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PROFESSOR J. S.WILL
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OEUVRES
C:-A^SAINTE-BEUVE
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TABLEAU DE LA POESIE FRANÇAISE
AU XVl*^ SIÈCLE
Làtlioii dtfmUive prccédée de la vie de Sainie-Beuve
PAR
JULES TTlOU'BQAr
TOME SECOND
PARIS
ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR
27-51, PASSAGE CIIOISEUI,, 27-31
MDCCC LXXVI
OEUVRES
DE
C.-A. SAINTE-BEUVE
OEUVRES
DE
C.-Af^SAINTE-BEUVE
TABLEAU DE LA POÉSIE FRANÇAISE
AU XVl" SIÈCLE
Édition définitive précédée de la vie de Sainte-Beuve
PAR
JULES TTiOUTScAl
TOME SECOND
PARIS
ALPHONSE LE M ERRE, EDITEUR
27-31, PASSAGE CHOISEUL, 27-3I
MDCCC LXXVI
5591
^ciSû S
DU ROMAN
AU XVl'' SIECLE
ET DE RABELAIS
ous n'aurions donné qu'une idée in-
complète de la poésie au xvi* siècle
si nous ne disions un mot des ro-
mans, qui en sont une branclae im-
portante i, et surtout si nous n'insis-
tions un peu, avant, de finir, sur le plus grand des
romanciers et des poètes du temps, le bouffon et
sublime Rabelais. Le genre oîi il excella est tout
à fait propre à son époque, et répond admirable-
ment à tout ce qu'il y avait alors de plus original
et de plus indigène dans les mœurs. On n'en était
déjà plus en effet au règne des fabliaux naïfs et de
la chevalerie errante. Cette ignorance de demi-
I. « Tout écrivain capable d'écrire un bon roman est
plus ou moins poëte, même quand il n'aurait jamais écrit
un vers de sa vie. » (Walter Scott.)
II. ' ■ ■ I
2 DU ROMAN AU XV 1^ SIÈCLE
savant, crédule, aimable et conteuse, qui faisait
son bréviaire du livre Gesta Romanorum ^, et qui
mêlait ensemble, dans ses rêves d'âge d'or, Char-
lemagne, Alexandre et le saint ciboire, se dissipait
par degrés, depuis l'invention de l'imprimerie, de-
vant les lumières de la Renaissance. Sans doute
on lisait encore, on traduisait toujours les romans
de chevalerie; maison n'en composait plus de nou-
veaux, ou du moins ces nouveautés prétendues
n'étaient que de plates copies 2. Lorsque Fran-
çois I**" voulut rendre un lustre aux vieux souve-
nirs et régner en roi chevalier, les lectures favo-
rites des dames et des seigneurs de la cour furent
la traduction du Pliilocope de Boccace par Adrien
Sevin, et surtout celle de ri4wz<3ii5 espagnol par Her-
beray des Essarts; mais on ne voit pas que cette
mode ait donné naissance à d'autres productions
1. Ce livre singulier, recueil de légendes fabuleuses
et de traits d'histoire altérés, parut dès l'origine de Tini-
primerie. Les romanciers et les •auteurs de mystères y
puisèrent largement. Voy. la troisième dissertation pla-
cée en tête de V Histoire de la poésie anglaise, par Warton.
2. La quantité des romans proprement dits, publiés au
xvi* siècle, est, en quelque sorte, innombrable, puisqu'on
y imprima presque tous ceux qui circulaient manuscrits
dans les siècles précédents, en les rajeunissant de style
et en les remaniant en prose, et puisque en outre on
traduisit tout ce qu'on put des littératures anciennes et
modernes, depuis Apulée jusqu'à Montemayor. Les extraits
de ces romans remplissent neuf volumes entiers des Me-
langes tirés d'une grande Bibliothèque. Je ne m'attache ici
qu'à saisir ce qui a eu influence et originalité, ce qui a
formé la vraie veine du siècle.
ET DE RABELAIS
célèbres du même genre, et, s'il est permis de
rapporter la Franciade de Ronsard, il faut con-
venir que ia tentative ne fut pas heureuse. Nul
exemple ne peut démontrer plus clairement com-
bien l'érudition sérieuse et profonde jette de froi-
deur et d'ennui sur les traditions fabuleuses. Ron-
sard le premier rendit tacitement justice à son œuvre
en ne l'achevant pas. Si le xvi^ siècle avait pu pro-
duire quelque roman original de chevalerie, c'eût
été probablement sur un ton moins solennel, et
avec une pointe de gaieté, une saillie de liberti-
nage, qu'il est aisé de concevoir en lisant les Vies
de Brantôme ou les Mémoires de la reine Margue-
rite. On se figure volontiers à la cour de Cathe-
rine de Médicis quelque chose de pareil à cette
•gaillarde histoire du Petit Jehan de Saintré, dont
la scène se place du temps de Charles VI, et peut-
être parmi les dames d'honneur d'Isabeau de Ba-
vière*. Le Décaméron de Boccace, ce répertoire de
contes moult plaisants, avait fait fortune en France
presque autant que le Philocope, et bien avant lui.
Les Cent Nouvelles nouvelles, composées et ra-
contées par les plus illustres seigneurs de la cour
de Bourgogne, dans la seconde moitié du xv* siècle
(i45(î-i4.()i), en étaient des imitations fort gaies
et fort naïves; la licence y allait au delà de ce
qu'avait osé Boccace lui-même. Marguerite de Na-
varre, pour se désennuyer peut-être de ses poésies
chrétiennes, écrivit le piquant Heptameron, et son
1, Le roman d'ailleurs ne fut composé que plus tard :
l'auteur, Antoine de La Salle, l'écrivait en 1459.
4 DU ROMAN AU XVl*^ SIECLE
valet de chambre Bonaventure Des Periers suivit
un si auguste exemple dans ses Contes et Joyeux
Devis. Celui-ci d'ailleurs, par son Cymbalum
Mundi^, débuta l'un des premiers en un genre de
dialogue ou roman satirique imité de Lucien, et
dont nous allons retrouver plus d'un exemple.
Les deux grands faits de la réformation et de la
I. Ce livre imprimé pour la première fois à la date de
jnars 1537 (c'est-à-dire 1538), par Jean Morin, et donné
■comme une traduction du latin faite par Thomas du Cle-
vier, était réellement écrit en français par Bonaventure
Des Periers, et fit mettre en prison l'imprimeur et l'au-
teur. Il paraît même, d'après un passage de V Apologie
pour Hérodote, que Des Periers , poussé à bout par les
persécutions du parlement et du président Liset, s'en-
ferra de son épée dans le cachot. On s'étonne d'abord
de cette persécution à la lecture du livre, qui, bien que
rempli de' traits satiriques, ne semble pas sortir des
bornes d'une honnête et légitime plaisanterie. 11 contient
quatre dialogues. On voit, dans le premier, Mercure qui
descend du ciel en terre, chargé de toutes les commis-
sions des dieux et déesses. Entre autres commissions,
Jupiter lui a dit de porter au relieur son L'ivre des Des-
tinées, qui est tout délabré de vieillesse. Deux bons
compagnons, qui ont reconnu Mercure, l'emmènent au
cabaret, l'enivrent devin de Beaune, et finissent par lui
faire une querelle d'Allemand après lui avoir dérobé son
livre,, dont ils comptent bien tirer profit. Les dialogues
suivants sont sur le même ton. On crut y découvrir une
satire détournée du christianisme et de la révélation.
M. Charles Nodier, qui en donne une clef, a fait voir
qu'on ne s'était pas tant mépris {^Revtie des Deux Mondes,
novembre 1839); seulement n'admire-t-il pas un peu
trop le talent et l'œuvre ?
ET DE RABELAIS.
Kenaissance avaient introduit parmi ]es hommes
érudits et spirituels une satire à la fois philoso-
phique par le fond et pédantesque par la forme,
une sorte de lucianisme collégial, qui dictait à
Érasme ses mordants dialogues et son MorijeEn-
comium : à Reuchlin ses Litterje obscurorum Viro-
rum : à Corneille Agrippa sa déclamation De Vani-
tate scienîiarum, où il célèbre en précurseur de
Jean-Jacques Je bonheur d'ignorer et la suprême
félicité des ânes; à Théodore de Bèze, enfin, cette
épître, presque macaronique, adressée à Fex-pré-
sident Liset sous le nom de Passavantius. Le
style macaronique, qui passait pour avoir été sé-
rieusement emplo3é en chaire par les prédicateurs
du XV* siècle, par Olivier Maillard, Michel Menot,
Robert Messier ', que Gabriel Barlette avait illus-
tré en Italie, et que le moine vagabond Teqfilo
Folengo a.y ait élevé jusqu'à l'art dans sa burlesque
I. Du moins Henri Estienne, par les citations dont il
égaie son Apologie pour Hérodote, semblait autoriser cette
idée. Maintenant qu'on sait de certaines choses du
XV» siècle m.ieux que ne les savaient les érudits du
xvie, on s'accorde à reconnaître que ces burlesques ser-
mons dont on a les traductions latines entrelardées de
mots gaulois, ont été réellement débités, non pas en
latin, mais dans le français du temps ; ils n'en étaient
qu'un peu moins ridicules. Pour être juste, il faut toute-
fois lire là-dessus deux leçons de M. Gérusez [Histoire de
l'Eloquence politique et religieuse en France, 1857). — Voir
encore, et contradictoirement, le Predicaioriana (page 44)
de M. Gabriel Peignot, lequel tient bon pour la vieille
opinion d'Henri Estienne.
DU ROMAN AU XV 1^ SlECtE
épopée de Baldiis , était devenu un véritable instru-
ment d'opposition religieuse ; c'était déjà porter
coup aux moines et à tout le bas clergé catholique
que de parodier leur latin barbare. Sans faire di-
rectement usage de cet élément de bouffonnerie
érudite, Rabelais ne le perdit jamais de vue, et le
transporta, pour ainsi dire, dans la langue vulgaire.
Il y joignit la manière non moins franche et plus
légère d'un causeur facétieux, d'un diseurde contes
et nouvelles. Ce fut tout à la fois Érasme et Boc-
cace, Reuchlin et Marguerite de Navarre; ou plu-
tôt, de tous ces souvenirs, confondus, digérés et
vivifiés au sein d'un génie original, sortit une
œuvre inouïe, mêlée de science, d'obscénité, de
comique, d'éloquence et de fantaisie, qui rappelle
tout sans être comparable à rien , qui vous saisit
et vous déconcerte, vous enivre et vous dégoûte,
et dont on peut, après s'y être beaucoup plu et
l'avoir beaucoup admirée, se demander sérieuse-
ment si on l'a comprise.
La vie et le caractère de celui qui la composa
ne sont pas une moindre énigme que l'oeuvre elle-
même. Né à Chinon en Touraine, vers 1483 ou
I487, d'un père cabaretier ou apothicaire i, il s'in-
struit de bonne heure aux lettres latines, grecques,
hébraïques; apprend l'italien, l'espagnol, l'allemand,
même l'arabe; compose successivement des alma-
nachs, des commentaires sur Hippocrate, des ro-
I. Du moins, la maison où il naquît devint depuis une
auberge ou cabaret, et Huet, qui y logea, admire l'à-
propos (^Mémoires de Huet).
ETDERABKLAIS. 7
mans; et court sans cesse le monde, d'abord cor-
delier, puis bénédictin, grâce à une bulle de Clé-
ment VII, puis défroqué et médecin de Montpel-
lier; puis une seconde fois bénédictin, grâce à une
bulle de Paul III; puis enfin chanoine séculier et
curé de Meudon. Dans un voj'age à Paris, en 1 553,
il meurt saintement selon les uns, la moquerie et
l'impiété à la bouche selon d'autres; et ces juge-
ments contradictoires, qu'on retrouve jusque chez
les contemporains, embarrassent encore la postérité.
Au premier coup d'œil, sa vie vagabonde et la na-
ture de son roman semblent d'accord pour nous
faire voir en Rabelais, malgré sa double robe, un
homme de principes relâchés, d'humeur aventu-
rière, de mœurs libres, aussi jovial que savant, au
propos cynique et satirique; et la tradition com-
mune se représente assez volontiers l'Anacréon
tourangeau sous la treille, le verre en main, gour-
mand, ivrogne et joufflu. Les poètes d'alors, Ron-
sard, Baïf, Jod^ile, célébrèrent sur ce ton l'illustre
rieur, et donnèrent crédit à l'opinion populaire.
L'excellent Du Verdier, comme bien d'autres, prit
tout cela au sérieux, et, poussé par un accès de
ferveur chrétienne, lança contre Rabelais, dans sa
Bibliothèque française, de furieux anathèmes,
qu'il s'empressa de rétracter plus tard dans sa
Prosopographie. Il faut bien y faire attention en
effet; ce Rabelais grotesqucment idéal et poétique
pourrait bien n'être pas plus le vrai Rabelais que
nos Homère et nos Ésope de convention ne sont
véritablement Ésope et Homère. La plupart des
traits et des mots qu'on raconte de lui n'offrent
O DU ROMAN AU XVI*' SIÈCLE
aucun caractère d'authenticité, et doivent être mis
sur le compte de Frùrc Jean ou de Panurge, dont
ils sont de gaillardes réminiscences. Sans fafre
précisément de Rabelais un personnage grave et
austère, comme Ta tenté son apologiste le révérend
Père Niceron, il est permis au moins de douter
des inclinations et des habitudes bachiques qu'on
lui prêle, et de voir dans les gaietés de son livre
une débauche de cabinet encore plus que de caba-
ret. Autrement, si l'auteur avait vécu comme ces
héros, il serait difficile de s'expliquer, même eu
égard aux mœurs du temps, son crédit puissant
auprès des cardinaux et des papes, qui le sau-
vèrent des tracasseries monacales; auprès des rois
François P"" et Henri II, qui le soutinrent contre
le parlement et la Sorbonne*.
Mais, quel qu'ait été Rabelais dans sa vie, nous
ne devons l'envisager ici que dans son œuvre, et
dès lors le curé de Meudon reparaît à nos yeux
sous ce masque enluminé qui lui donne tant de
ressemblance avec le petit roi d'Ivetot. Si l'on veut
le bien connaître, il faut l'aller surprendre un soir
de dimanche, à table, entre les pots, comme on
surprendrait Voltaire après le café, et là, l'écouter
pantagruélisant à tue-tête, buvant et riant à plein
ventre. Le livre de Rabelais est un grand festin;
non pas de ces nobles et délicats festins de l'anti-
quité, oii circulaient au son d'une lyre les coupes
I. M. Delécluze, dans un écrit récent sur Rabelais, a
fait valoir les parties sérieuses et studieuses de ce carac-
tère (François Rabelais, 1841).
ET DE RABELAIS.
d'or couronnées de fleurs, les ingénieuses railleries
et les propos philosophiques ; non pas de ces dé-
licieux banquets de Xénophon ou de Platon, célé-
brés sous des portiques de marbre dans les jardins
de Scillonte ou d'Athènes : c'est une orgie enfumée,
une ripaille bourgeoîse, un réveillon de Noël ;
c'est encore, si l'on veut, une longue chanson à
boire, dont les couplets piquants sont fréquemment
entrecoupés dtfaridondaines el dajlonjloiis. En ces
sortes de refrains, la verve supplée au sens ; essayer
de comprendre, c'est déjà n'avoir pas compris.
Cette manière générale d'envisager le roman de
Rabelais, diit-elle paraître aux érudits bien super-
ficielle et bien futile, peut seule, à notre gré, en
donner une facile intelligence et amener le lecteur
à s'y plaire. Les Le Duchat el autres commenta-
teurs, dont personne d'ailleurs ne respecte plus que
nous le savoir et les travaux, sont parvenus, à force
de subtilités et d'inventions, à dégoilter par ennui
beaucoup d'honnêtes gens de la lecture d'un ou-
vrage que Montaigne, avec son goiit exquis, rangeait
parmi les livres simplement plaisants. Sans doute, et
Rabelais lui-même nous en avertit, on aurait tort
de s'en tenir aux apparences grotesques, et, selon
ses propres expressions, de ne pas otivrir la
boîte pour en tirer la drogue, de ne pas briser
l'os pour en sucer la moelle. Mais d'autre part,
et c'est encore lui qui nous le dit, on court risque
d'extravaguer en raffinant sur le sens. Là-dessus
il va jusqu'à tourner en ridicule les commentateurs
de VIliade et de VOdyssée^ et je ne sais quel
moine visionnaire qui s'était avisé de reconnaître
II. 2
lO DU ROMAN AU XVl' SI K CLE
dans les Métamorphoses d'Ovide les sacrements de
l'Evangile. Lui-même pourtant n'a pas échappé à
cette torture des interprétations forcées. On a voulu
voir dans Gargantua et Pantagruel^ comme
plus tard dans le Télémaque et le Gil Blas,
comme autrefois chez Pétrone, non pas seulement
l'esprit philosophique qui anime l'ensemble et ks
innombrables personnalités de détail qui dispa-
raissant la plupart à cette distance, mais de plus
un système complet, régulier et conséquent, de sa-
tire morale, religieuse et politique; une représen-
tation exacte et fidèle, sous des noms supposés,
des hommes et des choses d'alors ; en un mot,
une chronique scandaleuse du temps écrite avec un
chiffre particulier qu'il s'agissait de découvrir. Or,
ce chiffre une fois découvert, il en est résulté que
Grandgousier, Gargantua, Pantagruel, frère Jean,
Panurge, Bringuenarilles, le grand dompteur des
Cimbres, Gargamelle, Badebec, etc., etc., sont
évidemment Louis XII, François I*"", Henri II,
le cardinal Du Bellay, le cardinal de Lorraine,
Charies-Quint , Jules II, Anne de Bretagne,
Claude de France, que sais-je encore? Comme si
en vérité, selon la judicieuse remarque de Niceron,
il fallait chercher en Rabelais rien de suivi ; comme
s'il ne fallait pas, dans cette œuvre d'imagination,
faire une large part au caprice et à la fantaisie du
poëte, le suivre docilement et sans arrière-pensée
dans les divagations et les inconséquences aux-
quelles il s'abandonne ; grandir et rapetisser, en
quelque sorte, avec ses élastiques géants, qui tour
à tour s'assoient sur les tours de Notre-Dame,
ET DE RAB EL Aïs. II
grimpent au faîte des maisons ou s'embarquent à
bord d'un frêle navire. Swift, dans ses Voyages à
Brobdingnag et à Lilliput, n'a négligé aucune des
proportions géométriques de son sujet et a soi-
gneusement réduit tout son monde sur la même
échelle. Jamais non plus il ne s'est départi de son
système général d'allusions; là chaque mot a une
portée, chaque trait a un but. C'est qu'avant tout
Swift était philosophe et pamphlétaire, tandis que
Rabelais, avant tout, est artiste, poëte, et qu'il
songe d'abord à s'amuser. Souvent même, aux
instants où VHomère bouffon * sommeille, il lui
arrive de prolonger machinalement et comme en
rêve cette hilarité sans motif, et de la pousser
jusqu'à la satiété et au dégoût; c'est comme un
chantre aviné qui continue de ronfler sur un seul
ton, sur une seule rime, ses litanies jubilatoires.
Si l'on n'est pas très-en verve ce jour-là, on se lasse
bientôt devant son rire inextinguible, et l'on sort,
pour ainsi dire, tout repu de sa lecture ^
Prétendre analyser Rabelais serait un travail
aussi fastidieux que chimérique. En nous bornant
toutefois au premier livre, qui a pour titre Gar'
1. Expression de M. Charles Nodier.
2. « Le genre original de Rabelais, ai-je eu l'occasion
d'écrire ailleurs, c'est un mélange et une sorte de com-
posé effervescent entre le genre de nos conteurs, élevé à
des dimensions presque épiques, et le genre des romans
de chevalerie ramené à la plaisanterie et au bouffon ; le
tout entrelardé d'un certain lyrique copieux, bachique
et macaronique. » — La pensée n'a pas trop de toutes
ses variantes pour définir le Protée.
la DU ROMAN AU XV V SIECLE
gantua , et qu'on sjpare aiscment des quatre
autres, connus sous ]e nom de Pantagruel, nous
essayerons d'indiquer rapidement la manière dont
nous entendons et dont nous admirons cet éton-
nant gcnie. En ce livre, le plus complet en lui-
même et peut-être le plus satisfaisant du roman,
on trouve à la fois de la farce épaisse, du haut
comique et de l'éloquence attendrissante. Au
royaume d'Utopie, situé devers Chinon, régnait,
durant la première moitié du xv'^ siècle, le bon-
iiomme Grandgousier, prince de dynastie antique,
bon gaillard en son temps, aimant à boire sec et
à manger salé. 11 avait épousé, en son âge viril,
Gargamellc, fille du roi des Parpaillots, belle gouge
et de bonne trogne, et en avait eu un fils, Gargan-
tua, dont sa mère était accouchée par l'oreille,
après onze mois de gestation. Comment s'opéra
l'accouchement miraculeux, pourquoi l'enfant eut
nom Gargantua, de quoi se composait sa layette,
quels furent ses premiers tours et ses espiègle-
ries d'enfance, c'est ceaue nous ne déduirons pas ici,
et pour plusieurs raisons. Arrivé à l'âge des études
on le mit aux mains des sophistes, qui le retinrent
de longues années sans rien lui apprendre. Mais
un beau jour, en entendant interroger un jeune page,
Eudémon, qui n'avait que deux ans d'études et
qu'on avait voulu confronter avec lui, Gargantua
fut si confus de le voir grandement éloquent qu'il
se mit à plorer comme une vache et à se cacher le
visage de son bonnet. Son digne père, profitant de si
heureuses dispositions, le confia au précepteur d'Eu-
démon, et l'envoya à Paris achever son éducation
ET DE RAB ELA IS. I3
de prince. Les premiers jours de son arrivée, Gar-
gantua paya sa bienvenue au peuple badaud en le
comp du haut des tours de Notre-Dame et
en prenant les grosses cloches pour en faire des son-
nettes à sa jument : de là, sédition parmi le peuple^
retraite au pays de Nesle, députation et discours
de maître Janotus de Bragmardo, qui redemande les
cloches en baroco et baralipton. Cette petite affaire
terminée, Gargantua se remit sérieusement aux
études sous la discipline du sage Ponocrates; et il
était en beau train de profiter en toutes sortes de
doctrines (comme un véritable Emile), lorsqu'une
lettre de Grandgousier le rappela au secours de
son royaume. Un soir, en effet, que le vieux bon-
homme Grandgousier se chauffait après souper à un
clair et grand feu, et qu'il écrivait au foyer avec
un bâton brîilé d'un bout, faisant griller des châ-
taignes et contant à sa famille de beaux contes du
temps jadis, on vint lui dire que ses bergers
s'étaient pris de querelle avec les fouaciers de
Lerné et leur avaient enlevé leurs fouaces ; sur
quoi le roi Picrochole avait mis soudain une armée
en campagne et allait par le pays brûlant et rui-
nant bourgs et monastères. A cette nouvelle, le
bon et sage roi, économe du sang de ses sujets,
avait convoqué son conseil, envoyé un député à
Picrochole, une missive à Gargantua, et il cher-
chait à maintenir la paix, tout en se préparant
à la guerre. Mais Picrochole n'était pas homme à
entendre raison. Le discours plein de sens et de
modération que lui adressa l'ambassadeur ne fit
qu'exciter son insolence, et elle passa toutes les
I^ DU ROMAN A.U XV l'' SIECLE
bornes, quand, pour tâcher de le satisfaire, Grand-
gousier lui eut renvoyé les fouaces.
C'est alors que se tient, entre Picrochole et ses
trois lieutenants, le conseil dans lequel ceux-ci lui
proposent la conquête du monde. On croit assister
à une scène de Molière. « Sire, lui disent-ils, nous
vous rendons aujourd'hui le plus heureux, le plus
chevaleureux prince qui fut oncques depuis la mort
d'Alexandre. » Et Picrochole, à ces flatteuses pa-
roles, de s'écrier : « Couvrez-vous, couvrez-vous ! »
— « Grand merci, répondent - ils ; Sire, nous
sommes à notre devoir. » Et ils se mettent à lui
exposer leur plan de campagne. Il laissera une
petite troupe en garnison dans sa capitale, et par-
tagera son armée en deux bandes. La première
bande ira tomber sur Grandgousier et ses gens;
et là on trouvera de l'argent à tas, <( car le vilain
en a du comptant. Vilain, disons-nous, parce qu'un
noble prince n'a jamais un sou. Thésauriser est
fait de vilain. » L'autre bande traversera la Sain-
tonge et la Gascogne, s'emparera des navires de
Bayonne et de Fontarabie, et, pillant toute la
côte jusqu'à Lisbonne, s'y ravitaillera, pour entrer
ensuite dans la Méditerranée par les Colonnes
d'Hercule, qui porteront désormais le nom de
Picrochole. « Passée la mer picrocholine, voici
Barberousse qui se rend votre esclave. » — « Je,
dit Picrochole, le prendrai à merci. » — « Voire,
disent-ils, pourvu qu'il se fasse baptiser. » Et ils
soumettent, chemin faisant, Tunis, Hippone, Alger,
la Corse, la Sardaigne, Gênes, Florence, Lucques.
« Le pauvre monsieur du pape meurt déjà de
ET DE RABELAIS. 15
peur, » — « Par ma foi, dit Picrochole, je ne lui
baiserai jà sa pantoufle. » L'Italie est prise, la
Sicile est domptée. « J^'irois volontiers à Lorette,
dit Picrochole » — « Rien, rien, répondent-ils,
ce sera au retour. » Et les voilà qui emportent
Malte, Candie, Chypre, Rhodes, et qui touchent
aux murs de Jérusalem. « Je ferai doncques bâtir
le temple de Salomon ? » dit Picrochole. — « Non,
disent-ils encore ; attendez un peu. Ne soyez ja-
mais tant soudain à vos entreprises. Savez-vous
que disoit Octavian Auguste? Festina lente. Il
vous convient, premièrement, avoir l'Asie Mineure,
la Carie, la. Lycie, etc., etc. » Le dialogue se pro-
longe sur ce ton. Il y a même un moment où, dans
la chaleur croissante de l'illusio;!, Picrochole se
plaintive n'avoir pas bu frais en traversant les
sables de Lybie^. On a peine à lui faire com-
prendre qu'un conquérant ne saurait avoir toutes
ses aises. Un vieux gentilhomme, vrai routier de
guerre, qui se trouvait présent à ces propos, se
hasarda à rappeler la farce du Pot au lait, mais
on ne l'écouta point.
Cependant arrive bientôt, sur sa grande jument,
Gargantua, suivi de ses compagnons. Il déconfit
en plus d'une rencontre les gens de Picrochole, et
I. C'est le même temps grammatical que dans la fable
de la Laitière et le Pot au lait : Il étoil, quand je l'eus, de
grosseur raisonnable. — La Fontaine a emprunté à Rabe-
lais plus d'un sujet de fable et plus d'une expression
pittoresque. Rodilardus, Raminagrohis, Grtppeminaud,
sont des personnages de Rabelais. ■ •
l6 DU ROMAN AU XV I*^ SIÈCLE
trouve un excellent auxiliaire dans le joyeux frère
Jean des Entom meures. Ce moine, jeune, galant,
aventureux, « bien fendu de gueule, bien avantagé
en nez, beau dépêcheur d'heures, beau débrideur de
messes, beau décrotteur de vigiles, » avait com-
mencé par défendre seul son couvent contre l'at-
taque des ennemis, et durant le reste de la guerre
il s'illustra par maint haut fait. Gargantua se lia
avec lui d'une étroite et tendre amitié, et bien
souvent, à table, à la veillée, ils devisaient lon-
guement ensemble de la gent monacale et de ses
ignobles vices, pourquoi les moines sont refuys
du monde, pourquoi les uns ont le nez plus long
que les autres; et toujours, et partout, soit qu'il
fallût parler, soit qu'il fallût agir, Frère Jean s'en
tirait en bon compagnon.
Un jour, étant sorti à la découverte, il rencontre
sur sa route cinq pèlerins (les mêmes qui avaient
failli être mangés en salade par Gargantua), et il
les amène tout pâles et tremblants devant le roi
Grandgousier. On les rassure, on les fait boire, et
Grandgousier leur demande d'où ils sont, d'où ils
viennent, où ils vont. L'un d'eux alors explique au
bon roi comment ils reviennent d'un pèlerinage. à
Saint-Sébastien de Nantes, qu'ils ont entrepris pour
se préserver de la peste : « O , dit Grandgousier,
pauvres gens! estimez-vous que la peste vienne
de Saint-Sébastien? » — « Oui vraiment, répond
le pèlerin, nos prêcheurs nous l'affirment. » —
<' Oui, dit Grandgousier, les faux prophètes, vous
annoncent-ils tels abus? blasphèment-ils en cette
façon les justes et saints de Dieu, qu'ils les font
ETDERABELAIS. I7
semblables aux diables qui ne font que mal entre
les humains?. . Ainsi prèchoit à Sinays un cafard
que saint Antoine mettoit le feu es jambes, saint Eu-
trope faisoit les hydropiques, saint Gildas les fols,
saint Genou les goutteux. Mais je le punis en tel
exemple, quoiqu'il m'appelât hérétique, que depuis
ce temps cafard quiconque n'est osé entrer en mes
terres. Et m'ébahis si votre roi les laisse prêcher par
son royaume tels scandales. Car plus sont à punir
que ceux qui, par art magique ou autre engin, au-
roient mis la peste par le pays. La peste ne tue que le
corps, maistels imposteurs empoisonnent lésâmes.»
En les congédiant, le bon prince leur adresse cette
allocution touchante : «Allez-vous-en, pauvres gens,
au nom de Dieu le créateur, lequel vous soit en
guide perpétuelle. Et dorénavant ne soyez faciles
à ces ocieux et inutiles voyages. Entretenez vos
familles, travaillez chacun en sa vacation, instruez
vos enfants, et vivez comme vous enseigne le bon
apôtre saint Paul. Ce faisant vous aurez la garde
de Dieu, des anges et des saints avec vous, et n'y
aura peste ni mal qui vous porte nuisance. » Puis
les mena Gargantua prendre leur réfection en la
salle. Mais les pèlerins ne faisoient que soupirer,
et dirent à Gargantua : « O qu'heureux est le
pays qui a pour seigneur un tel homme! Nous
sommes plus édifiés et instruits en ces propos
qu'il nous a tenus qu'en tous les sermons qui jamais
nous furent prêches en notre ville. » — n C'est,
dit Gargantua, ce que dit Platon, liv. V, de Republ.,
que lors les républiques seroient heureuses quand
les rois philosopheroient, ou les philosophes rè-
II. 3
I» DU ROMAN AU XVl* SIECLE
gneroient. » Puis leur fit emplir leurs besaces de
vivres, leurs bouteilles de vin, et à chacun donna
cheval pour soi soulager au reste du chemin, et
quelques carolus pour vivre. »
Une bataille décisive eut lieu enfin entre l'armée
de Grandgousier et celle de Picrochole. Celui-ci
prit la fuite après ses trois conseillers, sans qu'on
siit jamais depuis ce qu'il était devenu. Grand-
gousier exigea des vaincus pour tout châtiment
qu'ils livrassent quelques séditieux, et Gargantua
ne leur fit d'autre mal que de les occuper aux
presses de l'imprimerie qu'il avait nouvellement in-
stituée. Les plus braves des Gargantuistes furent
royalement récompensés, et le prince fonda pour
son ami le Frère Jean la riche abbaye de Thélème,
vrai paradis terrestre, d'où les cafards et bigots
furent bannis, où l'on n'enseignait que le pur
Évangile, et dont la règle n'avait qu'une clause :
Fais ce que voudras.
Tel est en substance cet amusant premier livre,
dont il se vendit (Rabelais nous l'assure) plus
d'exemplaires en deux mois qu'il ne sera acheté de
Bibles en neuf ans 1. Dans les quatre autres livres, le
I. Il résulterait d'une Notice très-essentielle de M. Bru-
net sur deux anciens Romans intitulés les Chroniques de
Gargantua (1854), qu'en s'exprimant ainsi dans son pro-
logue du Pantagruel, Rabelais n'entendait point parler de
son propre Gargantua, mais d'une certaine Chronique
Garganluine imprimée à Lyon en 1532. Il est vrai qu'on
veut maintenant que cette Chronique, prototype du
Gargantua, soit de lui. Je ne puis qu'indiquer ces points
ET D E R AB ELA I s. IÇ
vieux Grandgousier a disparu du monde. C'est
Gargantua qui règne, et Pantagruel son fils qui
remplit le rôle de héros ; ou plutôt, dès l'instant
que Panurge entre en scène, c'est bien lui réel-
lement qui occupe toute l'attention, comme frère
Jean faisait sous Gargantua. Panurge se mariera-
t-il, ne se niariera-t-il pas? voilà le nœud du
roman, si tant est qu'il faille y chercher un nœud,
car ici l'accessoire est le principal et les épisodes
l'emportent sur le fond. Nous nous garderons bien
d'esquisser de profil cette vive et mobile figure
de Panurge, type original des Ragotîn et des Pan-
gloss du moins pour les mésaventures, mais surtout
image bien complète delà nature humaine non hé-
roïque en toutes ses vicissitudes. Rien ne pourrait
donner idée du personnage à qui ne l'a pas vu face
à face et sous toutes ses formes sémillantes ou
piteuses chez Rabelais. Déjà d'ailleurs nous avons
rangé Panurge dans une sorte de galerie fla-
mande 1, à côté de Patelin, de Lazarille, de Fals-
taff, de Sancho Pança, de Perrin Dandin, de Bri-
doison, de Sganarelle, et, pourquoi ne pas le ré-
péter ? non loin de Tartufe, auquel il fait, par sa
naïveté de vice, plus d'un contraste; non loin
surtout de Gil Blas et de Figaro, qui ne viennent
qu'à sa suite en savoir-faire. Mais les amateurs
chers aux curieux, mais dont Rabelais se gausse parmi
les ombres.
I. Voir notre précédent chapitre sur le théâtre, à l'ar-
ticle des farces.
20 DU ROMAN AU XVl*^ SIÈCLE
de vieille peinture sauront bien l'aller reconnaître
et admirer sans nous.
Il y aurait trop à dire sur Rabelais. Il est notre
Shakspeare dans le comique. De son temps il
3. été un l'Arioste à la portée des races prosaïques
de Brie, de Champagne, de Picardie, de Beauce, de
Touraine et de Poitou. Nos noms de provinces,
de bourgs, de monastères, nos habitudes de cou-
vent, de paroisse, d'université, nos mœurs d'éco-
liers, de juges, de marguilliers, de marchands, il a
reproduit tout cela, le plus souvent pour en rire.
Il a compris et satisfait à la fois les penchants
communs, le bon sens droit et les inclinations
matoises du tiers état au xvi^ siècle Savant qu'il
était par goiît et par profession, il s'est fait hom-
me du peuple, et a trouvé moyen de charmer peuple
et savants, ou du moins de se recruter des com-
pères de tout bord. Qu'eût-ce été s'il fiit venu en
plein Louis XII, à une époque de liberté dramati-
que, et si la pensée lui eijt pris de dérouler sur un
théâtre national les scènes de son roman?
Son style mériterait une étude profonde. Bien
des connaisseurs le préfèrent à aucun autre du
temps, et lui attribuent, pour l'ampleur du tour
et l'exquis de l'élocution, certaines qualités d'atli-
cisme primitif qui feraient de lui, en vérité, le plus
étrange des Xénophon. Ce qui est certain, c'est
qu'il abonde en comparaisons uniques et char-
mantes. Il a précédé d'environ quinze années l'ex-
cellent Amyot^ bien plus cité, bien plus autorisé à
I. Amyot débuta dans ses publications en 1549 au
ET DE RAB EL Aïs. 21
titre de prosateur, et incomparablement moins ori-
ginal. Mais il faut tout dire ; le choix des sujets
auxquels le talent s'applique est bien quelque chose
dansla nature du succès. Rabelais a nui à sa fortune
comme écrivain et comme c/a^s/^ue par les autres
genres d'attraits dont il a environné son œuvre, et
par ces imaginations même si récréatives, mais qui
ont paru à plus d'un des énormités rebutantes : il
n'a pas prétendu enduire les bords du vase avec
du miel précisément. On ne s'est pas accoutumé à
l'idée d'aller puiser chez lui par aucun côté comme
à une source pure i.
plus tard, par sa traduction du roman d'Héliodore; Rabe-
lais était censé jusqu'à ces derniers temps avoir débuté
comme romancier, en i$3$, par son Gargantua; on
paraît croire, depuis les intéressantes recherches de
M. Brunet, qu'il débuta par son Pantagruel en 1533, et
même dès 1532. Dans tous les cas son roman n'a pas été
un ouvrage de jeunesse, et l'auteur dut l'entreprendre
très-mûr, entre quarante-cinq et cinquante ans.
I. « En étudiant les compositions de Rabelais, écrit
M. Delécluze, on devient chagrin comme lorsque l'on
voit une belle personne dont le visage commence à être
envahi par une dartre vive. » Pour moi, la dartre ne me
frappe pas; j'y verrais plutôt une belle femme très-bien
portante, trop bien portante, qui s'enivre et qui, dans
l'ivresse, dit et fait toutes choses. Le caractère naturel
et trop naturel domine par tout le livre, même dans les
parties cyniques. « X.e tonneau de Rabelais, a dit je ne
sais qui (Lemontey peut-être), est comme celui de Dio-
gène, hormis qu'il n'est jamais à sec. » C'est plus spiri-
tuel que juste. Rabelais, en ses pires moments, ne vise
pas au Diogène. Galiani l'a osé exprimer en stjle assorti:
22 DU ROMAN AU XVl'^ SIECLE
A d'autres égards, l'influence d'un livre comme
celui de Rabelais fut immense; elle remplit tout
le reste du xvi* siècle. Les imitateurs pullulèrent,
et, quoique en général ils ne soient attachés qu'aux
parties basses et grossières du modèle, plusieurs
réussirent assez dans ce genre facile pour mériter
quelque mention. L'un des premiers fut Guillaume
Des Autels, grammairien et poète alors célèbre,
le même qui intervint en conciliateur dans la que-
relle de Ronsard et de Saint-Gelais. Il composa la
Mitistoire baragouine de Fanfreluche et Gaudi-
clion, dont nous n'avons pu retrouver un seul exem-
plaire. Les Baliverneries ou Contes d'Etitrapel,
avec les Ruses et Finesses de Ragot, Capitaine
des Gueux, par Noël du Fail, seigneur de La Hé-
rissaye, sont des opuscules en prose, de la force
de Villon, de Faifeu ou des Cent Nouvelles, et
dont la lecture peut procurer plaisir, sinon profit,
aux amateurs de littérature facétieuse qui pèchent
volontiers en eau trouble. Le Moyen de parvenir,
le seul des nombreux ouvrages de Béroalde de
Verville dont on se souvienne aujourd'hui, est un
« L'obscénité de Rabelais est naïve, elle ressemble au
c. d'un pauvre homme. » Après cela est-il besoin d'in-
diquer encore une des grandes causes qui ont limité son
succès d'écrivain? Aucune femme, pas même Ninon, ne
peut le lire. Sterne du moins, en réponse à une dame
qui s'effrayait des nudités de son Tristram, a. pu dire :
» Rassurez-vous, voyez, c'est cet enfant de trois ans qui
se roule sur le tapis. » — Chez Rabelais il n'y a plus
d'enfant, et aucun moyen de dire : Voyez.
KT DE RABELAIS. 2J
salmigondis^ véritable, un sale lendemain de
mardi - gras, où les convives lâchent de temps en
temps quelques mots heureux à travers des bouffées
d'ivresse. Comme l'a fort bien remarqué Sorel^,
l'auteur a pris plaisir à tout brouiller; on dirait
un coq-à-l'âne perpétuel ; et si, à force de prêter
attention, l'on y entend quelque chose, ce sont
des contes croustillants qui roulent la plupart sur
des chambrières de chanoine 3. Du Moyen de par-
venir on a extrait la substance de presque tous
les livrets qui portent le nom de Tabarin et de
Bruscambille; l'on pourrait dire que ces deux va-
1. Quelques éditions du livre de Béroalde portaient
ce titre de Salmigondis, qui lui convenait si bien,
2. Remarques sur ie XIV^ livre du Berger extravagant.
— Il est d'ailleurs fâcheux pour le goût de Sorel qu'il
trouve, dans le Moyen de parvenir, plus de contes agréa-
bles que dans tout Rabelais.
3. Voici une anecdote qui vaut mieux. Saumaise étant
à Stockholm, et au lit, malade de la goutte, lisait pour
se désennuyer le Moyen de parvenir ; la reine Christine
entre brusquement chez lui sans se faire annoncer : il
n'a que le temps de cacher sous sa couverture le petit
livre honteux (^perfacetum qiiidem, at suhlurpiciihcm lihel-
lum). Mais Christine qui voit tout l'a vu ; elle va prendre
hardiment le livre jusque sous le drap, et, l'ouvrant, se
met à le parcourir de l'œil avec sourire; puis, appelant
la belle De Sparre, sa fille d'honneur favorite, elle la force
de lui lire tout haut certains endroits qu'elle lui indique,
et qui couvrent ce noble et jeune front d'embarras et de
rougeur, aux grands éclats de rire de tous les assistants.
Huet tenait l'histoire de la bouche de Saumaise, et il la
raconte en ses Mémoires.
24 DU ROMAN AU XVl^ SIECLE
lets ont vécu de la desserte du maUve. Les Apoph-
thegmes du Sieur Gaulard , et les Escraignes
dijonnoises, par Tabourot, sieur des Accords, ap-
partiennent au même genre. On prendra une idée
suffisante de ces vieilleries ordurières dans les
Ècosseuses à\icom\Q. de Caylus, qui ont le propos,
sinon plus décent , du moins plus spirituel. Si les
Serées de Guillaume Bouchet ne valent guère mieux
littérairement que les précédents ouvrages , on
trouve chez ce Macrobe ou cet Athénée duxvi* siècle
une foule de détails de mœur« et d'usages, qui le
rendent utile et précieux à d'autres titres*.
Heureusement pour Rabelais et pour son siècle,
il eut des admirateurs, des imitateurs plus dignes
de lui, qui, sans singer ses vilains côtés, se péné-
trèrent de son esprit, et furent originaux à son
exemple. De ce nombre il faut compter Henri
Estienne, qui, dans son Apologie pour Hérodote,
sous prétexte de défendre l'historien contre l'accu-
sation d'invraisemblance et de mensonge, attaque,
chemin faisant, les ridicules, les préjugés et les
horreurs du temps 2 ; Théodore - Agrippa d'Aubi-
1. Cette série de petits livres plus ou moins panta-
gruéliques est fort recherchée des bibliophiles, et se
trouve sur un rayon particulier de chaque bibliothèque
un peu précieuse, où elle brille dans le maroquin et l'or.
Cela me fait l'effet d'une collection de tabatières rares et
bizarres; mais la drogue première de maître François
n'y est plus,
2. Henri Estienne eut encore cela de commun avec
Rabelais, qu'étant prodigieusement versé dans les lan-
gues anciennes et modernes, il n'en fut pas moins parti-
ET DE RABELAIS. 25
gné, auteur de la Confession de Sancy, et de ce
plaisant dialogue entre Enay et Fœneste, où. il
met si finement aux prises les gasconnades et le
bon sens, Vestre et ]e paf-estre. N'oublions pas les
éloquents et loyaux auteurs de \a. Satyre Ménippée,
surtout cet excellent Passerat, qui avait commenté
chapitre par chapitre Gargantua et Pantagruel^
L'illustre satirique Mathurin Régnier ne fit bien sou-
vent qu'enclore dans la forme stricte de son vers la
san de notre bonne vieille langue, admirateur de Pate-
lin, défenseur de Mnrot, et, comme il le dit en ses Dia-
logues du Nouveau langage françois iialianizé, Celtophile
au milieu des écoliers limousins et des courtesans philau-
soties.
I. J'en ai parlé ailleurs. Voici ce qu'en dit Grosley,
d'après Antoine Le Roy, digne prêtre, le plus dévot des
dévots à Rabelais et son premier biographe : « Passerat
avait puisé à la source où se sont depuis abreuvés Mo-
lière, La Fontaine, Chapelle, Dufresny, Rousseau, Piron :
cette source était le Pantagruel, dont il avait fait une
étude particulière ; étude qui avait produit un Commen-
taire suivi, in quo Rabelasi mentent, quam probe noverat,
et res sérias in jocosis sermonihus inclusas, tanquam in
vagina recondilas, aperiehat. Sur des scrupules qu'on lui
fit naître à l'article de la mort, il permit que le manus-
crit fût jeté au feu. » (^Ménioires sur les Troyens célèbres.')
J'ai saisi en passant cette occasion de mentionner ici
Grosley, qui s'est montré à son tour l'un des francs dis-
ciples de Pantagruel en plus d'une gaieté, et notamment
dans ses facétieux Mémoires de l'Académie de Troyes. Ces
Pantagruélistes sont toute une lignée. Rabelais est le
grand fondateur chez nous d'une philosophie entre la
poire et le fromage.
11. 4
2(5 DU ROMAN AU XVI* SIÈCLE
poésie surabondante de maître François, et, si l'on
peut ainsi dire avec une justesse triviale, il mit en
bouteille le vin du tonneau pantagruélique. Le car-
dinal Du Perron lui-même, ce grand distributeur
des renommées littéraires, avait coutume, toutes
les fois qu'on lui présentait un jeune poëte, de lui
demander : Avez-vous lu l'auteur? et cet auteur
était Rabelais.
Malgré ces autorités imposantes, le genre de
Rabelais ne pouvait subsister dans le roman. En
attendant qu'une œuvre nouvelle, plus d'accord
avec le progrés des mœurs, fît époque, on vivait
sur les traductions italiennes et espagnoles. L'in-
fluence espagnole à laquelle François l**" avait prêté
un moment de faveur au retour de Madrid, et qui
s'était essayée avec éclat parles traductions d'Her-
beray des Essarts, ne prévalut pas contre l'influence
italienne tant que dura ce siècle, et elle ne prit le
dessus qu'avec le suivant. On puisait d'ailleurs
pêle-mêle dans l'une et dans l'autre littérature.
Jean-Louveau d'Orléans et Pierre Larivey le co-
mique traduisaient les Nuits de Straparole. L'in-
fatigable Belleforest faisait passer en notre langue
les Histoires du Bandello, en les enrichissant de
sa propre invention; et Gabriel Chapuis, son suc-
cesseur, rendait le mêmeserviceàl'Arioste, àMon-
temayor et à vingt autres. La Diane de Monte-
mayor enfin inspira VAstrée d'Honoré dUrfé
(1610), et dès lors le genre du roman pastoral fut
créé en France. Les Bergeries de Juliette i et
I. Par ce même Nicolas de Montreux {OUcuix du
ETDERABELAIS. 2/
autres insipides productions qui couraient depuis
la fin du siècle rentrèrent dans l'ombre; VAstrée
seule fit loi et imprima le goiit nouveau. On sait
quelle vogue prolongée s'ensuivit, et quelle innom-
brable quantité de volumes en découlèrent, du-
rant plus de trente ans, sous la plume des Gom-
berville, des La Calprenède, des Puget de la Serre,
des Scudéri. 11 semblerait que tous les chevaliers
errants des Espagnes, battus et pourchassés par le
Don Quichotte de Cervantes, eussent cherché re-
fuge en France et y fussent devenus bergers. A
cette époque passa de mode le genre rabelaisien ,
si cher au xvi* siècle i. En vain Sorel essaya de
M oui-Sacré'), gentilhomme du Maine, dont nous avons
précédemment indiqué quelques pièces de théâtre.
I, Le Rabelais et le D'Urfc, ce sont les deux antipa-
thiques, et dont l'un aussitôt exclut l'autre. Un moderne
a rendu assez bien cela dans une petite épigramme que
j'appellerais de la bonne époque, tant elle est exactement
fabriquée :
La lune règne, et sa clarté divine
D'un flot paisible emplit le firmament ;
L'heure est propice, et je sors doucement :
Four mieux rêver j'emporte un Lamartine,
C'est le D'Urfé de tout poéte-amant.
Et vers le ciel je roulais la prunelle,
Et j'essayais de ma veine rebelle ;
Même j'avais sous mes doigts tout froissé
Le beau vélin du Ladvocal glacé :
Rien ne venait. Or savez-vous la cause ?
Tout au réveil, j'avais pris sans dessein.
20 DU ROMAN AU XVl'' SIECLE
protester, à la manière de Cervantes, contre VAslrée
et les autres romans de bergerie. Son Berger
extravagant, Lysis, est le fils d'un marchand de
soie de la rue Saint-Denis, qui a perdu la tête à
force de lire ces sortes de livres et d'entendre les
tragi-comédies de l'Kôtel de Bourgogne. Sa famille
et le bonhomme Adrien, son curateur, ont beau
lui conseiller d'apprendre plutôt par cœur les
Quatrains de Pibrac ou les Tablettes de Mathieu,
pour les venir dire quelquefois au bout de la
table, quand il y auroit compagnie^, il n''en tient
nul compte, s'échappe un beau Jour et va courir
les champs, déguisé en berger. Après un bon
nombre d'aventures plus ou moins divertissantes,
Le matin vtcine, nue petite dose
De Rabelais, le curc-mé.iecin. '
Et, en effet, il suffit d'une seule pilule rabelaisienne pour
paralyser longtemps le D'Urfé et le Lamartine. Vous
savez cette poudre de Panurge, elle guérit du Werther
et du Grandisson.
I. Molière, qui reprenait son bien partout où il le
trouvait, se souvenait de ce passage de Sorel lorsqu'il a
fait dire au bourgeois Gorgibus, parlant à sa fille
Célie :
Jetez-moi dans le feu tous ces méchants écrits
Qui gâtent tous les jours tant de jeunes esprits;
Lisez-moi comme il faut, au lieu de ces sornettes,
Les Quatrains de Pibrac, et les doctes Tablettes "
Du conseiller Mathieu : l'ouvrage est de valeur.
Et plein de Veaux dictons à réciter par cœur.
Sganarelle, ac/e I, scène t.
ETDE RABELAIS. 29
il tombe aux mains de gens pieux et sensés qui le
guérissent et le marient. Par malheur, au lieu de
prendre en main la cause de la vieille et franche
gaieté, Sorel met en avant la morale chrétienne, et
dans son livre, Homère, l'Arioste et Rabelais ne
sont pas mieux traités que Montcmayor, D'Urfé,
Barclay, auteur de VAr^cnis, Sidney, auteur de
VArcadie. Son roman de Francion,a.ssQz semblable
par le ton au Roman comique, malgré les heureux
traits dont il est semé, n'était guère plus propre à
réhabiliter l'ancien genre que le Berger extrava-
gant à ruiner le nou\t3.Vi. Zay de, \'é]égan\.eZayde
essaya d'une réforme plus réelle dans la région
du tendre; surtout la Princesse de Clèves brilla
comme le plus délicat des joyaux. Mais il faut
désormais attendre jusqu'à Gil Blas pour retrou-
ver la grande et large manière du roman.
Quanta Rabelais lui-même,sa gloire personnelle
résista à ces variations de goîit, et, si elle fut con-
testée quelquefois, ce fut pour reparaître bientôt
triomphante. Il partagea avec Montaigne l'honneur
de plaire au petit comité philosophique de La
Mothe-Le-Vayer, Gassendi, Gabriel Naudé, Gui
Patin et Bernier. Il est vrai que, tandis que Tu-
renne savait et récitait Marot, le grand Condé ne
put soutenir Rabelais, que lui lisait Saint-Evre-
mond. Mais Molière, Racine et La Fontaine, qui
le lisaient de leurs yeux, en firent leurs délices et
souvent leur profit. C'était le bréviaire du Temple
et du Caveau; et quoique le xyiii" siècle ne l'ait
pas apprécié à sa valeur, quoiqu'en particulier
l'auteur de Pangloss se soit montré aussi injuste
30 DU ROMAN AU XVI* SIÈCLE.
qu'ingrat envers l'auteur de Panurge *, le joyeux
curé ne cessa pas d'avoir sa place au club indévot
et cynique de Duclos , Diderot, Morellet et Ga-
liani. Dès l'aurore de notre Révolution, Ginguené
le vengea hautement dans une spirituelle brochure,
tandis que Beaumarchais ressuscitait sur l-a scène
plusieurs de ses personnages; et, depuis lors, Rabe-
lais n'a pu que gagner en estime auprès d'une gé-
nération impartiale et studieuse, qui s'efforce de
tout comprepdre dans le passé, et qui ose admi-
rer le génie sous toutes ses formes.
I. Il lui a fait réparation plus tard en vieillissant
(voir ses lettres à M™'' du Deffand, du ij octobre 1759,
et du 12 avril 1760) : « J'ai relu, après Clarisse,
quelques chapitres de Rabelais, comme le combat de
Frère Jean des Entommeures et la tenue du Conseil de
Picrochole; je les sais pourtant presque par cœur, mais
je les ai relus avec un très-grand plaisir, parce que c'est
la peinture du monde la plus vive... Je me repens d'avoir
dit autrefois trop de mal de lui. »
'W
:o
CONCLUSION
N coup d'oeil jeté en arrière suffira
pour résumer dans l'esprit du lecteur
les principaux traits du tableau que
nous avons essayé de tracer. Sous le
point de vue littéraire, le xvi^ siècle
en France est tout à fait une époque de transition.
Une grande et profonde rénovation s'y agite et
s'y essaye, mais rien ne s'y achève. Dans ses pre-
mières années, il nous oftVe l'antique littérature
gauloise en décadence ; dans ses dernières, la lit-
térature française monarchique qui commence avec
Malherbe. Durant l'intervalle, et sous les quatre
derniers Valois, on voit naître, régner et dépérir
l'école précoce et avortée de Ronsard . Cinq grandes
générations poétiques remplissent cette période de
cent années : i" la vieille génération de Crétin,
Coquillart, Le Maire, Blanchet, Octavien de Saint-
Gciais, Jean Marot : reste du xv*^ siècle, elle se
prolonge assez avant dans le nouveau parBourdi-
gné, Jean Bouchet, etc., etc. ; 2° la génération
fille de la précédente, et qui, née avec le siècle,
règne jusqu'à la mort de François 1**" : elle com-
prend Clément Marot, Mellin de Saint - Gelais,
32 LITTÉRATURE AU X V l'^ SIÈCLE.
Brodeau, Héroët; elle a pour vétéran retardataire
le plus opiniâtre Charles Fontaine. 3° La généra-
tion enthousiaste, qui rompt en visière à ses deux
aînées : ce sont les poëtes de la Pléiade, les pre-
miers disciples et compagnons de RonsarJ ; d'Au-
bignéen garde la manière jusques après Henri IV
i" La génération respectueuse et soumise de Des
Portes, Bertaut, Du Perron; elle se continue, sous
Louis XIII, par Des Yveteaux , Colletet, made-
moiselle de Gournay. 5" Enfin la génération réfor-
matrice de Malherbe, qui fonde la poésie française
du grand siècle, et qui, avant d'en voir commen-
cer les beaux jours, devient elle-même invalide et
surannée en la personne de Maynard. Sur le théâtre
se sont succédé des variations à peu près corres-
pondantes. On a pu y saisir quatre périodes :
1" la période gauloise des mystères, des moralités^
des farces et sotties; elle brille de son plus vif
éclat sous Louis XII avec Pierre Gringoire, et finit
vers 1552, à la venue de Jodelle. 2" La période
grecque-latine, c'est-à-dire celle des imitations
sjrviles d'Eurioide et de Sénèque; Jodelle en est
le fondateur, Garnier le héros; elle ne va guère
au delà de 1588, et se perd dans l'interruption des
études, causée par les troubles civils, 3° La période
grecque-espagnole, durant laquelle la manière de
Garnier et des anciens se mêle et se combine avec
celle de Lope de Véga et de Cervantes : c'est le
règne de Hardy, Claveret, Scudéri, etc., etc.
4° Enfin, la période française proprement dite,
française au moins d'abord par la coupe et le
style, celle dont l'ère date de la Sophonisbe et
CONCLUSION. jj
du Cid, et dans laquelle prendront place un jour
Racine et Voltaire. Quant au genre du roman, le
résume en est court : il n'y eut de marquant que
Rabelais et D'Urfé. Sur ces classifications un peu
arides, mais exactes autant que des formules peu-
vent l'être, si le lecteur, maintenant riche en sou-
venirs, consent à répandre cet intérêt qui s'attaciie
aux hommes et aux œuvres, ce mouvement qui
anime la naissance, la lutte et la décadence des
écoles, en un mot, cette couleur et cette vie sans
lesquelles il n'est pas d'intelligence du passé, il
concevra de la poésie du xv!*" siècle une idée assez
complète et fidèle. Peut-être alors, reportant ses
regards sur des époques déjà connues, il décou-
vrira des aperçus nouveau.K dans des parties jus-
que-là obscures; peut-être l'âge littéraire de
Louis XIV gagnera à être de la sorte éclairé par
derrière, et toute cette scène variée, toute cette
représentation pompeuse, se dessinera 'plus nette-
ment sur un fond plus lumineux. Peut-être aussi
pourra-t-il de là jaillir quelque clarté inattendue
sur notre âge poétique actuel et sur l'avenir pro-
bable qui lui est réservé. Nous - même, en termi-
nant, nous hasarderons, à ce sujet, quelques façons
de voir, quelques conjectures générales, avec la
défiance qui sied lorsqu'on s'aventure si loin.
A envisager les choses de haut, il est aisé de dis-
cerner dans l'histoire d'Europe, depuis les temps
anciens jusqu'à nos jours, deux grands ordres so-
ciaux, savoir : l'antiquité grecque et romaine, d'une
part, et le moyen âge, de l'autre. Entre ces deux
mondes il y a un prodigieux abîme, creusé et com-
î
34 XITTERATURE AU XVI* SIÈCLE.
blé par le christianisme et par les barbares. Le
second état de la société, le moyen âge, peut être
considéré comme fini. Voici trois siècles environ
que l'humanité est en voie de recommencer une
troisième ère. Jusqu'ici, pourtant, elle a été plus
occupée à détruire qu'à fonder, et les ruines du
croulant édifice n'ont point encore cessé partout
de peser sur elle. Selon qu'on la prend sur l'une
ou l'autre de ces deux cimes sociales, la poésie
présente, comme on peut croire, des aspects bien
différents et bien contraires. Dans l'antiquité
grecque, qui fut la mère de toute l'antiquité poé-
tique, dans cette terre de splendeur et de liberté,
rien ne manqua à l'embellissement et au triomphe
de sa jeunesse ; elle fut douée, dès sa naissance,
comme par l'Olympe assemblé, de tous les dons
les plus charmants relie eut un idiome retentissant
et sonore, une musique mélodieuse, la magie du
pinceau, les miracles de la statuaire, Homère et
Pindare, Timothée et Phidias. Il y avait dans ce
premier souffle si pur tant de séduction et de puis-
sance, que, plus tard, Alexandrie et Rome ne firent
que s'en inspirer et le répéter; qu'une fois entendu
par une oreille humaine, il ne peut jamais en être
oublié, et qu'il s'est mêlé depuis, comme un écho
lointain, à tout ce qui s'est fait d'harmonieux sur
la terre. Mais si de là, si du théâtre d'Athènes et
des solennités olympiques, nous nous transportons
brusquement au sein de l'autre monde, parmi les
barons, les moines et les serfs, sur ce sol agreste,
tout hérissé de clochers et de créneaux, la poésie
nous y apparaît encore , quoique sous un aspect
CONCLUSION. 35
bien autrement sérieux et sévère. Ici point de
liberté, partout l'oppression et la force, des jar-
gons disgracieux et rebelles, nulle science du pin-
ceau ou de la lyre : ce qui manque alors , ce sont des
moyens d'expression et des organes. Les âmes ont
peine à se f^ire jour à travers les cilices et les ar-
mures. Non pas qu'il n'en sorte encore par instants
des accents généreux ou tendres , héroïques ou
plaintifs. La littérature provençale en abonde; elle
est teinte de fines et fraîches nuances, fleur bril-
lante et passagère qui naquit au soleil, sur un
champ de bataille, dans l'intervalle de deux com-
bats. Mais, en somme, toutes ces productions lit-
téraires sont de beaucoup inférieures à la poésie
intime d'un âge si énergique, et ne la représentent
qu'imparfaitement. Cette poésie éclate ailleurs et
déborde par d'autres voies. Elle est dans les tour-
nois galants, dans les lances brisées, dans les
luttes corps à corps; elle est dans les saintes croi-
sades et dans les pèlerinages au Calvaire; elle est
surtout, avec sa foi religieuse et son génie catho-
lique, dans ces innombrables et magnifiques églises^
dans ces sublimes cathédrales, devant lesquelles se
confond et s'abîme notre misérable petitesse.
Quand il se mettait une fois en frais de poésie, le
colosse au gantelet d'acier écrivait ses épopées sur
la pierre.
Cependant le moyen âge ne tarda pas à décli-
ner. Les langues se polirent; l'étude de l'antiquité
donna à certains esprits la pensée et les moyens
d'en égaler les chefs-d'œuvre. Il y eut alors pour
les nations modernes un instant décisif. Les tra-
^6 LITTÉRATURE AU XVI*^ SIÈCLE.
ditions religieuses , féeriques et chevaleresques,
subsistaient encore dans toute leur force et leur
éclat ; et de plus la parole, travaillée et assouplie
par le temps, l'usage et Tétude, se prêtait à consa-
crer ces souvenirs récents et chers. Dante, le grand
devancier, l'Arioste et le Tasse ; Spenser, Shak-
speare et Milton, appartiennent plus ou moins à
cette époque opportune de la Renaissance. Dante,
de son haut sommet, n'y louche guère que par son
guide Virgile ; les autres s'y rapportent tout en-
tiers. Leurs admirables poëmes, placés au con-
fluent de l'antiquité et du moyen âge, s'élèvent
comme des palais magiques sur des îles enchan-
tées, et semblent avoir été doués à l"envi de toutes
leurs merveilles par les fées, les génies et les
Muses. En France malheureusement rien de pa-
reil n'arriva. Ce confluent , ailleurs si pittoresque
et si majestueux, ne présente chez nous qu'écume
à la surface , eaux bourbeuses et fracas bientôt
apaisé.
En vérité plus j'y réfléchis, et moins je puis croire
qu'un homme de génie apparaissant du temps de
Ronsard n'eiit pas tout changé. Mais, puisqu'il n'est
pas venu, sans doute il ne devait pas venir. Les
circonstances d'ailleurs n'avaient rien de fort pro-
pice. Comme je l'ai dit précédemment, et comme
l'a dit bien mieux que moi un éminent écrivain de
nos jours i,nous nous étions nous-mêmes dépouillés
par degrés de notre propre héritage ; nous avions
I. M. Ballanche (Essai sur les histitiitions sociales,
cliap. XI, seconde partie).
CONCLUSION. 37
déjà, perdu le souvenir de nos âges fabuleux, et les
tombeaux de nos ancêtres ne nous avaient rien
appris. Quand arriva l'antiquité à flots tumul-
tueux, charriant dans son cours quelques trésors à
demi gâtés de la moderne Italie, elle ne trouva
rien qui la contînt et brisât son choc; elle fit
irruption et nous inonda. Jusqu'à Malherbe, ce ne
fut que débordement et ravage. Le premier il posa
des digues et fit rentrer le fleuve en son lit. Cette
révolution littéraire reçut un grand appui et un
développement prodigieux des conjonctures poli'
tiques qui survinrent et dominèrent au xvii® siècle.
Quelques mots suffiront à notre pensée.
Dès l'instant que les ressorts du régime théocra-
tique et féodal en vigueur au moyen âge s'étaient
détendus, la société avait aspiré sourdement à une
organisation nouvelle. Mais, avant d'en venir à se
reconstituer sur d'autres bases, elle avait à fran-
chir bien des siècles, et à redescendre de ce haut
donjon où elle était assise, par autant de degrés
qu'elle y était montée. Or il y avait plus d'une
voie pour en redescendre, et la marche n'a pas été
la même dans les différents pays. On conçoit une
monarchie forte ^ tutélaire, munie d'obstacles et
de garanties, à demi féodale et déjà représentative^
qui donne refuge à la société en péril sur une pente
trop rapide, lui sauve les secousses, les écarts, les
chutes, et lui permette de croître sous son abri
pour les destinées de l'avenir. C'est ce qui s'est
réalisé en Angleterre; en France, il en a été autre-
ment. Malgré plusieurs tentatives infructueuses,
une semblable monarchie n'a pu être fondée. Après
LITTERATURE AU XVl*' SIECLE.
les bouleversements de la Ligue, Henri IV et Sully
parurent en comprendre le besoin et en nourrir le
projet. Mais Richelieu, trop confiant en son génie,
se dirigea sur d'autres principes, et Louis XIV reçut
de ses mains un sceptre absolu, une monarchie
brillante, éphémère, artificielle et superficielle, sans
liaison profonde avec le passé et l'avenir de la
France, ni même avec les mœurs du temps. Cette
fête monarchique de Louis XIV, célébrée àVersailles
entre la Ligue et la révolution de 89 , nous fait
l'effet de ces courts et capricieux intermèdes qui
ne se rattachent point à l'action du drame; ou, si
l'on veut encore, c'est un pont élégant et fragile
jeté sur l'abîme. Sur ce pont tapissé d'or et de soie
s'élèvent d'admirables statues : voilà l'image des
beaux génies du grand siècle. Ils sont là tous,
debout, autour d'un trône de parade, comme un
accident immortel.
Mais tout se tient : le sublime accident devint
un fait grave et eut d'immenses résultats. L'Eu-
rope alors avait jeté son premier feu poétique, et
n'enfantait plus rien de vraiment grand. Épuisée
par de longues querelles religieuses et guerrières,
elle se recueillait en silence pour des luttes pro-
chaines, et sommeillait, comme Alexandre, à la
veille d'un combat. Pendant ce travail lent et sourd
qui s'accomplissait au cœur même de la société, et
au milieu des débats philosophiques qui en agi-
taient la surface, quelques esprits d'élite, quelques
oisifs de distinction , cultivaient la poésie. Dans
leurs habitudes raffinées d'éducation et de vie, ils
durent adopter le ton et le langage de notre belle
CONCLUSION. 39
littérature. Elle était en quelque sorte le dernier
mot de la civilisation monarchique. L'Allemagne,
l'Angleterre, l'Italie, l'Espagne, le Portugal, c'est-
à-dire les beaux esprits et les grands seigneurs de
ces contrées, s'y conformèrent à l'envi.
Notre révolution éclata : elle conquit l'Europe
par les armes comme la vieille monarchie avait fait
par les lettres. Mais l'Europe était lasse , et une
double réaction commença et contre nos lettres et
contre nos armes. On en sait l'issue. Les Jeunes
écoles poétiques insurgées renièrent le xviii^ siè-
cle, et, remontant plus haut dans leurs fastes,
tendirent la main aux vrais pères de l'art : Byron,
Scott, se rallièrent à Spenser et à Shakspeare, les
Italiens à Dante; et si, en d'autre pays, le
même mouvement ne s'est pas décidé encore ,
c'est que des causes funestes l'arrêtent et l'en-
chaînent. Mais nulle part plus vite ni plus vive-
ment qu'en France la réaction poétique ne s'est
fait sentir : elle y présente certains traits qui la
distinguent et lui donnent un caractère propre.
En secouant le joug des deux derniers siècles, la
nouvelle école française a dû s'inquiéter de ce qui
s'était fait auparavant et chercher dans nos origines
quelque chose de national à quoi se rattacher.
A défaut de vieux monuments et d'oeuvres impo-
santes, il lui a fallu se contenter d'essais incom-
plets, rares, tombés dans le mépris; elle n'a pas
rougi de cette misère domestique et a tiré de son
chétif patrimoine tout le parti possible avec un
tact et un goût qu'on ne saurait trop louer. André
Chénier, de qui date la réforme, paraît avoir lu
^O LITTERATURE AU XV r SIECLE.
quelques-uns de nos anciens poètes *, et avoir
compris du premier coup que ce qu'il y avait
d'original en eux, c'était l'instrument. En le re-
prenant, sans façon, par droit d'héritage, il l'a
dérouillé, retrempé et assoupli. Dès lors une nou-
velle forme de vers a été créée, et ses successeurs
ont été affranchis du moule étroit et symétrique de
Malherbe et de Boileau. Depuis André Chénier,
un autre perfectionnement a eu lieu. Toute sa ré-
forme avait porté sur les vers pris isolément; il
restait encore à en essayer les diverses combinai-
sons possibles, et, sur les débris de la vielle 5faMce,
à reconstruire la strophe d'après un plus large
plan. Déjà Ronsard et ses amis avaient tenté
beaucoup en ce point; mais leurs efforts n'avaient
pas toujours réussi, ou bien Malherbe n'en avait
pas assez tenu compte. L'honneur de recom-
mencer et de poursuivre ce savant travail de mé-
canisme était réservé à Victor Hugo. Ce qu'André
Chénier avait rénové et innové dans le vers, notre
jeune contemporain l'a rénové et innové dans la
strophe; il a été et il est harmoniste t\. architecte
en poésie. Grâce à lui, il semble, en quelque sorte,
que l'orchestre de Mozart et de Rossini remplace
celui de Grétry dans l'ode; ou encore l'ode, ainsi
construite, avec ses voiites et ses piliers, ses fes-
tons et ses découpures sansnom.bre, ressuscite aux
yeux le style des cathédrales gothiques ou de
l'Aihambra. Sans insister plus longuement ici sur
I. Je me suis arrêté depuis à l'opinion qu'il les a peu
connus ; mais il a fait mieux, il les a retrouvés.
CONCLUSION. 4.1
un résultat qu'il nous suflBt de proclamer, l'on peut
donc dire que, partie instinct, partie étude, l'école
notivelleen France a continué l'école du xvi® siècle
sous le rapport de la facture et du rhythme.
Quant aux formes du discours et du langage, il y
a.vait bien moins à profiter chez nos vieux poëtes.
Les Anglais et les Italiens, pour rajeunir leur
langue, n'ont eu qu'à la replonger aux sources pri-
mitives de Shakspeare et de Dante; mais nous
manquions, nous autres, de ces immenses lacs
sacrés en réserve pour les jours de régénération i,
et nous avons diî surtout puiser dans le présent
et en nous-mêmes. Si l'on se rappelle pourtant
quelques pages de V Illustration par Joachim Du
Bellay, certains passages saillants de mademoi-
selle de Gournay, de D'Aubigné ou de Régnier :
si l'on se figure cette audacieuse et insouciante
façon de style, sans règles et sans scrupules, qui
marche à l'aventure comme la pousse la pensée,
on lui trouvera quelques points généraux de res-
semblance avec la manière qui tend à s'introduire
et à prévaloir de nos jours. Un homme de beau-
I. On me cite des prosateurs, Villehardouin, Join-
ville, Froissart, Amyot, etc., etc. Mais Amyot, si char-
mant qu'il soit, n'a pas d'originalité propre ni rien où
l'on puisse vraiment se tremper; Froissart lui-même,
comme Joinville, est surtout naïf; Villehardouin, plus
grand, nous fuit à l'horizon et appartient à une langue
trop lointaine et tout à fait discontinuée. De tous, ce
serait encore le seul Rabelais qui aurait pu nous être
un de ces réservoirs dont nous parlons, un de ces lacs
sacrés, — oui, s'il n'était pas avant tout une mare,
n. 6
42 LITTERATURE AU X V I*^ SIECLE.
coup d'esprit et d'érudition i s'est plaint malicieu-
sement que depuis quelques années on avait dis-
tendu notre pauvre langue jusqu'à la faire
craquer. Le mot est d'une parfaite justesse. Le
moule de style en usage depuis Balzac jusqu'à
Jean-Jacques a sauté en éclats, aussi bien que le
moule du vers. Le dernier, le plus habile et le
plus séduisant soutien du pur et classique lan-
gage, M. Villemain, a beau lui prêter l'autorité de
sa parole, en dissimuler les entraves, en rajeunir
les beautés, et vouloir le réconcilier avec les
franchises nouvelles : sans doute il y réussit à
force de talent ; mais ce triomphe est tout indivi-
duel. A tort ou à raison, ceux même qui admirent
le plus ce bel art ne s'y conformeront guère.
La manière de notre siècle, on peut l'affirmer à
coup sûr, sera moins correcte et moins savante,
plus libre et plus hasardée, et sans revenir aux
licences du xvi* siècle, il en reprendra et il en a
déjà repris ce quelque chose d'insouciant et d'im-
prévu qui s'était trop effacé dans l'étiquette monar-
chique de l'âge suivant. Mais là doit finir toute la
ressemblance. A part une certaine allure commune
de style et la forme du vers, on ne voit pas en
quoi notre époque littéraire pourrait se rapprocher
de celle dont on vient de parcourir le tableau. Je ne
sais même s'il faut regretter que ces liens ne
soient pas plus nombreux ni plus intimes, et
qu'à l'ouverture d'une ère nouvelle, en nous lan-
I. M. Delécluze (^Préface de Roméo et Jidietle, nouvelle
traduite de Luigi da Porto).
CONCLUSION. 43
çant sur une mer sans rivages, nous n'ayons pas
de point fixe oîi tourner la boussole et nous orien-
ter dans le passé. Si aucun fanal ne nous éclaire
au départ, du moins aucun monument ne nous
domine à l'horizon et ne projette son ombre sur
notre avenir. En poésie comme en politique,
peuple jeune, émancipé d'hier, qui sait où n'ira pas
notre essor? A voir les premiers pas, qui oserait
assigner le terme? La nation qui a donné le der-
nier mot d'ordre littéraire à la vieille société
pourrait bien donner le premier à la nouvelle.
Déjà, dans nos rêves magnifiques, nous avons
plus que des présages. La lyre perdue a été re-
trouvée, et des préludes encore inouïs ont été
tendus. L'un, prêtant à l'âme humaine une voix
pleine d'amour, a chanté, en cet instant de crise
et de passage, l'élégie du Doute et de l'Anxiété,
l'hymne de l'Espérance et de la Foi i. L'autre,
plus humble et parlant plus bas à la foule d'où il
est sorti, a ému les fils en leur disant les exploits
et les malheurs des pères; Anacréon-Tyrtée, Ho-
race d'un siècle libre, il a célébré la France, et
Néris, et la gloire 2. Un autre, jeune et fort, a
remonté les âges ; il a revêtu l'armure des barons,
CL soulevant sans effort les grandes lances et les
longues épées, il a jeté, comme par défi, dans
l'arène lyrique, un gant de fer dont l'écho reten-
tira longtemps 3. Blanche, pudique, à demi voilée,
1. Lamartine.
2. Béranger.
3. Victor Hugo.
^^ LITTERATURE AU XV l'^ SIECLE
une muse plus timide interroge aussi les fastes
antiques de notre histoire; elle aussi palpite no-
blement au bruit des armes et au nom de France;
mais, alors même qu'elle est sous le casque, un
seul de ses gestes, de ses regards, de ses accents,
nous révèle le tendre coeur d'une femme, comme
chez Clorinde ou Herminie i. Rappellerai-je au
siècle ingrat ce poëme trop peu compris, ce mys-
tère d'une élévation si pure, dans lequel notre
langue a pour la première fois appris à redire,
sans les profaner, les secrets des chérubins? 2
Mais c'est assez et trop parler de l'époque pr'Ssente,
de ses richesses et de nos espérances. L'enthou-
siasme qui a pour objet les contemporains impor-
tune ou fait sourire, et ressemble toujours à une
illusion ou à une flatterie. D'ailleurs, faible et
peu clairvoyant que nous sommes, il nous sied
moins qu'à tout autre d'oser prédire. Notre foi
en l'avenir a trop souvent ses éclipses et ses dé-
faillances : l'exemple de Joachim Du Bellay
semble fait exprès pour nous guérir des beaux
songes. Qu'on nous pardonne toatefois d'y avoir
cédé un instant. Au bout de la carrière, nous
avons cru entrevoir un grand, un glorieux siècle,
et nous n'avons pu résister au bonheur d'en sa-
luer l'aurore.
Avril 1828,
I. Madame Tastu.
2 Le poëme (TEloa par M. de Vigny,
«-^1
APPENDICE
Dans l'édition in-S" de 1828, le premier volume, qui
contenait le Tableau de la. Poésie française et du. Théâtre
français au xvie siècle à\.a\l suivi et complété d'un second
qui renfermait les Œuvres choisies de Ronsard avec notes
et commentaires. Je reproduis ici de ce second volume
la notice biographique qui était en tète, et qui peut ser-
vir d'appendice à ce qui a été dit précédemment sur le
poète.
VIE DE RONSARD
'est Ronsard lui-même qui va nous
donner, sur sa famille, sa naissance,
son éducation et ses premières aven-
tures, des notions détaillées et incon-
testables, grâce à l'épitre suivante
qu'il adresse à Belleau
A PPENDICE.
A REMI BELLEAU
EXCELLENT POETE FRANÇOIS.
Je veux, mon cher Belleau, que tu n'ignores point
D'où, ne qui est celuy que les Muses ont joint
D'uji nœud si ferme à ioy, afin que des années
A nos neveux futurs les courses retournées
Ne cèlent que B elleau et Ronsard n'estaient qu'un,
Et que tous deux avaient un mesme cœur commun.
Or quant à mon ancestre, il a tiré sa race
D'où le glacé Danube est voisin de la Thrace :
Plus bas que la Hongrie, en une froide part,
Est U7i Seigneur nommé le Marquis de Ronsart,
Riche d'or et de gens, de villes et de terre.
Un de ses fils puisne^, ardant de voir la guerre,
Un camp d'austres puisne\ assembla ha\ardeux,
Et quittant son pays, fait Capitaine d'eux.
Traversa la Hongrie et la basse Allemaigne,
Traversa la Bourgongneet la grasse Champaigne,
Et hardy vint servir Philippes de Valois,
Qui pour lors avoit guerre encontre les Anglois.
Il s'employa si bien au service de France,
Que le Roy lui donna des biens à suffisance
Sur les rives du Loir : puis du tout oubliant
Frères, père et pays, François se mariant^
Engendra les ayeux dont est sorty le père
Par qui premier je vy ceste belle lumière.
I
VIEDERONSARD. 47
Mon père de Henry gouverna la Maison,
Fils du grand Roy François, lorsqu'il fut en prison
Servant de seur hostage à son père en Espagne :
Faut-ilpas qu'un servant son Seigneur accompagne
Fidèle à sa fortune, et qu'en adversité
Luy soit autant loyal qu'en la félicité?^
Du costé maternel fay tiré mon ligjiage
De ceux de la Trimouille et de ceux du Bouchage,
Et de ceux de Rouaux, et de ceux de Chaudriers
Qui furent en leur temps si vertueux guerriers,
Que leur noble vertu, que Mars rend éternelle,
Reprint sur- les Anglais les murs de la Rochelle,
Oii l'un de mes ayeux fut si preux, qu'aujourd'huy
Une rue à son las porte le nom de luy.
Mais, s'il te plaist avoir autant de cognoissance
{Comme de mes ayeux) du jour de ma naissance.
Mon Belleau, sans mentir je diray vérité
Et de Van et du jour de ma nativité.
L'an que le Roy François fut pris devant Pavie,
Le jour d'un Samedy Dieu me presta la vie
L'on\iesme de Septembre, et presque je me vy
Tout aussi tost que né de la Parque ravy.
Je ne fus le premier des enfans de mon père ;
Cinq devant ma naissance en enfajita ma mère :
I. On lit dans l'édition des Lettres de Marguerite de
Navarre publiées par M. Génin (page 465), une lettre du
père de Ronsard qui annonce l'arrivée à Pédraze des
princes François et Henri, dont il est maître d'hôtel.
48 APPENDICE.
Deuxsont morts au berceau, aux trois vivans en rien
Semblable je ne suis ny de mœurs ny de bien.
Si tost que feu neuf ans, au collège on me meine :
Je mis tant seulement un demy-an de peine
D'apprendre les leçons du régent de Vailly,
Puis sans rien prof ter du collège sailly,
Je vins en Avignon, oii la puissante armée
Du Roy François estait fièrement animée
Contre Charles d'Austriche, et là je fus donné
Page au Duc d'Orléans : après je fus mené
Suivant le Roy d'Escosse en Escossoise terre,
Oii trente mois je fus et six en Angleterre.
A mon retour ce Dvc poîir page me reprint ;
Long temps à l'Escurie en repos ne me tint
Qu'il ne me renvoyast en Flandres et Zèlande,
Et depuis en Escosse, oii la tempeste grande
Avecques Lassigni cuida faire toucher.
Poussée aux bords Anglois,ma nef contre un rocher.
Plus de trois jours entiers dura ceste tempeste,
D'eau, de gresle et d' esclairs nous 7nenaçant la teste:
A la fin arrive^ sans nul danger au port,
La nef en cent morceaux se rompt contre le bord.
Nous laissant sur la rade, et point n'y eut de perte
Sinon elle qui fut des flots salei couverte.
Et le bagage espars que le vent secouoit.
Et qui servoit flottant aux ondes de jouet.
D'Escosse retourné je fus mis hors de page,
Et à peine- sei'{e ans avaient borné mon âge.
Que l'an cinq cens quarante avec Baïf je vins
VIEDERONSARD. 49
En la haute Allemaigiie, où dessous luy j'apprins
Combien peut la Vertu : après la maladie
Par ne sçay quel Destin me vint boucher l'ouïej
Et dure m'accabla d'assommement si lourd,
Qii'encores aujourdUiuy j'en reste demy-sourd.
L'an d'après, en Avril, Amour me fit surprendre.,
Suivant la CouràBlois, des beaux yeux de Cassandre ;
Soit le nom/aux ou vray, jamais le Temps vainqueur
N'effacera ce nom du marbre de mon cœur.
Convoiteux de savoir disciple je vins estre
De DAURAxà Paris qui sept ans fut mon Maistre
En Grec et en Latin : che^ luy premièrement
Nostre ferme amitié print son commencement.
Laquelle dans mon ame à tout jamais et celle
De nostre amy Baïf sera perpétuelle i.
Si tous les biographes de Ronsard avaient lu
attentivement cette pièce, ils auraient été plus
d'accord sur quelques faits vivement débattus.
Pierre de Ronsard naquit donc le ii septem-
bre 15 24 2 (au château de la Poissonnière), dans le
1. Œuvres de Ronsard, élégie xx.
2. Non pas, comme on l'a avancé, le jour vtême de la
bataille de Pavie, mais durant l'année. La bataille de
Pavie eut lieu le 24 février 1525; comme l'année alors
ne commençait qu'à Pâques, on rapportait cette bataille
à la date de 1524, et j'y rapporte aussi la naissance de
Ronsard. Goujet pourtant le fait naître en 1525, Il s'agi-
rait de savoir si, dans son épître à Belleau, Ronsard
compte l'année à la nouvelle ou à l'ancienne manière.
Il était né sous l'ancienne chronologie, mais peut-être
II. 7
So
APPENDICE.
Vendômois, d'une famille noble, originaire de Hon-
grie. Mis à neuf ans au collège de Navarre, sous
un régent nommé de Vailly, il se dégoûta des
études, et entra au service du duc d'Orléans,
fils de François I**", puis à celui de Jacques d'Ecosse;
de là un séjour de trois années en Grande-Bre-
tagne. Il revint de nouveau au duc d'Orléans, qui
l'envoya en divers lieux et l'adjoignit à diverses am-
bassades. C'est dans un second voyage en Ecosse,
entrepris vers cette époque, qu'il fit naufrage avec
le sieur de Lassigiiy, et qu'il dut son salut à un
coup de la fortune. Il avait seize ans alors (iS+o);
il suivit Lazare de Baïf en Allemagne, à la diète
de Spire, et aussitôt après, quoiqu'il n'en dise rien
dansl'épître, le célèbre capitaine Langey Du Bellay
en Piémont. Mais il venait d"être atteint d'une sur-
dité, qui le dégoûta de la cour et du monde ;
l'amour, qui s'empara de son cœur à Blois, en avril
1 54.1, ajouta peut-être encore à ce dégoût des plai-
sirs, à cette passion soudaine pour la retraite et
l'étude. Il se mit donc, vers 1541 ou 1542 au plus
tard, au collège de Coqueret, sous les soins de Jean
Dorât ou Daurat, qu'il avait connu chez Lazare de
Baïf. Jean- Antoine de Baïf, fils naturel de Lazare,
et Remy Belleau, devinrent ses condisciples les plus
qu'au moment où il fit l'épître, il suivait la nouvelle
(voir au Dictionnaire de Bayle l'article Ronsard sur ces
incertitudes). Ce qui fixerait tout, ce serait de vérifier si
c'était en 1524 ou en 1525 que le 11 septembre tombait
un samedi, puisqu'il dit être né un tel jour de la semaine.
J'en laisse le soin à quelque bénédictin futur.
VIE DE RONSARD. 5l
intimes; il faut leur joindre Lancelot de Caries et
Marc-Antoine Muret, qui depuis s'illustrèrent dans
la poésie et l'éloquence latines. Là, durant sept
années d'études, au milieu des veilles laborieuses
et des discussions familières, au sein de cette
Ecole normale du temps, si l'on peut ainsi dire,
Ronsard jeta les fondements de la révolution litté-
raire qui changea l'avenir de notre langue et de
notre poésie. Nous en avons assez parlé ailleurs
pour n'avoir pas à y revenir ici. Cette retraite de
sept années nous mène jusqu'en 154.8 ou iS49j
époque où les essais de Ronsard et de ses amis
commencèrent à franchir les murailles du collège,
et à se répandre dans le public des érudits et des
courtisans. C'est vers la fin de ces sept années,
peut-être dans la dernière, comme on pourrait le
croire d'après Claude Bineti, que Ronsard, reve-
nant de Poitiers à Paris, fit la rencontre de Joa-
chim Du Bellay, jeune gentilhomme angevin; ils
se convinrent aussitôt, et se prirent d'une vive ami-
tié l'un pour l'autre. Ronsard emmena Du Bellay
à Paris, et l'associa aux études communes sous
Dorât. Peu après (iS49-iSS°)> ^^ Bellay publia
I. Claude Binet, quoique ami et disciple de Ronsard,
paraît assez inexactement informé des premières années
de ce poëte, et les dates qu'il donne me semblent sou-
vent suspectes. Dans la préface mise en tête de la pre-
mière édition de ses odes C^ÎSO)» Ronsard loue Du Bel-
lay et parle de la longue fréquentation qu'ils ont eue
ensemble, ce qui suppose au moins deux ou trois ans de
familiarité, et reporterait le début de leur liaison vers
1547 ou 1548 au plus tard.
52 APPENDICE.
son Illustration de la Langue française, où il dé-
veloppa si éloquemment ses idées et celles de ses
amis. Il ne paraît pas que Ronsard eût rien publié
encore de considérable quand Du Bellay porta ce
premier coup à la vieille école; on ne saurait dou-
ter pourtant que ce coup ne partît de lui au moins
autant que de Du Bellay, et ce serait à la fois une
erreur et une injustice d'attribuer à celui-ci une
priorité qui appartient évidemment à l'autre. Sans
Ronsard, il est douteux que Du Bellay se fût ja-
mais livré à la poésie, surtout au genre alors mo-
derne de haute et brillante poésie; sans Du Bellay,
Ronsard n'eût rien perdu de ses idées, et la ré-
forme se serait accomplie également. Dans une
pièce où il évoque l'ombre de Du Bellay, Ronsard
met à la bouche de son ami les paroles suivantes,
que tant de contemporains auraient pu démentir,
s'il y avait eu lieu :
Amy, que sans tache d'envie
J'aimay quand je vivais comme ma propre vie,
Qui premier me poussas et ine formas la vois
A célébrer l'honneur du langage français^
Et compagnon d'un art tu me montras l'adresse
De me laver la bouche es ondes de Permesse^, etc.
Vlllustration de Du Bellay irrita bien des
amours-propres et souleva bien des inimitiés. Les
quatre premiers livres d'Odes de Ronsard, impri-
més en iSSOj peu de mois après, furent violem-
I. Discours à Loys Des Masures.
VIE DE RONSARD. 53
ment attaqués à la cour par Mellin de Saint-Gelais
et sa coterie 1. Du Bellay, dans la satire du Poëte
courtisan, Ronsard en plusieurs endroits Je ses
odes j ripostèrent avec amertume; on a beaucoup
cité cette strophe du dernier (il s'adresse à l'Ombre
de Marguerite de Navarre, la sœur de François I*',
etj comme il l'appelle, au savit Astre navarrois) :
Escarte loin de mon chef
Tout malheur et tout meschef;
Préserve-moy d'infamie,
De toute langue ennemie
Et de tout acte malin,
Et fay que devant mon Prince
Désormais plus ne me pince
La tenaille de Mellin 2 /
Le docte L'Hospital, qui était alors chancelier de
madame Marguerite, sœur de Henri II , prit en
1. Mellin de Saint-Gelais était pourtant excepté dans
la préface (ainsi qu'Hëroet et Scève) du jugement sévère
porté sur les devanciers ; il paraît qu'il ne se tint pas
satisfait de l'exception. Le dernier biographe de Ronsard
(^Biographie universelle) a commis une erreur en disant
que Mellin de Saint-Gelais se déchaîna souvent contre
Ronsard devant François /««", et en ajoutant : « La cour
était partagée entre Ronsard et Saint-Gelais; Joachim
Du Bellay avait aussi ses partisans. » François I" était
mort depuis plusieurs années, et Joachim Du Bellay
n'avait d'autres partisans que ceux de Ronsard.
2. Cette strophe s'est adoucie et le nom de Mellin a
disparu dans les réimpressions (voir, au livre V des Odes,
l'Hymne triomphal qui fait l'ode \^).
54 APPENDICE.
main la cause des novateurs, et alla même jusqu'à
composerj sous le nom de Ronsard, une satire la-
tine dont nous donnerons quelques passages :
Magnificis aulœ cultoribus atque poetis
Hœc Loria scribit valle poeta novus,
Excusare volens vestras quod lœserit aures,
Obsessos adifus jam nhi livor habet;
Excusare volens quod sit novitatis amator,
Verborum cum vos omnia prisca juvent.
Atque utinani antiqui vestris iia cordibus alte
Insitus officii cultus amorque foret !
Non ego, conscissus furiali dente, laborem
Spicula de ter go vellere sœva meo ;
No7i ego, qui tanti mihi causa fuere doloris,
Auxilium a nostris versibus ipse petam;
Non ego nunc Musas supplex orare latinas,
Rébus et affiictis poscere cogar opem...
Il s'attaque évidemment à Saint- Gelais sans le
nommer :
JEtas est œtate regeiida, senisque maligni est
Consilio juvenem nolle juvare suo.
Extremœ sed nequitice maledicere surdo,
Crescere et alterius posse putare malis,
Diceris ut nostris excerpere carmina libris,
Verbaque judicio pessima quceque tuo
Trunca palam Régi recitare et Régis amicis;
Quo niliil improbius gignere terra potest.
Après avoir excité les nouveaux poètes à secouer
cette tyrannie insolente de quelques vieillards ja-
VIEDERONSARD. 55
loux, Ronsard , par la bouche de L'Hospital , se
justifie victorieusement des innovations auxquelles
l'oblige l'indigence de la langue maternelle, et il
revient encore une fois en finissant contre les pro-
cédés perfides de Saint-Gelais :
Qui mos, quam sacro Christi sit prœsule dignus,
Videris id tute, Gallia tota videt.
At tibi cum fuerit factuni satis, ipse vicissim
Oris pone tui spicida, ponefacea.
Non mihi semper erit circum patientia pectiis,
Non tua perpetuo dicta salesque feram.
Invitus, juro, tristes accingar ïambos,
Lœsus et expédiant carmina mille tibi,
Quce miserum subigant laqueiun vel nectere collo^
Francica vel turpi linquere régna fuga;
Ut discant homines, linguœ sors ultima et oris
Exitus effreni quam miser esse solet.
Quelques hommes modérés essayèrent de finir une
querelle qui séparait des poètes faits pour s'esti-
mer. Guillaume Des Autels surtout, ami des deux
rivaux, se distingua dans ce rôle honorable de con-
ciliateur; il les exhorte en l'une de ses pièces à
faire leur paix, comme autrefois Apollon et Mer-
cure; voici sa dernière strophe :
Comment pourroit ce mortel fiel
Abreuver ta gracieuse ame,
O Mellin, Mellin tout de miel,
Mellin tousjours loin de tel blasme?
Et toi, divin Ronsard, comment
56 APPENDICE.
Pourrait ton haut entendement
S'abaisser à ce vil courage ?
Le champ des Muses est bien grand;
Autre que vous encore prend
Son droit en si bel héritage;
Mais vous ave-{ la meilleur'part ;
Si maintenaiit je l'avois telle,
Je ferais la paix immortelle
De Saint-Gelais et de Ronsard.
Grâce à cette entremise officieuse et au bon esprit
des deux adversaires, la paix ne tarda pas à se
conclure. Mellin adressa à Ronsard un sonnet flat-
teur, qui fut inséré par le jeune poëte en tête de
la seconde édition de ses Amours, en iSS3 S
I. Je disais dans l'édition de 1843 : « Je ne donne ces
dates... nouvelles. » Il m'a été donné depuis de me fixer,
au moins sur les premières éditions de Ronsard; je vais
citer ce qui m'a passé sous les yeux :
L'Hymne de France, 1 549 ;
Ode de la Paix, 1550;
Les quatre premiers livres des Odes, 1550;
Les Amours, avec le cinquième livre des Odes, 1552;
Les Amours, avec le commentaire de Muret (2* édi-
tion), 1553.
je ne donne ces dates qu'avec méfiance. Un travail
bibliographique sur les premières publications et les
éditions originales successives des diverses poésies de
Ronsard est à faire, et je n'en ai pas recueilli les élé-
ments, mon objet ayant été purement l'appréciation et la
critique littéraire. Je sais que des amateurs éclairés se
VIE DE RONSARD. 57
comme un gage public de réconciliation ; il adressa
à son tour au vieux Mellin une ode d'amnistie,
qui commence par ces vers :
Toujours ne tempeste enragée
Contre ses bords la mer Egée, etc., etc. ^
A l'exemple de Ronsard , Du Bellay ne perdit pas
sont plu à rassembler ces premières éditions fort rares;
il est à souhaiter que l'un d'eux supplée à cette lacune,
qui ne peut se combler qu'avec toutes les pièces en main.
Ronsard avait beaucoup changé, corrigé, quelquefois gâté
dans les éditions dernières faites sous ses yeux. Il pour-
rait ressortir de cet examen des vues nouvelles.
I. Toujours ne tempeste enragée
Contre ses lords la mer Egée,
Et toujours l'orage cruel
Des vents comme un foudre ne gronde
Electrani* la foudre du monde
D'un souplement continuel.
Toujours l'hiver de 7teiges blanches
Des pins n'enfarine les branches
Et du haut Apennin toujours
La grêle le dos ne martelle.
Et toujours la glace éternelle
Des fleuves ne bride le cours, etc.
C'est imité d'Horace, liv. II, ode ix.
Non semper imbres nubibus hispidos
Manant in agros aut mare Caspium,
Vexant inœquales procella
Usque, etc.
* Mellin aurait pu se moquer de cet Electrani.
II. 8
jS APPENDICE.
désormais une occasion de mentionner honorable-
ment dans ses vers le nom de Mellin.
L'année 1552 fut célèbre par le triomphe tra-
gique de Jodelle, l'un des plus chers et fervents
disciples de Ronsard 1. Celui-ci nous a transmis le
détail de la fête d'Arcueil, où l'on accusa les con-
vives d'avoir immolé en païens un bouc à Bac-
chus. Ce furent d'abord les ennemis du théâtre
classique et les partisans des mystères qui firent
courir ce bruit; plus tard, les calvinistes le rele-
vèrent, quand Ronsard les eut offensés par ses
satires catholiques. Voici le récit d u poëte :
Jodelle ayant gaigné par une voix hardie
L'honneur que l'homme Grec donne à la Tragédie,
Pour avoir, en haussant le bas style François,
Contenté doctement les oreilles des Rois,
La brigade qui lors au Ciel levoit la teste
{Quand le temps permettait une licence honnesté),
Honorant son esprit gaillard et bien appris,
Luy fit présent d'un Bouc, des Tragiques le prix.
Jà la nappe estait mise, et la table garnie
Se bordait d'une saincte et docte compagnie.
Quand deux ou trois ensemble en riant ont poussé
Le père du troupeau à long poil hérissé :
Il venoit à grands pas ayant la barbe peinte.
D'un chapelet de fleurs la teste il avoit ceinte,
I. Baïf, au livre IV de ses Poèmes, assign© la date de
1553. Il y a toujours quelque difHculté à la précision de
ces dates, à cause de la manière alors ambiguë de com-
mencer l'année.
VIE DE RONSARD. 59
Le bouquet sur V oreille, et bien fier se sentait
Dequoy telle jeunesse ainsi le présentait :
Puis il fut rejeté pour chose méprisée
Après qu'il eut servy d'une langue risée^
Et non sacrifié, comme tu dis, menteur,
De telle faulse bourde impudent inventeur^.
La nouvelle école une fois maîtresse sur la
scène et dans tous les genres de poésie, la gloire
du chef fut immense et ne souffrit plus de con-
testation. Ce ne fut qu'à l'occasion du Discours
sur les Misères du Temps que quelques voix amères
et discordantes vinrent se mêler au concert una-
nime de louanges qui environnait Ronsard. On
peut rapporter cette querelle à Tannée 1563 envi-
ron. Les calvinistes, adversaires de Ronsard, n'o-
sant nier son génie, lui reprochèrent d'être prêtre,
d'être athée et de mener une vie licencieuse 2. En
1. Réponse à quelque Ministre.
2. La conduite de Ronsard à l'égard des huguenots lui
fit bien des ennemis, et il eut à ce propos toute une
émeute littéraire à réprimer : ce fut la seule durant son
long règne. Dans l'opuscule intitulé de l'Etat réel de la
Presse et des Pamphlets depuis François /«' jusqu'à
Louis XIV, par M. Leber (Tecbner, 1834), on lit
(page 89) une pièce virulente en style de prose d'église
contre notre poète : Prosa Magistri nostri Nicolai Malla-
rii gomorrhcei sorhonici, ad M. Petrum Ronsardum Poetam
papalem sorhonicum, 1563. Ce sont des strophes rimées
d'un latin macaronique; en voici une ou deux;
Valde sum admiratus
Quoi cita esses facius
6o APPENDICE.
répondant à leurs attaques, le poète a donné de
curieux renseignements sur lui-même.
Ronsard a-t-il été prêtre? De Thou paraît tran-
cher la question ; il donne à son ami je ne sais
quelle cure d'Evailles, et l'autorité de De Thou
serait décisive si celle de Ronsard ne l'était
davantage encore. On lit au deuxième livre des
De poêla prcshyter.
O preshytcr nohilis,
Poeta rasibilis,
Vivas inunortaliter !
Hugttenotti amplius
Dictint qtiod tu melius
Tractares ludihria,
Sptirca, sales et jocos.
Oscilla, vel ehgos,
Quam sacra vel séria.
Plus dicunt quod Ronsaràus
Certo sitfaclus sur dus
A lue hispanica.
Et, quamvis sudaverit,
Non tamen receperit
Auditum et reliqua.
Ce reliqua est assez joli, le genre admis. Sur le lue
hispanica Ronsard a répliqué énergiquement en nommant
en français la chose :
Tu m'' accuses, Cafard ,
Un chaste prédicant de fait et de parole
VIE DE RONSARD. 6l
Poëmes, dans une épître au cardinal de Châtillon,
les vers suivants, qui sembleraient d'abord confirmer
le témoignage de De Thou :
Dès le commencement que je fus donné Page.
Pour user la pluspart de la Jleur de mon âge
Ne devrait jamais dire un propos si vilain :
Mais que sort-il du sac? cela dont il est plein.
(Réponse à quelque Ministre.)
(Consulter le volume de pièces que j'ai sur cette que-
relle.) [Nous ne pouvons encore une fois ici que renvoyer
au Catalogue de la bibliothèque de M. Sainte-Beuve,
vendue en 1870. Les nos 326 et 327 contiennent diffé-
rentes pièces à ce sujet : Response de P. de Ronsard aux
injures et calomnies de je ne sais quels prêdicans de Genève
sur son discours des misères de ce temps, Paris, G. Buon,
1563, iii-4»; — Resplique sur la response faite par messire
Pierre Ronsard, jadis poète et maintenant prestre, à ce qui
lui avait été respondu sur les calomnies de ses discours tou-
chant les misères de ce temps, par D. M. Lescladin, 1363,
in-4 de 5 5 pages ; — Response (trois) aux calomnies con-
tenues, au discours elsuyte du discours sur les misères de ce
temps, faits par messire Pierre Ronsard, jadis poète mainte-
nante prehstre, la première par, etc... ouest aussi contenue la
Métamorphose dudici Ronsard en prehstre ; 1563, in-4". —
Pièces rares. Au verso du titre du volume, formant le
n» 327 du Catalogue, se trouve une lettre adressée par
L. D. N. à P. Ronsard en lui envoyant trois pilules pour
le guérir, avec ces vers :
Ta poésie, Ronsard, ta v... et ta messe
Par raige, surdité et par des bénéfices
Font rymant, paillardant et faisant sacrifice
Ton cœur fol, ton corps vain, et tamuse prebstresse.]
62 APPENDICE.
Au Royaume Escossois de vagîtes emmuré;
Qui m'eust, eii m'embarquant sur la poupe, juré
Que, changeant mon espée aux armes bien apprise,
J'eusse pris le bonnet des Pasteurs de l'Eglise,
Je ne l'eusse pas creu : et me l'eust dit Phœius,
J'eusse dit son Trépied et luy n'estre qu'abus :
Car j'avois tout le cœur enflé d'aimer les armes,
Je voulois me braver au nombre des gendarmes ;
Et de mon naturel je cherchois les débals.
Moins désireux de paix, qu'amoureux de combats.
Mais ce passage prouve seulement que Ronsard
portait le bonnet des pasteurs de l'Eglise; et en
effet, quand les ministres genevois l'accusèrent
d'être prêtre, il leur répondit :
Or sus, mon frère en Christ, tu dis que je suis Prestre ;
J^atteste l'Eternel que je le voudrois estre,
Et avoir tout le chef et le dos empesché
Dessous la pesanteur d'une bonne Evesché :
Lors fauroy la couronne à bon droict sur la teste,
Qu'un rasoir blanchiroit le soir d'une grand'feste,
Ouverte, large, longue, allant jusques au front,
En forme d'un Croissant qui tout se courbe en rond.
Et comme pour démontrer qu'il n'y a point con-
tradiction entre ce second passage et le premier,
Ronsard plus loin ajoute :
Mais quand je suisaux lieux où il faut faire voir
D'un cœur dévotieux l'office et le devoir,
Lors je suis de l'Eglise une colonne ferme :
VIE DE RONSARD. 63
D'un surpelis onde les espaulesje vi'arme,
D'une haumusse le bras, d'une chappe le dos,
Et non comme tu dis faite de Croix et d'os :
C'est pour un Capelan i; la mienne est honorée
De. grandes boucles d'or et de frange dorée :
Et sans toy, sacrilège, encore je l'aurois
Couverte des présents qui viennent des Indois :
Mais ta main de Harpye et tes griffes trop hâves
Nous gardent bien d'avoir les espaules si braves,
Riblant-, comme larrons, des bons Saincts immortels
Chasses et corporaulx, calices et autels.
1. Capelan, qui vit du revenu d'une chapelle. Il est à
croire pourtant que Ronsard, sans être prêtre ni curé,
vécut des revenus d'une cure, ce qui concilierait le récit
de De Thou avec les assertions du poète. De Thou,
en effet, ne peut guère s'être mépris à ce point sur les
circonstances d'une vie qui lui était si chère; il va même
jusqu'à raconter qu'un jour que les huguenots couraient
la campagne, Ronsard, tout curé qu'il était, se mit à la
tête des gentilshommes du pays, et chassa les pillards
(livre XXX des Histoires, année 1562) ; voici les termes
mêmes : <r Qua ex re commota nobilitas arma sumit,
duce sibi delecto Petro Ronsardo, qui curionatum Eval-
lise tenebat : ueque enim is erat qni libertatem poeticam
sacerdotalis muneris necessitate tanquam compede ad
gravitatem ea functione dignam vellet astringere; sed
homo generosus et a teneris annis, etc., etc.. » Il n'est
pas dit nettement que Ronsard fût prêtre comme nous
l'entendons, mais seulement qu'il était plus ou moins
engagé daus les devoirs et les fonctions sacerdotales. A
l'occasion de sa mort (année 1585), De Thou revient
sur lui en détail sans plus reparler de cette prêtrise.
2. Riblant, brigandant, pillant.
6^ APPENDICE.
Je ne perds un moment des prières divines :
Dès la poincte du jour je m'en vais à Matines,
J'ay mon bréviaire au poing; je chante quelquefois^
Mais c'est bien rarement^ car j'ay mauvaise vois :
Le devoir du service en rien je n'abandojine,
Je suis à Prime, à Sexte, et à Tierce, et à Nonne :
J'oy dire la grand' Messe, et avecques l'encent
CQiii par l'Eglise espars comme parfum se sentj
J'honore mon Prélat des autres l'outrepasse.
Qui a pris d'Agénor i son surnom et sa race.
Après le tour finy je viens pour me r'assoir:
Bref, depuis le matin jusqu'au retour du soir
Nous chantons au Seigneur louanges et cantiques,
Et prions Dieu pour vous qui estes hérétiques.
Il est donc bien prouvé que Ronsard ne fut pas
prêtre, bien qu'il portât chappe, qu'il chantât vêpres
et qu'il touchât les revenus de mainte abbaye. Il
aurait pu dire, comme son ami J.-A. de Baïf, en
parlant de lui-même :
7zf veuf, ni marié.
Ni prêtre, seulement clerc à simple tonsure.
Quant à son genre de vie, il a pris soin de le
décrire en détail :
M'éveillant au matin, devant que faire rien
J'invoque l'Eternel le Père de tout bien.
I. D'Agénor. L'évêque du Mans était de la Maison
d'Angennes, que Ronsard fait desceçder d'Ageuor.
VIEDERONSARD. ($5
Le priant humblement de me donner sa grâce,
Et que le jour naissant sans l'offenser se passe :
Qu'il chasse toute secte et toute erreur de moy,
Qu'il me veuille garder en ma première foy,
Sans entreprendre rien qui blesse ma province,
Très-humble observateur des loix et de mon Prince.
Après je sors du lict, et quand je suis vestu
Je me range à l'estude et apprens la vertu.
Composant et lisant, suivant ma destinée.
Qui s'est dès mon enfance aux Muscs enclinée :
Quatre ou cinq heures seul je m'arreste enfermé :
Puis sentant mon esprit de trop lire assommé,
J'abandonne le livre et m'en vais à l'Eglise :
Au retour pour plaisir une heure je devise :
De là je viens di'sner faisant sobre repas,
Je rends grâces à Dieu : aie reste je m^esbas.
Car si l'après-disnée est plaisante et sereine,
Je m'en vais pourmener tantost parmy la plaine,
Tantost en tut village, et tantost en un bois,
Et tantost par les lieux solitaires et cois.
J'aime fort les jardins qui sentent le sauvage.
J'aime le flot de l'eau qui gazouille au rivage.
Là, devisant sur l'herbe avec un mien amy.
Je vie suis par les fleurs bien souvent endormy
A l'ombrage d'un Saule, ou lisant dans un livre,
J'ay cherché le moyen de me faire revivre,
Tout pur d'ambition et des soucis cuisans.
Misérables bourreaux d'un tas de viesdisans,
Qiii font (comme ravis) les Prophètes en France,
Pippans les grands Seigneurs d'une belle apparence.
n 9
66 APPENDICE
Mais quand le Ciel est triste et tout noir d'espesseur.
Et qu'il ne fait aux champs ny plaisan ny bien seur,
Je cherche compagnie, ou je joue à la Prime;
Je voltige, ou je saute, ou je lutte, ou j'escrime,
Je dy le mot pour rire, et à la vérité
Je ne loge che:{ moy trop de sévérité.
Puis, quand la nuict brunette a rangé les estoilles,
Encourtinant le Ciel et la Terre de voiles,
Sans soucy je me couche, et là devant les yeux
Et la bouche et le cœur vers la voûte des deux.
Je fais mon oraison, priant la bonté haute
De vouloir pardonner doucement à ma faute :
Au reste je ne suis ny mutin ny meschant,
Qui fay croire ma loy par le glaive trenchant :
Voilà comme je vy ; si ta vie est meilleure,
Je n'en suis envieux, et soit à la bonne heure ^
Sous Charles IX, Ronsard quittait peu la cour,
parce que le prince ne pouvait se passer de sa
compagnie; mais, après la mort de Charles, le
poëte déjà vieux, Irès-afRigé de goutte et un peu
négligé par Henri III, se retira en son abbaye
de Croix-Val en Vendômois, sous l'ombrage de
la forêt de Gastine et aux bords de la fontaine
Bellerie, qu'il a tant célébrées. Il venait en-
core de temps en temps à Paris visiter Galland,
Baïf et ses autres bons amis du faubourg Saint-
Marcel ; leur plaisir était d'aller ensemble s'ébattre
dans les bois de Meudon. Cependant les voyages
Réponse à quelque Ministre.
viederonsard. 67
de Ronsard devinrent de moins en moins fréquents.
Le 22 octobre iS^Sj i' écrivait à Galland ses pres-
sentiments d'une fin prochaine, et n'espérant déjà
plus survivre aux feuilles d'automne. La maladie
en effet se joignit à ses infirmités habituelles, et
il expira dans des sentiments de grande piété, le
vendredi 27 décembre 158$, en son prieuré de
Saint-Cosme, près de Tours, où il s'était fait
transporter. Il fut enterré dans le chœur de l'église
du prieuré sans aucune pompe; mais vingt-quatre
ans après sa mort, Joachim de La Chétardie,
conseiller-clerc au parlement de Paris et prieur-
commendataire de Saint-Cosme, lui fit dresser un
tombeau de marbre surmonté d'une statue. Gal-
land, entre les bras duquel Ronsard avait expiré,
attendit moins longtemps pour rendre à son ami
les hommages solennels qui lui étaient dus, et le
24 février 158(5, en la chapelle du collège de
Boncour, fut célébrée une messe en musique où
assistèrent des princes du sang, des cardinaux, le
parlement de Paris et l'Université. L'oraison fu-
nèbre, prononcée par Du Perron, depuis évêque
d'Evreux et cardinal, arracha des larmes à tous
les assistants. On ferait un volume des pièces de
vers, églogues, élégies, épitaphes, qui furent com-
posées sur le trépas de l'illustre poëte. Nous n'en
citerons rien ; seulement nous donnerons, comme
plus curieux, deux ou trois jugements sur Ronsard
portés à une époque où sa gloire était déjà fort
ébranlée.
Balzac a dit en son 31" entretien : « Dans notre
dernière conférence, il fut parlé de celui que M. le
68 APPENDICE.
président De Thou et Scévole de Sainte-Marthe ont
mis à côté d'Homère, vis-à-vis de Virgile, et je ne
sais combien de toises au-dessus de tous les autres
poètes grecs, latins et italiens. Encore aujourd'hui
il est admiré par les trois quarts du Parlement de
Paris, et généralement par les autres parlements
de France. L'Université et les Jésuites tiennent
encore son parti contre la cour et contre l'Aca-
démie. Pourquoi voulez -vous donc que je me
déclare contre un homme si "bien appuyé, et que
ce que nousen avons dit en notre particulier devienne
public? II le faut pourtant, Monseigneur {M. de
Péricard , évêque d' Angoulême) , puisque vous
m'en priez et que les prières des supérieurs sont
des commandements ; mais je me garderai bien de
le nommer, de peur de me faire lapider par les
communes mêmes de notre province. Je me brouil-
lerois avec mes parents et avec mes amis, si je
leur disois qu'ils sont en erreur de ce côté-là,
et que le Dieu qu'ils adorent est un faux Dieu.
Abstenons-nous donc, pour la sûreté de notre per-
sonne, de ce nom si cher au peuple, et qui révol-
teroit tout le monde contre nous.
« Ce poëte si célèbre et si admiré a ses défauts
et ceux de son temps, comme j'ai dit autrefois d'un
grand personnage (probablement de Montaigne).
Ce n'est pas un poëte bien entier, c'est le commence-
ment et la matière d'un poëte. On voit dans ses
œuvres des parties naissantes et à demi animées
d'un corps qui se forme et qui se fait, mais qui
n'a garde d'être achevé. C'est une grande source,
il le faut avouer, mais c'est une source trouble et
VIEDERONSARD. 6ç
boueuse; une source où non-seulement il y a moins
d'eau que de limon, mais oîi l'ordure empêche de
couler l'eau... »
Ailleurs, dans une des Lettres familières à
Chapelain, qui est la 17* du livre VI, on lit ces
mots de Balzac: «Est-ce tout de bon que vous par-
lez de Ronsard, et que vous le traitez de grand ;
ou si c'est seulement par modestie et pour opposer
sa grandeur à notre ténuité? Pour moi, je ne l'es-
time grand que dans le sens de ce vieux pro-
verbe : Magnus liber, magnum malum... Il fau-
droit que M. de Malherbe, M. de Grasse [Godeau,
évêque de Grasse) et vous, fussiez de petits poètes,
si celui-là peut passer pour grand. »
Chapelain, né en iJpSj était fils de Jeanne Cor-
bière, fille elle-même d'un Michel Corbière, ami
particulier de Ronsard, et avait été nourri par sa
mère dans l'admiration du vieux poëte^.
I. Chapelain écrivait à Balzac le 27 mai 1640: « Vous
me demandiez, par l'une de vos précédentes, si l'épithète
de grand, que j'avois donnée à Ronsard, étoit sérieuse ou
ironique, et vouliez mon sentiment exprès là-dessus.
J'avois alors beaucoup d'autres choses à vous dire plus
nécessaires que celles-là, et à peine avois-je assez de
temps pour vous le dire. Maintenant que je suis sans
matière et sans occupation, je puis bien prendre celle-ci
pour remplir ma page et satisfaire à votre désir, plutôt
tard que jamais. Ronsard sans doute étoit né poète,
autant ou plus que pas un des modernes, je ne dis pas
seulement François, mais encore Espagnols et Italiens.
C'a été l'opinion de deux grands savants de delà les
monts, Sperone et Castelvetro, dont le dernier, comme
70 APPENDICE.
m"" de Scudéri , au tome VIII de sa Clé-
lie, parle en ces termes de Ronsard (c'est Cal-
liope qui le montre dans l'avenir à Hésiode en-
dormi) :
« Regarde le Prince des poètes françois : il sera
beau, bien fait et de bonne mine; il s'appellera
Ronsard ; sa naissance sera noble ; il sera extraor-
vous avez pu voir dans les livres que je vous ai envoj'és,
le compare et le préfère à son adversaire Caro dans la
plus belle chose et de plus de réputation qu'il ait jamais
faite, et le premier le loue ex professa dans une élégie
latine qu'il fit incontinent après la publication de ses
Odes pindariques. Mais ce n'est pas plus leur sentiment
que le mien propre qui m'oblige à rendre ce témoignage
de son mérite. Il n'a pas, p la vérité, les traits aigus de
Lucain et de Stace, mais il a quelque chose que j'estime
plus, qui est une certaine égalité nette et majestueuse
qui fait le vrai corps des ouvrages poétiques, ces autres
petits ornements étant plus du sophiste et du déclaraa-
teur que d'un esprit véritablement inspiré par les Muses.
Dans le détail je le trouve plus approchant de Virgile,
ou, pour mieux dire, d'Homère, que pas un des poètes
que nous connoissons; et je ne doute point que, s'il fût
né dans un temps où la langue eût été plus achevée et
plus réglée, il n'eût pour ce détail emporté l'avantage sur
tous ceux qui font ou feront jamais des vers en notre
langue. Voilà ce qui me semble candidement de lui
pour ce qui regarde son mérite dans la poésie françoise.
Ce n'est pas, à cette heure, que je ne lui trouve bien
des défauts hors de ce feu et de cet air poétique qu'il
possédoit naturellement, car on peut dire qu'il étoit sans
art et qu'il n'en connaissoit point d'autre que celui qu'il
s'étoit formé lui-même dans la lecture des poètes grecs
VIE DE RONSARD. 7I
dinairement estimé, et méritera de l'être en son
temps. Il sera même assez savant : mais, comme
il sera le premier en France qui entreprendra de
vouloir faire de beaux vers, il ne pourra donner
à ses ouvrages la perfection nécessaire pour être
loués long-temps. On connoîtra pourtant bien tou-
jours par quelques-unes de ses hymnes que la
et latins, comme on le peut voir dans le traité qu'il en a
fait à la tête de sa Franciade. D'où vient cette servile
et désagréable imitation des Anciens que chacun
remarque dans ses ouvrages, jusques à vouloir intro-
duire dans tout ce qu'il faisoit en notre langue tous ces
noms des déités grecques, qui passent au peuple, pour
qui est faite la poésie, pour autant de galimatias, de
barbarismes et de paroles de grimoire, avec d'autant plus
de blâme pour lui, qu'en plusieurs endroits il déclame
contre ceux qui font des vers en langue étrangère, comme
si les siens, en ce particulier, n'étoient pas étrangers et
inintelligibles. C'est là un défaut de jugement insuppor-
table de n'avoir pas songé au temps où il écrivoit, ou
une présomption très-condamnable de s'être imaginé
que, pour entendre ce qu'il faisoit, le peuple se feroit
instruire des mystères de la religion païenne. Le même
défaut de jugement paraît dans son grand ouvrage, non-
seulement dans ce menu de termes et matières inconnues
à ce siècle, mais encore dans le dessein, lequel, par ce
que l'on en voit, se fait connoître assez avoir été conçu
sans dessein, je veux dire sans un plan certain et une
économie vraiment poétique, et marchant simplement
sur les pas d'Homère et de Virgile, dont il faisoit ses
guides, sans s'enquérir où ils le menoient. Ce n'est qu'un
maçon de poésie, et il n'en fut jamais architecte, n'en ayant
jamais connu les vrais principes ni les solides fonde-
72 APPENDICE.
nature lui aura beaucoup donné, et qu'il aura
mérité sa réputation. Sa fortune ne sera pas mau-
vaise, et il mourra sans être pauvre. »
Nous renvoyons le lecteur aux nombreuses cita-
tions empruntées des ouvrages de M^^^ de Gour-
nay, et consignées dans notre précédent Tableau^.
Guillaume Colletet en son temps adressa aux mânes
de Ronsard le sonnet que voici :
Afin de témoigner à la Postérité
Que je fus en mon temps partisan de ta gloire,
Malgré ces ignorans de qui la bouche noire
Blasphème impudemment contre ta Déité,
Je viens rendre à ton nom ce qu'il a mérité,
Belle Ame de Ronsard, dont la sainte mémoire
raents sur lesquels on bâtit en sûreté. Avec tout cela, je
ne le tiens nullement méprisable, et je trouve chez lui,
parmi cette affectation de paroître savant, toute une
■autre noblesse que dans les afféteries ignorantes de ceux
qui l'ont suivi; et jusqu'ici, comme je donne à ces der-
niers l'avantage dans les ruelles de nos dames, je crois
qu'on le doit donner à Ronsard dans les bibliothèques de
ceux qui ont le bon goût de l'Antiquité... »
( Cette lettre est extraite du tome II de la Correspon-
dance manuscrite de Chapelain, donnée en 1870, après
la mort de M. Sainte-Beuve, et par son légataire univer-
sel, à la Bibliothèque nationale (voir, au sujet de ce
don et de son importance, une note du Journal officiel,
n<» du ler avril 1870).]
I. Ronsard est nommé dans les DiverlissemenLs de
Sceaux, dans un Récit de Chaulieu, l, 127.
VI E D E RO N s ARD. 7J
Obtenant sur le temps une heureuse victoire
Ne bornera son cours que de l'Éternité.
Attendant que le Ciel mes desseins favorise,
Que je te puisse voir dans les plaines d'Élyse,
Ne l'ayant jamais vie qtc'en tes doctes écrits :
Belle Ame, qu'Apollon ses faveurs me refuse,
Si, marchant sur les pas des plus rares Esprits,
Je n'adore toujours les fureurs delà Muse!
La réputation de Ronsard paraît s'être soutenue
plus longtemps chez les étrangers qu'en France.
Le savant Scipion Maffei a loué ce poëte à une
époque où l'on avait cessé de le lire chez nous i ;
et l'on assure que, de nos jours encore, l'illustre
Gœthe ne parle de lui qu'avec estime. Nous avons
à ce propos entendu des gens d'esprit et de goût
soutenir, avec quelque apparence de raison, que ce
qui nuit le plus à Ronsard en France, c'est d'avoir
écrit en français, et que, s'il avait composé en
italien, nous ne le distinguerions guère de Pétrarque,
du Bembe, de Laurent de Médicis et de tant d'autres
I. Ménage disait, au sujet des œuvres de Ronsard :
« Je crois qu'il seroit très-difficile de rencontrer une
personne qui osât se vanter de les avoir et de les lire. »
(^Menagiana,') — On lit dans les Réflexions critiques sur
la Poésie et sur la Peinture, par l'abbé Dubos (seconde
partie, sect. xxni), d'assez ingénieuses considérations
sur les jugements qu'avaient portés de Ronsard ses con-
temporains, en quoi ils se trompaient et en quoi ils
avaient raison.
II. lO
74 APPENDICE.
poètes estimés!. Sans doute, les mots surannés
dont Ronsard abonde viennent trop souvent gâter
l'impression de ses pièces. Disons toutefois que,
l'invention chez lui étant à peu près nulle, c'est
par le style encore qu'il se rachète le plus à notre
jugement, et qu'il est véritablement créateur, c'est-
I. Si l'on est sincère, on conviendra que ces difficultés
de distinguer sont fréquentes lorsqu'on juge des poètes
dans une autre langue. Le cardinal Passionei, s'entrete-
nant avec Grosley de nos auteurs, lui avoua qu'il ne
distinguait pas la poésie de Des Portes d'avec celle
de Voltaire; et Coupé, au tome Ille de ses Soirées
littéraires où il donne une Notice sur Ronsard, nous
dit : « J'ai connu un savant d'Italie qui croyait voir une
ressemblance parfaite entre Ronsard et Voltaire... » Suit
un parallèle détaillé et assez piquant, que Coupé rapporte
d'après ce savant italien : il en reste un seul point très-
vrai, c'est que la Henriade ne vivra pas plus que la
Franciade. — [Nous citons ici, d'après l'indication ma-
nuscrite laissée en note par M. Sainte-Beuve, le passage
suivant d'un article de M. Etienne sur Ronsard considéré
comme imitateur d'Homère et de Pindare, et dans lequel,
naturellement, il est beaucoup question du Tableau de
la Poésie française au xvi* siècle. Voici ce passage,
extrait du Journal général de l'instruction publique, no du
é janvier 1855] :
a Redi, l'un des meilleurs poètes toscans du
xvii^ siècle, admirait Ronsard et citait de lui les vers
suivants, que le bon poëte vendômois adressait à son
verre :
Par épreuve je croy
Que Bacchus fut jadis lavé dans toy,
Lorsque sa mère atteinte de la foudre
En avorta plein de sang et de poudre,
VIEDERONSARD. 7$
à-dire poëte. Et, par exemple, qu'en nous pei-
gnant sa maîtresse, il nous retrace le doux languir
de ses yeux ; que, dans un naufrage, lorsque le
vaisseau s'est englouti, il nous montre
Les viariniers pendus aux vagues de Neptune;
Et que dès lors quelque reste du feu
Te demeura; car quiconques a beu
Un coup dans toy, tout le temps de ca vie
Plus il rchoily plus a de boire envie.
Sans doute pour des vers bachiques ceux-ci ne sont pas
méprisables , mais ils ne méritent pas la peine de les
discuter sérieusement... Muratori leur a pourtant fait cet
honneur dans sa Perfeila poesia italiana. Parmi les mo-
dernes admirateurs de Ronsard à l'étranger, il faut
compter Robert Southey, poëte lauréat, l'un des chefs de
la célèbre école des Lacs en Angleterre, et l'un des
meilleurs écrivains de l'Angleterre contemporaine. Il
écrivait à son ami, M. Walter Savage Landor, poëte éga-
lement distingué, qui vit encore aujourd'hui et qui habi-
tait alors notre ville de Tours. Parmi les objets les
plus intéressants qu'il recommandait à son ami, il met-
tait une visite au tombeau de Ronsard, et se promettait
lui-même, dès qu'il pourrait voyager en France, de faire
ce pieux pèlerinage. 11 regardait Ronsard comme le seul
poëte épique de la France, comme le seul qui avait
approché de cette œuvre rare et merveilleuse qu'on
appelle l'épopée, et dont il tenait les Français aussi inca-
pables que les Chinois. Il est piquant de voir dans cette
lettre comment le poëte anglais nous prend en pitié de
ne pas comprendre notre Ronsard, et comment en écri-
vant ces lignes, il croit réparer une grande injustice... »
jG APPENDICE.
qu'en un transport d'amour platonique et séra-
phique, il s'écrie :
3e veux hrîder, pour m' élever aux deux,
Tout l'imparfait de mon écorce humaine,
M'éternisant comme le fils d'Alcmène
Qui tout en feu s'assit entre les Dieux;
dans tous ces cas et dans la plupart des autres,
les beautés appartiennent au style, et nous avons à
nous féliciter que Ronsard ait écrit en français.
C'est cette considération particulière qui a surtout
déterminé le présent éditeur et commentateur de
Ronsard à en appeler en dernier ressort auprès du
public d'un procès qui semblait jugé à fond, et à
venir se placer, en toute humilité, comme défen-
seur et partisan du vieux poète, immédiatement
au-dessous de M'^*^^ de Gournay et Scudéri, de
Chapelain et de Colletet :
A toi, Ronsard, à toi, qu'un sort injurieux
Depuis deux siècles livre aux mépris de l'histoire,
J'élève de mes mains l'autel expiatoire
Qui te purifiera d'un arrêt odieux.
Non que f espère encore, au trône radieux
D'où, jadis tu régnais, replacer ta mémoire.
Tu ne peux de si bas remonter à la gloire :
Vulcain impunément ne tomba point des deux.
Mais qu'un peu de pitié console enfin tes mânes;
Que, déchiré longtemps par des rires profanes,
Ton nom,d' abord fameux, recouvre un peu d'honneur;
VIE DE RONSARD. 77
Qu'on dise : Il osa trop, mais l'audace était belle ;
Il lassa sans la vaincre une langue rebelle,
Et de moins grands depuis eurent plus de bonheur^ .
Juillet 1828.
I. Ma conclusion, après tout, n'est pas tellement diffé-
rente du jugement qu'a porté Fénelon sur Ronsard dans
sa Lettre à l'Académie française (Projet de poétique') :
t Ronsard avait trop entrepris tout à coup. Il avait forcé
notre langue par des inversions trop hardies et obscures:
c'était un langage cru et informe. Il y ajoutait trop de
mots composés, qui n'étaient point encore introduits
dans le commerce de la nation : il parlait français en
grec malgré les Français mêmes. Il n'avait pas tort, ce
me semble, de tenter quelque nouvelle route pour enri-
chir notre langue, pour enhardir notre poésie, et pour
dénouer notre versification naissante. Mais, en. fait de
langue, on ne vient à bout de rien sans l'aveu des
hommes pour lesquels on parle. On ne doit jamais faire
deux pas à la fois ; et il faut s'arrêter dès qu'on ne se
voit pas suivi de la multitude. La singularité est dange-
reuse en tout : elle ne peut être excusée dans les choses
qui ne dépendent que de l'usage. L'excès choquant de
Ronsard nous a un peu jetés dans l'extrémité opposée :
on a appauvri , desséché et gêné notre langue... »
Mot de M. Guizot sur Ronsard dans un morceau sur
VEtat de la Poéiie en France avant Corneille : « Les
hommes qui font les révolutions sont toujours méprisés
par ceux qui en profitent. »
'3>>
PIECES ET NOTES
ANS tout ce qui précède, on l'aura
pu remarquer, je me suis attaché par-
ticulièrement aux choses précises et
au point de vue français. Il ne m'est
pas échappé pourtant que le rôle de
Ronsard en France, comme importateur de rhythme
et de formes poétiques nouvelles, était à beaucoup
d'égards le même que celui de Garcilasso de la
Vega et de Boscan pour l'Espagne, de Sa de Mi-
randa pour le Portugal, de Spencer en Angleterre;
il règne un ton plus ou moins analogue entre tous
ces poètes de la Renaissance, l'initiative venant tou-
jours de l'Italie. Ces diverses destinées si peu en
rapport de près, envisagées de loin, prennent alors
comme un caractère de fatalité et de connexion
entre elles; elles se rangent bon gré mal gré dans
une même zone littéraire et ne paraissent plus dif-
férer que par des nuances. Mais j'ai toujours laissé
ces vastes comparaisons à qui de droit; c'est assez
de parler de ce que j'ai vu de près.
On serait tenté encore (et le goût du jour y
porte) de comparer nos poètes de la Renaissance
venus du temps de Henri II aux architectes et
PIECES ET NOTES. y<)
sculpteurs contemporains, qui construisirent et cise-
lèrent la pierre comme les autres firent la strophe
et l'ode. Mais, même en cela, il faudrait prendre
garde de trop pousser l'aperçu. Il y aurait danger
d'ailleurs de courroucer Ronsard et ses mânes. Il
n'acceptait pas cet ordre de comparaison. Il eut
de grands démêlés avec Philibert Delorme, l'ar-
chitecte célèbre de Fontainebleau, des Tuileries, du
château d'Anet, et qui avait, comme lui, et plus
que lui, abbayes et bénéfices. Le poëte fit une sa-
tire à ce sujet, la Truelle crossée, et l'on en ra-
conte toutes sortes d'anecdotes.
Nous bornant donc aux détails positifs que nous
avons à peu près épuisés, nous ne demandons plus
qu'une grâce. Comme il ne nous est pas donné
dans cette réimpression de dérouler de nouveau
toutes nos preuves, c'est-à dire les propres pièces
du poëte, on nous accordera d'en choisir deux ou
trois encore avec échantillon de notre commentaire.
Une des plus gracieuses est assurément ce son-
net, dans lequel une idée mélancolique, souvent
exprimée par les anciens et par Ronsard lui-même,
se trouve si heureusement renouvelée :
Je vous envoie un bouquet que ma main
Vient de trier de ces Jleurs épanies :
Qui ne les eust à ce vespre cueillies,
Cheutes à terre elles fussent demain.
Cela vous soit un exemple certain
Que vos beauté^, bien qu'elles soient fleuries,
8o APPENDICE.
En peu de temps cherront toutes flaitries,
Et comme fleurs périront tout soudain.
Le temps s'en va, le temps s'en va, ma Dame,
Las! le temps non, mais nous nous en allons,
Et tost serons estendus sous la lame :
Et des amours desquelles nous parlons,
Quand serons morts, n'en sera plus nouvelle :
Pour ce aymei-moy, ce pendant qu'estes belle,
Marulle avait dit :
Has violas atque hœc tibi candida lilia mitto ;
Legi hodie violas, candida lilia heri :
Lilia, ut instantis monearis, virgo, senectœ,
Tam cito quce lapsis marcida sunt foliis;
Illce, ut vere suo doceant ver carpere vitce.
Invida quod miseris tam brève Parca dédit.
Qu'on lise surtout dans Brunck (Analecta) la
xv^ Epigramme de Rufinus : « Je t'envoie, ô
Rodoclée, cette couronne, etc., etc.. »
Souvent aussi, au lieu d'un bouquet, les Anciens
•envoyaient à leur maîtresse une pomme (malum)
comme gage et symbole d'amour. On sait l'épi-
gramme de Platon à Xantippe : « Je suis une
Pomme : quelqu'un qui t'aime me jette à toi.
Consens , Xantippe : et moi et toi aussi nous
nous flétrirons. »
Ronsard, de bonne heure, avait beaucoup pensé
à la mort, et aussi aux diverses chances hasar-
deuses de sa tentative littéraire : tous ceux qui
PIÈCE» El' NOTES. 8l
aiment la gloire sont ainsi. Dès ses poésies pre-
mières, on voit qu'il avait conçu un pressentiment
grandiose et sombre de son avenir. Voici un ad-
mirable sonnet dans lequel il identifie sa maîtresse
Cassandre avec l'antique prophétesse de ce nom ;
il se fait prédire par elle ses destinées qui se sont
accomplies presqu'à la lettre :
(( Avant le temps tes tempes fleuriront,
De peu de jours ta fin sera bornée,
Avant le soir se clorra ta journée.
Trahis d'espoir tes penser s périront :
« Sans me fleschir tes escrits flétriront,
En ton désastre ira ma destinée,
Pour abuser les Poètes je suis née.
De tes soupirs nos neveux se riront :
u Tu seras fait du vulgaire la fable ,
Tu bastiras sur l'incertain du sable,
Et vainement tu peindras dans les deux, »
— Ainsi disait la Nymphe qui m'affolle,
Lorsque le Ciel, tesmoin de sa parolle,
D'un dextre éclair fut présage à mes yeux.
On pensait chez les anciens Latins que les foudres
et les éclairs du côté gauche étaient signes et pré-
sages de bonheur; et ceux du côté droit, de mal-
heur. — Avant le soir..., ce vers tout moderne a
l'air d'être d'André Chénier. — Et vainement tu
peindras dans les deux. Peindre dans les deux
82 APPENDICE.
est une expression pleine de splendeur et de ma-
gnificence 1. — Et puis tout ne s'est-il pas vérifié?
Le poëte n'a-t-ii pas été fait la fable du vulgaire,
et ses neveux n'ont-ils pas ri de ses soupirs?
Enfin cette même idée de la mort entrevue en un
jour de meilleure espérance lui a inspiré une ode
aussi élevée que touchante, et qui a su trouver
grâce auprès de ses plus moroses censeurs 2 ;
DE L'ÉLECTION DE SON SÉPULCRE
Antres, et vous fontaines,
De ces roches hautaines
Qui tombei contre-bas
D'un glissant pas ;
1. Du moins elle nous semble telle, bien que dans le
temps peut-être elle ait eu moins d'emphase et n'ait
voulu que dire peindre sur les nuages, sur les brouillards.
2. Je demande bien pardon à M. Vaultier de le dési-
gner ainsi pour son travail sur Ronsard inséré dans les
Mémoires de l'Académie de Caen (1836). J'ai souvent eu
l'occasion de consulter avec profit et de mentionner
d'estimables recherches de lui sur les époques anté-
rieures de notre poésie lyrique. Mais, en abordant Ron-
sard, il me semble ne s'être pas assez préservé d'une
sorte de mauvaise humeur et presque d'aigreur, ce qui
est une disposition toujours peu favorable pour extraire
la fleur des Muses. Nous persistons à croire, malgré son
édit, que le nombre des pièces et morceaux remarquables
de Ronsard n'est pas si borné qu'il le fait, et qu'il y a
lieu d'en composer avec choix tout un volume agréable
à lire.
PIÈCES ET NOTES 83
Et VOUS, fores t s et ondes
Par ces pre\ vagabondes,
Et vous, rives et bois,
Oye\ ma vois.
Quand le Ciel et mon heure
Jugeront qtie je mettre.
Ravi du beau séjour
Du commun jour;
Je défens qu'on me rompe
Le marbre, pour la pompe
De vouloir mon tombeau
Bastir plus beau.
Mais bien je veux qu'un arbre
M'ombrage en lieu d'im marbre,
Arbre qui soit couvert
Tous four s de verd.
De moy puisse la Terre
Engendrer un lierre
M'embrassant en maint tour
Tout à l'en tour :
Et la vigne tortisse ^
Mon sépulchre embellisse.
Faisant de toutes parts
Un ombre espars !
Là viendront chaque année
A ma /este ordonnée
I. Tortisse, flexueuse.
84. APPENDICE.
Avecques leurs taureaux
Les pastoureaux :
Puis ayant fait l'office
Du dévot sacrifice,
Parlans à l'Islc ainsi,
Diront ceci 1 :
« Que tu es renommée
D'estre, tombe nommée
D'un de gui l'Univers
Chante les vers!
« Qui oncques en sa vie
Ne fut brûlé d'envie
D'acquérir les honneurs
Des grands Seigneurs;
« Ny n'enseigna l'usage
De l'amoureux breuvage^
Ny l'art des anciens
Magiciens ;
« Mais bien à nos campagnes
Fit voir les Sœurs compagnes
I. Il songeait sans doute, en faisant choix de ce lieu,
à son prieuré de Saint-Cosme-e«-/'ij/« duquel Du Perron
en son Oraison funèbre du poëte a dit : a Ce prieuré est
situé en un lieu fort plaisant, assis sur la rivière de
Loire, accompagné de bocages, de ruisseaux, et de tous
les ornements naturels qui embellissent la Touraine, de
laquelle il est comme l'œil et les délices,.. » Ronsard,
en effet, y revint mourir.
PIÈCES ET NOTES. 85
Foulantes V herbe aux sojis
De ses chansons.
« Car il fit à sa Lyre
Si bons accords eslire,
Qu'il orna de ses chants
Nous et nos champs.
« La douce Manne tombe
A jamais sur sa tombe,
Et l'humeur que produit
En May la nuit.
« Tout à l'entour l'emmure
L'herbe et l'eau qui murmure,
L'un tousjours verdoyant,
L'autre ondoyant.
« Et nous, ayans mémoire
De sa fameuse gloire j
Luy ferons comme à Pan
Honneur chaque an. »
Ainsi dira la trotipe,
Versant de mainte coupe
Le sang d'un agnelet
Avec du lait.
Dessur moy, qui à l'heure
Seray par la demeure
Oîi les heureux Esprits
Ont leur pourpris.
8(5 APPENDICE.
La gresle ne la nége
N'ont tels lieux pour leur siège,
Ne la foudre oncques là
Ne dévala.
Mais bien constante y dure
L'immortelle verdure,
Et constant en tout temps
Le beau Printemps.
Le soin, qui sollicite
Les Rois, ne les incite
Leurs voisins ruiner
Pour dominer;
Ains comme frères vivent
'Et morts encore suivent
Les mestiers qu'ils avaient
Quand ils vivaient.
Là, là, j'oirray d'Alcée
La Lyre courroucée,
Et Sapphon qui sur tous
Sonne plus dous.
Combien ceux qui entendent
Les chansons qu'ils respandent
Se doivent resjoiiir
De les oûir;
Quand la peine receuë
Du rocher est deceuë.
PIÈCES ET NOTES. 87
Et quand le vîel TantaV
N'endure mal 1/
La seule Lyre douce
L'ennuy des cœurs repousse,
Et va l'esprit jlatant
De l'escoutant.
Cette pièce délicieuse, disais-Je dans le commen-
taire, réunit tous les mérites. Les idées en sont
simples, douces et tristes; la couleur pastorale n'y
a rien de fade; l'exécution surtout y est parfaite.
Ce petit vers masculin de quatre syllabes qui
tombe à la fin de chaque stance produit à la
longue une impression mélancolique : c'est comme
un son de cloche funèbre^. On sait avec quel bon-
heur M"''^ Tastu a employé ce même vers de
quatre syllabes dans sa touchante pièce des Feuilles
du saule :
L'air était pur ; un dernier jour d'automne
En nous quittant arrachait la couronne
Au front des bois;
Et je voyais, d'une marche suivie,
Fuir le soleil, la saiso7i et ma vie
Tout à la fois.
1. Puisque Sysiphe lui-même en oublie son rocher et
Tantale sa soif.
2. Les odes de Ronsard se chantaient : un nommé
Mabile de Rennes chantait sur la viole les odes à
Cassandre et y mettait une expression qui produisait
beaucoup d'effet. (Voir les Contes d'Eutrapel, chap. xix,
intitulé Musique d'Eutrapel.)
88 APPENDICE.
En rapprochant le petit vers de celui de six syl-
labes avec lequel il rime, Ronsard a été plus
simple encore. Au reste, il a très-bien compris
qu'à une si courte distance une grande richesse
de rime était indispensable, et il s'est montré ici
plus rigoureux sur ce point qu'à son ordinaire.
C'est en effet une loi de notre versification que, plus
les rimes correspondantes se rapprochent, plus
elles doivent être riches et complètes.
Mais il faut se borner. Une seule bagatelle en-
core, ineptiola ; on les passe aux commentateurs
Et puis, c'est mon post-scriptum, et j'y tiens.
Quand un navigateur antique avait fini sa course,
il tirait le vaisseau sur le rivage et le dédiait à la
divinité du lieu, à Neptune sauveur ; et chez
Théocrite, nous voyons Daphnis dédier à Pan ses
chalumeaux, sa houlette et la besace où il avait
coutume de porter ses pommes. C'est ainsi qu'en
i8a8, mon choix de Ronsard terminé, j'avais dit
adieu au vieux poëte, et le bel exemplaire in-folio
sur lequel avaient été pris les extraits était resté dé-
posé aux mains de Victor Hugo, à qui je le dédiai
par cette épigraphe : Au plus grand Inventeur
de rhythmes lyriques qu'ait eu la Poésie fran-
çaise depuis Ronsard^. Or cet exemplaire à grandes
I. Je retrouve le titre plus exact dans un spirituel
article de M. Edouard Laboulaye, concernant le Cata-
logue de la bibliothèque de M. Charles Giraud (^Journal
des Débats au. ii mars 1855); le bel exemplaire en effet
a eu, lui aussi, ses fortunes diverses et a plus d'une fois
changé de maître. Voici l'inscription textuelle qui se lit
PIÈCES ET NOTES. 89
marges était bientôt devenu une sorte d'Album
où chaque poiite de 1828 et des années qui sui-
virent laissait en passant quelque strophe', quelque
marque de souvenir. Mais voilà qu'un écrivain de
nos amis et qui dit être de nos confidents, publiant
deux gros volumes sur le Travail intellectuel en
France au xix* siècle, a Jugé ce fait capital digne
de mention. Jusque-là tout est bien, et de telles
mentions chatouillent; mais l'honorable écrivain,
en général très-préoccupé de trouver partout le
christianisme, s'est avisé par inadvertance de trans-
former le Ronsard en une Bible dont les poètes
de la moderne Pléiade auraient fait leur Album. Oh !
pour le coup ceci est trop fort, et il importe de se
mettre à tout hasard en garde contre ceux qui se-
raient tentés de crier à l'impiété, bien à meilleur
droit qu'on ne fit contre le fameux bouc de Jodelle.
Que la postérité le sache donc et ne l'oublie pas,
cette prétendue Bible in-folio, enregistrée par
M. Amédée Duquesnel, était tout simplement le
Ronsard émérite. Il renferme, il enserre, hélas !
bien des noms qui ne sont plus que là rapprochés
et réunis : hic jacent.
en tête : « Au plus grand inventeur lyrique que la
Poésie française ait eu depuis Ronsard,
« Le très-humble commentateur de Ronsard,
« S.-B. »
FIN DE L APPENDICE,
Ici commence à proprement parler une seconde
partie de cette publication, et comme la seconde
moitié qui ne se rattache que librement à la pre-
mière. Elle se compose de divers portraits et ap-
préciations littéraires qui n'ont paru que plus ou
moins longtemps après notre premier travail, et
qui sont nés de l'occasion ou du désir de complé-
ter et de réparer. A un certain moment, en effet,
m'étant aperçu que cet ancien travail, faute de se
réimprimer, restait à découvert avec toutes sortes
de petites brèches comme une place mal entrete-
nue, j'ai eu l'idée de jeter en avant un ensemble
de morceaux supplémentaires comme des espèces
de petits forts détachés qui seraient ma garantie
contre la critique, au cas qu'elle se mît en cam-
pagne. Pourtant, des huit morceaux qui suivent,
le premier, qui établit un rapprochement entre
Régnier et Chénier et qui parut dès 1829, ne rentre
pas dans ce plan subsidiaire. Quant au dernier
portrait, qui a pour objet Clotilde de Surville, j'ai
cru devoir le joindre aux autres, quoiqu'il n'y ait
pas là de poëte du xvi*^ siècle, ni même du xv^ ; mais
j'y ai touché bien des points qui tiennent à ces
mêmes études.
MATHURIN REGNIER
ET
ANDRÉ CHÉNIER
AXONS -NOUS de le dire, ce n'est pas
ici un rapprochement à antithèses, un
parallèle académique que nous pré-
tendons faire. En accouplant deux
hommes si éloignés par le temps oîi
ils ont vècUj si différents par le genre et la na-
ture de leurs œuvres, nous ne nous soucions pas
de tirer quelques étincelles plus ou moins vives,
de faire jouer à l'œil quelques reflets de surface
plus ou moins capricieux. C'est une vue essen-
tiellement logique qui nous mène à joindre ces
noms, et parce que, des deux idées poétiques dont
ils sont les types admirables, l'une, sitôt qu'on
l'approfondit, appelle l'autre et en est le complé-
ment. Une voix pure, mélodieuse et savante, un
front noble et triste, le génie rayonnant de jeu-
nesse, et, parfois, l'œil voilé de pleurs; la volupté
dans toute sa fraîcheur et sa décence; la nature
92 MATHURIN REGNIER
dans ses fontaines et ses ombrages; une flûte de
buis, un archet d'or, une lyre d'ivoire; le beau
pur, en un mot, voilà André Chcnier. Une conver-
sation brusque, franche et à saillies; nulle préoc-
cupation d'art, nul quant à soi; une bouche de
satyre aimant encore mieux rire que mordre; de
la rondeur, du bon sens; une malice exquise, par
instant une amère éloquence ; des récits enfumés
de cuisine, de taverne et de mauvais lieux ; aux
mains, en guise de lyre, quelque instrument bouf-
fon, mais non criard; en un mol, du laid et du
grotesque à foison, c'est ainsi qu'on peut se figu-
rer en gros Mathurin Régnier. Placé à l'entrée de
nos deux principaux siùcles littéraires, il leur
tourne le dos et regarde le xvi*; il y tend la m.ain
aux aïeux gaulois , à Montaigne , à Ronsard , à
Rabelais, de même qu'André Chénier, jeté à l'issue
de ces deux mêmes siècles classiques , tend déjà
les bras au nôtre, et semble le frère aîné des poêles
nouveaux. Depuis 1613, année où Régnier mou-
rut, jusqu'en 1782, année où commencèrent les
premiers chants d'André Chénier, je ne vois, en
exceptant les dramatiques, de poëte parent de ces
deux grands hommes que La Fontaine, qui en est
comme un mélange agréablement tempéré. Rien
donc de plus piquant et de plus instructif que d'étu-
dier dans leurs rapports ces deux, figures origi-
nales, à physionomie presque contraire , qui se
tiennent debout en sens inverse, chacune à un
isthme de notre littérature centrale, et, comblant
l'espace et la durée qui les séparent, de les ados-
ser l'une à l'autre, de les joindre ensemble par la
ET ANDRE C H E N I E R. 9j
pensée, comme le Janus de notre poésie. Ce n'est
pas d'ailleurs en différences et en contrastes que
se passera toute cette comparaison : Régnier et
Chénier ont cela de commun, qu'ils sont un peu
en dehors de leurs époques chronologiques, le pre-
mier plus en arrière, le second plus en avant, et
qu'ils échappent par indépendance aux règles arti-
ficielles qu'on subit autour d'eux. Le caractère de
leur style et l'allure de leurs vers sont les mêmes,
et abondent en qualités pareilles; Chénier a re-
trouvé par instinct et étude ce que Régnier faisait
de tradition et sans dessein; ils sont uniques en
ce mérite, et notre jeune école chercherait vaine-
ment deux maîtres plus consommés dans l'art
d'écrire en vers.
Mathurin était né à Chartres, en Beauce; André,
à Byzance, en Grèce; tous deux se montrèrent
poètes dès l'enfance. Tonsuré de bonne heure,
élevé dans le jeu de paume et le tripot de son père,
qui aimait la table et le plaisir, Régnier dut au
célèbre abbé de Tiron, son oncle, les premiers
préceptes dé versification, et, dès qu'il fut en âge,
quelques bénéfices qui ne l'enrichirent pas. Puis il
fut attaché en qualité de chapelain à l'ambassade
de Rome, ne s'y amusa que médiocrement; mais,
comme Rabelais avait fait, il y attaqua de préférence
les choses par le côté de la raillerie. A son retour,
il reprit, plus que jamais, son train de vie qu'il
n'avait guère interrompu en terre papale, et mou-
rut de débauche avant quarante ans. Né d'un sa-
vant ingénieux et d'une Grecque brillante, André
quitta très-jeune Byzance, sa patrie; mais il y rêva
9+ MATHURIN REGNIF, R
souvent dans les délicieuses vallées du Languedoc,
où il fut élevé; et lorsque plus tard, entré au col-
lège de Navarre, il apprit la plus belle des langues,
il semblait, comme a dit M. Villemain, se souvenir
des jeux de son enfance et des chants de sa mère.
Sous-lieutenant dans Angoumois, puis attaché à
l'ambassade de Londres, il regretta amèrement sa
chère indépendance, et n'eut pas de repos qu'il ne
l'eût reconquise. Après plusieurs voyages, retiré
aux environs de Paris, il commençait une vie heu-
reuse dans laquelle l'étude et l'amitié empiétaient
de plus en plus sur les plaisirs, quand la Révolu-
tion éclata. Il s'y lança avec candeur, s'y arrêta à
propos, y fit la part équitable au peuple et au
prince, et mourut sur l'échafaud en citoyen, se
frappant le front en poëte. L'excellent Régnier, né
et grandi pendant les guerres civiles, s'était en-
dormi en bon bourgeois et en joyeux compagnon
au sein de l'ordre rétabli par Henri IV.
Prenant successivement les quatre ou cinq
grandes idées auxquelles d'ordinaire puisent les
poètes, Dieu, la nature, le génie, l'art, l'amour,
la vie proprement dite, nous verrons comme elles
se sont révélées aux deux hommes que nous étu-
dions en ce moment, et sous quelle face ils ont
tenté de les reproduire. Et d'abord, à commencer
par Dieu , ab Jove principium, nous trouvons, et
avec regret, que cette magnifique et féconde idée
est trop absente de leur poésie, et qu'elle la laisse
déserte du côté du ciel. Chez eux, elle n'apparaît
même pas pour être contestée ; ils n'y pensent ja-
mais, et s'en passent, voilà tout. Ils n'ont assez
ET ANDRE CHENIER.
9S
longtemps vécu, ni l'un ni l'autre, pour arriver, au
sortir des plaisirs, à cette philosophie supérieure
qui relève et console. La corde de Lamartine ne
vibrait pas en eux. Épicuriens et sensuels, ils me
font l'efifet, Régnier, d'un abbé romain ; Chénier,
d'un Grec d'autrefois. Chénier était un païen ai-
mable, croyant à Paies, à Vénus, aux Muses i; un
Alcibiade candide et modeste, nourri de poésie,
d'amitié et d'amour. Sa sensibilité est vive et ten-
dre; mais, tout en s'attristant à l'aspect de la mort,
il ne s'élève pas au-dessus des croyances de Tibulle
et d'Horace :
Aujourd'hui qu'ail tombeau je suis prêt à descendre,
Mes amis, dans vos mains Je dépose ma cendre.
Je ne veux point, couvert d'un funèbre linceuil,
Que les pontifes saints autour de mon cercueil,
Appelés aux accents de l'airain lent et sombre^
De leur chant lamentable accompagnent mon ombre,
I. Je lis dans les notes d'un voyage d'Italie : « Vers
le même temps où se retrouvaient à Pompéi toute une
ville antique et tout l'art grec et romain qui en sortait
graduellement, piquante coïncidence ! André Chénier,
un poète grec vivant, se retrouvait aussi. En. parcourant
cet admirable musée de statuaire antique à Naples, je
songeais à lui ; la place de sa poésie est entre toutes ces
Vénus, ces Ganymèdes et ces Bacchus; c'est là son
monde. Sa jeune Tarentine y appartient exactement^ et
je ne cessais de l'y voir en figure. — La poésie d'André
Chénier est l'accompagnement sur la flûte et sur la lyre
de tout cet art de marbre retrouvé. »
Ç6 MATHURIN REGNIER
Et SOUS des murs sacrés aillent ensevelir
Ma vie et ma dépouille, et tout mon souvenir.
Il aime la nature, il l'adore, et non-seulement dans
ses variétés riantes, dans ses sentiers et ses buissons,
mais dans sa majesté éternelle et sublime, aux
Alpes, au Rhône, aux grèves de l'Océan. Pourtant
l'émotion religieuse que ces grands spectacles
excitent dans son âme ne la fait jamais se fondre
en prière sous le poids de l'infini. C'est une émo-
tion religieuse et philosophique à la fois, comme
Lucrèce et Buffon pouvaient en avoir, comme son
ami Le Brun était capable d'en ressentir. Ce qu'il
admire le plus au ciel , c'est tout ce qu'une phy-
sique savante lui en a dévoilé; ce sont les mondes
roulayit dans les fieuves d'éther, les astres et leurs
poids, leurs formes, leurs distances :
Je voyage avec eux dans leurs cercles immenses;
Comme eux, astre, soudain je m'entoure de feux,
Dans l'éternel concert je me place avec eux;
En moi leurs doubles lois agissent et respirent;
Je sens tendre vers eux mon globe qu'ils attirent :
Sur moi qui les attire ils pèsent à leur tour.
On dirait, chose singulière ! que l'esprit du poëte
se condense et se matérialise à mesure qu'il s'agran-
dit et s'élève. II ne lui arrive jamais, aux heures
de rêverie, de voir, dans les étoiles, desfleurs di-
vines qui jonchent les parvis du saint lieu, des
âmes heureuses qui respirent un air plus pur, et qui
parlent, durant les nuits, un mystérieux langage
aux âmes humaines. Je lis, à ce propos, dans un
ET ANDRE CHENIER. 97
ouvrage inédit, le passage suivant, qui revient à
ma pensée et la complète :
« Lamartine, assare-t-on, aime peu et n'estime
guère André Chénier : cela se conçoit. André Ché-
nier, s'il vivait, devrait comprendre bien mieux
Lamartine qu'il n'est compris de lui. La poésie
d'André Chénier n'a point de religion ni de mys-
ticisme ; c'est, en quelque sorte, le paysage dont
Lamartine a fait le ciel , paysage d'une infinie va-
riété et d'une immortelle jeunesse, avec ses forêts
verdoyantes, ses blés, ses vignes, ses monts, ses
prairies et ses fleuves ; mais le ciel est au-dessus,
avec son azur qui change à chaque heure du jour,
avec ses horizons indécis, ses ondoyantes lueurs du
matin et du soir, et la nuit, avec ses Heurs d'or,
dont le lis est jaloux. Il est vrai que du milieu
du paysage, tout en s'y promenant ou couché à la
renverse sur le gazon, on jouit du ciel et de ses
merveilleuses beautés, tandis que l'œil iiumain, du
haut des nuages, l'œil d'Elie sur son char, ne ver-
rait en bas la terre que comme une masse un peu
confuse. Il est vrai encore que le paysage réfléchit
le ciel dans ses eaux, dans la goutte de rosée aussi
bien que dans le lac immense, tandis que le dôme
du ciel ne réfléchit pas les images projetées de la
terre. Mais, après tout, le ciel est toujours le ciel,
et rien n'en peut abaisser la hauteur. » Ajoutez,
pour être juste, que le ciel qu'on voit du milieu
du paysage d'André Chénier, ou qui s'y réfléchit,
est un ciel pur, serein, étoile, mais physique; et
que la terre aperçue par le poëte sacré, de dessus
son char de feu, toute confuse qu'elle paraît, est
çS MATHURIN REGNIER
déjà une terre plus que terrestre pour ainsi dire,
harmonieuse, ondoyante, baignée de vapeurs et
idéalisée par la distance.
Au premier abord, Régnier semble encore moins
religieux que Chénier. Sa profession ecclésiastique
donne aux écarts de sa conduite un caractère plus
sérieux et en apparence plus significatif. On peut se
demander si son libertinage ne s'appuyait pas d'une
impiété systématique, et s'il n'avait pas appris de
quelque abbé romain l'athéisme, assez en vogue
en Italie vers ce temps-là. De plus , Régnier, qui
avait vu dans ses voyages de grands spectacles
naturels, ne paraît guère s'en être ému. La cam-
pagne, le silence, la solitude et tout ce qui ramène
plus aisément l'âme à elle-même et à Dieu , font
place, en ses vers, au fracas des rues de Paris, à
l'odeur des tavernes et des cuisines, aux allées in-
fectes des plus misérables taudis. Pourtant Régnier,
tout épicurien et débauché qu'on le connaît , est
revenu , vers la fin et par accès, à des sentiments
pieux et à des repentirs pleins de larmes. Quelques
sonnets, un fragment de poëme sacré et des stances
en font témoignage. Il est vrai que c'est par ses
douleurs physiques et par les aiguillons de ses
maux qu'il semble surtout amené à la contrition
morale. Régnier, dans le cours de sa vie , n'eut
qu'une grande et seule affaire : ce fut d'aimer les
femmes, toutes et sans choix. Ses aveux là-dessus
ne laissent rien à désirer:
Or moy gui suis tout Jlame et de nuict et de jour,
Qui n'haleine que feu, ne respire qu'amour,
ET ANDRE CHENIER. ÇQ
Je me laisse emporter à mes fiâmes communes,
Et cours sou\ divers vents de diverses fortunes.
Ravy de tous objects, fayme si vivement
Que je n'ay pour l'amour ny choix ny jugement.
De toute eslection mon ame est despourveue,
Et nul object certain ne limite ma veue.
Toute femme m'agrée
Ennemi déclaré de ce qu'il appelle l'honneur,
c'est-à-dire de la délicatesse, préférant comme
d'Aubigné Vestre au parestre, il se contente d'un
amour facile et de peu de défense:
Aymer en trop haut lieu une dame hautaine.
C'est aymer en souci le travail et la peine,
C'est nourrir son amoiir de respect et de soin.
La Fontaine était du même avis quand il préfé-
rait ingénument les Jeannetons aux Climènes. Ré-
gnier pense que le même feu qui anime le grand
poëte échauffe aussi l'ardeur amoureuse, et il ne
serait nullement fâché que, chez lui, la poésie lais-
sât tout à l'amour. On dirait qu'il ne fait des vers
qu'à son corps défendant ; saverve l'importune, et il
ne cède au génie qu'à la dernière extrémité. Si
c'était en hiver du moins, en décembre, au coin
du feu, que ce maudit génie vînt le lutiner! On
n'a rien de mieux à faire alors que de lui donner
audience :
Mais atix jours les plus beaux de la saison nouvelle
Que Zéphire en ses rets surprend Flore la belle,
lOO MATHURIN REGNIER
Qiie dans l'air les oiseaux, les poissons en la mer,
Se plaignent doucement du mal qui vient d'aymer,
Ou bien lorsque Cérès de fourment se couronne,
Ou que Bacchus soupire amoureux de Pomone,
Ou lorsque le safran, la dernière des fleurs,
Dore le Scorpion de ses belles couleurs;
C'est alors que la verve insolemment m'outrage.
Que la raison forcée obéit à la rage,
Et que, sans nul respect des hommes ou du lieu.
Il faut que f obéisse aux fureurs de ce Dieu.
Oh! qu'il aimerait bien mieux, en honnête com-
pagnon qu'il est,
S'égayer au repos que la cajnpagne donne,
Et, sans parler curé, doyen, chantre ou Sorbonne,
D'un bon mot faire rire, en si belle saison.
Vous, vos chiens et vos chats, et toute la maison!
On le voit, l'art, à le prendre isolément, tenait
peu de place dans les idées de Régnier; il le pra-
tiquait pourtant, et, si quelque grammarien chi-
caneur le poussait sur ce terrain, il savait s'y dé-
fendre en maître : témoin sa belle satire neuvième
contre Malherbe et les puristes. Il y flétrit avec
une colère étincelante de poésie ces réformateurs
mesquins, ces regratteurs de mots, qui prisent un
style pluiôt pour ce qui lui manque que pour ce
qu'il a, et, leur opposant le portrait d'un génie
véritable qui ne doit ses grâces qu'à la nature, il
se peint tout entier dans ce vers d'inspiration :
Les nonchalances sont ses plus grands artifices.
ET ANDRE CHENIER.
Déjà il avait dit :
La verve quelquefois s'égaye en la licence.
Mais là où Régnier surtout excelle, c'est dans
la connaissance de la vie, dans l'expression des
mœurs et des personna^^es, dans la peinture des
intérieurs ; ses satires sont une galerie d'admirables
portraits flamands. Son poëte, son pédant, son fat,
son docteur, ont trop de saillie pour s'oublier ja-
mais, une fois coimus. Sa fameuse Macette, qui
est la petite-fille de Patelin et l'aïeule de Tartufe^
montre jusqu'où le génie de Régnier eût pu at-
teindre sans sa fin prématurée. Dans ce chef-
d'œuvre, une ironie amère, une vertueuse indigna-
tion, les plus hautes qualités de poésie, ressortent
du cadre étroit et des circonstances les plus mi-
nutieusement décrites de la vie réelle. Et comme
si l'aspect de l'hypocrisie libertine avait rendu
Régnier à de plus chastes délicatesses d'amour, il
nous y parle, en vers dignes de Chénier, de
la belle en qui j'ai la pensée
D'un doux imaginer si doiicement blessée,
Qu'aymants et bien aymés , en nos doux passe-temps,
Nous rendons en amour jaloux les plus contents.
Régnier avait le cœur honnête et bien placé ; à
part ce que Chénier appelle les douces faiblesses,
i! ne coinposait pas avec les vices. Indépendant
de caractère et de parler franc, il vécut à la cour
et avec les grands seigneurs sans ramper ni flatter.
André Chénier aima les femmes non moins vi-
102 MATHURIN REGNIER
vement que Régnier, et d'un amour non moins sen-
suel, mais avec des différences qui tiennent à son siè-
cle et à sa nature. Ce sont des Phrynés, sans doute,
du moins pour la plupart, mais galantes et de haut
ton; non plus des Alitons ou des Je<3?2«es vulgaires
en de fétides réduits. Il nous introduit au boudoir
de Glycère ; et la belle Amélie, et Rose à la danse
nonchalante, et Julie au rire étincelant, arrivent
à la fête; l'orgie est complète et durera jusqu'au
matin, O Dieu! si Camille le savait! Qu'est-ce
donc que cette Camille si sévère? Mais, dans l'une
des nuits précédentes, son amant ne l'a-t-il pas
surprise elle-même aux bras d'un rival? Telles
sont les femmes d'André Chénier, des Ioniennes
de Milet, de belles courtisanes grecques, et rien
de plus. Il le sentait bien, et ne se livrait à elles
que par instants, pour revenir ensuite avec plus
d'ardeur à l'étude, à la poésie, à l'amitié. « Cho-
qué, dit-il quelque part dans une prose énergique,
trop peu connue 1, choqué de voir les lettres si pros-
ternées et le genre humain ne pas songer à relever
sa tète, je me livrai souvent aux distractions et
aux égarements d'une jeunesse forte et fougueuse;
mais toujours dominé par l'amour de la poésie,
des lettres et de l'étude, souvent chagrin et décou-
ragé par la fortune ou par moi-mêm€, toujours
soutenu par mes amis, je sentis que mes vers et
ma prose, goûtés ou non, seraient mis au rang
I. Premier chapitre d'un ouvrage sur les causes et les
effets de la perfection et de la décadence des lettres.
(^Edit. de M. Robert.)
ET ANDRE C H E N I E R. IO3
du petit nombre d'ouvrages qu'aucune bassesse
n'a flétris. Ainsi, même dans les chaleurs de l'âge
et des passions, et même dans les instants où la
dure nécessité a interrompu mon indépendance,
toujours occupé de ces idées favorites, et chez moi,
en voyage, le long des rues, dans les promenades,
méditant toujours sur l'espoir, peut-être insensé,
devoir renaître les bonnes disciplines, et cherchant
à la fois dans les histoires et dans Ja nature des
choses les causes et les effets de la perfection et de
la décadence des lettres, j'ai cru qu'il serait bien
de resserrer en un livre simple et persuasif ce que
nombre d'années m'ont fait mîirir de réflexions
sur ces matières. » André Chénier nous a dit le
secret de son âme : sa vie ne fut pas une vie de
plaisir, mais d'art, et tendait à se purifier de plus
en plus. Il avait bien pu, dans un moment d'a-
moureuse ivresse et de découragement moral,
écrire à De Pange :
Sans les dons de Vénus quelle serait la vie?
Dès l'instant oie Vénus me doit être ravie,
Que je meure! sans elle ici-bas rien n'est doux ^.
Mais bientôt il pensait sérieusement au temps pro-
chain où fuiraient loin de lui les jours couronnés
de rose; il rêvait, aux bords de la Marne, quelque
I. Ces vers et toute la fin de l'élégie XXXIII sont une
imitation et une traduction des fragments divers qui
nous restent de l'élégiaque Mimnerme : Chénier les a
enchâssés dans une sorte de trame.
10+ MATHURIN REGNIER
retraite indépendante et pure, quelque saint loisir,
où les beaux-arts, la poésie, la peinture (car il
peignait voloniiers), le consoleraient des voluptés
perdues, et où l'entoureraient un petit nombre
d'amis de son choix. André Chénier avait beau-
coup réfléchi sur l'amitié, et y portait des idées
sages, des principes sûrs, applicables en tous les
temps de dissidences littéraires : « J'ai évité, dit-il,
de me lier avec quaniiié de gens de bien et de
mérite, dont il est honorable d'être l'ami et utile
d'être l'auditeur, mais que d'autres circonstances
ou d'autres idées ont fait agir et penser autrement
que moi. L'amitié et la conversation familière
exigent au moins une conformité de principes : sans
cela, les disputes interminables dégénèrent en que-
relles, et produisent l'aigreur et l'antipathie. De
plus, prévoir que mes amis auraient lu avec dé-
plaisir ce que j'ai toujours eu dessein d'écrire
m'eût été amer... »
Suivant André Chénier, l'art ne fait que des
vers, le cœur seul est poëte ; mais cette pensée si
vraie ne le détournait pas, aux heures de calme et
de paresse, d'amasser par des études exquises l'or
et la soie qui devaient passer en ses vers. Lui-
même nous a dévoilé tous les ii/génieux secrets
de sa manière dans son poëme d^ V Invention,
et dans la seconde de ses épîtres, qui est, à la bien
prendre , une admirable satire. L'analyse la plus
fine, les préceptes de composition les plus intimes,
s'y transforment sous ses doigts, s'y couronnent
de grâce, y reluisent d'images et s'y modulent
comme un chant. Sur ce terrain critique et didac-
ET ANDRE CHENIER. 10$
tique, il laisse bien loin derrière lui Boileau et le pro-
saïsme ordinaire de ses axiomes. Nous n'insisterons
ici que sur un point. Chénier se rattacha da préfé-
rence aux Grecs, de même que Regni.'r aux Latins
et aux satiriques italiens modernes. Or, chez les
Grecs, on le sait, la division des genres existait,
bien qu'avec moins de rigueur qu'on ne l'a voulu
établir depuis :
La nature dicta vingt genres opposés,
D'un fil léger entre eux, c/ie^ les Grecs, divisés.
Nul genre, s'échappant de ses bornes prescrites,
N'aurait osé d'un autre envahir les limites:
Et Pindare à sa lyre, en un couplet bouffon,
N'aurait point de Marot associé le ton.
Chénier tenait donc pour la division des genres et
pour l'intégrité de leurs limites : il trouvait dans
Shakspeare de be les scènes, non pas une belle
pièce. Il ne croyait point, par exemple, qu'on piît,
dans une même élégie, débuter dans le ton de
Régnier, monter par degrés, passer par nuances à
l'accent de la douleur plaintive ou de la médita-
tion amère, pour se reprendre ensuite à la vie
réelle et aux choses d'alentour. Son talent, il est
vrai, ne réclamait pas d'ordinaire, dans la durée
d'une même rêverie, plus d'une corde et plus d'un
ton. Ses émotions rapides, qui toutes sont diverses,
et toutes furent vraies un moment, rident tour à
tour la surface de son âme, mais sans la boule-
verser, sans lancer les vagues au ciel et montrer
à nu le sable du fond. Il compare sa muse jeuue et
II. 14.
IO(5 MATHURIN REGNIER
légère à riiarmonieuse cigale, amante des buis-
sons, qui,
De rameaux en rameaux tour à tour reposée.
D'un peu de fleur nourrie et d'un peu de rosée,
S'égaie
et, s'il est triste, 5f 5a maiyi imprudente a tari son
trésor, si sa maîtresse lui a fermé, ce soir-là, le
seuil inexorable, une visite d'ami, un sourire de
blanche voisine , un livre entr'ouvert , un rien le
distrait, l'arrache à sa peine, et, comme il l'a dit
avec une légèreté négligente,
On pleure : mais bientôt la tristesse s'envole.
Oh ! quand viendront les jours de massacre, d'in-
gratitude et de délaissement, qu'il n'en sera plus
ainsi ! Comme la douleur alors percera avant dans
son âme et en armera toutes les puissances! comme
son ïambe vengeur nous montrera d'un vers à l'autre
les enfants, les vierges aux belles couleurs qui ve-
naient de parer et de baiser l'agneau, le mangeant
s'il est tendre, et passera des fleurs et des rubans
de la fête aux crocs sanglants du charnier popu-
laire! Comme alors surtout il aurait besoin de
lie et de fange pour y pétrir tous ces bourreaux
barbouilleurs de lois! Mais avant cette formidable
époque 1, Chénier ne sentit guère tout le parti
I. Pour juger André Chénier comme homme poli-
tique, il faut parcourir le Journal de Paris de 90 et 91 ;
ET ANDRE CHENIER. lOJ
qu'on peut tirer du laid dans l'art, ou du moins il
répugnait à s'en salir. Nous citerons un remar-
quable exemple oîi évidemment ce scrupule nuisit
à son génie, et où la touche de Régnier lai fit
faute. Notre poëte, cédant à des considérations de
fortune et de famille, s'était laissé attacher à l'am-
bassade de Londres, et il passa dans cette viile
l'hiver de 1782. Mille ennuis, mille dégoûts l'y
assaillirent; seul, à vingt ans, sans amis, perdu
au milieu d'une société aristocratique, il regrettait
la France, et les cœurs qu'il y avait laissés, et sa
pauvreté honnête et indépendante * . C'est alors qu'un
soir, après avoir assez mal dîné à Covent-Garden,
dans Hood's Tavern, comme il était de trop bonne
heure pour se présenter en aucune société, il se mit,
au milieu du fracas, à écrire, dans une prose forte et
simple, tout ce qui se passait en son âme : qu'il s'en-
nuyait, qu'il souffrait et d'une souffrance pleine d'a-
mertume et d'humiliation ; que la solitude, si chère
aux malheureux, est pour eux un grand mal en-
sa signature s'y retrouve fréquemment, et d'ailleurs sa
marque est assez sensible. — Relire aussi comme témoi-
gnage de ses pensées intimes et combattues, vers le
même temps, l'admirable ode : O Versaille, ô bois, ô
portiques, etc., etc.
I . La fierté délicate d'André Chénier était telle que,
durant ce séjour à Londres, comme les fonctions d'atta-
ché n'avaient rien de bien actif et que le premier secré-
taire faisait tout, il s'abstint d'abord de toucher ses
appointements, et qu'il fallut qu'un jour M. de La
Luzerne trouvât cela mauvais et le dit un peu haut pour
l'y décider.
I08 MATHURIN REGNIER
core plus qu'un grand plaisir; car ils s'y exaspèrent,
ils y ruminent leur fiel, ou, s'iis finissent par se
résigner, c'est dJcouragement et faiblesse, c'est
impuissance d'en appeler des injustes institutions
humaines à la sainte nature primitive; c'est, en
un mot, à la façon des morts qui s'accoutument
à porter la pierre.de leur tombe, parce qu'ils ne
peuvent la soulever; — que cette fatale résigna-
tion rend dur, farouche, sourd aux consolations
des amis, et qu'il prie le Ciel de l'en préserver.
Puis il en vient aux ridicules et a.ux politesses hau-
taines delà noble société qui daigne l'admettre, à
la dureté de ces grands pour leurs inférieurs, à
leur excessif attendrissement pour leurs pareils ;
il raille en eux cette sensibilité distinctive que
Gilbert avait déjà flétrie, et il termine en ces
mots cette confidence de lui-même à lui-même :
« Allons, voilà une heure et demie de tuée ; je
m'en vais. Je ne sais plus ce que j'ai écrit,
mais je ne l'ai écrit que pour moi. Il n'y a ni
apprêt ni élégance. Cela ne sera vu que de moi,
et je suis siir que j'aurai un jour quelque plaisir
à relire ce morceau de ma triste et pensive jeu-
nesse. » Oui, certes, Chénier relut plus d'une fois
ces pages touchantes, et, lui qui refeuilletait sans
cesse et son âme et sa vie, il dut, à des heures
plus heureuses , se reporter avec larmes aux
ennuis passés de son exil. Or, j'ai soigneusement
recherché dans ses œuvres les traces de ces pre-
mières et profondes souffrances; je n'y ai trouvé
d'abord que dix vers, datés également de Londres,
et du même temps que le morceau de prose; puis
I
ET ANDRE CHENIER. lOp
en regardant de plus près, l'idylle intitulée Li-
berté m'est revenue à la pensée, et j'ai compris
que ce berger aux noirs cheveux épars, à l'œil
farouche sous d'épais sourcils, qui traîne après lui,
dans les âpres sentiers et aux bords des torrents
pierreux, ses brebis maigres et affamées, qui brise
sa flûte, abhorre les chants, les danses et les sa-
crifices; qui repousse la plainte du blond chevrier
et maudit toute consolation, parce qu'il est esclave;
j'ai compris que ce berger-là n'était autre que la
poétique et idéale personnification du souvenir de
Londres et de l'espèce de servitude qu'y avait subie
André ; et je me suis demandé alors, tout en ad-
mirant du profond de mon cœur cette idylle éner-
gique et sublime, s'il n'eût pas encore mieux valu que
le poëte se fût mis franchement en scène ; qu'il eût
osé en vers ce qui ne l'avait pas effrayé dans sa
prose naïve; qu'il se fût montré à nous dans cette
taverne enfumée, entouré de mangeurs et d'indif-
férents, accoudé sur sa table et rêvant, — rêvant
à la patrie absente, aux parents, aux amis, aux
amantes, à ce qu'il y a de plus jeune et de plus frais
dans les sentiments humains; rêvant aux maux de
la solitude, à l'aigreur qu'elle engendre, à l'abatte-
ment où elle nous prosterne, à toute cette haute
métaphysique de la souffrance; — pourquoi non?
— puis, revenu à terre et rentré dans lu vie réelle,
qu'il eût buriné en traits d'une empreinte ineffa-
çable ces grands qui l'écrasa'ent et croyaient
l'honorer de leurs insolentes faveurs ; et, cela fait,
l'heure de sortir arrivée, qu'il eût fini par son
coup d'œil d'espoir vers l'avenir, et son forsan
MATHURIN REGNIER
el hcec olim? Ou, s'il lui déplaisait de remanier en
vers ce qui était jeté en prose, il avait en son souvenir
dix autres journées plus ou moins pareilles à
celle-là, dix autres scènes du même genre qu'il
pouvait choisir et retracer i.
Les styles d'André Chénier et de Régnier,
avons-nous déjà dit, sont un parfait modèle de ce que
notre langue permet au génie s'exprimant en vers, et
ici nous n'avgns plus besoin de séparer nos éloges.
Chez l'un comme chez l'autre, même procédé chaud,
vigoureux et libre; même luxe et même aisance
de pensée, qui pousse en tous sens et se développe
en pleine végétation, avec tous ses embranche-
ments de relatifs et d'incidences entre-croisées ou
pendantes ; mêm.e profusion d'irrégularités heu-
reuses et familières, d'idiotismes qui sentent leur
I. Dans tout ce qui précède, j'avais supposé, d'après la
notice et l'édition de M. de Latouche, qu'André Chénier
devait être à Londres en décembre 1782, et que les vers
et la prose où il en maudissait le séjour étaient du
même temps et de sa première jeunesse. J'avais sup-
posé aussi qu'il n'était plus attaché à l'ambassade d'An-
gleterre aux approches de la Révolution et dès 1788.
Mais les' indications données par M. de Latouche, à cet
égard, paraissent peu exactes : une Biographie d'André
Chénier reste à faire (1852). — M. Sainte-Beuve a vu,
depuis, son vœu exaucé par l'édition de M. Becq de Fou-
quières, dont il a rendu compte dans les Nouveaux Lun-
dis, tome III, (1862). Combien il est à regretter qu'il
n'ait pas vécu assez longtemps pour voir la belle et
définitive édition de M. Gabriel de Chénier, publiée en
1874! Elle eût été, à coup sûr, pour lui, l'occasion d'une
nouvelle étude sur le poëte}.
ET ANDRE CHENIER.
fruit, grâces et ornements inexplicables qu'ont sotte-
ment émondés les grammairiens, les rhéteurs et
les analystes; même promptitude et sagacité du
coup d'œil à suivre l'idée courante sous la trans-
parence des images, et à ne pas la laisser fuir,
dans son court trajet de telle figure à telle autre;
même art prodigieux enfin à mener à extrémité une
métaphore, à la pousser de tranchée en tranchée,
et à la forcer de rendre, sans capitulation, tout
ce qu'elle contient; à la prendre à Tétat de filet
d'eau, à l'épandre, à la chasser devant soi, à la
grossir de toutes les affluences d'alentour, jusqu'à
ce qu'elle s'enfle et roule comme un grand fleuve.
Quant à la forme, à l'allure du vers dans Régnier
et dans Chénier, elle nous semble, à peu de chose
près, la meilleure possible, à savoir, curieuse sans
recherche et facile sans relâchement, tour à tour
oublieuse et attentive, et tempérant les agréments
sévères par les gï"âces négligentes. Sur ce point,
ils sont l'un et l'autre bien supérieurs à La Fon-
taine chez qui la forme rhythmique manque
presque entièrement, et qui n'a pour charme, de
ce côté-là, que sa négligence.
Que si l'on nous demande maintenant ce que
nous prétendons conclure de ce long parallèle que
nous aurions pu prolonger encore : lequel d'André
Chénier ou de Régnier nous préférons; lequel mé-
rite la palme, à notre gré; nous laisserons au lec-
teur le soin de décider ces questions et autres
pareilles, si bon lui semble. Voici seulement une
réflexion pratique qui découle naturellement de ce
qui précède, et que nous lui soumettons : Régnier
112 MATHURIN REGNIER
clôt une époque; Chénier en ouvre une autre.
Rcgnier résume en lui bon nombie de nos trou-
vères, Villon, Marot, Rabelais; il y a dans son
génie tonte une partie d'épaisse gaieté et de bouffon-
nerie joviale, qui lient aux mœurs de ces temps,
et qui ne saurait être reproduite de nos jours.
Chénier est le révélateur d'une poésie d'avenir, et il
apporte au monde une lyre nouvelle; mais il y a
chez lui des cordes qui manquent encore, et que
ses successeurs ont ajoutées ou ajouteront. Tous
deux, complets en eux-mêmes et en leur lieu,
nous laissent aujourdhui quelque chose à désirer
Or il arrive que chacun d'eux possède précisé-
ment une des principales qualités qu'on regrette
chez l'autre : celui-ci, la tournure d'esprit rêveuse
et les extases choisies; celui-là, le sentiment pro-
fond et l'expression vivante de la réalité; com-
parés avec intelligence, rapprochés avec art, ils
tendent ainsi à se compléter réciproquement. Sans
doute, s'il fallait se décider entre leurs deux points
de vue pris à part, et opter pour l'un à l'exclusion
de l'autre, le type d'André Chénier pur se concevrait
encore mieux maintenant que le type pur de Ré-
gnier; il est même tel esprit noble et délicat au-
quel tout accommodement, fiit-il le mieux ménagé,
entre les deux genres, répugnerait comme une
mésalliance, et qui aurait difficilement bonne grâce
à le tenter. Pourtant, et sans vouloir ériger notre
opinion en précepte, il nous semble que, comme
en ce bas monde, même pour les rêveries les plus
idéales, les plus fraîches et les plus dorées, tou-
jours le point de départ est sur terre, comme, quoi
ET ANDRE CHENIER.
IIJ
qu'on fasse et où qu'on aille, la vie réelle est
toujours là, avec ses entraves et ses misères, qu^
nous enveloppe, nous importune, nous excite à
mieux, nous ramène à elle, ou nous refoule
ailleurs, il est bon de ne pas l'omettre tout à fait,
et de lui donner quelque trace en nos œuvres
comme elle a trace en nos âmes. Il nous semble,
en un mot, et pour revenir à l'objet de cet ar-
ticle, que la touche de Régnier, par exemple, ne
serait point, en beaucoup de cas, inutile pour
accompagner, encadrer et faire saillir certaines
analyses de cœurs ou certains poèmes de sentiment,
à la manière d'André Chénier.
Août 1829.
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JOACHIM DU BELLAY.
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X y a bien des annies déjà qu'à mon
début littéraire je me suis occupé des
poètes du xvi* siècle, et que je me suis
aventuré avec Ronsard. J'ai souvent
regretté depuis qu'il ne m'ait pas été
donné de perfectionner, dans des éditions succes-
sives, ce premier travail, et d'y joindre ce qu'en
pareille matière de nouvelles révisions apportent
toujours. Pourtant, aujourd'hui, une circonstance
favorable m'y ramène assez directement. Un de nos
amis, imprimeur à Angers, M. Victor Pavie, frère
de l'orientaliste voyageur, prépare à ses frais et avec
un culte singulier une édition des vers choisis du
poëte Du Bellay, son compatriote. Déjà, il y a
un an environ, on avait reproduit ici la Défense
et l'Illustration de la Langue française ^. Ce
retour d'attention accordée au vieux poëte angevin
m'encourage moi-même à y revenir et à compléter
sur lui d'anciennes études beaucoup trop abré-
gées. Puis aussi, le dirai-je? les loisirs, pour
I. Publiée par M. Ackermann, ckez Crozet (1839).
JOACHIM DU BELLAY. IIJ
moi tout nouveaux, d'une docte bibliothèque oiî
une bienveillance honorable i m'a placé, viennent
en aide à ce retour, et me remettent en goût ai-
sément de l'érudition du xvi^ siècle. Ces poètes
italiens latins que Gabriel Naudé a rapportés de son
voyage d'Italie, et que Du Bellay a si bien connus
et imités, sont sous ma main : c'est un attrait
de plus dans ce sujet, plus neuf encore que vieilli,
où ils vont me servir.
Il est bon, je le crois, de revenir ainsi à une
certaine distance sur les premiers ouvrages qui
nous occupèrent, et de revoir les mêmes objets
sous deux inclinaisons de soleil. On ne l'a plus
dans les yeux, ce soleil, comme au brillant matin;
on l'a derrière soi, et il éclaire plus lucidement
l'après-midi de nos pensées. Mon opinion au fond,
sur nos vieux poètes, ne sera guère différente de
celle d'autrefois; mais je l'exprimerai un peu dif-
féremment peut-être. Le premier coup d'œil que
la jeunesse lance en entrant sur les choses est dé-
cisif d'ordinaire, et le peu d'originalité qu'on est
destiné à avoir dans sa vie intellectuelle s'y trouve
d'emblée tout empreint. Mais ce coup d'œil rapide
a aussi du tranchant. En se jetant d'un bond sur
ses armes, comme Achille, on s'y blesse quelque-
fois. Il y a à revenir ensuite sur les limites et la
saillie exagérée des aperçus. Ainsi, dans ce sujet
du xvi* siècle, si j'ai paru sonner d'abord de la
trompette héroïque, je n'aurai pas maintenant de
I. Celle de .M, Cousin, alors ministre de l'instruction
publique.
Il6 POÉSIE AU XVI* SIÈCLE.
peine à passer au ton plus rapaisé du sermo pe-
destris. J'ai traité Ronsard plus au grave. Je
prendrai plus familièrement le doux-coulant Du
Bellay.
Cela nous sera d'autant plus facile avec lui que
son genre de talent et son caractère y prêtent.
Son rôle, qui le fait venir le premier après Ron-
sard, fut beaucoup moins tendu et moins ambi-
tieux. Au second rang dans une entreprise hasardée,
il se trouva par là même moins compromis dans la
déroute. Le Mélanchthon, le Nicole, le Gerbet,
dans cet essai de réforme et cette controverse
poétique de la pléiade, ce fut Joachim Du Bellay.
Le bon Guillaume Colletet, dans sa Vie manu-
scrite de Du Bellay, a très-bien senii cette situa-
tion particulière du poëte angevin, qui lui faisait
trouver grâce auprès d'une postérité déjà sévère.
Il le compare en commençant à Janus, dont un
visage regardait le siècle passé et l'autre le siècle
à venir, « c'est-à-dire, ajoute-t-il, qu'après avoir
fait l'un des plus grands ornements de son siècle,
il fait encore les délices du nôtre. Et c'est une chose
étrange que de toute celte fameuse pléiade d'ex-
cellents esprits qui parurent sous le règne du roi
Henri second, je ne vois que celui-ci qui ait con-
servé sa réputation toute pure et tout entière :
car ceux-là même qui, par un certain dégoût des
bonnes choses et par un excès de délicatesse, ne
sauroient souffrir les nobles hardiesses de Ronsard,
témoignent que celles de Du Bellay leur sont
beaucoup plus supportables, et qu'il revient mieux
à leur façon d'écrire et à celle de notre temps. »
JOACHIM DU BELLAY. 117
Sans aller si loin, notre impression est la même,
et non-seulement par ses œuvres, mais aussi par
sa destinée, Du Bellay nous semble offrir et résu-
mer dans sa modération l'image parfaite et en
quelque sorte douloureuse d'une école qui a si
peu vécu.
Il naquit au bourg de Lire, dans les Mauges,
à douze lieues d'Angers, vers 1525. Cette date a
été discutée. Ronsard était né le 11 septembre iS^i,
et Du Bellay a dit dans un sonnet des Regrets :
Tu me croiras, Ronsard, bien que tu sois plus sage^
Et quelque peu encor, ce crois-je, plus âgé.
En supposant donc Joachim né après sep-
tembre 1524, comme d'ailleurs on sait positive-
ment qu'il mourut le i^*" janvier 1560, il n'a vécu
que trente-cinq ans 1. La famille de Du Bellay
était ancienne, et surtout d'une grande illustration
historique récente, grâce à la branche d'où sor-
I. Pourtant, au recueil latin intitulé : Joachimi BeJla'n
audini Poematum Libri quatuor (Parisiis), 1558, dans une
épigranime à son ami Gordes (f. 24), Du Bellay, déplo-
rant ses cheveux déjà blancs et sa vieillesse anticipée, a
dit :
Et faciunt septem lustra peracta sencm.
Il aurait donc eu trente-cinq ans accomplis en 1558.
Mais la nécessité du vers l'aura ici emporté sur l'exacte
chronologie, et Du Bellay aura fait comme Béranger,
qui, dans sa chanson du Tailleur et de la Fée, s'est vieilli
d'un an ou deux pour la rime.
Il8 POKSIE AU XVI^ SIÈCLE.
taient ses deux frères, M. de Langey et le cardinal
Du Bellay, si célèbres par les armes, les négocia-
tions et les lettres sous François I'*"!. M. de Lan-
gey mourut en 1543, avant que Joachim entrât
dans le monde, et le cardinal, qui était souvent à
Rome et qui y séjourna même habituellement de-
puis la mort de François P"", ne paraît avoir
connu que plus tard son jeune cousin. Celui-ci
passa une enfance et une jeunesse pénibles ; mal-
gré son illustre parenlage, il eut à souffrir avant
de se faire jour. Né simple gentilhomme, on se
tromperait en le faisant quelque chose de plus :
Si ne suis-je seigneur, prince, marquis ou comte,
a-t-il pu dire dans un sonnet à un ami. Lui-même
dans une belle élégie latine adressée à Jean de
Morel d'Embrun, son Pylade, et écrite dans les
derniers temps de sa vie (issp)? il nous récapitule
toutes ses vicissitudes de fortune et ses malheurs :
cette élégie, d'un ton élevé et intime, représente
comme son testament 2. On l'y voit dès l'enfance
1. Martin Du Bellay, frère de M. de Langey et du car-
dinal, personnage distingué aussi, mais alors moins
considérable qu'eux, est aujourd'hui leur égal en nom
pour avoir continué et suppléé les Mémoires de M. de
Langey.
2. On la trouve dans le recueil qui a pour titre :
Joachimi Bellaii andini Poêla clarissimi Xenia seu illus-
trium quorumdam Noininum Allus'iones (Parisiis), 1569,
in-40. Je ne sais pourquoi elle a été omise dans le recueil,
d'ailleurs complet, des vers latins de Du Bellay qui fait
JOACHIM DU BELtAY. Iip
animé d'une noble émulation par ces grands
exemples domestiques, mais un peu lointains, la
gloire de M. de Langey et le lustre poétique et
politique du cardinal ; c'étaient là pour lui des
trophées de Miltiade et qui l'empêchaient de dor-
mir. Mais si jeune, orphelin de père et de mère,
tombé sous la tutelle assez ingrate d'un frère aîné,
il fut longtemps à manquer de cette culture, de
cette rosée fécondante que son génie implorait. Son
frère mourut; lui-même atteignit l'âge d'homme;
mais de nouveaux soins l'assaillirent. De pupille,
le voilà à son tour devenu tuteur de son neveu,
du fils de son frère; le fardeau de la maison, la
gestion d'affaires embrouillées, des procès à sou-
tenir, l'enchaînèrent encore et achevèrent de
l'éprouver :
Hoc hido, his studiis primos trajisegirmis annos :
Hœc sunt vîilitiœpulchra elementa, mece.
A ce propos de procès et de tutelle, de tout ce
souci positif si malséant à un poëte, le bon Col-
letet ne peut s'empêcher d'observer combien le
grand cardinal de Richelieu fut sage d'avoir, en
'établissant l'Académie française, obtenu du roi
Louis XIII des lettres d'exemption de tutelle et
de curatelle pour tant de beaux esprits présents et
futurs, afin qu'ils ne courussent risque, par des
soins si bas, d'être détournés de la vie contem-
partie du Delici<£ Poetarum Gallorum (1609), publié par
Gruter sous le pseudonyme de Ranutius Gherus.
120 POESIE AU XVI' SIECLE.
plative du Dictionnaire et de leur fauteuil au Par-
nasse. Le fait est que le pauvre Du Bellay faillit
y succomber. Sa santé s'y altcra pour ne jamais
s'en relever complètement ; deux années entières
la maladie le retint dans la ciiambre : c'est alors
que l'étude le consola. Il lut pour la première fois,
il déchiffra comme il put les poètes latins et grecs;
il comprit qu'il les pouvait imiter. Mais les
imiter dans leur idiome même, comme tâchaient
de faire les érudits, lui parut chose impossible;
la partie de son âge la plus propre à l'étude était
déjà écoulée. Pourquoi ne pas les imiter en fran-
çais? se dit-il. La nécessité et l'instinct naturel
s'accordèrent à l'y pousser.
C'est ici que se place sa première relation avec
Ronsard : ils étaient un peu parents ou alliés ;
Ronsard avait même été, un moment, attaché à
M. de Langey dans le Piémont. Du Bellay, à ce
qu'on raconte, était allé, sur le conseil de ses
amis, étudier le droit à Poitiers « pour parvenir
dans les endroits publics, à l'exemple de ses
ancêtres, qui s'étoi^nt avancés à la cour par les
armes ou les saints canons. » Il est à croire que
le cardinal, qui venait de se retirer à Rome depuis
la mort de François I*"*" (15^7), était pour quelque-
chose dans cette détermination de son jeune
parent, et qu'il lui avait fait dire de se mettre en
état de le rejoindre. Du Bellay avait alors l'épée,
mais n'y tenait guère, et le droit menait à l'Eglise
Quoi qu'il en soit, Du Bellay était en train,
assure-t-on, de devenir un grand jurisconsulte,
lorsqu'un jour, vers 1548, s'en revenant de Poi-
JOACHIM DU BELLAY. 121
tiers, il rencontra dans une hôtellerie Ronsard,
qui retournait de son côté à Paris. Ils se connu-
rent et se lièrent à l'instant. Ronsard n'était pas
encore célJbre ; il achevait alors ce rude et docte
noviciat de sept années auquel il s'était soumis
sous la coiidu te de Jean Dorât, de concert avec
Jean-Antoine de Baïf, Remy Belleau et quelques
autres. Du Bellay, arrivé un peu plus tard, vou-
lut en être; les idées de poésie, qu'il nourrissait
en solitaire depuis deux ou trois années, miirirent
vite, grâce à cette rencontre. Il était ardent, il
était retardé et pressé, il devança même Ronsard.
Le premier recueil des poésies de Du Bellay,
dédié à la princesse Marguerite, sœur de Henri II,
est daté d'octobre 154.9I. Sa Défense et Illustration
de la Langue française, dédiée au cardinal Du
Bellay, est datée de février 15+9; mais, comme
l'année ne commençait alors qu'à Pâques, il faut
lire février 1550. Enfin son Olive^ parut vers la
fin de cette mène année iSS^ ^^ ^^ commence-
ment de la suivante, à peu près en même temps
que les premières poésies de Ronsard, lequel
pourtant demeura le promoteur et le chef reconnu
1. Ce Recueil avait été précédé, comme Du Bellay
l'indique dans les premières lignes de la Dédicace, d'un
petit livret de Sonnets et de Poésies, publié en 1549
sous les simples initiales de l'auteur.
2. Il y avait déjà cinquante sonnets à la louange
d'Olive dans un premier Recueil de 1549 où le nom de
l'auteur n'est pas et où il n'y a que des initiales : par
J. D. B. A.
II. 16
122 POESIE AU XV!*^ SIECLE.
de l'entreprise : Du Bellay n'en fut que le pre-
mier lieutenant.
Le premier recueil de Du Bellay, si précipi-
tamment publié en 1549, faillit ruiner son amitié
avec Ronsard, et l'a fait accuser d'avoir dérobé
son ami. Le détail de cette petite querelle intes-
tine est resté assez obscur. Bayle, d'après Claude
Binet, nous dit dans son article Ronsard du Dic-
tionnaire : « Il plaida contre Joachim Du Bellay
pour recouvrer quelques odes qu'on lui détenoit et
qu'on lui avoit dérobées adroitement. » Et le mo-
queur ajoute en note, se donnant plus libre car-
rière : ({ Voilà un procès fort singulier; je ne
doute pas que Ronsard ne s'y échauffât autant
que d'autres feroient pour recouvrer l'héritage de
leur père. Son historien manie cela doucement, il
craint de blesser le demandeur et le défendeur :
ce dernier soutenoit devant les juges le person-
nage le plus odieux, mais l'autre ne laissoit pas
de leur apprêter un peu à rire. » Colletet nous
raconte la même historiette plus au sérieux, en
reproduisant à peu près les termes de Claude
Binet et en homme qui marche sur des charbons
ardents : « Comme le bruit s'épandoit déjà par-
tout de quatre livres d'odes que Ronsard prom.et-
toit à la façon de Pindare et d'Horace... Du
Bellay, mu d'émulation jalouse, voulut s'essa3'er
à en composer quelques-unes sur le modèle de
celles-là, et, trouvant moyen de les tirer du cabi-
net de l'auteur à son insu et de les voir, il en
composa de pareilles et les iàt courir pour préve-
nir la réputation de Ronsard ; et, y ajoutant quel-
JOACHIM DU BELLAY. 12}
qiies sonnets, il les mit en lumière l'an 1S4.9, sous
le titre de Recueil de poésies : ce qui fit naître
dans l'esprit de notre Ronsard, sinon une envie
noire, à tout le moins une Jalousie raisonnable
contre Du ^^Wdiy^jusquesà intenter une actionpour
le recouvrement de ses papiers ; et, les ayant ainsi
retirés par la voie de la justice, comme il étoit gé-
néreux au possible et comme il avoit de tendres sen-
timents d'amitié pour Du Bellay.,, il oublia toutes
les choses passées, et ils vécurent toujours depuis
en parfaite intelligence : Ronsard fut le premier à
exhorter Du Bellay à continuer dans l'Ode. »
Pourtant cette action en justice est un peu
forte : qu'en faut-il croire? Voisenon se trouvait
un jour avec Racine fils chez Voltaire, qui lisait
sa tragédie d'/l/^/re. Racine, qui était peu gra-
cieux, crut reconnaître au passage un de ses
vers, et il répétait toujours entre ses dents et d'un
air de grimace : « Ce vers-là est à moi. » Cela
impatienta Voisenon, qui s'approcha de M. de
Voltaire en lui disant : « Rendez-lui son vers et
qu'il s'en aille. » Mais ici ce n'était pas d'un vers
qu'il s'agissait, c'était d'une ode, de plusieurs
odes tout entières : quelle énormité ! Comment
toutefois s'expliquer que Du Bellay les ait prises,
ou qu'il ne les ait rendues que contraint.''
Cette anecdote m'a toujours paru suspecte : ce
S2rait un vilain trait au début de la carrière de Du
Bellay, qui n'en eut jamais parla suite à se repro-
cher; ce serait la seule tache de sa vie. Je sens le
besoin de m'en rendre compte, et voici comment
je m'imagine simplement l'affaire. Du Bellay et
124 POESIE AU XVI^ SIECLE.
Ronsard venaient de se rencontrer, ils s'étaient
pris d'amitié vive; Du Bellay surtout, dans sa
première ferveur, voulait réparer les années per-
dues; il brillait d'ennoblir la langue, la poésie
française, et d'y marquer son nom. Ronsard, plus
grave, mieux préparé et au t^irme de sa longue
étude, se montrait aussi moins pressé, A ce col-
lège de Coqaeret, où Du Bellay n'était peut-être
pas tout à fait d'abord sur le même pied d'inti-
mité que les autres, on parlait des projets futurs,
des prochaines audaces; Du Bellay lisait ses pre-
miers sonnets ; mais, dès qu'il s'agissait de l'ode,
Ronsard, dont c'était le domaine propre, ne s'ex-
pliquait qu'avec mystère et ne se déboutonnait
pas; il avait ses plans d'ode pindarique, ses secrets
à lui, il élaborait l'œuvre, il disait à ses amis
avides : Attende:^ et vous verre:{. Or, comme je le
suppose, Du Bellay, impatienté de cetta réserve
d'oracle, et voulant rompre au plus vite la glace
près du public, n'y put tenir, et il déroba un
jour du tiroir le précieux cahier sibyllin, non pas
pour copier et s'approprier aucune ode (rien de
pareil), mais pour en surprendre la forme, le
patron; et, une fois informé, il alla de l'avant.
Pure espièglerie, on le voit, d'écolier et de cama-
rade. Ronsard s'en fâcha d'abord: il prit la chose
au solennel, dans le style du genre, et voulut plai-
der; puis il en rit. Ils restèrent tous deux trop
étroitement, trop tendrement unis depuis, la mort
de l'un inspira à l'autre de trop vrais accents, et
cette mémoire pleurée lui imprima avec les années
une vénération trop chère, pour qu'on puisse sup-
I
JOACHIM DU BELLAY, 12$
poser qu'il y ait Jamais eu une mauvaise action
entre eux i.
Ceci bien expliqué, il y a pour nous à appré-
cier ces premières œuvres de Du Bellay publiées
en si peu de temps, presque dans ie seul espace
d'une année et qui nnarquèrent avec éclat son
entrée dans la carrière. Un assez long intervalle
de silence suivit, durant lequel sa seconde manière
se prépara; car, dès l'année 1550, ou 1551 au
plus tard, et probablement pendant que s.s amis
de Paris vaquaient à l'impression de son Olive, il
partait pour Rome et s'y atachiit au cardinal son
parent, pour n'en plus revenir que quatre ans
après, en iSSS"- Sa carrière littéraire fut comme
coupée en deux par ce voyage et par cette longue
absence; sa santé s'y usa; mais nous verrons
peut-être, malgré les plaintes qu'il exhale, et dans
1. La première édition des Quatre premiers livres des
Odes de Ronsard (1550) contient une préface où il
célèbre Du Bellay comme un autre lui-même; il ne res-
tait donc plus trace en 1550 de cette espièglerie de
IS49. Et s'il y avait eu autre chose de plus grave, Du
Bellay aurait-il pu, dans V Hymne de la Surdité, adressée
à Ronsard, s'écrier en parlant au cœur de son ami :
Tout ce que j'ai de bon, tout ce qu'en moi je prise,
C'est d'être, comme toi, sans fraude et sans feintise,
D'être bon compagnon, d'être à la bonne foi,
Et d'être, mon Ronsard, demi-sourd comme toi ?
Nous reviendrons ailleurs sur cette surdité-là.
2. Les biographes de Du Bellay ont en général fait son
12<î POÉSIE AU XVl^ SIÈCLE.
la douceur de ces plaintes mêmes, que son talent
et son esprit y gagnèrent.
Le premier recueil, de 1549, se ressent de la
rudesse du premier effort, et me semble, en
quelque sorte, encore tout récent de l'enclume.
Jean Proust, Angevin, crut devoir y joindre une
explication des passages poétiques les plus diffi-
ciles, et ce n'était pas superflu. La première pièce
y a pour titre : Prosphonématique au roi très-
chrétien Henri II. Du Bellay, d'ailleurs, s'est sage-
ment gardé du pindarique à proprement parler,
et, malgré le patron dérobé à son ami, la forme
lyrique qu'il affecte n'est que l'horatienne. Dans
un Chant triomphal sur le voyage du roi à Bou-
logne en aoiàt 1549, il trouvait moyen d'intro-
duire et de préconiser le nom de Ronsard ; preuve
qu'il ne voulait en rien le déprimer. Une ode
flatteuse au vieux poëte Mellin de Saint- Gelais
témoignait d'avance de la modération de Du Bellay
et tendait à fléchir le chef de l'ancienne école en
faveur des survenants. Je ne remarque dans ce
premier recueil que deux odes véritablement belles.
L'une à Madame Marguerite sur ce qu'il faut
écrire en sa langue exprime déjà les idées que
Du Bellay reprendra et développera dans son Illus-
tration; il y dénombre les quatre grands poètes
anciens, Homère et Pindare, Virgile et Horace, et
désespère d'imiter les vieux en leur langue.
séjour en Italie un peu plus court qu'il ne le fut réelle-
ment : on lit dans le CLXVI* sonnet de ses Regrets, que
son absence, son enfer, a duré quatre ans et davantage.
JOACHIM DU BELLAY. 127
Princesse, je ne veux point suivre
D'une telle mer les dangers,
Aimant mieux entre les miens vivre
Que mourir che^ les étrangers.
Mieux vaut que les siens on précède,
Le nom d'Achille poursuivant,
Que d'être ailleurs un Diomède,
Voire un Thersite bien souvent.
Quel siècle éteindra ta mémoire,
O Boccace? et quels durs hivers
Pourront jamais sécher la gloire,
Pétrarque, de tes lauriers verts?...
Voilà, ce me semble, des accents qui montent
et auxquels on n'était pas jusqu'alors accoutumé.
L'autre ode, également belle pour le temps, est
adressée au seigneur Bouju et s'inspire du Quem
tu, Melpomene, semel d'Horace : ce sont les con-
dition^ et les goûts du vrai poëte, qui ne suit ni
l'ambitieuse faveur des cours ni la tourbe insen-
sée des villes, qui ne recherche ni les riches
contrées d'outre-mer ni les colisées superbes,
Mais bien les fontaines vives
Mères des petits ruisseaux
Autour de leurs vertes rives
Encourtinés d'arbrisseaîix...
Et encore, toujours parlant du pocte :
Il tarde le cours des ondes,
Il donne oreilles aux bois,
POESIE AU XVI*^ SIÈCLE.
Et les cavernes profondes
Fait rechanter sous sa voix.
Du Bellay, on le sent, sa ressaisit de ces antiques
douceurs en esprit pénétré, et, revenant vers la fin
à Madame Marguerite, i^^ dit volontiers de cette
princesse ce qu'Horace appliquait à la muse :
Quod spiro et placeo (si placeo), tuum est.
Cette vénération, ce culte de Du Bellay pour
Madame Marguerite sort des termes de conven-
tion et prit avec les années un touchant carac-
tère. Dans les derniers sonnets de ses Regrets,
publiés à la fin de sa vie (iSSP)? il dédie à cette
princesse, avec une émotion sincère, le plus pur
de ses pensées et de ses affections. Il convient que
d'abord il n'avait fait que l'admirer sans assez
l'apprécier et la connaître, mais que depuis qu'il
a vu de près l'Italie, le Tibre et tous ces grands
dieux que l'ignorance adore, et qu'il les a vus
Ignorajis, vicieux et médians à l'envi,
sa princesse lui est apparue, au retour, dans tout
son prix et dans sa vertu :
Alors je m'aperçus qu'ignorant son mérite,
J'avois, sans la connoître, admiré Marguerite,
Comme, sans les co7tnohre, on admire les deux.
Et ce sentiment, il l'a mieux exprimé que dans des
rimes. En une lettre datée de trois mois avant sa
mort (s octobre iSSP)? déplorant le trépas de
Henri II, il ne déplore pas moins le prochain
département de sa Dame qui, devenue duchesse
1
I
JOACHIM DU BELLAY. I29
de Savoie, s'en allait dans les États de son mari:
«( Je ne puis, écrit-il, continuer plus loni^uement
ce propos sans larmes, je dis les plus vraies
larmes que je pleurai jamais... » En cela encore,
Du Bellay me semble accomplir l'ima;'e parfaite,
le juste emblème d'une école qui a si peu vécu et
qui n'eut qu'un instant. Il briile avec Henri II, le
voit mourir et meurt. Il chante sous un regard de
Madame Marguerite, et, quand elle part pour la
Savoie, il meurt. A cette heure-là, en effet, l'astre
avait rempli son éclat ; l'école véritable, en ce
qu'elle avait d'original et de vif, était finie.
La Défense et Illustration de la Langue fran-
çaise, qui suivit de peu de mois son premier
recueil, peut se dire encore la plus sûre gloire de
Du Bellay et son titre le plus durable aujourd'hui.
Ce ne devait être d'abord qu'une épitre ou aver-
tissement au lecteur, en têie de poésies; mais la
pensée prit du développement, et l'essor s'en
mêla : l'avertissement devint un petit volume. J'ai
parlé trop longuement autrefois de cette harangue
chaleureuse, pour avoir à y revenir ici : elle est
d'ailleurs à relire tout entière. La prose (chose
remarquable et à l'inverse des autres langues) a
toujours eu le pas, chez nous, sur notre poésie. A
côté de Viliehardouin et de ses pages déjà épiques,
nos poèmes chevaleresques rimes font mince
figure; Philippe de Comines est d'un autre ordre
que Villon. De nos jours même, quand le souffle
poétique moderne s'est réveillé, Chateaubriand,
dans sa prose nombreuse, a pu précéder de vingt
ans les premiers essais en vers de l'école qui se
II. 17
IjO POESIE AU XVl*^ SIECLE.
rattache à lui. Au xvi* siècle, le même signe s'est
rencontré. Du Bellay, le plus empressé, le plus
vaillant des jeunes poëtes et le porte-enseigne de
la bande, veut planter sur la tour gauloise de
Francus la bannière de l'ode, les flammes et ban-
deroles du sonnet; que fait-il? il essaye aupara-
vant deux simples mots d'explication pour préve-
nir de son dessein et de celui de ses jeunes amis;
et ces deux mots deviennent une harangue, et cette
harangue devient le plus beau et le plus clair de
l'œuvre. Comme dans bien des entreprises qu'on
a vues depuis, ou, pour mieux dire, comme dans
presque toutes les entreprises humaines , c'est
l'accident, c'est la préface qui vaut le mieux.
Honneur à lui pourtant d'avoir le premier,
chez nous, compris et proclamé que le naturel
facile n'est pas suffisant en poésie, qu'il y a le
labeur et l'art, qu'il y a l'agonie sacrée ! Le pre-
mier il donna l'exemple, si rarement suivi, de
l'élévation et de l'éloquence dans la critique. Son
manifeste fit grand éclat et scandale : un poëîe de
l'ancienne école, Charles Fontaine, y répondit par
le Quintil horatian, dans lequel il prit à partie
Du Bellay sur ses vers, et souligna des négli-
gences, des répétitions, des métaphores : tout cela
terre à terre, mais non sans justesse. Lacritique qui
échauffe et la critique qui souligne étaient dès lors
en présence et en armes autant qu'elles le furent
depuis à aucun moment.
Du Bellay, dans une Epîire^w lecteur ^]3iCÎQ. en
tête de l'Olive, revient sur ses desseins en poésie;
en répondant à quelques-unes des objections qu'on
I
JOACHIM DU BELLAY. 131
lui faisait, il les constate et nous en informe. Il
n'espérait pas trouver grâce auprès des rhétori-
queurs français ; il ne se dissimulait nullement
que « telle nouveauté de poésie, pour le commen-
cement, seroit trouvée fort étrange et rude. » On
lui reprochait de réserver la lecture de ses écrits
à une affectée demi-douzaine des plus renommés
poètes qu'il avait cités dans son Illustration;
mais il n'avait pas prétendu faire, répondait-il, le
catalogue de tous les autres. Il disait de fort
bonnes choses sur l'imitation des anciens, et qui
rappellent notablement les idées du poëme de
l'Invention par André Chénier, Ce qu'il voulait,
c'était enrichir notre vulgaire d'une nouvelle ou
plutôt ancienne renouvelée poésie :
Sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques.
Et nous-même ajoutons ici sur ces analogies
d'André Chénier et de Du Bellay, et sur celles de
ce dernier et d'Horace, que c'est en vain qu'on a
dit des deux écoles poétiques françaises du
xvi^ siècle et du nôtre, qu'elles étaient des écoles
de la forme, et que les poètes n'y visaient qu'à
l'art. Ceux qui font ces grandes critiques philoso-
phiques aux poètes n'y entendent rien et sont des
homm.es d'un autre métier, d'une vocation supé-
rieure probablement, mais là-dessus incompétente.
C'est presque toujours par la forme, en effet, que
se détermine le poète. On voit dans une ancienne
Vie d'Horace, publiée pour la première fois par
Vanderbourg, que Mécènes pria le poète son ami
de transporter dans la langue latine les différentes
132 POÉSIE AU XVI" SIÈCLE.
variétés de mèlres inventées chez les Grecs, en par-
tie par Archiloque, en partie par Alcée et Sapho,
et que personne n'avait encore fait connaître aux
Romains. Ainsi sont nées les odes d'Horace'.
C'est en voulant reproduire une forme qu'il a
saisi et fixé ses propres sentiments; c'est, à la
lettre, pour avoir serré les mailles du filet qu'il a
pris le poisson. Ainsi à leur tour l'ont tenté avec
plus ou moins de bonheur Du Bellay, Ronsard et
ensuite André Chénier. Ce n'est pas la méthode
qu'il faut inculper; il n'y a en cause que l'exé-
cution et le d.gré de réussite de l'œuvre.
Quelques mots encore de cette préface d^ VOlive
sont à relever, en ce qu'ils dénotent chez Du Bel-
lay une dignité peu commune aux gens de lettres
et aux poètes de son temps et de tous les temps.
Aux moqueurs et mauvais plaisants qui espé-
raient engager la partie avec lui, il répond qu'ils
doivent chercher autre badin pour jouer ce rolle
avecq'eux : il se garde bien de leur prêter collet.
Quant à ceux qui le détournent charitablement de
la poésie comme futile, il les remercie, et d'un
ton de gentilhomme qui ne sent en rien son rimeur
entiché, je vous assure. Il ne s'exagère pas son
rôle de poète; il aime la muse par passe-temps,
pour elle seule et pour les fruits secrets qu'elle
lui procure; sa petite muse, comme il dit, n'est
1. Dans VExegi monumeulum (ode XXX, liv. III), il
dit lui-même :
Princeps AioUum cariuen ad Italos
Deduxisse modos
JOACHIM DU BELLAY. I33
aux gages de personne : elle est serve tant seule-
ment de mon plaisir. Il fait donc des vers parce
qu'il a la veine, et que cela lui plaît et le console;
mais il sait mettre chaque chose à sa place; dans
son éiégie latine à Jean de Morel il le redira : la
médecine, l'art de gouverner les hommes, la
guerre, il sait au besoin céder le pas à ces grands
emplois ; si la fortune les ouvrait devant lui, il y
réussirait peut-être; il est pocta faute de mieux;
il est vrai que ce pis-aller le charme, et que, si
l'on vient impertinemment l'y relancer, il ne se
laissera pas faire. A messieurs les courtisans qui
disent que les poëtes sont fous, il avoue de bonne
grâce que c'est vérité :
Nous sommes fous en rime , et votis l'êtes en prose ;
C'est le seul différent qu'est entre vous et nous^.
Les cent quinze sonnets qui composent VOlive
laissent beaucoup à désirer tout en épuisant à
satiété les mêmes images. Olive est une beauté
que Du Bellay célèbre comme Pétrarque célébra
Laure ; après le laurier d'Apollon, c'est le tour
de V olivier de Pal las :
Phœbus amat laurum, glaucam sua Pallas olivam :
nie suum vatem, nec minus ista suum,
I. Regrets, sonnet CXLI. — Cette réponse de Du Bel-
lay aux courtisans devint une espèce ce proverbe ; Jean
de La Taille, d.-ins une préface en tête de son Saiil le
furieux, la leur jette au nez en passant, comme, un
siècle plus tard, on eût fait d'un vers de Boileau.
Ij^. POÉSIE AU XVI* SIÈCLE.
lui disait Dorât. Ce Jeu de mots sur l'olive et
l'olivier se reproduit perpétuellement dans cette
suite de sonnets; à côté de Pallas, l'arche même
et Noé ne sont oubliés :
Sacré rameau de céleste présage,
Rameau par qui la colombe envoyée
Au demeurant de la terre noyée
Porta jadis un si joyeux message...
Colletet nous apprend le vrai nom de la demoi-
selle ainsi célébrée ; il le tient de bonne tradition,
assure-t-il : elle était Parisienne (et non d'Angers,
comme Goujet l'a dit), et de la noble famille des
Violes: d'où par anagramme Olive. Mais cet amour
n'était, on le pense bien, qu'un prétexte, un argu-
ment à sonnets. Du Bellay ne paraît avoir aimé
sérieusement qu'une fois à Rome; et il a célébré
l'objet en vers latins bien autrement ardents, sous
le nom de Faustine.
Avant votive, on n'avait guère fait en France
qu'une douzaine de sonnets ; je ne parle pas de la
langue romane et des troubadours; mais en fran-
çais on en citait à peine cinq ou six de Marot, les
autres de Mellin de Saint-Gelais. Du Bellay est
incontestablement le premier qui fit fleurir le genre
et qui greffa la bouture florentine sur le chêne
gaulois 1.
I , Vauqelin de La Fresnale a dit dans un sonnet à Du
Bellay lui-même :
Ce fut toi, Du Bellay, qui des premiers en France
D'Italie attiras les sonnets amoureux :
JOACHIM DU BELLAY. I}5
Dans VOlive^ l'entrelacement des rimes mascu-
lines et féminines n'est pas encore régulièrement
observé comme il va l'être quelques années plus
tard dans les sonnets des Regrets. Les vers mâles
et vigoureux véritablement, au dire de Colletet,
n'ont pas encore, il en convient, toute la douceur
et toute la politesse de ceux que le poëte composa
depuis. On ne parlait pourtant alors parmi les
doctes et les curieux que des amours de Du Bellay
pour Olive et de ceux de Ronsard pour Cassandre;
on les récitait, on les commentait; on a la glose
imprimée d'Antoine Muret sur les amours de Ron-
sard ; celle que le savant jurisconsulte lyonnais,
André de Rossant, avait composée sur VOlive de
Du Bellay s'est perdue. U semblait, disait-on, que
l'amour eiît quitté l'Italie pour venir habiter la
France.
Du Bellay, au milieu de ce premier triomphe,
part pour l'Italie, ce berceau de son désir, pour
Rome, où il va s'attacher au cardinal son parent.
Il lui avait dédié Vlllustration et adressé une ode
de son premier recueil : il résulte même de celle-
ci que le cardinal aurait dii faire un voyage en
France vers l'i'io, auquel cas il aurait naturelle-
ment connu et emmené avec lui son jeune cousin.
Que Du Bellay n'ait fait que le suivre au retour,
ou qu'il soit allé le rejoindre i, une nouvelle vie
Depuis y séjournant, d'un goût plus savoureux,
Le premier tu les as mis hors de leur enfance.
I. Il paraît bien qu'en effet il l'accompagna; dans
l'élégie à Morel, on lit :
13<î POÉSIE AU XVl"" SIÈCLE.
pour lui commence. Il accomplissait ses vingt-
cinq ans et était à ce point où un seul rayon de
plus achève de nous miîrir.
Le cardinal auquel Du Bellay s'attachait était un
personnage éminent par l'esprit, par les lumières,
le doyen du Parnasse comme du sacré Collège.
Il avait été autrefois le patron de Rabelais, qu'il
avait eu pour médecin dans ses anciens voyages
de Rome, pour moine ou chanoine séculier à sa
très-commode abbaye de Saini-Maur, et à qui il
avait procuré finalement la cure de Meudon. On
peut s'étonner, libéral et généreux comme il était,
qu'il n'ait pas plus fait pour notre poëte dont il
put apprécier de ses yeux le dévouement et les
services durant des années. Le cardinal avait à
Rome le plus grand état de maison; il s'était fait
bâtir un magnifique calais près des Thermes de
Dioclétien. Joachim devint son intendant, son
homme d'affaires et de confiance :
Panjas, veux-tu savoir quels sont mes passe-temps?
Je songe au lendemain, J'ai soin de la dépense
Qui se fait chaque jour, et si faut que je pense
A rendre sans argent cent créditeurs contens...
J'ai le corps maladif et me faut voyager;
Je suis né pour la muse, on méfait ménager...
Jamais d'ailleurs, dans les plaintes qu'il nous a
laissées, jamais un mot ne lui écliappe contre son
Mittitur înierea Routant Bellaitis ille...
Alpilus ei duris ille sequendus erat.
Il
JOACHIM DU BELtAY. Ij/
patron. Ce n'est ni l'ambition ni l'avarice qui l'ont
poussé près de lui et qui l'y enchaînent; un sen-
timent plus noble le soutient :
L'honnête servitude où mon devoir me lie
M'a fait passer les monts de France en Italie.
Toute la série des souffrances et des affections de
Du Bellay durant ce séjour à Rome nous est ex-
primée fidèlement dans deux recueils intimes, dails
ses vers latins d'abord, puis dans ses Regrets ou
Tristes à la manière d'Ovidj.
Il y eut évidemment interruption du premier
coup et comme solution de continuiié dans son
exist nce morale et poétiquj. Il arr.vait avec de
l'enthousiasme, avec des espérances; il se heu'ta
coitre la vie positive, contre le spectacle de l'am-
bition et des vices sjr la plus libre scène qui fut
jamais. La Rome des Borgia, des MéJicis et des
Farnèse avait accumulé toutes sortes d'i. grédi.nts
qui ne faisaient que continuer Lur jeu avec moins
de grandeur Du Bellay arr va sous le pontificat
égoïste et inactif de Jules III ; il dut assister, et en
plus d'un sonnet il fait allusion aux circonstances
du double conclave qui eut lieu à la mort de ce
pape, puis à la mort de Marcel II, leiuel ne ré-
gna que vingt-deux jours. Il put voir le début du
pontificat belliqueux et violent de Paul IV. Son
moment eût été bien mieux trouvé quelques an-
nées plus tôt, sous Paul III, ce spirituel Farnèse,
qui décorait de la pourpre les muses latines dans
la personne des Bembe et des Sadolet. Mais cet âge
II. i8
1
130 POESIE AU XVI® SIECLE.
d'or finissait pour l'Italie lorsque Du Bellay y ar-
riva; il n'en put recueillir que le souffle tiède encore,
et il le respira avec délices ; son goiit bientôt l'ex-
halera. Il lut ces vers latins modernes, et souvent
si antiques, qu'il avait dédaignés ; il fut gagné à
leur charme, et lui, le champion de sa langue
nationale, il ne put résister à prendre rang parmi
les étrangers. Dans sa touchante pièce intitulée
Patrice Desidériiim, il sent le besoin de s'excuser :
Hoc Latium poscit, romance liœc débita linguce
Est opéra; hue genius compulit ipse loci.
C'est donc un hommage, un tribut payé à la
grande cité latine, il faut bien parler latin à Rome.
Ainsi Ovide, à qui il se compare, dut parler gète
parmi les Sarmates, ainsi Horace fit des vers
grecs à Athènes. Et puis des vers français n'a-
vaient pas là leur public, et les vers, si intimes
qu'ils soient et si détachés du monde, ont toujours
besoin d'un peu d'air et de soleil, d'un auditeur
enfin :
Carmina principibus gaudent plausuque theatri,
Quique placet paucis displicet ipse sibi.
J'aime assez, je l'avouerai, cette sorte de contra-
diction à laquelle Du Bellay se laisse naturelle-
ment aller et dont il nous ofiFre encore quelques
exemples. Ainsi, dans ses Regrets, il se contente
d'être familier et naturel, après avoir ailleurs prê-
ché l'art. Ainsi, lui qui avait parlé contre les tra-
JOACHIM DU BELLAY. IJP
ductions des poètes, un jour qu'il se sent en
moindre veine et à court d'invention, il traduit en
vers deux chants de VÉnéide, et, si on le lui
reproche, il répondra : « Je n'ai pas oublié ce que
autrefois j'ai dit des translations poétiques ; mais
je ne suis si jalousement amoureux de mes pre-
mières appréhensions que j'aie honte de les chan-
ger quelquefois, à l'exemple de tant d'excellents
auteurs dont l'autorité nous doit ôter cette opi-
niâtre opinion de vouloir toujours persister en ses
avis, principalement en matières de lettres. Quant
à moi, je ne suis pas stoïque jusque-là. » En gé-
néral, on sent chez lui, en avançant, un homme
qui a profité de la vie et qui, s'il a payé cher
l'expérience, ne la rebute pas. Il a dit quelque
part de ses dernières œuvres, de ses derniers
fruits, en les offrant au lecteur, qu'ils ne sont du
tout 5/ savoureux que les premiers, mais qu'ils
sont peut-être de meilleure garde. Du Perron
goiîtait beaucoup ce mot-là.
Il conviendrait peu d'insister en détail sur la
suite des poésies latines de Du Bellay ; il en a
lui-même reproduit plusieurs en vers français. De
Thou, en louant ses Regrets, ajoute que Joachim
avait moins réussi aux vers latins composés à
Rome dans le même temps. Colletet est d'un autre
avis et estime qu'au gré des connaisseurs, ces vers
latins se ressentent du doux air du Tibre que
l'auteur alors respirait 1. S'il m'était permis d'avoir
I. On lit dans le Vahsiana ou Pensées de M. de
Valois : « Joachim Du Bellay faisoit fort bien les vers
I4O POÉSIE AU XVl^ SIÈCLE.
un avis moi-même en une telle question, j'avouerai
que, s'ils ne peuvent sans doute se comparer à
ceux d'un Bembe, d'un Naugirius, ou de ce divin
Politien, Us ne me paraissent aucunement inférieurs
à ceux de Dorât, de L'Hôpital ou de tout autre
Français de ce temps-là. La seule partie qui reste
pour nous véritablement piquante dans les vers
latins de Du Bellay, ce sont ses amours de Faus-
tine. Le ton y prend une vivacité qui ne permet
pas de croire cette fois que la flamme se soit
contenue dans la splière pétrarquesque. Il ne vit
et n'aiina ceite Faustine que le quatrième été de
son séjour à Roma ; il avait bravé fièrement jusque-
là le coup d'œil des beautés romaines :
Et jam quarto, Ceres capiti nova serta parabat,
Nec dederam sœvo colla superba jugo.
latins. Dans le petit recueil d'Epigrammes qu'il nous a
laissées, il y en a une entre autres que j'aime pour sa
naïveté : c'est contre un mauvais poëte qui avoit inti-
tulé ses poésies latines Niigœ :
Paule, tuum inscribis Nugarum nomine librum :
In tolo l'tbro nil melius litiilo.
Et Dreux du Radier, après Ménage, cite cet autre joli
distique sur un chien :
Latratu fures excepi, mutus amantes :
Sic placui domino, sic placui domina.
C'est déjà le couplet de Figaro :
Le chien court, tout es! mordu.
Hors l'amant qui l'a vendu.
Il
JOACHIM DU BELLAY. I4I
Il n'est nullement question de cet amour dans ses
Regrets, dont presque tous les sonnets ont été
composés vers la troisième année de son séjour :
à peine, vers la fin, pourrait-on entrevoir une
vague allusion 1. Si Du Bellay avait aimé Faus-
tine durant ces trois premières années, il n'aurait
pas tant parié de ses ennuis ; ou du moins c'eût
été pour lui de beaux ennuis, et non pas si insi-
pides. A peine commençait-il à connaître et peut-
être à posséder 2 cette Faustine, que le mari, vieux
et jaloux (comme ils sont toujours dans les élé-
gies), et qui d'abord apparemment était absent, la
retira de chez sa mère où elle vivait libre, pour la
loger dans un cloître. Le belliqueux Pai.l IV
venait de monter sur le sié^e pontifical : il passait
des revues du haut de ses balcons; il appelait les
soldats français à son secours pour marcher contre
les Espagnols de Napies et prendre Ijur revanche
des vieilLs vêpres siciliennes. Mais Du Belay, lui,
soldat de Vénus, ne pense alors qu'à une autre
conquête et à d'autres reprcsail es ; il veut déli-
vrer sa maîtresse captive sous la grille; c'est là
pour lui sa Napies et sa sirène :
Hcec repetenda mîhi tellus est vindice dextra,
Hoc bellum, hcec virtus, hcec mea Parthenope.
1. Peut-être dans le sonnet LXXXVII, où il se
montre enchaîné et comme enraciné par quelque amour
caché.
2. Hauiî prius illa tamen nobis erepta fuit, quant
Venit in amplexus terque quaterque meos.
14-2 POESIE AU XV 1*^ SIECLE.
Il est curieux de voir comme le secrétaire du
doyen du sacré Collège, le prochain chanoine de
Paris i, celui qui, quatre ans plus tard, mourra
désigné à l'archevêché de Bordeaux, parle ouver-
tement du cloître, des Vestales, où l'on a logé sa
bien-aimée. Toutes les vestales brûlent, dit-il;
c'est un reste de l'ancien feu perpétuel de Vesta :
puisse sa Faustine y redoubler d'étincelles ! En
pur païen anacréontique, il désire être renfermé
avec elle; de jour, il serait comme Jupiter qui se
métamorphosa une fois en chaste Diane; nulle
vestale ne paraîtrait plus voilée et plus sévère,
n'offrirait plus religieusement aux dieux les sacri-
fices et ne chanterait d'un cœur mieux pénétré les
prières qui se répondent. Mais de nuit, oh! de
nuit, il redeviendrait Jupiter :
Sic gratis vicibus, Vestœ Venerisque sacerdos,
Nocte parum castus, luce pudica forem.
Notez que ces poésies latines furent publiées à
Paris deux ou trois ans après, en 1558, par Du
Bellay lui-même, sans doute alors engagé dans
les ordres. Elles sont dédiées à Madame Margue-
rite, et portent en tête un extrait de lettre du chan-
celier Olivier qui recommande l'auteur à la
France. Etienne Pasquier, en une de ses épi-
grammes latines 2^ ne craignait pas de rapprocher
1. Il le fut dès cette année naême de ses amours
(i)))), par la faveur d'un autre de ses parents du même
nom, Eustache Du Bellay, alors évêque de Paris.
2. La 47e du liv. VI.
JOACHIM DU BELLAY. I4.J
sa maîtresse poétique Sabine de cette Faustine
romaine qui était si peu une Iris en l'air.
Il paraît bien, au reste, sans que Du Bellay
explique comment, que sa Faustine en personne
sortit du cloître et lui fut rendue : les délires
poétiques qui terminent l'annoncent assez; il la
célèbre plus volontiers dans cette' lune heureuse
sous le nom expressif de Coluniba :
Sus, ma petite Colombelle,
Ma petite belle rebelle,
ainsi qu'il l'a traduit en vers français depuis. On
s'étonne de voir, au milieu de tels transports, qu'il
ne semble pas avoir encore obtenu d'elle le der-
nier don, mais seulement, dit-il, summis bona
proxiina. Est-ce bien elle-même, en effet, qu'il
alla voir une nuit chez elle en rendez-vous, et qui
demeurait tout près de l'église Saint-Louis^? Il
dut quitter Rome peu après, et peut-être aussi
cette aventure contribua-t-elle au départ.
Mais, avant de faire partir Du •Bellay de Rome,
nous avons à le suivre dans toute sa poésie mé-
lancolique des Regrets. Et voici comment je me
figure la succession des poésies et des pensées de
I. Nox erat, el pacta properaham ad tecta puellie,
Jungiintur fano qu^e, Lodoice, tuo.
L'église, dite Saint-Louis-des-Français, est d'une date
postérieure. Quelle était cette église Saint-Louis de
ïSSS'' Je laisse ce point de topographie à M. Nibby et
aux antiquaires.
14-t POÉSIE AU XVI* SlÈCLl
Du Bellay durant son séjour de Rome. Arrivé
dans le premier enthowsiasme, il tint bon quelque
temps; il paya sa bienvenue à la ville éternelle
par des chants graves, par des vers latins (Romœ
Descriplio); il admira et tenta de célébrer les
antiques ruines, les colisées superbes,
Les théâtres en rond ouverts de tous côtés;
il évoqua dans ce premier livre à' Antiquités le
génie héroïque des ]ii;ux, et lui dut quelques vrais
accents :
Pâles Esprits, et vous, Ombres poudreuses !...
puis le tous les jours des affaires, les soins posi-
tifs de sa char.i^e, le spectacle diminuant des
intrigues, le gagnèrent bientôt et le plongèrent
dans le dégoût. Quelqu'un a dit que la rêverie
des poêles, c'est proprement l'ennui enchanté;
mais Du Belay à Rome eut surtout l'ennui tra-
cassa, ce qui est tout différent^. Il regretta donc
I. Un élégiaque moderne, imitateur de Du Bellay
dans le sonnet, a curieusement marqué la différence de
ces deux ennuis, mais dans un temps où il avait lui-
même une Faustine pour se consoler :
Moi qui rêvais la vie en une verte enceinte.
Des loisirs de pasteur, et sous les bois sacrés
Des vers heureux de naître et longtemps murmures ;
Moi dont les chastes nuits, avant la lampe éteinte.
Ourdiraient des tissus où l'âme serait peinte.
Ou dont les jeux errants, par la lune éclairés.
JOACHIM DU BELLAY. 1^5
sa Loire, ses amis de Paris, son humble vie
d'études, sa gloire interceptée au départ, et il eut,
en ne croyant écrire que pour lui, des soupirs qui
nous touchent encore. Depuis trois ans cloué
comme un Promcthée sur l'Aventin, il ne prévoit
pas de terme à son exil : que faire ? que chanter?
Il ne vise plus à la grande faveur publique et
n'aspire, comme devant, au ternple de l'art ; il
fait de ses vers français ses papiers journaux et
ses plus humbles secrétaires ; il se plaint à eux et
leur demande seulement de gémir avec lui et de
se consoler ensemble :
Je ne chante, Magny, je pleure mes ennuis,
Ou, pour le dire mieux, en pleurant je les chantes
Si bien qu'en les chantant souvent je les enchantes
Et encore :
5/ les vers ont été l'abus de ma jeunesse,
Les vers seront aussi l'appui de ma vieillesse ;
S'ils furent ma folie, ils seront ma raison.
S'en iraient faire un charrue avec les fetirs des prés ;
Moi dont le cœur surtout garde une image sainte!
Au tracas des journaux perdu matin et soir.
Je suis à ce métier comme un Juif au comptoir,
Mais comme un Juif du moins qui garde en la demeure,
Dans V arrière-boutique où ne vient nul chalant,
Sa Rebecca divine, un ange consolant.
Dont il rentre baiser le front dix fois par heure.
II. 19
14<î POÉSIE AU XV l'' SIÈCLE.
Dans ses belles stances de dédicace à M, d'A van-
son, ambassadeur de France à Rome, il exprime
admirablement, par toutes sortes de gracieuses
images, cette disposition plaintive et découragée
di son âme : il chante, comme le laboureur, au
hasard, pour s'évertuer au sillon; il chante, comme
le rameur, en cadence, afin de se rendre, s'il se
peut; la rame plus légire. Il avertit toutefois que,
pour ne fâcher le monde de ses pleurs (car, poëte,
on pense toujours un peu à ce monde pour qui
l'on u'écrit pas), il entremêlera une douce satire à
ses tableaux, et il a tenu parole : la Rome des
satires de l'Arioste revit chez Du Bellay à travers
des accents élégiaques pénétrés.
Littérairement, ces Regrets de Du Bellay ont
encore du charme, à les lire d'une manière conti-
nue. A partir du sonnet xxxii^, il est vrai, ils lan-
guissent beaucoup ; mais ils se relèvent, vers la
fin, par de piquants portraits de la vie romaine.
Le style en est pur et coulant :
Toujours le style te démange,
a-t-il dit très-spirituellement du poete-écrivain,
dans une boutade plaisante imitée de Buchanan ;
ici, dans les Regrets, évidemment le style le
démange moins; sa plume va au sentiment, au
naturel, même au risque d'un peu de prose. Dans
un des sonnets à Ronsard, il lui dit d'un air d'a-
bandon :
. Je suivrai, si je puis,
Les plus humbles chansons de ta muse lassée.
JOACHIM DO BELLAY. I47
Bien lui en a pris ; cette lyre un peu détendue n'a
jamais mieux sonné; les habitudes de l'art s'y
retrouvent d'ailleurs à propos, au milieu des len-
teurs et des négligences. Ainsi quelle plus poétique
conclusion que celle qui couronne le sonnet xvi^,
dans lequel il nous représente à Rome trois poètes,
trois amis tristes et exilés, lui-même, Magny atta-
ché à M d'Avansoni, et Panjas qui suit quelque
cardinal français (celui de Châtillon ou de Lor-
raine)! Heureux, dit-il à Ronsard, tu courtises
là-bas notre Henri, et ta docte chanson, en le
célébrant, t'honore :
Las! et nous cependant nous consumons notre âge
Sur le bord inconnu d'un étrange rivage,
Oii le malheur nous fait ces tristes vers chanter :
Comme on voit quelquefois, quand lamort les appelle,
Arrangés Jlanc à Jlanc parmi l'herbe nouvelle.
Bien loin sur un étang trois cygnes lamenter"^.
r. Les Soupirs d'Olivier de Magny, en grande partie
composés pendant le séjour de Rome et publiés en 1557,
sont comme le pendant des Regrets de Du Bellay, dont
le nom revient presque à chaque page ; on y trouverait
trois ou quatre très-jolis et naïfs sonnets, mais en géné-
ral c'est moins bien que Du Bellay, c'est à la fois moins
poétique et d'une langue beaucoup moins facile.
2. Chateaubriand, Génie du Christianisme, i, 223, les
deux Cygnes; — et Lamartine, le Poêle mourant.
[M. Sainte-Beuve s'est contenté d'indiquer en note au
cr.iyon ces deux rapprochements sur l'un des deux
exemplaires préparés pour la réimpression].
HS POÉSIE AU XVI*^ SIÈCLE.
Quand Du Bellay fit ce sonnet-là, il avait respiré
cet air subtil dont il parle en un endroit, et que
la Gaule n'aurait pu lui donner, cette divine
flamme attique et romaine tout ensemble.
Je suivrais plus longuement Du Bellay à Rome,
si, en quelques pages d'un érudit et ingénieux
travail!, M. Ampère ne m'en avait dispensé. Je
ne me permettrai d'ajouter qu'une seule remarque
aux siennes, et qui rentre tout à fait dans ses
vues : c'est que Du Bellay, tout en maudissant
Rome et en ayant l'air de l'avoir prise en grippe,
s'y attachait, s'y enracinait insensiblement, selon
l'habitude de ceux qui n'y veulent que passer et
qui s'y trouvent retenus . Le charme opérait
aussi, et, ce qui est plus piquant, malgré lui. Il
faut l'entendre :
D'où vient cela, Mauny, que tant plus ons^efforce
D'échapper hors d'ici, plus le Démon du lieu
{Et que seroit-ce donc, si ce n''est quelque dieu?)
Nous y tient attachés par une douce force?
Seroit-ce point d'amour cette alléchante amorce,
Ou quelque autre venin, dont après avoir beu
Nous sentojis nos esprits nous laisser peu à peu.
Comme un corps qui se perd sous une neuve écorce?
J'ai voulu viille fois de ce lieu m'étranger,
Mais je sens vies cheveux en feuilles se changer,
Mes bras en longs rameaux, et mes pieds en racine.
I. Portraits de Rome à différents âges, Revue des Deux^
Mondes de juin 1835.
JOACHIM DU BELLAY. I4.9
Bref j je ne suis plus rien qu'tin vieil tronc animé,
Qui se plaint de se voir à ce bord transformé,
Comme le myrte anglais au rivage d'Alcine.
Voilà bien, ce nie S2mble, ce magique enchante-
ment de Rome qui fait oublier la patrie ; à moins
qu'on ne veuille croire que ce charme secret pour
Du Bellay, c'était déjà Faustine.
Un bon nombre des sonnets de la dernière
moitié des Regrets ont la pointe spirituelle, dans
le sens français et malin du mot; aussi Fontenelle
ne les a-t-il manques dans son joli recueil choisi
de nos poètes i. Comme, par les places et les rues
de Rome, la dame romaine à démarche grave ne
se promène point, remarque Du Bellay, et qu'on
n'y voit vaguer de femmes (c'était vrai alors) que
celles qui se sont donné l'honnête nom de la
cour, il craint fort à son retour en France
Qu'autant que j'en voirai ne me ressemblent telles-
Il se moque en passant de ces magnifiques doges
de Venise, de ces vieux Sganarelles (le mot est
approchant), surtout quand ils vont en cérémonie
épouser la mer.
Dont ils sont les maris et le Turc l'adultère.
I. Vauquelin de La Fresnaie, en son Art poétique, a
très-bien aperçu ce qu'il y avait de nouveau à cette
façon :
El Du Bellay, quittant cette amoureuse jlamme,
Premier fit h sonnet sentir son épigramme.
POESIE AU XV!*^ SIECLE.
Marot en gaieté n'eût pas mieux trouvé, ni le bon
Rabelais, que Du Bellay cite aussi. Il y a de ces
sonnets qui, sous un air purement spirituel, sont
poignants de satire, comme celui dans lequel on
voit ces puissants prélats et seigneurs romains qui
tout à l'heure se prélassaient pareils à des dieux,
se troubler, pâlir tout d'un corp, si Sa Sainteté,
de qui ils tiennent tout, a craché dans le bassin
un petit filet de sang,
Puis d'un petit souris feindre la sûreté!
Parmi le butin que Du Bellay rapporta de Rome,
il m'est impossible de ne pas compter les plus
agréables vers qu'on cite de lui, bien qu'ils ne
fassent point partie des Regrets ; mais ils ont été
publiés vers le même temps, peu avant sa mort ;
je veux parler de ses Jeux rustiques. C'est natu-
rellement le voyage d'Italie qui mit Du Bellay à
la source de tous ces poètes latins de la renais-
sance italienne, et de Naugerius en particulier,
l'un des plus charmants, qu'il a reproduit avec
prédilection et , en l'imitant, surpassé. Naugerius,
ou Navagero, était ce noble Vénitien qui offrit à
Vulcain, c'est-à-dire qui brûla ses premières
Sylves imitées de Stace, quand il se convertit à
Virgile, et qui sacrifiait tous les ans un exemplaire
de Martial en l'honneur de Catulle. Il ne vivait
plus depuis déjà longtemps quand Du Bellay fit le
voyage d'Italie ; mais ses Lusus couraient dans
toutes les mains. Or, on sait la jolie chanson de
Du Bellav :
JOACHIM DU BELLAY. I5I
U^ VANNEUR DE BLE AUX VENTS.
A vous, troupe légère ,
Qui d'aile passagère
Par le monde vole^.
Et d'un sifflant murmure
V ombrageuse verdure
Doucement cbranle\^ . etc., etc.
L'original est de Naugerius ; ii faut le citer pour
faire comprendre de quelle manière Du Bellay a
pu être inventeur en traduisant :
VOTA AD AURAS.
Aurœ qux levibus percurritis aéra pennis,
Et strepitis blando per nemora alla sono,
Serta dat hœc vobis, vobis hœc rusticus Idmon
Spargit odorato plena canistra croco.
Vos lenite œsttun, et paleas sejungite inanes,
Dum medio fruges ventilât illedie^.
1. Voir tome I, page 103; je prie qu'on veuille bien
avoir réellement la pièce sous les j^eux , car, pour la
comparaison, cette vue est nécessaire.
2. [La traduction est ici en note au cra3'on, sur l'un
des deux exemplaires préparés pour la réimpression].
VŒU AUX ZÉPHIRS.
Vents qui parcourez l'air d'une aile légère et murmu-
rez doucement à travers les hautes cimes des bois, le
rustique Idmon vous offre ces guirlandes, ces corbeilles
15 '-i POESIE AU XV I*^ slEGI/E.
L'invention seule du rhythme a conduit Du Bellay
à sortir de la monotonie du distique latin, si par-
fait qu'il fût, et à faire une villanelle toute chan-
tante et ailes déployées, qui sent la gaieté natu-
relle des campagnes au lendemain de la moisson,
et qui nous arrive dans l'écho.
A simple vue, je ne saurais mieux comparer les
deux pièces qu'à un escadron d'abeilles qui, chez
Naugerius, est un peu ramassé, mais qui soudai-
nement s'allonge et défile à travers l'air à la voix
de Du Bellay. L'impression est tout autre, l'ordre
seul de bataille a changé i.
Mais voici qui est peut-être mieux. Le même
Naugerius avait fait cette autre épigramme :
remplies d'odorant safran. Adoucissez la chaleur, et sépa-
rez les pailles inutiles, tandis qu'il vanne son blé sous le
coup de midi.
I. Cette image des vanneurs me rappelle la belle com-
paraison d'Homère, le père et comme l'océan de toute
grâce; c'est dans l'Iliade (chant V), au moment où les
Troyens qui fuyaient s'arrêtent, se retournent à la voix
d'Hector, et où les Grecs et eux s'entre-clioquent dans
la poussière : « Comme quand les vents emportent çà
et là les pailles à travers les aires sacrées où vannent
les vanneurs, tandis que la blonde Cérès sépare, à leur
souffle empressé, le grain d'avec sa dépouille légère, on
voit tout alentour les paillers blanchir : de même en ce
moment les Grecs deviennent tout blancs de la pous-
sière que soulèvent du sol les pieds des chevaux et qui
monte au dôme d'airain du ciel immense. » Telle est la
grandeur première ; combien au-dessus des jeux de la
srâce!
JOACHIM DU H ELLAY. ISJ
THYRSIDIS VOTA VENERI.
Quod iulit optata tandem de Leucide Thyrsis
Fnictum aliqiiem, lias violas dat tibi, sancta Venus.
Post sepem liane sensim obrepens, tria basia sumpsi :
Nil ultra potui : nam prope mater erat.
Nunc violas., sed, plena ferain si vota, dicabo
Inscriptam hoc inyrtum carminé, Diva, tibi :
(( Hanc Veneri myrtum Thyrsis, quod amore potitus
Dedicat, atque una seque suosque grèges^. »
Ce que Du Bellay a reproduit et déployé encore
de la sorte, dans une des plus gracieuses pièces de
notre langue :
A VÉNUS.
Ayant, après long désir.
Pris de ma douce ennemie
I. [Voici la traduction crayonnée en note par M. Sainte-
Beuve :]
VŒU DE THYRSIS A VÉNUS.
Pour avoir enfin obtenu de Leucis quelque fruit de
son amour, Thyrsis t'offre ces violettes, ô Vénus sacrée!
Derrière une haie, à son insu, me glissant, j'ai pris trois
baisers et n'ai pu davantage, car sa mère était proche.
Pour aujourd'hui ces violettes, mais si j'atteins au
comble de mes vœux, je te dédierai un myrte, ô déesse,
avec cette inscription : « Ce myrte est dédié à Vénus
par Thyrsis pour avoir conquis l'objet de son amour, et
il se voue en même temps à elle et lui et son trou-
peau.' »
20
)$4- POESIE AU XVI^ SIECLE.
Quelques arrhes du plaisir
Que sa rigueur me dcnie^, etc., etc.
N'a-t-on pas remarqué, en lisant, à cet endroit
Imitant les lèvres closes
Que j'ai baisé par trois fois,
comme le sens enjambe sur la strophe, comme la
phrase sa continue à travers, s'allonge {sensint
obrepit), et semble imiter l'amant lui-même glis-
sant tout beau dessous l'ombre ?
De peur encore J'en tremble,
ce vers-là, après le lon^î et sinueux chemin oii le
poëte furtif semble n'avoir osé respirer, repose à
propos, fait arrêt et image. Tout dans cette petite
action s'encliaîne, s'anime, se fleurit à chaque
pas. Du Bellay, en imitant ainsi, crée dans le
détail et dans la diction, tout à fait comme La
Fontaine 2.
1. Voir tome I, page 104; je prie, comme précédem-
ment, qu'on veuille bien relire en effet.
2. Il était si plein de son Naugerius, qu'il s'est encore
souvenu de lui dans un passage de ses stances à M. d'Avan-
son, en tête des Regrets :
Quelqu'un dira : De quoi servent ces plaintes}...
C'est inspiré d'un fragment délicieux de Philémon sur
les larmes que Naugerius avait traduit, et Du Bellay
sans doute l'avait pris ià.
JOACHIM DU BELLAY. 155
Que si maintenant on joint à ces deux pièces
exquises de Du Bjllay son admirable sonnet du
petit Lire, on aura, à côté des pages de l'Illus-
tration et comme autour d'elles, une simple cou-
ronne poétique tressée de trois fleurs, mais de ces
fleurs qui suffisent, tant que vit une littérature, à
sauver et à honorer un nom. Le sonnet du petit
Lire est également imité du latin, mais du latin
de Du Bellay lui-même, et le poëte a fait ici pour
lui comme pour les autres, il s'est embelli en se
traduisant. Dans son élégie intitulée Patrice Desi-
deriiim, il s'était écrié, par allusion à Ulysse :
Félix qui mores multorum vidil et urbes,
Sedibus et potuit consenuisse suis;
et il continuait sur ce ton. Mais voici, sous sa
plume redevenue française, ce que cette pensée,
d'abord un peu générale, et qui gardait, malgré
tout, quelque chose d'un écho et d'un centon des
Anciens, a produit de tout à fait indigène et de
natal :
Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage,
Ou comme cettui-là qui conquit la toison,
Et puis est retourné, plein d'usage et raison.
Vivre entre ses parents le reste de son âge !
Quand rêver rai-je, hélas! de mon petit village
Fumer la cheminée, et en quelle saison
Reverrai-je le clos de ma pauvre maison,
Qui m'est une province, et beaucoup davantage!
I$6 POÉSIE AU XV!*^ SIÈCLE.
Plus me plaît le séjour qu'ont bâti vies aïeux
Que des palais romains le front audacieux ;
Plus que le marbre dur me plaît l'ardoise fine^ ;
Plus mon Loire gaulois que le Tibre latin,
Plus mon petit Lire que le mont Palatin,
Et plus que l'air marin la douceur angevine^.
Cette douceur angevine, qu'on y veuille penser,
est mêlée ici de la romaine, de la vénitienne, de
toute celle que Du Bellay a respirée là-bas.
Seule et primitive, avant de passer par l'exil
1. Dans les vers latins que nous venons de lire, il n'y
a pas, il ne peut pas y avoir l'ardoise fine. On n'est tout
à fait soi, tout à fait original que dans sa langue.
2. Lire, redisons-le avec plus de détail, est un petit
bourg au bord de la Loire, au-dessous de Saint-Florent-
le-Vieil; il fait partie de l'arrondissement de Beaupréau.
On s'y souvient d'un grand homme qui y vécut jadis;
voilà tout. 11 n'y a point de restes authentiques du ma-
noir qu'il habita. — La locution de douceur angevine, qui
termine le mémorable sonnet, peut paraître réclamer un
petit commentaire quant à l'acception précise. J'inter-
roge dans le pays, et on me répond : Ce n'est point une
locution proverbiale, ou du moins ce n'en est plus une ;
mais, indépendamment de l'idée naturelle et générale
(dulces Argos) qu'un lecteur pur et simple pourrait se
contenter d'y trouver, cette expression n'est pas tout à
fait dénuée d'une valeur relative et locale. Il existe en
effet, sur le compte des Angevins, une tradition de faci-
lité puisée dans l'abondance de tous les biens de cette
vie, dans la suavité de l'air et du sol. Le caractère du
bon roi René en donne l'idée. Andegavi molles , disait le
Romain.
JOACHIM DU BELLAY. I57
romain, elle n'eût jamais eu cette finesse, cette
saveur poétique consommée. C'est bien toujours le
vin du pays, mais qui a voyagé, et qui revient
avec l'arôme. Combien n'entre-t-il pas d'éléments
divers, ainsi combinés et pétris, dans le goût mûri
qui a l'air simple! Combien de Heurs dans le miel
parfait! Combien de sortes de nectars dans le
baiser de Vénus !
Il est dans VAnthologie deux vers de Julien
que le sonnet de Dli Bellay rappelle ; les avait-il
lus? Ils expriment le même sentiment dans une
larme intraduisible : « La maison et la patrie
sont la grâce de la vie : tous autres soins pour les
mortels, ce n'est pas vivre, c'est souffrir i. »
Enfin Du Bellay quitte Rome et l'Italie; le car-
dinal a besoin de lui en France et l'y renvoie pour
y soigner des affaires importantes. II repasse les
monts, mais non plus comme il les avait passés
la première fois, en conquérant et en vainqueur.
Quatre années accomplies ont changé pour lui
bien des perspectives. Usé par les ennuis, par les
chagrins où sa sensibilité se consume, tout récem-
ment encore vieilli par les tourments de l'amour
et par ses trop vives consolations peut-être, il est
presque blanc de cheveux 2. Au seuil de ce foyer
1. C'est peiner, oj §105, â/.7.à zôvo;.
2. Jam mea cycneis sparguiitur tempora plumis,
dit-il à l'imitatioa d'Ovids ; c'est d'avance comme
Lamartine :
Ces cheveux dont la neige, hélas ! argenté à peine
Un front où la douleur a gravé le passé.
I5B POÉSIE AU XV l" SIÈCLE.
tant désire, d'autres tracas l'attendent ; les ronces
ont poussé; les procès foisonnent. II lui faudrait,
pour chasser je ne sais quels ennemis qu'il y
retrouve l'arc d'Ulysse ou celui d'Apollon.
Adieu donques, Dorât, je suis encor Romain,
s'écrie-t-il. Ainsi Horace regrette Tibur à Rome et
RomeàTibur; ainsi Martial, à peine retourné
dans sa Bilbilis, qui faisait depuis des années l'ob-
jet de ses vœux, s'en dégoûte et redemande les
Esquilles. Quand Tibulle a décrit si amoureuse-
ment la vie champêtre, il était à la guerre près de
Messala.
Pour Du Bellay, quelques consolations se mê-
lèrent sans doute aux nouvelles amertumes, et tous
ses espoirs ne furent pas trompés. Ses amis célé-
brèrent avec transport son retour ; Dorât fit une
pièce latine; ce fut une fête cordiale des muses
chez Ronsard , Baïf et Belleau. Au bout d'un ou de
deux ans, et sa santé n'y suffisant plus, Du Bellay
se déchargea de la gestion des affaires du car-
dinal; il sortit pauvre et pur de ce long et consi-
dérable service. Il revint à la muse, et fit ses Jeux
rustiques; il mit ordre à ses vers de Rome et les
compléta; il publia ses poésies latines (Epi-
grammes, Amours, Elégies) en 1558, et l'année
suivante ses sonnets des Regrets. Mais une ca-
lomnie à ce propos vint l'affliger : on le desservit
près du cardinal à Rome. Ses vers étaient le pré-
texte ; Du Bellay ne s'en explique pas davantage ,
et cette accusation est demeurée obscure comme
I
JOACHIM DU BELLAY. I59
celle qui pesa sur Ovide i. Que put-on dire? La
licence de quelques pièces à Faustine lui fut-elle
reprochée? Supposa-t-on malignement que quel-
ques sonnets des Regrets^ qui couraient avant la
publication, atteignaient le cardinal lui-même?
Dans ce cas Du Bellay, en les publiant, détruisait
l'objection. Toujours est-il qu'il devenait criant
qu'un homme de ce mérite et de ce parentage de-
meurât aussi maltraité de la fortune. Le chancelier
François Olivier, Michel de L'Hôpital, tous ses
amis s'en plaignaient hautement pour lui. On as-
sure que, lorsqu'il mourut, il était rentré dans les
bonnes grâces du cardinal, qui allait se démettre
en sa faveur de l'archevêché de Bordeaux. Et
certes, qui avait fait de Rabelais un curé de Meu-
don pouvait bien, sans scrupule, faire Du Bellay
archevêque. Quelques sonnets de celui-ci à Ma-
dame Marguerite, et quelques autres de l'Honnête
Amour, qui sentent leur fin, les stances étrange-
ment douloureuses et poignantes intitulées la Com-
plainte du Désespéré, semblent dénoter vraiment
qu'il s'occupait à corriger les impressions trop vives
de ses premières ardeurs, et à méditer de plus
graves affections, sacrato homine digniora, dit
Sainte-Marthe ~.
1. Dans l'élégie à Morel on lit :
Iratum insonti nostra fecerc Caiiiente,
Iratum malim qui vcl hahere Jovem,
Hei mihi Peligni cru délia fala poeta
Hic efiain fatis stint renovata ir.eis...
2. Du Bellay fut clevc, mais fut-il prêtre? ou seule-
l6o rOEîIE AU XV l'' SIÈCLE.
Au milieu de son .dépérissement de santé, il
était devenu demi-sourd, et pendant les derniers
mois de sa vie cette surdité augmenta considé-
rablement, jusqu'à le condamner à garder tout à
fait la chambre. Dans son Hymne de la Surdité
à Ronsard, dans son élégie à Moral, il parle
agréablement de cet accident. Jacques Veilliard
de Chartres, en son oraison funèbre de Ronsard,
dit que Du Bellay chérissait tellement ce grand
poëte, qu'il tâchait de l'imiter en tout, jusques à
vouloir passer pour sourdaud aussi bien que lui,
quoiqu'il ne le fût pas en effet. « Ainsi les meil-
leurs disciples de Platon prenoient plaisir à marcher
voûtés et courbés comme lui, et ceux d'Aristote
tâchoient, en parlant, de hésiter et bégayer à son
exemple. » Mais cette explication est plus ingé-
nieuse que vraie. La f.urdité de Du Bellay, trop
réelle, précéda seulement l'apoplexie qui l'emporta,
et dont elle était un symptôme. Si l'on voulait
pourtant plaisanter à- son exemple là-dessus, on
pourrait dire que Ronsard et lui étaient demi-
sourds en effet, et qu'on le voit bien dans leurs
vers : ils en ont fait une bonne moitié du côté
ment était-il en voie de le devenir? il dut quitter l'épée
et prendre l'habit de clerc durant son séjour de Rome;
car, dans la ville pontificale, on prend cet habit pour
plus de commodité, comme ailleurs celui de cavalier.
Vers le temps de son retour à Paris, il fut un instant
chanoine de Notre-Dame, mais non pas archidiacre,
comme on l'a dit. Rien ne m'assure que Du Bellay ail
jamais dit la messe.
JOACHIM DU BELLAY. I(5l
de leur mauvaise oreille. Et puis, comme cer-
tains sourds qui entendent plus juste lorsqu'on
parle à demi-voix, ils se sont mieux entendus
dans les chants de ton moyen que lorsqu'ils ont
embouché la trompette épique ou pindarique.
Du Bellay fut enlevé le i^*" janvier is<jOj à
Paris, six semaines seulement avant que son pa-
rent le cardinal mouriît à Rome, et moins d'un
an après que Martin Du Bellay, frère de ce der-
nier, était mort à sa maison de Glatigny dans le
Maine ; inégaux de fortune, mais tous les trois
d'une race et d'un nom qu'ils honorent, De Thou
les a pu joindre avec éloge dans son histoire.
J'ai dit que Joachim mourut à temps : Scévole
de Sainte -Marthe a déjà remarqué que ce fut
l'année même de la conjuration d'Amboise, et
quand les dissensions civiles allaient mettre le feu
à la patrie. Ronsard a trop vécu d'avoir vu
Charles IX et la Saint-Barthélémy, et d'avoir dû
chanter alentour. Du Bellay, d'ailleurs, mourut
sans illusion ; au moral aussi, il avait blanchi vite.
Il avait eu le temps de voir les méchants imita-
teurs poétiques foisonner et corrompre, comme
toujours, les premières traces. Il ne pense pas là-
dessus autrement que Pasquier et De Thou ; une
sanglante epigramme latine de lui en fait foi, et
en français même il n'hésite pas à dire :
Hélicon est tari^, Parnasse est une plaine,
Les lauriers sont séchés...
I. Hélicon est tari! On pourrait voir là une inadver-
I(Î2 POÉSIE AU XVl^ SIÈCLE.
Qaand on en est là, il vaut mieux sortir. Lui donc,
le plus pressé des novateurs et en tête de la gé-
nération poétique par son appel de l'Illustration^
il tomba aussi le premier. Quelques autres peut-
être, dans les secondaires, avaient disparu déjà. Un
intéressant poëte, Jacques Tahureau, était mort dès
iSSSj ainsi que Jean de La Péruse, auteur d'une
Médée. Olivier de Magny, ami de Du Bellay et
que nous avons vu son compagnon à Rome, mou-
rait au retour vers le même temps que lui {1560).
Mais Du Bellay, parmi les importants, fit le pre-
mier vide; ce fut, des sept chefs de la Pléiade, le
premier qui quitta la bande et sonna le départ.
A l'autre extrémité du groupe, au contraire,
Etienne Pasquier, avec Pontus de Thiard et Louis
Le Caron, survécut plus de quarante ans encore,
et il rassemblait, après 1600, les souvenirs par-
faitement lointains de cette époque, quand déjà
Malherbe était venu et régnait, Malherbe qu'il ne
nommait m.ême pas.
Les œuvres françaises de Du Bellay ont été réu-
nies au complet par les soins de ses amis dans
l'édition de 15 69, mainte fois reproduite. Ses re-
liques mortelles avaient été déposées dans l'église de
Notre-Dame, au côté droit du chœur, à la chapelle
de Saint-Crépin et Saint-Crépinien. Il y avait eu à
Notre-Dame assez d'évêques et de chanoines du
tance, mais elle serait trop invraisemblable chez Du
Bellay; je n'y puis voir qu'une hardiesse : il aura mis
l'Hélicon montagne pour le Permesse qui y prend sa
source.
JOACHIM DU BELLAY. I63
nom de Du Bellay pour que ce lui fût comme une
sépulture domestique.
Tous les poctes du temps le pleurèrent à l'envi.
Ronsard, en maint endroit solennel ou. affectueux,
évoqua son ombre; Rémi Belleau lui consacra un
Chant pastoral. Colletet, dans sa Vie (manuscrite)
de notre pocte, épuise tous ces témoignages funé-
raires; mais il va un peu loin lorsque, entraîné
par la chaleur de l'énumération, il y met une pièce
latine du Bembe, lequel était mort avant que Du
Bellay visitât Rome. Le livre des Antiquités eut
l'honneur d'être traduit en anglais par Spenser.
Au xvii^ siècle, le nom de Du Bellay s'est encore
soutenu et a surnagé sans trop d'injure dans le
naufrage du passé. Ménage, son compatriote d'An-
jou, parle, en une églogue, de
Bellay , ce pasteur d'éternelle mémoire.
Colletet, dans son Art poétique imprimé, remarque
que, de cette multitude d'anciens sonnets, il n'y
a guère que ceux de Du Bellay qui aient forcé les
temps. Sorel, Godeau, tiennent compte de sa gra-
vité et de sa douceur. Boileau ne le lisait pas,
mais Fontenelle l'a connu et extrait avec goût.
Au xviii^ siècle, Marmontel l'a cité et loué; les
auteurs des Annales poétiques, Sa.u.tVQa.\i de Marsy
et Imbert, l'ont présenté au public avec faveur i.
I. Du Bellay a trouvé place, comme poète latin ero-
tique, en compagnie de Théodore de Bèze, d'Antoine
Muret, de Jean Second et de Eonnefons, dans le joli
164 POÉSIE AU XVI* SIÈCLE.
En un mot, cette sorte de modestie qu'il a su
garder dans les espérances et dans le talent, a été
comprise et a obtenu grâce. Lorsque nous-même
nous eûmes, il y a quelques années, à nous occuper
de lui, il nous a suffi à son égard de développer
et de préciser les vestiges de bon renom qu'il
avait laissés; nous n'avons pas eu à le réhabiliter
comme Ronsard. Mais ce nous a été aujourd'hui
une tâche très-douce pourtant que de revenir en
détail sur lui, et d'en parler plus longuement, plus
complaisamment que personne n'avait fait encore.
Bien des réflexions à demi philosophiques nous
ont été, chemin faisant, suggérées. Les écoles poé-
tiques passent vite ; les grands poètes seuls de-
meurent; les poètes qui n'ont été qu'agréables
s'en vont. Il en est un peu de ce que nous appe-
lons les beaux vers comme des beaux visages que
nous avons vus dans notre jeunesse. D'autres vien-
dront qui, à leur tour, en aimeront d'autres ; —
et ils sont déjà venus.
Octobre 1840.
volume de la collection Barbou intitulé : Amcenitates
poetica, édit. de 1779.
JEAN BERTAUT.
DE Saci, le traducteur de la Bible et
le saint confesseur, avait coutume
de dire que les anges, quand ils sont
une fois entrés dans un sentiment et
qu'ils ont proféré une parole, la ré-
pètent durant l'éternité; elle devient à l'instant
leur fonction, leur œuvre et leur pensée immuable.
Les saints ici-bas sont un peu de même. Chez la
plupart des hommes, au contraire, les paroles
passent et les mouvements varient. Entendons-nous
bien pourtant; c'est au moral qu'il est difficile et
rare de rester fixe et de se répéter; dans l'ordre
des idées, c'est trop commun. Le monde se trouve
tout rempli, à défaut d'anges, d'honnêtes gens qui
se répètent ; une fois arrivé à un certain point, on
tourne dans son cercle, on vit sur son fonds, pour
ne. pas dire sur son fumier.
Ainsi ai -je tout Tair de faire à propos du
XVI* siècle; je n'en sortirai pas. J'en prends donc
mon parti, c'est le mieux, et j'enfonce, heureux
si je retrouve quelque nouveauté en creusant.
l66 POÉSIE AU XVI* SIÈCLE.
Plus d'une circonstance incidemment, et presque
involontairement, m'y ramène. Ayant reparle par
occasion de Du Bellay, il est naturel de suivre.
Or, Bertaut a été le second de Des Portes, comme
Du Bellay l'avait été de Ronsard : voilà un pen-
dant tout trouvé. Du Bartas aura son tour. Dans
le Tableau de la Poésie française au xvi« siècle,
je les avais laissés au second plan, le tout étant
subordonné à Ronsard; je tiens à compléter sur
eux ma pensée et à faire sortir mes raisons à l'ap-
pui, avant que M. Ampère, qui s'avance avec
toutes ses forces, soit venu régler définitivement
ces points de débat, et qu'il y ait clôture. On
aurait tort d'ailleurs de croire que ces sujets ne
sont pas aussi actuels aujourd'hui que jamais.
J'ai dit combien Du Bellay, et dans sa patrie
d'Anjou, et à Paris même, avait occupé de stu-
dieux amateurs en ces derniers temps. Il y a
quelques mois, M. Philarète Chaslés écrivait de
bien judicieuses et spirituelles pages sur Des
Portes!. L'autre jour, je tombai au travers d'une
discussion très-intéressante sur Bertaut entre deux
interlocuteurs érudits, dont l'un, M. Ampère lui-
même, avait abordé ce vieux poëte à son cours
du Collège de France, et dont l'autre, M. Henri
Martin, en avait traité non moins ex professa
dans un mémoire inséré parmi ceux de l'Académie
de Caen-. Je survins in médias res , en plein
1. Revue de Paris, numéro du 20 décembre 1840.
2. Année 1840. — M. H. Martin est le savant com-
mentateur du Tiiiicc.
1
JEAN BERTAUr. 167
Bertaut ; j'étais tout préparc, ayant justen.ent, et
par une singulière conjonction d'étoiles, passé ma
matinée à le lire, 11 m'a semblé, en écoutant, qu'il
y avait à dire sur Bertaut, à me défendre même
à son sujet, et que c'était une question fla-
grante.
Bertaut, qui n'avait que quatre ou cinq ans de
plus que son compatriote Malherbe, mais qui
appartient au mouvement poétique antérieur ,
a-t-il été, en effet, une espèce de Malherbe anti-
cipé, un réformateur pacifique et doux ? A-t-il eu
en douceur, en harmonie, en sensibilité, de quoi
présagera l'avance le ton de Racine lui-même?
Bertaut était-il un commencement ou une fin?
Eut-il une postérité littéraire, et laquelle? Doit-il
nous paraître supérieur, comme poëte, à Des Portes,
son aîné, et qu'on est habitué à lui préférer? A-t-il
fait preuve d'une telle valeur propre, d'une telle
qualité originale et active entre ses contempo-
rains les plus distingués? Ce sont là des points
sur quelques-uns desquels je regretterais de voir
l'historien littéraire plier. J'ai été autrefois un
peu sévère sur Bertaut; je voudrais, s'il se peut,
maintenir et modifier tout ensemble ce premier
jugement, le maintenir en y introduisant de bon
gré des circonstances atténuantes. Ce à quoi je
tiens sur ces vieux poètes, ce n'est pas à justifier
tel ou tel détail de jugement particulier trop
court, trop absolu, mais la ligne même, la courbe
générale de mon ancienne opinion, les propor-
tions relatives des talents. Dans la marche et
le départ des écoles littéraires, l'essentiel pour la
l68 POÉSIE AU Xvl* SIÈCLE.
critique qui observe, ou qui retrouve, est de battre
la mesure à temps.
Ronsard, au milieu du xvie siècle, avait eu
beau hausser le ton, viser au grand et écrire pour
les doctes, la poésie française était vite revenue
avec Des Portes à n'être qu'une poésie de dames,
comme disait assez dédaigneusement Antoine
Muret de celle d'avant Ronsard^. Des Portes
passade l'imitation grecque à l'italienne pure; il
sema les tendresses brillantes et jolies. Je me le
représente comme VOvide, VEuripide, la déca-
dence fleurie et harmonieuse du mouvement de
Ronsard. Bertaut en est l'extrême queue traînante,
et non sans grâce.
Que de petits touts ainsi, que de décadences
après une courte floraison, depuis les commen-
cements de notre langue! Sous Philippe-Auguste,
je suppose, un je ne sais quoi de rude et d'éner-
gique s'ébauche, qui se décore plus vivement sous
saint Louis, pour s'alourdir et se délayer sous
Philippe le Bel et les Valois. On recommence à
grand effort sous Charles V le sage, le savant ;
on retombe avec Charles VI ; on est détruit, ou
peu s'en faut, sous Charles VII. Sous Louis XII,
on se ressaie; on fleurit sous François I*^*";
Henri II coupe court et perce d'un autre. Et ce
I, « Q_ui se vernaculo nostro sermone poetas perhi-
beri volebant, perdiu ea scripsere, quœ delectare modo
oliosas mulierculas, non etiam eruditorum hominum stu-
dia tenere possent. Primus, ut arbitrer, Petrus Ronsar-
dus.... » Préface en tête des Juvenilia de Muret (1552).
J E A N B E R r A U T. 1 69
qui s'entame sous Henri II, ce qui se prolonge et
s'assoit sur le trône avec Charles IX, va s'affadir
et se mignonjier sous Henri III. Ainsi d'essais en
chutes, de montées en déclins, avant d'arriver à la
vraie hauteur principale et dominante, au sommet
naturel du pays, au plateau. Traversant un jour
les Ardennes en automne, parti de Fumay, j'allais
de montées en descentes et de ravins eu montées
encore, par des ondulations sans fin et que cou-
vraient au regard les bois à demi dépouillés; et
pourtant, somme toute, on montait toujours,
jusqu'à ce qu'on eîit atteint le plateau de Rocroy,
le point le plus élevé. Ce Rocroy (le nom y prête),
c'est notre époque de Louis XIV.
A travers cette succession et ces plis de terrain
dont M. Ampère aura le premier donné la loi, on
peut suivre la langue française actuelle se déga-
geant, montant, se formant. On n'a longtemps
connu d'elle, en poésie, qu'un bout de lisière et un
lointain le plus en vue, par Marot, Villon, le
Roman de la Rose. Il ne faudrait pas trop mé-
priser cet ancien chemin battu, maintenant qu'on
en a reconnu une foule d'autres plus couverts.
Il suffit qu'on l'ait longtemps cru l'unique, pour
qu'il reste le principal. Quoi qu'il en soit, la
langue française ressemble assez bien, en effet, à
ce vénérable noyer auquel la comparait récem-
ment M. Delécluzei. Elle a eu quatre siècles de
racines; elle n'a guère que trois siècles encore de
tronc et d'ombrage.
1. Fiançois Rabelais, imprimerie de Fournier, 1841.
II. 22
I/o POESIE AU XV!*" SIECLF.
Ici, pour me tenir aux alentours de Malherbe
et à Bertaut, je voudrais simplement deux choses:
1° Montrer que Bertaut n'a rien innové d'es-
sentiel, rien réparé ni réformé, et qu"il n'a fait
que suivre ;
2° Laisser voir qu'à part cette question d'ori-
ginalité et d'invention dans le rôle, il est effecti-
vement en plus d'un endroit un agréable et très-
doux poëte.
Jean Bertaut était de Caen; il y naissait vers
1552, comme Malherbe vers 1$$^, de sorte que
dans le conflit qu'on voudrait élever entre eux
deux, la Normandie ne saurait être en cause, pas
même la basse Normandie ; ce n'est qu'un débat
de préséance entre deux natifs, une querelle de
ménage et d'intérieur. Son article latin dans le
Gallia christiana^ le fait condisciple de Du
Perron, qui fut un poëte de la même nuance. Il
n'avait que seize ans (lui-même nous le raconte
dans sa pièce sur le trépas de Ronsard) lorsqu'il
commença de rêver et de rimer. Les vers de Des
Portes, qui ne parurent en recueil pour la pre-
mière fois qu'en 1573, n'étaient pas publiés encore.
Dès que le jeune homme les vit, déçu, nous dit-il,
par cette apparente facilité qui en fait le charme,
il essaya de les imiter. Des Portes n'avait que
six ans plus que lui ; jeune homme lui-même, il
servit de patron à son nouveau rival et disciple
en poésie ; il fut son introducteur près de Ron-
I. Tome XI, Ecclcsla Sagiensls, Johanues VI, parmi
les évéques de Séez.
J E A.V B E KT AUX. I7I
sard. Mathurin Régnier, neveu de Des Portes,
dans cette admirable satire V, sur les humeurs
diverses d'un chacun, qu'il adresse à Bertaut, a
dit :
Mon oncle ni'a conté que, montrant à Ronsard
Tes vers étincelants et de lumière et d'art,
Il ne sut que reprendre en ton apprentissage,
Sinon qu'il te jugeoit pour un poète trop sage^.
Et dans le courant de la satire qui a un air d'apo-
logie personnelle, il oppose plus d'une fois son
tempérament de feu, et tout ce qui s'ensuit de
risqué, à l'esprit rassis de l'honnête Bertaut.
Celui-ci, dans une élégie de sa première jeunesse,
a pris soin de nous exprimer ses impressions sur
les œuvres de Des Portes lorsqu'il les lut d'abord ;
c'est un sentiment doux et triste, humble et décou-
ragé, une admiration soumise qui ne laisse place
à aucune révolte de novateur. Ainsi, pensait-il de
Des Portes,
Ainsi soupirerait au fort de son martyre
Le dieu même Apollon se plaignant à sa lyre.
Si la flèche d'Amour, avec sa pointe d'or.
Pour une autre Daphné le reblessoit encor.
La pièce est pour dire qu'une fois le poète avait
promis à celle qu'il adore d'immortaliser par
l'univers sa beauté : mais, depuis qu'il a lu Des
I. Poïle ne faisait alors que deux syllabes.
172 POESIE AU XVl" SIECLE.
Portes, la lyre lui tombe des mains, et il déses-
père :
Quant à moi, dépouillé d'espérance et d'envie.
Je prends ici mon liithj et, jurant, je promets,
Par celui d'Apollon, de n'en jouer jamais.
Puis il trouve que ce désespoir lui-même renferme
trop d'orgueil, que c'est vouloir tout ou rien, et
il se résigne à chanter à son rang, bien loin, après
tant de divins esprits :
Donc adore leurs pas, et, content de les suivre,
Fais que ce vin d'orgueil jamais plus ne t'enivre.
Connois-toi désormais, 6 mon Entendement,
Et, comme étant humain, espère humainement^.,.
Cependant la beauté de son esprit et l'aide de
ses bons patrons attirèrent et fixèrent le jeune
poëte à la cour. Il suivit Des Portes dans la chan-
son et dans l'élégie plutôt que dans le sonnet; il
se fit uiie manière assez à part, et, à côté des ten-
dresses de l'autre, il eut une poésie polie qu'il sut
rendre surprenante par ses pointes'^. On le goûta
fort sous le règne de Henri III ; il dassinait
très-agréablement, dit-on ; on peut croire qu'il
s'accompagnait du luth en chantant lui-même ses
r. Voir cette élégie au tome I^'' des Délices de la Poé-
sie fratiçoise, par F. de Rosset, î6i8.
2. Chap. X de la Bibliothèque française, par Sorel, qui
touche assez bien d'un mot rapide le caractère de chacun
des poètes d'alors.
JEAN BERTAUr. I/j
chansons. Il fut pendant treize ans secrétaire du
cabinet ; on la trouve qualifié, dans quelques actes
de l'année 1583, secrétaire et lecteur ordinaire du
roi. A la mort de ce prince, il tenait de la cour une
charge de conseiller au parlement de Grenoble, dont
il se défit. Il passa le mauvais temps de la Ligue,
plus sage que Des Portes et plus fidèle, abrité
chez le cardinal de Bourbon, à l'abbaye de Bour-
gueil, en Anjou. Ce lieu resta exempt des horreurs
de la guerre. Faisant parler en un sonnet la
reconnaissance des habitants, qui offraient au car-
dinal un présent de fruits, Bertaut disait que
c'était rendre bien peu à qui l'on devait tout, que
c'était payer d'une humble offrande une dette
infinie :
Vous qui save^ qu'ainsi l'on sert les Immortels,
Pense\ que c'est encor au pied de leurs autels
Présenter une biche au lieu d'Iphiffénie.
Les paysans de Bourgueil s'en tiraient, comme on
voit, très-élégamment.
Bertaut sortit de ces tristes déchirements civils
avec une considération intacte. Il échappa aux dé-
nigrements des pamphlets calvinistes ou royalistes,
et on ne lui lança point, comme à Des Portes,
comme à Du Perron, comme à Ronsard en son
temps, toutes sortes d'imputations odieuses qui se
résumaient vite en une seule très- grossière, très-
connue de Pangloss, l'injure à la mode pour le
siècle. Ses poésies même amoureuses avaient été
décentes : il avait passé de bonne heure à la com-
plainte religieuse et à la paraphrase des Psaumes.
17+ POÉSIE AU XVI*' SIÈCLE.
Il contribua à la conversion de Henri IV, qui lui
donna l'abbaye d'AuInay en 1594, et plus tard
l'évêché de Séez en 1606. Il fut de plus premier
aumônier de la reine Marie de Médicis. On doit la
plupart de ces renseignements à Hueti, qui, né à
Caen aussi, fut abbé d'AuInay comme Bertaut,
et, comme lui encore, évcque, après avoir sinon
fait des poésies galantes, du moins aimé et loué
les romans. L'évêque de Séez assista, en 1607, au
baptême du dauphin (Louis XIII) à Fontainebleau,
et, en 1610, il mena le corps de Henri IV à Saint-
Denis. On a l'oraison funèbre qu'il prononça en
prose oratoire, moins polie pourtant que ses
vers 2. Il survécut de peu à son bienfaiteur, et
mourut dans sa ville épiscopale, le 8 juin 161 1,
après cinq ans à peine de prélature ; il n'avait que
cinquante-sept ans, suivant le Gallia christianaj
et au plus cinquante-neuf.
Ses poésies, qui circulaient çàetlà, n'avaient pas
été recueillies avant i6oi ; cette édition, qui porte en
tête le nom de Bertaut, ne contenait que des Can-
tiques, des Complaintes, dç.% Hymnes, des Discours
funèbres, enfin des pièces graves, très-peu de son-
nets, point d'élégies ni de stances amoureuses.
Ces dernières productions, les vraies œuvres de
1. Origines de Caen, page 358,
2. « Donc la misérable poincte d'un vil et meschant
couteau remué par la main d'une charongne enragée
et plustot animée d'un démon que d'une âme raison-
nable, etc.... » C'est le début : il est vrai que le reste
va mieux.
JEAN BERTAUT, I75
jeunesse, ne parurent que l'année suivante, 1602,
sous le titre de Recueil de quelques vers amoureux,
sans nom aucun, et avec un simple avertisse-
ment dn frère de l'auteur; il y est parlé de la
violence que les amis ont dû faire au poëte pour
le dccider à laisser imprimer par les siens ce qui
aussi bien s'imprimait d'autre part sans lui :
Marie tajille ou elle se mariera, dit le proverbe.
Ce sont ces deux recueils accrus de quelques
autres pièces, qui ont finalement composé les
Œuvres poétiques de Bertaut, dont la dernière
édition est de 1623, de l'année même de la grande
et suprême édition de Ronsard. Il vient une
heure oîi les livres meurent comme les hommes,
même les livres qui ont l'air de vivre le mieux.
Le mouvement d'édition et de réimpression des
œuvres qui constituent l'école et la postérité de
Ronsard est curieux à suivre; cette statistique
exprime une pensée. Joachim Du Bellay, le plus
précoce, ne franchit pas le xvi^ siècle, et ne se
réimprime plus au complet à partir de 1597; les
œuvres de Des Portes, de Du Bartas, expirent ou
du moins épuisent leur feu en 1611; Bertaut, le
dernier venu, va Jusqu'en 1623, c'est-à-dire presque
aussi loin que Ronsard, le plus fort et le plus
vivace de la bande; le dernier fils meurt en même
temps que le père ; c'est tout ce qu'il peut faire
de plus vaillant. N'admirez-vous pas comme tout
cela s'échelonne par une secrète loi, comme les
générations naturelles se séparent? A suivre les
dates de ces éditions complètes finales, on dirait
voir des coureurs essoufflés qui perdent haleine,
lyô POÉSIE AU XVl*^ isiÈCLE.
l'un un peu plus tôt, l'autre un peu plus tard,
mais tous dans des limites posées. A ceux qui
nieraient que Bertaut soit du mouvement de Ron-
sard et en ferme la marche^ voilà une preuve
déjà 1.
Bertaut n'a rien innové, ai-je dit; jusqu'à pré-
sent, dans tous les détails de sa vie. dans les traits
de son caractère qui en ressortent, on n'a pas vu
germe de novateur en effet. Et d'abord, quand on
innove, quand on réforme, on sait ce qu'on fait,
quelquefois on se l'exagère. Bertaut ne paraît pas
se douter qu'il fasse autre chose que suivre ses
devanciers. Dans un réformateur qui réussit, il y
a toujours plus qu'on n'est tenté de voir à distance,
même dans un réformateur littéraire; les réformes
les plus simples coittent énormément à obtenir.
Souvent l'esprit y sert encore moins que le carac-
tère. Malherbe, Boileau, avaient du caractère;
Racine, qui avait plus de talent à proprement par-
ler, plus de génie que Boileau, n'aurait peut-être
rien réformé. Nous avons sous les yeux un bel
exemple de cette dose de qualités sobres et fortes
dans M. Royer-Collard, qui restaura le spiritua-
lisme dans la philosophie. Eh bien, Malherbe, en
poésie, avait de ces qualités de fermeté, d'autorité,
I. Tout ceci est très-vrai, je le crois ; les bibliographes
pourraient pourtant épiloguer sur quelques points. Je
possède une édition de Des Portes à la date de 1613,
mais elle n'est autre que celle de 161 1. J'ai vu une édi-
tion de Du Bartas à la date de 1623, mais détestable et
de pacotille, sans les commentaires. De plus, les Psaumes
JEAN BERTAUT. I77
d'exclusion; Bertaut , aucune i. Quatre ou cinq
doux vers noyés dans des centaines ne suffisent
pas pour tirer une langue de la décadence! il ne
faut que peu de bons vers peut-être pour remettre
en voie, mais il les faut appuyés d'un perpétuel
commentaire oral; tels, encore un coup, Malherbe
et Boileau.
Un autre signe que Bertaut n'aurait pas du
tout suppléé Malherbe et ne saurait dans l'essen-
tiel lui être comparé, c'est qu'il s'est trouvé sur-
tout apprécié des ScudéryS et de ceux qui se sont
de Des Portes, nés plus tard, survécurent par exception
à ses premières Poésies et eurent encore une édition de
luxe, avec musique, en 162^.
1. Faire de Bertaut un Malherbe en poésie, c'est
un peu comme si en philosophie l'on faisait de M. de
Gérando un Royer-CoUard. Je cherche à éclaircir, à
ennoblir mon sujet par d'illustres comparaisons.
2. Dans V Histoire du comte d'Albe qui se trouve à la
fin des Conversations nouvelles de M^'e de Scudéry (1685),
on lit toute une petite histoire de la poésie française que
l'auteur a mise sous forme d'entretien. Cette histoire,
qui est écrite pour le plus grand honneur des poètes de
la Pléiade, aboutit à une louange suprême de Bertaut.
L'n personnage du roman, Saint-Gelais, qu'on suppose
parent des poètes de ce nom , et qui fait ce récit litté-
raire, étant venu à nommer Du Perron et Bertaut :
« Vous nous les ferez donc connoitre tous deux ainsi que
Des Portes, dit la duchesse de Villanuova, car les
ouvrages de Bertaut sont ma plus forte passion pour
les vers. » — « C'est pour cela. Madame, dit Saint-
Gelais, que j'en parlerai le dernier, car il me paroît, s'il
m'est permis de parler ainsi, que Bertaut est comme les
n. 23
1/8 POÉSir. AU XV l" SIÈCLE
comportés en bel esprit comme si Malherbe était
très- peu venu. L'oncle de madame de Motteville
eîit été avec Godeau, et mieux que Godeau, un
fort aimable poëte de l'hôlel de Rambouillet, oiî
se chantaient ses chansons encore sur luth et
théorbe. Et n'eût-il pas très-justement fait pâmer
d'aise l'hôtel de Rambouillet, le jour où étant
malade, et recevant d'une dame une lettre où elle
lui disait de ne pas trop lire et que son mal venait
de l'étude, il lui répondait :
Incrédule beauté, votre seule ignorance,
Non une si louable et noble intempérance,
Par faute de secours me conduit au trépas;
Ou bien si la douleur qui m'abat sans remède
Procède de trop lire, hélas! elle procède
De lire en vos beaux yeux que vous ne m'aimeipas.
Colonnes d'Hercule pour la poésie française, et qu'on ne
peut aller plus loin. » Et ailleurs : « Il écrit mieux
qu'homme du monde, et, se faisant un chemin particu-
lier entre Ronsard et Des Portes, il a plus de clarté que
le premier, plus de force que le second (^c'esl faux), et
plus d'esprit et de politesse que tous les deux ensemble;
aussi a-t-il réuni tous les suffrages de la Cour en sa fa-
veur, hommes et dames, depuis le roi jusqu'aux moindres
courtisans, et, comme je l'ai déjà dit, je ne crois que la
Poésie française puisse aller plus loin, ni qu'on puisse
trouver un plus honnête homme. » M'I* de Scudéry
prête ses propres Jugements aux contemporains de Ber-
taut, lesquels ne lui décernaient pas une telle supério-
rité. En critique il est une petite règle qui trompe rare-
ment : « dis-moi qui t'admire et je te dirai qui tu es. »
3EANBERTAUT. 179
L'opinion des contemporains, bien prise, guide
plus que tout pour avoir la vraie clef d'un homme,
d'un talent, pour ne pas la forger après coup. Or,
sous forme de critique ou d'éloge, ils semblent
unanimes sur Bertaut, sens rassis, bel esprit sag^e,
honnête homme et retenu : « M. Bertaut, évêque
de Séez, et moi, dit Du Perron, fîmes des vers
sur la prise de Laon ; les siens furent trouvés in-
génieux ; les miens avoient un peu plus de nerfs,
un peiL plus de vigueur. Il étoit fort j;o/z'. »
Mais l'opinion de Malherbe doit nous être plus
piquante; on lit dans sa Vie par Racan : « Il
n'estimoit aucun des anciens poètes françois qu'un
peu Bertaut : encore disoit-il que ses stances
étoient nichil-au-dos , et que, pour mettre une
pointe à la fin, il faisoit les trois premiers vers
insupportables. » Ce nichil-au-dos s'explique par
un passage de V Apologie pour Hérodote d'Henri
Estienne : on appelait de la sorte un pourpoint
dont le devant avait environ deux doigts de
velours et rien sur le dos, nihil ou nichil-au-dos ;
et ce mot s'appliquait de là à toutes les choses qui
ont plus de montre que d'intérieur. Le caustique
Malherbe trouvait ainsi à la journée de ces bons
I. Et dans les Mémoires de L'Estoile, à la date de
mars 1607 : « Le vendredi 2, L'Angelier m'a vendu
six sols le Panarète de Bertaut sur le baptême de M. le
Dauphin , imprimé nouvellement par lui in-S" , qui est
un poëme de quinze cens vers et plus, dont on fait cas,
et non sans cause, mais toutefois trop triste et mélanco-
lique pour le sujet. » On le voit, les nuances seules
d'expression diffèrent.
l8o POÉSIE AU XV!*^ SIÈCLE.
mots redoutables, et qui emportaient la pièce :
c'est un rude accroc qu'il a fait en passant aux
deux doigts de velours du bon Bertaut*.
Ce qu'en retour Bertaut pensait de Malherbe,
je l'ignore; mais il a dû éprouver à son endroit
quelque chose de pareil à ce que Segrais éprou-
vait pour Boileau, tout ménagé par lui qu'il était.
Il devait sentir, même sous la caresse, que l'ac-
croc n'était pas loin.
Malherbe n'a lâché qu'un mot sur Bertaut, et
à demi indulgent si l'on veut, tandis qu'il a biffé
de sa main tout Ronsard, et qu'il a commenté
injurieusement en marge tout Des Portes. Tout
I. Si Malherbe, en causant, aimait ces sortes de mots
crus et de souche vulgaire, je trouve en revanche, dans
une lettre de Mosant de Brieux, son compatriote, lequel
(par parenthèse) jugeait aussi Bertaut assez sévèrement,
la petite particularité suivante, que le prochain Diction-
naire de l'Académie ne devra pas oublier, et qui peut
servir de correctif agréable : tc Entr'autres mots,
Malherbe en avoit fait un, qui étoit ses plus chères
amours, qu'il avoit perpétuellement en !a bouche, ainsi
que M. de Grentemesnil me l'a dit, et 'qui, en effet, est
doux à l'oreille et ne se présente pas mal ; ce fils de sa
dilection, ce favori, c'est le mot de jieiiraison, par lequel
il vouloit qu'on désignât le temps qu'on voit fleurir' les
arbres, de même que, par celui de moisson, l'on désigne
le temps qu"on voit mûrir les blés. « (A la suite des
poésies latines de Mosant de Brieux, édition de 1669.)
On ne s'attendait guère sans doute à trouver Malherbe
si printanier, si habituellement en Jleuraùon; mais le
mot gracieux n'a-t-il pas eu pour champion le plus dé-
claré Ménage?
JEAN B E RT AUX. l8l
cela est proportionné au rôle et à l'importance.
Plus on se sent sévère contre Ronsard, plus on
doit S3 trouver indulgent pour Bertaut, qui est
un affaiblissement, et qui, à ce titre, peut sembler
faire une sorte de fausse transition à une autre
école.
Je dis fausse transition , et d'école à école,
même en littérature, je n'en sais guère de vraie.
Le moment venu, on ne succède avec efficacité
qu'en brisant. Bertaut ne faisait que tirer et pro-
longer l'étoffe de Des Portes"; il n'en pouvait rien
sortir. Mallierbe commença par découdre^ et trop
rudement : c'était pourtant le seul moyen.
Que si de ces preuves, pour ainsi dire exté-
rieures et environnantes, nous allions au fond et
prenions corps à corps le style de Bertaut, il nous
serait trop aisé, et trop insipide aussi, d'y démon-
trer l'absence continue de fermeté, d'imagination
naturelle, de forme, le prosaïsme fondamental,
aiguisé pourtant çà et là de pointes ou traversé
de sensibilité, et liabituellement voilé d'une cer-
taine molle et lente harmonie. Mais, mon rôle et
mon jeu n'étant pas le moins du monde de dépré-
cier Bertaut, et tout au contraire tenant à le faire
valoir comme aimable dans les limites du vrai, je
ne le combattrai qu'en choisissant chez ses autres
devanciers des preuves de l'énergie, de la touche
vraiment poétique ou de la forme de composition
qu'il n'avait pas, qu'il n'avait plus, et j'en vien-
drai ensuite à ses propres qualités et nuances.
Ronsard, le maître, avait le premier en France
retrouvé les muses égarées; il a dans son Bocage
l82 POÉSIE AU XVI* SIÈCLE.
royal de bien beaux vers enfouis et qui n'ont jamais
été cités : ils expriment ce sentiment de grandeur
et de haute visée qui fait son caractère. Le pocte
feint qu'il rencontre une troupe errante , sans
foyer, avec des marques pourtant de race royale
et généreuse : c'est la neuvaine des doctes pu-
celles. Il leur demande quel est leur pays, leur
nom ; la plus habile de la troupe répond au nom
de toutes :
Si tu as jamais veu
Ce Dieu qui de son char tout rayonnant de feu
Brise l'air en grondant, tu as veu nostre père :
Grèce est nostre pays, Mérnoire est nostre mère.
Au temps que les mortels craignoient les Déités.
Ils bastirent pour nous et temples et cités;
Montagnes et rochers et fontaines et prées
Et grottes et forests nous furent consacrées.
Nostre mestier estait d'honorer les grands rois.
De rendre vénérable et le peuple et les lois, '
Faire que la vertu du tiionde fust aimée,
Et forcer le trespas par longue renommée:
D'une Jlamme divine allumer les esprits,
Avoir d'un cœur hautain le vulgaire à mespris.
Ne priser que l'honneur et la gloire cherchée,
Et tousjours dans le Ciel avoir l'ame attachée^.
I. Dialogue entre les Muses deslogées et Ronsard.
J i: AN B E RT A u r. l8j
Quelle plus haute idée des Muses! Ce sont bien
celles-là qu'a courtisées Ronsard. Marot et les
Gaulois d'auparavant s'en seraient gaussés, comme
on dit.
Bertaut, esprit noble et sérieux, sentait cette
poésie , mais il n'y atteignait pas. Dans des
stances de jeunesse, à son moment le plus vif,
s'enhardissant à aimer, il s'écrie :
Arrière ces désirs rampans dessus la terre!
J'aime mieux en soucis et pensers élevés
Etre un aigle abattu d'un grand coup de tonnerre,
Qu'un cygne vieillissant es jardins cultivés.
Cet aigle abattu d'un grand coup de tonnerre,
ce fut Ronsard. Lui, il ne fut que le cygne vieil-
lissant dans le jardin aligné, près du bassin pai-
sible.
Des Portes lui-même, dans le gracieux et dans
le tendre, a bien autrement de vivacité, de saillie,
de prestesse : Bertaut, je le maintiens, n'est que
son second. La vie seule de Des Portes, ses
courses d'Italie et de Pologne, ses dissipations de
jeunesse, ses erreurs de la Ligue, ses bons mots
nombreux et transmis, ses bonnes fortunes voi-
sines des roisi, accuseraient une nature de poëte
plus forte, plus active. Mais, en m'en tenant aux
œuvres de l'abbé de Tiron, le brillant et le nerf
m'y frappent. Par exemple, il décoche à ravir le
I. Tallemani des Rcaux, tome P'' ; et aussi Teissier
dans ses Eloges tirés de M. de Thon, tome IV.
184. POÉSIE AU XVI*" SIÈCLE.
sonnet, cette flèche d'or, que Bertaut ne manie
plus qu'à peine, rarement, et dont l'arc toujours
S3 détend so'js sa main. Bertaut, jeune, amoureux,
ne s'élève guère au-dessus de la stance de quatre
vers alexandrins, laquelle plus tard, lorsqu'il
devient abbé et prélat, s'allonge jusqu'à six longs
vers cérémoniellement. On a dit que Des Portes
est moins bon que Bertaut dans ses psaumes. Mais
on me permettra de compter pour peu dans l'ap-
préciation directe des talents ces éternelles traduc-
tions de psaumes, œuvres de poètes vieillissants
et repentants. Une fois arrivés sur le retour, de-
venus abbés ou évéques, très-considérés, ces ten-
dres poètes amoureux ne savaient véritablement
que faire : Plus d'amour, partant plus de joie,
se seraient-ils écriés, s'ils avaient osé, avec La
Fontaine 1; et encore ils auraient dit volontiers
comme dans la ballade :
A qui meitoit tout dans l'amour,
Quand l'amour lui-même décline-
Il est une lente ruine,
Un deuil amer est sans retour.
L'automne traînant s'achemine:
I. Ou avec l'antique Mimneane en cette mélancolique
élégie : « Le fruit de la jeunesse ne dure qu'un moment,
le temps qu'un soleil se disperse sur la terre ; et, sitôt
qu'est passée cette fin de saison, mieux vaut à Tinstant
mourir que survivre. »
Sans les dons de Venus quelle serait la vie ?
a dit Chénier également, d'après Mimnerme et Simo-
nide.
JEAN BERTAUT. 185
Chaque hiver s'allonge d'un tour;
En vain le printemps s'illumine :
Sa lumière n'est plus divine
A qui mettoit tout dans l'amour!
En vain la beauté sur sa tour,
Oîi fleurit en bas l'aubépine,
Monte dans l'aurore et fascine
Le regard qui rôde à l'entour.
En vain sur l'écume marine
De jour encor sourit Cyprine :
Ah! quand ce n'est plus que de jour,
Sa grâce elle-même est chagrine
A qui mettoit tout dans V amour !
Et puis Bertaut, dans ce genre non original des
paraphrases, a tout simplement sur Des Portes cet
avantage d'être plus jeune en style et d'écrire une
langue qui est déjà plus la nôtre. L'onction réelle
qu'il y développe paraît mieux i.
Dans ses poésies du bon temps, Des Portes a
plusieurs petits chefs-d'œuvre complets (ce qui
est essentiel chez tout poëte), de ces petites pièces,
chansons ou épigrammes, à l'italienne et à la
grecque, comme Malherbe les méprisait, et comme
I. Je dis l'onction réelle, il faut la reconnaître en
effet dans plusieurs strophes, notamment dans celles de
sa paraphrase du Psaume premier :
Cet homme-là ressemble à ces belles olives,
Qui du fameux Jourdain bordent les vertes rives, etc., etc.
II. 24
lB6 POÉSIE AU XVl^ SIÈCLE.
nous les aimons^. Je ne sais pas une seule pièce
complète et composée à citer chez Bertaut, seule-
ment çà et là des couplets. La plus célèbre chanson
de Des Portes est, avec Rosette, sa jolie boutade
contre une nuit trop claire; tout le monde durant
près d'un siècle la chantait. Ce n'est qu'une imi-
tation de l'Arioste, dit Tallemant, mais en tout
cas bien prise, bien coupée, et mariée à point aux
malices gauloises. L'amant en veut à la lune qui
l'empêche d'entrer chez sa maîtresse, comme
Bérangcr en veut au printemps qui ramène le
voile de feuillage devant la fenêtre d'en face ,
comme Roméo sur le balcon en veut à l'alouette
qui ramène l'aurore. Il y a là un motif plein de
gentillesse et de contraste :
O nuict, jalouse nuict contre moy conjurée.
Qui renjlammes le ciel de nouvelle clairté,
T'ay-je donc aujourd'huy tant de fois désirée,
Pour estre si contraire à ina félicité?
Pauvre vioy, je petîsoy qu'à ta brune rencontre
Les deux d'un noir bandeau deussent estre voile^;
Mais, comme un jour d'esté, claire, tu fais ta monstre,
Semant parmy le ciel mille feux estoile^.
Et toy, sœur d'Apollon, vagabonde courrière,
Qui, pour me descouvrir, Jlammes si clairement,
Allumes-tu la nuict d'aussi grande lumière.
Quand sans bruit tu descens pour baiser ton amant ?
I. Il en a même à la gauloise, à la Mellin de Saint-
Gelais : témoin l'épigramme sur une Philis trop chère (De-
lices de la poésie française, de Rosset, tome I). Elle pour-
rait être du neveu Régnier aussi bien que de l'onde.
JEANBERTAUT. I87
Hélas! s'il te souvient, amoureuse Déesse,
Et si quelque douceur se cueille en le baisant.
Maintenant que je sors pour baiser ma maîtresse,
Que l'argent de ton front ne soit pas si luisant!
Ah! la fable a vienty, les amoureuses flammes
N'esc/iaujfèrent jamais ta froide humidilé :
Mais Pan, qui te conneut du naturel des femmes,
l'Offrant une toison, vainquit ta. chasteté^.
Si tu avois aimé, comme on nous fait entendre,
Les beaux yeux d'un berger de long sommeil touche^,
Durant tes chauds désirs tu aurois peu apprendre
Que les larcins d'Amour veulent être cache^.
Mais flambloye à ton gré; que ta corne argentée
Fasse de plus en plus ses rais est inceler :
Tic as beau descouvrir ta lumière empruntée,
Mes amoureux secrets ne pourras déceler.
Quedefascheusesgens! mon Dieu! quelle coustume
De demeurer si tard en la rue à causer!
Ostei-vous du serein; craignei-vous point la reume?
La nuict s'en va passée, alle\ vous reposer.
Je vay, je vien, je fuy, j'écoute et me promeine.
Tournant toujours mes yeux vers le lieu désiré.
Mais je n'avance rien; toute la rue est pleine
De jaloux importuns dont je suis esclairé.
I. Muncre sic niveo lams (^si creJere dignum est')
Pan, Jcus Arcadice, captam le, Luna, fefellit,
In neinora alta vocans : nec iu aspernata vocanlem.
(Virgile, Gcorgiq., III.)
l88 POÉSIE AU XVl*^ SIÈCLE,
Je voudrais estre Roy , pour faire une ordonnance
Que chacun deust la yiuict au logrs se tenir ;
Sans plus les amoureux aur oient toute licence :
Si quelque autre failloit, je le feroy punir.
Je ne crains pas pour vtoy : j'ouvrirois une armée,
Pour entrer au séjour qui recelle mon bien;
Mais je crains que ma Dame en peust estre blasmée ;
Son repos mille fois m'est plus cher que le mien...
Et le va-et-vient continue; le poëte pousse le gui-
gnon Jusqu'au bout; j'abrège. Je ne relèverai de
cette jolie pièce que ce vers, selon moi délicieux,
Les beaux yeux d'un berger de long sommeil touchei
Comment mieux peindre d'une seule touche cou-
rante la beauté, la mollesse et la fleur amoureuse
d'un Endymion couche? Voilà un vers essentielle-
ment poétique; le tissu du style poétique se com-
pose à chaque instant de traits pareils. Ce qui
constitue le vraiment beau vers, c'est un mélange,
un assemblage facile et comme sacré de sons et
de mots qui peignent harmonieusement leur objet,
une tempête, un ombrage flottant, la douceur du
sommeil, le vent qui enfle la voile, un cri de na-
ture. Homère en est plein, de ces vers tout d'une
venue, et qui rendent directement la nature : il les
verse à flots, comme d'une source perpétuelle. En
français, hélas ! qu'il y en a peu ! On les compte.
Ronsard les introduisit; André Chénier et les
modernes avec honneur les ont ravivés. Hors de
JEAN BERTAUT.
là, j'ose le dire, et dans l'intervalle, si l'on ex-
cepte La Fontaine et Molière, il y en a bien peu,
comme je l'entends; le bel-esprit et la prose re-
viennent partout,
Bertaut n'en a déjà plus de ces vers tout de
poétique trame et de vraie peinture; il n'a que
bel-esprit, raisonnement, déduction subtile :
heureux quand il se rachète par du sentiment!
Tout cela dit, et ayant indiqué préfcrablement
par d'autres ce qu'il ne possède pas lui-même,
venons-en à ses beautés et mérites propres. Il a de
la tendresse dans le bel esprit i. L'espèce de petit
roman qu'il déroule en ses stances , élégies et
chansons, ne parle pas aux yeux, il est vrai, et
n'offre ni cadre, ni tableau qui se fixe; mais on
en garde dans l'oreille plus d'un écho mélo-
dieux :
Devant que de te voir, j'aimois le changement.
Courant les mers d'Amour de rivage en rivage,
Désireux de me perdre, et cherchant seulement
Un roc qui me semblât digne de mo-n naufrage.
On en détacherait des vers assez fréquents qui ser-
viraient de galantes devises :
Esclave de ces mains dont la beauté me prit...
Le sort n'a point d'empire à l'endroit de ma foi...
I. Huet, dans sa pièce de vers sur Us poêles de Caéii,
parle de Bertaut comme d'un pur élégiaque :
Bertaldum myrto tenerum tepere palumhes,
Ubera lactenti cum daret tpsa Venus.
ipO POÉSIE AU XV 1*^ SIÈCLE.
Si c'est péché qu'aimer, c'est malheur qu'être belle. .
J'ai beaucoup de douleur, mais j'ai bienplus d'amour.
Ou si je suis forcé, je le suis comme Hélène,
Mon destin est suivi de mon consentement...
Et ceux-ci encore, sur un embrassement de sa
dame à un départ :
5/ le premier baiser fut donné par coutume.
Le second, pour le moins, fut donné par amour.
Cette espèce de douceur et de sensibilité dans le
bel-esprit n'est pas rare. Racine l'eut d'abord ; ses
stances à Parthénisse (qu'on les relise) semblent
dériver de l'école directe de Bertaut. L'un finis-
sait presque du ton dont l'autre recommence i.
I. Voiture lui-même a des éclairs de sensibilité dans
le brillant. Un très-bon juge en si délicate matière,
M. Guttinguer, a fait ce sonnet, qui vaut mieux qu'un
commentaire critique, et qui complète en un point le
nôtre :
A UNE DAME
EN RENVOYANT LES ŒUVRES DE VOITUREa
Voici voire Voiture et sou galant Permesse:
Quoique guindé parfois, il est noble toujours.
On voit tant de mauvais naturel de nos jours,
Que ce brillatit monté m'a plu, je h confesse.
On voit [c'est un beau tort) que le commun le blesse
Et qu'il veut une langue à part pour ses amours ;
JEANBERTAUT. Ipl
Mais une qualité que je crois surtout propre à
notre auteur, c'est une certaine note plaintive dans
laquelle l'amour et la religion se rejoignent et
peuvent trouver tour à tour leur vague expression
louchante. Je cite, en les abrégeant, comme il
convient, les quelques couplets, dont le dernier
fait sa gloire :
Les deux inexorables
Me sont si rigoureux,
Que les plus misérables,
Se comparans à moy, se trouveroient heureux.
Mon lict est de mes larmes
Trempé toutes les nuicts ;
Et ne peuvent ses charmes,
Lors mesme que je dors, endormir mes enmiys.
Si je fay quelque songe,
J'en suis espouvanté ;
Car mesme son mensonge
Exprime de mes maux la triste vérité.
La pitié, la justice,
La constance et lafoy.
Qu'il croit les honorer par d'étranges discours ;
C'est là de ces défauts où le cœur s^intc'resse.
C'était le vrai pour lui que ce faux tant blâmé;
Je sens que volontiers, femme, je l'eusse aimé.
Il a d'ailleurs des vers pleins d'un tendre génie;
Tel celui-ci, charmant, qui jaillit de son cœur :
« Il faut finir mes jours en l'amour d'Uranie. »
Saurez-vous comme moi comprendre sa douceur ?
1
192 POESIE AU XVI^ SIECLE.
Cédant à l'artifice,
Dedans les cœurs humains sont esteintes pour moy.
En un cruel orage
On me laisse périr,
Et courant au naufrage,
Je voy chacun me plaindre et nul me secourir!
Félicité passée
Qui ne peux revenir,
Tourment de ma pensée,
Que n'ay-je, en te perdant, perdu le souvenir!
De ces couplets, le dernier surtout (fortune singu-
lière!) a survécu durant deux siècles; nos mères
le savent encore et l'ont chanté. Léonard et La
Harpe à l'envi l'avaient rajeuni en romance. M. de
Guibert, en 1773, le trouvait écrit au crayon sur
la muraille d'une auberge, au fond de la Hon-
grie 1. Fontenelle a remarqué que les solitaires de
Port-Royal le trouvèrent si beau qu'ils le voulu-
rent consacrer en le citant. Dans le commentaire
de Job en effet (chap. xvii), à ce verset : Dies
viei transierunl , cogitationes mex dissipatœ sunt
torquentes cor meum, « on pourroit, peut-être pour
expliquer cet endroit, dit M. de Saci, qui aimait
les vers bien qu'il eût rimé les Racines grecques,
on pourroit se servir ici de ces petits vers qui en
renferment le sens : Félicité passée... » Madame
Guyon, dans ses Lettres spirituelles (la XXX*),
I. Journal d'un voyage en Allemagne fait en 177 },
tome II, page 20.
JEANBERTAUT. I9{
s'est plu également à appliquer ce même couplet
à l'amour de Dieu, dont elle croit voir qu'il n'y
a plus trace autour d'elle. Les dévots tant soit
peu tendres ont de la sorte adopté et répété, sans
en trop presser le sens, ce refrain mélancolique,
que les cœurs sensibles pourraient passer la moitié
de leur vie à redire, après avoir passé la première
moitié à goûter ces autres vers non moins délec-
tables du même Bertaut :
Et constamment aimer ujie rare beauté
C'est la plus douce erreur des vanités du monde.
Le bon évêque a ainsi rencontré la double expres-
sion charmante de l'amour durable et de l'éternel
regret. Il a dit quelque part encore en une com-
plainte :
Mes plaisirs s'en sont envolei,
Cédans au malheur qui m'outrage,
Mes beaux jours se sont escoulei
Comme l'eau qu'enfante un orage,
Et s'escoulans ne m'ont laisse
Rien que le regret du passé.
Bertaut, tout nous le prouve, était de ces na-
tures dont la vivacité dure très-peu et n'atteint
pas, et qui commencent de très-bonne heure à
regretter. Mais dans ces langueurs continuelles,
sous cette mélancolie monotone, il est impossible
de méconnaître un certain progrès d'élégance, un
certain accent racinien, lamartinien, comme on
ir. 2î
JQ^ POÉSIE AU XVI* SIÈCLE.
voudra. VsippQ^er. Félicité passée semble d'avance
une note d'EstherK
On a fort loué la pièce de vers sur la mort de
Caleryme ; sous ce nom, le poëte évoque et fait
parler Gabrielle d'Estrées;. il suppose que, six
jours après sa mort, cette Caleryme apparaît en
songe à son amant, le royal Anaxandre, et qu'elle
lui donne d'excellents, de chastes conseils, entre
autres celui de ne plus s'engager à aucune maî-
tresse, et d'être fidèle à l'épouse que les dieux lui
ont destinée. L'idée, on le voit, est pure et le
conseil délicat. Dans cet ingénieux plaidoyer, Ga-
brielle devient une espèce de La Vallière; le pro-
I. Ce qui ne veut pas dire le moins du monde (ceci
une dernière fois pour réserve) que Racine soit de la
postérité littéraire de Bertaut, que Bertaut ait trouvé, ait
deviné d'avance la manière, \e faire du maître. Je ne
parle plus du Racine des stances à Parthénisse, mais du
Racine véritable, de celui d'après Boileau. Ils eurent cer-
tains traits en commun dans leur sensibilité, voilà tout.
Si Bertaut fit un reste d'école, c'est du côté direct de
l'hôtel Rambouillet. Racine, en un ou deux hasards, lui
ressemble un peu ; mais madame de La Suze, dans le
tous les jours de ses élégies, lui ressemble encore plus.
— Voltaire, à l'article Esprit du Dictionnaire philosophique,
cite ce madrigal de Bertaut, qui « réunit lesprit et le
sentiment » :
Quand je revis ce que j^ai tant aime.
Peu s'en fallut que mon feu rallumé
N'en fit le charme e^i mon âme renaître;
Et que mon cœur autrefois son captif.
Ne ressemblât l'esclave fugitif,
A qui le sort fit rencontrer son maitre.
JEANBERTAUT. I95
chain aumônier de Marie de Médicis, et qui l'était
probablement déjà lorsqu'il recourait à cette évo-
cation, se sert, à bon droit ici, de son talent élé-
giaque comme d'un pieux moyen. Mais le premier
Bourbon se laissa moins persuader aux mânes
après coup sanctifiés de sa chère maîtresse que son
dernier successeur, qu'on a vu jusqu'au bout de-
meurer fidèle au souvenir de mort de madame de
Polastron. Quant à la pièce même de Bertaut,
elle eut sans doute de l'élégance pour son temps;
je ne saurais toutefois, dans l'exécution, la distin-
guer expressément des styles poétiques contempo-
rains de D'Urfé et de Du Perron. J'aime bien
mieux, pour faire entier honneur au poëte, rap-
porter les vers les plus soutenus qu'il ait certai-
nement composés, une image naturelle et rare,
développée dans une heureuse plénitude. C'est tiré
d'une élégie où il exprime ses ennuis quand il
perd de vue sa dame, et où il se plaint de leurs
tourments inégaux dans l'absence :
Mais las! pourquoy faut-il que les arbres sauvages
Qui vestent les costeaux ou bordent les rivages,
Qui n'ont veines ni sang qu'Amour puisse allumer,
Observent mieux que nous les loix de bien aimer ?
On dit qu'en Idumée, es confins de Syrie,
Où. bien souvent la palme au palmier se marie.
Il semble, à regarder ces arbres bienheureux,
Qu'ils vivent anime\ d'un esprit amoureux;
Car le masle, courbé vers sa chère femelle,
Monstre de ressentir le bien d'estre auprès d'elle :
Elle fait le semblable, et pour s' entr' embrasser
iç6 POÉSIE AU XV!*" SIÈCLE.
On les voit leurs rameaux l'un vers l'autre avancer.
De ces embrassements leurs branches reverdissent,
Le ciel y prend plaisir, les astres les bénissent,
Et l'haleine des vents souspirans à l'entour
Loue en son doux murmure une si sainte amour.
Que si l'impiété de quelque main barbare
Par le tranchant du fer ce beau couple sépare,
Ou transplante autre part leurs tiges désole^,
Les rendant pour jamais l'un de l'autre exilei;
Jaunissans de l'ennuy que chacun d'eux endure,
Ils font mourir le teint de leur belle verdure,
Ont en haine la vie, et pour leur aliment
'N'attirent plus l'humeur du terrestre élément.
Si vous m'aiinie:{, hélas! autant que je vous aime,
Quand nous serions absens , nous en ferions de mesme ;
Et chacun de nous deux regrettaiit sa moitié,
Nous serions surnommei les palmes d'amitié^.
Nous tenons la plus belle page, et même la
seule vraiment belle page de Bertaut. Ailleurs il
I. « Cette comparaison, dit M. H, Martin en son mé-
moire, avait déjà été exprimée avec une heureuse sim-
plicité dans le Lai du ChevrefoU , par Marie de France,
poëte français du xiii* siècle. Elle a été développée avec
une admirable poésie dans l'élégie de Gœthe intitulée
Amyntas. » Je la retrouve toute pareille dans l'idylle 76*
(livre I) de Vauquelin de La Fresnaie, contemporain de
Bertaut. Pontanus, au livre I*"^ des ses Eridaniennesy a
fait aussi une jolie élégie latine sur l'amour de deux
palmiers. La source première de tout cela est dans Pline
et dans Théophraste. Ces divers passages des Anciens sur
les amours des palmiers ont été ramassés par Nidas dans
JEANUKRTAUT. I97
n'a que des notes éparses ; ici il prend de l'iia-
leiiie; la force de la sensibilité a fait miracle et
l'a ramené à la poésie continue de l'expression :
Loue en son doux viurmure une si sainte amour.
On croit entendre 1k bruit des palmiers. Théo-
crite, en son charmant dialogue entre Daphnis et
une bergère, a un vers où se joue, un peu moins
saintement, une image semblable. — J'entends du
bruit; où fuir? s'écrie la bergère. — Et Daphnis
répond :
C'est le bruit des cyprès qui parlent d'liyménée\
Ayant atteint ce sommet des deux palmiers,
cette couronne subsistante de Bertaut, je ne sau-
son édition des Gèoponiques, livre X, chapitre 4 (Leip-
sick, 17S1).
I. Ainsi l'a traduit Le Brun. André Chénier a dit :
C^est ce lois qui de joie et s'agite et murmure.
Le vers grec a bien plus de légèreté, de liquides, et
celui de Bertaut en douceur le rendrait mieux. Je trouve
encore, dans des vers de notre ami Fontane}', une image
toute pareille sur les arbres aux murmures parlans. C'est
au milieu d'une pièce que, comme souvenir, je prendrai
la liberté de citer au long. Elle s'adresse à un objet qui
n'était pas celui de la passion finale dans laquelle nous
l'avons vu mourir.
Quand votre père octogénaire
Apprend que vous viendrez visiter le manoir,
Ce front tout blanchi qu'on vénère
De plaisir a rougi, comme d'un jeune espoir.
IpS POÉSIE AU XV!*" SIÈCLE.
rais qu'affaiblir en continuant. Je crois n'avoir
rien omis de lui qui puisse donner du regret. Il
n'y aurait pas, après le naufrage des temps, de
quoi former de ses débris un volume, si mince
qu'il fût; c'est assez du moins qu'on y trouve de
quoi orner un éloge et rattacher avec honneur
son nom dans la mémoire des hommes. A cette
Ses yeux, où pâlit Li lumière.
Ont ressaisi le Jour dans un éclair vermeil,
Et d'une larme à sa paupière
L'étincelle allumée a doublé le soleil.
Il vous attend : triomphe et joie !
Des rameaux sous vos pas! chaque marbre a sa Jleur.
Le parvis luit, le toit flamboie,
Et rien ne dit assez la fête de son cœur.
Moi qui stiis sans flambeaux de fête;
Moi qui n'ai point de fleurs, qui n'ai point de manoir,
Et qui du seuil jus que s au faite
N'ornerai jamais rien pour vous y recevoir ;
Qui n'ai point d'arbres pour leur dire
Ce qu'il faut agiter dans leurs tremblants sommets,
Ce qu'il faut taire ou qu'il faut bruire; .
Chez qui, même en passant, vous ne viendrez jaif^ais ;
Dans mon néant, ô ma Princesse,
Oh! du moins j'ai mon coeur, la plus haute des tours;
Voire idée y hante sans cesse ;
Vous entrez, vous restez, vous y montez toujours.
Là, dans l'étroit et sûr espace.
Vous monterez sans fin par l'infini degré ;
Amie, et si vous êtes lasse.
Plus haut, montant toujours, je vous y porterai!
JEANBKKTAUT, I99
fin, deux ou trois clous d'or suffisent i. J'ai quel-
quefois admiré, et peut-être en me l'exagérant, la
différence de destin entre les critiques et les poètes,
I. [En 1865, M. Sainte-Beuve^ ayant à remercier
l'éditeur M. Poulet-Malassis d'un envoi d'œuvres poé-
tiques et satiriques du xvi* siècle , réimprimées à
Bruxelles, lui écrivait la lettre suivante, dans laquelle il
se compare, en plaisantant, à Bertaut, pour la sagesse :
c'est donc un dernier clott- d'or, qui arrive à propos pour
y rattacher encore une fois le nom et la mémoire du
poëte, et que nous prenons la liberté d'emprunter non à
l'œuvre de ce dernier, mais à la Correspondance même
de l'auteur du Tableau de la Poésie française au xvi*
siècle] :
« Mon cher ami, écrivait M. Sainte-Beuve à M. Pou-
let-Malassis le i*»" octobre 1865, je vous remercie bien;
j'ai tout reçu... Je me suis régalé des quatre volumes
réimprimés*; je n'avais à moi, d'une ancienne édition,
que le Cabinet. J'ai retrouvé là tout ce monde de Ron-
sard et de Régnier et de Théophile, tout un monde de
poésie et de vie salée entre bons compagnons. Avec
tous les vices de ce vieux temps, il y avait alors des
libertés, des licences, des plaisirs qui sont interdits au
nôtre. Je ne sais si la poésie, l'esprit poétique et aussi le
métier ont fait des progrès depuis. Vous avez, mon cher
ami, le lannissemetit de Théophile, Baudelaire a eu aussi
son éclaboussure. Vous ressemblez aux vieux maîtres par
d'autres côtés encore et par le culte de ce qui vous
* [Les quatre volumes en question étaient (nommons-
les sans fausse pudeur) l'ancien Cabinet satyrique, récem-
ment réimprimé à Bruxelles (2 vol. in-i8, 1864), et le
Parnasse satyrique du sieur Théophile, suivi du nouveau
Parnasse satyrique (1864, 2 vol. in-i8, Bruxelles)^
POliSIK AU XVl'^ SIECLE.
j'entends ceux qui ont été vraiment poètes et rien
que cela. Des critiques, me disais-je, on ne se
rappelle guère après leur mort que les fautes; elles
se rattachent plus fixement à leur nom, tandis que
la partie vraie, c'est-à-dire qui a triomphé, se
perd dans son succès même. Qui donc parle au-
jourd'hui de La Harpe, de Marmoutel, que pour
les tancer d'abord, pour les prendre en faute, ces
hommes qui avaient pourtant un sentiment litté-
raire si vif, et qui savaient tout ce qu'on exigeait
de leur temps? Ainsi avons-nous fait nous-niême
en commençant, ainsi à notre tour on nous fera.
Des simples poètes^ au contraire, quand tout est
refroidi, on se rappelle à distance et l'on retient
plutôt les beautés.
L'histoire littéraire, quand on l'a prise surtout
en vue du goijt, en vue de la critique active du
moment, est vite renouvelée. Il en est d'elle
comme d'un fonds commun, elle appartient à tous
et n'est à personne; ou du moins les héritiers
s'y pressent. Le procès à peine vidé recommence.
Aussi, les jours de printemps et de rêve, on
paierait plus cher un buisson, un coin de poésie,
une stance à la Bertaut, oîi l'on se croirait roi (roi
d'Yvetot), que ces étendues littéraires contestées,
d'où le dernier venu vous chasse.
Mai 1841.
semble les bons mystères. Troubat a rencontré Glatigny
qui lui a récité quelques vers de la bonne sorte. Je suis
un Bertaut pour la sagesse auprès de vous tous ; je ne
suis pas du moins un Caton... »
DU BARTAS.
A fin du xvi'^ siècle est en littérature,
comme en plusieurs autres clioses,
un moment décisif et curieux à étu-
dier de près. En poésie, c'est comme
un défilé et un détroit que plus d'un
nom et d'une gloire ont peine à franchir. Une
flottille de poètes arrivait et se pressait à pleines
voiles du côté de l'entrée ; mais, à la sortie, le
seul Malherbe tient haut son pavillon et a sauvé
sa nef toute neuve. Des autres, il ne reste guère
que des corps désemparés ou des débris.
A quel endroit du détroit, sur quel rocher,
chacun a-t-il eu son temps d'arrêt ou son nau-
frage? Quelle est la position respective et précise
des divers points que signalent ces noms de Ber-
taut. Des Portes, Régnier, D'Aubigné, Du Bartas?
C'est une sorte de géographie assez délicate à
relever; à moins d'extrême attention, on court
risque de confondre. Le détroit est en effet pro-
longé, fort sinueux et tournant; il y a de faux
aspects de perspective» Bertaut peut sembler plus
II. 26
POESIE AU XVl' SIECLE.
voisin de Malherbe qu'il ne l'est réellement. Du
Bartas se peut rapprocher de la suite de Ronsard
plus qu'il ne conviendrait.
Je parlerai aujourd'hui de Du Bartas. Il ne m'a
jamais paru un bon poëte, et je ne viens pas lui
faire réparation à ce titre. Il ne faudrait pas
croire, en vertu de l'impartialité et de l'intelli-
gence historique appliquées à la littérature, que la
poésie est quelque chose de relatif, que ce qui a
été véritablement bien et beau dans un temps
cesse de l'être, et que, dans les réhabilitations à
faire des poètes, il n'y ait pas quelques règles
fixes et toujours présentes à observer. Un poëte
qui n'a atteint au beau ou au gracieux que par
moments a pu s'égarer et céder au mauvais goiit
de son temps dans le gros de ses œuvres; on
retrouve du moins en lui des traces brillantes de
ce que son talent, mieux entouré, aurait su pro-
duire. Mais s'il ne se découvre pas de telles
traces bien nettes, bien détachées et bien dis-
tinctes chez le poëte, je commence à craindre qu'il
n'eût jamais été véritablement fin et distingué. Or,
Du Bartas, le Père Le Moyne et Thomas me
paraissent tous trois dans ce cas. L'élévation et
d'assez hautes qualités ne manquent certes pas à
leur veine; mais ils sont pesants et auraient de
tout temps mérité de commander dans la grosse
cavalerie des pégases.
Nul poëte pourtant n'a peut-être eu, de son
vivant et .iprès sa mort, plus de renom, en son
pays et à l'étranger, que Du Bartas. Il a été le
chantre et le représentant d'un grand mouvement
DU BARTAS. 2O3
des esprits à la date où il est venu. 11 s'agit de
bien établir et d'expliquer son importance.
Guillaume de Saiuste, seigneur Du Bartas, d'une
famille noble, fils d'un trésorier de France, naquit
vers IS4+, non pas tout à fait au Bartas i, mais,
comme Goujet l'a montré, à quelques lieues de là,
en la petite ville de Montfort, non loin d'Auch,
au coeur de la Gascogne. Rien d'étonnant si ses
phrases sentirent toujours un peu ce que lui-même
appelle son naturel ramage. Ses premières années
se passèrent dans les lieux de sa naissance, et
furent employées à l'étude, aux lettres, à la poé-
sie. Il composa des vers presque au sortir de
l'enfance. Son premier recueil, intitulé la Muse
chrétienne, parut à Bordeaux en 1574; dans une
édition de 1^79, que j'ai sous les yeux 2, on lit en
tête une dédicace à Madame Marguerite, reine de
Navarre, qu'il s'est donnée, dit-il, pour marraine :
choix très-naturel de la part d'un sujet, mais qui
ne laisse pas d'être piquant chez un poëte si reli-
gieux : on croirait, s'il était malin, qu'il fait une
épigramme. Le poëme de Judith, ajoute-t-il, lui
fut commandé, il y a environ quatorze ans, par
la feue reine Jeanne, et il prend à témoin plu-
sieurs gens d'honneur qui lui ont entendu réciter
de ces vers il y a plus de douze ans. Tout ceci
1. Le Bartas, de vepretuin, 1er tant (voir le Dictionnaire
étymologique de Ménage) ; comme qui dirait le Buiison.
[ C'est exactement la signification du mot bartas en
patois languedocien).
2. Paris, cliez Gabriel Buon, in-4'».
204. POKSIE AU XVr- SIÈCLE.
tend à nous le représenter en pleine verve dès
1565, et il déclare d'ailleurs, dans sa pièce
d'Uranie, que l'amour du docte lauriern'attendit
pas en lui l'avril de son dge.
Le caractère propre de sa vocation ne fut pas
douteux un instant : Du Bartas, du premier jour,
se posa comme un poëte religieux. Ronsard et
son école toute païenne régnaient alors. Notre
nouveau venu, au moins par le fond de l'inspira-
tion, s'en détache : il évoque Uranie, la muse des
célestes et graves accords; elle lui apparaît et
Pendoctrine. Au moment où Des Portes (1573)
efféminé la lyre et où toutes les jeunes voix ré-
pètent ses chansons, Du Bartas renfle l'accent et
proteste contre les mignardises. C'est à la Bible
qu'il se prend, c'est aux sujets sacrés qu'il
demande une moralité élevée et salutaire. Il mérita
en effet cet éloge qu'on lui décerna depuis dans
une épitaphe latine : « Qiù Musas ereptas pro-
fana; lasciviœ sacris montibus reddidii ; sacris
fontibus aspersit ; sacris cantibus intonuit. Il fut
le premier qui, délivrant les Muses de ces pro-
fanes folâtreries dont elles étaient comme perdues,
les rendit à leurs saintes montagnes, les replongea
en leurs saintes fontaines, et ne leur fît ouïr que
de pures et divines chansons. »
Par malheur, les vers ne répondent pas tout à
fait à l'intention. Les stances de son Uranie man-
quent tout d'abord à la loi de l'entrelacement des
rimes féminines et masculines. On y sent je né
sais quoi d'incorrect et d'arriéré en rudesse, si
on la compare aux jolis couplets de la même date
DU BARTAS. 205
qui se modulaient à la cour des Valois. Nous
sommes à Nérac, à Montfort en Armagnac. La
Judith est une narration assez soutenue, en six
chants, et où se remue par accès un certain souffle
héroïque, sans aucun idéal pourtant. Du Bartas
gagna beaucoup avec les années; mais, en obtenant
le mérite, il n'aura jamais la grâce, — la grâce,
ce don qui est comme l'amour, qui vient on ne
sait pourquoi, qui se pose où il lui plaît, qui va
combler le libertin ou le volage, et qui fuit l'hon-
nête et le laborieux dont l'effort constant le pour-
chasse. C'est une capricieuse et une femme que
la Muse.
La Semaine oit Création du Monde, qui ré-
pandit avec éclat la renommée de Du Bartas, pa-
rut en JS79^ ^^ plutôt en 1578, Les guerres de
religion s'étaient ranimées, mais avec intermit-
tences, de i$76 à 1580. Henri de Navarre, se
dérobant de la cour de France où on le gardait
presque à vue, avait regagné sa Gascogne et convié
aux armes ses fidèles serviteurs. Du Barta» fut un
de ceux-là. Lui qui, plus jeune, en iSJ-^, se van-
tait par un sonnet de ne suivre le barreau ni le
I. A Paris, chez Jean Février, in-40. Le privilège du
roi est de février 1578, ce qui semble indiquer que c'est
bien réellement dans le courant de l'année que le livre
parut. Colletât, dans sa Vie manuscrite de Du Bartas
(Bibliothèque du Louvre), donne cette date inexacte-
ment, et Goujet l'élude. Je ne le fais remarquer que
pour demander grâce moi-même de tant de petites
inadvertances en pareille matière, où il a pu m'arriver
de tomber.
206 POÉSIE AU XVI® SIÈCLE.
train guerrier, et de passer oisivement sa vie en
son manoir de Bartas, il avait dii à son tour en-
dosser la cuirasse et ceindre le baudrier. On le
voit, dans une préface de 1579, se plaindre de sa
destinée et de la calamité de son siècle, qui l'ont
appelé à une autre profession que celle des lettres.
Calviniste comme D'Aubigné, mais moins satiri-
que et moins amer, il se contenta, sans se prendre
aux personnes, de travailler et de faire valoir un
fonds sérieux. Tandis que des abbés, bons catho-
liques, ne chantaient qu'amourettes et agréables
lascivetés, tandis que la cour et les mignons fre-
donnaient sur tous les tons : O Nuit, jalouse Nuit!
ou bien : Rosette, pour un peu d'absence, voilà
un séculier et un soudard qui entonne là-bas le los
divin, et qui se fait, en vers sonores, prédicateur
des choses saintes. De nos jours, nous avons vu
M. de Lamartine se trouver au début le poëte de
ce qu'on appelait la réaction catholique et reli-
gieuse, comme Béranger était celui de l'opinion
frondeuse et libérale. Eh bien, talent à part, le
succès de la Semaine de Du Bartas s'explique de
même : il se trouva par là en un instant le poëte,
non pas seulement de l'opinion calviniste (il n'a
rien qui sente particulièrement le sectaire), mais
de l'opinion religieuse grave, de la croyance chré-
tienne, si fervente alors dans toute une classe de
la société. Son œuvre, à peine lancée, fut portée
dans le grand courant. Les quatre ou cinq années
de trêve dont on jouit depuis ce qu'on appelait
la conférence de Fleix jusqu'à la grande guerre de
la Ligue (i 580-1 585) firent suffisamment d'espace
DU BARTAS. 207
pour une publicité immense. On peut dire qu'in-
dépendamment presque du mérite poétique plus
ou moins distingué, la Semaine, venue à point,
réussit par son sujet comme l'eût fait la Bible tra-
duite en français, comme plus tard on vit réussir,
même parmi les dames, le Nouveau Testament
de Mons.
C'est à peu près le moment où D'Aubigné, forcé
de garder le lit pour quelque blessure (1577), dic-
tait les premières stances de ses Tragiques. Si
elles avaient paru alors. Du Bartas en partie était
devancé, ou du moins il y avait balance dans le
même camp: mais la publication n'en eut lieu que
bien plus tard. C'était le moment encore où pa-
raissait (coïncidence singulière!) la première édi-
tion des Essais de Montaigne, ce compatriote et
voisin bien différent. La Semaine de l'un, les
Essais de l'autre, ne pouvaient se faire concur-
rence; ces deux produits de Gascogne se suivirent
à un an d'intervalle (1579-1580), et obtinrent,
chacun à leur manière, un succès de vogue. Il y
a eu de tout temps des mets à la fois pour tous
les goûts.
On ne peut nier que la Semaine ne Justifiât ce
premier enthousiasme par un certain air de gran-
deur, par des tirades éloquentes, et aussi par la
nouveauté bien réelle du genre. La poésie dévote
du moyen âge était dès longtemps oubliée; la
Renaissance avait tout envahi; les seuls protes-
tants en étaient encore aux maigres Psaumes de
Marot. Voici venir un poëte ardent et docte, qui
célèbre l'œuvre de Dieu, qui raconte la sagesse de
208 POÉSIE AU XVl" SIÈCLE.
l'Éternel, et qui déroule d'aprcs Moïse la suite et
les beautés de la cosmogonie hébraïque et chré-
tienne. Ce que Parménide, Empédocle, Lucrèce et
Ovide lui-même ont tenté chez les Anciens, il l'ose
à son tour, et en des détails scientifiques non
moindres; mais toute cette physique se relève d'un
sentiment moral animé, d'une teinte biblique et
parfois prophétique qui passe comme l'éclair à
travers les éléments, j'en pourrais citer plus d'un
exemple, la menace de la fin du monde dans la
première journée, ou, à la fin de la quatrième,
cette image vraiment belle et artistement exprimée
de Josué arrêtant le soleil. Le malheur de Du
Bartas est qu'il gâte cette élévation naturelle de ses
pensées, cette noblesse de ses descriptions, par
des traits burlesques, par des expressions dépla-
cées et de mauvais goijt (même pour son temps),
dont il ne sentait pas le léger ridicule; nous ver-
rons des railleurs le relever. II nous parle tout
d'un coup, à propos de sa Gascogne, des monts
ENFARINÉS d^une neige éternelle. Dans sa physi-
que des éléments, au second jour, il met en jeu
VAntipéristase pour expliquer le duel du chaud et
du froid 1. Sa noblesse en un mot pèche tour à
tour et déroge soit par le trivial, soit par le pé-
dantesque. Au moment de la création de l'homme,
quand, le monde étant formé et d'ailleurs peuplé,
il ne s'agit plus que d'introduire l'hôte principal,
il dit assez agréablement :
I. jint'ipéristase, en bon français, ne veut dire autre
chose que concentration.
DU BARTAS. SOJ»
Le sage ne conduit la personne invitée
Dans le lieu du festin, que la salle apprêtée
Ne brille de flambeaux, et que les plats chargés
Sur le linge flamand ne soient presque rangée:
Ainsi notre grand Dieu, ce grand Dieu qui sans cesse
Tient ici cour ouverte,
Ne voulut convier notre aïeul à sa table
Satts tapisser plus tôt sa maison délectable,
Et ranger, libéral, sous les pôles astres
La friande douceur de mille mets sucrés.
Eh bien, ce linge Jlamajtd dont il parle en ce
premier Éden, on le retrouve chez lui en plus
d'un endroit, et moins joliment. Mais je me repro-
cherais, avant d'en venir plus en détail à l'examen
de Du Bartas, de ne pas laisser parler sur lui tout
au long un juge, un avocat bienveillant et le plus
inattendu; on ne le devinerait jamais, si je ne
disais que c'est Gœthe lui-même.
« La juste appréciation de ce qui doit plaire en
tel pays ou à telle époque, d'après l'état moral des
esprits, voilà, écrit Gœthe, ce qui constitue le
goiît, Cet état moral varie tellement d'un siècle et
d'un pays à un autre, qu'il en résulte les vicissi-
tudes les plus étonnantes dans le sort des pro-
ductions du génie. J'en vais citer un exemple remar-
quable.
« Les Français ont eu, au xvi*^ siècle, un poëte
nommé Du Bartas, qui fut alors l'objet de leur
admiration. Sa gloire se répandit même en Europe,
et on le traduisit en plusieurs langues. Il a com-
posé beaucoup d'ouvrages en vers héroïques,
it. 27
aïO POESIE AU XVl"- SIECLE.
C'était un homme d'une naissance illustre, de
bonne société, distingué par son courage, plus
instruit qu'il n'appartenait alors à un guerrier.
Toutes ces qualités n'ont pu le garantir de l'insta-
bilité du goiit et des outrages du temps. Il y a
bien des années qu'on ne le lit plus en France, et,
si quelquefois on prononce encore son nom, ce
n'est guère que pour s'en moquer. Eh bien, ce
même auteur maintenant proscrit et dédaigné
parmi les siens, et tombé du mépris dans l'oubli,
conserve en Allemagne son antique renommée;
nous lui continuons notre estime, nous lui gar-
dons une admiration fidèle, et plusieurs de nos
critiques lui ont décerné le titre de roi des poêles
français. Nous trouvons ses sujets vastes, ses
descriptions riches, ses pensées majestueuses. Son
principal ouvrage est un poëme en sept chants
sur les sept jours de la Création. Il y étale suc-
cessivement les merveilles de la nature; il décrit
tous les êtres et tous les objets de l'univers, à
mesure qu'ils sortent des mains de leur céleste
Auteur. Nous sommes frappés de la grandeur et
de la variété des images que ses vers font passer
sous nos yeux ; nous rendons justice à la force et
à la vivacité de ses peintures, à l'étendue de ses
connaissances en physique, en histoire naturelle.
En un mot, notre opinion est que les Français
sont injustes de méconnaître son mérite, et qu'à
l'exemple de cet électeur de Mayence, qui fit
graver autour de la roue de ses armes sept des-
sins représentant les œuvres de Dieu pendant les
sept jours de la Création, les poètes français de-
D V B ART AS.
vraient aussi rendre des hommages à leur ancien
et illustre prédécesseur, attacher à leur cou son
portrait, et graver le chiffre de son nom dans
leurs armes. Pour prouver à mes lecteurs que je
ne me joue point avec des idées paradoxales, pour
les mettre à même d'apprécier mon opinion et
celle de nos littérateurs les plus recommandables
sur ce poëte, je les invite à relire, entre autres
passages, le commencement du septième chant de
sa Semaine. Je leur demande s'ils ne trouvent pas
ces vers dignes de figurer dans les bibliothèques à
côté de ceux qui font le plus d'honneur aux
muses françaises, et supérieurs à des productions
plus récentes et bien autrement vantées. Je suis
persuadé qu'ils joindront leurs éloges à ceux que
je me plais ici à donner à cet auteur, l'un des
premiers qui aient fait de beaux vers dans sa lan-
gue, et je suis également convaincu que les lec-
teurs français persisteront dans leur dédain pour
ces poésies si chères à leurs ancêtres, tant le goût
est local et instantané! tant il est vrai que ce
qu'on admire en deçà du Rhin, souvent on le mé-
prise au delà, et que les chefs-d'œuvre d'un siècle
sont les rapsodies d'un autre i ! »
Gœthe n'a pas fini; il continue et explique en
général ce changement par le progrès exclusive-
ment classique qui s'est accompli sous Louis XIV,
qui s'est même poursuivi au delà, et dont l'effet a
I. Des Hommes célèbres de France au xviiie siècle, tra-
duit de Gœthe par MM. de Saur et de Saint-Géiiiès
(Paris, Renouar , 1823), page 102.
<ÎI2 POESIE AU XV!*^ SIECLE.
été d'épurer de plus en plus, de tamiser la lan-
gue. Mais c'est assez pour notre objet. Il faut
citer ces vers qu'il trouve si beaux, et qui sont en
effet remarquables Une réserve pourtant avant
tout : en fait de poètes et d'écrivains, chaque na-
tion est, ce semble, le premier juge des siens; si
grand que soit Goethe, cela ne le rend pas un ar-
bitre plus sûr des vers français. On m'en a montré
de singuliers de lui qu'il écrivait à son aini Millier
dans sa jeunesse. Je le dirai en tout respect, la
vendeuse d'herbes d'Athènes, ou, pour parler
comme Paul-Louis Courier, la moindre femme-
lette de la rue Chauchat en sait plus long sur de
certaines fautes indigènes que l'homme de génie
étranger. Faites tous vos vers à Paris, dit l'adage ;
or Du Bartas n'en fit aucun à Paris. Ce que je
crois entrevoir, ce que j'espère prouver, c'est que,
même de son temps, malgré toute sa vogue et sa
gloire, il fut toujours un peu le poète des pro-
vinces et celui des réfugiés; qu'il n'agréa jamais
complètement à la cour; qu'il choqua ce goiît fin
des derniers Valois, et que, n'en déplaise à l'élec-
teur de Mayence ou au roi Jacques d'Ecosse, le
spirituel Du Perron lui refusa toujours son
brevet.
Et même à lire le morcea cité par Gœthe, nous
allons avoir la preuve que tout n'est pas caprice
dans ce goiàt. Il s'agit de Dieu qui, ayant fini son
oeuvre, s'y complaît et la contemple' : j
I. Entre le texte primitif de l'édition de 1579 et celui 5^
des éditions suivantes, je remarque dans ce morceau it
î
DU B ART AS. 213
Le peintre qui, tirant un divers paysage,
A mis en œuvre l'art, la nature et l'usage,
Et qui , d'un las pinceau , sur son docte pourtrait ,
A, pour s'éterniser, donné le dernier trait,
Oublie ses travaux, rit d'aise en son courage.
Et tient toujours les yeux collés sur son ouvrage.
Il regarde tantôt par un pré sauteler
Un agneau qui toujours, muet, semble bêler ;
Il contemple tantôt les arbres d'un bocage,
Ore le ventre creux d'une roche sauvage,
Ore un petit sentier, ore un chemin battu,
Ore un pin baise-nue, ore un chêne abattu.
Ici par le pendant d'une roche couverte
D'un tapis damassé moitié de mousse verte,
Moitié de verd lierre, un argenté ruisseau
A flots entrecoupés précipite son eau;
Et qui, courant après, or' sus, or' sous la terre.
Humecte j divisé, les carreaux d'un parterre.
Ici l'arquebusier, de derrière un buis vert,
Affûté, vise droit contre un chêne couvert
De bisets passagers. Le rouet se débande;
L'amorce vole en haut : d'une vitesse grande.
Un plomb environné de fumée et de feu,
Comme un foudre éclatant, court par le bois touffu '.
d'assez notables différences. L'auteur y a fait des correc-
tions, et en général heureuses. Sur un ou deux points, je
me tiens pourtant au premier texte.
I. On se rappelle les vers de Delille dans l'Homme des
Champs :
2J^ POESIE AU XVI* SIECXE.
Ici deux bergerots sur l'émaillé rivage
Font à qui mieux courir^ pour le prix d'une cage.
Un nuage poudreux s'émeut dessous leurs pas;
Ils marchent et de tête, et de pieds, et de bras;
Ils fondent tout en eau : une suivante presse
Semble rendre, en criant, plus vite leur vitesse.
Ici deux bœufs suans, de leurs cols harassés,
Le contre fend-guêret traînent à pas forcés.
Ici la pastourelle, à travers une plaine,
A l'ombre, d'un pas lent, son gras troupeau ramène-;
Cheminant elle file, et, à voir sa façon.
On dirait qu'elle entonne une douce chanson.
Un fieuve coule ici, là naît une fontaine.
Ici s'élève un mont, là s'abaisse une plaine.
Ici fume un château, là fume une cité.
Et là Jlotte une nef sur Neptune irrité.
Bref y l'art si vivement exprime la nature.
Que le peintre se perd en sa propre peinture,
Aux hahltanls de l'air faut-il livrer la guerre ?
Le chasseur prend son tube, image du tonnerre ;
Il l'élève au niveau de l'œil qui le conduit :
Le coup part, l'éclair brille, et la foudre le suit.
Au temps de Du Bartas, le coup partait un peu moins
vite, à cause du rouet; mais son descriptif ne le cède en
rien.
1. Fout à qui mieux courra, dans les dernières éditions.
2. Dans l'édition de 1579, il y avait :
Chez soi, d'un pié gaillard, son gras troupeau ramène.
C'était plus rustique : la correction est plus jolie.
DU B A RTAS. 21$
N'en pouvant tirer l'œil, d'autant qicc, plus avant
Il contemple son œuvre, il se voit plus savant.
On trouvera pourtant que Goethe n'avait pas si
mal choisi, et qu'il n'avait pas eu d'abord la
main trop malheureuse. Cette première partie est
assurément riche, gracieuse même, riante; mais,
si l'on arrive à l'autre terme de la comparaison,
au grand Ouvrier qui, au jour du repos, s'admire
dans le grand Tout, outre que c'est le rapetisser
sans doute que d'en faire un paysagiste si flamand,
la noblesse d'expression qui pouvait dissimuler
fait défaut à chaque pas; l'élévation du ton a de
singulières chutes. Croirait-on bien que dans les
vers suivants il s'agisse de l'Eternel?
// œillade tantôt les champs passementés
Du cours entortillé des fleuves argentés.
Or' son nez à longs traits odore une grand' plaine
Oii co7nmence à flairer l'encens, la marjolaine.
Son oreille or' se paît de la viignarde noise
Que le peuple volant par les forêts dégoise...
Et bref l'oreille, l'œil, le nez du Tout-Puissant,
En son œuvre n'oit rien, rien ne voit, rien ne sent.
Qui ne prêche son los
L'oreille, le ne^ du Tout-Puissant n'ont paru bons
en aucun temps, qu'on le sache bien. L'œil suffi-
sait à tout rendre, mais l'œillade gâte tout. On
2l6 rOÉSIE AU XV!*^ SIÈCLE.
lit dans le Perroniana ces paroles , d'ailleurs
beaucoup trop sévères : « Du Bartas est un fort
méchant poëte, et a toutes les conditions qu'un
très-mauvais poëte doit avoir en l'invention, la
disposition et Vèlocution. Pour V invention ^ cha-
cun sait qu'il ne l'a pas et qu'il n'a rien à lui,
et qu'il ne fait que raconter une histoire : ce qui
est contre la poésie, qui doit envelopper les his-
toires de fables, et dire toutes choses que l'on
n'attend et n'espère point. Pour la disposition, il
ne l'a pas non plus, car il va son grand chemin
et ne suit aucune règle établie par ceux des An-
ciens qui en ont écrit. Pour Vèlocution elle est
très-mauvaise, impropre en ses façons de parler,
impertinente en ses métaphores qui, pour la
plupart, ne se doivent prendre que des choses
universelles, ou si communes qu'elles aient passé
comme de l'espèce au genre; mais lui, pour le
soleil par exemple, au lieu de dire le Roi des lu-
mières, il dira le Duc des Chandelles ; pour les
vents, au lieu de dire les Courriers d'Éole, il
dira ses Postillons^ et se servira de la plus sale et
vilaine métaphore que l'on se puisse imaginer, et
descend toujours du genre à l'espèce, qui est une
chose fort vicieuse... »
Nous avons déjà de ce défaut assez de preuves
dans le peu que j'ai cité. En rabattant ce qu'on
voudra de la sévérité de Du Perron qui, en sa
double qualité de catholique et de poëte galant,
pouvait être un peu piqué au jeu dans le succès
de Du Bartas^ on ne saurait refuser à l'élégant et
à l'éloquent cardinal, au disciple le plus poli de
DU BARTAS. 217
Ronsard et à l'introducteur de Malherbe, d'être
un juge très-compétent de la bonne élocution en
usage alors. J'ouvre le premier chant, le premier
jour de la Semaine : qu'y vois-je, dès le début, et
un peu après les Postillons d'Éole? Il s'agit de
répondre aux profanes qui demandent ce que
faisait Dieu en son éternité avant d'avoir créé le
monde :
Quoi? le preux Scipion pourra dire à bon droit
Qu'il n'est jamais moins seul que quand seul il se voit ;
Et Dieu ne pourra point fô ciel, quelle manie! J
Vivre qu'en loup-garou, s'il vit sans compagnie !
Un peu plus loin, Moïse est un grand Duc. A
propos du désordre et du chaos des quatre élé-
ments, l'Archer du tonnerre, grand maréchal de
camp, c'est-à-dire Dieu, ne leur avait pas encore
donné quartier à chacun; le monde serait resté à
jamais confus, si la parole souveraine
N'eût comme siringué dedans ces membres morts
Je ne sais quel esprit qui meut tout ce grand corps.
Voilà, ce me semble. Du Perron justifié quand il
parle àtct% vilaines et sales métaphores qu'affec-
tionne Du Bartas. Celui-ci n'eut jamais ce tact, ce
sentiment du ridicule qu'il faut avoir en français,
même quand on écrit dans le genre sérieux; il ne
l'avait pas plus que ce j'appelle le léger de la
Muse.
On a raconté qu'un essaim d'abeilles, s'étant
II. 28
POESIE AU XVI*^ SIECLE.
venu loger dans un endroit de la muraille à son
château du Bartas, n'en sortit jamais, et ne cessa
point tous les ans de produire du miel. On y vit
un présage, et on ne manqua pas d'en faire des
vers français et latins sur tous les tons :
No7i etenim sine mente deum, sine numine quodain
Hue vestrum, aligerœ, casus adegit iter...
Rien pourtant de plus mal placé que ces abeilles;
Du Bartas, en ses vers, n'en a pas une, tandis que
bien d'autres de son temps, et même des secon-
daires, en pourraient offrir; Gilles Durant, Pas-
seratj Vauquelin de la Fresnaie, que sais-je en-
core? mais non pas lui. Il a du souffle, de l'ha-
leine, des poussées de grandeur, une certaine
fertilité grasse, tout ce qui se peut à toute force
rencontrer en Béotie, jamais l'abeille.
D'autres encore que Du Perron le savaient
bien, A la suite de la Vie de Du Bartas, par Guil-
laume Colleteti, on lit une note très-curieuse de
Colletet fils, le poëte crotté : « Jean Baudouin,
écrit-il, dont le nom a été si connu dans l'em-
pire des lettres, et duquel nous avons de si fidèles
traductions, m'a dit autrefois que Ronsard, qui
étoit fort adroit à jouer à la paume, et qui ne
passoit guère de semaine sans gagner partie aux
plus grands de la cour, étant un jour au jeu de
l'Aigle dans notre faubourg Saint-Marcel , quel-
I. Déjà citée (Bibliothèque du Louvre). J'en use per.
pétuellement.
DO BARTAS. 219
qu'un apporta la Semaine de Du Bartas, et
qu'oyant dire que c'étoit un livre nouveau, il fut
curieuxjbien qu'engagé dans un jeu d'importance,
de le voir et de l'ouvrir, et q«'aussitôt qu'il eut
lu les vingt ou trente premiers vers, ravi de ce
début si noble et si pompeux, il laissa tomber sa
raquette, et oubliant sa partie, il s'écria : « Oh!
« que n'ai-je fait ce poëme ! Il est temps que Ron-
« sard descende du Parnasse et cède la place à Du
« Bartas, que le Ciel a fait naître un si grand poëte. »
Guillaume Colletet, mon père, m'a souvent assuré
de la même chose ; cependant je m'étonne qu'il
ait omis cette particularité dans la vie qu'il a
écrite.... » Guillaume Colletet raconte en effet deux
ou trois autres particularités plutôt contraires. Mais
rien de plus naturel à concilier. Au moment où la
Semaine parut, Ronsard, âgé de cinquante-cinq
ans, et généreux comme un monarque établi, put
tenir, dans le jeu de paume de l'Aigle, le propos
mémorable que les témoins n'oublièrent pas. J'ai-
merais même à croire que les vers qu'il lut ainsi
à livre ouvert et qu'il admira ne furent point
ceux du début, du premier chant, assez peu nobles
en effet, mais bien plutôt ce commencement du
septième jour, les mêmes que Gœthe admira de-
puis. Quoi qu'il en soit, son second mouvement
ne tarda pas à corriger, à rétracter le premier;
quand il vit que cette gloire de Du Bartas deve-
nait sérieuse, il y regarda à deux fois et proclama
ses réserves. Comme son propos courait, qu'on
lui prêtait même encore d'avoir envoyé à son
rival une plume d'or en s'avouant vaincu, et
220 POÉSIE AU XVI* SIÈCLE.
d'avoir dit que Du Bartas avait plus fait en une
semaine que Ronsard en toute sa vie, il lança un
sonnet plein de fierté pour y répondre :
Ils ont menti, Dorât, ceux qui le veulent dire,
Que Ronsard, dont la Muse a contenté les Rois,
Soit moins que Le Bartas, et qu'il ait, par sa voix,
Rendu ce tèmoigyiage ennemi de sa Lyre.
Ils ont menti, Dorât: c'est une invention
Qui part, à mon avis, de trop d'ambition;
J'aurois menti moi-même en le faisant paraître .
Francus en rougiroit; et les neuf belles Sœurs,
Qui trempèrent nies vers dans leurs graves douceurs,
Pour un de leurs enfants ne me voudroient connoitre.
Et à la suite de ce sonnet, dont Guillaume Colletet
possédait le manuscrit original , Ronsard avait
ajouté de sa main ces six vers, qui exprimaient
visiblement son opinion littéraire, assez conforme
à celle de Du Perron :
Je n'aime point ces vers qui rampent sur la terre,
Ni ces vers ampoulés dont le rude tonnerre
S'envole outre les airs : les uns font mal au cœur
Des liseurs dégoûtés, les autres leur font peur :
Ni trop haut, ni trop bas, c'est le souverain style;
Tel fut celui d'Homère et celui de Virgile.
Que vous en semble? voilà du bon goût exem-
plaire. Rien n'est capable d'en donner aux poètes
DU B A RT AS.
novateurs déjà sur le retour, comme de voir des
rivaux survenants outrer leurs défauts et réussir.
Ce n'est qu'en littérature qu'on ne dit pas : Mes
petits sont viignons.
Mais ceci répond toutefois à ceux qui n'ont
jamais daigné distinguer Du Bartas de Ronsard,
et qui continuent de les accoler. Du Bartas, venu
le dernier, et le plus en vue à certains égards, a
fait payer à toute l'école de son devancier les frais
de sa pesanteur et de ses mots forgés; on a im-
puté à tous ce qui revenait principalement à lui.
Je lui en veux de cette disgrâce. Il a obstrué
longtemps le retour de la critique à cette jolie
poésie des règnes de Henri II et de Henri III, à
cette poésie qui naquit et fleurit sous l'invocation
des deux gracieuses princesses, Marguerite de
Savoie, l'idéal platonique de Du Bellay, et Mar-
guerite de Navarre, aimée plus au sérieux de Des
Portes; car c'était bien de celui-ci, et non du pu-
ritain, qu'elle était la vraie marraine^.
Quoique la Semaine de Du Bartas n'eût rien
de particulièrement calviniste, et que les docteurs
de la Faculté de théologie de Paris l'eussent vi-
sitée avant l'impression, le parti calviniste s'en
empara, la commenta, la traduisit, la répandit et
la fit réimprimer à foison par toutes les villes de
France et d'Allemagne où la Réforme était maî-
I. Les trois Marguerites du xvi* siècle se pourraient
ainsi désigner et distinguer littérairement par les noiDS
de leurs poètes, la Marguerite de Marot, la Marguerite
de Du Bellay, et la Marguerite de Des Portes.
POESIE AU XVl*^ SIECLE.
tresse; ce poëme en parut comme le trophée. Du
Bartas, grâce à cette circonstance, devint peut-
être l'exemple, le type le plus curieux, en aucun
temps, de la gloire poétique immense en province
et à l'étranger.
En moins de quatre ou cinq années, cette Se-
maine fat imprimée plus de vingt fois, dit Col-
letet, en toutes sortes de marges et de caractères.
Le fameux ministre de Genève, Simon Goulart, de
Senlis, s'en fit aussitôt le commentateur, comme
pour un Lycophron : c'est son travail qui est de-
meuré attaché aux éditions ordinaires. Pantaléon
Thévenin, de Lorraine, renchérissant sur Goulart,
composa d'autres commentaires très-scientifiques
publiés en 1584; la Création servait aisément de
prétexte à encyclopédie. Dès iS/P? Jean Edouard
Du Monin, poëte philosophe, espèce de savant
allégorique et burlesque, avait traduit le poëme
en vers latins 1. Gabriel de Lerm, en 1583, en
donnait une autre traduction latine, et, dans la
dédicace adressée à la reine d'Angleterre, il disait
de l'auteur original, au milieu d'éloges fabuleux :
« Les pilastres et frontispices des boutiques alle-
mandes, polaques, espagnoles, se sont enorgueillis
I. Sous ce titre : Joannis Edoardi Du Monin Burgun-
dionis Gyani (de Gy en Franche-Comté) Beresiihias (c'est
le mot hébreu) sive Mundi Creatio... Ce bizarre Du
Monin a dû faire cette traduction en quelques mois, on
dit même en cinquante Jours. Henri IV l'appelait, par
plaisanterie, le poète des chevau-légers ; on ne pouvait
dire la même chose de Du Bartas.
DU BARTAS. 223
de son nom joint avec ces divins héros, Platon,
Homère, Virgile... » Le succès de la Semaine re-
mettait en mémoire aux savants l'Œuvre des six
Jours, poëme grec sur le même sujet , par
George Pisides, diacre byzantin du vii^ siècle :
Frédéric Morel le traduisit en vers latins ïambi-
ques, et le publia à la fin de 1584.. Comme lec-
ture analogue, je me permettrai d'indiquer encore
une manière de commentaire indirect, qui serait
assurément le plus cher aux gens de goiit, l'Ex-
plication de l'Ouvrage des six Jours de Duguet :
ce sont là-dessus nos Homélies de saint Basile 1.
Cependant, au lieu de prolonger son septième
jour et de s'endormir dans sa gloire. Du Bartas
profitait du loisir de ces années un peu moins
I. Il semble que le succès chrétien de Du Bartas ait
piqué d'honneur les catholiques, et qu'ils aient voulu
prouver qu'eux aussi ils avaient nombre de pièces de
vers religieuses et morales. J'ai sous les yeux un volume
intitulé la Muse chrétienne, ou recueil des poésies chré-
tiennes tirées des principaux poètes français, publié à
Paris en 1582. L'éditeur dit en son avant-propos qu'il
n'a tiré son choix que des œuvres des six premiers et plus
excellents pactes que la France ait encore pertes, trois des-
quels, ajoute-t-il, sont encore vivants (Ronsard, Baïf et
Des Portes), et trois morts (Du Bella}*, Jodelle et Bel-
leau); il n'est pas question de Du Bartas, dont la
Semaine était pourtant alors en pleine vogue. Preuve
encore que le rôle en première ligne ne lui était pas in-
contestablement accordé. — En 1588, dans le Diction-
naire des rimes de Tabourot, il est cité de pair à la
suite des autres : il a pris son rang.
224- POESIE AU XVl'^ SIECLE.
troublées pour aborder sa seconde Semaine, c'est-
à-dire VEden et la suite. S'il y avait réussi autant
qu'il y visa, ce serait notre Milton, comme Du
Bellay, pour une certaine grâce et fraîcheur sa-
vante, est un peu notre Spencer, Mais ces com-
paraisons pèchent trop et nous font tort.
On lit dans les Mémoires de Du Plessis-Mornay
la lettre suivante, qu'il écrivait à Du Bartas, à la
veille de celte publication. On y voit bien l'at-
tente du parti, l'estime qu'on faisait du poëte à
l'égal d'un théologien, et les relations mutuelles
de ces dignes hommes. Du Plessis-Mornay avait
environ trente-cinq ans à cette date, et Du Bartas
quarante.
Du 13 janvier 1584. « Monsieur, Je loue Dieu
que vous soyez arrivé à la fin de votre seconde
Semaine. C'est un œuvre aussi avidement attendu
que l'autre a été joyeusement reçu. De moi je ne
fais rien que plaindre ma vie détournée des choses
hautes aux basses ; et crains que mon esprit enfiii
n'en dégénère, encore qu'en cette espérance je
lutte toujours vivement de ma nature contre la
nature des affaires dont il faut me mêler 1. Vous
verrez ma traduction latine de mon livre De la
Vérité, et en jugerez, s'il vous plaît : j'ai des con-
ceptions et presque m'en déplais, parce que je ne
me vois ni le loisir ni la saison de les éclore.
I. Éternelle plainte de tous les gens de lettres mêlés
aux affaires politiques, ce qui ne les empêche pas de
faire tout au monde pour y arriver ; et une fois entré,
on n'en sort plus.
DU BARTAS. 22$
Faisons état que je suis à tirer une galère pour
quelques ans; au sortir de là peut-être aurai-je
durci mes nerfs et mes muscles pour quelque
exercice plus agréable. Je me sens honoré d'avoir
eu quelque place en votre livrée. La perle que
j'ai mis en oeuvre m'a acquis ce bien, et non
l'œuvre même. C'est le contentement que doivent
attendre même les mauvais ouvriers, en maniant
une bonne étoffe. Un faux monnoyeur y apporte
plus d'art et d'industrie, et toutefois sa monnoie
n'a point grand'mise. Je vous prie que je voie des
premiers votre Semaine ; car, entre ci et là, les
semaines me seront ans, et les jours semaines.
Dès que j'aurai reçu quelques exemplaires de ma
version, vous les verrez aussi, Monsieur... (Du
Mont-de-Marsan.) »
I. Du Bartas le lui avait dit à l'avance : en effet, au
second jour de cette seconde Semaine, dans le livre inti-
tulé Bahylone, le poëte voit en songe, après Clément
Marot, qu'il compare un peu démesurément à un colisée,
après Vigenère, qu'il place beaucoup trop près d'Amyot,
et enfin après Ronsard l'inévitable, qu'il n'a garde cer-
tainement d'omettre, — il voit parmi les gloires de la
France le controversiste Mornay :
Cet autre est De Mornay, qui combat l'Athéisme,
Le Paganisme vain, l'obstiné Judaïsme,
Avec leur propre glaive j et pressé, grave-saint,
Ro'idit si bien son style ensemble simple et peint.
Que ses vives raisons, de beaux mots empennées.
S'enfoncent comme traits dans les âmes bien nées.
II. 29
226 POÉSIE AU XV l*" SIÈCLE.
Ainsi le livre De la Vérité chrétienne de
Mornay et l'œuvre de Du Bartas allaient de pair
dans l'attente et dans l'estime; c'étaient des livres
de même ordre, servant la même cause sainte. Et
à ce propos, dans les Aventures du Baron de
Fœneste, vers la fin, quand D'Auhigné imagine ces
burlesques triomphes allégoriques dUmpiélê, d'I-
gnorance, de Poltronnerie et de Gueuserie, il
figure le chariot d'Ignorance, ayant pour pavé
force livres polémiques, à commencer par l'Insti-
tution de Calvin, et il ajoute : « De ce rang sont
la Semaine de Du Bartas, les livres de Du Moulin
et l'histoire de D'Aubigné. »
La seconde Semaine dut paraître dans les pre-
miers mois de ï<,^.^. Les critiques autant que les
admirateurs étaient à l'affût, et il ne semble pas
que le succès fut aussi incontesté cette fois que la
première. Rien de plus bizarre en effet et de plus
compliqué que l'ordonnance du poëme, s'il mérite
ce nom. L'auteur ne publie que deux jours de
cette seconde Semaine, division toute symbolique
qui commence par Adam (premier jour), qui con-
tinue par Noé (second jour), et va ainsi par épo-
ques jusqu'à la fin du monde; à quoi il devait
ajouter pour couronnement et pour septième jour
celui du Sabbat éternel. Les deux premiers jours,
les seuls que donne d'abord l'auteur, se subdivi-
sent eux-mêmes en quatre parties chacun : je fais
grâce des titres ; on se perd dans ces comparti-
ments. C'eiit été la Bible tout entière paraphra-
sée; il aurait fini par l'Apocalypse. On retrouva
après sa mort des portions inédites, et on publia-
DU BARTAS. 227
successivement ces suites de Du Bartas, qu'il est
même assez difficile de se procurer complètes.
Rien n'est moins à regretter. Le dernier morceau,
et qui a pour titre la Décadence, va jusqu'à la
prise de Jérusalem sous Sédccias , et forme la
quatrième Partie du quatrième Jour de la se-
conde Semaine: tirez-vous de la supputation, si
vous pouvez.
Du Bartas, en se fourvoyant de la sorte, don-
nait sa mesure et sa limite comme poëte. Il se
flattait de faire une grande composition non-seu-
lement épique ou héroïque, mais, comme il disait,
en partie panégyrique , en partie prophétique, en
partie didascalique : il ne faisait qu'une grosse
compilation rimée. Ronsard , qui ne mourut
qu'en 1585, et qui vécut assez pour en avoir
connaissance, dut se sentir rassuré. Sans doute il
était facile, et il le serait encore, de détacher
d'assez beaux fragments de cette Babel dispropor-
tionnée. La fameuse description du cheval semble
faire assaut à celle de Job, et faire appel à celle
de M. de Buffon. Pourtant, le plus sûr avec Du
Bartas est de se rabattre à des rapprochements
moins ambitieux, et de ne lui opposer par mo-
ments que Racine fils dans le poëme de la Reli-
gion, ou Delille dans les Trois Règnes. Comme
ce dernier, mais avec plus de chaleur de cœur, il
a été le poëte d'un parti ; comme lui aussi, mais
avec plus de sérieux, il a visé à rimer tous les
arts et toutes les sciences. Au xv!*-' siècle comme
au xvjii% l'Encyclopédie était la marotte ; on
retrouve le mot et la chose en Du Bartas. Regret-
rOKSIE AU XV l" 5IKCLE.
tant le concert heureux qui précédait la confusion
des langues, il dit :
Et, montant d'art en art,
Nous parvenions bientôt au sommet du rempart,
Où l'Encyclopédie en signe de victoire
Couronne ses mignoyis d'une éternelle gloire^.
Les critiques qui accueillirent la seconde Se-
maine furent assez vives d'abord pour que Du
Bartas jugeât à propos d'y répondre. On a de lui
un Brief Advertissement imprimé à Paris dans l'an-
née même (décembre 1584) : le libraire L'Huillier
prend sur lui de le publier, dit-il, bien que Fauteur
n'ait songé qu'à écrire à un ami. Du Bartas cher-
che à se justifier en premier lieu sur le titre et l'ar-
gument de son œuvre; il s'appuie et renvoie pour
autorité au dernier chapitre de la Cité de Dieu de
saint Augustin, d'où il a pris cette idée de jour-
nées mystiques et de semaines prophétiques.
I. Dans le livre intitulé Bahyhne. — Cette idée à^En-
cyclopédie se rattachait si naturellement à l'œuvre de Du
Bartas et aux commentaires qu'on en avait faits, qu'au
nombre des traductions assez nombreuses publiées à son
sujet en Angleterre et dont je parlerai, je note celle-ci :
A learned Suinmary npon the famous Poem of William of
Salust lord of Bartas, ivherein are discovered ail the excel-
lent secrets in metaphistcal, phis'ical, moral and historical
hiouiledge (Londres, 1621); le tout pour rafraîchir, est-
il dit, la mémoire des savants, et pour aider à abréger
les études des jeunes gentilshommes : un vrai manuel
pour le baccalauréat du temps.
DU BARTAS. 229
Quant à la disproportion des parties et à l'énor-
mité des dimensions oîi cela l'entraîne, il oppose
qu'on ne voit encore que le frontispice du palais,
et qu'on ne peut juger de l'ensemble : « Qui vous
eiît montré la tête du grand Colosse de Rhodes
séparée du corps, n'eussiez-vous pas dit qu'elle
étoit épouvantable, monstrueuse et démesurée? »
— (( Mais quoi! eiit pu lui répliquer un plaisant,
son voisin Montaigne ou tout autre, quoi ! ce n'est
là que la tête que nous voyons; que sera-ce donc
quand viendront les épaules, la poitrine de cet
Hercule et tous ses membres? » — Mais c'est
surtout en ce qu'il allègue pour la défense de son
élocution que l'honnête poëte nous intéresse : « La
grandeur de mon sujet, dit-il, désire une diction
magnifique, une phrase haut levée, un vers qui
marche d'un pas grave et plein de majesté; non
errené {éremté), lâche, efféminé, et qui coule las-
civement, ainsi qu'un vaudeville ou une chanson-
nette amoureuse. » Ne sent-on pas le petit coup
donné en passant à l'école de Des Portes? Et arri-
vant aux critiques de détail qu'on lui avait faites,
il indique ces vers tirés de la description du che-
val; il s'agit d'exprimer le galop :
Le champ plat bat, abat, détrappe, grappe, attrappe
Le vent qui va devant
On avait trouvé cela ridiculei. « Mais, ô bon
Dieu! s'écrie le poëte, ne voient-ils pas que je les
I. J'ai cité ailleurs tout en entier ce morceau du che-
val, et ce qu'en raconte Gabriel Naudé, que Du Bartas
SjÔ POESIE AU XVl^ SIÈCLE.
ai faits ainsi de propos délibéré, et que ce sont des
hypotyposes ? » Et il continue de se défendre,
comme il peut, sur l'affectation des mots nouveaux,
sur l'abus des épithètes composées : « Je ne suis
point de l'opinion de ceux qui estiment que notre
langue soit, il y a déjà vingt ans, parvenue au
comble de sa perfection; ains, au contraire, je
s'enfermait quelquefois dans une chambre, se mettait,
dit-on, à quatre pattes, et soufflait, gambadait, galopait,
pour être plus plein de son sujet ; en un mot, il ne réci-
tait pas sa description, il la jouait. Si l'anecdote n'est
pas vraie, elle mérite de l'être. Tout ce procédé ou ce
manège part d'une fausse vue de l'imitation poétique,
qui ne doit être ni une singerie, ni un langage de per-
roquet. C'est encore ce malheureux travers de poésie
imitative qui a fait dire à Du Bartas, en parlant de
l'alouette et de son gazouillement :
La gentille Alouette avec son tire-lire
Tire l'ire aux fâchés ; et d'une tire tire
Vers le pôle brillant
Ou rougit de ces billevesées du talent. Au reste, pour
revenir au galop du cheval, le vers de Virgile : Quadrii-
pedanie putrem , a porté malheur à ceux qui s'en sont
souvenus. Le singulier personnage. Des Marets de Saint-
Sorlin, qui a voulu, en son temps, restaurer aussi la
poésie chrétienne, et qui, avec son poëme héroïque de
Clovis, est, plus qu'il ne s'en doute, de la postérité de
Du Bartas, a cru faire merveille d'exprimer en ces
termes le galop de la princesse Yoland et de ses deux
compagnes :
Elle part aussitôt, le cheval talonnant,
Qui du fer, pas à pas, lai h champ resonnant :
DU BARTAS 2JI
crois qu'elle ne fait que sortir presque de son en-
fance. » Il a donc tâché de parer, par voie d'em-
prunt ou de fabrication, à la disette*; il paraît
s'applaudir beaucoup d'avoir aiguise la significa-
tion de certains mots et représenté la chose plus
au vif, en répétant la première syllabe, par exem-
ple : pé-pétiller, ba-battre, au lieu de pétiller
Les deux autres sutvans en ardeur le secondent :
Les échos des vallons en cadence répondent.
Des Marests (dans sa Comparaison de la Langue et de
la Poésie françoîse avec la grecque et la lal'ne') préfère de
beaucoup ces quatre vers de lui au vers unique de Vir-
gile ; il blâme les mots quadrupedante putrem comme for-
cés et faux ; il traduit putrem par pourri, au lieu de pou-
dreux ; dans sa propre version au contraire, il trouve,
dit-il, tout ensemble et le ion son et le Ion sens. Il est
joli, le bon son !
I. Ceci va directement contre la prétention de l'école
de Ronsard; l'un des jeunes adeptes, Jacques Tahureau,
dans le premier feu de l'enthousiasme , s'était écrié :
« Jamais langue n'exprima mieux les conceptions
de l'esprit que fait la nôtre; jamais langue n'eut les
termes plus propres que nous en avons en françois, et
dirai davantage que jamais la langtie grecque ni latine
ne furent si riches ni si abondantes en mots qu'est la
nôtre, ce qui se pourroit prouver par dix mille choses
inventées... » (Oraison de Jacques Tahureau au Roi
(Henri II) sur la grandeur de son Règne et l'excellence de
la Langue française, Paris, 1555). Sans s'exprimer si
merveilleusement que leur jeune ami, qui ne voyait au
début par toute la France qu'îote infinité d'Honiéres, de
Virgiles et de Ménandres, les poètes de la Pléiade étaient
intéressés à être d'un avis si flatteur.
2]2 POESIE AtJ XV l" SIÈCLE.
tout simplement, et de battre. Ce sont des mots à
entrechats. Ainsi encore le Jlo-Jlottant Nérée, au
lieu de flottant ; et dans son épisode très-admiré
d'Arion , au moment où celui-ci tombe à la
mer :
// gagne du dauphin la ba-branlante échine^ \
Quant à la composition des épithètes, l'auteur in-
voque l'exemple de la langue grecque et de l'alle-
mande : «Ah! s'écrie-t-il, que les Italiens, qui
plaident avec nous le prix de l'éloquence, vou-
droient que notre langue se passât de ce riche
parement duquel la leur ne se peut accommoder
avec grâce. Quoi! voulons-nous céder aux AUe-
mands^r... Mais, il les faut, diras-tu, semer (ces
1, Toujours une fausse induction tirée de la langue
grecque, où ce genre de redoublement de la première
syllabe est fréquent en poésie et donne à certains mots
plus de force. On peut citer au XXIIe chant de VIliade
(vers 221) le Tio— rfoxu7,iv^o';j.evo;. — Opposons ici,
comme antidote, le conseil de Montaigne : « Le manie-
ment et employte des beaux esprits donne pri-x. à la
langue, non pas l'innovant tant comme la remplissant de
plus vigoreux et divers services, l'estirant et ployant :
ils n'y apportent point de mots, mais ils enrichissent les
leurs, appesantissent et enfoncent leur signification et
leur usage, luy apprennent des mouvements inaccoustu-
més, mais prudemment et ingénieusement, (Livre III,
chap. V), » — Ce conseil de l'aimable Gascon renferme
la critique la plus précise de son moins prudent voisin
et compatriote.
2. Cette tendance de Du Bartas vers l'Allemagne par
opposition à l'Italie est curieuse ; l'Allemagne le lui a
payé en admiration et en long souvenir.
DU BARTAS. 233
mots) avec la main, non avec le sac ou la cor-
beille. Je confessa qu'en ma première Semaine ils
sont fort épais, et que bien souvent on en lit sept
ou huit à la fiie.,. » Après ces aveux candides, Je
n'ai guère rien à ajouter. Ainsi, de son temps, on
doit en être maintenant convaincu, toutes les criti-
ques à peu près lui furent faites. Du Perron et
bien d'autres avaient dit de lui ce que nous di-
rions. Ceci montre qu'il faut être très-circonspect
avant d'accuser tous les contemporains de duperie
à propos de quelque renommée usurpée ou sur-
faite. Seulement il arrive qu'il se rédige par écrit
une sorte d'histoire littéraire fardée, qu'il se trans-
met des apparences de réputations officielles et
factices. On croit de loin que tous les contempo-
rains y étaient pris, et ce n'est pas. Je commence
à le craindre, les vivants (je parle de ceux qui
comptent) n'ont guère jamais été complètement
dupes les uns des autres. Ceux même qui contri-
bueront peut-être, forcés par les égards, par les
convenances, à accréditer le plus une gloire écrite,
faisaient, en causant, bien des fines critiques.
C'est pour nous un léger travail de palimp-
sestes de retrouver sous ce qu'ils ont dit ce qu'ils
pensaient 1.
T. Ainsi encore pour Amyot, dont on a reparlé récem-
ment. M. Ampère, bon juge, a cru pouvoir lui contester
plusieurs points de sa renommée par des raisons sérieu-
ses et qui seraient souveraines si Amyot n'était pas avant
tout aimable, et si cette amabilité de l'écrivain ne
devait pas prévaloir finalement. Eh bien, dans le temps
même, tout cela s'est dit à peu près pour et contre
n. 30
2J4. POESIE AU XVI® SIECLE.
La renommée de Du Bartas, à la prendre en
gros, ne cessa point pourtant de croître. Il y eut
également émulation de commentateurs pour son
second ouvrage. Simon Goulart continua. Je
trouve de plus que l'Eden, c'est-à-dire le premier
livre seulement du second jour, parut avec com-
mentaires et annotations contenant plusieurs
descriptions et déductions d'arbres, arbustes,
plantes et herbes (Lyon, 1594); l'auteur, Claude
Duret, Bourbonnois, n'est probablement pas autre
que l'anonyme mentionné par Colletet. Il y eut
aussi des traductions latines^; enfin, tout le train
prolongé d'une gloire de poète et de rabbin.
La guerre de la Ligue éclata; Du Bartas fut
arraché aux lettres, à la paix qu'il aimait vérita-
blement, et à ce manoir champêtre qu'il avait sin-
cèrement cha::té :
Amyot. On lui a contesté l'exactitude du sens, on lui a
reproché la mollesse des tours. Brantôme rapporte divers
bruits que faisaient courir les envieux (voir Mélanges de
Vigneul-Marville, tome II). Montaigne, dans son /oKrwa/
de Voyage en Italie, raconte une intéressante conversation
qui eut lieu à Rome à la table de l'ambassadeur de
France, et où il essaya de tenir tête pour Am3'ot à
Muret et autres savants qui n'étaient pas de son avis à
beaucoup près sur la traduction de Plutarque. Mais
Amyot s'est tiré de ces chicanes comme il se tirera des
nôtres : il a la grâce.
I. En voici une : Domini Guillelmi Sallustii Bartasîi
Hehdomas secunda, a Samuele Beiiedido (Samuel Benoît)
lalinilale donata (Lyon, 1609, et non p.is 1619, comme on
le lit fautivement au titre ; le privilège du roi est de
1609).
DO BARTAS. 23$
Puîssé-je, ô Tout-Puissant! inconnu des grands Rois,
Mes solitaires ans achever par les bois!
Mon étang soit ma mer, mon bosquet mon Ardène,
La Gimone mon Nil, le Sarrampin ma Seine,
Mes chantres et mes luths les mignards oiselets.
Mon cher Bar tas mon Louvre, et ma Cour mes valets! ^
Il dut servir les rois et les approcher. Il paraît
qu'il fut fort employé par Henri IV en diverses
ambassades; sa grande illustration littéraire à
l'étranger devenait une heureuse condition pour
ces rôles de diplomatie. Il fut peut-être au nom-
bre des envoyés que le roi de Navarre dépêcha
en Allemagne, en is8(î, pour hâter la marche
des secours qui lui étaient promis, et pour dissi-
per les bruits de trêve qu'on avait fait courir.
Goujet dit qu'il alla jusqu'en Danemark. Ce qui
est certain, c'est qu'il figura en Ecosse à la cour
de Jacques VI ; ce prince théologien et poëîe reçut
le chantre biblique avec toute sorte de distinction,
et le voulut même retenir. Il paraît qu'il poussa
la galanterie envers son hôte jusqu'à traduire en
anglais quelque chose de la seconde Semaine, et
Du Bartas le lui rendit en traduisant à son tour
en français le cantique du roi sur la bataille de
Lépante. Ronsard, docte et galant, avait été le
poète de Marie Stuart; Du Bartas se trouva tout
naturellement celui de Jacques, comme il l'était du
Navarrais; un poëte loyal, généreux et assez pé-
dante
1. Première Semaine, fin du troisième jour.
2. Au nombre des traductions en vers latins de la pre^
23^ POÉSIE AU XVI^ 8IÈCI-E.
Il n'y avait pas longtemps qu'il était de retour
de sa mission d'Ecosse lorsque De Thou, voya-
geant dans le Midi, le visita (1589). C'est en
quittant Montaigne, qu'il était allé chercher en son
château de Montaigne en Périgord, que l'illustre
historien, avec ceux de ses amis qui l'accompa-
gnaient, s'en vint par Bergerac à Monfort, dans
l'Armagnac, où séjournait notre auteur. Ecoutons
ce qu'il en dit en ses Mémoires : « Guillaume Du
Barîas , encore fort jeune {il avait quarante-
cinq ans), et auteur des deux Semaines, les y
vint trouver en armes avec ses vassaux, et leur
offrit ses services. Il étoit surprenant qu'à son
âge {il seinble vraiment qu'il sortit de Venfaiice)
et dans son pays, sans autre secours que celui de
la nature..., il eût composé un si bel ouvrage.
Aussi il souhaitoit avec passion de voir la fin de
nos guerres civiles pour le corriger, et pour venir
à Paris le faire réimprimer, principalement sa pre-
viière Semaine, qui avoit été reçue avec tant
d'applaudissement!. Ce fut ce qu'il confirma plu-
sieurs fois à De Thou pendant les trois jours qu'il
les accompagna; ce qu'on remarque exprès, afin
que les critiques, comme il s'en trouve toujours,
sachent qu'il n'ignoroit pas qu'il y eût des fautes
ndcre Semaine, je relève celle-ci, publiée à Edimbourg en
1600, par un Flamand, et dédiée au roi d'Ecosse, à qui
en cela on savait bien complaire : Hadriani Dammanis a
Byslervelil de Fair-Hill Bartasias. Ce Bysterveldt, d'abord
député belge, était devenu professeur en Ecosse.
I. Ceci dénote incidemment (\\XQ\a. seconde avait moins
réussi.
il
DU BARTAS. 237
dans son poëme, mais qu'il étoit dans le dessein
de les corriger par l'avis de ses amis. Sa mort ne
lui permit ni de voir la fin de nos malheureuses
guerres, ni de mettre la dernière main à ce mer-
veilleux ouvrage. »
Je tire de ces paroles de De Thou la confirma-
tion de plusieurs de nos inductions précédentes.
On voit combien ce judicieux ami tient à l'excuser,
mais il en sent le besoin à quelques égards; il est
sur la défensive. Du Bartas lui-même, qui lui ex-
prima plusieurs fois son regret durant ces trois
jours, savait où était le côté faible, le côté pro-
vincial et le plus attaqué de son œuvre ; dans sa
candeur, il ne craignait pas de le laisser voir; ce
qui lui avait manqué, même de son temps, c'était
Paris.
De Thou, au livre XCIX de son Histoire, à
l'année 1590, époque de la mort de Du Bartas,
revient avec détail sur lui, et complète son éloge,
en réitérant toutefois les mêmes excuses : u ... Il
mérita, dit-il, d'être regardé par bien des gens
com.me tenant en ce genre la première place après
Ronsard. Je sais que quelques critiques trouvent son
style trop figuré, ampoulé et rempli de gascon-
nades (Stylum ejus tanquam nimis crebro Jigu-
ratum, tuniidum et vasconice ampullatum, critici
quidam reprehendunt). Pour moi qui ai connu
sa candeur, et qui l'ai souvent entretenu familiè-
rement, tandis que, du temps des guerres civiles,
je voyageois en Guyenne avec lui, je puis affirmer
que je n'ai jamais rien remarqué de semblable
dans ses manières. » Ainsi, par une sorte de con-
ajo rOESiEAu xvr
tradiction qui n'est pas rare, ce poète, peu simple
dans ses vers, redevenait très-naturel dans la vie.
Il avait des goûts purs, honnêtes, débonnaires ;
je l'ai comparé ailleurs à l'auteur de la Pétréide,
à Thomas. Bon père de famille, resté veuf avec
deux garçons, il trouve moyen de nous informer
de ses affaires et de ses embarras de ménage en
quelque prologue de sa seconde Semaitie, entre
son Adam et son Noé. Ce fameux capitaine Du
Bartas, avec sa sainte muse en bottes à l'écuyère,
était de près bonhomme, sans éperons, sans pa-
nache, et tout à fait modeste.
Il mourut un an après la visite de De Thou :
(( Comme il servoit actuellement, continue celui-ci,
à la tête d'une cornette de cavalerie, sous le ma-
réchal de Matignon, gouverneur de la province,
les chaleurs, les fatigues de la guerre, et outre
cela quelques blessures qui n'avoient pas été bien
pansées, l'enlevèrent à la fleur de son âge, au
mois de juillet (1590), âgé de quarante-six ans. »
C'était mourir plus jeune que Thomas, et envi-
ron à l'âge de Schiller. Il avait eu le temps du
moins, homme de cœur, de voir les premiers
succès d'Henri IV, roi de France, et de célébrer
la victoire d'Ivry, remportée en mars; il en a
laissé un Cantique qui est son chant de cygne.
La description qu'il donne de la bataille offre
assez de détails précis pour compter et faire foi
parmi les récits historiques. Un des continuateurs
de Jean de Millier, M. Vulliemin, en son Histoire
de la Confédération suisse , s'appuie de l'autorité
de Du Bartas pour établir la belle conduite des
DO BARTAS. 239
régiments helvétiques dans le combat. Palma
Cayet le cite également pour assigner à Henri IV
et à son armée leur vraie couleur :
Bravache, il ne se pare
D'un clinquant enrichi de inainte perle rare;
Il s'arme tout à cru, et le fer seulement
De sa forte valeur est le riche ornement.
Son berceau fut de fer; sous le fer il colonne
Son menton généreux; sous le fer il grisonne,
Et par le fer tranchant il reconqueste encor
Les sceptres, les bandeaux, et les perles et l'or^.
Du Bartas n'a garde non plus d'oublier le pana-
che blanc qui ombrage la salade du roi ; mais
I. Petitot, dans son édition de Palma Cayet, rappelle
à ce sujet les beaux vers où Voltaire, décrivant la
bataille de Coutras, semble s'être inspiré de ces souve-
nirs du chantre d'Ivry :
Accoutumés au sang et couverts de blessures.
Leur fer et leurs mousquets composaient leurs parures.
Comme eux vêtu sans pompe, armé de fer comme eux.
Je conduisais aux coups leurs escadrons poudreux...
Mais l'usage redoublé que Du Bartas fait du mot fer
oblige surtout de se souvenir de ce passage de la Chro-
nique de Saint-Gall, qu'il n'avait certainement pas lue.
C'est au moment où Charlemagne et son armée dé-
bouchent sous les murs de Pavie : « .... L'empereur
s'approchant un peu davantage, le jour devint plus noir
que la nuit. Alors parut Charlemagne lui-même, tout
de fer, avec un casque de fer et des bracelets de fer.
Une cuirasse de fer protégeait sa poitrine de fer et ses
2^0 POESIE AU XVl^ SIECLE.
cette salade manque, par malheur, son effet, et
l'accent détonne. Asse2 de détails. Qu'il nous
suflBse, en tout ceci, d'achever de bien définir le
rôle et la destinée du poëte : Du Bartas est le re-
présentant du mouvement religieux calviniste et
monarchique, comme Ronsard avait été celui de
la renaissance païenne, comme Malherbe fut celui
du régime d'ordre et de restauration. Ronsard
représentait la poésie en cour sous les Valois; Du
Bartas la représenta en province, sous Henri de
Navarre aspirant au trône et guerroyant, en ces
années où le Béarnais arpentait son royaume et
lisait, disait-on, plus de bottes que de souliers,
Malherbe arrive après la paix faite et après la
messe entendue : c'est le poëte d'Henri IV
installé en sa bonne ville de Paris et sur son pont
Neuf.
Entre Malherbe et Du Bartas, il y a le succès
de la Satyre Ménippée, c'est-à-dire l'oeuvre de ces
bons citoyens, bourgeois de Paris, royalistes et
assez peu dévots. Si Du Bartas avait vécu, il se
serait trouvé comme un poëte de l'émigration,
c'est-à-dire dépassé et primé par les derniers venus
et par ceux du dedans.
Ce fut le cas de D'Aubigné qui, longtemps
épaules; sa main gauche tenoit une lance de fer... Son
visage intrépide jetait l'éclat du fer... » CVoir tout le
passage traduit dans VHisioire littéraire de M. Ampère,
tome III, livre m, chap. 8.) Les mêmes situations ont
produit les mêmes images : rien ne se ressemble comme
les batailles.
DU BARTAS. 241
grondeur en son Poitou, finit par aller porter à
Genève ses haines et ses rancunes, et dont les
œuvres poétiques et autres éclatèrent tardivement
au lendemain de la mort d'Henri IV, comme des
représailles plus ou moins piquantes, mais déjà
surannées.
Des Portes était trop vieux, et il avait été trop
récemment compromis dans la Ligue, pour re-
trouver à la nouvelle cour le crédit dont il avait
Joui sous Henri III; mais Bertaut, plus jeune,
surtout plus prudent, se trouva précisément en
mesure pour profiter avec honneur des dernières
années de répit que Malherbe accordait à l'an-
cienne école. Bertaut, sage, tiède, élégant, me
semble le modèle des poètes ralliés; et il a une
certaine teinte monarchique et relirieuse qui en
fait un parfait ornement de restauration. Il sem-
ble qu'à voir de loin la plume calviniste de Du
Bartas se consacrer aux choses morales et saintes,
Bertaut se snit dit de bonne heure qu'il était peu
séant à des abbés catholiques de rester si profanes,
et qu'il ait travaillé dès lors à ranger doucement
sa muse au pas de la conversion nouvelle. Du
Bartas a bien pu avoir cette action indirecte sur
lui.
Mais, chose remarquable! on ne voit pas que,
durant les dernières années du règne d'Henri IV,
l'influence et l'autorité de Du Bartas soient le
moins du monde présentes au centre. Cette espèce
de démembremert, ou d'embranchement imprévu
qu'il avait fait à l'école de Ronsard, n'a guère de
suite; il peut encore partager les provinces, mais
lî. ^i
24^2 POESIE AU XVI*^ SIECLE.
la cour et le Louvre continuent de lui échapper.
Malherbe , qui rudoie Des Portes , qui bifte
Ronsard et se chamaille avec Régnier, peut né-
gliger Du Bartas; il ne le trouve pas sur son
chemin.
Si, à l'intérieur et à y regarder de près, la
gloire de Du Bartas véritablement diminue et ne
s'enregistre pas définitivement, une certaine somme
bruyante et imposante de renom continue toujours.
Je crois pouvoir noter sur une triple ligne l'espèce
de postérité qui se rattache à lui. i" Poëte scien-
tifique et théologique, il trouve des sectateurs ou
des contradicteurs; un écrivain bizarre, Christophe
de Gamon, publie, en 1609, sa Semaine ou Créa-
tion du monde contre celle du sieur Du Bartas;
au milieu de beaucoup de marques d'estime, il
relève son prédécesseur sur divers points de cos-
mogonie ou de théologie. Il se pique même d'être
plus exact que lui en physique, en histoire na-
turelle. En vient-il, par exemple, à cette célèbre
description du Phénix, dont la mort et la résur-
rection, selon Du Bartas,
Nous montrent qu'il nous faut et de corps et d'esprit
Mourir tous en Adam, pour puis renaître en Christ ;
Gamon la reprend en sous-œuvre et en réfute en
trois points toutes les bourdes, comme il dit très-
élégamment ï. Mais un ami de Guillaum.e Colletet,
I. Ce Gamon a fait peut-être les vers les plus ridicules
qu'on ait écrits en franfais; j'en cite (d'après Collçtet)
DU BARTAS. 24^
Alexandre de Rivière, conseiller au parlement de
Rennes, examine à son tour quelques opinions de
Gamon, et les réfute en vers également, dans son
Zodiaque poétique et philosophique de la Vie
humaine (1619). C'est une triste et bien lourde
postérité pour un poëte que cette suite pédantes-
que et presque cabalistique qu'il traîne après lui.
2" Chantre moral et chrétien, Du Bartas contribue
à provoquer, à mettre en honneur le genre des
paraphrases bibliques et des poèmes sacrés : ainsi
on rencontre Chassignet de Besançon, qui para-
phrase les dou^e petits Prophètes en vers fran-
çais (i6oi)i; plus tard onaCodeau, D'Andilly, et
cet échantillon, tiré de son Prinlenips qui parut eu 1600,
dans ses premiers Essais poétiques :
La nymphèle Prinlièue, en ce temps penuquel,
Muguelle par les fleurs Priape aiim-boiiquel.
Qui, pour multiplier, libéral, recommence
Aux jardins ménagers d'impartir sa clémence;
Aussi, qui çà, qui là, les courbes jardiniers
Vont semant les choux blancs, les humides pourpiers...
C'est de l'argot. Il n'y a plus, après cela, que les Petites-
Maisons.
I. Balthasar Grangier, le traducteur de Dante, avec
annotations et commentaires (1596), se pourrait égale-
ment ranger ici sous Du Bartas : son travail appartient
à cette poésie pleine de gravité, religieuse et docte, dif-
ficile et abstruse, encyclopédique enfin, qui n'est pas
(c'est Grangier lui-même qui le dit) de celles que Platon
comparait aux parterres et jardins mignards du bel Adonis.
Cette traduction de Dante, à ne voir que sa physiono-
244 POÉSIE AU XVl'^ SIÈCLE.
les poëmes épiques sacrés à la Des Marets. Je
louerais très-volontiers Du Bartas de cette influence
morale, si cela faisait quelque chose à la poésie.
On a dit que l'enfer est pavé de bonnes inten-
tions; je ne sais trop ce qui en est pour l'enfer, et
le mot me parait dur; car, moralement, les bonnes
intentions méritent peut-être d'être comptées; ce
qui est plus sûr du moins, l'enfer des mauvais
poètes, le temple du mauvais goût reste ainsi pavé.
3° C'est surtout à titre littéraire et pour le goût
que je crois saisir une famille très-réelle de Du
Bartas, et qui, bien qu'elle ne Pavoue pas toujours,
relève de lui plus que d'aucun parmi les précé-
dents. Si à Bertaut se rapportent plutôt les affa-
dis, à Du Bartas reviennent de droit les ampoulés.
Il est bien le père ou le grand-père de cette mau-
vaise liguée de poètes plus ou moins gascons et
pesants, tant moqués par Boileau, Des .Marets
déjà cité et son Clovis, Saint-Amant et son Moyse,
Scudery et son Alaric, Cliapelain et sa Pticelle,
Brebeuf et sa Pharsale aux provinces si chère;
le plus tolérablement estimable serait encore le
Père Le Moyne avec son Saint Louis. Boileau a
fait justice de tous sans aller jusqu'à Du Bartas,
qu'il n'apercevait plus directement et qui était dès
longtemps de côté. Sorel, Colletet, eux-mêmes,
ces critiques retardataires, louent surtout l'auteur
de la Semaine pour la gravité de son sujet; et ce
mie et la forme du commentaire, parait taillée sur le
patron de la 'Simaine. Elle est en style dur et presque
ferré, dit Colletet.
DU BARTAS. 24.5
n'est qu'avec une certaine réserve qu'ils parlent de
la vigueur de ses vers. La grande édition in-folio
de Du Bartas , en 161 1 , peut être considérée
comme son vrai tombeau 1.
Au dehors il n'en fut pas ainsi; sa renommée
faisait son chemin ou même continuait de grandir.
Les plus honorables fortunes lui arrivaient. Tra-
duit en vers italiens {versi sciolti) par Ferrante
Guisone en 1592, il suggérait cette année même
au Tasse l'idée du poëme des Sept Journées que
le noble infortuné commençait à Naples et tra-
vaillait encore à Rome dans les derniers temps de
sa vie. Les œuvres complètes de Du Bartas pa-
raissaient à Londres, en 1621, traduites en vers
anglais par Josué Sylvester. Quelques années plus
tard, William L'Isle publiait, traduits de nouveau
eu vers, quatre livres de la seconde Semaine ; il
avait choisi ceux qui célèbrent, par anticipation,
l'Angleterre et le règne d'Elisabeth, Bacon, Morus,
Sydney, et aussi les grandeurs de la France.
C'était, de la part du traducteur, une manière de
galanterie de circonstance pour l'union de Ma-
dame Henriette et de Charles l'^'" et pour l'al-
liance des deux nations. On peut donc à peu près
affirmer, d'après ces antécédents, que Du Bartas
fut lu de Milton, comme il l'avait été du Tasse.
M. Marmicr l'a trouvé traduit ou imité en da-
I. On eu découvrirait bien encore des éditions posté-
rieures ; il m'en passe laiie entre les mains, de Rouen,
1623, mais mauvaise et sans les commentaires. — On
m'en montre une, toute petite, de Genève, 1632.
2^6 POÉSIE AU XVl" SIÈCLE.
nois par Arreboe, qui florissait au commence-
ment du XVII* siècle, et en suédois par Spegel,
vers le même temps où Rosenhane imitait Ron-
sard. La gloire à l'étranger est un écho qui sou-
vent retarde. Du Bartas, déjà oublié et éliminé en
France, faisait ainsi !e tour de l'Europe, et pour-
suivait, renouvelait en quelque sorte ses succès
de province. On retrous'e encore aujourd'hui sa
réputation assez fraîchement conservée là-bas,
comme ces éléphants du Midi échoués on ne sait
comment et conserves dans les neiges du Nord.
Mais la parole proférée par Goethe sur lui et sur
ses mérites, si inexacte même qu'elle puisse sem-
bler, est bien certainement son dernier coup de
fortune, le dernier reflet inattendu après que le
soleil est couché, et comme sa suprême gloire.
N'y a-t-il pas, dites-moi, dans toute cette desti-
née d'un poëte qui fut si célèbre, un utile ensei-
gnement de goût et une profonde leçon d'humi-
lité?
Février 1842.
1%"
w
PHILIPPE DES PORTES.
E n'ai pas fini avec ces poètes du
xvi" siècle ; plus on considère un
sujet, pour peu qu'il ait quelque
valeur, et plus on y découvre une
diversité de points de vue et de res-
sources; bie:i loin de s'épuiser, il se féconde. J'ai
montré en Du Bartas le plus grand exemple peut-
être de la célébrité viagère ou même posthume,
hors du centre et à l'étranger; je montrerai au-
jourd'hui en Des Portes le plus grand exemple de
la fortune et de la condition, même politique,
d'un poëte à la cour.
On a bsaucoup écrit de Des Portes, et j'en ai
souvent parlé moi-même : je tâcherai ici de ne
pas me répéter et de ne pas trop copier les autres,
du moins les récents. Mais il m'a semblé curieux
de le traiter à part, sous un certain aspect. On a
bientôt dit qu'il avait dix mille écus de bénéfices
et que c'était le mieux rente des beaux esprits de
son temps; mais rien ne saurait rendre l'idée
exacte de cette grande existence, si on n'en ras-
24.8 POESIE AU XV!*^ SIECLE.
semble tous les détails et si on ne la déroule dans
son entier.
Philippe Des Portes naquit à Chartres, en
1546, de Philippe Des Portes, bourgeois de cette
ville, et de Marie Edeline. Dreux du Radier,
dans un intéressant article que je citerai souvent *,
s'attache fort à prouver que Des Portes ne fut
pas enfant naturel comme les savants auteurs du
Gallia christiana l'avaient dit en un endroit par
mégarde (tome VIII, p. 1268), et comme le
furent très-honorablement d'ailleurs, en leur
temps, Baïf et Mellin de Saint-Gelais. Il démontre
la légitimité de naissance du poëte avec un grand
surcroît de preuves et en lui rendant tout le cor-
tège nombreux de sa parenté authentique. Thibaut
Des Portes, sieur de Bevilliers, grand audiencier
de France, était son frère et devint son héritier.
Mathurin Régnier était son neveu avéré du côté
maternel, et il ressemblait à son oncle, dit-on,
non-seulement d'esprit, mais aussi de visage. Dans
une aissez belle élégie latine de Nicolas Rapin, ovi
celui-ci contemple en songe et nous représente
les funérailles idéales de Des Portes, on voit ce
frère et ce neveu menant le deuil et fondant en
larmes à la tête des proches qui suivent à pas
lents :
I. Il faut l'aller chercher dans h Conservateur, ou
Collection de morceaux rares... (septembre 1757). Il vient
un moment où ces morceaux enterrés ainsi en d'anciens
recueils sont presque introuvables.
PHILIPPE DES PORTES. 24.9
Tiim procedebant agJiati et sanguine juncti.
Il n'y a rien en tout cela qui sente le bâtard.
Des Portes en eut, mais il ne l'était pas^.
Tallemant des Réaux, dans un autre curieux
article [Historiettes, tome i), et qu'il faut croiser
avec celui de Du Radier, donne quelques détails,
trop peu certains, sur les premières années et les
aventures du jeune Philippe. D'abord clerc de
procureur, puis secrétaire d'évêque, il va de Paris
en Avignon, il voyage en Italie : il rapporta de
ce pays, à coup siàr, toute sorte de butin poétique
et de matière à imitations gracieuses . On l'aper-
çoit en pied à la cour de France vers 1570; il
débute, il est amoureux et célèbre ses martyres
avec une douceur qui paraît nouvelle, même après
tant d'amours de Du Bellay, de Ronsard et de
Baïf. Ces deux derniers, vivants et régnants, l'ac-
cueillent et le célèbrent à leur tour dans des
pièces de vers pleines de louanges. Des Portes n'a
I. Drevix du Radier, au moment où il redresse l'inad-
vertance des atiteurs du Gallia christiava, en a commis
lui-même une assez piquante et singulière. Dans l'élégie
latine de Rapin, le frère de Des' Portes est ainsi désigné :
Frimas Un f rater letjfe Beuterius ihat...
Du Radier découvre là un second frère de Des Porte;,
qu'il appelle M. de Beutière, Mais Niceron et Goujet
disent positivement que Des Portes n'eut qu'un frère
unique, M, de Bevilliers; et si en effet, au lieu de Beute-
rius, on lit Beulerîus, on trouve ce Bevilliers en per-
sonne. Une faute d'impression avait déguisé l'identité.
32
a50 roÉsiK au xvi'' siècle.
que vingt-cinq ans, et déjà son heureuse étoile a
chassi tous les nuages. Sa fortune marche devant,
il n'a plus qu'à la suivre.
La situation n'avait Jamais été meilleure en
haut lieu pour les poètes ; Charles IX régnait, et
il portait dans la protection des arts, dans le goût
des vers en particulier, cette mcMne impétuosité
qu'il mettait à tout. L'habitude des poètes est de
se plaindre des choses, et il n'est que trop vrai
que de tout temps plusieurs, et des plus dignes,
ont encouru d'amcres rigueurs de la destinée.
Pourtant l'âge des Mécènes ou de ceux qui y
visent ne se trouve pas non plus si rare qu'on
voudrait bien le dire, et, à prendre le.s diverses
époques de notre histoire, les règnes favorables
aux lettres et aux rimeurs n'ont pas manqué. Sans
remonter beaucoup plus haut que le moment où
nous sommes, il y avait eu de belles fortunes lit-
téraires à la cour : le renom d'Alain Chartier ré-
sonnait encore; les abbayes et les prélatures de
Mellin de Saint-Gelais et de Hugues Salel étaient
d'hier, et le bon Amyot cumulait toutes sortes
d'honneurs à son corps défendant. Je crois pour-
tant qu'il faut distinguer entre la première faveur
dont François I*^*" environna les poètes et savants,
et celle dont ses successeurs continuèrent de les
couvrir : celle-ci fut, à certains égards, beaucoup
moins importante pour l'objet, mais, pour l'effet,
beaucoup plus réelle et plus libérale que l'autre.
François F*" avait bien commencé, mais la fin se
soutint mal, et la dernière moitié de son règne
coupa court au g'^acieux et libre essor du début.
I
PHILIPPE DES PORTES. 2$ I
Ceux qu'il avait tant excites et favorisés d'abord,
il se crut oblige de les réprimer ou du moins de.
les laisser poursuivre. Une assez grande obscurité
entoure la plupart de ces vies de Marot, de Des
Periers, de Doletl; mais il paraît trop bien que
sur la fin de François l'^' tout se gâta. C'est
qu'aussi, dans ce premier mouvement de nou-
veauté qu'avait si fort aidé l'enthousiasme du roi
chevaleresque et qui fut toute une révolution, de
grandes questions étaient en jeu, et que les idées,
une fois lancées, ne s'arrêtèrent pas sur la pente;
ces gracieux et plaisants esprits de Marot, de
Marguerite de Navarre, de Rabelais, étaient aisé-
ment suspects d'hérésie ou de pis encore. Plus tard
on se le tint pour dit et on prit ses précautions :
le bel esprit et le sérieux se séparèrent.
L'école de Ronsard n'eut pas même grand effort
ni calcul à faire pour ne pas se compromettre
dans les graves questions du jour, dans ces dis-
putes de politique, de théologie et de libre exa-
men. Naturellement païens de forme et d'images,
les poètes de cette génération restèrent bons ca-
tholiques en pratique et purement courtisans. On
n'en trouverait que deux ou trois au plus qui
firent exception, comme Théodore de Bèze ou Flo-
rent Chrestien. Quant à D'Aubigné et à Du Bar-
tas, ils appartiennent déjà à une troisième géné-
I. La biographie de nos poètes français ne devient
guère possible au complet et avec une entière précision
qu'à dater du milieu du xvi* siècle, et à partir de l'école
de Ronsard.
252 POESIE AU XVl** SIECLE.
ration, et ils essayèrent précisément à leur manière
de se lever en opposants contre ce genre de poésie
mythologique, artificielle et courtisanesque, qui
les offensait.
Elle atteignit à son plus grand éclat et à sa
perfection la plus polie avec Des Portes, et c'est
vers 1572 qu'elle se produisit dans cette seconde
fleur. Je suis bien fâché de le dire, mais cette an-
née 1572, celle même de la Saiat-Barthélemy, fut
une assez belle année poétique et littéraire. En
1572, dans un recueil intitulé : Imitations de
quelques Chants de VArioste par divers Poètes
françois, le libraire Lucas Breyer offrait au pu-
blic la primeur des poésies inédites de Des Portes,
qui paraissaient plus au complet l'année suivante*.
Dans le même temps, les œuvres revues de Ron-
sard étaient recueillies chez Gabriel Buon. Frédé-
ric Morel mettait en vente celles de Jacques et
Jean de La Taille (1572-1574). Abel L'Angelier
préparait une réimpression de Jacques Tahureau;
et enfin le même Lucas Breyer donnait une édi-
tion entière d'Antoine de Baïf, Amours, Jeux,
Passetems et Poèmes (i 572-1 574.). Or, dans le
volume des Passetems , on lisait cet exécrable
sonnet stcr le corps de Gaspard de Coligny
gisant sur le pavé :
Gaspar, tu dors ici, qui soulois en ta vie
Veiller pour endormir de tes ruses mon Roy;
I. Les prennères Œuvres de Philippe Des Por/^/, dédiées
au roi de Pologne, Paris, Robert le Mangnier, 157; ,
in-40.
PHILIPPE DES PORTES. 253
Mais lui, non endormi, Va pris en désarroy,
Prévenant ton dessein et ta maudite envie.
Ton ame misérable au dépourvu ravie...
Je fais grâce du reste de cette horreur. Et voiià
ce qu'un honnête poëte écrivait en manière de
passetems, tout à côté d'agréables idylles traduites
de Bion ou de Moschus^. Ce Baïf, l'aîné de Des
Portes, était devenu son intime ami et, avec bien
moins d'esprit, mais un goiit passionné pour les
lettres, il s'était fait une grande et singulière exis-
I. Il convient, en jugeant à froid, de modérer sa
propre rigueur et de faire la part de la fièvre du temps.
Le Tasse, jeune, qui était à Paris en :57i, à la veille de
la Saint-Barthélémy, ne parait pas avoir pensé autre-
ment que Baïf; l'excès de son zèle catholique dépassait
celui du cardinal d'Esté; et un mémoire de lui sur les
troubles de France, retrouvé en 18:7, le doit faire
regarder, on rougit de le dire, comme un approbateur
et un apologiste de la Saint-Barthélémy. On peut lire
Ij-dessus l'intéressant chapitre intitulé Le Tasse en
France, que M. Valéry vient de donner dans ses Curio-
iilès et Anecdotes italiennes ; on y trouvera rassemblées de
piquantes particularités sur les moeurs et le ton de cette
cour. — Ces ferveurs fanatiques ont valu aux poètes de
la Pléiade le fâcheux honneur d'être loués par le Père
Garasse. On lit, dans sa Doctrine curieuse des Beaux-
Esprits de ce temps (p. 124 et suiv.), une triste anecdote,
malheureusement trop circonstanciée. Le poëte Rapin,
mourant à Poitiers (décembre 1608) entre les mains de
quatre Pérès jésuites, avec le regret, assure Garasse,
d'avoir méconnu et persécuté leur compagnie, adressa
aux assistants sa confession générale, et leur raconta
254 POESIE AU XVl*^ SIÈCLE.
tence : il nous la faut bien connaître pour mieux
apprécier ensuite celle de Des Portes, la plus con-
sidérable de toutes.
Nulparmi les condisciples et les émules de Ron-
sard n'avait poussé si loin l'ardeur de l'étude et
de l'imitation antique que Jean-Antoine de Baïf.
Né en Italie, à Venise, vers 1532 ou même iSiO,
fils naturel de l'ambassadeur français Lazare de
Baïf, et d'une jeune demoiselle du pays, il sem-
blait avoir apporté de cette patrie de la Renais-
sance la superstition et l'idolâtrie d'un néophytei.
comment il n'avait fait qu'une seule bonne action dans
sa jeunesse : c'était lorsqu'un certain warfl/ti, venant à se
glisser dans la familiarité des poètes de la Pléiade et
dans la sienne, s'était mis à y insinuer des maximes
alhêisies; mais Ronsard fut le premier qui, suivant l'ar-
deur de son courage, cria au loup, et fit ce beau poëme
contre les athées, qui commence :
O ciel, ô terre, â mer, ô Dieu, père commun, etc., etc.
Turnèbe et Sainte-Marthe vinrent ensuite et poussèrent
en vers et en prose contre ce Mézence (in Mezenlium);
« et nous ne nous désistâmes point, ajouta Rapin, jusques
à ce que nous eûmes fait condamner cet infâme par
arrêt de la Cour à perdre la vie, comme il fit étant pendu
et puis hrûlê publiquement en la place de Grève... » Telles
furent les dernières paroles de Rapin, selon le témoi-
gnage de Garasse, qui se trouvait pour lors à Poitiers.
On peut sans doute récuser un témoin si folâtre ; mais
ici il croit louer, et le sonnet de Baïf est là pour mon-
trer que tout est possible.
I. Lazare de Baïf, père de Jean-Antoine, avait essayé
lui-même d'être auteur en français; mais il se montra
PHILIPPE DES -PORTES. 2$$
Après avoir chantii ses amours comme tous les
poètes du temps, il s'était mis sans trêve à tra-
duire les petites et moyennes pièces des Anciens,
et, au milieu du fatras laborieux qu'il entassait, il
rencontrait parfois de charmants hasards et dignes
d'une muse plus choisie. On en aura bientôt la
preuve. Mais, riche et prodigue, c'était avant tout
un patron littéraire et un centre. Ecoutons le bon
Colletet en parler avec abondance de cœur et
comme si, à remémorer cet âge d'or des rimes,
l'eau vraiment lui en venait à la bouche : « Le
roi Charles IX, dit-il, qui aimoit Baïf comme un
excellent homme de lettres, parmi d'autres grati-
fications qu'il lui fît, l'honora de la qualité de
secrétaire ordinaire de sa chambre . Le roi
Henri III voulut qu'à son exemple toute sa cour
l'eût en vénération, et souvent même Sa Majesté
ne dédaignoit pas de l'honorer de ses visites
Jusques en sa maison du faubourg Saint-Marcel,
où il le trouvoit toujours en la compagnie des
Muses, et parmi les doux concerts des enfants de
la musique qu'il aimoit et qu'il entendoit à mer-
veille*. Et comme ce prince libéral et magnifique
aussi rude en sa langue qu'il paraissait élégant dans la
latine. Il avait traduit en vers français et publié VEJectre
de Sophocle dès 1537. Son Héciibe, traduite d'Euripide,
ne vint qu'après, Joachim Du Bellay lui attribue d'avoir
le premier introduit quelques mots qui sont restés, par
exemple, celui à'' Ep'i gramme et d'Elégie, et d'avoir trouvé
aussi ff ce beau mot composé, aigre-doux. »
I. On cite, en effet, de fameux musiciens de ce siècle
Z$6 POÉSIE AU XVI»= SIÈCLE.
lui donnoit de bons pages, il lui octroya encore
de temps en temps quelques offices de nouvelle
création et de certaines confiscations qui procu-
roient à Baïf le moyen d'entretenir aux études
quelques îrens de lettres, de rétraler chez lui tous
les savants de son siècle et de tenir bonne table.
Dans cette faveur insigne, celui-ci s'avisa d'éta-
blir en sa maison une Académie des bons poètes
et des meilleurs esprits d'alors, avec lesquels il
en dressa les loix, qui furent approuvées du roi
jusques au point qu'il en voulut être et obliger ses
principaux favoris d'en augmenter le nombre. J'en
ai vu autrefois l'Institution écrite sur un beau
vélin signé de la main propre du roi Henri III, de
Catherine de Médicis sa mer», du duc de Joyeuse
et de quelques autres, qui tous s'obligeoient par
le même acte de donner une certaiiie pension an-
nuel'e pour l'entretien de cette fameuse Académie.
Mais hélas ! i... »
Et Colletet arrive aux circonstances funestes
qui mettaient des airs aux paroles des poètes : Orlando
et Le'ieune avaient noté en musique un certain sonnet
d'Olivier de Magn)', un petit dialogue entre un amant
et le nocher Caron, qui avait tenu longtemps en- émoi
toute la cour. Thibault de Courville et Jacques Mauduit
conduisaient les concerts de Baïf; Guedron et Du Cau-
roy faisaient les airs des chansons de Du Perron. —
L'école de Marot et de Saint-Gelais avait eu aussi ses
musiciens, dont on sait les noms. J'ai sous les yeux
(Bibliothèque Mazarine) un recueil imprimé de Chansons
avec musique, de 1553.
I. Vie de Baïf, manuscrit de Colletet.
PHILIPPE DES PORTES. 257
qui la ruinèrenc. J'ai moi-même parlé ailleurs avec
quelque détail de ce projet d'Académie, et j'en ai
indiqué les analogies anticipées avec l'Académie
française. Lorsque la reine Christine lit visite à
celle-ci, en 16$^, l'illustre compagnie, surprise à
l'improvisle, n'avait pas résolu la question de sa-
voir si on resterait assis ou debout devant la reine-
Un académicien présent, M. de La Mesnardicre,
rappela à ce sujet que, u du temps de Ronsard, il
se tint une assemblée de gens de lettres et de
beaux-esprits à Saint-Victor, oîi Charles IX alla
plusieurs fois, et que tout le monde éioit assis de-
vant lui. » Ce précédent fit loii.
Sur ce chapitre des libéralités des Valois, nous
apprenons encore qu'en 1581 le roi donna à
I. L'Académie des Valois ne tenait pas toujours ses
séances à Saint-Victor. D'Aubigné, qui dut à son talent
de bel-esprit agréable d'y être admis par le roi, dans le
temps où il était attaché au Béarnais captif et à la veille
de l'évasion de 1576, D'Aubigné nous apprend (^Histoire
universelle, livre II, chap. xx) qu'alors cette Académie
s'assemblait dans le cabinet même du roi, deux fois par
semaine, et qu'on y entendait toutes sortes d'hommes
doutes, et même des dames qui avaient étudié; on y
posait des problèmes de bel-esprit et de métaphysique.
Le problème était chaque fois proposé par celui qui avait
le mieux fait à la dernière dispute. — Enfin la musique
jouait un assez grand rôle dans ces réunions de Saint-
Victor pour que le Père Ménestrier y ait vu un commen-
cement d'opéra (^des Représentations en Musique anciennes
et modernes, page 166); et, en ce sens, la fondation de
Baïf était en effet une tentative anticipée, sinon à^ Aca-
démie royale de Musique, du moins de Conservatoire,
II. 33
258 POÉSIE AU XVI* SIÈCLE.
Ronsard et à Baïf la somme de Joiiic mille livres
coniftdttt^ pour les vers (mascarades, combats
et touruois) qu'ils avaient composés aux noces du
duc de Joyeuse, outre les livrées et l;;s étoffes de
soie dont cet illustre seigneur leur avait fait pré-
sent à chacun. Cet argent comptant avait alors un
très-grand prix; car trop souvent, à ces époques
de comptabilité irrégulière, les autres libéralités
octroyées deiiieuraieiit un peu sur le papier. On
cite l'exemple d'Henri Estieune à qui le roi {i$S$)
avait donné mille écus pour son traité de la Pré-
celletice Ju Lanfa^e/mucois; mais le trésorier
ne lui voulut délivrer sur son brevet que six cents
écus comptant. Et comme Henri refusait, le tré-
sorier lui dit en se moquant : « Je vois bien que
vous ne savez ce que c'est que finances ; vous re-
viendrez à l'offre et ne la retrouverez pas. » Ce
qui se vérifia en etfet; aucun autre trésorier n'of-
frit mieux ; un édit contre les protestants survint à
la traverse, et Henri Estienne dut s'en retourner
à Genève en toute hâte, le brevet en poche et les
mains vides.
Sous Louis XIV même, sous Colbert, on sait
l'éclat que firent à un certain moment ces fas-
tueuses pensions accordées à tous les hommes de
lettres et savants illustres en France et à l'étran-
ger. 11 alla de ces pensions, dit Perrault (Mé-
moires), en Italie, en Allemagne, en Danemark
et jusqu'en Suède ; elles y arrivaient par lettres de
cliange. Quant à celles de Paris, on les distribua
I. Deus mille écus à chacun.
l'H ( r, I I' !• K D K s l'ORry.i, 259
la première année à domicile, dans des bour^eit
de «oie d'or; la «ccoiidc année, dans de» bourse»
de cuir. Pu!» il fallut le» aller toucher «oi-môrne;
pui» le» année» eurent quinze et seize moi», et,
quand vint la guerre avec l'Espagne, on ne le»
toucha plu» du tout. Aujourd'hui, il faut tout dire,
si on est par trop rogné au budget, on e«t très-
sûrement payé au trésor.
Les poëtcs favori» et bon» catholique» «avaient
san» doute profiter de» création» d'office» et de»
petite» confiscations en leur faveur, mieux que le
calviniste Henri Esticnne ne faisait de son brevet.
On voit pourtant, à de certaine» plaintes de Baïf,
que lui aussi il eut un jour bien de la peine à sj
défaire de deux office» de nouvelle création dont
Charles IX l'avait gratifié, et l'honnête donataire
s'en prend tout haut à la prodigieuse malice d'ua
petit secrétaire fripon. Quoi qu'il en soit, dan» sa
retraite de Saint-Victor, où tous les illustre» du
temps vinrent s'assioir, et où nous verrons Des
Forte» en un moment de douleur se retirer, Baïf
continua de vivre heureux et fredonnant, menant
musiques et aubade», même au bruit de» arque-
busades du Louvre, et chamarrant sa façade de
toutes sortes d'inscriptions grecques bucolique»
et pindariqucs, jusqu'à l'heure où le» guerres
civiles prirent décidément le dessus et où tout s'y
abîma. Ses dernières années furent gênées et cha-
grines; il mourut du moins assez à propos (158;;)
pour ne pas voir sa maison chérie mise au pillage 1 .
•
I. Moréri et Goujct retardent cette mort jusqu'en
200 POÉSIE AU XVI* SIÈCLE.
Mais revenons; nous ne sommes guère q'u'au
début de Des Portes, à ce lendemain de la Saint-
Barthéiemy où Bèze et L's autres po«ites huguenots
comparent Charles IX à Hérode , et où notre
nouveau venu lui dédie son Roland furieux imité
de l'Arioste. Son Rodomont, autre imitation, qui
n'a guère que sept cents vers, lui était payé huit
cents écus d'or, de ces écus dits à la couronne;
plus d'un écu par vers. Demandez à D'Aubigné et
même à Malherbe : le B Jamais, avant ou après
la messe, et ne fût-ce que d'intention, fit-il mine
jamais d'être si généreux?
Dreux du Radier a très-bien remarqué le tact
de Des Portes au début dans les moindres choses :
à Charles IX, prince bouillant et impétueux, il
s'adresse avec les fureurs de Roland en main et
avec les fiertés de Rodomont ; au duc d'Anjou,
i$9i. — Ce badin de Moncrif, dans son Choix d'anciennes
Chansons, après en avoir cité une de l'honnête Baïf, a
eu le front d'écrire : « Peut-être est-ce le premier poëte
qui a imaginé d'avoir une petite viaison dans un faubourg
de Paris. Une Académie, qu'il y établit dans de certains
j ours, n'étoit peut-être qu'un prétexte. » Il faut bien'
être de sou xvme siècle pour avoir de ces idées-là. Col-
letet fils, qui ne badinait pas, a ajouté la note sui-
vante au manuscrit de son père : « 11 me souvient, étant
jeune enfant, d'avoir vu la maison de cet excellent
homme que l'on montroit comme une marque précieuse
de l'antiquité ; elle étoit située (sur la paroisse de Saint-
Nicolas-du-Chardonnet) à l'endroit même où l'on a
depuis bâti la maison des religieuses angloises de l'ordre
de saint Augustin, et sous chaque fenêtre de chambre on
PHILIPPE DES PORTES. 26 1
plutôt galant et tendre, il dédie dans le même
temps les beautés d'Angélique et les douleurs de
ses amants. Courtisan délicat, il savait avant tout
consulter les goûts de ses patrons et assortir ses
offrandes.
Mais je ne suivrai pas Du Radier dans sa dis-
cussion des amours et des maîtresses de Des
Portes. Celui-ci a successivement célébré trois
dames, sans préjudice des amours diverses. La
première, Diane, était-elle en effet cette Diane de
Cossé-Brissac qui devint comtesse de Mansfeld et
eut une fin tragique, surprise et tuée par son mari
dans un adultère? La seconde maîtresse, Hip-
polyte, et la troisième, Cléonice, étaient-elles
d'autres dames que nous puissions nommer de
cette cour? Du Radier s'y perd, et Tailemant le
contredit. Ce qui paraît certain, c'est que Des
Portes aimait en effjt très-haut, et que son noble
lisoit de belles inscriptions grecques en gros caractères,
tirées du poète Anacréon, de Pindare, d'Homère et de
plusieurs autres, qui attiroient agréablement les yeux
des doctes passants. » Une de ces inscriptions, j'imagine,
et non certes la moins appropriée, aurait été celle-ci,
tirée de Théocrite : « La cigale est chère à la cigale, la
fourmi à la fourmi, et l'épervier aux éperviers ; mais à
moi la Muse et le chant. Que ma maison tout entière en
soit pleine! car ni le sommeil, ni l'éclat premier du
renouveau n'est aussi doux, ni les fleurs ne plaisent aux
abeilles autant qu'à moi les Muses me sont chères... »
— C'est dans ce même couvent des Anglaises, bâti
en 1634 sur l'emplacement de la maison de Baïf, que
par la suite (voîventibus annis) a été élevée madame Sand.
262 POÉSIE AU XVI* SIÈCLE.
courage, comme on disait, aspirait aux plus belles
fortunes; si ses sonnets furent très-platoniques, sa
pratique passait outre et allait plus effectivement
au réel. Un jour qu'il était vieux, Henri IV lui
dit en riant, devant la princesse de Conti : « Mon-
sieur de Tiron, il faut que vous aimiez ma nièce;
cela vous réchauffera et vous fera faire encore de
belles choses. » La princesse répondit assez vive-
ment : « Je n'en serois pas fâchée, il en a aimé
de meilleure maison que moi. » Elle faisait allu-
sion à la reine Marguerite, femme d'Henri IV;
on avait jasé d'elle autrefois et du poète.
Des Portes m célébrait pas moins les amours
de ses patrons que les siens, et on peut deviner
que cela l'avançait encore mieux. On a des stances
de lui pour le roi Charles IX à Callirée : était-
ce la belle Marie Touchet d'Orléans, la seule maî-
tresse connue de Charles IX? Il y a dans la
pièce un assez beau portrait de ce jeune et sau-
vage chasseur, qui eut le malheur de tourner au
féroce :
fai mille jours entiers, au chaud, à la gelée,
Erré, la trompe au col , par mont et par vallée ,
Ardent, impatient
Dans d'autres stances pour le duc d'Anjou allant
assiéger La Rochelle(i572), on entend des accents
plus doux ; le guerrier élégiaque se lamente pour
la demoiselle de Châteauneuf, la plus belle blonde
de la cour, qu'il laissa bientôt pour la princesse
de Condé, et à laquelle il revint après la mort de
PHILIPPE DES PORTES. 263
celle-ci. Le ton est tout différent pour les deux
frères : Charles IX résistait et se cabrait contre
l'amour; le duc d'Anjou y cJde et s'y abandonne
languissamment.
La pièce qui suit, ou Complainte pour M. le
duc d'Anjou élu roi de Pologne (1573), et l'autre
Complainte pour le même étant en Pologne (iS7-f)j
regardent la princesse de Condéi, à ce que Du
Radier assure. Nous assistons aux moyens et aux
progrès de la faveur de Des Portes. Il accompa-
gna le prince dans son royaume lointain,. et, après
neuf mois de séjour maudit, il quitta cette con-
trée pour lui trop barbare avec un Adieu de co-
lère. Dans le siècle suivant, Marie de Gonzague
appelait à elle en Pologne le poëte Saint-Amant,
qui ne s'y tint pas davantage. Bernardin de Saint-
Pierre, plus tard, a réparé ces injures, et, tout
comblé d'une faveur charmante, il a laissé à ces
forêts du Nord des adieux attendris.
Mais rien n'explique mieux le degré de fami-
liarité et l'insinuation intime de Des Portes que.
deux élégies sur lesquelles Du Radier a fixé son
attention, et dont nous lui devons la clef. L'Aven-
ture première a pour sujet le premier rendez-vous
heureux à'Eurylas (Henri III, encore duc d'An-
jou) avec la belle Olympe (la princesse de Condé).
Olympe était d'abord toute cruelle et rigoureuse,
ignorant les effets de l'amour, et son amie la jeune
I. Marie de Clèves, fille du duc de Nevers, morte en
couches le 30 octobre 1574.
264. POÉSIE AU XV 1*^ SIÈCLE.
Fleur-de-Lys (Marguerite de Valois) l'en repre-
nait et lui disait d'une voix flatteuse :
Que faites-vous, mon cœur? quelle erreur vous transporte
De fermer aux Amours de vos pensers la porte?
Quel plaisir aure^-vous vivant toujours ainsi?
Amour rend de 710s jours le malheur adouci^
Il nous élève au ciel, il chasse nos tristesses,
Et, au lieu de servir, nous fait être maîtresses.
L'air, la terre et les eaux révèrent son pouvoir ^
Il sait, comme il lui plaît, les étoiles mouvoir;
Tout le reconnaît Dieu. Que pensez-vous donc faire
D'irriter contre vous un si fort adversaire?
Par lui votre jeunesse en honneur Jleur ira;
Sans lui cette beauté rien ne vous servira,
Noti plus que le trésor qu'un usurier enserre,
Ou qu'un beau diamant caché dessous la terre.
On ne doit sans Amour une Dame estimer;
Car nous naissons ici seulement pour aimer ^!
A ces doux propos, pareils à ceux d'Anna à sa
sœur Didon. la sévère Olympe résiste encore ;
mais son heure a sonné; elle a vu le bel et in-
différent Eurylas; leurs yeux se rencontrent,
Et, sans savoir comment,
Leurs deux cœurs sont navrés par un trait seulement
Le mari jaloux s'en mêle et enferme Olympe :
l'imprudent! rien ne mûrit une ardeur amoureuse
I. Des Portes a du Quinault. Et encore ce vers :
Douce est la mort qui vient en bien aimant.
PHILIPPE DES PORTES. 26$
comme de se sentir sous les verrous. Olympe ne
pense plus à autre chose qu'à en sortir et qu^à
oser. Le sommeil et Vénus en songe lui viennent
en aide. Au fond du vieux palais (de Fontaine-
bleau peut-être) est un lieu propice, un sanctuaire
réservé aux amants fortunés : Venus le lui indi-
que dans le songe, en y joignant l'heure de midi
et tous les renseignements désirables :
Vénus, ce lui semblait, à ces mots l'a baisée,
Laissant d'un chaud désir sa poitrine embrasée,
Puis disparut légère. Ainsi qu'elle partoit,
Le Ciel tout réjoui ses louanges chantoit ;
Les Vents à son regard tenaient leurs bouches closes,
Et les petits Amours faisoient pleiivoir des roses.
Olympe s'éveille et n'a plus qu'à obéir. Vénus lui
a également permis de conduire avec elle Camille,
sa compagne, qui doit combler les vœux d'un .
certain Floridant; mais Olympe va plus loin, elle
songe, de son propre conseil, à mettre la jeune
Fleur-de-Lys de la partie, et sans le lui dire; car
Fleur-de-Lys est éprise du gracieux Nirée , et
Olympe, en ce jour de fête, veut faire le bonheur
de son amie comme Je sien,
Tout se passe à ravir, et au gré de la déesse;
les couples heureux se rencontrent; mais seule la
jeune Fleur-de-Lys s'étonne et résiste; elle blâme
la téméraire Olympe, laquelle sait bien alors lui
rappeler les anciens conseils, et lui rendre mali-
cieusement la leçon à son tour :
"• 34
266 POÉSIE AU XVI* SIÈCLE.
Hc quoi, lui disoit-elle, où est votre assurance?
Où sont tous ces propos si pleins de véhémence
Que vous me soulier dire ajîn de m'cnjlammer,
Avant que deux beaux yeux m'eussent forcé d'aimer?
Comme un soldat craintif, qui, bien loin du danger,
Ne bruit que de combats, de forcer, d'assiéger,
Parle haut des couards, leur lâcheté reproche,
Puis fuit honteusement quand V ennemi s'approche:
Vousfuyei tout ainsi, d'un cœur lâche et peureux,
Bien que votre ennemi ne soit pas rigoureux.
Si l'on n'était en matière si profane, j'allais dire que
c'est en petit la situation de Polyeucte et de Ncar-
que , quand celui-ci, après avoir poussi son ami,
recule. Mais la sage Fleur-de-Lys tient bon jus-
qu'à la fin. On se demande, à voir cette discré-
tion extrême et ce demi-voile jeté sur un coin du
tableau, quel peut être ce gracieux et timide Ni-
rée , compagnon d'Eurylas. Est-ce le duc de
Guise? se dit Du Radier; est-ce Du Guast? est-ce
Chanvallon? Et moi je demande bien bas : Ne
serait-ce pas Des Portes lui-même, le discret
poëte, qui fait ici le modeste et n'a garde de trahir
l'honneur de sa dame?
Cette élégie finit par quelques traits charmants
pour peindre les délices mutuelles dans cette ren-
contre :
O jeune enfant, Amour, le seul dieu des liesses.
Toi seul pourrais conter leurs mignardes caresses..,;
PHILIPPE DES PORTES. 1î(j7
et après une énumcration assez vive :
Tu les peux bien conter, car tu y fus toujours!
Il me semble que l'on comprend mieux maintenant
le talent, le rôle amolli et la grâce chatouilleuse
de Des Portes i.
La seconde élégie ou Aventure, intitulée Cléo-
phon, nous fait pénétrer encore plus curieusement
dans ces mœurs d'alors et dans cette fonction
aussi séduisante que peu grandiose du poëte. Il
s'agit en cette pièce de déplorer l'issue funeste du
duel qui eut lieu le 27 avril 157^, près de la Bas-
tille (là où est aujourd'hui la place Royale), entre
Quelus, Maugiron et Livarot d'une part, d'An-
tragues, Riberac et Schomberg de l'autre. Des six
combattants quatre finalement périrent, dont sur-
tout les deux mignons d'Henri III, Quelus et
Maugiron. Celui-ci fut tué sur la place; Quelus,
I. Il y a une sotte histoire sur son compte, et qui le
ferait poëte beaucoup plus naïf vraiment qu'il n'était;
nous en savons déjà assez pour la démentir. On raconte
qu'il parut un jour en habit négligé devant Henri III,
tant, ajoute-t-on, il était homme d'étude ci adonné à sa
poésie! et Henri III lui aurait dit : «J'augmente votre
pension de tant, pour que vous vous présentiez désormais
devant moi avec un habit plus propre. » De telles distrac-
tions seraient bonnes chez La Fontaine ; mais Des Portes
avait à la cour l'esprit un peu plus présent. S'il parut
un jour en tel négligé, après quelque élégie, ce ne fut de
la part du galant rimeur qu'une manière adroite et
muette de postuler un bénéfice de plus.
268 POÉSIE AU XVI* SIÈCLE-
auteur de la querelle, ne mourut de ses blessures
que trente-trois jours après. Le poëte raconte
donc le malheur, le dévouement des deux amis,
Damon (Quelus) et Lycidas (Maugiron), et l'in-
consolable douleur de l'autre ami Cléophon, c'est-
à-dire d'Henri III, qui ne quitte pas le chevet du
survivant tant qu'il respire,
Et de sa blanche main le fait boire et manger.
Les souvenirs de Nisus et d'Euryale animent et
épurent assez heureusement cette complainte. On
y retrouve un éclio de ces accents étrangement
sensibles que Théocrite a presque consacrés dans
l'idylle intitulée Ait es ; et le poëte français ne fait
guère que retourner et paraphraser en tous sens
ces vers de Bion : « Heureux ceux qui aiment,
quand ils sont payés d'un égal amour! Heureux
était Thésée dans la présence de Pirithoùs, même
quand il fut descendu dans l'affreux Ténarc !
Heureux était Oreste parmi les durs Axéniens,
puisque Pylade avait entrepris le voyage de moi-
tié avec lui! Bienheureux était l'Eacide Achille
tant que son compagnon Patrocle vivait! heureux
il était en mourant, parce qu'il avait vengé sa
mort 1 ! »
I. Il faudrait ici, en contraste immédiat et pour repré-
sailles sanglantes, opposer des passages de D'Aubigné en
ses Tragiques : style sauvage, inculte, hérissé, indigna-
tion morale qui ne se contient plus, injure ardente, con-
tinuelle, forcenée, rien n'y manque comme châtiment
de l'élégie; mais, la plupart du temps aussi, cette trop
PHILIPPE DES PORTES. 269
Nous sommes tout préparés maintenant à bien
admettre la faveur de Des Portes, le crédit im-
mense dont il disposa, et sa part active dans les
affaires. Prcnons-Ic donc de ce côté et voyons-le
à l'œuvre.
Il ne faut plus que savoir encore que notre
abbé, si chargé de bénéfices et de titres eccLsias-
tiques, n'en omettait pourtant pas tout à fait les
fonctions. On lit dans le Journal d'Henri III, à
grossière éloquence ne se saurait citer, et, des deux
poètes, le moins moral est encore le plus facile à trans-
crire. Dans la satire intitulée les Frimes, on sent à tout
moment l'allusion à Des Portes :
Des ordures des grands le poète se rend sale,
Quand il peint en César un ord Sardanapale...
Leurs poêles volages
Nous chantent ces douceurs comme amoureuses rages...
Quils recherchent le los des affétés poètes..., etc.
— On jugera que les invectives de D'Aubigné n'ont
rien d'exagéré, si le hasard fait rencontrer dans l'un des
nombreux volumes de la collection Dupuy, aux manus-
crits de la Bibliothèque du Roi, quelques pages qui
semblent le résultat de conversations de Peiresc avec
Du Vair. Celui-ci dévoilait en causant les horreurs
secrètes de cette cour finissante des Valois, des choses
sans nom, dont on n'a qu'un aperçu dans L'Estoile; et,
après les plus grosses de ces énormités, on lit :
« Monsieur Des Portes, qui en avoit été l'instrument
d'une bonne partie, en avoit écrit la vie en chiffre, mais
la brûla aux Barricades. »
27° POESIE AU XVl'' SIECLE.
la date de 158$, et parmi les anecdotes burles-
ques de ces années de puérilité et de scandale :
« Le dernier jour du mois (octobre), le Roi s'en
alla à Vincennes pour passer les fêtes de la Tous-
saint et faire les pénitences et prières accoutumées
avec ses confrères les Hiéronimites, auxquels,
ledit jour du mois de septembre précédent, il
avoit fait lui-même, et de sa bouche, le prêche ou
exhortation ; et, quelques jours auparavant, il
leur avoit fait faire pareille exhortation par Phi-
lippe Des Portes, abbé de Tiron, de Josaphat et
d'Aurillaci, son bien-aimé et favori poëte. » Ainsi
tour à tour, ce roi à bilboquets et à chapelets em-
ployait le bel-esprit accommodant à prêcher ses
confrères, comme à pleurer ses mignons 2.
1. Des Portes eut bien encore d'autres titres et qua-
lités : il fut chanoine de la Sainte-Chapelle, abbé de
Eonport, de Vaux-de-Cernai; cette dernière abbaye
ne lui vint pourtant qu'en échange de celle d'Aurillac,
qu'il permuta. Le Gaïlia christiana est tout marqué, à
chaque volume, de son nom et de ses louanges. Nous
lui découvrirons en avançant d'autres abbayes encore ;
c'a été sa vocation d'être le mieux crosse des élégiaques.
2. D'Aubigné y pensait évidemment quand il s'écriait :
Si, depuis quelque temps, vos rimeurs hypocrites,
Déguisés, ont changé tant de phrases écrites
Aux profanes amours, et de mêmes couleurs
Dont ils seri'oient Satan, infâmes bateleurs,
S'ils colorent encor leurs pompeuses prières
De fleurs des vieux païens et fables mensongères.
Ces écoliers d'erreur n'ont pas le style appris.
PHILIPPIi DES PORTES. ' 2/1
Si bien qu'il se sentît de longue main aupris
d'Henri III, Des Portes avait cru devoir s'atMcher
très-immédiatement au duc de Joyeuse, le plus bi il-
lant et le plus actif des favoris d'alors; il était son
conseil en tout et comme son premier ministre. On
en a un piquant exemple raconte par De Thou en ses
Mémoires. Celui-ci, âgé de trente-trois ans, n'était
encore que maître des requêtes ; il avait passé sa
jeunesse aux voyages. Le président de Thou, son
oncle, le voulait pourvoir de sa survivance, et il
se plaignait de la négligence de son neveu à s'y
pousser. Il en parlait un jour sur ce ton à Fran-
çois Choesne, lieutenant général de Chartres, qui
courut raconter à l'autre De Thou les regrets du
vieil oncle, et le presser de se mettre en mesure.
Mais le futur historien allégua que le moment
n'était pas venu, que les sollicitations n'allaient
pas à son humeur, qu'il en faudrait d'infinies dans
l'affaire en question; enfin toutes sortes de défaites
et d'excuses comme en sait trouver le mérite
indépendant et peu ambitieux. Mais Choesne l'ar-
rêta court : « Rien de plus simple, lui dit-il; si
vous croyez votre dignité intéressée, abstenez-
vous : laissez-moi faire; je me charge de tout.
Vous connaissez Philippe Des Portes, et vous
n'ignorez pas qu'il est de mes parents et de mes
amis. Il peut tout près du duc de Joyeuse, lequel
Que l'Esprit de lumière apprend à nos esprits.
De quelle oreille Dieu prend les phrases fatresses
Desquelles ces pipeurs fléchissoient leurs maîtresses'?
(^Satire des Princes.)
2/2 • POESIE AU XVI^ SIECLE.
fait tout près du roi. Ce sera, j'en réponds, leur
faire plaisir, à Des Portes et au duc, que de les
employer pour vous. »
Et tout d'un trait, Choesne court chez Des
Portes, qu'il trouve près de sortir et le porte-
feuille sous le bras, un portefeuille rouge de mi-
nistre ; oui, en vérité, notre gracieux poëte en
était là. Des Portes allait chez le duc de Joyeuse
travailler, comme on dit. En deux mots Choesne
le met au fait ; c'était le matin : « Revenez dîner
aujourd'hui, lui dit Des Portes, et je vous rendrai
bon compte!. » a Theure du dîner, Choesne
trouve l'affaire faite et De Thou président à mor-
tier en survivance; il court l'annoncer à celui-ci
qui, tout surpris d'une telle facilité et d'une telle
diligence, est confondu de se voir si en retard de
civilité, et qui se rend lui-même au plus vite chez
Des Portes, entamant dis l'entrée toutes sortes
d'excuses. Mais Des Portes ne souffrit pas qu'il
lui en dît davantage, et lui répondit noblement :
« Je sais que vous êtes de ceux à qui il convient
mieux de timoigner leur reconnaissance des bons
offices, que de prendre la peine de les solliciter.
Quand vous m'avez employé pour vous auprès du
duc de Joyeuse, comptez que vous nous avez obli-
I. A propos de dîner, ceux de Des Portes étaient cé-
lèbres et lui faisaient grand honneur : « Nullus etiim cum
vel hospitaJiî tncisa liheralibtis epulis,... vel omni denique
civilis vit.v splendore superavil », a dit Scévole de Sainte-
Marthe.
PHILIPPE DES PORTES. 27 3
gés l'un et l'a-itre ; c'est en pareille occasion qu'on
peut dire qu'on se fait honneur quand on rend
service à un homme de mérite, »
Certes Des Portes, on le sait trop, n'avait pas
un sentiment moral très-profond ni trcs-rigide ; ce
qu'on appelle dicjnité de conscience et principes
ne doit guère se chercher en lui; mais, tout l'at-
teste, il avait une certaine libéralité et générosité
de cœur, un charme et une séduction sociale qui
font 'beaucoup pardonner', un tour, une repré-
sentation aisée, pleine de magnificence et d'hon-
neur, enfin ce qu'on peut appeler du moins des
parties de l'honnête homme.
De Thou re'connaissant le priait de l'introduire
sur-le-champ chez le duc de Joyeuse pour offrir
ses remercîments confus. Mais Des Portes, qui
savait combien les grands sont légers et peu sou-
cieux, même de la reconnaissance pour le bien
qu'ils ont fait sans y songer autrement, éluda
cette louable effusion, et lui' dit qu'ils ne trouve-
raient pas le duc à cette heure ; qu'un remercî-
ment si précipité le pourrait même importuner
dans l'embarras d'affaires oîi l'on était, et qu'il se
chargeait du compliment et des excuses. Cepen-
dant Joyeuse partit pour son commandement de
Normandie; la visite fut remise au retour. Quel-
que temps après (1587), survint la défaite de Cou-
tras, où périt ce jeune seigneur, et le long en-
chaînement des calamités civiles recommença.
I. Iiigenii morumque suavUas, répète-t-on de lui à
l'envi dans tous les éloges du temps.
II. 35
27.f POESIE AU XVl^ SIÈCLE.
Ce fut un coup affreux pour Des Porte?, et qui
semblait briser sa fortune au moment où elle tou-
chait aa faîte. L'affection pourtant, on aime à le
penser, eut une grande part en ses regrets. Dans
l'accablement où il tomba à la première nouvelle
de cette mort, fuyant la société des hommes, il se
retira chez Baïf, à Saint-Victor, en ce monastère
même des muses que nous avons décrit précédem-
ment. C'est de Thou encore qui nous apprend
cela, et qui alla l'y voir pour le consoler.
La poésie dut alors lui revenir en aide; tout
en suivant l'ambition, il en avait maudit souvent
les conditions et les gênes. Il aimait la nature, il
la sentait avec une sorte de vivacité tendre; il put,
durant ces quelques mois de retraite, se reprendre
avec regret aux beaux jours envolés, et se redire
ce sonnet de lui, déjà ancien, qu'il adressait au
vieux Dorât :
Quel destin favorable, ennuyé de mes peines,"
Rompra les forts liens dont mon col est pressé?
Par quel vent reviendrai-je au port que j'ai laissé.
Suivant trop follement des espérances vaines?
Verrai-je plus le temps qu'au doux bruit des fontaines,
Dans un bocage épais mollement tapissé,
Nous récitions nos vers, moi d'amour offensé.
Toi bruyant de nos Rois les victoires hautaines?
Si j'échappe d'ici, Dorât, je te promets
Qu'Apollon et Cypris je suivrai désormais,
Sans que Vambition mon repos importune.
PHILIPPE DES PORTES. 2/$
Les venteuses faveurs ne me pourront tenter,
Et de peu je saurai mes désirs contenter,
Prenant congé de vous, Espérance et Fortune'^.
C'était également, si l'on s'en souvient, le vœu
final de Gil Blas, mais qui, plus sage, paraît s'y
être réellement tenu.
Convient-il de placer déjà à ce moment plu-
sieurs des retours chrétiens de Des Portes, de
ces sonnets spirituels et de ces prières qui, dans
une âme mobile-, ne semblent pas avoir été sans
émotion et sans sincérité? ht?, Psaumes ne vinrent
que plus tard, et furent l'œuvre de sa vieillesse.
Mais, dès l'époque où nous sommes, il avait com-
posé des pièces contrites, dont plusieurs datent
certainement d'une grande maladie qu'il avait
faite en 1570. On a souvent cité ce sonnet, assez
pathétique, qui paraît bien avoir été l'original
dont s'est inspiré Des Barreaux pour le sien de-
venu fameux :
Hélas! si tu prends garde aux erreurs que f ai faites.
Je l'avoue, 6 Seigneur! mon martyre est bien doux;
Mais, si le sang de Christ a satisfait pour nous,
Tu décoches sur moi trop d'ardentes sagettes.
Que me demandes-tu? mes œuvres imparfaites.
Au lieu de V adoucir , aigriront ton courroux;
Sois-7noi donc pitoyable, 6 Dieu! père de tous;
Car où pourrai-je aller, si plus tu me rejettes?
I. Imité d'une épigrarr.me d'Owen.
27<5 POÉSIE AU XVl^ SIÈCLE.
D'esprit triste et confus, de misère accablé,
En horreur à moi-même, angoisseux et troublé.
Je me jette à tes pieds, sois-moi doux et propice !
Xe tourne point les yeux sur mes actes pervers,
Ou, si tu les veux voir, vois-les teints et couverts
Du beau sang de ton Fils, ma grâce et majusl ice * .
Il est probable que, durant les semaines d'af-
fliction, ces pensées graves lui repassèrent au
moins par l'esprit, de même que plus taid, après
la Ligue, et vieillissant, il fut peut-être plus sin-
cèrement repentant p.ir accès qu'on ne l'a cru. Ces
natures sensibles, même raffinées, sont ainsi.
Dans tous les cas, cette variation, pour le mo-
ment, dura peu, et Tambition le reprit de plus
belle. Henri III mort (ce qu'il faut noter pour
sa décharge), on retrouve Des Pones ligueur, bien
que sentant un peu le fagot, et atiaché à l'amiral
de Villars, cousin de Joyeuse : il l'avait proba-
I. C'est vraisemblablement de ce sonnet que le grand
Arnauld voulait parler dans une lettre du lo mars 1657 ;
(( Je vous prie de dire à l'abbé que le sonnet de Des
Portes me semble fort beau, et qu'il ne seroit pas mau-
vais de le faire imprimer. » — Le dernier tercet a été
ainsi reproduit et agrandi par Des Barreaux :
J'adore en périssant la raison qui l'aigrit :
Mais dessus quel endroit tombera ton tonnerre,
Qui ne soit tout couvert du sang de Jésus-Christ?
Dans les dernières éditions de Des Portes, au lieu du
beau sang de ton Fils, on lit du clair sang, que j'aime
moins. Ce qui dénote, à coup sûr , que Des Barreaux
PHII-IPPIÎ DES PORTES. 277
blemeiit connu dans cette maison. Du Havre-de-
Gràce, où l'avait placé Joyeuse, Villars s'était jeté
dans Rouen et y concentrait en lui tous les pou-
voirs. C'était un caractère violent et fougueux, un
capitaine plein d'ambition et d'ailleurs capable.
Des Portes s'est insinué près de lui ; il le conduit
et le domine ; il se fait l'âme de son conseil et le
bras droit de ses négociations ; il devient le véri-
table premier ministre, enfin, de ce roi d'Yvetot :
la Satyre Ménippée appelle ainsi Villars, qui était
mieux que cela, et une espèce de roi en effet dans
cette anarchie de la France. Quant à Des Portes,
le poëte iyigrat de l'Amirauté^ comme la Ménip-
pée dit encore, sa fortune en ces années désas-
treuses (iSP^'^SPi) se trouve autant réparée
qu'elle peut l'êire ; ses bénéfices sont saisis, il est
vrai ; mais il a en rr.ain de quoi se les faire
rendre, et avec usure. Dans toutes les négocia-
tions où il figure, il ne s'oublie pas.
connaissait le sonnet de Des Portes, c'est moins la res-
semblance du sentiment, et même du dernier trait, que
quelques mots insignifiants, comme propice, aigrir, qui
se trouvent avoir passé dans son sonnet. Du Radier fut
le premier, dans l'article du Conservateur, à dénoncer
cette imitation, et il en revendique la découverte avec une
certaine vivacité, au tome le' de ses Récréations historiques
et critiques. Dans l'intervalle, en effet, un M. de La Bla-
quière avait écrit de Verdun une lettre à Fréron (^Année
littéraire, mars 1758), pour annoncer la même trouvaille.
On pourrait soutenir également que Des Portes a ins-
piré à Racaa sa belle pièce de la Retraite; il l'y a du
moins aidé.
27^ POÉSIE AU XVl^ SIÈCLE.
Palma Cayet raconte que, dans le temps même
où Villars se cantonnait à Rouen et préparait son
indépendance, ce capitaine, très-prudent et avisé à
travers ses fougues, négociait secrètement avec le
cardinal de Bourbon, qui présidait alors le Con-
seil du roi, tantôt à Chartres, tantôt à Mantes,
« et ce par le moyen de Des Portes, et qu'en furent
les paroles si avant qu'il fut parlé audit Conseil
de donner main levée des abbayes et bénéfices
dudit sieur Des Portes occupés par les royaux ».
L'affaire rompit par le refus des détenteurs, et le
poëte-diplomate se vengea , montrant bientôt ce
que peut un homme de conseil quand il rencontre
un homme d'exécution^.
Mais Sully, en ses Economies royales, est celui
qui nous en apprend le plus sur la situation et
l'importance du conseiller de Villars. Après des
pourparlers préliminaires et des tentatives avor-
tées qui avaient eu lieu durant le siège même de
Rouen, le principal serviteur d'Henri IV y re-
vient en titre, muni de pleins pouvoirs pour trai-
ter (1594). Les affaires de la Ligue allaient fort
mal; Paris était à la veille de se rendre à son roi;
mais Rouen tenait bon, et c'était un embarras
considérable. Sully, à peine arrivé dans la ville
rebelle, y trouve La Font, son ancien maître
I. Et notez comme Des Portes sait bien choisir ceux
à qui il s'attache : d'abord, c'était Joyeuse, le plus poli-
tique des favoris, et qui tendait même à se substituer à
Guise en tête de la Ligue; aujourd'hui, c'est Villars, le
plus valeureux et le plus capable du parti.
PHUIPPE DES PORTES. 279
d'hôtel, et qui l'était de M. de Villars; ce La
Font servait d'entremetteur secondaire. Dès le
premier moment, Sully envoie Du Perat, un de
ses officiers, visiter de sa part M. de Villars,
M"^" de Simiers et M. de Tiron, les trois grands
personnages. Qu'était-ce que M'""^ de Simiers? De-
mandez à Tallemant : M"'« de Simiers (M^'<= de
Vitry), ancienne fille d'honneur de Catherine de
Médicis, avait passé comme maîtresse de Des
Portes à Villars, et dans ce moment elle s'arran-
geait comme elle l'entendait entre tous deuxl.
M. de Tiron et elle font aussitôt répondre à
Sully, qui leur demandait comment il avait à se
conduire, de se reposer ce jour-là, et que le len-
demain matin ils lui feraient savoir de leurs nou-
velles. Mais M. de Tiron ne s'en tient pas à ce
message, et, dès que la nuit est venue, il arrive en
personne; c'est ici que toute sa diplomatie se dé-
ploie.
Après les compliments ordinaires et extraordi-
naires, il commence par regretter le retari de
l'arrivée de M. de Rosny; il explique au long, en
les exagérant peut-être, quelques incidents qui ont
I. « Madame de Simiers prioit souvent Des Portes de
lui rimer des élégies qu'elle avoit faites en prose : elle
appeloit cela envoyer ses pensées au rimeur. » (Costar,
suite de la Défense de M. de Voiture). — Le poëte La
Roque, en ses Mélanges, adresse un sonnet à madame de
Simiers, non loin d'un autre sonnet à Des Portes ; il
parle du bel-esprit de cette dame : Voire heauté des Muses
le céjour. Elle avait dià être de l'Académie d'Henri III.
28o POÉSIE AU XVl*^ SIÈCLE.
passé à la traverse, et les changements d'humeur
de V homme (M. de Villars). Deux envoyés en
effet, l'un, don Simon Antoine, de la part du roi
d'Espagne, l'autre, La Chapelle-Marteau, de la
part de la Ligue, venaient d'apporter des propo-
sitions au gouverneur. Des Portes développe tout
cela ; il étale les difficultés : il n'est pas fâché de
se rendre nécessaire. Plusieurs catholiques des
principaux de la cour du roi avaient, de plus,
écrit à M. de Villars de se méfier, de ne pas trop
accorder sa confiance à un négociateur hérétique
comme M. de Rosny. Des Portes a eu soin de se
munir de ces lettres, mais il ne les montre qu'a-
vec discrétion. Puis il montre sans aucune réserve
trois autres lettres d'un ton différent : Tune du
cardinal de Bourbon à M d; Villars pour l'en-
hardir à traiter; l'autre ài M. de Vitry à M"''* de
Simiers, sa soeur, dans le même sens; et la troi-
sième enfin de l'évêque d'Évreux, Du Perron, à
Des Portes lui-même. Celle-ci nous est très-cu-
rieuse en ce qu'elle témoigne du singulier respect
et de la déférence avec laquelle ce prélat éminent
s'adresse à son ancien patron, se dit son obligé,
et confesse ne devoir qu'à lui d'avoir pu connaître
la cour. Après avoir communiqué ces. pièces, Des
portes donna son avis sur la marche à suivre,
sir les écueils à tourner ; il promet son assistance :
fl Mais qu'on laisse seulement passer à M. de
Villars toutes ses fougues... Et peu à peu nous
le rangerons, dit-il, à ce qui sera juste et raison-
nable. » Sully, bien qu'il jugeât qu'// pouvait bien
y avoir de Vartijice en tout ce langage, ne laissa
PHILIPPE DES PORTES.
pas d'en demeurer d'accord, et, sur cette première
conversation, on se donna le bonsoir.
Je ne dirai pas la suite avec détail ; on peut re-
courir à Sully lui-même; il suffit qu'on ait le
ton. Dans les conditions sine qua non que posait
Villars, et à côté de l'amirauté exigée pour lui.
il se trouvait les abbayes de Jumiéges, Tiron,
Bonport, Valiasse et Saint-Taurin , stipulées
comme appartenant à de ses serviteurs. Nous
savons quel serviteur, du moins le principal : il
ne se perd pas de vue^. L'abbé de Tiron d'ail-
leurs aida bien réellement et efficacement à la so-
lution; il s'employa avec toute sa finesse à adou-
cir Villars et à le déterminer. Il faisait son pont
à lui-même près d'Henri IV, et ce prince pouvait
répondre à ceux des fidèles et ultra qui auraient
trouvé à redire ensuite sur l'abbé ligueur : a M. de
Tiron a rendu des services ^. »
1. Toutes ces abbayes furent-elles stipulées pour lui
seul? Ce serait plus qu'on ne lui en connaît. Quand on
regarde le ciel par une belle nuit, on y découvre étoiles
sur étoiles; plus on regarde dans la vie de Des Portes, et
plus on y découvre d'abbayes.
2. A propos de cette reddition de Rouen, D'Aubigné
(Histoire universelle, livre IV, cliap. iv) dit de Villars :
« 11 fut récompensé de l'État d'Amiral de France; et
encore, par la menée de Philippe Des Portes, on lui remit
entre les mains Fécamp, que Bois-Croizé (ou Bois-Rozé)
qui l'avoit pris, comme nous l'avons dit, quitta à son
grand regret avec d"étranges remontrances et méconten-
tements. » Ainsi Des Portes obtient à son maitre les
II. 36
282
rOESIE AU XVI'' SIECLE.
Ceci obtenu, Des Portes n'eut plus qu'à vieillir
riche et honoré. Il traduisit les Psaumes, sans
doute pour réparer un peu et satisfaire enfin aux
convenances de sa situation ecclésiastique. Le
succès, à le bien voir, fut contesté (1603); Mal-
herbe lui en dit grossièrement en face ce que Du
Perron pensait et disait plus bas. Mais ces sortes
de vérités se voilent toujours d'assez d'éloges aux
oreilles des vivants puissants, et Des Portes put
se faire illusion sur sa décadence 1. Il se continuait
avec harmonie par Bertaut; il rajeunissait sartouc
avec éciat et bonheur dans son neveu, l'illustre
Mathurin Régnier. Tout comblé de biens d'église
qu'il était, ayant refusé vers la fin l'archevêché
de Bordeaux, il sut encore passer pour modeste,
et son épitaphe en l'abbaye de Bonport célébra
son désintéressement. C'est dans cette dernière
abbaye qu'il coula le plus volontiers ses dernières
années, au sein d'une magnifique bibliothèque dont
il faisait les honneurs aux curieux avec une obli-
geance infinie, et qu'après lui son fiis naturel
meilleures conditions en même temps que de très-
bonnes pour lui, et du même train aussi quïl a l'air de
rendre service au roi : rien n'y manque.
I. Ses Psaumes survécurent même, dans la circulation,
à ses Premières Œuvres, lesquelles ne passent guère en
réimpression l'année 1611. Dom Liron (^Bibliothèque char-
traiiie) nous apprend que Thibaut Des Portes, sieur de
Bevilliers, frère du nôtre, fit faire, en 1624, une très-
belle édition de ces Psaumes avec des chants de musique.
PHILIPPE DES PORTES. 283
laissa presque dilapider i. On parle aussi d'une
belle maison de lui à Vanves, où il allait recueil-
lir ses rêves, et dont le pocte La Roque a célébré la
fontaine. Il mourut à Bonport en octobre 1606,
âgé d'environ soixante et un ans. L'Estoile lui a
prêté d'être mort assez impénitent et de n'avoir
cru au purgatoire non plus que M. de Bourges
(Renaud de Beaune) ; on allègue comme preuve
qu'il aurait enjoint expressément, à sa fin, de
chanter seulement les deux Psaumes : O quant di-
lecta tabcrnacula, et Lœtatus sum. Peu avant de
mourir, il aurait dit en soupirant : u J'ai trente
mille livres de rente, et je meurs! »
Mais tout cela m'a l'air de propos sans consé-
quence, et tels qu'il en dut circuler : on a prêté
à Rabelais le rieur d'être mort en riant; on a
supposé que le riche abbé de Tiron ne pouvait
faire autrement que de regretter ses richesses-.
Ce qu'il faut redire, après les contemporains,
à la louange de Des Portes, c'est qu'il n'eut pas
d'ennemis, et que, dans sa haute fortune, il fit
constamment le plus de bien qu'il put aux per-
1. Une portion fut sauvée pourtant, et passa, on ne
dit pas comment, aux Jésuites de la rue Saint- Jacques
(voir le Père Jacob, Traité des plus belles BibUoihèijues,
page 524).
2. On cite encore de lui ce mot assez vif et plus vrai-
semblable, quand il refusa l'archevêché de Bordeaux, ne
voulant pas, disait-il, avoir charge d'âmes ; « Mais vos
moines? lui répondit-on. — Oh! bien, eux, ils n'en ont
pas. »
284 POÉSIE AU XVl** SIÈCLE.
sonnes*. D'Aubigné seul paraît l'avoir détesté dans
ses écrits, et la Confession de Sancy est enve-
nimée d'injures à ce nom de Tiron. Mais les au-
teurs de la Ménippée eux-mêmes ne gardèrent pas
rancune à Des Portes, ni lui à eux; Passerat,
Gillot, Rapin, on les retrouve tout à fait récon-
ciliés, et ce dernier a célébré la mort de son ami
dans une pompeuse et affectueuse élégie latine.
Malherbe, à sa manière, fut cruel; on sait
l'exemplaire de Des Portes annoté par lui.
M. Chasles en a rendu un compte judicieux et
piquant 2; moi-même j'y ai appelé l'attention au-
trefois, et j'en ai signalé les chicanes. Il y a de
ces hommes prépondérants qui ont de singuliers
privilèges : ils prennent le droit de se faire in-
justes ou du moins justes à l'excès envers les
autres, et ils imposent leurs rigueurs, tandis
qu'avec eux, quoi qu'ils fassent, on reste juste et
déférent : ainsi de Malherbe. Censeur impitoyable
et brutal pour Ronsard, pour Des Portes, il se
maintient lui-même respecté : dans quelques jours,
il paraîtra une édition de lui annotée par André
Chénier et qui est tout à sa gloire 3.
1. A chaque pas qu'on fait dans la lecture des livres
du temps, on découvre de nouveaux bons offices de Des
Portes : c'est à lui encore que Vauquelin de La Fresnaie
avait dû la bienveillance de Joyeuse, et par suite la lieu-
tenance générale de Caen (voir la dernière satire, livre I,
de Vauquelin).
2. Revue de Paris, 20 décembre 184O.
3. Dans la Bibliothèque-Charpentier, et par les bons
I
PHILIPPE DES PORTES. 285
Je ne voulais ici que développer rexistence so-
ciale de Des Portes, son influence prolongée et
cette singularité de fortune qui en a fait alors le
plus grand seigneur et comme le d'Epernon des
poëtes. Il serait fastidieux d'en venir, après tant
de pages, à apprécier des œuvres et un talent suf-
fisamment jugés. Un mot seulement, avant de
clore, sur sa célèbre chanson : O nuit! jalouse
nuit! qui se chantait encore sous la minorité de
Louis XIV. Elle est imitée de l'Arioste, du Capi-
tolo V//des poésies diverses : O ne' miel danni...
Dans le Capitolo précédent, l'aimable poète adres-
sait un hymne de félicitation à la nuit et à tout
ce qu'elle lui avait amené de furtif et d'enivré i ;
ici, au contraire, il lui lance l'invective pour sa
malencontreuse lumière. Il faut dire à l'honneur
de Des Portes que plusieurs des traits les plus
heureux de sa chanson ne se rencontrent pas dans
l'italien, et que, s'il n'est pas original, il est peut-
être plus délicat :
Je ne crains pas pour moi, j'ouvrirois une armée
Pour entrer au séjour qui recèle mon bien,
soins de M. Antoine de La Tour, dont le père possède
l'exemplaire original. — André Chénier naturellement,
ce semble, aurait dû s'appliquer de préférence à Régnier,
ou même à Ronsard, non pas à Malherbe : c'est ainsi
que les prévisions et les analogies sont en défaut.
I. C'est d'après ce Capitolo VI qu'Olivier de Magny,
en ses Odes (i>S9)> a fait sa. Description d'une nuit amou-
reuse; et Gilles Durant, ses stances : O nuit, heureuse
nuit .'...
28(5 POÉSIE AU XVI* SIÈCLE.
n'appartient qu'à lui, aussi bien que ce délicieux
vers :
Les beaux yeux d'un berger de long- sommeil touchés.
Cette jolie chanson de Des Portes rappelle aussi
une invocation antique attribuée à Bion, et qu'un
amoureux adresse à l'étoile du soir, à Vesper, Je
m'étais donné le plaisir de la traduire, lorsque je
me suis aperçu qu'elle était traduite déjà ou imi-
tée par nos vieux poètes, par Ronsard , au
IV^ livre de ses Odes, et surtout par le bon Baïf
en ses Amours. Voici la charmante version de
celui-ci, je n'y ai changé qu'un petit mot :
De l'aimable Cypris 6 lumière dorée!
Hesper, de la nuit noire ô la gloire sacrée,
Qui excelles d'autayit sur les astres des deux
Que moi7tdre que la lune est ton feu radieux,
Je te salue, Ami. Conduis-moi par la brune
Droit ail sont mes amours, au défaut de la lune
Qui cache sa clarté. Je ne vas dérober.
Ni pour d'un pèlerin le voyage troubler;
Mais je suis amoureux ! Vraiment c'est chose belle
Aider au doux désir d'un amoureux fidèle,
Oserai-je ajouter à côté ma propre imitation
comme variante?
Chère Etoile du soir, belle lumière d'or
De l'aimable Aphrodite, ornement et trésor
Du noir manteau des nuits, et qui, dans ses longs voiles
Luis moins que le croissant et plus que les étoiles,
PHILIPPE DES PORTES. 287
O cher Astre, salut! Et comme, de ce pas, *
Je vais chanter ma plainte au balcon de là-bas.
Prête-moi ton rayon; car la lune nouvelle
S'est trop vite couchée. Ah! lorsque je t'appelle,
Ce n'est pas en larron, pour guetter méchamment ;
Maisj'aime, et c' est honneur d' être en aide à l'amant!
Et dans des vers à cette même étoile, un poëte
moderne, M. Alfred de Musset, a dit, comme s'il
eîit mêlé au pur ressouvenir de Bioa un senti-
ment ému de Byron :
Pale Etoile du soir, messagère lointaine,
Dont lefront sort brillant des voiles du couchant.
De ton palais d'a\ur, au sein du firmament,
Que regardes-tu dans la plaine?
La tempête s'éloigne, et les vents sont calmés...
et, dans tout ce qui suit, une teinte d'Ossian con-
tinue de voiler légèrement la sérénité antique :
Tu fuis en souriant, mélancolique amie...
Triste larme d'argent du îuanteau de la nuit...
Ce n'est plus simplement l'astre d'or; et le der-
nier trait enfin, le dernier cri s'élance et se pro-
longe dans l'infini comme une plainte du cœur :
Etoile de l'amour, ne descends pas des deux!
Je renvoie au volume, que chacun a lu ; mais
j'avais besoin, en terminant, de ramener un par-
fum de vraie poésie après ces anecdotes des Valois
et cette vie diplomatique du plus courtisan et du
plus abbé des poètes.
Mars 1842.
288 POÉSIE AU XVl^ SIÈCLE.
' — La réputation de Des Portes s'est conservée très-
lard, surtout à l'étranger. £n plein xviiie siècle, le car-
dinal Passionei, s'entretenant avec Grosley sur le mérite
de nos poètes français, avouait qu'il ne distinguait pas
la poésie de Voltaire d'avec celle de Des Portes (Œuvres
inédites de Grosley, :8i8, tome II, page 393) ; il voulait
dire par là qu'il trouvait la poésie de ce dernier aussi
polie et aussi élégante. Dans VHisioire d'un Voyage litté-
raire fait en 17^3, Jordan de Berlin, à propos de la belle
édition de Des Portes (Pâtisson, 1600) qu'il vient à ren-
contrer, ajoute : « Je ne parlerai point de ce charmant
poète, il est trop connu. » Enfin, dans le Nouveau Mer-
cure de mai 172 1, un anonjme a inséré, sous le titre de
Sentiment sur Villon et sur Des Portes, un article où celui-
ci est nettement qualifié de grand poète : « Je vous dirois
bien à l'oreille l'inclination que j'ai pour ce poète, et je
vous apprendrois qu'il a frayé le chemin que Malherbe a
tenu, qu'il a trouvé le premier le moule des beaux vers,
Villon, ^larct et Saint-Gelais qui l'avoient précédé n'en
ayant fait que de jolis, et que la langue lui a plus d'obli-
gation qu'on ne pense...; mais vous en parleriez dans le
monde, et cela me brouilleroit avec les partisans de
Malherbe : j'ajouterai pourtant, quoiqu'il en puisse arri-
ver, que Des Portes est presque aussi français que lui dans
bien de ses ouvrages, et qu'il est partout plus ingénieux, et
souvent plus raisonnable; qu'il est non-seu'ement versi-
ficateur, mais qu'il mérite encore le nom de poète; qu'il
est varié, délicat, doux, facile et tendre, quoiqu'il dise un peu
de mal des femmes, et qu'il a beaucoup de sentiment et
d'élévation; mais ce que j'en aime le mieux, il ne se
loue jamais, et tous ses écrits sont m.arqués au coin de
l'honnête homme. Aussi l'étoit-il... » L'éloge, on le voit,
est complet, et il reste juste pour nous sur bien des
points.
ANACREON
AU XVI'' SIECLE
A première édition d'Anacréon, donnée
à Paris par Henri Estienne,estdeisS4:.
Le grand mouvement d'innovation poé-
tique de l'école de la Pléiade datait
de 1 5 sa, c'est-à-dire était en plein déve-
loppement, quand ce recueil de jolies odes parut
Henri Estienne, très-jeune, appartenait, par le zèle,
par les études, par tous les genres de fraternité,
à la génération qui se levait et qui se proclamait
elle-même gallo-grecque : il s'en distingua avec
quelque originalité en avançant et sut être plus
particulièrement gréco - gaulois. Il n'était pas
poëte français; mais on peut dire qu'en publiant
les chansons de Téos, il contribua, pour sa part,
autant que personne, au trésor que les nouveaux
venus trouvèrent sous leur main et qu'ils ne réus-
sirent qu'incomplètement à ravir. Il leur en fournit
u. 37
apo POESIE AU XV X" SIECLE.
même la portion la plus transportable, pour ainsi
parler, et comme la monnaie la mieux courante.
Presque tout ce qu'ils prirent de ce côté, ils l'em-
portèrent plus aisément et le gardèrent.
Les premiers essais de 1$$° 2. 15 sS ^o"^ extrê-
mement incultes, incorrects, et sentent l'effort à
travers leur fierté. L'Anacréon est venu à point
comme pour amollir et adoucir la verve féroce-
ment pindarique de Ronsard et consorts, pour les
ramener au ton de la grâce. Dans le dithyrambe
pour la fête du ouc, célébrée en l'honneur de
Jodelle, après le succès de sa Cléopdtre (iS33)>
Baïf et tous les autres à tue-tcte répétaient en
chœur ce refrain de chanson à Bacchus ; je copie
textuellement ;
lac h iacli ia ha
Evoe iach ia ha!
L'Anacréon d'Henri Estienne rompit un peu ce
chorus bizarre, et, comme un doux chant dans
un festin, tempéra l'ivresse.
Je n'ai pas à discuter ici la question de l'authen-
ticité des poésies de l'Anacréon grec, et j'y se-
rais parfaitement insuffisant. On était allé d'abord
jusqu'à soupçonner Henri Estienne de les avoir
fabriquées. Depuis qu'on a retrouve d'autres ma-
nuscrits que ceux auxquels il avait eu recours et
qu'il n'avait jamais produits, cette supposition
excessive est tombée. Il restait à examiner tou-
jours si ces poésies remontent bien réellement au
lyrique de Téos, au contemporain de Cambyse
I
ANACREON. 29I
et de Polycrate, à l'antique Ionien qui, sous sa
couronne flottante, prêta les plus aimables accents
à l'orgie sacrée. L'opinion de la critique paraît
être aujourd'hui fixée sur ce point, et les érudits,
m'assure-t-on, s'accordent en général à ne consi-
dérer les pijces du recueil publié par Henri
Estienne (à deux ou trois exceptions près) que
comme étant très-postérieures au père du genre,
comme de simples imitations, et seulement ana-
créontiqiies au même sens que tant d'autres jolies
pièces légères de nos littératures modernes. Qui
donc les a pu faire, ces charmantes odes pleines
d'élégance et de délicatesse, et auxquelles tant de
gens de goût ont cru avant que la critique et la
grammaire y eussent appliqué leur loupe sévère?
y a-t-il eu là aussi, à l'endroit d'Anacréon, des
Macpherson et des Surville de l'Antiquité? Je me
figure très-bien que, même sans fraude, et d'imi-
tation en imitation, les choses se soient ainsi
transformées et transmises, que des contemporains
de Bion et de Moschus aient commencé à raffiner
le genre, que tant d'auteurs agréables de V Antho-
logie, tels qu'un Méléagre, y aient contribué, et
que, sous les empereurs et même auparavant, les
riches voluptueux, à la fin des banquets, aient dit
aux Grecs chanteurs : Faites-nous de l'Ana-
créon! Cicéron nous parie de ce Grec d'Asie, épi-
curien et poëte, ami de Pison, et qui tournait si
élégamment l'épigramme, qui célébrait si délicate-
ment les orgies et les festins de son disciple dé-
bauché. On a une invitation à dîner qu'il lui
adresse. Certes, si ce Philodème (c'était son nom)
292 POÉSIE AU XVI^ SIÈCLE.
a voulu faire de l'anacréontique, il n'a tenu qu'à
lui d'y réussir!.
Le goût pourtant, une fois averti par la science,
se rend compte à son tour de la différence de ton
entre les imitations et l'original, même quand ce
dernier terme de comparaison manque; et il
arrive ici précisément ce qui s'est vu pour plu-
sieurs morceaux très-admirés de la statuaire an-
tique : on les avait pris au premier coup d'œil, et
sous la séduction de la découverte, pour les chefs-
d'œuvre de l'art, dont ils n'étaient que la perfec-
tion déjà déclinante et amollie. Quelques bas-reliefs
augustes, quelques magnifiques torses retrouvés,
sont venus replacer le grand art sur s:s bases di-
vines.
Ainsi on se représente que, même dans sa
grâce, le premier et véritable Anacréon devait
avoir une largeur et un grandiose de ton, un di-
sordre sublime et hardi, quelque chose, si j'ose le
dire, de ce qu'a notre Rabelais dans sa grossièreté,
mais que revêtait amplement en cette lonie la
pourpre et la rose, un hbrc faire en un mot, que
le dix-huitième siècle de la Grèce, si élégant et si
prolongé qu'il fiât, n'a plus été capable d'atteindre
et qu'il n'a su que polir. L'Anacréon primitif avait
V enthousiasme proprement dit. Bien des pièces
au contraire de l'Anacréon qu'on lit, de cet Ana-
créon qui semble refait souvent à l'instar de
I. Voir la dissertation à son sujet, tome I, page 19',
des Mélanges de Cril'que et de Philologie, par Chardon de
La Rochette.
Il
ANACREON. 293
l'épigramme de Platon sur l'Amour endormi, ne
sont guère que le pendant de ces petites figurines
d'ivoire, de ces petits joyaux précieux qu'au
temps de l'empire les belles dames romaines ou
les patriciens à la mode avaient sur leurs tables :
l'Amour prisonnier, l'Amour mouillé, l'Amour
noyé, l'Amour oiseau, l'Amour laboureur, l'A-
mour voleur de miel, toute la race enfin des
Amours roses ef des Cupidons de l'Antiquité.
Henri Estienne, en sa préface d'éditeur, ne sor-
tait pas de cet ordre de comparaisons, quand il
rappelait par rapport à son sujet ce joujou délicat
de la sculpture antique, ce petit navire d'ivoire
que recouvraient tout entier les ailes d'une
abeille.
Mais cette circonstance même d'être d'une date
postérieure et de l'époque du joli plutôt que du
beau ne faisait que rendre ces légers poëmes plus
propres à l'imitation et mieux assortis au goût du
moment. L'agréable et le fin se gagnent encore
plus aisément que le grand; on commence surtout
très-volontiers par le mignard et le subtil. Le
Sanglier pénitent de Théocrite (si une telle pièce
est de Théocriie) agréera bien mieux tout d'emblée
que ces admirables pièces des Thalysies ou de la
Pharmaceutrie. On s'en prendra d'abord à Bembe,
et non à Dante. Les littératures étrangères s'ino-
culent plutôt par ces pointes.
L'Anacréon d'Estienne, s'il ne rentrait pas tout
à fait dans la classe des grands et premiers mo-
dèles, était du moins le plus pur et le plus achevé
des moindres {minores), et il arrivait à propos
294. POESIE AU XVI* SIECLE.
pour les corriger : intervenant entre Jean Second
et Marulle , il remettait en idée l'exquis et le
simple. Dans cette ferveur, dans cette avidité dévo-
rante de l'érudition et de l'imitation, il n'y avait
guère place au choix ; on en était à la glouton-
nerie première ; Anacréon commença à rappren-
dre la friandise. Il eut à la fois pour effet de
tempérer, Je l'ai dit, le pindarique, et de clarifier
le Rabelais. Au milieu de la jeune bande en plein
départ, et par la plus belle matinée d'avril, que
fit Henri Estienne? Il jeta brusquement un essaim
et comme une poignée d'abeilles, d'abeilles blon-
des et dorées dans le rayon, et plus d'un en fut
heureusement piqué; il s'en attacha presque à
chacun du moins une ou deux, qu'ils emportèrent
dans leurs habits et qui se retrouvent dans leurs
vers.
Ce que Je dis là d'Anacréon se doit un peu
appliquer aussi, je le sais, à VAnthologie tout
entière, publiée à Paris en 153 1, et dont Henri
Estienne donna une édition à son tour; mais
Anacréon, qui forme comme la partie la plus dé-
veloppée et le bouquet le mieux assemblé de
VAnthologie, qui en est en quelque sorte le grand
poëte et l'Homère (un Homère aviné), Anacréon,
par la justesse de son entrée et la fraîcheur de
son chant, eut le principal effet et mérita l'hon-
neur.
Quand les Analecta de Brunck parurent
en 1776, ils vinrent précisément offrir à l'adoles-
cence d'André Chénier sa nourriture la plus ap-
propriée et la plus maternelle : ainsi, pour nos
ANACKEON. 29s
vieux poètes, l'ancienne Anthologie de Planudes,
et surtout l'Anacréon d'Estienne : il fut un con-
temporain exact de leur jeunesse.
Du jour où il se verse dans la poésie du sei-
zième siècle, on y peut suivre à la trace sa veine
d'argent. A partir du second livre, les Odes de
Ronsard en sont toutes traversées et embellies ;
et chez la plupart des autres, on marquerait éga-
lement l'influence. L'esprit français se trouvait
assez naturellement prédisposé à cette grâce in-
souciante et légère; l'Anacréon, chez nous, était
comme préexistant; Villon dans sa ballade des
Neiges d'antan, Mellin de Saint-Gelais dans une
quantité de madrigaux raffinés, avaient prévenu le
genre : Voltaire, au défaut d'Anacréon lui-même,
l'aurait retrouvé 1.
La veine anacréontique, directement introduite
en iS54j ^^ qui se prononce dès les seconds essais
lyriques de Ronsard, de Du Bellay et des autres,
lit véritablement transition entre la vigueur assez
rude des débuts et la douceur un peu mignarde et
I. [Nous rapportons à cet endroit un projet de note
manuscrite et interfoliée de l'un des deux exemplaires
préparés pour la réimpression.]
Le Midi a encore des vers, dignes d'une Anthologie
anacréontique ; voici une épigramme-épitaphe d'un
ivrogne de Montpellier par un de ses compatriotes
(c'est en vers patois) :
« Passant, ne t'étonne pas si ça sent le marc de vin ;
car le corps de B... est ici qui repose. »
29(5
POESIE AU XVl^ SIECLE.
polie des seconds disciples, Des Portes et Bertaut ;
cette veine servit comme de canal entre les deux.
Mais ce n'est pas ici de l'anatomie que je prétends
faire, et, une fois la ligne principale indiquée, je
courrai plus librement.
Rémi Belleau, épris de cette naïveté toute neuve
et de cette mignardise (c'était alors un éloge),
s'empressa de traduire le charmant modèle en vers
français. Sa traduction, qui parut en iSS<5j ne
sembla peut-être pas aux contemporains eux-
mêmes .tout à fait suffisante :
Tu es un trop sec biberon
Pour un tourneur d' Anacréon,
Belleau,
lui disait Ronsard. Belleau^ comme qui dirait
Boileau, par opposition au chantre du vin, ce
n'est qu'un jeu de mots; mais, à la manière dont
Ronsard refit plus d'une de ces petites traduc-
tions, on peut croire qu'il ne jugeait pas celles
de son ami définitives i. Deux ou trois morceaux
pourtant ont bien réussi au bon Belleau, et Saint-
r. Au contraire Scevole de Sainte-Marthe, dans une
épigramme latine, disait à Belleau : « Puisque tu tra-
duis si bien Anacréon étant sobre, que serait-ce donc si
tu te mettais à boire comme lui? »
Quoi si dcsoUlo qiiid forte piulorc reniiltas
Mnslsque jungas liheruin.
Quant bene vinosus superares vinct caucnicm,
Qui sicans illum sic refers!
ANACR.EON. 297
Victor, dans sa traduction en vers d'Anacréon, a
désigné avec goût deux agréables passages : l'un
est dans le dialogue entre la Colombe et le Pas-
sant ; la colombe dit qu'elle ne voudrait plus de
sa liberté :
Que me vaudrait désonnais
De voler par les montagnes,
Par les bois, par les campagnes.
Et sans cesse me brancher
Sur les arbres, pour chercher
Je ne sais quoi de champêtre
Pour sauvagem'^nt me paître,
Vu, que je mange du pain
Becqueté dedans la main
D'Anacréon, qui me donne
Du même vin qu'il ordonne
Pour sa bouche; et, quand j'ai bu
Et mignonnement repu,
Sur sa tête je sautelle ;
Puis de l'une et de l'autre aile
Je le couvre, et sur les bords
De sa lyre je m'endors!
L'autre endroit est tiré de cette ode : Qii'il se
voudrait voir transformé en tout ce qui touche
sa maîtresse :
Ha! que plût aux Dieux que je fusse
Ton miroir, afin que je pusse.
Te mirant dedans moi, te voir;
Ou robe, afin que me portasses ;
II. 38
i
298 POÉSIE AU XV1*= SIÈCLE.
Ou l'onde en qui tu te lavasses,
Pour mieux tes beautés concevoir!
Ou le parfum et la civette
Pour emmusquer ta peau douillette,
Ou le voile de ton tetin.
Ou de ton col la perle Jine
Qui pend sicr ta blanche poitrine,
Ou bien, Maîtresse, ton patin^\
I. Rapprocher de cette pièce les vers suivants de Tea-
nyson :
// is ihe millers daughter.
And she is grown so dear, so dcar,
That I uiould be the jewel
That trembles al her ear:
For hid in singlets day and night
J'd touch her neck so warm and vjhile
And I vjould be the girdle
About her da'inly, dainty ivaist.
And her heart would beat against me
Jn sorrow and in rest :
And I should knovj if it beat right
l'd clasp it round so close and tight !
And I would be her necklace,
And ail day long to fall and rise
Upon her balmy bosoin
With her laughter or her sighs.
I
ANACREON. 299
Ce dernier vers, dans sa chaussure bourgeoise, a
je ne sais quoi de court et d'imprévu, de tout à
fait bien monté.
Mais il était plus facile, en général, aux vrais
poètes d'imiter Anacréon que de le traduire. Belleau
gagna surtout, on peut le croire, à ce commerce
avec le plus délicat des Anciens d'emporter quelque
chose de ce léger esprit de la muse grecque qui se re-
trouva ensuite dans l'une au moins de ses propres
poésies. Il est douteux pour moi qu'il eiàt jamais
fait son adorable pièce d'Avril tant de fois citée,
sans cette gracieuse familiarité avec son premier
modèle; car, si quelque chose ressemble en fran-
çais pour le pur souffle, pour le léger poétique
désintéressé, à la Cigale d'Anacréon^, c'est
Atid I would. lie so l'gJ't, so Ugl^t
I scarce shoiild be undasped at 7iighl.
C'est gai, vif, tendre, caressant, sautillant, et en même
temps d'une inspiration légère et pxire :
C'est la fille du meunier.
Et elle m'est devenue si chère, sî chère.
Que je voudrais être la boucle
Qui tremble à son oreille.,, etc., etc.
N'est-ce pas joli ? Le rhythme s'accorde si bien avec
l'idée gracieuse et simple.
r. Le fond du plaisir qu'on éprouve à la lecture de la
Cigale d'Anacréou (si on le cherche à la manière d'Aris-
tote, de Longin ou d'Eustathe), c'est de voir exprimé
dans le style le plus léger et le plus vif ce bonheur qui
consiste à se passer des choses communes, à ne sentir
que les plus nobles instincts, les jouissances les plus dé-
JOO POÉSIE AU XVI* SIÈCLE.
VAvril de Belleau. Il arriva ici à nos poëtes ce
qu'un anonyme ancien a si bien exprimé dans une
ode que nous a conservée l'un des manuscrits
de VAnthologie; je n'en puis offrir qu'une imi-
tation :
Je dormais : voilà qu'en songe
{Et ce n'était point mensonge),
Un vieillard me vit passer,
Beau vieillard sortant de table;
Il m'appelle, 6 voix aimable!
Et moi je cours l'embrasser.
Anacrèon, c'est lui-même.
Front brillant, sans rien de blême :
Sa lèvre sentait le vin;
Et dans sa marche sacrée,
Légèrement égarée.
Amour lui tenait la main.
Faisant glisser de sa tête
Lis et roses de la fête,
Sa couronne de renom.
Il se Vote et me la donne :
Je la prends, et la couronne
Sentait son Anacrèon.
licates et les plus éthérées, la poésie, le chant; à en
avoir sans cesse à sa disposition et en soi-même la source
courante : ce qui caractérise proprement la félicité des
Dieux.
ANACREON. 301
Le cadeau riant m'invite,
Et sans songer à la suite.
Joyeux de m'en parfumer,
Dans mes cheveux je l'enlace :
Deptiis lors, quoi que je fasse,
Je n'ai plus cessé d'aimer.
Eh bien ! es que le poëte grec dit là pour les
amours était un peu vrai pour la poésie; nos amis
de la Pléiade, après avoir embrassé le vieillard et
avoir essayé un moment sur leur tête cette cou-
ronne qui sentait son Anacréon, en gardèrent
quelque bon parfum, et depuis ce temps il leur
arriva quelquefois à^anacrèontiser sans trop y
songer.
Belleau, pour son compte' n'a guère eu ce
hasard heureux que dans son Avril ; d'autres
petites inventions qui semblaient prêter à pareille
grâce , telles que le Papillon , lui ont moins
roussi*.
I. Au défaut du Papillon de Belleau, j'en citerai ici un
autre, une des plus jolies chansons de ce gai patois du
Midi, et qui montre combien vraiment l'esprit poétique
et anacréontique court le monde et sait éclore sous le
soleil partout où il y a des abeilles, des cigales et des
papillons. Le refrain est celui-ci :
Picho coiiqiiin de parpayoun,
Voulo, voulo, te prendrai proun!...
« Petit coquin de papillon, vole, vole, je te prendrai
bien ! — De poudre d'or sur ses ailettes, de mille cou-
leurs bigarré, un papillon sur la violette, et puis sur la
302 POÉSIE AU XVI* SIÈCLE.
Celui de tous assurément qui se ressentit et
profila le mieux de la couronne odorante est Ron-
sard. Ce que j'ai pu conjecturer de VAvril, ne
peut-on pas aussi le penser sans trop d'invrai-
semblance de ces délicieux couplets : Mignonne,
allotis voir si la rose..,, où une fraîcheur mati-
nale respire? Après deux ou trois journces d'Ana-
créon, cela doit venir tout naturellement, ce
semble, au réveil. On composerait le plus irré-
prochable bouquet avec ces imitations anacréon-
tiques (et je n'en sépare pas ici Bion niMoschus),
avec un choix de ces pièces qui ont occupé tour
à tour nos vieux rimeurs et notre jeune Chénier.
Ne pouvant tout citer, et l'ayant fait très-fré-
quemment ailleurs, j'en présenterai du moins un
petit tableau pour les curieux qui se plaisent à
ces collections; eux-mêmes compléteront le cadre:
marguerite, voltigeait dans un pré. Un enfant joli comme
un ange, joue ronde comme une orange, demi-nu, vo-
lait après lui. Et pan! il le manquait, et puis la bise
qui soufflait dans sa chemise faisait voir son petit dos
(soun picho cuteou). — Petit coquin de 'papillon, vole,
vole, je te prendrai bien! — Enfin le papillon s'arrête
sur un bouton d'or printanier, et le bel enfant, par der-
rière, vient doucement, bien doucement, et puis, leste !
dans sa main, il le fait prisonnier. Vite alors, vite à sa
cabanette il le porte avec mille baisers; mais las! quand
il rouvre la prison, ne trouve plus dans sa menotte que
la poudre d'or de ses ailes..., petit coquin de papillon! »
— On me dit que cette jolie pièce est de M. Dupuy de
Carpentras, maitre de pension à Nyons, — et député de
la Drôme à l'Assemblée nationale de 1871.
ANACKEON. 303
L'Amour endormi, de Platon, a été traduit par
André ;
L'Amour oiseau, de Bion, l'a clé par Baïf
{Tasse-tems, liv. u) ;
L'Amour mouillé, d'Anacréonj par La Fon-
taine, qui ne fait pas tout à fait oublier Ronsard
{Odes, liv. II, 19) ;
L'Amour laboureur , de Moschus, par André
encore ;
L'Amour prisonnier des Muses, d'Anacréon, et
l'Amour écolier, de Bion, par Ronsard {Odes,
liv. IV, 23, et liv, V, ai);
L'Amour voleur de miel, d'Anacréon à la fois
et de Théocrite, après avoir été traduit assez sè-
chement par Baïf [Passe-tems, liv. i), et prolixe-
ment imité par Olivier de Magny [Odes, liv: iv),
a été ensuite reproduit avec tant de supériorité par
Ronsard (toujours lui, ne vous en déplaise), que
je mettrai ici le morceau, ne fût-ce que pour cou-
per la nomenclature ;
Le petit enfant Amour
Cueilloit des Jleurs à l'entour
D'une ruche, oie les avettes
Font leurs petites logettes.
Comme il les allait cueillant,
Une avette sommeillant
Dans le fond d'une fleurette
Lui piqua la main douillette.
Si tôt que piqué se vit,
Ah! je suis perdu (ce dit);
30^ POESIE AU XVI* SIÈCLE.
Et s'en-courant vers sa mère
Lui montra saplaye amère :
Ma mère, voye^ ma main^
Ce disait Amour tout plein
De pleurs, voye^ quelle enjlure
M'a fait une égratignure!
Alors Vénus se sourit,
Et en le baisant le prit.
Puis sa main lui a soufflée
Pour guarir sa playe enjlée :
Qui t'a, dis-moy, faux garçon,
Blessé de telle façon?
Sont-ce mes Grâces riantes
De leurs aiguilles poignantes?
— Nenni, c'est un serpenteau.
Qui vole au printemps nouveau
Avecque deux ailerettes
Çà et là sur les Jleurettes.
— Ah! vraiment je le cognois
( Dit Vénus) ; les villageois
De la montagne d'Hymette
Le surnomment Melissette.
Si donques un animal
Si petit fait tant de mal,
Quand son alêne époinçonne
La main de quelque personne,
Combien fais-tu de douleur
Alt prix de lui) dans le cœur
ANACREON. . 30$
De celui en qui tu jettes
Tes venimeuses sagettes?
Ce sont là de ces imitations à la manière de La
Fontaine ; une sorte de naïveté gauloise y rachète
ce qu'on perd d'ailleurs en précision et en simpli-
cité de contour. Vénus, comme une bonne mère,
souffle sur la main de son méchant garçon pour
le guérir; elle lui demande qui l'a ainsi blessé,
et si ce ne sont pas ses Grâces riantes avec leurs
aiguilles. Arrêtée à temps, cette façon familière
est un agrément de plus'. Bien souvent, toutefois,
ce côté bourgeois se prolonge, et tranche avec
l'élégance, avec la sensibilité épicurienne. On se
retrouve accoudé parmi les pots; on fourre les
marrons sous la cendre ; Bacchus, l'été, boit en
chemise sous les treilles : heureux le lecteur quand
I. En cette imitation, Ronsard a combiné ingénieuse-
ment quelques traits de la scène de Vénus blessée par
Diomède C//(W^, chant V), Vénus, piquée d'un coup de
lance à l'extrémité de la paume, vers la naissance du
poignet, s'enfuit, remonte au ciel, et se jette en criant
aux pieds de Dionée sa mère, qui la caresse de la main
pour l'apaiser. Et Minerve dit malicieusement à Jupiter
que c'est en voulant sans doute engager quelque femme
grecque à suivre les Troyens qu'elle aime tant, et en la
flattant à dessein, que Vénus s'est déchiré sa main douil-
lette à l'agrafe d'or de la tunique. Ronsard a mis quelque
chose de cette plaisanterie dans la bouche de la mère :
Sonl-cc mes Grâces riantes
De leurs nigtiiUes poignantes ?
n. 39
I
306 POÉSIE AU XVl^ SIÈCLE.
d'autres mots plus crus et des images désobli-
geantes n'arrivent pas. La nappe enfin, quand
nappe il y a, est fréquemment salie, par places,
de grosses gouttes de cette vieille lie rabelai-
sienne.
Mieux vaudrait, mieux vaut alors que tout dé-
borde, que le jus fermente : l'image bachique a
aussi sa grandeur. Ronsard, en je ne sais plus
quel endroit, s'écrie :
Comme on voit en septembre^ aux tonneaux angevins,
Bouillir en écumant la jeunesse des vins...
Cela est chaud, cela est poétique, et nous rend
Anacréon encore, lequel, en sa Vendange, a parlé
du jeune Bacchus bouillonnant et cher aux ton-
neaux.
Mais, d'ordinaire, on reconnaît bien plutôt le
coin d'Anacréon en eux à quelque chose de léger,
à je ne sais quel petit signe, comme celui auquel
il dit qu'on reconnaît les amants ^
Baïf, l'un des plus inégaux parmi les imitateurs
des Anciens, et qui a outrageusement gâté l'Oa-
I. Voici l'endroit et la pièce entière; mais comment
réussir à calquer des lignes si fines, une touche si
simple?
Le fier coursier porte à sa croupe
Du fer brûlant le noir affront;
Le Parihe orgueilleux, dans un groupe.
Se détache, ihiare au front ^ *
Et moi, je sais d'abord celui qu'Amour enflamme :
Il porte un petit signe au dedans de son ame.
ANACREON. 307
rîstys et la Pharmaceutrie^^ a eu de singuliers
éclairs de talent, et, si l'on ne peut dire précisé-
ment que c'est à Anacréon qu'il les doit, puisque
c'est plutôt avec Théocrite et Bion qu'il les ren-
contre, il se ressent du moins alors du voisinage
et ne sort pas de l'anacréontique. On sait les gra-
cieux vers de son Amour vangeur; l'amant mal-
heureux, près de se tuer, y parle à l'inhumaine :
Je vas mourir : par la mort désirée^
Ma bouche ira bientôt être serrée ;
Mais ce pendatit qu'encor je puis parler,
Je te dirai devant que m'en aller :
La rose est belle, et soudain elle passe;
Le lis est blanc et dure peu d'espace;
La violette est bien belle au printemps,
FA se vieillit en U7i petit de temps;
La neige est blanche, et d'une douce pluie
En un moment s'écoule évanouie^
Et ta beauté, belle parfaitement,
Ne pourra pas te durer longuement ,
Des Portes, qui n'allait plus emprunter si loin
ses modèles et s'en tenait habituellement aux Ita-
liens, a ressaisi et continué le plus fin du genre au
sonnet suivant :
Vénus cherche son fils, Vénus tout en colère
Cherche l'aveugle Amour par le monde égaré ;
Mais ta recherche est vaine, 6 dolente Cythère!
Il s'est couvertement dans mon cœur retiré,
I, Dans les Jeux de Baïf, les églogues XVI et XVIII,
308 POÉSIE AU XVI* SIÈCLE.
Que sera-ce de moi? que vie faudra-t-il faire?
Je me vois d'un des deux le courroux préparé ;
Egale obéissance à tous deux j'ai juré :
Lejîls est dangereux, dangereuse est la mère.
Si je recèle Amour, son feu brûle mon cœur;
Si je décèle Amour, il est plein de rigueur,
Et trouvera pour moi quelque peine nouvelle.
Amour, demeure donc en mon cœur sûrement;
Mais fais que ton ardeur ne soit pas si cruelle,
Et je te cacherai beaucoup plus aisément i.
Oa ne peut faire un pas dans ces poètes .sans
retrouver la trace et comme l'infusion d'Ana-
créon. Jacques Tahureau^ qui en était digne, n'a
pas assez vécu pour en profiter. Olivier de Ma-
gny, en ses derniers recueils, y a puisé plusieurs
de S2S meilleures inspirations. En voici une qui
n'est qu'une imitation lointaine, mais qui me pa-
raît d'un tour franc, et non sans une certaine
saveur de terroir qui en fait l'originalité. Le
poëte s'adresse à un de sas amis appelé Jean Cas-
tin, et déplore la condition précaire des hommes:
Mo)i Castin, quand j'aperçois
Ces grands arbres dans ces bois,
I. Voir, pour le début, celui de l'Amour fugitif de
Mosclius, puis l'ode d'Anacréon, dans laquelle l'amour,
après avoir épuisé contre lui tous ses traits, se lance lui-
même en guise de flèche dans son cœur, et, une fois
logé là, n'en sort plus.
A N A C R K O N . 3 Op
Dépouillés de leur parure,
Je ravasse à la verdure
Qui ne dure que six mois.
Ptiis je pense à notre vie
Si malernent asservie,
Qu'el' n'a presque le loisir
De choisir qrcelque plaisir,
Qu'elle ne nous soit ravie.
Nous semblons à l'arbre verd
Qui demeure un temps couvert
De mainte feuille naïve.
Puis, dès que l'hiver arrive,
Toutes ses feuilles il perd.
Ce pendant que la jeunesse
Noîis répand de sa richesse.
Toujours gais nous Jlorissons ;
Mais soudain nous flétrissons
Assaillis de la vieillesse.
Car ce vieil faucheur^ ce Tems,
Qui dévore ses enfans.
Ayant ailé nos années.
Les fait voler empennées
Plus tôt que les mêmes vents ^.
Doncques tandis que nous sommes,
Mon Castin, entre les hommes,
N'ayons que notre aise cher,
I. Plus vite que les vents mêmes.
}IO POESIE AU XVl'' Slf:CLE.
Sans aller là-haut chercher
Tant de feux et tant d'atomes.
Qiielque fois il faut mourir ,
Et, si quelqu'un peut guérir
Quelquefois de quelque peine,
Enfin son attente vaine
Ne sait plus oii recourir.
Vespérance est trop mauvaise.
Allons doncques sous la braise
Cacher ces marrons si beaux,
Et de ces bons vins nouveaux
Appaisons notre mésaise.
Visant ainsi notre cœur,
Le petit Archer vainqueur
Nous viendra dans la mémoire;
Car, sans le manger et boire j
Son trait n'a point de vigueur.
Puis avecq' nos nymphes gayes
Nous irons guérir les playes
Qu'il nous fit dedans le flanc.
Lorsqu'au bord de cet étang
Nous dansions en ces saulayes^.
Je n'aurais qu'à ouvrir les recueils poétiques de
Jean Passerai et de Nicolas Rapin pour y ramas-
ser à plaisir de nouveaux exemples. Gilles Durant,
I. Au troisième ivre des Odes d'Olivier de Magny
("1)59).
ANACREON. Jll
surtout, foisonne en cas raffinés : Amour pris au
las, Amour jouant aux échecs; Jean Dorât, dans
ses imitations grecques, avait déjà fait, d'un goût
tout pareil. Amour se soleillant^. Mais j'aime
mieux citer de Durant quelques stances, oii un
ton de sentiment rachète la manière :
Serein je voudrais être, et sous un vert plumage,
Çà et là voletant,
Solitaire, passer mes ans dans ce bocage,
Ma sereine chantant.
Oiseau, je volerois à toute heure autour d''elle ;
Puis sur ses beaux cheveux
f arrêterais mon vol, et brûlerois mon aile
Aux rayons de ses yeux.
Et après avoir continué quelque temps, et avec
vivacité, sur ce genre d'ébats :
Parfois époinçonné d'une plus belle envie,
Je voudrois becqueter
Sur ses lèvres le miel et la douce ambroisie
Dont se paît Jupiter.
Sotis mon plumage vert, à ces beaux exercices
Je passerais le jour.
I. Aux Grands-Jours de Poitiers de l'an 1579, à pro-
pos de cette puce célèbre qu'Etienne Pasquier aperçut et
dénonça sur le sein de mademoiselle Des Roches, on ne
manqua pas de chanter l'Amour puce, et l'avocat Claude
Binet, parodiant l'Amour piqué par une abeille, imagina
de le faire piquer par cette puce.
312 POESIE AU XVI^ SIÈCLE.
Tout confit en douceurs, tout confit en délices,
Tout confit en amour.
Puis, le soir arrivé, je ferais ma retraite
Dans ce bois entassé,
Racontant à la Nuit, mère d'amour secrète,
Tout le plaisir passé.
Toujours le mCMne sujet, on le voit, ce même
fond renaissant qui présente, a dit Moncrif, cer-
taines délicatesses, certaines simplicités, cer-
taines contradictions, dont le cœur humain
abonde. Le détail seul, à y regarder de très-près,
diffère, et l'ingénieux s'y retrouve pour qui s'y
complaît'.
I. Olivier de Magii}-, que nous citions tout à l'heure,
avait dit déjà assez gentiment, dans une ode à s'amie,
selon une idée analogue de métamorphose amoureuse :
Quand je te vois au malin
Amasser en ce jardin
Les fleurs que l'auhe nous donne.
Pour t'en faire une couronne.
Je désire aussi soudain
Etre, en forme d'une abeille.
Dans quelque rose vermeille
Qui doit choir dedans ta main.
Car tout coi je me ticndrois
(^Alors qne tu t'en viendrais
La cueillir sur les épines)
Entre ses feuilles pourprines,
Sans murmurer nullement,
Ne battre l'uneou l'autre l'aile,
ANACREON. 3IJ
Vauquelin de La Fresnaie, en plus d'une épi-
gramme ou d'une idylle, contribuerait aussi pour
sa part au léger butin, si on le voulait complet'.
C'est lui qui donne cette exacte et jolie définition
de l'idylle, telle que les Anciens l'entendaient :
« Ce nom d'idillie m'a semblé se rapporter mieux
à mes desseins, d'autant qu'il ne signifie et ne re-
présente que diverses petites images et gravures
en la semblance de celles qu'on grave aux lapis,
De peur qu'une emprise telle
Finit au- commencement.
Puis, quand je me sentirais
En ta main, je sortirais.
Et m'en irais prendre place.
Sans te poindre, sur ta. face ;
Et l.\, baisant mille fleurs
Qui sont autour de ta bouche.
Imiterais celte mouche
Y suçant mille senteurs.
Et si lors tu te fâchais,
Me chassant de tes beaux doigts.
Je m'en irais aussi vite
Four ne te voir plus dépile;
Mais premier, autour de toi,
Je dirais, d'un doux murmure.
Ce que pour t'aimer j'endure
El de peines et d'émoi,
I. Les Mémoires de la Société académique de Falaise
(1841) contiennent une bonne notice sur Vauquelin, par
M. Victor Choisy : recommandable exemple pour chaque
ville ou chaque province d'étudier ainsi son vieux poëte.
II. 40
31^ POESIE AU XVI* SIÈCLE.
aux gemmes et calcédoines, pour servir quelque-
fois de cachet. Les miennes en la sorte, pleines
d'amour enfantine, ne sont qu'imagettes et petites
tablettes de fantaisies d'Amour. » Une idylle,
une odelette anacréontique ou une pierre gra-
vée, c'est bien cela ; et, à la grâce précise de sa
définition, le bon Vauquelin montre assez qu'il
a dii souvent atteindre dans le détail à la justi-
fier. Son volume de poésies est peut-être celui
d'où l'on tirerait le plus de traits dans le goiit
de ceux que nous cherchons :
Amour j tais-toi! mais prends ton arc,
Car ma biche belle et sativage,
Soir et matin sortant du parc,
Passe toujours par ce passage.
Voici sa piste : oh! la voilà!
Droit à son cœur dresse ta vire^,
Et ne faux point ce beau coup-là.
Afin qu'elle n'en puisse rire.
Hélas! qu'aveugle tu es bien!
Cruel, tu m'as frappé pour elle :
Libre, elle fuit, elle n'a rien ;
Mais las! ma blessure est viortelle.
Mais il faut craindre pourtant d'entasser par
trop ces riens agréables et d'affadir à force de
sucreries. Je n'ai voulu ici que dégager un der-
nier point de vue en cette poésie du xvi® siècle et
I. Vire, espèce de trait d'arbalète, lequel, lorsqu'on le
tire, vole comme en tournant (Ménage).
AN'ACRtON. 315
diriger un aperçu dont l'idée est plus souriante
que le détail prolongé n'en serait piquant. L'Ana-
créon, chez nous, ne cessa de vivre et de courir
sous toutes les formes durant le siècle suivant et
depuis jusqu'à nos jours. L'abbé de Rancé, âgé
de douze ans, en donnait une très-bonne édition
grecque; La Fontaine le pratiquait à la gauloise
toute sa vie. Chaulieu, plus qu'aucun, se peut
-dire notre Anacrépn véritable, et c'est dommage
que sa poésie, trop négligemment jetée, ne nous
rende pas tout son feu naturel et son génie. Mon-
crif, avec bien moins de largeur, et plusieurs du
xviii^ siècle après lui, ont eu des parties, des
traits aiguisés du genre. Voltaire, en quelques
pièces légères, l'a saisi et comme fixé à ce point
parfait de bel-esprit, de sensibilité et de goût,
qui sied à notre nation. André Chénier n'a eu
que peu d'anacréontique, à proprement parler,
dans le sens final; il est remonté plus haut, et si
j'écris quelque jour sur Théocrite, comme j'en ai
le désir, je marquerai avec soin ces différences. Le
plus vraiment anacréontique des modernes a peut-
être été le Sicilien Meli. Béranger pourrait sembler
tel encore, mais par quelques imitations habiles et
de savantes gaietés, plutôt que par l'humeur et le
fond : lui aussi, je le qualifierai un poëte de l'art.
Quoi qu'il en soit, c'est bien certainement au
XVI* siècle et au début que l'imitation immédiate
et naïve d'Anacréon se fait le mieux sentir. Le
second temps, le second pas des essais de la
Pléiade en demeure tout marqué. Ayant insisté
précédemment sur l'issue et les phases dernières
3l6 POÉSIE AU XVl*^ SIÈCLE.
de cette école, sur ce que j'ai appelé son détroit
de sortie, j'ai tenu à bien fixer aussi les divers
points du détroit d'entrée; c'est entre les deux
qu'elle a eu comme son lac fermé et sa mer inté-
rieure. En 1550, irruption brusque, rivage inégal ;
en iSS+7 continuation plus ornée, plus polie, jus-
qu'à ce qu'en 1572 on arrive tout en plein au
golfe de mollesse, A partir de 1SS4, la colline, la
tour d'Anacrcon est signalée : la flottille des
poètes prend le vieillard à bord, et il devient
comme l'un des leurs.
Et maintenant, de ma part, c'est pour long-
temps: c'en est fait, une bonne fois, de venir par-
ler de ces poètes du xvi® siècle et de leurs fleu-
rettes : j'ai donné le fond du panier.
Avril 1842.
DE
L'ESPRIT DE MALICE
AU BON VIEUX TEMPS
LA MONNOIE. — GROSLEY
I
■^cryifc^ ouRCLuoi pas aujourd'hui une de
ces petites dissertations comme on
n'en fait plus, comme Addison les
esquissa en morale, comme d'Israéli
les crayonna en littérature, qui ne
soient ni des traités ni des odes, et ne prétendent
qu'à être de simples essais? Essayons.
On se demande souvent, lorsqu'on lit des livres
du vieux temps et qu'on les trouve à la fois as-
saisonnés d'une certaine malice et de beaucoup de
naïveté, ce qu'il faut croire de leurs auteurs et de
l'esprit qui les a inspirés. C'est surtout lorsqu'on
les voit se jouer autour des objets de leur vénéra-
3)B POÉSIE AU XVI^ SIÈCLE.
tion et de leur culte, y porter toutes sortes de
familiarités et même des hardiesses, puis repren-
dre tout aussitôt ou paraître n'avoir pas quitté le
ton révérencieux, c'est alors qu'on s'étonne et
qu'on cherche à faire la double part dans ce mé-
lange, la part d'une bonhomie qui serait pourtant
bien excessive, et celle d'une ruse qu'on ne peut
admettre non plus si raffinée.
Nos anciens Mystères ou représentations dra-
matiques de choses saintes sont le genre qui pro-
voque le plus naturellement ces questions. Nos
bons aïeux n'y éludaient aucun des côtés scabreux
du sujet; bien loin de là, ils étalaient au long ces
endroits en les paraphrasant avec complaisance'.
Qu'il s'agisse, par exemple, de Conception imma-
culée et d'Incarnation, ils vont tout déduire par
le menu, mettre tout en scène, les tenants et abou-
I. La première partie de ce volume étant déjà impri-
mée, je profite d'une dernière occasion pour mentionner
une publication très-importante sur les anciens -mystères
que donne en ce moment (1843) M. Louis Paris, biblio-
thécaire de Reims. Il y traite plus particulièrement du
mystère de la Passion, et cela en vue des Toiles peintes de
l'Hôtel-Dieu de Reims, qui en sont comme une mise en
scène illustrée et une commémoration. M. L. Paris, en
voulant bien citer et contredire avec toute sorte de cour-
toisie gracieuse notre opinion peu favorable à ce vieux
théâtre, fait appel à notre goût mieux informé. Il nous
signale et nous recommande, entre autres, une scène de
quelque intérêt, lorsque Judas découvre, comme Œdipe,
qu'il a tué son père et épousé sa mère (tome I, page 58);
on trouve là en effet la matière, sinon la forme, de l'hor-
LA MONNOIE. GROSLEY. JJ(J
tissants. Joachim et Anne, les parents de la
Vierge, et qui ne l'eurent qu'après vingt ans de
ménage, commencent par se plaindre longuement
de leur stérilité. Joachim surtout, dont l'offrande
a été refusée au temple, ne peut digérer son af-
front :
Quand j'ay bien en mon cas regard,
Je suis réputé pour infâme;
Tient-il à moy ou à via femme
Que ne pouvons enfans avoir,
Ou se le divin présçavoir
De Dieu l" a ordonné ainsi?
J'en suis en si très grant soucy
Que je ne sçay quel part aller.
Et il s'en va aux champs parmi ses bergers qui
ne peuvent lui arracher que des demi-mots et ne
parviennent pas à le distraire :
reur tragique. Nous distinguerions plus volontiers, et
comme s'acheminant vers le pathétique, le dialogue
entre Jésus et sa sainte mère (tome I, page 317),
lorsque celle-ci, à la veille de la Passion, le supplie en
vain d'être un peu clément envers lui-même. Ces situa-
tions naturelles avaient encore de quoi émouvoir indé-
pendamment de ce qu'on appelle talent, et il semblerait
en vérité qu'ici vers la fin de cette dernière scène il y ait
eu un éclair de talent. Mais ce que nous pouvons dire en
toute assurance, c'est que des publications comme celle
de M. L. Paris, en déroulant les pièces avec ampleur et
fidélité, aident beaucoup au règlement définitif de la
question.
Citer aussi le Drames d'Adam du xii^ siècle publié par
M. Victor Luzarche (Tours, 1854).
3 20 POKSIE AU XV l"^ SIÈCLE.
ACHiNj l'un des bergers,
Passe\ le temps avecqucs nous
Pour vous oster de ceste peine,
JOACHIM.
Je vu:il aller sur ceste plaine
Contempler ung petit mon cas.
Enfin Dieu prend pitié d'eux, et un Ange est en-
voyé à sainte Anne pour lui annoncer qu'elle sera
mère. Marie, aussitôt née, croît chaque jour en
piété et en sagesse; dès lors nul détail n'est épar-
gné : son vœu de virginité, celui de Joseph, leur
embarras à tous deux quand on les marie, et
l'aveu mutuel qu'ils se font, ks doutes de Joseph
ensuite, quand il voit ce qu'il ne peut croire, et
la façon dont il les exprime, tout cela est exposé,
développé bout à bout avec une naïveté incontes-
table, avec une naïveté telle qu'il est presque im-
possible aujourd'hui d'extraire seulement les pas-
sages et de les isoler de leur lieu sans avoir l'air
déjà de narguer et de profaner. Or, un tel effet
ne se peut admettre à la date oxi ces représenta-
lions eurent plein crédit. Force est donc de si re-
jeter sur la naïveté profonde des auteurs et des
spectateurs. Et pourtant je me pose tout à côté
la question que voici : Quelques-unes de cessocncs
singulièrement familières n'ont-elles pas excité as-
sez vite, chez un bon nombre des acteurs et spec-
tateurs, quelque chose de ce sourire et de ces
plaisanteries sans conséquence qui circulent ou
qui, du moins, naguère circulaient volontiers
LA MONNOIK. GROS LE Y. j U I
parmi les bons chrétiens de campajjne, les soirs
où l'on chantait certains gais noLMs?
Les Noëls bourguignons de La Monnoie peuvent
nous être comme une limite extrême à cet égard.
On ne saurait ni;;r qu'il ne s'y soit glissé, avec
intention de l'auteur, une assez sensible dose de
raillerie et de malice; pourtant la gaieté surtout
domine et fait les frais. Je ne dis pas qu'on soit
très-édifié en les chantant, mais je ne crois pas non
plus qu'on en ait été très-scandalisé là oîi d'em-
blée ils circulèrent, chez les bourgeois et les
vignero;is. La Monnoie semble avoir voulu faire
après coup comme les chœurs lyriques de ces
vieux mystères de la Nativité et de la Conception
qui étaient fort de sa connaissance, et il les a
faits avec un talent et un sel dont il n'y a pas
vestige dans les anciennes pièces i. Pourtant je
n'aperçois pas de solution de continuité ni de rup-
ture entre l'esprit premier qui se réjouissait aux
scènes naïves et celui qui accueillit ses fins cou-
plets. On est avec lui à l'extrême limite, j'en con-
viens; mais en deçà on trouve place pour bien des
degrés de cette plaisanterie indécise et de cette
malice peu définie qui me paraît précisément un
ingrédient essentiel dans la naïveté de nos bons
aïeux, et que je voudrais caractériser. Cet esprit
du vieux temps, tel que je le conçois et tel qu'on
I. Voir, si l'ou veut, l'exemple cité à la suite du Pre-
dicaloriana (page 338) de M. Gabriel Peignot, lequel est
lui-même le dernier de cette vieille race dijonnaise.
J'aime à rapprocher ces noms de famille.
II. 41
322 POESIE AU XVI*' SIÈCLE.
l'aime, avant toutes les philosophies et les ré-
formes, était quelque chose de très-franc, de très-
naturel et aussi d'assez compliqué. On se trompe-
rait fort si on le croyait toujours aussi gimple
qu'il le paraît, et de même si on l'estimait tou-
jours aussi malin qu'à la rigueur il pourrait être.
L'esprit du bon vieux temps, avant qu'on l'eût
éveillé et gâté, avant qu'on lui eiit appris tout ce
qu'il recelait, et qu'on lui eût donné, suivant le
langage des philosophes, conscience et clef de lui-
même, cet esprit allait son train sans tant de fa-
çons, se conduisant comme un brave manant chez
lui : il doute, il gausse, il croit, tout cela se
mêle'. Mais c'est parce que la foi, ce qu'on ap-
pelle la foi du charbonnier, s'y trouve avant et
après tout, c'est pour cela que le reste a si bien
ses coudées franches. Le xyiii** siècle, ne l'ou-
blions pas, et déjà la Réforme en son temps,
sont venus tout changer; ils sont venus donner un
sens grave et presque rétroactif à bien des choses
qui se passaient en famille à l'amiable : pures es-
piègleries et gaietés que se permettaient les aînés
de la maison entre soi. Ces peccadilles, une fois
dénoncées, et quand on a su ce qu'on faisait, ont
pris une importance énorme. Pour se les expliquer
chez nos dignes aïeux, et pour en absoudre leur
religion, on a pris le parti de les faire en masse
plus naïfs encore qu'ils n'étaient, c'est-à-dire trop
I. M. Saint-Marc Girardin a parlé quelque part du
(( moyen âge vivant, animé, moqueur, croyant de bonne-
foi, et médisant de bon cœur. «
LA MONNOIE, GROSLEY. 323
bêtes. Non pas. Notre indulgence plénière à leur
égard n'est qu'une vanité de plus. Nos aïeux soup-
çonnaient plus d'une chose, ils en riaient, ils s'en
tenaient là. Les filles avaient la beauté du diable;
chacun avait, je l'ai dit, la foi du charbonnier;
et plus d'un laissait percer le bon sens du maraud:
Je gros du monde roulait ainsi, sans aller plus
mal. L'esprit du bon vieux temps en soi n'eût
jamais fait de révolution, n'eût jamais passé à
l'état de xviii^ siècle : il a fallu à certains mo-
ments deux ou trois hommes ou démons, les Lu-
ther et les Voltaire, pour le tirer chacun en leur
sens et pour jeter le pont. Mais le propre du vieil
esprit, même gaillard et narquois, était de ne pas
franchir un certain cercle, de ne point passer le
pont : il joue devant la maison et y rentre à peu
près à l'heure ; il tape aux vitres, mais sans les
casser. Il a le dos rond i. L'esprit que j'appelle
de xviii* siècle au contraire a pour caractère le
prosélytisme, le dogmatisme, beaucoup de mor-
gue ; il pousse au Naigeon et au Dulaure. Il n'y
en a pas l'ombre chez nos bons aïeux, en leurs
plus libres moments; rien de cet esprit prédicant,
agressif, qui tire parti de tout ; ils n'en tiraient
que plaisir.
On a remarqué dès longtemps cette gaieté par-
ticulière aux pays catholiques; ce sont des enfants
qui sur le giron de leur mère lui font toutes sortes
de niches et prennent leurs aises. Le catholicisme
chez lui permet bien des choses, quand on ne
I. C'est la différence de Piron à Voltaire.
3.1-1. POESIE AU XVl"^ SIECLE.
l'attaque pas de front. N'avez- vous jamais remar-
qué dans !a foule, un jour de fête, ces bons grands
chevaux de gardes municipaux entre les jambes
desquels se pressent les passants, filles et garçons,
et qui ne mettent le sabot sur personne? Tels sont
les bons chevaux des gardes du pape en pays ca-
tholiques'. Chez nous, le gallicanisme compliqua
un peu : il permit d'être plus logique, il empêcha
aussi de l'être trop. La gaieté se trempa davan-
tage d'un certain bon sens pratique, sans tou-
tefois passer outre. 1! y eut toujours la paroisse
et le curé. Entre deux Pâques pourtant, l'espace
était long, la marge était large, et le malin, sans
avoir l'air d'y songer, s'accordait bien des choses.
La race de ces esprits du vieux temps, très-
secouée et un peu modifiée par le xvi^ siècle, mais
encore fidèle, a survécu jusque dans le xviii^, et
il est curieux de la retrouver là plus distincte
I. On lit dans les Œuvres choisies de La Monnoie
(tome II, page 221) : t Le Pogge vivoit dans un siècle
de bonne foi et d'ingénuité où il étoit permis à la bouche
d'exprimer ce que le cœur pensoit. Lui, avec quelques-
uns de ses confrères et autres gala'ns hommes de ce
temps-là, s'assembloient à certains jours en une chambre
secrète du palais du Pape, et là se divertissoient à faire
ces jolis Contes, dont nous avons encore le recueil, tra-
duit en toutes sortes de langues... C'est ainsi qu'on en
usoit alors en Italie, et ce ne fut guère qu'après le con-
cile de Trente qu'on devint plus réservé. Avec quelle
liberté n'ont pas écrit les Bernin, les Maure, les Molza,
sans qu'on leur ait fait d'affaire? » Voir le petit Pogge
de l'abbé Noël (1798), qui est dédié aux martes de La
Monnoie.
LA M ON' NOIE. — GROSLEY. 325
dans quelques individus à part, dans quelques
échantillons IranchJs. Nous verrons tout à l'heure
jusqu'à quel point La Monnoie en était. Quel-
qu'un aussi qui certainement en tenait fort, l'un
de ces derniers Gaulois, c'était Grosley, Fillustre
Troyen. Il raconte en sa Vie (écrite par lui-même)
une historiette qui revient droit à mon propos.
Tout enfant, les soirs, il lisait beaucoup; il lisait
les figures de la Bible, les vies des saints, et adres-
sait, chemin faisant, toutes sortes de questions
auxquelles le plus souvent répondait d'autorité la
bonne vieille servante installée dans la famille
depuis trois générations, et qu'on appelait sim-ple-
ment Marie Grosley : « Là, là, disait celle-ci, il
n'y a que les prêtres qui sachent cela, et encore
les prêtres eux-mêmes doivent y croire sans y
aller voir; ça ne regarde que les médecins. »
Telles étaient les réponses que l'enfant obtenait
d'ordinaire sur les questions relatives à la reli-
gion, à la physique; et à ces solutions de la ser-
vante-gouvernante, sa bonne et vénérable aïeule,
d'une voix plus douce, ajoutait quelquefois :
« Va, va, mon enfant, quand tu seras grand, tu
verras qu'il y a bien des choses dans un chosier. »
Et Grosley nous dit qu'en avançant dans la vie
il eut maintes fois occasion de renvoyer bien
des choses et des pensées au chosier de sa grand'-
mère.
Et bien ! même en ces vieux âges d'auparavant,
à maint spectacle, à maint prône, en mainte oc-
casion profane ou sacrée, il y avait (en doutez-
vous?) plus d'une servante Marie, plus d'une aïeule
32(3 POÉSIE AU XVI* SIÈCLE.
de Grosley, plus d'un Grosley enfant qui faisait
des questions; il naissait plus d'une pensée, et
cette pensée trouvait son mot, et les honnêtes pa-
roissiens souriaient en se signant; puis on ren-
voyait , ou mieux on laisait finalement retomber
le tout au grand chosier d'à côté ; c'était question
close; au moindre rappel, au premier coup de
cloche, tout au plus tard au second, on baissait
la tête, on pliait les deux genoux devant la
croyance subsistante et vénérée ; on faisait acte
sincère de cette humilité et de cette reconnaissance
du néant humain, qui n'est pas la moindre fin de
toute sagesse.
Entre Tesprit du pur bon vieux temps, lel que
j'essaie ici de le saisir, non pas à telle ou telle
époque déterminée (car il nous fuirait peut-être),
mais dans son ensemble et comme dans son éma-
nation même, entre cet esprit et celui du xyiii^^siè-
cle que nous connaissons de pr^s, il y eut pour-
tant un intermédiaire, un conducteur un peu
ambigu et couvert, que j'appellerai tout de suite
par son nom, l'Érasme, le Bayle, le Montaigne,
le Fontenelle. Ici l'auteur sait ce qu'il fait, mais
il le dissimule autant qu'il le veut. Le lecteur est
partout chatouillé d'une pointe discrète qui vient
on ne sait d'où, et s'arrête à fleur de peau ; il ne
tient guère qu'à lui de se l'enfoncer davantage ou
de se l'épargner. Mais ces ménagements et ces
calculs n'ont qu'un temps. Au xvi* siècle, l'es-
prit protestant fit à sa manière ce qu'a fait plus
tard l'esprit philosophique au xviii* siècle. Il
attaqua brutalement les choses dans une fin chré-
tA MONNOIE. GROSLEY. yj.J
tienne, et démasqua les habiles. Le xvm*^ siècle
les tira à lui et les salua ses complices. En eux
dès lors la pointe parut à nu et devint aiguillon.
Malgré tout, même depuis Érasme, môme du-
rant Montaigne, même à travers Bayle, quelque
chosa de cet esprit d'autrefois^ mi-parti de ma-
lice et de soumission sincère, s'est conservé chez
quelques individus de marque, la malice dominant,
il est vrai, mais la soumission aussi retrouvant
son jour. Parmi nos poètes, jusque parmi les plus
émancipés, la race se suit très-disiincle. Je laisse
bien vite Rabelais de côté; c'est un trop gros mor-
ceau pour que je m'en incommode. Mais Passe-
rat, mais Régnier, qui pourtant ont passé par lui,
retrouvent des conversions sincères (j'insiste sur
U mot), de vraies larmes. Le bon Gringoirc, au-
teur de railleuses soties et le type de ce vieux
genre, finit pieusement et mérite d'être enterré à
Notre-Dame. La Fontaine, Piron lui-même, sont
de grands exemples. Chez tous ces hommes, qu'y
avait-il eu à leurs plus vifs moments et à leurs
heures les plus buissonnières? Écoutons Grosley
encore nous parlant d'un de ses amis, le joyeux
abbé Courtois : « Il m'admettoit, dit-il, à parta-
ger ses plaisirs, dont la gaieté, qui lui était com-
vîune avec toutes les belles dmes, faisoit le fonds
et forraoit l'assaisonnement. » Voilà bien le vrai
fonds antique de nos pères, fonds de gaieté sans
malignité et sans fiel, ou bien gaieté aiguisée de
malice, mais sans rien d'ambitieux, d'orgueilleux
et de subversif. Ces derniers points nous revien-
nent eu propre et à tous les vrais modernes.
j :B roÉsiE AU xvi^ siècle.
II
Ceci posé, et par manière de libre éclaircisse-
ment, je m'étendrai un peu sur deux échantillons
du vieux genre, et d'abord sur La Monnoie, qu'une
nouvelle édition d^ ses Noëls a remis récemment
sur le tapis'. Un écrivain estimable, M. Viardot,
en a parlé à son tour assez au long et avec con-
naissance de cause, étant, je crois, du pays; pour-
tant, comme il lui est arrivé d'en, parler dans un
Recueil qui, e;i se proclamant indévendant, es
plus qu'aucun assujetti à de certains systèmes, le
critique trop docile a mêlé à son analyse d'étranges
préoccupations, et dans le choix que le bon La
Monnoie avait fait, c-ttc fois, du patois natal, il
a plu à son admirateur de découvrir je ne sais
quelles perspectives toutes merveilleuses : « On
peut dire, écrit-il de La Monnoie, qu'il sentait le
besoin de tourner le dos au passé au lieu de le
regarder toujours en face, de se laisser aller au
courant des siècles, au lieu d'en remonter la pente,
et d'avancer sur le Jlot du présent vers les mers
inconnues de l'avenir. Il avait entrevu, comme
Charles Perrault, la loi du progrès, ou, si l'on
veut, de la progression qui régit la vie de l' hu-
manité; il était du parti de Perrault- .'... » Assez
1 Les Noëls Bjurguignoiis de Bernard de La Monnoie
(Gui-Barozai), publiés, avec une traduction littérale en
regard, par M. Fertiault. (Paris, Ch. Gosselin.)
2, Kevite indépendante, juillet 1842.
LA MON NOIE. GROSLEY. J'jp
d'apocalyps: ; je m'arrête. On se demande com-
ment des esprits honnêtes et dont, en d'autres
moments et en d'autres matières, le caractère se-
rait plutôt le bon sens, se peuvent laisser aller à
de tels dadas, que le philosophe du logis ^ leur
fournit tout bridés. Je suis fcâché pour ce philo-
sophe s'il ne lui arrive jamais de rire, à part lui,
de ce qu'il inspire; je commence vraiment -à
craindre qu'il ne garde tout son sérieux. Notre
point de vue sur le bon vieux temps ne serait pas
assez complet si nous n'avions à lui opposer de
tels vis-à-vis. Il y a d'ailleurs dans le travail de
M. Viardol des parties mieux vues et dont il faut
savoir gré à l'auteur : il lui eût suffi peut-être de
les indiquer du doigt; cédant à l'esprit de sys-
tème, il y a mis le pouce. Mais d'autres tout à
côté y auraient employé le poing.
Revenons à nos moutons et à La Monnoie qui en
tient fort. Il était de la race directe du vieux temps ;
mais le xvi* siècle y avait passé, c'est-à-dire Rabelais
et Montaigne, c'est-à-dire encore tous les Grecs et les
Latins. Né à Dijon en 164.1, élevé au collège des jé-
suites de cette ville, il marqua de bonne heure sa
vocation pour le bon mot, pour l'épigramme, pour
l'agréable rien; Martial surtout était son fait. Après
des études de droit à Orléans, il s'en retourna vivre
dans son pays, au sein de la société fort agréable
et lettrée qu'offrait cet illustre parlement de Bour-
gogne. Remarquez pourtant que ce séjour prolongé
loin de Paris où il ne vint habiter qu'en 1707,
I. Pierre Leroux.
u. 42
3JO POESIE AU XV I*" SIECLE
âgé de plus de soixante ans, le fit toujours un peu
moins contemporain de son siècle qu'il ne devrait
l'être, au moins pour la littérature française i. Il
a du rapport avec Bayla sur ce point comme sur
plusieurs autres. Malgré ses prix coup sur coup à
l'Académie français2, La Monnoie est très-peu un
poëte du siècle de Louis XIV. Boileau devait
jug3r de tels vers détestables et comme non ave-
nus; mais la moyenne des académiciens du temps
y trouvait une expression prosaïque châtiée et
suffisamment élégante, qui lui rappelait la manière
des bons vers Louis XIII ou Mazarin ; la moyenne
de l'Académie était sujette alors à retarder un
peu. La Monnoie, avant 1671, année de son pre-
mier prix, avait bien plus cultivé la poésie latine
que la française. Le madrigal, il nous l'a dit,
était à sa portée ordinaire, et le sonnet son nec
■plus ultra. Il se dépensait en quatrains, en menus
-distiques, en hendécasyllabes latins, même en tra-
rductions du latin en grec 2 ; il retournait et remâ-
rchait, en s'amusant, son plat de dessert et de
1, Lorsqu'il fut reçu à l'Académie en place de l'abbé
Régnier des Marais en décembre 1713, La Monnoie cita
-dans son discours de réception, tout d'un trait et comme
.ex aquo, les Voiture, les Du Ryer, les Godeau, les Pellis-
son, les Racine, les Segrais, les Charpenlier , les Fléchier,
les Despréaux, pour avoir également réussi dans la prose
et les vers! (Voir l'Éloge de La Monnoie par d'Alem-
bert.)
2. Selon Va\>kè d'Olivet, La Monnoie n'avait guère
moins de quarante ans lorsqu'il se mit au grec, où
cependant il fit d'étonnants progrès.
LA MONNOIE. GROSLEY. 3JI
qiiatre-mendiants du xvi* siècle. Plus d'une fois
il lui arriva de pousser la gaudriole jusqu'à la
priapéei. Ses soi-disant poëmes couronnés n'in-
terrompent qu'à peine ce train d'habitude; le A/e-
vagiana nous donne tout à fait sa mesure.
Lorsque La Monnoie mourut très-âgé, à quatre-
vingt-sept ans (1728), au milieu du concert d'é-
loges qui s'éleva de toutes parts, il échappa, à un
journaliste de dire que M. de La Monnoie n'était
que médiocrement versé dans la moderne littéra-
ture française. Plus d'un biographe s'est récrié
sur ce jugement, et l'abbé Papillon 2 déclare avoir
peine à le comprendre. Rien de plus facile toute-
fois, si l'on entend par littérature moderne Racine
dans Athalie, par exemple, Fénelon, La Bruyère,
déjà Montesquieu naissant^. Le siècle de Louis XIV
a modifié pour nous et entièrement renouvelé le
fonds classique moderne. En quoi consistait ce
fonds auparavant? On avait les Italiens, quel-
ques Espagnols, toute la littérature latine, et si
délaissée aujourd'hui, du xvi^ et même du
xvii^ siècle. C'est là ou vivait d'habitude et où
1. Voir, en cas de doute, le recueil de l'abbé Noël
(1798).
2. Bibliothèque des Auteurs de Bourgogne.
3. M. Viardot a cru voir une preuve très-irrécusable
du caractère tout moderne de La Monnoie dans un éloge
qu'il fit de VŒdipe de Voltaire, lequel éloge est en dis-
tiques latins; belle manière de se montrer moderne! Ce
qu'il serait vrai de dire, c'est que, tout en possédant et
admirant les Anciens, La Monnoie les jugeait avec liberté
d'esprit.
332 POESIE AU XVl'^ SIECLE.
correspondait La Monnoie. A travers la gloire de
son époque, gloire qui se ramasse à nos yeux dans
une sorte de nuage éblouissant, il savait distinguer
et même préférer, pour son usage propre, une foule
d'illustres antérieurs ou contemporains à la veille
d'être ignorés, et auxquels il trouvait je ne sais
quel sel qui le ragoûtait dans quelque recoin du
cornet. Mais surtout il puisait sans cesse à nos
vieilles sources gauloises ; il savait nos francs
aïeux à dater de la fin du xv'^ siècle, et tirait de
leurs écrits un suc qui commençait à devenir chose
rare autour de lui. La dose de malice et de finesse
salée qu'il leur demandait était sans doute pour le
moins égale à celle qu'ils y avaient mise. En sec-
tateur de Martial, il sentait fort son Mellin de
Saint-Gelais. Pourtant une modestie naturelle*,
cette espèce de candeur si compatible, nous l'a-
vons vu, avec une gaieté native, et l'absence de
I. Brossette, qui le visita à Paris dans l'été de 171 3,
raconte ceci (manuscrit de la collection de M. Feuillet):
« Il m'a dit avec modestie qu'il n'était point savant et
qu'il ne pouvoit se piquer que d'une grande envie de
savoir : à propos de quoi il a récité cette épigramme
délicate et jolie de Joannes Secundus dans son livre
intitulé Basia :
Non hoc suaviolum dare. Lux mea, sed dare iantum
Est desiderium flehile suavioli,
(Joann. Secundus, basium 3). »
On peut dire de La Monnoie en efifet qu'il avait de
l'érudition ce qui afFriande.
LA MONNOIF. GROSLEY. 333
toute arrière-pensée, le remettait aisément au
niveau des Brodeau, des Marot et autres fins
naïfs qu'il savourait sans cesse, qu'il commentait
avec délices, et qu'il allait à sa manière reproduire
et égaler. C'est du mélange, en eflet, et comme
du croisement exact de son érudition gauloise et
de son art classique que naquirent un Jour ses
Noëls bourguignons.
Les noëls n'avaient jamais cessé en Bourgogne;
c'était un débris de mystère, une ou deux scènes
de la Nativité qui avaient continué de se jouer et
de se chanter au réveillon, mais en devenant de
plus en plus profanes en même temps que popu-
laires. Souvent même le refrain de Noël n'était
plus qu'un prétexte et un cadre où s'interposaient
les événements du jour; le chanteur courait et
s'ébattait à sa guise, sauf à revenir toucher barre
au divin berceau. Les gens d'esprit du cru se mê-
laient volontiers à ces jeux en patois, et payaient
leur écot à ce qu'on peut appeler les atellanes de
la Crèche. Le bonhomme Aimé Piron^ père du
célèbre Alexis, et apothicaire de son état, avait
fait nombre de ces petites pièces qui couraient la
province. Un jour qu'il en récitait une à La Mon-
noie, celui-ci lui dit : « C'est plein d'esprit, mais
c'est négligé; vous faites cela trop vite. — V'rà,
lui répond l'apothicaire en le regardant ironique-
ment du coin de l'oeil. — Vrà, lui réplique La
Monnoie en appuyant plus fort sur son mot. —
E bé! répond l'autre en continuant de parler pa-
tois, i vorô bé fi voi. — Parguienne, reprend
aussitôt le poëte dijonnais, tu mi voirai. » Et peu
334- POESIE AU XVI^ SIECLE.
de temps après il tenait sa gageure et donnait ses
premiers Noëi^.
Les Noël circulèrent plusieurs anndcs, chantes
çà et là et non imprimes; ils ne sa publièrent dé-
cidiment qu'en 1700. Leur succès fut grand, et
trop grand; ils allèrent, dit-on, jusqu'à la cour.
Une telle lumière mettait leurs plaisanteries trop
à nu ; c'étaient des badineries de famille; la rue du
Tiliot ou de la Roulotte leur convenait mieux.
L'éveil une fois donné, un vicaire de Dijon prêcha
contre, et l'affaire se grossit : la Sorbonne eut à
juger de la culpabilité, et peu s'en fallut qu'elle ne
condamnât. Les modernes biographes ont com-
paré cette quasi-condamnation aux procès de Bé-
ranger. On doit rappeler aussi que les anciens
mystères avaient été, sous François P*", déférés au
parlement et interdits comme prêtant au scandale.
On ne trouverait rien, en effet, dans les malins
couplets de Gtii-Baro^ai, de plus chatouilleux au
dogme que ce qu'on lit dans ces vieux mystères
de la Conception, écrits, je le crois, en toute sim-
plesse, mais bientôt récités et entendus avec un
demi-sourire2.
Ainsi, une différence piquante entre ces mys-
tères et les Noël, c'est que pour les premiers l'au-
j. Notice de M. Fertiault.
2. Si l'on me pressait, j'en saurais donner trop de
preuves. Mais ces citations ainsi détachées acquièrent
une gravité que les passages n'ont pas sur place, j'y ren-
voie ceux qui savent. (Voir pourtant, au précédent Ta-
bkau, chapitre du Théâtre français,)
LA MON NOIE. GROS LE Y. 33$
teur était plus simple, plus contrit, plus humble-
ment dcvot, que ne le furent bientôt acteurs et au-
diteurs, et qu'au contraire ici, pour les cantiques
bourguignons, Baro'{ai avait certes le nez plus fin
que le joyeux public qui en fit tout d'abord son
régal sans songer au péché.
Mais bien d'autres différences s'y marquent, dont
la principale, à mon gré, consiste dans la façon et
dans le talent. La Monnoie s'y prit avec ce patois
comme avec une langue encore flottante, qiii n'avait
pas eu jusque-là ses auteurs classiques, et dont il
s'agissait, en quelque sorte, de trouver la distinc-
tion et de déterminer l'atticisme. Cet atticisme
existait plus ou moins sensible pour les francs
Bourguignons, et au xvi* siècle déjà Tabourot
avait dit du jargon dijonnais que c'était le Tuscan
de Bourgogne, donnant à entendre par là que le
bourguignon le plus fin se parlait à Dijon, de
même que l'italien réputé le plus fin était celui de
Toscane. Pour nous qui, par rapport à cet alti-
que bourguignon, ne sommes pas même des Béo-
tiens, mais des Scythes, nous nous hasarderons
toutefois à le deviner, à le déguster chez La Mon-
noie, comme précédemment nous avons fait ailleurs
pour les vers du poëte Jasmin : les procédés, de
part et d'autre, ne sont pas très-différents et de-
meurent classiques. Ceux qui parlent tant de
poésie populaire devraient bien s'apercevoir un peu
de cela, dans les admirations confuses qu'ils pro-
diguent et dans les mauvais vers qu'ils vont pro-
voquer. La Monnoie appliqua là en petit la mé-
thode d'Horace, lorsque celui-ci voulut créer le
j}(J rOKSIE AU XVl*^ SIÈCLE.
genre et la langue lyrique chez les Latins; ou
bien, pour prendre un exemple plus proportionné,
il fit ce que plus tard M. de Surville essaya de
réaliser pour la langue du xv^ siècle. Mais ce que
M. de Surville recherchait après coup et artifi-
ciellement, La Monnoie l'appliqua cà quelque chose
de vivant et de réeli. D'ailleurs, son soin dut
être le même; il n'avait pas reproché pour rien à
Aimé Piron d'aller trop vite et d'être négligé;
lui, il su4, sans le paraître, se rendre châtié, scru-»
puleux, concis; il fut le Malherbe pratique du
genre,
D'un mot mis en sa place enseigna le pouvoir '
de sorte que, par une singularité très-curieuse, il
se trouve être du siècle de Louis XIV en patois,
et en patois seulement; car là, vrai disciple de
Boileau, il corrige, il resserre, il choisit, tandis
que, dans ses vers français, il n'a que prosaïsme
et langueur. Le Glossaire qu'il a joint à ses Noëls
constitue, à bâtons rompus, toute une poétique
raffinée et charmante, où chaque mot a son his-
toire et ses autorités. Dans un joli apologue latin,
il se compare à Ennius, lequel, un jour, se serait
amusé à exprimer en langage osque l'enfance de
Jupiter et le berceau de Crète; les flamines se
I. Il dut bien aussi songer, érudit comme il était, aux
gracieuses poésies que lui offrait la littérature italienne
dans la littgua coniadinesca, et dont Laurent de Médicis
donna le premier des modèles exquis.
lA MONNOIE. GROSLEY. 337
fâchèrent et firent tapage; mais Jupiter, qui voulut
en juger par lui-même, se mit à pouffer de rire
dès le second couplet. Ennius ici est de la mo-
destie; pour que la corrélation littéraire fût
exacte, il faudrait Varron, ou même quelque
docte Italiote, contemporain d'Horace et de Vir-
gile. On épuiserait ces comparaisons qui éclair-
cissent la pensée, en disant encore que pour cette
habileté à introduire , à insinuer l'art dans le
dicton populaire, La Monnoie fut le Béranger du
genre, ou un Paul-Louis Courier, mais qui ne
laissa point du tout percer le bout de l'oreille.
Baroyai était bien, des deux, le vrai vigneron.
Heureuse rencontre! sans cette idée d'écrire en
son patois, La Monnoie ne léguait aucune preuve
de son très-franc talent de poëte. En français,
c'était un versificateur académique, dénué d'ima-
gination et de vigueur; dans les petites pièces, il
se montrait un pur bel-esprit ; en latin, il ne fai-
sait que retourner les anciens, le Catulle et le
Martial , et sans chance d'avenir , il le savait
bieni. Mais voilà que le patois lui sourit, et, du
coup, son étincelle poétique, qui allait se perdre
sans emploi, trouve où se loger ; elle prend forme
et figure; elle anime un petit corps d'insecte ailé
I. Voir au tome II, page 27e, des Œuvres choisies de
La Monnoie (édit. in-40), ce qu'il dit de la poésie latine
moderne et de Santeuil. Ces fragments de critique, qui
paraissent tirés le plus souvent des lettres de La Mon-
noie, sont en général pleins de vivacité et de sens : on y
retrouve l'homme familier et causant.
n. 43
33^ POÉSIE AU XVl"^ SIÈCLE.
et bourdonnant, qu'elle a comme saisi au pas-
sage. Là trouvent place, tout à point, son esprit
naïf et son trait; il y décèle aussi son imagina-
tion, ou plutôt le patois de lui-même la fournit à
son goîit, et, en quelque sorte, la défraie : deux
ou trois de ces jolis mots, sveltes, chantants, in-
traduisibles, dans une petite pièce, cela fait les
ailes de l'abeille.
La Monnoie avait un grain de sel, ou, pour
parler le langage du crû, un grain de moutarde.
Ce grain n'était pas assez, quand il le dépaysait,
pour assaisonner ou mieux (que la chimie me le
permette) pour faire lever cette pâte toujours un
peu froide et blanche de la noble langue française,
surtout allongée et alignée en alexandrins. En
opérant de près, au contraire, sur des mets du
pays, et dans toutes les conditions d'affinité, le
grain fit merveille.
L'humeur qui domine dans les N^oëi est libre
et sent légèrement la parodie. Mais il est une pa-
rodie naturelle et presque inévitable qui naît du
travestissement même de la Nativité en bourgui-
gnon et de ce rapprochement de Lubine, Robine
et Bénigne avec les Rois-Mages. C'est comme
dans un tableau de la Nativité , de l'ancienne
école flamande, où la Vierge se trouve, de toute
nécessité, coiffée à l'anversoise. Nous en sourions,
mais les Flamands plutôt s'en édifiaient. La Mon-
noie s'est très-bieu rendu compte de cet effet; à
propos des traductions ou imitations que Marot
faisait de Martial, on lit : « Il y a encore une re-
marque à faire sur la manière de traduire de
LA MONNOIE. GROSLEY. jjp
Ma rot, c'est qu'il ajuste à la mode de son temps
la plupart des sujets de son auteur; M. de Bussy
en use à peu près de même, ce qui donne à la
traduction un air d'original qui ne déplaît point.
C'est une espèce de parodie d'une langue à une au-
tre... ^ » Ainsi fit-il en ses Noëls, et ses figures y
prennent un air de connaissance et de voisinage
qui récrée la scène. Le bonhomme Joseph a la
mine ébahie durant l'accouchement et regarde sans
parler sa compagne transie ; l'archange Gabriel, en
robe cramoisie, descend au secours; les bœufs et
les ânes de la crèche sont en joie et font leur
partie sur toutes sortes de tons, en personnes bien
apprises. A entendre cette mélodie étrange, à
laquelle ils sont peu faits, les Mages, effrayés, ont
pensé gâter la cérémonie ; ces Rois-Mages ,
surtout le noir, étaient un continuel sujet de
gaieté :
Joseph, plein de respect,
Dit : Messieurs, je vous prie,
Excuse^, s'il votes plaît,
C'est un âne qui crie.
On a là comme le premier fond de plaisanterie
obligée. L'ingénieux auteur n'a pas manqué d'y
ajouter sa dose, et ne s'est pas épargné les licences
du gai bon sens. On est sous une minorité, avec
I. Œuvres choisies, tome II, page 374. En matière sa-
crée, l'exemple de Menot et de Maillard, ces parodistes
naïfs, et qu'il savait sur le bout de ses doigts, dut lui
revenir aussi et lui fournir plus d'un trait.
340 POÉSIE AU XVl^ SIÈCLE.
le divin Enfant et la Vierge-mère toute clémente;
on se permet le mot pour rire, sans prétendre le
moins du monde secouer le joug; trop heureux
d'adorer, on payera, on paye à l'avance son tri-
but en alléluias et en chansons. Que si le sens
humain trouve par moments que ce mystère,
cette rédemption tant attendue, est le chemin le
plus long, le chemin de l'école, et que le maître
a pris le grand tour pour nous sauver, n'est-ce
pas aussi qu'il nous montre mieilx par là tout
son amour? Et puis le plus sûr est de baisser la
tête, car, en définitive, on a affaire, tout francs
vignerons qu'on est, au Maître du pressoir. Les
libertés de ce genre sont fréquentes chez La Mon-
noie. Le Franklin, c'est-à-dire le bon sens ma-
lin, a eu sa réclame de tout temps. Ici on assiste
tant soit peu, je l'ai déjà dit, aux atellanes, ou,
si l'on veut, aux saturnales de la Crèche. Quand
les soldats romains accompagnaient, un jour de
triomphe, le char de leur Imperator, ils chantaient
des vers fescennins; et nous-même nous avons
pu entendre les grognements des fidèles sur le
petit Caporal, qui certes était bien leur Dieu.
L'essentiel est de savoir s'il y a esprit de révolte
ou non ; et cet esprit ne paraît pas dans les Noëi.
Nous y voyons le grain de plaisanterie s'appli-
quer même à de plus chatouilleux que le divin
Enfant, je veux dire à un petit-fils de Louis XIV.
Dans une chanson en dialogue sur le passage du
duc de Bourgogne à Dijon, après toutes sortes de
descriptions de la fêle et du festin, il est dit
(j'use de la traduction de M. Fertiault) :
LA MON NOIE. GROSLEY. 34.I
Au reste, une chose étrange,
Le Prince Bourbon,
Tout comme nous, quand il mange,
Branle le menton,
Branle le menton, Brunette,
Braille le menton.
Il but non pas des rasades,
Mais des jolis coups,
Et tant qu'il but je pris garde
Qu'il ne disait mot,
Qu'il ne disait mot, Brunette,
Qu'il ne disait mot.
Esl-ce là une bêtise de paysan à la La Palisse^?
Est-ce un rappel indirect que le héros, l'enfant
des Dieux est pourtant un homme? Prenez-le
comme vous voudrez.
La plus jolie pièce à choisir, si l'on voulait
citer, serait sans doute le XIV® des Noëls de la
Roulotte, sur la conversion de Blai^otte et de
Gui, son ami, c'est-à-dire de M"'® de La Monnoie
et de l'auteur lui-même. On retrouve ici encore
une de ces modes du vieux temps. La femme res-
tait plus dévote que le mari, qui faisait le brave
et le rieur durant deux ou trois saisons, mais elle
finissait doucement par le ramener. Vers un cer-
tain noël donc, Blaizotte, jadis si jolie, se sent
prise, un peu tard, d'un saint désir de rejeter
I. La Monnoie se trouve être l'auteur de cette fameuse
chanson de La Palisse, qui a eu une si singulière fortune.
3+2
POESIE AU XVI*^ SIECLE.
toute amotir en arrière, et de renoncer à la ba-
gatelle. Elle en fait part à son ami Gui, au cœur
tendre et encore attaché. Le bon Gui d'abord se
laisse un bout de temps tirer l'oreille; mais,
voyant qu'il le faut et que l'heure a sonné, il finit
à son tour par faire de nécessité vertu et par
suivre son modèle chéri. Il règne dans celte chan-
son, à demi railleuse et à demi émue, un reste de
parfum de l'âge d'or, un accent de Philémon et
Baucis, du bon Damète et de la belle Ama-
rante :
Us s'aiment jusqu'au bout, malgré Veffort des ans.
On lit à ce propos, dans les Œuvres choisies^,
une agréable anecdote qui fait comme le com-
mentaire de la chanson : « Mardi dernier, jour
de sainte Geneviève, patrone de Paris, ma
femme, dit La Monnoie, s'étant levée plus matin
qu'à l'ordinaire, mit son bel habit de satin à
fleurs, et me vint dire en confidence qu'elle s'al-
loit mettre sous la protection de la sainte... »
Et il raconte alors comment, dans la chapelle
souterraine où elle s'agenouille en toute ferveur,
quelqu'un ou quelqu'une trouve moyen de lui
couper, sans qu'elle le sente, la queue de son
manteau. De là une plaisante aventure qui émous-
tille le ménage, et il fait à la dame un petit dizain
de consolation, dans cette idée que, loin que ce
soit fripon ou friponne, qui ait donné ce coup de
I. Tome II, page 278.
LA MON NOIE. GROSLKY. 34.3
ciseau, ce doit être assurément quelque honnête
personne qui, à voir tant de ferveur, se sera dit
tout bas :
Vraiment c'est une sainte,
Je veux avoir un bout de son manteau.
Je ne donnerai pas ici de plus ample échan-
tillon des Noëi- j'aime mieux, pour toutes sortes de
raisons, renvoyer les curieux à l'édition très-acces-
sible de M. Fertiaulti. M. Viardot, qui a d'ail-
I. Amateur des Anciens comme il était, La Monnoie
me pardonnera de préférer à une citation de lui, tou-
jours scabreuse en présence des grandes dames et des
beaux messieurs, la traduction suivante d'une des plus jo-
lies pièces des Anciens, qui avaient aussi leur manière de
no'cls. A une certaine époque de l'année, chez les Rho-
diens surtout, les enfants allaient faire la quête de l'hi-
rondelle ; ils chantaient aux portes : » Elle est venue,
elle est venue, l'hirondelle, amenant les belles saisons et
la belle année ; blanche sur le ventre, et sur le dos
noire. Ne tireras-tu pas hors de ta grasse maison un
panier de figues, et un gobelet de vin, et une éclisse de
fromage, et du froment? L'hirondelle ne refuse pas même
un petit gâteau. Est-ce que ndus nous en irons? ou bien
aurons-nous quelque chose? Si tu nous donnes, nous nous
en irons ; sinon, nous ne laisserons pas la place ; ou nous
emporterons la porte, ou le dessus de la porte, ou bien la
femme qui est assise là dedans. Elle est petite, la femme,
et nous l'emporterons aisément. Allons, donne; si peu
que tu nous donnes, ce sera beaucoup. Ouvre, ouvre la
porte à l'hirondelle, car nous ne sommes pas des vieil-
lards, nous sommes de petits enfants. » Ainsi, même
dans ces chants et ces plaisanteries populaires, la Grèce
34+ POESIE AU XVI^ SIECLE.
leurs fort bien traité ce chapitre des extraits, a
beaucoup insisté sur les rapprochements avec
Voltaire et Béranger, rapprochements qui nous
frappent surtout aujourd'hui, mais qu'il ne faudrait
pas rendre trop exclusifs. La Monnoie peut pa-
raître à quelques égards un précurseur de Vol-
taire, mais en ce sens que Voltaire est un succes-
seur de Villon ; il a l'air de jeter à la cantonade
plus d'une réplique à Béranger, mais à condition
que Béranger et lui se soient rencontrés auparavant
dans quelque corridor de l'abbaye de Thélème.
Pour conclusion dernière de tout ceci : nos
contes et fabliaux du moyen âjîe, qui avaient eu
tant de développement et de richesse originale,
aboutissent à La Fontaine, lequel couronne admi-
rablement le genre; nos miracles et mystères,
qui n'avaient eu que bien peu d'œuvres qu'on
puisse citer (si même il en est de telles), ont un
ricochet bizarre, et viennent aboutir et se rele-
ver, par une parodie graduée et insensible , dans
les Noëls de La Monnoie.
Celui-ci, enfin, qui courait grand risque de se
perdre dans le cortège nombreux des érudits ou
des faiseurs de madrigaux, aura laissé du moins
deux choses qui resteront, le Ménagiana et les
savait mettre de la discrétion et une touche gracieuse de
légèreté ; nos bons Bourguignons, que La Monnoie dut
contenter, y voulaient d'abord plus de lardons et de
langue salée. M. Rossignol, nous le savons, a recueilli
beaucoup de détails érudits sur ces jolis chants et ces
nolls de l'Antiquité ; il rendrait service en les publiant.
LA MONNOIE. GROSLEY. J^J
N^oëi, c'est-à-dire un plat de noisettes pour le
dessert des doctes, et un bouquet de muguet et de
violettes à embaumer le jambon du milieu dans le
souper du Bourguignon.
III
Quant à Grosley, second échantillon d'autrefois
que j'ai promis et auquel il me tarde de venir, il
n'avait rien de poétique; il goûtait peu le madri-
gal, et, bien loin de là, il est allé un jour jusqu'à
écrire tout brutalement : u Les recueils que cha-
que année nous donne sous les titres d'Etrennes
d'Apollon, des Muses, etc., etc., peuvent être
comparés à ces cornets de vermine qu'au Pérou les
gueux payoient pour impôt. » Voilà de ces cru-
dités un peu fortes, du Caton l'ancien tout pur.
Grosley avait d'autres parties plus avenantes; il
tenait de la bonne vieille roche et prose anti-
que. Né à Troyes le i8 novembre 1718, et ainsi
égaré en plein xviii^ siècle, il nous a laissé sur lui,
sur son enfance et sa jeunesse, une portion de
volume malheureusement inachevée, mais em-
preinte d'une saveur qui sent son fruit. Cette Vie
incomplète est tombée, par un second accident,
aux mains d'un éditeur et continuateur des moins
capables de l'entendre. Grosley a eu son Bros-
settc, et dix fois pis, dans l'abbé Maydieu. Cet
abbé était, autant qu'on le peut juger à l'œuvre,
un maître sot qui a entouré à plaisir les jolies
pages de son auteur d'un fatras d'apostrophes et
d'ampouleo, en un mot de tout ce qui leur res-
n. 44
3^6 POÉSIE AU XVl"" SIÈCLE.
semble le moins. Elles n'en ressortent que mieux i.
Ce quart de volume est un de ces livres comme je
les aime, comme on devrait, ce me semble, en
avoir toujours un sur sa table pour se débar-
bouiller du grand style. Quand j'ai lu quelque
chose de bien lyrique, que j'ai ouï et applaudi
quelque chose de bien académique, quand j'ai
assisté à l'un de ces triomphes parlementaires oîi
l'orateur factieux a mis la main sur son cœur, où
le politique intéressé et versatile a prodigué les
mots de loyauté et de patrie, où chacun est venu
tirer tour à tour sa magnifique révérence aux
hautes lumières de l'époque et à la conscience du
genre humain, j'ouvre, en rentrant, mon Grosley
ou quelque livre de ce coin-là, mon Journal de
Collé , ma Margrave de Bareith, et, après quelques
pages lues, je retrouve pied dans le terre-à-terre
de notre humble nature, en disant tout bas à l'ho-
norable, à l'éloquent, à l'illustre : Tu mens.
On a vu, par une citation précédente, comment
Grosley dut ses premières leçons de philosophie à
sa vénérable aïeule et à sa vieille servante Marie.
On ne se bornait pas toutefois à le faire taire, quan i
il questionnait trop, et à le renvoyer au chosier :
« Chaque soir, écrit-il, à la commémoration du
saint du lendemain se joignoit celle des parents
I. Les exigences de la censure se sont jointes aux
scrupules de Tabbé Maydieu pour supprimer ou affaiblir
plus d'un endroit. Quelques personnes à Troyes possè-
dent des copies de ces morceaux retranches; j'en dois une
à l'obligeance de M. Harmand, bibliothécaire de la ville.
LA M ON NOIE. GROS LE Y. 34.7
et amis. Il y aura demain dix, vingt, quarante
ans qu'est mort un tel ou une telle, disoit Marie,
dont la mémoire étoit inépuisable, et à qui ces
événements étoient d'autant plus présents que, de-
puis soixante ans, tous les gens de la famille ou
du voisinage avoient rendu l'ame entre ses mains.
Si un chef de famille ou quelque proche parent
étoit l'objet de la commémoration, après lui avoir
renouvelé le tribut de larmes, on s'étendoit sur
son mérite, sur les bonnes qualités qui l'avoient
principalement distingué, sur sa dernière maladie
et sur sa mort. S'il s'agissoit d'un moindre parent,
d'un ami, d'un voisin, qui se fiât mal comporté,
sa conduite étoit examinée , presque toujours
excusée par mon aïeule et caractérisée dans la
bouche de la vieille Marie par quelque trait malin,
qui débutoit presque toujours par là, là. L'éloge
ou le blâme, à l'égard de la conduite d'autrui,
avoient pour base les principes suivants : qu'il
faut savoir vivre de peu, désirer peu, ne rien de-
voir, ne faire tort, dans aucun genre, à qui que ce
soit, ne se point faire tort à soi-même, soit en dé-
cousant ou négligeant ses affaires, soit par des excès
ruineux pour la santé. La mort de tous ceux qui
avoient vécu conformément à ces principes avoit
été douce, paisible, tranquille; celle des gens qui
s'en étoient éloignés avoit été comme leur vie.
Imbu dans l'enfance de ces leçons en action, elles
ont, pour ainsi dire, passé dans mon tempéra-
ment, et beaucoup influé sur le système de vie
que j'ai suivi imperturbablement et sans regrets.
Dans la suite de mes études, elles se trouvèrent
3^8 POÉSIE AU XVI® SIÈCLE.
fortifiées par celles d'Horace, de Plutarque et de
Montaigne. J'étois d'autant plus disposé à pren-
dre ces dernières à la lettre, qu'elles n'étoicnt que
la répétition de celles de mon aïeule et de
Marie. »
L'exemple vivant de son père aida puissamment
aussi à former le jeune enfant : avocat instruit et
intègre, homme antique et modeste, usant de
toutes les ressources que lui permettait une con-
dition quelque peu étroite et gênée, il nous offre,
sous la plume de son fils qui le perdit trop tôt et
qui le regretta toujours, une physionomie à la
fois grave et attendrissante. Amoureux de l'étude,
avec un sentiment naturel pour les productions
des arts et un esprit curieux des pays étrangers,
il n'avait pu se livrer à cette diversité de vocation ;
son fils en hérita et fut plus heureux : « Ce goïit,
dit-il, que je me suis trouvé à portée de satisfaire,
étoit une continuité du sien ; c'était un vœu que
j'acquittais. A la vue de toutes les belles choses
que m'ont offertes les pays étrangers, ma première
réflexion se portoit sur le plaisir qu'auroit eu
mon père en la partageant. » C'est ainsi que dans
ces mœurs sévères et sous cette écorce peu polie,
la délicatesse, et la plus précieuse de toutes, celle
du moral se retrouve i.
I, Ajoutez que, pour la gaieté également, Grosley
trouvait en son père de qui tenir. Ce digne père avait un
goiît si décidé pour Aristophane, que, ne sachant pas le
grec, il passa les loisirs de ses dernières années à lire et
à commenter le grand comique sur une traduction latine.
LA MON NOIE. GROSLEY. 3^9
Il ne faudrait pas croire pourtant que les étu-
des surchargeassent outre mesure cette première
et libre enfance de Grosley. Son devoir fait, il
jouissait d'une grande latitude, et il nous décrit
avec complaisance ses assiduités aux exercices,
même aux tracasseries de la paroisse, surtout au-
près d'un vieux sacristain goutteux qui le chas-
sait quelquefois, et ne manquait Jamais de dire,
lorsqu'il rencontrait son père : « Monsieur Gros-
ley, je vous avertis que vous avez un garçon qui
sera un grand musard. » Prenant ce mot de inu-
sard au sens que lui donne La Moihe-Le-Vayer,
par opposition à celui de guerrier ou soudard,
Grosley s'en félicite, et trouve que la prophétie en
lui s'est vérifiée ; car c'est le propre des inuses de
nous amuser inutilement, et de nous payer avec
leur seule douceur : a Mon père, dit-il, musard
lui-même en ce sens, ne devoit ni ne pouvoit im-
prouver des musarderies qui, entretenant le jeune
âge dans la niaiserie qui est son apanage, laissent
à l'ame la souplesse qui est le premier principe de
la douceur du caractère et de la disposition à la
gaieté ; principe que détruit nécessairement la
morgue qu'établit une éducation pédantesque et
continuellement soignée. » J'aime à citer ces pen-
sées saines, même dans leur expression négligée.
La phrase de Grosley est longue; il profita peu
du goilt moderne ; il pensait, comme Bayle, « que
le style coupé est, contre l'apparence, plus pro-
lixe que le style lié ; que, par exemple, Sénèque
est un verbiageur, et que ce qu'il redouble en six
phrases, Cicéron l'auroit dit en une. » Il est vrai
3SO POESIE AU XVl^ SIÈCLE.
qu'avec lui on n'a souvent affaire qu'à un reste de
façon d'écrire provenant du xvi* siècle^ et qu'en
renonçant au Sénèque, on ne retrouve pas le
Cicéron.
Elevé dans sa ville natale au collège de l'Ora-
toire, en un temps où les passions jansénistes y
régnaient et où le fanatisme des convulsions
bouleversait bien des têtes, il resta dégagé de
toute influence, jugeant et moqueur, ingeniosiLS,
sed dolos meditans, disait la note du maître.
Cette franchise gaie et caustique, qui fait le fond
de son humeur, se décelait déjà par mainte espiè-
glerie, et il n'agréa les hypocrites à cols tors
d'aucun côté. Témoin d'un charivari en toute
forme que les violents et ultra du parti donnè-
rent au vénérable abbé Du Guet, retiré alors à
Troyes, et qui venait de se déclarer contre les
convulsionnaires, il en put conclure que les fous et
les méchants sont de tous les partis. Dans les
années qu'il passa ensuite à Paris en clerc de pro-
cureur, pour y suivre ses cours de droit, ii vit
beaucoup et familièrement le savant et excellent
Père Tournemine, et apprit à y goûter les hon-
nêtes gens de tous bords, même jésuites, ce qui
ne laissait pas de lui demander un petit effort; car
il était et demeura toujours à cet endroit dans ce
qu'il appelle la religion de MM. Pithou.
Peu tenté d'un grand théâtre, s'étant dit de
bonne heure en vertu de sa morale première :
Paix et peu, c'est ma devise; décidé, malgré
toutes les sollicitations, à revenir se fixer dans sa
patrie et à rester un. franc Troyen, il s'accorda
LA M ON NOIE. — GROSLEY. 3$I
pourtant les voyages. Celui d'Italie, qu'il fit une
première fois en 174.5 ^^ ^7-i^j bien moins en
caissier qu'en amateur, au sein de l'état-major du
maréchal de Maillebois, lui ouvrit de plus en plus
le monde et mit en saillie ses heureux dons spiri-
tuels, alors adoucis et rendus aimables par la
jeunesse. Il refit plus tard, et tout littérairement,
un second voyage d'Italie, aussi bien qu'un autre
en Angleterre et un aussi en Hollande; il visita
même Voltaire aux Délices. Ces déplacements mul-
tipliés, les estimables ou piquants écrits qu'il pu-
bliait dans l'intervalle sur divers points de droit,
d'histoire, ou sur ses voyages mêmes, mirent
Grosley en relation et le maintinrent en corres-
pondance avec les gens de lettres et les savants de
son temps, surtout les étrangers, desquels il était
fort apprécié 1; il se fonda de la sorte une vie
d'érudit de province, pas trop cantonné, et tout
à fait dans le genre du xvi''- siècle. Au retour de
chaque voyage, il se ressaisissait de son gîte natal
et de la tranquillité du che^ soi avec un nouveau
bonheur : « Cette tranquillité recouvrée, dit-il 2,
est pour le voyageur qui la sait goiiter ce qu'est
la terre pour les marins fatigués d'une longue
navigation, l'ombre et la fraîcheur pour des mois-
sonneurs qui ont porté le poids du jour, la cou-
draie sous laquelle le compère Etienne.
1. Voir sur Grosley les passages des Lettres du cardi-
nal Passionei dans les Souvenirs d'un citoyen de Formey.
T. II, p. 329, 349, 352.
2. Voyage en Hollande.
35* POESIE AU XVl*^ SIECLE.
A retrouvé Tiennette plus jolie
Qu'elle ne fut onc en jour de sa vie. »
Et il ajoute aussitôt d'un ton plus sérieux : « Je
joindrois à cet avantage la lumière, l'intérêt et
l'espèce de vie que jette sur les faits historiques
la vue des lieux où ces faits se sont passés : cette
lumière est à la géographie, qu'elle semble ani-
mer, ce que la géographie elle-même est à l'his-
toire. »
Les ouvrages de Grosley ont peu de lecteurs
aujourd'hui; en y regardant bien, on trouverait
dans presque tous, si je ne me trompe, quelque
chose de particulier, d'original, de non vulgaire
pour l'idée et à la fois de populaire de ton et de
touri; mais pourtant il faut convenir qu'en pro-
I. Ayant été reçu, en 1754, associé de l'Académie de
Châlons en Champagne, il y lut, par exemple, pour sa
bienvenue, une spirituelle dissertation historique et cri-
tique sur la fameuse Conjinaiion de Venise. Il y met en
question l'authenticité du récit consacré , et, après
nombre d'inductions sagaces, il conclut, en disant agréa-
blement a que cette manœuvre, bien considérée sous
toutes ses faces, n'est sans doute autre chose qu'un coup
de maître qui termine une partie d'échecs entre le Frère
Paul Sarpi et le marquis de Bedemar. » Il ajoute, qu'on
la doit reléguer dans h magasin des décorations dont la
politique s'est servie de tout temps pour cacher au peuple les
ressorts des machines qu'elle fait jouer. Ainsi, nouveauté de
vue et mordant d'expression, c'est là le coin qui marque
le Grosley aux bons endroits. Dans le cas présent d'ail-
leurs, les découvertes et conjectures subséquentes sont
venues plutôt vérifier son aperçu. (Daru, Histoire de
FcHwe, livre XXXI).
LA MONNOIE. GROSLEY. 3S3
longeant le Bayle au delà des limiies , possibles,
en s'abandonnant à tout propos au sans-gêne de
la note, de la digression et de la rapsodie locale,
en ne tenant nul compte enfin des façons litté-
raires exigées par le goiît d'alentour, Grosley,
vieillissant, s'est de plus en plus perdu dans le
farrago. On ne cite plus guère de lui et on ne
recherche désormais que deux productions d'un
genre bien différent : son ouvrage sérieux et solide,
la Vie de Pierre Pithou, et son premier essai
tout badin et burlesque, les Mémoires de l'Aca-
démie de Troyes.
Si La Monnoie, dans ses Noëi, n'a fait autre
chose que ressaisir et publier la plus fine poésie
posthume du seizième siècle, Grosiey, à son tour,
nous en a rendu la prose très-verte et parfois
très-crue dans ses Mémoires de ladite Académie.
On ne pourrait indiquer convenablement ici les
titres exacts de toutes les dissertations qui en
font partie^ et pour lesquelles la bonne servante
Marie, tandis qu'on les préparait à la ronde au-
tour de son feu de cuisine, suggéra au passage
plus d'un joyeux trait. La plus citée de ces disser-
tations est celle qui traite de l'usage de battre sa
maîtresse. L'auteur y démontre, par toutes sortes
d'exemples historiques tirés des Grecs et des
Romains, l'antiquité, la légitimité et la bienséance
de cet usage, lequel, inconnu, dit-il, des barbares,
n'a jamais eu cours que chez les nations et dans
les époques polies. Je remarque aussi une disser-
tation en faveur des idiomes provinciaux ou patois,
question qui a été reprise depuis par de spirituels
II. 45
35-t POESIE AU XVI* SIECLE.
érudits, mais dont la première ébauche se trouve
dans l'opuscule champenois i.
Troyes était depuis longtemps célèbre par ses
Almanachs, non moins que par sa Bibliothèque
bleue : Grosley , en bon citoyen et patriote^
comme on disait alors dans l'acception véridique
du mot, essaya de rajeunir, de relever ce genre
des almanachs et d'en faire un véhicule d'instruc-
tion locale et populaire. Il donna donc durant
plusieurs années (1757-17(38) ses Ephémérides
troyennes, assaisonnées chaque fois de mémoires
historiques sur le pays, de biographies des com-
patriotes illustres; cette publication était conçue
dans un esprit assez analogue à celui du Bon-
homme Richard de Franklin. Mais Grosley avait
compté sans ses hôtes; les inconvénients d'une
I. A en lire le début, on ne sait trop véritablement si
Grosley plaisante, ou si en eflFet il regrette un peu :
« Quand plusieurs provinces, dit-il, forment un même
corps de nation, on doit réunir les divers idiomes qui
y sont en usage pour en former une langue polie. C'est
par ce moyen que les Grecs ont porté leur langue au
plus haut point de perfection. Chez les nations modernes,
quelques génies supérieurs ont suivi leur exemple avec
succès, entre autres, le Tassoni chez les Italiens, et
parmi nous Ronsard et Rabelais. Pourquoi donc Vauge-
las restreint-il le bon usage de la langue françoise à la
manière de parler des meilleurs écrivains et des per-
sonnes' polies de la ville et de la cour ? Comment la
capitale a-t-elle adopté ce principe injurieux pour les
provinces? et comment celles-ci l'ont-elles soufiFert sans
réclanution? ».
LA MON NOIE. GROSLEY. 3$$
petite ville et des petites passions qui y pullulent
se firent bientôt sentir à lui par mille tracasseries
et misères. Jeune, du temps qu'il habitait Paris,
quand il y avait rencontré .dans la chambre du
Père Tournemine, Voltaire, Piron, Le Franc, tous
ensemble, et qu'il avait vu poindre entre eux les
rivalités et les colères, il s'était dit d'éviter ce
pavé brûlant, théâtre des entremangeries litté-
raires. La province toutefois le lui rendit, et il
trouva dans sa rue même plus d'un caillou. On
n'élude jamais l'expérience humaine. « J'ai vécu
dans le monde, écrit-il, jusqu'à trente-cinq ans,
m'imaginant que tout ce qu'Ovide et les poètes
disent de l'envie étoit pure fiction. J'ai découvert
depuis que l'envie est un des principaux mobiles
des actions et des jugements des hommes. » J'ai
assez répété que Grosley était peu de son siècle;
il s'en montra pourtant sur un point, et mal lui
en prit. Un héritage imprévu l'ayant mis en fonds,
il s'imagina trop solennellement, et à la Jean-
Jacques, d'aller faire cadeau à la ville de huit bustes
en marbre représentant les plus illustres compa-
triotes (Pithou, Passerat, Mignard, Girardon, etc.) :
Vassé, sculpteur du roi, fut chargé de l'exécution.
Une telle munificence de la part d'un bourgeois et
d'un voisin fit bien jaser; on débita mille sottises;
ce fut bien pis lorsqu'une banqueroute dont il se
trouva victime obligea Grosley de laisser sa do-
nation incomplète et d'en rester à cinq bustes,
plus le piédestal nu du sixième. Les quolibets s'en
mêlèrent : on prétendit que ce piédestal d'attente
n'était pas destiné dans sa pensée à un autre que
35<> POÉSIE AU XVl"^ SIÈCLE.
lui. La ville, pour compléter, ayant acheté chez
un marbrier de Paris un buste de pacotille qu'on
baptisa du nom de chancelier Boucherai, Grosley
eut la faiblesse de se piquer et de se plaindre
dans le Journal encyclopédique. Une autre fois,
ce fut à propos d'un concert donné à l'hôtel de
ville, et où les bustes se trouvaient perdus jus-
qu'au cou dans une estrade, qu'il écrivit non
moins vivement pour réclamer contre ce qu'il ap-
pelait une avanie. Ces malheureux bustes eurent
toutes sortes de mésaventures. Un jour qu'on re-
blanchissait la salle, les ouvriers crurent que les
marbres étaient compris dans le badigeonnage, et
ils les barbouillèrent si bien que, malgré tout ce
qu'on put faire, la teinte leur en resta, semblable
à des langes d'enfants mal blanchis. On peut
dire que cette bizarre donation des bustes, par
toutes ses conséquences, aigrit et gâta la vie de
Grosley; elle lui créa comme un tic, multiplia
sous sa plume les petites notes et parenthèses
caustiques, et lui inculqua toute la misanthropie
dont cette franche et gaie nature était suscep-
tible.
Aussi pourquoi se faisait-il du xviii® siècle ce
jour-là? ou, si c'était chez lui une réminiscence
encore du xvi«, pourquoi le prenait - il cette
fois par le côté sénatorial et romain , plutôt
qu'à l'ordinaire par le côté champenois et gau-
lois?
Je préfère, pour mon compte, à l'emphase de
ces bustes un autre usage généreux à la fois et
malin que fit Grosley d'une part de cette succès-
tA MON NOIE. GKOSLEY. 357
sien dans laquelle il avait été avantagé. Liquida-
tion faite, il mit en réserve quarante mille livres
qu'il abandonna à sa sœur en présent par acte
notarié, et, comme cette sœur et aussi son mari
tenaient du vilain, il déclara dans l'acte authen-
tique qu'il leur faisait cette galanterie proprio
motu, et uniquement pour lui-même, dispensant
même de reconnaissance en tant que besoin se-
roit. De pareils traits d'humeur et de caractère
étaient décidément trop forts pour la routine du
quartier, et l'excellent Grosley avait fini par passer
dans le Bourg-Neuf pour un emporte-pièce et un
homme à redouter. Il fait énergiquement justice
de ces bas propos dans ce petit apologue : « Six
mâtins, dit-il, accroupis autour d'une ch... (il a
la manie antique de nommer toutes choses par
leur nom) s'en gorgeoient depuis trois heures. Un
aigle passe, s'abat et en enlève une becquée. Les
mâtins rassasiés s'entretiennent de l'aigle, de sa
voracité, de sa méchanceté. C'est là le tableau des
sots dont l'univers est rempli. Après avoir gros-
sièrement déchiré le prochain, si quelqu'un jette
une plaisanterie à la finesse de laquelle ils ne
peuvent atteindre : Oh! le méchant! s'écrient-ils
en chœur. »
Grosley, jeune, eut des amours; il n'en eut
qu'une fois dans le vrai sens et à l'état de pas-
sion; ce fut à l'âge de vingt-six ans, durant de
rieuses vendanges , et pour une mademoiselle
Louison qu'on peut voir d'ici, '< grande, longue,
avec un corps de baleine qui l'allongeoit encore,
et réunissant toute la nigauderie de la Champagne
35^ POÉSIE AU XVI* SIÈCLE.
à celle du couvent qu'elle quitloit. » Il avait à
choisir entre elle et une sœur charmante, et en-
core une mademoiselle Navarre, éblouissante de
beauté et d'esprit, qu'avait distinguée déjà le ma-
réchal de Saxe; la nature, à première vue, se dé-
clara pour mademoiselle Louison. Cela fait une
des plus jolies et des plus ironiques pages des Mé-
moires, une page digne de La Fontaine, un peu
trop irrévérente toutefois pour être citée; nous
n'osons plus, depuis Werther, plaisanter de la
sorte du sentiment. « L'amour, Dieu merci,
ne m'a tenu que cette seule fois, conclut Gros-
ley, en manière de maladie. » Au retour de son
premier voyage d'Italie, il forma une espèce de
liaison tendre qui dura douze ans et qui se
brisa par l'intervention assez imprévue d'un rival;
mais il ne paraît pas qu'elle lui ait laissé de bien
émouvants souvenirs. Le roman n'était pas son
fait. Assez de ce jeu-là, se dit-il ; il est trop glissant.
La gaieté, la curiosité, qui lui avaient d'abord servi
d'antidote, devinrent plus que jamais le dédom-
magement. Il vieillit ainsi , acoquiné aux vieilles
mœurs, le dernier et le mieux conservé des ma-
lins anciens, allant chaque jour en robe de cham-
bre et en bonnet de nuit faire son tour de ville et
causer au soleil avec les tisserands de sa chère rue
du Bois, tirant d'eux ou leur faisant à plaisir quel-
que bon conte, comme au meilleur temps des
écraignes et des coteries. Un peu de temps avant
sa mort, lui toujours si amusable, il ressentit comme
une espèce de dégoût qui lui semblait indiquer que
cette facétie de la sottise humaine n'avait plus rien
LA MONNOIE. GROSLEY. 359
de nouveau à lui offrir : « Le dégoiît, écrivait-il,
augmentant à mesure que l'on approche du but,
on fait comme le pilote qui, en vue du port, res-
serre et abaisse les voiles : portui propinquans,
contraho vêla. Heureux ceux qui, en cet état,
peuvent encore aller à la rame, c'est-à-dire à qui
il reste quelque ressource, ou en eux-mêmes, ou
dans des goûts indépendants des secours d'au-
trui! » Il mourut le 4 novembre 178$.
Son testament exprima cette diversité d'humeur,
de qualités et de défauts, et, si j'ose le dire, ses
malices, sa prud'homie et ses rides. Ses legs furent
à la fois humains et caustiques, ironiques et gé-
néreux. Il s'occupait de l'avenir de ses deux chats
ses commensaux , et il léguait une somme pour
contribuer à l'érection d'un monument en l'hon-
neur du grand Arnauld , soit à Paris, soit à
Bruxelles. « L'étude suivie, disait-il, que j'ai faite
de ses écrits m'a offert un homme, au milieu d'une
persécution continue, supérieur aux deux grands
mobiles des déterminations humaines, la crainte
et l'espérance; un homme détaché, comme le plus
parfait anachorète, de toutes vues d'intérêt, d'am-
bition, de bien-être, de sensualité, qui dans tous
les temps ont formé les recrues des partis. Ses
écrits sont l'expression de l'éloquence du cœur,
qui n'appartient qu'aux âmes fortes et libres. II
n'a pas joui de son triomphe. Clément XIII lui en
eût procuré les honneurs, en faisant déposer sur
son tombeau les clés du Grand-Jésus , comme
celles du Château-Neuf de Randon furent déposées
sur le cercueil de Du Guesclin, » Voilà bien.
ifyO POÉSIE AU XVl^ SIÈCLE.
certes, de la grandeur; Grosley, à ce moment, se
ressouvenait du testament de Pithou.
De tels accents soudains nous montrent combien
ces natures d'autrefois savaient concilier de choses,
en allier presque de contraires, et je le prouverai
par un dernier trait, tiré de Grosley encore, pure-
ment bizarre, mais qui se rattache plus directement
à notre premier sujet. Il avait un oncle prieur qui
mourut. Un autre de ses oncles, frère du mort,
est prévenu du décès à l'instant même, et arrive
dans la chambre mortuaire. Il se fait ouvrir ar-
moires et coffres, et ne trouve rien ; il soupçonne
la servante, maîtresse du logis, d'avoir tout pris.
Aux premiers mots énergiques qu'il profère, celle-ci
s'enfuit dans un cabinet et s'y barricade. L'oncle
Barolet (c'était son nom) tire l'épée, la passe par
les fentes et le dessous de la porte, et fait tant
qu'après bien des cris la fille capitule et rend environ
deux cents louis en or bien trébuchant. Cependant
les cris avaient jeté l'alarme dans le cloître; on
avait couru au syndic, lequel arrive enfin pour
mettre le holà et pour imposer au violent héritier
par sa mine magistrale et ses représentations :
mais que trouve-i-il en entrant? il le voit à ge-
noux dans la ruelle du lit oîi gisait le corps, pleu-
rant à chaudes larmes et récitant, avec les lunettes
sur le nez et les louis dans sa poche, les sept
Psaumes pour le repos de la pauvre âme. Le pre-
mier instant l'avait rendu à l'épanchement de sa
douleur. Ainsi sur les âmes franches, dit Grosley,
la nature conserve et exerce ses droits.
Le bon vieux temps était comme cet oncle Ba-
LA MONNOIE. GROStEY. 36I
rolet : l'instant d'auparavant en gaietd ou en co-
lère, l'instant d'après en prière, et le tout sincè-
rement,
Mais qu'ai-je fait? Je ne voulais qu'esquisser
une légère dissertation, et voilà un développement
en forme, deux portraits avec théorie, et, chemin
faisant, des accrocs à la majesté contemporaine,
des irrévérences de droite et de gauche, presque
de la polémique. Allons, on est toujours de son
temps.
Octobre 1842,
CLOTILDE DE SURVILLE
Raynouard ayant à parler, dans le
Journal des Savatits de juillet 1824,
de la publication des Poètes Français
depuis le xii* siècle jusqu'à Malherbe,
par M. Auguis, reprochait à l'éditeur
d'avoir rangé dans sa collection Clotilde de Sur-
ville, sans avertir expressément que, si on l'ad-
mettait, ce ne pouvait être à titre de poëte du
XV* siècle. Le Juge si compétent n'hésitait pas à
déclarer l'ingénieuse fraude, quelque temps pro-
tégée du nom de Vanderbourg, comme tout à fait
décelée par sa perfection même, et il croyait peine
perdue de s'arrêter à la discuter. « Ces poésies,
disait-il, méritent sans doute d'obtenir un rang
dans notre histoire littéraire; mais il n'est plus
permis aujourd'hui de les donner pour authen-
tiques. Leur qualité reconnue de pseudonymes
n'empêchera pas de les rechercher comme on re-
cueille ces fausses médailles que les curieux s'em-
pressent de mettre à côté des véritables, et dont le
rapprochement est utile à l'étude même de l'art. »
CLOTILDE DE SURVILLE. 363
Et il citait l'exemple fameux de Chatterton, fabri-
quant, sous le nom du vieux Rowley, des poésies
remarquables, qui, par le suranné de la diction
et du tour, purent faire illusion un moment.
Comme exemple plus récent encore de pareille
supercherie assez piquante, il rappelait les Poésies
occitaniques , publiées vers le même temps que
Clotilde, et que Fabre d'Olivet donna comme tra-
duites de l'ancienne langue des troubadours. Elles
étaient, en grande partie , de sa propre compo-
sition; mais, en insérant dans ses notes des frag-
ments prétendus originaux, Fabre avait eu l'arti-
fice d'y entremêler quelques fragments véritables,
dont il avait légèrement fondu le ton avec celui
de ses pastiches; de sorte que la confusion de-
venait plus facile et que l'écheveau était mieux
brouillé.
Si donc Clotilde de Surville, au jugement des
philologues connaisseurs, n'est évidemment pas
un poëte du quinzième siècle, ce ne peut être
qu'un poëte de la fin du dix-huitième, qui a paru
au commencement du nôtre. Nous avons affaire
en elle, sous son déguisement, à un recueil proche
parent d'André Chénier, et nous le revendiquons.
M. Villemain, dans ses charmantes leçons,
avec cette aisance de bon goût qui touchait à tant
de choses, ne s'y est pas trompé, et il nous a
tracé notre programme. « Encore une remarque,
disait-il après quelques citations et quelques ob-
servations grammaticales et littéraires. M. de
Surville était un fidèle serviteur de la cause royale.
Il s'est plu, je crois, dans la solitude et l'exil,
3<54 POÉSIE AU XVI* SIÈCLE.
à cacher ses douleurs sous ce vieux langage.
Quelques vers de ce morceau sur les malheurs du
règne de Charles VII sont des allusions visibles
aux troubles de la France à la fin du dix-huitième
siècle. C'est encore une explication du grand
succès de ces poésies. Elles répondaient à de tou-
chants souvenirs ; comme l'ouvrage le plus célèbre
du temps, le Génie du Christianisme, elles réveil-
laient la pitié et flattaient l'opposition i. »
Mais, avant de chercher à s'expliquer d'un peu
près comment M. de Survilie a pu être amené à
concevoir et à exécuter son poétique dessein, on
rencontre l'opinion de ceux qui font honneur de
l'invention, dans sa meilleure part du moins, à
l'éditeur lui-même, à l'estimable Vanderbourg.
Cette idée se produit assez ouvertement dans
l'Éloge de cet académicien, prononcé en août
1839 par M. Daunou, et je la lis résumée en trois
lignes dans une lettre que le vénérable maître, in-
terrogé à ce sujet, me répondit: « Il me paraît
impossible que les poésies de Clotilde soient du
quizième siècle, et j'ai peine à croire qu'Etienne
de Surville ait été capable de les composer au
dix-huitième. Vanderbourg doit y avoir eu la
principale part en 1803. »
Sans nier que Vanderbourg n'ait eu une très-
heureuse coopération dans le recueil dont il s'est
fait le parrain, sans lui refuser d'y avoir mis son
cadeau, d'y avoir pu piquer, si j'ose dire, çà et là
plus d'un point d'érudition ornée, peut-être même
I. Tableau de Littérature au moyen âge, tome II.
clotilde de surville. 365
en lui accordant, à lui qui a li goût des traduc-
tions, celle de l'ode de Sapho qu'il prend soin de
ne donner en effet que dans sa préface, comme la
seule traduction qu'on connaisse de Clotilde, et
avec l'aveu qu'il n'en a que sa propre copie, je ne
puis toutefois aller plus loin, et, entrant dans
l'idée particulière de son favorable biographe, lui
rien attribuer du fonds général ni de la trame.
Vanderbourg a laissé beaucoup de vers; il en a
inséré notamment dans les dix-sept volumes des
Archives littéraires, dont il était le principal ré-
dacteur. Mais, sans sortir de sa traduction en vers
des Odes d'Horace, qu'y trouvons-nous? J'ai lu
cette traduction avec grand soin. Excellente pour
les notes et les commentaires, combien d'ailleurs
elle répond peu à l'idée du talent poétique que,
tout plein de Clotilde encore, j'y épiais! Ce ne
sont que vers prosaïques, abstraits, sans richesse
et sans curiosité de forme ; à peine quelques-uns
de bons et coulants comme ceux-ci, que, détachés,
on ne trouvera guère peut-être que passables.
Dans l'ode à Posthumus (II, xiv), linquenda
tellus :
La terre, et ta demeure, et l'épouse qui t'aime,
Il faudra quitter tout, possesseur passager!
Et des arbres chéris, cultivés par toi-même,
Le cyprès, sous la tombe, ira seul t'ombrager.
Et ceux-ci à Virgile: Jam veris comités...
(IV, XII) :
l66 POÉSIE AU XVl^ SIÈCLE.
Messagers du printemps, déjà les vents de Thrace
Sur les flots aplanis font voguer les vaisseaux;
La terre s'amollit, et des fleuves sans glace
On n'entendplus gronder les eaux.
Ou encore à Lydie (I, xxv) :
Bientôt, sous un portique à ton tour égarée,
Tu vas de ces amans essuyer les mépris.
Et voir les nuits sans lune aux fureurs de Borée
Livrer tes cheveux gris !
Mais ce mieux, ce passable poétique est rare.
et j^ai pu à peine glaner ces deux ou trois stro-
phes. Ainsi, jusqu'à nouvel ordre, et à moins que
des vers originaux de Vanderbourg ne viennent
démentir ceux de ses traductions, c'est bien lui
qui, à titre de versificateur, me semble parfaite-
ment incapable et innocent de Clotildei.
J'avais songé d'abord à découvrir dans les re-
cueils du dix-huitième siècle quelques vers signés
de Surville, avant qu'il se fût vieilli, à les mettre
I. Si on me demande comment j'accorde cette opinion
avec l'idée que la traduction, très-admirée, de l'ode de
Sapho pourrait bien être de lui, je réponds qu'il aurait
été soutenu dans cet unique essai par l'original, par les
souvenirs très-présents de Catulle et de Boileau, par les
licences et les facilités que se donne le vieux langage,
par la couleur enfin de Clotilde, dont il était tout imbu.
Un homme de goût, longtemps en contact avec son
poëte, peut rendre ainsi l'étincelle ime fois, sans que cela
tire à conséquence.
CLOTILDE DE SURVILLE. 367
en parallèle, comme mérite de forme et comme
manière, avec les vers que nous avons de Van-
derbourg, et à instruire ainsi quant au fond le
débat entre eux. Mais ma recherche a été vaine ;
je n'ai pu rien trouver de M. de Surville, et il m'a
fallu renoncer à ce petit parallèle qui m'avait souri.
En était-il sérieusement besoin ? Je ne me pose
pas la question; car, le dirai-je? ce sont les pré-
ventions mêmes qui pouvaient s'élever dans l'es-
prit de M. Daunou, héritier surtout de l'école
philosophique, contre le marquis de Surville émi-
gré, un peu chouan et fusillé comme tel, ce sont
ces impressions justement qui me paraissent devoir
se tourner plutôt en sa faveur, et qui rne le con-
firment comme le trouvère bien plus probable
d'une poésie chevaleresque, monarchique, toute
consacrée aux regrets, à l'honneur des dames et
au culte de la courtoisie.
Sans donc plus m'embarrasser, au début, de
cette double discussion que, chemin faisant, plus
d'un détail éclaircira, je suppose et tiens pour
résolu :
i^ Que les poésies de Clotilde ne sont pas du
quinzième siècle, mais qu'elles datent des dernières
années du dix-huitième i ;
I. Pour ceux à qui les conclusions de M. Raynouard
et la rapidité si juste de M. Villemain ne suffiraient pas,
j'indiquerai une discussion à fond qui se rencontre dans
un bon travail de M. Vaultier sur la poésie lyrique en
France durant ces premiers siècles (^Mémoires de l'Acadé-
mie de Caen, 1840).
j68 POÉSIE A iT XVl^ SIÈCLE.
2"* Que M. de Surville en est l'auteur, le rédac-
teur principal. Et si je parviens à montrer qu'il
est tout naturel, en effet, qu'il ait conçu cette
idée dans les conditions de société où il vivait, et
à reproduire quelques-unes des mille circonstances
qui, autour de lui, poussaient et concouraient à
une inspiration pareille, la part exagérée qu'on
serait tenté de faire à l'éditeur posthume se trou-
vera par là même évanouie.
Le marquis de Surville était né en 17$ S» selon
Vanderbourg, ou seulement vers 1760, selon M.
Du Petit-Thouars {Biographie universelle) qui l'a
personnellement connu; ce fut en 1782 qu'il dé-
couvrit, dit-on, les manuscrits de son aïeule, en
fouillant dans des archives de famille pour de
vieux titres ; ce fut du moins à dater de ce mo-
ment qu'il trouva sa veine et creusa sa mine. Il
avait vingt-deux ou vingt-sept ans alors, très-peu
d'années de plus qu'André Chénier. Or, quel était,
en ce temps-là, l'état de bien des esprits distin-
gués, de bien des imaginations vives, et leur
disposition à l'égard de notre vieille littérature ?
On a parlé souvent de nos trois siècles litté'
r aires ; cette division reste juste: la littérature
française se tranche très-bien en deux moitiés de
trois siècles, trois siècles et demi chacune. Celle
qui est nôtre proprement, et qui commence au
XVI® siècle, ne cesse plus dès lors, et se poursuit
sans interruption, et, à certains égards, de progrès
en progrès, jusqu'à la fin du xviii^. Avant le xvi*,
c'est à une autre littérature véritablement, même
à une autre langue, qu'on a affaire, à une langue
CLOTILDE DE SURVILLE. 369
qui aspire à une espèce de formation dès le xii^
siècle, qui a ses variations, ses accidents perpé-
tuels, et, sous un aspect, sa d(^cadence jusqu'à la
fin du xv». La nôtre se dégage péniblement à tra-
vers et de dessous . On cite en physiologie des
organes qui, très-considérables dans l'enfant, sont
destinés ensuite à disparaître: ainsi de cette lit-
térature antérieure et comme provisoire. Telle
qu'elle est, elle a son ensemble, son esprit, ses
lois; elle demande à être étudiée dans son propre
centre; tant qu'on a voulu la prendre à reculons,
par bouts et fragments, par ses extrémités aux xv*
et XIV* siècles, on y a peu compris.
On en était là encore avant ces dix dernières
années. Certes les notices, les extraits, les échan-
tillons de toutes sortes, les matériaux en un mot,
ne manquaient pas; mais on s'y perdait. Une seule
vue d'ensemble et de suite, l'ordre et la marche,
Vorganisation, personne ne l'avait bien conçue.
L'abbé de La Rue et Méon, ces derniers de l'an-
cienne école, et si estimables comme fouiUeurs,
ne pouvaient, je le crois, s'appeler des guides. Ce
n'est que depuis peu que, les publications se mul-
tipliant à l'infini, et la grammaire en même temps
s'étant déchiffrée, quelques esprits philosophiques
ont jeté le regard dans cette étude, et y ont porté
la vraie méthode. Tout cela a pris une tournure,
une certaine suite, et on peut se faire une idée
assez satisfaisante aujourd'hui de ces trois siècles
littéraires précurseurs, si on ose les qualifier
ainsi.
Dans l'incertitude des origines, le xvi^ siècle et
II. 47
370 POESIE AU XVI*^ SIECLE.
l'extrémité du xv* restèrent longtemps le bout du
monde pour la majorité même des littérateurs ins-
truits. On n'avait jamais perdu de vue le xvi* ;
l'école de Ronsard, il est vrai, s'était complète-
ment éclipsée ; mais, au delà, on voyait Marot,
et on continuait de le lire, de l'imiter. Le genre
marotique, chez Voiture, chez La Fontaine, chez
J.-B. Rousseau, avait retrouvé des occasions de
fleurir. Refaire après eux du Marot eût été chose
commune. L'originalité de M. de Surville, c'est
précisément d'avoir passé la frontière de Marot,
et de s'être aventuré un peu au delà, à la lisière
du moyen âge. De ce pays neuf alors, il rapporta
la branche verte et le bouton d'or humide de
rosée : dans la renaissance romantique moderne,
voilà son fleuron.
Il se figura et transporta avant Marot cette
élévation de ton, cette poésie ennoblie, qu'après
Marot seulement, l'école de Ronsard s'était ef-
forcée d'atteindre, et que Du Bellay, le premier,
avait prêchée. Anachronisme piquant, qui mit son
talent au défi, et d'oii vint sa gloire!
Cette étude, pourtant, de notre moyen âge
poétique avait commencé au moment juste où l'on
s'en détachait, c'est-à-dire à Marot même. C'était
presque en antiquaire déjà que celui-ci avait donné
son édition de Villon qu'il n'entendait pas tou-
jours bien, et celle du Roman de la Rose qu'il
arrangeait un peu trop. Vers la seconde moitié
du siècle, les Bibliothèques françaises d'Antoine
Du Verdier et de La Croi^ Du Maine, surtout
les doctes Recherches d'Etienne Pasquier, et les
clotilde de surville. 371
Origines du président Fauchet qui précédèrent,
établirent régulièrement cette branche de critique
et d'érudition nationale, laquelle resta longtemps
interrompue après eux, du moins quant à la partie
poétique. Beaucoup de pêle-mêle dans les faits et
dans les noms, des idées générales contestables
^orsqu'il s'en présente, une singulière inexactitude
matérielle dans la reproduction des textes, éton-
nent de la part de ces érudits, au milieu de la
reconnaissance qu'on leur doit. Ceux qui étaient
plus voisins des choses les embrassaient donc d'un
moins juste coup d'œil, et même, pour le détail,
ils les savaient moins que n'ont fait leurs descen-
dants i. C'est qu'être plus voisin des choses et des
hommes, une fois qu'on vient à plus de cinquante
ans de distance, cela ne signifie trop rien, et que
tout est également à rapprendre, à recommencer.
Et puis il arrivait, au sortir du moyen âge, ce
qu'on éprouve en redescendant des montagnes :
d'abord on ne voit derrière soi à l'horizon que
I. En 1594, l'avocat Loisel fit imprimer le poëme de
la Mort, attribué à Hélinand , qu'il dédia au président
Fauchet, comme au père et restaurateur des anciens
poètes. Cette petite publication, une des premières et la
première peut-être qui ait été tentée d'un très-vieux
texte non rajeuni, est pleine de fautes, d'endroits corrom-
pus et non compris. De Loisel à Méon inclusivement,
quand on avait affaire même à de bons manuscrits, on
paraissait croire que tous ces vieux poètes écrivaient au
hasard, et qu'il suffisait de les entendre en gros. Un tel
à-peu-près, depuis quelques années seulement, n'est plus
permis.
372 POÉSIE AU XVI* SIÈCLE.
les dernières pentes qui vous cachent les autres ;
ce n'est qu'en s'éloignant qu'on retrouve peu à
peu les diverses cimes, et qu'elles s'échelonnent à
mesure dans leur vraie proportion. Ainsi le xiii®
siècle littéraire, dans sa chaîne principale, a été
long à se bien détacher et à réapparaître.
Au xvii* siècle, il se fait une grande lacune
dans l'étude de notre ancienne poésie, j'entends
celle qui précède le xvi®. La préoccupation de
l'éclat présent et de la gloire contemporaine rem-
plit tout. De profonds érudits, des juristes, des
feudistes, explorent sans doute dans tous les sens
les sources de l'histoire ; mais la poésie n'a point
de part à leurs recherches : ils en rougiraient. Un
jour, Chapelain, 'homme instruit, sinon poète, fut
surpris par Ménage et Sarazin sur le roman de
Lancelot, qu'il était en train de lire. Il n'eut pas
le temps de le cacher, et Ménage, le classique
érudit, lui en fit une belle querelle. Sarazin, qui
avait trempé, comme Voiture, à ce vieux style, se
montra plus accommodant. Il faut voir, dans un
très-agréable récit de ce dialogue, que Chapelain
adresse au cardinal de Retz, et qui vaut mieux
que toute sa Pucelle, avec quelle précaution il
cherche à justifier sa lecture, et à prouver à
M. Ménage qu'après tout il ne sied pas d'être si
dédaigneux, quand on s'occupe comme lui des
origines de la langue i. — Un autre jour, en plein
I. Continuation des Mémoires de Sallengre, par le
P. Desmolets, t. VJ, seconde partie. — Chapelain montre
très-bien le profit philologique qu'il y aurait, presque à
CLOTILDE DE SURVILLE. ^7^
beau siècle, Louis XIV était indisposé et s'en-
nuyait ; il ordonna à Racine, qui lisait fort bien,
de lui lire quelque chose. Celui-ci proposa les
Vies de Plutarque par Amyot: « Mais c'est du
gaulois », répondit le roi. Racine promit de sub-
stituer, en lisant, des mots plus modernes aux
termes trop vieillis, et s'en tira couramment sans
choquer l'oreille superbe. Cette petite anecdote est
toute une image et donne la mesure. Il fallait dé-
chaque ligne, à tirer de ces vieilles lectures; mais il se
trompe étrangement lui-même quand il croit que son
roman de Lancelot en prose (édition Vérard probable-
ment), qui était pour la rédaction de la fin du xve siècle
ou du xvie, remonte à plus de quatre cents ans, et va
rejoindre le français de Villehardouin. Il est d'ailleurs
aussi judicieux qu'ingénieux lorsque, sortant de la pure
considération du langage et en venant au fond, il dit
que, « comme les poésies d'Homère étoient les fables des
Grecs et des Romains, nos vieux romans sont aussi les
fables des François et des Anglois » ; et quand il ajoute
par une vue assez profonde : « Lancelot, qui a été com-
posé dans les ténèbres de notre antiquité moderne, et
sans autre lecture que celle du livre du monde, est une
relation fidèle, sinon de ce qui arrivoit entre les rois et
les chevaliers de ce temps-là, au moins de ce qu'on étoit
persuadé qui pouvoit arriver... Comme les médecins
jugent de l'humeur peccante des malades par leurs
songes, on peut par la même raison juger des moeurs et
des actions de ce vieux siècle par les rêveries de ces
écrits. » Le bonhomme Chapelain entendait donc déjà
très-bien en quel sens la littérature, même la plus roma-
nesque et la plus fantastique, peut être dite l'expression
de la société. Allons ! nous n'avons pas tout inventé.
37+ POESIE AU XVI* SIÈCLE.
sormais que, dans cette langue polie, pas un vieux
mot ne dépassât i.
Fontenelle, qui est si peu de son siècle, et qui
passa la première moitié de sa vie à le narguer et
à attendre le suivant, marqua son opposition en-
core en publiant chez Barbin son Recueil des plus
belles pièces des vieux poètes depuis Villon ; mais ce
qui remontait au delà ne paraissait pas soupçonné.
L'Académie des Inscriptions, instituée d'abord,
comme son nom l'indique, pour de simples mé-
dailles et inscriptions en l'honneur du roi, et qui
ne reçut son véritable règlement qu'au commen-
cement du xviii* siècle, ouvre une ère nouvelle à
ces études à peine jusqu'alors ébauchées. Les
vieux manuscrits français , surtout de poésies,
avaient tenu fort peu de place dans les grandes
collections et les cabinets des Pithou, Du Puy,
Baluze, Huet. M. Foucault, dans son intendance
de Normandie, en avait recueilli un plus grand
nombre ; Galland, le traducteur des Contes arabes,
en donna le premier ua extrait ; mais avec quelle
inexpérience ! Il s'y joue moins à l'aise qu'aux
Mille et une Nuits. L'histoire seule ramenait de
force à ces investigations, pour lesquelles les éru-
I. V Pourquoi employer une autre langue que celle de
son siècle ? « disait le sévère bon sens de Boileau à propos
de la fable du Bûcheron, par La Fontaine. Mais La Fon-
taine, dans ce ton demi-gaulois, parle sa vraie langue ;
il n'a fait expressément du pastiche que dans ses stances
de Janot et Caiin. Madame Des Houlières et La Pare,
s'il m'en souvient, en ont fait aussi en deux ou trois
endroits.
CLOTILDK DE SUKVILLE. 37$
dits eux-mêmes semblaient demander grâce. Sainte-
Palaye, en commençant à rendre compte de
l'Histoire des trois Maries, confesse ce dégoût
et cet ennui qu'il ne tardera pas à secouer. Dans
la série des nombreux mémoires qu'il lit à l'Aca-
démie, on peut saisir le progrès de sa propre in-
clination ; il entre dans l'amour de cette vieille
poésie par Froissart qu'il apprécie à merveille
comme esprit littéraire fleuri, d'une imagination
à la fois mobile et fidèle. L'abbé Sallier lit, vers
le même temps (1734), ses observations sur un re-
cueil manuscrit des Poésies de Charles d'Orléans.
Sans guère revenir au delà des idées de Boileau et
de V Art poétique qu'il cherche seulement à rec-
tifier, et sans prétendre à plus qu'à transférer sur
son prince poëte l'éloge décerné à Villon, le docte
abbé insiste avec justesse sur le règne de Charles V,
et sur tout ce qu'il a produit ; il fait de ce roi sag-ey
c'est-à-dire savant, le précurseur de François I*'".
L'époque de Charles V, en effet, après les longs
désastres qui avaient tout compromis, s'offrait
comme une restauration, même littéraire, une
restauration méditée et voulue. En bien ressaisir
le caractère et l'effort, c'était remonter avec pré-
cision et s'asseoir sur une des terrasses les mieux
établies du moyen âge déclinant. Comme première
étape, en quelque sorte, dans cette exploration ré-
trospective, il y avait là un résultat.
Charles d'Orléans et Froissart, ces deux fleurs
de grâce et de courtoisie, appelaient déjà vers les
vieux temps l'imagination et le sourire. Hors de
l'Académie, dans l'érudition plus libre et dans le
370 POÉSIE AU XVI*' SIÈCLE.
public, par un mouvement parallèle, le même
courant d'études et le même retour de goût se
prononçaient. La première tentative en faveur des
poètes d'avant Marot, et qui les remit en lumière,
fut le joli recueil de Coustelier (1723), dirigé par
La Monnoie, l'un des plus empressés rénovateurs.
Les éditions de Marot par Lenglet-Dufresnoy
(173 1) divulguaient les sources où l'on pouvait
retremper les rimes faciles et les envieillir. La
réaction chevaleresque à proprement parler put
dater des éditions du petit Jehan de Saintré (1724)
et de Gérard de Nevers (1725), rendues dans le
texte original par Guellette': Tressan ne fera que
suivre et hâter la mode en les modernisant. On
voit se créer dés-lors toute une école de chevalerie
et de poésie moyen âge, de trouvères et de trou-
badours plus ou moins factices ; ils pavoisent la
littérature courante par la quantité de leurs cou-
leurs. Tandis qu'au sein de l'Académie les purs
érudits continuaient leur lent sillon, ce qui s'en
échappait au dehors éveillait les imaginations ra-
pides. Le savant Lévesque de La Ravalière donnait,
en 1742, son édition des Poésies de Thibaut de
Champagne, roi de Navarre, une renommée ro-
manesque encore et faite pour séduire. Sainte-
Palaye en recueillant ses Mémoires sur la Che-
valerie, le marquis de Paulmy en exécutant sa
Bibliothèque des Romans et plus tard ses Mélanges
tirés d'une grande Bibliothèque^, jetaient comme
I. Il y fut fort aidé par Contant d'Orville et par
M. Magnin, de Salins, père du nôtre.
CLOTILDE DE SURVILLE. 377
un pont de l'érudition au public: Tressan, en maître
de cérémonies, donnait à chacun la main pour y
passer. L'avocat La Combe fournissait le Voca-
bulaire. Qu'on y veuille songer, entre Tressan ra-
jeunissant le vieux style, et Surville envieillissant
le moderne, il n'y a qu'un pas : ils se rejoignent.
Ce n'est pas tout, et l'on serre de plus près la
trace. Par l'entremise de ces académiciens ama-
teurs auxquels il faut adjoindre Caylus, il s'établit
dans un certain public une notion provisoire sur
le moyen âge, et un lieu commun qu'on se mit à
orner. Moncrif arrange son Choix d'anciennes
chansons, et rime, pour son compte, ses deux cé-
lèbres romances dans le ton du bon vieux temps, les
constantes Amours d'Alix et d'Alexis, et les In-
fortunes inouïes de la tant belle comtesse de Saulx.
Saint-Marc compose pour le mariage du comte de
Provence (1771) son opéra d'Adèle de Ponthieu,
dans lequel les fêtes de la chevalerie remplacent
pour la première fois les ingrédients de la magie
mythologique ; c'est un Château d'Otrante à la
français*; la pièce obtient un prodigieux succès
et l'honneur de deux musiques. On raffole de che-
valiers courtois, de gentes dames et de donjons.
Du Belloy évoque Gabrielle de Yergy, Sedaine
(Grétry aidant) s'empare du fabliau AWucazsin et
Nicolette. Legrand d'Aussy s'empresse de rendre
plus accessibles à tous lecteurs les Contes pur
gaulois de Barbazan. Sautreau de Marsy avait
lancé, en 1765, son Almanach des Muses ; plus
tard, avec Imbert, il compile les Annales poéti-
ques, par où nos anciens échantillons quelque peu
II. 48
37^ POÉSIE AU XVl' SIÈCLE.
blanchis s'en vont dans toutes les mains. Dans le
premier de ces recueils, c'est-à-dire VAlmatiach,
les rondeaux, triolets et fabliaux à la moderne
foisonnent ; le jargon puérilement vieillot gazouille ;
les vers pastiches ne manquent pas : c'est l'exact
pendant des fausses ruines d'alors dans les jardins.
Dans l'un des volumes {176c), sous le titre de
Chanson rustique de Darinel^, je lis par excep-
tion une charmante petite pièce gauloise commu-
niquée peut-être par Sainte-Palaye^. Enfin La
Borde, éditeur des Chansons du châtelain de
Coucy, ne ménage, pour reproduire nos vieilles
romances avec musique, ni ses loisirs ni sa for-
tune, et il ne résiste pas non plus à un certain
attrait d'imitation. On arrive ainsi tout droit
à la romance drôlette du page dans Figaro : Mon
coursier hors d'haleine !
Je n'ai point parlé encore d'un petit roman pas-
tiche qui parut dans ces années (1765), et qui eut
un instant de vogue, l'Histoire amoureuse de
Pierre Le Long- et de Blanche Ba^u^ par Sau-
vigny. Ce littérateur assez médiocre, mais spiri-
1. Elle est de Jacques Gohorry et tirée de VAmadis
de Gaule, dont Gohorry a traduit les lo*, ii*, ij* et
146 Livres. UAlmanach des Muses a. gâté le texte en le
voulant corriger.
2. M. Paul Lacroix, à qui je suis redevable de plus
d'une indication en tout ceci, me signale encore d'Ar-
tiaud-Baculard comme un des auteurs les plus probables
de vieux vers pastiches. En sujets fidèles, on prêtait sur-
tout des chansons à nos rois.
CLO TILDE DB SURVILLl',. 379
tuel, d'abord militaire, et qui avait servi à la
cour de Lunéville, où il avait certainement connu
Tressan, composa, rédigea dans le même goût, et
d'après quelque manuscrit peut-être, cette gra-
cieuse nouvelle un peu simplette, où d'assez jolies
chansonnettes mi-vieiilies et mi-rajeunies sont en-
tremêlées. Tout cela doit suffire, je le crois, pour
constater l'espèce d'engouement et de fureur qui,
durant plus de trente ans, et jusqu'en 89, s'at-
tachait à la renaissance de notre vieille poésie sous
sa forme naïve ou chevaleresque 1. Rien ne man-
quait dans l'air, en quelque sorte, pour susciter
ici ou là un Surville.
Ce que tant d'autres essayaient au hasard, sans
suite, sans études, il le fit, lui, avec art, avec con-
centration et passion. Ce qui n'était qu'une bou-
tade, un symptôme de chétive littérature qui s'éver-
tuait, il le fixa dans l'ordre sévère. La source
indiquée, mais vague, s'éparpillait en mille filets;
il en resserra le jet, et y dressa, y consacra
sa fontaine.
I. On lit dans la Russie en 18^9 de M. de Custine
(tome I, lettre 3^), la romance touchante autant que
spirituelle du Rosier, adressée par madame de Sabran à
sa fille qui était sous les verrous en 93; on n'aurait qu'à
y changer l'orthographe pour avoir une pièce de Clo-
tilile :
Est bien à moi, car l'ai fait naître.
Ce beau rosier, plaisirs trop courts!
Il a fallu fuir et peut-être
Plus ne le verrai de mes Jours, Etc., etc.
380 POÉSIE AU XV1'= SIÈCLE.
On ne sait rien de sa vie, de ses études et de
son humeur, sinon que, sorti du Vivarais, il entra
au service daas le régiment de colonel-général,
qu'il fit les campagnes de Corse et d'Amérique,
oîi il se distingua par son intrépidité, et qu'étant
en garnison à Strasbourg il eut querelle avec un
Anglais sur la bravoure des deux nations. L'An-
glais piqué, mais ne pouvant ou ne voulant jeter
le gant lui-même, en chargea un de ses compa-
triotes qui était en Allemagne : d'où il résulta
entre M. de Surville et ce nouvel adversaire un
cartel et une rencontre sur la frontière du duché
des Deux-Ponts. Les deux champions légèrement
blessés se séparèrent. M. de Surville, on le voit,
avant de chanter la chevalerie, sut la pratiquer.
A partir de 1782, il dut employer tous ses loisirs
à la confection de sa Clotilde, dont quelque trou-
vaille particulière put, si on le veut absolument,
lui suggérer la première idée. Sept ou huit ans lui
suffirent. M. Du Petit-Thouars, qui le vit à Paris
en 1790, un moment avant l'émigration, assure
avoir eu communication du manuscrit , et l'avoir
trouvé complet dès lors et tel qu'il a été imprimé
en 1803. Si, en effet, on examine la nature des
principaux sujets traités dans ces poésies, et si on
les déshabille de leur toilette brillamment surannée,
on ne voit rien que le xviii* siècle à cette date, à
cette veille juste de Clotilde, n'ait pu naturelle-
ment inspirer, et qui (forme et surface à part) ne
cadre très-bien avec le fond, avecles genres d'alen-
tour. Énumérons un peu:
Une Héroide à son époux Bérenger; Colardeau
CtO TILDE DE SURVILLE. 381
en avait faiti. De plus le nom d'Héloïse revient
souvent, et c'est d'elle que Clotilde aime à dater
la renaissance des muses françaises.
Des Chants d'Amour pour les quatre saisons;
c'est une reprise, une variante de ces poëmes des
Saisons et des Mois si à la mode depuis Roucher
et Saint-Lambert.
Une ébauche d'un poëme de la Nature et de
l'Univers: c'était la marotte du xviii* siècle depuis
Buffon. Le Brun et Fontanes l'ont tenté; André
Chénier faisait Hermès.
Un poëme de la Phélyppéide ; voyez la Pétrêide.
Les Trois Plaids d'or, c'est-à-dire les Trois
Manières de Voltaire; une autre pièce qui rap-
pelle les Tu et les Vous, et où la Philis est
simplement retournée en Corydon 2, — Des stances
et couplets dans les motifs de Berquin.
1. Colardeau et bieu d'autres. J'ai sous les yeux un
petit recueil en dix volumes, intitulé Collection d'Hé-
ro'idcs et de pièces fugitives de Dorât, Colardeau, Pezay,
Blin de Sainmore, Poinsinet, etc. (1771). Je note exprès
ces dates précises et cette menue statistique littéraire
qui côtoie les années d'adolescence ou de jeunesse de Sur-
ville. On est toujours inspiré d'abord par ses contempo-
rains immédiats, par le poète de la veille ou du matin,
même quand c'est un mauvais poëte et qu'on vaut
mieux. Il faut du temps avant de s'allier aux anciens.
2. Ici la réminiscence est manifeste et le contre-calque
flagrant. Surville a été obligé, dans son roman-commen-
taire, de supposer que Voltaire avait connu le manus-
crit. Ainsi, une pauvre chanteresse appelée Rosalinde
jîJa POÉSIE AU XVI** SIÈCLE.
Et ces noms pleins d'à-propos qui reviennent
parmi les parents ou parmi les trouvères favoris ,
Ver^y, Richard Cœur-de-Lion! Il y a telle ébau-
che grecque d'André Chénier qui me paraît avoir
chante devant son ancien amant, Corydon, devenu roi de
Crimée, et qui n'a pas l'air de la reconnaître :
Viens çà, l'ami! N'attends demain!...
Ah! pardon, seigneur !... Je m'égare :
Tant comme ici, l'œil ni la main
N'ont vu ni touché rien de rare.
Qu'un baiser doit avoir d'appas
Cueilli dans ce palais superbe !.,.
Mais il ne te souvient donc pas
De ceux-là que prenions sur l'herbe ?
Ce sont les derniers vers des Tu et des Vous :
Non, madame, tous ces tapis
Qu'a tissus la Savonnerie,
Ces riches carcans, ces colliers,
Et celte pompe enchanteresse,
Ne valent pas un des baisers
Que tu donnais dans ta jeunesse.
Mais, chez Voltaire, le ton est badin ; chez Surville,
pour variante, la chanteresse cha.nx.e avec pleurs. "Ex. dans
les Trois Plaids d'or, tout correspond avec les Trois Ma-
nières, soit à l'inverse, soit directement, et jusque dans
le moindre détail. Quand l'un des conteurs, Tylphis, se
met à raconter son aventure en vers de huit syllabes :
S'approcha leste et gai, l'œil vif et gracieux ;
Réjouit tout chacun son air solacieux.
Et, dès qu'eut Lygdamon son affaire déduite,
Cy conte en verseJels, sans ioiïr ambitieux;
CLOTILDE DE S U R V I L L E. 383
pu naître au sortir d'une représentation de Nina
ou la Folle par amour; il me semble entendre
encore, derrière certains noms chers à Clotilde,
l'écho de la tragédie de Du Belloy ou de l'opéra de
on a un contre-coup ralenti du ton de Voltaire :
Les Grecs en la voyant se sentaient égayés.
Téone souriant conta son aventure
En vers moins allongés et d'une autre mesure,
Qui courent avec grâce et vont à quatre pieds.
Comme en fit Hamillon, comme en fait la nature.
Et surtout quand on en vient au troisième amoureux chez
Surville, à la troisième amante dans Voltaire, et au
vers de dix syllabes si délicieusement défini par celui-ci f
Apamis raconta ses malheureux amours
En mètres qui n'étalent ni trop longs ni trop courts :
Dix syllabes, par vers mollement arrangées.
Se suivaient avec art et semblaient négligées ;
Le rhytbme en est facile, il est mélodieux ;
L'hexamètre est plus beau, mais parfois ennuyeux ;
on a de l'autre côté cette imitation qui, lue en son
lieu, paraît jolie, mais qui, en regard du premier jet,
accuse la surcharge ingénieuse :
Là, contant sans détour, ces mètres employa
Par qui douce Elégie autrefois larmoya.
Et qu'en France depuis, sur les rives du Rhône,
A Puytendre Apollo pour fustine octroya.
Géographie, généalogie, comme on sent le chemin à re-
culons et le besoin de dépayser!
384 POÉSIE AU XVl'' SIÈCLE.
Sedaine*. Clotilde, à bien des égards, n'est qu'un
Blondel, mais qui vise au ton exact el à la vraie
couleur.
Et Blondel lui-même, à sa manière, y visait;
rien ne montre mieux combien alors ces mêmes
idées, sous diverses formes, occupaient les esprits
distingués, qu'un passage des intéressants Essais
ou Mémoires de Grétry. Le célèbre musicien ra-
conte par quelles réflexions il fut conduit à faire
cet air passionné de Richard : Une fièvre brû-
lante... dans le vieux style: « Y ai-je réussi?
dit-il. Il faut le croire, puisque cent fois on m'a
demandé si j'avais trouvé cet air dans le fabliau
qui a procuré le sujet. La musique de Richard,
ajoute-t-il, sans avoir à la rigueur le coloris an-
cien à'Aucassin et Nicolette, en conserve des ré-
miniscences. L'ouverture indique, je crois, assez
I. Dans le Dialogue d'Apollon et de Clotilde :
Aionc, par celiui je commence
Qui fut ensemble ornement de la France
Et son flagel (fléau) ; c'est le rot d' Albion,
Richard qu'on dit prince au cœur de lion;
Bouche d'abeille, à non moins digne litre
Dut s'appeler. Comme il se dit d'un philtre
Qui fait courir en veines feux d'amour,
Tels, quand lisez le royal troubadour,
Sentez que flue es son ardente plume
A flots brûlans le feu qui le consume...
Je crois sentir encore plus sûrement que Surville a
entendu chanter d'hier soir : Une fièvre brûlante... La
première représentation est d'octobre 1785.
CLOTXLDE DE SURVILLE. 385
bien, que l'action n'est pas moderne. Les person-
nages nobles prennent à leur tour un ton moins
suranné, parce que les mœurs des villes n'arrivent
que plus tard dans les campagnes. L'air O Richard!
o mon roi! est dans le style moderne, parce qu'il
est aisé de croire que le poëte Blondel anticipait
sur son siècle par le goût et les connaissances. »
Transposez l'idée de la musique à la poJsie, vous
avez Ciotilde.
Je reviens. De tous ces vieux trouvères récem-
ment remis en honneur par l'érudition ou par l'ima-
gination du xviii^ siècle, Surville, remarquez-le
bien, n'en omet aucun, et compose ainsi à son
aïeule une flatteuse généalogie poétique tout à
souhait: Richard donc, Lorris, Thibaut, Froissart,
Charles d'Orléans, et je ne sais quelle postérité de
dames sous la bannière d'Héloïse, voilà l'école
directe. De plus, dans les autres trouvères non
remis en lumière alors, mais dignes de l'être et
qu'on a retrouvés depuis, tels que Guillaume de
Machau et Eustache Deschamps, il n'en devine
aucun. Son procédé, de tout point, se circon-
scrit.
Surville, lisant les observations de l'abbé Sallier
sur les poésies de Charles d'Orléans, a dû mé-
diter ce passage : « Pour ce qu'il y auroit à re-
prendre dans la versification du poëte, il suffira
de dire que la plupart de ses défauts ne tiennent
qu'à l'imperfection du goût de ces premiers temps:
Vidée des beaux vers n'était pas encore venue à
l'esprit, et elle étoit réservée à un siècle plus
poli. » Mais supposons que cette idée fût, en
II. 49
3 86 POÉSIE AU XVl*^ SIÈCLE.
effet, venue à quelqu'un, pansa Surville. Et comme
il avait lui-même le vif sentiment des vers, il ne
s'occupa plus que du moyen, à cette distance, de
le réaliser.
Faisons, se dit-il encore, faisons un poëte tout
d'exception, un pendant de Charles d'Orléans en
femme, mais un pendant accompli^.
Une fois la pensée venue, qui l'empêcha de se
lier avec quelqu'un des érudits ou des amateurs
en vieux langage, sinon avec Sainte-Palaye, mort
en 1781, du moins avec son utile collaborateur
Mouchet, avec La Borde ? Il avait composé des pièces
de vers dans le goût de son temps ; il essaya, La
Combe ou Borel en main, d'en envieillir légère-
ment quelqu'une, et il en fit sans doute l'épreuve
sur l'an ou l'autre de ses doctes amis-. Sûr alors
1. Un Charles d'Orléans femme, ce genre de substitution
de sexe est un des déguisements les plus familiers à Sur-
ville dans ses emprunts et imitations. Ainsi quand il
imite les Tu et les Vous, on a vu que c'est adressé à Co-
rydon et non plus à Philis ; ainsi, quand il s'inspire des
Trois Manières, au lieu de l'archonte Eudamas pour pré-
sident, il institue la reine Zulinde, et on a, par contre,
les chanteurs et conteurs Lj-gdamon, Tylphis et Colamor,
au lieu des trois belles, Églé, Téone et Apamis. — C'est
un peu l'histoire de Desforges-Maillard et de M^^e Mal-
crais de la Vigne, — du poëte dont il est question dans la
Mètromanie et qui mystifia Voltaire : il échoue en homme
et pour son compte : il réussit en femme et en muse,
sous la cornette.
2. L'épreuve ne pouvait être que relative, et elle se
marque aux connaissances imparfaites d'alors. Des per-
CL O TILDE DE SUR VILLE. 387
de sa veine, il n'eut plus qu'à la pousser. Il com-
bina, il caressa son roman ; il créa son aïeule,
l'embellit de tous les dons, l'éleva et la dota
comme on fait d'une enfant chérie. Il finit par
croire à sa statue comme Pygmalion et par l'a-
dorer. Que ce serait mal connaître le cœur hu-
main, et même d'un poëte, que d'argumenter de ce
qu'à l'heure de sa mort, écrivant à sa femme, il
lui recommandait encore ces poésies comme de
son aïeule, et sans se déceler ! Il n'aimait donc pas
la gloire? Il l'aimait passionnément, mais sous
cette forme, comme un père aime son enfant et
s'y confond. Cette aïeule refaite immortelle, pour
lui gentilhomme et poïte, c'était encore le nom.
Il faut le louer d'une grande sagacité critique
sur un point. Il comprit que cette réforme, cette
restauration littéraire de Charles V, avait été sur-
tout pédantesque de caractère et de conséquences,
et que ce n'était ni dans maître Alain (malgré le
baiser d'une reine), ni dans Christine de Pisan,
qu'il fallait chercher des appuis à sa muse de
choix. Il fut homme de goût, en ce qu'allant au
cœur de cet âge, il déclara ingénieusement la
sonnes familières avec les vieux textes noteraient aujour-
d'hui dans Clolilde les erreurs de mots dues nécessaire-
ment à cette manière de teinture. Quand La Combe ou
Borel se trompent dans leurs vocabulaires, Surville les
suit. Roquefort, en son Glossaire, remarque que le mot
votdie, voisdie, ne signifie pas vue, mais pénélration, pru-
dence fine, ruse. Surville lit dans Borel que voidte signi-
fie aussi vue, et il l'emploie en ce sens (fragment III,
vers 17).
388 POÉSIE AU XVI* SIÈCIE.
guerre aux gloires régnantes, animant ainsi la scène
et se sauvant surtout de l'ennui.
Mais M. de Surville montre-t-il du goût dans
les fragments de prose qu'il a laissés et qu'on cite ?
Vanderbourg y accuse de la roideur, de l'em-
phase. Cela ne prouverait rien nécessairement con-
tre ses vers. Surville avait l'étincelle: quelque
temps il ne sut qu'en faire ; elle aurait pu se dis-
siper ; une fois qu'il eut trouvé sa forme, elle s'y
logea tout entière. Qu'on ne cherche pas l'abeille
hors de sa ruche, elle n'en sortit plus.
Et puis il ne faut rien s'exagérer: ce qui fait
vivre Clotilde, ce qui la fait survivre à l'intérêt
mystérieux de son apparition, ce sont quelques
vers touchants et passionnés, ces couplets surtout
de la mère à l'enfant. Le reste doit sa grâce à
cette manière vieillie^ à une pure surprise. Tel
vers, telle pensée qu'on eiit remarquée à peine en
style ordinaire, frappe et sourit sous le léger dé-
guisement. Tel minois qui, en dame et dans la
toilette du jour, ne se distingue pas du commun
des beautés, redevient piquant en villageoise. Rien
ne rajeunit les idées comme de vieillir les mots;
car vieillir ici, c'est précisément ramener à l'en-
fance de la langue. Comme dans un joli enfant, on
se met donc à noter tous les mots et une foule de
petits traits que, hors de cet âge, on ne discerne-
rait pas. Quoi ! se peut-il que nos pères enfants
en aient tant su ? C'est un peu encore comme
lorsqu'on lit dans une langue étrangère : il y a le
plaisir de la petite reconnaissance; on est tout
flatté de comprendre, on est tenté de goûter les
CLOTILDE DE SURVILLE. 389
choses plus qu'elles ne valent, et de leur savoir
gré de ressembler à ce qu'on sent. Mais ce genre
d'intérêt n'a que le premier instant et s'use aussi-
tôt. Je croirais volontiers qu'une des habiletés du
rédacteur ou de l'éditeur de Clotilde a été de
perdre, de déclarer perdus les trop longs morceaux,
les poèmes épiques ou didactiques: c'eiit été trop
mortel. Déjà le volume renferme des pièces un
peu prolongées; cardans Clotilde, comme presque
partout ailleurs en poésie française, ce sont les
toutes petites choses qui restent les plus jolies, les
rondeaux à la Marot, à la Froissart:
Sont-ce rondels. faits à la vieille poste
Du beau Froissart? Contre lui nul ne joste^,
Nejostera, m'est avis, de long-temps ;
Grâces, esprit et fraîcheur du printems
L'ont accueilli jusqu'à sa derraine heure ;
Le vieux rondel habite sa demeure
A n'en sortir
Est-il donc permis de le confesser tout haut?
en général, quand on fait de la poésie française,
on dirait toujours que c'est une difficulté vaincue.
Il semble qu'on marche sur des charbons ardents ;
il n'est pas prudent que cela dure, ni de recom-
mencer quand on a réussi : trop heureux de s'en
être bien tiré ! Lamartine est le seul de nos poètes
(après La Fontaine), le seul de nos contempo-
rains, qui m'ait donné l'idée qu'on y soit à l'aise
et qu'on s'y joue en abondance.
I. Joute.
390 POESIE AU XVI® SIÈCLE.
Pour en revenir à la méthode d'envieillissement
et au premier effet qu'elle produit, Je me suis
amusé à l'essayer sur une toute petite pièce, très-
peu digne d'être citée dans sa forme simple. Je
n'ai fait qu'y changer l'orthographe à la Siirville,
et n'y ai remplacé qu'une couple de mots. Eh
bien, par ce seul changement à l'œil, elle a déjà
l'air de quelque chose. Si on supprimait les arti-
cles, si on y glissait quelques inversions, deux ou
trois vocables bien accentués, quelques rides sou-
riantes enfin, elle aurait chance d'être remarquée.
Il faut supposer qu'une femme, Natalie ou
Clotilde, — oui, Clotilde elle-même, si l'on veut,
remercie une jeune fille peintre pour le bienfait
qu'elle lui doit. Revenant de Florence où elle a
étudié sous les maîtres d'avant Pérugin, cette
jeune fille aura fait un ressemblant et gracieux
portrait de Clotilde à ce moment où les femmes
commencent à être reconnaissantes de ce qui les
fait durer. C'est donc Clotilde qui parle :
De vos doits blancs, effilés et légiers,
Vous avei tracé ynon ymaige.
Me voylà belle, à l'abry des dangiers
Dont chasque hyvert nous endommaige!
Por ce doulx soing, vos pinceaulx, vos couleurs,
Auroyent, seul\, esté sans puissance,
Et de mes traicis n'auroyent seu les meilleurs
Sans vostre amour et sa présence.
Ain\ de vostre ame à mon ame en secret
ligne lumière s'est meslée :
CLOTILDE DE SUR VILLE. 39I
Elle a senty soubs la Jlour qui mouroit
ligne beaulté plus recelée.
Vostre doulx cueur de jeune fille au mien
A mieulx leu qu'au mirouër qui passe ;
Vous m'ave\ veue au bonheur ancien
Et vi'ave\ paincte soubs sa grâce.
Vous vous di^ie^: « Ce cueur sensible et pront
Esclayre encore sa pronelle.
Li mal fuyra : levons ce voyle au front ;
Metons-y l'estoile éternelle. »
Et je revys ; et dans mes plus biaulx ans
Je me recoignois, non la seule ;
De mes en/ans, quelque jour, les en/ans
Soubriront à leur jeune aïeule.
O jeune fille, en qui le ciel mit l'art
D'embellir à nos fronts le resve,
Que le bonheur vous doingt^ un long regard,
Et qu'ugne estoile aussy se lesve!
Et remarquez que je n'y ai mis absolument que
la première couche. Mais, je le répète, dès que la
poésie se présente avec quelque adresse sous cet
air du bon vieux temps, on lui accorde involon-
tairement quelque chose de ce sentiment composé
qu'on aurait à la fois pour la vieillesse et pour
l'enfance; on est doublement indulgent.
Dans Clotilde pourtant, il y a plus, il y a l'art,
I. Donne.
392 POESIE AU XVl*^ SIECLE.
la forme véritable, non pas seulement la première
couche, mais le vernis qui fixe et retient: ainsi ces
rondeaux d'un si bon tour, ces flèches des distiques
très-vivement maniées. Le style possède sa façon
propre, son nerf, l'image fréquente, heureuse,
presque continue. De nombreux passages exposent
une poétique concise et savante, qui me rappelle
le poëme de l'Invention d'André Chénier et sa
seconde Epître si éloquemment didactique. Dans
le Dialogue d'Apollon et de Clotilde, celle-ci, ra-
menée par la parole du dieu aux pures sources de
l'Antiquité classique qui ont toujours été, à elle,
ses secrètes amours, exhale ainsi son transport i :
Qu'est-ce qu'entends? donc n'étais sifallotte
Quand proscrivis ces atours maigrelets,
Et qu'au despris'^ de la tourbe ostrogotte
Des revenans, démons et farfadets,
Dressai mon vol aux monts de Thessalie,
Bords de Lesbos et plaines d'Italie !
Là vous connus, Homère, Anacréon,
Cygne en Tibur, doux amant de Corinne!
Là m'enseigna les secrets de Cyprine
Cette Saplio qui brûla pour Phaon.
Dès ce moment m'écriai dans l'ivresse:
« Suis toute à vous, Dieux charmans de la Grèce!
1. Je cite en ne faisant que rajeunir l'orthographe ;
c'est une opération inverse à celle de tout à l'heure, et
qui sufEt pour tout rendre clair.
2. En dépit.
CLOTILDE DE SURVILLE. jpj
O du génie invincibles appuis,
Bandeaux heureux de l'Amour et des nuits,
Chars de Vénus, de Phébé, de l'Aurore,
Ailes du Temps et des tyrans des airs,
Trident sacré qui soulèves les mers.
Rien plus que vous mon délire n'implore !.., »
Et Apollon, lui répondant, la tempère toutefois
et l'avertit du danger :
Trop ne te fie à d'étranges secours ;
Ne quiers d'autrui matière à tes discours ;
Peur guide auras, telle soit ta peinture,
Deux livres sœurs, ton cœur et la nature!
Or que dit Cliénier (Élégie xvii®) :
Les poètes vantés
Sans cesse avec transport lus, relus, médités;
Les dieux, l'homme, le ciel, la nature sacrée
Sans cesse étudiée, admirée, adorée,
Voilà nos maîtres saints, nos guides éclatants.
La poétique est la même, et ne diffère que par la
distance des temps où elle est transplantée. Mais
on pourrait soutenir qu'il y a bien du grec fin
à travers l'accent gaulois de Surville, de même
qu'il se retrouve beaucoup de la vieille franchise
française et de l'énergie du xvi*' siècle sous la
physionomie grecque de Chénier : ce sont deux
frères en renaissance.
On sait l'admirable comparaison que celui-ci
II. <,o
39-1- POÉSIE AU XVI* SIÈCLE.
encore fait de lui-même et de son œuvre avec le
travail du fojiJeur :
De mes écrits en foule
Je prépare longtemps et la forme et le moule ;
Puis sur tous à la fois je fais couler l'airain:
Rien n'est fait aujourd'hui, tout sera fait demain.
Clotilde, dans un beau fragment d'épître, rencon-
trera quelque image analogue pour exprimer le
travail de refonte auquel il faut soumettre les vers
mal venus :
Se veyons, s'épurant, la cire au feu mollir,
si nous voyons la cire s'épurer par la chaleur,
dit-elle, les rimes au contraire ne s'épurent, ne se
fourbissent! qu'à froid. Elle a commencé par citer
agréablement Calysto, c'est-à-dire l'ourse qui a
besoin de lécher longtemps ses petits,
Ses oursins^ de tout point, naissants disgraciés ;
elle ajoute :
Point d'ouvrage parfait n'éclot du plus habile;
Cuidei qu'en parle à fond : quand loisir m'est donné.
Reprends de mon jeune âge un fruit abandonné ;
I. Au lieu de forhir, Vanderbourg a \n, forcir, qu'il ne
sait comment expliquer ; mais je croirais presque qu'il a
mal lu son texte, ce qui serait piquant et prouverait
qu'il n'y est pour rien.
CLOTILDE DE SURVILLE. 39$
Le revois, le polis ; s'est gentil, le caresse ;
Ain^j vois-je qu'est manqué, la jlamme le redresse.
Mainte page ingénieuse nous offre ainsi, en détail,
du Boileau refait et du Malherbe anticipé. On re-
connaît qu'on a affaire à l'homme qui est surtout
un poëte réfléchi, et qui s'est fait sa poétique
avant l'œuvre.
Lorsque l'élégant volume parut en 1803 i, avec
son noble frontispice d'un gothique fleuri et ses
vignettes de trophées, il ne se présenta point
sous ce côté critique qu'aujourd'hui nous y recher-
chons. Il séduisit par le roman même de l'aïeule,
par cette absence trop vraie de l'éditeur naturel
qui y jetait comme une tache de sang, par la
grâce neuve de cette poésie exhumée, et par la
I. L'année même où parurent à Grenoble les Poésies
de Charles d'Orléans, mais qui, bien moins heureuses
que Clotilde, attendent encore un éditeur digne d'elles.
— Elles viennent tout d'un coup d'en trouver deux
(1842). — La Décade philosophique ("an XII, 4* trimestre,
page 430), en rendant compte avec éloge des Poésies de
Charles d'Orléans, disait : « Elles se recommanderont
d'elles-mêmes à l'homme de lettres, à l'archéologue,
mais elles n'auront point le suffrage des jeunes gens sans
instruction et des femmes qui ont raffolé des Poésies de
Clotilde, ouvrage dont la supposition est manifeste et
pourrait se prouver matériellement, si ceux qui sont
dignes d'avoir une opinion en pareil sujet, n'en étaient
déjà parfaitement convaincus. » A ce ton sec et rogue,
même lorsqu'il a raison, je crois reconnaître feu M. Au-
ger, et en effet c'est bien lui.
)Ç6 POÉSIE AU XVI* SIÈCLE.
passion portée çà et là dans quelques sentiments
doux et purs. Ces regrets d'abord marqués sur
les insultes d'Albion, sur les malheurs et les in-
fortunes des Lys, devinrent un à-propos de cir-
constance, auquel l'auteur n'avait guère pu
songer si, comme on l'assure, son manuscrit était
antérieur à l'émigration i. Mais toutes les femmes
et les mères surent bientôt et chantèrent les Ver-
selets à ??zo?î^re?7z/er-?2e sur la musique de Berton :
O cher enfantelet. vrai pourtraict de ton père.
Dors sur le sein que ta bouche a pressé!
Dors, petiot: clos, ami, sur le sein de ta mère,
Tien doux œillet par le somme oppressé !
Ce ne sera pas faire tort à cette adorable pièce de
rappeler que le motif, qu'on a rapproché souvent
de celui de la Danaë de Simonide, paraît em-
prunté plus immédiatement à deux romances de
Berquin, nées en effet de la veille: l'une (1776)
dont le refrain est bien connu :
I, Dans le scjour pourtant qu'il fit à Lausanne en
1797, et pendant lequel il préludait à sa publication par
des morceaux insérés dans le journal de madame de Po-
lier, M. de Surs-ille put retoucher assez la première pièce,
VHêroïde à Bérenger, pour lui donner cet air de prophétie
finale :
Peuple égaré, quel sera ion réveil^
Ne m'entend, se complaît à s'ahreuver de larmes,
Tise les feux qui le vont dévorants.
Mieux ne vaudrait, hélas! repos que tant d'alarmes,
Et roi si preux que cent lâches tyrans?...
CtOTILDE DE SIIRVILLE. 397
Dors, mon enfant, clos ta paupière,
Tes cris me déchirent le cœur...;
et l'autre {1777), qui n'est plus dans la bouche
d'une mère, mais dans celle du poëtc lui-même
auprès du berceau d'un enfant endormi :
Heureux enfant, que je t'envie
Ton innocence et ton bonheur !
Ah ! garde bien toute ta vie
La paix qui règne dans ton cœur.
Que 7ie peut l'image touchante
Du seul âge heureux parmi nous!
Ce jour peut-être oîi je le chante
De mes jours est-il le plus doux. . .
Voilà le meilleur du Berquin; on y retrouve un
accord avec cette stance de Clotilde:
Tretous avons été, comme ei toi, dans cette heure ;
Triste raison que trop tôt n' adviendra !
En la paix dont jouis, s'est possible, ah ! demeure!
A tes beaux jours même il en souviendra.
Mais l'art et la supériorité de Surville ne m'ont
jamais mieux paru qu'en comparant de près la
source et l'usage. La première romance de Ber-
quin a pour sujet une femme abandonnée par son
amant; ce qui peut être pathétique, mais qui
touche au banal et gâte la pureté maternelle. Chez
Surville, c'est une mère heureuse. Et pour le dé-
tail de l'expression et la nuance des pensées, ici
358
POKSIE AU XV I*^ SIECLE.
tout est neuf, délicat, distingué, naturel et créé à
la fois:
Etend ses brasselets: s'étend sur lui le somme;
Se dot son œil ; plus ne bouge... il s'e)idort,..
N'était ce teint fleuri des couleurs de la pomme^,
Ne le dirie\ dans les bras de la mort ?
Arrête, cher enfant!... f ai frémi tout entière...
Réveille-toi: chasse un fatal propos...
Et tout ce qui suit. Chez l'autre, on va au roma-
nesque commun, à la sensiblerie philanthropique
du jour. En pressant Surviile dans ce détail, on
est tout étonné, à l'art qu'on lui reconnaît, de
trouver en lui un maître, un pocte comme Chénier,
de cette école des habiles studieux, et, à un cer-
tain degré, de la postérité de Virgile.
Le propre de cette grande école seconde, à la-
quelle notre Racine appartient, et dont Virgile est
le roi, consiste précisément dans une originalité
compatible avec une imitation composite. On ci-
terait tel couplet des Bucoliques où le génie éclec-
tique de Virgile se prend ainsi sur le faits, pour
1. « O vous, petits Amours, pareils à des pommes
rouges, » a dit Théocrite dans l'idylle intitulée Thaly-
sies. On se croit dans le gaulois naïf, on rencontre le
gracieux antique : ces jolies veines s'entrecroiseçt.
2. Dans l'Églogue VIII, par exemple, au couplet :
Talis amor Daphnim..., pour l'ensemble, Virgile s'in-
spire de la génisse de Lusrèce : At mater virides saltus ;
de Lucrèce encore pour un détail, propter aquce rivum,
CtOTItDE DE SURVILLE. 399
ce trait si enchanteur de Galatée, on pourrait sou-
tenir sans rêverie qu'il s'est ressouvenu à la fois
de trois endroits de Théocrite. De même encore
se comporte-t-il sans cesse à l'égard d'Homère.
Ce sont des croisements sans fin de réminiscences,
des greffes doubles, et des combinaisons consom-
mées ; très imbris torti radios. J'en demande bien
pardon à nos Scaligers, mais le procédé ici n'est
pas autre, quoiqu'il n'ait lieu que de Surville à
Berquin, Simonide en tiers est dans le fond.
Le premier succès de Clotilde fut grand, la dis-
cussion animée, et il en resta un long attrait de cu-
riosité aux esprits poétiques piqués d'érudition.
Charles Nodier, dont la riche et docte fantaisie
triomphe en arabesques sur ces questions dou-
teuses, ne pouvait manquer celle-ci, contemporaine
de sa jeunesse. Dans ses Questions de Littérature
légale, publiées pour la première fois en 1811, il
résumait très-bien le débat, et en dégageait les con-
clusions toutes négatives à la prétendue Clotilde,
toutes en faveur de la paternité réelle de M. de
Surville. Après quelques-uns des aperçus que nous
avons tâché à notre tour de développer : « Com-
ment expliquer, ajoutait-il, dans ce poëme de la
Nature et de l'Univers que Clotilde avait, dit-on,
commencé à dix-sept ans, la citation de Lucrèce,
et de Varius pour un autre. Il compose de tous ces em-
prunts, et dans le sentiment qui lui est propre, un petit
tableau original :
Tous ces métaux unis dont j'ai formé le mien!
^OO POESIE AU XV l" SIÈCLE.
dont les œuvres n'étaient pas encore découvertes
par le Pogge et ne pénétrèrent probablement en
France qu'après être sorties, vers 1473, des presses
de Thomas Ferrand de Bresse ? Comment com-
prendre qu'elle ait pu parler à cette époque des
sept satellites de Saturne, dont le premier fut ob-
servé pour la première fois par Huyghens en i(3ss,
et le dernier par Herschell en 1789 1? » M, de
Roujoux, dans son Essai sur les Révolutions des
Sciences, publié vers le même temps que les
Questions de Charles Nodier, avait déjà produit
quelques-unes de ces raisons, et elles avaient d'au-
tant plus de signification sous sa plume qu'il se
trouvait alors avoir entre les mains, par une ren-
contre singulière, un nouveau manuscrit inédit de
M. de Survilie. Si ingénieux que soit le second
volume attribué à Clotilde encore et publié en
1S26 par les deux amis, je ne puis consentir à y
reconnaître cet ancien manuscrit pur et simple; j'ai
un certain regret que les deux éditeurs, entrant
ici avec trop d'esprit et de verve dans le jeu poé-
tique de leur rôle, n'aient plus voulu se donner
pour point de départ cette opinion critique de
1811, qu'ils ont, du reste, partout ailleurs sou-
tenue depuis.
Il n'y avait déjà que trop de jeu dans la pre-
I. Ton vaste Jupiter, et ton loinlain Saturne,
Dont sept globules nains traînent le char nocturne.
Ces vers toutefois ne se trouvent que dans le volume de
Clotilde publié en 1826.
CLOTIIDE DE SURVILLE. 4.OI
mière Clotilde, et de telles surprises ne se pro-
longent pas. Les Verselets à mon premier-né
seront lus toujours ; le reste ensemble ne suffirait
pas contre l'oubli. Quant à l'auteur qui a réussi
trop bien, en un sens, et qui s'est fait oublier
dans sa fiction gracieuse, un nuage a continue de
le couvrir, lui et sa catastrophe funeste. Emigré
en 91, il fit, dans l'armée des princes, les pre-
mières campagnes de la Révolution. Rentré en
France, vers octobre 1798, avec une mission de
Louis XVIII, il fut arrêté, les uns disent à La
Flèche, d'autres à Montpellier (tant l'incertitude
est grande!), mais d'après ce qui paraît plus po-
sitif, dans le département de la Haute-Loire, et
on le traduisit devant une commission militaire
au Puy. Il tenta d'abord de déguiser son nom ;
puis, se voyant reconnu, il s'avoua hautement
commissaire du roi, et marcha à la mort la tête
haute. L'arrêt du tribunal (ironie sanglante!)
portait au considérant : condamné pour vols de di-
ligence. André Chénier à l'échafaud fut plus heu-
reux.
Ni l'un ni l'autre n'ont vu sortir du tombeau
leurs œuvres. L'un se frappait le front en parlant
au ciel ; l'autre, d'un geste, désignait de loin à sa
veuve la cassette sacrée.
Surville n'a pas eu et ne pouvait avoir d'école-
On se plaira pourtant à noter, dans la lignée
de renaissance que nous avons vu se dérouler
depuis, deux noms qui ne sont pas sans
quelque éclair de parenté avec le sien: mademoi-
selle de Fauveau (si chevaleresque aussi) pour la
II. 51
402 POÉSIE AU XVI* SIÈCLE,
reproduction fleurie de la sculpture de ces vieux
âges, et dans des rangs tout opposés, pour la prose
habilement refaite, Paul-Louis Courier.
Novembre 184t.
Au mois d'avril 1842, j'eus l'honneur de recevoir de
M. Lavialle de Masmorel, président du tribunal civil de
Brives et ancien député de la Corrèze, une lettre dont
l'extrait, si flatteur qu'il soit, ne m'intéresse pas seul :
« Monsieur, en parcourant la Revue des Deux Mondes...,
je lis avec plaisir un article de vous sur les poésies de
Clotilde de Surville. Vous avez rencontré parfaitement
juste lorsque vous avez attribué ces poésies au marquis
de Surville. Ce fait est pour moi de la plus grande certi-
tude ; car il m'a été certifié par mon père, qui, ayant été
le compagnon d'infortune du malheureux Surville çt son
ami intime, avait fini par lui arracher l'aveu qu'il était
réellement l'auteur des prétendues œuvres de son aïeule...
Vous pouvez compter entièrement sur la certitude de
mes renseignements, et j'ai pensé qu'il vous serait
agréable de les recueillir. »
■<ô>
W^
^J^
PREFACE
DES OEUVRES CHOISIES
DE PIERRE DE RONSARD
Avec Notices, Notes et Commentaires, publiées
par
C.-A. Sainte-Beuve, en 1828 *.
Hahent sua fat a libeîli.
N n'a fait jusqu'ici que des choix
fort incomplets et fort maladroits
de Ronsard. Il convenait pourtant de
mettre le public à même de juger de
cette grande renommée déchue, et d'en
finir, une fois pour toutes, avce une question littéraire
qui jette tant d'incertitudes sur ie berceau de notre
poésie classique. J'ose espérer que le choix qu'on
va lire sera définitif : s'il ne trouve point grâce et
I. Un vol. iii-8<* faisant suite au Tableau historique et
critique de la Poésie française et du Théâtre français au
xvi^ siècle. — Eu recueillant aujourd'hui cette Préface et
quelques commentaires de l'ouvrage, nous mettons à pro-
fit les bons conseils d'un admirateur littéraire de Sainte-
Beuve, M. Saulnier, président du tribunal civil à Dieppe.
J. T.
4O4. POESIE AU XV!*^ SIECLE.
faveur, Ronsard aura encore une fois perdu son
procès, et j'aurai été la dupe d'une illusion de
jeune homme. C'est toutefois avec confiance que je
me présente, les pièces en main. Dans les commen-
taires qui sont joints au texte, j'ai fait usage, pour
toute la partie érudite, des anciens commentaires de
Muret, Belleau, Richelet, Garnier, Marcassus. Ces
excellents hommes seraient heureux, j'en suis sûr,
de savoir que ce larcin peut être bon en quelque
chose à leur cher et grand Ronsard. J'ai de plus
essayé de motiver mes éloges et mon admiration,
toutes les fois surtout qu'il aurait pu y avoir diffé-
rence dans la manière de juger; et j'ai par consé-
quent été amené à toucher en passant les points
essentiels de l'art. Pour qui se donnera la peine de
rapprocher les doctrines éparses dans ce commen-
taire et dans mon Tableau de la Poésie au
XVI* siècle, il en sortira toute une poétique nou-
velle, dont je suis loin d'ailleurs de me prétendre
inventeur. Quoique cette poétique française se
montre ici pour la première fois en plusieurs de
ses articles, quoique aucun critique n'ait encore
envisagé de cette manière la versification et le
rhythme en particulier, je me hâte de faire hon-
neur de ces idées neuves aux poètes de la nouvelle
école que j'ai eu souvent occasion de citer. Sans
doute, en ce siècle de haute philosophie, de lumi-
neuse érudition et de grave politique, beaucoup de
ces fines remarques, de ces confidences tech-
niques à propos d'une chanson ou d'un sonnet,
pourront d'abord sembler futiles et ridicules. Sans
me dissimuler le péril, je l'ai bravé, siir après
PRÉFACE DE LA FRANCIADE. 4.0$
tout d'obtenir grâce auprès du bon sens de l'é-
poque^ si je n'ai été ni faux ni commun.
PRÉFACE DE (( LA FRANCIADeI )),
Ce serait ici le lieu de donner des extraits du
célèbre poëme de la Franciade, s'il valait la peine
qu'on s'y arrêttât. Ronsard l'entreprit encore jeune^
sous le règne de Henri II, afin qu'on ne piàt re-
procher à la France de manquer d'un poëme
épique. Charles IX le soutint vivement dans cette
résolution; mais après la mort de ce prince,
comme l'état des finances ne permettait plus les
gratifications, le poëme en souffrit beaucoup et
demeura inachevé. Il devait avoir vingt-quatre
chants, comme l'Iliade, et tel qu'il nous reste, il
n'en a que quatre. Ronsard n'eut jamais le cou-
rage d'aller au delà, et, quand on en a essayé la
lecture, on conçoit aisément son dégoût. C'est
une suite mal tissue, une mosaïque laborieuse de
tous les lieux communs épiques de l'Antiquité.
François ou Francion, fils d'Hector et d'Andro-
maque, a échappé au sac de Troie par la protec-
tion de Jupiter, et a été élevé à Buthrote, en
Epire, près de sa mère et sous la surveillance de
son oncle Hélenin. Son éducation terminée, Jupi-
I. Page 180 et suiv. du même volume : Œuvres choi-
sies de Ronsard (1828).
4-0(5 POÉSIE AU XV I^ SIÈCLE.
ter envoie Mercure annoncer aux parents les
hautes destinées du jeune héros, qui ne tarde pas
à s'embarquer avec une belle armée de Troyens.
Mais l'éternelle colère de Junon et de Neptune
soulève les flots, et Francion, ayant perdu tous ses
vaisseaux, échoue en Crète, où il est courtoise-
ment reçu par le roi Dicée. Ce Dicée a un fils
Orée, qui vient de tomber aux mains du géant
Phovère, et que Francion délivre. Il a aussi deux
filles, Clymène et Hyante, qui deviennent l'une et
l'autre amoureuses du noble étranger. Hyante est
préférée, et sa sœur, de désespoir, se jette à la
mer, où elle se change en déesse marine. Au reste,
ce n'est guère par amour que Francus a
donné la préférence à Hyante; mais Cybèle
transformée en Turnien, compagnon de Francus,
lui a conseillé de s'attacher à cette jeune prin-
cesse, qui connaît les augures et pourra lui révé-
ler l'avenir de sa race. Au quatrième livre, en
effet, Hyante consent à évoquer les ombres infer-
nales; elle prophétise à Francus son voyage en
Gaule, la fondation du royaume très-chrétien, et
trace en détail le résumé historique du règne des
Mérovingiens et Carlovingiens. C'est là que s'ar-
rête ce poëme peu regrettable. Les envieux de
Ronsard firent des épigrammes contre lui et le
raillèrent de tant de promesses fastueuses qui n'a-
vaient abouti à rien. Ses amis le vengèrent en
louant outre mesure ces quatre premiers livres si
froids et si ennuyeux. Chose assez remarquable!
ils sont écrits en vers de dix syllabes, et non pas
en alexandrins. Ronsard va même dans sa préface
1
PREFACE DE lA FRANCIADE. 4.O7
jusqu'à refuser aux alexandrins le caractère
héroïque qu'il leur avait autrefois attribué.
« Depuis ce tems, dit-il, j'ay veu, cogneu et pra-
tiqué par longue expérience que je m'estois abusé;
car ils sentent trop la prose très-facile et sont trop
énervés et flasques, si ce n'est pour les traduc-
tions, auxquelles, à cause de leur longueur, ils
servent de beaucoup pour interpréter les sens de
l'autheur qu'on entreprend. Au reste, ils ont trop
de caquet, s'ils ne sont bastis delà main d'un bon
artisan qui les face, autant qu'il luy sera possible,
hausser, comme les peintures relevées, et quasi
séparer du langage commun, les ornant et les en-
richissant de figures, etc., etc. » 11 y a dans tout
ceci une singulière confusion, et cette querelle
suscitée à l'alexandrin témoigne chez Ronsard
plus de bonne foi que de saine critique. Il lui
convenait moins qu'à personne de médire de
l'alexandrin, qu'il avait tiré de l'oubli et dont il
faisait d'ordinaire un usage si bien entendu. Quand
ce vers se serait par instant rapproché de la
prose, le malheur n'était pas grand, et il fallait
plutôt y voir un avantage. Certes, s'il n'avait eu
que ce défaut, il n'aurait pas mérité la guerre pi-
quante que lui ont déclarée de spirituels écrivains
de nos jours^, M. de Stendhal dans ses divers ou-
vrages, et M. Prosper Duvergier (de Hauranne)
dans le Globe. Sur cet alexandrin officiel et solen-
nel, sur cette espèce de perruque à la Louis XIV,
symétriquement partagée en deux moitiés égales,
toute plaisanterie est légitime, et nous sommes le
premier à y applaudir. Mais l'autre alexandrin.
4.08 POÉSIE AU XVl'^ SIÈCLE.
celui de Ronsardj de Baïf et de Régnier, celui des
Victor Hugo, des Lebrun, des Barthélémy et Méry,
celui-là nous semble un instrument puissant et
souple, élastique et résistant, un ressort en un mot
qui, tout en cédant à la pensée, la condense et
l'enserre. A moins d'en vouloir mortellement au
vers, on doit être satisfait d'une forme si heu-
reuse. Cette petite digression nous a un peu éloi-
gné de Ronsard et de sa Franciade. Nous n'en
extrairons aucun morceau ; nous nous bornerons
à citer plusieurs passages curieux de sa préface,
qui donneront une idée indirecte, mais suffisante,
de l'œuvre : car ici l'œuvre a été rigoureusement
déduite des principes de la préface.
Cette Préface de Ronsard* est caractéristique;
elle peint au naturel l'homme et l'époque, et nous
apprend beaucoup plus sur ce sujet que ne feraient
de longues dissertations. Et d'abord, comment
s'empêcher de sourire en entendant le poëte détail-
ler point à point l'infaillible recette d'un poëme
épique? Ici, c"est un coucher de soleil qu'il faut;
là, c'est une aurore. Veut-on prophétiser l'avenir,
on a la ressource d'un songe, ou celle d'un bou-
clier divin. Ce guerrier était vêtu d'une peau de
I. Après avoir cité plusieurs passages de la Préface
de la Franciade, Sainte-Beuve ajoute les observations
suivantes (page 202 de son Choix de Ronsard"),
PRE f ACE DE LA FKANCIADE. ^Op
lion; cet autre aura une peau d'ours, ou de re-
change, une peau de panthère. Pour la généalogie
d'un dieu ou d'un héros, voyez Hésiode; pour les
propriétés médicinales ou magiques d'une plante,
voyez Nicandre ou Coluinelle. Quand un esca-
dron est en marche, règle générale : décrire le
battement de pieds des chevaux, et si le soleil
luit, la réverbération des armes. A la bataille,
subordonner les coups d'épée à l'anatomie; frap-
per son homme au cœur, au cerveau, à la gorge,
si l'on veut l'expédier, aux membres seulement
s'il doit en revenir. En un mot, dans ce petit
traité du poëme épique, bien digne de faire envie
au père le Bossu, rien n'est omis, pas même l'épi-
taphe du mort, qui doit se rédiger en une demi-
ligne, ou îine ligne au plus, sans ot^blier les
principaux outils de son métier. Qu'on juge par
là de la Franciade, et l'on en prendra une idée
juste. Un tel début dans la carrière épique était
d'un fâcheux augure, et l'augure s'est complète-
ment réalisé. Tous nos poëmes épiques, depuis la
Franciade jusqu'à la Henriade inclusivement, et
en passant par les Alaric, les Pucelle, les Moïse,
les saint Louis, ont cela de commun entre eux,
qu'ils sont faux, froids et ennuyeux à la mort ;
c'est toujours une tâche imposée, une œuvre de
commande; toujours on a dit au poëte, ou il s'est
dit à lui-même : Il est temps d'enrichir la France
d'une épopée ; et là-dessus il s'est mis à la be-
sogne, rencontrant parfois de beaux vers, comme
on en cite quelques-uns dans la Henriade, comme
on en trouverait à la rigueur dans la Franciade,
II. 52
4lO POESIE AU XVI*= SIÈCLE.
comme il est impossible au poëte de n'en pas ren-
contrer à la longue. Mais qu'est-ce que cela
prouve? et quelle triste compensation que ce qu'on
est convenu d'appeler de beaux vers pour de
mauvais poëmes?
La préface de Ronsard est curieuse encoie à
d'autres égards. On y voit dans quel sens il enten-
dait l'innovation et la rénovation des mots, et
comme il était plus Gaulois et moins Grec qu'on
l'a voulu dire. On y lit une désapprobation for-
melle, une raillerie amère de ces robins de cour,
tout entichés d'italianisme, et dont Henri Estienne
s'est tant moqué. Ce qui frappe enfin dans cette
prose de Ronsard, c'est la verve et l'éclat du
style. Je rappellerai surtout le beau passage où il
s'attache à distinguer le poëte du versificateur.
Quant à la péroraison même, à cette éloquente
invective contre les latineurs et grécaniseurs, à
ces élans d'une noble et tendre affection pour la
langue maternelle, rien n'est mieux pensé ni mieux
dit dans V Illustration de Joachim du Bellay; et
quand on considère que de telles pages ont été
écrites avant le livre des Essais, on se sent plus
vivement disposé encore à en estimer, à en aimer
les auteurs, et à les venger enfin d'un ^injurieux
oubli.
LE BOCAGE ROYAL. 4II
LE BOCAGE ROYALE.
Sous ce titre qui répond à celui de Sylvœ, donné
par Staceà un recueil de divers poëmes, Ronsard
a réuni un certain nombre d'Epîtres adressées aux
rois Charles IX, Henri III, aux reines Catherine
de Médicis, Elisabeth d'Angleterre, etc. La
louange n'y est pas ménagée, et elle a pour objet
le plus ordinaire d'obtenir au poëte quelque faveur
ou récompense. Dans nos idées actuelles de di-
gnité morale, et surtout quand on réfléchit à
quels odieux personnages était vouée une si humble
adulation, on a peine d'abord à ne pas s'indi-
gner. Pourtant, à une seconde lecture, on découvre
parmi ces flatteries d'étiquette plus d'un sage
conseil, plus d'une leçon courageuse, et le poëte
est pardonné. Ce que veut et réclame avant tout
Ronsard, c'est la paix, l'union dans le royaume,
et à la cour un loisir studieux et la protection
des Muses.
I. Page 205 du Choix de Ronsard. — Nous bornons là
nos extraits de ce volume. J. T.
POESIE AU XVI*^ SIECLE.
PROJETS D'ARTICLES
DESTINÉS A COMPLÉTER
le Tableau de la Poésie française au xvi^ siècleK
Je voudrais encore compléter cet ouvrage et y
ajouter (indépendamment de l'article sur les Gro-
tesques^ de Théophile Gautier {Revue de Paris),
et de la note sur la Bibliothèque poétique de
M. Viollet-Le-Duc {Revue des Deux Mondes^), y
ajouter, dis-je :
Un article détaillé sur Vauquelin de la Fres-
naye;
Un autre sur Olivier de Magny ;
Un, peut-être, sur Tahureau ;
Et aussi une petite dissertation sur la Satire
Ménippée. (Ce que j'avais d'essentiel à dire sur la
Satire Ménippée, je l'ai inséré dans l'article sur
Charles Labitte*.)
Je viens de faire (dans la Revue des Deux
Mondes, 15 mars 1845) un article sur Louise
1. Nous copions textuellement les notes manuscrites
de Sainte-Beuve, qui couvrent la dernière feuille de
garde, de l'un des deux exemplaires préparés pour la
réimpression. J. T.
2. Cet article fait aujourd'hui partie des Portraits con-
temporains, tome V,
3. Cet article a été recueilli depuis dans les Premiers
Lundis, tome III.
4. Portraits littéraires, tome III.
PROJETS d'articles. 4.13
Labé^ qui devrait également y entrer; — et (dans
le Journal des Savants, mai 18^7) un article sur
les Poésies de François P'^.
J'y voudrais joindre encore :
Un article sur Racan ;
Un autre sur Maynard;
Un autre sur Coquillart;
Un autre sur Charles d'Orléans:
Un autre sur le roi René ;
Mon article Villon^ du Moniteur;
Mon article Ronsard des Causeries du Lundi'* ;
Mon article Malherbe^ dans la Revue Euro-
péenne;
Mon Introduction aux Poêles français^ (de
Crépet).
Autres desiderata indiqués au crayon, de la main
de Sainte-Beuve, sur la même feuille de garde.
Chapitre sur les prétendues réhabilitations.
Roger de Collerye.
Peletier du Mans.
Etienne Dolet.
1. Portraits contemporains, tome V.
2. Portraits littéraires, tome III.
3. Causeries du Lundi, tome XIV.
4. Causeries du Lundi, tome XII.
5. Nouveaux Lundis, tome XIII.
6. Premiers Lundis, tome III.
4I4 POESIE AU XVI*' SIECLE.
Salmon Macrin.
Pontus de Thiard.
De Brach.
Sylvain.
Guy de Tours.
Papou.
Poupo.
Nicolas Ellain'.
L'éditeur posthume du Tableau de la Poésie
française au xyi*^ siècle se permet encore d'ajou-
ter à cette liste de travaux en projets ou qui ont
trouvé place ailleurs dans les œuvres de Sainte-
Beuve :
Un article sur Malherbe, Causeries du Lundi,
tome VIII ;
Un article sur Louise Labé (Nouveaux Lun-
dis, tome IV) ;
Trois articles sur Joachim Du Bellay {Nouveaux
Lundis, tome XIII 2).
1. Ce chapitre sur les réhabilitations plus ou moins
opportunes a été fait en réalité et se trouve en tête de
l'Étude sur Du Bellay (Nouveaux Lundis, tome XIII). Il
avait été déjà esquissé dans l'article sur Louise Lahê des
Nouveaux Lundis, tome IV. Ces préliminaires ne faisaient
pas double emploi avec ceux de l'article Du Bellay, mais
les uns et les autres réunis répondent complètement au
programme crayonné par Sainte-Beuve.
2. A propos de cette Étude sur Joachim Du Bellay,
extraite du Journal des Savants, nous nous sommes ren-
du coupable d'un oubli en la réimprimant dans les Non-
PROJETS d'articles. ^IJ
Une leçon de l'École normale, intitulée Du
point de départ et des Origines de la langue et
de la littérature française {Premiers Lundis,
tome III).
veaux Lundis, après la mort de Saiute-Beuve. Il n'eût
pas manqué d'indiquer dans son volume, comme il l'a
fait dans son article sur V Anthologie grecque (Nouveaux
Lundis, tome VII, page 7), la part précieuse qui reve-
nait pour certains renseignements à l'un de ses corres-
pondants les plus lettrés, M. Reinhold Dezeimeris, de
Bordeaux. 11 lui devait les comparaisons de Joachim du
Bellay avec Lamartine, Horace et André Chénier, qui
remplissent, dans la réimpression de l'article Du Bellay,
les deux pages 326 et 327 du tome XIII des Nouveaux
Lundis. Elles sont contenues presque textuellement dans
une lettre de M. Reinhold Dezeimeris que nous avons
retrouvée depuis et qui ne nous a point étonné, car
Sainte-Beuve avait coutume de le consulter pour toutes
ces questions d'érudition et de poésie. J. T.
FIN.
TABLE
DU TOME SECOND
Pages
Du ROMAN AU XVI' SIÈCLE ET DE RA-
BELAIS 1
Conclusion 31
( Vie de Ronsard ...... 45
Appendice '.
(Pièces et notes 78
Avertissement de la seconde partie. 90
Mathurin Régnier et André Chénier. 91
JOACHIM DuBeLLAY II4
JeanBertaut 165
Du Bartas 201
Philippe Des Portes . . 247
Anacréon au xvi« siècle 289
De l'esprit de malice au bon vieux
temps 317
Clotilde de Surville 362
Préface des œuvres choisies de
Pierre de Ronsard (1828) 405
II. S3
.18
Pages.
Préface de la Franciade 405
Le Bocage royal 411
Projets d'articlfs destinés a. com-
pléter LE Tableau de la Poésie française
au, xvie siècle • . . 412
FIN de la table.
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