup  sûr,  pour  lui,  l'occasion  d'une 
nouvelle  étude  sur  le  poëte}. 


ET     ANDRE      CHENIER. 


fruit,  grâces  et  ornements  inexplicables  qu'ont  sotte- 
ment émondés  les  grammairiens,  les  rhéteurs  et 
les  analystes;  même  promptitude  et  sagacité  du 
coup  d'œil  à  suivre  l'idée  courante  sous  la  trans- 
parence des  images,  et  à  ne  pas  la  laisser  fuir, 
dans  son  court  trajet  de  telle  figure  à  telle  autre; 
même  art  prodigieux  enfin  à  mener  à  extrémité  une 
métaphore,  à  la  pousser  de  tranchée  en  tranchée, 
et  à  la  forcer  de  rendre,  sans  capitulation,  tout 
ce  qu'elle  contient;  à  la  prendre  à  Tétat  de  filet 
d'eau,  à  l'épandre,  à  la  chasser  devant  soi,  à  la 
grossir  de  toutes  les  affluences  d'alentour,  jusqu'à 
ce  qu'elle  s'enfle  et  roule  comme  un  grand  fleuve. 
Quant  à  la  forme,  à  l'allure  du  vers  dans  Régnier 
et  dans  Chénier,  elle  nous  semble,  à  peu  de  chose 
près,  la  meilleure  possible,  à  savoir,  curieuse  sans 
recherche  et  facile  sans  relâchement,  tour  à  tour 
oublieuse  et  attentive,  et  tempérant  les  agréments 
sévères  par  les  gï"âces  négligentes.  Sur  ce  point, 
ils  sont  l'un  et  l'autre  bien  supérieurs  à  La  Fon- 
taine chez  qui  la  forme  rhythmique  manque 
presque  entièrement,  et  qui  n'a  pour  charme,  de 
ce  côté-là,  que  sa  négligence. 

Que  si  l'on  nous  demande  maintenant  ce  que 
nous  prétendons  conclure  de  ce  long  parallèle  que 
nous  aurions  pu  prolonger  encore  :  lequel  d'André 
Chénier  ou  de  Régnier  nous  préférons;  lequel  mé- 
rite la  palme,  à  notre  gré;  nous  laisserons  au  lec- 
teur le  soin  de  décider  ces  questions  et  autres 
pareilles,  si  bon  lui  semble.  Voici  seulement  une 
réflexion  pratique  qui  découle  naturellement  de  ce 
qui  précède,  et  que  nous  lui  soumettons  :  Régnier 


112  MATHURIN     REGNIER 

clôt  une  époque;  Chénier  en  ouvre  une  autre. 
Rcgnier  résume  en  lui  bon  nombie  de  nos  trou- 
vères, Villon,  Marot,  Rabelais;  il  y  a  dans  son 
génie  tonte  une  partie  d'épaisse  gaieté  et  de  bouffon- 
nerie joviale,  qui  lient  aux  mœurs  de  ces  temps, 
et  qui  ne  saurait  être  reproduite  de  nos  jours. 
Chénier  est  le  révélateur  d'une  poésie  d'avenir,  et  il 
apporte  au  monde  une  lyre  nouvelle;  mais  il  y  a 
chez  lui  des  cordes  qui  manquent  encore,  et  que 
ses  successeurs  ont  ajoutées  ou  ajouteront.  Tous 
deux,  complets  en  eux-mêmes  et  en  leur  lieu, 
nous  laissent  aujourdhui  quelque  chose  à  désirer 
Or  il  arrive  que  chacun  d'eux  possède  précisé- 
ment une  des  principales  qualités  qu'on  regrette 
chez  l'autre  :  celui-ci,  la  tournure  d'esprit  rêveuse 
et  les  extases  choisies;  celui-là,  le  sentiment  pro- 
fond et  l'expression  vivante  de  la  réalité;  com- 
parés avec  intelligence,  rapprochés  avec  art,  ils 
tendent  ainsi  à  se  compléter  réciproquement.  Sans 
doute,  s'il  fallait  se  décider  entre  leurs  deux  points 
de  vue  pris  à  part,  et  opter  pour  l'un  à  l'exclusion 
de  l'autre,  le  type  d'André  Chénier  pur  se  concevrait 
encore  mieux  maintenant  que  le  type  pur  de  Ré- 
gnier; il  est  même  tel  esprit  noble  et  délicat  au- 
quel tout  accommodement,  fiit-il  le  mieux  ménagé, 
entre  les  deux  genres,  répugnerait  comme  une 
mésalliance,  et  qui  aurait  difficilement  bonne  grâce 
à  le  tenter.  Pourtant,  et  sans  vouloir  ériger  notre 
opinion  en  précepte,  il  nous  semble  que,  comme 
en  ce  bas  monde,  même  pour  les  rêveries  les  plus 
idéales,  les  plus  fraîches  et  les  plus  dorées,  tou- 
jours le  point  de  départ  est  sur  terre,  comme,  quoi 


ET    ANDRE     CHENIER. 


IIJ 


qu'on  fasse  et  où  qu'on  aille,  la  vie  réelle  est 
toujours  là,  avec  ses  entraves  et  ses  misères,  qu^ 
nous  enveloppe,  nous  importune,  nous  excite  à 
mieux,  nous  ramène  à  elle,  ou  nous  refoule 
ailleurs,  il  est  bon  de  ne  pas  l'omettre  tout  à  fait, 
et  de  lui  donner  quelque  trace  en  nos  œuvres 
comme  elle  a  trace  en  nos  âmes.  Il  nous  semble, 
en  un  mot,  et  pour  revenir  à  l'objet  de  cet  ar- 
ticle, que  la  touche  de  Régnier,  par  exemple,  ne 
serait  point,  en  beaucoup  de  cas,  inutile  pour 
accompagner,  encadrer  et  faire  saillir  certaines 
analyses  de  cœurs  ou  certains  poèmes  de  sentiment, 
à  la  manière  d'André  Chénier. 


Août  1829. 


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JOACHIM   DU   BELLAY. 


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X  y  a  bien  des  annies  déjà  qu'à  mon 
début  littéraire  je  me  suis  occupé  des 
poètes  du  xvi*  siècle,  et  que  je  me  suis 
aventuré  avec  Ronsard.  J'ai  souvent 
regretté  depuis  qu'il  ne  m'ait  pas  été 
donné  de  perfectionner,  dans  des  éditions  succes- 
sives, ce  premier  travail,  et  d'y  joindre  ce  qu'en 
pareille  matière  de  nouvelles  révisions  apportent 
toujours.  Pourtant,  aujourd'hui,  une  circonstance 
favorable  m'y  ramène  assez  directement.  Un  de  nos 
amis,  imprimeur  à  Angers,  M.  Victor  Pavie,  frère 
de  l'orientaliste  voyageur,  prépare  à  ses  frais  et  avec 
un  culte  singulier  une  édition  des  vers  choisis  du 
poëte  Du  Bellay,  son  compatriote.  Déjà,  il  y  a 
un  an  environ,  on  avait  reproduit  ici  la  Défense 
et  l'Illustration  de  la  Langue  française  ^.  Ce 
retour  d'attention  accordée  au  vieux  poëte  angevin 
m'encourage  moi-même  à  y  revenir  et  à  compléter 
sur  lui  d'anciennes  études  beaucoup  trop  abré- 
gées.   Puis   aussi,  le    dirai-je?    les  loisirs,    pour 


I.  Publiée  par  M.  Ackermann,  ckez  Crozet  (1839). 


JOACHIM     DU     BELLAY.  IIJ 

moi  tout  nouveaux,  d'une  docte  bibliothèque  oiî 
une  bienveillance  honorable  i  m'a  placé,  viennent 
en  aide  à  ce  retour,  et  me  remettent  en  goût  ai- 
sément de  l'érudition  du  xvi^  siècle.  Ces  poètes 
italiens  latins  que  Gabriel  Naudé  a  rapportés  de  son 
voyage  d'Italie,  et  que  Du  Bellay  a  si  bien  connus 
et  imités,  sont  sous  ma  main  :  c'est  un  attrait 
de  plus  dans  ce  sujet,  plus  neuf  encore  que  vieilli, 
où  ils  vont  me  servir. 

Il  est  bon,  je  le  crois,  de  revenir  ainsi  à  une 
certaine  distance  sur  les  premiers  ouvrages  qui 
nous  occupèrent,  et  de  revoir  les  mêmes  objets 
sous  deux  inclinaisons  de  soleil.  On  ne  l'a  plus 
dans  les  yeux,  ce  soleil,  comme  au  brillant  matin; 
on  l'a  derrière  soi,  et  il  éclaire  plus  lucidement 
l'après-midi  de  nos  pensées.  Mon  opinion  au  fond, 
sur  nos  vieux  poètes,  ne  sera  guère  différente  de 
celle  d'autrefois;  mais  je  l'exprimerai  un  peu  dif- 
féremment peut-être.  Le  premier  coup  d'œil  que 
la  jeunesse  lance  en  entrant  sur  les  choses  est  dé- 
cisif d'ordinaire,  et  le  peu  d'originalité  qu'on  est 
destiné  à  avoir  dans  sa  vie  intellectuelle  s'y  trouve 
d'emblée  tout  empreint.  Mais  ce  coup  d'œil  rapide 
a  aussi  du  tranchant.  En  se  jetant  d'un  bond  sur 
ses  armes,  comme  Achille,  on  s'y  blesse  quelque- 
fois. Il  y  a  à  revenir  ensuite  sur  les  limites  et  la 
saillie  exagérée  des  aperçus.  Ainsi,  dans  ce  sujet 
du  xvi*  siècle,  si  j'ai  paru  sonner  d'abord  de  la 
trompette  héroïque,  je  n'aurai  pas  maintenant  de 

I.  Celle  de  .M,  Cousin,  alors  ministre  de  l'instruction 
publique. 


Il6  POÉSIE     AU     XVI*     SIÈCLE. 

peine  à  passer  au  ton  plus  rapaisé  du  sermo  pe- 
destris.  J'ai  traité  Ronsard  plus  au  grave.  Je 
prendrai  plus  familièrement  le  doux-coulant  Du 
Bellay. 

Cela  nous  sera  d'autant  plus  facile  avec  lui  que 
son  genre  de  talent  et  son   caractère  y   prêtent. 
Son  rôle,   qui  le  fait  venir  le  premier  après  Ron- 
sard, fut  beaucoup   moins   tendu  et  moins  ambi- 
tieux. Au  second  rang  dans  une  entreprise  hasardée, 
il  se  trouva  par  là  même  moins  compromis  dans  la 
déroute.  Le    Mélanchthon,   le  Nicole,    le  Gerbet, 
dans  cet  essai  de   réforme    et  cette    controverse 
poétique  de  la  pléiade,  ce  fut  Joachim  Du  Bellay. 
Le  bon  Guillaume  Colletet,  dans  sa  Vie  manu- 
scrite de  Du  Bellay,  a  très-bien  senii  cette  situa- 
tion particulière  du  poëte  angevin,   qui  lui  faisait 
trouver  grâce  auprès  d'une   postérité  déjà  sévère. 
Il  le  compare  en  commençant   à  Janus,  dont  un 
visage  regardait  le  siècle  passé  et  l'autre  le  siècle 
à  venir,  «  c'est-à-dire,  ajoute-t-il,   qu'après  avoir 
fait  l'un  des  plus  grands  ornements  de  son  siècle, 
il  fait  encore  les  délices  du  nôtre.  Et  c'est  une  chose 
étrange   que  de   toute  celte  fameuse  pléiade  d'ex- 
cellents esprits  qui  parurent  sous  le  règne  du  roi 
Henri  second,  je  ne  vois  que  celui-ci  qui  ait  con- 
servé  sa   réputation  toute  pure  et  tout   entière  : 
car  ceux-là  même  qui,  par  un  certain  dégoût  des 
bonnes  choses  et  par   un  excès  de  délicatesse,  ne 
sauroient  souffrir  les  nobles  hardiesses  de  Ronsard, 
témoignent    que  celles   de   Du    Bellay    leur  sont 
beaucoup  plus  supportables,  et  qu'il  revient  mieux 
à  leur  façon  d'écrire  et  à  celle  de  notre  temps.  » 


JOACHIM     DU     BELLAY.  117 

Sans  aller  si  loin,  notre  impression  est  la  même, 
et  non-seulement  par  ses  œuvres,  mais  aussi  par 
sa  destinée,  Du  Bellay  nous  semble  offrir  et  résu- 
mer dans  sa  modération  l'image  parfaite  et  en 
quelque  sorte  douloureuse  d'une  école  qui  a  si 
peu  vécu. 

Il  naquit  au  bourg  de  Lire,  dans  les  Mauges, 
à  douze  lieues  d'Angers,  vers  1525.  Cette  date  a 
été  discutée.  Ronsard  était  né  le  11  septembre  iS^i, 
et  Du  Bellay  a  dit  dans  un  sonnet  des  Regrets  : 

Tu  me  croiras,  Ronsard,  bien  que  tu  sois  plus  sage^ 
Et  quelque  peu  encor,  ce  crois-je,  plus  âgé. 

En  supposant  donc  Joachim  né  après  sep- 
tembre 1524,  comme  d'ailleurs  on  sait  positive- 
ment qu'il  mourut  le  i^*"  janvier  1560,  il  n'a  vécu 
que  trente-cinq  ans  1.  La  famille  de  Du  Bellay 
était  ancienne,  et  surtout  d'une  grande  illustration 
historique  récente,  grâce  à  la  branche    d'où  sor- 


I.  Pourtant,  au  recueil  latin  intitulé  :  Joachimi  BeJla'n 
audini  Poematum  Libri  quatuor  (Parisiis),  1558,  dans  une 
épigranime  à  son  ami  Gordes  (f.  24),  Du  Bellay,  déplo- 
rant ses  cheveux  déjà  blancs  et  sa  vieillesse  anticipée,  a 
dit  : 

Et  faciunt  septem  lustra  peracta  sencm. 

Il  aurait  donc  eu  trente-cinq  ans  accomplis  en  1558. 
Mais  la  nécessité  du  vers  l'aura  ici  emporté  sur  l'exacte 
chronologie,  et  Du  Bellay  aura  fait  comme  Béranger, 
qui,  dans  sa  chanson  du  Tailleur  et  de  la  Fée,  s'est  vieilli 
d'un  an  ou  deux  pour  la  rime. 


Il8  POKSIE     AU     XVI^    SIÈCLE. 

taient  ses  deux  frères,  M.  de  Langey  et  le  cardinal 
Du  Bellay,  si  célèbres  par  les  armes,  les  négocia- 
tions et  les  lettres  sous  François  I'*"!.  M.  de  Lan- 
gey mourut  en  1543,  avant  que  Joachim  entrât 
dans  le  monde,  et  le  cardinal,  qui  était  souvent  à 
Rome  et  qui  y  séjourna  même  habituellement  de- 
puis la  mort  de  François  P"",  ne  paraît  avoir 
connu  que  plus  tard  son  jeune  cousin.  Celui-ci 
passa  une  enfance  et  une  jeunesse  pénibles  ;  mal- 
gré son  illustre  parenlage,  il  eut  à  souffrir  avant 
de  se  faire  jour.  Né  simple  gentilhomme,  on  se 
tromperait  en  le  faisant  quelque   chose  de  plus   : 

Si  ne  suis-je  seigneur,  prince,  marquis  ou  comte, 

a-t-il  pu  dire  dans  un  sonnet  à  un  ami.  Lui-même 
dans  une  belle  élégie  latine  adressée  à  Jean  de 
Morel  d'Embrun,  son  Pylade,  et  écrite  dans  les 
derniers  temps  de  sa  vie  (issp)?  il  nous  récapitule 
toutes  ses  vicissitudes  de  fortune  et  ses  malheurs  : 
cette  élégie,  d'un  ton  élevé  et  intime,  représente 
comme  son  testament  2.  On  l'y  voit  dès  l'enfance 

1.  Martin  Du  Bellay,  frère  de  M.  de  Langey  et  du  car- 
dinal, personnage  distingué  aussi,  mais  alors  moins 
considérable  qu'eux,  est  aujourd'hui  leur  égal  en  nom 
pour  avoir  continué  et  suppléé  les  Mémoires  de  M.  de 
Langey. 

2.  On  la  trouve  dans  le  recueil  qui  a  pour  titre  : 
Joachimi  Bellaii  andini  Poêla  clarissimi  Xenia  seu  illus- 
trium  quorumdam  Noininum  Allus'iones  (Parisiis),  1569, 
in-40.  Je  ne  sais  pourquoi  elle  a  été  omise  dans  le  recueil, 
d'ailleurs  complet,  des  vers  latins  de  Du  Bellay  qui  fait 


JOACHIM     DU     BELtAY.  Iip 

animé  d'une  noble  émulation  par  ces  grands 
exemples  domestiques,  mais  un  peu  lointains,  la 
gloire  de  M.  de  Langey  et  le  lustre  poétique  et 
politique  du  cardinal  ;  c'étaient  là  pour  lui  des 
trophées  de  Miltiade  et  qui  l'empêchaient  de  dor- 
mir. Mais  si  jeune,  orphelin  de  père  et  de  mère, 
tombé  sous  la  tutelle  assez  ingrate  d'un  frère  aîné, 
il  fut  longtemps  à  manquer  de  cette  culture,  de 
cette  rosée  fécondante  que  son  génie  implorait.  Son 
frère  mourut;  lui-même  atteignit  l'âge  d'homme; 
mais  de  nouveaux  soins  l'assaillirent.  De  pupille, 
le  voilà  à  son  tour  devenu  tuteur  de  son  neveu, 
du  fils  de  son  frère;  le  fardeau  de  la  maison,  la 
gestion  d'affaires  embrouillées,  des  procès  à  sou- 
tenir, l'enchaînèrent  encore  et  achevèrent  de 
l'éprouver  : 

Hoc  hido,  his  studiis  primos  trajisegirmis  annos  : 
Hœc  sunt  vîilitiœpulchra  elementa,  mece. 

A  ce  propos  de  procès  et  de  tutelle,  de  tout  ce 
souci  positif  si  malséant  à  un  poëte,  le  bon  Col- 
letet  ne  peut  s'empêcher  d'observer  combien  le 
grand  cardinal  de  Richelieu  fut  sage  d'avoir,  en 
'établissant  l'Académie  française,  obtenu  du  roi 
Louis  XIII  des  lettres  d'exemption  de  tutelle  et 
de  curatelle  pour  tant  de  beaux  esprits  présents  et 
futurs,  afin  qu'ils  ne  courussent  risque,  par  des 
soins  si  bas,   d'être  détournés   de    la  vie  contem- 


partie  du  Delici<£  Poetarum   Gallorum  (1609),  publié  par 
Gruter  sous  le  pseudonyme  de  Ranutius  Gherus. 


120  POESIE     AU     XVI'       SIECLE. 

plative  du  Dictionnaire  et  de  leur  fauteuil  au  Par- 
nasse. Le  fait  est  que  le  pauvre  Du  Bellay  faillit 
y  succomber.  Sa  santé  s'y  altcra  pour  ne  jamais 
s'en  relever  complètement  ;  deux  années  entières 
la  maladie  le  retint  dans  la  ciiambre  :  c'est  alors 
que  l'étude  le  consola.  Il  lut  pour  la  première  fois, 
il  déchiffra  comme  il  put  les  poètes  latins  et  grecs; 
il  comprit  qu'il  les  pouvait  imiter.  Mais  les 
imiter  dans  leur  idiome  même,  comme  tâchaient 
de  faire  les  érudits,  lui  parut  chose  impossible; 
la  partie  de  son  âge  la  plus  propre  à  l'étude  était 
déjà  écoulée.  Pourquoi  ne  pas  les  imiter  en  fran- 
çais? se  dit-il.  La  nécessité  et  l'instinct  naturel 
s'accordèrent  à  l'y  pousser. 

C'est  ici  que  se  place  sa  première  relation  avec 
Ronsard  :  ils  étaient  un  peu  parents  ou  alliés  ; 
Ronsard  avait  même  été,  un  moment,  attaché  à 
M.  de  Langey  dans  le  Piémont.  Du  Bellay,  à  ce 
qu'on  raconte,  était  allé,  sur  le  conseil  de  ses 
amis,  étudier  le  droit  à  Poitiers  «  pour  parvenir 
dans  les  endroits  publics,  à  l'exemple  de  ses 
ancêtres,  qui  s'étoi^nt  avancés  à  la  cour  par  les 
armes  ou  les  saints  canons.  »  Il  est  à  croire  que 
le  cardinal,  qui  venait  de  se  retirer  à  Rome  depuis 
la  mort  de  François  I*"*"  (15^7),  était  pour  quelque- 
chose  dans  cette  détermination  de  son  jeune 
parent,  et  qu'il  lui  avait  fait  dire  de  se  mettre  en 
état  de  le  rejoindre.  Du  Bellay  avait  alors  l'épée, 
mais  n'y  tenait  guère,  et  le  droit  menait  à  l'Eglise 
Quoi  qu'il  en  soit,  Du  Bellay  était  en  train, 
assure-t-on,  de  devenir  un  grand  jurisconsulte, 
lorsqu'un  jour,  vers   1548,  s'en  revenant  de  Poi- 


JOACHIM     DU     BELLAY.  121 

tiers,  il  rencontra  dans  une  hôtellerie  Ronsard, 
qui  retournait  de  son  côté  à  Paris.  Ils  se  connu- 
rent et  se  lièrent  à  l'instant.  Ronsard  n'était  pas 
encore  célJbre  ;  il  achevait  alors  ce  rude  et  docte 
noviciat  de  sept  années  auquel  il  s'était  soumis 
sous  la  coiidu  te  de  Jean  Dorât,  de  concert  avec 
Jean-Antoine  de  Baïf,  Remy  Belleau  et  quelques 
autres.  Du  Bellay,  arrivé  un  peu  plus  tard,  vou- 
lut en  être;  les  idées  de  poésie,  qu'il  nourrissait 
en  solitaire  depuis  deux  ou  trois  années,  miirirent 
vite,  grâce  à  cette  rencontre.  Il  était  ardent,  il 
était  retardé  et  pressé,  il  devança  même  Ronsard. 
Le  premier  recueil  des  poésies  de  Du  Bellay, 
dédié  à  la  princesse  Marguerite,  sœur  de  Henri  II, 
est  daté  d'octobre  154.9I.  Sa  Défense  et  Illustration 
de  la  Langue  française,  dédiée  au  cardinal  Du 
Bellay,  est  datée  de  février  15+9;  mais,  comme 
l'année  ne  commençait  alors  qu'à  Pâques,  il  faut 
lire  février  1550.  Enfin  son  Olive^  parut  vers  la 
fin  de  cette  mène  année  iSS^  ^^  ^^  commence- 
ment de  la  suivante,  à  peu  près  en  même  temps 
que  les  premières  poésies  de  Ronsard,  lequel 
pourtant  demeura  le  promoteur  et  le  chef  reconnu 


1.  Ce  Recueil  avait  été  précédé,  comme  Du  Bellay 
l'indique  dans  les  premières  lignes  de  la  Dédicace,  d'un 
petit  livret  de  Sonnets  et  de  Poésies,  publié  en  1549 
sous  les  simples  initiales  de  l'auteur. 

2.  Il  y  avait  déjà  cinquante  sonnets  à  la  louange 
d'Olive  dans  un  premier  Recueil  de  1549  où  le  nom  de 
l'auteur  n'est  pas  et  où  il  n'y  a  que  des  initiales  :  par 
J.  D.  B.  A. 

II.  16 


122  POESIE     AU     XV!*^     SIECLE. 

de  l'entreprise   :    Du  Bellay  n'en  fut  que  le  pre- 
mier lieutenant. 

Le  premier  recueil  de  Du  Bellay,  si  précipi- 
tamment publié  en  1549,  faillit  ruiner  son  amitié 
avec  Ronsard,  et  l'a  fait  accuser  d'avoir  dérobé 
son  ami.  Le  détail  de  cette  petite  querelle  intes- 
tine est  resté  assez  obscur.  Bayle,  d'après  Claude 
Binet,  nous  dit  dans  son  article  Ronsard  du  Dic- 
tionnaire :  «  Il  plaida  contre  Joachim  Du  Bellay 
pour  recouvrer  quelques  odes  qu'on  lui  détenoit  et 
qu'on  lui  avoit  dérobées  adroitement.  »  Et  le  mo- 
queur ajoute  en  note,  se  donnant  plus  libre  car- 
rière :  ({  Voilà  un  procès  fort  singulier;  je  ne 
doute  pas  que  Ronsard  ne  s'y  échauffât  autant 
que  d'autres  feroient  pour  recouvrer  l'héritage  de 
leur  père.  Son  historien  manie  cela  doucement,  il 
craint  de  blesser  le  demandeur  et  le  défendeur  : 
ce  dernier  soutenoit  devant  les  juges  le  person- 
nage le  plus  odieux,  mais  l'autre  ne  laissoit  pas 
de  leur  apprêter  un  peu  à  rire.  »  Colletet  nous 
raconte  la  même  historiette  plus  au  sérieux,  en 
reproduisant  à  peu  près  les  termes  de  Claude 
Binet  et  en  homme  qui  marche  sur  des  charbons 
ardents  :  «  Comme  le  bruit  s'épandoit  déjà  par- 
tout de  quatre  livres  d'odes  que  Ronsard  prom.et- 
toit  à  la  façon  de  Pindare  et  d'Horace...  Du 
Bellay,  mu  d'émulation  jalouse,  voulut  s'essa3'er 
à  en  composer  quelques-unes  sur  le  modèle  de 
celles-là,  et,  trouvant  moyen  de  les  tirer  du  cabi- 
net de  l'auteur  à  son  insu  et  de  les  voir,  il  en 
composa  de  pareilles  et  les  iàt  courir  pour  préve- 
nir la  réputation  de  Ronsard  ;  et,  y  ajoutant  quel- 


JOACHIM     DU     BELLAY.  12} 

qiies  sonnets,  il  les  mit  en  lumière  l'an  1S4.9,  sous 
le  titre  de  Recueil  de  poésies  :  ce  qui  fit  naître 
dans  l'esprit  de  notre  Ronsard,  sinon  une  envie 
noire,  à  tout  le  moins  une  Jalousie  raisonnable 
contre  Du  ^^Wdiy^jusquesà  intenter  une  actionpour 
le  recouvrement  de  ses  papiers  ;  et,  les  ayant  ainsi 
retirés  par  la  voie  de  la  justice,  comme  il  étoit  gé- 
néreux au  possible  et  comme  il  avoit  de  tendres  sen- 
timents d'amitié  pour  Du  Bellay.,,  il  oublia  toutes 
les  choses  passées,  et  ils  vécurent  toujours  depuis 
en  parfaite  intelligence  :  Ronsard  fut  le  premier  à 
exhorter  Du  Bellay  à  continuer  dans  l'Ode.  » 

Pourtant  cette  action  en  justice  est  un  peu 
forte  :  qu'en  faut-il  croire?  Voisenon  se  trouvait 
un  jour  avec  Racine  fils  chez  Voltaire,  qui  lisait 
sa  tragédie  d'/l/^/re.  Racine,  qui  était  peu  gra- 
cieux, crut  reconnaître  au  passage  un  de  ses 
vers,  et  il  répétait  toujours  entre  ses  dents  et  d'un 
air  de  grimace  :  «  Ce  vers-là  est  à  moi.  »  Cela 
impatienta  Voisenon,  qui  s'approcha  de  M.  de 
Voltaire  en  lui  disant  :  «  Rendez-lui  son  vers  et 
qu'il  s'en  aille.  »  Mais  ici  ce  n'était  pas  d'un  vers 
qu'il  s'agissait,  c'était  d'une  ode,  de  plusieurs 
odes  tout  entières  :  quelle  énormité  !  Comment 
toutefois  s'expliquer  que  Du  Bellay  les  ait  prises, 
ou  qu'il  ne  les  ait  rendues  que  contraint.'' 

Cette  anecdote  m'a  toujours  paru  suspecte  :  ce 
S2rait  un  vilain  trait  au  début  de  la  carrière  de  Du 
Bellay,  qui  n'en  eut  jamais  parla  suite  à  se  repro- 
cher; ce  serait  la  seule  tache  de  sa  vie.  Je  sens  le 
besoin  de  m'en  rendre  compte,  et  voici  comment 
je    m'imagine   simplement  l'affaire.    Du   Bellay  et 


124  POESIE     AU     XVI^     SIECLE. 

Ronsard  venaient  de  se  rencontrer,  ils  s'étaient 
pris  d'amitié  vive;  Du  Bellay  surtout,  dans  sa 
première  ferveur,  voulait  réparer  les  années  per- 
dues; il  brillait  d'ennoblir  la  langue,  la  poésie 
française,  et  d'y  marquer  son  nom.  Ronsard,  plus 
grave,  mieux  préparé  et  au  t^irme  de  sa  longue 
étude,  se  montrait  aussi  moins  pressé,  A  ce  col- 
lège de  Coqaeret,  où  Du  Bellay  n'était  peut-être 
pas  tout  à  fait  d'abord  sur  le  même  pied  d'inti- 
mité que  les  autres,  on  parlait  des  projets  futurs, 
des  prochaines  audaces;  Du  Bellay  lisait  ses  pre- 
miers sonnets  ;  mais,  dès  qu'il  s'agissait  de  l'ode, 
Ronsard,  dont  c'était  le  domaine  propre,  ne  s'ex- 
pliquait qu'avec  mystère  et  ne  se  déboutonnait 
pas;  il  avait  ses  plans  d'ode  pindarique,  ses  secrets 
à  lui,  il  élaborait  l'œuvre,  il  disait  à  ses  amis 
avides  :  Attende:^  et  vous  verre:{.  Or,  comme  je  le 
suppose,  Du  Bellay,  impatienté  de  cetta  réserve 
d'oracle,  et  voulant  rompre  au  plus  vite  la  glace 
près  du  public,  n'y  put  tenir,  et  il  déroba  un 
jour  du  tiroir  le  précieux  cahier  sibyllin,  non  pas 
pour  copier  et  s'approprier  aucune  ode  (rien  de 
pareil),  mais  pour  en  surprendre  la  forme,  le 
patron;  et,  une  fois  informé,  il  alla  de  l'avant. 
Pure  espièglerie,  on  le  voit,  d'écolier  et  de  cama- 
rade. Ronsard  s'en  fâcha  d'abord:  il  prit  la  chose 
au  solennel,  dans  le  style  du  genre,  et  voulut  plai- 
der; puis  il  en  rit.  Ils  restèrent  tous  deux  trop 
étroitement,  trop  tendrement  unis  depuis,  la  mort 
de  l'un  inspira  à  l'autre  de  trop  vrais  accents,  et 
cette  mémoire  pleurée  lui  imprima  avec  les  années 
une  vénération  trop  chère,  pour  qu'on  puisse  sup- 


I 


JOACHIM     DU     BELLAY,  12$ 

poser  qu'il  y  ait  Jamais   eu  une  mauvaise    action 
entre  eux  i. 

Ceci  bien  expliqué,  il  y  a  pour  nous  à  appré- 
cier ces  premières  œuvres  de  Du  Bellay  publiées 
en  si  peu  de  temps,  presque  dans  ie  seul  espace 
d'une  année  et  qui  nnarquèrent  avec  éclat  son 
entrée  dans  la  carrière.  Un  assez  long  intervalle 
de  silence  suivit,  durant  lequel  sa  seconde  manière 
se  prépara;  car,  dès  l'année  1550,  ou  1551  au 
plus  tard,  et  probablement  pendant  que  s.s  amis 
de  Paris  vaquaient  à  l'impression  de  son  Olive,  il 
partait  pour  Rome  et  s'y  atachiit  au  cardinal  son 
parent,  pour  n'en  plus  revenir  que  quatre  ans 
après,  en  iSSS"-  Sa  carrière  littéraire  fut  comme 
coupée  en  deux  par  ce  voyage  et  par  cette  longue 
absence;  sa  santé  s'y  usa;  mais  nous  verrons 
peut-être,  malgré  les  plaintes  qu'il  exhale,  et  dans 

1.  La  première  édition  des  Quatre  premiers  livres  des 
Odes  de  Ronsard  (1550)  contient  une  préface  où  il 
célèbre  Du  Bellay  comme  un  autre  lui-même;  il  ne  res- 
tait donc  plus  trace  en  1550  de  cette  espièglerie  de 
IS49.  Et  s'il  y  avait  eu  autre  chose  de  plus  grave,  Du 
Bellay  aurait-il  pu,  dans  V Hymne  de  la  Surdité,  adressée 
à  Ronsard,  s'écrier  en  parlant  au  cœur  de  son  ami  : 

Tout  ce  que  j'ai  de  bon,  tout  ce  qu'en  moi  je  prise, 
C'est  d'être,  comme  toi,  sans  fraude  et  sans  feintise, 
D'être  bon  compagnon,  d'être  à  la  bonne  foi, 
Et  d'être,  mon  Ronsard,  demi-sourd  comme  toi  ? 

Nous  reviendrons  ailleurs  sur  cette  surdité-là. 

2.  Les  biographes  de  Du  Bellay  ont  en  général  fait  son 


12<î  POÉSIE     AU     XVl^     SIÈCLE. 

la  douceur  de  ces  plaintes  mêmes,  que  son  talent 
et  son  esprit  y  gagnèrent. 

Le  premier  recueil,  de  1549,  se  ressent  de  la 
rudesse  du  premier  effort,  et  me  semble,  en 
quelque  sorte,  encore  tout  récent  de  l'enclume. 
Jean  Proust,  Angevin,  crut  devoir  y  joindre  une 
explication  des  passages  poétiques  les  plus  diffi- 
ciles, et  ce  n'était  pas  superflu.  La  première  pièce 
y  a  pour  titre  :  Prosphonématique  au  roi  très- 
chrétien  Henri  II.  Du  Bellay,  d'ailleurs,  s'est  sage- 
ment gardé  du  pindarique  à  proprement  parler, 
et,  malgré  le  patron  dérobé  à  son  ami,  la  forme 
lyrique  qu'il  affecte  n'est  que  l'horatienne.  Dans 
un  Chant  triomphal  sur  le  voyage  du  roi  à  Bou- 
logne en  aoiàt  1549,  il  trouvait  moyen  d'intro- 
duire et  de  préconiser  le  nom  de  Ronsard  ;  preuve 
qu'il  ne  voulait  en  rien  le  déprimer.  Une  ode 
flatteuse  au  vieux  poëte  Mellin  de  Saint- Gelais 
témoignait  d'avance  de  la  modération  de  Du  Bellay 
et  tendait  à  fléchir  le  chef  de  l'ancienne  école  en 
faveur  des  survenants.  Je  ne  remarque  dans  ce 
premier  recueil  que  deux  odes  véritablement  belles. 
L'une  à  Madame  Marguerite  sur  ce  qu'il  faut 
écrire  en  sa  langue  exprime  déjà  les  idées  que 
Du  Bellay  reprendra  et  développera  dans  son  Illus- 
tration; il  y  dénombre  les  quatre  grands  poètes 
anciens,  Homère  et  Pindare,  Virgile  et  Horace,  et 
désespère  d'imiter  les  vieux  en  leur  langue. 

séjour  en  Italie  un  peu  plus  court  qu'il  ne  le  fut  réelle- 
ment :  on  lit  dans  le  CLXVI*  sonnet  de  ses  Regrets,  que 
son  absence,  son  enfer,  a  duré  quatre  ans  et  davantage. 


JOACHIM     DU     BELLAY.  127 


Princesse,  je  ne  veux  point  suivre 
D'une  telle  mer  les  dangers, 
Aimant  mieux  entre  les  miens  vivre 
Que  mourir  che^  les  étrangers. 

Mieux  vaut  que  les  siens  on  précède, 
Le  nom  d'Achille  poursuivant, 
Que  d'être  ailleurs  un  Diomède, 
Voire  un  Thersite  bien  souvent. 

Quel  siècle  éteindra  ta  mémoire, 
O  Boccace?  et  quels  durs  hivers 
Pourront  jamais  sécher  la  gloire, 
Pétrarque,  de  tes  lauriers  verts?... 

Voilà,  ce  me  semble,  des  accents  qui  montent 
et  auxquels  on  n'était  pas  jusqu'alors  accoutumé. 
L'autre  ode,  également  belle  pour  le  temps,  est 
adressée  au  seigneur  Bouju  et  s'inspire  du  Quem 
tu,  Melpomene,  semel  d'Horace  :  ce  sont  les  con- 
dition^ et  les  goûts  du  vrai  poëte,  qui  ne  suit  ni 
l'ambitieuse  faveur  des  cours  ni  la  tourbe  insen- 
sée des  villes,  qui  ne  recherche  ni  les  riches 
contrées  d'outre-mer  ni  les  colisées  superbes, 

Mais  bien  les  fontaines  vives 
Mères  des  petits  ruisseaux 
Autour  de  leurs  vertes  rives 
Encourtinés  d'arbrisseaîix... 

Et  encore,  toujours  parlant  du  pocte  : 

Il  tarde  le  cours  des  ondes, 
Il  donne  oreilles  aux  bois, 


POESIE     AU     XVI*^    SIÈCLE. 


Et  les  cavernes  profondes 
Fait  rechanter  sous  sa  voix. 

Du  Bellay,  on  le  sent,  sa  ressaisit  de  ces  antiques 
douceurs  en  esprit  pénétré,  et,  revenant  vers  la  fin 
à  Madame  Marguerite,  i^^  dit  volontiers  de  cette 
princesse  ce  qu'Horace  appliquait  à  la  muse  : 

Quod  spiro  et  placeo  (si  placeo),  tuum  est. 

Cette  vénération,  ce  culte  de  Du  Bellay  pour 
Madame  Marguerite  sort  des  termes  de  conven- 
tion et  prit  avec  les  années  un  touchant  carac- 
tère. Dans  les  derniers  sonnets  de  ses  Regrets, 
publiés  à  la  fin  de  sa  vie  (iSSP)?  il  dédie  à  cette 
princesse,  avec  une  émotion  sincère,  le  plus  pur 
de  ses  pensées  et  de  ses  affections.  Il  convient  que 
d'abord  il  n'avait  fait  que  l'admirer  sans  assez 
l'apprécier  et  la  connaître,  mais  que  depuis  qu'il 
a  vu  de  près  l'Italie,  le  Tibre  et  tous  ces  grands 
dieux  que  l'ignorance  adore,  et  qu'il  les  a  vus 

Ignorajis,  vicieux  et  médians  à  l'envi, 

sa  princesse  lui  est  apparue,  au  retour,  dans  tout 
son  prix  et  dans  sa  vertu  : 

Alors  je  m'aperçus  qu'ignorant  son  mérite, 
J'avois,  sans  la  connoître,  admiré  Marguerite, 
Comme,  sans  les  co7tnohre,  on  admire  les  deux. 

Et  ce  sentiment,  il  l'a  mieux  exprimé  que  dans  des 
rimes.  En  une  lettre  datée  de  trois  mois  avant  sa 
mort  (s  octobre  iSSP)?  déplorant  le  trépas  de 
Henri  II,  il  ne  déplore  pas  moins  le  prochain 
département  de  sa    Dame   qui,   devenue  duchesse 


1 


I 


JOACHIM      DU      BELLAY.  I29 

de  Savoie,  s'en  allait  dans  les  États  de  son  mari: 
«(  Je  ne  puis,  écrit-il,  continuer  plus  loni^uement 
ce  propos  sans  larmes,  je  dis  les  plus  vraies 
larmes  que  je  pleurai  jamais...  »  En  cela  encore, 
Du  Bellay  me  semble  accomplir  l'ima;'e  parfaite, 
le  juste  emblème  d'une  école  qui  a  si  peu  vécu  et 
qui  n'eut  qu'un  instant.  Il  briile  avec  Henri  II,  le 
voit  mourir  et  meurt.  Il  chante  sous  un  regard  de 
Madame  Marguerite,  et,  quand  elle  part  pour  la 
Savoie,  il  meurt.  A  cette  heure-là,  en  effet,  l'astre 
avait  rempli  son  éclat  ;  l'école  véritable,  en  ce 
qu'elle  avait  d'original  et  de  vif,  était  finie. 

La  Défense  et  Illustration  de  la  Langue  fran- 
çaise, qui    suivit    de    peu    de    mois    son  premier 
recueil,  peut  se  dire  encore  la  plus  sûre  gloire  de 
Du  Bellay  et  son  titre  le  plus  durable  aujourd'hui. 
Ce  ne  devait  être  d'abord  qu'une  épitre  ou  aver- 
tissement  au  lecteur,  en  têie  de  poésies;  mais  la 
pensée    prit   du    développement,    et    l'essor    s'en 
mêla  :  l'avertissement  devint  un  petit  volume.  J'ai 
parlé  trop  longuement  autrefois  de  cette  harangue 
chaleureuse,  pour  avoir  à   y  revenir  ici  :   elle  est 
d'ailleurs  à  relire   tout  entière.    La   prose   (chose 
remarquable  et  à  l'inverse   des  autres   langues)  a 
toujours  eu  le  pas,  chez  nous,  sur  notre  poésie.  A 
côté  de  Viliehardouin  et  de  ses  pages  déjà  épiques, 
nos    poèmes     chevaleresques    rimes     font    mince 
figure;  Philippe  de  Comines  est  d'un    autre  ordre 
que  Villon.  De  nos  jours  même,  quand   le  souffle 
poétique    moderne    s'est  réveillé,   Chateaubriand, 
dans  sa  prose  nombreuse,  a  pu  précéder  de  vingt 
ans   les  premiers  essais  en  vers  de  l'école   qui  se 
II.  17 


IjO  POESIE     AU     XVl*^     SIECLE. 

rattache  à  lui.  Au  xvi*  siècle,  le  même  signe  s'est 
rencontré.  Du  Bellay,  le  plus  empressé,  le  plus 
vaillant  des  jeunes  poëtes  et  le  porte-enseigne  de 
la  bande,  veut  planter  sur  la  tour  gauloise  de 
Francus  la  bannière  de  l'ode,  les  flammes  et  ban- 
deroles du  sonnet;  que  fait-il?  il  essaye  aupara- 
vant deux  simples  mots  d'explication  pour  préve- 
nir de  son  dessein  et  de  celui  de  ses  jeunes  amis; 
et  ces  deux  mots  deviennent  une  harangue,  et  cette 
harangue  devient  le  plus  beau  et  le  plus  clair  de 
l'œuvre.  Comme  dans  bien  des  entreprises  qu'on 
a  vues  depuis,  ou,  pour  mieux  dire,  comme  dans 
presque  toutes  les  entreprises  humaines ,  c'est 
l'accident,  c'est  la  préface  qui  vaut  le  mieux. 

Honneur  à  lui  pourtant  d'avoir  le  premier, 
chez  nous,  compris  et  proclamé  que  le  naturel 
facile  n'est  pas  suffisant  en  poésie,  qu'il  y  a  le 
labeur  et  l'art,  qu'il  y  a  l'agonie  sacrée  !  Le  pre- 
mier il  donna  l'exemple,  si  rarement  suivi,  de 
l'élévation  et  de  l'éloquence  dans  la  critique.  Son 
manifeste  fit  grand  éclat  et  scandale  :  un  poëîe  de 
l'ancienne  école,  Charles  Fontaine,  y  répondit  par 
le  Quintil  horatian,  dans  lequel  il  prit  à  partie 
Du  Bellay  sur  ses  vers,  et  souligna  des  négli- 
gences, des  répétitions,  des  métaphores  :  tout  cela 
terre  à  terre,  mais  non  sans  justesse.  Lacritique  qui 
échauffe  et  la  critique  qui  souligne  étaient  dès  lors 
en  présence  et  en  armes  autant  qu'elles  le  furent 
depuis  à  aucun  moment. 

Du  Bellay,  dans  une  Epîire^w  lecteur  ^]3iCÎQ.  en 
tête  de  l'Olive,  revient  sur  ses  desseins  en  poésie; 
en  répondant  à  quelques-unes  des  objections  qu'on 


I 


JOACHIM     DU     BELLAY.  131 

lui  faisait,  il  les  constate  et  nous  en  informe.  Il 
n'espérait  pas  trouver  grâce  auprès  des  rhétori- 
queurs  français  ;  il  ne  se  dissimulait  nullement 
que  «  telle  nouveauté  de  poésie,  pour  le  commen- 
cement, seroit  trouvée  fort  étrange  et  rude.  »  On 
lui  reprochait  de  réserver  la  lecture  de  ses  écrits 
à  une  affectée  demi-douzaine  des  plus  renommés 
poètes  qu'il  avait  cités  dans  son  Illustration; 
mais  il  n'avait  pas  prétendu  faire,  répondait-il,  le 
catalogue  de  tous  les  autres.  Il  disait  de  fort 
bonnes  choses  sur  l'imitation  des  anciens,  et  qui 
rappellent  notablement  les  idées  du  poëme  de 
l'Invention  par  André  Chénier,  Ce  qu'il  voulait, 
c'était  enrichir  notre  vulgaire  d'une  nouvelle  ou 
plutôt  ancienne  renouvelée  poésie  : 

Sur  des  pensers  nouveaux  faisons  des  vers  antiques. 

Et  nous-même  ajoutons  ici  sur  ces  analogies 
d'André  Chénier  et  de  Du  Bellay,  et  sur  celles  de 
ce  dernier  et  d'Horace,  que  c'est  en  vain  qu'on  a 
dit  des  deux  écoles  poétiques  françaises  du 
xvi^  siècle  et  du  nôtre,  qu'elles  étaient  des  écoles 
de  la  forme,  et  que  les  poètes  n'y  visaient  qu'à 
l'art.  Ceux  qui  font  ces  grandes  critiques  philoso- 
phiques aux  poètes  n'y  entendent  rien  et  sont  des 
homm.es  d'un  autre  métier,  d'une  vocation  supé- 
rieure probablement,  mais  là-dessus  incompétente. 
C'est  presque  toujours  par  la  forme,  en  effet,  que 
se  détermine  le  poète.  On  voit  dans  une  ancienne 
Vie  d'Horace,  publiée  pour  la  première  fois  par 
Vanderbourg,  que  Mécènes  pria  le  poète  son  ami 
de  transporter  dans  la  langue  latine  les  différentes 


132  POÉSIE     AU     XVI"     SIÈCLE. 

variétés  de  mèlres  inventées  chez  les  Grecs,  en  par- 
tie par  Archiloque,  en  partie  par  Alcée  et  Sapho, 
et  que  personne  n'avait  encore  fait  connaître  aux 
Romains.  Ainsi  sont  nées  les  odes  d'Horace'. 
C'est  en  voulant  reproduire  une  forme  qu'il  a 
saisi  et  fixé  ses  propres  sentiments;  c'est,  à  la 
lettre,  pour  avoir  serré  les  mailles  du  filet  qu'il  a 
pris  le  poisson.  Ainsi  à  leur  tour  l'ont  tenté  avec 
plus  ou  moins  de  bonheur  Du  Bellay,  Ronsard  et 
ensuite  André  Chénier.  Ce  n'est  pas  la  méthode 
qu'il  faut  inculper;  il  n'y  a  en  cause  que  l'exé- 
cution et  le  d.gré  de  réussite  de  l'œuvre. 

Quelques  mots  encore  de  cette  préface  d^  VOlive 
sont  à  relever,  en  ce  qu'ils  dénotent  chez  Du  Bel- 
lay une  dignité  peu  commune  aux  gens  de  lettres 
et  aux  poètes  de  son  temps  et  de  tous  les  temps. 
Aux  moqueurs  et  mauvais  plaisants  qui  espé- 
raient engager  la  partie  avec  lui,  il  répond  qu'ils 
doivent  chercher  autre  badin  pour  jouer  ce  rolle 
avecq'eux  :  il  se  garde  bien  de  leur  prêter  collet. 
Quant  à  ceux  qui  le  détournent  charitablement  de 
la  poésie  comme  futile,  il  les  remercie,  et  d'un 
ton  de  gentilhomme  qui  ne  sent  en  rien  son  rimeur 
entiché,  je  vous  assure.  Il  ne  s'exagère  pas  son 
rôle  de  poète;  il  aime  la  muse  par  passe-temps, 
pour  elle  seule  et  pour  les  fruits  secrets  qu'elle 
lui  procure;  sa  petite  muse,   comme    il  dit,  n'est 


1.  Dans  VExegi  monumeulum  (ode  XXX,  liv.  III),  il 
dit  lui-même  : 

Princeps  AioUum  cariuen  ad  Italos 
Deduxisse  modos 


JOACHIM     DU     BELLAY.  I33 

aux  gages  de  personne  :  elle  est  serve  tant  seule- 
ment de  mon  plaisir.  Il  fait  donc  des  vers  parce 
qu'il  a  la  veine,  et  que  cela  lui  plaît  et  le  console; 
mais  il  sait  mettre  chaque  chose  à  sa  place;  dans 
son  éiégie  latine  à  Jean  de  Morel  il  le  redira  :  la 
médecine,  l'art  de  gouverner  les  hommes,  la 
guerre,  il  sait  au  besoin  céder  le  pas  à  ces  grands 
emplois  ;  si  la  fortune  les  ouvrait  devant  lui,  il  y 
réussirait  peut-être;  il  est  pocta  faute  de  mieux; 
il  est  vrai  que  ce  pis-aller  le  charme,  et  que,  si 
l'on  vient  impertinemment  l'y  relancer,  il  ne  se 
laissera  pas  faire.  A  messieurs  les  courtisans  qui 
disent  que  les  poëtes  sont  fous,  il  avoue  de  bonne 
grâce  que  c'est  vérité  : 

Nous  sommes  fous  en  rime ,  et  votis  l'êtes  en  prose  ; 
C'est  le  seul  différent  qu'est  entre  vous  et  nous^. 

Les  cent  quinze  sonnets  qui  composent  VOlive 
laissent  beaucoup  à  désirer  tout  en  épuisant  à 
satiété  les  mêmes  images.  Olive  est  une  beauté 
que  Du  Bellay  célèbre  comme  Pétrarque  célébra 
Laure  ;  après  le  laurier  d'Apollon,  c'est  le  tour 
de  V olivier  de  Pal  las  : 

Phœbus  amat  laurum,  glaucam  sua  Pallas  olivam  : 
nie  suum  vatem,  nec  minus  ista  suum, 

I.  Regrets,  sonnet  CXLI.  —  Cette  réponse  de  Du  Bel- 
lay aux  courtisans  devint  une  espèce  ce  proverbe  ;  Jean 
de  La  Taille,  d.-ins  une  préface  en  tête  de  son  Saiil  le 
furieux,  la  leur  jette  au  nez  en  passant,  comme,  un 
siècle  plus  tard,  on  eût  fait  d'un  vers  de  Boileau. 


Ij^.  POÉSIE     AU      XVI*     SIÈCLE. 

lui  disait  Dorât.  Ce  Jeu  de  mots  sur  l'olive  et 
l'olivier  se  reproduit  perpétuellement  dans  cette 
suite  de  sonnets;  à  côté  de  Pallas,  l'arche  même 
et  Noé  ne  sont  oubliés  : 

Sacré  rameau  de  céleste  présage, 
Rameau  par  qui  la  colombe  envoyée 
Au  demeurant  de  la  terre  noyée 
Porta  jadis  un  si  joyeux  message... 

Colletet  nous  apprend  le  vrai  nom  de  la  demoi- 
selle ainsi  célébrée  ;  il  le  tient  de  bonne  tradition, 
assure-t-il  :  elle  était  Parisienne  (et  non  d'Angers, 
comme  Goujet  l'a  dit),  et  de  la  noble  famille  des 
Violes:  d'où  par  anagramme  Olive.  Mais  cet  amour 
n'était,  on  le  pense  bien,  qu'un  prétexte,  un  argu- 
ment à  sonnets.  Du  Bellay  ne  paraît  avoir  aimé 
sérieusement  qu'une  fois  à  Rome;  et  il  a  célébré 
l'objet  en  vers  latins  bien  autrement  ardents,  sous 
le  nom  de  Faustine. 

Avant  votive,  on  n'avait  guère  fait  en  France 
qu'une  douzaine  de  sonnets  ;  je  ne  parle  pas  de  la 
langue  romane  et  des  troubadours;  mais  en  fran- 
çais on  en  citait  à  peine  cinq  ou  six  de  Marot,  les 
autres  de  Mellin  de  Saint-Gelais.  Du  Bellay  est 
incontestablement  le  premier  qui  fit  fleurir  le  genre 
et  qui  greffa  la  bouture  florentine  sur  le  chêne 
gaulois  1. 

I ,  Vauqelin  de  La  Fresnale  a  dit  dans  un  sonnet  à  Du 
Bellay  lui-même  : 

Ce  fut  toi,  Du  Bellay,  qui  des  premiers  en  France 
D'Italie  attiras  les  sonnets  amoureux  : 


JOACHIM     DU     BELLAY.  I}5 

Dans  VOlive^  l'entrelacement  des  rimes  mascu- 
lines et  féminines  n'est  pas  encore  régulièrement 
observé  comme  il  va  l'être  quelques  années  plus 
tard  dans  les  sonnets  des  Regrets.  Les  vers  mâles 
et  vigoureux  véritablement,  au  dire  de  Colletet, 
n'ont  pas  encore,  il  en  convient,  toute  la  douceur 
et  toute  la  politesse  de  ceux  que  le  poëte  composa 
depuis.  On  ne  parlait  pourtant  alors  parmi  les 
doctes  et  les  curieux  que  des  amours  de  Du  Bellay 
pour  Olive  et  de  ceux  de  Ronsard  pour  Cassandre; 
on  les  récitait,  on  les  commentait;  on  a  la  glose 
imprimée  d'Antoine  Muret  sur  les  amours  de  Ron- 
sard ;  celle  que  le  savant  jurisconsulte  lyonnais, 
André  de  Rossant,  avait  composée  sur  VOlive  de 
Du  Bellay  s'est  perdue.  U  semblait,  disait-on,  que 
l'amour  eiît  quitté  l'Italie  pour  venir  habiter  la 
France. 

Du  Bellay,  au  milieu  de  ce  premier  triomphe, 
part  pour  l'Italie,  ce  berceau  de  son  désir,  pour 
Rome,  où  il  va  s'attacher  au  cardinal  son  parent. 
Il  lui  avait  dédié  Vlllustration  et  adressé  une  ode 
de  son  premier  recueil  :  il  résulte  même  de  celle- 
ci  que  le  cardinal  aurait  dii  faire  un  voyage  en 
France  vers  l'i'io,  auquel  cas  il  aurait  naturelle- 
ment connu  et  emmené  avec  lui  son  jeune  cousin. 
Que  Du  Bellay  n'ait  fait  que  le  suivre  au  retour, 
ou  qu'il  soit  allé  le  rejoindre  i,  une  nouvelle  vie 

Depuis  y  séjournant,  d'un  goût  plus  savoureux, 
Le  premier  tu  les  as  mis  hors  de  leur  enfance. 

I.  Il  paraît  bien  qu'en  effet  il  l'accompagna;  dans 
l'élégie  à  Morel,  on  lit  : 


13<î  POÉSIE     AU     XVl""     SIÈCLE. 


pour  lui  commence.  Il  accomplissait  ses  vingt- 
cinq  ans  et  était  à  ce  point  où  un  seul  rayon  de 
plus  achève  de  nous  miîrir. 

Le  cardinal  auquel  Du  Bellay  s'attachait  était  un 
personnage  éminent  par  l'esprit,  par  les  lumières, 
le  doyen  du  Parnasse  comme  du  sacré  Collège. 
Il  avait  été  autrefois  le  patron  de  Rabelais,  qu'il 
avait  eu  pour  médecin  dans  ses  anciens  voyages 
de  Rome,  pour  moine  ou  chanoine  séculier  à  sa 
très-commode  abbaye  de  Saini-Maur,  et  à  qui  il 
avait  procuré  finalement  la  cure  de  Meudon.  On 
peut  s'étonner,  libéral  et  généreux  comme  il  était, 
qu'il  n'ait  pas  plus  fait  pour  notre  poëte  dont  il 
put  apprécier  de  ses  yeux  le  dévouement  et  les 
services  durant  des  années.  Le  cardinal  avait  à 
Rome  le  plus  grand  état  de  maison;  il  s'était  fait 
bâtir  un  magnifique  calais  près  des  Thermes  de 
Dioclétien.  Joachim  devint  son  intendant,  son 
homme  d'affaires  et  de  confiance  : 

Panjas,  veux-tu  savoir  quels  sont  mes  passe-temps? 
Je  songe  au  lendemain,  J'ai  soin  de  la  dépense 
Qui  se  fait  chaque  jour,  et  si  faut  que  je  pense 
A  rendre  sans  argent  cent  créditeurs  contens... 

J'ai  le  corps  maladif  et  me  faut  voyager; 

Je  suis  né  pour  la  muse,  on  méfait  ménager... 

Jamais  d'ailleurs,   dans   les  plaintes  qu'il  nous  a 
laissées,  jamais  un  mot  ne  lui  écliappe  contre  son 

Mittitur  înierea  Routant  Bellaitis  ille... 
Alpilus  ei  duris  ille  sequendus  erat. 


Il 


JOACHIM     DU     BELtAY.  Ij/ 

patron.  Ce  n'est  ni  l'ambition  ni  l'avarice  qui  l'ont 
poussé  près  de  lui  et  qui  l'y  enchaînent;  un  sen- 
timent plus  noble  le  soutient  : 

L'honnête  servitude  où  mon  devoir  me  lie 
M'a  fait  passer  les  monts  de  France  en  Italie. 

Toute  la  série  des  souffrances  et  des  affections  de 
Du  Bellay  durant  ce  séjour  à  Rome  nous  est  ex- 
primée fidèlement  dans  deux  recueils  intimes,  dails 
ses  vers  latins  d'abord,  puis  dans  ses  Regrets  ou 
Tristes  à  la  manière  d'Ovidj. 

Il  y  eut  évidemment  interruption  du  premier 
coup  et  comme  solution  de  continuiié  dans  son 
exist  nce  morale  et  poétiquj.  Il  arr.vait  avec  de 
l'enthousiasme,  avec  des  espérances;  il  se  heu'ta 
coitre  la  vie  positive,  contre  le  spectacle  de  l'am- 
bition et  des  vices  sjr  la  plus  libre  scène  qui  fut 
jamais.  La  Rome  des  Borgia,  des  MéJicis  et  des 
Farnèse  avait  accumulé  toutes  sortes  d'i.  grédi.nts 
qui  ne  faisaient  que  continuer  Lur  jeu  avec  moins 
de  grandeur  Du  Bellay  arr  va  sous  le  pontificat 
égoïste  et  inactif  de  Jules  III  ;  il  dut  assister,  et  en 
plus  d'un  sonnet  il  fait  allusion  aux  circonstances 
du  double  conclave  qui  eut  lieu  à  la  mort  de  ce 
pape,  puis  à  la  mort  de  Marcel  II,  leiuel  ne  ré- 
gna que  vingt-deux  jours.  Il  put  voir  le  début  du 
pontificat  belliqueux  et  violent  de  Paul  IV.  Son 
moment  eût  été  bien  mieux  trouvé  quelques  an- 
nées plus  tôt,  sous  Paul  III,  ce  spirituel  Farnèse, 
qui  décorait  de  la  pourpre  les  muses  latines  dans 
la  personne  des  Bembe  et  des  Sadolet.  Mais  cet  âge 
II.  i8 


1 


130  POESIE     AU     XVI®     SIECLE. 

d'or  finissait  pour  l'Italie  lorsque  Du  Bellay  y  ar- 
riva; il  n'en  put  recueillir  que  le  souffle  tiède  encore, 
et  il  le  respira  avec  délices  ;  son  goiit  bientôt  l'ex- 
halera. Il  lut  ces  vers  latins  modernes,  et  souvent 
si  antiques,  qu'il  avait  dédaignés  ;  il  fut  gagné  à 
leur  charme,  et  lui,  le  champion  de  sa  langue 
nationale,  il  ne  put  résister  à  prendre  rang  parmi 
les  étrangers.  Dans  sa  touchante  pièce  intitulée 
Patrice  Desidériiim,  il  sent  le  besoin  de  s'excuser  : 

Hoc  Latium  poscit,  romance  liœc  débita  linguce 
Est  opéra;  hue  genius  compulit  ipse  loci. 

C'est  donc  un  hommage,  un  tribut  payé  à  la 
grande  cité  latine,  il  faut  bien  parler  latin  à  Rome. 
Ainsi  Ovide,  à  qui  il  se  compare,  dut  parler  gète 
parmi  les  Sarmates,  ainsi  Horace  fit  des  vers 
grecs  à  Athènes.  Et  puis  des  vers  français  n'a- 
vaient pas  là  leur  public,  et  les  vers,  si  intimes 
qu'ils  soient  et  si  détachés  du  monde,  ont  toujours 
besoin  d'un  peu  d'air  et  de  soleil,  d'un  auditeur 
enfin  : 

Carmina  principibus  gaudent  plausuque  theatri, 
Quique  placet  paucis  displicet  ipse  sibi. 

J'aime  assez,  je  l'avouerai,  cette  sorte  de  contra- 
diction à  laquelle  Du  Bellay  se  laisse  naturelle- 
ment aller  et  dont  il  nous  ofiFre  encore  quelques 
exemples.  Ainsi,  dans  ses  Regrets,  il  se  contente 
d'être  familier  et  naturel,  après  avoir  ailleurs  prê- 
ché l'art.  Ainsi,  lui  qui  avait  parlé  contre  les  tra- 


JOACHIM      DU     BELLAY.  IJP 

ductions  des  poètes,  un  jour  qu'il  se  sent  en 
moindre  veine  et  à  court  d'invention,  il  traduit  en 
vers  deux  chants  de  VÉnéide,  et,  si  on  le  lui 
reproche,  il  répondra  :  «  Je  n'ai  pas  oublié  ce  que 
autrefois  j'ai  dit  des  translations  poétiques  ;  mais 
je  ne  suis  si  jalousement  amoureux  de  mes  pre- 
mières appréhensions  que  j'aie  honte  de  les  chan- 
ger quelquefois,  à  l'exemple  de  tant  d'excellents 
auteurs  dont  l'autorité  nous  doit  ôter  cette  opi- 
niâtre opinion  de  vouloir  toujours  persister  en  ses 
avis,  principalement  en  matières  de  lettres.  Quant 
à  moi,  je  ne  suis  pas  stoïque  jusque-là.  »  En  gé- 
néral, on  sent  chez  lui,  en  avançant,  un  homme 
qui  a  profité  de  la  vie  et  qui,  s'il  a  payé  cher 
l'expérience,  ne  la  rebute  pas.  Il  a  dit  quelque 
part  de  ses  dernières  œuvres,  de  ses  derniers 
fruits,  en  les  offrant  au  lecteur,  qu'ils  ne  sont  du 
tout  5/  savoureux  que  les  premiers,  mais  qu'ils 
sont  peut-être  de  meilleure  garde.  Du  Perron 
goiîtait  beaucoup  ce  mot-là. 

Il  conviendrait  peu  d'insister  en  détail  sur  la 
suite  des  poésies  latines  de  Du  Bellay  ;  il  en  a 
lui-même  reproduit  plusieurs  en  vers  français.  De 
Thou,  en  louant  ses  Regrets,  ajoute  que  Joachim 
avait  moins  réussi  aux  vers  latins  composés  à 
Rome  dans  le  même  temps.  Colletet  est  d'un  autre 
avis  et  estime  qu'au  gré  des  connaisseurs,  ces  vers 
latins  se  ressentent  du  doux  air  du  Tibre  que 
l'auteur  alors  respirait  1.  S'il  m'était  permis  d'avoir 

I.  On  lit  dans  le  Vahsiana  ou  Pensées  de  M.  de 
Valois  :  «  Joachim  Du  Bellay  faisoit  fort  bien  les  vers 


I4O  POÉSIE     AU     XVl^    SIÈCLE. 

un  avis  moi-même  en  une  telle  question,  j'avouerai 
que,  s'ils  ne  peuvent  sans  doute  se  comparer  à 
ceux  d'un  Bembe,  d'un  Naugirius,  ou  de  ce  divin 
Politien,  Us  ne  me  paraissent  aucunement  inférieurs 
à  ceux  de  Dorât,  de  L'Hôpital  ou  de  tout  autre 
Français  de  ce  temps-là.  La  seule  partie  qui  reste 
pour  nous  véritablement  piquante  dans  les  vers 
latins  de  Du  Bellay,  ce  sont  ses  amours  de  Faus- 
tine.  Le  ton  y  prend  une  vivacité  qui  ne  permet 
pas  de  croire  cette  fois  que  la  flamme  se  soit 
contenue  dans  la  splière  pétrarquesque.  Il  ne  vit 
et  n'aiina  ceite  Faustine  que  le  quatrième  été  de 
son  séjour  à  Roma  ;  il  avait  bravé  fièrement  jusque- 
là  le  coup  d'œil  des  beautés  romaines  : 

Et  jam  quarto,  Ceres  capiti  nova  serta  parabat, 
Nec  dederam  sœvo  colla  superba  jugo. 


latins.  Dans  le  petit  recueil  d'Epigrammes  qu'il  nous  a 
laissées,  il  y  en  a  une  entre  autres  que  j'aime  pour  sa 
naïveté  :  c'est  contre  un  mauvais  poëte  qui  avoit  inti- 
tulé ses  poésies  latines  Niigœ  : 

Paule,  tuum  inscribis  Nugarum  nomine  librum  : 
In  tolo  l'tbro  nil  melius  litiilo. 

Et  Dreux  du  Radier,  après  Ménage,  cite  cet  autre  joli 
distique  sur  un  chien  : 

Latratu  fures  excepi,  mutus  amantes  : 
Sic  placui  domino,  sic  placui  domina. 

C'est  déjà  le  couplet  de  Figaro  : 

Le  chien  court,  tout  es!  mordu. 
Hors  l'amant  qui  l'a  vendu. 


Il 


JOACHIM     DU     BELLAY.  I4I 

Il  n'est  nullement  question  de  cet  amour  dans  ses 
Regrets,  dont  presque  tous  les  sonnets  ont  été 
composés  vers  la  troisième  année  de  son  séjour  : 
à  peine,  vers  la  fin,  pourrait-on  entrevoir  une 
vague  allusion  1.  Si  Du  Bellay  avait  aimé  Faus- 
tine  durant  ces  trois  premières  années,  il  n'aurait 
pas  tant  parié  de  ses  ennuis  ;  ou  du  moins  c'eût 
été  pour  lui  de  beaux  ennuis,  et  non  pas  si  insi- 
pides. A  peine  commençait-il  à  connaître  et  peut- 
être  à  posséder  2  cette  Faustine,  que  le  mari,  vieux 
et  jaloux  (comme  ils  sont  toujours  dans  les  élé- 
gies), et  qui  d'abord  apparemment  était  absent,  la 
retira  de  chez  sa  mère  où  elle  vivait  libre,  pour  la 
loger  dans  un  cloître.  Le  belliqueux  Pai.l  IV 
venait  de  monter  sur  le  sié^e  pontifical  :  il  passait 
des  revues  du  haut  de  ses  balcons;  il  appelait  les 
soldats  français  à  son  secours  pour  marcher  contre 
les  Espagnols  de  Napies  et  prendre  Ijur  revanche 
des  vieilLs  vêpres  siciliennes.  Mais  Du  Belay,  lui, 
soldat  de  Vénus,  ne  pense  alors  qu'à  une  autre 
conquête  et  à  d'autres  reprcsail  es  ;  il  veut  déli- 
vrer sa  maîtresse  captive  sous  la  grille;  c'est  là 
pour  lui  sa  Napies  et  sa  sirène  : 

Hcec  repetenda  mîhi  tellus  est  vindice  dextra, 
Hoc  bellum,  hcec  virtus,  hcec  mea  Parthenope. 

1.  Peut-être  dans  le  sonnet  LXXXVII,  où  il  se 
montre  enchaîné  et  comme  enraciné  par  quelque  amour 
caché. 

2.  Hauiî  prius  illa  tamen  nobis  erepta  fuit,  quant 

Venit  in  amplexus  terque  quaterque  meos. 


14-2  POESIE     AU     XV 1*^     SIECLE. 

Il  est  curieux  de  voir  comme  le  secrétaire  du 
doyen  du  sacré  Collège,  le  prochain  chanoine  de 
Paris  i,  celui  qui,  quatre  ans  plus  tard,  mourra 
désigné  à  l'archevêché  de  Bordeaux,  parle  ouver- 
tement du  cloître,  des  Vestales,  où  l'on  a  logé  sa 
bien-aimée.  Toutes  les  vestales  brûlent,  dit-il; 
c'est  un  reste  de  l'ancien  feu  perpétuel  de  Vesta  : 
puisse  sa  Faustine  y  redoubler  d'étincelles  !  En 
pur  païen  anacréontique,  il  désire  être  renfermé 
avec  elle;  de  jour,  il  serait  comme  Jupiter  qui  se 
métamorphosa  une  fois  en  chaste  Diane;  nulle 
vestale  ne  paraîtrait  plus  voilée  et  plus  sévère, 
n'offrirait  plus  religieusement  aux  dieux  les  sacri- 
fices et  ne  chanterait  d'un  cœur  mieux  pénétré  les 
prières  qui  se  répondent.  Mais  de  nuit,  oh!  de 
nuit,  il  redeviendrait  Jupiter  : 

Sic  gratis  vicibus,  Vestœ  Venerisque  sacerdos, 
Nocte  parum  castus,  luce  pudica  forem. 

Notez  que  ces  poésies  latines  furent  publiées  à 
Paris  deux  ou  trois  ans  après,  en  1558,  par  Du 
Bellay  lui-même,  sans  doute  alors  engagé  dans 
les  ordres.  Elles  sont  dédiées  à  Madame  Margue- 
rite, et  portent  en  tête  un  extrait  de  lettre  du  chan- 
celier Olivier  qui  recommande  l'auteur  à  la 
France.  Etienne  Pasquier,  en  une  de  ses  épi- 
grammes  latines 2^  ne  craignait  pas  de  rapprocher 

1.  Il  le  fut  dès  cette  année  naême  de  ses  amours 
(i)))),  par  la  faveur  d'un  autre  de  ses  parents  du  même 
nom,  Eustache  Du  Bellay,  alors  évêque  de  Paris. 

2.  La  47e  du  liv.  VI. 


JOACHIM     DU     BELLAY.  I4.J 

sa  maîtresse  poétique  Sabine  de  cette  Faustine 
romaine  qui  était  si  peu  une  Iris  en  l'air. 

Il  paraît  bien,  au  reste,  sans  que  Du  Bellay 
explique  comment,  que  sa  Faustine  en  personne 
sortit  du  cloître  et  lui  fut  rendue  :  les  délires 
poétiques  qui  terminent  l'annoncent  assez;  il  la 
célèbre  plus  volontiers  dans  cette'  lune  heureuse 
sous  le  nom  expressif  de  Coluniba  : 

Sus,  ma  petite  Colombelle, 
Ma  petite  belle  rebelle, 

ainsi  qu'il  l'a  traduit  en  vers  français  depuis.  On 
s'étonne  de  voir,  au  milieu  de  tels  transports,  qu'il 
ne  semble  pas  avoir  encore  obtenu  d'elle  le  der- 
nier don,  mais  seulement,  dit-il,  summis  bona 
proxiina.  Est-ce  bien  elle-même,  en  effet,  qu'il 
alla  voir  une  nuit  chez  elle  en  rendez-vous,  et  qui 
demeurait  tout  près  de  l'église  Saint-Louis^?  Il 
dut  quitter  Rome  peu  après,  et  peut-être  aussi 
cette  aventure  contribua-t-elle  au  départ. 

Mais,  avant  de  faire  partir  Du  •Bellay  de  Rome, 
nous  avons  à  le  suivre  dans  toute  sa  poésie  mé- 
lancolique des  Regrets.  Et  voici  comment  je  me 
figure  la  succession  des  poésies  et  des  pensées  de 


I.  Nox  erat,  el  pacta  properaham  ad  tecta  puellie, 
Jungiintur  fano  qu^e,  Lodoice,  tuo. 

L'église,  dite  Saint-Louis-des-Français,  est  d'une  date 
postérieure.  Quelle  était  cette  église  Saint-Louis  de 
ïSSS''  Je  laisse  ce  point  de  topographie  à  M.  Nibby  et 
aux  antiquaires. 


14-t  POÉSIE     AU     XVI*     SlÈCLl 


Du  Bellay  durant  son  séjour  de  Rome.  Arrivé 
dans  le  premier  enthowsiasme,  il  tint  bon  quelque 
temps;  il  paya  sa  bienvenue  à  la  ville  éternelle 
par  des  chants  graves,  par  des  vers  latins  (Romœ 
Descriplio);  il  admira  et  tenta  de  célébrer  les 
antiques  ruines,  les  colisées  superbes, 

Les  théâtres  en  rond  ouverts  de  tous  côtés; 

il  évoqua  dans  ce  premier  livre  à' Antiquités  le 
génie  héroïque  des  ]ii;ux,  et  lui  dut  quelques  vrais 
accents  : 

Pâles  Esprits,  et  vous,  Ombres  poudreuses  !... 

puis  le  tous  les  jours  des  affaires,  les  soins  posi- 
tifs de  sa  char.i^e,  le  spectacle  diminuant  des 
intrigues,  le  gagnèrent  bientôt  et  le  plongèrent 
dans  le  dégoût.  Quelqu'un  a  dit  que  la  rêverie 
des  poêles,  c'est  proprement  l'ennui  enchanté; 
mais  Du  Belay  à  Rome  eut  surtout  l'ennui  tra- 
cassa, ce  qui  est  tout  différent^.  Il    regretta  donc 

I.  Un  élégiaque  moderne,  imitateur  de  Du  Bellay 
dans  le  sonnet,  a  curieusement  marqué  la  différence  de 
ces  deux  ennuis,  mais  dans  un  temps  où  il  avait  lui- 
même  une  Faustine  pour  se  consoler  : 

Moi  qui  rêvais  la  vie  en  une  verte  enceinte. 

Des  loisirs  de  pasteur,  et  sous  les  bois  sacrés 

Des  vers  heureux  de  naître  et  longtemps  murmures  ; 

Moi  dont  les  chastes  nuits,  avant  la  lampe  éteinte. 

Ourdiraient  des  tissus  où  l'âme  serait  peinte. 
Ou  dont  les  jeux  errants,  par  la  lune  éclairés. 


JOACHIM     DU     BELLAY.  1^5 

sa  Loire,  ses  amis  de  Paris,  son  humble  vie 
d'études,  sa  gloire  interceptée  au  départ,  et  il  eut, 
en  ne  croyant  écrire  que  pour  lui,  des  soupirs  qui 
nous  touchent  encore.  Depuis  trois  ans  cloué 
comme  un  Promcthée  sur  l'Aventin,  il  ne  prévoit 
pas  de  terme  à  son  exil  :  que  faire  ?  que  chanter? 
Il  ne  vise  plus  à  la  grande  faveur  publique  et 
n'aspire,  comme  devant,  au  ternple  de  l'art  ;  il 
fait  de  ses  vers  français  ses  papiers  journaux  et 
ses  plus  humbles  secrétaires  ;  il  se  plaint  à  eux  et 
leur  demande  seulement  de  gémir  avec  lui  et  de 
se  consoler  ensemble  : 

Je  ne  chante,  Magny,  je  pleure  mes  ennuis, 
Ou,  pour  le  dire  mieux,  en  pleurant  je  les  chantes 
Si  bien  qu'en  les  chantant  souvent  je  les  enchantes 

Et  encore  : 

5/  les  vers  ont  été  l'abus  de  ma  jeunesse, 
Les  vers  seront  aussi  l'appui  de  ma  vieillesse  ; 
S'ils  furent  ma  folie,  ils  seront  ma  raison. 


S'en  iraient  faire  un  charrue  avec  les  fetirs  des  prés  ; 
Moi  dont  le  cœur  surtout  garde  une  image  sainte! 

Au  tracas  des  journaux  perdu  matin  et  soir. 

Je  suis  à  ce  métier  comme  un  Juif  au  comptoir, 

Mais  comme  un  Juif  du  moins  qui  garde  en  la  demeure, 

Dans  V arrière-boutique  où  ne  vient  nul  chalant, 

Sa  Rebecca  divine,  un  ange  consolant. 

Dont  il  rentre  baiser  le  front  dix  fois  par  heure. 

II.  19 


14<î  POÉSIE     AU      XV  l''      SIÈCLE. 


Dans  ses  belles  stances  de  dédicace  à  M,  d'A van- 
son,  ambassadeur  de  France  à  Rome,  il  exprime 
admirablement,  par  toutes  sortes  de  gracieuses 
images,  cette  disposition  plaintive  et  découragée 
di  son  âme  :  il  chante,  comme  le  laboureur,  au 
hasard,  pour  s'évertuer  au  sillon;  il  chante,  comme 
le  rameur,  en  cadence,  afin  de  se  rendre,  s'il  se 
peut;  la  rame  plus  légire.  Il  avertit  toutefois  que, 
pour  ne  fâcher  le  monde  de  ses  pleurs  (car,  poëte, 
on  pense  toujours  un  peu  à  ce  monde  pour  qui 
l'on  u'écrit  pas),  il  entremêlera  une  douce  satire  à 
ses  tableaux,  et  il  a  tenu  parole  :  la  Rome  des 
satires  de  l'Arioste  revit  chez  Du  Bellay  à  travers 
des  accents  élégiaques  pénétrés. 

Littérairement,  ces  Regrets  de  Du  Bellay  ont 
encore  du  charme,  à  les  lire  d'une  manière  conti- 
nue. A  partir  du  sonnet  xxxii^,  il  est  vrai,  ils  lan- 
guissent beaucoup  ;  mais  ils  se  relèvent,  vers  la 
fin,  par  de  piquants  portraits  de  la  vie  romaine. 
Le  style  en  est  pur  et  coulant  : 

Toujours  le  style  te  démange, 

a-t-il  dit  très-spirituellement  du  poete-écrivain, 
dans  une  boutade  plaisante  imitée  de  Buchanan  ; 
ici,  dans  les  Regrets,  évidemment  le  style  le 
démange  moins;  sa  plume  va  au  sentiment,  au 
naturel,  même  au  risque  d'un  peu  de  prose.  Dans 
un  des  sonnets  à  Ronsard,  il  lui  dit  d'un  air  d'a- 
bandon : 

.     Je  suivrai,  si  je  puis, 

Les  plus  humbles  chansons  de  ta  muse  lassée. 


JOACHIM     DO     BELLAY.  I47 

Bien  lui  en  a  pris  ;  cette  lyre  un  peu  détendue  n'a 
jamais  mieux  sonné;  les  habitudes  de  l'art  s'y 
retrouvent  d'ailleurs  à  propos,  au  milieu  des  len- 
teurs et  des  négligences.  Ainsi  quelle  plus  poétique 
conclusion  que  celle  qui  couronne  le  sonnet  xvi^, 
dans  lequel  il  nous  représente  à  Rome  trois  poètes, 
trois  amis  tristes  et  exilés,  lui-même,  Magny  atta- 
ché à  M  d'Avansoni,  et  Panjas  qui  suit  quelque 
cardinal  français  (celui  de  Châtillon  ou  de  Lor- 
raine)! Heureux,  dit-il  à  Ronsard,  tu  courtises 
là-bas  notre  Henri,  et  ta  docte  chanson,  en  le 
célébrant,  t'honore  : 

Las!  et  nous  cependant  nous  consumons  notre  âge 

Sur  le  bord  inconnu  d'un  étrange  rivage, 

Oii  le  malheur  nous  fait  ces  tristes  vers  chanter  : 

Comme  on  voit  quelquefois,  quand  lamort  les  appelle, 
Arrangés  Jlanc  à  Jlanc  parmi  l'herbe  nouvelle. 
Bien  loin  sur  un  étang  trois  cygnes  lamenter"^. 


r.  Les  Soupirs  d'Olivier  de  Magny,  en  grande  partie 
composés  pendant  le  séjour  de  Rome  et  publiés  en  1557, 
sont  comme  le  pendant  des  Regrets  de  Du  Bellay,  dont 
le  nom  revient  presque  à  chaque  page  ;  on  y  trouverait 
trois  ou  quatre  très-jolis  et  naïfs  sonnets,  mais  en  géné- 
ral c'est  moins  bien  que  Du  Bellay,  c'est  à  la  fois  moins 
poétique  et  d'une  langue  beaucoup  moins  facile. 

2.  Chateaubriand,  Génie  du  Christianisme,  i,  223,  les 
deux  Cygnes;  —  et  Lamartine,  le  Poêle  mourant. 
[M.  Sainte-Beuve  s'est  contenté  d'indiquer  en  note  au 
cr.iyon  ces  deux  rapprochements  sur  l'un  des  deux 
exemplaires  préparés  pour  la  réimpression]. 


HS  POÉSIE     AU      XVI*^     SIÈCLE. 

Quand  Du  Bellay  fit  ce  sonnet-là,  il  avait  respiré 
cet  air  subtil  dont  il  parle  en  un  endroit,  et  que 
la  Gaule  n'aurait  pu  lui  donner,  cette  divine 
flamme  attique  et  romaine  tout  ensemble. 

Je  suivrais  plus  longuement  Du  Bellay  à  Rome, 
si,  en  quelques  pages  d'un  érudit  et  ingénieux 
travail!,  M.  Ampère  ne  m'en  avait  dispensé.  Je 
ne  me  permettrai  d'ajouter  qu'une  seule  remarque 
aux  siennes,  et  qui  rentre  tout  à  fait  dans  ses 
vues  :  c'est  que  Du  Bellay,  tout  en  maudissant 
Rome  et  en  ayant  l'air  de  l'avoir  prise  en  grippe, 
s'y  attachait,  s'y  enracinait  insensiblement,  selon 
l'habitude  de  ceux  qui  n'y  veulent  que  passer  et 
qui  s'y  trouvent  retenus .  Le  charme  opérait 
aussi,  et,  ce  qui  est  plus  piquant,  malgré  lui.  Il 
faut  l'entendre  : 

D'où  vient  cela,  Mauny,  que  tant  plus  ons^efforce 
D'échapper  hors  d'ici,  plus  le  Démon  du  lieu 
{Et  que  seroit-ce  donc,  si  ce  n''est  quelque  dieu?) 
Nous  y  tient  attachés  par  une  douce  force? 

Seroit-ce  point  d'amour  cette  alléchante  amorce, 
Ou  quelque  autre  venin,  dont  après  avoir  beu 
Nous  sentojis  nos  esprits  nous  laisser  peu  à  peu. 
Comme  un  corps  qui  se  perd  sous  une  neuve  écorce? 

J'ai  voulu  viille  fois  de  ce  lieu  m'étranger, 
Mais  je  sens  vies  cheveux  en  feuilles  se  changer, 
Mes  bras  en  longs  rameaux,  et  mes  pieds  en  racine. 


I.  Portraits  de  Rome  à  différents  âges,  Revue  des  Deux^ 
Mondes  de  juin  1835. 


JOACHIM     DU     BELLAY.  I4.9 


Bref  j  je  ne  suis  plus  rien  qu'tin  vieil  tronc  animé, 
Qui  se  plaint  de  se  voir  à  ce  bord  transformé, 
Comme  le  myrte  anglais  au  rivage  d'Alcine. 

Voilà  bien,  ce  nie  S2mble,  ce  magique  enchante- 
ment de  Rome  qui  fait  oublier  la  patrie  ;  à  moins 
qu'on  ne  veuille  croire  que  ce  charme  secret  pour 
Du  Bellay,  c'était  déjà  Faustine. 

Un  bon  nombre  des  sonnets  de  la  dernière 
moitié  des  Regrets  ont  la  pointe  spirituelle,  dans 
le  sens  français  et  malin  du  mot;  aussi  Fontenelle 
ne  les  a-t-il  manques  dans  son  joli  recueil  choisi 
de  nos  poètes  i.  Comme,  par  les  places  et  les  rues 
de  Rome,  la  dame  romaine  à  démarche  grave  ne 
se  promène  point,  remarque  Du  Bellay,  et  qu'on 
n'y  voit  vaguer  de  femmes  (c'était  vrai  alors)  que 
celles  qui  se  sont  donné  l'honnête  nom  de  la 
cour,  il  craint  fort  à  son  retour  en  France 

Qu'autant  que  j'en  voirai  ne  me  ressemblent  telles- 

Il  se  moque  en  passant  de  ces  magnifiques  doges 
de  Venise,  de  ces  vieux  Sganarelles  (le  mot  est 
approchant),  surtout  quand  ils  vont  en  cérémonie 
épouser  la  mer. 

Dont  ils  sont  les  maris  et  le  Turc  l'adultère. 


I.  Vauquelin  de  La  Fresnaie,  en  son  Art  poétique,  a 
très-bien  aperçu  ce  qu'il  y  avait  de  nouveau  à  cette 
façon  : 

El  Du  Bellay,  quittant  cette  amoureuse  jlamme, 
Premier  fit  h  sonnet  sentir  son  épigramme. 


POESIE      AU     XV!*^     SIECLE. 


Marot  en  gaieté  n'eût  pas  mieux  trouvé,  ni  le  bon 
Rabelais,  que  Du  Bellay  cite  aussi.  Il  y  a  de  ces 
sonnets  qui,  sous  un  air  purement  spirituel,  sont 
poignants  de  satire,  comme  celui  dans  lequel  on 
voit  ces  puissants  prélats  et  seigneurs  romains  qui 
tout  à  l'heure  se  prélassaient  pareils  à  des  dieux, 
se  troubler,  pâlir  tout  d'un  corp,  si  Sa  Sainteté, 
de  qui  ils  tiennent  tout,  a  craché  dans  le  bassin 
un  petit  filet  de  sang, 

Puis  d'un  petit  souris  feindre  la  sûreté! 

Parmi  le  butin  que  Du  Bellay  rapporta  de  Rome, 
il  m'est  impossible  de  ne  pas  compter  les  plus 
agréables  vers  qu'on  cite  de  lui,  bien  qu'ils  ne 
fassent  point  partie  des  Regrets  ;  mais  ils  ont  été 
publiés  vers  le  même  temps,  peu  avant  sa  mort  ; 
je  veux  parler  de  ses  Jeux  rustiques.  C'est  natu- 
rellement le  voyage  d'Italie  qui  mit  Du  Bellay  à 
la  source  de  tous  ces  poètes  latins  de  la  renais- 
sance italienne,  et  de  Naugerius  en  particulier, 
l'un  des  plus  charmants,  qu'il  a  reproduit  avec 
prédilection  et ,  en  l'imitant,  surpassé.  Naugerius, 
ou  Navagero,  était  ce  noble  Vénitien  qui  offrit  à 
Vulcain,  c'est-à-dire  qui  brûla  ses  premières 
Sylves  imitées  de  Stace,  quand  il  se  convertit  à 
Virgile,  et  qui  sacrifiait  tous  les  ans  un  exemplaire 
de  Martial  en  l'honneur  de  Catulle.  Il  ne  vivait 
plus  depuis  déjà  longtemps  quand  Du  Bellay  fit  le 
voyage  d'Italie  ;  mais  ses  Lusus  couraient  dans 
toutes  les  mains.  Or,  on  sait  la  jolie  chanson  de 
Du  Bellav  : 


JOACHIM      DU      BELLAY.  I5I 


U^   VANNEUR    DE  BLE    AUX  VENTS. 

A  vous,  troupe  légère , 

Qui  d'aile  passagère 

Par  le  monde  vole^. 

Et  d'un  sifflant  murmure 

V ombrageuse  verdure 

Doucement  cbranle\^ .  etc.,  etc. 

L'original  est  de  Naugerius  ;  ii  faut  le  citer  pour 
faire  comprendre  de  quelle  manière  Du  Bellay  a 
pu  être  inventeur  en  traduisant  : 

VOTA   AD    AURAS. 

Aurœ  qux  levibus  percurritis  aéra  pennis, 
Et  strepitis  blando  per  nemora  alla  sono, 

Serta  dat  hœc  vobis,  vobis  hœc  rusticus  Idmon 
Spargit  odorato  plena  canistra  croco. 

Vos  lenite  œsttun,  et  paleas  sejungite  inanes, 
Dum  medio  fruges  ventilât  illedie^. 

1.  Voir  tome  I,  page  103;  je  prie  qu'on  veuille  bien 
avoir  réellement  la  pièce  sous  les  j^eux ,  car,  pour  la 
comparaison,  cette  vue  est  nécessaire. 

2.  [La  traduction  est  ici  en  note  au  cra3'on,  sur  l'un 
des  deux  exemplaires  préparés  pour  la  réimpression]. 

VŒU   AUX  ZÉPHIRS. 

Vents  qui  parcourez  l'air  d'une  aile  légère  et  murmu- 
rez doucement  à  travers  les  hautes  cimes  des  bois,  le 
rustique  Idmon  vous  offre  ces  guirlandes,    ces  corbeilles 


15 '-i  POESIE     AU     XV I*^      slEGI/E. 

L'invention  seule  du  rhythme  a  conduit  Du  Bellay 
à  sortir  de  la  monotonie  du  distique  latin,  si  par- 
fait qu'il  fût,  et  à  faire  une  villanelle  toute  chan- 
tante et  ailes  déployées,  qui  sent  la  gaieté  natu- 
relle des  campagnes  au  lendemain  de  la  moisson, 
et  qui  nous  arrive  dans  l'écho. 

A  simple  vue,  je  ne  saurais  mieux  comparer  les 
deux  pièces  qu'à  un  escadron  d'abeilles  qui,  chez 
Naugerius,  est  un  peu  ramassé,  mais  qui  soudai- 
nement s'allonge  et  défile  à  travers  l'air  à  la  voix 
de  Du  Bellay.  L'impression  est  tout  autre,  l'ordre 
seul  de  bataille  a  changé  i. 

Mais  voici  qui  est  peut-être  mieux.  Le  même 
Naugerius  avait  fait  cette  autre  épigramme  : 


remplies  d'odorant  safran.  Adoucissez  la  chaleur,  et  sépa- 
rez les  pailles  inutiles,  tandis  qu'il  vanne  son  blé  sous  le 
coup  de  midi. 

I.  Cette  image  des  vanneurs  me  rappelle  la  belle  com- 
paraison d'Homère,  le  père  et  comme  l'océan  de  toute 
grâce;  c'est  dans  l'Iliade  (chant  V),  au  moment  où  les 
Troyens  qui  fuyaient  s'arrêtent,  se  retournent  à  la  voix 
d'Hector,  et  où  les  Grecs  et  eux  s'entre-clioquent  dans 
la  poussière  :  «  Comme  quand  les  vents  emportent  çà 
et  là  les  pailles  à  travers  les  aires  sacrées  où  vannent 
les  vanneurs,  tandis  que  la  blonde  Cérès  sépare,  à  leur 
souffle  empressé,  le  grain  d'avec  sa  dépouille  légère,  on 
voit  tout  alentour  les  paillers  blanchir  :  de  même  en  ce 
moment  les  Grecs  deviennent  tout  blancs  de  la  pous- 
sière que  soulèvent  du  sol  les  pieds  des  chevaux  et  qui 
monte  au  dôme  d'airain  du  ciel  immense.  »  Telle  est  la 
grandeur  première  ;  combien  au-dessus  des  jeux  de  la 
srâce! 


JOACHIM      DU      H  ELLAY.  ISJ 


THYRSIDIS    VOTA    VENERI. 

Quod  iulit  optata  tandem  de  Leucide  Thyrsis 

Fnictum  aliqiiem,  lias  violas  dat  tibi,  sancta  Venus. 
Post  sepem  liane  sensim  obrepens,  tria  basia  sumpsi  : 

Nil  ultra  potui  :  nam  prope  mater  erat. 
Nunc  violas.,  sed,  plena  ferain  si  vota,  dicabo 

Inscriptam  hoc  inyrtum  carminé,  Diva,  tibi  : 
((  Hanc  Veneri  myrtum  Thyrsis,  quod  amore  potitus 

Dedicat,  atque  una  seque  suosque  grèges^.  » 

Ce  que  Du  Bellay  a  reproduit  et  déployé  encore 
de  la  sorte,  dans  une  des  plus  gracieuses  pièces  de 
notre  langue  : 

A    VÉNUS. 

Ayant,  après  long  désir. 
Pris  de  ma  douce  ennemie 


I.  [Voici  la  traduction  crayonnée  en  note  par  M.  Sainte- 
Beuve  :] 

VŒU   DE   THYRSIS    A   VÉNUS. 

Pour  avoir  enfin  obtenu  de  Leucis  quelque  fruit  de 
son  amour,  Thyrsis  t'offre  ces  violettes,  ô  Vénus  sacrée! 
Derrière  une  haie,  à  son  insu,  me  glissant,  j'ai  pris  trois 
baisers  et  n'ai  pu  davantage,  car  sa  mère  était  proche. 
Pour  aujourd'hui  ces  violettes,  mais  si  j'atteins  au 
comble  de  mes  vœux,  je  te  dédierai  un  myrte,  ô  déesse, 
avec  cette  inscription  :  «  Ce  myrte  est  dédié  à  Vénus 
par  Thyrsis  pour  avoir  conquis  l'objet  de  son  amour,  et 
il  se  voue  en  même  temps  à  elle  et  lui  et  son  trou- 
peau.' » 

20 


)$4-  POESIE     AU      XVI^     SIECLE. 

Quelques  arrhes  du  plaisir 

Que  sa  rigueur  me  dcnie^,  etc.,  etc. 

N'a-t-on  pas  remarqué,  en  lisant,  à  cet  endroit 


Imitant  les  lèvres  closes 
Que  j'ai  baisé  par  trois  fois, 


comme  le  sens  enjambe  sur  la  strophe,  comme  la 
phrase  sa  continue  à  travers,  s'allonge  {sensint 
obrepit),  et  semble  imiter  l'amant  lui-même  glis- 
sant tout  beau  dessous  l'ombre  ? 

De  peur  encore  J'en  tremble, 

ce  vers-là,  après  le  lon^î  et  sinueux  chemin  oii  le 
poëte  furtif  semble  n'avoir  osé  respirer,  repose  à 
propos,  fait  arrêt  et  image.  Tout  dans  cette  petite 
action  s'encliaîne,  s'anime,  se  fleurit  à  chaque 
pas.  Du  Bellay,  en  imitant  ainsi,  crée  dans  le 
détail  et  dans  la  diction,  tout  à  fait  comme  La 
Fontaine  2. 


1.  Voir  tome  I,  page  104;  je  prie,  comme  précédem- 
ment, qu'on  veuille  bien  relire  en  effet. 

2.  Il  était  si  plein  de  son  Naugerius,  qu'il  s'est  encore 
souvenu  de  lui  dans  un  passage  de  ses  stances  à  M.  d'Avan- 
son,  en  tête  des  Regrets  : 

Quelqu'un  dira  :  De  quoi  servent  ces  plaintes}... 

C'est  inspiré  d'un  fragment  délicieux  de  Philémon  sur 
les  larmes  que  Naugerius  avait  traduit,  et  Du  Bellay 
sans  doute  l'avait  pris  ià. 


JOACHIM      DU     BELLAY.  155 

Que  si  maintenant  on  joint  à  ces  deux  pièces 
exquises  de  Du  Bjllay  son  admirable  sonnet  du 
petit  Lire,  on  aura,  à  côté  des  pages  de  l'Illus- 
tration et  comme  autour  d'elles,  une  simple  cou- 
ronne poétique  tressée  de  trois  fleurs,  mais  de  ces 
fleurs  qui  suffisent,  tant  que  vit  une  littérature,  à 
sauver  et  à  honorer  un  nom.  Le  sonnet  du  petit 
Lire  est  également  imité  du  latin,  mais  du  latin 
de  Du  Bellay  lui-même,  et  le  poëte  a  fait  ici  pour 
lui  comme  pour  les  autres,  il  s'est  embelli  en  se 
traduisant.  Dans  son  élégie  intitulée  Patrice  Desi- 
deriiim,  il  s'était  écrié,  par  allusion  à  Ulysse  : 

Félix  qui  mores  multorum  vidil  et  urbes, 
Sedibus  et  potuit  consenuisse  suis; 

et  il  continuait  sur  ce  ton.  Mais  voici,  sous  sa 
plume  redevenue  française,  ce  que  cette  pensée, 
d'abord  un  peu  générale,  et  qui  gardait,  malgré 
tout,  quelque  chose  d'un  écho  et  d'un  centon  des 
Anciens,  a  produit  de  tout  à  fait  indigène  et  de 
natal  : 

Heureux  qui,  comme  Ulysse,  a  fait  un  beau  voyage, 
Ou  comme  cettui-là  qui  conquit  la  toison, 
Et  puis  est  retourné,  plein  d'usage  et  raison. 
Vivre  entre  ses  parents  le  reste  de  son  âge  ! 

Quand  rêver rai-je,  hélas!  de  mon  petit  village 
Fumer  la  cheminée,  et  en  quelle  saison 
Reverrai-je  le  clos  de  ma  pauvre  maison, 
Qui  m'est  une  province,  et  beaucoup  davantage! 


I$6  POÉSIE     AU     XV!*^     SIÈCLE. 

Plus  me  plaît  le  séjour  qu'ont  bâti  vies  aïeux 
Que  des  palais  romains  le  front  audacieux  ; 
Plus  que  le  marbre  dur  me  plaît  l'ardoise  fine^  ; 

Plus  mon  Loire  gaulois  que  le  Tibre  latin, 

Plus  mon  petit  Lire  que  le  mont  Palatin, 

Et  plus  que  l'air  marin  la  douceur  angevine^. 

Cette  douceur  angevine,  qu'on  y  veuille  penser, 
est  mêlée  ici  de  la  romaine,  de  la  vénitienne,  de 
toute  celle  que  Du  Bellay  a  respirée  là-bas. 
Seule    et   primitive,   avant    de    passer   par  l'exil 


1.  Dans  les  vers  latins  que  nous  venons  de  lire,  il  n'y 
a  pas,  il  ne  peut  pas  y  avoir  l'ardoise  fine.  On  n'est  tout 
à  fait  soi,  tout  à  fait  original  que  dans  sa  langue. 

2.  Lire,  redisons-le  avec  plus  de  détail,  est  un  petit 
bourg  au  bord  de  la  Loire,  au-dessous  de  Saint-Florent- 
le-Vieil;  il  fait  partie  de  l'arrondissement  de  Beaupréau. 
On  s'y  souvient  d'un  grand  homme  qui  y  vécut  jadis; 
voilà  tout.  11  n'y  a  point  de  restes  authentiques  du  ma- 
noir qu'il  habita.  —  La  locution  de  douceur  angevine,  qui 
termine  le  mémorable  sonnet,  peut  paraître  réclamer  un 
petit  commentaire  quant  à  l'acception  précise.  J'inter- 
roge dans  le  pays,  et  on  me  répond  :  Ce  n'est  point  une 
locution  proverbiale,  ou  du  moins  ce  n'en  est  plus  une  ; 
mais,  indépendamment  de  l'idée  naturelle  et  générale 
(dulces  Argos)  qu'un  lecteur  pur  et  simple  pourrait  se 
contenter  d'y  trouver,  cette  expression  n'est  pas  tout  à 
fait  dénuée  d'une  valeur  relative  et  locale.  Il  existe  en 
effet,  sur  le  compte  des  Angevins,  une  tradition  de  faci- 
lité puisée  dans  l'abondance  de  tous  les  biens  de  cette 
vie,  dans  la  suavité  de  l'air  et  du  sol.  Le  caractère  du 
bon  roi  René  en  donne  l'idée.  Andegavi  molles ,  disait  le 
Romain. 


JOACHIM      DU      BELLAY.  I57 

romain,  elle  n'eût  jamais  eu  cette  finesse,  cette 
saveur  poétique  consommée.  C'est  bien  toujours  le 
vin  du  pays,  mais  qui  a  voyagé,  et  qui  revient 
avec  l'arôme.  Combien  n'entre-t-il  pas  d'éléments 
divers,  ainsi  combinés  et  pétris,  dans  le  goût  mûri 
qui  a  l'air  simple!  Combien  de  Heurs  dans  le  miel 
parfait!  Combien  de  sortes  de  nectars  dans  le 
baiser  de  Vénus  ! 

Il  est  dans  VAnthologie  deux  vers  de  Julien 
que  le  sonnet  de  Dli  Bellay  rappelle  ;  les  avait-il 
lus?  Ils  expriment  le  même  sentiment  dans  une 
larme  intraduisible  :  «  La  maison  et  la  patrie 
sont  la  grâce  de  la  vie  :  tous  autres  soins  pour  les 
mortels,  ce  n'est  pas  vivre,  c'est  souffrir  i.  » 

Enfin  Du  Bellay  quitte  Rome  et  l'Italie;  le  car- 
dinal a  besoin  de  lui  en  France  et  l'y  renvoie  pour 
y  soigner  des  affaires  importantes.  II  repasse  les 
monts,  mais  non  plus  comme  il  les  avait  passés 
la  première  fois,  en  conquérant  et  en  vainqueur. 
Quatre  années  accomplies  ont  changé  pour  lui 
bien  des  perspectives.  Usé  par  les  ennuis,  par  les 
chagrins  où  sa  sensibilité  se  consume,  tout  récem- 
ment encore  vieilli  par  les  tourments  de  l'amour 
et  par  ses  trop  vives  consolations  peut-être,  il  est 
presque  blanc  de  cheveux  2.    Au  seuil  de  ce  foyer 

1.  C'est  peiner,  oj  §105,  â/.7.à  zôvo;. 

2.  Jam  mea  cycneis  sparguiitur  tempora  plumis, 

dit-il    à    l'imitatioa    d'Ovids  ;     c'est    d'avance    comme 

Lamartine  : 

Ces  cheveux  dont  la  neige,  hélas  !  argenté  à  peine 
Un  front  où  la  douleur  a  gravé  le  passé. 


I5B  POÉSIE     AU     XV  l"     SIÈCLE. 

tant  désire,  d'autres  tracas  l'attendent  ;  les  ronces 
ont  poussé;  les  procès  foisonnent.  II  lui  faudrait, 
pour  chasser  je  ne  sais  quels  ennemis  qu'il  y 
retrouve  l'arc  d'Ulysse  ou  celui  d'Apollon. 

Adieu  donques,  Dorât,  je  suis  encor  Romain, 

s'écrie-t-il.  Ainsi  Horace  regrette  Tibur  à  Rome  et 
RomeàTibur;  ainsi  Martial,  à  peine  retourné 
dans  sa  Bilbilis,  qui  faisait  depuis  des  années  l'ob- 
jet de  ses  vœux,  s'en  dégoûte  et  redemande  les 
Esquilles.  Quand  Tibulle  a  décrit  si  amoureuse- 
ment la  vie  champêtre,  il  était  à  la  guerre  près  de 
Messala. 

Pour  Du  Bellay,  quelques  consolations  se  mê- 
lèrent sans  doute  aux  nouvelles  amertumes,  et  tous 
ses  espoirs  ne  furent  pas  trompés.  Ses  amis  célé- 
brèrent avec  transport  son  retour  ;  Dorât  fit  une 
pièce  latine;  ce  fut  une  fête  cordiale  des  muses 
chez  Ronsard  ,  Baïf  et  Belleau.  Au  bout  d'un  ou  de 
deux  ans,  et  sa  santé  n'y  suffisant  plus,  Du  Bellay 
se  déchargea  de  la  gestion  des  affaires  du  car- 
dinal; il  sortit  pauvre  et  pur  de  ce  long  et  consi- 
dérable service.  Il  revint  à  la  muse,  et  fit  ses  Jeux 
rustiques;  il  mit  ordre  à  ses  vers  de  Rome  et  les 
compléta;  il  publia  ses  poésies  latines  (Epi- 
grammes,  Amours,  Elégies)  en  1558,  et  l'année 
suivante  ses  sonnets  des  Regrets.  Mais  une  ca- 
lomnie à  ce  propos  vint  l'affliger  :  on  le  desservit 
près  du  cardinal  à  Rome.  Ses  vers  étaient  le  pré- 
texte ;  Du  Bellay  ne  s'en  explique  pas  davantage , 
et  cette  accusation  est   demeurée  obscure  comme 


I 


JOACHIM     DU     BELLAY.  I59 

celle  qui  pesa  sur  Ovide  i.  Que  put-on  dire?  La 
licence  de  quelques  pièces  à  Faustine  lui  fut-elle 
reprochée?  Supposa-t-on  malignement  que  quel- 
ques sonnets  des  Regrets^  qui  couraient  avant  la 
publication,  atteignaient  le  cardinal  lui-même? 
Dans  ce  cas  Du  Bellay,  en  les  publiant,  détruisait 
l'objection.  Toujours  est-il  qu'il  devenait  criant 
qu'un  homme  de  ce  mérite  et  de  ce  parentage  de- 
meurât aussi  maltraité  de  la  fortune.  Le  chancelier 
François  Olivier,  Michel  de  L'Hôpital,  tous  ses 
amis  s'en  plaignaient  hautement  pour  lui.  On  as- 
sure que,  lorsqu'il  mourut,  il  était  rentré  dans  les 
bonnes  grâces  du  cardinal,  qui  allait  se  démettre 
en  sa  faveur  de  l'archevêché  de  Bordeaux.  Et 
certes,  qui  avait  fait  de  Rabelais  un  curé  de  Meu- 
don  pouvait  bien,  sans  scrupule,  faire  Du  Bellay 
archevêque.  Quelques  sonnets  de  celui-ci  à  Ma- 
dame Marguerite,  et  quelques  autres  de  l'Honnête 
Amour,  qui  sentent  leur  fin,  les  stances  étrange- 
ment douloureuses  et  poignantes  intitulées  la  Com- 
plainte du  Désespéré,  semblent  dénoter  vraiment 
qu'il  s'occupait  à  corriger  les  impressions  trop  vives 
de  ses  premières  ardeurs,  et  à  méditer  de  plus 
graves  affections,  sacrato  homine  digniora,  dit 
Sainte-Marthe  ~. 

1.  Dans  l'élégie  à  Morel  on  lit   : 

Iratum  insonti  nostra  fecerc  Caiiiente, 
Iratum  malim  qui  vcl  hahere  Jovem, 

Hei  mihi  Peligni  cru  délia  fala  poeta 
Hic  efiain  fatis  stint  renovata  ir.eis... 

2.  Du  Bellay  fut   clevc,  mais  fut-il   prêtre?   ou    seule- 


l6o  rOEîIE     AU    XV  l''     SIÈCLE. 

Au  milieu  de  son  .dépérissement  de  santé,  il 
était  devenu  demi-sourd,  et  pendant  les  derniers 
mois  de  sa  vie  cette  surdité  augmenta  considé- 
rablement, jusqu'à  le  condamner  à  garder  tout  à 
fait  la  chambre.  Dans  son  Hymne  de  la  Surdité 
à  Ronsard,  dans  son  élégie  à  Moral,  il  parle 
agréablement  de  cet  accident.  Jacques  Veilliard 
de  Chartres,  en  son  oraison  funèbre  de  Ronsard, 
dit  que  Du  Bellay  chérissait  tellement  ce  grand 
poëte,  qu'il  tâchait  de  l'imiter  en  tout,  jusques  à 
vouloir  passer  pour  sourdaud  aussi  bien  que  lui, 
quoiqu'il  ne  le  fût  pas  en  effet.  «  Ainsi  les  meil- 
leurs disciples  de  Platon  prenoient  plaisir  à  marcher 
voûtés  et  courbés  comme  lui,  et  ceux  d'Aristote 
tâchoient,  en  parlant,  de  hésiter  et  bégayer  à  son 
exemple.  »  Mais  cette  explication  est  plus  ingé- 
nieuse que  vraie.  La  f.urdité  de  Du  Bellay,  trop 
réelle,  précéda  seulement  l'apoplexie  qui  l'emporta, 
et  dont  elle  était  un  symptôme.  Si  l'on  voulait 
pourtant  plaisanter  à-  son  exemple  là-dessus,  on 
pourrait  dire  que  Ronsard  et  lui  étaient  demi- 
sourds  en  effet,  et  qu'on  le  voit  bien  dans  leurs 
vers  :  ils   en  ont  fait  une    bonne  moitié   du  côté 


ment  était-il  en  voie  de  le  devenir?  il  dut  quitter  l'épée 
et  prendre  l'habit  de  clerc  durant  son  séjour  de  Rome; 
car,  dans  la  ville  pontificale,  on  prend  cet  habit  pour 
plus  de  commodité,  comme  ailleurs  celui  de  cavalier. 
Vers  le  temps  de  son  retour  à  Paris,  il  fut  un  instant 
chanoine  de  Notre-Dame,  mais  non  pas  archidiacre, 
comme  on  l'a  dit.  Rien  ne  m'assure  que  Du  Bellay  ail 
jamais  dit  la  messe. 


JOACHIM     DU     BELLAY.  I(5l 

de  leur  mauvaise  oreille.  Et  puis,  comme  cer- 
tains sourds  qui  entendent  plus  juste  lorsqu'on 
parle  à  demi-voix,  ils  se  sont  mieux  entendus 
dans  les  chants  de  ton  moyen  que  lorsqu'ils  ont 
embouché  la  trompette  épique  ou  pindarique. 

Du  Bellay  fut  enlevé  le  i^*"  janvier  is<jOj  à 
Paris,  six  semaines  seulement  avant  que  son  pa- 
rent le  cardinal  mouriît  à  Rome,  et  moins  d'un 
an  après  que  Martin  Du  Bellay,  frère  de  ce  der- 
nier, était  mort  à  sa  maison  de  Glatigny  dans  le 
Maine  ;  inégaux  de  fortune,  mais  tous  les  trois 
d'une  race  et  d'un  nom  qu'ils  honorent,  De  Thou 
les  a  pu  joindre  avec  éloge  dans  son  histoire. 
J'ai  dit  que  Joachim  mourut  à  temps  :  Scévole 
de  Sainte -Marthe  a  déjà  remarqué  que  ce  fut 
l'année  même  de  la  conjuration  d'Amboise,  et 
quand  les  dissensions  civiles  allaient  mettre  le  feu 
à  la  patrie.  Ronsard  a  trop  vécu  d'avoir  vu 
Charles  IX  et  la  Saint-Barthélémy,  et  d'avoir  dû 
chanter  alentour.  Du  Bellay,  d'ailleurs,  mourut 
sans  illusion  ;  au  moral  aussi,  il  avait  blanchi  vite. 
Il  avait  eu  le  temps  de  voir  les  méchants  imita- 
teurs poétiques  foisonner  et  corrompre,  comme 
toujours,  les  premières  traces.  Il  ne  pense  pas  là- 
dessus  autrement  que  Pasquier  et  De  Thou  ;  une 
sanglante  epigramme  latine  de  lui  en  fait  foi,  et 
en  français  même  il  n'hésite  pas  à  dire  : 

Hélicon  est  tari^,  Parnasse  est  une  plaine, 
Les  lauriers  sont  séchés... 

I.  Hélicon  est  tari!   On  pourrait  voir   là  une  inadver- 


I(Î2  POÉSIE     AU     XVl^     SIÈCLE. 

Qaand  on  en  est  là,  il  vaut  mieux  sortir.  Lui  donc, 
le  plus  pressé  des  novateurs  et  en  tête  de  la  gé- 
nération poétique  par  son  appel  de  l'Illustration^ 
il  tomba  aussi  le  premier.  Quelques  autres  peut- 
être,  dans  les  secondaires,  avaient  disparu  déjà.  Un 
intéressant  poëte,  Jacques  Tahureau,  était  mort  dès 
iSSSj  ainsi  que  Jean  de  La  Péruse,  auteur  d'une 
Médée.  Olivier  de  Magny,  ami  de  Du  Bellay  et 
que  nous  avons  vu  son  compagnon  à  Rome,  mou- 
rait au  retour  vers  le  même  temps  que  lui  {1560). 
Mais  Du  Bellay,  parmi  les  importants,  fit  le  pre- 
mier vide;  ce  fut,  des  sept  chefs  de  la  Pléiade,  le 
premier  qui  quitta  la  bande  et  sonna  le  départ. 
A  l'autre  extrémité  du  groupe,  au  contraire, 
Etienne  Pasquier,  avec  Pontus  de  Thiard  et  Louis 
Le  Caron,  survécut  plus  de  quarante  ans  encore, 
et  il  rassemblait,  après  1600,  les  souvenirs  par- 
faitement lointains  de  cette  époque,  quand  déjà 
Malherbe  était  venu  et  régnait,  Malherbe  qu'il  ne 
nommait  m.ême  pas. 

Les  œuvres  françaises  de  Du  Bellay  ont  été  réu- 
nies au  complet  par  les  soins  de  ses  amis  dans 
l'édition  de  15 69,  mainte  fois  reproduite.  Ses  re- 
liques mortelles  avaient  été  déposées  dans  l'église  de 
Notre-Dame,  au  côté  droit  du  chœur,  à  la  chapelle 
de  Saint-Crépin  et  Saint-Crépinien.  Il  y  avait  eu  à 
Notre-Dame   assez  d'évêques  et  de  chanoines  du 


tance,  mais  elle  serait  trop  invraisemblable  chez  Du 
Bellay;  je  n'y  puis  voir  qu'une  hardiesse  :  il  aura  mis 
l'Hélicon  montagne  pour  le  Permesse  qui  y  prend  sa 
source. 


JOACHIM     DU     BELLAY.  I63 

nom  de  Du  Bellay  pour  que  ce  lui  fût  comme  une 
sépulture  domestique. 

Tous  les  poctes  du  temps  le  pleurèrent  à  l'envi. 
Ronsard,  en  maint  endroit  solennel  ou.  affectueux, 
évoqua  son  ombre;  Rémi  Belleau  lui  consacra  un 
Chant  pastoral.  Colletet,  dans  sa  Vie  (manuscrite) 
de  notre  pocte,  épuise  tous  ces  témoignages  funé- 
raires; mais  il  va  un  peu  loin  lorsque,  entraîné 
par  la  chaleur  de  l'énumération,  il  y  met  une  pièce 
latine  du  Bembe,  lequel  était  mort  avant  que  Du 
Bellay  visitât  Rome.  Le  livre  des  Antiquités  eut 
l'honneur  d'être  traduit  en  anglais  par  Spenser. 
Au  xvii^  siècle,  le  nom  de  Du  Bellay  s'est  encore 
soutenu  et  a  surnagé  sans  trop  d'injure  dans  le 
naufrage  du  passé.  Ménage,  son  compatriote  d'An- 
jou, parle,  en  une  églogue,  de 

Bellay ,  ce  pasteur  d'éternelle  mémoire. 

Colletet,  dans  son  Art  poétique  imprimé,  remarque 
que,  de  cette  multitude  d'anciens  sonnets,  il  n'y 
a  guère  que  ceux  de  Du  Bellay  qui  aient  forcé  les 
temps.  Sorel,  Godeau,  tiennent  compte  de  sa  gra- 
vité et  de  sa  douceur.  Boileau  ne  le  lisait  pas, 
mais  Fontenelle  l'a  connu  et  extrait  avec  goût. 
Au  xviii^  siècle,  Marmontel  l'a  cité  et  loué;  les 
auteurs  des  Annales  poétiques,  Sa.u.tVQa.\i  de  Marsy 
et  Imbert,  l'ont  présenté  au  public  avec  faveur  i. 


I.  Du  Bellay  a  trouvé  place,  comme  poète  latin  ero- 
tique, en  compagnie  de  Théodore  de  Bèze,  d'Antoine 
Muret,  de   Jean  Second  et    de  Eonnefons,    dans   le   joli 


164  POÉSIE      AU     XVI*     SIÈCLE. 

En  un  mot,  cette  sorte  de  modestie  qu'il  a  su 
garder  dans  les  espérances  et  dans  le  talent,  a  été 
comprise  et  a  obtenu  grâce.  Lorsque  nous-même 
nous  eûmes,  il  y  a  quelques  années,  à  nous  occuper 
de  lui,  il  nous  a  suffi  à  son  égard  de  développer 
et  de  préciser  les  vestiges  de  bon  renom  qu'il 
avait  laissés;  nous  n'avons  pas  eu  à  le  réhabiliter 
comme  Ronsard.  Mais  ce  nous  a  été  aujourd'hui 
une  tâche  très-douce  pourtant  que  de  revenir  en 
détail  sur  lui,  et  d'en  parler  plus  longuement,  plus 
complaisamment  que  personne  n'avait  fait  encore. 
Bien  des  réflexions  à  demi  philosophiques  nous 
ont  été,  chemin  faisant,  suggérées.  Les  écoles  poé- 
tiques passent  vite  ;  les  grands  poètes  seuls  de- 
meurent; les  poètes  qui  n'ont  été  qu'agréables 
s'en  vont.  Il  en  est  un  peu  de  ce  que  nous  appe- 
lons les  beaux  vers  comme  des  beaux  visages  que 
nous  avons  vus  dans  notre  jeunesse.  D'autres  vien- 
dront qui,  à  leur  tour,  en  aimeront  d'autres  ;  — 
et  ils  sont  déjà  venus. 

Octobre  1840. 


volume  de  la    collection    Barbou    intitulé  :  Amcenitates 
poetica,  édit.  de  1779. 


JEAN   BERTAUT. 


DE  Saci,  le  traducteur  de  la  Bible  et 
le  saint  confesseur,  avait  coutume 
de  dire  que  les  anges,  quand  ils  sont 
une  fois  entrés  dans  un  sentiment  et 
qu'ils  ont  proféré  une  parole,  la  ré- 
pètent durant  l'éternité;  elle  devient  à  l'instant 
leur  fonction,  leur  œuvre  et  leur  pensée  immuable. 
Les  saints  ici-bas  sont  un  peu  de  même.  Chez  la 
plupart  des  hommes,  au  contraire,  les  paroles 
passent  et  les  mouvements  varient.  Entendons-nous 
bien  pourtant;  c'est  au  moral  qu'il  est  difficile  et 
rare  de  rester  fixe  et  de  se  répéter;  dans  l'ordre 
des  idées,  c'est  trop  commun.  Le  monde  se  trouve 
tout  rempli,  à  défaut  d'anges,  d'honnêtes  gens  qui 
se  répètent  ;  une  fois  arrivé  à  un  certain  point,  on 
tourne  dans  son  cercle,  on  vit  sur  son  fonds,  pour 
ne. pas  dire  sur  son  fumier. 

Ainsi  ai -je  tout  Tair  de  faire  à  propos  du 
XVI*  siècle;  je  n'en  sortirai  pas.  J'en  prends  donc 
mon  parti,  c'est  le  mieux,  et  j'enfonce,  heureux 
si  je  retrouve  quelque  nouveauté  en  creusant. 


l66  POÉSIE     AU    XVI*     SIÈCLE. 

Plus  d'une  circonstance  incidemment,  et  presque 
involontairement,  m'y  ramène.  Ayant  reparle  par 
occasion  de  Du  Bellay,  il  est  naturel  de  suivre. 
Or,  Bertaut  a  été  le  second  de  Des  Portes,  comme 
Du  Bellay  l'avait  été  de  Ronsard  :  voilà  un  pen- 
dant tout  trouvé.  Du  Bartas  aura  son  tour.  Dans 
le  Tableau  de  la  Poésie  française  au  xvi«  siècle, 
je  les  avais  laissés  au  second  plan,  le  tout  étant 
subordonné  à  Ronsard;  je  tiens  à  compléter  sur 
eux  ma  pensée  et  à  faire  sortir  mes  raisons  à  l'ap- 
pui, avant  que  M.  Ampère,  qui  s'avance  avec 
toutes  ses  forces,  soit  venu  régler  définitivement 
ces  points  de  débat,  et  qu'il  y  ait  clôture.  On 
aurait  tort  d'ailleurs  de  croire  que  ces  sujets  ne 
sont  pas  aussi  actuels  aujourd'hui  que  jamais. 
J'ai  dit  combien  Du  Bellay,  et  dans  sa  patrie 
d'Anjou,  et  à  Paris  même,  avait  occupé  de  stu- 
dieux amateurs  en  ces  derniers  temps.  Il  y  a 
quelques  mois,  M.  Philarète  Chaslés  écrivait  de 
bien  judicieuses  et  spirituelles  pages  sur  Des 
Portes!.  L'autre  jour,  je  tombai  au  travers  d'une 
discussion  très-intéressante  sur  Bertaut  entre  deux 
interlocuteurs  érudits,  dont  l'un,  M.  Ampère  lui- 
même,  avait  abordé  ce  vieux  poëte  à  son  cours 
du  Collège  de  France,  et  dont  l'autre,  M.  Henri 
Martin,  en  avait  traité  non  moins  ex  professa 
dans  un  mémoire  inséré  parmi  ceux  de  l'Académie 
de  Caen-.    Je    survins   in  médias  res ,    en   plein 


1.  Revue  de  Paris,  numéro  du  20  décembre  1840. 

2.  Année    1840.   —  M.    H.  Martin  est  le   savant  com- 
mentateur du  Tiiiicc. 


1 


JEAN     BERTAUr.  167 


Bertaut  ;  j'étais  tout  préparc,  ayant  justen.ent,  et 
par  une  singulière  conjonction  d'étoiles,  passé  ma 
matinée  à  le  lire,  11  m'a  semblé,  en  écoutant,  qu'il 
y  avait  à  dire  sur  Bertaut,  à  me  défendre  même 
à  son  sujet,  et  que  c'était  une  question  fla- 
grante. 

Bertaut,  qui  n'avait  que  quatre  ou  cinq  ans  de 
plus  que  son  compatriote  Malherbe,  mais  qui 
appartient  au  mouvement  poétique  antérieur , 
a-t-il  été,  en  effet,  une  espèce  de  Malherbe  anti- 
cipé, un  réformateur  pacifique  et  doux  ?  A-t-il  eu 
en  douceur,  en  harmonie,  en  sensibilité,  de  quoi 
présagera  l'avance  le  ton  de  Racine  lui-même? 
Bertaut  était-il  un  commencement  ou  une  fin? 
Eut-il  une  postérité  littéraire,  et  laquelle?  Doit-il 
nous  paraître  supérieur,  comme  poëte,  à  Des  Portes, 
son  aîné,  et  qu'on  est  habitué  à  lui  préférer?  A-t-il 
fait  preuve  d'une  telle  valeur  propre,  d'une  telle 
qualité  originale  et  active  entre  ses  contempo- 
rains les  plus  distingués?  Ce  sont  là  des  points 
sur  quelques-uns  desquels  je  regretterais  de  voir 
l'historien  littéraire  plier.  J'ai  été  autrefois  un 
peu  sévère  sur  Bertaut;  je  voudrais,  s'il  se  peut, 
maintenir  et  modifier  tout  ensemble  ce  premier 
jugement,  le  maintenir  en  y  introduisant  de  bon 
gré  des  circonstances  atténuantes.  Ce  à  quoi  je 
tiens  sur  ces  vieux  poètes,  ce  n'est  pas  à  justifier 
tel  ou  tel  détail  de  jugement  particulier  trop 
court,  trop  absolu,  mais  la  ligne  même,  la  courbe 
générale  de  mon  ancienne  opinion,  les  propor- 
tions relatives  des  talents.  Dans  la  marche  et 
le  départ  des  écoles  littéraires,  l'essentiel  pour  la 


l68  POÉSIE     AU     Xvl*    SIÈCLE. 

critique  qui  observe,  ou  qui  retrouve,  est  de  battre 
la  mesure  à  temps. 

Ronsard,  au  milieu  du  xvie  siècle,  avait  eu 
beau  hausser  le  ton,  viser  au  grand  et  écrire  pour 
les  doctes,  la  poésie  française  était  vite  revenue 
avec  Des  Portes  à  n'être  qu'une  poésie  de  dames, 
comme  disait  assez  dédaigneusement  Antoine 
Muret  de  celle  d'avant  Ronsard^.  Des  Portes 
passade  l'imitation  grecque  à  l'italienne  pure;  il 
sema  les  tendresses  brillantes  et  jolies.  Je  me  le 
représente  comme  VOvide,  VEuripide,  la  déca- 
dence fleurie  et  harmonieuse  du  mouvement  de 
Ronsard.  Bertaut  en  est  l'extrême  queue  traînante, 
et  non  sans  grâce. 

Que  de  petits  touts  ainsi,  que  de  décadences 
après  une  courte  floraison,  depuis  les  commen- 
cements de  notre  langue!  Sous  Philippe-Auguste, 
je  suppose,  un  je  ne  sais  quoi  de  rude  et  d'éner- 
gique s'ébauche,  qui  se  décore  plus  vivement  sous 
saint  Louis,  pour  s'alourdir  et  se  délayer  sous 
Philippe  le  Bel  et  les  Valois.  On  recommence  à 
grand  effort  sous  Charles  V  le  sage,  le  savant  ; 
on  retombe  avec  Charles  VI  ;  on  est  détruit,  ou 
peu  s'en  faut,  sous  Charles  VII.  Sous  Louis  XII, 
on  se  ressaie;  on  fleurit  sous  François  I*^*"; 
Henri  II  coupe  court  et  perce  d'un  autre.    Et  ce 


I,  «  Q_ui  se  vernaculo  nostro  sermone  poetas  perhi- 
beri  volebant,  perdiu  ea  scripsere,  quœ  delectare  modo 
oliosas  mulierculas,  non  etiam  eruditorum  hominum  stu- 
dia  tenere  possent.  Primus,  ut  arbitrer,  Petrus  Ronsar- 
dus....  »  Préface  en  tête  des  Juvenilia  de  Muret  (1552). 


J  E  A  N      B  E  R  r  A  U  T.  1  69 

qui  s'entame  sous  Henri  II,  ce  qui  se  prolonge  et 
s'assoit  sur  le  trône  avec  Charles  IX,  va  s'affadir 
et  se  mignonjier  sous  Henri  III.  Ainsi  d'essais  en 
chutes,  de  montées  en  déclins,  avant  d'arriver  à  la 
vraie  hauteur  principale  et  dominante,  au  sommet 
naturel  du  pays,  au  plateau.  Traversant  un  jour 
les  Ardennes  en  automne,  parti  de  Fumay,  j'allais 
de  montées  en  descentes  et  de  ravins  eu  montées 
encore,  par  des  ondulations  sans  fin  et  que  cou- 
vraient au  regard  les  bois  à  demi  dépouillés;  et 
pourtant,  somme  toute,  on  montait  toujours, 
jusqu'à  ce  qu'on  eîit  atteint  le  plateau  de  Rocroy, 
le  point  le  plus  élevé.  Ce  Rocroy  (le  nom  y  prête), 
c'est  notre  époque  de  Louis  XIV. 

A  travers  cette  succession  et  ces  plis  de  terrain 
dont  M.  Ampère  aura  le  premier  donné  la  loi,  on 
peut  suivre  la  langue  française  actuelle  se  déga- 
geant, montant,  se  formant.  On  n'a  longtemps 
connu  d'elle,  en  poésie,  qu'un  bout  de  lisière  et  un 
lointain  le  plus  en  vue,  par  Marot,  Villon,  le 
Roman  de  la  Rose.  Il  ne  faudrait  pas  trop  mé- 
priser cet  ancien  chemin  battu,  maintenant  qu'on 
en  a  reconnu  une  foule  d'autres  plus  couverts. 
Il  suffit  qu'on  l'ait  longtemps  cru  l'unique,  pour 
qu'il  reste  le  principal.  Quoi  qu'il  en  soit,  la 
langue  française  ressemble  assez  bien,  en  effet,  à 
ce  vénérable  noyer  auquel  la  comparait  récem- 
ment M.  Delécluzei.  Elle  a  eu  quatre  siècles  de 
racines;  elle  n'a  guère  que  trois  siècles  encore  de 
tronc  et  d'ombrage. 

1.  Fiançois  Rabelais,  imprimerie  de  Fournier,  1841. 
II.  22 


I/o  POESIE     AU     XV!*"     SIECLF. 

Ici,  pour  me  tenir  aux  alentours  de  Malherbe 
et  à  Bertaut,  je  voudrais  simplement  deux  choses: 

1°  Montrer  que  Bertaut  n'a  rien  innové  d'es- 
sentiel, rien  réparé  ni  réformé,  et  qu"il  n'a  fait 
que  suivre  ; 

2°  Laisser  voir  qu'à  part  cette  question  d'ori- 
ginalité et  d'invention  dans  le  rôle,  il  est  effecti- 
vement en  plus  d'un  endroit  un  agréable  et  très- 
doux  poëte. 

Jean  Bertaut  était  de  Caen;  il  y  naissait  vers 
1552,  comme  Malherbe  vers  1$$^,  de  sorte  que 
dans  le  conflit  qu'on  voudrait  élever  entre  eux 
deux,  la  Normandie  ne  saurait  être  en  cause,  pas 
même  la  basse  Normandie  ;  ce  n'est  qu'un  débat 
de  préséance  entre  deux  natifs,  une  querelle  de 
ménage  et  d'intérieur.  Son  article  latin  dans  le 
Gallia  christiana^  le  fait  condisciple  de  Du 
Perron,  qui  fut  un  poëte  de  la  même  nuance.  Il 
n'avait  que  seize  ans  (lui-même  nous  le  raconte 
dans  sa  pièce  sur  le  trépas  de  Ronsard)  lorsqu'il 
commença  de  rêver  et  de  rimer.  Les  vers  de  Des 
Portes,  qui  ne  parurent  en  recueil  pour  la  pre- 
mière fois  qu'en  1573,  n'étaient  pas  publiés  encore. 
Dès  que  le  jeune  homme  les  vit,  déçu,  nous  dit-il, 
par  cette  apparente  facilité  qui  en  fait  le  charme, 
il  essaya  de  les  imiter.  Des  Portes  n'avait  que 
six  ans  plus  que  lui  ;  jeune  homme  lui-même,  il 
servit  de  patron  à  son  nouveau  rival  et  disciple 
en   poésie  ;  il  fut   son  introducteur  près  de  Ron- 

I.  Tome  XI,  Ecclcsla  Sagiensls,  Johanues  VI,  parmi 
les  évéques  de  Séez. 


J  E  A.V      B  E  KT  AUX.  I7I 

sard.  Mathurin  Régnier,  neveu  de  Des  Portes, 
dans  cette  admirable  satire  V,  sur  les  humeurs 
diverses  d'un  chacun,  qu'il  adresse  à  Bertaut,  a 
dit  : 

Mon  oncle  ni'a  conté  que,  montrant  à  Ronsard 
Tes  vers  étincelants  et  de  lumière  et  d'art, 
Il  ne  sut  que  reprendre  en  ton  apprentissage, 
Sinon  qu'il  te  jugeoit  pour  un  poète  trop  sage^. 

Et  dans  le  courant  de  la  satire  qui  a  un  air  d'apo- 
logie personnelle,  il  oppose  plus  d'une  fois  son 
tempérament  de  feu,  et  tout  ce  qui  s'ensuit  de 
risqué,  à  l'esprit  rassis  de  l'honnête  Bertaut. 
Celui-ci,  dans  une  élégie  de  sa  première  jeunesse, 
a  pris  soin  de  nous  exprimer  ses  impressions  sur 
les  œuvres  de  Des  Portes  lorsqu'il  les  lut  d'abord  ; 
c'est  un  sentiment  doux  et  triste,  humble  et  décou- 
ragé, une  admiration  soumise  qui  ne  laisse  place 
à  aucune  révolte  de  novateur.  Ainsi,  pensait-il  de 
Des  Portes, 

Ainsi  soupirerait  au  fort  de  son  martyre 
Le  dieu  même  Apollon  se  plaignant  à  sa  lyre. 
Si  la  flèche  d'Amour,  avec  sa  pointe  d'or. 
Pour  une  autre  Daphné  le  reblessoit  encor. 

La  pièce  est  pour  dire  qu'une  fois  le  poète  avait 
promis  à  celle  qu'il  adore  d'immortaliser  par 
l'univers  sa   beauté  :  mais,  depuis  qu'il  a  lu  Des 

I.  Poïle  ne  faisait  alors  que  deux  syllabes. 


172  POESIE     AU     XVl"      SIECLE. 

Portes,  la  lyre  lui  tombe  des  mains,  et  il  déses- 
père : 

Quant  à  moi,  dépouillé  d'espérance  et  d'envie. 
Je  prends  ici  mon  liithj  et,  jurant,  je  promets, 
Par  celui  d'Apollon,  de  n'en  jouer  jamais. 

Puis  il  trouve  que  ce  désespoir  lui-même  renferme 
trop  d'orgueil,  que  c'est  vouloir  tout  ou  rien,  et 
il  se  résigne  à  chanter  à  son  rang,  bien  loin,  après 
tant  de  divins  esprits  : 

Donc  adore  leurs  pas,  et,  content  de  les  suivre, 
Fais  que  ce  vin  d'orgueil  jamais  plus  ne  t'enivre. 
Connois-toi  désormais,  6  mon  Entendement, 
Et,  comme  étant  humain,  espère  humainement^.,. 

Cependant  la  beauté  de  son  esprit  et  l'aide  de 
ses  bons  patrons  attirèrent  et  fixèrent  le  jeune 
poëte  à  la  cour.  Il  suivit  Des  Portes  dans  la  chan- 
son et  dans  l'élégie  plutôt  que  dans  le  sonnet;  il 
se  fit  uiie  manière  assez  à  part,  et,  à  côté  des  ten- 
dresses de  l'autre,  il  eut  une  poésie  polie  qu'il  sut 
rendre  surprenante  par  ses  pointes'^.  On  le  goûta 
fort  sous  le  règne  de  Henri  III  ;  il  dassinait 
très-agréablement,  dit-on  ;  on  peut  croire  qu'il 
s'accompagnait  du  luth  en  chantant  lui-même  ses 

r.  Voir  cette  élégie  au  tome  I^''  des  Délices  de  la  Poé- 
sie fratiçoise,  par  F.  de  Rosset,  î6i8. 

2.  Chap.  X  de  la  Bibliothèque  française,  par  Sorel,  qui 
touche  assez  bien  d'un  mot  rapide  le  caractère  de  chacun 
des  poètes  d'alors. 


JEAN     BERTAUr.  I/j 

chansons.  Il  fut  pendant  treize  ans  secrétaire  du 
cabinet  ;  on  la  trouve  qualifié,  dans  quelques  actes 
de  l'année  1583,  secrétaire  et  lecteur  ordinaire  du 
roi.  A  la  mort  de  ce  prince,  il  tenait  de  la  cour  une 
charge  de  conseiller  au  parlement  de  Grenoble,  dont 
il  se  défit.  Il  passa  le  mauvais  temps  de  la  Ligue, 
plus  sage  que  Des  Portes  et  plus  fidèle,  abrité 
chez  le  cardinal  de  Bourbon,  à  l'abbaye  de  Bour- 
gueil,  en  Anjou.  Ce  lieu  resta  exempt  des  horreurs 
de  la  guerre.  Faisant  parler  en  un  sonnet  la 
reconnaissance  des  habitants,  qui  offraient  au  car- 
dinal un  présent  de  fruits,  Bertaut  disait  que 
c'était  rendre  bien  peu  à  qui  l'on  devait  tout,  que 
c'était  payer  d'une  humble  offrande  une  dette 
infinie  : 

Vous  qui  save^  qu'ainsi  l'on  sert  les  Immortels, 
Pense\  que  c'est  encor  au  pied  de  leurs  autels 
Présenter  une  biche  au  lieu  d'Iphiffénie. 

Les  paysans  de  Bourgueil  s'en  tiraient,  comme  on 
voit,  très-élégamment. 

Bertaut  sortit  de  ces  tristes  déchirements  civils 
avec  une  considération  intacte.  Il  échappa  aux  dé- 
nigrements des  pamphlets  calvinistes  ou  royalistes, 
et  on  ne  lui  lança  point,  comme  à  Des  Portes, 
comme  à  Du  Perron,  comme  à  Ronsard  en  son 
temps,  toutes  sortes  d'imputations  odieuses  qui  se 
résumaient  vite  en  une  seule  très- grossière,  très- 
connue  de  Pangloss,  l'injure  à  la  mode  pour  le 
siècle.  Ses  poésies  même  amoureuses  avaient  été 
décentes  :  il  avait  passé  de  bonne  heure  à  la  com- 
plainte religieuse  et  à  la  paraphrase  des  Psaumes. 


17+  POÉSIE     AU     XVI*'     SIÈCLE. 

Il  contribua  à  la  conversion  de  Henri  IV,  qui  lui 
donna  l'abbaye  d'AuInay  en  1594,  et  plus  tard 
l'évêché  de  Séez  en  1606.  Il  fut  de  plus  premier 
aumônier  de  la  reine  Marie  de  Médicis.  On  doit  la 
plupart  de  ces  renseignements  à  Hueti,  qui,  né  à 
Caen  aussi,  fut  abbé  d'AuInay  comme  Bertaut, 
et,  comme  lui  encore,  évcque,  après  avoir  sinon 
fait  des  poésies  galantes,  du  moins  aimé  et  loué 
les  romans.  L'évêque  de  Séez  assista,  en  1607,  au 
baptême  du  dauphin  (Louis  XIII)  à  Fontainebleau, 
et,  en  1610,  il  mena  le  corps  de  Henri  IV  à  Saint- 
Denis.  On  a  l'oraison  funèbre  qu'il  prononça  en 
prose  oratoire,  moins  polie  pourtant  que  ses 
vers  2.  Il  survécut  de  peu  à  son  bienfaiteur,  et 
mourut  dans  sa  ville  épiscopale,  le  8  juin  161 1, 
après  cinq  ans  à  peine  de  prélature  ;  il  n'avait  que 
cinquante-sept  ans,  suivant  le  Gallia  christianaj 
et  au  plus  cinquante-neuf. 

Ses  poésies,  qui  circulaient  çàetlà,  n'avaient  pas 
été  recueillies  avant  i6oi  ;  cette  édition,  qui  porte  en 
tête  le  nom  de  Bertaut,  ne  contenait  que  des  Can- 
tiques, des  Complaintes,  dç.%  Hymnes,  des  Discours 
funèbres,  enfin  des  pièces  graves,  très-peu  de  son- 
nets, point  d'élégies  ni  de  stances  amoureuses. 
Ces   dernières  productions,  les  vraies   œuvres  de 


1.  Origines  de  Caen,  page  358, 

2.  «  Donc  la  misérable  poincte  d'un  vil  et  meschant 
couteau  remué  par  la  main  d'une  charongne  enragée 
et  plustot  animée  d'un  démon  que  d'une  âme  raison- 
nable, etc....  »  C'est  le  début  :  il  est  vrai  que  le  reste 
va  mieux. 


JEAN      BERTAUT,  I75 

jeunesse,  ne  parurent  que  l'année  suivante,  1602, 
sous  le  titre  de  Recueil  de  quelques  vers  amoureux, 
sans  nom  aucun,  et  avec  un  simple  avertisse- 
ment dn  frère  de  l'auteur;  il  y  est  parlé  de  la 
violence  que  les  amis  ont  dû  faire  au  poëte  pour 
le  dccider  à  laisser  imprimer  par  les  siens  ce  qui 
aussi  bien  s'imprimait  d'autre  part  sans  lui  : 
Marie  tajille  ou  elle  se  mariera,  dit  le  proverbe. 
Ce  sont  ces  deux  recueils  accrus  de  quelques 
autres  pièces,  qui  ont  finalement  composé  les 
Œuvres  poétiques  de  Bertaut,  dont  la  dernière 
édition  est  de  1623,  de  l'année  même  de  la  grande 
et  suprême  édition  de  Ronsard.  Il  vient  une 
heure  oîi  les  livres  meurent  comme  les  hommes, 
même  les  livres  qui  ont  l'air  de  vivre  le  mieux. 
Le  mouvement  d'édition  et  de  réimpression  des 
œuvres  qui  constituent  l'école  et  la  postérité  de 
Ronsard  est  curieux  à  suivre;  cette  statistique 
exprime  une  pensée.  Joachim  Du  Bellay,  le  plus 
précoce,  ne  franchit  pas  le  xvi^  siècle,  et  ne  se 
réimprime  plus  au  complet  à  partir  de  1597;  les 
œuvres  de  Des  Portes,  de  Du  Bartas,  expirent  ou 
du  moins  épuisent  leur  feu  en  1611;  Bertaut,  le 
dernier  venu,  va  Jusqu'en  1623,  c'est-à-dire  presque 
aussi  loin  que  Ronsard,  le  plus  fort  et  le  plus 
vivace  de  la  bande;  le  dernier  fils  meurt  en  même 
temps  que  le  père  ;  c'est  tout  ce  qu'il  peut  faire 
de  plus  vaillant.  N'admirez-vous  pas  comme  tout 
cela  s'échelonne  par  une  secrète  loi,  comme  les 
générations  naturelles  se  séparent?  A  suivre  les 
dates  de  ces  éditions  complètes  finales,  on  dirait 
voir  des  coureurs  essoufflés  qui  perdent   haleine, 


lyô  POÉSIE     AU      XVl*^     isiÈCLE. 

l'un  un  peu  plus  tôt,  l'autre  un  peu  plus  tard, 
mais  tous  dans  des  limites  posées.  A  ceux  qui 
nieraient  que  Bertaut  soit  du  mouvement  de  Ron- 
sard et  en  ferme  la  marche^  voilà  une  preuve 
déjà  1. 

Bertaut  n'a  rien  innové,  ai-je  dit;  jusqu'à  pré- 
sent, dans  tous  les  détails  de  sa  vie.  dans  les  traits 
de  son  caractère  qui  en  ressortent,  on  n'a  pas  vu 
germe  de  novateur  en  effet.  Et  d'abord,  quand  on 
innove,  quand  on  réforme,  on  sait  ce  qu'on  fait, 
quelquefois  on  se  l'exagère.  Bertaut  ne  paraît  pas 
se  douter  qu'il  fasse  autre  chose  que  suivre  ses 
devanciers.  Dans  un  réformateur  qui  réussit,  il  y 
a  toujours  plus  qu'on  n'est  tenté  de  voir  à  distance, 
même  dans  un  réformateur  littéraire;  les  réformes 
les  plus  simples  coittent  énormément  à  obtenir. 
Souvent  l'esprit  y  sert  encore  moins  que  le  carac- 
tère. Malherbe,  Boileau,  avaient  du  caractère; 
Racine,  qui  avait  plus  de  talent  à  proprement  par- 
ler, plus  de  génie  que  Boileau,  n'aurait  peut-être 
rien  réformé.  Nous  avons  sous  les  yeux  un  bel 
exemple  de  cette  dose  de  qualités  sobres  et  fortes 
dans  M.  Royer-Collard,  qui  restaura  le  spiritua- 
lisme dans  la  philosophie.  Eh  bien,  Malherbe,  en 
poésie,  avait  de  ces  qualités  de  fermeté,  d'autorité, 


I.  Tout  ceci  est  très-vrai,  je  le  crois  ;  les  bibliographes 
pourraient  pourtant  épiloguer  sur  quelques  points.  Je 
possède  une  édition  de  Des  Portes  à  la  date  de  1613, 
mais  elle  n'est  autre  que  celle  de  161 1.  J'ai  vu  une  édi- 
tion de  Du  Bartas  à  la  date  de  1623,  mais  détestable  et 
de  pacotille,  sans  les  commentaires.  De  plus,  les  Psaumes 


JEAN      BERTAUT.  I77 

d'exclusion;  Bertaut ,  aucune  i.  Quatre  ou  cinq 
doux  vers  noyés  dans  des  centaines  ne  suffisent 
pas  pour  tirer  une  langue  de  la  décadence!  il  ne 
faut  que  peu  de  bons  vers  peut-être  pour  remettre 
en  voie,  mais  il  les  faut  appuyés  d'un  perpétuel 
commentaire  oral;  tels,  encore  un  coup,  Malherbe 
et  Boileau. 

Un  autre  signe  que  Bertaut  n'aurait  pas  du 
tout  suppléé  Malherbe  et  ne  saurait  dans  l'essen- 
tiel lui  être  comparé,  c'est  qu'il  s'est  trouvé  sur- 
tout apprécié  des  ScudéryS  et  de  ceux  qui  se  sont 


de  Des  Portes,  nés  plus  tard,  survécurent  par  exception 
à  ses  premières  Poésies  et  eurent  encore  une  édition  de 
luxe,  avec  musique,  en  162^. 

1.  Faire  de  Bertaut  un  Malherbe  en  poésie,  c'est 
un  peu  comme  si  en  philosophie  l'on  faisait  de  M.  de 
Gérando  un  Royer-CoUard.  Je  cherche  à  éclaircir,  à 
ennoblir  mon  sujet  par  d'illustres  comparaisons. 

2.  Dans  V Histoire  du  comte  d'Albe  qui  se  trouve  à  la 
fin  des  Conversations  nouvelles  de  M^'e  de  Scudéry  (1685), 
on  lit  toute  une  petite  histoire  de  la  poésie  française  que 
l'auteur  a  mise  sous  forme  d'entretien.  Cette  histoire, 
qui  est  écrite  pour  le  plus  grand  honneur  des  poètes  de 
la  Pléiade,  aboutit  à  une  louange  suprême  de  Bertaut. 
L'n  personnage  du  roman,  Saint-Gelais,  qu'on  suppose 
parent  des  poètes  de  ce  nom ,  et  qui  fait  ce  récit  litté- 
raire, étant  venu  à  nommer  Du  Perron  et  Bertaut  : 
«  Vous  nous  les  ferez  donc  connoitre  tous  deux  ainsi  que 
Des  Portes,  dit  la  duchesse  de  Villanuova,  car  les 
ouvrages  de  Bertaut  sont  ma  plus  forte  passion  pour 
les  vers.  »  —  «  C'est  pour  cela.  Madame,  dit  Saint- 
Gelais,  que  j'en  parlerai  le  dernier,  car  il  me  paroît,  s'il 
m'est  permis  de   parler  ainsi,  que  Bertaut  est  comme  les 

n.  23 


1/8  POÉSir.     AU     XV  l"     SIÈCLE 

comportés  en  bel  esprit  comme  si  Malherbe  était 
très- peu  venu.  L'oncle  de  madame  de  Motteville 
eîit  été  avec  Godeau,  et  mieux  que  Godeau,  un 
fort  aimable  poëte  de  l'hôlel  de  Rambouillet,  oiî 
se  chantaient  ses  chansons  encore  sur  luth  et 
théorbe.  Et  n'eût-il  pas  très-justement  fait  pâmer 
d'aise  l'hôtel  de  Rambouillet,  le  jour  où  étant 
malade,  et  recevant  d'une  dame  une  lettre  où  elle 
lui  disait  de  ne  pas  trop  lire  et  que  son  mal  venait 
de  l'étude,  il  lui  répondait  : 

Incrédule  beauté,  votre  seule  ignorance, 

Non  une  si  louable  et  noble  intempérance, 

Par  faute  de  secours  me  conduit  au  trépas; 

Ou  bien  si  la  douleur  qui  m'abat  sans  remède 

Procède  de  trop  lire,  hélas!  elle  procède 

De  lire  en  vos  beaux  yeux  que  vous  ne  m'aimeipas. 


Colonnes  d'Hercule  pour  la  poésie  française,  et  qu'on  ne 
peut  aller  plus  loin.  »  Et  ailleurs  :  «  Il  écrit  mieux 
qu'homme  du  monde,  et,  se  faisant  un  chemin  particu- 
lier entre  Ronsard  et  Des  Portes,  il  a  plus  de  clarté  que 
le  premier,  plus  de  force  que  le  second  (^c'esl  faux),  et 
plus  d'esprit  et  de  politesse  que  tous  les  deux  ensemble; 
aussi  a-t-il  réuni  tous  les  suffrages  de  la  Cour  en  sa  fa- 
veur, hommes  et  dames,  depuis  le  roi  jusqu'aux  moindres 
courtisans,  et,  comme  je  l'ai  déjà  dit,  je  ne  crois  que  la 
Poésie  française  puisse  aller  plus  loin,  ni  qu'on  puisse 
trouver  un  plus  honnête  homme.  »  M'I*  de  Scudéry 
prête  ses  propres  Jugements  aux  contemporains  de  Ber- 
taut,  lesquels  ne  lui  décernaient  pas  une  telle  supério- 
rité. En  critique  il  est  une  petite  règle  qui  trompe  rare- 
ment :  «  dis-moi  qui  t'admire  et  je  te  dirai  qui  tu  es.  » 


3EANBERTAUT.  179 

L'opinion  des  contemporains,  bien  prise,  guide 
plus  que  tout  pour  avoir  la  vraie  clef  d'un  homme, 
d'un  talent,  pour  ne  pas  la  forger  après  coup.  Or, 
sous  forme  de  critique  ou  d'éloge,  ils  semblent 
unanimes  sur  Bertaut,  sens  rassis,  bel  esprit  sag^e, 
honnête  homme  et  retenu  :  «  M.  Bertaut,  évêque 
de  Séez,  et  moi,  dit  Du  Perron,  fîmes  des  vers 
sur  la  prise  de  Laon  ;  les  siens  furent  trouvés  in- 
génieux ;  les  miens  avoient  un  peu  plus  de  nerfs, 
un  peiL  plus  de  vigueur.  Il  étoit  fort  j;o/z'.  » 

Mais  l'opinion  de  Malherbe  doit  nous  être  plus 
piquante;  on  lit  dans  sa  Vie  par  Racan  :  «  Il 
n'estimoit  aucun  des  anciens  poètes  françois  qu'un 
peu  Bertaut  :  encore  disoit-il  que  ses  stances 
étoient  nichil-au-dos ,  et  que,  pour  mettre  une 
pointe  à  la  fin,  il  faisoit  les  trois  premiers  vers 
insupportables.  »  Ce  nichil-au-dos  s'explique  par 
un  passage  de  V Apologie  pour  Hérodote  d'Henri 
Estienne  :  on  appelait  de  la  sorte  un  pourpoint 
dont  le  devant  avait  environ  deux  doigts  de 
velours  et  rien  sur  le  dos,  nihil  ou  nichil-au-dos  ; 
et  ce  mot  s'appliquait  de  là  à  toutes  les  choses  qui 
ont  plus  de  montre  que  d'intérieur.  Le  caustique 
Malherbe  trouvait  ainsi  à  la  journée  de  ces  bons 

I.  Et  dans  les  Mémoires  de  L'Estoile,  à  la  date  de 
mars  1607  :  «  Le  vendredi  2,  L'Angelier  m'a  vendu 
six  sols  le  Panarète  de  Bertaut  sur  le  baptême  de  M.  le 
Dauphin ,  imprimé  nouvellement  par  lui  in-S" ,  qui  est 
un  poëme  de  quinze  cens  vers  et  plus,  dont  on  fait  cas, 
et  non  sans  cause,  mais  toutefois  trop  triste  et  mélanco- 
lique pour  le  sujet.  »  On  le  voit,  les  nuances  seules 
d'expression  diffèrent. 


l8o  POÉSIE     AU      XV!*^     SIÈCLE. 

mots  redoutables,  et  qui  emportaient  la  pièce  : 
c'est  un  rude  accroc  qu'il  a  fait  en  passant  aux 
deux  doigts  de  velours  du  bon  Bertaut*. 

Ce  qu'en  retour  Bertaut  pensait  de  Malherbe, 
je  l'ignore;  mais  il  a  dû  éprouver  à  son  endroit 
quelque  chose  de  pareil  à  ce  que  Segrais  éprou- 
vait pour  Boileau,  tout  ménagé  par  lui  qu'il  était. 
Il  devait  sentir,  même  sous  la  caresse,  que  l'ac- 
croc n'était  pas  loin. 

Malherbe  n'a  lâché  qu'un  mot  sur  Bertaut,  et 
à  demi  indulgent  si  l'on  veut,  tandis  qu'il  a  biffé 
de  sa  main  tout  Ronsard,  et  qu'il  a  commenté 
injurieusement   en  marge  tout  Des   Portes.    Tout 


I.  Si  Malherbe,  en  causant,  aimait  ces  sortes  de  mots 
crus  et  de  souche  vulgaire,  je  trouve  en  revanche,  dans 
une  lettre  de  Mosant  de  Brieux,  son  compatriote,  lequel 
(par  parenthèse)  jugeait  aussi  Bertaut  assez  sévèrement, 
la  petite  particularité  suivante,  que  le  prochain  Diction- 
naire de  l'Académie  ne  devra  pas  oublier,  et  qui  peut 
servir  de  correctif  agréable  :  tc  Entr'autres  mots, 
Malherbe  en  avoit  fait  un,  qui  étoit  ses  plus  chères 
amours,  qu'il  avoit  perpétuellement  en  !a  bouche,  ainsi 
que  M.  de  Grentemesnil  me  l'a  dit,  et 'qui,  en  effet,  est 
doux  à  l'oreille  et  ne  se  présente  pas  mal  ;  ce  fils  de  sa 
dilection,  ce  favori,  c'est  le  mot  de  jieiiraison,  par  lequel 
il  vouloit  qu'on  désignât  le  temps  qu'on  voit  fleurir'  les 
arbres,  de  même  que,  par  celui  de  moisson,  l'on  désigne 
le  temps  qu"on  voit  mûrir  les  blés.  «  (A  la  suite  des 
poésies  latines  de  Mosant  de  Brieux,  édition  de  1669.) 
On  ne  s'attendait  guère  sans  doute  à  trouver  Malherbe 
si  printanier,  si  habituellement  en  Jleuraùon;  mais  le 
mot  gracieux  n'a-t-il  pas  eu  pour  champion  le  plus  dé- 
claré Ménage? 


JEAN     B  E  RT  AUX.  l8l 

cela  est  proportionné  au  rôle  et  à  l'importance. 
Plus  on  se  sent  sévère  contre  Ronsard,  plus  on 
doit  S3  trouver  indulgent  pour  Bertaut,  qui  est 
un  affaiblissement,  et  qui,  à  ce  titre,  peut  sembler 
faire  une  sorte  de  fausse  transition  à  une  autre 
école. 

Je  dis  fausse  transition ,  et  d'école  à  école, 
même  en  littérature,  je  n'en  sais  guère  de  vraie. 
Le  moment  venu,  on  ne  succède  avec  efficacité 
qu'en  brisant.  Bertaut  ne  faisait  que  tirer  et  pro- 
longer l'étoffe  de  Des  Portes";  il  n'en  pouvait  rien 
sortir.  Mallierbe  commença  par  découdre^  et  trop 
rudement  :  c'était  pourtant  le  seul  moyen. 

Que  si  de  ces  preuves,  pour  ainsi  dire  exté- 
rieures et  environnantes,  nous  allions  au  fond  et 
prenions  corps  à  corps  le  style  de  Bertaut,  il  nous 
serait  trop  aisé,  et  trop  insipide  aussi,  d'y  démon- 
trer l'absence  continue  de  fermeté,  d'imagination 
naturelle,  de  forme,  le  prosaïsme  fondamental, 
aiguisé  pourtant  çà  et  là  de  pointes  ou  traversé 
de  sensibilité,  et  liabituellement  voilé  d'une  cer- 
taine molle  et  lente  harmonie.  Mais,  mon  rôle  et 
mon  jeu  n'étant  pas  le  moins  du  monde  de  dépré- 
cier Bertaut,  et  tout  au  contraire  tenant  à  le  faire 
valoir  comme  aimable  dans  les  limites  du  vrai,  je 
ne  le  combattrai  qu'en  choisissant  chez  ses  autres 
devanciers  des  preuves  de  l'énergie,  de  la  touche 
vraiment  poétique  ou  de  la  forme  de  composition 
qu'il  n'avait  pas,  qu'il  n'avait  plus,  et  j'en  vien- 
drai ensuite  à  ses  propres  qualités  et  nuances. 

Ronsard,  le  maître,  avait  le  premier  en  France 
retrouvé  les  muses  égarées;  il  a  dans  son  Bocage 


l82  POÉSIE     AU     XVI*     SIÈCLE. 


royal  de  bien  beaux  vers  enfouis  et  qui  n'ont  jamais 
été  cités  :  ils  expriment  ce  sentiment  de  grandeur 
et  de  haute  visée  qui  fait  son  caractère.  Le  pocte 
feint  qu'il  rencontre  une  troupe  errante ,  sans 
foyer,  avec  des  marques  pourtant  de  race  royale 
et  généreuse  :  c'est  la  neuvaine  des  doctes  pu- 
celles.  Il  leur  demande  quel  est  leur  pays,  leur 
nom  ;  la  plus  habile  de  la  troupe  répond  au  nom 
de  toutes  : 


Si  tu  as  jamais  veu 

Ce  Dieu  qui  de  son  char  tout  rayonnant  de  feu 
Brise  l'air  en  grondant,  tu  as  veu  nostre  père  : 
Grèce  est  nostre  pays,  Mérnoire  est  nostre  mère. 

Au  temps  que  les  mortels  craignoient  les  Déités. 
Ils  bastirent  pour  nous  et  temples  et  cités; 
Montagnes  et  rochers  et  fontaines  et  prées 
Et  grottes  et  forests  nous  furent  consacrées. 
Nostre  mestier  estait  d'honorer  les  grands  rois. 
De  rendre  vénérable  et  le  peuple  et  les  lois,      ' 
Faire  que  la  vertu  du  tiionde  fust  aimée, 
Et  forcer  le  trespas  par  longue  renommée: 
D'une  Jlamme  divine  allumer  les  esprits, 
Avoir  d'un  cœur  hautain  le  vulgaire  à  mespris. 
Ne  priser  que  l'honneur  et  la  gloire  cherchée, 
Et  tousjours  dans  le  Ciel  avoir  l'ame  attachée^. 


I.  Dialogue  entre  les  Muses  deslogées  et  Ronsard. 


J  i:  AN     B  E  RT  A  u  r.  l8j 

Quelle  plus  haute  idée  des  Muses!  Ce  sont  bien 
celles-là  qu'a  courtisées  Ronsard.  Marot  et  les 
Gaulois  d'auparavant  s'en  seraient  gaussés,  comme 
on  dit. 

Bertaut,  esprit  noble  et  sérieux,  sentait  cette 
poésie ,  mais  il  n'y  atteignait  pas.  Dans  des 
stances  de  jeunesse,  à  son  moment  le  plus  vif, 
s'enhardissant  à  aimer,  il  s'écrie  : 

Arrière  ces  désirs  rampans  dessus  la  terre! 
J'aime  mieux  en  soucis  et  pensers  élevés 
Etre  un  aigle  abattu  d'un  grand  coup  de  tonnerre, 
Qu'un  cygne  vieillissant  es  jardins  cultivés. 

Cet  aigle  abattu  d'un  grand  coup  de  tonnerre, 
ce  fut  Ronsard.  Lui,  il  ne  fut  que  le  cygne  vieil- 
lissant dans  le  jardin  aligné,  près  du  bassin  pai- 
sible. 

Des  Portes  lui-même,  dans  le  gracieux  et  dans 
le  tendre,  a  bien  autrement  de  vivacité,  de  saillie, 
de  prestesse  :  Bertaut,  je  le  maintiens,  n'est  que 
son  second.  La  vie  seule  de  Des  Portes,  ses 
courses  d'Italie  et  de  Pologne,  ses  dissipations  de 
jeunesse,  ses  erreurs  de  la  Ligue,  ses  bons  mots 
nombreux  et  transmis,  ses  bonnes  fortunes  voi- 
sines des  roisi,  accuseraient  une  nature  de  poëte 
plus  forte,  plus  active.  Mais,  en  m'en  tenant  aux 
œuvres  de  l'abbé  de  Tiron,  le  brillant  et  le  nerf 
m'y  frappent.  Par  exemple,  il  décoche  à  ravir  le 


I.    Tallemani   des    Rcaux,    tome  P'' ;  et  aussi    Teissier 
dans  ses  Eloges  tirés  de  M.  de  Thon,  tome  IV. 


184.  POÉSIE     AU      XVI*"     SIÈCLE. 

sonnet,  cette  flèche  d'or,  que  Bertaut  ne  manie 
plus  qu'à  peine,  rarement,  et  dont  l'arc  toujours 
S3  détend  so'js  sa  main.  Bertaut,  jeune,  amoureux, 
ne  s'élève  guère  au-dessus  de  la  stance  de  quatre 
vers  alexandrins,  laquelle  plus  tard,  lorsqu'il 
devient  abbé  et  prélat,  s'allonge  jusqu'à  six  longs 
vers  cérémoniellement.  On  a  dit  que  Des  Portes 
est  moins  bon  que  Bertaut  dans  ses  psaumes.  Mais 
on  me  permettra  de  compter  pour  peu  dans  l'ap- 
préciation directe  des  talents  ces  éternelles  traduc- 
tions de  psaumes,  œuvres  de  poètes  vieillissants 
et  repentants.  Une  fois  arrivés  sur  le  retour,  de- 
venus abbés  ou  évéques,  très-considérés,  ces  ten- 
dres poètes  amoureux  ne  savaient  véritablement 
que  faire  :  Plus  d'amour,  partant  plus  de  joie, 
se  seraient-ils  écriés,  s'ils  avaient  osé,  avec  La 
Fontaine  1;  et  encore  ils  auraient  dit  volontiers 
comme  dans  la  ballade  : 

A  qui  meitoit  tout  dans  l'amour, 
Quand  l'amour  lui-même  décline- 
Il  est  une  lente  ruine, 
Un  deuil  amer  est  sans  retour. 
L'automne  traînant  s'achemine: 

I.  Ou  avec  l'antique  Mimneane  en  cette  mélancolique 
élégie  :  «  Le  fruit  de  la  jeunesse  ne  dure  qu'un  moment, 
le  temps  qu'un  soleil  se  disperse  sur  la  terre  ;  et,  sitôt 
qu'est  passée  cette  fin  de  saison,  mieux  vaut  à  Tinstant 
mourir  que  survivre.  » 

Sans  les  dons  de  Venus  quelle  serait  la  vie  ? 
a   dit    Chénier  également,  d'après  Mimnerme    et  Simo- 
nide. 


JEAN      BERTAUT.  185 


Chaque  hiver  s'allonge  d'un  tour; 
En  vain  le  printemps  s'illumine  : 
Sa  lumière  n'est  plus  divine 
A  qui  mettoit  tout  dans  l'amour! 
En  vain  la  beauté  sur  sa  tour, 
Oîi  fleurit  en  bas  l'aubépine, 
Monte  dans  l'aurore  et  fascine 
Le  regard  qui  rôde  à  l'entour. 
En  vain  sur  l'écume  marine 
De  jour  encor  sourit  Cyprine  : 
Ah!  quand  ce  n'est  plus  que  de  jour, 
Sa  grâce  elle-même  est  chagrine 
A  qui  mettoit  tout  dans  V amour  ! 

Et  puis  Bertaut,  dans  ce  genre  non  original  des 
paraphrases,  a  tout  simplement  sur  Des  Portes  cet 
avantage  d'être  plus  jeune  en  style  et  d'écrire  une 
langue  qui  est  déjà  plus  la  nôtre.  L'onction  réelle 
qu'il  y  développe  paraît  mieux i. 

Dans  ses  poésies  du  bon  temps,  Des  Portes  a 
plusieurs  petits  chefs-d'œuvre  complets  (ce  qui 
est  essentiel  chez  tout  poëte),  de  ces  petites  pièces, 
chansons  ou  épigrammes,  à  l'italienne  et  à  la 
grecque,  comme  Malherbe  les  méprisait,  et  comme 


I.  Je  dis  l'onction  réelle,  il  faut  la  reconnaître  en 
effet  dans  plusieurs  strophes,  notamment  dans  celles  de 
sa  paraphrase  du  Psaume  premier  : 

Cet  homme-là  ressemble  à  ces  belles  olives, 
Qui  du  fameux  Jourdain  bordent  les  vertes  rives,  etc.,  etc. 
II.  24 


lB6  POÉSIE    AU     XVl^     SIÈCLE. 

nous  les  aimons^.  Je  ne  sais  pas   une  seule  pièce 
complète  et  composée  à  citer  chez  Bertaut,  seule- 
ment çà  et  là  des  couplets.  La  plus  célèbre  chanson 
de  Des  Portes  est,  avec  Rosette,  sa  jolie  boutade 
contre  une  nuit  trop  claire;  tout  le  monde  durant 
près   d'un  siècle  la  chantait.  Ce  n'est  qu'une  imi- 
tation  de   l'Arioste,    dit   Tallemant,  mais  en  tout 
cas  bien  prise,  bien  coupée,  et  mariée  à  point  aux 
malices  gauloises.  L'amant  en  veut  à  la  lune  qui 
l'empêche    d'entrer    chez    sa    maîtresse,    comme 
Bérangcr   en   veut  au    printemps   qui   ramène   le 
voile   de  feuillage   devant    la  fenêtre    d'en  face , 
comme  Roméo  sur  le  balcon  en  veut  à  l'alouette 
qui  ramène   l'aurore.  Il  y  a  là  un  motif  plein  de 
gentillesse  et  de  contraste  : 
O  nuict,  jalouse  nuict  contre  moy  conjurée. 
Qui  renjlammes  le  ciel  de  nouvelle  clairté, 
T'ay-je  donc  aujourd'huy  tant  de  fois  désirée, 
Pour  estre  si  contraire  à  ina  félicité? 

Pauvre  vioy,  je  petîsoy  qu'à  ta  brune  rencontre 
Les  deux  d'un  noir  bandeau  deussent  estre  voile^; 
Mais,  comme  un  jour  d'esté,  claire,  tu  fais  ta  monstre, 
Semant  parmy  le  ciel  mille  feux  estoile^. 

Et  toy,  sœur  d'Apollon,  vagabonde  courrière, 
Qui,  pour  me  descouvrir,  Jlammes  si  clairement, 
Allumes-tu  la  nuict  d'aussi  grande  lumière. 
Quand  sans  bruit  tu  descens  pour  baiser  ton  amant  ? 

I.  Il  en  a  même  à  la  gauloise,  à  la  Mellin  de  Saint- 
Gelais  :  témoin  l'épigramme  sur  une  Philis  trop  chère  (De- 
lices  de  la  poésie  française,  de  Rosset,  tome  I).  Elle  pour- 
rait être  du  neveu  Régnier  aussi  bien  que  de  l'onde. 


JEANBERTAUT.  I87 

Hélas!  s'il  te  souvient,  amoureuse  Déesse, 
Et  si  quelque  douceur  se  cueille  en  le  baisant. 
Maintenant  que  je  sors  pour  baiser  ma  maîtresse, 
Que  l'argent  de  ton  front  ne  soit  pas  si  luisant! 

Ah!  la  fable  a  vienty,  les  amoureuses  flammes 
N'esc/iaujfèrent  jamais  ta  froide  humidilé  : 
Mais  Pan,  qui  te  conneut  du  naturel  des  femmes, 
l'Offrant  une  toison,  vainquit  ta.  chasteté^. 

Si  tu  avois  aimé,  comme  on  nous  fait  entendre, 
Les  beaux  yeux  d'un  berger  de  long  sommeil  touche^, 
Durant  tes  chauds  désirs  tu  aurois  peu  apprendre 
Que  les  larcins  d'Amour  veulent  être  cache^. 

Mais  flambloye  à  ton  gré;  que  ta  corne  argentée 
Fasse  de  plus  en  plus  ses  rais  est  inceler  : 
Tic  as  beau  descouvrir  ta  lumière  empruntée, 
Mes  amoureux  secrets  ne  pourras  déceler. 

Quedefascheusesgens!  mon  Dieu!  quelle coustume 
De  demeurer  si  tard  en  la  rue  à  causer! 
Ostei-vous  du  serein;  craignei-vous point  la  reume? 
La  nuict  s'en  va  passée,  alle\  vous  reposer. 

Je  vay,  je  vien,  je  fuy,  j'écoute  et  me  promeine. 
Tournant  toujours  mes  yeux  vers  le  lieu  désiré. 
Mais  je  n'avance  rien;  toute  la  rue  est  pleine 
De  jaloux  importuns  dont  je  suis  esclairé. 

I.    Muncre  sic  niveo  lams  (^si  creJere  dignum  est') 
Pan,  Jcus  Arcadice,  captam  le,  Luna,  fefellit, 
In  neinora  alta  vocans  :  nec  iu  aspernata  vocanlem. 
(Virgile,  Gcorgiq.,  III.) 


l88  POÉSIE     AU     XVl*^     SIÈCLE, 

Je  voudrais  estre  Roy ,  pour  faire  une  ordonnance 
Que  chacun  deust  la  yiuict  au  logrs  se  tenir  ; 
Sans  plus  les  amoureux  aur oient  toute  licence  : 
Si  quelque  autre  failloit,  je  le  feroy  punir. 

Je  ne  crains  pas  pour  vtoy  :  j'ouvrirois  une  armée, 
Pour  entrer  au  séjour  qui  recelle  mon  bien; 
Mais  je  crains  que  ma  Dame  en  peust  estre  blasmée ; 
Son  repos  mille  fois  m'est  plus  cher  que  le  mien... 

Et  le  va-et-vient  continue;  le  poëte  pousse  le  gui- 
gnon  Jusqu'au  bout;  j'abrège.  Je  ne  relèverai  de 
cette  jolie  pièce  que  ce  vers,  selon  moi  délicieux, 

Les  beaux  yeux  d'un  berger  de  long  sommeil  touchei 

Comment  mieux  peindre  d'une  seule  touche  cou- 
rante la  beauté,  la  mollesse  et  la  fleur  amoureuse 
d'un  Endymion  couche?  Voilà  un  vers  essentielle- 
ment poétique;  le  tissu  du  style  poétique  se  com- 
pose à  chaque  instant  de  traits  pareils.  Ce  qui 
constitue  le  vraiment  beau  vers,  c'est  un  mélange, 
un  assemblage  facile  et  comme  sacré  de  sons  et 
de  mots  qui  peignent  harmonieusement  leur  objet, 
une  tempête,  un  ombrage  flottant,  la  douceur  du 
sommeil,  le  vent  qui  enfle  la  voile,  un  cri  de  na- 
ture. Homère  en  est  plein,  de  ces  vers  tout  d'une 
venue,  et  qui  rendent  directement  la  nature  :  il  les 
verse  à  flots,  comme  d'une  source  perpétuelle.  En 
français,  hélas  !  qu'il  y  en  a  peu  !  On  les  compte. 
Ronsard  les  introduisit;  André  Chénier  et  les 
modernes  avec  honneur  les  ont  ravivés.  Hors  de 


JEAN      BERTAUT. 


là,  j'ose  le  dire,  et  dans  l'intervalle,  si  l'on  ex- 
cepte La  Fontaine  et  Molière,  il  y  en  a  bien  peu, 
comme  je  l'entends;  le  bel-esprit  et  la  prose  re- 
viennent partout, 

Bertaut  n'en  a  déjà  plus  de  ces  vers  tout  de 
poétique  trame  et  de  vraie  peinture;  il  n'a  que 
bel-esprit,  raisonnement,  déduction  subtile  : 
heureux  quand  il  se  rachète  par  du  sentiment! 

Tout  cela  dit,  et  ayant  indiqué  préfcrablement 
par  d'autres  ce  qu'il  ne  possède  pas  lui-même, 
venons-en  à  ses  beautés  et  mérites  propres.  Il  a  de 
la  tendresse  dans  le  bel  esprit  i.  L'espèce  de  petit 
roman  qu'il  déroule  en  ses  stances ,  élégies  et 
chansons,  ne  parle  pas  aux  yeux,  il  est  vrai,  et 
n'offre  ni  cadre,  ni  tableau  qui  se  fixe;  mais  on 
en  garde  dans  l'oreille  plus  d'un  écho  mélo- 
dieux : 

Devant  que  de  te  voir,  j'aimois  le  changement. 
Courant  les  mers  d'Amour  de  rivage  en  rivage, 
Désireux  de  me  perdre,  et  cherchant  seulement 
Un  roc  qui  me  semblât  digne  de  mo-n  naufrage. 

On  en  détacherait  des  vers  assez  fréquents  qui  ser- 
viraient de  galantes  devises  : 

Esclave  de  ces  mains  dont  la  beauté  me  prit... 
Le  sort  n'a  point  d'empire  à  l'endroit  de  ma  foi... 

I.  Huet,  dans  sa  pièce  de  vers  sur  Us  poêles  de  Caéii, 
parle  de  Bertaut  comme  d'un  pur  élégiaque  : 

Bertaldum  myrto  tenerum  tepere  palumhes, 
Ubera  lactenti  cum  daret  tpsa  Venus. 


ipO  POÉSIE     AU     XV  1*^     SIÈCLE. 

Si  c'est  péché  qu'aimer,  c'est  malheur  qu'être  belle. . 
J'ai  beaucoup  de  douleur,  mais  j'ai  bienplus  d'amour. 
Ou  si  je  suis  forcé,  je  le  suis  comme  Hélène, 
Mon  destin  est  suivi  de  mon  consentement... 

Et  ceux-ci  encore,  sur  un  embrassement  de  sa 
dame  à  un  départ  : 

5/  le  premier  baiser  fut  donné  par  coutume. 
Le  second,  pour  le  moins,  fut  donné  par  amour. 

Cette  espèce  de  douceur  et  de  sensibilité  dans  le 
bel-esprit  n'est  pas  rare.  Racine  l'eut  d'abord  ;  ses 
stances  à  Parthénisse  (qu'on  les  relise)  semblent 
dériver  de  l'école  directe  de  Bertaut.  L'un  finis- 
sait presque  du  ton  dont  l'autre  recommence  i. 


I.  Voiture  lui-même  a  des  éclairs  de  sensibilité  dans 
le  brillant.  Un  très-bon  juge  en  si  délicate  matière, 
M.  Guttinguer,  a  fait  ce  sonnet,  qui  vaut  mieux  qu'un 
commentaire  critique,  et  qui  complète  en  un  point  le 
nôtre  : 

A  UNE  DAME 

EN     RENVOYANT     LES     ŒUVRES     DE     VOITUREa 

Voici  voire  Voiture  et  sou  galant  Permesse: 
Quoique  guindé  parfois,  il  est  noble  toujours. 
On  voit  tant  de  mauvais  naturel  de  nos  jours, 
Que  ce  brillatit  monté  m'a  plu,  je  h  confesse. 

On  voit  [c'est  un  beau  tort)  que  le  commun  le  blesse 
Et  qu'il  veut  une  langue  à  part  pour  ses  amours  ; 


JEANBERTAUT.  Ipl 

Mais  une  qualité  que  je  crois  surtout  propre  à 
notre  auteur,  c'est  une  certaine  note  plaintive  dans 
laquelle  l'amour  et  la  religion  se  rejoignent  et 
peuvent  trouver  tour  à  tour  leur  vague  expression 
louchante.  Je  cite,  en  les  abrégeant,  comme  il 
convient,  les  quelques  couplets,  dont  le  dernier 
fait  sa  gloire  : 

Les  deux  inexorables 
Me  sont  si  rigoureux, 
Que  les  plus  misérables, 
Se  comparans  à  moy,  se  trouveroient  heureux. 

Mon  lict  est  de  mes  larmes 
Trempé  toutes  les  nuicts ; 
Et  ne  peuvent  ses  charmes, 
Lors  mesme  que  je  dors,  endormir  mes  enmiys. 

Si  je  fay  quelque  songe, 
J'en  suis  espouvanté ; 
Car  mesme  son  mensonge 
Exprime  de  mes  maux  la  triste  vérité. 

La  pitié,  la  justice, 
La  constance  et  lafoy. 


Qu'il  croit  les  honorer  par  d'étranges  discours  ; 
C'est  là  de  ces  défauts  où  le  cœur  s^intc'resse. 

C'était  le  vrai  pour  lui  que  ce  faux  tant  blâmé; 
Je  sens  que  volontiers,  femme,  je  l'eusse  aimé. 
Il  a  d'ailleurs  des  vers  pleins  d'un  tendre  génie; 
Tel  celui-ci,  charmant,  qui  jaillit  de  son  cœur  : 
«  Il  faut  finir  mes  jours  en  l'amour  d'Uranie.  » 
Saurez-vous  comme  moi  comprendre  sa  douceur  ? 


1 


192  POESIE     AU     XVI^     SIECLE. 

Cédant  à  l'artifice, 
Dedans  les  cœurs  humains  sont  esteintes  pour  moy. 

En  un  cruel  orage 
On  me  laisse  périr, 
Et  courant  au  naufrage, 
Je  voy  chacun  me  plaindre  et  nul  me  secourir! 

Félicité  passée 
Qui  ne  peux  revenir, 
Tourment  de  ma  pensée, 
Que  n'ay-je,  en  te  perdant,  perdu  le  souvenir! 

De  ces  couplets,  le  dernier  surtout  (fortune  singu- 
lière!) a  survécu  durant  deux  siècles;  nos  mères 
le  savent  encore  et  l'ont  chanté.  Léonard  et  La 
Harpe  à  l'envi  l'avaient  rajeuni  en  romance.  M.  de 
Guibert,  en  1773,  le  trouvait  écrit  au  crayon  sur 
la  muraille  d'une  auberge,  au  fond  de  la  Hon- 
grie 1.  Fontenelle  a  remarqué  que  les  solitaires  de 
Port-Royal  le  trouvèrent  si  beau  qu'ils  le  voulu- 
rent consacrer  en  le  citant.  Dans  le  commentaire 
de  Job  en  effet  (chap.  xvii),  à  ce  verset  :  Dies 
viei  transierunl ,  cogitationes  mex  dissipatœ  sunt 
torquentes  cor  meum,  «  on  pourroit,  peut-être  pour 
expliquer  cet  endroit,  dit  M.  de  Saci,  qui  aimait 
les  vers  bien  qu'il  eût  rimé  les  Racines  grecques, 
on  pourroit  se  servir  ici  de  ces  petits  vers  qui  en 
renferment  le  sens  :  Félicité  passée...  »  Madame 
Guyon,  dans  ses   Lettres  spirituelles  (la  XXX*), 

I.  Journal    d'un   voyage    en    Allemagne  fait   en    177 }, 
tome  II,  page  20. 


JEANBERTAUT.  I9{ 

s'est  plu  également  à  appliquer  ce  même  couplet 
à  l'amour  de  Dieu,  dont  elle  croit  voir  qu'il  n'y 
a  plus  trace  autour  d'elle.  Les  dévots  tant  soit 
peu  tendres  ont  de  la  sorte  adopté  et  répété,  sans 
en  trop  presser  le  sens,  ce  refrain  mélancolique, 
que  les  cœurs  sensibles  pourraient  passer  la  moitié 
de  leur  vie  à  redire,  après  avoir  passé  la  première 
moitié  à  goûter  ces  autres  vers  non  moins  délec- 
tables du  même  Bertaut  : 

Et  constamment  aimer  ujie  rare  beauté 

C'est  la  plus  douce  erreur  des  vanités  du  monde. 

Le  bon  évêque  a  ainsi  rencontré  la  double  expres- 
sion charmante  de  l'amour  durable  et  de  l'éternel 
regret.  Il  a  dit  quelque  part  encore  en  une  com- 
plainte : 

Mes  plaisirs  s'en  sont  envolei, 
Cédans  au  malheur  qui  m'outrage, 
Mes  beaux  jours  se  sont  escoulei 
Comme  l'eau  qu'enfante  un  orage, 
Et  s'escoulans  ne  m'ont  laisse 
Rien  que  le  regret  du  passé. 

Bertaut,  tout  nous  le  prouve,  était  de  ces  na- 
tures dont  la  vivacité  dure  très-peu  et  n'atteint 
pas,  et  qui  commencent  de  très-bonne  heure  à 
regretter.  Mais  dans  ces  langueurs  continuelles, 
sous  cette  mélancolie  monotone,  il  est  impossible 
de  méconnaître  un  certain  progrès  d'élégance,  un 
certain  accent  racinien,  lamartinien,  comme  on 
ir.  2î 


JQ^  POÉSIE     AU     XVI*    SIÈCLE. 

voudra.  VsippQ^er.  Félicité  passée  semble  d'avance 
une  note  d'EstherK 

On  a  fort  loué  la  pièce  de  vers  sur  la  mort  de 
Caleryme ;  sous  ce  nom,  le  poëte  évoque  et  fait 
parler  Gabrielle  d'Estrées;.  il  suppose  que,  six 
jours  après  sa  mort,  cette  Caleryme  apparaît  en 
songe  à  son  amant,  le  royal  Anaxandre,  et  qu'elle 
lui  donne  d'excellents,  de  chastes  conseils,  entre 
autres  celui  de  ne  plus  s'engager  à  aucune  maî- 
tresse, et  d'être  fidèle  à  l'épouse  que  les  dieux  lui 
ont  destinée.  L'idée,  on  le  voit,  est  pure  et  le 
conseil  délicat.  Dans  cet  ingénieux  plaidoyer,  Ga- 
brielle devient  une  espèce  de  La  Vallière;  le  pro- 

I.  Ce  qui  ne  veut  pas  dire  le  moins  du  monde  (ceci 
une  dernière  fois  pour  réserve)  que  Racine  soit  de  la 
postérité  littéraire  de  Bertaut,  que  Bertaut  ait  trouvé,  ait 
deviné  d'avance  la  manière,  \e  faire  du  maître.  Je  ne 
parle  plus  du  Racine  des  stances  à  Parthénisse,  mais  du 
Racine  véritable,  de  celui  d'après  Boileau.  Ils  eurent  cer- 
tains traits  en  commun  dans  leur  sensibilité,  voilà  tout. 
Si  Bertaut  fit  un  reste  d'école,  c'est  du  côté  direct  de 
l'hôtel  Rambouillet.  Racine,  en  un  ou  deux  hasards,  lui 
ressemble  un  peu  ;  mais  madame  de  La  Suze,  dans  le 
tous  les  jours  de  ses  élégies,  lui  ressemble  encore  plus. 
—  Voltaire,  à  l'article  Esprit  du  Dictionnaire  philosophique, 
cite  ce  madrigal  de  Bertaut,  qui  «  réunit  lesprit  et  le 
sentiment  »  : 

Quand  je  revis  ce  que  j^ai  tant  aime. 
Peu  s'en  fallut  que  mon  feu  rallumé 
N'en  fit  le  charme  e^i  mon  âme  renaître; 
Et  que  mon  cœur  autrefois  son  captif. 
Ne  ressemblât  l'esclave  fugitif, 
A  qui  le  sort  fit  rencontrer  son  maitre. 


JEANBERTAUT.  I95 

chain  aumônier  de  Marie  de  Médicis,  et  qui  l'était 
probablement  déjà  lorsqu'il  recourait  à  cette  évo- 
cation, se  sert,  à  bon  droit  ici,  de  son  talent  élé- 
giaque  comme  d'un  pieux  moyen.  Mais  le  premier 
Bourbon  se  laissa  moins  persuader  aux  mânes 
après  coup  sanctifiés  de  sa  chère  maîtresse  que  son 
dernier  successeur,  qu'on  a  vu  jusqu'au  bout  de- 
meurer fidèle  au  souvenir  de  mort  de  madame  de 
Polastron.  Quant  à  la  pièce  même  de  Bertaut, 
elle  eut  sans  doute  de  l'élégance  pour  son  temps; 
je  ne  saurais  toutefois,  dans  l'exécution,  la  distin- 
guer expressément  des  styles  poétiques  contempo- 
rains de  D'Urfé  et  de  Du  Perron.  J'aime  bien 
mieux,  pour  faire  entier  honneur  au  poëte,  rap- 
porter les  vers  les  plus  soutenus  qu'il  ait  certai- 
nement composés,  une  image  naturelle  et  rare, 
développée  dans  une  heureuse  plénitude.  C'est  tiré 
d'une  élégie  où  il  exprime  ses  ennuis  quand  il 
perd  de  vue  sa  dame,  et  où  il  se  plaint  de  leurs 
tourments  inégaux  dans  l'absence  : 

Mais  las! pourquoy  faut-il  que  les  arbres  sauvages 
Qui  vestent  les  costeaux  ou  bordent  les  rivages, 
Qui  n'ont  veines  ni  sang  qu'Amour  puisse  allumer, 
Observent  mieux  que  nous  les  loix  de  bien  aimer  ? 

On  dit  qu'en  Idumée,  es  confins  de  Syrie, 
Où.  bien  souvent  la  palme  au  palmier  se  marie. 
Il  semble,  à  regarder  ces  arbres  bienheureux, 
Qu'ils  vivent  anime\  d'un  esprit  amoureux; 
Car  le  masle,  courbé  vers  sa  chère  femelle, 
Monstre  de  ressentir  le  bien  d'estre  auprès  d'elle  : 
Elle  fait  le  semblable,  et  pour  s' entr' embrasser 


iç6  POÉSIE     AU     XV!*"      SIÈCLE. 

On  les  voit  leurs  rameaux  l'un  vers  l'autre  avancer. 
De  ces  embrassements  leurs  branches  reverdissent, 
Le  ciel  y  prend  plaisir,  les  astres  les  bénissent, 
Et  l'haleine  des  vents  souspirans  à  l'entour 
Loue  en  son  doux  murmure  une  si  sainte  amour. 
Que  si  l'impiété  de  quelque  main  barbare 
Par  le  tranchant  du  fer  ce  beau  couple  sépare, 
Ou  transplante  autre  part  leurs  tiges  désole^, 
Les  rendant  pour  jamais  l'un  de  l'autre  exilei; 
Jaunissans  de  l'ennuy  que  chacun  d'eux  endure, 
Ils  font  mourir  le  teint  de  leur  belle  verdure, 
Ont  en  haine  la  vie,  et  pour  leur  aliment 
'N'attirent  plus  l'humeur  du  terrestre  élément. 

Si  vous  m'aiinie:{,  hélas!  autant  que  je  vous  aime, 
Quand  nous  serions  absens ,  nous  en  ferions  de  mesme  ; 
Et  chacun  de  nous  deux  regrettaiit  sa  moitié, 
Nous  serions  surnommei  les  palmes  d'amitié^. 

Nous  tenons  la  plus  belle  page,  et  même  la 
seule  vraiment  belle  page  de  Bertaut.   Ailleurs  il 

I.  «  Cette  comparaison,  dit  M.  H,  Martin  en  son  mé- 
moire, avait  déjà  été  exprimée  avec  une  heureuse  sim- 
plicité dans  le  Lai  du  ChevrefoU ,  par  Marie  de  France, 
poëte  français  du  xiii*  siècle.  Elle  a  été  développée  avec 
une  admirable  poésie  dans  l'élégie  de  Gœthe  intitulée 
Amyntas.  »  Je  la  retrouve  toute  pareille  dans  l'idylle  76* 
(livre  I)  de  Vauquelin  de  La  Fresnaie,  contemporain  de 
Bertaut.  Pontanus,  au  livre  I*"^  des  ses  Eridaniennesy  a 
fait  aussi  une  jolie  élégie  latine  sur  l'amour  de  deux 
palmiers.  La  source  première  de  tout  cela  est  dans  Pline 
et  dans  Théophraste.  Ces  divers  passages  des  Anciens  sur 
les  amours  des  palmiers  ont  été  ramassés  par  Nidas  dans 


JEANUKRTAUT.  I97 

n'a  que  des  notes  éparses  ;  ici  il  prend  de  l'iia- 
leiiie;  la  force  de  la  sensibilité  a  fait  miracle  et 
l'a  ramené  à  la  poésie  continue  de  l'expression  : 

Loue  en  son  doux  viurmure  une  si  sainte  amour. 

On  croit  entendre  1k  bruit  des  palmiers.  Théo- 
crite,  en  son  charmant  dialogue  entre  Daphnis  et 
une  bergère,  a  un  vers  où  se  joue,  un  peu  moins 
saintement,  une  image  semblable.  —  J'entends  du 
bruit;  où  fuir?  s'écrie  la  bergère.  —  Et  Daphnis 
répond  : 

C'est  le  bruit  des  cyprès  qui  parlent  d'liyménée\ 

Ayant   atteint   ce   sommet    des   deux  palmiers, 
cette  couronne  subsistante  de  Bertaut,  je  ne  sau- 


son  édition  des    Gèoponiques,  livre    X,  chapitre  4  (Leip- 
sick,   17S1). 

I.  Ainsi  l'a  traduit  Le  Brun.  André  Chénier  a  dit  : 

C^est  ce  lois  qui  de  joie  et  s'agite  et  murmure. 

Le  vers  grec  a  bien  plus  de  légèreté,  de  liquides,  et 
celui  de  Bertaut  en  douceur  le  rendrait  mieux.  Je  trouve 
encore,  dans  des  vers  de  notre  ami  Fontane}',  une  image 
toute  pareille  sur  les  arbres  aux  murmures  parlans.  C'est 
au  milieu  d'une  pièce  que,  comme  souvenir,  je  prendrai 
la  liberté  de  citer  au  long.  Elle  s'adresse  à  un  objet  qui 
n'était  pas  celui  de  la  passion  finale  dans  laquelle  nous 
l'avons  vu  mourir. 

Quand  votre  père  octogénaire 
Apprend  que  vous  viendrez  visiter  le  manoir, 

Ce  front  tout  blanchi  qu'on  vénère 
De  plaisir  a  rougi,  comme  d'un  jeune  espoir. 


IpS  POÉSIE     AU     XV!*"     SIÈCLE. 

rais  qu'affaiblir  en  continuant.  Je  crois  n'avoir 
rien  omis  de  lui  qui  puisse  donner  du  regret.  Il 
n'y  aurait  pas,  après  le  naufrage  des  temps,  de 
quoi  former  de  ses  débris  un  volume,  si  mince 
qu'il  fût;  c'est  assez  du  moins  qu'on  y  trouve  de 
quoi  orner  un  éloge  et  rattacher  avec  honneur 
son  nom   dans  la  mémoire  des  hommes.  A  cette 


Ses  yeux,  où  pâlit  Li  lumière. 
Ont  ressaisi  le  Jour  dans  un  éclair  vermeil, 

Et  d'une  larme  à  sa  paupière 
L'étincelle  allumée  a  doublé  le  soleil. 

Il  vous  attend  :  triomphe  et  joie  ! 
Des  rameaux  sous  vos  pas!  chaque  marbre  a  sa  Jleur. 

Le  parvis  luit,  le  toit  flamboie, 
Et  rien  ne  dit  assez  la  fête  de  son  cœur. 

Moi  qui  stiis  sans  flambeaux  de  fête; 
Moi  qui  n'ai  point  de  fleurs,  qui  n'ai  point  de  manoir, 

Et  qui  du  seuil  jus  que  s  au  faite 
N'ornerai  jamais  rien  pour  vous  y  recevoir  ; 

Qui  n'ai  point  d'arbres  pour  leur  dire 
Ce  qu'il  faut  agiter  dans  leurs  tremblants  sommets, 

Ce  qu'il  faut  taire  ou  qu'il  faut  bruire; . 
Chez  qui,  même  en  passant,  vous  ne  viendrez  jaif^ais  ; 

Dans  mon  néant,  ô  ma  Princesse, 
Oh!  du  moins  j'ai  mon  coeur,  la  plus  haute  des  tours; 

Voire  idée  y  hante  sans  cesse  ; 
Vous  entrez,  vous  restez,  vous  y  montez  toujours. 

Là,  dans  l'étroit  et  sûr  espace. 
Vous  monterez  sans  fin  par  l'infini  degré  ; 

Amie,  et  si  vous  êtes  lasse. 
Plus  haut,  montant  toujours,  je  vous  y  porterai! 


JEANBKKTAUT,  I99 

fin,  deux  ou  trois  clous  d'or  suffisent i.  J'ai  quel- 
quefois admiré,  et  peut-être  en  me  l'exagérant,  la 
différence  de  destin  entre  les  critiques  et  les  poètes, 

I.  [En  1865,  M.  Sainte-Beuve^  ayant  à  remercier 
l'éditeur  M.  Poulet-Malassis  d'un  envoi  d'œuvres  poé- 
tiques et  satiriques  du  xvi*  siècle  ,  réimprimées  à 
Bruxelles,  lui  écrivait  la  lettre  suivante,  dans  laquelle  il 
se  compare,  en  plaisantant,  à  Bertaut,  pour  la  sagesse  : 
c'est  donc  un  dernier  clott-  d'or,  qui  arrive  à  propos  pour 
y  rattacher  encore  une  fois  le  nom  et  la  mémoire  du 
poëte,  et  que  nous  prenons  la  liberté  d'emprunter  non  à 
l'œuvre  de  ce  dernier,  mais  à  la  Correspondance  même 
de  l'auteur  du  Tableau  de  la  Poésie  française  au  xvi* 
siècle]  : 

«  Mon  cher  ami,  écrivait  M.  Sainte-Beuve  à  M.  Pou- 
let-Malassis le  i*»"  octobre  1865,  je  vous  remercie  bien; 
j'ai  tout  reçu...  Je  me  suis  régalé  des  quatre  volumes 
réimprimés*;  je  n'avais  à  moi,  d'une  ancienne  édition, 
que  le  Cabinet.  J'ai  retrouvé  là  tout  ce  monde  de  Ron- 
sard et  de  Régnier  et  de  Théophile,  tout  un  monde  de 
poésie  et  de  vie  salée  entre  bons  compagnons.  Avec 
tous  les  vices  de  ce  vieux  temps,  il  y  avait  alors  des 
libertés,  des  licences,  des  plaisirs  qui  sont  interdits  au 
nôtre.  Je  ne  sais  si  la  poésie,  l'esprit  poétique  et  aussi  le 
métier  ont  fait  des  progrès  depuis.  Vous  avez,  mon  cher 
ami,  le  lannissemetit  de  Théophile,  Baudelaire  a  eu  aussi 
son  éclaboussure.  Vous  ressemblez  aux  vieux  maîtres  par 
d'autres   côtés    encore    et    par  le  culte  de  ce   qui  vous 

*  [Les  quatre  volumes  en  question  étaient  (nommons- 
les  sans  fausse  pudeur)  l'ancien  Cabinet  satyrique,  récem- 
ment réimprimé  à  Bruxelles  (2  vol.  in-i8,  1864),  et  le 
Parnasse  satyrique  du  sieur  Théophile,  suivi  du  nouveau 
Parnasse  satyrique  (1864,  2  vol.  in-i8,  Bruxelles)^ 


POliSIK     AU     XVl'^     SIECLE. 


j'entends  ceux  qui  ont  été  vraiment  poètes  et  rien 
que  cela.  Des  critiques,  me  disais-je,  on  ne  se 
rappelle  guère  après  leur  mort  que  les  fautes;  elles 
se  rattachent  plus  fixement  à  leur  nom,  tandis  que 
la  partie  vraie,  c'est-à-dire  qui  a  triomphé,  se 
perd  dans  son  succès  même.  Qui  donc  parle  au- 
jourd'hui de  La  Harpe,  de  Marmoutel,  que  pour 
les  tancer  d'abord,  pour  les  prendre  en  faute,  ces 
hommes  qui  avaient  pourtant  un  sentiment  litté- 
raire si  vif,  et  qui  savaient  tout  ce  qu'on  exigeait 
de  leur  temps?  Ainsi  avons-nous  fait  nous-niême 
en  commençant,  ainsi  à  notre  tour  on  nous  fera. 
Des  simples  poètes^  au  contraire,  quand  tout  est 
refroidi,  on  se  rappelle  à  distance  et  l'on  retient 
plutôt  les  beautés. 

L'histoire  littéraire,  quand  on  l'a  prise  surtout 
en  vue  du  goijt,  en  vue  de  la  critique  active  du 
moment,  est  vite  renouvelée.  Il  en  est  d'elle 
comme  d'un  fonds  commun,  elle  appartient  à  tous 
et  n'est  à  personne;  ou  du  moins  les  héritiers 
s'y  pressent.  Le  procès  à  peine  vidé  recommence. 
Aussi,  les  jours  de  printemps  et  de  rêve,  on 
paierait  plus  cher  un  buisson,  un  coin  de  poésie, 
une  stance  à  la  Bertaut,  oîi  l'on  se  croirait  roi  (roi 
d'Yvetot),  que  ces  étendues  littéraires  contestées, 
d'où  le  dernier  venu  vous  chasse. 


Mai  1841. 


semble  les  bons  mystères.  Troubat  a  rencontré  Glatigny 
qui  lui  a  récité  quelques  vers  de  la  bonne  sorte.  Je  suis 
un  Bertaut  pour  la  sagesse  auprès  de  vous  tous  ;  je  ne 
suis  pas  du  moins  un  Caton...  » 


DU    BARTAS. 


A  fin  du  xvi'^  siècle  est  en  littérature, 
comme  en  plusieurs  autres  clioses, 
un  moment  décisif  et  curieux  à  étu- 
dier de  près.  En  poésie,  c'est  comme 
un  défilé  et  un  détroit  que  plus  d'un 
nom  et  d'une  gloire  ont  peine  à  franchir.  Une 
flottille  de  poètes  arrivait  et  se  pressait  à  pleines 
voiles  du  côté  de  l'entrée  ;  mais,  à  la  sortie,  le 
seul  Malherbe  tient  haut  son  pavillon  et  a  sauvé 
sa  nef  toute  neuve.  Des  autres,  il  ne  reste  guère 
que    des  corps  désemparés  ou  des  débris. 

A  quel  endroit  du  détroit,  sur  quel  rocher, 
chacun  a-t-il  eu  son  temps  d'arrêt  ou  son  nau- 
frage? Quelle  est  la  position  respective  et  précise 
des  divers  points  que  signalent  ces  noms  de  Ber- 
taut.  Des  Portes,  Régnier,  D'Aubigné,  Du  Bartas? 
C'est  une  sorte  de  géographie  assez  délicate  à 
relever;  à  moins  d'extrême  attention,  on  court 
risque  de  confondre.  Le  détroit  est  en  effet  pro- 
longé, fort  sinueux  et  tournant;  il  y  a  de  faux 
aspects  de  perspective»  Bertaut  peut  sembler  plus 
II.  26 


POESIE     AU      XVl'      SIECLE. 


voisin  de  Malherbe  qu'il  ne  l'est  réellement.  Du 
Bartas  se  peut  rapprocher  de  la  suite  de  Ronsard 
plus  qu'il  ne  conviendrait. 

Je  parlerai  aujourd'hui  de  Du  Bartas.  Il  ne  m'a 
jamais  paru  un  bon  poëte,  et  je  ne  viens  pas  lui 
faire  réparation  à  ce  titre.  Il  ne  faudrait  pas 
croire,  en  vertu  de  l'impartialité  et  de  l'intelli- 
gence historique  appliquées  à  la  littérature,  que  la 
poésie  est  quelque  chose  de  relatif,  que  ce  qui  a 
été  véritablement  bien  et  beau  dans  un  temps 
cesse  de  l'être,  et  que,  dans  les  réhabilitations  à 
faire  des  poètes,  il  n'y  ait  pas  quelques  règles 
fixes  et  toujours  présentes  à  observer.  Un  poëte 
qui  n'a  atteint  au  beau  ou  au  gracieux  que  par 
moments  a  pu  s'égarer  et  céder  au  mauvais  goiit 
de  son  temps  dans  le  gros  de  ses  œuvres;  on 
retrouve  du  moins  en  lui  des  traces  brillantes  de 
ce  que  son  talent,  mieux  entouré,  aurait  su  pro- 
duire. Mais  s'il  ne  se  découvre  pas  de  telles 
traces  bien  nettes,  bien  détachées  et  bien  dis- 
tinctes chez  le  poëte,  je  commence  à  craindre  qu'il 
n'eût  jamais  été  véritablement  fin  et  distingué.  Or, 
Du  Bartas,  le  Père  Le  Moyne  et  Thomas  me 
paraissent  tous  trois  dans  ce  cas.  L'élévation  et 
d'assez  hautes  qualités  ne  manquent  certes  pas  à 
leur  veine;  mais  ils  sont  pesants  et  auraient  de 
tout  temps  mérité  de  commander  dans  la  grosse 
cavalerie  des  pégases. 

Nul  poëte  pourtant  n'a  peut-être  eu,  de  son 
vivant  et  .iprès  sa  mort,  plus  de  renom,  en  son 
pays  et  à  l'étranger,  que  Du  Bartas.  Il  a  été  le 
chantre  et  le  représentant  d'un  grand  mouvement 


DU     BARTAS.  2O3 


des  esprits  à  la   date  où  il  est  venu.  11  s'agit  de 
bien  établir  et  d'expliquer  son  importance. 

Guillaume  de  Saiuste,  seigneur  Du  Bartas,  d'une 
famille  noble,  fils  d'un  trésorier  de  France,  naquit 
vers  IS4+,  non  pas  tout  à  fait  au  Bartas  i,  mais, 
comme  Goujet  l'a  montré,  à  quelques  lieues  de  là, 
en  la  petite  ville  de  Montfort,  non  loin  d'Auch, 
au  coeur  de  la  Gascogne.  Rien  d'étonnant  si  ses 
phrases  sentirent  toujours  un  peu  ce  que  lui-même 
appelle  son  naturel  ramage.  Ses  premières  années 
se  passèrent  dans  les  lieux  de  sa  naissance,  et 
furent  employées  à  l'étude,  aux  lettres,  à  la  poé- 
sie. Il  composa  des  vers  presque  au  sortir  de 
l'enfance.  Son  premier  recueil,  intitulé  la  Muse 
chrétienne,  parut  à  Bordeaux  en  1574;  dans  une 
édition  de  1^79,  que  j'ai  sous  les  yeux  2,  on  lit  en 
tête  une  dédicace  à  Madame  Marguerite,  reine  de 
Navarre,  qu'il  s'est  donnée,  dit-il,  pour  marraine  : 
choix  très-naturel  de  la  part  d'un  sujet,  mais  qui 
ne  laisse  pas  d'être  piquant  chez  un  poëte  si  reli- 
gieux :  on  croirait,  s'il  était  malin,  qu'il  fait  une 
épigramme.  Le  poëme  de  Judith,  ajoute-t-il,  lui 
fut  commandé,  il  y  a  environ  quatorze  ans,  par 
la  feue  reine  Jeanne,  et  il  prend  à  témoin  plu- 
sieurs gens  d'honneur  qui  lui  ont  entendu  réciter 
de  ces  vers  il  y  a  plus  de   douze  ans.   Tout  ceci 


1.  Le  Bartas,  de  vepretuin,  1er  tant  (voir  le  Dictionnaire 
étymologique  de  Ménage)  ;  comme  qui  dirait  le  Buiison. 
[  C'est  exactement  la  signification  du  mot  bartas  en 
patois  languedocien). 

2.  Paris,  cliez  Gabriel  Buon,  in-4'». 


204.  POKSIE     AU      XVr-     SIÈCLE. 

tend  à  nous  le  représenter  en  pleine  verve  dès 
1565,  et  il  déclare  d'ailleurs,  dans  sa  pièce 
d'Uranie,  que  l'amour  du  docte  lauriern'attendit 
pas  en  lui  l'avril  de  son  dge. 

Le  caractère  propre  de  sa  vocation  ne  fut  pas 
douteux  un  instant  :  Du  Bartas,  du  premier  jour, 
se  posa  comme  un  poëte  religieux.  Ronsard  et 
son  école  toute  païenne  régnaient  alors.  Notre 
nouveau  venu,  au  moins  par  le  fond  de  l'inspira- 
tion, s'en  détache  :  il  évoque  Uranie,  la  muse  des 
célestes  et  graves  accords;  elle  lui  apparaît  et 
Pendoctrine.  Au  moment  où  Des  Portes  (1573) 
efféminé  la  lyre  et  où  toutes  les  jeunes  voix  ré- 
pètent ses  chansons,  Du  Bartas  renfle  l'accent  et 
proteste  contre  les  mignardises.  C'est  à  la  Bible 
qu'il  se  prend,  c'est  aux  sujets  sacrés  qu'il 
demande  une  moralité  élevée  et  salutaire.  Il  mérita 
en  effet  cet  éloge  qu'on  lui  décerna  depuis  dans 
une  épitaphe  latine  :  «  Qiù  Musas  ereptas  pro- 
fana; lasciviœ  sacris  montibus  reddidii ;  sacris 
fontibus  aspersit ;  sacris  cantibus  intonuit.  Il  fut 
le  premier  qui,  délivrant  les  Muses  de  ces  pro- 
fanes folâtreries  dont  elles  étaient  comme  perdues, 
les  rendit  à  leurs  saintes  montagnes,  les  replongea 
en  leurs  saintes  fontaines,  et  ne  leur  fît  ouïr  que 
de  pures  et  divines  chansons.  » 

Par  malheur,  les  vers  ne  répondent  pas  tout  à 
fait  à  l'intention.  Les  stances  de  son  Uranie  man- 
quent tout  d'abord  à  la  loi  de  l'entrelacement  des 
rimes  féminines  et  masculines.  On  y  sent  je  né 
sais  quoi  d'incorrect  et  d'arriéré  en  rudesse,  si 
on  la  compare  aux  jolis  couplets  de  la  même  date 


DU     BARTAS.  205 


qui  se  modulaient  à  la  cour  des  Valois.  Nous 
sommes  à  Nérac,  à  Montfort  en  Armagnac.  La 
Judith  est  une  narration  assez  soutenue,  en  six 
chants,  et  où  se  remue  par  accès  un  certain  souffle 
héroïque,  sans  aucun  idéal  pourtant.  Du  Bartas 
gagna  beaucoup  avec  les  années;  mais,  en  obtenant 
le  mérite,  il  n'aura  jamais  la  grâce,  —  la  grâce, 
ce  don  qui  est  comme  l'amour,  qui  vient  on  ne 
sait  pourquoi,  qui  se  pose  où  il  lui  plaît,  qui  va 
combler  le  libertin  ou  le  volage,  et  qui  fuit  l'hon- 
nête et  le  laborieux  dont  l'effort  constant  le  pour- 
chasse. C'est  une  capricieuse  et  une  femme  que 
la  Muse. 

La  Semaine  oit  Création  du  Monde,  qui  ré- 
pandit avec  éclat  la  renommée  de  Du  Bartas,  pa- 
rut en  JS79^  ^^  plutôt  en  1578,  Les  guerres  de 
religion  s'étaient  ranimées,  mais  avec  intermit- 
tences, de  i$76  à  1580.  Henri  de  Navarre,  se 
dérobant  de  la  cour  de  France  où  on  le  gardait 
presque  à  vue,  avait  regagné  sa  Gascogne  et  convié 
aux  armes  ses  fidèles  serviteurs.  Du  Barta»  fut  un 
de  ceux-là.  Lui  qui,  plus  jeune,  en  iSJ-^,  se  van- 
tait par  un  sonnet  de   ne  suivre  le  barreau  ni  le 

I.  A  Paris,  chez  Jean  Février,  in-40.  Le  privilège  du 
roi  est  de  février  1578,  ce  qui  semble  indiquer  que  c'est 
bien  réellement  dans  le  courant  de  l'année  que  le  livre 
parut.  Colletât,  dans  sa  Vie  manuscrite  de  Du  Bartas 
(Bibliothèque  du  Louvre),  donne  cette  date  inexacte- 
ment, et  Goujet  l'élude.  Je  ne  le  fais  remarquer  que 
pour  demander  grâce  moi-même  de  tant  de  petites 
inadvertances  en  pareille  matière,  où  il  a  pu  m'arriver 
de  tomber. 


206  POÉSIE     AU      XVI®     SIÈCLE. 

train  guerrier,  et  de  passer  oisivement  sa  vie  en 
son  manoir  de  Bartas,  il  avait  dii  à  son  tour  en- 
dosser la  cuirasse  et  ceindre  le  baudrier.  On  le 
voit,  dans  une  préface  de  1579,  se  plaindre  de  sa 
destinée  et  de  la  calamité  de  son  siècle,  qui  l'ont 
appelé  à  une  autre  profession  que  celle  des  lettres. 
Calviniste  comme  D'Aubigné,  mais  moins  satiri- 
que et  moins  amer,  il  se  contenta,  sans  se  prendre 
aux  personnes,  de  travailler  et  de  faire  valoir  un 
fonds  sérieux.  Tandis  que  des  abbés,  bons  catho- 
liques, ne  chantaient  qu'amourettes  et  agréables 
lascivetés,  tandis  que  la  cour  et  les  mignons  fre- 
donnaient sur  tous  les  tons  :  O  Nuit,  jalouse  Nuit! 
ou  bien  :  Rosette,  pour  un  peu  d'absence,  voilà 
un  séculier  et  un  soudard  qui  entonne  là-bas  le  los 
divin,  et  qui  se  fait,  en  vers  sonores,  prédicateur 
des  choses  saintes.  De  nos  jours,  nous  avons  vu 
M.  de  Lamartine  se  trouver  au  début  le  poëte  de 
ce  qu'on  appelait  la  réaction  catholique  et  reli- 
gieuse, comme  Béranger  était  celui  de  l'opinion 
frondeuse  et  libérale.  Eh  bien,  talent  à  part,  le 
succès  de  la  Semaine  de  Du  Bartas  s'explique  de 
même  :  il  se  trouva  par  là  en  un  instant  le  poëte, 
non  pas  seulement  de  l'opinion  calviniste  (il  n'a 
rien  qui  sente  particulièrement  le  sectaire),  mais 
de  l'opinion  religieuse  grave,  de  la  croyance  chré- 
tienne, si  fervente  alors  dans  toute  une  classe  de 
la  société.  Son  œuvre,  à  peine  lancée,  fut  portée 
dans  le  grand  courant.  Les  quatre  ou  cinq  années 
de  trêve  dont  on  jouit  depuis  ce  qu'on  appelait 
la  conférence  de  Fleix  jusqu'à  la  grande  guerre  de 
la  Ligue  (i 580-1 585)  firent  suffisamment  d'espace 


DU     BARTAS.  207 

pour  une  publicité  immense.  On  peut  dire  qu'in- 
dépendamment presque  du  mérite  poétique  plus 
ou  moins  distingué,  la  Semaine,  venue  à  point, 
réussit  par  son  sujet  comme  l'eût  fait  la  Bible  tra- 
duite en  français,  comme  plus  tard  on  vit  réussir, 
même  parmi  les  dames,  le  Nouveau  Testament 
de  Mons. 

C'est  à  peu  près  le  moment  où  D'Aubigné,  forcé 
de  garder  le  lit  pour  quelque  blessure  (1577),  dic- 
tait les  premières  stances  de  ses  Tragiques.  Si 
elles  avaient  paru  alors.  Du  Bartas  en  partie  était 
devancé,  ou  du  moins  il  y  avait  balance  dans  le 
même  camp:  mais  la  publication  n'en  eut  lieu  que 
bien  plus  tard.  C'était  le  moment  encore  où  pa- 
raissait (coïncidence  singulière!)  la  première  édi- 
tion des  Essais  de  Montaigne,  ce  compatriote  et 
voisin  bien  différent.  La  Semaine  de  l'un,  les 
Essais  de  l'autre,  ne  pouvaient  se  faire  concur- 
rence; ces  deux  produits  de  Gascogne  se  suivirent 
à  un  an  d'intervalle  (1579-1580),  et  obtinrent, 
chacun  à  leur  manière,  un  succès  de  vogue.  Il  y 
a  eu  de  tout  temps  des  mets  à  la  fois  pour  tous 
les  goûts. 

On  ne  peut  nier  que  la  Semaine  ne  Justifiât  ce 
premier  enthousiasme  par  un  certain  air  de  gran- 
deur, par  des  tirades  éloquentes,  et  aussi  par  la 
nouveauté  bien  réelle  du  genre.  La  poésie  dévote 
du  moyen  âge  était  dès  longtemps  oubliée;  la 
Renaissance  avait  tout  envahi;  les  seuls  protes- 
tants en  étaient  encore  aux  maigres  Psaumes  de 
Marot.  Voici  venir  un  poëte  ardent  et  docte,  qui 
célèbre  l'œuvre  de  Dieu,  qui  raconte  la  sagesse  de 


208  POÉSIE     AU     XVl"    SIÈCLE. 

l'Éternel,  et  qui  déroule  d'aprcs  Moïse  la  suite  et 
les  beautés  de  la  cosmogonie  hébraïque  et  chré- 
tienne. Ce  que  Parménide,  Empédocle,  Lucrèce  et 
Ovide  lui-même  ont  tenté  chez  les  Anciens,  il  l'ose 
à  son  tour,  et  en  des  détails  scientifiques  non 
moindres;  mais  toute  cette  physique  se  relève  d'un 
sentiment  moral  animé,  d'une  teinte  biblique  et 
parfois  prophétique  qui  passe  comme  l'éclair  à 
travers  les  éléments,  j'en  pourrais  citer  plus  d'un 
exemple,  la  menace  de  la  fin  du  monde  dans  la 
première  journée,  ou,  à  la  fin  de  la  quatrième, 
cette  image  vraiment  belle  et  artistement  exprimée 
de  Josué  arrêtant  le  soleil.  Le  malheur  de  Du 
Bartas  est  qu'il  gâte  cette  élévation  naturelle  de  ses 
pensées,  cette  noblesse  de  ses  descriptions,  par 
des  traits  burlesques,  par  des  expressions  dépla- 
cées et  de  mauvais  goijt  (même  pour  son  temps), 
dont  il  ne  sentait  pas  le  léger  ridicule;  nous  ver- 
rons des  railleurs  le  relever.  II  nous  parle  tout 
d'un  coup,  à  propos  de  sa  Gascogne,  des  monts 
ENFARINÉS  d^une  neige  éternelle.  Dans  sa  physi- 
que des  éléments,  au  second  jour,  il  met  en  jeu 
VAntipéristase  pour  expliquer  le  duel  du  chaud  et 
du  froid  1.  Sa  noblesse  en  un  mot  pèche  tour  à 
tour  et  déroge  soit  par  le  trivial,  soit  par  le  pé- 
dantesque.  Au  moment  de  la  création  de  l'homme, 
quand,  le  monde  étant  formé  et  d'ailleurs  peuplé, 
il  ne  s'agit  plus  que  d'introduire  l'hôte  principal, 
il  dit  assez  agréablement  : 

I.    jint'ipéristase,    en  bon  français,  ne  veut  dire  autre 
chose  que  concentration. 


DU     BARTAS.  SOJ» 


Le  sage  ne  conduit  la  personne  invitée 
Dans  le  lieu  du  festin,  que  la  salle  apprêtée 
Ne  brille  de  flambeaux,  et  que  les  plats  chargés 
Sur  le  linge  flamand  ne  soient  presque  rangée: 
Ainsi  notre  grand  Dieu,  ce  grand  Dieu  qui  sans  cesse 

Tient  ici  cour  ouverte, 

Ne  voulut  convier  notre  aïeul  à  sa  table 
Satts  tapisser  plus  tôt  sa  maison  délectable, 
Et  ranger,  libéral,  sous  les  pôles  astres 
La  friande  douceur  de  mille  mets  sucrés. 

Eh  bien,  ce  linge  Jlamajtd  dont  il  parle  en  ce 
premier  Éden,  on  le  retrouve  chez  lui  en  plus 
d'un  endroit,  et  moins  joliment.  Mais  je  me  repro- 
cherais, avant  d'en  venir  plus  en  détail  à  l'examen 
de  Du  Bartas,  de  ne  pas  laisser  parler  sur  lui  tout 
au  long  un  juge,  un  avocat  bienveillant  et  le  plus 
inattendu;  on  ne  le  devinerait  jamais,  si  je  ne 
disais  que  c'est  Gœthe  lui-même. 

«  La  juste  appréciation  de  ce  qui  doit  plaire  en 
tel  pays  ou  à  telle  époque,  d'après  l'état  moral  des 
esprits,  voilà,  écrit  Gœthe,  ce  qui  constitue  le 
goiît,  Cet  état  moral  varie  tellement  d'un  siècle  et 
d'un  pays  à  un  autre,  qu'il  en  résulte  les  vicissi- 
tudes les  plus  étonnantes  dans  le  sort  des  pro- 
ductions du  génie.  J'en  vais  citer  un  exemple  remar- 
quable. 

«  Les  Français  ont  eu,  au  xvi*^  siècle,  un  poëte 
nommé  Du  Bartas,  qui  fut  alors  l'objet  de  leur 
admiration.  Sa  gloire  se  répandit  même  en  Europe, 
et  on  le  traduisit  en  plusieurs  langues.  Il  a  com- 
posé beaucoup  d'ouvrages  en  vers  héroïques, 
it.  27 


aïO  POESIE     AU     XVl"-     SIECLE. 

C'était  un  homme  d'une  naissance  illustre,  de 
bonne  société,  distingué  par  son  courage,  plus 
instruit  qu'il  n'appartenait  alors  à  un  guerrier. 
Toutes  ces  qualités  n'ont  pu  le  garantir  de  l'insta- 
bilité du  goiit  et  des  outrages  du  temps.  Il  y  a 
bien  des  années  qu'on  ne  le  lit  plus  en  France,  et, 
si  quelquefois  on  prononce  encore  son  nom,  ce 
n'est  guère  que  pour  s'en  moquer.  Eh  bien,  ce 
même  auteur  maintenant  proscrit  et  dédaigné 
parmi  les  siens,  et  tombé  du  mépris  dans  l'oubli, 
conserve  en  Allemagne  son  antique  renommée; 
nous  lui  continuons  notre  estime,  nous  lui  gar- 
dons une  admiration  fidèle,  et  plusieurs  de  nos 
critiques  lui  ont  décerné  le  titre  de  roi  des  poêles 
français.  Nous  trouvons  ses  sujets  vastes,  ses 
descriptions  riches,  ses  pensées  majestueuses.  Son 
principal  ouvrage  est  un  poëme  en  sept  chants 
sur  les  sept  jours  de  la  Création.  Il  y  étale  suc- 
cessivement les  merveilles  de  la  nature;  il  décrit 
tous  les  êtres  et  tous  les  objets  de  l'univers,  à 
mesure  qu'ils  sortent  des  mains  de  leur  céleste 
Auteur.  Nous  sommes  frappés  de  la  grandeur  et 
de  la  variété  des  images  que  ses  vers  font  passer 
sous  nos  yeux  ;  nous  rendons  justice  à  la  force  et 
à  la  vivacité  de  ses  peintures,  à  l'étendue  de  ses 
connaissances  en  physique,  en  histoire  naturelle. 
En  un  mot,  notre  opinion  est  que  les  Français 
sont  injustes  de  méconnaître  son  mérite,  et  qu'à 
l'exemple  de  cet  électeur  de  Mayence,  qui  fit 
graver  autour  de  la  roue  de  ses  armes  sept  des- 
sins représentant  les  œuvres  de  Dieu  pendant  les 
sept  jours  de  la  Création,  les  poètes  français  de- 


D  V     B  ART  AS. 


vraient  aussi  rendre  des  hommages  à  leur  ancien 
et  illustre  prédécesseur,  attacher  à  leur  cou  son 
portrait,  et  graver  le  chiffre  de  son  nom  dans 
leurs  armes.  Pour  prouver  à  mes  lecteurs  que  je 
ne  me  joue  point  avec  des  idées  paradoxales,  pour 
les  mettre  à  même  d'apprécier  mon  opinion  et 
celle  de  nos  littérateurs  les  plus  recommandables 
sur  ce  poëte,  je  les  invite  à  relire,  entre  autres 
passages,  le  commencement  du  septième  chant  de 
sa  Semaine.  Je  leur  demande  s'ils  ne  trouvent  pas 
ces  vers  dignes  de  figurer  dans  les  bibliothèques  à 
côté  de  ceux  qui  font  le  plus  d'honneur  aux 
muses  françaises,  et  supérieurs  à  des  productions 
plus  récentes  et  bien  autrement  vantées.  Je  suis 
persuadé  qu'ils  joindront  leurs  éloges  à  ceux  que 
je  me  plais  ici  à  donner  à  cet  auteur,  l'un  des 
premiers  qui  aient  fait  de  beaux  vers  dans  sa  lan- 
gue, et  je  suis  également  convaincu  que  les  lec- 
teurs français  persisteront  dans  leur  dédain  pour 
ces  poésies  si  chères  à  leurs  ancêtres,  tant  le  goût 
est  local  et  instantané!  tant  il  est  vrai  que  ce 
qu'on  admire  en  deçà  du  Rhin,  souvent  on  le  mé- 
prise au  delà,  et  que  les  chefs-d'œuvre  d'un  siècle 
sont  les  rapsodies  d'un  autre  i  !  » 

Gœthe  n'a  pas  fini;  il  continue  et  explique  en 
général  ce  changement  par  le  progrès  exclusive- 
ment classique  qui  s'est  accompli  sous  Louis  XIV, 
qui  s'est  même  poursuivi  au  delà,  et  dont  l'effet  a 

I.  Des  Hommes  célèbres  de  France  au  xviiie  siècle,  tra- 
duit de  Gœthe  par  MM.  de  Saur  et  de  Saint-Géiiiès 
(Paris,  Renouar  ,  1823),  page  102. 


<ÎI2  POESIE     AU     XV!*^    SIECLE. 

été  d'épurer  de  plus  en  plus,  de  tamiser  la  lan- 
gue. Mais  c'est  assez  pour  notre  objet.  Il  faut 
citer  ces  vers  qu'il  trouve  si  beaux,  et  qui  sont  en 
effet  remarquables  Une  réserve  pourtant  avant 
tout  :  en  fait  de  poètes  et  d'écrivains,  chaque  na- 
tion est,  ce  semble,  le  premier  juge  des  siens;  si 
grand  que  soit  Goethe,  cela  ne  le  rend  pas  un  ar- 
bitre plus  sûr  des  vers  français.  On  m'en  a  montré 
de  singuliers  de  lui  qu'il  écrivait  à  son  aini  Millier 
dans  sa  jeunesse.  Je  le  dirai  en  tout  respect,  la 
vendeuse  d'herbes  d'Athènes,  ou,  pour  parler 
comme  Paul-Louis  Courier,  la  moindre  femme- 
lette de  la  rue  Chauchat  en  sait  plus  long  sur  de 
certaines  fautes  indigènes  que  l'homme  de  génie 
étranger.  Faites  tous  vos  vers  à  Paris,  dit  l'adage  ; 
or  Du  Bartas  n'en  fit  aucun  à  Paris.  Ce  que  je 
crois  entrevoir,  ce  que  j'espère  prouver,  c'est  que, 
même  de  son  temps,  malgré  toute  sa  vogue  et  sa 
gloire,  il  fut  toujours  un  peu  le  poète  des  pro- 
vinces et  celui  des  réfugiés;  qu'il  n'agréa  jamais 
complètement  à  la  cour;  qu'il  choqua  ce  goiît  fin 
des  derniers  Valois,  et  que,  n'en  déplaise  à  l'élec- 
teur de  Mayence  ou  au  roi  Jacques  d'Ecosse,  le 
spirituel  Du  Perron  lui  refusa  toujours  son 
brevet. 

Et  même  à  lire  le  morcea  cité  par  Gœthe,  nous 
allons  avoir  la  preuve  que  tout  n'est  pas  caprice 
dans  ce  goiàt.  Il  s'agit  de  Dieu  qui,  ayant  fini  son 
oeuvre,  s'y  complaît  et  la  contemple'  :  j 

I.  Entre  le  texte  primitif  de  l'édition  de  1579  et  celui  5^ 

des  éditions  suivantes,    je   remarque   dans   ce    morceau  it 


î 


DU      B  ART  AS.  213 


Le  peintre  qui,  tirant  un  divers  paysage, 
A  mis  en  œuvre  l'art,  la  nature  et  l'usage, 
Et  qui ,  d'un  las  pinceau ,  sur  son  docte  pourtrait , 
A,  pour  s'éterniser,  donné  le  dernier  trait, 
Oublie  ses  travaux,  rit  d'aise  en  son  courage. 
Et  tient  toujours  les  yeux  collés  sur  son  ouvrage. 

Il  regarde  tantôt  par  un  pré  sauteler 
Un  agneau  qui  toujours,  muet,  semble  bêler  ; 
Il  contemple  tantôt  les  arbres  d'un  bocage, 
Ore  le  ventre  creux  d'une  roche  sauvage, 
Ore  un  petit  sentier,  ore  un  chemin  battu, 
Ore  un  pin  baise-nue,  ore  un  chêne  abattu. 

Ici  par  le  pendant  d'une  roche  couverte 
D'un  tapis  damassé  moitié  de  mousse  verte, 
Moitié  de  verd  lierre,  un  argenté  ruisseau 
A  flots  entrecoupés  précipite  son  eau; 
Et  qui,  courant  après,  or'  sus,  or'  sous  la  terre. 
Humecte j  divisé,  les  carreaux  d'un  parterre. 

Ici  l'arquebusier,  de  derrière  un  buis  vert, 
Affûté,  vise  droit  contre  un  chêne  couvert 
De  bisets  passagers.  Le  rouet  se  débande; 
L'amorce  vole  en  haut  :  d'une  vitesse  grande. 
Un  plomb  environné  de  fumée  et  de  feu, 
Comme  un  foudre  éclatant,  court  par  le  bois  touffu  '. 

d'assez  notables  différences.  L'auteur  y  a  fait  des  correc- 
tions, et  en  général  heureuses.  Sur  un  ou  deux  points,  je 
me  tiens  pourtant  au  premier  texte. 

I.  On  se  rappelle  les  vers  de  Delille  dans  l'Homme  des 
Champs  : 


2J^  POESIE     AU     XVI*     SIECXE. 


Ici  deux  bergerots  sur  l'émaillé  rivage 
Font  à  qui  mieux  courir^  pour  le  prix  d'une  cage. 
Un  nuage  poudreux  s'émeut  dessous  leurs  pas; 
Ils  marchent  et  de  tête,  et  de  pieds,  et  de  bras; 
Ils  fondent  tout  en  eau  :  une  suivante  presse 
Semble  rendre,  en  criant,  plus  vite  leur  vitesse. 

Ici  deux  bœufs  suans,  de  leurs  cols  harassés, 
Le  contre  fend-guêret  traînent  à  pas  forcés. 

Ici  la  pastourelle,  à  travers  une  plaine, 

A  l'ombre,  d'un  pas  lent,  son  gras  troupeau  ramène-; 

Cheminant  elle  file,  et,  à  voir  sa  façon. 

On  dirait  qu'elle  entonne  une  douce  chanson. 

Un  fieuve  coule  ici,  là  naît  une  fontaine. 
Ici  s'élève  un  mont,  là  s'abaisse  une  plaine. 
Ici  fume  un  château,  là  fume  une  cité. 
Et  là  Jlotte  une  nef  sur  Neptune  irrité. 

Bref  y  l'art  si  vivement  exprime  la  nature. 
Que  le  peintre  se  perd  en  sa  propre  peinture, 

Aux  hahltanls  de  l'air  faut-il  livrer  la  guerre  ? 
Le  chasseur  prend  son  tube,  image  du  tonnerre  ; 
Il  l'élève  au  niveau  de  l'œil  qui  le  conduit  : 
Le  coup  part,  l'éclair  brille,  et  la  foudre  le  suit. 

Au  temps  de  Du  Bartas,  le  coup  partait  un  peu  moins 
vite,  à  cause  du  rouet;  mais  son  descriptif  ne  le  cède  en 
rien. 

1.  Fout  à  qui  mieux  courra,  dans  les  dernières  éditions. 

2.  Dans  l'édition  de  1579,  il  y  avait  : 

Chez  soi,  d'un  pié  gaillard,  son  gras  troupeau  ramène. 
C'était  plus  rustique  :  la  correction  est  plus  jolie. 


DU     B  A  RTAS.  21$ 

N'en  pouvant  tirer  l'œil,  d'autant  qicc,  plus  avant 
Il  contemple  son  œuvre,  il  se  voit  plus  savant. 

On  trouvera  pourtant  que  Goethe  n'avait  pas  si 
mal  choisi,  et  qu'il  n'avait  pas  eu  d'abord  la 
main  trop  malheureuse.  Cette  première  partie  est 
assurément  riche,  gracieuse  même,  riante;  mais, 
si  l'on  arrive  à  l'autre  terme  de  la  comparaison, 
au  grand  Ouvrier  qui,  au  jour  du  repos,  s'admire 
dans  le  grand  Tout,  outre  que  c'est  le  rapetisser 
sans  doute  que  d'en  faire  un  paysagiste  si  flamand, 
la  noblesse  d'expression  qui  pouvait  dissimuler 
fait  défaut  à  chaque  pas;  l'élévation  du  ton  a  de 
singulières  chutes.  Croirait-on  bien  que  dans  les 
vers  suivants  il  s'agisse  de  l'Eternel? 

//  œillade  tantôt  les  champs  passementés 
Du  cours  entortillé  des  fleuves  argentés. 

Or'  son  nez  à  longs  traits  odore  une  grand' plaine 
Oii  co7nmence  à  flairer  l'encens,  la  marjolaine. 

Son  oreille  or'  se  paît  de  la  viignarde  noise 
Que  le  peuple  volant  par  les  forêts  dégoise... 

Et  bref  l'oreille,  l'œil,  le  nez  du  Tout-Puissant, 
En  son  œuvre  n'oit  rien,  rien  ne  voit,  rien  ne  sent. 
Qui  ne  prêche  son  los 

L'oreille,  le  ne^  du  Tout-Puissant  n'ont  paru  bons 
en  aucun  temps,  qu'on  le  sache  bien.  L'œil  suffi- 
sait à  tout  rendre,  mais  l'œillade  gâte  tout.  On 


2l6  rOÉSIE     AU     XV!*^     SIÈCLE. 

lit  dans  le  Perroniana  ces  paroles ,  d'ailleurs 
beaucoup  trop  sévères  :  «  Du  Bartas  est  un  fort 
méchant  poëte,  et  a  toutes  les  conditions  qu'un 
très-mauvais  poëte  doit  avoir  en  l'invention,  la 
disposition  et  Vèlocution.  Pour  V invention ^  cha- 
cun sait  qu'il  ne  l'a  pas  et  qu'il  n'a  rien  à  lui, 
et  qu'il  ne  fait  que  raconter  une  histoire  :  ce  qui 
est  contre  la  poésie,  qui  doit  envelopper  les  his- 
toires de  fables,  et  dire  toutes  choses  que  l'on 
n'attend  et  n'espère  point.  Pour  la  disposition,  il 
ne  l'a  pas  non  plus,  car  il  va  son  grand  chemin 
et  ne  suit  aucune  règle  établie  par  ceux  des  An- 
ciens qui  en  ont  écrit.  Pour  Vèlocution  elle  est 
très-mauvaise,  impropre  en  ses  façons  de  parler, 
impertinente  en  ses  métaphores  qui,  pour  la 
plupart,  ne  se  doivent  prendre  que  des  choses 
universelles,  ou  si  communes  qu'elles  aient  passé 
comme  de  l'espèce  au  genre;  mais  lui,  pour  le 
soleil  par  exemple,  au  lieu  de  dire  le  Roi  des  lu- 
mières, il  dira  le  Duc  des  Chandelles  ;  pour  les 
vents,  au  lieu  de  dire  les  Courriers  d'Éole,  il 
dira  ses  Postillons^  et  se  servira  de  la  plus  sale  et 
vilaine  métaphore  que  l'on  se  puisse  imaginer,  et 
descend  toujours  du  genre  à  l'espèce,  qui  est  une 
chose  fort  vicieuse...  » 

Nous  avons  déjà  de  ce  défaut  assez  de  preuves 
dans  le  peu  que  j'ai  cité.  En  rabattant  ce  qu'on 
voudra  de  la  sévérité  de  Du  Perron  qui,  en  sa 
double  qualité  de  catholique  et  de  poëte  galant, 
pouvait  être  un  peu  piqué  au  jeu  dans  le  succès 
de  Du  Bartas^  on  ne  saurait  refuser  à  l'élégant  et 
à  l'éloquent  cardinal,  au  disciple  le  plus  poli  de 


DU      BARTAS.  217 


Ronsard  et  à  l'introducteur  de  Malherbe,  d'être 
un  juge  très-compétent  de  la  bonne  élocution  en 
usage  alors.  J'ouvre  le  premier  chant,  le  premier 
jour  de  la  Semaine  :  qu'y  vois-je,  dès  le  début,  et 
un  peu  après  les  Postillons  d'Éole?  Il  s'agit  de 
répondre  aux  profanes  qui  demandent  ce  que 
faisait  Dieu  en  son  éternité  avant  d'avoir  créé  le 
monde  : 

Quoi?  le  preux  Scipion  pourra  dire  à  bon  droit 
Qu'il  n'est  jamais  moins  seul  que  quand  seul  il  se  voit  ; 
Et  Dieu  ne  pourra  point  fô  ciel,  quelle  manie! J 
Vivre  qu'en  loup-garou,  s'il  vit  sans  compagnie  ! 

Un  peu  plus  loin,  Moïse  est  un  grand  Duc.  A 
propos  du  désordre  et  du  chaos  des  quatre  élé- 
ments, l'Archer  du  tonnerre,  grand  maréchal  de 
camp,  c'est-à-dire  Dieu,  ne  leur  avait  pas  encore 
donné  quartier  à  chacun;  le  monde  serait  resté  à 
jamais  confus,  si  la  parole  souveraine 

N'eût  comme  siringué  dedans  ces  membres  morts 
Je  ne  sais  quel  esprit  qui  meut  tout  ce  grand  corps. 

Voilà,  ce  me  semble.  Du  Perron  justifié  quand  il 
parle  àtct%  vilaines  et  sales  métaphores  qu'affec- 
tionne Du  Bartas.  Celui-ci  n'eut  jamais  ce  tact,  ce 
sentiment  du  ridicule  qu'il  faut  avoir  en  français, 
même  quand  on  écrit  dans  le  genre  sérieux;  il  ne 
l'avait  pas  plus  que  ce  j'appelle  le  léger  de  la 
Muse. 

On   a  raconté   qu'un  essaim   d'abeilles,   s'étant 
II.  28 


POESIE     AU     XVI*^      SIECLE. 


venu  loger  dans  un  endroit  de  la  muraille  à  son 
château  du  Bartas,  n'en  sortit  jamais,  et  ne  cessa 
point  tous  les  ans  de  produire  du  miel.  On  y  vit 
un  présage,  et  on  ne  manqua  pas  d'en  faire  des 
vers  français  et  latins  sur  tous  les  tons  : 

No7i  etenim  sine  mente  deum,  sine  numine  quodain 
Hue  vestrum,  aligerœ,  casus  adegit  iter... 

Rien  pourtant  de  plus  mal  placé  que  ces  abeilles; 
Du  Bartas,  en  ses  vers,  n'en  a  pas  une,  tandis  que 
bien  d'autres  de  son  temps,  et  même  des  secon- 
daires, en  pourraient  offrir;  Gilles  Durant,  Pas- 
seratj  Vauquelin  de  la  Fresnaie,  que  sais-je  en- 
core? mais  non  pas  lui.  Il  a  du  souffle,  de  l'ha- 
leine, des  poussées  de  grandeur,  une  certaine 
fertilité  grasse,  tout  ce  qui  se  peut  à  toute  force 
rencontrer  en  Béotie,  jamais  l'abeille. 

D'autres  encore  que  Du  Perron  le  savaient 
bien,  A  la  suite  de  la  Vie  de  Du  Bartas,  par  Guil- 
laume Colleteti,  on  lit  une  note  très-curieuse  de 
Colletet  fils,  le  poëte  crotté  :  «  Jean  Baudouin, 
écrit-il,  dont  le  nom  a  été  si  connu  dans  l'em- 
pire des  lettres,  et  duquel  nous  avons  de  si  fidèles 
traductions,  m'a  dit  autrefois  que  Ronsard,  qui 
étoit  fort  adroit  à  jouer  à  la  paume,  et  qui  ne 
passoit  guère  de  semaine  sans  gagner  partie  aux 
plus  grands  de  la  cour,  étant  un  jour  au  jeu  de 
l'Aigle  dans  notre  faubourg  Saint-Marcel ,   quel- 

I.  Déjà  citée  (Bibliothèque  du  Louvre).  J'en  use  per. 
pétuellement. 


DO     BARTAS.  219 


qu'un  apporta  la  Semaine  de  Du  Bartas,  et 
qu'oyant  dire  que  c'étoit  un  livre  nouveau,  il  fut 
curieuxjbien  qu'engagé  dans  un  jeu  d'importance, 
de  le  voir  et  de  l'ouvrir,  et  q«'aussitôt  qu'il  eut 
lu  les  vingt  ou  trente  premiers  vers,  ravi  de  ce 
début  si  noble  et  si  pompeux,  il  laissa  tomber  sa 
raquette,  et  oubliant  sa  partie,  il  s'écria  :  «  Oh! 
«  que  n'ai-je  fait  ce  poëme  !  Il  est  temps  que  Ron- 
«  sard  descende  du  Parnasse  et  cède  la  place  à  Du 
«  Bartas,  que  le  Ciel  a  fait  naître  un  si  grand  poëte.  » 
Guillaume  Colletet,  mon  père,  m'a  souvent  assuré 
de  la  même  chose  ;  cependant  je  m'étonne  qu'il 
ait  omis  cette  particularité  dans  la  vie  qu'il  a 
écrite....  »  Guillaume  Colletet  raconte  en  effet  deux 
ou  trois  autres  particularités  plutôt  contraires.  Mais 
rien  de  plus  naturel  à  concilier.  Au  moment  où  la 
Semaine  parut,  Ronsard,  âgé  de  cinquante-cinq 
ans,  et  généreux  comme  un  monarque  établi,  put 
tenir,  dans  le  jeu  de  paume  de  l'Aigle,  le  propos 
mémorable  que  les  témoins  n'oublièrent  pas.  J'ai- 
merais même  à  croire  que  les  vers  qu'il  lut  ainsi 
à  livre  ouvert  et  qu'il  admira  ne  furent  point 
ceux  du  début,  du  premier  chant,  assez  peu  nobles 
en  effet,  mais  bien  plutôt  ce  commencement  du 
septième  jour,  les  mêmes  que  Gœthe  admira  de- 
puis. Quoi  qu'il  en  soit,  son  second  mouvement 
ne  tarda  pas  à  corriger,  à  rétracter  le  premier; 
quand  il  vit  que  cette  gloire  de  Du  Bartas  deve- 
nait sérieuse,  il  y  regarda  à  deux  fois  et  proclama 
ses  réserves.  Comme  son  propos  courait,  qu'on 
lui  prêtait  même  encore  d'avoir  envoyé  à  son 
rival   une  plume   d'or  en   s'avouant   vaincu,    et 


220  POÉSIE     AU     XVI*     SIÈCLE. 

d'avoir  dit  que  Du  Bartas  avait  plus  fait  en  une 
semaine  que  Ronsard  en  toute  sa  vie,  il  lança  un 
sonnet  plein  de  fierté  pour  y  répondre  : 

Ils  ont  menti,  Dorât,  ceux  qui  le  veulent  dire, 
Que  Ronsard,  dont  la  Muse  a  contenté  les  Rois, 
Soit  moins  que  Le  Bartas,  et  qu'il  ait,  par  sa  voix, 
Rendu  ce  tèmoigyiage  ennemi  de  sa  Lyre. 

Ils  ont  menti,  Dorât:  c'est  une  invention 
Qui  part,  à  mon  avis,  de  trop  d'ambition; 
J'aurois  menti  moi-même  en  le  faisant  paraître . 

Francus  en  rougiroit;  et  les  neuf  belles  Sœurs, 
Qui  trempèrent  nies  vers  dans  leurs  graves  douceurs, 
Pour  un  de  leurs  enfants  ne  me  voudroient  connoitre. 

Et  à  la  suite  de  ce  sonnet,  dont  Guillaume  Colletet 
possédait  le  manuscrit  original ,  Ronsard  avait 
ajouté  de  sa  main  ces  six  vers,  qui  exprimaient 
visiblement  son  opinion  littéraire,  assez  conforme 
à  celle  de  Du  Perron  : 

Je  n'aime  point  ces  vers  qui  rampent  sur  la  terre, 
Ni  ces  vers  ampoulés  dont  le  rude  tonnerre 
S'envole  outre  les  airs  :  les  uns  font  mal  au  cœur 
Des  liseurs  dégoûtés,  les  autres  leur  font  peur  : 
Ni  trop  haut,  ni  trop  bas,  c'est  le  souverain  style; 
Tel  fut  celui  d'Homère  et  celui  de  Virgile. 

Que  vous  en  semble?  voilà  du  bon  goût  exem- 
plaire. Rien  n'est  capable  d'en  donner  aux  poètes 


DU      B  A  RT  AS. 


novateurs  déjà  sur  le  retour,  comme  de  voir  des 
rivaux  survenants  outrer  leurs  défauts  et  réussir. 
Ce  n'est  qu'en  littérature  qu'on  ne  dit  pas  :  Mes 
petits  sont  viignons. 

Mais  ceci  répond  toutefois  à  ceux  qui  n'ont 
jamais  daigné  distinguer  Du  Bartas  de  Ronsard, 
et  qui  continuent  de  les  accoler.  Du  Bartas,  venu 
le  dernier,  et  le  plus  en  vue  à  certains  égards,  a 
fait  payer  à  toute  l'école  de  son  devancier  les  frais 
de  sa  pesanteur  et  de  ses  mots  forgés;  on  a  im- 
puté à  tous  ce  qui  revenait  principalement  à  lui. 
Je  lui  en  veux  de  cette  disgrâce.  Il  a  obstrué 
longtemps  le  retour  de  la  critique  à  cette  jolie 
poésie  des  règnes  de  Henri  II  et  de  Henri  III,  à 
cette  poésie  qui  naquit  et  fleurit  sous  l'invocation 
des  deux  gracieuses  princesses,  Marguerite  de 
Savoie,  l'idéal  platonique  de  Du  Bellay,  et  Mar- 
guerite de  Navarre,  aimée  plus  au  sérieux  de  Des 
Portes;  car  c'était  bien  de  celui-ci,  et  non  du  pu- 
ritain, qu'elle  était  la  vraie  marraine^. 

Quoique  la  Semaine  de  Du  Bartas  n'eût  rien 
de  particulièrement  calviniste,  et  que  les  docteurs 
de  la  Faculté  de  théologie  de  Paris  l'eussent  vi- 
sitée avant  l'impression,  le  parti  calviniste  s'en 
empara,  la  commenta,  la  traduisit,  la  répandit  et 
la  fit  réimprimer  à  foison  par  toutes  les  villes  de 
France  et  d'Allemagne  où  la  Réforme  était  maî- 


I.  Les  trois  Marguerites  du  xvi*  siècle  se  pourraient 
ainsi  désigner  et  distinguer  littérairement  par  les  noiDS 
de  leurs  poètes,  la  Marguerite  de  Marot,  la  Marguerite 
de  Du  Bellay,  et  la  Marguerite  de  Des  Portes. 


POESIE     AU    XVl*^     SIECLE. 


tresse;  ce  poëme  en  parut  comme  le  trophée.  Du 
Bartas,  grâce  à  cette  circonstance,  devint  peut- 
être  l'exemple,  le  type  le  plus  curieux,  en  aucun 
temps,  de  la  gloire  poétique  immense  en  province 
et  à  l'étranger. 

En  moins  de  quatre  ou  cinq  années,  cette  Se- 
maine  fat  imprimée  plus  de  vingt  fois,  dit  Col- 
letet,  en  toutes  sortes  de  marges  et  de  caractères. 
Le  fameux  ministre  de  Genève,  Simon  Goulart,  de 
Senlis,  s'en  fit  aussitôt  le  commentateur,  comme 
pour  un  Lycophron  :  c'est  son  travail  qui  est  de- 
meuré attaché  aux  éditions  ordinaires.  Pantaléon 
Thévenin,  de  Lorraine,  renchérissant  sur  Goulart, 
composa  d'autres  commentaires  très-scientifiques 
publiés  en  1584;  la  Création  servait  aisément  de 
prétexte  à  encyclopédie.  Dès  iS/P?  Jean  Edouard 
Du  Monin,  poëte  philosophe,  espèce  de  savant 
allégorique  et  burlesque,  avait  traduit  le  poëme 
en  vers  latins  1.  Gabriel  de  Lerm,  en  1583,  en 
donnait  une  autre  traduction  latine,  et,  dans  la 
dédicace  adressée  à  la  reine  d'Angleterre,  il  disait 
de  l'auteur  original,  au  milieu  d'éloges  fabuleux  : 
«  Les  pilastres  et  frontispices  des  boutiques  alle- 
mandes, polaques,  espagnoles,  se  sont  enorgueillis 


I.  Sous  ce  titre  :  Joannis  Edoardi  Du  Monin  Burgun- 
dionis  Gyani  (de  Gy  en  Franche-Comté)  Beresiihias  (c'est 
le  mot  hébreu)  sive  Mundi  Creatio...  Ce  bizarre  Du 
Monin  a  dû  faire  cette  traduction  en  quelques  mois,  on 
dit  même  en  cinquante  Jours.  Henri  IV  l'appelait,  par 
plaisanterie,  le  poète  des  chevau-légers  ;  on  ne  pouvait 
dire  la  même  chose  de  Du  Bartas. 


DU      BARTAS.  223 

de  son  nom  joint  avec  ces  divins  héros,  Platon, 
Homère,  Virgile...  »  Le  succès  de  la  Semaine  re- 
mettait en  mémoire  aux  savants  l'Œuvre  des  six 
Jours,  poëme  grec  sur  le  même  sujet ,  par 
George  Pisides,  diacre  byzantin  du  vii^  siècle  : 
Frédéric  Morel  le  traduisit  en  vers  latins  ïambi- 
ques,  et  le  publia  à  la  fin  de  1584..  Comme  lec- 
ture analogue,  je  me  permettrai  d'indiquer  encore 
une  manière  de  commentaire  indirect,  qui  serait 
assurément  le  plus  cher  aux  gens  de  goiit,  l'Ex- 
plication de  l'Ouvrage  des  six  Jours  de  Duguet  : 
ce  sont  là-dessus  nos  Homélies  de  saint  Basile  1. 

Cependant,  au  lieu  de  prolonger  son  septième 
jour  et  de  s'endormir  dans  sa  gloire.  Du  Bartas 
profitait  du   loisir  de  ces  années   un  peu   moins 


I.  Il  semble  que  le  succès  chrétien  de  Du  Bartas  ait 
piqué  d'honneur  les  catholiques,  et  qu'ils  aient  voulu 
prouver  qu'eux  aussi  ils  avaient  nombre  de  pièces  de 
vers  religieuses  et  morales.  J'ai  sous  les  yeux  un  volume 
intitulé  la  Muse  chrétienne,  ou  recueil  des  poésies  chré- 
tiennes tirées  des  principaux  poètes  français,  publié  à 
Paris  en  1582.  L'éditeur  dit  en  son  avant-propos  qu'il 
n'a  tiré  son  choix  que  des  œuvres  des  six  premiers  et  plus 
excellents  pactes  que  la  France  ait  encore  pertes,  trois  des- 
quels, ajoute-t-il,  sont  encore  vivants  (Ronsard,  Baïf  et 
Des  Portes),  et  trois  morts  (Du  Bella}*,  Jodelle  et  Bel- 
leau);  il  n'est  pas  question  de  Du  Bartas,  dont  la 
Semaine  était  pourtant  alors  en  pleine  vogue.  Preuve 
encore  que  le  rôle  en  première  ligne  ne  lui  était  pas  in- 
contestablement accordé.  —  En  1588,  dans  le  Diction- 
naire des  rimes  de  Tabourot,  il  est  cité  de  pair  à  la 
suite  des  autres  :  il  a  pris  son  rang. 


224-  POESIE     AU      XVl'^     SIECLE. 

troublées  pour  aborder  sa  seconde  Semaine,  c'est- 
à-dire  VEden  et  la  suite.  S'il  y  avait  réussi  autant 
qu'il  y  visa,  ce  serait  notre  Milton,  comme  Du 
Bellay,  pour  une  certaine  grâce  et  fraîcheur  sa- 
vante, est  un  peu  notre  Spencer,  Mais  ces  com- 
paraisons pèchent  trop  et  nous  font  tort. 

On  lit  dans  les  Mémoires  de  Du  Plessis-Mornay 
la  lettre  suivante,  qu'il  écrivait  à  Du  Bartas,  à  la 
veille  de  celte  publication.  On  y  voit  bien  l'at- 
tente du  parti,  l'estime  qu'on  faisait  du  poëte  à 
l'égal  d'un  théologien,  et  les  relations  mutuelles 
de  ces  dignes  hommes.  Du  Plessis-Mornay  avait 
environ  trente-cinq  ans  à  cette  date,  et  Du  Bartas 
quarante. 

Du  13  janvier  1584.  «  Monsieur,  Je  loue  Dieu 
que  vous  soyez  arrivé  à  la  fin  de  votre  seconde 
Semaine.  C'est  un  œuvre  aussi  avidement  attendu 
que  l'autre  a  été  joyeusement  reçu.  De  moi  je  ne 
fais  rien  que  plaindre  ma  vie  détournée  des  choses 
hautes  aux  basses  ;  et  crains  que  mon  esprit  enfiii 
n'en  dégénère,  encore  qu'en  cette  espérance  je 
lutte  toujours  vivement  de  ma  nature  contre  la 
nature  des  affaires  dont  il  faut  me  mêler  1.  Vous 
verrez  ma  traduction  latine  de  mon  livre  De  la 
Vérité,  et  en  jugerez,  s'il  vous  plaît  :  j'ai  des  con- 
ceptions et  presque  m'en  déplais,  parce  que  je  ne 
me   vois  ni  le  loisir  ni  la  saison  de  les  éclore. 


I.  Éternelle  plainte  de  tous  les  gens  de  lettres  mêlés 
aux  affaires  politiques,  ce  qui  ne  les  empêche  pas  de 
faire  tout  au  monde  pour  y  arriver  ;  et  une  fois  entré, 
on  n'en  sort  plus. 


DU     BARTAS.  22$ 


Faisons  état  que  je  suis  à  tirer  une  galère  pour 
quelques  ans;  au  sortir  de  là  peut-être  aurai-je 
durci  mes  nerfs  et  mes  muscles  pour  quelque 
exercice  plus  agréable.  Je  me  sens  honoré  d'avoir 
eu  quelque  place  en  votre  livrée.  La  perle  que 
j'ai  mis  en  oeuvre  m'a  acquis  ce  bien,  et  non 
l'œuvre  même.  C'est  le  contentement  que  doivent 
attendre  même  les  mauvais  ouvriers,  en  maniant 
une  bonne  étoffe.  Un  faux  monnoyeur  y  apporte 
plus  d'art  et  d'industrie,  et  toutefois  sa  monnoie 
n'a  point  grand'mise.  Je  vous  prie  que  je  voie  des 
premiers  votre  Semaine  ;  car,  entre  ci  et  là,  les 
semaines  me  seront  ans,  et  les  jours  semaines. 
Dès  que  j'aurai  reçu  quelques  exemplaires  de  ma 
version,  vous  les  verrez  aussi,  Monsieur...  (Du 
Mont-de-Marsan.)  » 


I.  Du  Bartas  le  lui  avait  dit  à  l'avance  :  en  effet,  au 
second  jour  de  cette  seconde  Semaine,  dans  le  livre  inti- 
tulé Bahylone,  le  poëte  voit  en  songe,  après  Clément 
Marot,  qu'il  compare  un  peu  démesurément  à  un  colisée, 
après  Vigenère,  qu'il  place  beaucoup  trop  près  d'Amyot, 
et  enfin  après  Ronsard  l'inévitable,  qu'il  n'a  garde  cer- 
tainement d'omettre,  —  il  voit  parmi  les  gloires  de  la 
France  le  controversiste  Mornay  : 

Cet  autre  est  De  Mornay,  qui  combat  l'Athéisme, 
Le  Paganisme  vain,  l'obstiné  Judaïsme, 
Avec  leur  propre  glaive  j  et  pressé,  grave-saint, 
Ro'idit  si  bien  son  style  ensemble  simple  et  peint. 
Que  ses  vives  raisons,  de  beaux  mots  empennées. 
S'enfoncent  comme  traits  dans  les  âmes  bien  nées. 
II.  29 


226  POÉSIE     AU     XV  l*"     SIÈCLE. 

Ainsi  le  livre  De  la  Vérité  chrétienne  de 
Mornay  et  l'œuvre  de  Du  Bartas  allaient  de  pair 
dans  l'attente  et  dans  l'estime;  c'étaient  des  livres 
de  même  ordre,  servant  la  même  cause  sainte.  Et 
à  ce  propos,  dans  les  Aventures  du  Baron  de 
Fœneste,  vers  la  fin,  quand  D'Auhigné  imagine  ces 
burlesques  triomphes  allégoriques  dUmpiélê,  d'I- 
gnorance, de  Poltronnerie  et  de  Gueuserie,  il 
figure  le  chariot  d'Ignorance,  ayant  pour  pavé 
force  livres  polémiques,  à  commencer  par  l'Insti- 
tution de  Calvin,  et  il  ajoute  :  «  De  ce  rang  sont 
la  Semaine  de  Du  Bartas,  les  livres  de  Du  Moulin 
et  l'histoire  de  D'Aubigné.  » 

La  seconde  Semaine  dut  paraître  dans  les  pre- 
miers mois  de  ï<,^.^.  Les  critiques  autant  que  les 
admirateurs  étaient  à  l'affût,  et  il  ne  semble  pas 
que  le  succès  fut  aussi  incontesté  cette  fois  que  la 
première.  Rien  de  plus  bizarre  en  effet  et  de  plus 
compliqué  que  l'ordonnance  du  poëme,  s'il  mérite 
ce  nom.  L'auteur  ne  publie  que  deux  jours  de 
cette  seconde  Semaine,  division  toute  symbolique 
qui  commence  par  Adam  (premier  jour),  qui  con- 
tinue par  Noé  (second  jour),  et  va  ainsi  par  épo- 
ques jusqu'à  la  fin  du  monde;  à  quoi  il  devait 
ajouter  pour  couronnement  et  pour  septième  jour 
celui  du  Sabbat  éternel.  Les  deux  premiers  jours, 
les  seuls  que  donne  d'abord  l'auteur,  se  subdivi- 
sent eux-mêmes  en  quatre  parties  chacun  :  je  fais 
grâce  des  titres  ;  on  se  perd  dans  ces  comparti- 
ments. C'eiit  été  la  Bible  tout  entière  paraphra- 
sée; il  aurait  fini  par  l'Apocalypse.  On  retrouva 
après  sa  mort  des  portions  inédites,  et  on  publia- 


DU      BARTAS.  227 

successivement  ces  suites  de  Du  Bartas,  qu'il  est 
même  assez  difficile  de  se  procurer  complètes. 
Rien  n'est  moins  à  regretter.  Le  dernier  morceau, 
et  qui  a  pour  titre  la  Décadence,  va  jusqu'à  la 
prise  de  Jérusalem  sous  Sédccias ,  et  forme  la 
quatrième  Partie  du  quatrième  Jour  de  la  se- 
conde Semaine:  tirez-vous  de  la  supputation,  si 
vous  pouvez. 

Du  Bartas,  en  se  fourvoyant  de  la  sorte,  don- 
nait sa  mesure  et  sa  limite  comme  poëte.  Il  se 
flattait  de  faire  une  grande  composition  non-seu- 
lement épique  ou  héroïque,  mais,  comme  il  disait, 
en  partie  panégyrique ,  en  partie  prophétique,  en 
partie  didascalique  :  il  ne  faisait  qu'une  grosse 
compilation  rimée.  Ronsard  ,  qui  ne  mourut 
qu'en  1585,  et  qui  vécut  assez  pour  en  avoir 
connaissance,  dut  se  sentir  rassuré.  Sans  doute  il 
était  facile,  et  il  le  serait  encore,  de  détacher 
d'assez  beaux  fragments  de  cette  Babel  dispropor- 
tionnée. La  fameuse  description  du  cheval  semble 
faire  assaut  à  celle  de  Job,  et  faire  appel  à  celle 
de  M.  de  Buffon.  Pourtant,  le  plus  sûr  avec  Du 
Bartas  est  de  se  rabattre  à  des  rapprochements 
moins  ambitieux,  et  de  ne  lui  opposer  par  mo- 
ments que  Racine  fils  dans  le  poëme  de  la  Reli- 
gion, ou  Delille  dans  les  Trois  Règnes.  Comme 
ce  dernier,  mais  avec  plus  de  chaleur  de  cœur,  il 
a  été  le  poëte  d'un  parti  ;  comme  lui  aussi,  mais 
avec  plus  de  sérieux,  il  a  visé  à  rimer  tous  les 
arts  et  toutes  les  sciences.  Au  xv!*-'  siècle  comme 
au  xvjii%  l'Encyclopédie  était  la  marotte  ;  on 
retrouve  le  mot  et  la  chose  en  Du  Bartas.  Regret- 


rOKSIE     AU      XV  l"      5IKCLE. 


tant  le  concert  heureux  qui  précédait  la  confusion 
des  langues,  il  dit  : 

Et,  montant  d'art  en  art, 

Nous  parvenions  bientôt  au  sommet  du  rempart, 
Où  l'Encyclopédie  en  signe  de  victoire 
Couronne  ses  mignoyis  d'une  éternelle  gloire^. 

Les  critiques  qui  accueillirent  la  seconde  Se- 
maine furent  assez  vives  d'abord  pour  que  Du 
Bartas  jugeât  à  propos  d'y  répondre.  On  a  de  lui 
un  Brief  Advertissement  imprimé  à  Paris  dans  l'an- 
née même  (décembre  1584)  :  le  libraire  L'Huillier 
prend  sur  lui  de  le  publier,  dit-il,  bien  que  Fauteur 
n'ait  songé  qu'à  écrire  à  un  ami.  Du  Bartas  cher- 
che à  se  justifier  en  premier  lieu  sur  le  titre  et  l'ar- 
gument de  son  œuvre;  il  s'appuie  et  renvoie  pour 
autorité  au  dernier  chapitre  de  la  Cité  de  Dieu  de 
saint  Augustin,  d'où  il  a  pris  cette  idée  de  jour- 
nées   mystiques    et    de    semaines    prophétiques. 


I.  Dans  le  livre  intitulé  Bahyhne.  —  Cette  idée  à^En- 
cyclopédie  se  rattachait  si  naturellement  à  l'œuvre  de  Du 
Bartas  et  aux  commentaires  qu'on  en  avait  faits,  qu'au 
nombre  des  traductions  assez  nombreuses  publiées  à  son 
sujet  en  Angleterre  et  dont  je  parlerai,  je  note  celle-ci  : 
A  learned  Suinmary  npon  the  famous  Poem  of  William  of 
Salust  lord  of  Bartas,  ivherein  are  discovered  ail  the  excel- 
lent secrets  in  metaphistcal,  phis'ical,  moral  and  historical 
hiouiledge  (Londres,  1621);  le  tout  pour  rafraîchir,  est- 
il  dit,  la  mémoire  des  savants,  et  pour  aider  à  abréger 
les  études  des  jeunes  gentilshommes  :  un  vrai  manuel 
pour  le  baccalauréat  du  temps. 


DU      BARTAS.  229 


Quant  à  la  disproportion  des  parties  et  à  l'énor- 
mité  des  dimensions  oîi  cela  l'entraîne,  il  oppose 
qu'on  ne  voit  encore  que  le  frontispice  du  palais, 
et  qu'on  ne  peut  juger  de  l'ensemble  :  «  Qui  vous 
eiît  montré  la  tête  du  grand  Colosse  de  Rhodes 
séparée  du  corps,  n'eussiez-vous  pas  dit  qu'elle 
étoit  épouvantable,  monstrueuse  et  démesurée?  » 
—  ((  Mais  quoi!  eiit  pu  lui  répliquer  un  plaisant, 
son  voisin  Montaigne  ou  tout  autre,  quoi  !  ce  n'est 
là  que  la  tête  que  nous  voyons;  que  sera-ce  donc 
quand  viendront  les  épaules,  la  poitrine  de  cet 
Hercule  et  tous  ses  membres?  »  —  Mais  c'est 
surtout  en  ce  qu'il  allègue  pour  la  défense  de  son 
élocution  que  l'honnête  poëte  nous  intéresse  :  «  La 
grandeur  de  mon  sujet,  dit-il,  désire  une  diction 
magnifique,  une  phrase  haut  levée,  un  vers  qui 
marche  d'un  pas  grave  et  plein  de  majesté;  non 
errené  {éremté),  lâche,  efféminé,  et  qui  coule  las- 
civement, ainsi  qu'un  vaudeville  ou  une  chanson- 
nette amoureuse.  »  Ne  sent-on  pas  le  petit  coup 
donné  en  passant  à  l'école  de  Des  Portes?  Et  arri- 
vant aux  critiques  de  détail  qu'on  lui  avait  faites, 
il  indique  ces  vers  tirés  de  la  description  du  che- 
val; il  s'agit  d'exprimer  le  galop  : 

Le  champ  plat  bat,  abat,  détrappe,  grappe,  attrappe 
Le  vent  qui  va  devant 

On  avait  trouvé  cela  ridiculei.  «  Mais,  ô  bon 
Dieu!  s'écrie  le  poëte,  ne  voient-ils  pas  que  je  les 

I.  J'ai  cité  ailleurs  tout  en  entier  ce  morceau  du  che- 
val, et  ce  qu'en  raconte  Gabriel  Naudé,  que  Du   Bartas 


SjÔ  POESIE     AU      XVl^     SIÈCLE. 

ai  faits  ainsi  de  propos  délibéré,  et  que  ce  sont  des 
hypotyposes  ?  »  Et  il  continue  de  se  défendre, 
comme  il  peut,  sur  l'affectation  des  mots  nouveaux, 
sur  l'abus  des  épithètes  composées  :  «  Je  ne  suis 
point  de  l'opinion  de  ceux  qui  estiment  que  notre 
langue  soit,  il  y  a  déjà  vingt  ans,  parvenue  au 
comble  de  sa  perfection;   ains,   au  contraire,  je 


s'enfermait  quelquefois  dans  une  chambre,  se  mettait, 
dit-on,  à  quatre  pattes,  et  soufflait,  gambadait,  galopait, 
pour  être  plus  plein  de  son  sujet  ;  en  un  mot,  il  ne  réci- 
tait pas  sa  description,  il  la  jouait.  Si  l'anecdote  n'est 
pas  vraie,  elle  mérite  de  l'être.  Tout  ce  procédé  ou  ce 
manège  part  d'une  fausse  vue  de  l'imitation  poétique, 
qui  ne  doit  être  ni  une  singerie,  ni  un  langage  de  per- 
roquet. C'est  encore  ce  malheureux  travers  de  poésie 
imitative  qui  a  fait  dire  à  Du  Bartas,  en  parlant  de 
l'alouette  et  de  son  gazouillement  : 

La  gentille  Alouette  avec  son  tire-lire 
Tire  l'ire  aux  fâchés  ;  et  d'une  tire  tire 
Vers  le  pôle  brillant 

Ou  rougit  de  ces  billevesées  du  talent.  Au  reste,  pour 
revenir  au  galop  du  cheval,  le  vers  de  Virgile  :  Quadrii- 

pedanie  putrem ,  a  porté  malheur  à  ceux  qui  s'en  sont 

souvenus.  Le  singulier  personnage.  Des  Marets  de  Saint- 
Sorlin,  qui  a  voulu,  en  son  temps,  restaurer  aussi  la 
poésie  chrétienne,  et  qui,  avec  son  poëme  héroïque  de 
Clovis,  est,  plus  qu'il  ne  s'en  doute,  de  la  postérité  de 
Du  Bartas,  a  cru  faire  merveille  d'exprimer  en  ces 
termes  le  galop  de  la  princesse  Yoland  et  de  ses  deux 
compagnes  : 

Elle  part  aussitôt,  le  cheval  talonnant, 

Qui  du  fer,  pas  à  pas,  lai  h  champ  resonnant  : 


DU     BARTAS  2JI 


crois  qu'elle  ne  fait  que  sortir  presque  de  son  en- 
fance. »  Il  a  donc  tâché  de  parer,  par  voie  d'em- 
prunt ou  de  fabrication,  à  la  disette*;  il  paraît 
s'applaudir  beaucoup  d'avoir  aiguise  la  significa- 
tion de  certains  mots  et  représenté  la  chose  plus 
au  vif,  en  répétant  la  première  syllabe,  par  exem- 
ple  :  pé-pétiller,    ba-battre,    au   lieu    de  pétiller 


Les  deux  autres  sutvans  en  ardeur  le  secondent  : 
Les  échos  des  vallons  en  cadence  répondent. 

Des  Marests  (dans  sa  Comparaison  de  la  Langue  et  de 
la  Poésie  françoîse  avec  la  grecque  et  la  lal'ne')  préfère  de 
beaucoup  ces  quatre  vers  de  lui  au  vers  unique  de  Vir- 
gile ;  il  blâme  les  mots  quadrupedante  putrem  comme  for- 
cés et  faux  ;  il  traduit  putrem  par  pourri,  au  lieu  de  pou- 
dreux ;  dans  sa  propre  version  au  contraire,  il  trouve, 
dit-il,  tout  ensemble  et  le  ion  son  et  le  Ion  sens.  Il  est 
joli,  le  bon  son  ! 

I.  Ceci  va  directement  contre  la  prétention  de  l'école 
de  Ronsard;  l'un  des  jeunes  adeptes,  Jacques  Tahureau, 
dans   le    premier  feu  de   l'enthousiasme ,    s'était  écrié  : 

«  Jamais  langue  n'exprima  mieux    les   conceptions 

de  l'esprit  que  fait  la  nôtre;  jamais  langue  n'eut  les 
termes  plus  propres  que  nous  en  avons  en  françois,  et 
dirai  davantage  que  jamais  la  langtie  grecque  ni  latine 
ne  furent  si  riches  ni  si  abondantes  en  mots  qu'est  la 
nôtre,  ce  qui  se  pourroit  prouver  par  dix  mille  choses 
inventées...  »  (Oraison  de  Jacques  Tahureau  au  Roi 
(Henri  II)  sur  la  grandeur  de  son  Règne  et  l'excellence  de 
la  Langue  française,  Paris,  1555).  Sans  s'exprimer  si 
merveilleusement  que  leur  jeune  ami,  qui  ne  voyait  au 
début  par  toute  la  France  qu'îote  infinité  d'Honiéres,  de 
Virgiles  et  de  Ménandres,  les  poètes  de  la  Pléiade  étaient 
intéressés  à  être  d'un  avis  si  flatteur. 


2]2  POESIE    AtJ     XV  l"      SIÈCLE. 

tout  simplement,  et  de  battre.  Ce  sont  des  mots  à 
entrechats.  Ainsi  encore  le  Jlo-Jlottant  Nérée,  au 
lieu  de  flottant  ;  et  dans  son  épisode  très-admiré 
d'Arion ,  au  moment  où  celui-ci  tombe  à  la 
mer  : 

//  gagne  du  dauphin  la  ba-branlante  échine^  \ 

Quant  à  la  composition  des  épithètes,  l'auteur  in- 
voque l'exemple  de  la  langue  grecque  et  de  l'alle- 
mande :  «Ah!  s'écrie-t-il,  que  les  Italiens,  qui 
plaident  avec  nous  le  prix  de  l'éloquence,  vou- 
droient  que  notre  langue  se  passât  de  ce  riche 
parement  duquel  la  leur  ne  se  peut  accommoder 
avec  grâce.  Quoi!  voulons-nous  céder  aux  AUe- 
mands^r...  Mais,  il  les  faut,  diras-tu,  semer  (ces 

1,  Toujours  une  fausse  induction  tirée  de  la  langue 
grecque,  où  ce  genre  de  redoublement  de  la  première 
syllabe  est  fréquent  en  poésie  et  donne  à  certains  mots 
plus  de  force.  On  peut  citer  au  XXIIe  chant  de  VIliade 
(vers  221)  le  Tio— rfoxu7,iv^o';j.evo;.  —  Opposons  ici, 
comme  antidote,  le  conseil  de  Montaigne  :  «  Le  manie- 
ment et  employte  des  beaux  esprits  donne  pri-x.  à  la 
langue,  non  pas  l'innovant  tant  comme  la  remplissant  de 
plus  vigoreux  et  divers  services,  l'estirant  et  ployant  : 
ils  n'y  apportent  point  de  mots,  mais  ils  enrichissent  les 
leurs,  appesantissent  et  enfoncent  leur  signification  et 
leur  usage,  luy  apprennent  des  mouvements  inaccoustu- 
més,  mais  prudemment  et  ingénieusement,  (Livre  III, 
chap.  V),  »  —  Ce  conseil  de  l'aimable  Gascon  renferme 
la  critique  la  plus  précise  de  son  moins  prudent  voisin 
et  compatriote. 

2.  Cette  tendance  de  Du  Bartas  vers  l'Allemagne  par 
opposition  à  l'Italie  est  curieuse  ;  l'Allemagne  le  lui  a 
payé  en  admiration  et  en  long  souvenir. 


DU      BARTAS.  233 


mots)  avec  la  main,  non  avec  le  sac  ou  la  cor- 
beille. Je  confessa  qu'en  ma  première  Semaine  ils 
sont  fort  épais,  et  que  bien  souvent  on  en  lit  sept 
ou  huit  à  la  fiie.,.  »  Après  ces  aveux  candides,  Je 
n'ai  guère  rien  à  ajouter.  Ainsi,  de  son  temps,  on 
doit  en  être  maintenant  convaincu,  toutes  les  criti- 
ques à  peu  près  lui  furent  faites.  Du  Perron  et 
bien  d'autres  avaient  dit  de  lui  ce  que  nous  di- 
rions. Ceci  montre  qu'il  faut  être  très-circonspect 
avant  d'accuser  tous  les  contemporains  de  duperie 
à  propos  de  quelque  renommée  usurpée  ou  sur- 
faite. Seulement  il  arrive  qu'il  se  rédige  par  écrit 
une  sorte  d'histoire  littéraire  fardée,  qu'il  se  trans- 
met des  apparences  de  réputations  officielles  et 
factices.  On  croit  de  loin  que  tous  les  contempo- 
rains y  étaient  pris,  et  ce  n'est  pas.  Je  commence 
à  le  craindre,  les  vivants  (je  parle  de  ceux  qui 
comptent)  n'ont  guère  jamais  été  complètement 
dupes  les  uns  des  autres.  Ceux  même  qui  contri- 
bueront peut-être,  forcés  par  les  égards,  par  les 
convenances,  à  accréditer  le  plus  une  gloire  écrite, 
faisaient,  en  causant,  bien  des  fines  critiques. 
C'est  pour  nous  un  léger  travail  de  palimp- 
sestes de  retrouver  sous  ce  qu'ils  ont  dit  ce  qu'ils 
pensaient  1. 

T.  Ainsi  encore  pour  Amyot,  dont  on  a  reparlé  récem- 
ment. M.  Ampère,  bon  juge,  a  cru  pouvoir  lui  contester 
plusieurs  points  de  sa  renommée  par  des  raisons  sérieu- 
ses et  qui  seraient  souveraines  si  Amyot  n'était  pas  avant 
tout  aimable,  et  si  cette  amabilité  de  l'écrivain  ne 
devait  pas  prévaloir  finalement.  Eh  bien,  dans  le  temps 
même,  tout  cela  s'est  dit  à  peu  près  pour  et  contre 
n.  30 


2J4.  POESIE     AU     XVI®     SIECLE. 

La  renommée  de  Du  Bartas,  à  la  prendre  en 
gros,  ne  cessa  point  pourtant  de  croître.  Il  y  eut 
également  émulation  de  commentateurs  pour  son 
second  ouvrage.  Simon  Goulart  continua.  Je 
trouve  de  plus  que  l'Eden,  c'est-à-dire  le  premier 
livre  seulement  du  second  jour,  parut  avec  com- 
mentaires  et  annotations  contenant  plusieurs 
descriptions  et  déductions  d'arbres,  arbustes, 
plantes  et  herbes  (Lyon,  1594);  l'auteur,  Claude 
Duret,  Bourbonnois,  n'est  probablement  pas  autre 
que  l'anonyme  mentionné  par  Colletet.  Il  y  eut 
aussi  des  traductions  latines^;  enfin,  tout  le  train 
prolongé  d'une  gloire  de  poète  et  de  rabbin. 

La  guerre  de  la  Ligue  éclata;  Du  Bartas  fut 
arraché  aux  lettres,  à  la  paix  qu'il  aimait  vérita- 
blement, et  à  ce  manoir  champêtre  qu'il  avait  sin- 
cèrement cha::té  : 

Amyot.  On  lui  a  contesté  l'exactitude  du  sens,  on  lui  a 
reproché  la  mollesse  des  tours.  Brantôme  rapporte  divers 
bruits  que  faisaient  courir  les  envieux  (voir  Mélanges  de 
Vigneul-Marville,  tome  II).  Montaigne,  dans  son /oKrwa/ 
de  Voyage  en  Italie,  raconte  une  intéressante  conversation 
qui  eut  lieu  à  Rome  à  la  table  de  l'ambassadeur  de 
France,  et  où  il  essaya  de  tenir  tête  pour  Am3'ot  à 
Muret  et  autres  savants  qui  n'étaient  pas  de  son  avis  à 
beaucoup  près  sur  la  traduction  de  Plutarque.  Mais 
Amyot  s'est  tiré  de  ces  chicanes  comme  il  se  tirera  des 
nôtres  :  il  a  la  grâce. 

I.  En  voici  une  :  Domini  Guillelmi  Sallustii  Bartasîi 
Hehdomas  secunda,  a  Samuele  Beiiedido  (Samuel  Benoît) 
lalinilale  donata  (Lyon,  1609,  et  non  p.is  1619,  comme  on 
le  lit  fautivement  au  titre  ;  le  privilège  du  roi  est  de 
1609). 


DO     BARTAS.  23$ 

Puîssé-je,  ô  Tout-Puissant!  inconnu  des  grands  Rois, 
Mes  solitaires  ans  achever  par  les  bois! 
Mon  étang  soit  ma  mer,  mon  bosquet  mon  Ardène, 
La  Gimone  mon  Nil,  le  Sarrampin  ma  Seine, 
Mes  chantres  et  mes  luths  les  mignards  oiselets. 
Mon  cher  Bar  tas  mon  Louvre,  et  ma  Cour  mes  valets!  ^ 

Il  dut  servir  les  rois  et  les  approcher.  Il  paraît 
qu'il  fut  fort  employé  par  Henri  IV  en  diverses 
ambassades;  sa  grande  illustration  littéraire  à 
l'étranger  devenait  une  heureuse  condition  pour 
ces  rôles  de  diplomatie.  Il  fut  peut-être  au  nom- 
bre des  envoyés  que  le  roi  de  Navarre  dépêcha 
en  Allemagne,  en  is8(î,  pour  hâter  la  marche 
des  secours  qui  lui  étaient  promis,  et  pour  dissi- 
per les  bruits  de  trêve  qu'on  avait  fait  courir. 
Goujet  dit  qu'il  alla  jusqu'en  Danemark.  Ce  qui 
est  certain,  c'est  qu'il  figura  en  Ecosse  à  la  cour 
de  Jacques  VI  ;  ce  prince  théologien  et  poëîe  reçut 
le  chantre  biblique  avec  toute  sorte  de  distinction, 
et  le  voulut  même  retenir.  Il  paraît  qu'il  poussa 
la  galanterie  envers  son  hôte  jusqu'à  traduire  en 
anglais  quelque  chose  de  la  seconde  Semaine,  et 
Du  Bartas  le  lui  rendit  en  traduisant  à  son  tour 
en  français  le  cantique  du  roi  sur  la  bataille  de 
Lépante.  Ronsard,  docte  et  galant,  avait  été  le 
poète  de  Marie  Stuart;  Du  Bartas  se  trouva  tout 
naturellement  celui  de  Jacques,  comme  il  l'était  du 
Navarrais;  un  poëte  loyal,  généreux  et  assez  pé- 
dante 

1.  Première  Semaine,  fin  du  troisième  jour. 

2.  Au  nombre  des  traductions  en  vers  latins  de  la  pre^ 


23^  POÉSIE     AU     XVI^    8IÈCI-E. 

Il  n'y  avait  pas  longtemps  qu'il  était  de  retour 
de  sa  mission  d'Ecosse  lorsque  De  Thou,  voya- 
geant dans  le  Midi,  le  visita  (1589).  C'est  en 
quittant  Montaigne,  qu'il  était  allé  chercher  en  son 
château  de  Montaigne  en  Périgord,  que  l'illustre 
historien,  avec  ceux  de  ses  amis  qui  l'accompa- 
gnaient, s'en  vint  par  Bergerac  à  Monfort,  dans 
l'Armagnac,  où  séjournait  notre  auteur.  Ecoutons 
ce  qu'il  en  dit  en  ses  Mémoires  :  «  Guillaume  Du 
Barîas  ,  encore  fort  jeune  {il  avait  quarante- 
cinq  ans),  et  auteur  des  deux  Semaines,  les  y 
vint  trouver  en  armes  avec  ses  vassaux,  et  leur 
offrit  ses  services.  Il  étoit  surprenant  qu'à  son 
âge  {il  seinble  vraiment  qu'il  sortit  de  Venfaiice) 
et  dans  son  pays,  sans  autre  secours  que  celui  de 
la  nature...,  il  eût  composé  un  si  bel  ouvrage. 
Aussi  il  souhaitoit  avec  passion  de  voir  la  fin  de 
nos  guerres  civiles  pour  le  corriger,  et  pour  venir 
à  Paris  le  faire  réimprimer,  principalement  sa  pre- 
viière  Semaine,  qui  avoit  été  reçue  avec  tant 
d'applaudissement!.  Ce  fut  ce  qu'il  confirma  plu- 
sieurs fois  à  De  Thou  pendant  les  trois  jours  qu'il 
les  accompagna;  ce  qu'on  remarque  exprès,  afin 
que  les  critiques,  comme  il  s'en  trouve  toujours, 
sachent  qu'il  n'ignoroit  pas  qu'il  y  eût  des  fautes 

ndcre  Semaine,  je  relève  celle-ci,  publiée  à  Edimbourg  en 
1600,  par  un  Flamand,  et  dédiée  au  roi  d'Ecosse,  à  qui 
en  cela  on  savait  bien  complaire  :  Hadriani  Dammanis  a 
Byslervelil  de  Fair-Hill  Bartasias.  Ce  Bysterveldt,  d'abord 
député  belge,  était  devenu  professeur  en  Ecosse. 

I.  Ceci  dénote  incidemment  (\\XQ\a. seconde  avait  moins 
réussi. 


il 


DU     BARTAS.  237 


dans  son  poëme,  mais  qu'il  étoit  dans  le  dessein 
de  les  corriger  par  l'avis  de  ses  amis.  Sa  mort  ne 
lui  permit  ni  de  voir  la  fin  de  nos  malheureuses 
guerres,  ni  de  mettre  la  dernière  main  à  ce  mer- 
veilleux ouvrage.  » 

Je  tire  de  ces  paroles  de  De  Thou  la  confirma- 
tion de  plusieurs  de  nos  inductions  précédentes. 
On  voit  combien  ce  judicieux  ami  tient  à  l'excuser, 
mais  il  en  sent  le  besoin  à  quelques  égards;  il  est 
sur  la  défensive.  Du  Bartas  lui-même,  qui  lui  ex- 
prima plusieurs  fois  son  regret  durant  ces  trois 
jours,  savait  où  était  le  côté  faible,  le  côté  pro- 
vincial et  le  plus  attaqué  de  son  œuvre  ;  dans  sa 
candeur,  il  ne  craignait  pas  de  le  laisser  voir;  ce 
qui  lui  avait  manqué,  même  de  son  temps,  c'était 
Paris. 

De  Thou,  au  livre  XCIX  de  son  Histoire,  à 
l'année  1590,  époque  de  la  mort  de  Du  Bartas, 
revient  avec  détail  sur  lui,  et  complète  son  éloge, 
en  réitérant  toutefois  les  mêmes  excuses  :  u  ...  Il 
mérita,  dit-il,  d'être  regardé  par  bien  des  gens 
com.me  tenant  en  ce  genre  la  première  place  après 
Ronsard.  Je  sais  que  quelques  critiques  trouvent  son 
style  trop  figuré,  ampoulé  et  rempli  de  gascon- 
nades  (Stylum  ejus  tanquam  nimis  crebro  Jigu- 
ratum,  tuniidum  et  vasconice  ampullatum,  critici 
quidam  reprehendunt).  Pour  moi  qui  ai  connu 
sa  candeur,  et  qui  l'ai  souvent  entretenu  familiè- 
rement, tandis  que,  du  temps  des  guerres  civiles, 
je  voyageois  en  Guyenne  avec  lui,  je  puis  affirmer 
que  je  n'ai  jamais  rien  remarqué  de  semblable 
dans  ses  manières.  »  Ainsi,  par  une  sorte  de  con- 


ajo  rOESiEAu    xvr 


tradiction  qui  n'est  pas  rare,  ce  poète,  peu  simple 
dans  ses  vers,  redevenait  très-naturel  dans  la  vie. 
Il  avait  des  goûts  purs,  honnêtes,  débonnaires  ; 
je  l'ai  comparé  ailleurs  à  l'auteur  de  la  Pétréide, 
à  Thomas.  Bon  père  de  famille,  resté  veuf  avec 
deux  garçons,  il  trouve  moyen  de  nous  informer 
de  ses  affaires  et  de  ses  embarras  de  ménage  en 
quelque  prologue  de  sa  seconde  Semaitie,  entre 
son  Adam  et  son  Noé.  Ce  fameux  capitaine  Du 
Bartas,  avec  sa  sainte  muse  en  bottes  à  l'écuyère, 
était  de  près  bonhomme,  sans  éperons,  sans  pa- 
nache, et  tout  à  fait  modeste. 

Il  mourut  un  an  après  la  visite  de  De  Thou  : 
((  Comme  il  servoit  actuellement,  continue  celui-ci, 
à  la  tête  d'une  cornette  de  cavalerie,  sous  le  ma- 
réchal de  Matignon,  gouverneur  de  la  province, 
les  chaleurs,  les  fatigues  de  la  guerre,  et  outre 
cela  quelques  blessures  qui  n'avoient  pas  été  bien 
pansées,  l'enlevèrent  à  la  fleur  de  son  âge,  au 
mois  de  juillet  (1590),  âgé  de  quarante-six  ans.  » 
C'était  mourir  plus  jeune  que  Thomas,  et  envi- 
ron à  l'âge  de  Schiller.  Il  avait  eu  le  temps  du 
moins,  homme  de  cœur,  de  voir  les  premiers 
succès  d'Henri  IV,  roi  de  France,  et  de  célébrer 
la  victoire  d'Ivry,  remportée  en  mars;  il  en  a 
laissé  un  Cantique  qui  est  son  chant  de  cygne. 
La  description  qu'il  donne  de  la  bataille  offre 
assez  de  détails  précis  pour  compter  et  faire  foi 
parmi  les  récits  historiques.  Un  des  continuateurs 
de  Jean  de  Millier,  M.  Vulliemin,  en  son  Histoire 
de  la  Confédération  suisse ,  s'appuie  de  l'autorité 
de   Du   Bartas  pour  établir  la  belle  conduite  des 


DO      BARTAS.  239 


régiments  helvétiques  dans  le  combat.  Palma 
Cayet  le  cite  également  pour  assigner  à  Henri  IV 
et  à  son  armée  leur  vraie  couleur  : 

Bravache,  il  ne  se  pare 

D'un  clinquant  enrichi  de  inainte  perle  rare; 
Il  s'arme  tout  à  cru,  et  le  fer  seulement 
De  sa  forte  valeur  est  le  riche  ornement. 
Son  berceau  fut  de  fer;  sous  le  fer  il  colonne 
Son  menton  généreux;  sous  le  fer  il  grisonne, 
Et  par  le  fer  tranchant  il  reconqueste  encor 
Les  sceptres,  les  bandeaux,  et  les  perles  et  l'or^. 

Du  Bartas  n'a  garde  non  plus  d'oublier  le  pana- 
che blanc  qui  ombrage  la  salade  du  roi  ;   mais 

I.  Petitot,  dans  son  édition  de  Palma  Cayet,  rappelle 
à  ce  sujet  les  beaux  vers  où  Voltaire,  décrivant  la 
bataille  de  Coutras,  semble  s'être  inspiré  de  ces  souve- 
nirs du  chantre  d'Ivry  : 

Accoutumés  au  sang  et  couverts  de  blessures. 
Leur  fer  et  leurs  mousquets  composaient  leurs  parures. 
Comme  eux  vêtu  sans  pompe,  armé  de  fer  comme  eux. 
Je  conduisais  aux  coups  leurs  escadrons  poudreux... 

Mais  l'usage  redoublé  que  Du  Bartas  fait  du  mot  fer 
oblige  surtout  de  se  souvenir  de  ce  passage  de  la  Chro- 
nique de  Saint-Gall,  qu'il  n'avait  certainement  pas  lue. 
C'est  au  moment  où  Charlemagne  et  son  armée  dé- 
bouchent sous  les  murs  de  Pavie  :  «  ....  L'empereur 
s'approchant  un  peu  davantage,  le  jour  devint  plus  noir 
que  la  nuit.  Alors  parut  Charlemagne  lui-même,  tout 
de  fer,  avec  un  casque  de  fer  et  des  bracelets  de  fer. 
Une  cuirasse  de  fer  protégeait  sa  poitrine  de  fer  et  ses 


2^0  POESIE     AU     XVl^     SIECLE. 

cette  salade  manque,  par  malheur,  son  effet,  et 
l'accent  détonne.  Asse2  de  détails.  Qu'il  nous 
suflBse,  en  tout  ceci,  d'achever  de  bien  définir  le 
rôle  et  la  destinée  du  poëte  :  Du  Bartas  est  le  re- 
présentant du  mouvement  religieux  calviniste  et 
monarchique,  comme  Ronsard  avait  été  celui  de 
la  renaissance  païenne,  comme  Malherbe  fut  celui 
du  régime  d'ordre  et  de  restauration.  Ronsard 
représentait  la  poésie  en  cour  sous  les  Valois;  Du 
Bartas  la  représenta  en  province,  sous  Henri  de 
Navarre  aspirant  au  trône  et  guerroyant,  en  ces 
années  où  le  Béarnais  arpentait  son  royaume  et 
lisait,  disait-on,  plus  de  bottes  que  de  souliers, 
Malherbe  arrive  après  la  paix  faite  et  après  la 
messe  entendue  :  c'est  le  poëte  d'Henri  IV 
installé  en  sa  bonne  ville  de  Paris  et  sur  son  pont 
Neuf. 

Entre  Malherbe  et  Du  Bartas,  il  y  a  le  succès 
de  la  Satyre  Ménippée,  c'est-à-dire  l'oeuvre  de  ces 
bons  citoyens,  bourgeois  de  Paris,  royalistes  et 
assez  peu  dévots.  Si  Du  Bartas  avait  vécu,  il  se 
serait  trouvé  comme  un  poëte  de  l'émigration, 
c'est-à-dire  dépassé  et  primé  par  les  derniers  venus 
et  par  ceux  du  dedans. 

Ce    fut   le    cas   de  D'Aubigné    qui,    longtemps 


épaules;  sa  main  gauche  tenoit  une  lance  de  fer...  Son 
visage  intrépide  jetait  l'éclat  du  fer...  »  CVoir  tout  le 
passage  traduit  dans  VHisioire  littéraire  de  M.  Ampère, 
tome  III,  livre  m,  chap.  8.)  Les  mêmes  situations  ont 
produit  les  mêmes  images  :  rien  ne  se  ressemble  comme 
les  batailles. 


DU     BARTAS.  241 


grondeur  en  son  Poitou,  finit  par  aller  porter  à 
Genève  ses  haines  et  ses  rancunes,  et  dont  les 
œuvres  poétiques  et  autres  éclatèrent  tardivement 
au  lendemain  de  la  mort  d'Henri  IV,  comme  des 
représailles  plus  ou  moins  piquantes,  mais  déjà 
surannées. 

Des  Portes  était  trop  vieux,  et  il  avait  été  trop 
récemment  compromis  dans  la  Ligue,  pour  re- 
trouver à  la  nouvelle  cour  le  crédit  dont  il  avait 
Joui  sous  Henri  III;  mais  Bertaut,  plus  jeune, 
surtout  plus  prudent,  se  trouva  précisément  en 
mesure  pour  profiter  avec  honneur  des  dernières 
années  de  répit  que  Malherbe  accordait  à  l'an- 
cienne école.  Bertaut,  sage,  tiède,  élégant,  me 
semble  le  modèle  des  poètes  ralliés;  et  il  a  une 
certaine  teinte  monarchique  et  relirieuse  qui  en 
fait  un  parfait  ornement  de  restauration.  Il  sem- 
ble qu'à  voir  de  loin  la  plume  calviniste  de  Du 
Bartas  se  consacrer  aux  choses  morales  et  saintes, 
Bertaut  se  snit  dit  de  bonne  heure  qu'il  était  peu 
séant  à  des  abbés  catholiques  de  rester  si  profanes, 
et  qu'il  ait  travaillé  dès  lors  à  ranger  doucement 
sa  muse  au  pas  de  la  conversion  nouvelle.  Du 
Bartas  a  bien  pu  avoir  cette  action  indirecte  sur 
lui. 

Mais,  chose  remarquable!  on  ne  voit  pas  que, 
durant  les  dernières  années  du  règne  d'Henri  IV, 
l'influence  et  l'autorité  de  Du  Bartas  soient  le 
moins  du  monde  présentes  au  centre.  Cette  espèce 
de  démembremert,  ou  d'embranchement  imprévu 
qu'il  avait  fait  à  l'école  de  Ronsard,  n'a  guère  de 
suite;  il  peut  encore  partager  les  provinces,  mais 
lî.  ^i 


24^2  POESIE     AU     XVI*^    SIECLE. 

la  cour  et  le  Louvre  continuent  de  lui  échapper. 
Malherbe ,  qui  rudoie  Des  Portes ,  qui  bifte 
Ronsard  et  se  chamaille  avec  Régnier,  peut  né- 
gliger Du  Bartas;  il  ne  le  trouve  pas  sur  son 
chemin. 

Si,  à  l'intérieur  et  à  y  regarder  de  près,  la 
gloire  de  Du  Bartas  véritablement  diminue  et  ne 
s'enregistre  pas  définitivement,  une  certaine  somme 
bruyante  et  imposante  de  renom  continue  toujours. 
Je  crois  pouvoir  noter  sur  une  triple  ligne  l'espèce 
de  postérité  qui  se  rattache  à  lui.  i"  Poëte  scien- 
tifique et  théologique,  il  trouve  des  sectateurs  ou 
des  contradicteurs;  un  écrivain  bizarre,  Christophe 
de  Gamon,  publie,  en  1609,  sa  Semaine  ou  Créa- 
tion du  monde  contre  celle  du  sieur  Du  Bartas; 
au  milieu  de  beaucoup  de  marques  d'estime,  il 
relève  son  prédécesseur  sur  divers  points  de  cos- 
mogonie ou  de  théologie.  Il  se  pique  même  d'être 
plus  exact  que  lui  en  physique,  en  histoire  na- 
turelle. En  vient-il,  par  exemple,  à  cette  célèbre 
description  du  Phénix,  dont  la  mort  et  la  résur- 
rection, selon  Du  Bartas, 

Nous  montrent  qu'il  nous  faut  et  de  corps  et  d'esprit 
Mourir  tous  en  Adam,  pour  puis  renaître  en  Christ  ; 

Gamon  la  reprend  en  sous-œuvre  et  en  réfute  en 
trois  points  toutes  les  bourdes,  comme  il  dit  très- 
élégamment  ï.  Mais  un  ami  de  Guillaum.e  Colletet, 


I.  Ce  Gamon  a  fait  peut-être  les  vers  les  plus  ridicules 
qu'on  ait  écrits  en  franfais;   j'en  cite  (d'après  Collçtet) 


DU     BARTAS.  24^ 


Alexandre  de  Rivière,  conseiller  au  parlement  de 
Rennes,  examine  à  son  tour  quelques  opinions  de 
Gamon,  et  les  réfute  en  vers  également,  dans  son 
Zodiaque  poétique  et  philosophique  de  la  Vie 
humaine  (1619).  C'est  une  triste  et  bien  lourde 
postérité  pour  un  poëte  que  cette  suite  pédantes- 
que  et  presque  cabalistique  qu'il  traîne  après  lui. 
2"  Chantre  moral  et  chrétien,  Du  Bartas  contribue 
à  provoquer,  à  mettre  en  honneur  le  genre  des 
paraphrases  bibliques  et  des  poèmes  sacrés  :  ainsi 
on  rencontre  Chassignet  de  Besançon,  qui  para- 
phrase les  dou^e  petits  Prophètes  en  vers  fran- 
çais (i6oi)i;  plus  tard  onaCodeau,  D'Andilly,  et 


cet  échantillon,  tiré  de  son  Prinlenips  qui  parut  eu  1600, 
dans  ses  premiers  Essais  poétiques  : 

La  nymphèle  Prinlièue,  en  ce  temps  penuquel, 

Muguelle  par  les  fleurs  Priape  aiim-boiiquel. 

Qui,  pour  multiplier,  libéral,  recommence 

Aux  jardins  ménagers  d'impartir  sa  clémence; 

Aussi,  qui  çà,  qui  là,  les  courbes  jardiniers 

Vont  semant  les  choux  blancs,  les  humides  pourpiers... 

C'est  de  l'argot.  Il  n'y  a  plus,  après  cela,  que  les  Petites- 
Maisons. 

I.  Balthasar  Grangier,  le  traducteur  de  Dante,  avec 
annotations  et  commentaires  (1596),  se  pourrait  égale- 
ment ranger  ici  sous  Du  Bartas  :  son  travail  appartient 
à  cette  poésie  pleine  de  gravité,  religieuse  et  docte,  dif- 
ficile et  abstruse,  encyclopédique  enfin,  qui  n'est  pas 
(c'est  Grangier  lui-même  qui  le  dit)  de  celles  que  Platon 
comparait  aux  parterres  et  jardins  mignards  du  bel  Adonis. 
Cette  traduction  de  Dante,  à  ne  voir  que  sa  physiono- 


244  POÉSIE     AU     XVl'^     SIÈCLE. 

les  poëmes  épiques  sacrés  à  la  Des  Marets.  Je 
louerais  très-volontiers  Du  Bartas  de  cette  influence 
morale,  si  cela  faisait  quelque  chose  à  la  poésie. 
On  a  dit  que  l'enfer  est  pavé  de  bonnes  inten- 
tions; je  ne  sais  trop  ce  qui  en  est  pour  l'enfer,  et 
le  mot  me  parait  dur;  car,  moralement,  les  bonnes 
intentions  méritent  peut-être  d'être  comptées;  ce 
qui  est  plus  sûr  du  moins,  l'enfer  des  mauvais 
poètes,  le  temple  du  mauvais  goût  reste  ainsi  pavé. 
3°  C'est  surtout  à  titre  littéraire  et  pour  le  goût 
que  je  crois  saisir  une  famille  très-réelle  de  Du 
Bartas,  et  qui,  bien  qu'elle  ne  Pavoue  pas  toujours, 
relève  de  lui  plus  que  d'aucun  parmi  les  précé- 
dents. Si  à  Bertaut  se  rapportent  plutôt  les  affa- 
dis, à  Du  Bartas  reviennent  de  droit  les  ampoulés. 
Il  est  bien  le  père  ou  le  grand-père  de  cette  mau- 
vaise liguée  de  poètes  plus  ou  moins  gascons  et 
pesants,  tant  moqués  par  Boileau,  Des  .Marets 
déjà  cité  et  son  Clovis,  Saint-Amant  et  son  Moyse, 
Scudery  et  son  Alaric,  Cliapelain  et  sa  Pticelle, 
Brebeuf  et  sa  Pharsale  aux  provinces  si  chère; 
le  plus  tolérablement  estimable  serait  encore  le 
Père  Le  Moyne  avec  son  Saint  Louis.  Boileau  a 
fait  justice  de  tous  sans  aller  jusqu'à  Du  Bartas, 
qu'il  n'apercevait  plus  directement  et  qui  était  dès 
longtemps  de  côté.  Sorel,  Colletet,  eux-mêmes, 
ces  critiques  retardataires,  louent  surtout  l'auteur 
de  la  Semaine  pour  la  gravité  de  son  sujet;  et  ce 

mie  et  la  forme  du  commentaire,  parait  taillée  sur  le 
patron  de  la  'Simaine.  Elle  est  en  style  dur  et  presque 
ferré,  dit  Colletet. 


DU      BARTAS.  24.5 


n'est  qu'avec  une  certaine  réserve  qu'ils  parlent  de 
la  vigueur  de  ses  vers.  La  grande  édition  in-folio 
de  Du  Bartas ,  en  161 1  ,  peut  être  considérée 
comme  son  vrai  tombeau  1. 

Au  dehors  il  n'en  fut  pas  ainsi;  sa  renommée 
faisait  son  chemin  ou  même  continuait  de  grandir. 
Les  plus  honorables  fortunes  lui  arrivaient.  Tra- 
duit en  vers  italiens  {versi  sciolti)  par  Ferrante 
Guisone  en  1592,  il  suggérait  cette  année  même 
au  Tasse  l'idée  du  poëme  des  Sept  Journées  que 
le  noble  infortuné  commençait  à  Naples  et  tra- 
vaillait encore  à  Rome  dans  les  derniers  temps  de 
sa  vie.  Les  œuvres  complètes  de  Du  Bartas  pa- 
raissaient à  Londres,  en  1621,  traduites  en  vers 
anglais  par  Josué  Sylvester.  Quelques  années  plus 
tard,  William  L'Isle  publiait,  traduits  de  nouveau 
eu  vers,  quatre  livres  de  la  seconde  Semaine  ;  il 
avait  choisi  ceux  qui  célèbrent,  par  anticipation, 
l'Angleterre  et  le  règne  d'Elisabeth,  Bacon,  Morus, 
Sydney,  et  aussi  les  grandeurs  de  la  France. 
C'était,  de  la  part  du  traducteur,  une  manière  de 
galanterie  de  circonstance  pour  l'union  de  Ma- 
dame Henriette  et  de  Charles  l'^'"  et  pour  l'al- 
liance des  deux  nations.  On  peut  donc  à  peu  près 
affirmer,  d'après  ces  antécédents,  que  Du  Bartas 
fut  lu  de  Milton,  comme  il  l'avait  été  du  Tasse. 
M.  Marmicr  l'a  trouvé  traduit  ou    imité    en   da- 

I.  On  eu  découvrirait  bien  encore  des  éditions  posté- 
rieures ;  il  m'en  passe  laiie  entre  les  mains,  de  Rouen, 
1623,  mais  mauvaise  et  sans  les  commentaires.  —  On 
m'en  montre  une,  toute  petite,  de  Genève,  1632. 


2^6  POÉSIE     AU     XVl"     SIÈCLE. 

nois  par  Arreboe,  qui  florissait  au  commence- 
ment du  XVII*  siècle,  et  en  suédois  par  Spegel, 
vers  le  même  temps  où  Rosenhane  imitait  Ron- 
sard. La  gloire  à  l'étranger  est  un  écho  qui  sou- 
vent retarde.  Du  Bartas,  déjà  oublié  et  éliminé  en 
France,  faisait  ainsi  !e  tour  de  l'Europe,  et  pour- 
suivait, renouvelait  en  quelque  sorte  ses  succès 
de  province.  On  retrous'e  encore  aujourd'hui  sa 
réputation  assez  fraîchement  conservée  là-bas, 
comme  ces  éléphants  du  Midi  échoués  on  ne  sait 
comment  et  conserves  dans  les  neiges  du  Nord. 
Mais  la  parole  proférée  par  Goethe  sur  lui  et  sur 
ses  mérites,  si  inexacte  même  qu'elle  puisse  sem- 
bler, est  bien  certainement  son  dernier  coup  de 
fortune,  le  dernier  reflet  inattendu  après  que  le 
soleil  est  couché,  et  comme  sa  suprême  gloire. 
N'y  a-t-il  pas,  dites-moi,  dans  toute  cette  desti- 
née d'un  poëte  qui  fut  si  célèbre,  un  utile  ensei- 
gnement de  goût  et  une  profonde  leçon  d'humi- 
lité? 

Février  1842. 


1%" 


w 


PHILIPPE  DES   PORTES. 


E  n'ai  pas  fini  avec  ces  poètes  du 
xvi"  siècle  ;  plus  on  considère  un 
sujet,  pour  peu  qu'il  ait  quelque 
valeur,  et  plus  on  y  découvre  une 
diversité  de  points  de  vue  et  de  res- 
sources; bie:i  loin  de  s'épuiser,  il  se  féconde.  J'ai 
montré  en  Du  Bartas  le  plus  grand  exemple  peut- 
être  de  la  célébrité  viagère  ou  même  posthume, 
hors  du  centre  et  à  l'étranger;  je  montrerai  au- 
jourd'hui en  Des  Portes  le  plus  grand  exemple  de 
la  fortune  et  de  la  condition,  même  politique, 
d'un  poëte  à  la  cour. 

On  a  bsaucoup  écrit  de  Des  Portes,  et  j'en  ai 
souvent  parlé  moi-même  :  je  tâcherai  ici  de  ne 
pas  me  répéter  et  de  ne  pas  trop  copier  les  autres, 
du  moins  les  récents.  Mais  il  m'a  semblé  curieux 
de  le  traiter  à  part,  sous  un  certain  aspect.  On  a 
bientôt  dit  qu'il  avait  dix  mille  écus  de  bénéfices 
et  que  c'était  le  mieux  rente  des  beaux  esprits  de 
son  temps;  mais  rien  ne  saurait  rendre  l'idée 
exacte  de  cette  grande  existence,  si  on  n'en  ras- 


24.8  POESIE     AU     XV!*^     SIECLE. 

semble  tous  les  détails  et  si  on  ne  la  déroule  dans 
son  entier. 

Philippe  Des  Portes  naquit  à  Chartres,  en 
1546,  de  Philippe  Des  Portes,  bourgeois  de  cette 
ville,  et  de  Marie  Edeline.  Dreux  du  Radier, 
dans  un  intéressant  article  que  je  citerai  souvent  *, 
s'attache  fort  à  prouver  que  Des  Portes  ne  fut 
pas  enfant  naturel  comme  les  savants  auteurs  du 
Gallia  christiana  l'avaient  dit  en  un  endroit  par 
mégarde  (tome  VIII,  p.  1268),  et  comme  le 
furent  très-honorablement  d'ailleurs,  en  leur 
temps,  Baïf  et  Mellin  de  Saint-Gelais.  Il  démontre 
la  légitimité  de  naissance  du  poëte  avec  un  grand 
surcroît  de  preuves  et  en  lui  rendant  tout  le  cor- 
tège nombreux  de  sa  parenté  authentique.  Thibaut 
Des  Portes,  sieur  de  Bevilliers,  grand  audiencier 
de  France,  était  son  frère  et  devint  son  héritier. 
Mathurin  Régnier  était  son  neveu  avéré  du  côté 
maternel,  et  il  ressemblait  à  son  oncle,  dit-on, 
non-seulement  d'esprit,  mais  aussi  de  visage.  Dans 
une  aissez  belle  élégie  latine  de  Nicolas  Rapin,  ovi 
celui-ci  contemple  en  songe  et  nous  représente 
les  funérailles  idéales  de  Des  Portes,  on  voit  ce 
frère  et  ce  neveu  menant  le  deuil  et  fondant  en 
larmes  à  la  tête  des  proches  qui  suivent  à  pas 
lents  : 


I.  Il  faut  l'aller  chercher  dans  h  Conservateur,  ou 
Collection  de  morceaux  rares...  (septembre  1757).  Il  vient 
un  moment  où  ces  morceaux  enterrés  ainsi  en  d'anciens 
recueils  sont  presque  introuvables. 


PHILIPPE      DES     PORTES.  24.9 

Tiim  procedebant  agJiati  et  sanguine  juncti. 

Il  n'y  a  rien  en  tout  cela  qui  sente  le  bâtard. 
Des  Portes  en  eut,  mais  il  ne  l'était  pas^. 

Tallemant  des  Réaux,  dans  un  autre  curieux 
article  [Historiettes,  tome  i),  et  qu'il  faut  croiser 
avec  celui  de  Du  Radier,  donne  quelques  détails, 
trop  peu  certains,  sur  les  premières  années  et  les 
aventures  du  jeune  Philippe.  D'abord  clerc  de 
procureur,  puis  secrétaire  d'évêque,  il  va  de  Paris 
en  Avignon,  il  voyage  en  Italie  :  il  rapporta  de 
ce  pays,  à  coup  siàr,  toute  sorte  de  butin  poétique 
et  de  matière  à  imitations  gracieuses .  On  l'aper- 
çoit en  pied  à  la  cour  de  France  vers  1570;  il 
débute,  il  est  amoureux  et  célèbre  ses  martyres 
avec  une  douceur  qui  paraît  nouvelle,  même  après 
tant  d'amours  de  Du  Bellay,  de  Ronsard  et  de 
Baïf.  Ces  deux  derniers,  vivants  et  régnants,  l'ac- 
cueillent et  le  célèbrent  à  leur  tour  dans  des 
pièces  de  vers  pleines  de  louanges.  Des  Portes  n'a 

I.  Drevix  du  Radier,  au  moment  où  il  redresse  l'inad- 
vertance des  atiteurs  du  Gallia  christiava,  en  a  commis 
lui-même  une  assez  piquante  et  singulière.  Dans  l'élégie 
latine  de  Rapin,  le  frère  de  Des'  Portes  est  ainsi  désigné  : 

Frimas  Un  f rater  letjfe  Beuterius  ihat... 

Du  Radier  découvre  là  un  second  frère  de  Des  Porte;, 
qu'il  appelle  M.  de  Beutière,  Mais  Niceron  et  Goujet 
disent  positivement  que  Des  Portes  n'eut  qu'un  frère 
unique,  M,  de  Bevilliers;  et  si  en  effet,  au  lieu  de  Beute- 
rius, on  lit  Beulerîus,  on  trouve  ce  Bevilliers  en  per- 
sonne. Une  faute  d'impression  avait  déguisé  l'identité. 

32 


a50  roÉsiK    au    xvi''    siècle. 


que  vingt-cinq  ans,  et  déjà  son  heureuse  étoile  a 
chassi  tous  les  nuages.  Sa  fortune  marche  devant, 
il  n'a  plus  qu'à  la  suivre. 

La  situation  n'avait  Jamais  été  meilleure  en 
haut  lieu  pour  les  poètes  ;  Charles  IX  régnait,  et 
il  portait  dans  la  protection  des  arts,  dans  le  goût 
des  vers  en  particulier,  cette  mcMne  impétuosité 
qu'il  mettait  à  tout.  L'habitude  des  poètes  est  de 
se  plaindre  des  choses,  et  il  n'est  que  trop  vrai 
que  de  tout  temps  plusieurs,  et  des  plus  dignes, 
ont  encouru  d'amcres  rigueurs  de  la  destinée. 
Pourtant  l'âge  des  Mécènes  ou  de  ceux  qui  y 
visent  ne  se  trouve  pas  non  plus  si  rare  qu'on 
voudrait  bien  le  dire,  et,  à  prendre  le.s  diverses 
époques  de  notre  histoire,  les  règnes  favorables 
aux  lettres  et  aux  rimeurs  n'ont  pas  manqué.  Sans 
remonter  beaucoup  plus  haut  que  le  moment  où 
nous  sommes,  il  y  avait  eu  de  belles  fortunes  lit- 
téraires à  la  cour  :  le  renom  d'Alain  Chartier  ré- 
sonnait encore;  les  abbayes  et  les  prélatures  de 
Mellin  de  Saint-Gelais  et  de  Hugues  Salel  étaient 
d'hier,  et  le  bon  Amyot  cumulait  toutes  sortes 
d'honneurs  à  son  corps  défendant.  Je  crois  pour- 
tant qu'il  faut  distinguer  entre  la  première  faveur 
dont  François  I*^*"  environna  les  poètes  et  savants, 
et  celle  dont  ses  successeurs  continuèrent  de  les 
couvrir  :  celle-ci  fut,  à  certains  égards,  beaucoup 
moins  importante  pour  l'objet,  mais,  pour  l'effet, 
beaucoup  plus  réelle  et  plus  libérale  que  l'autre. 
François  F*"  avait  bien  commencé,  mais  la  fin  se 
soutint  mal,  et  la  dernière  moitié  de  son  règne 
coupa  court  au  g'^acieux  et  libre  essor  du  début. 


I 


PHILIPPE     DES      PORTES.  2$  I 

Ceux  qu'il  avait  tant  excites  et  favorisés  d'abord, 
il  se  crut  oblige  de  les  réprimer  ou  du  moins  de. 
les  laisser  poursuivre.  Une  assez  grande  obscurité 
entoure  la  plupart  de  ces  vies  de  Marot,  de  Des 
Periers,  de  Doletl;  mais  il  paraît  trop  bien  que 
sur  la  fin  de  François  l'^'  tout  se  gâta.  C'est 
qu'aussi,  dans  ce  premier  mouvement  de  nou- 
veauté qu'avait  si  fort  aidé  l'enthousiasme  du  roi 
chevaleresque  et  qui  fut  toute  une  révolution,  de 
grandes  questions  étaient  en  jeu,  et  que  les  idées, 
une  fois  lancées,  ne  s'arrêtèrent  pas  sur  la  pente; 
ces  gracieux  et  plaisants  esprits  de  Marot,  de 
Marguerite  de  Navarre,  de  Rabelais,  étaient  aisé- 
ment suspects  d'hérésie  ou  de  pis  encore.  Plus  tard 
on  se  le  tint  pour  dit  et  on  prit  ses  précautions  : 
le  bel  esprit  et  le  sérieux  se  séparèrent. 

L'école  de  Ronsard  n'eut  pas  même  grand  effort 
ni  calcul  à  faire  pour  ne  pas  se  compromettre 
dans  les  graves  questions  du  jour,  dans  ces  dis- 
putes de  politique,  de  théologie  et  de  libre  exa- 
men. Naturellement  païens  de  forme  et  d'images, 
les  poètes  de  cette  génération  restèrent  bons  ca- 
tholiques en  pratique  et  purement  courtisans.  On 
n'en  trouverait  que  deux  ou  trois  au  plus  qui 
firent  exception,  comme  Théodore  de  Bèze  ou  Flo- 
rent Chrestien.  Quant  à  D'Aubigné  et  à  Du  Bar- 
tas,  ils  appartiennent  déjà  à  une  troisième   géné- 

I.  La  biographie  de  nos  poètes  français  ne  devient 
guère  possible  au  complet  et  avec  une  entière  précision 
qu'à  dater  du  milieu  du  xvi*  siècle,  et  à  partir  de  l'école 
de  Ronsard. 


252  POESIE     AU    XVl**     SIECLE. 

ration,  et  ils  essayèrent  précisément  à  leur  manière 
de  se  lever  en  opposants  contre  ce  genre  de  poésie 
mythologique,  artificielle  et  courtisanesque,  qui 
les  offensait. 

Elle  atteignit  à  son  plus  grand  éclat  et  à  sa 
perfection  la  plus  polie  avec  Des  Portes,  et  c'est 
vers  1572  qu'elle  se  produisit  dans  cette  seconde 
fleur.  Je  suis  bien  fâché  de  le  dire,  mais  cette  an- 
née 1572,  celle  même  de  la  Saiat-Barthélemy,  fut 
une  assez  belle  année  poétique  et  littéraire.  En 
1572,  dans  un  recueil  intitulé  :  Imitations  de 
quelques  Chants  de  VArioste  par  divers  Poètes 
françois,  le  libraire  Lucas  Breyer  offrait  au  pu- 
blic la  primeur  des  poésies  inédites  de  Des  Portes, 
qui  paraissaient  plus  au  complet  l'année  suivante*. 
Dans  le  même  temps,  les  œuvres  revues  de  Ron- 
sard étaient  recueillies  chez  Gabriel  Buon.  Frédé- 
ric Morel  mettait  en  vente  celles  de  Jacques  et 
Jean  de  La  Taille  (1572-1574).  Abel  L'Angelier 
préparait  une  réimpression  de  Jacques  Tahureau; 
et  enfin  le  même  Lucas  Breyer  donnait  une  édi- 
tion entière  d'Antoine  de  Baïf,  Amours,  Jeux, 
Passetems  et  Poèmes  (i 572-1 574.).  Or,  dans  le 
volume  des  Passetems ,  on  lisait  cet  exécrable 
sonnet  stcr  le  corps  de  Gaspard  de  Coligny 
gisant  sur  le  pavé  : 

Gaspar,  tu  dors  ici,  qui  soulois  en  ta  vie 
Veiller  pour  endormir  de  tes  ruses  mon  Roy; 

I.  Les  prennères  Œuvres  de  Philippe  Des  Por/^/,  dédiées 
au  roi  de  Pologne,  Paris,  Robert  le  Mangnier,  157;  , 
in-40. 


PHILIPPE     DES     PORTES.  253 

Mais  lui,  non  endormi,  Va  pris  en  désarroy, 
Prévenant  ton  dessein  et  ta  maudite  envie. 
Ton  ame  misérable  au  dépourvu  ravie... 

Je  fais  grâce  du  reste  de  cette  horreur.  Et  voiià 
ce  qu'un  honnête  poëte  écrivait  en  manière  de 
passetems,  tout  à  côté  d'agréables  idylles  traduites 
de  Bion  ou  de  Moschus^.  Ce  Baïf,  l'aîné  de  Des 
Portes,  était  devenu  son  intime  ami  et,  avec  bien 
moins  d'esprit,  mais  un  goiit  passionné  pour  les 
lettres,  il  s'était  fait  une  grande  et  singulière  exis- 


I.  Il  convient,  en  jugeant  à  froid,  de  modérer  sa 
propre  rigueur  et  de  faire  la  part  de  la  fièvre  du  temps. 
Le  Tasse,  jeune,  qui  était  à  Paris  en  :57i,  à  la  veille  de 
la  Saint-Barthélémy,  ne  parait  pas  avoir  pensé  autre- 
ment que  Baïf;  l'excès  de  son  zèle  catholique  dépassait 
celui  du  cardinal  d'Esté;  et  un  mémoire  de  lui  sur  les 
troubles  de  France,  retrouvé  en  18:7,  le  doit  faire 
regarder,  on  rougit  de  le  dire,  comme  un  approbateur 
et  un  apologiste  de  la  Saint-Barthélémy.  On  peut  lire 
Ij-dessus  l'intéressant  chapitre  intitulé  Le  Tasse  en 
France,  que  M.  Valéry  vient  de  donner  dans  ses  Curio- 
iilès  et  Anecdotes  italiennes  ;  on  y  trouvera  rassemblées  de 
piquantes  particularités  sur  les  moeurs  et  le  ton  de  cette 
cour.  —  Ces  ferveurs  fanatiques  ont  valu  aux  poètes  de 
la  Pléiade  le  fâcheux  honneur  d'être  loués  par  le  Père 
Garasse.  On  lit,  dans  sa  Doctrine  curieuse  des  Beaux- 
Esprits  de  ce  temps  (p.  124  et  suiv.),  une  triste  anecdote, 
malheureusement  trop  circonstanciée.  Le  poëte  Rapin, 
mourant  à  Poitiers  (décembre  1608)  entre  les  mains  de 
quatre  Pérès  jésuites,  avec  le  regret,  assure  Garasse, 
d'avoir  méconnu  et  persécuté  leur  compagnie,  adressa 
aux   assistants  sa  confession   générale,   et  leur  raconta 


254  POESIE     AU     XVl*^     SIÈCLE. 

tence  :  il  nous  la  faut  bien  connaître  pour  mieux 
apprécier  ensuite  celle  de  Des  Portes,  la  plus  con- 
sidérable de  toutes. 

Nulparmi  les  condisciples  et  les  émules  de  Ron- 
sard n'avait  poussé  si  loin  l'ardeur  de  l'étude  et 
de  l'imitation  antique  que  Jean-Antoine  de  Baïf. 
Né  en  Italie,  à  Venise,  vers  1532  ou  même  iSiO, 
fils  naturel  de  l'ambassadeur  français  Lazare  de 
Baïf,  et  d'une  jeune  demoiselle  du  pays,  il  sem- 
blait avoir  apporté  de  cette  patrie  de  la  Renais- 
sance la  superstition  et  l'idolâtrie  d'un  néophytei. 


comment  il  n'avait  fait  qu'une  seule  bonne  action  dans 
sa  jeunesse  :  c'était  lorsqu'un  certain  warfl/ti,  venant  à  se 
glisser  dans  la  familiarité  des  poètes  de  la  Pléiade  et 
dans  la  sienne,  s'était  mis  à  y  insinuer  des  maximes 
alhêisies;  mais  Ronsard  fut  le  premier  qui,  suivant  l'ar- 
deur de  son  courage,  cria  au  loup,  et  fit  ce  beau  poëme 
contre  les  athées,  qui  commence  : 

O  ciel,  ô  terre,  â  mer,  ô  Dieu,  père  commun,  etc.,  etc. 

Turnèbe  et  Sainte-Marthe  vinrent  ensuite  et  poussèrent 
en  vers  et  en  prose  contre  ce  Mézence  (in  Mezenlium); 
«  et  nous  ne  nous  désistâmes  point,  ajouta  Rapin,  jusques 
à  ce  que  nous  eûmes  fait  condamner  cet  infâme  par 
arrêt  de  la  Cour  à  perdre  la  vie,  comme  il  fit  étant  pendu 
et  puis  hrûlê  publiquement  en  la  place  de  Grève...  »  Telles 
furent  les  dernières  paroles  de  Rapin,  selon  le  témoi- 
gnage de  Garasse,  qui  se  trouvait  pour  lors  à  Poitiers. 
On  peut  sans  doute  récuser  un  témoin  si  folâtre  ;  mais 
ici  il  croit  louer,  et  le  sonnet  de  Baïf  est  là  pour  mon- 
trer que  tout  est  possible. 

I.  Lazare  de  Baïf,  père  de    Jean-Antoine,  avait  essayé 
lui-même    d'être  auteur    en  français;  mais  il  se  montra 


PHILIPPE     DES    -PORTES.  2$$ 

Après  avoir  chantii  ses  amours  comme  tous  les 
poètes  du  temps,  il  s'était  mis  sans  trêve  à  tra- 
duire les  petites  et  moyennes  pièces  des  Anciens, 
et,  au  milieu  du  fatras  laborieux  qu'il  entassait,  il 
rencontrait  parfois  de  charmants  hasards  et  dignes 
d'une  muse  plus  choisie.  On  en  aura  bientôt  la 
preuve.  Mais,  riche  et  prodigue,  c'était  avant  tout 
un  patron  littéraire  et  un  centre.  Ecoutons  le  bon 
Colletet  en  parler  avec  abondance  de  cœur  et 
comme  si,  à  remémorer  cet  âge  d'or  des  rimes, 
l'eau  vraiment  lui  en  venait  à  la  bouche  :  «  Le 
roi  Charles  IX,  dit-il,  qui  aimoit  Baïf  comme  un 
excellent  homme  de  lettres,  parmi  d'autres  grati- 
fications qu'il  lui  fît,  l'honora  de  la  qualité  de 
secrétaire  ordinaire  de  sa  chambre .  Le  roi 
Henri  III  voulut  qu'à  son  exemple  toute  sa  cour 
l'eût  en  vénération,  et  souvent  même  Sa  Majesté 
ne  dédaignoit  pas  de  l'honorer  de  ses  visites 
Jusques  en  sa  maison  du  faubourg  Saint-Marcel, 
où  il  le  trouvoit  toujours  en  la  compagnie  des 
Muses,  et  parmi  les  doux  concerts  des  enfants  de 
la  musique  qu'il  aimoit  et  qu'il  entendoit  à  mer- 
veille*. Et  comme  ce  prince  libéral  et  magnifique 


aussi  rude  en  sa  langue  qu'il  paraissait  élégant  dans  la 
latine.  Il  avait  traduit  en  vers  français  et  publié  VEJectre 
de  Sophocle  dès  1537.  Son  Héciibe,  traduite  d'Euripide, 
ne  vint  qu'après,  Joachim  Du  Bellay  lui  attribue  d'avoir 
le  premier  introduit  quelques  mots  qui  sont  restés,  par 
exemple,  celui  à'' Ep'i gramme  et  d'Elégie,  et  d'avoir  trouvé 
aussi  ff  ce  beau  mot  composé,  aigre-doux.  » 

I.  On  cite,  en  effet,  de  fameux  musiciens  de  ce  siècle 


Z$6  POÉSIE     AU    XVI»=     SIÈCLE. 

lui  donnoit  de  bons  pages,  il  lui  octroya  encore 
de  temps  en  temps  quelques  offices  de  nouvelle 
création  et  de  certaines  confiscations  qui  procu- 
roient  à  Baïf  le  moyen  d'entretenir  aux  études 
quelques  îrens  de  lettres,  de  rétraler  chez  lui  tous 
les  savants  de  son  siècle  et  de  tenir  bonne  table. 
Dans  cette  faveur  insigne,  celui-ci  s'avisa  d'éta- 
blir en  sa  maison  une  Académie  des  bons  poètes 
et  des  meilleurs  esprits  d'alors,  avec  lesquels  il 
en  dressa  les  loix,  qui  furent  approuvées  du  roi 
jusques  au  point  qu'il  en  voulut  être  et  obliger  ses 
principaux  favoris  d'en  augmenter  le  nombre.  J'en 
ai  vu  autrefois  l'Institution  écrite  sur  un  beau 
vélin  signé  de  la  main  propre  du  roi  Henri  III,  de 
Catherine  de  Médicis  sa  mer»,  du  duc  de  Joyeuse 
et  de  quelques  autres,  qui  tous  s'obligeoient  par 
le  même  acte  de  donner  une  certaiiie  pension  an- 
nuel'e  pour  l'entretien  de  cette  fameuse  Académie. 
Mais  hélas  !  i...  » 

Et   Colletet   arrive   aux   circonstances  funestes 

qui  mettaient  des  airs  aux  paroles  des  poètes  :  Orlando 
et  Le'ieune  avaient  noté  en  musique  un  certain  sonnet 
d'Olivier  de  Magn)',  un  petit  dialogue  entre  un  amant 
et  le  nocher  Caron,  qui  avait  tenu  longtemps  en- émoi 
toute  la  cour.  Thibault  de  Courville  et  Jacques  Mauduit 
conduisaient  les  concerts  de  Baïf;  Guedron  et  Du  Cau- 
roy  faisaient  les  airs  des  chansons  de  Du  Perron.  — 
L'école  de  Marot  et  de  Saint-Gelais  avait  eu  aussi  ses 
musiciens,  dont  on  sait  les  noms.  J'ai  sous  les  yeux 
(Bibliothèque  Mazarine)  un  recueil  imprimé  de  Chansons 
avec  musique,  de  1553. 

I.  Vie  de  Baïf,  manuscrit  de  Colletet. 


PHILIPPE     DES     PORTES.  257 

qui  la  ruinèrenc.  J'ai  moi-même  parlé  ailleurs  avec 
quelque  détail  de  ce  projet  d'Académie,  et  j'en  ai 
indiqué  les  analogies  anticipées  avec  l'Académie 
française.  Lorsque  la  reine  Christine  lit  visite  à 
celle-ci,  en  16$^,  l'illustre  compagnie,  surprise  à 
l'improvisle,  n'avait  pas  résolu  la  question  de  sa- 
voir si  on  resterait  assis  ou  debout  devant  la  reine- 
Un  académicien  présent,  M.  de  La  Mesnardicre, 
rappela  à  ce  sujet  que,  u  du  temps  de  Ronsard,  il 
se  tint  une  assemblée  de  gens  de  lettres  et  de 
beaux-esprits  à  Saint-Victor,  oîi  Charles  IX  alla 
plusieurs  fois,  et  que  tout  le  monde  éioit  assis  de- 
vant lui.  »  Ce  précédent  fit  loii. 

Sur  ce  chapitre  des  libéralités  des  Valois,  nous 
apprenons  encore    qu'en    1581    le    roi    donna    à 

I.  L'Académie  des  Valois  ne  tenait  pas  toujours  ses 
séances  à  Saint-Victor.  D'Aubigné,  qui  dut  à  son  talent 
de  bel-esprit  agréable  d'y  être  admis  par  le  roi,  dans  le 
temps  où  il  était  attaché  au  Béarnais  captif  et  à  la  veille 
de  l'évasion  de  1576,  D'Aubigné  nous  apprend  (^Histoire 
universelle,  livre  II,  chap.  xx)  qu'alors  cette  Académie 
s'assemblait  dans  le  cabinet  même  du  roi,  deux  fois  par 
semaine,  et  qu'on  y  entendait  toutes  sortes  d'hommes 
doutes,  et  même  des  dames  qui  avaient  étudié;  on  y 
posait  des  problèmes  de  bel-esprit  et  de  métaphysique. 
Le  problème  était  chaque  fois  proposé  par  celui  qui  avait 
le  mieux  fait  à  la  dernière  dispute.  —  Enfin  la  musique 
jouait  un  assez  grand  rôle  dans  ces  réunions  de  Saint- 
Victor  pour  que  le  Père  Ménestrier  y  ait  vu  un  commen- 
cement d'opéra  (^des  Représentations  en  Musique  anciennes 
et  modernes,  page  166);  et,  en  ce  sens,  la  fondation  de 
Baïf  était  en  effet  une  tentative  anticipée,  sinon  à^ Aca- 
démie royale  de  Musique,  du  moins  de  Conservatoire, 
II.  33 


258  POÉSIE     AU     XVI*     SIÈCLE. 

Ronsard  et  à  Baïf  la  somme  de  Joiiic  mille  livres 
coniftdttt^  pour  les  vers  (mascarades,  combats 
et  touruois)  qu'ils  avaient  composés  aux  noces  du 
duc  de  Joyeuse,  outre  les  livrées  et  l;;s  étoffes  de 
soie  dont  cet  illustre  seigneur  leur  avait  fait  pré- 
sent à  chacun.  Cet  argent  comptant  avait  alors  un 
très-grand  prix;  car  trop  souvent,  à  ces  époques 
de  comptabilité  irrégulière,  les  autres  libéralités 
octroyées  deiiieuraieiit  un  peu  sur  le  papier.  On 
cite  l'exemple  d'Henri  Estieune  à  qui  le  roi  {i$S$) 
avait  donné  mille  écus  pour  son  traité  de  la  Pré- 
celletice  Ju  Lanfa^e/mucois;  mais  le  trésorier 
ne  lui  voulut  délivrer  sur  son  brevet  que  six  cents 
écus  comptant.  Et  comme  Henri  refusait,  le  tré- 
sorier lui  dit  en  se  moquant  :  «  Je  vois  bien  que 
vous  ne  savez  ce  que  c'est  que  finances  ;  vous  re- 
viendrez à  l'offre  et  ne  la  retrouverez  pas.  »  Ce 
qui  se  vérifia  en  etfet;  aucun  autre  trésorier  n'of- 
frit mieux  ;  un  édit  contre  les  protestants  survint  à 
la  traverse,  et  Henri  Estienne  dut  s'en  retourner 
à  Genève  en  toute  hâte,  le  brevet  en  poche  et  les 
mains  vides. 

Sous  Louis  XIV  même,  sous  Colbert,  on  sait 
l'éclat  que  firent  à  un  certain  moment  ces  fas- 
tueuses pensions  accordées  à  tous  les  hommes  de 
lettres  et  savants  illustres  en  France  et  à  l'étran- 
ger. 11  alla  de  ces  pensions,  dit  Perrault  (Mé- 
moires), en  Italie,  en  Allemagne,  en  Danemark 
et  jusqu'en  Suède  ;  elles  y  arrivaient  par  lettres  de 
cliange.  Quant  à  celles  de  Paris,  on  les  distribua 

I.  Deus  mille  écus  à  chacun. 


l'H  (  r,  I  I' !•  K    D  K  s    l'ORry.i,  259 

la  première  année  à  domicile,  dans  des  bour^eit 
de  «oie  d'or;  la  «ccoiidc  année,  dans  de»  bourse» 
de  cuir.  Pu!»  il  fallut  le»  aller  toucher  «oi-môrne; 
pui»  le»  année»  eurent  quinze  et  seize  moi»,  et, 
quand  vint  la  guerre  avec  l'Espagne,  on  ne  le» 
toucha  plu»  du  tout.  Aujourd'hui,  il  faut  tout  dire, 
si  on  est  par  trop  rogné  au  budget,  on  e«t  très- 
sûrement  payé  au  trésor. 

Les  poëtcs  favori»  et  bon»  catholique»  «avaient 
san»  doute  profiter  de»  création»  d'office»  et  de» 
petite»  confiscations  en  leur  faveur,  mieux  que  le 
calviniste  Henri  Esticnne  ne  faisait  de  son  brevet. 
On  voit  pourtant,  à  de  certaine»  plaintes  de  Baïf, 
que  lui  aussi  il  eut  un  jour  bien  de  la  peine  à  sj 
défaire  de  deux  office»  de  nouvelle  création  dont 
Charles  IX  l'avait  gratifié,  et  l'honnête  donataire 
s'en  prend  tout  haut  à  la  prodigieuse  malice  d'ua 
petit  secrétaire  fripon.  Quoi  qu'il  en  soit,  dan»  sa 
retraite  de  Saint-Victor,  où  tous  les  illustre»  du 
temps  vinrent  s'assioir,  et  où  nous  verrons  Des 
Forte»  en  un  moment  de  douleur  se  retirer,  Baïf 
continua  de  vivre  heureux  et  fredonnant,  menant 
musiques  et  aubade»,  même  au  bruit  de»  arque- 
busades  du  Louvre,  et  chamarrant  sa  façade  de 
toutes  sortes  d'inscriptions  grecques  bucolique» 
et  pindariqucs,  jusqu'à  l'heure  où  le»  guerres 
civiles  prirent  décidément  le  dessus  et  où  tout  s'y 
abîma.  Ses  dernières  années  furent  gênées  et  cha- 
grines; il  mourut  du  moins  assez  à  propos  (158;;) 

pour  ne  pas  voir  sa  maison  chérie  mise  au  pillage  1 . 

• 

I.  Moréri  et  Goujct    retardent    cette  mort    jusqu'en 


200  POÉSIE     AU     XVI*    SIÈCLE. 

Mais  revenons;  nous  ne  sommes  guère  q'u'au 
début  de  Des  Portes,  à  ce  lendemain  de  la  Saint- 
Barthéiemy  où  Bèze  et  L's  autres  po«ites  huguenots 
comparent  Charles  IX  à  Hérode ,  et  où  notre 
nouveau  venu  lui  dédie  son  Roland  furieux  imité 
de  l'Arioste.  Son  Rodomont,  autre  imitation,  qui 
n'a  guère  que  sept  cents  vers,  lui  était  payé  huit 
cents  écus  d'or,  de  ces  écus  dits  à  la  couronne; 
plus  d'un  écu  par  vers.  Demandez  à  D'Aubigné  et 
même  à  Malherbe  :  le  B  Jamais,  avant  ou  après 
la  messe,  et  ne  fût-ce  que  d'intention,  fit-il  mine 
jamais  d'être  si  généreux? 

Dreux  du  Radier  a  très-bien  remarqué  le  tact 
de  Des  Portes  au  début  dans  les  moindres  choses  : 
à  Charles  IX,  prince  bouillant  et  impétueux,  il 
s'adresse  avec  les  fureurs  de  Roland  en  main  et 
avec   les   fiertés  de  Rodomont  ;  au  duc  d'Anjou, 


i$9i.  —  Ce  badin  de  Moncrif,  dans  son  Choix  d'anciennes 
Chansons,  après  en  avoir  cité  une  de  l'honnête  Baïf,  a 
eu  le  front  d'écrire  :  «  Peut-être  est-ce  le  premier  poëte 
qui  a  imaginé  d'avoir  une  petite  viaison  dans  un  faubourg 
de  Paris.  Une  Académie,  qu'il  y  établit  dans  de  certains 
j  ours,  n'étoit  peut-être  qu'un  prétexte.  »  Il  faut  bien' 
être  de  sou  xvme  siècle  pour  avoir  de  ces  idées-là.  Col- 
letet  fils,  qui  ne  badinait  pas,  a  ajouté  la  note  sui- 
vante au  manuscrit  de  son  père  :  «  11  me  souvient,  étant 
jeune  enfant,  d'avoir  vu  la  maison  de  cet  excellent 
homme  que  l'on  montroit  comme  une  marque  précieuse 
de  l'antiquité  ;  elle  étoit  située  (sur  la  paroisse  de  Saint- 
Nicolas-du-Chardonnet)  à  l'endroit  même  où  l'on  a 
depuis  bâti  la  maison  des  religieuses  angloises  de  l'ordre 
de  saint  Augustin,  et  sous  chaque  fenêtre  de  chambre  on 


PHILIPPE     DES     PORTES.  26 1 

plutôt  galant  et  tendre,  il  dédie  dans  le  même 
temps  les  beautés  d'Angélique  et  les  douleurs  de 
ses  amants.  Courtisan  délicat,  il  savait  avant  tout 
consulter  les  goûts  de  ses  patrons  et  assortir  ses 
offrandes. 

Mais  je  ne  suivrai  pas  Du  Radier  dans  sa  dis- 
cussion des  amours  et  des  maîtresses  de  Des 
Portes.  Celui-ci  a  successivement  célébré  trois 
dames,  sans  préjudice  des  amours  diverses.  La 
première,  Diane,  était-elle  en  effet  cette  Diane  de 
Cossé-Brissac  qui  devint  comtesse  de  Mansfeld  et 
eut  une  fin  tragique,  surprise  et  tuée  par  son  mari 
dans  un  adultère?  La  seconde  maîtresse,  Hip- 
polyte,  et  la  troisième,  Cléonice,  étaient-elles 
d'autres  dames  que  nous  puissions  nommer  de 
cette  cour?  Du  Radier  s'y  perd,  et  Tailemant  le 
contredit.  Ce  qui  paraît  certain,  c'est  que  Des 
Portes  aimait  en  effjt  très-haut,  et  que  son  noble 


lisoit  de  belles  inscriptions  grecques  en  gros  caractères, 
tirées  du  poète  Anacréon,  de  Pindare,  d'Homère  et  de 
plusieurs  autres,  qui  attiroient  agréablement  les  yeux 
des  doctes  passants.  »  Une  de  ces  inscriptions,  j'imagine, 
et  non  certes  la  moins  appropriée,  aurait  été  celle-ci, 
tirée  de  Théocrite  :  «  La  cigale  est  chère  à  la  cigale,  la 
fourmi  à  la  fourmi,  et  l'épervier  aux  éperviers  ;  mais  à 
moi  la  Muse  et  le  chant.  Que  ma  maison  tout  entière  en 
soit  pleine!  car  ni  le  sommeil,  ni  l'éclat  premier  du 
renouveau  n'est  aussi  doux,  ni  les  fleurs  ne  plaisent  aux 
abeilles  autant  qu'à  moi  les  Muses  me  sont  chères...  » 

—  C'est  dans  ce  même  couvent  des  Anglaises,  bâti 
en  1634  sur  l'emplacement  de  la  maison  de  Baïf,  que 
par  la  suite  (voîventibus  annis)  a  été  élevée  madame  Sand. 


262  POÉSIE     AU     XVI*     SIÈCLE. 

courage,  comme  on  disait,  aspirait  aux  plus  belles 
fortunes;  si  ses  sonnets  furent  très-platoniques,  sa 
pratique  passait  outre  et  allait  plus  effectivement 
au  réel.  Un  jour  qu'il  était  vieux,  Henri  IV  lui 
dit  en  riant,  devant  la  princesse  de  Conti  :  «  Mon- 
sieur de  Tiron,  il  faut  que  vous  aimiez  ma  nièce; 
cela  vous  réchauffera  et  vous  fera  faire  encore  de 
belles  choses.  »  La  princesse  répondit  assez  vive- 
ment :  «  Je  n'en  serois  pas  fâchée,  il  en  a  aimé 
de  meilleure  maison  que  moi.  »  Elle  faisait  allu- 
sion à  la  reine  Marguerite,  femme  d'Henri  IV; 
on  avait  jasé  d'elle  autrefois  et  du  poète. 

Des  Portes  m  célébrait  pas  moins  les  amours 
de  ses  patrons  que  les  siens,  et  on  peut  deviner 
que  cela  l'avançait  encore  mieux.  On  a  des  stances 
de  lui  pour  le  roi  Charles  IX  à  Callirée  :  était- 
ce  la  belle  Marie  Touchet  d'Orléans,  la  seule  maî- 
tresse connue  de  Charles  IX?  Il  y  a  dans  la 
pièce  un  assez  beau  portrait  de  ce  jeune  et  sau- 
vage chasseur,  qui  eut  le  malheur  de  tourner  au 
féroce  : 

fai  mille  jours  entiers,  au  chaud,  à  la  gelée, 
Erré,  la  trompe  au  col ,  par  mont  et  par  vallée , 
Ardent,  impatient 

Dans  d'autres  stances  pour  le  duc  d'Anjou  allant 
assiéger  La  Rochelle(i572),  on  entend  des  accents 
plus  doux  ;  le  guerrier  élégiaque  se  lamente  pour 
la  demoiselle  de  Châteauneuf,  la  plus  belle  blonde 
de  la  cour,  qu'il  laissa  bientôt  pour  la  princesse 
de  Condé,  et  à  laquelle  il  revint  après  la  mort  de 


PHILIPPE     DES     PORTES.  263 


celle-ci.  Le  ton  est  tout  différent  pour  les  deux 
frères  :  Charles  IX  résistait  et  se  cabrait  contre 
l'amour;  le  duc  d'Anjou  y  cJde  et  s'y  abandonne 
languissamment. 

La  pièce  qui  suit,  ou  Complainte  pour  M.  le 
duc  d'Anjou  élu  roi  de  Pologne  (1573),  et  l'autre 
Complainte  pour  le  même  étant  en  Pologne  (iS7-f)j 
regardent  la  princesse  de  Condéi,  à  ce  que  Du 
Radier  assure.  Nous  assistons  aux  moyens  et  aux 
progrès  de  la  faveur  de  Des  Portes.  Il  accompa- 
gna le  prince  dans  son  royaume  lointain,. et,  après 
neuf  mois  de  séjour  maudit,  il  quitta  cette  con- 
trée pour  lui  trop  barbare  avec  un  Adieu  de  co- 
lère. Dans  le  siècle  suivant,  Marie  de  Gonzague 
appelait  à  elle  en  Pologne  le  poëte  Saint-Amant, 
qui  ne  s'y  tint  pas  davantage.  Bernardin  de  Saint- 
Pierre,  plus  tard,  a  réparé  ces  injures,  et,  tout 
comblé  d'une  faveur  charmante,  il  a  laissé  à  ces 
forêts  du  Nord  des  adieux  attendris. 

Mais  rien  n'explique  mieux  le  degré  de  fami- 
liarité et  l'insinuation  intime  de  Des  Portes  que. 
deux  élégies  sur  lesquelles  Du  Radier  a  fixé  son 
attention,  et  dont  nous  lui  devons  la  clef.  L'Aven- 
ture première  a  pour  sujet  le  premier  rendez-vous 
heureux  à'Eurylas  (Henri  III,  encore  duc  d'An- 
jou) avec  la  belle  Olympe  (la  princesse  de  Condé). 
Olympe  était  d'abord  toute  cruelle  et  rigoureuse, 
ignorant  les  effets  de  l'amour,  et  son  amie  la  jeune 


I.  Marie  de  Clèves,  fille  du  duc  de  Nevers,  morte  en 
couches  le  30  octobre  1574. 


264.  POÉSIE     AU     XV 1*^     SIÈCLE. 

Fleur-de-Lys  (Marguerite  de  Valois)  l'en  repre- 
nait et  lui  disait  d'une  voix  flatteuse  : 

Que  faites-vous,  mon  cœur?  quelle  erreur  vous  transporte 

De  fermer  aux  Amours  de  vos  pensers  la  porte? 

Quel  plaisir  aure^-vous  vivant  toujours  ainsi? 

Amour  rend  de  710s  jours  le  malheur  adouci^ 

Il  nous  élève  au  ciel,  il  chasse  nos  tristesses, 

Et,  au  lieu  de  servir,  nous  fait  être  maîtresses. 

L'air,  la  terre  et  les  eaux  révèrent  son  pouvoir  ^ 

Il  sait,  comme  il  lui  plaît,  les  étoiles  mouvoir; 

Tout  le  reconnaît  Dieu.  Que  pensez-vous  donc  faire 

D'irriter  contre  vous  un  si  fort  adversaire? 

Par  lui  votre  jeunesse  en  honneur  Jleur ira; 

Sans  lui  cette  beauté  rien  ne  vous  servira, 

Noti  plus  que  le  trésor  qu'un  usurier  enserre, 

Ou  qu'un  beau  diamant  caché  dessous  la  terre. 

On  ne  doit  sans  Amour  une  Dame  estimer; 

Car  nous  naissons  ici  seulement  pour  aimer  ^! 

A  ces  doux  propos,  pareils  à  ceux  d'Anna  à  sa 
sœur  Didon.  la  sévère  Olympe  résiste  encore  ; 
mais  son  heure  a  sonné;  elle  a  vu  le  bel  et  in- 
différent Eurylas;  leurs  yeux  se  rencontrent, 

Et,  sans  savoir  comment, 

Leurs  deux  cœurs  sont  navrés  par  un  trait  seulement 

Le  mari  jaloux  s'en  mêle  et  enferme  Olympe  : 
l'imprudent!  rien  ne  mûrit  une  ardeur  amoureuse 

I.  Des  Portes  a  du  Quinault.  Et  encore  ce  vers  : 
Douce  est  la  mort  qui  vient    en  bien  aimant. 


PHILIPPE     DES     PORTES.  26$ 

comme  de  se  sentir  sous  les  verrous.  Olympe  ne 
pense  plus  à  autre  chose  qu'à  en  sortir  et  qu^à 
oser.  Le  sommeil  et  Vénus  en  songe  lui  viennent 
en  aide.  Au  fond  du  vieux  palais  (de  Fontaine- 
bleau peut-être)  est  un  lieu  propice,  un  sanctuaire 
réservé  aux  amants  fortunés  :  Venus  le  lui  indi- 
que dans  le  songe,  en  y  joignant  l'heure  de  midi 
et  tous  les  renseignements  désirables  : 

Vénus,  ce  lui  semblait,  à  ces  mots  l'a  baisée, 

Laissant  d'un  chaud  désir  sa  poitrine  embrasée, 

Puis  disparut  légère.  Ainsi  qu'elle  partoit, 

Le  Ciel  tout  réjoui  ses  louanges  chantoit  ; 

Les  Vents  à  son  regard  tenaient  leurs  bouches  closes, 

Et  les  petits  Amours  faisoient  pleiivoir  des  roses. 

Olympe  s'éveille  et  n'a  plus  qu'à  obéir.  Vénus  lui 
a  également  permis  de  conduire  avec  elle  Camille, 
sa  compagne,  qui  doit  combler  les  vœux  d'un  . 
certain  Floridant;  mais  Olympe  va  plus  loin,  elle 
songe,  de  son  propre  conseil,  à  mettre  la  jeune 
Fleur-de-Lys  de  la  partie,  et  sans  le  lui  dire;  car 
Fleur-de-Lys  est  éprise  du  gracieux  Nirée ,  et 
Olympe,  en  ce  jour  de  fête,  veut  faire  le  bonheur 
de  son  amie  comme  Je  sien, 

Tout  se  passe  à  ravir,  et  au  gré  de  la  déesse; 
les  couples  heureux  se  rencontrent;  mais  seule  la 
jeune  Fleur-de-Lys  s'étonne  et  résiste;  elle  blâme 
la  téméraire  Olympe,  laquelle  sait  bien  alors  lui 
rappeler  les  anciens  conseils,  et  lui  rendre  mali- 
cieusement la  leçon  à  son  tour  : 

"•  34 


266  POÉSIE    AU    XVI*    SIÈCLE. 


Hc  quoi,  lui  disoit-elle,  où  est  votre  assurance? 
Où  sont  tous  ces  propos  si  pleins  de  véhémence 
Que  vous  me  soulier  dire  ajîn  de  m'cnjlammer, 
Avant  que  deux  beaux  yeux  m'eussent  forcé  d'aimer? 

Comme  un  soldat  craintif,  qui,  bien  loin  du  danger, 
Ne  bruit  que  de  combats,  de  forcer,  d'assiéger, 
Parle  haut  des  couards,  leur  lâcheté  reproche, 
Puis  fuit  honteusement  quand  V ennemi  s'approche: 
Vousfuyei  tout  ainsi,  d'un  cœur  lâche  et  peureux, 
Bien  que  votre  ennemi  ne  soit  pas  rigoureux. 

Si  l'on  n'était  en  matière  si  profane,  j'allais  dire  que 
c'est  en  petit  la  situation  de  Polyeucte  et  de  Ncar- 
que ,  quand  celui-ci,  après  avoir  poussi  son  ami, 
recule.  Mais  la  sage  Fleur-de-Lys  tient  bon  jus- 
qu'à la  fin.  On  se  demande,  à  voir  cette  discré- 
tion extrême  et  ce  demi-voile  jeté  sur  un  coin  du 
tableau,  quel  peut  être  ce  gracieux  et  timide  Ni- 
rée ,  compagnon  d'Eurylas.  Est-ce  le  duc  de 
Guise?  se  dit  Du  Radier;  est-ce  Du  Guast?  est-ce 
Chanvallon?  Et  moi  je  demande  bien  bas  :  Ne 
serait-ce  pas  Des  Portes  lui-même,  le  discret 
poëte,  qui  fait  ici  le  modeste  et  n'a  garde  de  trahir 
l'honneur  de  sa  dame? 

Cette  élégie  finit  par  quelques  traits  charmants 
pour  peindre  les  délices  mutuelles  dans  cette  ren- 
contre : 


O  jeune  enfant,  Amour,  le  seul  dieu  des  liesses. 
Toi  seul  pourrais  conter  leurs  mignardes  caresses..,; 


PHILIPPE     DES     PORTES.  1î(j7 

et  après  une  énumcration  assez  vive  : 

Tu  les  peux  bien  conter,  car  tu  y  fus  toujours! 

Il  me  semble  que  l'on  comprend  mieux  maintenant 
le  talent,  le  rôle  amolli  et  la  grâce  chatouilleuse 
de  Des  Portes  i. 

La  seconde  élégie  ou  Aventure,  intitulée  Cléo- 
phon,  nous  fait  pénétrer  encore  plus  curieusement 
dans  ces  mœurs  d'alors  et  dans  cette  fonction 
aussi  séduisante  que  peu  grandiose  du  poëte.  Il 
s'agit  en  cette  pièce  de  déplorer  l'issue  funeste  du 
duel  qui  eut  lieu  le  27  avril  157^,  près  de  la  Bas- 
tille (là  où  est  aujourd'hui  la  place  Royale),  entre 
Quelus,  Maugiron  et  Livarot  d'une  part,  d'An- 
tragues,  Riberac  et  Schomberg  de  l'autre.  Des  six 
combattants  quatre  finalement  périrent,  dont  sur- 
tout les  deux  mignons  d'Henri  III,  Quelus  et 
Maugiron.  Celui-ci  fut  tué  sur  la  place;   Quelus, 


I.  Il  y  a  une  sotte  histoire  sur  son  compte,  et  qui  le 
ferait  poëte  beaucoup  plus  naïf  vraiment  qu'il  n'était; 
nous  en  savons  déjà  assez  pour  la  démentir.  On  raconte 
qu'il  parut  un  jour  en  habit  négligé  devant  Henri  III, 
tant,  ajoute-t-on,  il  était  homme  d'étude  ci  adonné  à  sa 
poésie!  et  Henri  III  lui  aurait  dit  :  «J'augmente  votre 
pension  de  tant,  pour  que  vous  vous  présentiez  désormais 
devant  moi  avec  un  habit  plus  propre.  »  De  telles  distrac- 
tions seraient  bonnes  chez  La  Fontaine  ;  mais  Des  Portes 
avait  à  la  cour  l'esprit  un  peu  plus  présent.  S'il  parut 
un  jour  en  tel  négligé,  après  quelque  élégie,  ce  ne  fut  de 
la  part  du  galant  rimeur  qu'une  manière  adroite  et 
muette  de  postuler  un  bénéfice  de  plus. 


268  POÉSIE     AU     XVI*     SIÈCLE- 

auteur  de  la  querelle,  ne  mourut  de  ses  blessures 
que  trente-trois  jours  après.  Le  poëte  raconte 
donc  le  malheur,  le  dévouement  des  deux  amis, 
Damon  (Quelus)  et  Lycidas  (Maugiron),  et  l'in- 
consolable douleur  de  l'autre  ami  Cléophon,  c'est- 
à-dire  d'Henri  III,  qui  ne  quitte  pas  le  chevet  du 
survivant  tant  qu'il  respire, 

Et  de  sa  blanche  main  le  fait  boire  et  manger. 

Les  souvenirs  de  Nisus  et  d'Euryale  animent  et 
épurent  assez  heureusement  cette  complainte.  On 
y  retrouve  un  éclio  de  ces  accents  étrangement 
sensibles  que  Théocrite  a  presque  consacrés  dans 
l'idylle  intitulée  Ait  es  ;  et  le  poëte  français  ne  fait 
guère  que  retourner  et  paraphraser  en  tous  sens 
ces  vers  de  Bion  :  «  Heureux  ceux  qui  aiment, 
quand  ils  sont  payés  d'un  égal  amour!  Heureux 
était  Thésée  dans  la  présence  de  Pirithoùs,  même 
quand  il  fut  descendu  dans  l'affreux  Ténarc  ! 
Heureux  était  Oreste  parmi  les  durs  Axéniens, 
puisque  Pylade  avait  entrepris  le  voyage  de  moi- 
tié avec  lui!  Bienheureux  était  l'Eacide  Achille 
tant  que  son  compagnon  Patrocle  vivait!  heureux 
il  était  en  mourant,  parce  qu'il  avait  vengé  sa 
mort  1  !  » 


I.  Il  faudrait  ici,  en  contraste  immédiat  et  pour  repré- 
sailles sanglantes,  opposer  des  passages  de  D'Aubigné  en 
ses  Tragiques  :  style  sauvage,  inculte,  hérissé,  indigna- 
tion morale  qui  ne  se  contient  plus,  injure  ardente,  con- 
tinuelle, forcenée,  rien  n'y  manque  comme  châtiment 
de  l'élégie;   mais,  la  plupart  du  temps  aussi,  cette  trop 


PHILIPPE     DES      PORTES.  269 

Nous  sommes  tout  préparés  maintenant  à  bien 
admettre  la  faveur  de  Des  Portes,  le  crédit  im- 
mense dont  il  disposa,  et  sa  part  active  dans  les 
affaires.  Prcnons-Ic  donc  de  ce  côté  et  voyons-le 
à  l'œuvre. 

Il  ne  faut  plus  que  savoir  encore  que  notre 
abbé,  si  chargé  de  bénéfices  et  de  titres  eccLsias- 
tiques,  n'en  omettait  pourtant  pas  tout  à  fait  les 
fonctions.    On  lit  dans  le  Journal  d'Henri  III,  à 


grossière  éloquence  ne  se  saurait  citer,  et,  des  deux 
poètes,  le  moins  moral  est  encore  le  plus  facile  à  trans- 
crire. Dans  la  satire  intitulée  les  Frimes,  on  sent  à  tout 
moment  l'allusion  à  Des  Portes  : 

Des  ordures  des  grands  le  poète  se  rend  sale, 
Quand  il  peint  en  César  un  ord  Sardanapale... 

Leurs  poêles  volages 

Nous  chantent  ces  douceurs  comme  amoureuses  rages... 
Quils  recherchent  le  los  des  affétés  poètes...,  etc. 

—  On  jugera  que  les  invectives  de  D'Aubigné  n'ont 
rien  d'exagéré,  si  le  hasard  fait  rencontrer  dans  l'un  des 
nombreux  volumes  de  la  collection  Dupuy,  aux  manus- 
crits de  la  Bibliothèque  du  Roi,  quelques  pages  qui 
semblent  le  résultat  de  conversations  de  Peiresc  avec 
Du  Vair.  Celui-ci  dévoilait  en  causant  les  horreurs 
secrètes  de  cette  cour  finissante  des  Valois,  des  choses 
sans  nom,  dont  on  n'a  qu'un  aperçu  dans  L'Estoile;  et, 
après  les  plus  grosses  de  ces  énormités,  on  lit  : 
«  Monsieur  Des  Portes,  qui  en  avoit  été  l'instrument 
d'une  bonne  partie,  en  avoit  écrit  la  vie  en  chiffre,  mais 
la  brûla  aux  Barricades.  » 


27°  POESIE     AU    XVl''     SIECLE. 


la  date  de  158$,  et  parmi  les  anecdotes  burles- 
ques de  ces  années  de  puérilité  et  de  scandale  : 
«  Le  dernier  jour  du  mois  (octobre),  le  Roi  s'en 
alla  à  Vincennes  pour  passer  les  fêtes  de  la  Tous- 
saint et  faire  les  pénitences  et  prières  accoutumées 
avec  ses  confrères  les  Hiéronimites,  auxquels, 
ledit  jour  du  mois  de  septembre  précédent,  il 
avoit  fait  lui-même,  et  de  sa  bouche,  le  prêche  ou 
exhortation  ;  et,  quelques  jours  auparavant,  il 
leur  avoit  fait  faire  pareille  exhortation  par  Phi- 
lippe Des  Portes,  abbé  de  Tiron,  de  Josaphat  et 
d'Aurillaci,  son  bien-aimé  et  favori  poëte.  »  Ainsi 
tour  à  tour,  ce  roi  à  bilboquets  et  à  chapelets  em- 
ployait le  bel-esprit  accommodant  à  prêcher  ses 
confrères,  comme  à  pleurer  ses  mignons  2. 


1.  Des  Portes  eut  bien  encore  d'autres  titres  et  qua- 
lités :  il  fut  chanoine  de  la  Sainte-Chapelle,  abbé  de 
Eonport,  de  Vaux-de-Cernai;  cette  dernière  abbaye 
ne  lui  vint  pourtant  qu'en  échange  de  celle  d'Aurillac, 
qu'il  permuta.  Le  Gaïlia  christiana  est  tout  marqué,  à 
chaque  volume,  de  son  nom  et  de  ses  louanges.  Nous 
lui  découvrirons  en  avançant  d'autres  abbayes  encore  ; 
c'a  été  sa  vocation  d'être  le  mieux  crosse  des  élégiaques. 

2.  D'Aubigné  y  pensait  évidemment  quand  il  s'écriait  : 

Si,  depuis  quelque  temps,  vos  rimeurs  hypocrites, 
Déguisés,  ont  changé  tant  de  phrases  écrites 
Aux  profanes  amours,  et  de  mêmes  couleurs 
Dont  ils  seri'oient  Satan,  infâmes  bateleurs, 
S'ils  colorent  encor  leurs  pompeuses  prières 
De  fleurs  des  vieux  païens  et  fables  mensongères. 
Ces  écoliers  d'erreur  n'ont  pas  le  style  appris. 


PHILIPPIi     DES      PORTES.  '  2/1 

Si  bien  qu'il  se  sentît  de  longue  main  aupris 
d'Henri  III,  Des  Portes  avait  cru  devoir  s'atMcher 
très-immédiatement  au  duc  de  Joyeuse,  le  plus  bi  il- 
lant  et  le  plus  actif  des  favoris  d'alors;  il  était  son 
conseil  en  tout  et  comme  son  premier  ministre.  On 
en  a  un  piquant  exemple  raconte  par  De  Thou  en  ses 
Mémoires.  Celui-ci,  âgé  de  trente-trois  ans,  n'était 
encore  que  maître  des  requêtes  ;  il  avait  passé  sa 
jeunesse  aux  voyages.  Le  président  de  Thou,  son 
oncle,  le  voulait  pourvoir  de  sa  survivance,  et  il 
se  plaignait  de  la  négligence  de  son  neveu  à  s'y 
pousser.  Il  en  parlait  un  jour  sur  ce  ton  à  Fran- 
çois Choesne,  lieutenant  général  de  Chartres,  qui 
courut  raconter  à  l'autre  De  Thou  les  regrets  du 
vieil  oncle,  et  le  presser  de  se  mettre  en  mesure. 
Mais  le  futur  historien  allégua  que  le  moment 
n'était  pas  venu,  que  les  sollicitations  n'allaient 
pas  à  son  humeur,  qu'il  en  faudrait  d'infinies  dans 
l'affaire  en  question;  enfin  toutes  sortes  de  défaites 
et  d'excuses  comme  en  sait  trouver  le  mérite 
indépendant  et  peu  ambitieux.  Mais  Choesne  l'ar- 
rêta court  :  «  Rien  de  plus  simple,  lui  dit-il;  si 
vous  croyez  votre  dignité  intéressée,  abstenez- 
vous  :  laissez-moi  faire;  je  me  charge  de  tout. 
Vous  connaissez  Philippe  Des  Portes,  et  vous 
n'ignorez  pas  qu'il  est  de  mes  parents  et  de  mes 
amis.  Il  peut  tout  près  du  duc  de  Joyeuse,  lequel 


Que  l'Esprit  de  lumière  apprend  à  nos  esprits. 
De  quelle  oreille  Dieu  prend  les  phrases  fatresses 
Desquelles  ces pipeurs fléchissoient  leurs  maîtresses'? 

(^Satire  des  Princes.) 


2/2         •  POESIE     AU    XVI^    SIECLE. 

fait  tout  près  du  roi.  Ce  sera,  j'en  réponds,  leur 
faire  plaisir,  à  Des  Portes  et  au  duc,  que  de  les 
employer  pour  vous.  » 

Et  tout  d'un  trait,  Choesne  court  chez  Des 
Portes,  qu'il  trouve  près  de  sortir  et  le  porte- 
feuille sous  le  bras,  un  portefeuille  rouge  de  mi- 
nistre ;  oui,  en  vérité,  notre  gracieux  poëte  en 
était  là.  Des  Portes  allait  chez  le  duc  de  Joyeuse 
travailler,  comme  on  dit.  En  deux  mots  Choesne 
le  met  au  fait  ;  c'était  le  matin  :  «  Revenez  dîner 
aujourd'hui,  lui  dit  Des  Portes,  et  je  vous  rendrai 
bon  compte!.  »  a  Theure  du  dîner,  Choesne 
trouve  l'affaire  faite  et  De  Thou  président  à  mor- 
tier en  survivance;  il  court  l'annoncer  à  celui-ci 
qui,  tout  surpris  d'une  telle  facilité  et  d'une  telle 
diligence,  est  confondu  de  se  voir  si  en  retard  de 
civilité,  et  qui  se  rend  lui-même  au  plus  vite  chez 
Des  Portes,  entamant  dis  l'entrée  toutes  sortes 
d'excuses.  Mais  Des  Portes  ne  souffrit  pas  qu'il 
lui  en  dît  davantage,  et  lui  répondit  noblement  : 
«  Je  sais  que  vous  êtes  de  ceux  à  qui  il  convient 
mieux  de  timoigner  leur  reconnaissance  des  bons 
offices,  que  de  prendre  la  peine  de  les  solliciter. 
Quand  vous  m'avez  employé  pour  vous  auprès  du 
duc  de  Joyeuse,  comptez  que  vous  nous  avez  obli- 


I.  A  propos  de  dîner,  ceux  de  Des  Portes  étaient  cé- 
lèbres et  lui  faisaient  grand  honneur  :  «  Nullus  etiim  cum 
vel  hospitaJiî  tncisa  liheralibtis  epulis,...  vel  omni  denique 
civilis  vit.v  splendore  superavil  »,  a  dit  Scévole  de  Sainte- 
Marthe. 


PHILIPPE      DES     PORTES.  27  3 

gés  l'un  et  l'a-itre  ;  c'est  en  pareille  occasion  qu'on 
peut  dire  qu'on  se  fait  honneur  quand  on  rend 
service  à  un  homme  de  mérite,  » 

Certes  Des  Portes,  on  le  sait  trop,  n'avait  pas 
un  sentiment  moral  très-profond  ni  trcs-rigide  ;  ce 
qu'on  appelle  dicjnité  de  conscience  et  principes 
ne  doit  guère  se  chercher  en  lui;  mais,  tout  l'at- 
teste, il  avait  une  certaine  libéralité  et  générosité 
de  cœur,  un  charme  et  une  séduction  sociale  qui 
font 'beaucoup  pardonner',  un  tour,  une  repré- 
sentation aisée,  pleine  de  magnificence  et  d'hon- 
neur, enfin  ce  qu'on  peut  appeler  du  moins  des 
parties  de  l'honnête  homme. 

De  Thou  re'connaissant  le  priait  de  l'introduire 
sur-le-champ  chez  le  duc  de  Joyeuse  pour  offrir 
ses  remercîments  confus.  Mais  Des  Portes,  qui 
savait  combien  les  grands  sont  légers  et  peu  sou- 
cieux, même  de  la  reconnaissance  pour  le  bien 
qu'ils  ont  fait  sans  y  songer  autrement,  éluda 
cette  louable  effusion,  et  lui'  dit  qu'ils  ne  trouve- 
raient pas  le  duc  à  cette  heure  ;  qu'un  remercî- 
ment  si  précipité  le  pourrait  même  importuner 
dans  l'embarras  d'affaires  oîi  l'on  était,  et  qu'il  se 
chargeait  du  compliment  et  des  excuses.  Cepen- 
dant Joyeuse  partit  pour  son  commandement  de 
Normandie;  la  visite  fut  remise  au  retour.  Quel- 
que temps  après  (1587),  survint  la  défaite  de  Cou- 
tras,  où  périt  ce  jeune  seigneur,  et  le  long  en- 
chaînement des  calamités  civiles  recommença. 

I.  Iiigenii  morumque  suavUas,  répète-t-on  de  lui  à 
l'envi  dans  tous  les  éloges  du  temps. 

II.  35 


27.f  POESIE    AU     XVl^    SIÈCLE. 


Ce  fut  un  coup  affreux  pour  Des  Porte?,  et  qui 
semblait  briser  sa  fortune  au  moment  où  elle  tou- 
chait aa  faîte.  L'affection  pourtant,  on  aime  à  le 
penser,  eut  une  grande  part  en  ses  regrets.  Dans 
l'accablement  où  il  tomba  à  la  première  nouvelle 
de  cette  mort,  fuyant  la  société  des  hommes,  il  se 
retira  chez  Baïf,  à  Saint-Victor,  en  ce  monastère 
même  des  muses  que  nous  avons  décrit  précédem- 
ment. C'est  de  Thou  encore  qui  nous  apprend 
cela,  et  qui  alla  l'y  voir  pour  le  consoler. 

La  poésie  dut  alors  lui  revenir  en  aide;  tout 
en  suivant  l'ambition,  il  en  avait  maudit  souvent 
les  conditions  et  les  gênes.  Il  aimait  la  nature,  il 
la  sentait  avec  une  sorte  de  vivacité  tendre;  il  put, 
durant  ces  quelques  mois  de  retraite,  se  reprendre 
avec  regret  aux  beaux  jours  envolés,  et  se  redire 
ce  sonnet  de  lui,  déjà  ancien,  qu'il  adressait  au 
vieux  Dorât  : 

Quel  destin  favorable,  ennuyé  de  mes  peines," 
Rompra  les  forts  liens  dont  mon  col  est  pressé? 
Par  quel  vent  reviendrai-je  au  port  que  j'ai  laissé. 
Suivant  trop  follement  des  espérances  vaines? 

Verrai-je  plus  le  temps  qu'au  doux  bruit  des  fontaines, 
Dans  un  bocage  épais  mollement  tapissé, 
Nous  récitions  nos  vers,  moi  d'amour  offensé. 
Toi  bruyant  de  nos  Rois  les  victoires  hautaines? 

Si  j'échappe  d'ici,  Dorât,  je  te  promets 
Qu'Apollon  et  Cypris  je  suivrai  désormais, 
Sans  que  Vambition  mon  repos  importune. 


PHILIPPE     DES      PORTES.  2/$ 

Les  venteuses  faveurs  ne  me  pourront  tenter, 
Et  de  peu  je  saurai  mes  désirs  contenter, 
Prenant  congé  de  vous,  Espérance  et  Fortune'^. 

C'était  également,  si  l'on  s'en  souvient,  le  vœu 
final  de  Gil  Blas,  mais  qui,  plus  sage,  paraît  s'y 
être  réellement  tenu. 

Convient-il  de  placer  déjà  à  ce  moment  plu- 
sieurs des  retours  chrétiens  de  Des  Portes,  de 
ces  sonnets  spirituels  et  de  ces  prières  qui,  dans 
une  âme  mobile-,  ne  semblent  pas  avoir  été  sans 
émotion  et  sans  sincérité?  ht?,  Psaumes  ne  vinrent 
que  plus  tard,  et  furent  l'œuvre  de  sa  vieillesse. 
Mais,  dès  l'époque  où  nous  sommes,  il  avait  com- 
posé des  pièces  contrites,  dont  plusieurs  datent 
certainement  d'une  grande  maladie  qu'il  avait 
faite  en  1570.  On  a  souvent  cité  ce  sonnet,  assez 
pathétique,  qui  paraît  bien  avoir  été  l'original 
dont  s'est  inspiré  Des  Barreaux  pour  le  sien  de- 
venu fameux  : 

Hélas!  si  tu  prends  garde  aux  erreurs  que  f  ai  faites. 
Je  l'avoue,  6  Seigneur!  mon  martyre  est  bien  doux; 
Mais,  si  le  sang  de  Christ  a  satisfait  pour  nous, 
Tu  décoches  sur  moi  trop  d'ardentes  sagettes. 

Que  me  demandes-tu?  mes  œuvres  imparfaites. 
Au  lieu  de  V adoucir ,  aigriront  ton  courroux; 
Sois-7noi  donc  pitoyable,  6  Dieu!  père  de  tous; 
Car  où  pourrai-je  aller,  si  plus  tu  me  rejettes? 


I.  Imité  d'une  épigrarr.me  d'Owen. 


27<5  POÉSIE     AU     XVl^     SIÈCLE. 

D'esprit  triste  et  confus,  de  misère  accablé, 
En  horreur  à  moi-même,  angoisseux  et  troublé. 
Je  me  jette  à  tes  pieds,  sois-moi  doux  et  propice  ! 

Xe  tourne  point  les  yeux  sur  mes  actes  pervers, 
Ou,  si  tu  les  veux  voir,  vois-les  teints  et  couverts 
Du  beau  sang  de  ton  Fils,  ma  grâce  et  majusl  ice  * . 

Il  est  probable  que,  durant  les  semaines  d'af- 
fliction, ces  pensées  graves  lui  repassèrent  au 
moins  par  l'esprit,  de  même  que  plus  taid,  après 
la  Ligue,  et  vieillissant,  il  fut  peut-être  plus  sin- 
cèrement repentant  p.ir  accès  qu'on  ne  l'a  cru.  Ces 
natures  sensibles,  même  raffinées,  sont  ainsi. 

Dans  tous  les  cas,  cette  variation,  pour  le  mo- 
ment, dura  peu,  et  Tambition  le  reprit  de  plus 
belle.  Henri  III  mort  (ce  qu'il  faut  noter  pour 
sa  décharge),  on  retrouve  Des  Pones  ligueur,  bien 
que  sentant  un  peu  le  fagot,  et  atiaché  à  l'amiral 
de  Villars,  cousin   de  Joyeuse  :  il  l'avait  proba- 

I.  C'est  vraisemblablement  de  ce  sonnet  que  le  grand 
Arnauld  voulait  parler  dans  une  lettre  du  lo  mars  1657  ; 
((  Je  vous  prie  de  dire  à  l'abbé  que  le  sonnet  de  Des 
Portes  me  semble  fort  beau,  et  qu'il  ne  seroit  pas  mau- 
vais de  le  faire  imprimer.  »  —  Le  dernier  tercet  a  été 
ainsi  reproduit  et  agrandi  par  Des  Barreaux  : 

J'adore  en  périssant  la  raison  qui  l'aigrit  : 
Mais  dessus  quel  endroit  tombera  ton  tonnerre, 
Qui  ne  soit  tout  couvert  du  sang  de  Jésus-Christ? 

Dans  les  dernières  éditions  de  Des  Portes,  au  lieu  du 
beau  sang  de  ton  Fils,  on  lit  du  clair  sang,  que  j'aime 
moins.  Ce  qui    dénote,    à  coup  sûr ,  que    Des  Barreaux 


PHII-IPPIÎ     DES     PORTES.  277 

blemeiit  connu  dans  cette  maison.  Du  Havre-de- 
Gràce,  où  l'avait  placé  Joyeuse,  Villars  s'était  jeté 
dans  Rouen  et  y  concentrait  en  lui  tous  les  pou- 
voirs. C'était  un  caractère  violent  et  fougueux,  un 
capitaine  plein  d'ambition  et  d'ailleurs  capable. 
Des  Portes  s'est  insinué  près  de  lui  ;  il  le  conduit 
et  le  domine  ;  il  se  fait  l'âme  de  son  conseil  et  le 
bras  droit  de  ses  négociations  ;  il  devient  le  véri- 
table premier  ministre,  enfin,  de  ce  roi  d'Yvetot  : 
la  Satyre  Ménippée  appelle  ainsi  Villars,  qui  était 
mieux  que  cela,  et  une  espèce  de  roi  en  effet  dans 
cette  anarchie  de  la  France.  Quant  à  Des  Portes, 
le  poëte  iyigrat  de  l'Amirauté^  comme  la  Ménip- 
pée dit  encore,  sa  fortune  en  ces  années  désas- 
treuses (iSP^'^SPi)  se  trouve  autant  réparée 
qu'elle  peut  l'êire  ;  ses  bénéfices  sont  saisis,  il  est 
vrai  ;  mais  il  a  en  rr.ain  de  quoi  se  les  faire 
rendre,  et  avec  usure.  Dans  toutes  les  négocia- 
tions où  il  figure,  il  ne  s'oublie  pas. 


connaissait  le  sonnet  de  Des  Portes,  c'est  moins  la  res- 
semblance du  sentiment,  et  même  du  dernier  trait,  que 
quelques  mots  insignifiants,  comme  propice,  aigrir,  qui 
se  trouvent  avoir  passé  dans  son  sonnet.  Du  Radier  fut 
le  premier,  dans  l'article  du  Conservateur,  à  dénoncer 
cette  imitation,  et  il  en  revendique  la  découverte  avec  une 
certaine  vivacité,  au  tome  le'  de  ses  Récréations  historiques 
et  critiques.  Dans  l'intervalle,  en  effet,  un  M.  de  La  Bla- 
quière  avait  écrit  de  Verdun  une  lettre  à  Fréron  (^Année 
littéraire,  mars  1758),  pour  annoncer  la  même  trouvaille. 
On  pourrait  soutenir  également  que  Des  Portes  a  ins- 
piré à  Racaa  sa  belle  pièce  de  la  Retraite;  il  l'y  a  du 
moins  aidé. 


27^  POÉSIE    AU     XVl^     SIÈCLE. 

Palma  Cayet  raconte  que,  dans  le  temps  même 
où  Villars  se  cantonnait  à  Rouen  et  préparait  son 
indépendance,  ce  capitaine,  très-prudent  et  avisé  à 
travers  ses  fougues,  négociait  secrètement  avec  le 
cardinal  de  Bourbon,  qui  présidait  alors  le  Con- 
seil du  roi,  tantôt  à  Chartres,  tantôt  à  Mantes, 
«  et  ce  par  le  moyen  de  Des  Portes,  et  qu'en  furent 
les  paroles  si  avant  qu'il  fut  parlé  audit  Conseil 
de  donner  main  levée  des  abbayes  et  bénéfices 
dudit  sieur  Des  Portes  occupés  par  les  royaux  ». 
L'affaire  rompit  par  le  refus  des  détenteurs,  et  le 
poëte-diplomate  se  vengea ,  montrant  bientôt  ce 
que  peut  un  homme  de  conseil  quand  il  rencontre 
un  homme  d'exécution^. 

Mais  Sully,  en  ses  Economies  royales,  est  celui 
qui  nous  en  apprend  le  plus  sur  la  situation  et 
l'importance  du  conseiller  de  Villars.  Après  des 
pourparlers  préliminaires  et  des  tentatives  avor- 
tées qui  avaient  eu  lieu  durant  le  siège  même  de 
Rouen,  le  principal  serviteur  d'Henri  IV  y  re- 
vient en  titre,  muni  de  pleins  pouvoirs  pour  trai- 
ter (1594).  Les  affaires  de  la  Ligue  allaient  fort 
mal;  Paris  était  à  la  veille  de  se  rendre  à  son  roi; 
mais  Rouen  tenait  bon,  et  c'était  un  embarras 
considérable.  Sully,  à  peine  arrivé  dans  la  ville 
rebelle,  y    trouve    La    Font,   son    ancien    maître 


I.  Et  notez  comme  Des  Portes  sait  bien  choisir  ceux 
à  qui  il  s'attache  :  d'abord,  c'était  Joyeuse,  le  plus  poli- 
tique des  favoris,  et  qui  tendait  même  à  se  substituer  à 
Guise  en  tête  de  la  Ligue;  aujourd'hui,  c'est  Villars,  le 
plus  valeureux  et  le  plus  capable  du  parti. 


PHUIPPE     DES     PORTES.  279 


d'hôtel,  et  qui  l'était  de  M.  de  Villars;  ce  La 
Font  servait  d'entremetteur  secondaire.  Dès  le 
premier  moment,  Sully  envoie  Du  Perat,  un  de 
ses  officiers,  visiter  de  sa  part  M.  de  Villars, 
M"^"  de  Simiers  et  M.  de  Tiron,  les  trois  grands 
personnages.  Qu'était-ce  que  M'""^  de  Simiers?  De- 
mandez à  Tallemant  :  M"'«  de  Simiers  (M^'<=  de 
Vitry),  ancienne  fille  d'honneur  de  Catherine  de 
Médicis,  avait  passé  comme  maîtresse  de  Des 
Portes  à  Villars,  et  dans  ce  moment  elle  s'arran- 
geait comme  elle  l'entendait  entre  tous  deuxl. 
M.  de  Tiron  et  elle  font  aussitôt  répondre  à 
Sully,  qui  leur  demandait  comment  il  avait  à  se 
conduire,  de  se  reposer  ce  jour-là,  et  que  le  len- 
demain matin  ils  lui  feraient  savoir  de  leurs  nou- 
velles. Mais  M.  de  Tiron  ne  s'en  tient  pas  à  ce 
message,  et,  dès  que  la  nuit  est  venue,  il  arrive  en 
personne;  c'est  ici  que  toute  sa  diplomatie  se  dé- 
ploie. 

Après  les  compliments  ordinaires  et  extraordi- 
naires, il  commence  par  regretter  le  retari  de 
l'arrivée  de  M.  de  Rosny;  il  explique  au  long,  en 
les  exagérant  peut-être,  quelques  incidents  qui  ont 


I.  «  Madame  de  Simiers  prioit  souvent  Des  Portes  de 
lui  rimer  des  élégies  qu'elle  avoit  faites  en  prose  :  elle 
appeloit  cela  envoyer  ses  pensées  au  rimeur.  »  (Costar, 
suite  de  la  Défense  de  M.  de  Voiture).  —  Le  poëte  La 
Roque,  en  ses  Mélanges,  adresse  un  sonnet  à  madame  de 
Simiers,  non  loin  d'un  autre  sonnet  à  Des  Portes  ;  il 
parle  du  bel-esprit  de  cette  dame  :  Voire  heauté  des  Muses 
le  céjour.  Elle  avait  dià  être  de   l'Académie  d'Henri  III. 


28o  POÉSIE     AU     XVl*^    SIÈCLE. 

passé  à  la  traverse,  et  les  changements  d'humeur 
de  V homme  (M.  de  Villars).  Deux  envoyés  en 
effet,  l'un,  don  Simon  Antoine,  de  la  part  du  roi 
d'Espagne,  l'autre,  La  Chapelle-Marteau,  de  la 
part  de  la  Ligue,  venaient  d'apporter  des  propo- 
sitions au  gouverneur.  Des  Portes  développe  tout 
cela  ;  il  étale  les  difficultés  :  il  n'est  pas  fâché  de 
se  rendre  nécessaire.  Plusieurs  catholiques  des 
principaux  de  la  cour  du  roi  avaient,  de  plus, 
écrit  à  M.  de  Villars  de  se  méfier,  de  ne  pas  trop 
accorder  sa  confiance  à  un  négociateur  hérétique 
comme  M.  de  Rosny.  Des  Portes  a  eu  soin  de  se 
munir  de  ces  lettres,  mais  il  ne  les  montre  qu'a- 
vec discrétion.  Puis  il  montre  sans  aucune  réserve 
trois  autres  lettres  d'un  ton  différent  :  Tune  du 
cardinal  de  Bourbon  à  M  d;  Villars  pour  l'en- 
hardir à  traiter;  l'autre  ài  M.  de  Vitry  à  M"''*  de 
Simiers,  sa  soeur,  dans  le  même  sens;  et  la  troi- 
sième enfin  de  l'évêque  d'Évreux,  Du  Perron,  à 
Des  Portes  lui-même.  Celle-ci  nous  est  très-cu- 
rieuse en  ce  qu'elle  témoigne  du  singulier  respect 
et  de  la  déférence  avec  laquelle  ce  prélat  éminent 
s'adresse  à  son  ancien  patron,  se  dit  son  obligé, 
et  confesse  ne  devoir  qu'à  lui  d'avoir  pu  connaître 
la  cour.  Après  avoir  communiqué  ces.  pièces,  Des 
portes  donna  son  avis  sur  la  marche  à  suivre, 
sir  les  écueils  à  tourner  ;  il  promet  son  assistance  : 
fl  Mais  qu'on  laisse  seulement  passer  à  M.  de 
Villars  toutes  ses  fougues...  Et  peu  à  peu  nous 
le  rangerons,  dit-il,  à  ce  qui  sera  juste  et  raison- 
nable. »  Sully,  bien  qu'il  jugeât  qu'//  pouvait  bien 
y  avoir  de  Vartijice  en  tout  ce  langage,  ne  laissa 


PHILIPPE     DES     PORTES. 


pas  d'en  demeurer  d'accord,  et,  sur  cette  première 
conversation,  on  se  donna  le  bonsoir. 

Je  ne  dirai  pas  la  suite  avec  détail  ;  on  peut  re- 
courir à  Sully  lui-même;  il  suffit  qu'on  ait  le 
ton.  Dans  les  conditions  sine  qua  non  que  posait 
Villars,  et  à  côté  de  l'amirauté  exigée  pour  lui. 
il  se  trouvait  les  abbayes  de  Jumiéges,  Tiron, 
Bonport,  Valiasse  et  Saint-Taurin ,  stipulées 
comme  appartenant  à  de  ses  serviteurs.  Nous 
savons  quel  serviteur,  du  moins  le  principal  :  il 
ne  se  perd  pas  de  vue^.  L'abbé  de  Tiron  d'ail- 
leurs aida  bien  réellement  et  efficacement  à  la  so- 
lution; il  s'employa  avec  toute  sa  finesse  à  adou- 
cir Villars  et  à  le  déterminer.  Il  faisait  son  pont 
à  lui-même  près  d'Henri  IV,  et  ce  prince  pouvait 
répondre  à  ceux  des  fidèles  et  ultra  qui  auraient 
trouvé  à  redire  ensuite  sur  l'abbé  ligueur  :  a  M.  de 
Tiron  a  rendu  des  services  ^.  » 


1.  Toutes  ces  abbayes  furent-elles  stipulées  pour  lui 
seul?  Ce  serait  plus  qu'on  ne  lui  en  connaît.  Quand  on 
regarde  le  ciel  par  une  belle  nuit,  on  y  découvre  étoiles 
sur  étoiles;  plus  on  regarde  dans  la  vie  de  Des  Portes,  et 
plus  on  y  découvre  d'abbayes. 

2.  A  propos  de  cette  reddition  de  Rouen,  D'Aubigné 
(Histoire  universelle,  livre  IV,  cliap.  iv)  dit  de  Villars  : 
«  11  fut  récompensé  de  l'État  d'Amiral  de  France;  et 
encore,  par  la  menée  de  Philippe  Des  Portes,  on  lui  remit 
entre  les  mains  Fécamp,  que  Bois-Croizé  (ou  Bois-Rozé) 
qui  l'avoit  pris,  comme  nous  l'avons  dit,  quitta  à  son 
grand  regret  avec  d"étranges  remontrances  et  méconten- 
tements.   »   Ainsi   Des   Portes  obtient  à  son   maitre  les 

II.  36 


282 


rOESIE     AU     XVI''     SIECLE. 


Ceci  obtenu,  Des  Portes  n'eut  plus  qu'à  vieillir 
riche  et  honoré.  Il  traduisit  les  Psaumes,  sans 
doute  pour  réparer  un  peu  et  satisfaire  enfin  aux 
convenances  de  sa  situation  ecclésiastique.  Le 
succès,  à  le  bien  voir,  fut  contesté  (1603);  Mal- 
herbe lui  en  dit  grossièrement  en  face  ce  que  Du 
Perron  pensait  et  disait  plus  bas.  Mais  ces  sortes 
de  vérités  se  voilent  toujours  d'assez  d'éloges  aux 
oreilles  des  vivants  puissants,  et  Des  Portes  put 
se  faire  illusion  sur  sa  décadence  1.  Il  se  continuait 
avec  harmonie  par  Bertaut;  il  rajeunissait  sartouc 
avec  éciat  et  bonheur  dans  son  neveu,  l'illustre 
Mathurin  Régnier.  Tout  comblé  de  biens  d'église 
qu'il  était,  ayant  refusé  vers  la  fin  l'archevêché 
de  Bordeaux,  il  sut  encore  passer  pour  modeste, 
et  son  épitaphe  en  l'abbaye  de  Bonport  célébra 
son  désintéressement.  C'est  dans  cette  dernière 
abbaye  qu'il  coula  le  plus  volontiers  ses  dernières 
années,  au  sein  d'une  magnifique  bibliothèque  dont 
il  faisait  les  honneurs  aux  curieux  avec  une  obli- 
geance infinie,    et    qu'après  lui  son   fiis    naturel 


meilleures  conditions  en  même  temps  que  de  très- 
bonnes  pour  lui,  et  du  même  train  aussi  quïl  a  l'air  de 
rendre  service  au  roi  :  rien  n'y  manque. 

I.  Ses  Psaumes  survécurent  même,  dans  la  circulation, 
à  ses  Premières  Œuvres,  lesquelles  ne  passent  guère  en 
réimpression  l'année  1611.  Dom  Liron  (^Bibliothèque  char- 
traiiie)  nous  apprend  que  Thibaut  Des  Portes,  sieur  de 
Bevilliers,  frère  du  nôtre,  fit  faire,  en  1624,  une  très- 
belle  édition  de  ces  Psaumes  avec  des  chants  de  musique. 


PHILIPPE     DES     PORTES.  283 

laissa  presque  dilapider  i.  On  parle  aussi  d'une 
belle  maison  de  lui  à  Vanves,  où  il  allait  recueil- 
lir ses  rêves,  et  dont  le  pocte  La  Roque  a  célébré  la 
fontaine.  Il  mourut  à  Bonport  en  octobre  1606, 
âgé  d'environ  soixante  et  un  ans.  L'Estoile  lui  a 
prêté  d'être  mort  assez  impénitent  et  de  n'avoir 
cru  au  purgatoire  non  plus  que  M.  de  Bourges 
(Renaud  de  Beaune)  ;  on  allègue  comme  preuve 
qu'il  aurait  enjoint  expressément,  à  sa  fin,  de 
chanter  seulement  les  deux  Psaumes  :  O  quant  di- 
lecta  tabcrnacula,  et  Lœtatus  sum.  Peu  avant  de 
mourir,  il  aurait  dit  en  soupirant  :  u  J'ai  trente 
mille  livres  de  rente,  et  je  meurs!  » 

Mais  tout  cela  m'a  l'air  de  propos  sans  consé- 
quence, et  tels  qu'il  en  dut  circuler  :  on  a  prêté 
à  Rabelais  le  rieur  d'être  mort  en  riant;  on  a 
supposé  que  le  riche  abbé  de  Tiron  ne  pouvait 
faire  autrement  que  de  regretter  ses  richesses-. 

Ce  qu'il  faut  redire,  après  les  contemporains, 
à  la  louange  de  Des  Portes,  c'est  qu'il  n'eut  pas 
d'ennemis,  et  que,  dans  sa  haute  fortune,  il  fit 
constamment   le    plus  de    bien  qu'il  put  aux  per- 


1.  Une  portion  fut  sauvée  pourtant,  et  passa,  on  ne 
dit  pas  comment,  aux  Jésuites  de  la  rue  Saint- Jacques 
(voir  le  Père  Jacob,  Traité  des  plus  belles  BibUoihèijues, 
page  524). 

2.  On  cite  encore  de  lui  ce  mot  assez  vif  et  plus  vrai- 
semblable, quand  il  refusa  l'archevêché  de  Bordeaux,  ne 
voulant  pas,  disait-il,  avoir  charge  d'âmes  ;  «  Mais  vos 
moines?  lui  répondit-on.  —  Oh!  bien,  eux,  ils  n'en  ont 
pas.  » 


284  POÉSIE     AU     XVl**     SIÈCLE. 

sonnes*.  D'Aubigné  seul  paraît  l'avoir  détesté  dans 
ses  écrits,  et  la  Confession  de  Sancy  est  enve- 
nimée d'injures  à  ce  nom  de  Tiron.  Mais  les  au- 
teurs de  la  Ménippée  eux-mêmes  ne  gardèrent  pas 
rancune  à  Des  Portes,  ni  lui  à  eux;  Passerat, 
Gillot,  Rapin,  on  les  retrouve  tout  à  fait  récon- 
ciliés, et  ce  dernier  a  célébré  la  mort  de  son  ami 
dans  une  pompeuse  et  affectueuse  élégie  latine. 

Malherbe,  à  sa  manière,  fut  cruel;  on  sait 
l'exemplaire  de  Des  Portes  annoté  par  lui. 
M.  Chasles  en  a  rendu  un  compte  judicieux  et 
piquant 2;  moi-même  j'y  ai  appelé  l'attention  au- 
trefois, et  j'en  ai  signalé  les  chicanes.  Il  y  a  de 
ces  hommes  prépondérants  qui  ont  de  singuliers 
privilèges  :  ils  prennent  le  droit  de  se  faire  in- 
justes ou  du  moins  justes  à  l'excès  envers  les 
autres,  et  ils  imposent  leurs  rigueurs,  tandis 
qu'avec  eux,  quoi  qu'ils  fassent,  on  reste  juste  et 
déférent  :  ainsi  de  Malherbe.  Censeur  impitoyable 
et  brutal  pour  Ronsard,  pour  Des  Portes,  il  se 
maintient  lui-même  respecté  :  dans  quelques  jours, 
il  paraîtra  une  édition  de  lui  annotée  par  André 
Chénier  et  qui  est  tout  à  sa  gloire  3. 


1.  A  chaque  pas  qu'on  fait  dans  la  lecture  des  livres 
du  temps,  on  découvre  de  nouveaux  bons  offices  de  Des 
Portes  :  c'est  à  lui  encore  que  Vauquelin  de  La  Fresnaie 
avait  dû  la  bienveillance  de  Joyeuse,  et  par  suite  la  lieu- 
tenance  générale  de  Caen  (voir  la  dernière  satire,  livre  I, 
de  Vauquelin). 

2.  Revue  de  Paris,  20  décembre  184O. 

3.  Dans  la  Bibliothèque-Charpentier,  et  par  les  bons 


I 


PHILIPPE     DES     PORTES.  285 

Je  ne  voulais  ici  que  développer  rexistence  so- 
ciale de  Des  Portes,  son  influence  prolongée  et 
cette  singularité  de  fortune  qui  en  a  fait  alors  le 
plus  grand  seigneur  et  comme  le  d'Epernon  des 
poëtes.  Il  serait  fastidieux  d'en  venir,  après  tant 
de  pages,  à  apprécier  des  œuvres  et  un  talent  suf- 
fisamment jugés.  Un  mot  seulement,  avant  de 
clore,  sur  sa  célèbre  chanson  :  O  nuit!  jalouse 
nuit!  qui  se  chantait  encore  sous  la  minorité  de 
Louis  XIV.  Elle  est  imitée  de  l'Arioste,  du  Capi- 
tolo  V//des  poésies  diverses  :  O  ne'  miel  danni... 
Dans  le  Capitolo  précédent,  l'aimable  poète  adres- 
sait un  hymne  de  félicitation  à  la  nuit  et  à  tout 
ce  qu'elle  lui  avait  amené  de  furtif  et  d'enivré i  ; 
ici,  au  contraire,  il  lui  lance  l'invective  pour  sa 
malencontreuse  lumière.  Il  faut  dire  à  l'honneur 
de  Des  Portes  que  plusieurs  des  traits  les  plus 
heureux  de  sa  chanson  ne  se  rencontrent  pas  dans 
l'italien,  et  que,  s'il  n'est  pas  original,  il  est  peut- 
être  plus  délicat  : 

Je  ne  crains  pas  pour  moi,  j'ouvrirois  une  armée 
Pour  entrer  au  séjour  qui  recèle  mon  bien, 


soins  de  M.  Antoine  de  La  Tour,  dont  le  père  possède 
l'exemplaire  original.  —  André  Chénier  naturellement, 
ce  semble,  aurait  dû  s'appliquer  de  préférence  à  Régnier, 
ou  même  à  Ronsard,  non  pas  à  Malherbe  :  c'est  ainsi 
que  les  prévisions  et  les  analogies  sont  en  défaut. 

I.  C'est  d'après  ce  Capitolo  VI  qu'Olivier  de  Magny, 
en  ses  Odes  (i>S9)>  a  fait  sa.  Description  d'une  nuit  amou- 
reuse; et  Gilles  Durant,  ses  stances  :  O  nuit,  heureuse 
nuit .'... 


28(5  POÉSIE    AU     XVI*     SIÈCLE. 

n'appartient  qu'à  lui,  aussi  bien  que  ce  délicieux 
vers  : 

Les  beaux  yeux  d'un  berger  de  long- sommeil  touchés. 

Cette  jolie  chanson  de  Des  Portes  rappelle  aussi 
une  invocation  antique  attribuée  à  Bion,  et  qu'un 
amoureux  adresse  à  l'étoile  du  soir,  à  Vesper,  Je 
m'étais  donné  le  plaisir  de  la  traduire,  lorsque  je 
me  suis  aperçu  qu'elle  était  traduite  déjà  ou  imi- 
tée par  nos  vieux  poètes,  par  Ronsard ,  au 
IV^  livre  de  ses  Odes,  et  surtout  par  le  bon  Baïf 
en  ses  Amours.  Voici  la  charmante  version  de 
celui-ci,  je  n'y  ai  changé  qu'un  petit  mot  : 

De  l'aimable  Cypris  6  lumière  dorée! 
Hesper,  de  la  nuit  noire  ô  la  gloire  sacrée, 
Qui  excelles  d'autayit  sur  les  astres  des  deux 
Que  moi7tdre  que  la  lune  est  ton  feu  radieux, 
Je  te  salue,  Ami.  Conduis-moi  par  la  brune 
Droit  ail  sont  mes  amours,  au  défaut  de  la  lune 
Qui  cache  sa  clarté.  Je  ne  vas  dérober. 
Ni  pour  d'un  pèlerin  le  voyage  troubler; 
Mais  je  suis  amoureux  !  Vraiment  c'est  chose  belle 
Aider  au  doux  désir  d'un  amoureux  fidèle, 

Oserai-je  ajouter  à  côté  ma  propre  imitation 
comme  variante? 

Chère  Etoile  du  soir,  belle  lumière  d'or 

De  l'aimable  Aphrodite,  ornement  et  trésor 

Du  noir  manteau  des  nuits,  et  qui,  dans  ses  longs  voiles 

Luis  moins  que  le  croissant  et  plus  que  les  étoiles, 


PHILIPPE     DES     PORTES.  287 

O  cher  Astre,  salut!  Et  comme,  de  ce  pas,  * 

Je  vais  chanter  ma  plainte  au  balcon  de  là-bas. 
Prête-moi  ton  rayon;  car  la  lune  nouvelle 
S'est  trop  vite  couchée.  Ah!  lorsque  je  t'appelle, 
Ce  n'est  pas  en  larron,  pour  guetter  méchamment  ; 
Maisj'aime,  et  c'  est  honneur  d' être  en  aide  à  l'amant! 

Et  dans  des  vers  à  cette  même  étoile,  un  poëte 
moderne,  M.  Alfred  de  Musset,  a  dit,  comme  s'il 
eîit  mêlé  au  pur  ressouvenir  de  Bioa  un  senti- 
ment ému  de  Byron  : 

Pale  Etoile  du  soir,  messagère  lointaine, 
Dont  lefront  sort  brillant  des  voiles  du  couchant. 
De  ton  palais  d'a\ur,  au  sein  du  firmament, 

Que  regardes-tu  dans  la  plaine? 
La  tempête  s'éloigne,  et  les  vents  sont  calmés... 

et,  dans  tout  ce  qui  suit,  une  teinte  d'Ossian  con- 
tinue de  voiler  légèrement  la  sérénité  antique  : 

Tu  fuis  en  souriant,  mélancolique  amie... 
Triste  larme  d'argent  du  îuanteau  de  la  nuit... 

Ce  n'est  plus  simplement  l'astre  d'or;  et  le  der- 
nier trait  enfin,  le  dernier  cri  s'élance  et  se  pro- 
longe dans  l'infini  comme  une  plainte  du  cœur  : 

Etoile  de  l'amour,  ne  descends  pas  des  deux! 

Je  renvoie  au  volume,  que  chacun  a  lu  ;  mais 
j'avais  besoin,  en  terminant,  de  ramener  un  par- 
fum de  vraie  poésie  après  ces  anecdotes  des  Valois 
et  cette  vie  diplomatique  du  plus  courtisan  et  du 
plus  abbé  des  poètes. 

Mars  1842. 


288  POÉSIE     AU     XVl^     SIÈCLE. 


'  —  La  réputation  de  Des  Portes  s'est  conservée  très- 
lard,  surtout  à  l'étranger.  £n  plein  xviiie  siècle,  le  car- 
dinal Passionei,  s'entretenant  avec  Grosley  sur  le  mérite 
de  nos  poètes  français,  avouait  qu'il  ne  distinguait  pas 
la  poésie  de  Voltaire  d'avec  celle  de  Des  Portes  (Œuvres 
inédites  de  Grosley,  :8i8,  tome  II,  page  393)  ;  il  voulait 
dire  par  là  qu'il  trouvait  la  poésie  de  ce  dernier  aussi 
polie  et  aussi  élégante.  Dans  VHisioire  d'un  Voyage  litté- 
raire fait  en  17^3,  Jordan  de  Berlin,  à  propos  de  la  belle 
édition  de  Des  Portes  (Pâtisson,  1600)  qu'il  vient  à  ren- 
contrer, ajoute  :  «  Je  ne  parlerai  point  de  ce  charmant 
poète,  il  est  trop  connu.  »  Enfin,  dans  le  Nouveau  Mer- 
cure de  mai  172 1,  un  anonjme  a  inséré,  sous  le  titre  de 
Sentiment  sur  Villon  et  sur  Des  Portes,  un  article  où  celui- 
ci  est  nettement  qualifié  de  grand  poète  :  «  Je  vous  dirois 
bien  à  l'oreille  l'inclination  que  j'ai  pour  ce  poète,  et  je 
vous  apprendrois  qu'il  a  frayé  le  chemin  que  Malherbe  a 
tenu,  qu'il  a  trouvé  le  premier  le  moule  des  beaux  vers, 
Villon,  ^larct  et  Saint-Gelais  qui  l'avoient  précédé  n'en 
ayant  fait  que  de  jolis,  et  que  la  langue  lui  a  plus  d'obli- 
gation qu'on  ne  pense...;  mais  vous  en  parleriez  dans  le 
monde,  et  cela  me  brouilleroit  avec  les  partisans  de 
Malherbe  :  j'ajouterai  pourtant,  quoiqu'il  en  puisse  arri- 
ver, que  Des  Portes  est  presque  aussi  français  que  lui  dans 
bien  de  ses  ouvrages,  et  qu'il  est  partout  plus  ingénieux,  et 
souvent  plus  raisonnable;  qu'il  est  non-seu'ement  versi- 
ficateur, mais  qu'il  mérite  encore  le  nom  de  poète;  qu'il 
est  varié,  délicat,  doux,  facile  et  tendre,  quoiqu'il  dise  un  peu 
de  mal  des  femmes,  et  qu'il  a  beaucoup  de  sentiment  et 
d'élévation;  mais  ce  que  j'en  aime  le  mieux,  il  ne  se 
loue  jamais,  et  tous  ses  écrits  sont  m.arqués  au  coin  de 
l'honnête  homme.  Aussi  l'étoit-il...  »  L'éloge,  on  le  voit, 
est  complet,  et  il  reste  juste  pour  nous  sur  bien  des 
points. 


ANACREON 


AU     XVI''     SIECLE 


A  première  édition  d'Anacréon,  donnée 
à  Paris  par  Henri  Estienne,estdeisS4:. 
Le  grand  mouvement  d'innovation  poé- 
tique de  l'école  de  la  Pléiade  datait 
de  1 5  sa,  c'est-à-dire  était  en  plein  déve- 
loppement, quand  ce  recueil  de  jolies  odes  parut 
Henri  Estienne,  très-jeune,  appartenait,  par  le  zèle, 
par  les  études,  par  tous  les  genres  de  fraternité, 
à  la  génération  qui  se  levait  et  qui  se  proclamait 
elle-même  gallo-grecque  :  il  s'en  distingua  avec 
quelque  originalité  en  avançant  et  sut  être  plus 
particulièrement  gréco  -  gaulois.  Il  n'était  pas 
poëte  français;  mais  on  peut  dire  qu'en  publiant 
les  chansons  de  Téos,  il  contribua,  pour  sa  part, 
autant  que  personne,  au  trésor  que  les  nouveaux 
venus  trouvèrent  sous  leur  main  et  qu'ils  ne  réus- 
sirent qu'incomplètement  à  ravir.  Il  leur  en  fournit 
u.  37 


apo  POESIE    AU     XV  X"    SIECLE. 

même  la  portion  la  plus  transportable,  pour  ainsi 
parler,  et  comme  la  monnaie  la  mieux  courante. 
Presque  tout  ce  qu'ils  prirent  de  ce  côté,  ils  l'em- 
portèrent plus  aisément  et  le  gardèrent. 

Les  premiers  essais  de  1$$°  2.  15 sS  ^o"^  extrê- 
mement incultes,  incorrects,  et  sentent  l'effort  à 
travers  leur  fierté.  L'Anacréon  est  venu  à  point 
comme  pour  amollir  et  adoucir  la  verve  féroce- 
ment pindarique  de  Ronsard  et  consorts,  pour  les 
ramener  au  ton  de  la  grâce.  Dans  le  dithyrambe 
pour  la  fête  du  ouc,  célébrée  en  l'honneur  de 
Jodelle,  après  le  succès  de  sa  Cléopdtre  (iS33)> 
Baïf  et  tous  les  autres  à  tue-tcte  répétaient  en 
chœur  ce  refrain  de  chanson  à  Bacchus  ;  je  copie 
textuellement  ; 

lac  h  iacli  ia  ha 
Evoe  iach  ia  ha! 

L'Anacréon  d'Henri  Estienne  rompit  un  peu  ce 
chorus  bizarre,  et,  comme  un  doux  chant  dans 
un  festin,  tempéra  l'ivresse. 

Je  n'ai  pas  à  discuter  ici  la  question  de  l'authen- 
ticité des  poésies  de  l'Anacréon  grec,  et  j'y  se- 
rais parfaitement  insuffisant.  On  était  allé  d'abord 
jusqu'à  soupçonner  Henri  Estienne  de  les  avoir 
fabriquées.  Depuis  qu'on  a  retrouve  d'autres  ma- 
nuscrits que  ceux  auxquels  il  avait  eu  recours  et 
qu'il  n'avait  jamais  produits,  cette  supposition 
excessive  est  tombée.  Il  restait  à  examiner  tou- 
jours si  ces  poésies  remontent  bien  réellement  au 
lyrique   de  Téos,  au   contemporain   de  Cambyse 


I 


ANACREON.  29I 


et  de  Polycrate,  à  l'antique  Ionien  qui,  sous  sa 
couronne  flottante,  prêta  les  plus  aimables  accents 
à  l'orgie  sacrée.  L'opinion  de  la  critique  paraît 
être  aujourd'hui  fixée  sur  ce  point,  et  les  érudits, 
m'assure-t-on,  s'accordent  en  général  à  ne  consi- 
dérer les  pijces  du  recueil  publié  par  Henri 
Estienne  (à  deux  ou  trois  exceptions  près)  que 
comme  étant  très-postérieures  au  père  du  genre, 
comme  de  simples  imitations,  et  seulement  ana- 
créontiqiies  au  même  sens  que  tant  d'autres  jolies 
pièces  légères  de  nos  littératures  modernes.  Qui 
donc  les  a  pu  faire,  ces  charmantes  odes  pleines 
d'élégance  et  de  délicatesse,  et  auxquelles  tant  de 
gens  de  goût  ont  cru  avant  que  la  critique  et  la 
grammaire  y  eussent  appliqué  leur  loupe  sévère? 
y  a-t-il  eu  là  aussi,  à  l'endroit  d'Anacréon,  des 
Macpherson  et  des  Surville  de  l'Antiquité?  Je  me 
figure  très-bien  que,  même  sans  fraude,  et  d'imi- 
tation en  imitation,  les  choses  se  soient  ainsi 
transformées  et  transmises,  que  des  contemporains 
de  Bion  et  de  Moschus  aient  commencé  à  raffiner 
le  genre,  que  tant  d'auteurs  agréables  de  V Antho- 
logie, tels  qu'un  Méléagre,  y  aient  contribué,  et 
que,  sous  les  empereurs  et  même  auparavant,  les 
riches  voluptueux,  à  la  fin  des  banquets,  aient  dit 
aux  Grecs  chanteurs  :  Faites-nous  de  l'Ana- 
créon!  Cicéron  nous  parie  de  ce  Grec  d'Asie,  épi- 
curien et  poëte,  ami  de  Pison,  et  qui  tournait  si 
élégamment  l'épigramme,  qui  célébrait  si  délicate- 
ment les  orgies  et  les  festins  de  son  disciple  dé- 
bauché. On  a  une  invitation  à  dîner  qu'il  lui 
adresse.  Certes,  si  ce  Philodème  (c'était  son  nom) 


292  POÉSIE    AU    XVI^    SIÈCLE. 


a  voulu  faire  de  l'anacréontique,  il  n'a  tenu  qu'à 
lui  d'y  réussir!. 

Le  goût  pourtant,  une  fois  averti  par  la  science, 
se  rend  compte  à  son  tour  de  la  différence  de  ton 
entre  les  imitations  et  l'original,  même  quand  ce 
dernier  terme  de  comparaison  manque;  et  il 
arrive  ici  précisément  ce  qui  s'est  vu  pour  plu- 
sieurs morceaux  très-admirés  de  la  statuaire  an- 
tique :  on  les  avait  pris  au  premier  coup  d'œil,  et 
sous  la  séduction  de  la  découverte,  pour  les  chefs- 
d'œuvre  de  l'art,  dont  ils  n'étaient  que  la  perfec- 
tion déjà  déclinante  et  amollie.  Quelques  bas-reliefs 
augustes,  quelques  magnifiques  torses  retrouvés, 
sont  venus  replacer  le  grand  art  sur  s:s  bases  di- 
vines. 

Ainsi  on  se  représente  que,  même  dans  sa 
grâce,  le  premier  et  véritable  Anacréon  devait 
avoir  une  largeur  et  un  grandiose  de  ton,  un  di- 
sordre sublime  et  hardi,  quelque  chose,  si  j'ose  le 
dire,  de  ce  qu'a  notre  Rabelais  dans  sa  grossièreté, 
mais  que  revêtait  amplement  en  cette  lonie  la 
pourpre  et  la  rose,  un  hbrc  faire  en  un  mot,  que 
le  dix-huitième  siècle  de  la  Grèce,  si  élégant  et  si 
prolongé  qu'il  fiât,  n'a  plus  été  capable  d'atteindre 
et  qu'il  n'a  su  que  polir.  L'Anacréon  primitif  avait 
V enthousiasme  proprement  dit.  Bien  des  pièces 
au  contraire  de  l'Anacréon  qu'on  lit,  de  cet  Ana- 
créon qui  semble    refait    souvent   à    l'instar    de 

I.  Voir  la  dissertation  à  son  sujet,  tome  I,  page  19', 
des  Mélanges  de  Cril'que  et  de  Philologie,  par  Chardon  de 
La  Rochette. 


Il 


ANACREON.  293 


l'épigramme  de  Platon  sur  l'Amour  endormi,  ne 
sont  guère  que  le  pendant  de  ces  petites  figurines 
d'ivoire,  de  ces  petits  joyaux  précieux  qu'au 
temps  de  l'empire  les  belles  dames  romaines  ou 
les  patriciens  à  la  mode  avaient  sur  leurs  tables  : 
l'Amour  prisonnier,  l'Amour  mouillé,  l'Amour 
noyé,  l'Amour  oiseau,  l'Amour  laboureur,  l'A- 
mour voleur  de  miel,  toute  la  race  enfin  des 
Amours  roses  ef  des  Cupidons  de  l'Antiquité. 
Henri  Estienne,  en  sa  préface  d'éditeur,  ne  sor- 
tait pas  de  cet  ordre  de  comparaisons,  quand  il 
rappelait  par  rapport  à  son  sujet  ce  joujou  délicat 
de  la  sculpture  antique,  ce  petit  navire  d'ivoire 
que  recouvraient  tout  entier  les  ailes  d'une 
abeille. 

Mais  cette  circonstance  même  d'être  d'une  date 
postérieure  et  de  l'époque  du  joli  plutôt  que  du 
beau  ne  faisait  que  rendre  ces  légers  poëmes  plus 
propres  à  l'imitation  et  mieux  assortis  au  goût  du 
moment.  L'agréable  et  le  fin  se  gagnent  encore 
plus  aisément  que  le  grand;  on  commence  surtout 
très-volontiers  par  le  mignard  et  le  subtil.  Le 
Sanglier  pénitent  de  Théocrite  (si  une  telle  pièce 
est  de  Théocriie)  agréera  bien  mieux  tout  d'emblée 
que  ces  admirables  pièces  des  Thalysies  ou  de  la 
Pharmaceutrie.  On  s'en  prendra  d'abord  à  Bembe, 
et  non  à  Dante.  Les  littératures  étrangères  s'ino- 
culent plutôt  par  ces  pointes. 

L'Anacréon  d'Estienne,  s'il  ne  rentrait  pas  tout 
à  fait  dans  la  classe  des  grands  et  premiers  mo- 
dèles, était  du  moins  le  plus  pur  et  le  plus  achevé 
des   moindres  {minores),  et  il  arrivait  à  propos 


294.  POESIE     AU     XVI*     SIECLE. 

pour  les  corriger  :  intervenant  entre  Jean  Second 
et  Marulle ,  il  remettait  en  idée  l'exquis  et  le 
simple.  Dans  cette  ferveur,  dans  cette  avidité  dévo- 
rante de  l'érudition  et  de  l'imitation,  il  n'y  avait 
guère  place  au  choix  ;  on  en  était  à  la  glouton- 
nerie première  ;  Anacréon  commença  à  rappren- 
dre la  friandise.  Il  eut  à  la  fois  pour  effet  de 
tempérer,  Je  l'ai  dit,  le  pindarique,  et  de  clarifier 
le  Rabelais.  Au  milieu  de  la  jeune  bande  en  plein 
départ,  et  par  la  plus  belle  matinée  d'avril,  que 
fit  Henri  Estienne?  Il  jeta  brusquement  un  essaim 
et  comme  une  poignée  d'abeilles,  d'abeilles  blon- 
des et  dorées  dans  le  rayon,  et  plus  d'un  en  fut 
heureusement  piqué;  il  s'en  attacha  presque  à 
chacun  du  moins  une  ou  deux,  qu'ils  emportèrent 
dans  leurs  habits  et  qui  se  retrouvent  dans  leurs 
vers. 

Ce  que  Je  dis  là  d'Anacréon  se  doit  un  peu 
appliquer  aussi,  je  le  sais,  à  VAnthologie  tout 
entière,  publiée  à  Paris  en  153 1,  et  dont  Henri 
Estienne  donna  une  édition  à  son  tour;  mais 
Anacréon,  qui  forme  comme  la  partie  la  plus  dé- 
veloppée et  le  bouquet  le  mieux  assemblé  de 
VAnthologie,  qui  en  est  en  quelque  sorte  le  grand 
poëte  et  l'Homère  (un  Homère  aviné),  Anacréon, 
par  la  justesse  de  son  entrée  et  la  fraîcheur  de 
son  chant,  eut  le  principal  effet  et  mérita  l'hon- 
neur. 

Quand  les  Analecta  de  Brunck  parurent 
en  1776,  ils  vinrent  précisément  offrir  à  l'adoles- 
cence d'André  Chénier  sa  nourriture  la  plus  ap- 
propriée et  la  plus  maternelle  :  ainsi,  pour  nos 


ANACKEON.  29s 


vieux  poètes,  l'ancienne  Anthologie  de  Planudes, 
et  surtout  l'Anacréon  d'Estienne  :  il  fut  un  con- 
temporain exact  de  leur  jeunesse. 

Du  jour  où  il  se  verse  dans  la  poésie  du  sei- 
zième siècle,  on  y  peut  suivre  à  la  trace  sa  veine 
d'argent.  A  partir  du  second  livre,  les  Odes  de 
Ronsard  en  sont  toutes  traversées  et  embellies  ; 
et  chez  la  plupart  des  autres,  on  marquerait  éga- 
lement l'influence.  L'esprit  français  se  trouvait 
assez  naturellement  prédisposé  à  cette  grâce  in- 
souciante et  légère;  l'Anacréon,  chez  nous,  était 
comme  préexistant;  Villon  dans  sa  ballade  des 
Neiges  d'antan,  Mellin  de  Saint-Gelais  dans  une 
quantité  de  madrigaux  raffinés,  avaient  prévenu  le 
genre  :  Voltaire,  au  défaut  d'Anacréon  lui-même, 
l'aurait  retrouvé  1. 

La  veine  anacréontique,  directement  introduite 
en  iS54j  ^^  qui  se  prononce  dès  les  seconds  essais 
lyriques  de  Ronsard,  de  Du  Bellay  et  des  autres, 
lit  véritablement  transition  entre  la  vigueur  assez 
rude  des  débuts  et  la  douceur  un  peu  mignarde  et 


I.  [Nous  rapportons  à  cet  endroit  un  projet  de  note 
manuscrite  et  interfoliée  de  l'un  des  deux  exemplaires 
préparés  pour  la  réimpression.] 

Le  Midi  a  encore  des  vers,  dignes  d'une  Anthologie 
anacréontique  ;  voici  une  épigramme-épitaphe  d'un 
ivrogne  de  Montpellier  par  un  de  ses  compatriotes 
(c'est  en  vers  patois)  : 

«  Passant,  ne  t'étonne  pas  si  ça  sent  le  marc  de  vin  ; 
car  le  corps  de  B...  est  ici  qui  repose.  » 


29(5 


POESIE     AU     XVl^     SIECLE. 


polie  des  seconds  disciples,  Des  Portes  et  Bertaut  ; 
cette  veine  servit  comme  de  canal  entre  les  deux. 
Mais  ce  n'est  pas  ici  de  l'anatomie  que  je  prétends 
faire,  et,  une  fois  la  ligne  principale  indiquée,  je 
courrai  plus  librement. 

Rémi  Belleau,  épris  de  cette  naïveté  toute  neuve 
et  de  cette  mignardise  (c'était  alors  un  éloge), 
s'empressa  de  traduire  le  charmant  modèle  en  vers 
français.  Sa  traduction,  qui  parut  en  iSS<5j  ne 
sembla  peut-être  pas  aux  contemporains  eux- 
mêmes  .tout  à  fait  suffisante  : 

Tu  es  un  trop  sec  biberon 
Pour  un  tourneur  d' Anacréon, 
Belleau, 

lui  disait  Ronsard.  Belleau^  comme  qui  dirait 
Boileau,  par  opposition  au  chantre  du  vin,  ce 
n'est  qu'un  jeu  de  mots;  mais,  à  la  manière  dont 
Ronsard  refit  plus  d'une  de  ces  petites  traduc- 
tions, on  peut  croire  qu'il  ne  jugeait  pas  celles 
de  son  ami  définitives  i.  Deux  ou  trois  morceaux 
pourtant  ont  bien  réussi  au  bon  Belleau,  et  Saint- 


r.  Au  contraire  Scevole  de  Sainte-Marthe,  dans  une 
épigramme  latine,  disait  à  Belleau  :  «  Puisque  tu  tra- 
duis si  bien  Anacréon  étant  sobre,  que  serait-ce  donc  si 
tu  te  mettais  à  boire  comme  lui?  » 

Quoi  si  dcsoUlo  qiiid  forte  piulorc  reniiltas 

Mnslsque  jungas  liheruin. 
Quant  bene  vinosus  superares  vinct  caucnicm, 

Qui  sicans  illum  sic  refers! 


ANACR.EON.  297 


Victor,  dans  sa  traduction  en  vers  d'Anacréon,  a 
désigné  avec  goût  deux  agréables  passages  :  l'un 
est  dans  le  dialogue  entre  la  Colombe  et  le  Pas- 
sant ;  la  colombe  dit  qu'elle  ne  voudrait  plus  de 
sa  liberté  : 

Que  me  vaudrait  désonnais 
De  voler  par  les  montagnes, 
Par  les  bois,  par  les  campagnes. 
Et  sans  cesse  me  brancher 
Sur  les  arbres,  pour  chercher 
Je  ne  sais  quoi  de  champêtre 
Pour  sauvagem'^nt  me  paître, 
Vu,  que  je  mange  du  pain 
Becqueté  dedans  la  main 
D'Anacréon,  qui  me  donne 
Du  même  vin  qu'il  ordonne 
Pour  sa  bouche;  et,  quand  j'ai  bu 
Et  mignonnement  repu, 
Sur  sa  tête  je  sautelle  ; 
Puis  de  l'une  et  de  l'autre  aile 
Je  le  couvre,  et  sur  les  bords 
De  sa  lyre  je  m'endors! 

L'autre  endroit  est  tiré  de  cette  ode  :  Qii'il  se 
voudrait  voir  transformé  en  tout  ce  qui  touche 
sa  maîtresse  : 

Ha!  que  plût  aux  Dieux  que  je  fusse 
Ton  miroir,  afin  que  je  pusse. 
Te  mirant  dedans  moi,  te  voir; 
Ou  robe,  afin  que  me  portasses  ; 
II.  38 


i 


298  POÉSIE     AU    XV1*=     SIÈCLE. 


Ou  l'onde  en  qui  tu  te  lavasses, 
Pour  mieux  tes  beautés  concevoir! 

Ou  le  parfum  et  la  civette 

Pour  emmusquer  ta  peau  douillette, 

Ou  le  voile  de  ton  tetin. 

Ou  de  ton  col  la  perle  Jine 

Qui  pend  sicr  ta  blanche  poitrine, 

Ou  bien,  Maîtresse,  ton  patin^\ 


I.  Rapprocher  de  cette  pièce  les  vers  suivants  de  Tea- 
nyson  : 

//  is  ihe  millers  daughter. 

And  she  is  grown  so  dear,  so  dcar, 

That  I  uiould  be  the  jewel 

That  trembles  al  her  ear: 

For  hid  in  singlets  day  and  night 

J'd  touch  her  neck  so  warm  and  vjhile 

And  I  vjould  be  the  girdle 
About  her  da'inly,  dainty  ivaist. 
And  her  heart  would  beat  against  me 

Jn  sorrow  and  in  rest  : 
And  I  should  knovj  if  it  beat  right 
l'd  clasp  it  round  so  close  and  tight  ! 

And  I  would  be  her  necklace, 
And  ail  day  long  to  fall  and  rise 

Upon  her  balmy  bosoin 

With  her  laughter  or  her  sighs. 


I 


ANACREON.  299 


Ce  dernier  vers,  dans  sa  chaussure  bourgeoise,  a 
je  ne  sais  quoi  de  court  et  d'imprévu,  de  tout  à 
fait  bien  monté. 

Mais  il  était  plus  facile,  en  général,  aux  vrais 
poètes  d'imiter  Anacréon  que  de  le  traduire.  Belleau 
gagna  surtout,  on  peut  le  croire,  à  ce  commerce 
avec  le  plus  délicat  des  Anciens  d'emporter  quelque 
chose  de  ce  léger  esprit  de  la  muse  grecque  qui  se  re- 
trouva ensuite  dans  l'une  au  moins  de  ses  propres 
poésies.  Il  est  douteux  pour  moi  qu'il  eiàt  jamais 
fait  son  adorable  pièce  d'Avril  tant  de  fois  citée, 
sans  cette  gracieuse  familiarité  avec  son  premier 
modèle;  car,  si  quelque  chose  ressemble  en  fran- 
çais pour  le  pur  souffle,  pour  le  léger  poétique 
désintéressé,    à   la     Cigale     d'Anacréon^,     c'est 


Atid  I  would.  lie  so  l'gJ't,  so  Ugl^t 
I  scarce  shoiild  be  undasped  at  7iighl. 

C'est  gai,  vif,  tendre,  caressant,  sautillant,  et  en  même 
temps  d'une  inspiration  légère  et  pxire  : 

C'est  la  fille  du  meunier. 

Et  elle  m'est  devenue  si  chère,  sî  chère. 

Que  je  voudrais  être  la  boucle 

Qui  tremble  à  son  oreille.,,  etc.,  etc. 

N'est-ce  pas  joli  ?  Le  rhythme  s'accorde  si  bien  avec 
l'idée  gracieuse  et  simple. 

r.  Le  fond  du  plaisir  qu'on  éprouve  à  la  lecture  de  la 
Cigale  d'Anacréou  (si  on  le  cherche  à  la  manière  d'Aris- 
tote,  de  Longin  ou  d'Eustathe),  c'est  de  voir  exprimé 
dans  le  style  le  plus  léger  et  le  plus  vif  ce  bonheur  qui 
consiste  à  se  passer  des  choses  communes,  à  ne  sentir 
que  les  plus  nobles  instincts,  les  jouissances  les  plus  dé- 


JOO  POÉSIE     AU    XVI*     SIÈCLE. 

VAvril  de  Belleau.  Il  arriva  ici  à  nos  poëtes  ce 
qu'un  anonyme  ancien  a  si  bien  exprimé  dans  une 
ode  que  nous  a  conservée  l'un  des  manuscrits 
de  VAnthologie;  je  n'en  puis  offrir  qu'une  imi- 
tation : 

Je  dormais  :  voilà  qu'en  songe 
{Et  ce  n'était  point  mensonge), 
Un  vieillard  me  vit  passer, 
Beau  vieillard  sortant  de  table; 
Il  m'appelle,  6  voix  aimable! 
Et  moi  je  cours  l'embrasser. 

Anacrèon,  c'est  lui-même. 

Front  brillant,  sans  rien  de  blême  : 

Sa  lèvre  sentait  le  vin; 

Et  dans  sa  marche  sacrée, 

Légèrement  égarée. 

Amour  lui  tenait  la  main. 

Faisant  glisser  de  sa  tête 
Lis  et  roses  de  la  fête, 
Sa  couronne  de  renom. 
Il  se  Vote  et  me  la  donne  : 
Je  la  prends,  et  la  couronne 
Sentait  son  Anacrèon. 


licates  et  les  plus  éthérées,  la  poésie,  le  chant;  à  en 
avoir  sans  cesse  à  sa  disposition  et  en  soi-même  la  source 
courante  :  ce  qui  caractérise  proprement  la  félicité  des 
Dieux. 


ANACREON.  301 


Le  cadeau  riant  m'invite, 
Et  sans  songer  à  la  suite. 
Joyeux  de  m'en  parfumer, 
Dans  mes  cheveux  je  l'enlace  : 
Deptiis  lors,  quoi  que  je  fasse, 
Je  n'ai  plus  cessé  d'aimer. 

Eh  bien  !  es  que  le  poëte  grec  dit  là  pour  les 
amours  était  un  peu  vrai  pour  la  poésie;  nos  amis 
de  la  Pléiade,  après  avoir  embrassé  le  vieillard  et 
avoir  essayé  un  moment  sur  leur  tête  cette  cou- 
ronne qui  sentait  son  Anacréon,  en  gardèrent 
quelque  bon  parfum,  et  depuis  ce  temps  il  leur 
arriva  quelquefois  à^anacrèontiser  sans  trop  y 
songer. 

Belleau,  pour  son  compte'  n'a  guère  eu  ce 
hasard  heureux  que  dans  son  Avril  ;  d'autres 
petites  inventions  qui  semblaient  prêter  à  pareille 
grâce ,  telles  que  le  Papillon ,  lui  ont  moins 
roussi*. 


I.  Au  défaut  du  Papillon  de  Belleau,  j'en  citerai  ici  un 
autre,  une  des  plus  jolies  chansons  de  ce  gai  patois  du 
Midi,  et  qui  montre  combien  vraiment  l'esprit  poétique 
et  anacréontique  court  le  monde  et  sait  éclore  sous  le 
soleil  partout  où  il  y  a  des  abeilles,  des  cigales  et  des 
papillons.  Le  refrain  est  celui-ci  : 

Picho  coiiqiiin  de  parpayoun, 
Voulo,  voulo,  te  prendrai  proun!... 

«  Petit  coquin  de  papillon,  vole,  vole,  je  te  prendrai 
bien  !  —  De  poudre  d'or  sur  ses  ailettes,  de  mille  cou- 
leurs bigarré,  un  papillon  sur  la  violette,   et  puis  sur  la 


302  POÉSIE     AU     XVI*    SIÈCLE. 


Celui  de  tous  assurément  qui  se  ressentit  et 
profila  le  mieux  de  la  couronne  odorante  est  Ron- 
sard. Ce  que  j'ai  pu  conjecturer  de  VAvril,  ne 
peut-on  pas  aussi  le  penser  sans  trop  d'invrai- 
semblance de  ces  délicieux  couplets  :  Mignonne, 
allotis  voir  si  la  rose..,,  où  une  fraîcheur  mati- 
nale respire?  Après  deux  ou  trois  journces  d'Ana- 
créon,  cela  doit  venir  tout  naturellement,  ce 
semble,  au  réveil.  On  composerait  le  plus  irré- 
prochable bouquet  avec  ces  imitations  anacréon- 
tiques  (et  je  n'en  sépare  pas  ici  Bion  niMoschus), 
avec  un  choix  de  ces  pièces  qui  ont  occupé  tour 
à  tour  nos  vieux  rimeurs  et  notre  jeune  Chénier. 
Ne  pouvant  tout  citer,  et  l'ayant  fait  très-fré- 
quemment ailleurs,  j'en  présenterai  du  moins  un 
petit  tableau  pour  les  curieux  qui  se  plaisent  à 
ces  collections;  eux-mêmes  compléteront  le  cadre: 


marguerite,  voltigeait  dans  un  pré.  Un  enfant  joli  comme 
un  ange,  joue  ronde  comme  une  orange,  demi-nu,  vo- 
lait après  lui.  Et  pan!  il  le  manquait,  et  puis  la  bise 
qui  soufflait  dans  sa  chemise  faisait  voir  son  petit  dos 
(soun  picho  cuteou).  —  Petit  coquin  de  'papillon,  vole, 
vole,  je  te  prendrai  bien!  — Enfin  le  papillon  s'arrête 
sur  un  bouton  d'or  printanier,  et  le  bel  enfant,  par  der- 
rière, vient  doucement,  bien  doucement,  et  puis,  leste  ! 
dans  sa  main,  il  le  fait  prisonnier.  Vite  alors,  vite  à  sa 
cabanette  il  le  porte  avec  mille  baisers;  mais  las!  quand 
il  rouvre  la  prison,  ne  trouve  plus  dans  sa  menotte  que 
la  poudre  d'or  de  ses  ailes...,  petit  coquin  de  papillon!  » 
—  On  me  dit  que  cette  jolie  pièce  est  de  M.  Dupuy  de 
Carpentras,  maitre  de  pension  à  Nyons,  —  et  député  de 
la  Drôme  à  l'Assemblée  nationale  de  1871. 


ANACKEON.  303 


L'Amour  endormi,  de  Platon,  a  été  traduit  par 
André  ; 

L'Amour  oiseau,  de  Bion,  l'a  clé  par  Baïf 
{Tasse-tems,  liv.  u)  ; 

L'Amour  mouillé,  d'Anacréonj  par  La  Fon- 
taine, qui  ne  fait  pas  tout  à  fait  oublier  Ronsard 
{Odes,  liv.  II,  19)  ; 

L'Amour  laboureur ,  de  Moschus,  par  André 
encore  ; 

L'Amour  prisonnier  des  Muses,  d'Anacréon,  et 
l'Amour  écolier,  de  Bion,  par  Ronsard  {Odes, 
liv.  IV,  23,  et  liv,  V,  ai); 

L'Amour  voleur  de  miel,  d'Anacréon  à  la  fois 
et  de  Théocrite,  après  avoir  été  traduit  assez  sè- 
chement par  Baïf  [Passe-tems,  liv.  i),  et  prolixe- 
ment  imité  par  Olivier  de  Magny  [Odes,  liv:  iv), 
a  été  ensuite  reproduit  avec  tant  de  supériorité  par 
Ronsard  (toujours  lui,  ne  vous  en  déplaise),  que 
je  mettrai  ici  le  morceau,  ne  fût-ce  que  pour  cou- 
per la  nomenclature  ; 

Le  petit  enfant  Amour 
Cueilloit  des  Jleurs  à  l'entour 
D'une  ruche,  oie  les  avettes 
Font  leurs  petites  logettes. 

Comme  il  les  allait  cueillant, 
Une  avette  sommeillant 
Dans  le  fond  d'une  fleurette 
Lui  piqua  la  main  douillette. 

Si  tôt  que  piqué  se  vit, 
Ah!  je  suis  perdu  (ce  dit); 


30^  POESIE     AU    XVI*    SIÈCLE. 


Et  s'en-courant  vers  sa  mère 
Lui  montra  saplaye  amère  : 

Ma  mère,  voye^  ma  main^ 
Ce  disait  Amour  tout  plein 
De  pleurs,  voye^  quelle  enjlure 
M'a  fait  une  égratignure! 

Alors  Vénus  se  sourit, 
Et  en  le  baisant  le  prit. 
Puis  sa  main  lui  a  soufflée 
Pour  guarir  sa  playe  enjlée  : 

Qui  t'a,  dis-moy,  faux  garçon, 
Blessé  de  telle  façon? 
Sont-ce  mes  Grâces  riantes 
De  leurs  aiguilles  poignantes? 

—  Nenni,  c'est  un  serpenteau. 
Qui  vole  au  printemps  nouveau 
Avecque  deux  ailerettes 

Çà  et  là  sur  les  Jleurettes. 

—  Ah!  vraiment  je  le  cognois 
(  Dit  Vénus)  ;  les  villageois 
De  la  montagne  d'Hymette 

Le  surnomment  Melissette. 

Si  donques  un  animal 
Si  petit  fait  tant  de  mal, 
Quand  son  alêne  époinçonne 
La  main  de  quelque  personne, 

Combien  fais-tu  de  douleur 
Alt  prix  de  lui)  dans  le  cœur 


ANACREON.  .         30$ 


De  celui  en  qui  tu  jettes 
Tes  venimeuses  sagettes? 

Ce  sont  là  de  ces  imitations  à  la  manière  de  La 
Fontaine  ;  une  sorte  de  naïveté  gauloise  y  rachète 
ce  qu'on  perd  d'ailleurs  en  précision  et  en  simpli- 
cité de  contour.  Vénus,  comme  une  bonne  mère, 
souffle  sur  la  main  de  son  méchant  garçon  pour 
le  guérir;  elle  lui  demande  qui  l'a  ainsi  blessé, 
et  si  ce  ne  sont  pas  ses  Grâces  riantes  avec  leurs 
aiguilles.  Arrêtée  à  temps,  cette  façon  familière 
est  un  agrément  de  plus'.  Bien  souvent,  toutefois, 
ce  côté  bourgeois  se  prolonge,  et  tranche  avec 
l'élégance,  avec  la  sensibilité  épicurienne.  On  se 
retrouve  accoudé  parmi  les  pots;  on  fourre  les 
marrons  sous  la  cendre  ;  Bacchus,  l'été,  boit  en 
chemise  sous  les  treilles  :  heureux  le  lecteur  quand 


I.  En  cette  imitation,  Ronsard  a  combiné  ingénieuse- 
ment quelques  traits  de  la  scène  de  Vénus  blessée  par 
Diomède  C//(W^,  chant  V),  Vénus,  piquée  d'un  coup  de 
lance  à  l'extrémité  de  la  paume,  vers  la  naissance  du 
poignet,  s'enfuit,  remonte  au  ciel,  et  se  jette  en  criant 
aux  pieds  de  Dionée  sa  mère,  qui  la  caresse  de  la  main 
pour  l'apaiser.  Et  Minerve  dit  malicieusement  à  Jupiter 
que  c'est  en  voulant  sans  doute  engager  quelque  femme 
grecque  à  suivre  les  Troyens  qu'elle  aime  tant,  et  en  la 
flattant  à  dessein,  que  Vénus  s'est  déchiré  sa  main  douil- 
lette à  l'agrafe  d'or  de  la  tunique.  Ronsard  a  mis  quelque 
chose  de  cette  plaisanterie  dans  la  bouche  de  la  mère  : 

Sonl-cc  mes  Grâces  riantes 
De  leurs  nigtiiUes  poignantes  ? 
n.  39 


I 


306  POÉSIE     AU     XVl^     SIÈCLE. 

d'autres  mots  plus  crus  et  des  images  désobli- 
geantes n'arrivent  pas.  La  nappe  enfin,  quand 
nappe  il  y  a,  est  fréquemment  salie,  par  places, 
de  grosses  gouttes  de  cette  vieille  lie  rabelai- 
sienne. 

Mieux  vaudrait,  mieux  vaut  alors  que  tout  dé- 
borde, que  le  jus  fermente  :  l'image  bachique  a 
aussi  sa  grandeur.  Ronsard,  en  je  ne  sais  plus 
quel  endroit,  s'écrie  : 

Comme  on  voit  en  septembre^  aux  tonneaux  angevins, 
Bouillir  en  écumant  la  jeunesse  des  vins... 

Cela  est  chaud,  cela  est  poétique,  et  nous  rend 
Anacréon  encore,  lequel,  en  sa  Vendange,  a  parlé 
du  jeune  Bacchus  bouillonnant  et  cher  aux  ton- 
neaux. 

Mais,  d'ordinaire,  on  reconnaît  bien  plutôt  le 
coin  d'Anacréon  en  eux  à  quelque  chose  de  léger, 
à  je  ne  sais  quel  petit  signe,  comme  celui  auquel 
il  dit  qu'on  reconnaît  les  amants ^ 

Baïf,  l'un  des  plus  inégaux  parmi  les  imitateurs 
des  Anciens,  et  qui  a  outrageusement   gâté   l'Oa- 

I.  Voici  l'endroit  et  la  pièce  entière;  mais  comment 
réussir  à  calquer  des  lignes  si  fines,  une  touche  si 
simple? 

Le  fier  coursier  porte  à  sa  croupe 
Du  fer  brûlant  le  noir  affront; 
Le  Parihe  orgueilleux,  dans  un  groupe. 
Se  détache,  ihiare  au  front ^  * 

Et  moi,  je  sais  d'abord  celui  qu'Amour  enflamme  : 
Il  porte  un  petit  signe  au  dedans  de  son  ame. 


ANACREON.  307 


rîstys  et  la  Pharmaceutrie^^  a  eu  de  singuliers 
éclairs  de  talent,  et,  si  l'on  ne  peut  dire  précisé- 
ment que  c'est  à  Anacréon  qu'il  les  doit,  puisque 
c'est  plutôt  avec  Théocrite  et  Bion  qu'il  les  ren- 
contre, il  se  ressent  du  moins  alors  du  voisinage 
et  ne  sort  pas  de  l'anacréontique.  On  sait  les  gra- 
cieux vers  de  son  Amour  vangeur;  l'amant  mal- 
heureux, près  de  se  tuer,  y  parle  à  l'inhumaine  : 

Je  vas  mourir  :  par  la  mort  désirée^ 

Ma  bouche  ira  bientôt  être  serrée  ; 

Mais  ce  pendatit  qu'encor  je  puis  parler, 

Je  te  dirai  devant  que  m'en  aller  : 

La  rose  est  belle,  et  soudain  elle  passe; 

Le  lis  est  blanc  et  dure  peu  d'espace; 

La  violette  est  bien  belle  au  printemps, 

FA  se  vieillit  en  U7i  petit  de  temps; 

La  neige  est  blanche,  et  d'une  douce  pluie 

En  un  moment  s'écoule  évanouie^ 

Et  ta  beauté,  belle  parfaitement, 

Ne  pourra  pas  te  durer  longuement , 

Des  Portes,  qui  n'allait  plus  emprunter  si  loin 
ses  modèles  et  s'en  tenait  habituellement  aux  Ita- 
liens, a  ressaisi  et  continué  le  plus  fin  du  genre  au 
sonnet  suivant  : 

Vénus  cherche  son  fils,  Vénus  tout  en  colère 
Cherche  l'aveugle  Amour  par  le  monde  égaré  ; 
Mais  ta  recherche  est  vaine,  6  dolente  Cythère! 
Il  s'est  couvertement  dans  mon  cœur  retiré, 

I,  Dans  les  Jeux  de  Baïf,  les  églogues  XVI  et  XVIII, 


308  POÉSIE     AU     XVI*     SIÈCLE. 


Que  sera-ce  de  moi?  que  vie  faudra-t-il  faire? 
Je  me  vois  d'un  des  deux  le  courroux  préparé  ; 
Egale  obéissance  à  tous  deux  j'ai  juré  : 
Lejîls  est  dangereux,  dangereuse  est  la  mère. 

Si  je  recèle  Amour,  son  feu  brûle  mon  cœur; 
Si  je  décèle  Amour,  il  est  plein  de  rigueur, 
Et  trouvera  pour  moi  quelque  peine  nouvelle. 

Amour,  demeure  donc  en  mon  cœur  sûrement; 
Mais  fais  que  ton  ardeur  ne  soit  pas  si  cruelle, 
Et  je  te  cacherai  beaucoup  plus  aisément  i. 

Oa  ne  peut  faire  un  pas  dans  ces  poètes  .sans 
retrouver  la  trace  et  comme  l'infusion  d'Ana- 
créon.  Jacques  Tahureau^  qui  en  était  digne,  n'a 
pas  assez  vécu  pour  en  profiter.  Olivier  de  Ma- 
gny,  en  ses  derniers  recueils,  y  a  puisé  plusieurs 
de  S2S  meilleures  inspirations.  En  voici  une  qui 
n'est  qu'une  imitation  lointaine,  mais  qui  me  pa- 
raît d'un  tour  franc,  et  non  sans  une  certaine 
saveur  de  terroir  qui  en  fait  l'originalité.  Le 
poëte  s'adresse  à  un  de  sas  amis  appelé  Jean  Cas- 
tin,  et  déplore  la  condition  précaire  des  hommes: 

Mo)i  Castin,  quand  j'aperçois 
Ces  grands  arbres  dans  ces  bois, 


I.  Voir,  pour  le  début,  celui  de  l'Amour  fugitif  de 
Mosclius,  puis  l'ode  d'Anacréon,  dans  laquelle  l'amour, 
après  avoir  épuisé  contre  lui  tous  ses  traits,  se  lance  lui- 
même  en  guise  de  flèche  dans  son  cœur,  et,  une  fois 
logé  là,  n'en  sort  plus. 


A  N  A  C  R  K  O  N .  3  Op 


Dépouillés  de  leur  parure, 
Je  ravasse  à  la  verdure 
Qui  ne  dure  que  six  mois. 

Ptiis  je  pense  à  notre  vie 
Si  malernent  asservie, 
Qu'el'  n'a  presque  le  loisir 
De  choisir  qrcelque  plaisir, 
Qu'elle  ne  nous  soit  ravie. 

Nous  semblons  à  l'arbre  verd 
Qui  demeure  un  temps  couvert 
De  mainte  feuille  naïve. 
Puis,  dès  que  l'hiver  arrive, 
Toutes  ses  feuilles  il  perd. 

Ce  pendant  que  la  jeunesse 
Noîis  répand  de  sa  richesse. 
Toujours  gais  nous  Jlorissons  ; 
Mais  soudain  nous  flétrissons 
Assaillis  de  la  vieillesse. 

Car  ce  vieil  faucheur^  ce  Tems, 
Qui  dévore  ses  enfans. 
Ayant  ailé  nos  années. 
Les  fait  voler  empennées 
Plus  tôt  que  les  mêmes  vents  ^. 

Doncques  tandis  que  nous  sommes, 
Mon  Castin,  entre  les  hommes, 
N'ayons  que  notre  aise  cher, 

I.  Plus  vite  que  les  vents  mêmes. 


}IO  POESIE     AU     XVl''     Slf:CLE. 

Sans  aller  là-haut  chercher 
Tant  de  feux  et  tant  d'atomes. 

Qiielque  fois  il  faut  mourir , 
Et,  si  quelqu'un  peut  guérir 
Quelquefois  de  quelque  peine, 
Enfin  son  attente  vaine 
Ne  sait  plus  oii  recourir. 

Vespérance  est  trop  mauvaise. 
Allons  doncques  sous  la  braise 
Cacher  ces  marrons  si  beaux, 
Et  de  ces  bons  vins  nouveaux 
Appaisons  notre  mésaise. 

Visant  ainsi  notre  cœur, 
Le  petit  Archer  vainqueur 
Nous  viendra  dans  la  mémoire; 
Car,  sans  le  manger  et  boire j 
Son  trait  n'a  point  de  vigueur. 

Puis  avecq'  nos  nymphes  gayes 
Nous  irons  guérir  les  playes 
Qu'il  nous  fit  dedans  le  flanc. 
Lorsqu'au  bord  de  cet  étang 
Nous  dansions  en  ces  saulayes^. 

Je  n'aurais  qu'à  ouvrir  les  recueils  poétiques  de 
Jean  Passerai  et  de  Nicolas  Rapin  pour  y  ramas- 
ser à  plaisir  de  nouveaux  exemples.  Gilles  Durant, 


I.  Au    troisième    ivre  des  Odes  d'Olivier  de  Magny 
("1)59). 


ANACREON.  Jll 


surtout,  foisonne  en  cas  raffinés  :  Amour  pris  au 
las,  Amour  jouant  aux  échecs;  Jean  Dorât,  dans 
ses  imitations  grecques,  avait  déjà  fait,  d'un  goût 
tout  pareil.  Amour  se  soleillant^.  Mais  j'aime 
mieux  citer  de  Durant  quelques  stances,  oii  un 
ton  de  sentiment  rachète  la  manière  : 

Serein  je  voudrais  être,  et  sous  un  vert  plumage, 

Çà  et  là  voletant, 
Solitaire,  passer  mes  ans  dans  ce  bocage, 

Ma  sereine  chantant. 

Oiseau,  je  volerois  à  toute  heure  autour  d''elle  ; 

Puis  sur  ses  beaux  cheveux 
f  arrêterais  mon  vol,  et  brûlerois  mon  aile 

Aux  rayons  de  ses  yeux. 

Et  après  avoir  continué  quelque  temps,  et  avec 
vivacité,  sur  ce  genre  d'ébats  : 

Parfois  époinçonné  d'une  plus  belle  envie, 

Je  voudrois  becqueter 
Sur  ses  lèvres  le  miel  et  la  douce  ambroisie 

Dont  se  paît  Jupiter. 

Sotis  mon  plumage  vert,  à  ces  beaux  exercices 
Je  passerais  le  jour. 


I.  Aux  Grands-Jours  de  Poitiers  de  l'an  1579,  à  pro- 
pos de  cette  puce  célèbre  qu'Etienne  Pasquier  aperçut  et 
dénonça  sur  le  sein  de  mademoiselle  Des  Roches,  on  ne 
manqua  pas  de  chanter  l'Amour  puce,  et  l'avocat  Claude 
Binet,  parodiant  l'Amour  piqué  par  une  abeille,  imagina 
de  le  faire  piquer  par  cette  puce. 


312  POESIE     AU     XVI^    SIÈCLE. 

Tout  confit  en  douceurs,  tout  confit  en  délices, 
Tout  confit  en  amour. 

Puis,  le  soir  arrivé,  je  ferais  ma  retraite 

Dans  ce  bois  entassé, 
Racontant  à  la  Nuit,  mère  d'amour  secrète, 

Tout  le  plaisir  passé. 

Toujours  le  mCMne  sujet,  on  le  voit,  ce  même 
fond  renaissant  qui  présente,  a  dit  Moncrif,  cer- 
taines délicatesses,  certaines  simplicités,  cer- 
taines contradictions,  dont  le  cœur  humain 
abonde.  Le  détail  seul,  à  y  regarder  de  très-près, 
diffère,  et  l'ingénieux  s'y  retrouve  pour  qui  s'y 
complaît'. 


I.  Olivier  de  Magii}-,  que  nous  citions  tout  à  l'heure, 
avait  dit  déjà  assez  gentiment,  dans  une  ode  à  s'amie, 
selon  une  idée  analogue  de  métamorphose  amoureuse  : 

Quand  je  te  vois  au  malin 
Amasser  en  ce  jardin 
Les  fleurs  que  l'auhe  nous  donne. 
Pour  t'en  faire  une  couronne. 
Je  désire  aussi  soudain 
Etre,  en  forme  d'une  abeille. 
Dans  quelque  rose  vermeille 
Qui  doit  choir  dedans  ta  main. 

Car  tout  coi  je  me  ticndrois 
(^Alors  qne  tu  t'en  viendrais 
La  cueillir  sur  les  épines) 
Entre  ses  feuilles  pourprines, 
Sans  murmurer  nullement, 
Ne  battre  l'uneou  l'autre  l'aile, 


ANACREON.  3IJ 

Vauquelin  de  La  Fresnaie,  en  plus  d'une  épi- 
gramme  ou  d'une  idylle,  contribuerait  aussi  pour 
sa  part  au  léger  butin,  si  on  le  voulait  complet'. 
C'est  lui  qui  donne  cette  exacte  et  jolie  définition 
de  l'idylle,  telle  que  les  Anciens  l'entendaient  : 
«  Ce  nom  d'idillie  m'a  semblé  se  rapporter  mieux 
à  mes  desseins,  d'autant  qu'il  ne  signifie  et  ne  re- 
présente que  diverses  petites  images  et  gravures 
en  la  semblance  de  celles  qu'on  grave  aux   lapis, 


De  peur  qu'une  emprise  telle 
Finit  au-  commencement. 

Puis,  quand  je  me  sentirais 
En  ta  main,  je  sortirais. 
Et  m'en  irais  prendre  place. 
Sans  te  poindre,  sur  ta.  face  ; 
Et  l.\,  baisant  mille  fleurs 
Qui  sont  autour  de  ta  bouche. 
Imiterais  celte  mouche 
Y  suçant  mille  senteurs. 

Et  si  lors  tu  te  fâchais, 
Me  chassant  de  tes  beaux  doigts. 
Je  m'en  irais  aussi  vite 
Four  ne  te  voir  plus  dépile; 
Mais  premier,  autour  de  toi, 
Je  dirais,  d'un  doux  murmure. 
Ce  que  pour  t'aimer  j'endure 
El  de  peines  et  d'émoi, 

I.  Les  Mémoires  de  la  Société  académique  de  Falaise 
(1841)  contiennent  une  bonne  notice  sur  Vauquelin,  par 
M.  Victor  Choisy  :  recommandable  exemple  pour  chaque 
ville  ou  chaque  province  d'étudier  ainsi  son  vieux  poëte. 

II.  40 


31^  POESIE     AU     XVI*     SIÈCLE. 

aux  gemmes  et  calcédoines,  pour  servir  quelque- 
fois de  cachet.  Les  miennes  en  la  sorte,  pleines 
d'amour  enfantine,  ne  sont  qu'imagettes  et  petites 
tablettes  de  fantaisies  d'Amour.  »  Une  idylle, 
une  odelette  anacréontique  ou  une  pierre  gra- 
vée, c'est  bien  cela  ;  et,  à  la  grâce  précise  de  sa 
définition,  le  bon  Vauquelin  montre  assez  qu'il 
a  dii  souvent  atteindre  dans  le  détail  à  la  justi- 
fier. Son  volume  de  poésies  est  peut-être  celui 
d'où  l'on  tirerait  le  plus  de  traits  dans  le  goiit 
de  ceux  que  nous  cherchons  : 

Amour j  tais-toi!  mais  prends  ton  arc, 
Car  ma  biche  belle  et  sativage, 
Soir  et  matin  sortant  du  parc, 
Passe  toujours  par  ce  passage. 

Voici  sa  piste  :  oh!  la  voilà! 
Droit  à  son  cœur  dresse  ta  vire^, 
Et  ne  faux  point  ce  beau  coup-là. 
Afin  qu'elle  n'en  puisse  rire. 

Hélas!  qu'aveugle  tu  es  bien! 
Cruel,  tu  m'as  frappé  pour  elle  : 
Libre,  elle  fuit,  elle  n'a  rien  ; 
Mais  las!  ma  blessure  est  viortelle. 

Mais  il  faut  craindre  pourtant  d'entasser  par 
trop  ces  riens  agréables  et  d'affadir  à  force  de 
sucreries.  Je  n'ai  voulu  ici  que  dégager  un  der- 
nier point  de  vue  en  cette  poésie  du  xvi®  siècle  et 


I.  Vire,  espèce  de  trait  d'arbalète,  lequel,  lorsqu'on  le 
tire,  vole  comme  en  tournant  (Ménage). 


AN'ACRtON.  315 


diriger  un  aperçu  dont  l'idée  est  plus  souriante 
que  le  détail  prolongé  n'en  serait  piquant.  L'Ana- 
créon,  chez  nous,  ne  cessa  de  vivre  et  de  courir 
sous  toutes  les  formes  durant  le  siècle  suivant  et 
depuis  jusqu'à  nos  jours.  L'abbé  de  Rancé,  âgé 
de  douze  ans,  en  donnait  une  très-bonne  édition 
grecque;  La  Fontaine  le  pratiquait  à  la  gauloise 
toute  sa  vie.  Chaulieu,  plus  qu'aucun,  se  peut 
-dire  notre  Anacrépn  véritable,  et  c'est  dommage 
que  sa  poésie,  trop  négligemment  jetée,  ne  nous 
rende  pas  tout  son  feu  naturel  et  son  génie.  Mon- 
crif,  avec  bien  moins  de  largeur,  et  plusieurs  du 
xviii^  siècle  après  lui,  ont  eu  des  parties,  des 
traits  aiguisés  du  genre.  Voltaire,  en  quelques 
pièces  légères,  l'a  saisi  et  comme  fixé  à  ce  point 
parfait  de  bel-esprit,  de  sensibilité  et  de  goût, 
qui  sied  à  notre  nation.  André  Chénier  n'a  eu 
que  peu  d'anacréontique,  à  proprement  parler, 
dans  le  sens  final;  il  est  remonté  plus  haut,  et  si 
j'écris  quelque  jour  sur  Théocrite,  comme  j'en  ai 
le  désir,  je  marquerai  avec  soin  ces  différences.  Le 
plus  vraiment  anacréontique  des  modernes  a  peut- 
être  été  le  Sicilien  Meli.  Béranger  pourrait  sembler 
tel  encore,  mais  par  quelques  imitations  habiles  et 
de  savantes  gaietés,  plutôt  que  par  l'humeur  et  le 
fond  :  lui  aussi,  je  le  qualifierai  un  poëte  de  l'art. 
Quoi  qu'il  en  soit,  c'est  bien  certainement  au 
XVI*  siècle  et  au  début  que  l'imitation  immédiate 
et  naïve  d'Anacréon  se  fait  le  mieux  sentir.  Le 
second  temps,  le  second  pas  des  essais  de  la 
Pléiade  en  demeure  tout  marqué.  Ayant  insisté 
précédemment  sur  l'issue  et  les  phases  dernières 


3l6  POÉSIE     AU     XVl*^     SIÈCLE. 

de  cette  école,  sur  ce  que  j'ai  appelé  son  détroit 
de  sortie,  j'ai  tenu  à  bien  fixer  aussi  les  divers 
points  du  détroit  d'entrée;  c'est  entre  les  deux 
qu'elle  a  eu  comme  son  lac  fermé  et  sa  mer  inté- 
rieure. En  1550,  irruption  brusque,  rivage  inégal  ; 
en  iSS+7  continuation  plus  ornée,  plus  polie,  jus- 
qu'à ce  qu'en  1572  on  arrive  tout  en  plein  au 
golfe  de  mollesse,  A  partir  de  1SS4,  la  colline,  la 
tour  d'Anacrcon  est  signalée  :  la  flottille  des 
poètes  prend  le  vieillard  à  bord,  et  il  devient 
comme  l'un  des  leurs. 

Et  maintenant,  de  ma  part,  c'est  pour  long- 
temps: c'en  est  fait,  une  bonne  fois,  de  venir  par- 
ler de  ces  poètes  du  xvi®  siècle  et  de  leurs  fleu- 
rettes :  j'ai  donné  le  fond  du  panier. 

Avril  1842. 


DE 


L'ESPRIT    DE   MALICE 


AU     BON     VIEUX     TEMPS 


LA    MONNOIE.  —  GROSLEY 


I 


■^cryifc^  ouRCLuoi  pas  aujourd'hui  une  de 
ces  petites  dissertations  comme  on 
n'en  fait  plus,  comme  Addison  les 
esquissa  en  morale,  comme  d'Israéli 
les  crayonna  en  littérature,  qui  ne 
soient  ni  des  traités  ni  des  odes,  et  ne  prétendent 
qu'à  être  de  simples  essais?  Essayons. 

On  se  demande  souvent,  lorsqu'on  lit  des  livres 
du  vieux  temps  et  qu'on  les  trouve  à  la  fois  as- 
saisonnés d'une  certaine  malice  et  de  beaucoup  de 
naïveté,  ce  qu'il  faut  croire  de  leurs  auteurs  et  de 
l'esprit  qui  les  a  inspirés.  C'est  surtout  lorsqu'on 
les  voit  se  jouer  autour  des  objets  de  leur  vénéra- 


3)B  POÉSIE     AU      XVI^     SIÈCLE. 

tion  et  de  leur  culte,  y  porter  toutes  sortes  de 
familiarités  et  même  des  hardiesses,  puis  repren- 
dre tout  aussitôt  ou  paraître  n'avoir  pas  quitté  le 
ton  révérencieux,  c'est  alors  qu'on  s'étonne  et 
qu'on  cherche  à  faire  la  double  part  dans  ce  mé- 
lange, la  part  d'une  bonhomie  qui  serait  pourtant 
bien  excessive,  et  celle  d'une  ruse  qu'on  ne  peut 
admettre  non  plus  si  raffinée. 

Nos  anciens  Mystères  ou  représentations  dra- 
matiques de  choses  saintes  sont  le  genre  qui  pro- 
voque le  plus  naturellement  ces  questions.  Nos 
bons  aïeux  n'y  éludaient  aucun  des  côtés  scabreux 
du  sujet;  bien  loin  de  là,  ils  étalaient  au  long  ces 
endroits  en  les  paraphrasant  avec  complaisance'. 
Qu'il  s'agisse,  par  exemple,  de  Conception  imma- 
culée et  d'Incarnation,  ils  vont  tout  déduire  par 
le  menu,  mettre  tout  en  scène,  les  tenants  et  abou- 


I.  La  première  partie  de  ce  volume  étant  déjà  impri- 
mée, je  profite  d'une  dernière  occasion  pour  mentionner 
une  publication  très-importante  sur  les  anciens -mystères 
que  donne  en  ce  moment  (1843)  M.  Louis  Paris,  biblio- 
thécaire de  Reims.  Il  y  traite  plus  particulièrement  du 
mystère  de  la  Passion,  et  cela  en  vue  des  Toiles  peintes  de 
l'Hôtel-Dieu  de  Reims,  qui  en  sont  comme  une  mise  en 
scène  illustrée  et  une  commémoration.  M.  L.  Paris,  en 
voulant  bien  citer  et  contredire  avec  toute  sorte  de  cour- 
toisie gracieuse  notre  opinion  peu  favorable  à  ce  vieux 
théâtre,  fait  appel  à  notre  goût  mieux  informé.  Il  nous 
signale  et  nous  recommande,  entre  autres,  une  scène  de 
quelque  intérêt,  lorsque  Judas  découvre,  comme  Œdipe, 
qu'il  a  tué  son  père  et  épousé  sa  mère  (tome  I,  page  58); 
on  trouve  là  en  effet  la  matière,  sinon  la  forme,  de  l'hor- 


LA     MONNOIE.    GROSLEY.  JJ(J 

tissants.  Joachim  et  Anne,  les  parents  de  la 
Vierge,  et  qui  ne  l'eurent  qu'après  vingt  ans  de 
ménage,  commencent  par  se  plaindre  longuement 
de  leur  stérilité.  Joachim  surtout,  dont  l'offrande 
a  été  refusée  au  temple,  ne  peut  digérer  son  af- 
front : 

Quand  j'ay  bien  en  mon  cas  regard, 
Je  suis  réputé  pour  infâme; 
Tient-il  à  moy  ou  à  via  femme 
Que  ne  pouvons  enfans  avoir, 
Ou  se  le  divin  présçavoir 
De  Dieu  l" a  ordonné  ainsi? 
J'en  suis  en  si  très  grant  soucy 
Que  je  ne  sçay  quel  part  aller. 

Et  il  s'en  va  aux  champs  parmi  ses  bergers  qui 
ne  peuvent  lui  arracher  que  des  demi-mots  et  ne 
parviennent  pas  à  le  distraire  : 

reur  tragique.  Nous  distinguerions  plus  volontiers,  et 
comme  s'acheminant  vers  le  pathétique,  le  dialogue 
entre  Jésus  et  sa  sainte  mère  (tome  I,  page  317), 
lorsque  celle-ci,  à  la  veille  de  la  Passion,  le  supplie  en 
vain  d'être  un  peu  clément  envers  lui-même.  Ces  situa- 
tions naturelles  avaient  encore  de  quoi  émouvoir  indé- 
pendamment de  ce  qu'on  appelle  talent,  et  il  semblerait 
en  vérité  qu'ici  vers  la  fin  de  cette  dernière  scène  il  y  ait 
eu  un  éclair  de  talent.  Mais  ce  que  nous  pouvons  dire  en 
toute  assurance,  c'est  que  des  publications  comme  celle 
de  M.  L.  Paris,  en  déroulant  les  pièces  avec  ampleur  et 
fidélité,  aident  beaucoup  au  règlement  définitif  de  la 
question. 

Citer  aussi  le  Drames  d'Adam  du  xii^  siècle  publié  par 
M.  Victor  Luzarche  (Tours,  1854). 


3  20  POKSIE     AU     XV  l"^     SIÈCLE. 


ACHiNj  l'un  des  bergers, 
Passe\  le  temps  avecqucs  nous 
Pour  vous  oster  de  ceste  peine, 

JOACHIM. 

Je  vu:il  aller  sur  ceste  plaine 
Contempler  ung  petit  mon  cas. 

Enfin  Dieu  prend  pitié  d'eux,  et  un  Ange  est  en- 
voyé à  sainte  Anne  pour  lui  annoncer  qu'elle  sera 
mère.  Marie,  aussitôt  née,  croît  chaque  jour  en 
piété  et  en  sagesse;  dès  lors  nul  détail  n'est  épar- 
gné :  son  vœu  de  virginité,  celui  de  Joseph,  leur 
embarras  à  tous  deux  quand  on  les  marie,  et 
l'aveu  mutuel  qu'ils  se  font,  ks  doutes  de  Joseph 
ensuite,  quand  il  voit  ce  qu'il  ne  peut  croire,  et 
la  façon  dont  il  les  exprime,  tout  cela  est  exposé, 
développé  bout  à  bout  avec  une  naïveté  incontes- 
table, avec  une  naïveté  telle  qu'il  est  presque  im- 
possible aujourd'hui  d'extraire  seulement  les  pas- 
sages et  de  les  isoler  de  leur  lieu  sans  avoir  l'air 
déjà  de  narguer  et  de  profaner.  Or,  un  tel  effet 
ne  se  peut  admettre  à  la  date  oxi  ces  représenta- 
lions  eurent  plein  crédit.  Force  est  donc  de  si  re- 
jeter sur  la  naïveté  profonde  des  auteurs  et  des 
spectateurs.  Et  pourtant  je  me  pose  tout  à  côté 
la  question  que  voici  :  Quelques-unes  de  cessocncs 
singulièrement  familières  n'ont-elles  pas  excité  as- 
sez vite,  chez  un  bon  nombre  des  acteurs  et  spec- 
tateurs, quelque  chose  de  ce  sourire  et  de  ces 
plaisanteries  sans  conséquence  qui  circulent  ou 
qui,    du   moins,    naguère    circulaient  volontiers 


LA     MONNOIK.     GROS  LE  Y.  j  U  I 

parmi  les  bons  chrétiens  de   campajjne,  les  soirs 
où  l'on  chantait  certains  gais  noLMs? 

Les  Noëls  bourguignons  de  La  Monnoie  peuvent 
nous  être  comme  une  limite  extrême  à  cet  égard. 
On  ne  saurait  ni;;r  qu'il  ne  s'y  soit  glissé,  avec 
intention  de  l'auteur,  une  assez  sensible  dose  de 
raillerie  et  de  malice;  pourtant  la  gaieté  surtout 
domine  et  fait  les  frais.  Je  ne  dis  pas  qu'on  soit 
très-édifié  en  les  chantant,  mais  je  ne  crois  pas  non 
plus  qu'on  en  ait  été  très-scandalisé  là  oîi  d'em- 
blée ils  circulèrent,  chez  les  bourgeois  et  les 
vignero;is.  La  Monnoie  semble  avoir  voulu  faire 
après  coup  comme  les  chœurs  lyriques  de  ces 
vieux  mystères  de  la  Nativité  et  de  la  Conception 
qui  étaient  fort  de  sa  connaissance,  et  il  les  a 
faits  avec  un  talent  et  un  sel  dont  il  n'y  a  pas 
vestige  dans  les  anciennes  pièces i.  Pourtant  je 
n'aperçois  pas  de  solution  de  continuité  ni  de  rup- 
ture entre  l'esprit  premier  qui  se  réjouissait  aux 
scènes  naïves  et  celui  qui  accueillit  ses  fins  cou- 
plets. On  est  avec  lui  à  l'extrême  limite,  j'en  con- 
viens; mais  en  deçà  on  trouve  place  pour  bien  des 
degrés  de  cette  plaisanterie  indécise  et  de  cette 
malice  peu  définie  qui  me  paraît  précisément  un 
ingrédient  essentiel  dans  la  naïveté  de  nos  bons 
aïeux,  et  que  je  voudrais  caractériser.  Cet  esprit 
du  vieux  temps,  tel  que  je  le  conçois  et  tel  qu'on 

I.  Voir,  si  l'ou  veut,  l'exemple  cité  à  la  suite  du  Pre- 
dicaloriana  (page  338)  de  M.  Gabriel  Peignot,  lequel  est 
lui-même  le  dernier  de  cette  vieille  race  dijonnaise. 
J'aime  à  rapprocher  ces  noms  de  famille. 

II.  41 


322  POESIE     AU     XVI*'     SIÈCLE. 

l'aime,  avant  toutes  les  philosophies  et  les  ré- 
formes, était  quelque  chose  de  très-franc,  de  très- 
naturel  et  aussi  d'assez  compliqué.  On  se  trompe- 
rait fort  si  on  le  croyait  toujours  aussi  gimple 
qu'il  le  paraît,  et  de  même  si  on  l'estimait  tou- 
jours aussi  malin  qu'à  la  rigueur  il  pourrait  être. 
L'esprit  du  bon  vieux  temps,  avant  qu'on  l'eût 
éveillé  et  gâté,  avant  qu'on  lui  eiit  appris  tout  ce 
qu'il  recelait,  et  qu'on  lui  eût  donné,  suivant  le 
langage  des  philosophes,  conscience  et  clef  de  lui- 
même,  cet  esprit  allait  son  train  sans  tant  de  fa- 
çons, se  conduisant  comme  un  brave  manant  chez 
lui  :  il  doute,  il  gausse,  il  croit,  tout  cela  se 
mêle'.  Mais  c'est  parce  que  la  foi,  ce  qu'on  ap- 
pelle la  foi  du  charbonnier,  s'y  trouve  avant  et 
après  tout,  c'est  pour  cela  que  le  reste  a  si  bien 
ses  coudées  franches.  Le  xyiii**  siècle,  ne  l'ou- 
blions pas,  et  déjà  la  Réforme  en  son  temps, 
sont  venus  tout  changer;  ils  sont  venus  donner  un 
sens  grave  et  presque  rétroactif  à  bien  des  choses 
qui  se  passaient  en  famille  à  l'amiable  :  pures  es- 
piègleries et  gaietés  que  se  permettaient  les  aînés 
de  la  maison  entre  soi.  Ces  peccadilles,  une  fois 
dénoncées,  et  quand  on  a  su  ce  qu'on  faisait,  ont 
pris  une  importance  énorme.  Pour  se  les  expliquer 
chez  nos  dignes  aïeux,  et  pour  en  absoudre  leur 
religion,  on  a  pris  le  parti  de  les  faire  en  masse 
plus  naïfs  encore  qu'ils  n'étaient,  c'est-à-dire  trop 


I.  M.  Saint-Marc  Girardin   a    parlé  quelque  part   du 
((  moyen  âge  vivant,  animé,   moqueur,   croyant  de  bonne- 
foi,  et  médisant  de  bon  cœur.  « 


LA     MONNOIE,    GROSLEY.  323 

bêtes.  Non  pas.  Notre  indulgence  plénière  à  leur 
égard  n'est  qu'une  vanité  de  plus.  Nos  aïeux  soup- 
çonnaient plus  d'une  chose,  ils  en  riaient,  ils  s'en 
tenaient  là.  Les  filles  avaient  la  beauté  du  diable; 
chacun  avait,  je  l'ai  dit,  la  foi  du  charbonnier; 
et  plus  d'un  laissait  percer  le  bon  sens  du  maraud: 
Je  gros  du  monde  roulait  ainsi,  sans  aller  plus 
mal.  L'esprit  du  bon  vieux  temps  en  soi  n'eût 
jamais  fait  de  révolution,  n'eût  jamais  passé  à 
l'état  de  xviii^  siècle  :  il  a  fallu  à  certains  mo- 
ments deux  ou  trois  hommes  ou  démons,  les  Lu- 
ther et  les  Voltaire,  pour  le  tirer  chacun  en  leur 
sens  et  pour  jeter  le  pont.  Mais  le  propre  du  vieil 
esprit,  même  gaillard  et  narquois,  était  de  ne  pas 
franchir  un  certain  cercle,  de  ne  point  passer  le 
pont  :  il  joue  devant  la  maison  et  y  rentre  à  peu 
près  à  l'heure  ;  il  tape  aux  vitres,  mais  sans  les 
casser.  Il  a  le  dos  rond  i.  L'esprit  que  j'appelle 
de  xviii*  siècle  au  contraire  a  pour  caractère  le 
prosélytisme,  le  dogmatisme,  beaucoup  de  mor- 
gue ;  il  pousse  au  Naigeon  et  au  Dulaure.  Il  n'y 
en  a  pas  l'ombre  chez  nos  bons  aïeux,  en  leurs 
plus  libres  moments;  rien  de  cet  esprit  prédicant, 
agressif,  qui  tire  parti  de  tout  ;  ils  n'en  tiraient 
que  plaisir. 

On  a  remarqué  dès  longtemps  cette  gaieté  par- 
ticulière aux  pays  catholiques;  ce  sont  des  enfants 
qui  sur  le  giron  de  leur  mère  lui  font  toutes  sortes 
de  niches  et  prennent  leurs  aises.  Le  catholicisme 
chez    lui    permet  bien   des  choses,   quand   on  ne 

I.  C'est  la  différence  de  Piron  à  Voltaire. 


3.1-1.  POESIE     AU     XVl"^     SIECLE. 

l'attaque  pas  de  front.  N'avez- vous  jamais  remar- 
qué dans  !a  foule,  un  jour  de  fête,  ces  bons  grands 
chevaux  de  gardes  municipaux  entre  les  jambes 
desquels  se  pressent  les  passants,  filles  et  garçons, 
et  qui  ne  mettent  le  sabot  sur  personne?  Tels  sont 
les  bons  chevaux  des  gardes  du  pape  en  pays  ca- 
tholiques'. Chez  nous,  le  gallicanisme  compliqua 
un  peu  :  il  permit  d'être  plus  logique,  il  empêcha 
aussi  de  l'être  trop.  La  gaieté  se  trempa  davan- 
tage d'un  certain  bon  sens  pratique,  sans  tou- 
tefois passer  outre.  1!  y  eut  toujours  la  paroisse 
et  le  curé.  Entre  deux  Pâques  pourtant,  l'espace 
était  long,  la  marge  était  large,  et  le  malin,  sans 
avoir  l'air  d'y  songer,  s'accordait  bien  des  choses. 
La  race  de  ces  esprits  du  vieux  temps,  très- 
secouée  et  un  peu  modifiée  par  le  xvi^  siècle,  mais 
encore  fidèle,  a  survécu  jusque  dans  le  xviii^,  et 
il  est  curieux  de  la   retrouver    là  plus  distincte 

I.  On  lit  dans  les  Œuvres  choisies  de  La  Monnoie 
(tome  II,  page  221)  :  t  Le  Pogge  vivoit  dans  un  siècle 
de  bonne  foi  et  d'ingénuité  où  il  étoit  permis  à  la  bouche 
d'exprimer  ce  que  le  cœur  pensoit.  Lui,  avec  quelques- 
uns  de  ses  confrères  et  autres  gala'ns  hommes  de  ce 
temps-là,  s'assembloient  à  certains  jours  en  une  chambre 
secrète  du  palais  du  Pape,  et  là  se  divertissoient  à  faire 
ces  jolis  Contes,  dont  nous  avons  encore  le  recueil,  tra- 
duit en  toutes  sortes  de  langues...  C'est  ainsi  qu'on  en 
usoit  alors  en  Italie,  et  ce  ne  fut  guère  qu'après  le  con- 
cile de  Trente  qu'on  devint  plus  réservé.  Avec  quelle 
liberté  n'ont  pas  écrit  les  Bernin,  les  Maure,  les  Molza, 
sans  qu'on  leur  ait  fait  d'affaire?  »  Voir  le  petit  Pogge 
de  l'abbé  Noël  (1798),  qui  est  dédié  aux  martes  de  La 
Monnoie. 


LA     M  ON' NOIE.    —    GROSLEY.  325 


dans  quelques  individus  à  part,  dans  quelques 
échantillons  IranchJs.  Nous  verrons  tout  à  l'heure 
jusqu'à  quel  point  La  Monnoie  en  était.  Quel- 
qu'un aussi  qui  certainement  en  tenait  fort,  l'un 
de  ces  derniers  Gaulois,  c'était  Grosley,  Fillustre 
Troyen.  Il  raconte  en  sa  Vie  (écrite  par  lui-même) 
une  historiette  qui  revient  droit  à  mon  propos. 
Tout  enfant,  les  soirs,  il  lisait  beaucoup;  il  lisait 
les  figures  de  la  Bible,  les  vies  des  saints,  et  adres- 
sait, chemin  faisant,  toutes  sortes  de  questions 
auxquelles  le  plus  souvent  répondait  d'autorité  la 
bonne  vieille  servante  installée  dans  la  famille 
depuis  trois  générations,  et  qu'on  appelait  sim-ple- 
ment  Marie  Grosley  :  «  Là,  là,  disait  celle-ci,  il 
n'y  a  que  les  prêtres  qui  sachent  cela,  et  encore 
les  prêtres  eux-mêmes  doivent  y  croire  sans  y 
aller  voir;  ça  ne  regarde  que  les  médecins.  » 
Telles  étaient  les  réponses  que  l'enfant  obtenait 
d'ordinaire  sur  les  questions  relatives  à  la  reli- 
gion, à  la  physique;  et  à  ces  solutions  de  la  ser- 
vante-gouvernante, sa  bonne  et  vénérable  aïeule, 
d'une  voix  plus  douce,  ajoutait  quelquefois  : 
«  Va,  va,  mon  enfant,  quand  tu  seras  grand,  tu 
verras  qu'il  y  a  bien  des  choses  dans  un  chosier.  » 
Et  Grosley  nous  dit  qu'en  avançant  dans  la  vie 
il  eut  maintes  fois  occasion  de  renvoyer  bien 
des  choses  et  des  pensées  au  chosier  de  sa  grand'- 
mère. 

Et  bien  !  même  en  ces  vieux  âges  d'auparavant, 
à  maint  spectacle,  à  maint  prône,  en  mainte  oc- 
casion profane  ou  sacrée,  il  y  avait  (en  doutez- 
vous?)  plus  d'une  servante  Marie,  plus  d'une  aïeule 


32(3  POÉSIE    AU    XVI*     SIÈCLE. 

de  Grosley,  plus  d'un  Grosley  enfant  qui  faisait 
des  questions;  il  naissait  plus  d'une  pensée,  et 
cette  pensée  trouvait  son  mot,  et  les  honnêtes  pa- 
roissiens souriaient  en  se  signant;  puis  on  ren- 
voyait ,  ou  mieux  on  laisait  finalement  retomber 
le  tout  au  grand  chosier  d'à  côté  ;  c'était  question 
close;  au  moindre  rappel,  au  premier  coup  de 
cloche,  tout  au  plus  tard  au  second,  on  baissait 
la  tête,  on  pliait  les  deux  genoux  devant  la 
croyance  subsistante  et  vénérée  ;  on  faisait  acte 
sincère  de  cette  humilité  et  de  cette  reconnaissance 
du  néant  humain,  qui  n'est  pas  la  moindre  fin  de 
toute  sagesse. 

Entre  Tesprit  du  pur  bon  vieux  temps,  lel  que 
j'essaie  ici  de  le  saisir,  non  pas  à  telle  ou  telle 
époque  déterminée  (car  il  nous  fuirait  peut-être), 
mais  dans  son  ensemble  et  comme  dans  son  éma- 
nation même,  entre  cet  esprit  et  celui  du  xyiii^^siè- 
cle  que  nous  connaissons  de  pr^s,  il  y  eut  pour- 
tant un  intermédiaire,  un  conducteur  un  peu 
ambigu  et  couvert,  que  j'appellerai  tout  de  suite 
par  son  nom,  l'Érasme,  le  Bayle,  le  Montaigne, 
le  Fontenelle.  Ici  l'auteur  sait  ce  qu'il  fait,  mais 
il  le  dissimule  autant  qu'il  le  veut.  Le  lecteur  est 
partout  chatouillé  d'une  pointe  discrète  qui  vient 
on  ne  sait  d'où,  et  s'arrête  à  fleur  de  peau  ;  il  ne 
tient  guère  qu'à  lui  de  se  l'enfoncer  davantage  ou 
de  se  l'épargner.  Mais  ces  ménagements  et  ces 
calculs  n'ont  qu'un  temps.  Au  xvi*  siècle,  l'es- 
prit protestant  fit  à  sa  manière  ce  qu'a  fait  plus 
tard  l'esprit  philosophique  au  xviii*  siècle.  Il 
attaqua  brutalement  les  choses  dans  une  fin  chré- 


tA     MONNOIE.    GROSLEY.  yj.J 

tienne,  et  démasqua  les  habiles.  Le  xvm*^  siècle 
les  tira  à  lui  et  les  salua  ses  complices.  En  eux 
dès  lors  la  pointe  parut  à  nu  et  devint  aiguillon. 

Malgré  tout,  même  depuis  Érasme,  môme  du- 
rant Montaigne,  même  à  travers  Bayle,  quelque 
chosa  de  cet  esprit  d'autrefois^  mi-parti  de  ma- 
lice et  de  soumission  sincère,  s'est  conservé  chez 
quelques  individus  de  marque,  la  malice  dominant, 
il  est  vrai,  mais  la  soumission  aussi  retrouvant 
son  jour.  Parmi  nos  poètes,  jusque  parmi  les  plus 
émancipés,  la  race  se  suit  très-disiincle.  Je  laisse 
bien  vite  Rabelais  de  côté;  c'est  un  trop  gros  mor- 
ceau pour  que  je  m'en  incommode.  Mais  Passe- 
rat,  mais  Régnier,  qui  pourtant  ont  passé  par  lui, 
retrouvent  des  conversions  sincères  (j'insiste  sur 
U  mot),  de  vraies  larmes.  Le  bon  Gringoirc,  au- 
teur de  railleuses  soties  et  le  type  de  ce  vieux 
genre,  finit  pieusement  et  mérite  d'être  enterré  à 
Notre-Dame.  La  Fontaine,  Piron  lui-même,  sont 
de  grands  exemples.  Chez  tous  ces  hommes,  qu'y 
avait-il  eu  à  leurs  plus  vifs  moments  et  à  leurs 
heures  les  plus  buissonnières?  Écoutons  Grosley 
encore  nous  parlant  d'un  de  ses  amis,  le  joyeux 
abbé  Courtois  :  «  Il  m'admettoit,  dit-il,  à  parta- 
ger ses  plaisirs,  dont  la  gaieté,  qui  lui  était  com- 
vîune  avec  toutes  les  belles  dmes,  faisoit  le  fonds 
et  forraoit  l'assaisonnement.  »  Voilà  bien  le  vrai 
fonds  antique  de  nos  pères,  fonds  de  gaieté  sans 
malignité  et  sans  fiel,  ou  bien  gaieté  aiguisée  de 
malice,  mais  sans  rien  d'ambitieux,  d'orgueilleux 
et  de  subversif.  Ces  derniers  points  nous  revien- 
nent eu  propre  et  à  tous  les  vrais  modernes. 


j  :B  roÉsiE   AU    xvi^    siècle. 


II 


Ceci  posé,  et  par  manière  de  libre  éclaircisse- 
ment, je  m'étendrai  un  peu  sur  deux  échantillons 
du  vieux  genre,  et  d'abord  sur  La  Monnoie,  qu'une 
nouvelle  édition  d^  ses  Noëls  a  remis  récemment 
sur  le  tapis'.  Un  écrivain  estimable,  M.  Viardot, 
en  a  parlé  à  son  tour  assez  au  long  et  avec  con- 
naissance de  cause,  étant,  je  crois,  du  pays;  pour- 
tant, comme  il  lui  est  arrivé  d'en,  parler  dans  un 
Recueil  qui,  e;i  se  proclamant  indévendant,  es 
plus  qu'aucun  assujetti  à  de  certains  systèmes,  le 
critique  trop  docile  a  mêlé  à  son  analyse  d'étranges 
préoccupations,  et  dans  le  choix  que  le  bon  La 
Monnoie  avait  fait,  c-ttc  fois,  du  patois  natal,  il 
a  plu  à  son  admirateur  de  découvrir  je  ne  sais 
quelles  perspectives  toutes  merveilleuses  :  «  On 
peut  dire,  écrit-il  de  La  Monnoie,  qu'il  sentait  le 
besoin  de  tourner  le  dos  au  passé  au  lieu  de  le 
regarder  toujours  en  face,  de  se  laisser  aller  au 
courant  des  siècles,  au  lieu  d'en  remonter  la  pente, 
et  d'avancer  sur  le  Jlot  du  présent  vers  les  mers 
inconnues  de  l'avenir.  Il  avait  entrevu,  comme 
Charles  Perrault,  la  loi  du  progrès,  ou,  si  l'on 
veut,  de  la  progression  qui  régit  la  vie  de  l' hu- 
manité; il  était  du  parti  de  Perrault- .'...  »  Assez 


1  Les  Noëls  Bjurguignoiis  de  Bernard  de  La  Monnoie 
(Gui-Barozai),  publiés,  avec  une  traduction  littérale  en 
regard,  par  M.  Fertiault.  (Paris,  Ch.  Gosselin.) 

2,  Kevite  indépendante,  juillet  1842. 


LA     MON  NOIE.     GROSLEY.  J'jp 

d'apocalyps:  ;  je  m'arrête.  On  se  demande  com- 
ment des  esprits  honnêtes  et  dont,  en  d'autres 
moments  et  en  d'autres  matières,  le  caractère  se- 
rait plutôt  le  bon  sens,  se  peuvent  laisser  aller  à 
de  tels  dadas,  que  le  philosophe  du  logis ^  leur 
fournit  tout  bridés.  Je  suis  fcâché  pour  ce  philo- 
sophe s'il  ne  lui  arrive  jamais  de  rire,  à  part  lui, 
de  ce  qu'il  inspire;  je  commence  vraiment -à 
craindre  qu'il  ne  garde  tout  son  sérieux.  Notre 
point  de  vue  sur  le  bon  vieux  temps  ne  serait  pas 
assez  complet  si  nous  n'avions  à  lui  opposer  de 
tels  vis-à-vis.  Il  y  a  d'ailleurs  dans  le  travail  de 
M.  Viardol  des  parties  mieux  vues  et  dont  il  faut 
savoir  gré  à  l'auteur  :  il  lui  eût  suffi  peut-être  de 
les  indiquer  du  doigt;  cédant  à  l'esprit  de  sys- 
tème, il  y  a  mis  le  pouce.  Mais  d'autres  tout  à 
côté  y  auraient  employé  le  poing. 

Revenons  à  nos  moutons  et  à  La  Monnoie  qui  en 
tient  fort.  Il  était  de  la  race  directe  du  vieux  temps  ; 
mais  le  xvi*  siècle  y  avait  passé,  c'est-à-dire  Rabelais 
et  Montaigne,  c'est-à-dire  encore  tous  les  Grecs  et  les 
Latins.  Né  à  Dijon  en  164.1,  élevé  au  collège  des  jé- 
suites de  cette  ville,  il  marqua  de  bonne  heure  sa 
vocation  pour  le  bon  mot,  pour  l'épigramme,  pour 
l'agréable  rien;  Martial  surtout  était  son  fait.  Après 
des  études  de  droit  à  Orléans,  il  s'en  retourna  vivre 
dans  son  pays,  au  sein  de  la  société  fort  agréable 
et  lettrée  qu'offrait  cet  illustre  parlement  de  Bour- 
gogne. Remarquez  pourtant  que  ce  séjour  prolongé 
loin  de  Paris  où  il  ne  vint  habiter  qu'en    1707, 

I.  Pierre  Leroux. 

u.  42 


3JO  POESIE     AU    XV I*"     SIECLE 

âgé  de  plus  de  soixante  ans,  le  fit  toujours  un  peu 
moins  contemporain  de  son  siècle  qu'il  ne  devrait 
l'être,  au  moins  pour  la  littérature  française i.  Il 
a  du  rapport  avec  Bayla  sur  ce  point  comme  sur 
plusieurs  autres.  Malgré  ses  prix  coup  sur  coup  à 
l'Académie  français2,  La  Monnoie  est  très-peu  un 
poëte  du  siècle  de  Louis  XIV.  Boileau  devait 
jug3r  de  tels  vers  détestables  et  comme  non  ave- 
nus; mais  la  moyenne  des  académiciens  du  temps 
y  trouvait  une  expression  prosaïque  châtiée  et 
suffisamment  élégante,  qui  lui  rappelait  la  manière 
des  bons  vers  Louis  XIII  ou  Mazarin  ;  la  moyenne 
de  l'Académie  était  sujette  alors  à  retarder  un 
peu.  La  Monnoie,  avant  1671,  année  de  son  pre- 
mier prix,  avait  bien  plus  cultivé  la  poésie  latine 
que  la  française.  Le  madrigal,  il  nous  l'a  dit, 
était  à  sa  portée  ordinaire,  et  le  sonnet  son  nec 
■plus  ultra.  Il  se  dépensait  en  quatrains,  en  menus 
-distiques,  en  hendécasyllabes  latins,  même  en  tra- 
rductions  du  latin  en  grec  2  ;  il  retournait  et  remâ- 
rchait,   en   s'amusant,  son    plat  de  dessert    et  de 

1,  Lorsqu'il  fut  reçu  à  l'Académie  en  place  de  l'abbé 
Régnier  des  Marais  en  décembre  1713,  La  Monnoie  cita 
-dans  son  discours  de  réception,  tout  d'un  trait  et  comme 
.ex  aquo,  les  Voiture,  les  Du  Ryer,  les  Godeau,  les  Pellis- 
son,  les  Racine,  les  Segrais,  les  Charpenlier ,  les  Fléchier, 
les  Despréaux,  pour  avoir  également  réussi  dans  la  prose 
et  les  vers!  (Voir  l'Éloge  de  La  Monnoie  par  d'Alem- 
bert.) 

2.  Selon  Va\>kè  d'Olivet,  La  Monnoie  n'avait  guère 
moins  de  quarante  ans  lorsqu'il  se  mit  au  grec,  où 
cependant  il  fit  d'étonnants  progrès. 


LA     MONNOIE.    GROSLEY.  3JI 

qiiatre-mendiants  du  xvi*  siècle.  Plus  d'une  fois 
il  lui  arriva  de  pousser  la  gaudriole  jusqu'à  la 
priapéei.  Ses  soi-disant  poëmes  couronnés  n'in- 
terrompent qu'à  peine  ce  train  d'habitude;  le  A/e- 
vagiana  nous  donne  tout  à  fait  sa  mesure. 
Lorsque  La  Monnoie  mourut  très-âgé,  à  quatre- 
vingt-sept  ans  (1728),  au  milieu  du  concert  d'é- 
loges qui  s'éleva  de  toutes  parts,  il  échappa,  à  un 
journaliste  de  dire  que  M.  de  La  Monnoie  n'était 
que  médiocrement  versé  dans  la  moderne  littéra- 
ture française.  Plus  d'un  biographe  s'est  récrié 
sur  ce  jugement,  et  l'abbé  Papillon  2  déclare  avoir 
peine  à  le  comprendre.  Rien  de  plus  facile  toute- 
fois, si  l'on  entend  par  littérature  moderne  Racine 
dans  Athalie,  par  exemple,  Fénelon,  La  Bruyère, 
déjà  Montesquieu  naissant^.  Le  siècle  de  Louis  XIV 
a  modifié  pour  nous  et  entièrement  renouvelé  le 
fonds  classique  moderne.  En  quoi  consistait  ce 
fonds  auparavant?  On  avait  les  Italiens,  quel- 
ques Espagnols,  toute  la  littérature  latine,  et  si 
délaissée  aujourd'hui,  du  xvi^  et  même  du 
xvii^  siècle.  C'est   là   ou  vivait  d'habitude  et  où 

1.  Voir,  en   cas  de  doute,  le  recueil  de  l'abbé    Noël 

(1798). 

2.  Bibliothèque  des  Auteurs  de  Bourgogne. 

3.  M.  Viardot  a  cru  voir  une  preuve  très-irrécusable 
du  caractère  tout  moderne  de  La  Monnoie  dans  un  éloge 
qu'il  fit  de  VŒdipe  de  Voltaire,  lequel  éloge  est  en  dis- 
tiques latins;  belle  manière  de  se  montrer  moderne!  Ce 
qu'il  serait  vrai  de  dire,  c'est  que,  tout  en  possédant  et 
admirant  les  Anciens,  La  Monnoie  les  jugeait  avec  liberté 
d'esprit. 


332  POESIE    AU     XVl'^     SIECLE. 

correspondait  La  Monnoie.  A  travers  la  gloire  de 
son  époque,  gloire  qui  se  ramasse  à  nos  yeux  dans 
une  sorte  de  nuage  éblouissant,  il  savait  distinguer 
et  même  préférer,  pour  son  usage  propre,  une  foule 
d'illustres  antérieurs  ou  contemporains  à  la  veille 
d'être  ignorés,  et  auxquels  il  trouvait  je  ne  sais 
quel  sel  qui  le  ragoûtait  dans  quelque  recoin  du 
cornet.  Mais  surtout  il  puisait  sans  cesse  à  nos 
vieilles  sources  gauloises  ;  il  savait  nos  francs 
aïeux  à  dater  de  la  fin  du  xv'^  siècle,  et  tirait  de 
leurs  écrits  un  suc  qui  commençait  à  devenir  chose 
rare  autour  de  lui.  La  dose  de  malice  et  de  finesse 
salée  qu'il  leur  demandait  était  sans  doute  pour  le 
moins  égale  à  celle  qu'ils  y  avaient  mise.  En  sec- 
tateur de  Martial,  il  sentait  fort  son  Mellin  de 
Saint-Gelais.  Pourtant  une  modestie  naturelle*, 
cette  espèce  de  candeur  si  compatible,  nous  l'a- 
vons  vu,  avec  une   gaieté  native,  et  l'absence  de 


I.  Brossette,  qui  le  visita  à  Paris  dans  l'été  de  171 3, 
raconte  ceci  (manuscrit  de  la  collection  de  M.  Feuillet): 
«  Il  m'a  dit  avec  modestie  qu'il  n'était  point  savant  et 
qu'il  ne  pouvoit  se  piquer  que  d'une  grande  envie  de 
savoir  :  à  propos  de  quoi  il  a  récité  cette  épigramme 
délicate  et  jolie  de  Joannes  Secundus  dans  son  livre 
intitulé  Basia  : 

Non  hoc  suaviolum  dare.  Lux  mea,  sed  dare  iantum 
Est  desiderium  flehile  suavioli, 

(Joann.  Secundus,  basium  3).  » 

On  peut  dire  de  La  Monnoie  en  efifet  qu'il  avait  de 
l'érudition  ce  qui  afFriande. 


LA     MONNOIF.    GROSLEY.  333 

toute  arrière-pensée,  le  remettait  aisément  au 
niveau  des  Brodeau,  des  Marot  et  autres  fins 
naïfs  qu'il  savourait  sans  cesse,  qu'il  commentait 
avec  délices,  et  qu'il  allait  à  sa  manière  reproduire 
et  égaler.  C'est  du  mélange,  en  eflet,  et  comme 
du  croisement  exact  de  son  érudition  gauloise  et 
de  son  art  classique  que  naquirent  un  Jour  ses 
Noëls  bourguignons. 

Les  noëls  n'avaient  jamais  cessé  en  Bourgogne; 
c'était  un  débris  de  mystère,  une  ou  deux  scènes 
de  la  Nativité  qui  avaient  continué  de  se  jouer  et 
de  se  chanter  au  réveillon,  mais  en  devenant  de 
plus  en  plus  profanes  en  même  temps  que  popu- 
laires. Souvent  même  le  refrain  de  Noël  n'était 
plus  qu'un  prétexte  et  un  cadre  où  s'interposaient 
les  événements  du  jour;  le  chanteur  courait  et 
s'ébattait  à  sa  guise,  sauf  à  revenir  toucher  barre 
au  divin  berceau.  Les  gens  d'esprit  du  cru  se  mê- 
laient volontiers  à  ces  jeux  en  patois,  et  payaient 
leur  écot  à  ce  qu'on  peut  appeler  les  atellanes  de 
la  Crèche.  Le  bonhomme  Aimé  Piron^  père  du 
célèbre  Alexis,  et  apothicaire  de  son  état,  avait 
fait  nombre  de  ces  petites  pièces  qui  couraient  la 
province.  Un  jour  qu'il  en  récitait  une  à  La  Mon- 
noie,  celui-ci  lui  dit  :  «  C'est  plein  d'esprit,  mais 
c'est  négligé;  vous  faites  cela  trop  vite.  —  V'rà, 
lui  répond  l'apothicaire  en  le  regardant  ironique- 
ment du  coin  de  l'oeil.  —  Vrà,  lui  réplique  La 
Monnoie  en  appuyant  plus  fort  sur  son  mot.  — 
E  bé!  répond  l'autre  en  continuant  de  parler  pa- 
tois, i  vorô  bé  fi  voi.  —  Parguienne,  reprend 
aussitôt  le  poëte  dijonnais,  tu  mi  voirai.  »  Et  peu 


334-  POESIE     AU     XVI^     SIECLE. 

de  temps  après  il  tenait  sa  gageure  et  donnait  ses 
premiers  Noëi^. 

Les  Noël  circulèrent  plusieurs  anndcs,  chantes 
çà  et  là  et  non  imprimes;  ils  ne  sa  publièrent  dé- 
cidiment  qu'en  1700.  Leur  succès  fut  grand,  et 
trop  grand;  ils  allèrent,  dit-on,  jusqu'à  la  cour. 
Une  telle  lumière  mettait  leurs  plaisanteries  trop 
à  nu  ;  c'étaient  des  badineries  de  famille;  la  rue  du 
Tiliot  ou  de  la  Roulotte  leur  convenait  mieux. 
L'éveil  une  fois  donné,  un  vicaire  de  Dijon  prêcha 
contre,  et  l'affaire  se  grossit  :  la  Sorbonne  eut  à 
juger  de  la  culpabilité,  et  peu  s'en  fallut  qu'elle  ne 
condamnât.  Les  modernes  biographes  ont  com- 
paré cette  quasi-condamnation  aux  procès  de  Bé- 
ranger.  On  doit  rappeler  aussi  que  les  anciens 
mystères  avaient  été,  sous  François  P*",  déférés  au 
parlement  et  interdits  comme  prêtant  au  scandale. 
On  ne  trouverait  rien,  en  effet,  dans  les  malins 
couplets  de  Gtii-Baro^ai,  de  plus  chatouilleux  au 
dogme  que  ce  qu'on  lit  dans  ces  vieux  mystères 
de  la  Conception,  écrits,  je  le  crois,  en  toute  sim- 
plesse,  mais  bientôt  récités  et  entendus  avec  un 
demi-sourire2. 

Ainsi,   une    différence    piquante  entre  ces  mys- 
tères et  les  Noël,  c'est  que  pour  les  premiers  l'au- 


j.  Notice  de  M.  Fertiault. 

2.  Si  l'on  me  pressait,  j'en  saurais  donner  trop  de 
preuves.  Mais  ces  citations  ainsi  détachées  acquièrent 
une  gravité  que  les  passages  n'ont  pas  sur  place,  j'y  ren- 
voie ceux  qui  savent.  (Voir  pourtant,  au  précédent  Ta- 
bkau,  chapitre  du  Théâtre  français,) 


LA     MON  NOIE.    GROS  LE  Y.  33$ 


teur  était  plus  simple,  plus  contrit,  plus  humble- 
ment dcvot,  que  ne  le  furent  bientôt  acteurs  et  au- 
diteurs, et  qu'au  contraire  ici,  pour  les  cantiques 
bourguignons,  Baro'{ai  avait  certes  le  nez  plus  fin 
que  le  joyeux  public  qui  en  fit  tout  d'abord  son 
régal  sans  songer  au  péché. 

Mais  bien  d'autres  différences  s'y  marquent,  dont 
la  principale,  à  mon  gré,  consiste  dans  la  façon  et 
dans  le  talent.  La  Monnoie  s'y  prit  avec  ce  patois 
comme  avec  une  langue  encore  flottante,  qiii  n'avait 
pas  eu  jusque-là  ses  auteurs  classiques,  et  dont  il 
s'agissait,  en  quelque  sorte,  de  trouver  la  distinc- 
tion et  de  déterminer  l'atticisme.  Cet  atticisme 
existait  plus  ou  moins  sensible  pour  les  francs 
Bourguignons,  et  au  xvi*  siècle  déjà  Tabourot 
avait  dit  du  jargon  dijonnais  que  c'était  le  Tuscan 
de  Bourgogne,  donnant  à  entendre  par  là  que  le 
bourguignon  le  plus  fin  se  parlait  à  Dijon,  de 
même  que  l'italien  réputé  le  plus  fin  était  celui  de 
Toscane.  Pour  nous  qui,  par  rapport  à  cet  alti- 
que  bourguignon,  ne  sommes  pas  même  des  Béo- 
tiens, mais  des  Scythes,  nous  nous  hasarderons 
toutefois  à  le  deviner,  à  le  déguster  chez  La  Mon- 
noie, comme  précédemment  nous  avons  fait  ailleurs 
pour  les  vers  du  poëte  Jasmin  :  les  procédés,  de 
part  et  d'autre,  ne  sont  pas  très-différents  et  de- 
meurent classiques.  Ceux  qui  parlent  tant  de 
poésie  populaire  devraient  bien  s'apercevoir  un  peu 
de  cela,  dans  les  admirations  confuses  qu'ils  pro- 
diguent et  dans  les  mauvais  vers  qu'ils  vont  pro- 
voquer. La  Monnoie  appliqua  là  en  petit  la  mé- 
thode d'Horace,  lorsque  celui-ci  voulut  créer  le 


j}(J  rOKSIE     AU      XVl*^     SIÈCLE. 


genre  et  la  langue  lyrique  chez  les  Latins;  ou 
bien,  pour  prendre  un  exemple  plus  proportionné, 
il  fit  ce  que  plus  tard  M.  de  Surville  essaya  de 
réaliser  pour  la  langue  du  xv^  siècle.  Mais  ce  que 
M.  de  Surville  recherchait  après  coup  et  artifi- 
ciellement, La  Monnoie  l'appliqua  cà  quelque  chose 
de  vivant  et  de  réeli.  D'ailleurs,  son  soin  dut 
être  le  même;  il  n'avait  pas  reproché  pour  rien  à 
Aimé  Piron  d'aller  trop  vite  et  d'être  négligé; 
lui,  il  su4,  sans  le  paraître,  se  rendre  châtié,  scru-» 
puleux,  concis;  il  fut  le  Malherbe  pratique  du 
genre, 

D'un  mot  mis  en  sa  place  enseigna  le  pouvoir  ' 

de  sorte  que,  par  une  singularité  très-curieuse,  il 
se  trouve  être  du  siècle  de  Louis  XIV  en  patois, 
et  en  patois  seulement;  car  là,  vrai  disciple  de 
Boileau,  il  corrige,  il  resserre,  il  choisit,  tandis 
que,  dans  ses  vers  français,  il  n'a  que  prosaïsme 
et  langueur.  Le  Glossaire  qu'il  a  joint  à  ses  Noëls 
constitue,  à  bâtons  rompus,  toute  une  poétique 
raffinée  et  charmante,  où  chaque  mot  a  son  his- 
toire et  ses  autorités.  Dans  un  joli  apologue  latin, 
il  se  compare  à  Ennius,  lequel,  un  jour,  se  serait 
amusé  à  exprimer  en  langage  osque  l'enfance  de 
Jupiter  et  le   berceau   de  Crète;    les  flamines  se 


I.  Il  dut  bien  aussi  songer,  érudit  comme  il  était,  aux 
gracieuses  poésies  que  lui  offrait  la  littérature  italienne 
dans  la  littgua  coniadinesca,  et  dont  Laurent  de  Médicis 
donna  le  premier  des  modèles  exquis. 


lA    MONNOIE.    GROSLEY.  337 

fâchèrent  et  firent  tapage;  mais  Jupiter,  qui  voulut 
en  juger  par  lui-même,  se  mit  à  pouffer  de  rire 
dès  le  second  couplet.  Ennius  ici  est  de  la  mo- 
destie; pour  que  la  corrélation  littéraire  fût 
exacte,  il  faudrait  Varron,  ou  même  quelque 
docte  Italiote,  contemporain  d'Horace  et  de  Vir- 
gile. On  épuiserait  ces  comparaisons  qui  éclair- 
cissent  la  pensée,  en  disant  encore  que  pour  cette 
habileté  à  introduire ,  à  insinuer  l'art  dans  le 
dicton  populaire,  La  Monnoie  fut  le  Béranger  du 
genre,  ou  un  Paul-Louis  Courier,  mais  qui  ne 
laissa  point  du  tout  percer  le  bout  de  l'oreille. 
Baroyai  était  bien,  des  deux,  le  vrai  vigneron. 

Heureuse  rencontre!  sans  cette  idée  d'écrire  en 
son  patois,  La  Monnoie  ne  léguait  aucune  preuve 
de  son  très-franc  talent  de  poëte.  En  français, 
c'était  un  versificateur  académique,  dénué  d'ima- 
gination et  de  vigueur;  dans  les  petites  pièces,  il 
se  montrait  un  pur  bel-esprit  ;  en  latin,  il  ne  fai- 
sait que  retourner  les  anciens,  le  Catulle  et  le 
Martial ,  et  sans  chance  d'avenir ,  il  le  savait 
bieni.  Mais  voilà  que  le  patois  lui  sourit,  et,  du 
coup,  son  étincelle  poétique,  qui  allait  se  perdre 
sans  emploi,  trouve  où  se  loger  ;  elle  prend  forme 
et  figure;  elle  anime  un  petit  corps  d'insecte  ailé 


I.  Voir  au  tome  II,  page  27e,  des  Œuvres  choisies  de 
La  Monnoie  (édit.  in-40),  ce  qu'il  dit  de  la  poésie  latine 
moderne  et  de  Santeuil.  Ces  fragments  de  critique,  qui 
paraissent  tirés  le  plus  souvent  des  lettres  de  La  Mon- 
noie, sont  en  général  pleins  de  vivacité  et  de  sens  :  on  y 
retrouve  l'homme  familier  et  causant. 

n.  43 


33^  POÉSIE     AU     XVl"^     SIÈCLE. 

et  bourdonnant,  qu'elle  a  comme  saisi  au  pas- 
sage. Là  trouvent  place,  tout  à  point,  son  esprit 
naïf  et  son  trait;  il  y  décèle  aussi  son  imagina- 
tion, ou  plutôt  le  patois  de  lui-même  la  fournit  à 
son  goîit,  et,  en  quelque  sorte,  la  défraie  :  deux 
ou  trois  de  ces  jolis  mots,  sveltes,  chantants,  in- 
traduisibles, dans  une  petite  pièce,  cela  fait  les 
ailes  de  l'abeille. 

La  Monnoie  avait  un  grain  de  sel,  ou,  pour 
parler  le  langage  du  crû,  un  grain  de  moutarde. 
Ce  grain  n'était  pas  assez,  quand  il  le  dépaysait, 
pour  assaisonner  ou  mieux  (que  la  chimie  me  le 
permette)  pour  faire  lever  cette  pâte  toujours  un 
peu  froide  et  blanche  de  la  noble  langue  française, 
surtout  allongée  et  alignée  en  alexandrins.  En 
opérant  de  près,  au  contraire,  sur  des  mets  du 
pays,  et  dans  toutes  les  conditions  d'affinité,  le 
grain  fit  merveille. 

L'humeur  qui  domine  dans  les  N^oëi  est  libre 
et  sent  légèrement  la  parodie.  Mais  il  est  une  pa- 
rodie naturelle  et  presque  inévitable  qui  naît  du 
travestissement  même  de  la  Nativité  en  bourgui- 
gnon et  de  ce  rapprochement  de  Lubine,  Robine 
et  Bénigne  avec  les  Rois-Mages.  C'est  comme 
dans  un  tableau  de  la  Nativité ,  de  l'ancienne 
école  flamande,  où  la  Vierge  se  trouve,  de  toute 
nécessité,  coiffée  à  l'anversoise.  Nous  en  sourions, 
mais  les  Flamands  plutôt  s'en  édifiaient.  La  Mon- 
noie s'est  très-bieu  rendu  compte  de  cet  effet;  à 
propos  des  traductions  ou  imitations  que  Marot 
faisait  de  Martial,  on  lit  :  «  Il  y  a  encore  une  re- 
marque   à   faire  sur  la    manière  de   traduire    de 


LA     MONNOIE.     GROSLEY.  jjp 

Ma  rot,  c'est  qu'il  ajuste  à  la  mode  de  son  temps 
la  plupart  des  sujets  de  son  auteur;  M.  de  Bussy 
en  use  à  peu  près  de  même,  ce  qui  donne  à  la 
traduction  un  air  d'original  qui  ne  déplaît  point. 
C'est  une  espèce  de  parodie  d'une  langue  à  une  au- 
tre... ^  »  Ainsi  fit-il  en  ses  Noëls,  et  ses  figures  y 
prennent  un  air  de  connaissance  et  de  voisinage 
qui  récrée  la  scène.  Le  bonhomme  Joseph  a  la 
mine  ébahie  durant  l'accouchement  et  regarde  sans 
parler  sa  compagne  transie  ;  l'archange  Gabriel,  en 
robe  cramoisie,  descend  au  secours;  les  bœufs  et 
les  ânes  de  la  crèche  sont  en  joie  et  font  leur 
partie  sur  toutes  sortes  de  tons,  en  personnes  bien 
apprises.  A  entendre  cette  mélodie  étrange,  à 
laquelle  ils  sont  peu  faits,  les  Mages,  effrayés,  ont 
pensé  gâter  la  cérémonie  ;  ces  Rois-Mages , 
surtout  le  noir,  étaient  un  continuel  sujet  de 
gaieté  : 

Joseph,  plein  de  respect, 
Dit  :  Messieurs,  je  vous  prie, 
Excuse^,  s'il  votes  plaît, 
C'est  un  âne  qui  crie. 

On  a  là  comme  le  premier  fond  de  plaisanterie 
obligée.  L'ingénieux  auteur  n'a  pas  manqué  d'y 
ajouter  sa  dose,  et  ne  s'est  pas  épargné  les  licences 
du  gai  bon  sens.  On  est  sous  une  minorité,  avec 

I.  Œuvres  choisies,  tome  II,  page  374.  En  matière  sa- 
crée, l'exemple  de  Menot  et  de  Maillard,  ces  parodistes 
naïfs,  et  qu'il  savait  sur  le  bout  de  ses  doigts,  dut  lui 
revenir  aussi  et  lui  fournir  plus  d'un  trait. 


340  POÉSIE     AU     XVl^     SIÈCLE. 

le  divin  Enfant  et  la  Vierge-mère  toute  clémente; 
on  se  permet  le  mot  pour  rire,  sans  prétendre  le 
moins  du  monde  secouer  le  joug;  trop  heureux 
d'adorer,  on  payera,  on  paye  à  l'avance  son  tri- 
but en  alléluias  et  en  chansons.  Que  si  le  sens 
humain  trouve  par  moments  que  ce  mystère, 
cette  rédemption  tant  attendue,  est  le  chemin  le 
plus  long,  le  chemin  de  l'école,  et  que  le  maître 
a  pris  le  grand  tour  pour  nous  sauver,  n'est-ce 
pas  aussi  qu'il  nous  montre  mieilx  par  là  tout 
son  amour?  Et  puis  le  plus  sûr  est  de  baisser  la 
tête,  car,  en  définitive,  on  a  affaire,  tout  francs 
vignerons  qu'on  est,  au  Maître  du  pressoir.  Les 
libertés  de  ce  genre  sont  fréquentes  chez  La  Mon- 
noie.  Le  Franklin,  c'est-à-dire  le  bon  sens  ma- 
lin, a  eu  sa  réclame  de  tout  temps.  Ici  on  assiste 
tant  soit  peu,  je  l'ai  déjà  dit,  aux  atellanes,  ou, 
si  l'on  veut,  aux  saturnales  de  la  Crèche.  Quand 
les  soldats  romains  accompagnaient,  un  jour  de 
triomphe,  le  char  de  leur  Imperator,  ils  chantaient 
des  vers  fescennins;  et  nous-même  nous  avons 
pu  entendre  les  grognements  des  fidèles  sur  le 
petit  Caporal,  qui  certes  était  bien  leur  Dieu. 
L'essentiel  est  de  savoir  s'il  y  a  esprit  de  révolte 
ou  non  ;  et  cet  esprit  ne  paraît  pas  dans  les  Noëi. 
Nous  y  voyons  le  grain  de  plaisanterie  s'appli- 
quer même  à  de  plus  chatouilleux  que  le  divin 
Enfant,  je  veux  dire  à  un  petit-fils  de  Louis  XIV. 
Dans  une  chanson  en  dialogue  sur  le  passage  du 
duc  de  Bourgogne  à  Dijon,  après  toutes  sortes  de 
descriptions  de  la  fêle  et  du  festin,  il  est  dit 
(j'use  de  la  traduction  de  M.  Fertiault)  : 


LA     MON  NOIE.    GROSLEY.  34.I 

Au  reste,  une  chose  étrange, 

Le  Prince  Bourbon, 
Tout  comme  nous,  quand  il  mange, 

Branle  le  menton, 
Branle  le  menton,  Brunette, 

Braille  le  menton. 

Il  but  non  pas  des  rasades, 

Mais  des  jolis  coups, 
Et  tant  qu'il  but  je  pris  garde 

Qu'il  ne  disait  mot, 
Qu'il  ne  disait  mot,  Brunette, 

Qu'il  ne  disait  mot. 

Esl-ce  là  une  bêtise  de  paysan  à  la  La  Palisse^? 
Est-ce  un  rappel  indirect  que  le  héros,  l'enfant 
des  Dieux  est  pourtant  un  homme?  Prenez-le 
comme  vous  voudrez. 

La  plus  jolie  pièce  à  choisir,  si  l'on  voulait 
citer,  serait  sans  doute  le  XIV®  des  Noëls  de  la 
Roulotte,  sur  la  conversion  de  Blai^otte  et  de 
Gui,  son  ami,  c'est-à-dire  de  M"'®  de  La  Monnoie 
et  de  l'auteur  lui-même.  On  retrouve  ici  encore 
une  de  ces  modes  du  vieux  temps.  La  femme  res- 
tait plus  dévote  que  le  mari,  qui  faisait  le  brave 
et  le  rieur  durant  deux  ou  trois  saisons,  mais  elle 
finissait  doucement  par  le  ramener.  Vers  un  cer- 
tain noël  donc,  Blaizotte,  jadis  si  jolie,  se  sent 
prise,  un  peu  tard,    d'un  saint  désir  de  rejeter 

I.  La  Monnoie  se  trouve  être  l'auteur  de  cette  fameuse 
chanson  de  La  Palisse,  qui  a  eu  une  si  singulière  fortune. 


3+2 


POESIE     AU    XVI*^     SIECLE. 


toute  amotir  en  arrière,  et  de  renoncer  à  la  ba- 
gatelle. Elle  en  fait  part  à  son  ami  Gui,  au  cœur 
tendre  et  encore  attaché.  Le  bon  Gui  d'abord  se 
laisse  un  bout  de  temps  tirer  l'oreille;  mais, 
voyant  qu'il  le  faut  et  que  l'heure  a  sonné,  il  finit 
à  son  tour  par  faire  de  nécessité  vertu  et  par 
suivre  son  modèle  chéri.  Il  règne  dans  celte  chan- 
son, à  demi  railleuse  et  à  demi  émue,  un  reste  de 
parfum  de  l'âge  d'or,  un  accent  de  Philémon  et 
Baucis,  du  bon  Damète  et  de  la  belle  Ama- 
rante : 

Us  s'aiment  jusqu'au  bout,  malgré  Veffort  des  ans. 

On  lit  à  ce  propos,  dans  les  Œuvres  choisies^, 
une  agréable  anecdote  qui  fait  comme  le  com- 
mentaire de  la  chanson  :  «  Mardi  dernier,  jour 
de  sainte  Geneviève,  patrone  de  Paris,  ma 
femme,  dit  La  Monnoie,  s'étant  levée  plus  matin 
qu'à  l'ordinaire,  mit  son  bel  habit  de  satin  à 
fleurs,  et  me  vint  dire  en  confidence  qu'elle  s'al- 
loit  mettre  sous  la  protection  de  la  sainte...  » 
Et  il  raconte  alors  comment,  dans  la  chapelle 
souterraine  où  elle  s'agenouille  en  toute  ferveur, 
quelqu'un  ou  quelqu'une  trouve  moyen  de  lui 
couper,  sans  qu'elle  le  sente,  la  queue  de  son 
manteau.  De  là  une  plaisante  aventure  qui  émous- 
tille  le  ménage,  et  il  fait  à  la  dame  un  petit  dizain 
de  consolation,  dans  cette  idée  que,  loin  que  ce 
soit  fripon  ou  friponne,  qui  ait  donné  ce  coup  de 


I.  Tome  II,  page  278. 


LA     MON  NOIE. GROSLKY.  34.3 

ciseau,  ce  doit  être  assurément  quelque  honnête 
personne  qui,  à  voir  tant  de  ferveur,  se  sera  dit 
tout  bas  : 

Vraiment  c'est  une  sainte, 
Je  veux  avoir  un  bout  de  son  manteau. 

Je  ne  donnerai  pas  ici  de  plus  ample  échan- 
tillon des  Noëi-  j'aime  mieux,  pour  toutes  sortes  de 
raisons,  renvoyer  les  curieux  à  l'édition  très-acces- 
sible de  M.    Fertiaulti.  M.  Viardot,   qui  a  d'ail- 


I.  Amateur  des  Anciens  comme  il  était,  La  Monnoie 
me  pardonnera  de  préférer  à  une  citation  de  lui,  tou- 
jours scabreuse  en  présence  des  grandes  dames  et  des 
beaux  messieurs,  la  traduction  suivante  d'une  des  plus  jo- 
lies pièces  des  Anciens,  qui  avaient  aussi  leur  manière  de 
no'cls.  A  une  certaine  époque  de  l'année,  chez  les  Rho- 
diens  surtout,  les  enfants  allaient  faire  la  quête  de  l'hi- 
rondelle ;  ils  chantaient  aux  portes  :  »  Elle  est  venue, 
elle  est  venue,  l'hirondelle,  amenant  les  belles  saisons  et 
la  belle  année  ;  blanche  sur  le  ventre,  et  sur  le  dos 
noire.  Ne  tireras-tu  pas  hors  de  ta  grasse  maison  un 
panier  de  figues,  et  un  gobelet  de  vin,  et  une  éclisse  de 
fromage,  et  du  froment?  L'hirondelle  ne  refuse  pas  même 
un  petit  gâteau.  Est-ce  que  ndus  nous  en  irons?  ou  bien 
aurons-nous  quelque  chose?  Si  tu  nous  donnes,  nous  nous 
en  irons  ;  sinon,  nous  ne  laisserons  pas  la  place  ;  ou  nous 
emporterons  la  porte,  ou  le  dessus  de  la  porte,  ou  bien  la 
femme  qui  est  assise  là  dedans.  Elle  est  petite,  la  femme, 
et  nous  l'emporterons  aisément.  Allons,  donne;  si  peu 
que  tu  nous  donnes,  ce  sera  beaucoup.  Ouvre,  ouvre  la 
porte  à  l'hirondelle,  car  nous  ne  sommes  pas  des  vieil- 
lards, nous  sommes  de  petits  enfants.  »  Ainsi,  même 
dans  ces  chants  et  ces  plaisanteries  populaires,  la  Grèce 


34+  POESIE      AU      XVI^      SIECLE. 

leurs  fort  bien  traité  ce  chapitre  des  extraits,  a 
beaucoup  insisté  sur  les  rapprochements  avec 
Voltaire  et  Béranger,  rapprochements  qui  nous 
frappent  surtout  aujourd'hui,  mais  qu'il  ne  faudrait 
pas  rendre  trop  exclusifs.  La  Monnoie  peut  pa- 
raître à  quelques  égards  un  précurseur  de  Vol- 
taire, mais  en  ce  sens  que  Voltaire  est  un  succes- 
seur de  Villon  ;  il  a  l'air  de  jeter  à  la  cantonade 
plus  d'une  réplique  à  Béranger,  mais  à  condition 
que  Béranger  et  lui  se  soient  rencontrés  auparavant 
dans  quelque  corridor  de  l'abbaye  de  Thélème. 

Pour  conclusion  dernière  de  tout  ceci  :  nos 
contes  et  fabliaux  du  moyen  âjîe,  qui  avaient  eu 
tant  de  développement  et  de  richesse  originale, 
aboutissent  à  La  Fontaine,  lequel  couronne  admi- 
rablement le  genre;  nos  miracles  et  mystères, 
qui  n'avaient  eu  que  bien  peu  d'œuvres  qu'on 
puisse  citer  (si  même  il  en  est  de  telles),  ont  un 
ricochet  bizarre,  et  viennent  aboutir  et  se  rele- 
ver, par  une  parodie  graduée  et  insensible ,  dans 
les  Noëls  de  La  Monnoie. 

Celui-ci,  enfin,  qui  courait  grand  risque  de  se 
perdre  dans  le  cortège  nombreux  des  érudits  ou 
des  faiseurs  de  madrigaux,  aura  laissé  du  moins 
deux   choses  qui  resteront,  le  Ménagiana  et  les 


savait  mettre  de  la  discrétion  et  une  touche  gracieuse  de 
légèreté  ;  nos  bons  Bourguignons,  que  La  Monnoie  dut 
contenter,  y  voulaient  d'abord  plus  de  lardons  et  de 
langue  salée.  M.  Rossignol,  nous  le  savons,  a  recueilli 
beaucoup  de  détails  érudits  sur  ces  jolis  chants  et  ces 
nolls  de  l'Antiquité  ;  il  rendrait  service  en  les  publiant. 


LA     MONNOIE.    GROSLEY.  J^J 


N^oëi,  c'est-à-dire  un  plat  de  noisettes  pour  le 
dessert  des  doctes,  et  un  bouquet  de  muguet  et  de 
violettes  à  embaumer  le  jambon  du  milieu  dans  le 
souper  du  Bourguignon. 


III 


Quant  à  Grosley,  second  échantillon  d'autrefois 
que  j'ai  promis  et  auquel  il  me  tarde  de  venir,  il 
n'avait  rien  de  poétique;  il  goûtait  peu  le  madri- 
gal, et,  bien  loin  de  là,  il  est  allé  un  jour  jusqu'à 
écrire  tout  brutalement  :  u  Les  recueils  que  cha- 
que année  nous  donne  sous  les  titres  d'Etrennes 
d'Apollon,  des  Muses,  etc.,  etc.,  peuvent  être 
comparés  à  ces  cornets  de  vermine  qu'au  Pérou  les 
gueux  payoient  pour  impôt.  »  Voilà  de  ces  cru- 
dités un  peu  fortes,  du  Caton  l'ancien  tout  pur. 
Grosley  avait  d'autres  parties  plus  avenantes;  il 
tenait  de  la  bonne  vieille  roche  et  prose  anti- 
que. Né  à  Troyes  le  i8  novembre  1718,  et  ainsi 
égaré  en  plein  xviii^  siècle,  il  nous  a  laissé  sur  lui, 
sur  son  enfance  et  sa  jeunesse,  une  portion  de 
volume  malheureusement  inachevée,  mais  em- 
preinte d'une  saveur  qui  sent  son  fruit.  Cette  Vie 
incomplète  est  tombée,  par  un  second  accident, 
aux  mains  d'un  éditeur  et  continuateur  des  moins 
capables  de  l'entendre.  Grosley  a  eu  son  Bros- 
settc,  et  dix  fois  pis,  dans  l'abbé  Maydieu.  Cet 
abbé  était,  autant  qu'on  le  peut  juger  à  l'œuvre, 
un  maître  sot  qui  a  entouré  à  plaisir  les  jolies 
pages  de  son  auteur  d'un  fatras  d'apostrophes  et 
d'ampouleo,  en  un  mot  de  tout  ce  qui  leur  res- 
n.  44 


3^6  POÉSIE     AU      XVl""     SIÈCLE. 

semble  le  moins.  Elles  n'en  ressortent  que  mieux  i. 
Ce  quart  de  volume  est  un  de  ces  livres  comme  je 
les  aime,  comme  on  devrait,  ce  me  semble,  en 
avoir  toujours  un  sur  sa  table  pour  se  débar- 
bouiller du  grand  style.  Quand  j'ai  lu  quelque 
chose  de  bien  lyrique,  que  j'ai  ouï  et  applaudi 
quelque  chose  de  bien  académique,  quand  j'ai 
assisté  à  l'un  de  ces  triomphes  parlementaires  oîi 
l'orateur  factieux  a  mis  la  main  sur  son  cœur,  où 
le  politique  intéressé  et  versatile  a  prodigué  les 
mots  de  loyauté  et  de  patrie,  où  chacun  est  venu 
tirer  tour  à  tour  sa  magnifique  révérence  aux 
hautes  lumières  de  l'époque  et  à  la  conscience  du 
genre  humain,  j'ouvre,  en  rentrant,  mon  Grosley 
ou  quelque  livre  de  ce  coin-là,  mon  Journal  de 
Collé ,  ma  Margrave  de  Bareith,  et,  après  quelques 
pages  lues,  je  retrouve  pied  dans  le  terre-à-terre 
de  notre  humble  nature,  en  disant  tout  bas  à  l'ho- 
norable, à  l'éloquent,  à  l'illustre  :  Tu  mens. 

On  a  vu,  par  une  citation  précédente,  comment 
Grosley  dut  ses  premières  leçons  de  philosophie  à 
sa  vénérable  aïeule  et  à  sa  vieille  servante  Marie. 
On  ne  se  bornait  pas  toutefois  à  le  faire  taire,  quan  i 
il  questionnait  trop,  et  à  le  renvoyer  au  chosier  : 
«  Chaque  soir,  écrit-il,  à  la  commémoration  du 
saint  du  lendemain   se  joignoit  celle  des  parents 


I.  Les  exigences  de  la  censure  se  sont  jointes  aux 
scrupules  de  Tabbé  Maydieu  pour  supprimer  ou  affaiblir 
plus  d'un  endroit.  Quelques  personnes  à  Troyes  possè- 
dent des  copies  de  ces  morceaux  retranches;  j'en  dois  une 
à  l'obligeance  de  M.  Harmand,  bibliothécaire  de  la  ville. 


LA     M  ON  NOIE.    GROS  LE  Y.  34.7 

et  amis.  Il  y  aura  demain  dix,  vingt,  quarante 
ans  qu'est  mort  un  tel  ou  une  telle,  disoit  Marie, 
dont  la  mémoire  étoit  inépuisable,  et  à  qui  ces 
événements  étoient  d'autant  plus  présents  que,  de- 
puis soixante  ans,  tous  les  gens  de  la  famille  ou 
du  voisinage  avoient  rendu  l'ame  entre  ses  mains. 
Si  un  chef  de  famille  ou  quelque  proche  parent 
étoit  l'objet  de  la  commémoration,  après  lui  avoir 
renouvelé  le  tribut  de  larmes,  on  s'étendoit  sur 
son  mérite,  sur  les  bonnes  qualités  qui  l'avoient 
principalement  distingué,  sur  sa  dernière  maladie 
et  sur  sa  mort.  S'il  s'agissoit  d'un  moindre  parent, 
d'un  ami,  d'un  voisin,  qui  se  fiât  mal  comporté, 
sa  conduite  étoit  examinée ,  presque  toujours 
excusée  par  mon  aïeule  et  caractérisée  dans  la 
bouche  de  la  vieille  Marie  par  quelque  trait  malin, 
qui  débutoit  presque  toujours  par  là,  là.  L'éloge 
ou  le  blâme,  à  l'égard  de  la  conduite  d'autrui, 
avoient  pour  base  les  principes  suivants  :  qu'il 
faut  savoir  vivre  de  peu,  désirer  peu,  ne  rien  de- 
voir, ne  faire  tort,  dans  aucun  genre,  à  qui  que  ce 
soit,  ne  se  point  faire  tort  à  soi-même,  soit  en  dé- 
cousant ou  négligeant  ses  affaires,  soit  par  des  excès 
ruineux  pour  la  santé.  La  mort  de  tous  ceux  qui 
avoient  vécu  conformément  à  ces  principes  avoit 
été  douce,  paisible,  tranquille;  celle  des  gens  qui 
s'en  étoient  éloignés  avoit  été  comme  leur  vie. 
Imbu  dans  l'enfance  de  ces  leçons  en  action,  elles 
ont,  pour  ainsi  dire,  passé  dans  mon  tempéra- 
ment, et  beaucoup  influé  sur  le  système  de  vie 
que  j'ai  suivi  imperturbablement  et  sans  regrets. 
Dans  la  suite  de  mes  études,  elles   se  trouvèrent 


3^8  POÉSIE     AU     XVI®     SIÈCLE. 

fortifiées  par  celles  d'Horace,  de  Plutarque  et  de 
Montaigne.  J'étois  d'autant  plus  disposé  à  pren- 
dre ces  dernières  à  la  lettre,  qu'elles  n'étoicnt  que 
la  répétition  de  celles  de  mon  aïeule  et  de 
Marie.  » 

L'exemple  vivant  de  son  père  aida  puissamment 
aussi  à  former  le  jeune  enfant  :  avocat  instruit  et 
intègre,  homme  antique  et  modeste,  usant  de 
toutes  les  ressources  que  lui  permettait  une  con- 
dition quelque  peu  étroite  et  gênée,  il  nous  offre, 
sous  la  plume  de  son  fils  qui  le  perdit  trop  tôt  et 
qui  le  regretta  toujours,  une  physionomie  à  la 
fois  grave  et  attendrissante.  Amoureux  de  l'étude, 
avec  un  sentiment  naturel  pour  les  productions 
des  arts  et  un  esprit  curieux  des  pays  étrangers, 
il  n'avait  pu  se  livrer  à  cette  diversité  de  vocation  ; 
son  fils  en  hérita  et  fut  plus  heureux  :  «  Ce  goïit, 
dit-il,  que  je  me  suis  trouvé  à  portée  de  satisfaire, 
étoit  une  continuité  du  sien  ;  c'était  un  vœu  que 
j'acquittais.  A  la  vue  de  toutes  les  belles  choses 
que  m'ont  offertes  les  pays  étrangers,  ma  première 
réflexion  se  portoit  sur  le  plaisir  qu'auroit  eu 
mon  père  en  la  partageant.  »  C'est  ainsi  que  dans 
ces  mœurs  sévères  et  sous  cette  écorce  peu  polie, 
la  délicatesse,  et  la  plus  précieuse  de  toutes,  celle 
du  moral  se  retrouve i. 


I,  Ajoutez  que,  pour  la  gaieté  également,  Grosley 
trouvait  en  son  père  de  qui  tenir.  Ce  digne  père  avait  un 
goiît  si  décidé  pour  Aristophane,  que,  ne  sachant  pas  le 
grec,  il  passa  les  loisirs  de  ses  dernières  années  à  lire  et 
à  commenter  le  grand  comique  sur  une  traduction  latine. 


LA     MON  NOIE.    GROSLEY.  3^9 

Il  ne  faudrait  pas  croire  pourtant  que  les  étu- 
des surchargeassent  outre  mesure  cette  première 
et  libre  enfance  de  Grosley.  Son  devoir  fait,  il 
jouissait  d'une  grande  latitude,  et  il  nous  décrit 
avec  complaisance  ses  assiduités  aux  exercices, 
même  aux  tracasseries  de  la  paroisse,  surtout  au- 
près d'un  vieux  sacristain  goutteux  qui  le  chas- 
sait quelquefois,  et  ne  manquait  Jamais  de  dire, 
lorsqu'il  rencontrait  son  père  :  «  Monsieur  Gros- 
ley, je  vous  avertis  que  vous  avez  un  garçon  qui 
sera  un  grand  musard.  »  Prenant  ce  mot  de  inu- 
sard  au  sens  que  lui  donne  La  Moihe-Le-Vayer, 
par  opposition  à  celui  de  guerrier  ou  soudard, 
Grosley  s'en  félicite,  et  trouve  que  la  prophétie  en 
lui  s'est  vérifiée  ;  car  c'est  le  propre  des  inuses  de 
nous  amuser  inutilement,  et  de  nous  payer  avec 
leur  seule  douceur  :  a  Mon  père,  dit-il,  musard 
lui-même  en  ce  sens,  ne  devoit  ni  ne  pouvoit  im- 
prouver des  musarderies  qui,  entretenant  le  jeune 
âge  dans  la  niaiserie  qui  est  son  apanage,  laissent 
à  l'ame  la  souplesse  qui  est  le  premier  principe  de 
la  douceur  du  caractère  et  de  la  disposition  à  la 
gaieté  ;  principe  que  détruit  nécessairement  la 
morgue  qu'établit  une  éducation  pédantesque  et 
continuellement  soignée.  »  J'aime  à  citer  ces  pen- 
sées saines,  même  dans  leur  expression  négligée. 
La  phrase  de  Grosley  est  longue;  il  profita  peu 
du  goilt  moderne  ;  il  pensait,  comme  Bayle,  «  que 
le  style  coupé  est,  contre  l'apparence,  plus  pro- 
lixe que  le  style  lié  ;  que,  par  exemple,  Sénèque 
est  un  verbiageur,  et  que  ce  qu'il  redouble  en  six 
phrases,  Cicéron  l'auroit  dit  en  une.  »  Il  est  vrai 


3SO  POESIE     AU     XVl^     SIÈCLE. 


qu'avec  lui  on  n'a  souvent  affaire  qu'à  un  reste  de 
façon  d'écrire  provenant  du  xvi*  siècle^  et  qu'en 
renonçant  au  Sénèque,  on  ne  retrouve  pas  le 
Cicéron. 

Elevé  dans  sa  ville  natale  au  collège  de  l'Ora- 
toire, en  un  temps  où  les  passions  jansénistes  y 
régnaient  et  où  le  fanatisme  des  convulsions 
bouleversait  bien  des  têtes,  il  resta  dégagé  de 
toute  influence,  jugeant  et  moqueur,  ingeniosiLS, 
sed  dolos  meditans,  disait  la  note  du  maître. 
Cette  franchise  gaie  et  caustique,  qui  fait  le  fond 
de  son  humeur,  se  décelait  déjà  par  mainte  espiè- 
glerie, et  il  n'agréa  les  hypocrites  à  cols  tors 
d'aucun  côté.  Témoin  d'un  charivari  en  toute 
forme  que  les  violents  et  ultra  du  parti  donnè- 
rent au  vénérable  abbé  Du  Guet,  retiré  alors  à 
Troyes,  et  qui  venait  de  se  déclarer  contre  les 
convulsionnaires,  il  en  put  conclure  que  les  fous  et 
les  méchants  sont  de  tous  les  partis.  Dans  les 
années  qu'il  passa  ensuite  à  Paris  en  clerc  de  pro- 
cureur, pour  y  suivre  ses  cours  de  droit,  ii  vit 
beaucoup  et  familièrement  le  savant  et  excellent 
Père  Tournemine,  et  apprit  à  y  goûter  les  hon- 
nêtes gens  de  tous  bords,  même  jésuites,  ce  qui 
ne  laissait  pas  de  lui  demander  un  petit  effort;  car 
il  était  et  demeura  toujours  à  cet  endroit  dans  ce 
qu'il  appelle  la  religion  de  MM.  Pithou. 

Peu  tenté  d'un  grand  théâtre,  s'étant  dit  de 
bonne  heure  en  vertu  de  sa  morale  première  : 
Paix  et  peu,  c'est  ma  devise;  décidé,  malgré 
toutes  les  sollicitations,  à  revenir  se  fixer  dans  sa 
patrie  et  à  rester  un. franc   Troyen,  il  s'accorda 


LA     M  ON  NOIE.    —    GROSLEY.  3$I 

pourtant  les  voyages.  Celui  d'Italie,  qu'il  fit  une 
première  fois  en  174.5  ^^  ^7-i^j  bien  moins  en 
caissier  qu'en  amateur,  au  sein  de  l'état-major  du 
maréchal  de  Maillebois,  lui  ouvrit  de  plus  en  plus 
le  monde  et  mit  en  saillie  ses  heureux  dons  spiri- 
tuels, alors  adoucis  et  rendus  aimables  par  la 
jeunesse.  Il  refit  plus  tard,  et  tout  littérairement, 
un  second  voyage  d'Italie,  aussi  bien  qu'un  autre 
en  Angleterre  et  un  aussi  en  Hollande;  il  visita 
même  Voltaire  aux  Délices.  Ces  déplacements  mul- 
tipliés, les  estimables  ou  piquants  écrits  qu'il  pu- 
bliait dans  l'intervalle  sur  divers  points  de  droit, 
d'histoire,  ou  sur  ses  voyages  mêmes,  mirent 
Grosley  en  relation  et  le  maintinrent  en  corres- 
pondance avec  les  gens  de  lettres  et  les  savants  de 
son  temps,  surtout  les  étrangers,  desquels  il  était 
fort  apprécié  1;  il  se  fonda  de  la  sorte  une  vie 
d'érudit  de  province,  pas  trop  cantonné,  et  tout 
à  fait  dans  le  genre  du  xvi''-  siècle.  Au  retour  de 
chaque  voyage,  il  se  ressaisissait  de  son  gîte  natal 
et  de  la  tranquillité  du  che^  soi  avec  un  nouveau 
bonheur  :  «  Cette  tranquillité  recouvrée,  dit-il 2, 
est  pour  le  voyageur  qui  la  sait  goiiter  ce  qu'est 
la  terre  pour  les  marins  fatigués  d'une  longue 
navigation,  l'ombre  et  la  fraîcheur  pour  des  mois- 
sonneurs qui  ont  porté  le  poids  du  jour,  la  cou- 
draie  sous  laquelle  le  compère  Etienne. 


1.  Voir  sur  Grosley  les  passages  des  Lettres  du  cardi- 
nal Passionei  dans  les  Souvenirs  d'un  citoyen  de  Formey. 
T.  II,  p.  329,  349,  352. 

2.  Voyage  en  Hollande. 


35*  POESIE      AU      XVl*^     SIECLE. 

A  retrouvé  Tiennette  plus  jolie 
Qu'elle  ne  fut  onc  en  jour  de  sa  vie.  » 

Et  il  ajoute  aussitôt  d'un  ton  plus  sérieux  :  «  Je 
joindrois  à  cet  avantage  la  lumière,  l'intérêt  et 
l'espèce  de  vie  que  jette  sur  les  faits  historiques 
la  vue  des  lieux  où  ces  faits  se  sont  passés  :  cette 
lumière  est  à  la  géographie,  qu'elle  semble  ani- 
mer, ce  que  la  géographie  elle-même  est  à  l'his- 
toire. » 

Les  ouvrages  de  Grosley  ont  peu  de  lecteurs 
aujourd'hui;  en  y  regardant  bien,  on  trouverait 
dans  presque  tous,  si  je  ne  me  trompe,  quelque 
chose  de  particulier,  d'original,  de  non  vulgaire 
pour  l'idée  et  à  la  fois  de  populaire  de  ton  et  de 
touri;  mais  pourtant  il  faut   convenir  qu'en  pro- 

I.  Ayant  été  reçu,  en  1754,  associé  de  l'Académie  de 
Châlons  en  Champagne,  il  y  lut,  par  exemple,  pour  sa 
bienvenue,  une  spirituelle  dissertation  historique  et  cri- 
tique sur  la  fameuse  Conjinaiion  de  Venise.  Il  y  met  en 
question  l'authenticité  du  récit  consacré ,  et,  après 
nombre  d'inductions  sagaces,  il  conclut,  en  disant  agréa- 
blement a  que  cette  manœuvre,  bien  considérée  sous 
toutes  ses  faces,  n'est  sans  doute  autre  chose  qu'un  coup 
de  maître  qui  termine  une  partie  d'échecs  entre  le  Frère 
Paul  Sarpi  et  le  marquis  de  Bedemar.  »  Il  ajoute,  qu'on 
la  doit  reléguer  dans  h  magasin  des  décorations  dont  la 
politique  s'est  servie  de  tout  temps  pour  cacher  au  peuple  les 
ressorts  des  machines  qu'elle  fait  jouer.  Ainsi,  nouveauté  de 
vue  et  mordant  d'expression,  c'est  là  le  coin  qui  marque 
le  Grosley  aux  bons  endroits.  Dans  le  cas  présent  d'ail- 
leurs, les  découvertes  et  conjectures  subséquentes  sont 
venues  plutôt  vérifier  son  aperçu.  (Daru,  Histoire  de 
FcHwe,  livre  XXXI). 


LA     MONNOIE.    GROSLEY.  3S3 

longeant  le  Bayle  au  delà  des  limiies ,  possibles, 
en  s'abandonnant  à  tout  propos  au  sans-gêne  de 
la  note,  de  la  digression  et  de  la  rapsodie  locale, 
en  ne  tenant  nul  compte  enfin  des  façons  litté- 
raires exigées  par  le  goiît  d'alentour,  Grosley, 
vieillissant,  s'est  de  plus  en  plus  perdu  dans  le 
farrago.  On  ne  cite  plus  guère  de  lui  et  on  ne 
recherche  désormais  que  deux  productions  d'un 
genre  bien  différent  :  son  ouvrage  sérieux  et  solide, 
la  Vie  de  Pierre  Pithou,  et  son  premier  essai 
tout  badin  et  burlesque,  les  Mémoires  de  l'Aca- 
démie de  Troyes. 

Si  La  Monnoie,  dans  ses  Noëi,  n'a  fait  autre 
chose  que  ressaisir  et  publier  la  plus  fine  poésie 
posthume  du  seizième  siècle,  Grosiey,  à  son  tour, 
nous  en  a  rendu  la  prose  très-verte  et  parfois 
très-crue  dans  ses  Mémoires  de  ladite  Académie. 
On  ne  pourrait  indiquer  convenablement  ici  les 
titres  exacts  de  toutes  les  dissertations  qui  en 
font  partie^  et  pour  lesquelles  la  bonne  servante 
Marie,  tandis  qu'on  les  préparait  à  la  ronde  au- 
tour de  son  feu  de  cuisine,  suggéra  au  passage 
plus  d'un  joyeux  trait.  La  plus  citée  de  ces  disser- 
tations est  celle  qui  traite  de  l'usage  de  battre  sa 
maîtresse.  L'auteur  y  démontre,  par  toutes  sortes 
d'exemples  historiques  tirés  des  Grecs  et  des 
Romains,  l'antiquité,  la  légitimité  et  la  bienséance 
de  cet  usage,  lequel,  inconnu,  dit-il,  des  barbares, 
n'a  jamais  eu  cours  que  chez  les  nations  et  dans 
les  époques  polies.  Je  remarque  aussi  une  disser- 
tation en  faveur  des  idiomes  provinciaux  ou  patois, 
question  qui  a  été  reprise  depuis  par  de  spirituels 
II.  45 


35-t  POESIE     AU     XVI*     SIECLE. 

érudits,  mais  dont  la  première  ébauche  se  trouve 
dans  l'opuscule  champenois  i. 

Troyes  était  depuis  longtemps  célèbre  par  ses 
Almanachs,  non  moins  que  par  sa  Bibliothèque 
bleue  :  Grosley ,  en  bon  citoyen  et  patriote^ 
comme  on  disait  alors  dans  l'acception  véridique 
du  mot,  essaya  de  rajeunir,  de  relever  ce  genre 
des  almanachs  et  d'en  faire  un  véhicule  d'instruc- 
tion locale  et  populaire.  Il  donna  donc  durant 
plusieurs  années  (1757-17(38)  ses  Ephémérides 
troyennes,  assaisonnées  chaque  fois  de  mémoires 
historiques  sur  le  pays,  de  biographies  des  com- 
patriotes illustres;  cette  publication  était  conçue 
dans  un  esprit  assez  analogue  à  celui  du  Bon- 
homme Richard  de  Franklin.  Mais  Grosley  avait 
compté   sans   ses  hôtes;  les   inconvénients   d'une 


I.  A  en  lire  le  début,  on  ne  sait  trop  véritablement  si 
Grosley  plaisante,  ou  si  en  eflFet  il  regrette  un  peu  : 
«  Quand  plusieurs  provinces,  dit-il,  forment  un  même 
corps  de  nation,  on  doit  réunir  les  divers  idiomes  qui 
y  sont  en  usage  pour  en  former  une  langue  polie.  C'est 
par  ce  moyen  que  les  Grecs  ont  porté  leur  langue  au 
plus  haut  point  de  perfection.  Chez  les  nations  modernes, 
quelques  génies  supérieurs  ont  suivi  leur  exemple  avec 
succès,  entre  autres,  le  Tassoni  chez  les  Italiens,  et 
parmi  nous  Ronsard  et  Rabelais.  Pourquoi  donc  Vauge- 
las  restreint-il  le  bon  usage  de  la  langue  françoise  à  la 
manière  de  parler  des  meilleurs  écrivains  et  des  per- 
sonnes' polies  de  la  ville  et  de  la  cour  ?  Comment  la 
capitale  a-t-elle  adopté  ce  principe  injurieux  pour  les 
provinces?  et  comment  celles-ci  l'ont-elles  soufiFert  sans 
réclanution?  ». 


LA     MON  NOIE.    GROSLEY.  3$$ 

petite  ville  et  des  petites  passions  qui  y  pullulent 
se  firent  bientôt  sentir  à  lui  par  mille  tracasseries 
et  misères.  Jeune,  du  temps  qu'il  habitait  Paris, 
quand  il  y  avait  rencontré  .dans  la  chambre  du 
Père  Tournemine,  Voltaire,  Piron,  Le  Franc,  tous 
ensemble,  et  qu'il  avait  vu  poindre  entre  eux  les 
rivalités  et  les  colères,  il  s'était  dit  d'éviter  ce 
pavé  brûlant,  théâtre  des  entremangeries  litté- 
raires. La  province  toutefois  le  lui  rendit,  et  il 
trouva  dans  sa  rue  même  plus  d'un  caillou.  On 
n'élude  jamais  l'expérience  humaine.  «  J'ai  vécu 
dans  le  monde,  écrit-il,  jusqu'à  trente-cinq  ans, 
m'imaginant  que  tout  ce  qu'Ovide  et  les  poètes 
disent  de  l'envie  étoit  pure  fiction.  J'ai  découvert 
depuis  que  l'envie  est  un  des  principaux  mobiles 
des  actions  et  des  jugements  des  hommes.  »  J'ai 
assez  répété  que  Grosley  était  peu  de  son  siècle; 
il  s'en  montra  pourtant  sur  un  point,  et  mal  lui 
en  prit.  Un  héritage  imprévu  l'ayant  mis  en  fonds, 
il  s'imagina  trop  solennellement,  et  à  la  Jean- 
Jacques,  d'aller  faire  cadeau  à  la  ville  de  huit  bustes 
en  marbre  représentant  les  plus  illustres  compa- 
triotes (Pithou,  Passerat,  Mignard,  Girardon,  etc.)  : 
Vassé,  sculpteur  du  roi,  fut  chargé  de  l'exécution. 
Une  telle  munificence  de  la  part  d'un  bourgeois  et 
d'un  voisin  fit  bien  jaser;  on  débita  mille  sottises; 
ce  fut  bien  pis  lorsqu'une  banqueroute  dont  il  se 
trouva  victime  obligea  Grosley  de  laisser  sa  do- 
nation incomplète  et  d'en  rester  à  cinq  bustes, 
plus  le  piédestal  nu  du  sixième.  Les  quolibets  s'en 
mêlèrent  :  on  prétendit  que  ce  piédestal  d'attente 
n'était  pas  destiné  dans  sa  pensée  à  un  autre  que 


35<>  POÉSIE     AU     XVl"^     SIÈCLE. 


lui.  La  ville,  pour  compléter,  ayant  acheté  chez 
un  marbrier  de  Paris  un  buste  de  pacotille  qu'on 
baptisa  du  nom  de  chancelier  Boucherai,  Grosley 
eut  la  faiblesse  de  se  piquer  et  de  se  plaindre 
dans  le  Journal  encyclopédique.  Une  autre  fois, 
ce  fut  à  propos  d'un  concert  donné  à  l'hôtel  de 
ville,  et  où  les  bustes  se  trouvaient  perdus  jus- 
qu'au cou  dans  une  estrade,  qu'il  écrivit  non 
moins  vivement  pour  réclamer  contre  ce  qu'il  ap- 
pelait une  avanie.  Ces  malheureux  bustes  eurent 
toutes  sortes  de  mésaventures.  Un  jour  qu'on  re- 
blanchissait la  salle,  les  ouvriers  crurent  que  les 
marbres  étaient  compris  dans  le  badigeonnage,  et 
ils  les  barbouillèrent  si  bien  que,  malgré  tout  ce 
qu'on  put  faire,  la  teinte  leur  en  resta,  semblable 
à  des  langes  d'enfants  mal  blanchis.  On  peut 
dire  que  cette  bizarre  donation  des  bustes,  par 
toutes  ses  conséquences,  aigrit  et  gâta  la  vie  de 
Grosley;  elle  lui  créa  comme  un  tic,  multiplia 
sous  sa  plume  les  petites  notes  et  parenthèses 
caustiques,  et  lui  inculqua  toute  la  misanthropie 
dont  cette  franche  et  gaie  nature  était  suscep- 
tible. 

Aussi  pourquoi  se  faisait-il  du  xviii®  siècle  ce 
jour-là?  ou,  si  c'était  chez  lui  une  réminiscence 
encore  du  xvi«,  pourquoi  le  prenait  -  il  cette 
fois  par  le  côté  sénatorial  et  romain ,  plutôt 
qu'à  l'ordinaire  par  le  côté  champenois  et  gau- 
lois? 

Je  préfère,  pour  mon  compte,  à  l'emphase  de 
ces  bustes  un  autre  usage  généreux  à  la  fois  et 
malin  que  fit  Grosley   d'une  part  de  cette  succès- 


tA     MON  NOIE.    GKOSLEY.  357 

sien  dans  laquelle  il  avait  été  avantagé.  Liquida- 
tion faite,  il  mit  en  réserve  quarante  mille  livres 
qu'il  abandonna  à  sa  sœur  en  présent  par  acte 
notarié,  et,  comme  cette  sœur  et  aussi  son  mari 
tenaient  du  vilain,  il  déclara  dans  l'acte  authen- 
tique qu'il  leur  faisait  cette  galanterie  proprio 
motu,  et  uniquement  pour  lui-même,  dispensant 
même  de  reconnaissance  en  tant  que  besoin  se- 
roit.  De  pareils  traits  d'humeur  et  de  caractère 
étaient  décidément  trop  forts  pour  la  routine  du 
quartier,  et  l'excellent  Grosley  avait  fini  par  passer 
dans  le  Bourg-Neuf  pour  un  emporte-pièce  et  un 
homme  à  redouter.  Il  fait  énergiquement  justice 
de  ces  bas  propos  dans  ce  petit  apologue  :  «  Six 
mâtins,  dit-il,  accroupis  autour  d'une  ch...  (il  a 
la  manie  antique  de  nommer  toutes  choses  par 
leur  nom)  s'en  gorgeoient  depuis  trois  heures.  Un 
aigle  passe,  s'abat  et  en  enlève  une  becquée.  Les 
mâtins  rassasiés  s'entretiennent  de  l'aigle,  de  sa 
voracité,  de  sa  méchanceté.  C'est  là  le  tableau  des 
sots  dont  l'univers  est  rempli.  Après  avoir  gros- 
sièrement déchiré  le  prochain,  si  quelqu'un  jette 
une  plaisanterie  à  la  finesse  de  laquelle  ils  ne 
peuvent  atteindre  :  Oh!  le  méchant!  s'écrient-ils 
en  chœur.  » 

Grosley,  jeune,  eut  des  amours;  il  n'en  eut 
qu'une  fois  dans  le  vrai  sens  et  à  l'état  de  pas- 
sion; ce  fut  à  l'âge  de  vingt-six  ans,  durant  de 
rieuses  vendanges ,  et  pour  une  mademoiselle 
Louison  qu'on  peut  voir  d'ici,  '<  grande,  longue, 
avec  un  corps  de  baleine  qui  l'allongeoit  encore, 
et  réunissant  toute  la  nigauderie  de  la  Champagne 


35^  POÉSIE     AU     XVI*    SIÈCLE. 

à  celle  du  couvent  qu'elle  quitloit.  »  Il  avait  à 
choisir  entre  elle  et  une  sœur  charmante,  et  en- 
core une  mademoiselle  Navarre,  éblouissante  de 
beauté  et  d'esprit,  qu'avait  distinguée  déjà  le  ma- 
réchal de  Saxe;  la  nature,  à  première  vue,  se  dé- 
clara pour  mademoiselle  Louison.  Cela  fait  une 
des  plus  jolies  et  des  plus  ironiques  pages  des  Mé- 
moires, une  page  digne  de  La  Fontaine,  un  peu 
trop  irrévérente  toutefois  pour  être  citée;  nous 
n'osons  plus,  depuis  Werther,  plaisanter  de  la 
sorte  du  sentiment.  «  L'amour,  Dieu  merci, 
ne  m'a  tenu  que  cette  seule  fois,  conclut  Gros- 
ley,  en  manière  de  maladie.  »  Au  retour  de  son 
premier  voyage  d'Italie,  il  forma  une  espèce  de 
liaison  tendre  qui  dura  douze  ans  et  qui  se 
brisa  par  l'intervention  assez  imprévue  d'un  rival; 
mais  il  ne  paraît  pas  qu'elle  lui  ait  laissé  de  bien 
émouvants  souvenirs.  Le  roman  n'était  pas  son 
fait.  Assez  de  ce  jeu-là,  se  dit-il  ;  il  est  trop  glissant. 
La  gaieté,  la  curiosité,  qui  lui  avaient  d'abord  servi 
d'antidote,  devinrent  plus  que  jamais  le  dédom- 
magement. Il  vieillit  ainsi ,  acoquiné  aux  vieilles 
mœurs,  le  dernier  et  le  mieux  conservé  des  ma- 
lins anciens,  allant  chaque  jour  en  robe  de  cham- 
bre et  en  bonnet  de  nuit  faire  son  tour  de  ville  et 
causer  au  soleil  avec  les  tisserands  de  sa  chère  rue 
du  Bois,  tirant  d'eux  ou  leur  faisant  à  plaisir  quel- 
que bon  conte,  comme  au  meilleur  temps  des 
écraignes  et  des  coteries.  Un  peu  de  temps  avant 
sa  mort,  lui  toujours  si  amusable,  il  ressentit  comme 
une  espèce  de  dégoût  qui  lui  semblait  indiquer  que 
cette  facétie  de  la  sottise  humaine  n'avait  plus  rien 


LA     MONNOIE.    GROSLEY.  359 

de  nouveau  à  lui  offrir  :  «  Le  dégoiît,  écrivait-il, 
augmentant  à  mesure  que  l'on  approche  du  but, 
on  fait  comme  le  pilote  qui,  en  vue  du  port,  res- 
serre et  abaisse  les  voiles  :  portui  propinquans, 
contraho  vêla.  Heureux  ceux  qui,  en  cet  état, 
peuvent  encore  aller  à  la  rame,  c'est-à-dire  à  qui 
il  reste  quelque  ressource,  ou  en  eux-mêmes,  ou 
dans  des  goûts  indépendants  des  secours  d'au- 
trui!  »  Il  mourut  le  4  novembre  178$. 

Son  testament  exprima  cette  diversité  d'humeur, 
de  qualités  et  de  défauts,  et,  si  j'ose  le  dire,  ses 
malices,  sa  prud'homie  et  ses  rides.  Ses  legs  furent 
à  la  fois  humains  et  caustiques,  ironiques  et  gé- 
néreux. Il  s'occupait  de  l'avenir  de  ses  deux  chats 
ses  commensaux ,  et  il  léguait  une  somme  pour 
contribuer  à  l'érection  d'un  monument  en  l'hon- 
neur du  grand  Arnauld ,  soit  à  Paris,  soit  à 
Bruxelles.  «  L'étude  suivie,  disait-il,  que  j'ai  faite 
de  ses  écrits  m'a  offert  un  homme,  au  milieu  d'une 
persécution  continue,  supérieur  aux  deux  grands 
mobiles  des  déterminations  humaines,  la  crainte 
et  l'espérance;  un  homme  détaché,  comme  le  plus 
parfait  anachorète,  de  toutes  vues  d'intérêt,  d'am- 
bition, de  bien-être,  de  sensualité,  qui  dans  tous 
les  temps  ont  formé  les  recrues  des  partis.  Ses 
écrits  sont  l'expression  de  l'éloquence  du  cœur, 
qui  n'appartient  qu'aux  âmes  fortes  et  libres.  II 
n'a  pas  joui  de  son  triomphe.  Clément  XIII  lui  en 
eût  procuré  les  honneurs,  en  faisant  déposer  sur 
son  tombeau  les  clés  du  Grand-Jésus ,  comme 
celles  du  Château-Neuf  de  Randon  furent  déposées 
sur    le   cercueil    de    Du    Guesclin,  »    Voilà    bien. 


ifyO  POÉSIE      AU     XVl^      SIÈCLE. 

certes,  de  la  grandeur;  Grosley,  à  ce  moment,  se 
ressouvenait  du  testament  de  Pithou. 

De  tels  accents  soudains  nous  montrent  combien 
ces  natures  d'autrefois  savaient  concilier  de  choses, 
en  allier  presque  de  contraires,  et  je  le  prouverai 
par  un  dernier  trait,  tiré  de  Grosley  encore,  pure- 
ment bizarre,  mais  qui  se  rattache  plus  directement 
à  notre  premier  sujet.  Il  avait  un  oncle  prieur  qui 
mourut.  Un  autre  de  ses  oncles,  frère  du  mort, 
est  prévenu  du  décès  à  l'instant  même,  et  arrive 
dans  la  chambre  mortuaire.  Il  se  fait  ouvrir  ar- 
moires et  coffres,  et  ne  trouve  rien  ;  il  soupçonne 
la  servante,  maîtresse  du  logis,  d'avoir  tout  pris. 
Aux  premiers  mots  énergiques  qu'il  profère,  celle-ci 
s'enfuit  dans  un  cabinet  et  s'y  barricade.  L'oncle 
Barolet  (c'était  son  nom)  tire  l'épée,  la  passe  par 
les  fentes  et  le  dessous  de  la  porte,  et  fait  tant 
qu'après  bien  des  cris  la  fille  capitule  et  rend  environ 
deux  cents  louis  en  or  bien  trébuchant.  Cependant 
les  cris  avaient  jeté  l'alarme  dans  le  cloître;  on 
avait  couru  au  syndic,  lequel  arrive  enfin  pour 
mettre  le  holà  et  pour  imposer  au  violent  héritier 
par  sa  mine  magistrale  et  ses  représentations  : 
mais  que  trouve-i-il  en  entrant?  il  le  voit  à  ge- 
noux dans  la  ruelle  du  lit  oîi  gisait  le  corps,  pleu- 
rant à  chaudes  larmes  et  récitant,  avec  les  lunettes 
sur  le  nez  et  les  louis  dans  sa  poche,  les  sept 
Psaumes  pour  le  repos  de  la  pauvre  âme.  Le  pre- 
mier instant  l'avait  rendu  à  l'épanchement  de  sa 
douleur.  Ainsi  sur  les  âmes  franches,  dit  Grosley, 
la  nature  conserve  et  exerce  ses  droits. 

Le  bon  vieux  temps  était  comme  cet  oncle  Ba- 


LA     MONNOIE.    GROStEY.  36I 

rolet  :  l'instant  d'auparavant  en  gaietd  ou  en  co- 
lère, l'instant  d'après  en  prière,  et  le  tout  sincè- 
rement, 

Mais  qu'ai-je  fait?  Je  ne  voulais  qu'esquisser 
une  légère  dissertation,  et  voilà  un  développement 
en  forme,  deux  portraits  avec  théorie,  et,  chemin 
faisant,  des  accrocs  à  la  majesté  contemporaine, 
des  irrévérences  de  droite  et  de  gauche,  presque 
de  la  polémique.  Allons,  on  est  toujours  de  son 
temps. 

Octobre  1842, 


CLOTILDE   DE   SURVILLE 


Raynouard  ayant  à  parler,  dans  le 
Journal  des  Savatits  de  juillet  1824, 
de  la  publication  des  Poètes  Français 
depuis  le  xii*  siècle  jusqu'à  Malherbe, 
par  M.  Auguis,  reprochait  à  l'éditeur 
d'avoir  rangé  dans  sa  collection  Clotilde  de  Sur- 
ville, sans  avertir  expressément  que,  si  on  l'ad- 
mettait, ce  ne  pouvait  être  à  titre  de  poëte  du 
XV*  siècle.  Le  Juge  si  compétent  n'hésitait  pas  à 
déclarer  l'ingénieuse  fraude,  quelque  temps  pro- 
tégée du  nom  de  Vanderbourg,  comme  tout  à  fait 
décelée  par  sa  perfection  même,  et  il  croyait  peine 
perdue  de  s'arrêter  à  la  discuter.  «  Ces  poésies, 
disait-il,  méritent  sans  doute  d'obtenir  un  rang 
dans  notre  histoire  littéraire;  mais  il  n'est  plus 
permis  aujourd'hui  de  les  donner  pour  authen- 
tiques. Leur  qualité  reconnue  de  pseudonymes 
n'empêchera  pas  de  les  rechercher  comme  on  re- 
cueille ces  fausses  médailles  que  les  curieux  s'em- 
pressent de  mettre  à  côté  des  véritables,  et  dont  le 
rapprochement  est  utile  à  l'étude  même  de  l'art.  » 


CLOTILDE     DE     SURVILLE.  363 

Et  il  citait  l'exemple  fameux  de  Chatterton,  fabri- 
quant, sous  le  nom  du  vieux  Rowley,  des  poésies 
remarquables,  qui,  par  le  suranné  de  la  diction 
et  du  tour,  purent  faire  illusion  un  moment. 
Comme  exemple  plus  récent  encore  de  pareille 
supercherie  assez  piquante,  il  rappelait  les  Poésies 
occitaniques ,  publiées  vers  le  même  temps  que 
Clotilde,  et  que  Fabre  d'Olivet  donna  comme  tra- 
duites de  l'ancienne  langue  des  troubadours.  Elles 
étaient,  en  grande  partie  ,  de  sa  propre  compo- 
sition; mais,  en  insérant  dans  ses  notes  des  frag- 
ments prétendus  originaux,  Fabre  avait  eu  l'arti- 
fice d'y  entremêler  quelques  fragments  véritables, 
dont  il  avait  légèrement  fondu  le  ton  avec  celui 
de  ses  pastiches;  de  sorte  que  la  confusion  de- 
venait plus  facile  et  que  l'écheveau  était  mieux 
brouillé. 

Si  donc  Clotilde  de  Surville,  au  jugement  des 
philologues  connaisseurs,  n'est  évidemment  pas 
un  poëte  du  quinzième  siècle,  ce  ne  peut  être 
qu'un  poëte  de  la  fin  du  dix-huitième,  qui  a  paru 
au  commencement  du  nôtre.  Nous  avons  affaire 
en  elle,  sous  son  déguisement,  à  un  recueil  proche 
parent  d'André  Chénier,  et  nous  le  revendiquons. 

M.  Villemain,  dans  ses  charmantes  leçons, 
avec  cette  aisance  de  bon  goût  qui  touchait  à  tant 
de  choses,  ne  s'y  est  pas  trompé,  et  il  nous  a 
tracé  notre  programme.  «  Encore  une  remarque, 
disait-il  après  quelques  citations  et  quelques  ob- 
servations grammaticales  et  littéraires.  M.  de 
Surville  était  un  fidèle  serviteur  de  la  cause  royale. 
Il  s'est  plu,   je  crois,   dans  la  solitude    et   l'exil, 


3<54  POÉSIE    AU     XVI*     SIÈCLE. 

à  cacher  ses  douleurs  sous  ce  vieux  langage. 
Quelques  vers  de  ce  morceau  sur  les  malheurs  du 
règne  de  Charles  VII  sont  des  allusions  visibles 
aux  troubles  de  la  France  à  la  fin  du  dix-huitième 
siècle.  C'est  encore  une  explication  du  grand 
succès  de  ces  poésies.  Elles  répondaient  à  de  tou- 
chants souvenirs  ;  comme  l'ouvrage  le  plus  célèbre 
du  temps,  le  Génie  du  Christianisme,  elles  réveil- 
laient la  pitié  et  flattaient  l'opposition  i.  » 

Mais,  avant  de  chercher  à  s'expliquer  d'un  peu 
près  comment  M.  de  Survilie  a  pu  être  amené  à 
concevoir  et  à  exécuter  son  poétique  dessein,  on 
rencontre  l'opinion  de  ceux  qui  font  honneur  de 
l'invention,  dans  sa  meilleure  part  du  moins,  à 
l'éditeur  lui-même,  à  l'estimable  Vanderbourg. 
Cette  idée  se  produit  assez  ouvertement  dans 
l'Éloge  de  cet  académicien,  prononcé  en  août 
1839  par  M.  Daunou,  et  je  la  lis  résumée  en  trois 
lignes  dans  une  lettre  que  le  vénérable  maître,  in- 
terrogé à  ce  sujet,  me  répondit:  «  Il  me  paraît 
impossible  que  les  poésies  de  Clotilde  soient  du 
quizième  siècle,  et  j'ai  peine  à  croire  qu'Etienne 
de  Surville  ait  été  capable  de  les  composer  au 
dix-huitième.  Vanderbourg  doit  y  avoir  eu  la 
principale  part  en  1803.  » 

Sans  nier  que  Vanderbourg  n'ait  eu  une  très- 
heureuse  coopération  dans  le  recueil  dont  il  s'est 
fait  le  parrain,  sans  lui  refuser  d'y  avoir  mis  son 
cadeau,  d'y  avoir  pu  piquer,  si  j'ose  dire,  çà  et  là 
plus  d'un  point  d'érudition  ornée,  peut-être  même 

I.   Tableau  de  Littérature  au  moyen  âge,  tome  II. 


clotilde  de   surville.  365 


en  lui  accordant,  à  lui  qui  a  li  goût  des  traduc- 
tions, celle  de  l'ode  de  Sapho  qu'il  prend  soin  de 
ne  donner  en  effet  que  dans  sa  préface,  comme  la 
seule  traduction  qu'on  connaisse  de  Clotilde,  et 
avec  l'aveu  qu'il  n'en  a  que  sa  propre  copie,  je  ne 
puis  toutefois  aller  plus  loin,  et,  entrant  dans 
l'idée  particulière  de  son  favorable  biographe,  lui 
rien  attribuer  du  fonds  général  ni  de  la  trame. 
Vanderbourg  a  laissé  beaucoup  de  vers;  il  en  a 
inséré  notamment  dans  les  dix-sept  volumes  des 
Archives  littéraires,  dont  il  était  le  principal  ré- 
dacteur. Mais,  sans  sortir  de  sa  traduction  en  vers 
des  Odes  d'Horace,  qu'y  trouvons-nous?  J'ai  lu 
cette  traduction  avec  grand  soin.  Excellente  pour 
les  notes  et  les  commentaires,  combien  d'ailleurs 
elle  répond  peu  à  l'idée  du  talent  poétique  que, 
tout  plein  de  Clotilde  encore,  j'y  épiais!  Ce  ne 
sont  que  vers  prosaïques,  abstraits,  sans  richesse 
et  sans  curiosité  de  forme  ;  à  peine  quelques-uns 
de  bons  et  coulants  comme  ceux-ci,  que,  détachés, 
on  ne  trouvera  guère  peut-être  que  passables. 
Dans  l'ode  à  Posthumus  (II,  xiv),  linquenda 
tellus  : 


La  terre,  et  ta  demeure,  et  l'épouse  qui  t'aime, 
Il  faudra  quitter  tout,  possesseur  passager! 
Et  des  arbres  chéris,  cultivés  par  toi-même, 
Le  cyprès,  sous  la  tombe,  ira  seul  t'ombrager. 

Et    ceux-ci    à    Virgile:    Jam   veris  comités... 
(IV,  XII)  : 


l66  POÉSIE     AU     XVl^     SIÈCLE. 

Messagers  du  printemps,  déjà  les  vents  de  Thrace 
Sur  les  flots  aplanis  font  voguer  les  vaisseaux; 
La  terre  s'amollit,  et  des  fleuves  sans  glace 
On  n'entendplus  gronder  les  eaux. 

Ou  encore  à  Lydie  (I,  xxv)  : 

Bientôt,  sous  un  portique  à  ton  tour  égarée, 
Tu  vas  de  ces  amans  essuyer  les  mépris. 
Et  voir  les  nuits  sans  lune  aux  fureurs  de  Borée 
Livrer  tes  cheveux  gris  ! 

Mais  ce  mieux,  ce  passable  poétique  est  rare. 
et  j^ai  pu  à  peine  glaner  ces  deux  ou  trois  stro- 
phes. Ainsi,  jusqu'à  nouvel  ordre,  et  à  moins  que 
des  vers  originaux  de  Vanderbourg  ne  viennent 
démentir  ceux  de  ses  traductions,  c'est  bien  lui 
qui,  à  titre  de  versificateur,  me  semble  parfaite- 
ment incapable  et  innocent  de  Clotildei. 

J'avais  songé  d'abord  à  découvrir  dans  les  re- 
cueils du  dix-huitième  siècle  quelques  vers  signés 
de  Surville,  avant  qu'il  se  fût  vieilli,  à  les  mettre 


I.  Si  on  me  demande  comment  j'accorde  cette  opinion 
avec  l'idée  que  la  traduction,  très-admirée,  de  l'ode  de 
Sapho  pourrait  bien  être  de  lui,  je  réponds  qu'il  aurait 
été  soutenu  dans  cet  unique  essai  par  l'original,  par  les 
souvenirs  très-présents  de  Catulle  et  de  Boileau,  par  les 
licences  et  les  facilités  que  se  donne  le  vieux  langage, 
par  la  couleur  enfin  de  Clotilde,  dont  il  était  tout  imbu. 
Un  homme  de  goût,  longtemps  en  contact  avec  son 
poëte,  peut  rendre  ainsi  l'étincelle  ime  fois,  sans  que  cela 
tire  à  conséquence. 


CLOTILDE     DE     SURVILLE.  367 

en  parallèle,  comme  mérite  de  forme  et  comme 
manière,  avec  les  vers  que  nous  avons  de  Van- 
derbourg,  et  à  instruire  ainsi  quant  au  fond  le 
débat  entre  eux.  Mais  ma  recherche  a  été  vaine  ; 
je  n'ai  pu  rien  trouver  de  M.  de  Surville,  et  il  m'a 
fallu  renoncer  à  ce  petit  parallèle  qui  m'avait  souri. 

En  était-il  sérieusement  besoin  ?  Je  ne  me  pose 
pas  la  question;  car,  le  dirai-je?  ce  sont  les  pré- 
ventions mêmes  qui  pouvaient  s'élever  dans  l'es- 
prit de  M.  Daunou,  héritier  surtout  de  l'école 
philosophique,  contre  le  marquis  de  Surville  émi- 
gré, un  peu  chouan  et  fusillé  comme  tel,  ce  sont 
ces  impressions  justement  qui  me  paraissent  devoir 
se  tourner  plutôt  en  sa  faveur,  et  qui  rne  le  con- 
firment comme  le  trouvère  bien  plus  probable 
d'une  poésie  chevaleresque,  monarchique,  toute 
consacrée  aux  regrets,  à  l'honneur  des  dames  et 
au  culte  de  la  courtoisie. 

Sans  donc  plus  m'embarrasser,  au  début,  de 
cette  double  discussion  que,  chemin  faisant,  plus 
d'un  détail  éclaircira,  je  suppose  et  tiens  pour 
résolu  : 

i^  Que  les  poésies  de  Clotilde  ne  sont  pas  du 
quinzième  siècle,  mais  qu'elles  datent  des  dernières 
années  du  dix-huitième  i  ; 


I.  Pour  ceux  à  qui  les  conclusions  de  M.  Raynouard 
et  la  rapidité  si  juste  de  M.  Villemain  ne  suffiraient  pas, 
j'indiquerai  une  discussion  à  fond  qui  se  rencontre  dans 
un  bon  travail  de  M.  Vaultier  sur  la  poésie  lyrique  en 
France  durant  ces  premiers  siècles  (^Mémoires  de  l'Acadé- 
mie de  Caen,  1840). 


j68  POÉSIE    A  iT     XVl^      SIÈCLE. 

2"*  Que  M.  de  Surville  en  est  l'auteur,  le  rédac- 
teur principal.  Et  si  je  parviens  à  montrer  qu'il 
est  tout  naturel,  en  effet,  qu'il  ait  conçu  cette 
idée  dans  les  conditions  de  société  où  il  vivait,  et 
à  reproduire  quelques-unes  des  mille  circonstances 
qui,  autour  de  lui,  poussaient  et  concouraient  à 
une  inspiration  pareille,  la  part  exagérée  qu'on 
serait  tenté  de  faire  à  l'éditeur  posthume  se  trou- 
vera par  là  même  évanouie. 

Le  marquis  de  Surville  était  né  en  17$ S»  selon 
Vanderbourg,  ou  seulement  vers  1760,  selon  M. 
Du  Petit-Thouars  {Biographie  universelle)  qui  l'a 
personnellement  connu;  ce  fut  en  1782  qu'il  dé- 
couvrit, dit-on,  les  manuscrits  de  son  aïeule,  en 
fouillant  dans  des  archives  de  famille  pour  de 
vieux  titres  ;  ce  fut  du  moins  à  dater  de  ce  mo- 
ment qu'il  trouva  sa  veine  et  creusa  sa  mine.  Il 
avait  vingt-deux  ou  vingt-sept  ans  alors,  très-peu 
d'années  de  plus  qu'André  Chénier.  Or,  quel  était, 
en  ce  temps-là,  l'état  de  bien  des  esprits  distin- 
gués, de  bien  des  imaginations  vives,  et  leur 
disposition  à  l'égard  de   notre  vieille   littérature  ? 

On  a  parlé  souvent  de  nos  trois  siècles  litté' 
r  aires  ;  cette  division  reste  juste:  la  littérature 
française  se  tranche  très-bien  en  deux  moitiés  de 
trois  siècles,  trois  siècles  et  demi  chacune.  Celle 
qui  est  nôtre  proprement,  et  qui  commence  au 
XVI®  siècle,  ne  cesse  plus  dès  lors,  et  se  poursuit 
sans  interruption,  et,  à  certains  égards,  de  progrès 
en  progrès,  jusqu'à  la  fin  du  xviii^.  Avant  le  xvi*, 
c'est  à  une  autre  littérature  véritablement,  même 
à  une  autre  langue,  qu'on  a  affaire,  à  une  langue 


CLOTILDE     DE     SURVILLE.  369 

qui  aspire  à  une  espèce  de  formation  dès  le  xii^ 
siècle,  qui  a  ses  variations,  ses  accidents  perpé- 
tuels, et,  sous  un  aspect,  sa  d(^cadence  jusqu'à  la 
fin  du  xv».  La  nôtre  se  dégage  péniblement  à  tra- 
vers et  de  dessous .  On  cite  en  physiologie  des 
organes  qui,  très-considérables  dans  l'enfant,  sont 
destinés  ensuite  à  disparaître:  ainsi  de  cette  lit- 
térature antérieure  et  comme  provisoire.  Telle 
qu'elle  est,  elle  a  son  ensemble,  son  esprit,  ses 
lois;  elle  demande  à  être  étudiée  dans  son  propre 
centre;  tant  qu'on  a  voulu  la  prendre  à  reculons, 
par  bouts  et  fragments,  par  ses  extrémités  aux  xv* 
et  XIV*  siècles,  on  y  a  peu  compris. 

On  en  était  là  encore  avant  ces  dix  dernières 
années.  Certes  les  notices,  les  extraits,  les  échan- 
tillons de  toutes  sortes,  les  matériaux  en  un  mot, 
ne  manquaient  pas;  mais  on  s'y  perdait.  Une  seule 
vue  d'ensemble  et  de  suite,  l'ordre  et  la  marche, 
Vorganisation,  personne  ne  l'avait  bien  conçue. 
L'abbé  de  La  Rue  et  Méon,  ces  derniers  de  l'an- 
cienne école,  et  si  estimables  comme  fouiUeurs, 
ne  pouvaient,  je  le  crois,  s'appeler  des  guides.  Ce 
n'est  que  depuis  peu  que,  les  publications  se  mul- 
tipliant à  l'infini,  et  la  grammaire  en  même  temps 
s'étant  déchiffrée,  quelques  esprits  philosophiques 
ont  jeté  le  regard  dans  cette  étude,  et  y  ont  porté 
la  vraie  méthode.  Tout  cela  a  pris  une  tournure, 
une  certaine  suite,  et  on  peut  se  faire  une  idée 
assez  satisfaisante  aujourd'hui  de  ces  trois  siècles 
littéraires  précurseurs,  si  on  ose  les  qualifier 
ainsi. 

Dans  l'incertitude  des  origines,  le  xvi^  siècle  et 

II.  47 


370  POESIE     AU      XVI*^     SIECLE. 

l'extrémité  du  xv*  restèrent  longtemps  le  bout  du 
monde  pour  la  majorité  même  des  littérateurs  ins- 
truits. On  n'avait  jamais  perdu  de  vue  le  xvi*  ; 
l'école  de  Ronsard,  il  est  vrai,  s'était  complète- 
ment éclipsée  ;  mais,  au  delà,  on  voyait  Marot, 
et  on  continuait  de  le  lire,  de  l'imiter.  Le  genre 
marotique,  chez  Voiture,  chez  La  Fontaine,  chez 
J.-B.  Rousseau,  avait  retrouvé  des  occasions  de 
fleurir.  Refaire  après  eux  du  Marot  eût  été  chose 
commune.  L'originalité  de  M.  de  Surville,  c'est 
précisément  d'avoir  passé  la  frontière  de  Marot, 
et  de  s'être  aventuré  un  peu  au  delà,  à  la  lisière 
du  moyen  âge.  De  ce  pays  neuf  alors,  il  rapporta 
la  branche  verte  et  le  bouton  d'or  humide  de 
rosée  :  dans  la  renaissance  romantique  moderne, 
voilà  son  fleuron. 

Il  se  figura  et  transporta  avant  Marot  cette 
élévation  de  ton,  cette  poésie  ennoblie,  qu'après 
Marot  seulement,  l'école  de  Ronsard  s'était  ef- 
forcée d'atteindre,  et  que  Du  Bellay,  le  premier, 
avait  prêchée.  Anachronisme  piquant,  qui  mit  son 
talent  au  défi,  et  d'oii  vint  sa  gloire! 

Cette  étude,  pourtant,  de  notre  moyen  âge 
poétique  avait  commencé  au  moment  juste  où  l'on 
s'en  détachait,  c'est-à-dire  à  Marot  même.  C'était 
presque  en  antiquaire  déjà  que  celui-ci  avait  donné 
son  édition  de  Villon  qu'il  n'entendait  pas  tou- 
jours bien,  et  celle  du  Roman  de  la  Rose  qu'il 
arrangeait  un  peu  trop.  Vers  la  seconde  moitié 
du  siècle,  les  Bibliothèques  françaises  d'Antoine 
Du  Verdier  et  de  La  Croi^  Du  Maine,  surtout 
les  doctes  Recherches  d'Etienne  Pasquier,  et  les 


clotilde  de    surville.  371 


Origines  du  président  Fauchet  qui  précédèrent, 
établirent  régulièrement  cette  branche  de  critique 
et  d'érudition  nationale,  laquelle  resta  longtemps 
interrompue  après  eux,  du  moins  quant  à  la  partie 
poétique.  Beaucoup  de  pêle-mêle  dans  les  faits  et 
dans  les  noms,  des  idées  générales  contestables 
^orsqu'il  s'en  présente,  une  singulière  inexactitude 
matérielle  dans  la  reproduction  des  textes,  éton- 
nent de  la  part  de  ces  érudits,  au  milieu  de  la 
reconnaissance  qu'on  leur  doit.  Ceux  qui  étaient 
plus  voisins  des  choses  les  embrassaient  donc  d'un 
moins  juste  coup  d'œil,  et  même,  pour  le  détail, 
ils  les  savaient  moins  que  n'ont  fait  leurs  descen- 
dants i.  C'est  qu'être  plus  voisin  des  choses  et  des 
hommes,  une  fois  qu'on  vient  à  plus  de  cinquante 
ans  de  distance,  cela  ne  signifie  trop  rien,  et  que 
tout  est  également  à  rapprendre,  à  recommencer. 
Et  puis  il  arrivait,  au  sortir  du  moyen  âge,  ce 
qu'on  éprouve  en  redescendant  des  montagnes  : 
d'abord  on  ne  voit   derrière    soi  à  l'horizon  que 


I.  En  1594,  l'avocat  Loisel  fit  imprimer  le  poëme  de 
la  Mort,  attribué  à  Hélinand ,  qu'il  dédia  au  président 
Fauchet,  comme  au  père  et  restaurateur  des  anciens 
poètes.  Cette  petite  publication,  une  des  premières  et  la 
première  peut-être  qui  ait  été  tentée  d'un  très-vieux 
texte  non  rajeuni,  est  pleine  de  fautes,  d'endroits  corrom- 
pus et  non  compris.  De  Loisel  à  Méon  inclusivement, 
quand  on  avait  affaire  même  à  de  bons  manuscrits,  on 
paraissait  croire  que  tous  ces  vieux  poètes  écrivaient  au 
hasard,  et  qu'il  suffisait  de  les  entendre  en  gros.  Un  tel 
à-peu-près,  depuis  quelques  années  seulement,  n'est  plus 
permis. 


372  POÉSIE     AU     XVI*    SIÈCLE. 

les  dernières  pentes  qui  vous  cachent  les  autres  ; 
ce  n'est  qu'en  s'éloignant  qu'on  retrouve  peu  à 
peu  les  diverses  cimes,  et  qu'elles  s'échelonnent  à 
mesure  dans  leur  vraie  proportion.  Ainsi  le  xiii® 
siècle  littéraire,  dans  sa  chaîne  principale,  a  été 
long  à  se  bien  détacher  et  à  réapparaître. 

Au  xvii*  siècle,  il  se  fait  une  grande  lacune 
dans  l'étude  de  notre  ancienne  poésie,  j'entends 
celle  qui  précède  le  xvi®.  La  préoccupation  de 
l'éclat  présent  et  de  la  gloire  contemporaine  rem- 
plit tout.  De  profonds  érudits,  des  juristes,  des 
feudistes,  explorent  sans  doute  dans  tous  les  sens 
les  sources  de  l'histoire  ;  mais  la  poésie  n'a  point 
de  part  à  leurs  recherches  :  ils  en  rougiraient.  Un 
jour,  Chapelain,  'homme  instruit,  sinon  poète,  fut 
surpris  par  Ménage  et  Sarazin  sur  le  roman  de 
Lancelot,  qu'il  était  en  train  de  lire.  Il  n'eut  pas 
le  temps  de  le  cacher,  et  Ménage,  le  classique 
érudit,  lui  en  fit  une  belle  querelle.  Sarazin,  qui 
avait  trempé,  comme  Voiture,  à  ce  vieux  style,  se 
montra  plus  accommodant.  Il  faut  voir,  dans  un 
très-agréable  récit  de  ce  dialogue,  que  Chapelain 
adresse  au  cardinal  de  Retz,  et  qui  vaut  mieux 
que  toute  sa  Pucelle,  avec  quelle  précaution  il 
cherche  à  justifier  sa  lecture,  et  à  prouver  à 
M.  Ménage  qu'après  tout  il  ne  sied  pas  d'être  si 
dédaigneux,  quand  on  s'occupe  comme  lui  des 
origines  de  la  langue i.  —  Un  autre  jour,  en  plein 

I.  Continuation  des  Mémoires  de  Sallengre,  par  le 
P.  Desmolets,  t.  VJ,  seconde  partie.  —  Chapelain  montre 
très-bien  le  profit  philologique  qu'il  y  aurait,  presque  à 


CLOTILDE     DE     SURVILLE.  ^7^ 

beau  siècle,  Louis  XIV  était  indisposé  et  s'en- 
nuyait ;  il  ordonna  à  Racine,  qui  lisait  fort  bien, 
de  lui  lire  quelque  chose.  Celui-ci  proposa  les 
Vies  de  Plutarque  par  Amyot:  «  Mais  c'est  du 
gaulois  »,  répondit  le  roi.  Racine  promit  de  sub- 
stituer, en  lisant,  des  mots  plus  modernes  aux 
termes  trop  vieillis,  et  s'en  tira  couramment  sans 
choquer  l'oreille  superbe.  Cette  petite  anecdote  est 
toute  une  image  et  donne  la  mesure.  Il  fallait  dé- 


chaque ligne,  à  tirer  de  ces  vieilles  lectures;  mais  il  se 
trompe  étrangement  lui-même  quand  il  croit  que  son 
roman  de  Lancelot  en  prose  (édition  Vérard  probable- 
ment), qui  était  pour  la  rédaction  de  la  fin  du  xve  siècle 
ou  du  xvie,  remonte  à  plus  de  quatre  cents  ans,  et  va 
rejoindre  le  français  de  Villehardouin.  Il  est  d'ailleurs 
aussi  judicieux  qu'ingénieux  lorsque,  sortant  de  la  pure 
considération  du  langage  et  en  venant  au  fond,  il  dit 
que,  «  comme  les  poésies  d'Homère  étoient  les  fables  des 
Grecs  et  des  Romains,  nos  vieux  romans  sont  aussi  les 
fables  des  François  et  des  Anglois  »  ;  et  quand  il  ajoute 
par  une  vue  assez  profonde  :  «  Lancelot,  qui  a  été  com- 
posé dans  les  ténèbres  de  notre  antiquité  moderne,  et 
sans  autre  lecture  que  celle  du  livre  du  monde,  est  une 
relation  fidèle,  sinon  de  ce  qui  arrivoit  entre  les  rois  et 
les  chevaliers  de  ce  temps-là,  au  moins  de  ce  qu'on  étoit 
persuadé  qui  pouvoit  arriver...  Comme  les  médecins 
jugent  de  l'humeur  peccante  des  malades  par  leurs 
songes,  on  peut  par  la  même  raison  juger  des  moeurs  et 
des  actions  de  ce  vieux  siècle  par  les  rêveries  de  ces 
écrits.  »  Le  bonhomme  Chapelain  entendait  donc  déjà 
très-bien  en  quel  sens  la  littérature,  même  la  plus  roma- 
nesque et  la  plus  fantastique,  peut  être  dite  l'expression 
de  la  société.  Allons  !  nous  n'avons  pas  tout  inventé. 


37+  POESIE    AU     XVI*     SIÈCLE. 

sormais  que,  dans  cette  langue  polie,  pas  un  vieux 
mot  ne  dépassât i. 

Fontenelle,  qui  est  si  peu  de  son  siècle,  et  qui 
passa  la  première  moitié  de  sa  vie  à  le  narguer  et 
à  attendre  le  suivant,  marqua  son  opposition  en- 
core en  publiant  chez  Barbin  son  Recueil  des  plus 
belles  pièces  des  vieux  poètes  depuis  Villon  ;  mais  ce 
qui  remontait  au  delà  ne  paraissait  pas  soupçonné. 

L'Académie  des  Inscriptions,  instituée  d'abord, 
comme  son  nom  l'indique,  pour  de  simples  mé- 
dailles et  inscriptions  en  l'honneur  du  roi,  et  qui 
ne  reçut  son  véritable  règlement  qu'au  commen- 
cement du  xviii*  siècle,  ouvre  une  ère  nouvelle  à 
ces  études  à  peine  jusqu'alors  ébauchées.  Les 
vieux  manuscrits  français ,  surtout  de  poésies, 
avaient  tenu  fort  peu  de  place  dans  les  grandes 
collections  et  les  cabinets  des  Pithou,  Du  Puy, 
Baluze,  Huet.  M.  Foucault,  dans  son  intendance 
de  Normandie,  en  avait  recueilli  un  plus  grand 
nombre  ;  Galland,  le  traducteur  des  Contes  arabes, 
en  donna  le  premier  ua  extrait  ;  mais  avec  quelle 
inexpérience  !  Il  s'y  joue  moins  à  l'aise  qu'aux 
Mille  et  une  Nuits.  L'histoire  seule  ramenait  de 
force  à  ces  investigations,  pour  lesquelles  les  éru- 

I.  V  Pourquoi  employer  une  autre  langue  que  celle  de 
son  siècle  ?  «  disait  le  sévère  bon  sens  de  Boileau  à  propos 
de  la  fable  du  Bûcheron,  par  La  Fontaine.  Mais  La  Fon- 
taine, dans  ce  ton  demi-gaulois,  parle  sa  vraie  langue  ; 
il  n'a  fait  expressément  du  pastiche  que  dans  ses  stances 
de  Janot  et  Caiin.  Madame  Des  Houlières  et  La  Pare, 
s'il  m'en  souvient,  en  ont  fait  aussi  en  deux  ou  trois 
endroits. 


CLOTILDK     DE     SUKVILLE.  37$ 

dits  eux-mêmes  semblaient  demander  grâce.  Sainte- 
Palaye,  en  commençant  à  rendre  compte  de 
l'Histoire  des  trois  Maries,  confesse  ce  dégoût 
et  cet  ennui  qu'il  ne  tardera  pas  à  secouer.  Dans 
la  série  des  nombreux  mémoires  qu'il  lit  à  l'Aca- 
démie, on  peut  saisir  le  progrès  de  sa  propre  in- 
clination ;  il  entre  dans  l'amour  de  cette  vieille 
poésie  par  Froissart  qu'il  apprécie  à  merveille 
comme  esprit  littéraire  fleuri,  d'une  imagination 
à  la  fois  mobile  et  fidèle.  L'abbé  Sallier  lit,  vers 
le  même  temps  (1734),  ses  observations  sur  un  re- 
cueil manuscrit  des  Poésies  de  Charles  d'Orléans. 
Sans  guère  revenir  au  delà  des  idées  de  Boileau  et 
de  V Art  poétique  qu'il  cherche  seulement  à  rec- 
tifier, et  sans  prétendre  à  plus  qu'à  transférer  sur 
son  prince  poëte  l'éloge  décerné  à  Villon,  le  docte 
abbé  insiste  avec  justesse  sur  le  règne  de  Charles  V, 
et  sur  tout  ce  qu'il  a  produit  ;  il  fait  de  ce  roi  sag-ey 
c'est-à-dire  savant,  le  précurseur  de  François  I*'". 
L'époque  de  Charles  V,  en  effet,  après  les  longs 
désastres  qui  avaient  tout  compromis,  s'offrait 
comme  une  restauration,  même  littéraire,  une 
restauration  méditée  et  voulue.  En  bien  ressaisir 
le  caractère  et  l'effort,  c'était  remonter  avec  pré- 
cision et  s'asseoir  sur  une  des  terrasses  les  mieux 
établies  du  moyen  âge  déclinant.  Comme  première 
étape,  en  quelque  sorte,  dans  cette  exploration  ré- 
trospective, il  y  avait  là  un  résultat. 

Charles  d'Orléans  et  Froissart,  ces  deux  fleurs 
de  grâce  et  de  courtoisie,  appelaient  déjà  vers  les 
vieux  temps  l'imagination  et  le  sourire.  Hors  de 
l'Académie,  dans  l'érudition  plus  libre  et  dans  le 


370  POÉSIE     AU     XVI*'     SIÈCLE. 

public,  par  un  mouvement  parallèle,  le  même 
courant  d'études  et  le  même  retour  de  goût  se 
prononçaient.  La  première  tentative  en  faveur  des 
poètes  d'avant  Marot,  et  qui  les  remit  en  lumière, 
fut  le  joli  recueil  de  Coustelier  (1723),  dirigé  par 
La  Monnoie,  l'un  des  plus  empressés  rénovateurs. 
Les  éditions  de  Marot  par  Lenglet-Dufresnoy 
(173 1)  divulguaient  les  sources  où  l'on  pouvait 
retremper  les  rimes  faciles  et  les  envieillir.  La 
réaction  chevaleresque  à  proprement  parler  put 
dater  des  éditions  du  petit  Jehan  de  Saintré  (1724) 
et  de  Gérard  de  Nevers  (1725),  rendues  dans  le 
texte  original  par  Guellette':  Tressan  ne  fera  que 
suivre  et  hâter  la  mode  en  les  modernisant.  On 
voit  se  créer  dés-lors  toute  une  école  de  chevalerie 
et  de  poésie  moyen  âge,  de  trouvères  et  de  trou- 
badours plus  ou  moins  factices  ;  ils  pavoisent  la 
littérature  courante  par  la  quantité  de  leurs  cou- 
leurs. Tandis  qu'au  sein  de  l'Académie  les  purs 
érudits  continuaient  leur  lent  sillon,  ce  qui  s'en 
échappait  au  dehors  éveillait  les  imaginations  ra- 
pides. Le  savant  Lévesque  de  La  Ravalière  donnait, 
en  1742,  son  édition  des  Poésies  de  Thibaut  de 
Champagne,  roi  de  Navarre,  une  renommée  ro- 
manesque encore  et  faite  pour  séduire.  Sainte- 
Palaye  en  recueillant  ses  Mémoires  sur  la  Che- 
valerie, le  marquis  de  Paulmy  en  exécutant  sa 
Bibliothèque  des  Romans  et  plus  tard  ses  Mélanges 
tirés  d'une  grande  Bibliothèque^,  jetaient  comme 


I.  Il   y   fut  fort    aidé  par    Contant    d'Orville    et  par 
M.  Magnin,  de  Salins,  père  du  nôtre. 


CLOTILDE     DE     SURVILLE.  377 

un  pont  de  l'érudition  au  public:  Tressan,  en  maître 
de  cérémonies,  donnait  à  chacun  la  main  pour  y 
passer.  L'avocat  La  Combe  fournissait  le  Voca- 
bulaire. Qu'on  y  veuille  songer,  entre  Tressan  ra- 
jeunissant le  vieux  style,  et  Surville  envieillissant 
le  moderne,  il  n'y  a  qu'un  pas  :  ils  se  rejoignent. 
Ce  n'est  pas  tout,  et  l'on  serre  de  plus  près  la 
trace.  Par  l'entremise  de  ces  académiciens  ama- 
teurs auxquels  il  faut  adjoindre  Caylus,  il  s'établit 
dans  un  certain  public  une  notion  provisoire  sur 
le  moyen  âge,  et  un  lieu  commun  qu'on  se  mit  à 
orner.  Moncrif  arrange  son  Choix  d'anciennes 
chansons,  et  rime,  pour  son  compte,  ses  deux  cé- 
lèbres romances  dans  le  ton  du  bon  vieux  temps,  les 
constantes  Amours  d'Alix  et  d'Alexis,  et  les  In- 
fortunes inouïes  de  la  tant  belle  comtesse  de  Saulx. 
Saint-Marc  compose  pour  le  mariage  du  comte  de 
Provence  (1771)  son  opéra  d'Adèle  de  Ponthieu, 
dans  lequel  les  fêtes  de  la  chevalerie  remplacent 
pour  la  première  fois  les  ingrédients  de  la  magie 
mythologique  ;  c'est  un  Château  d'Otrante  à  la 
français*;  la  pièce  obtient  un  prodigieux  succès 
et  l'honneur  de  deux  musiques.  On  raffole  de  che- 
valiers courtois,  de  gentes  dames  et  de  donjons. 
Du  Belloy  évoque  Gabrielle  de  Yergy,  Sedaine 
(Grétry  aidant)  s'empare  du  fabliau  AWucazsin  et 
Nicolette.  Legrand  d'Aussy  s'empresse  de  rendre 
plus  accessibles  à  tous  lecteurs  les  Contes  pur 
gaulois  de  Barbazan.  Sautreau  de  Marsy  avait 
lancé,  en  1765,  son  Almanach  des  Muses  ;  plus 
tard,  avec  Imbert,  il  compile  les  Annales  poéti- 
ques, par  où  nos  anciens  échantillons  quelque  peu 
II.  48 


37^  POÉSIE     AU     XVl'     SIÈCLE. 

blanchis  s'en  vont  dans  toutes  les  mains.  Dans  le 
premier  de  ces  recueils,  c'est-à-dire  VAlmatiach, 
les  rondeaux,  triolets  et  fabliaux  à  la  moderne 
foisonnent  ;  le  jargon  puérilement  vieillot  gazouille  ; 
les  vers  pastiches  ne  manquent  pas  :  c'est  l'exact 
pendant  des  fausses  ruines  d'alors  dans  les  jardins. 
Dans  l'un  des  volumes  {176c),  sous  le  titre  de 
Chanson  rustique  de  Darinel^,  je  lis  par  excep- 
tion une  charmante  petite  pièce  gauloise  commu- 
niquée peut-être  par  Sainte-Palaye^.  Enfin  La 
Borde,  éditeur  des  Chansons  du  châtelain  de 
Coucy,  ne  ménage,  pour  reproduire  nos  vieilles 
romances  avec  musique,  ni  ses  loisirs  ni  sa  for- 
tune, et  il  ne  résiste  pas  non  plus  à  un  certain 
attrait  d'imitation.  On  arrive  ainsi  tout  droit 
à  la  romance  drôlette  du  page  dans  Figaro  :  Mon 
coursier  hors  d'haleine  ! 

Je  n'ai  point  parlé  encore  d'un  petit  roman  pas- 
tiche qui  parut  dans  ces  années  (1765),  et  qui  eut 
un  instant  de  vogue,  l'Histoire  amoureuse  de 
Pierre  Le  Long-  et  de  Blanche  Ba^u^  par  Sau- 
vigny.  Ce  littérateur  assez  médiocre,  mais   spiri- 


1.  Elle  est  de  Jacques  Gohorry  et  tirée  de  VAmadis 
de  Gaule,  dont  Gohorry  a  traduit  les  lo*,  ii*,  ij*  et 
146  Livres.  UAlmanach  des  Muses  a.  gâté  le  texte  en  le 
voulant  corriger. 

2.  M.  Paul  Lacroix,  à  qui  je  suis  redevable  de  plus 
d'une  indication  en  tout  ceci,  me  signale  encore  d'Ar- 
tiaud-Baculard  comme  un  des  auteurs  les  plus  probables 
de  vieux  vers  pastiches.  En  sujets  fidèles,  on  prêtait  sur- 
tout des  chansons  à  nos  rois. 


CLO  TILDE     DB     SURVILLl',.  379 

tuel,  d'abord  militaire,  et  qui  avait  servi  à  la 
cour  de  Lunéville,  où  il  avait  certainement  connu 
Tressan,  composa,  rédigea  dans  le  même  goût,  et 
d'après  quelque  manuscrit  peut-être,  cette  gra- 
cieuse nouvelle  un  peu  simplette,  où  d'assez  jolies 
chansonnettes  mi-vieiilies  et  mi-rajeunies  sont  en- 
tremêlées. Tout  cela  doit  suffire,  je  le  crois,  pour 
constater  l'espèce  d'engouement  et  de  fureur  qui, 
durant  plus  de  trente  ans,  et  jusqu'en  89,  s'at- 
tachait à  la  renaissance  de  notre  vieille  poésie  sous 
sa  forme  naïve  ou  chevaleresque  1.  Rien  ne  man- 
quait dans  l'air,  en  quelque  sorte,  pour  susciter 
ici  ou  là  un  Surville. 

Ce  que  tant  d'autres  essayaient  au  hasard,  sans 
suite,  sans  études,  il  le  fit,  lui,  avec  art,  avec  con- 
centration et  passion.  Ce  qui  n'était  qu'une  bou- 
tade, un  symptôme  de  chétive  littérature  qui  s'éver- 
tuait, il  le  fixa  dans  l'ordre  sévère.  La  source 
indiquée,  mais  vague,  s'éparpillait  en  mille  filets; 
il  en  resserra  le  jet,  et  y  dressa,  y  consacra 
sa  fontaine. 


I.  On  lit  dans  la  Russie  en  18^9  de  M.  de  Custine 
(tome  I,  lettre  3^),  la  romance  touchante  autant  que 
spirituelle  du  Rosier,  adressée  par  madame  de  Sabran  à 
sa  fille  qui  était  sous  les  verrous  en  93;  on  n'aurait  qu'à 
y  changer  l'orthographe  pour  avoir  une  pièce  de  Clo- 
tilile  : 

Est  bien  à  moi,  car  l'ai  fait  naître. 

Ce  beau  rosier,  plaisirs  trop  courts! 

Il  a  fallu  fuir  et  peut-être 

Plus  ne  le  verrai  de  mes  Jours,  Etc.,  etc. 


380  POÉSIE     AU     XV1'=     SIÈCLE. 

On  ne  sait  rien  de  sa  vie,  de  ses  études  et  de 
son  humeur,  sinon  que,  sorti  du  Vivarais,  il  entra 
au  service  daas  le  régiment  de  colonel-général, 
qu'il  fit  les  campagnes  de  Corse  et  d'Amérique, 
oîi  il  se  distingua  par  son  intrépidité,  et  qu'étant 
en  garnison  à  Strasbourg  il  eut  querelle  avec  un 
Anglais  sur  la  bravoure  des  deux  nations.  L'An- 
glais piqué,  mais  ne  pouvant  ou  ne  voulant  jeter 
le  gant  lui-même,  en  chargea  un  de  ses  compa- 
triotes qui  était  en  Allemagne  :  d'où  il  résulta 
entre  M.  de  Surville  et  ce  nouvel  adversaire  un 
cartel  et  une  rencontre  sur  la  frontière  du  duché 
des  Deux-Ponts.  Les  deux  champions  légèrement 
blessés  se  séparèrent.  M.  de  Surville,  on  le  voit, 
avant  de  chanter  la  chevalerie,  sut  la  pratiquer. 
A  partir  de  1782,  il  dut  employer  tous  ses  loisirs 
à  la  confection  de  sa  Clotilde,  dont  quelque  trou- 
vaille particulière  put,  si  on  le  veut  absolument, 
lui  suggérer  la  première  idée.  Sept  ou  huit  ans  lui 
suffirent.  M.  Du  Petit-Thouars,  qui  le  vit  à  Paris 
en  1790,  un  moment  avant  l'émigration,  assure 
avoir  eu  communication  du  manuscrit ,  et  l'avoir 
trouvé  complet  dès  lors  et  tel  qu'il  a  été  imprimé 
en  1803.  Si,  en  effet,  on  examine  la  nature  des 
principaux  sujets  traités  dans  ces  poésies,  et  si  on 
les  déshabille  de  leur  toilette  brillamment  surannée, 
on  ne  voit  rien  que  le  xviii*  siècle  à  cette  date,  à 
cette  veille  juste  de  Clotilde,  n'ait  pu  naturelle- 
ment inspirer,  et  qui  (forme  et  surface  à  part)  ne 
cadre  très-bien  avec  le  fond,  avecles genres  d'alen- 
tour. Énumérons  un  peu: 

Une  Héroide  à  son  époux  Bérenger;  Colardeau 


CtO  TILDE     DE     SURVILLE.  381 

en  avait  faiti.  De  plus  le  nom  d'Héloïse  revient 
souvent,  et  c'est  d'elle  que  Clotilde  aime  à  dater 
la  renaissance  des  muses  françaises. 

Des  Chants  d'Amour  pour  les  quatre  saisons; 
c'est  une  reprise,  une  variante  de  ces  poëmes  des 
Saisons  et  des  Mois  si  à  la  mode  depuis  Roucher 
et  Saint-Lambert. 

Une  ébauche  d'un  poëme  de  la  Nature  et  de 
l'Univers:  c'était  la  marotte  du  xviii*  siècle  depuis 
Buffon.  Le  Brun  et  Fontanes  l'ont  tenté;  André 
Chénier  faisait  Hermès. 

Un  poëme  de  la  Phélyppéide  ;  voyez  la  Pétrêide. 

Les  Trois  Plaids  d'or,  c'est-à-dire  les  Trois 
Manières  de  Voltaire;  une  autre  pièce  qui  rap- 
pelle les  Tu  et  les  Vous,  et  où  la  Philis  est 
simplement  retournée  en  Corydon  2,  —  Des  stances 
et  couplets  dans  les  motifs  de  Berquin. 


1.  Colardeau  et  bieu  d'autres.  J'ai  sous  les  yeux  un 
petit  recueil  en  dix  volumes,  intitulé  Collection  d'Hé- 
ro'idcs  et  de  pièces  fugitives  de  Dorât,  Colardeau,  Pezay, 
Blin  de  Sainmore,  Poinsinet,  etc.  (1771).  Je  note  exprès 
ces  dates  précises  et  cette  menue  statistique  littéraire 
qui  côtoie  les  années  d'adolescence  ou  de  jeunesse  de  Sur- 
ville. On  est  toujours  inspiré  d'abord  par  ses  contempo- 
rains immédiats,  par  le  poète  de  la  veille  ou  du  matin, 
même  quand  c'est  un  mauvais  poëte  et  qu'on  vaut 
mieux.  Il  faut  du  temps  avant  de  s'allier  aux  anciens. 

2.  Ici  la  réminiscence  est  manifeste  et  le  contre-calque 
flagrant.  Surville  a  été  obligé,  dans  son  roman-commen- 
taire, de  supposer  que  Voltaire  avait  connu  le  manus- 
crit. Ainsi,   une   pauvre    chanteresse   appelée   Rosalinde 


jîJa  POÉSIE     AU     XVI**     SIÈCLE. 

Et  ces  noms  pleins  d'à-propos  qui  reviennent 
parmi  les  parents  ou  parmi  les  trouvères  favoris  , 
Ver^y,  Richard  Cœur-de-Lion!  Il  y  a  telle  ébau- 
che grecque  d'André  Chénier  qui  me  paraît  avoir 


chante  devant  son  ancien  amant,  Corydon,  devenu  roi  de 
Crimée,  et  qui  n'a  pas  l'air  de  la  reconnaître  : 

Viens  çà,  l'ami!  N'attends  demain!... 
Ah!  pardon,  seigneur  !...  Je  m'égare  : 
Tant  comme  ici,  l'œil  ni  la  main 
N'ont  vu  ni  touché  rien  de  rare. 
Qu'un  baiser  doit  avoir  d'appas 
Cueilli  dans  ce  palais  superbe  !.,. 
Mais  il  ne  te  souvient  donc  pas 
De  ceux-là  que  prenions  sur  l'herbe  ? 

Ce  sont  les  derniers  vers  des   Tu  et  des  Vous  : 

Non,  madame,  tous  ces  tapis 
Qu'a  tissus  la  Savonnerie, 


Ces  riches  carcans,  ces  colliers, 
Et  celte  pompe  enchanteresse, 
Ne  valent  pas  un  des  baisers 
Que  tu  donnais  dans  ta  jeunesse. 

Mais,  chez  Voltaire,  le  ton  est  badin  ;  chez  Surville, 
pour  variante,  la  chanteresse  cha.nx.e  avec  pleurs.  "Ex.  dans 
les  Trois  Plaids  d'or,  tout  correspond  avec  les  Trois  Ma- 
nières, soit  à  l'inverse,  soit  directement,  et  jusque  dans 
le  moindre  détail.  Quand  l'un  des  conteurs,  Tylphis,  se 
met  à  raconter  son  aventure  en  vers  de  huit  syllabes  : 

S'approcha  leste  et  gai,  l'œil  vif  et  gracieux  ; 
Réjouit  tout  chacun  son  air  solacieux. 
Et,  dès  qu'eut  Lygdamon  son  affaire  déduite, 
Cy  conte  en  verseJels,  sans  ioiïr  ambitieux; 


CLOTILDE     DE     S  U  R  V  I  L  L  E.  383 

pu  naître  au  sortir  d'une  représentation  de  Nina 
ou  la  Folle  par  amour;  il  me  semble  entendre 
encore,  derrière  certains  noms  chers  à  Clotilde, 
l'écho  de  la  tragédie  de  Du  Belloy  ou  de  l'opéra  de 

on  a  un  contre-coup  ralenti  du  ton  de  Voltaire  : 


Les  Grecs  en  la  voyant  se  sentaient  égayés. 
Téone  souriant  conta  son  aventure 
En  vers  moins  allongés  et  d'une  autre  mesure, 
Qui  courent  avec  grâce  et  vont  à  quatre  pieds. 
Comme  en  fit  Hamillon,  comme  en  fait  la  nature. 

Et  surtout  quand  on  en  vient  au  troisième  amoureux  chez 
Surville,  à  la  troisième  amante  dans  Voltaire,  et  au 
vers  de  dix  syllabes  si  délicieusement  défini  par  celui-ci  f 

Apamis  raconta  ses  malheureux  amours 

En  mètres  qui  n'étalent  ni  trop  longs  ni  trop  courts  : 

Dix  syllabes,  par  vers  mollement  arrangées. 

Se  suivaient  avec  art  et  semblaient  négligées  ; 

Le  rhytbme  en  est  facile,  il  est  mélodieux  ; 

L'hexamètre  est  plus  beau,  mais  parfois  ennuyeux  ; 

on  a  de  l'autre  côté  cette  imitation  qui,  lue  en  son 
lieu,  paraît  jolie,  mais  qui,  en  regard  du  premier  jet, 
accuse  la  surcharge  ingénieuse  : 

Là,  contant  sans  détour,  ces  mètres  employa 
Par  qui  douce  Elégie  autrefois  larmoya. 
Et  qu'en  France  depuis,  sur  les  rives  du  Rhône, 
A  Puytendre  Apollo  pour  fustine  octroya. 

Géographie,  généalogie,  comme  on  sent  le  chemin  à  re- 
culons et  le  besoin  de  dépayser! 


384  POÉSIE     AU     XVl''      SIÈCLE. 

Sedaine*.  Clotilde,  à  bien  des  égards,  n'est  qu'un 
Blondel,  mais  qui  vise  au  ton  exact  el  à  la  vraie 
couleur. 

Et  Blondel  lui-même,  à  sa  manière,  y  visait; 
rien  ne  montre  mieux  combien  alors  ces  mêmes 
idées,  sous  diverses  formes,  occupaient  les  esprits 
distingués,  qu'un  passage  des  intéressants  Essais 
ou  Mémoires  de  Grétry.  Le  célèbre  musicien  ra- 
conte par  quelles  réflexions  il  fut  conduit  à  faire 
cet  air  passionné  de  Richard  :  Une  fièvre  brû- 
lante... dans  le  vieux  style:  «  Y  ai-je  réussi? 
dit-il.  Il  faut  le  croire,  puisque  cent  fois  on  m'a 
demandé  si  j'avais  trouvé  cet  air  dans  le  fabliau 
qui  a  procuré  le  sujet.  La  musique  de  Richard, 
ajoute-t-il,  sans  avoir  à  la  rigueur  le  coloris  an- 
cien à'Aucassin  et  Nicolette,  en  conserve  des  ré- 
miniscences.  L'ouverture  indique,  je  crois,  assez 


I.  Dans  le  Dialogue  d'Apollon  et  de  Clotilde  : 

Aionc,  par  celiui  je  commence 

Qui  fut  ensemble  ornement  de  la  France 
Et  son  flagel  (fléau)  ;  c'est  le  rot  d' Albion, 
Richard  qu'on  dit  prince  au  cœur  de  lion; 
Bouche  d'abeille,  à  non  moins  digne  litre 
Dut  s'appeler.  Comme  il  se  dit  d'un  philtre 
Qui  fait  courir  en  veines  feux  d'amour, 
Tels,  quand  lisez  le  royal  troubadour, 
Sentez  que  flue  es  son  ardente  plume 
A  flots  brûlans  le  feu  qui  le  consume... 

Je  crois  sentir  encore  plus  sûrement  que  Surville  a 
entendu  chanter  d'hier  soir  :  Une  fièvre  brûlante...  La 
première  représentation  est  d'octobre  1785. 


CLOTXLDE     DE     SURVILLE.  385 

bien,  que  l'action  n'est  pas  moderne.  Les  person- 
nages nobles  prennent  à  leur  tour  un  ton  moins 
suranné,  parce  que  les  mœurs  des  villes  n'arrivent 
que  plus  tard  dans  les  campagnes.  L'air  O  Richard! 
o  mon  roi!  est  dans  le  style  moderne,  parce  qu'il 
est  aisé  de  croire  que  le  poëte  Blondel  anticipait 
sur  son  siècle  par  le  goût  et  les  connaissances.  » 
Transposez  l'idée  de  la  musique  à  la  poJsie,  vous 
avez  Ciotilde. 

Je  reviens.  De  tous  ces  vieux  trouvères  récem- 
ment remis  en  honneur  par  l'érudition  ou  par  l'ima- 
gination du  xviii^  siècle,  Surville,  remarquez-le 
bien,  n'en  omet  aucun,  et  compose  ainsi  à  son 
aïeule  une  flatteuse  généalogie  poétique  tout  à 
souhait:  Richard  donc,  Lorris,  Thibaut,  Froissart, 
Charles  d'Orléans,  et  je  ne  sais  quelle  postérité  de 
dames  sous  la  bannière  d'Héloïse,  voilà  l'école 
directe.  De  plus,  dans  les  autres  trouvères  non 
remis  en  lumière  alors,  mais  dignes  de  l'être  et 
qu'on  a  retrouvés  depuis,  tels  que  Guillaume  de 
Machau  et  Eustache  Deschamps,  il  n'en  devine 
aucun.  Son  procédé,  de  tout  point,  se  circon- 
scrit. 

Surville,  lisant  les  observations  de  l'abbé  Sallier 
sur  les  poésies  de  Charles  d'Orléans,  a  dû  mé- 
diter ce  passage  :  «  Pour  ce  qu'il  y  auroit  à  re- 
prendre dans  la  versification  du  poëte,  il  suffira 
de  dire  que  la  plupart  de  ses  défauts  ne  tiennent 
qu'à  l'imperfection  du  goût  de  ces  premiers  temps: 
Vidée  des  beaux  vers  n'était  pas  encore  venue  à 
l'esprit,  et  elle  étoit  réservée  à  un  siècle  plus 
poli.  »  Mais  supposons  que  cette  idée  fût,  en 
II.  49 


3  86  POÉSIE     AU     XVl*^     SIÈCLE. 

effet,  venue  à  quelqu'un,  pansa  Surville.  Et  comme 
il  avait  lui-même  le  vif  sentiment  des  vers,  il  ne 
s'occupa  plus  que  du  moyen,  à  cette  distance,  de 
le  réaliser. 

Faisons,  se  dit-il  encore,  faisons  un  poëte  tout 
d'exception,  un  pendant  de  Charles  d'Orléans  en 
femme,  mais  un  pendant  accompli^. 

Une  fois  la  pensée  venue,  qui  l'empêcha  de  se 
lier  avec  quelqu'un  des  érudits  ou  des  amateurs 
en  vieux  langage,  sinon  avec  Sainte-Palaye,  mort 
en  1781,  du  moins  avec  son  utile  collaborateur 
Mouchet,  avec  La  Borde  ?  Il  avait  composé  des  pièces 
de  vers  dans  le  goût  de  son  temps  ;  il  essaya,  La 
Combe  ou  Borel  en  main,  d'en  envieillir  légère- 
ment quelqu'une,  et  il  en  fit  sans  doute  l'épreuve 
sur  l'an  ou  l'autre  de  ses  doctes  amis-.  Sûr  alors 


1.  Un  Charles  d'Orléans  femme,  ce  genre  de  substitution 
de  sexe  est  un  des  déguisements  les  plus  familiers  à  Sur- 
ville  dans  ses  emprunts  et  imitations.  Ainsi  quand  il 
imite  les  Tu  et  les  Vous,  on  a  vu  que  c'est  adressé  à  Co- 
rydon  et  non  plus  à  Philis  ;  ainsi,  quand  il  s'inspire  des 
Trois  Manières,  au  lieu  de  l'archonte  Eudamas  pour  pré- 
sident, il  institue  la  reine  Zulinde,  et  on  a,  par  contre, 
les  chanteurs  et  conteurs  Lj-gdamon,  Tylphis  et  Colamor, 
au  lieu  des  trois  belles,  Églé,  Téone  et  Apamis.  —  C'est 
un  peu  l'histoire  de  Desforges-Maillard  et  de  M^^e  Mal- 
crais  de  la  Vigne, — du  poëte  dont  il  est  question  dans  la 
Mètromanie  et  qui  mystifia  Voltaire  :  il  échoue  en  homme 
et  pour  son  compte  :  il  réussit  en  femme  et  en  muse, 
sous  la  cornette. 

2.  L'épreuve  ne  pouvait  être  que  relative,  et  elle  se 
marque  aux  connaissances  imparfaites  d'alors.   Des  per- 


CL  O  TILDE     DE    SUR  VILLE.  387 


de  sa  veine,  il  n'eut  plus  qu'à  la  pousser.  Il  com- 
bina, il  caressa  son  roman  ;  il  créa  son  aïeule, 
l'embellit  de  tous  les  dons,  l'éleva  et  la  dota 
comme  on  fait  d'une  enfant  chérie.  Il  finit  par 
croire  à  sa  statue  comme  Pygmalion  et  par  l'a- 
dorer. Que  ce  serait  mal  connaître  le  cœur  hu- 
main, et  même  d'un  poëte,  que  d'argumenter  de  ce 
qu'à  l'heure  de  sa  mort,  écrivant  à  sa  femme,  il 
lui  recommandait  encore  ces  poésies  comme  de 
son  aïeule,  et  sans  se  déceler  !  Il  n'aimait  donc  pas 
la  gloire?  Il  l'aimait  passionnément,  mais  sous 
cette  forme,  comme  un  père  aime  son  enfant  et 
s'y  confond.  Cette  aïeule  refaite  immortelle,  pour 
lui  gentilhomme  et  poïte,  c'était  encore  le  nom. 

Il  faut  le  louer  d'une  grande  sagacité  critique 
sur  un  point.  Il  comprit  que  cette  réforme,  cette 
restauration  littéraire  de  Charles  V,  avait  été  sur- 
tout pédantesque  de  caractère  et  de  conséquences, 
et  que  ce  n'était  ni  dans  maître  Alain  (malgré  le 
baiser  d'une  reine),  ni  dans  Christine  de  Pisan, 
qu'il  fallait  chercher  des  appuis  à  sa  muse  de 
choix.  Il  fut  homme  de  goût,  en  ce  qu'allant  au 
cœur   de  cet   âge,    il   déclara    ingénieusement    la 

sonnes  familières  avec  les  vieux  textes  noteraient  aujour- 
d'hui dans  Clolilde  les  erreurs  de  mots  dues  nécessaire- 
ment à  cette  manière  de  teinture.  Quand  La  Combe  ou 
Borel  se  trompent  dans  leurs  vocabulaires,  Surville  les 
suit.  Roquefort,  en  son  Glossaire,  remarque  que  le  mot 
votdie,  voisdie,  ne  signifie  pas  vue,  mais  pénélration,  pru- 
dence fine,  ruse.  Surville  lit  dans  Borel  que  voidte  signi- 
fie aussi  vue,  et  il  l'emploie  en  ce  sens  (fragment  III, 
vers  17). 


388  POÉSIE     AU     XVI*    SIÈCIE. 

guerre  aux  gloires  régnantes,  animant  ainsi  la  scène 
et  se  sauvant  surtout  de  l'ennui. 

Mais  M.  de  Surville  montre-t-il  du  goût  dans 
les  fragments  de  prose  qu'il  a  laissés  et  qu'on  cite  ? 
Vanderbourg  y  accuse  de  la  roideur,  de  l'em- 
phase. Cela  ne  prouverait  rien  nécessairement  con- 
tre ses  vers.  Surville  avait  l'étincelle:  quelque 
temps  il  ne  sut  qu'en  faire  ;  elle  aurait  pu  se  dis- 
siper ;  une  fois  qu'il  eut  trouvé  sa  forme,  elle  s'y 
logea  tout  entière.  Qu'on  ne  cherche  pas  l'abeille 
hors  de  sa  ruche,  elle  n'en  sortit  plus. 

Et  puis  il  ne  faut  rien  s'exagérer:  ce  qui  fait 
vivre  Clotilde,  ce  qui  la  fait  survivre  à  l'intérêt 
mystérieux  de  son  apparition,  ce  sont  quelques 
vers  touchants  et  passionnés,  ces  couplets  surtout 
de  la  mère  à  l'enfant.  Le  reste  doit  sa  grâce  à 
cette  manière  vieillie^  à  une  pure  surprise.  Tel 
vers,  telle  pensée  qu'on  eiit  remarquée  à  peine  en 
style  ordinaire,  frappe  et  sourit  sous  le  léger  dé- 
guisement. Tel  minois  qui,  en  dame  et  dans  la 
toilette  du  jour,  ne  se  distingue  pas  du  commun 
des  beautés,  redevient  piquant  en  villageoise.  Rien 
ne  rajeunit  les  idées  comme  de  vieillir  les  mots; 
car  vieillir  ici,  c'est  précisément  ramener  à  l'en- 
fance de  la  langue.  Comme  dans  un  joli  enfant,  on 
se  met  donc  à  noter  tous  les  mots  et  une  foule  de 
petits  traits  que,  hors  de  cet  âge,  on  ne  discerne- 
rait pas.  Quoi  !  se  peut-il  que  nos  pères  enfants 
en  aient  tant  su  ?  C'est  un  peu  encore  comme 
lorsqu'on  lit  dans  une  langue  étrangère  :  il  y  a  le 
plaisir  de  la  petite  reconnaissance;  on  est  tout 
flatté  de   comprendre,  on  est  tenté  de  goûter  les 


CLOTILDE     DE     SURVILLE.  389 

choses  plus  qu'elles  ne  valent,  et  de  leur  savoir 
gré  de  ressembler  à  ce  qu'on  sent.  Mais  ce  genre 
d'intérêt  n'a  que  le  premier  instant  et  s'use  aussi- 
tôt. Je  croirais  volontiers  qu'une  des  habiletés  du 
rédacteur  ou  de  l'éditeur  de  Clotilde  a  été  de 
perdre,  de  déclarer  perdus  les  trop  longs  morceaux, 
les  poèmes  épiques  ou  didactiques:  c'eiit  été  trop 
mortel.  Déjà  le  volume  renferme  des  pièces  un 
peu  prolongées;  cardans  Clotilde,  comme  presque 
partout  ailleurs  en  poésie  française,  ce  sont  les 
toutes  petites  choses  qui  restent  les  plus  jolies,  les 
rondeaux  à  la  Marot,  à  la  Froissart: 

Sont-ce  rondels.  faits  à  la  vieille  poste 

Du  beau  Froissart?  Contre  lui  nul  ne  joste^, 

Nejostera,  m'est  avis,  de  long-temps  ; 

Grâces,  esprit  et  fraîcheur  du  printems 

L'ont  accueilli  jusqu'à  sa  derraine  heure  ; 

Le  vieux    rondel    habite  sa   demeure 

A  n'en  sortir 

Est-il  donc  permis  de  le  confesser  tout  haut? 
en  général,  quand  on  fait  de  la  poésie  française, 
on  dirait  toujours  que  c'est  une  difficulté  vaincue. 
Il  semble  qu'on  marche  sur  des  charbons  ardents  ; 
il  n'est  pas  prudent  que  cela  dure,  ni  de  recom- 
mencer quand  on  a  réussi  :  trop  heureux  de  s'en 
être  bien  tiré  !  Lamartine  est  le  seul  de  nos  poètes 
(après  La  Fontaine),  le  seul  de  nos  contempo- 
rains, qui  m'ait  donné  l'idée  qu'on  y  soit  à  l'aise 
et  qu'on  s'y  joue  en  abondance. 

I.  Joute. 


390  POESIE     AU     XVI®     SIÈCLE. 

Pour  en  revenir  à  la  méthode  d'envieillissement 
et  au  premier  effet  qu'elle  produit,  Je  me  suis 
amusé  à  l'essayer  sur  une  toute  petite  pièce,  très- 
peu  digne  d'être  citée  dans  sa  forme  simple.  Je 
n'ai  fait  qu'y  changer  l'orthographe  à  la  Siirville, 
et  n'y  ai  remplacé  qu'une  couple  de  mots.  Eh 
bien,  par  ce  seul  changement  à  l'œil,  elle  a  déjà 
l'air  de  quelque  chose.  Si  on  supprimait  les  arti- 
cles, si  on  y  glissait  quelques  inversions,  deux  ou 
trois  vocables  bien  accentués,  quelques  rides  sou- 
riantes enfin,  elle  aurait  chance  d'être  remarquée. 
Il  faut  supposer  qu'une  femme,  Natalie  ou 
Clotilde,  —  oui,  Clotilde  elle-même,  si  l'on  veut, 
remercie  une  jeune  fille  peintre  pour  le  bienfait 
qu'elle  lui  doit.  Revenant  de  Florence  où  elle  a 
étudié  sous  les  maîtres  d'avant  Pérugin,  cette 
jeune  fille  aura  fait  un  ressemblant  et  gracieux 
portrait  de  Clotilde  à  ce  moment  où  les  femmes 
commencent  à  être  reconnaissantes  de  ce  qui  les 
fait  durer.  C'est  donc  Clotilde  qui  parle  : 

De  vos  doits  blancs,  effilés  et  légiers, 

Vous  avei  tracé  ynon  ymaige. 
Me  voylà  belle,  à  l'abry  des  dangiers 

Dont  chasque  hyvert  nous  endommaige! 

Por  ce  doulx  soing,  vos  pinceaulx,  vos  couleurs, 
Auroyent,  seul\,  esté  sans  puissance, 

Et  de  mes  traicis  n'auroyent  seu  les  meilleurs 
Sans  vostre  amour  et  sa  présence. 

Ain\  de  vostre  ame  à  mon  ame  en  secret 
ligne  lumière  s'est  meslée  : 


CLOTILDE      DE     SUR  VILLE.  39I 

Elle  a  senty  soubs  la  Jlour  qui  mouroit 
ligne  beaulté  plus   recelée. 

Vostre  doulx  cueur  de  jeune  fille  au  mien 
A  mieulx  leu  qu'au  mirouër  qui  passe  ; 

Vous  m'ave\  veue  au  bonheur  ancien 
Et  vi'ave\  paincte  soubs  sa  grâce. 

Vous  vous  di^ie^:  «  Ce  cueur  sensible  et  pront 

Esclayre  encore  sa  pronelle. 
Li  mal  fuyra  :  levons  ce  voyle  au  front  ; 

Metons-y  l'estoile  éternelle.  » 

Et  je  revys  ;  et  dans  mes  plus  biaulx  ans 

Je  me  recoignois,  non  la  seule  ; 
De  mes  en/ans,  quelque  jour,  les  en/ans 

Soubriront  à  leur  jeune  aïeule. 

O  jeune  fille,  en  qui  le  ciel  mit  l'art 

D'embellir  à  nos  fronts  le  resve, 
Que  le  bonheur  vous  doingt^  un  long  regard, 

Et  qu'ugne  estoile  aussy  se  lesve! 

Et  remarquez  que  je  n'y  ai  mis  absolument  que 
la  première  couche.  Mais,  je  le  répète,  dès  que  la 
poésie  se  présente  avec  quelque  adresse  sous  cet 
air  du  bon  vieux  temps,  on  lui  accorde  involon- 
tairement quelque  chose  de  ce  sentiment  composé 
qu'on  aurait  à  la  fois  pour  la  vieillesse  et  pour 
l'enfance;  on  est  doublement  indulgent. 

Dans  Clotilde  pourtant,  il  y  a  plus,  il  y  a  l'art, 

I.  Donne. 


392  POESIE      AU     XVl*^     SIECLE. 

la  forme  véritable,  non  pas  seulement  la  première 
couche,  mais  le  vernis  qui  fixe  et  retient:  ainsi  ces 
rondeaux  d'un  si  bon  tour,  ces  flèches  des  distiques 
très-vivement  maniées.  Le  style  possède  sa  façon 
propre,  son  nerf,  l'image  fréquente,  heureuse, 
presque  continue.  De  nombreux  passages  exposent 
une  poétique  concise  et  savante,  qui  me  rappelle 
le  poëme  de  l'Invention  d'André  Chénier  et  sa 
seconde  Epître  si  éloquemment  didactique.  Dans 
le  Dialogue  d'Apollon  et  de  Clotilde,  celle-ci,  ra- 
menée par  la  parole  du  dieu  aux  pures  sources  de 
l'Antiquité  classique  qui  ont  toujours  été,  à  elle, 
ses  secrètes  amours,  exhale  ainsi  son  transport  i  : 

Qu'est-ce  qu'entends?  donc  n'étais  sifallotte 

Quand  proscrivis  ces  atours  maigrelets, 

Et  qu'au  despris'^  de  la  tourbe  ostrogotte 

Des  revenans,  démons  et  farfadets, 

Dressai  mon  vol  aux  monts  de  Thessalie, 

Bords  de  Lesbos  et  plaines  d'Italie  ! 

Là  vous  connus,  Homère,  Anacréon, 

Cygne  en  Tibur,  doux  amant  de  Corinne! 

Là  m'enseigna  les  secrets  de  Cyprine 

Cette  Saplio  qui  brûla  pour  Phaon. 

Dès  ce  moment  m'écriai  dans  l'ivresse: 

«  Suis  toute  à  vous,  Dieux  charmans  de  la  Grèce! 


1.  Je  cite  en  ne  faisant  que  rajeunir  l'orthographe  ; 
c'est  une  opération  inverse  à  celle  de  tout  à  l'heure,  et 
qui  sufEt  pour  tout  rendre  clair. 

2.  En  dépit. 


CLOTILDE      DE     SURVILLE.  jpj 

O  du  génie  invincibles  appuis, 

Bandeaux  heureux  de  l'Amour  et  des  nuits, 

Chars  de  Vénus,  de  Phébé,  de  l'Aurore, 

Ailes  du  Temps  et  des  tyrans  des  airs, 

Trident  sacré  qui  soulèves  les  mers. 

Rien  plus  que  vous  mon  délire  n'implore !..,  » 

Et  Apollon,  lui  répondant,  la  tempère  toutefois 
et  l'avertit  du  danger  : 

Trop  ne  te  fie  à  d'étranges  secours  ; 
Ne  quiers  d'autrui  matière  à  tes  discours  ; 
Peur  guide  auras,  telle  soit  ta  peinture, 
Deux  livres  sœurs,  ton  cœur  et  la  nature! 

Or  que  dit  Cliénier  (Élégie  xvii®)  : 

Les  poètes  vantés 

Sans  cesse  avec  transport  lus,  relus,  médités; 
Les  dieux,  l'homme,  le  ciel,  la  nature  sacrée 
Sans  cesse  étudiée,  admirée,  adorée, 
Voilà  nos  maîtres  saints,  nos  guides  éclatants. 

La  poétique  est  la  même,  et  ne  diffère  que  par  la 
distance  des  temps  où  elle  est  transplantée.  Mais 
on  pourrait  soutenir  qu'il  y  a  bien  du  grec  fin 
à  travers  l'accent  gaulois  de  Surville,  de  même 
qu'il  se  retrouve  beaucoup  de  la  vieille  franchise 
française  et  de  l'énergie  du  xvi*'  siècle  sous  la 
physionomie  grecque  de  Chénier  :  ce  sont  deux 
frères   en  renaissance. 

On  sait   l'admirable   comparaison    que    celui-ci 
II.  <,o 


39-1-  POÉSIE     AU     XVI*     SIÈCLE. 


encore  fait  de  lui-même  et  de  son  œuvre  avec  le 
travail  du  fojiJeur  : 

De  mes  écrits  en  foule 

Je  prépare  longtemps  et  la  forme  et  le  moule  ; 
Puis  sur  tous  à  la  fois  je  fais  couler  l'airain: 
Rien  n'est  fait  aujourd'hui,  tout  sera  fait  demain. 

Clotilde,  dans  un  beau  fragment  d'épître,  rencon- 
trera quelque  image  analogue  pour  exprimer  le 
travail  de  refonte  auquel  il  faut  soumettre  les  vers 
mal  venus  : 

Se  veyons,  s'épurant,  la  cire  au  feu  mollir, 

si  nous  voyons  la  cire  s'épurer  par  la  chaleur, 
dit-elle,  les  rimes  au  contraire  ne  s'épurent,  ne  se 
fourbissent!  qu'à  froid.  Elle  a  commencé  par  citer 
agréablement  Calysto,  c'est-à-dire  l'ourse  qui  a 
besoin  de  lécher  longtemps  ses  petits, 

Ses  oursins^  de  tout  point,  naissants  disgraciés  ; 

elle  ajoute  : 

Point  d'ouvrage  parfait  n'éclot  du  plus  habile; 
Cuidei  qu'en  parle  à  fond  :  quand  loisir  m'est  donné. 
Reprends  de  mon  jeune  âge  un  fruit  abandonné  ; 


I.  Au  lieu  de  forhir,  Vanderbourg  a  \n, forcir,  qu'il  ne 
sait  comment  expliquer  ;  mais  je  croirais  presque  qu'il  a 
mal  lu  son  texte,  ce  qui  serait  piquant  et  prouverait 
qu'il  n'y  est  pour  rien. 


CLOTILDE     DE     SURVILLE.  39$ 


Le  revois,  le  polis  ;  s'est  gentil,   le  caresse  ; 
Ain^j  vois-je  qu'est  manqué,  la  jlamme  le  redresse. 

Mainte  page  ingénieuse  nous  offre  ainsi,  en  détail, 
du  Boileau  refait  et  du  Malherbe  anticipé.  On  re- 
connaît qu'on  a  affaire  à  l'homme  qui  est  surtout 
un  poëte  réfléchi,  et  qui  s'est  fait  sa  poétique 
avant  l'œuvre. 

Lorsque  l'élégant  volume  parut  en  1803  i,  avec 
son  noble  frontispice  d'un  gothique  fleuri  et  ses 
vignettes  de  trophées,  il  ne  se  présenta  point 
sous  ce  côté  critique  qu'aujourd'hui  nous  y  recher- 
chons. Il  séduisit  par  le  roman  même  de  l'aïeule, 
par  cette  absence  trop  vraie  de  l'éditeur  naturel 
qui  y  jetait  comme  une  tache  de  sang,  par  la 
grâce  neuve    de  cette  poésie  exhumée,  et   par    la 


I.  L'année  même  où  parurent  à  Grenoble  les  Poésies 
de  Charles  d'Orléans,  mais  qui,  bien  moins  heureuses 
que  Clotilde,  attendent  encore  un  éditeur  digne  d'elles. 
—  Elles  viennent  tout  d'un  coup  d'en  trouver  deux 
(1842).  —  La  Décade  philosophique  ("an  XII,  4*  trimestre, 
page  430),  en  rendant  compte  avec  éloge  des  Poésies  de 
Charles  d'Orléans,  disait  :  «  Elles  se  recommanderont 
d'elles-mêmes  à  l'homme  de  lettres,  à  l'archéologue, 
mais  elles  n'auront  point  le  suffrage  des  jeunes  gens  sans 
instruction  et  des  femmes  qui  ont  raffolé  des  Poésies  de 
Clotilde,  ouvrage  dont  la  supposition  est  manifeste  et 
pourrait  se  prouver  matériellement,  si  ceux  qui  sont 
dignes  d'avoir  une  opinion  en  pareil  sujet,  n'en  étaient 
déjà  parfaitement  convaincus.  »  A  ce  ton  sec  et  rogue, 
même  lorsqu'il  a  raison,  je  crois  reconnaître  feu  M.  Au- 
ger,  et  en  effet  c'est  bien  lui. 


)Ç6  POÉSIE    AU     XVI*     SIÈCLE. 

passion  portée  çà  et  là  dans  quelques  sentiments 
doux  et  purs.  Ces  regrets  d'abord  marqués  sur 
les  insultes  d'Albion,  sur  les  malheurs  et  les  in- 
fortunes des  Lys,  devinrent  un  à-propos  de  cir- 
constance, auquel  l'auteur  n'avait  guère  pu 
songer  si,  comme  on  l'assure,  son  manuscrit  était 
antérieur  à  l'émigration i.  Mais  toutes  les  femmes 
et  les  mères  surent  bientôt  et  chantèrent  les  Ver- 
selets  à  ??zo?î^re?7z/er-?2e  sur  la  musique  de  Berton  : 

O  cher  enfantelet.  vrai  pourtraict  de  ton  père. 
Dors  sur  le  sein  que  ta  bouche  a  pressé! 

Dors,  petiot:  clos,  ami,  sur  le  sein  de  ta  mère, 
Tien  doux  œillet  par  le  somme  oppressé  ! 

Ce  ne  sera  pas  faire  tort  à  cette  adorable  pièce  de 
rappeler  que  le  motif,  qu'on  a  rapproché  souvent 
de  celui  de  la  Danaë  de  Simonide,  paraît  em- 
prunté plus  immédiatement  à  deux  romances  de 
Berquin,  nées  en  effet  de  la  veille:  l'une  (1776) 
dont  le  refrain  est  bien  connu  : 


I,  Dans  le  scjour  pourtant  qu'il  fit  à  Lausanne  en 
1797,  et  pendant  lequel  il  préludait  à  sa  publication  par 
des  morceaux  insérés  dans  le  journal  de  madame  de  Po- 
lier,  M.  de  Surs-ille  put  retoucher  assez  la  première  pièce, 
VHêroïde  à  Bérenger,  pour  lui  donner  cet  air  de  prophétie 
finale  : 

Peuple  égaré,  quel  sera  ion  réveil^ 
Ne  m'entend,  se  complaît  à  s'ahreuver  de  larmes, 

Tise  les  feux  qui  le  vont  dévorants. 
Mieux  ne  vaudrait,  hélas!  repos  que  tant  d'alarmes, 
Et  roi  si  preux  que  cent  lâches  tyrans?... 


CtOTILDE     DE     SIIRVILLE.  397 

Dors,  mon  enfant,  clos   ta  paupière, 
Tes  cris  me  déchirent  le  cœur...; 

et  l'autre  {1777),  qui  n'est  plus  dans  la  bouche 
d'une  mère,  mais  dans  celle  du  poëtc  lui-même 
auprès  du  berceau  d'un  enfant  endormi  : 

Heureux  enfant,  que  je  t'envie 
Ton  innocence  et  ton  bonheur  ! 
Ah  !  garde  bien  toute  ta  vie 
La  paix  qui  règne  dans  ton  cœur. 

Que  7ie  peut  l'image  touchante 
Du  seul  âge  heureux  parmi  nous! 
Ce  jour  peut-être  oîi  je  le  chante 
De  mes  jours  est-il  le  plus  doux. . . 

Voilà  le  meilleur  du  Berquin;  on  y  retrouve  un 
accord  avec  cette  stance  de  Clotilde: 

Tretous  avons  été,  comme  ei  toi,  dans  cette  heure  ; 

Triste  raison  que  trop  tôt  n' adviendra  ! 
En  la  paix  dont  jouis,  s'est  possible,  ah  !  demeure! 

A  tes  beaux  jours  même  il  en  souviendra. 

Mais  l'art  et  la  supériorité  de  Surville  ne  m'ont 
jamais  mieux  paru  qu'en  comparant  de  près  la 
source  et  l'usage.  La  première  romance  de  Ber- 
quin a  pour  sujet  une  femme  abandonnée  par  son 
amant;  ce  qui  peut  être  pathétique,  mais  qui 
touche  au  banal  et  gâte  la  pureté  maternelle.  Chez 
Surville,  c'est  une  mère  heureuse.  Et  pour  le  dé- 
tail de  l'expression  et  la  nuance  des  pensées,  ici 


358 


POKSIE     AU     XV I*^     SIECLE. 


tout  est  neuf,  délicat,  distingué,  naturel  et  créé  à 
la  fois: 

Etend  ses  brasselets:  s'étend  sur  lui  le  somme; 

Se  dot  son  œil  ;  plus  ne  bouge...  il  s'e)idort,.. 
N'était  ce  teint  fleuri  des  couleurs  de  la  pomme^, 

Ne  le  dirie\  dans  les  bras  de  la  mort  ? 

Arrête,  cher  enfant!...  f  ai  frémi  tout  entière... 
Réveille-toi:  chasse  un  fatal  propos... 

Et  tout  ce  qui  suit.  Chez  l'autre,  on  va  au  roma- 
nesque commun,  à  la  sensiblerie  philanthropique 
du  jour.  En  pressant  Surviile  dans  ce  détail,  on 
est  tout  étonné,  à  l'art  qu'on  lui  reconnaît,  de 
trouver  en  lui  un  maître,  un  pocte  comme  Chénier, 
de  cette  école  des  habiles  studieux,  et,  à  un  cer- 
tain degré,  de  la  postérité  de  Virgile. 

Le  propre  de  cette  grande  école  seconde,  à  la- 
quelle notre  Racine  appartient,  et  dont  Virgile  est 
le  roi,  consiste  précisément  dans  une  originalité 
compatible  avec  une  imitation  composite.  On  ci- 
terait tel  couplet  des  Bucoliques  où  le  génie  éclec- 
tique de  Virgile  se  prend  ainsi  sur  le  faits,  pour 


1.  «  O  vous,  petits  Amours,  pareils  à  des  pommes 
rouges,  »  a  dit  Théocrite  dans  l'idylle  intitulée  Thaly- 
sies.  On  se  croit  dans  le  gaulois  naïf,  on  rencontre  le 
gracieux  antique  :  ces  jolies  veines  s'entrecroiseçt. 

2.  Dans  l'Églogue  VIII,  par  exemple,  au  couplet  : 
Talis  amor  Daphnim...,  pour  l'ensemble,  Virgile  s'in- 
spire de  la  génisse  de  Lusrèce  :  At  mater  virides  saltus ; 
de  Lucrèce  encore   pour  un   détail,  propter    aquce  rivum, 


CtOTItDE     DE     SURVILLE.  399 

ce  trait  si  enchanteur  de  Galatée,  on  pourrait  sou- 
tenir sans  rêverie  qu'il  s'est  ressouvenu  à  la  fois 
de  trois  endroits  de  Théocrite.  De  même  encore 
se  comporte-t-il  sans  cesse  à  l'égard  d'Homère. 
Ce  sont  des  croisements  sans  fin  de  réminiscences, 
des  greffes  doubles,  et  des  combinaisons  consom- 
mées ;  très  imbris  torti  radios.  J'en  demande  bien 
pardon  à  nos  Scaligers,  mais  le  procédé  ici  n'est 
pas  autre,  quoiqu'il  n'ait  lieu  que  de  Surville  à 
Berquin,  Simonide  en  tiers  est  dans  le  fond. 

Le  premier  succès  de  Clotilde  fut  grand,  la  dis- 
cussion animée,  et  il  en  resta  un  long  attrait  de  cu- 
riosité aux  esprits  poétiques  piqués  d'érudition. 
Charles  Nodier,  dont  la  riche  et  docte  fantaisie 
triomphe  en  arabesques  sur  ces  questions  dou- 
teuses, ne  pouvait  manquer  celle-ci,  contemporaine 
de  sa  jeunesse.  Dans  ses  Questions  de  Littérature 
légale,  publiées  pour  la  première  fois  en  1811,  il 
résumait  très-bien  le  débat,  et  en  dégageait  les  con- 
clusions toutes  négatives  à  la  prétendue  Clotilde, 
toutes  en  faveur  de  la  paternité  réelle  de  M.  de 
Surville.  Après  quelques-uns  des  aperçus  que  nous 
avons  tâché  à  notre  tour  de  développer  :  «  Com- 
ment expliquer,  ajoutait-il,  dans  ce  poëme  de  la 
Nature  et  de  l'Univers  que  Clotilde  avait,  dit-on, 
commencé  à  dix-sept  ans,  la  citation  de  Lucrèce, 


et  de  Varius  pour  un  autre.  Il  compose  de  tous  ces  em- 
prunts, et  dans  le  sentiment  qui  lui  est  propre,  un  petit 
tableau  original  : 

Tous  ces  métaux  unis  dont  j'ai  formé  le  mien! 


^OO  POESIE     AU     XV  l"     SIÈCLE. 

dont  les  œuvres  n'étaient  pas  encore  découvertes 
par  le  Pogge  et  ne  pénétrèrent  probablement  en 
France  qu'après  être  sorties,  vers  1473,  des  presses 
de  Thomas  Ferrand  de  Bresse  ?  Comment  com- 
prendre qu'elle  ait  pu  parler  à  cette  époque  des 
sept  satellites  de  Saturne,  dont  le  premier  fut  ob- 
servé pour  la  première  fois  par  Huyghens  en  i(3ss, 
et  le  dernier  par  Herschell  en  1789 1?  »  M,  de 
Roujoux,  dans  son  Essai  sur  les  Révolutions  des 
Sciences,  publié  vers  le  même  temps  que  les 
Questions  de  Charles  Nodier,  avait  déjà  produit 
quelques-unes  de  ces  raisons,  et  elles  avaient  d'au- 
tant plus  de  signification  sous  sa  plume  qu'il  se 
trouvait  alors  avoir  entre  les  mains,  par  une  ren- 
contre singulière,  un  nouveau  manuscrit  inédit  de 
M.  de  Survilie.  Si  ingénieux  que  soit  le  second 
volume  attribué  à  Clotilde  encore  et  publié  en 
1S26  par  les  deux  amis,  je  ne  puis  consentir  à  y 
reconnaître  cet  ancien  manuscrit  pur  et  simple;  j'ai 
un  certain  regret  que  les  deux  éditeurs,  entrant 
ici  avec  trop  d'esprit  et  de  verve  dans  le  jeu  poé- 
tique de  leur  rôle,  n'aient  plus  voulu  se  donner 
pour  point  de  départ  cette  opinion  critique  de 
1811,  qu'ils  ont,  du  reste,  partout  ailleurs  sou- 
tenue depuis. 

Il  n'y  avait  déjà  que  trop  de  jeu  dans   la  pre- 


I.        Ton  vaste  Jupiter,  et  ton  loinlain  Saturne, 

Dont  sept  globules  nains  traînent  le  char  nocturne. 

Ces  vers  toutefois  ne  se  trouvent  que  dans  le  volume  de 
Clotilde  publié  en  1826. 


CLOTIIDE     DE     SURVILLE.  4.OI 

mière  Clotilde,  et  de  telles  surprises  ne  se  pro- 
longent pas.  Les  Verselets  à  mon  premier-né 
seront  lus  toujours  ;  le  reste  ensemble  ne  suffirait 
pas  contre  l'oubli.  Quant  à  l'auteur  qui  a  réussi 
trop  bien,  en  un  sens,  et  qui  s'est  fait  oublier 
dans  sa  fiction  gracieuse,  un  nuage  a  continue  de 
le  couvrir,  lui  et  sa  catastrophe  funeste.  Emigré 
en  91,  il  fit,  dans  l'armée  des  princes,  les  pre- 
mières campagnes  de  la  Révolution.  Rentré  en 
France,  vers  octobre  1798,  avec  une  mission  de 
Louis  XVIII,  il  fut  arrêté,  les  uns  disent  à  La 
Flèche,  d'autres  à  Montpellier  (tant  l'incertitude 
est  grande!),  mais  d'après  ce  qui  paraît  plus  po- 
sitif, dans  le  département  de  la  Haute-Loire,  et 
on  le  traduisit  devant  une  commission  militaire 
au  Puy.  Il  tenta  d'abord  de  déguiser  son  nom  ; 
puis,  se  voyant  reconnu,  il  s'avoua  hautement 
commissaire  du  roi,  et  marcha  à  la  mort  la  tête 
haute.  L'arrêt  du  tribunal  (ironie  sanglante!) 
portait  au  considérant  :  condamné  pour  vols  de  di- 
ligence. André  Chénier  à  l'échafaud  fut  plus  heu- 
reux. 

Ni  l'un  ni  l'autre  n'ont  vu  sortir  du  tombeau 
leurs  œuvres.  L'un  se  frappait  le  front  en  parlant 
au  ciel  ;  l'autre,  d'un  geste,  désignait  de  loin  à  sa 
veuve  la  cassette  sacrée. 

Surville  n'a  pas  eu  et  ne  pouvait  avoir  d'école- 
On  se  plaira  pourtant  à  noter,  dans  la  lignée 
de  renaissance  que  nous  avons  vu  se  dérouler 
depuis,  deux  noms  qui  ne  sont  pas  sans 
quelque  éclair  de  parenté  avec  le  sien:  mademoi- 
selle de  Fauveau  (si  chevaleresque  aussi)  pour  la 
II.  51 


402  POÉSIE    AU     XVI*      SIÈCLE, 

reproduction  fleurie  de  la  sculpture  de  ces  vieux 
âges,  et  dans  des  rangs  tout  opposés,  pour  la  prose 
habilement  refaite,  Paul-Louis  Courier. 

Novembre  184t. 


Au  mois  d'avril  1842,  j'eus  l'honneur  de  recevoir  de 
M.  Lavialle  de  Masmorel,  président  du  tribunal  civil  de 
Brives  et  ancien  député  de  la  Corrèze,  une  lettre  dont 
l'extrait,  si  flatteur  qu'il  soit,  ne  m'intéresse  pas  seul  : 
«  Monsieur,  en  parcourant  la  Revue  des  Deux  Mondes..., 
je  lis  avec  plaisir  un  article  de  vous  sur  les  poésies  de 
Clotilde  de  Surville.  Vous  avez  rencontré  parfaitement 
juste  lorsque  vous  avez  attribué  ces  poésies  au  marquis 
de  Surville.  Ce  fait  est  pour  moi  de  la  plus  grande  certi- 
tude ;  car  il  m'a  été  certifié  par  mon  père,  qui,  ayant  été 
le  compagnon  d'infortune  du  malheureux  Surville  çt  son 
ami  intime,  avait  fini  par  lui  arracher  l'aveu  qu'il  était 
réellement  l'auteur  des  prétendues  œuvres  de  son  aïeule... 
Vous  pouvez  compter  entièrement  sur  la  certitude  de 
mes  renseignements,  et  j'ai  pensé  qu'il  vous  serait 
agréable  de  les  recueillir.  » 


■<ô> 


W^ 


^J^ 


PREFACE 

DES     OEUVRES     CHOISIES 

DE    PIERRE    DE    RONSARD 

Avec  Notices,  Notes  et  Commentaires,  publiées 

par 

C.-A.   Sainte-Beuve,  en  1828  *. 


Hahent  sua  fat  a  libeîli. 

N  n'a  fait  jusqu'ici  que  des  choix 
fort  incomplets  et  fort  maladroits 
de  Ronsard.  Il  convenait  pourtant  de 
mettre  le  public  à  même  de  juger  de 
cette  grande  renommée  déchue,  et  d'en 
finir,  une  fois  pour  toutes,  avce  une  question  littéraire 
qui  jette  tant  d'incertitudes  sur  ie  berceau  de  notre 
poésie  classique.  J'ose  espérer  que  le  choix  qu'on 
va  lire  sera  définitif  :  s'il  ne  trouve  point  grâce  et 


I.  Un  vol.  iii-8<*  faisant  suite  au  Tableau  historique  et 
critique  de  la  Poésie  française  et  du  Théâtre  français  au 
xvi^  siècle.  —  Eu  recueillant  aujourd'hui  cette  Préface  et 
quelques  commentaires  de  l'ouvrage,  nous  mettons  à  pro- 
fit les  bons  conseils  d'un  admirateur  littéraire  de  Sainte- 
Beuve,  M.  Saulnier,  président  du  tribunal  civil  à  Dieppe. 

J.  T. 


4O4.  POESIE     AU     XV!*^     SIECLE. 

faveur,  Ronsard  aura  encore  une  fois  perdu  son 
procès,  et    j'aurai  été  la    dupe  d'une  illusion  de 
jeune  homme.  C'est  toutefois  avec  confiance  que  je 
me  présente,  les  pièces  en  main.  Dans  les  commen- 
taires qui  sont  joints  au  texte,  j'ai  fait  usage,  pour 
toute  la  partie  érudite,  des  anciens  commentaires  de 
Muret,  Belleau,  Richelet,  Garnier,  Marcassus.  Ces 
excellents  hommes  seraient  heureux,  j'en  suis  sûr, 
de  savoir  que  ce  larcin  peut  être  bon  en  quelque 
chose  à  leur  cher  et  grand  Ronsard.  J'ai  de  plus 
essayé  de  motiver  mes  éloges  et  mon  admiration, 
toutes  les  fois  surtout  qu'il  aurait  pu  y  avoir  diffé- 
rence dans  la  manière  de  juger;  et  j'ai  par  consé- 
quent été  amené  à  toucher  en  passant  les  points 
essentiels  de  l'art.  Pour  qui  se  donnera  la  peine  de 
rapprocher  les  doctrines  éparses  dans  ce  commen- 
taire et  dans    mon    Tableau    de    la    Poésie    au 
XVI*  siècle,  il  en  sortira  toute  une  poétique  nou- 
velle, dont  je  suis  loin  d'ailleurs  de  me  prétendre 
inventeur.  Quoique  cette    poétique    française    se 
montre  ici  pour  la  première  fois  en  plusieurs  de 
ses  articles,  quoique   aucun  critique   n'ait  encore 
envisagé    de    cette  manière    la   versification  et  le 
rhythme  en  particulier,  je  me  hâte  de  faire  hon- 
neur de  ces  idées  neuves  aux  poètes  de  la  nouvelle 
école  que  j'ai  eu  souvent  occasion  de  citer.  Sans 
doute,  en  ce  siècle  de  haute  philosophie,  de  lumi- 
neuse érudition  et  de  grave  politique,  beaucoup  de 
ces    fines   remarques,     de    ces    confidences    tech- 
niques à  propos    d'une    chanson   ou  d'un  sonnet, 
pourront  d'abord  sembler  futiles  et  ridicules.  Sans 
me  dissimuler  le   péril,  je   l'ai    bravé,  siir  après 


PRÉFACE     DE     LA     FRANCIADE.  4.0$ 

tout  d'obtenir  grâce  auprès  du  bon   sens   de  l'é- 
poque^  si  je  n'ai  été  ni  faux  ni  commun. 


PRÉFACE     DE      ((    LA     FRANCIADeI    )), 

Ce  serait  ici  le  lieu  de  donner  des  extraits  du 
célèbre  poëme  de  la  Franciade,  s'il  valait  la  peine 
qu'on  s'y  arrêttât.  Ronsard  l'entreprit  encore  jeune^ 
sous  le  règne  de  Henri  II,  afin  qu'on  ne  piàt  re- 
procher à  la  France  de  manquer  d'un  poëme 
épique.  Charles  IX  le  soutint  vivement  dans  cette 
résolution;  mais  après  la  mort  de  ce  prince, 
comme  l'état  des  finances  ne  permettait  plus  les 
gratifications,  le  poëme  en  souffrit  beaucoup  et 
demeura  inachevé.  Il  devait  avoir  vingt-quatre 
chants,  comme  l'Iliade,  et  tel  qu'il  nous  reste,  il 
n'en  a  que  quatre.  Ronsard  n'eut  jamais  le  cou- 
rage d'aller  au  delà,  et,  quand  on  en  a  essayé  la 
lecture,  on  conçoit  aisément  son  dégoût.  C'est 
une  suite  mal  tissue,  une  mosaïque  laborieuse  de 
tous  les  lieux  communs  épiques  de  l'Antiquité. 
François  ou  Francion,  fils  d'Hector  et  d'Andro- 
maque,  a  échappé  au  sac  de  Troie  par  la  protec- 
tion de  Jupiter,  et  a  été  élevé  à  Buthrote,  en 
Epire,  près  de  sa  mère  et  sous  la  surveillance  de 
son  oncle  Hélenin.  Son  éducation  terminée,  Jupi- 

I.  Page  180  et  suiv.  du  même  volume  :  Œuvres  choi- 
sies de  Ronsard  (1828). 


4-0(5  POÉSIE     AU     XV I^     SIÈCLE. 

ter  envoie  Mercure  annoncer  aux  parents  les 
hautes  destinées  du  jeune  héros,  qui  ne  tarde  pas 
à  s'embarquer  avec  une  belle  armée  de  Troyens. 
Mais  l'éternelle  colère  de  Junon  et  de  Neptune 
soulève  les  flots,  et  Francion,  ayant  perdu  tous  ses 
vaisseaux,  échoue  en  Crète,  où  il  est  courtoise- 
ment reçu  par  le  roi  Dicée.  Ce  Dicée  a  un  fils 
Orée,  qui  vient  de  tomber  aux  mains  du  géant 
Phovère,  et  que  Francion  délivre.  Il  a  aussi  deux 
filles,  Clymène  et  Hyante,  qui  deviennent  l'une  et 
l'autre  amoureuses  du  noble  étranger.  Hyante  est 
préférée,  et  sa  sœur,  de  désespoir,  se  jette  à  la 
mer,  où  elle  se  change  en  déesse  marine.  Au  reste, 
ce  n'est  guère  par  amour  que  Francus  a 
donné  la  préférence  à  Hyante;  mais  Cybèle 
transformée  en  Turnien,  compagnon  de  Francus, 
lui  a  conseillé  de  s'attacher  à  cette  jeune  prin- 
cesse, qui  connaît  les  augures  et  pourra  lui  révé- 
ler l'avenir  de  sa  race.  Au  quatrième  livre,  en 
effet,  Hyante  consent  à  évoquer  les  ombres  infer- 
nales; elle  prophétise  à  Francus  son  voyage  en 
Gaule,  la  fondation  du  royaume  très-chrétien,  et 
trace  en  détail  le  résumé  historique  du  règne  des 
Mérovingiens  et  Carlovingiens.  C'est  là  que  s'ar- 
rête ce  poëme  peu  regrettable.  Les  envieux  de 
Ronsard  firent  des  épigrammes  contre  lui  et  le 
raillèrent  de  tant  de  promesses  fastueuses  qui  n'a- 
vaient abouti  à  rien.  Ses  amis  le  vengèrent  en 
louant  outre  mesure  ces  quatre  premiers  livres  si 
froids  et  si  ennuyeux.  Chose  assez  remarquable! 
ils  sont  écrits  en  vers  de  dix  syllabes,  et  non  pas 
en  alexandrins.  Ronsard  va  même  dans  sa  préface 


1 


PREFACE     DE     lA     FRANCIADE.  4.O7 

jusqu'à  refuser  aux  alexandrins  le  caractère 
héroïque  qu'il  leur  avait  autrefois  attribué. 
«  Depuis  ce  tems,  dit-il,  j'ay  veu,  cogneu  et  pra- 
tiqué par  longue  expérience  que  je  m'estois abusé; 
car  ils  sentent  trop  la  prose  très-facile  et  sont  trop 
énervés  et  flasques,  si  ce  n'est  pour  les  traduc- 
tions, auxquelles,  à  cause  de  leur  longueur,  ils 
servent  de  beaucoup  pour  interpréter  les  sens  de 
l'autheur  qu'on  entreprend.  Au  reste,  ils  ont  trop 
de  caquet,  s'ils  ne  sont  bastis  delà  main  d'un  bon 
artisan  qui  les  face,  autant  qu'il  luy  sera  possible, 
hausser,  comme  les  peintures  relevées,  et  quasi 
séparer  du  langage  commun,  les  ornant  et  les  en- 
richissant de  figures,  etc.,  etc.  »  11  y  a  dans  tout 
ceci  une  singulière  confusion,  et  cette  querelle 
suscitée  à  l'alexandrin  témoigne  chez  Ronsard 
plus  de  bonne  foi  que  de  saine  critique.  Il  lui 
convenait  moins  qu'à  personne  de  médire  de 
l'alexandrin,  qu'il  avait  tiré  de  l'oubli  et  dont  il 
faisait  d'ordinaire  un  usage  si  bien  entendu.  Quand 
ce  vers  se  serait  par  instant  rapproché  de  la 
prose,  le  malheur  n'était  pas  grand,  et  il  fallait 
plutôt  y  voir  un  avantage.  Certes,  s'il  n'avait  eu 
que  ce  défaut,  il  n'aurait  pas  mérité  la  guerre  pi- 
quante que  lui  ont  déclarée  de  spirituels  écrivains 
de  nos  jours^,  M.  de  Stendhal  dans  ses  divers  ou- 
vrages, et  M.  Prosper  Duvergier  (de  Hauranne) 
dans  le  Globe.  Sur  cet  alexandrin  officiel  et  solen- 
nel, sur  cette  espèce  de  perruque  à  la  Louis  XIV, 
symétriquement  partagée  en  deux  moitiés  égales, 
toute  plaisanterie  est  légitime,  et  nous  sommes  le 
premier  à  y  applaudir.    Mais  l'autre  alexandrin. 


4.08  POÉSIE     AU     XVl'^     SIÈCLE. 

celui  de  Ronsardj  de  Baïf  et  de  Régnier,  celui  des 
Victor  Hugo,  des  Lebrun,  des  Barthélémy  et  Méry, 
celui-là  nous  semble  un  instrument  puissant  et 
souple,  élastique  et  résistant,  un  ressort  en  un  mot 
qui,  tout  en  cédant  à  la  pensée,  la  condense  et 
l'enserre.  A  moins  d'en  vouloir  mortellement  au 
vers,  on  doit  être  satisfait  d'une  forme  si  heu- 
reuse. Cette  petite  digression  nous  a  un  peu  éloi- 
gné de  Ronsard  et  de  sa  Franciade.  Nous  n'en 
extrairons  aucun  morceau  ;  nous  nous  bornerons 
à  citer  plusieurs  passages  curieux  de  sa  préface, 
qui  donneront  une  idée  indirecte,  mais  suffisante, 
de  l'œuvre  :  car  ici  l'œuvre  a  été  rigoureusement 
déduite  des  principes  de  la  préface. 


Cette  Préface  de  Ronsard*  est  caractéristique; 
elle  peint  au  naturel  l'homme  et  l'époque,  et  nous 
apprend  beaucoup  plus  sur  ce  sujet  que  ne  feraient 
de  longues  dissertations.  Et  d'abord,  comment 
s'empêcher  de  sourire  en  entendant  le  poëte  détail- 
ler point  à  point  l'infaillible  recette  d'un  poëme 
épique?  Ici,  c"est  un  coucher  de  soleil  qu'il  faut; 
là,  c'est  une  aurore.  Veut-on  prophétiser  l'avenir, 
on  a  la  ressource  d'un  songe,  ou  celle  d'un  bou- 
clier divin.  Ce   guerrier  était  vêtu   d'une  peau  de 


I.  Après  avoir  cité  plusieurs  passages  de  la  Préface 
de  la  Franciade,  Sainte-Beuve  ajoute  les  observations 
suivantes  (page  202  de  son  Choix  de  Ronsard"), 


PRE  f  ACE     DE     LA     FKANCIADE.  ^Op 

lion;  cet  autre  aura  une   peau  d'ours,   ou  de  re- 
change, une  peau  de  panthère.  Pour  la  généalogie 
d'un  dieu  ou  d'un  héros,  voyez  Hésiode;  pour  les 
propriétés  médicinales  ou  magiques  d'une  plante, 
voyez  Nicandre  ou   Coluinelle.    Quand    un  esca- 
dron est   en  marche,   règle   générale   :    décrire  le 
battement   de  pieds  des  chevaux,   et    si  le  soleil 
luit,  la  réverbération  des   armes.  A   la  bataille, 
subordonner  les  coups  d'épée  à  l'anatomie;  frap- 
per son  homme  au  cœur,  au  cerveau,  à  la  gorge, 
si  l'on   veut  l'expédier,   aux  membres   seulement 
s'il    doit   en    revenir.  En  un    mot,    dans  ce  petit 
traité  du  poëme  épique,  bien  digne  de  faire  envie 
au  père  le  Bossu,  rien  n'est  omis,  pas  même  l'épi- 
taphe  du  mort,  qui  doit  se  rédiger  en  une  demi- 
ligne,   ou    îine   ligne   au  plus,   sans  ot^blier  les 
principaux  outils  de  son  métier.  Qu'on  juge  par 
là  de  la  Franciade,  et   l'on  en  prendra  une   idée 
juste.  Un  tel  début  dans  la  carrière  épique  était 
d'un  fâcheux  augure,  et  l'augure  s'est  complète- 
ment réalisé.  Tous  nos  poëmes  épiques,  depuis  la 
Franciade  jusqu'à  la   Henriade  inclusivement,  et 
en  passant  par  les  Alaric,  les  Pucelle,  les  Moïse, 
les  saint  Louis,   ont  cela  de  commun  entre  eux, 
qu'ils  sont  faux,  froids  et   ennuyeux  à  la  mort  ; 
c'est  toujours  une  tâche    imposée,  une  œuvre  de 
commande;  toujours  on  a  dit  au  poëte,  ou  il  s'est 
dit  à  lui-même  :  Il  est  temps  d'enrichir  la  France 
d'une  épopée  ;   et  là-dessus  il  s'est   mis  à   la  be- 
sogne, rencontrant  parfois  de  beaux  vers,  comme 
on  en  cite  quelques-uns  dans  la  Henriade,  comme 
on  en  trouverait  à  la  rigueur  dans  la  Franciade, 
II.  52 


4lO  POESIE     AU     XVI*=    SIÈCLE. 

comme  il  est  impossible  au  poëte  de  n'en  pas  ren- 
contrer à  la  longue.  Mais  qu'est-ce  que  cela 
prouve?  et  quelle  triste  compensation  que  ce  qu'on 
est  convenu  d'appeler  de  beaux  vers  pour  de 
mauvais  poëmes? 

La  préface  de  Ronsard  est  curieuse  encoie  à 
d'autres  égards.  On  y  voit  dans  quel  sens  il  enten- 
dait l'innovation  et  la  rénovation  des  mots,  et 
comme  il  était  plus  Gaulois  et  moins  Grec  qu'on 
l'a  voulu  dire.  On  y  lit  une  désapprobation  for- 
melle, une  raillerie  amère  de  ces  robins  de  cour, 
tout  entichés  d'italianisme,  et  dont  Henri  Estienne 
s'est  tant  moqué.  Ce  qui  frappe  enfin  dans  cette 
prose  de  Ronsard,  c'est  la  verve  et  l'éclat  du 
style.  Je  rappellerai  surtout  le  beau  passage  où  il 
s'attache  à  distinguer  le  poëte  du  versificateur. 
Quant  à  la  péroraison  même,  à  cette  éloquente 
invective  contre  les  latineurs  et  grécaniseurs,  à 
ces  élans  d'une  noble  et  tendre  affection  pour  la 
langue  maternelle,  rien  n'est  mieux  pensé  ni  mieux 
dit  dans  V Illustration  de  Joachim  du  Bellay;  et 
quand  on  considère  que  de  telles  pages  ont  été 
écrites  avant  le  livre  des  Essais,  on  se  sent  plus 
vivement  disposé  encore  à  en  estimer,  à  en  aimer 
les  auteurs,  et  à  les  venger  enfin  d'un  ^injurieux 
oubli. 


LE  BOCAGE  ROYAL.  4II 


LE  BOCAGE  ROYALE. 

Sous  ce  titre  qui  répond  à  celui  de  Sylvœ,  donné 
par  Staceà  un  recueil  de  divers  poëmes,  Ronsard 
a  réuni  un  certain  nombre  d'Epîtres  adressées  aux 
rois  Charles  IX,  Henri  III,  aux  reines  Catherine 
de  Médicis,  Elisabeth  d'Angleterre,  etc.  La 
louange  n'y  est  pas  ménagée,  et  elle  a  pour  objet 
le  plus  ordinaire  d'obtenir  au  poëte  quelque  faveur 
ou  récompense.  Dans  nos  idées  actuelles  de  di- 
gnité morale,  et  surtout  quand  on  réfléchit  à 
quels  odieux  personnages  était  vouée  une  si  humble 
adulation,  on  a  peine  d'abord  à  ne  pas  s'indi- 
gner. Pourtant,  à  une  seconde  lecture,  on  découvre 
parmi  ces  flatteries  d'étiquette  plus  d'un  sage 
conseil,  plus  d'une  leçon  courageuse,  et  le  poëte 
est  pardonné.  Ce  que  veut  et  réclame  avant  tout 
Ronsard,  c'est  la  paix,  l'union  dans  le  royaume, 
et  à  la  cour  un  loisir  studieux  et  la  protection 
des  Muses. 


I.  Page  205  du  Choix  de  Ronsard.  —  Nous  bornons  là 
nos  extraits  de  ce  volume.  J.  T. 


POESIE     AU     XVI*^     SIECLE. 


PROJETS    D'ARTICLES 

DESTINÉS     A     COMPLÉTER 

le  Tableau  de  la  Poésie  française  au  xvi^  siècleK 

Je  voudrais  encore  compléter  cet  ouvrage  et  y 
ajouter  (indépendamment  de  l'article  sur  les  Gro- 
tesques^ de  Théophile  Gautier  {Revue  de  Paris), 
et  de  la  note  sur  la  Bibliothèque  poétique  de 
M.  Viollet-Le-Duc  {Revue  des  Deux  Mondes^),  y 
ajouter,  dis-je  : 

Un  article  détaillé  sur  Vauquelin  de  la  Fres- 
naye; 

Un  autre  sur  Olivier  de  Magny  ; 

Un,  peut-être,  sur  Tahureau  ; 

Et  aussi  une  petite  dissertation  sur  la  Satire 
Ménippée.  (Ce  que  j'avais  d'essentiel  à  dire  sur  la 
Satire  Ménippée,  je  l'ai  inséré  dans  l'article  sur 
Charles  Labitte*.) 

Je  viens  de  faire  (dans  la  Revue  des  Deux 
Mondes,  15    mars     1845)    un    article  sur  Louise 


1.  Nous  copions  textuellement  les  notes  manuscrites 
de  Sainte-Beuve,  qui  couvrent  la  dernière  feuille  de 
garde,  de  l'un  des  deux  exemplaires  préparés  pour  la 
réimpression.  J.  T. 

2.  Cet  article  fait  aujourd'hui  partie  des  Portraits  con- 
temporains, tome  V, 

3.  Cet  article  a  été  recueilli  depuis  dans  les  Premiers 
Lundis,  tome  III. 

4.  Portraits  littéraires,  tome  III. 


PROJETS     d'articles.  4.13 

Labé^  qui  devrait  également  y  entrer;  —  et  (dans 
le  Journal  des  Savants,  mai  18^7)  un  article  sur 
les  Poésies  de  François  P'^. 

J'y  voudrais  joindre  encore  : 

Un  article  sur  Racan  ; 

Un  autre  sur  Maynard; 

Un  autre  sur  Coquillart; 

Un  autre  sur  Charles  d'Orléans: 

Un  autre  sur  le  roi  René  ; 

Mon  article  Villon^  du  Moniteur; 

Mon  article  Ronsard  des  Causeries  du  Lundi'*  ; 

Mon  article  Malherbe^  dans  la  Revue  Euro- 
péenne; 

Mon  Introduction  aux  Poêles  français^  (de 
Crépet). 


Autres  desiderata  indiqués  au  crayon,  de  la  main 
de  Sainte-Beuve,  sur  la  même  feuille  de  garde. 

Chapitre  sur  les  prétendues  réhabilitations. 
Roger  de  Collerye. 
Peletier  du  Mans. 
Etienne  Dolet. 


1.  Portraits  contemporains,  tome  V. 

2.  Portraits  littéraires,  tome  III. 

3.  Causeries  du  Lundi,  tome  XIV. 

4.  Causeries  du  Lundi,  tome  XII. 

5.  Nouveaux  Lundis,  tome  XIII. 

6.  Premiers  Lundis,  tome  III. 


4I4  POESIE     AU    XVI*'     SIECLE. 

Salmon  Macrin. 

Pontus  de  Thiard. 

De  Brach. 

Sylvain. 

Guy  de  Tours. 

Papou. 

Poupo. 

Nicolas  Ellain'. 


L'éditeur  posthume  du  Tableau  de  la  Poésie 
française  au  xyi*^  siècle  se  permet  encore  d'ajou- 
ter à  cette  liste  de  travaux  en  projets  ou  qui  ont 
trouvé  place  ailleurs  dans  les  œuvres  de  Sainte- 
Beuve  : 

Un  article  sur  Malherbe,  Causeries  du  Lundi, 
tome  VIII  ; 

Un  article  sur  Louise  Labé  (Nouveaux  Lun- 
dis, tome  IV)  ; 

Trois  articles  sur  Joachim  Du  Bellay  {Nouveaux 
Lundis,  tome  XIII 2). 


1.  Ce  chapitre  sur  les  réhabilitations  plus  ou  moins 
opportunes  a  été  fait  en  réalité  et  se  trouve  en  tête  de 
l'Étude  sur  Du  Bellay  (Nouveaux  Lundis,  tome  XIII).  Il 
avait  été  déjà  esquissé  dans  l'article  sur  Louise  Lahê  des 
Nouveaux  Lundis,  tome  IV.  Ces  préliminaires  ne  faisaient 
pas  double  emploi  avec  ceux  de  l'article  Du  Bellay,  mais 
les  uns  et  les  autres  réunis  répondent  complètement  au 
programme  crayonné  par  Sainte-Beuve. 

2.  A  propos  de  cette  Étude  sur  Joachim  Du  Bellay, 
extraite  du  Journal  des  Savants,  nous  nous  sommes  ren- 
du coupable  d'un  oubli  en  la  réimprimant  dans  les  Non- 


PROJETS     d'articles.  ^IJ 


Une  leçon  de  l'École  normale,  intitulée  Du 
point  de  départ  et  des  Origines  de  la  langue  et 
de  la  littérature  française  {Premiers  Lundis, 
tome  III). 


veaux  Lundis,  après  la  mort  de  Saiute-Beuve.  Il  n'eût 
pas  manqué  d'indiquer  dans  son  volume,  comme  il  l'a 
fait  dans  son  article  sur  V Anthologie  grecque  (Nouveaux 
Lundis,  tome  VII,  page  7),  la  part  précieuse  qui  reve- 
nait pour  certains  renseignements  à  l'un  de  ses  corres- 
pondants les  plus  lettrés,  M.  Reinhold  Dezeimeris,  de 
Bordeaux.  11  lui  devait  les  comparaisons  de  Joachim  du 
Bellay  avec  Lamartine,  Horace  et  André  Chénier,  qui 
remplissent,  dans  la  réimpression  de  l'article  Du  Bellay, 
les  deux  pages  326  et  327  du  tome  XIII  des  Nouveaux 
Lundis.  Elles  sont  contenues  presque  textuellement  dans 
une  lettre  de  M.  Reinhold  Dezeimeris  que  nous  avons 
retrouvée  depuis  et  qui  ne  nous  a  point  étonné,  car 
Sainte-Beuve  avait  coutume  de  le  consulter  pour  toutes 
ces  questions  d'érudition  et  de  poésie.  J.  T. 


FIN. 


TABLE 


DU     TOME     SECOND 


Pages 

Du      ROMAN      AU      XVI'       SIÈCLE      ET      DE      RA- 
BELAIS       1 

Conclusion 31 

(  Vie   de    Ronsard   ......  45 

Appendice  '. 

(Pièces    et   notes 78 

Avertissement    de   la   seconde    partie.  90 

Mathurin    Régnier   et   André   Chénier.  91 

JOACHIM     DuBeLLAY II4 

JeanBertaut 165 

Du    Bartas 201 

Philippe    Des    Portes .    .  247 

Anacréon    au    xvi«    siècle 289 

De     l'esprit     de     malice     au    bon     vieux 

temps 317 

Clotilde   de   Surville 362 

Préface       des      œuvres       choisies       de 

Pierre    de    Ronsard    (1828) 405 

II.  S3 


.18 


Pages. 

Préface    de    la  Franciade 405 

Le  Bocage  royal 411 

Projets  d'articlfs  destinés  a.  com- 
pléter LE  Tableau  de  la  Poésie  française 
au,   xvie  siècle •    .    .     412 


FIN    de    la    table. 


IMPRIME    PAR   JULES    CLAYE 

(A.      QUANTIN,      Si-) 
POUR 

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et  des  notes  par   M.  Motheau.     i   volume.    .    . 

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PQ  Sainte-Beuve,   Charles 

2391  Augustin 
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