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Full text of "Revue des deux mondes"

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REVUE 



DES 



DEUX MONDES 



LXVI« .4NXEE. — QUATRIÈME PERIODE 



TOME CXXXV. — l^"" MAI 1890. 1 



REVUE 



DES 



DEUX MONDES 



IJW0)ICP*<I 



LXVP ANNÉE. — QUATRIÈME PÉRIODE 



TOME CENT TRENTE-CINQUIÈME 




PARIS 

BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MONDES 

RUE DE l'université, 15 

1896 



l . i -^ 



MANNING 



LES ANNEES PROTESTANTES 



A quelques mois de distance, il y a quatre ans, l'Angle- 
terre voyait mourir deux vieillards chargés de jours et d'œuvres, 
deux cardinaux de la sainte Eglise romaine, deux des hommes 
qui, dans ce siècle sans foi et dans un pays séparé depuis la réfor- 
mation du centre de l'unité, ont le plus contribué à remettre le 
catholicisme en honneur et à lui rendre le prestige et l'autorité 
de l'une des plus grandes puissances spirituelles de notre temps. 
L'un de ces deux grands morts s'éteignait de l'épuisement de 
l'extrême vieillesse dans une maison conventuelle d'un faubourg 
de Birmingham, et le modeste cercueil de cet oratorien, — que 
la pourpre, tardivement venue, n'avait pas tiré de sa retraite stu- 
dieuse, — recevait l'hommage de l'élite de l'Angleterre intellec- 
tuelle, fière de saluer en John Henry Newman l'un des maîtres 
de cette apologétique hardie, de cette psychologie subtile et de 
cette dialectique sans peur dont, par certains côtés, Pascal a donné 
le modèle impérissable et qui n'abaisse la raison sous un scepti- 
cisme apparent que pour la jeter au pied de la croix. L'autre, 
moins âgé, mais usé par les fatigues d'une activité dévorante et 
par les pratiques d'un ascétisme rigoureux, rendait le dernier 
soupir dans cette simple maison de Westminster où il avait voulu 
fixer sa résidence archiépiscopale. Il expirait presque à la même 
heure que le jeune duc de Clarence ; et l'on eût pu croire que chez 
une nation profondément loyaliste et monarchique, protestante, 



6 REVUE DES DEUX MONDES. 

de i>liis, de nom et do traditions, les regrets excités par la fin 
prématurée de Ihéritier pn-somptif de la couronne n'auraient 
pièrc laissé de place au deuil pour cet octogénaire, pour ce trans- 
fuge de langlicanismc. pour ce chef du catholicisme anglais. 
Ses funérailles n'en eurent pas moins le caractère imposant, 
sublime, uni(|U(', d'une grande démonstration populaire. Ce fut 
tout un peuple, — le peuple du travail, de la misère et de la 
souiïrance, — qui se leva pour pleurer un héros de la charité. 

Voilà, assurément, un spectacle auquel on ne se fût guère 
attendu dans lAngleterre de la dernière décade du dix-neuvième 
siècle. Nul n'avait, comme le premier de ces princes d'une église 
dont l'Angleterre a déserté la communion depuis trois cent cin- 
(|uante ans, souffleté la raison orgueilleuse ; flétri le matérialisme 
pratique ; dédaigné ou plutôt ignoré ces progrès tant vantés, ces 
fameuses inventions uu'caniques, ces prétendues conquêtes de la 
science, dont ladmiration béate forme presque toute la religion 
de beaucoup de nos contemporains. Nul, comme le cardinal Plan- 
ning, n'avait donné de scandale à cet anglicanisme dont il avait 
été jadis la colonne et l'espoir, à ce libéralisme vulgaire qui ne 
voit d'ennemi que dans l'Église et de liberté que dans l'oppression 
des consciences, à ce cléricalisme gourmé dont il s'était affranchi 
par la puissance même de ses convictions religieuses et ecclé- 
siastiques, à cette orthodoxie économique enfin dont les lieux 
communs sont si commodes à l'égoïsme de certaines classes et 
dont il avait semblé souvent prendre plaisir à violer toutes les 
lois et à contester tous les principes. Et ce n'est pas tout. Tous 
deux, ces rénovateurs du catholicisme étaient sortis du protestan- 
tisme, dont ils avaient déchiré le sein. La première moitié de leur 
vie, à l'un connue à l'autre, avait été consacrée an service de 
l'Eglise anglicane, dans les rangs de son clergé. Tous deux, bien 
qu'à des degrés difTérens, ils avaient été chefs de parti : ils avaient 
combattu pour l'église de leurs pères, contre Rome et ses préten- 
tions. Ils avaient arrêté des âmes sur la pente de la désertion et 
de la s(.umission à l'auforité du vicaire de Jésus-Christ. C'était 
l'un deutre eux ((ui avait inauguré et dirigé pendant douze ans 
ce grand mouvement anglo-catholique, dont le second recueillit 
pour quelque lemps le commandement des mains infidèles du 
gém-ral en chef quand celui-ci passa à l'ennemi en 184o. C'est 
eux qui avaieul fait jaillir ce grand courant, dont le flot finit par 
les jeter malgré eux sur la rive opposée, mais non sans avoir 
fé'condé le sol jusque-là un peu stcirile et ingrat de l'anglica- 
nisme et y avoir fiiit germer toute une moisson de piété, de vie 
-|iirilMe|li', d(iii\res de charité'. 

On le voit, |.iii' un de ces élans (|ui délient le calcul et con- 



MANNING. 



rondoiit la raison, TAngleterre, après tout protestante, anglicane 
et surtout antipapistes, a célébré et honoré en ces deux hommes 
deux des plus grands ennemis de ces compromis qui lui sont 
chers en religion comme en politique, deux révolutionnaires 
résolus à renverser au nom de l'absolu ce régime du juste milieu 
ecclésiastique auquel elle porte tant d'attachement. L'histoire de 
ces deux vies peut seule expliquer ce paradoxe apparent. A vrai 
dire, ces biographies, si l'on y joint celle de Pusey et de quelques 
autres personnages du second plan, font proprement toute l'his- 
toire de l'anglo-catholicisme. 

Je n'ai point la prétention de l'écrire ici. Je ne saurais aujour- 
d'hui que tracer une esquisse rapide d'un sujet qui , comme le 
jansénisme du xvii'* siècle, demanderait, pour être traité comme 
il le mérite, l'érudition consciencieuse, la psychologie délicate, la 
méthode incomparable de Sainte-Beuve dans son Port-Royal. 
Grand souvenir, périlleuse analogie, qui s'impose d'elle-même à 
([iii a un peu approfondi l'étude de ce grand mouvement religieux 
qui traverse l'histoire de l'Angleterre contemporaine comme le 
mouvement janséniste traverse l'histoire de la France de Louis XIII 
et de Louis XIV 1 Oui, cette agitation, inaugurée par quelques 
jeunes membres du clergé universitaire et paroissial, sans autre 
quartier général que la salle commune des Felloivs ou agrégés du 
collège d'Oriel, sans autre chef qu'un jeune prêtre obscui' dont 
le génie ne s'était pas encore révélé à lui-même et qui s'était à 
peine dégagé des liens étroits du protestantisme dit évangélique. 
a produit, j'ose le dire, dans la religion et la société anglaises, une 
révolution qui n'est pas moins étendue ni moins profonde que 
celle qu'opérait à la même heure dans le corps politique la grande 
réforme parlementaire. 11 est radicalement impossible, sans une 
vue un peu exacte de l'anglo-catholicisme, de prendre une juste 
idée de l'Angleterre moderne : j'entends de l'Angleterre poli- 
tique, sociale, littéraire, tout autant que de l'Angleterre reli- 
gieuse, ecclésiastique et morale. Si l'on dit à juste titre: Il y a 
une Angleterre d'avant, une Angleterre d'après le Reform Act de 
1832, on peut et on doit dire : Il y a une Angleterre d'avant, 
d'après les Tracts for the Times. Le fameux sermon d'assises de 
Keble, la condamnation du Tract n" 90, la censure de Ward, la 
conversion de Newman, celle de Manning, sont des dates non 
seulement dans l'histoire du mouvement d'Oxford, mais dans 
celle de l'Angleterre au xix" siècle. 

C'est ce qui explique pourquoi le public anglais ne peut se 
lasser d'entendre parler de ce drame de la conscience religieuse. 
Depuis le jour déjà lointain où Newman, pour repousser les gros- 
sières insinuations de Kingsley, écrivit VApologia pro vitti sua, 



8 REVUE DES DEUX MONDES. 

chef-d'œuvre d'aulobiographic spiriluelle, d'analyse psycholo- 
gique, de sublilité intellectuelle et de candeur morale, digne de 
figurer à côté des Cojifessiom de saint Augustin, combien de 
publications de toutes sortes, — mémoires, correspondances, 
vies, essais historiques, simples articles, — ne se sont-elles pas 
accuniub-es sur cet inépuisable sujet! Il manque sans doute 
t-m-ori' l'œuvre maîtresse qui rassemblera tous ces fils épars, qui 
groupera tous ces matériaux et qui élèvera, dans de justes pro- 
portions, sur de solides fondemens, l'édiiice définitif. L'abrégé 
intéressant, mais incomplet et hâtif, du doyen Church, de Saint- 
Paul, ne saurait passer pour avoir comblé cette lacune. Peut- 
être ne le sera-t-clle jamais. Peut-être, s'il n'est pas trop présomp- 
tueux d'avouer ici une telle ambition, sera-ce d'oii Ton s'y fût le 
moins attendu, — du dehors, d'une main étrangère, — que par- 
tira l'œuvre souhaitée. En attendant ce tableau d'ensemble, les 
biographies monumentales de Newman, de Pusey, aujourd'hui 
de Manuing, permettent déjà d'embrasser d'un coup d'œil de 
vastes pans d'horizon. Les DU minores, les Keble, les Ward, les 
Richard Ilurrell Froude, les Rol)ert et Henry Wilberforce, les 
Isaac Williams, les Charles Marriolt, ces Douze hommes de bien 
dont le doyen Burgon nous a laissé une galerie de portraits, ont 
été mis en pleine lumière. Quant aux mémoires, ils foisonnent : 
les souvenirs de Palmer, les lettres de J.-B. Mozley, les réminis- 
cences bavardes et cancanières de Thomas Mozley, cet Ana peu 
édifiant d'un cénacle religieux, cette promenade dans les coulisses 
d'un parti d'Lgliso par un ecclésiastique mondain et passable- 
ment sceptique, eu dépit ou peut-être à cause de son habit. 

Il faut mettre dans une classe à part les confessions des nau- 
fragés del'anglo-catliolicisme. Infortunés qui subirent l'inlluence 
de Newman tout juste assez pour répudier les confortables com- 
promis, les acconimodemens de la religion ofhcielle et courante, 
pas assez pour s'élancer et s'établii" solidement sur le roc du dog- 
matisme, de la foi d'autorité; qui ne s'inoculèrent la fièvre mys- 
tique (jue pour se réveiller, frissounans et accablés, après l'accès, 
et qu'une passade de catholicisme laissa retomber dans le scepti- 
cisme découragé ou l'agnosticisme militant. C'est FrancisNewman, 
le cadet de John Henry, esprit inquiet, vagabond, d'abord mis- 
sionnaire eu Perse, puis déiste en Angleterre, en tout l'antitype 
de son glorieux aîné, auquel l'unit pourtant une de ces ressem- 
blances paradoxales faites de la similitude des traits particuliers 
et du contraste de lensemble. H est l'auteur des Phases de la Foi 
et de ce curieux et triste pamphlet qu'il crut devoir déposer sur 
la toiid>e à peine fermée de son frère. C'est encore James-An- 
thony Froude, l'historien, frère cadet de Richard ilurrell, grandi 



aux pieds de Newman, longtemps le plus fervent des disciples et 
le plus docile des novices, emporté par la Némésis de la Foi loin 
de ce port abrité, sur la mer orageuse, jeté finalement par le 
reflux dans les bras de Garlyle, guéri par cet apôtre du stoïcisme 
aunostique, mais assez mal guéri pour avoir fait de l'œuvre de sa 
vie, — son histoire d'Angleterre auxvi" siècle, — une gigantesque 
diatribe contre le catholicisme. C'est enfin Mark Pattison, mort 
recteur du collège de Lincoln, à Oxford, âme aigrie ou plutôt 
flétrie, moins encore par les mécomptes ou les retards de son 
ambition universitaire que par sa grande mésaventure spiri- 
tuelle, — cette voiture publique manquée pour aller abjurer le 
protestantisme avec son maître, et, du coup, le coche manqué 
pour toute sa vie, la chute dans le doute systématique, dans l'éru- 
dition malicieuse à la Bayle, dans la critique hautaine et l'ironie 
superfine à la Renan, — avec, pour œuvre principale de cette 
longue existence de studieux loisirs, ces Mémoires où il a tracé 
le plus sombre, le plus mélancolique, le plus poignant tableau 
dune intelligence desséchée, d'un cœur aride, volontairement 
racorni et pourtant à jamais inconsolable de l'idéal jadis entrevu, 
à demi possédé, perdu pour toujours. 

C'est à cette riche galerie que M. Purcell vient d'apporter à 
titre de contribution les deux massifs volumes de sa biographie 
de Manning. Cet ouvrage était impatiemment attendu. On savait 
que le cardinal avait ouvert dans les dernières années de sa vie les 
trésors de son intimité et de ses archives à cet écrivain. Dans une 
certaine mesure, on parlait dune biographie autorisée, et les 
exécuteurs testamentaires de Manning n'avaient pas cru pouvoir, 
après sa mort, se montrer plus avares ou plus timides que lui : 
ils laissèrent M. Purcell butiner à son gré dans les papiers les 
plus secrets du défunt. Eh bien! ce livre, rédigé sous d'aussi fa- 
vorables auspices, n'est pas seulement un mauvais livre, c'est une 
mauvaise action.Lesuccesseur de Manning, le cardinal Vaughan, 
les exécuteurs testamentaires ont protesté avec indignation contre 
cette publication. Bien que M. Purcell essaye de se défendre et 
qu'il trouve des avocats parmi ces petits esprits dont la plus 
grande joie est de voir rabaisser toutes les grandeurs, il a contre 
lui tout lecteur impartial. 11 faut l'avoir lu pour savoir jusqu'où 
peuvent aller l'absence de composition, le décousu, le désordre en 
quelque sorte systématique. Son livre est rempli de fragmens de 
lettres et de journaux, d(''pecés, émiettés, semés au hasard, trans- 
posés sans le moindre souci de la chronologie et de l'association 
des idées. Il ressemble tantôt à un manuscrit dont les pages, 
éparpillées par le vent, auraient été cousues par une servante 
illettrée, tantôt à un panier à papiers renversé sur une table". Que 



iO REVUE DES DEUX MONDES. 

dire des erreurs innombrables qui émailient presque chaque page 
et qui ont bien le droit de surprendre de la part d'un écrivain 
auiilais, catholique, voué depuis des années à ces études? S'ima- 
giner que l'émancipation des catholiques était encore à l'ordre du 
jour en 1830; appeler obstinément les Tractariens dès avant i83o 
Piiscijstcs, alors que Pusey venait à peine dapporter publique- 
ment à Newman sa précieuse adhésion et qu'il n'eut l'honneur 
de donner son nom à son parti qu'après 1843 ; trahir à chaque mot 
une inconcevable ignorance d'Oxford, des choses et des hommes 
de l'Université ; ne pouvoir presque toucher un point de l'histoire 
de l'anglo-catholicisme ou même de l'histoire générale, reli- 
gieuse ou politique de l'Angleterre sans se fourvoyer dans un 
dédale d'inexactitudes et de contradictions ; déshonorer force 
citations latines par de grossiers barbarismes; enfin, écrire lour- 
dement, en oscillant entre l'emphase et la vulgarité, voilà 
quelques-uns des péchés de M. Purcell. Ils seraient véniels à mes 
yeux s'ils étaient seuls. L'inexcusable, le voici : qu'un homme à 
qui Planning avait ouvert les registres les plus secrets de ses 
jtapiers et de son cœur, qui a vécu des années dans le commerce 
quotidien, familier, intime d'une grande âme, se donne pour mis- 
sion d'entrelarder ses extraits et ses précis de commentaires 
outrageans et de perfides insinuations ; qu'il interprète systéma- 
tiquement à mal toutes les paroles, tous les actes, tous les silences 
de son héros; qu'il lui prête gratuitement un égoïsme, une ambi- 
tion, une jalousie, une duplicité, un amour et un art de l'intrigue, 
une lâcheté même également morbides et ignobles ; qu'il prenne 
texte de ses erreurs de fait ou de ses grossières confusions 
d'idées pour calomnier celui qu'il prétend juger, — voilà, on 
l'avouera, qui passe l'imagination des lecteurs; voilà aussi, je 
pense, qui outrepasse les droits du biographe. M. Purcell pousse, 
du reste, si loin l'inconscience qu'il professe, — peut-être sincère- 
ment. — une grande admiration pour l'homme qu'il vient de 
traiter de la sorte. Son code des convenances littéraires est bien 
singulier aussi. Afin de prouver sa gratitude à M. Gladstone, 
jadis l'intime allié de Manning et qui a prodigué les confidences 
et les révi'lalions au biographe de son ami, il lui décerne en 
passant l'aimable surnom de Judas. 11 ne s'est pas fait scrupule 
de publier soit des lettres expressément placées sous le sceau de 
la confession, soit des documens propres à réveiller de vieilles 
querelles entre les morts ou à en provoquer de nouvelles entre 
les vivans. 

lu tel auteur >e met lui-même hors de cour. Ce n'est point 
ainsi qu'cui écrit l'Iiistoire. (Juant à savoir s'il aurait fallu lem- 
pêclier de causer ce scandale, oserai-je avouer à ma honte que je 



MANMNG. 11 

ne suis pas sans me réjouir de quelques-uns des résultats de son 
indélicatesse? Fe/Zx cidpa, puisque, dans quelque intention quïl 
ait agi, M. Purcell, comme jadis Froude avec ce Carlyle réaliste 
et impressionniste qui choqua si fort les amis du sage de Ghelsea, 
nous a donné, à l'état fragmentaire, dans un désordre absolu, une 
incomparable série de révélations, de documens de première main, 
un Manning peint par lui-même, les aveux involontaires, les 
touches et les retouches, les confessions authentiques d'une âme 
du premier rang. On annonce de plus que, par manière de réfu- 
tation, les exécuteurs testamentaires et les plus proches amis du 
cardinal publieront sous peu une version officielle de sa vie. Ces 
polémiques posthumes, pour douloureuses qu'elles soient, font 
souvent jaillir la lumière. Même après la riche, l'insolente, l'in- 
discrète récolte, aux gerbes mal liées, de M. Purcell, il reste 
bien encore quelques épis à glaner. En attendant, nous possédons 
déjà, en dehors de quelques articles de revue importans publiés 
après la mortde .Manning, dans le petit livre modeste de M. Hutton, 
un ouvrage où ]\I. Purcell aurait pu apprendre que, pour éviter 
le panégyrique continu des vies de saints et les enluminures 
écœurantes du genre hagiographique, il n'est pas besoin de verser 
dans la satire ou dans le dénigrement. 

I 

Ce fut en 1832 qu'Henry Edward Manning, alors âgé de 
vingt-quatre ans, se fit ordonner et entra dans le clergé anglican. 
Sa vocation première ne l'y appelait pas. Né en 1807, le dernier 
enfant du second mariage d'un riche banquier de la Cité de 
Londres, M. \\ illiam Manning, qui siégeait au parlement parmi 
les tories, Henry Edward avait bien été destiné par ses parens à 
la cléricature. La famille était décemment religieuse; mais ce 
projet avait été inspiré aux parens de Manning beaucoup moins 
par des vues de piété que par le désir et l'espérance de procurer 
à leur Benjamin un établissement confortable et sûr. L'enfant 
lui-même ne manifestait aucun goût pour cette profession. Dans 
les écoles préparatoires qu'il fréquenta, à Harrow où il entra à 
quinze ans, il ne fut point un élève studieux. H se distingua da- 
vantage au cricket que dans les exercices scolaires. Toutefois ces 
quatre ans dans une des grandes écoles publiques qui, avec Eton, 
Rugby, Winchester, reçoivent l'élite de la jeunesse anglaise, ne 
lui furent point inutiles. Wellington aimait à dire que c'était sur 
le terrain des jeux scolaires d'Eton qu'avait été remportée la vic- 
toire de Waterloo. En tout cas, il sort de ces établissemens, et il 
ne sort que de là, ce produit spécial : le gentleman anglais. 



12 REVUE DES DEUX MONDES. 

Manniiig le fut toute sa vie dans la force du terme. Ce je ne sais 
quoi manqua toujours à Newmaii, son égal par la naissance, son 
supérieur par les dons de lintelligence, mais qui ne passa point 
par l'une de ces grandes écoles. 

En 1827, quand son lîls sortit d'Harrow, la fortune de 
M. William Manning était déjà fort ébranlée. Il fallait un minimum 
de six ou sept mille francs pour subvenir à l'entretien du jeune 
étudiant à Oxford. Le père hésita et Manning dut jurer de rega- 
c^ner le temps perdu et aller faire un stage intermédiaire chez un 
ecclésiastique à son séjour chez lequel il attribua toujours depuis 
lors la solidité des fondemens de ses connaissances classiques et 
ses succi's à Oxford. A \higi ans, il était immatriculé au collège 
de Balliol. Ambitieux comme il l'était, — il avait pour devise, une 
de ses lettres nous l'apprend : Aut Cœsar aut nihil, — il résolut 
de prendre rang d'emblée parmi l'élite de sa génération. Sa 
consciencieuse application trouva sa récompense : il remporta 
aux examens de la Saint-Michel (novembre 1830) la first-dass ou 
le diplôme d'honneur pour les études classiques auquel il avait 
borné ses vœux. Toutefois, ce fut autre part que, pendant ces 
années d'Oxford, il se distingua spécialement. 

Ulnion ou conférence des étudians venait de se fonder. Cette 
parlote, ce parlement en miniature qui a vu , avec sa rivale de 
Cambridge, siéger sur ses bancs presque tous les hommes émi- 
nens de l'Angleterre, débutait modestement et pauvrement, non 
pas dans le somptueux local où elle convoque souvent aujour- 
d'hui à ses joutes oratoires des députés ou des ministres, mais 
dans les étroits logis des étudians. Samuel Wilberforce, le fils du 
grandphilanthrope, le futur prélat anglican, — Samuel Bouche (T or 
ou Sam le savonneux, suivant le point de vue auquel on se place 
pour l'apprécier, — venait de quitter la présidence. William 
Ewart Gladstone allait y faire son apprentissage de l'éloquence. 
Manning parla lieaucoup, il parla bien, il parla sur tous les sujets 
et d<- (juihusdam aliis, depuis les grandes questions de politique 
générale jusqu'aux menus détails de ménage intérieur. 

Une plume spirituelle et fine, celle du feu lord Houghton, a 
retracé l'une des plus mémorables journées de ce temps. Cam- 
bridge avait aussi son Union et, toujours en rivalité avec Oxford, 
se piquait de supériorité sur les barbares de l'Université d'en 
face. Sur les rives de l'isis , on en était encore à chérir dans 
byrou le poète du siècle et de la jeunesse, tandis que sur les 
bonis du Cani, la renommée plus récente et plus hétérodoxe 
de Shclley avait déjà éclipsé le nom du chantre de Manfred et de 
Childf Jlarold. Sur la proposition d'Arthur Hallam, le fils de 
l'historien, celui-là môme à qui une mort prématurée devait con- 



MANMNG. 13 

férer l'immortalité en lui faisant élever par Tennyson, son ami, 
le monument funéraire dln nwmoriam, une délégation de mis- 
sionnaires fut chargée d'aller jeter un défi aux byroniens d'Ox- 
ford au nom du poète de Prométhée déchaîné et de VEpipsychi- 
dion. Hallam lui-même, Monckton-Milnes, le futur lord Houghton, 
Vessayist et poète distingué, enfin Sunderland, un de ces grands 
hommes de la vingtième année que la destinée punit de leur 
précocité, allèrent plaider cette cause. Gladstone servit d'intro- 
ducteur aux révolutionnaires. La lutte fut épique, passionnée, 
avec ces exagérations savoureuses qui sont le charme et l'honneur 
de la jeunesse. On ne saura jamais de quel côté fut la victoire. 
Si la majorité donna ses suffrages à Manning, défenseur intransi- 
geant de Byron, il a déclaré plus tard que les argumens du trio 
des Shelleyens l'avaient mis en déroute. 

Ces beaux temps d'étude désintéressée, d'enthousiasme géné- 
reux, d'amitiés pures, ne passent que trop vite. Il fallait entrer 
dans la vie pratique. La vocation de Manning à cette époque était 
fort décidée. La politique l'attirait, le prenait tout entier. Il rêvait 
parlement, succès oratoires, pouvoir, action. Il se voyait déjà 
premier ministre, et ses camarades d'Oxford, s'ils avaient tiré son 
horoscope et celui de Gladstone, eussent réservé à celui-ci la 
mitre et la crosse et donné au futur archevêque de Westminster 
les sceaux de l'Etat. Le sort en décida autrement. M. William 
Manning était ruiné. Il avait dû, le cœur brisé, déposer son bilan, 
donner sa démission de régent de la Banque d'Angleterre et de 
membre de la Chamln'o des communes, vendre sa belle maison de 
campagne. Ce n'était pas avec les miettes du patrimoine paternel 
que l'on pouvait subvenir aux frais d'une carrière parlementaire, 
telle que la rêvait Manning, — à l'anglaise, où l'on met ses loisirs 
et ses revenus au service du pays au lieu de gagner sa vie ou de 
faire sa fortune dans les emplois. Découragé, Manning dut accepter 
du patronage distrait de lord Goderich une place plus que mo- 
deste de surnuméraire au ministère des Colonies. 

On le pressait de rétléchir, de prendre le parti de l'Église plutôt 
que d'entrer dans l'administration parcette poterne basse. Il refusa. 
Ses sentimens religieux étaient loin d'être vivans. On ne trouve 
rien chez lui de ces étranges pressentimens, de ce mysticisme con- 
génital, presque morbide, de cette vie spirituelle cachée etardente, 
à la sainte Thérèse, de cette espèce de songe à demi éveillé dont 
Newman nous a laissé l'inoubliable peinture et qui le marquaient 
d'avance, comme par miracle, en plein protestantisme, pour 
le catholicisme et le sacerdoce. L'éveil de la conscience reli- 
gieuse, la conversion, pour me servir du terme technique de la 
psychologie protestante, ce fut une influence féminine qui'Topéra 



14 REVUE DES DEUX MONDES. 

chezManning. Il était lié avec une famille de grands banquiers de 
la Cité, les Bevan. Miss Bevan était une âme toute religieuse, pro- 
fondément imprégnée de la piété et de la théologie de cette école 
de W'iynigélismc dont jaurai à caractériser l'influence. Elle lut 
la Bible, elle pria avec le jeune homme, bref, elle fut l'instru- 
ment dont Dieu se servit pour toucher ce cœur et conquérir cette 
âme. Ce ne fulquun commencement; nous verrons que Manning 
faisait dater sa vraie et complète conversion de sa maladie de 1847 ; 
mais le germe n'en était pas moins déposé. 

Il est intéressant de noter au passage que les deux chefs de la 
restauration catholique anglaise ont dû l'un et l'autre, — et l'ont 
proclamé l'un comme l'autre, — leur naissance à la vie spirituelle 
à Vévangélisme. Newman fut pendant des années un adhérent 
zélé non seulement de lécole religieuse, mais du parti ecclésias- 
tique de ce nom. Il fonda et dirigea quelque temps à Oxford 
l'une des institutions spécitiques de cette forme du protestan- 
tisme, un comité auxiliaire delà. Société bibliqi/e. Lui-même, dans 
son Apo/or/ia,où il a pesé chaque terme, a déclaré qu'il devait en 
quelque sorte son âme, — le mot est fort, — au commentaire bi- 
blique archiprotestant de Scott. Manning demeura, lui aussi, 
même après son adhésion publique au mouvement d'Oxford, en 
communion avec quelques-uns des principaux membres du parti 
évangélique. Il y a là un fait important. Ces deux cardinaux, ces 
deux athlètes du catholicisme, n'ont pas seulement débuté par le 
protestantisme, mais par ce qu'il y a de plus protestant dans le 
protestantisme, lis en ont conservé tous deux, leur témoignage 
en fait foi, un souvenir, plus encore, une trace indélébile. As- 
surément, lorsqu'ils se soumirent à l'Eglise, et par cet acte 
même, ils répudièrent tout ce qui constituait à leurs yeux les 
erreurs et le péché du schisme et de Thérésie : mais l'expérience 
du passé ne h-ur en resta pas moins. Ils savaient, ils savaient per- 
sonnellement tout ce que peut receler de bon, d'excellent, de 
vrai, un système faux. Ils savaient, ils savaient par eux-mêmes que 
même dans le protestantisme militant, intransigeant, pour peu 
qu'il soit fidèle à l'Evangile et docile à la révélation, il y a le germe 
de toutes les vérités, y compris celles qu'il rejette et qui forment 
le couronnement du catholicisme. Pour eux, certaines méthodes 
de pob-mique au\(jii('lles s'abaisse tro}» souvent la controverse sur 
le continent, •'■hiic'iil toutà fait inqjossibles : ils n'auraient pu y re- 
courir sans se soul'ileler eux-mêmes et calomnier leur propre passé. 

A cette date, toutefois, Manning n'en était point encore là. Il 
venait de recevoir l'étincelle qui devait allumer en lui, pour ne 
plus s'éteindre, le feu sacré de l'esprit. La ruine de son père, 
avec tout ce qu'elle entraînait pour lui, fut le premier appel à une 



MANMN'G. 15 

vocation supérieure. Un chagrin intime, — le refus d'un père 
prudent d'autoriser l'union, plus rêvée que sollicitée, d'un jeune 
surnuméraire au Colonial office avec sa fille, — vint achever 
l'œuvre commencée. Les voix d'en haut prirent le dessus. Il a 
décrit lui-même dans une lettre de cette époque à son confident, 
son beau-frère, son état d'âme « maladif, sauvage, aigri, enragé, 
indolent, mal à l'aise »,son besoin « d'être partout autre part que 
Kl où il était, de faire, d'entendre tout autre chose que ce qu'il 
faisait ou entendait, en un mot, d'être tout autre chose que ce 
qu'il était; corps brut, bête, monstre, créature quelconque. » Sa 
mélancolie dégénérait parfois en une sorte de cynisme scep- 
tique : « Tout est faux, âme ou corps, mécanisme ou blague {clap- 
trap). Ah! la philosophie! parlons-en : Vltee magistra, doctrinœ- 
rum excultrix, artium indagatrix, etc. Oui, vraiment, quand tout 
est gentil et bien chaud et confortable : oh! alors, elle est le 
plus fidèle des amis, le meilleur des compagnons, des conseillers, 
des consolateurs, des protecteurs. Mais quand les choses prennent 
un vilain aspect, psst! la voilà partie, la queue en l'air, comme 
une vache trop nourrie par un temps d'orage. » Ce n'était qu'une 
forme bien connue de la maladie de croissance : un accès de 
byronisme ou de werthérisme aigu, compliqué d'un décourage- 
ment trop naturel à la vue de ce monde dont toutes les avenues se 
fermaient devant les espoirs ou les ambitions de ses vingt- 
cinq ans. 

Manning sut plus tard discerner la main providentielle qui 
lui infligeait toutes ces déceptions à l'heure même où un travail 
intérieur avait commencé dans son àme, la voix qui lui parlait 
un langage si clair et si haut. Il résolut, c'est lui qui nous le dit, 
« non pas de se faire clergyman, dans le sens rêvé par son père, 
mais de renoncer au monde et de vivre pour Dieu et pour les âmes. 
J'avais, ajoute-t-il, beaucoup prié, beaucoup fréquenté les églises. 
Ce fut le tournant de ma vie. » Je plains ceux qui, comme M. Pur- 
cell et certains de ses critiques, ne voient qu'une sorte de pis 
aller et de spéculation purement mondaine dans la détermination 
qui a pu être retracée par Manning lui-même dans ces mots si 
simples et si beaux : (( Ce fut un appel de Dieu tout aussi claire- 
ment que pas un de ceux qu'il m'adressa depuis lors, un appel 
ad veritatem et ad seipsum. « 

La preuve qu'il n'obéissait pas à des vues purement hu- 
maines, c'est, il l'a noté, que « la seule pensée d'être un cler- 
gyman lui était proprement odieuse. J'avais, dit-il, une véritable 
antipathie pour le caractère séculier, la mondanité de l'Église éta- 
blie. La vue du tablier et du chapeau (insignes des évêques angli- 
cans) me mettait littéralement hors de moi. Le titre de « père en 



16 REVUE DES DEUX MONDES. 

Dieu ». appliqué à des l'vèquos vivant dans le confort, m'irritait 
vivement... Ma seule pensée l'ut d'obéir à la volonté de Dieu, de 
sau\ er mon àme et les âmes des autres. » 

Manning eut la bonne fortune d'être placé, dès ses débuts, dans 
une position extrêmement favorable. A peine ordonné par l'évêque 
d'C>xford, après la préparation dérisoire qui suffisait à cette date 
au clergé anglican, il devint en janvier 1833 l'un des vicaires du 
liévérend John Sargent. recteur de Lavington et châtelain de 
l'endroit. L'aînée des filles de la maison avait déjà épousé Samuel 
Wilberiorce, le futur évêque, récemment nommé recteur d'une 
paroisse de l'île de Wight. C'était la destinée de ces demoiselles 
(le récompenser le zèle des jeunes sufîragans de leur père. Quelques 
mois ne s'étaient pas écoulés que la plus jeune, Caroline, deve- 
nait la femme de Manning. Dès le mois de mai, celui-ci, à la mort 
de son futur beau-père, avait été placé par la grand'mère de sa 
liancéc. qui régnait au château et possédait le droit de collation, à 
la tète de cette importante paroisse. A vingt-cinq ans, après quelques 
semaines à peine d'apprentissage, Manning se trouvait dans la po- 
sition de prêtre bénéficié que tant de membres du clergé n'attei- 
gnent jamais. Marié, rente, haut placé, il était dans la plus en- 
viable des situations. 

Ce bonheur même avait ses dangers. Qui sait, au cas où il 
se fût prolongé, si le recteur de Lavington, mari d'une femme 
accomplie, peut-être entouré denfans, en possession d'un joli 
revenu, à la tête d'une importante paroisse, sur le chemin des 
dignités, ne serait pas peu à peu descendu au niveau de ce 
clergé confortable, respectable, honnête, bienveillant, bien rente, 
bien nourri, qui offre force bons pères de famille, peu d'ascètes 
ou de saints, et qui croit davantage aux sages préceptes de l'éco- 
nomie }»olili([ii(' orthodoxequ'à la divine folie de la charité? Dieu 
le préserva de ce péril. Il lui laissa l'écorce de son bonheur, cette 
position éminente, ce luxe, ces chevaux qu'il aimait et dans la 
connaissance desquels il était passé maître, tout ce décor extérieur 
que Manning lui-même repoussa d'une main ferme dès qu'il eut 
fait ses premiers pas dans la voie du renoncement : mais il le 
frappa en plein cœur. 

Après quatre ans d'une félicité sans nuages, sa femme lui fut 
enlevée. Manning n'a permis à personne de sonder son deuil. Il 
est des sentimens trop sacrés pour qu'un homme en parle. Man- 
ning ne fut jamais de ceux qui profanent l'intimité de leurs sou- 
venirs, qui font du sanctuaire de leurs affections un lieu public. 
qui débitent leur cœur en tranches. Jamais, même encore au 
service d'une Eglise qui permet le mariage de ses ministres, il 
ne fit une allusion directe à sa perte, même dans sa correspon- 



M.VNNIN(;. 17 

daiice avec ses plus proches, même dans son journal intime. Il 
ne cite brièvement cette date que dans la liste des dispensations 
miséricordieuses par lesquelles Dieu l'a conduit jusqu'à lui. Plus 
tai'd d'autres raisons vinrent sceller encore plus hermétiquement 
son silence. Prêtre catholique, chef d'un clergé voué au célibat, 
il ne lui convenait pas de ré\eiller ce souvenir. 

D'autres s'en chargèrent pour lui. Pendant les luttes véhé- 
mentes, parfois envenimées, qu'il eut à soutenir contre certaines 
factions au soin du catholicisme, un vieux prêtre, qui détestait 
le nouveau régime, avait coutume de célébrer comme un jour de 
deuil l'anniversaire de la mort de M"*" Manning, et quand on 
lui en demandait la raison, il répondait : « C'est la date du plus 
rude coup que Dieu, en notre siècle, ait porté à l'Église dans les 
îles Britanniques. » Même marié, cependant, Manning ne s'était 
pas endormi dans le bien-être. A côté d'une activité paroissiale 
infatigable, il ne tarda pas à prendre position sur le terrain de la 
grande lutte qui absorbait tous les esprits. 

II 

C'était l'heure solennelle où le mouvement d'Oxford éclatait 
avec un bruit de guerre. L'l']gliso établie d'Angleterre, de par les 
étranges anomalies de ses origines, avait toujours recelé en elle 
les germes de deux systèmes contradictoires : du catholicisme et 
du protestantisme. La lutte de ces deux élémens opposés a 
troublé toute la première moitié du xvn'^ siècle. L'archevêque 
Laud fut un anglo-catholique avant le temps. Il contracta une 
funeste alliance avec cette fatale dynastie des Stuarts, et il expia 
sur l'échafaud moins encore son hostilité contre le puritanisme 
triomphant que sa complicité avec Strafîord et Charles P'' dans 
leur essai avorté de gouvernement absolu, sans parlement. La 
théologie anglicane, avec Hooker, avec Bull, avec ces non-jureurs 
qui eurent le tort d'ériger en dogme la doctrine purement 
humaine et politique de la légitimité et de la non-résistance, n'en 
continua pas moins à répudier le protestantisme et ses inspira- 
tions. Toutefois au xvni'' siècle, avec la victoire définitive de la 
révolution de 1688 et l'établissement de la maison de Hanovre, 
c'est l'avènement de toutes les puissances de mort spirituelle, 
de VErastianisnie ou de la subordination absolue de l'Eglise 
à l'Etat; du matérialisme pratique, du formalisme, du rationa- 
lisme; de ce christianisme honteux qui a peur de son ombre, 
qui ne redoute et ne proscrit rien tant que l'enthousiasme, qui 
se réduit à une morale purement civile et garde un lâche silence 
sur le dogme révélé. C'était proprement le sommeil de la mort. 
TOME cxxxv. — 1896. 2 



18 REVUE DES DEUX MONDES. 

Un réveil de lui, de zèle, d'ardeur, de g^énéreuse imprudence, 
se produisit enfin. Ce fut en dehors de l'Église anglicane. John 
Wesley eu demeura jusqu'au bout le fils dévoué et fidèle. S'il 
fonda une secte nouvelle, — le méthodisme, — dont les adhérens 
se comptent aujourd'hui par millions dans le monde anglo-saxon, 
ce fut malgré lui, à son corps défendant. Il avait voulu toucher 
des consciences, sauver des âmes, prêcher TÉvangile éternel; il 
se trouva, grâce à l'intolérance anglicane, avoir créé une Eglise. 
Les débuts du méthodisme primitif eurent quelque chose de la 
grandeur, de la simplicité du christianisme naissant, ou, si la 
comparaison choque, de la fondation des Ordres mendians. Ses 
apôtres surent faire vibrer dans l'âme populaire, toujours acces- 
sible à ces grandes émotions simples, les cordes fondamentales 
du sentiment du péché, du repentir. Le contre-coup de ce puis- 
sant mouvement se fit ressentir jusque dans rÉglise anglicane. 
Le méthodisme, Wesley, sont les auteurs de cette réaction bien- 
faisante de Vécangélisme, qui rendit quelque sève religieuse à 
l'établissement anglican. 

Parmi les produits du protestantisme, il n'en est pas de plus 
authentique que VévaiKjélisme. Il en eut les grandeurs et les 
petitesses, les (pialités et les défauts. Strictement individualiste, 
il fit surtout appel aux émotions de la sensibilité religieuse. La 
grande affaire pour lui, c'était la conversion, envisagée non pas 
comme la lente et progressive action de l'esprit de Dieu, opérant 
par tous les moyensde grâce, ordinaires et extraordinaires, sur une 
créature humaine, mais comme un point indivisible dans le 
temps et dans lespace, la soudaine transformation d'une âme, 
sa délivrance miraculeuse et instantanée du joug du péché. Dès 
l'origine, en dépit des grandes choses que fit ou que provoqua la 
nouvelle école et auxquelles M. de Rémusat a rendu jadis, ici 
même, un éloquent hommage, on dut s'avouer les graves, les 
funestes lacunes qu'elle offrait. Il lui manquait le sens de la péni- 
tence dans le sens tragique de ce mot pour un Augustin, un 
Saint-Cyran ou un Pascal. Il lui manquait la notion de l'Église, 
la conception des sacremens, la conscience de la solidarité hu- 
naaine et de l'autorité divine. Il lui manquait enfin une théologie, 
l'intelligence du dogme et de la place qui lui appartient dans 
une religion surnaturelle et révélée. 

(^es défauts toutefois ne se rendirent sensibles qu'avec le 
temps. Tout d'abord Vévangélismf s'attesta comme une puissance 
de vie et de progrès. Un souffle divin rejoignit et ranima les 
ossemens épars du forniiilisme anglican. Le clergé cessa d'être, 
suivant le mol spirituel et trop juste de Joseph de Maistre, une 
compagnie de messieurs vêtus de noir qui débitent le dimanche 



3IANMNG. 19 

en chaire des choses honnêtes. Le clergyman, décrit non sans 
quelque exagération par Macaulay, l'humble parasite des manoirs 
ruraux, l'époux désigné de l'ex-femme de chambre de Milady 
ou, pis que cela, de la maîtresse déposée de Mylord, \q par son de 
Fielding, pique-assiette famélique, bohème lettré ou pauvre curé 
de village à la portion congrue, même les recteurs et les vicaires, 
si admirablement peints dans leurs romans par Jane Austen ou 
plus tard par George Eliot, ces joyeux et robustes gentilshommes 
campagnards, toujours les premiers au rendez-vous de chasse, 
plus initiés aux mystères du sport ou du turf qu'à ceux de la 
théologie, tout ce clergé dancien régime com.mença, faune anté- 
diluvienne, à disparaître sous l'influence de l'évangélisme. 

Là ne s'arrêta pas la réaction. Les laïques en furent plus 
encore atteints. Un magnifique élan fut imprimé aux grandes 
entreprises de la charité et de la philanthropie. Ce sera l'éternel 
honneur de cette doctrine qui semblait, par sa conception erro- 
née du salut par la foi, devoir paralyser toute activité religieuse 
d'avoir fait lever toute une moisson d'œuvres chrétiennes : mis- 
sions chez les païens, lavant enfin le protestantisme du reproche 
de n'obéir guère aux commandemens du Christ; comités d'assis- 
tance, d'instruction populaire, de réforme pénitentiaire, — surtout 
cet admirable mouvement contre la traite et l'esclavage auquel 
Wilberforce a attaché son nom. 

Tel est le bilan delévangélisme. Il a laissé des traces indé- 
lébiles, non seulement dans l'histoire, mais dans la constitution 
morale et intellectuelle du peuple anglais. Vers la fin du premier 
quart de ce siècle, il était au zénith de la puissance et du succès. 
L'âge héroïque était passé. Ce grand courant d'enthousiasme était 
en train de se canaliser, de s'officialiser et de se figer. A son 
tour, l'évangélisme victorieux, caressé et professé par ceux qui 
le persécutaient naguère, courait le risque de devenir un pha- 
risaïsme. Il retombait dans le formalisme, mais dans un forma- 
lisme cent fois pire, parce que l'afFectation de certains sentimeiis 
en faisait une hypocrisie et parce qu'il lui manquait, comme com- 
pensation, les amples traditions, les larges perspectives, l'intrin- 
sèque solidité des sacremens du système anglo-catholique. 

C'était précisément l'époque où les progrès du libéralisme sem- 
blaient remettre en péril, sinon l'Église, du moins l'établissement 
ecclésiastique. Dans l'ordre de la pensée et de la science, après la 
philosophie du xviii'' siècle et son rationalisme vulgaire, on 
assistait déjà aux premiers essais de la haute critique, — de cette 
critique allemande avec laquelle Pusey alla prendre contact dans 
ce pèlerinage universitaire d'où il rapporta un livre si curieux. 
Dans l'ordre de la politique, l'heure approchait du triomphe des 



2U REVUE DES DEUX MONDES. 

whigs après près d'un demi-siècle de gouvernement tory et de 
résistance à outrance contre loule nouveauté au spirituel comme 
au temporel. L'esprit de tolérance, confondu à tort avec l'esprit 
dindiiïérence sceptique, venait, grâce à la grande trahison de 
Peel et lie Wellington, de remporter une victoire décisive dans 
lalîaire de Témancipation des catholiques et allait abolir les Tests 
ou sermens religieux. Les libéraux avouaient hautement leur 
dessein de réformer l'Église, de supprimer des évêchés et des pré- 
bendes, de reviser revenus et dotations, d'abolir les dîmes. Une 
voix i)artie de fort haut venait de sommer les évêques de mettre 
leur maison en ordre. Enfin l'avènement de couches nouvelles, 
de ces classes moyennes, tout envahies de la lèpre de la non-con- 
formité, l'ombre grandissante jetée sur le royaume insulaire par 
la révolution continentale, tout cela effrayait les fidèles. Le jeune 
clergé, en particulier, se sentait appelé à une guerre sainte. 

Ces champions jetaient les yeux tout autour d'eux pour dé- 
couvrir des moyens de défense. Dans l'arsenal officiel de l'angli- 
canisme, ils ne trouvaient que les armes rouillées, émoussées, 
usées de la religion d'Etat et de l'orthodoxie politique. Quant à 
l'évangélisme, d'un côté, il pactisait avec l'ennemi en commu- 
niant avec les schismatiques de la dissidence protestante ; de 
l'autre, il n'offrait que des armes mal trempées, qui volaient en 
éclats au itremier contact avec les lames affilées et à double tran- 
chant de la controverse catholique ou de la polémique révolu- 
tionnaire. Si l'Eglise d'Angleterre devait être sauvée, il fallait re- 
trouver ses titres et les lui rendre. Si elle devait être mise à l'abri 
des entreprises humaines, il fallait lui restituer .les pouvoirs sur- 
naturels de sa mission divine. Si elle était autre chose que la 
créature de l'Etat, à la merci des détenteurs de la puissance tem- 
porelle, il fallait restaurer sa puissance spirituelle, la ramener àses 
origines surnatii relies et remettre au jour ces notes ou ces caractères 
authentiques qui font l'Eglise et sans lesquels il n'y a pas d'Église. 
Tout le mouvement d'Oxford, tout l'anglo-catholicisme était en 
germe dans la perception de ces besoins. 

Quehiues jeunes hommes, pour la plupart agrégés du collège 
d'Oriel, à Oxford, se sentirent pressés de se mettre en campagne. 
Kcble, jadis illustré par une carrière universitaire d'un éclat sans 
égal, retii-é dans une cure de campagne, non sans (ju'un rayon de 
gloire fût venu l'y chercher après la publication de son poème, 
l'Année chrétienne, d'une poésie un peu mièvre, mais sincère et 
fraîche, venait de prêcher (U juillet 1833), à l'ouverture des 
assises d'Oxford, ce sermon sur l'apostasie nationale où .\ewman 
vit l(iiijoui-s l(.- premier coup de clairon* de la guerre sainte. 
^'c^vman arrivait de ce voyage d'Italie et de Sicile, tout illuminé 



3lA]VMNt;. 21 

de pressentiiiR'iis mystérieux, tout assombri de craintes supersti- 
tieuses, qui faillit se tei'miner dans le tombeau. Il y avait pris 
contact, non sans l'effroi naïf et les scrupules d'un enfant élevé 
dans un autre sanctuaire, avec la religion du monde catholique. 
11 en revint avec l'intuition encore vague dune grande mission, 
avec le zèle d'une consécration renouvelée. 

Parmi les amis à qui il révéla ces secrètes pensées, Richard 
llurrell Fronde exerça sur lui la plus décisive inlluence. Atteint 
déjà de la phtisie qui devait l'emporter, il avait la hâte un peu 
fiévreuse d'un homme dont les jours sont comptés. Nourri dans 
les plus pures traditions de la haute Eglise par son père l'archi- 
diacre, il avait recueilli quelques parcelles de l'héritage anglo- 
catholique de ces deux précurseurs, Alexandre Knox et l'évèque 
Jebb. Pour se rapprocher de l'Eglise catholique, il avait infini- 
ment moins de chemin à parcourir que le protestant Newman, 
descendant par sa mère de réfugiés huguenots et grandi dans 
l'atmosphère de l'évangélisme. Newman voyait encore à cette 
date dans Rome la grande prostituée de l'Apocalypse et dans le 
pape l'antechrist. Son imagination, saturée des métaphores de la 
controverse protestante, persista à lui suggérer ces grotesques 
analogies, même quand sa raison et sa conscience l'eurent rap- 
proché du catholicisme. Au début de son œuvre, quand il com- 
mença la publication des Tracts for the Times ^ il était totalement 
exempt de toute prédilection, même secrète, pour Rome. Tout au 
contraire, il combattait en elle la grande ennemie qui compro- 
mettait la vérité, toutes les fois qu'elle ne la corrompait pas, et 
dont les entreprises, les superfétations, les usurpations systéma- 
tiques expliquaient, si elles ne les justifiaient pas, les erreurs, 
les mutilations, les négations du protestantisme. 

Adossé à sa théorie, qu'il croyait invincible, de la conformité 
à l'Eglise primitive et du dépôt immuable de la foi, Newman ne 
redoutait nullement de jeter le défi à ces deux formidables puis- 
sances, le catholicisme et le protestantisme. Non seulement il 
croyait possible de tracer entre ces deux formes de l'erreur une 
Via média, à égale distance de l'une et de l'autre, mais à ses yeux 
l'Eglise anglicane était seule en possession du monopole de la 
vérité et de la vérité tout entière. Etrange et noble illusion d'un 
génie tout intellectualiste! Newman était parti à la recherche des 
meilleurs moyens de défense pour l'Église qui lui était chère, et 
il avait conclu que le plus sûr, comme le plus simple, c'était de 
revendiquer pour elle les caractères surnaturels de l'Église en soi. 
Postuler pour une Église purement nationale, insulaire, séparée 
du reste du monde, soumise à l'autorité civile, toute pénétrée des 
doctrines et des rites de la réforme, — postuler pour elle les 



22 REVUE DES DEUX MONDES, 

notes de l'Églist', une. éternelle, immuable, infaillible, visible — 
c esl-à-dire, daprès la formule de Vincent de Lérins, lesemper..., 
ubigue..., ab oinnibus, telle était l'entreprise ou la gageure déses- 
pérée à laquelle se voua, un beau jour de Tan de grâce 1833, 
un jeune et obscur felloiv d'Oriel. Sur ce fondement, il éleva 
l'édilice des Tracts for the Times, de ces petites brochures pério- 
diques dont il fut toujours l'inspirateur, le reviseur et l'éditeur 
responsable et le plus st)uvent l'auteur. 

Le succès de ces feuilles volantes fut prodigieux. Du jour au 
lendemain, un grand parti se forma. Newman en fut le chef. Il 
était célèbre, il était puissant. Il entrait dans cette phase extraor- 
dinaire de sa vie qui dura douze ans et dont il a noté lui-même 
les étapes comme celles d'un chemin de croix. L'Angleterre eut 
le spectacle sans précédent d'un simple ecclésiastique, sans dignité, 
sans rang dans la hiérarchie, devenu le généralissime d'une 
grande armée, le maître absolu d'une troupe d'amis dévoués, 
l'oracle infaillible d'une école, le directeur de conscience d'une 
foule de pénitens. On a dit qu'à cette époque, pour beaucoup 
dhommes éminens, doués de raison et de volonté, la formule 
adéquate et complète de leur foi était : Credo in Newmanum. Ses 
sermons à Sainte-Marie, la paroisse de l'Université, étaient suivis 
par d'immenses auditoires. Ses modestes chambres d'Oriel étaient 
un sanctuaire dont le seuil ne se franchissait pas sans émotion. 
Un mot de lui, moins que cela, une nuance fugitive d'expression, 
un geste, un silence, étaient écoutés, obéis, comme les comman- 
demens d'un roi absolu ou les décrets d'un pontife infaillible. 
Uarement homme, en ce siècle et dans tous les siècles, a goûté 
plus complètement les joies enivrantes d'une dictature intellec- 
luelle et et morale. 

Ce qu'il y a d'émouvant, de pathétique dans son cas, c'est 
(|ue pendant presque tout ce temps l'objet de cette adoration, 
l'idole de ce culte est en proie à la poignante angoisse du doute. 
Il voit s'efi'ondrer sous ses pas le sol môme sur lequel il construit 
cet imposant édifice. Il voit se creuser à ses côtés des abîmes, et, 
plus infortuné (|ue Pascal, c'est lui-même qui y mène perdre 
tous ceux qui ont conliaiice en lui. Sa dialectique l'a saisi dans un 
impitoyable étau. Elle l'emporte, de déduction en déduction, à 
partir des prémisses qu'il a posées et que la foule inconsciente 
acclame, jusqu'à des conclusions devant lesquelles son àme tout 
entière recule, épouvantée, qu'elle hait, qui sont le renversement 
de son œuvre, mait, auxquelles il ne peut, de bonne foi, se sous- 
traii'e. 

Newman nous a laissé dans son Apologia, c^t sous une forme 



3IA>NINfi. 23 

plus directe et plus palpitante encore dans ses Lettres, l'iiistoire 
de cette aventure d'àme. Assez tôt il sentit qu il n'avait pas le 
droit de limiter précisément ses affirmations à ce qu'elles pou- 
vaient contenir d'utile pour sa cause. 11 eût été trop commode, 
pas assez honnête, d'amputer ses théories de tout ce qui dépas- 
sait la conception courante de l'anglicanisme, d'élaguer tout ce 
qui menaçait les prétentions ou révélait les contradictions de 
l'Eglise d'Angleterre. Acceptant, invoquant une partie de la for- 
mule de Vincent de Lérins, il ne pouvait en bonne conscience en 
rejeter, en condamner le reste. Sa doctrine de la norme de l'an- 
tiquité chrétienne, de la conformité à l'Eglise primitive, n'impli- 
quait-elle pas logiquement le catholicisme? Comment affirmer de 
la même haleine l'Eglise dépositaire et interprète de droit divin 
de la vérité révélée, et l'Eglise maîtresse d'erreurs et marraine 
de superstitions populaires? De quel droit proclamer l'infaillible 
autorité de l'Eglise des trois premiers siècles, des grands conciles 
œcuméniques, pour conclure à la grande défection de l'Eglise du 
moyen âge, à l'égarement du concile de Trente? 

L'effroi avec lequel Newman voyait surgir ces questions, était 
sincère. Si son esprit commençait à secouer le joug de ses préjugés 
protestans, son cœur et son imagination leur étaient encore asservis. 
Devant lui se dressait ce dilemme : continuer, sur les fondemens 
qu'il avait posés, à construire, au milieu des chants de triomphe 
et des cris de joie, la majestueuse cathédrale anglicane, — mais 
alors, aller jusqu'au bout, en couronner le faîte de la croix de 
Saint-Pierre et se soumettre à Rome: — ou bien rejeter ferme- 
ment les prétentions papales, répudier sans fléchir les consé- 
quences extrêmes du système catholique, — mais alors, avouer 
hautement que la théorie mitoyenne de la Via média était fausse, 
que toute l'entreprise tract^irienne était partie d'un faux point de 
départ et que Genève avait raison. Il est aisé de se rendre compte 
de ce qu'il devait y avoir de tragique dans la condition d'un chef 
de parti, dévoré par ces pensées au moment même et en partie 
à cause de ses succès, 

A Newman replié sur lui-même, enfoncé dans ces luttes in- 
times, il semblait qu'il était condamné à porter un coup mortel 
à l'Eglise, sa mère, soit qu'il l'abandonnât pour aller s'agenouil- 
ler devant son hautain ennemi, soit qu'il lui arrachât de ses propres 
mains la couronne royale qu'il venait de lui poser sur la tête. 
Tant de piété filiale aboutissant fatalement à un parricide 1 Ce 
travail intérieur était d(''j à fort avancé lorsque, par surcroît, toute 
une série de faits extérieurs, d'événemens positifs, indéniables, 
vinrent lui montrer tout ce qu'il y avait d'imaginaire, de fictif, 



iit REVUE DES DEUX 3I0NDES. 

de contraire à la réalité dans ses affirmations fondamentales. Il 
ne s'agissait plus de savoir théoriquement si une Eglise qui pos- 
jif.de — ou qui revendique — une partie des attributs surnaturels 
de l'Église idéale, a le droit, en bonne logique, de répudier les 
autres. Il s'agissait pour Newman de fermer les yeux à l'évidence 
des faits ou d'en tirer les conséquences inéluctables. 

En dépit de la propagation presque miraculeuse de ses doc- 
trines, ou plutôt en raison de cette diffusion même qui provoquait 
des conllits et faisait surgir des oppositions, Newman dut con- 
stater que l'anglicanisme ne possédait pas les signes distinctifs 
de l'Église de Dieu. Ces fictions d'un témoin inspiré de la révé- 
lation, d'un dépositaire inviolable du dogme, d'un administra- 
teur fidèle des sacremens, d'un épiscopat dans la ligne directe 
de la succession apostolique, de quel front les maintenir quand 
tous les faits les démentent; quand l'Eglise anglicane subit et 
accepte la noiiiiiialion d'un hérétique — Hampden — comme pro- 
fesseur royal en théologie; quand elle ne se met en mouvement 
que pour condamner la régénération baptismale, trop rigou- 
reusement prcchée par Pusey, ou le système d'interprétation trop 
catholique du Tract n" 90, ou l'impétueux Ward et son Église 
idéale; quand Fépiscopat livre au pouvoir civil les clefs de la 
citadelle, ne retrouve d'énergie que pour tirer sur ses propres 
troupes et sévir contre les fidèles trop zélés? 

Dès lors, c'est lui-même qui l'a dit, Newman est sur son lit 
de mort. Cinq ans encore il prolonge son agonie ; il se roidit contre 
l'appel qui le pousse aux pieds du vicaire de .Jésus-Christ. Ses 
\ieux instincts, son éducation, la douleur de renverser lui-même 
l'œuvre de sa vie, le chagrin de justifier en apparence par un acte 
suprême les odieuses calomnies qui l'ont accusé de masquer 
jésuitiquemont son vrai dessein et de faire délibérément, avec 
|iréméditation, les affaires du catholicisme, les liens de la famille, 
de l'amitié, la crainte de scandaliser des canirs fidèles, des esprits 
dociles, le souvenir des grâces reçues dans la communion de 
I l-^glise anglicane, cette piété filiale qui ne s'éteint pas en un 
jour, même quand on a appris que la mère qui vous a porté dans 
ses bras n'est pas votre vraie mère, tous ces sentimens ensemble 
bouillonnaient en lui, le torturaient, le retenaient. 

Pour justifier à ses propres yeux cette résistance obstinée, il 
se réfugia dans les partis pris les plus désespérés, dans les expé- 
diens les plus subtils, les plus sophistiques même. Un temps, il 
trouva quelque soulagement dans la théorie mystique de la Cap- 
Urité de Bahj/lone; à ses yeux, l'Eglise anglicane était malade, 
esclave (\\\ pouvoir rivil.oii proie à l'erreur; le devoir de ceux 



MANNING. 



qui y étaient nés n'en était pas moins de vivre et de mourir dans 
son sein, c'est-à-dire dans la privation des grâces accordées à des 
communions plus favorisées, mais avec l'àpre satisfaction de 
l'obéissance jusqu'au bout et de la fidélité malgré tout. Cet ingé- 
nieux expédient cessa de le satisfaire le jour où il s'avisa que, 
par ce détour, il revenait tout simplement à l'individualisme 
protestant et à la suppression de l'Église comme moyen de grâce. 
Au fond, sa décision fut prise quand il aperçut clairement qu'il 
était retenu, moins par les scrupules de sa conscience, les doutes 
de sa raison ou les affections de son cœur que par les appréhen- 
sions du chef de parti, les ennuis du docteur humilié, le point 
d'honneur du général forcé de passer à l'ennemi. 

Il avait dénoué l'un après l'autre les liens qui le retenaient au 
passé. Il cessa de résider au collège d'Oriel; il se démit de sa 
cure de la paroisse universitaire de Sainte-Marie ; il avait inter- 
rompu, sur l'ordre de son évêque, la série des Tracts for the 
Times; il céda la direction de sa revue, le British Critic. Enfin il 
se retira à Littlemore, hameau voisin d'Oxford, dans une sorte 
d'ermitage ou de modeste couvent qu il avait élevé, et où, entouré 
d'une cohorte de jeunes disciples, il mena deux ou trois ans une 
vie cloîtrée et monacale. 

Les événemens se précipitaient. Bunsen, l'envoyé de Prusse, 
donnait sans le savoir la dernière impulsion à une résolution 
lentement formée, en obtenant l'assentiment du gouvernement et 
de l'Eglise d'Angleterre à son projet favori de création d'un 
évêché mixte, mi-anglican, mi-prussien, à Jérusalem. C'était la 
coopération patente, avouée, presque la fusion avec le protestan- 
tisme continental. Dans l'automne de 1845, la longue agonie 
arriva à son terme. Le 8 octobre, Newman alla abjurer le protes- 
tantisme, se faire recevoir dans l'Eglise catholique, et communier 
des mains d'un Père passionniste italien, de passage en Angle- 
terre, d'un ancien berger de la campagne romaine, le Père Do- 
minique. 

III 

J'ai dû suivre le mouvement d'Oxford jusqu'à la catastrophe 
finale. Le seul fait que j'aie pu le retracer sans nommer une seule 
fois Manning prouve assez que, s'il en subit profondément l'in- 
lluence, il n'y joua pas, dans cette phase, un rôle considérable. 
A vrai dire, Newman est à lui seul tout le Tractarianisme . Ni le 
tempérament de Manning, ni les circonstances de son existence à 
cette époque ne le prédisposaient à prendre une part principale 



26 REVUE DES DEUX MONDES. 

à l'agitation anglo-catholique à ses débuts. 11 fut toujours beau 
coup moins un homme de cabinet, un théoricien, un théologien 
ou un autour qu'un homme d'action et d'autorité. Le diocèse de 
Chichester, tout rural, dans lequel il exerça pendant dix-huit 
ans ses fonctions paroissiales sous quatre évoques, dont un seul 
ressentit quelque sympathie pour les idées nouvelles, n'était pas 
Oxford. 

Toutefois Planning n'avait pas tardé, par l'intermédiaire 
d'amis communs, à se mettre en relations avec Newman. Les 
principes de la nouvelle école faisaient appel à tout un côté de 
sa nature. Bientôt détaché du parti évaugélique, il s'enrôla dans 
le parti anglo-catholique. Le premier sermon qu'il publia en fut 
la proclamation oflicielle. 11 y traitait delà règle de foi; et ses 
aflirmations fojidamentales, ses développemens, surtout les notes 
dont il l'enrichit portaient la marque de la nouvelle doctrine et 
la trace du fait qu'il avait soumis les épreuves de son travail à 
Newman. Les évangéliques s'émurent. Leur organe, le /?ecorc?, — 
un Univei's protestant, moins le talent, — infligea une réprimande 
sévère à ce (( nouveau loup en habit de berger. » L'évèque de 
Chester lança une diatribe contre lui. Manning avait pris rang 
parmi les Tractariens. 

Toutes ses amitiés le portaient de ce côté. Après Robert Wil- 
berforce, le plus intime peut-être de ses amis, qui pensait tout à 
fait comme lui et Henry Wilberforce, son beau-frère, il n'avait guère 
de liaison plus étroite qu'avec M. Gladstone, alors jeune membre 
de la Chambre des communes, Vespoir du jeune torysmr intran- 
sigeant, comme l'appelait Macaulay dans un article sur le grand 
ouvrage qu'il venait de publier sur l'Union de l'Église et dr 
l'Etat. Dans un voyage à Rome, en 1838, — la première des in- 
nombrables visites que Manning fit à la Ville éternelle, — il eut 
pour compagnon le jeune homme d'État. Ensemble ils allèrent 
voir le docteur Wiseman, qui ne se doutait guère qu'il avait sous 
les yeux, en la personne de cet ecclésiastique anglican, son suc- 
cesseur sur le trône archiépiscopal, non encore restauré, de West- 
minster. Ensemble ils fréquentèrent les églises et entendirent un 
Père de l'ordre des Frères Prêcheurs dont le sermon, populaire 
et dogmatique tout à la fois, émut à jalousie pour l'anglicanisme 
M. Gladstone. Ensemble ils se promenaient un beau dimanche 
sur la Piazza de Fiore quand le recteur de Lavington, plus strict 
sur ce point comme anglican que plus tard le cardinal de la 
Sainte Eglise, reprit sévèrement M. Gladstone pour la faute grave 
d'avoir acheté des pommes le jour du sabbat. 

De retour dans sa paroisse, Manning, en dépit de l'avènement 



MANNING. 27 

d'un évêqiie peu prévenu en sa faveur, reçut dès 1840 — à trente- 
deux ans — sa promotion au poste important d'archidiacre de 
Chichester, l'un des deux lieutenans de l'Ordinaire dans la direc- 
tion de son clergé. C'était le moment où, dans le camp tractarien, 
Newman trahissait malgré lui sa lutte intime et où toute une 
bande de jeunes gens audacieux, Ward en tête, affichaient bruyam- 
ment leur mépris de la Réformation et leur amour du catholi- 
cisme. Manning avait toujours été plus protestant que son allié 
d'Oxford. Jamais il ne lui en avait coûté, tout en professant les 
principes de la nouvelle école, de rendre hommage ou justice à 
ces Réformateurs du xvi^ siècle dont le nom semblait écorcher la 
bouche de certains Tractariens et que Ward consignait sans hé- 
siter aux flammes éternelles. 

Au fond, entre Newman et Manning, même à cette lune de 
miel de leurs relations et encore que plus tard Manning, catho- 
lique, ait cru devoir dédier à Newman un livre " comme au 
maître auquel il devait plus de gratitude qu'à tout autre homme », 
il n'y eut jamais pleine harmonie , sympathie absolue. Tant 
qu'ils furent tous deux protestans, Newman fut de beaucoup le 
plus catholique des deux. Dès qu'ils furent catholiques l'un et 
l'autre, Newman se trouva le plus protestant des deux. Je sais 
une façon grossière autant que simple d'expliquer ce mystère. 
C'est elle qu'adopte naturellement M. Purcell, toujours à l'affût 
de tout ce qui peut rabaisser son héros. Pour lui, il ne saurait 
faire de doute que Manning, serviteur de la fortune, adorateur du 
soleil levant, ennemi des causes perdues (je cite mon auteur) se 
rangea toujours du côté qu'il crut le plus fort et hurla avec les 
loups à Genève comme à Rome. Cette solution élégante du pro- 
blème présente, entre autres défauts, celui de laisser sans la 
moindre explication la conduite de Newman, faisant en sens in- 
verse le même chemin que Manning. La véritable clef me semble 
être donnée par le contraste de ces deux natures. 

L'un est le type même de l'intellectualiste, aux prises avec ses 
propres conceptions, j'ai presque dit avec les fantômes de son 
esprit, porté, par scrupule et subtilité, à révoqiieren doute ce qui 
l'attire, à se défier de ses propres postulats, à scier la branche sur 
laquelle il est assis. L'autre est, dans toute la force du terme, un 
homme d'action pour qui les idées ne sont pas les jetons d'un 
jeu infiniment subtil et compliqué, mais des bases d'opérations, 
les fondemens sur lesquels il faut bâtir. Autant le premier sera 
fatalement incliné à tourner et à retourner sous toutes les faces 
son credo, à en chercher avec inquiétude les points faibles, à voir 
surtout les inégalités et les crevasses du terrain sur lequel il a 



28 REVUE DES DEUX MONDES. 

pris position, autant le second, par besoin de certitude, par néces- 
sité pratique, sera fidMe à ses prémisses et marchera droit à leurs 
conclusions logiques. Son protestantisme sera, en son temps, 
aussi robuste que, plus tard, son catholicisme, et tous deux dans 
leur succession seront éoralement sincères. 

C'était bien par conviction, et non par politique, qu'à cette 
époque Manning était iiitiniment plus anti-romain que la plupart 
de ses alliés. Il écrivait à Pusey pour le remercier d'un écrit, 
mais» surtout des passages qui y sont le plus contraires à Rome. » 
Il ajoutait que « sa conscience était bourrelée à la pensée de ce 
détournement d'afTection, de ce transport sacrilège du cœur des 
hommes, de l'unique objet du culte à la Vierge Marie. » A ses 
yeux, une lettre récemment parue du docteur Wiseman « suffisait 
à condamner tout le système catholique », son parallèle « entre 
les sentimens d'un enfant pour sa mère et ceux des fidèles pour la 
Vierge » lui semblait « épouvantable ». Il différait radicalement 
dans son ton et son langage à l'égard du catholicisme, non 
seulement des chevau-légers du parti, mais des docteurs graves, 
de ceux qui. comme Pusey, devaient rester anglicans jusqu'au 
bout. 

En I8i4, pour dégager sa responsabilité de la casuistique, 
suivant lui, relâchée, du Tract n" 90, il accepta de prêcher devant 
l'Université, le o novembre, — c'est-à-dire le jour anniversaire de 
la Conspiration des Poudres et du débarquement de Guillaume 
d'Orange en 1688, — un sermon en l'honneur de ce double 
jubilé protestant. On a voulu voir dans cet acte une lâche défec- 
tion. Il n'était que la loyale application de ses principes. Si 
Manning n'avait pu se dire et se sentir protestant et s'associer aux 
célébrations protestantes de son église, il ne serait pas resté un 
seul jour dans une communion, en droit et en fait, protestante. 
Quelques-uns de ses amis lui en voulurent fort de cette manifes- 
tation. Ncwman. à qui il alla le lendemain rendre visite à Little- 
more, lui aurait fait jeter la porte au nez, s'il en faut croire une 
légende assez suspecte, puisque leur correspondance ne fut jamais 
interrompue et que le recteur de Lavington fut du petit nombre 
de ceux auxquels le néophyte du Père Dominique communiqua sa 
résolution finale. 

On le tenait si bien, d'ailleurs, pour l'un des champions de 
I "anglo-catholicisme que les adversaires ne faisaient mille difîé- 
i-ence entre lui et les catholicisans à outrance. Comme on annon- 
çait à l'évèque de Londres, Blomfield, le voyage de Manning à 
Koiiif : " A Konio? fit le prélat; je l'y croyais diijà depuis la pu- 
blication de son sermon. » Ces soupçons, les tracasseries du parti 



MANNING. 29 

(ivangélique n'entravaient guère l'activité de l'archidiacre de Chi- 
chester. Ses Charges ou mandemens annuels traitaient avec am- 
pleur, avec autorité de toutes les grandes questions à l'ordre du 
jour. \J Essai sur r unité de l'Eglise, publié en 1842 avec une dé- 
dicace à M. Gladstone, était rapidement mis au rang des classi- 
ques de l'anglicanisme. L'cvêque d'Exeter, le fameux Phillpots, 
disait : « Nous avons trois hommes sur qui compter : dans l'Etat, 
Gladstone; au barreau, Hope (le petit-gendre de sir \Yalter Scott, 
bientôt un compagnon de conversion de Manning) ; dans l'Eglise, 
Manning », et il ajoutait : « Il n'y a pas une puissance au monde 
qui puisse empêcher jNIanning de devenir évoque. » Un grand 
journal religieux, le Christian Remembrancer, partageait cette 
opinion et déclarait que le jeune archidiacre était un de ces 
hommes dont l'Eglise a besoin dans ses plus hautes dignités, et 
qui ne sauraient vieillir dans le poste honorable qu'ils occupent. » 
A Littlemore, dans l'entourage de Newman, à la Aeille de sa sou- 
mission, on était également convaincu, au témoignage du Père 
Lockhart, alors encore anglican, que Manning était désigné pour 
l'épiscopat. Un adversaire, le chef éminent du parti libéral et du 
rationalisme anglican, Frederick Denison Maurice, après un court 
séjour sous le même toit, en 1843, s'écriait : « Je ne sais où, 
de notre temps, l'on pourrait trouver un meilleur et plus sage 
évêque. » Quelques années plus tard, à la suite d'un meeting im- 
portant, il écrivait : « Il y avait dans cette chambre un homme 
qui pourrait sauver l'Eglise, s'il le voulait : cet homme, c'est 
Manning. » Lui-même, dans son journal intime, s'avouait à lui- 
même « qu'il avait le pied sur le dernier échelon de l'échelle 
qu'il avait tant désirée. » 

Aussi lorsque éclata la crise, lorsque Newman, par sa conver- 
sion, (( cet éA'énement inexplicable », au dire de lord John Rus- 
sell, infligea, suivant le mot de Disraeli, « à l'Angleterre une se- 
cousse dont elle est encore ébranlée », quand, de jour en jour, 
de semaine en semaine, on apprit la défection de Ward. Dal- 
gairns,Oakeley, de presque tous les aides de camp du reclus de 
Littlemore, les yeux de tous, amis et ennemis, se tournèrent ins- 
tinctivement vers Manning comme vers Pusey. Ils semblaient 
les chefs désignés d'une nouvelle campagne où il s'agissait de 
passer de l'offensive à la défensive, où il n'était plus besoin de 
brillans et aventureux soldats d'avant-garde, mais d'hommes d'au- 
torité et de gouvernement. Manning était vivement aft'ecté. Il 
avait écrit à Newman une lettre d'adieu où, tout en l'assurant 
que <' s'il savait des mots qui pussent exprimer son profond 
amour[pour \m, sans souiller sa conscience, il les emploierait volon- 



30 REVUE DES DEUX MONDES. 

fiers », et, loiit en déplorant qu'ils ne pussent plus se rencontrer, 
clans celte vie, au pied du même autel, il lui donnait rendez-vous 
dans l'autre monde. 

Il prévoyait la gravité de la crise. Le jour où il avait assisté à 
Oxford à la (^''gradation de Ward par l'Université, il s'était tourné 
vers ("iladslone et lui avait dit à mi-voix : 'Ap/r, wSwoy/, voilà 
le commencement des douleurs, il ne savait pas si bien prophé- 
tiser. Tandis que Gladstone, qui avait en lui assez de confiance 
pour lui écrire : « Je commence à penser que, sur un sujet d'im- 
portance, je ne saurais différer d'opinion avec vous », souhaitait 
que « le clairon sonnât haut et clair », Manning commençait à 
être en pi-oie à de cruelles incertitudes. Une mystérieuse, une 
providentielle destinée, pour lui comme pour Newman, voulut 
que l'heure du doute coïncidât avec celle du triomphe. S'il 
avait pu conserver jusqu'au bout la foi sereine et absolue qui lui 
faisait condamner comme un péché la conversion de Newman, et 
qui stupéfiait Gladstone, en attribuant à « un manque de vérité » 
commun à tous les défectionnaires les soumissions à Rome, il 
eût été plus heureux et plus fort. Deux jours après la grande tra- 
hison de Newman, il pouvait encore affirmer à un intime que 
<( rien au monde ne pouvait ébranler sa foi à la présence du 
Christ dans l'église anglicane et dans ses sacremens. » 

Pour un homme d'action, à l'heure même où il est appelé à 
défendre la plus sacrée des causes, cette certitude est indispen- 
sable. L'angoisse de la perdre peu à peu ne lui fut pas épargnée. 
Il se vit forcé, d'une part, de constater les contradictions inso- 
lubles entre la théorie de l'anglo-catholicisme et les réalités de 
l'anglicanisme. D'autre part, les progrès constans de sa vie inté- 
rieure et spirituelle, de sa piété de plus en plus mystique, de 
son zèle pastoral, de son ascétisme, de sa sainteté, créèrent en lui 
des besoins nouveaux auxquels l'Eglise anglicane ne pouvait ofTiir 
que d'illusoires et mensongères satisfactions, mais que l'Église 
catholi((ii(' était pleinement en mesure de satisfaire. Dès 184G il 
!H)lait dans son journal que l'Eglise anglicane, à ses yeux, était 
malade organiciucnient et fonctionnellement ; que, sous le premier 
rap|(()rt, elle élail séparée de l'Église universelle et de la chaire de 
Pierre, soumise sans appel au pouvoir civil, dépouillée du sacre- 
ment de pénitence et du sacrifice quotidien de l'Eucharistie, 
|tri\ée des ordres mineurs et mutilée dans son rituel; que, sous 
le second point de vue, elle n'avait plus de service quotidien, 
ni de disci[ilinc, ni d'unité dans la dévotion ou le rituel, ni 
d'éducalion pr(''paratoire pour son clergé, ni de vie sacerdotale 
chez ses évêcpics et ses prêtres, ni de prise sur la conscience 



MANNING. 31 

populaire, ni de foi dans les mystères du monde invisible. 

Cet acte d'accusation formidable, Manning va le répéter sans 
cosse pendant cinq longues années. Il va reprocher à sa propre 
Eglise de manquer « d'antiquité, de système, d'intelligibilité, 
d'ordre, de force, d'unité. » Il va déplorer ces dogmes sur le papier 
seulement, ce rituel universellement abandonné, ce clergé et ces 
laïques profondément divisés. » Il va dire mélancoliquement : 
« Bien que je ne sois pas catholique romain, j'ai cessé d'être 
anglican, » Il va lutter contre lui-même, reprenant sans cesse 
l'examen de sa conscience, se demandant s'il n'est pas en butte 
aux artifices du tentateur, s'il ne doit pas se défier de lui-même, 
considérer que ceux qui sont jusqu'ici restés dans l'anglicanisme 
sont plus humbles que ceux qui l'ont quitté. En même temps, 
il est forcé de noter que « rien dans Rome ne le repousse assez 
pour le tenir à l'écart, tandis que rien dans le protestantisme ne 
l'attire assez pour le retenir. » 

Il s'écrie en juillet 1846 : « Le principal, c'est l'attraction 
de Rome, qui me satisfait tout entier, raison, sentiment, toute ma 
nature, tandis que l'Eglise anglicane n'est qu'un à peu près, et en- 
clore n'est-elle cet à peu près que grâce aux supplémens et aux ad- 
ditions que nous lui apportons. » Il écrit ces mots curieux qui sont 
à la fois une protestation implicite et l'aveu d'une irrésistible sé- 
duction : (c Le filet resserre ses mailles autour de moi. » Un peu 
plus tard : <( Je sens comme si une grande lumière avait lui à mes 
yeux. Mon sentiment à l'égard du catholicisme romain n'est pas 
de l'ordre intellectuel. J'ai des difficultés intellectuelles, mais les 
grandes difficultés morales sont en train de fondre. Quelque 
chose surgit sans cesse en moi et me répète : Tu mourras ca- 
Iholique. » Inquiet sur son avenir, il se disait : « Comment sau- 
rais-je où j'en serai dans deux ans? Où en était Newman il y a 
cinq ans? Ne se peut-il pas que j'en sois au même point que lui? » 
« D'étranges pensées lui rendaient visite », suivant son expres- 
sion. A ses yeux, la théorie de l'école d'Oxford était en contra- 
diction manifeste avec l'Occident et l'Orient. L'anglicanisme 
impliquait, d'un côté, des principes qui donnaient raison au pro- 
testantisme et que Luthériens et Calvinistes étaient en droit d'in- 
voquer contre lui. d'un autre côté, des principes qui aboutissaient 
nécessairement au catholicisme. Tout le mouvement anglo-catho- 
lique reposait également sur une contradiction : il s'agissait de 
catholiciser l'Eglise, c'est-à-dire, pour quelques fidèles, d'être un 
moyen de grâce pour le moyen de grâce suprême, d'enfanter leur 
mère, d'employer la méthode individualiste du protestantisme 
pour restaurer le catholicisme. Enfin, malgré ces tentatives de 



32 REVUE DES DEUX MONDES. 

rénovation, l'établissement anglican, mutilé, dévasté, ruiné à la 
Kéformalion, restait incapable d'offrir un asile aux pénitens et un 
refuge aux disciples du Christ. 

Son journal, ses lettres à Robert Wilberforce, à M. Gladstone, 
sont remplis de ces tristes aveux. Toutefois Manning, comme 
Newman, dont il n'avait pas le tempérament intellectuel, plus que 
lui peut-être, aurait prolongé la résistance à ces doutes s'il n'avait 
eu à livrer bataille que contre eux. Il avait une répugnance une 
terreur invincible à la pensée de quitter son Eglise, c C'est la chose 
du monde , pour moi » . écrivait-il , « qui ressemble le plus à la mort. » 
Quelle peinture de l'état de son âme dans cette lettre à l'un des 
confidens de ses angoisses : « Tous les liens de la naissance, du 
sang, de la mémoire, de l'affection, du bonheur, des intérêts, 
toutes les séductions qui peuvent agir sur une volonté, m'attachent 
à ma croyance actuelle. En douter, c'est révoquer en doute tout 
ce qui m'est cher. Si je devais y renoncer, ce serait pour moi 
comme la mort. » 

Par bonheur il se poursuivait en lui, dans le même temps, un 
travail intérieur, positif, qui portait des fruits dans sa vie et qui 
devait lui donner l'impulsion décisive. L'école d'Oxford lui avait 
donné une conception nouvelle de l'Eglise, peut-être la notion 
de l'unité : mais c'était la foi au Saint-Esprit, à son office propre, 
à son action constante — dans l'Eglise, comme source d'infailli- 
bilité, dans les âmes, comme cause de certitude — qui allait 
achever celte œuvre, réunir les memhra disjecta de cette doctrine 
et en faire une religion vivante. Rien n'est plus frappant que de 
constater à quel point Manning, pendant qu'il livrait cette lutte 
inl(''rieure et qu'il se croyait encore anglican, était déjà catho- 
lique par l'instinct, par le cœur, par la pratique et les méthodes. 
Il l'était par sa conception des sacremens, par sa célébration du 
sacrifice eucharistique, par sa pratique de la confession. 

Manning se confessait lui-même, tantôt à son curé, Lapri- 
maudaye, qui le précéda dans le catholicisme, tantôt à d'autres 
ecclésiastiques. Il recevait les confessions des fidèles et professait 
que le sacrement de pénitence, bien loin d'être un conseil de per- 
fection, comme l'avait insinué en un jour de relâchement Robert 
Wilberforce, était un commandement d'autant plus strictement 
obligatoire que le péché abonde davantage. Une lettre curieuse 
de lui expose à M"" Sidney Herbert, la femme de l'éminent homme 
d'IUat. son ami particulier, ses vues sur le sujet délicat de la 
limite des droits du prêtre et du mari en matière de confession 
et de direction de conscience. Manning, comme tous les anglo- 
catholiques de l'époque, violait un peu les règles de l'Eglise en 



MANNING. 



33 



s'emparant de ses usages. On confessait un peu à tort et à travers, 
sans grand souci des limites de la paroisse et des droits du diocé- 
sain. La légende raconte que Manning, devenu catholique et 
archevêque, conserva ce fâcheux dédain de l'ordre et ne renonça 
à usurper dans ses confessions et directions sur le terrain des 
autres évêques que devant de vives représentations. 

Tout de même il avait un peu faussé la pratique si sage de 
l'Église, en donnant du haut de la chaire, dans des sermons à 
l'adresse de tous, des préceptes et des instructions de conduite 
que le directeur authentique a bien soin de modeler sur les carac- 
tères et les tempéramens, de proportionner aux forces et de dis- 
tribuer individuellement. M. Gladstone, qui priait spirituellement 
son ami d'ouvrir « le compartiment de casuistique )),dont l'esprit 
de Manning était pourvu comme le sien, afin de discuter quelque 
beau cas de conscience, lui remontrait justement qu'avec les 
règles de vie promulguées dans l'un de ses sermons, un député, 
un ministre comme lui n'aurait eu qu'à renoncer à sa carrière. 

Manning, du reste, n'était pas moins rigoureux pour lui-même. 
Il simposait, non seulement en carême, mais en toute saison, des 
heures fixes de prière, de méditation, de lecture, d'examen de 
conscience. Il pratiquait le jeûne, au moins le mercredi et le 
vendredi. Il s'astreignait à lire la Bible agenouillé, à réciter les 
sept psaumes de la Pénitence. Il se mortifiait par des absti- 
nences spéciales. Il renonça, par exemple, dès 1847, au luxe des 
chevaux et des voitures. C'étaient les débuts de cet ascétisme 
qu'il devait pousser si loin plus tard. On avouera que ce mode 
de vivre n'est pas d'esprit protestant. Involontairement, Manning 
en témoignait par l'emploi usuel de formules et d'expressions du 
plus pur catholicisme. Il parlait de l'autel, du sacrifice; il pro- 
mettait à ses amis des commémorations in sacro, il écrivait ses 
lettres intimes et confidentielles .s?//; sigillo confessionis. M. Pur- 
cell, qui se plaît à noter les vétilles, fait observer qu'en 1847 
Manning, tout en se servant d'un vocabulaire tout imprégné de 
catholicisme, ignorait encore les termes quasi techniques de la 
dévotion catholique et désignait improprement le Sacré (îœur et 
le Salut du Saint-Sacrement. Ce trait prouve simplement à quel 
point tout ce développement interne était spontané et personnel. 

En dépit de ses progrès constans dans cette voie, Manning ne 
trouvait pas le calme et la joie. Il s'accusait lui-même pendant 
ces années, où il fut appelé à jouer un rôle en évidence sur le 
théâtre de la métropole et de l'Eglise, de mondanité et d'ambi- 
tion, de vues humaines et de lâches compromis. Ce soi-disant 
ambitieux n'en fut pas moins profondément troublé par l'offre du 
TOME cxx.w . — 1890. 3 



34 REVUE DES DEUX MONDES. 

poste de sous-aiimônior de la reine, que son beau-frère, Samuel 
Wilberforce, venait de quitter pour devenir évêque, et qui était 
le premier degré de l'échelle des dignités. Il le refusa après avoir 
soudé sa conscience à fond et examiné ses motifs à la loupe. C"est 
bien le même homme qui, apprenant la promotion à l'épiscopat d'un 
ami. qui trahissait du coup la cause de la vérité et restait anglican 
en devenant évéque. remercia Dieu de lui avoir épargné l'épreuve 
de cette tentation. 

Dieu, en effet, le conduisait par d'autres voies. Une grave ma- 
ladie, qui le tira de force de ses occupations et le plaça en face de la 
mort et des rr-alités éternelles, au|printemps de 1847, fut pour lui un 
renouveau spirituel. Use livra à une minutieuse enquête morale, il 
pesa ses motifs, ses actions, ses pensées, ses prières même, à la ba- 
lance du sanctuaire, et il se consacra plus complètement à Dieu. Son 
journal intime de cette période est un long et mystique entretien de 
son âme avec le Christ. Il a lui-même daté de cette crise, pendant 
laquelle il eut encore la douleur de perdre sa mère, sa conversion 
jadis ébauchée sous l'intluence de l'évangélique miss Bevan. 

Ce qu'il y eut de remarquable dauî? cette évolution, c'est que 
le renouvellement de la foi et de la piété de Manning fut étroite- 
ment associé à sa conviction grandissante de la vérité du catholi- 
cisme. Comment douter que l'appel qu'il entendait toujours plus 
pressant vers Rome vînt du ciel même, quand il se sentait de 
plus en plus en communion avec le Christ? Lui qui détestait la 
controverse, qui avait signalé à plusieurs âmes engagées dans la 
même voie que la sienne le danger de négliger les moyens de 
grâce élémentaires et suffisans, dans sa propre Église, pour 
rechercher orgueilleusement un idéal ecclésiastique lointain, il 
constatait que, pour sa conscience altérée, c'était aux pieds de la 
Chaire de saint Pierre et du vicaire de Jésus-Christ que jaillis- 
saient les sources de la vie éternelle. Désormais, son catholicisme 
n'était plus une tentation, il était une religion ; il n'était plus une 
théorie, il était une réalité; et l'âme tout entière, non plus la rai- 
son ou l'esprit seul, en recevait l'empreinte. 

Au sortir de cette longue retraite, pendant laquelle il lui 
parut que Dieu le sevrait de tout pour le posséder tout entier et 
être sa seule possession, ses médecins l'envoyèrent sur le conti- 
nent. Il y passa l'été de 1847 et les six premiers mois de 1848, 
surtout à Uome. Ce voyage fut proprement un cours d'ecclésio- 
logie etde catholicisnK; pratique. Manning obéissait aux principes 
de l'école d'Oxford en hantant sur le continent les églises catho- 
liques. Les Tractariens. fidèles à la théorie d'après laquelle l'an- 
glicanisme était une branche de l'Église universelle, auraient 



3IANNING. 35 

estimé également coupable de frécfuenter en Angleterre les cha- 
pelles catholiques et de ne pas fréquenter les édifices de ce culte 
en France et en Italie. Toutefois la pratique ne correspondait 
guère à ce système. Newman, quand il se convertit, n'avait jamais 
adressé la parole qu'à deux prêtres catholiques. Oakeley, étant 
entré par hasard dans une chapelle catholique, avait fui précipi- 
tamment dans une panique de conscience. Manning ne se fit pas 
de ces scrupules. Il se rendit assidu à tous les offices, il causa 
avec tous les ecclésiastiques, il visita tous les monastères. L'effet 
sur lui des cérémonies du culte fut de le confirmer dans son 
catholicisme intime. Ces actes symboliques, cette religion objec- 
tive, ce grand drame de l'expiation et du salut sans cesse renou- 
velé et pourtant toujours le même, tout cet ensemble lui parut 
mettre en évidence les grandes réalités de la foi. A ses yeux, le 
culte protestant était à peine digne de ce nom : tantôt, comme 
à la cathédrale de Bâle, où il passa, il offrait, non pas une aus- 
tère simplicité, mais la sécheresse et la nudité d'un froid ratio- 
nalisme , tantôt , comme dans les églises anglicanes , il présen- 
tait aux fidèles le corps sans l'âme, l'imitation des formes, sans 
le dogme vivifiant, du catholicisme. A Saint-Pierre, à la cathé- 
drale de Liège, à la basilique d'Aix-la-Chapelie, à la Portioncule 
d'Assise, au contraire, il se sentait à l'aise, chez lui, en commu- 
nion intime avec l'acte et le prêtre. 

A Rome, il respira à pleins poumons l'air de la métropole 
catholique. Pour occuper ses loisirs, il eut le spectacle des débuts 
de Pie IX et d'une révolution. Il s'entretint avec les hommes 
des divers partis, avec le Père Ventura, d'autres religieux. Le 
souverain pontife lui accorda deux audiences , le 9 avril et le 
11 mai, le jour de son départ. Son journal du temps, si copieux 
sur tout le reste, mentionne ce fait en deux lignes. Heureusement 
le cardinal a réparé les omissions de l'anglican. Pie IX, auquel 
il présenta de la part de son ami Sidney Herbert un rapport sur 
la famine en Irlande, lui parla de jVP^ Fry, la réformatrice des 
prisons; à ce propos, des quakers; puis de l'Eglise anglicane, de 
l'observance des dimanches et des jours de saints; de la commu- 
nion sous les deux espèces. Enfin il loua les bonnes œuvres qui 
se faisaient en Angleterre en si grand nombre, ajoutant ce mot 
un peu pélagien : <( Quand les hommes font de bonnes œuvres, 
Dieu donne sa grâce » ; et tournant son regard vers le ciel, il ter- 
mina en ces termes : (( Mes pauvres prières sont chaque jour 
offertes pour l'Angleterre. » Ainsi finit cette mémorable entrevue 
entre deux hommes destinés à exercer ensemble une si grande 
influence sur l'Église et sur le siècle. * 



3G REVUE DES DEUX MONDES. 

Cependant, à peine de retour en Angleterre, Manning se 
replongea en pleine môléo. Il trouva le monde anglican en proie 
à une violente agitation. Hampden venait d'être élevé à l'épisco- 
pat, ce même Ilanipden dont la nomination à la chaire de théolo- 
gie d'Oxlord avait jadis provoqué une sérieuse crise. Manning 
setfiit prononcé avec vivacité dans ses lettres contre ce choix. Il 
surprit et scandalisa quelques-uns de ses amis par le langage de 
son mayidement . Il y prenait le biais de recourir à un expédient 
de pure forme et de se refuser à voir jusqu'à nouvel ordre un hé- 
rétique dans un homme que l'Eglise n'avait pas officiellement 
marqué de ce caractère. M. Purcell trouve dans cet acte, en efïet 
dil'licile à exj)liquer, un exemple nouveau de la souple diplomatie 
de Manning. Il se peut fort bien que la prolongation indéfinie 
de ce dualisme impossible entre les convictions catholiques et 
la position anglicane de l'archidiacre de Chichester ait exercé 
sur lui une influence démoralisante. Peut-être faut-il pourtant 
n'y voir qu'un scrupule de légalité et la répugnance fort natu- 
relle d'un homme, aux yeux de qui l'anglicanisme tout entier 
n'était plus guère qu'une gigantesque fiction, à faire d'un malheu- 
reux prélat le bouc émissaire de l'hérésie générale. 

Toutefois cette situation avait ses périls. Manning était en 
quelque sorte coupé en deux moitiés. Il était exposé naturelle- 
ment à se contredire lui-même. Quand des âmes troublées s'adres- 
saient à lui, comme jadis à Newman, pour les ramener au bercail 
anglican, son embarras était mortel. Leur confier ses propres 
doutes, les initiera ses luttes intimes, c"eût été dépasser son droit 
et violer son secret. Forcé' de les retenir provisoirement dans 
l'Eglise à laquelle il appartenait encore, il était induit à employer 
des argumens dont il n'était pas sûr et, quand il avait réussi, il lui 
arrivait parfois d'avoir trop bien réussi et d'avoir à jamais détourné 
une àme de la vérité, en dépit de ses efforts ultérieurs. Quelque- 
fois |)ourtant, la vérité l'emportait en dépit de toute prudence, 
comme lorsqu'il répondait à un jeune anglican le consultant sur 
les obligations pratiques d'un état d'àme tout catholique : « La 
place (l'un homme qui croit tous les dogmes de l'Église catho- 
licpio, est dans l'Église catholique. » 

L action, toutefois, pourunhommecommeManning,aen soi une 
telle vertu, une telle séduction, un tel enivrement, qu'iloubliait par- 
fois, dans le feu d'un discours public ou d'un entretien particulier, 
non .seulement, ce qui eût déjà été grave, ses propres pensées de 
d«'rrière la tôle, ses propres convictions, mais, ce qui était pire 
encore, les réalités spirituelles sur lesquelles elles étaient fon- 
dées. Un autre danger c'était, à force de pratiquer des à peu près 



MANMNG. 37 

de rituel, de dévotion, d'ascétisme, de s'émousser la sensibilité 
religieuse et de tomber dans cette espèce de dilettantisme cléri- 
cal qu'est devenu le ritualisme anglican de nos jours. Je le dis 
sans vouloir porter la moindre atteinte au sérieux et à la loyauté 
d'hommes qui suivaient courageusement leur conscience; il ne 
suffit pas de jouer au catholicisme pour en ressentir les effets. 
Un clergé sans vocation, un service sans consécration, une auto- 
rité sans légitimité, une religion sans réalité, tout cela n'est que 
l'écorce. La substance est autre part, et l'âme risque de se lasser 
au contact de ces formes vides. 

Aussi bien une nature affamée de réalité, d'action, de vérité, 
comme celle de Manning, ne pouvait éternellement se contenter 
des viandes creuses de l'anglo-catholicisme. Il commençait à sentir 
que les vérités mêmes qu'il possédait, les demi-certitudes qui le 
retenaient dans l'anglicanisme, appelaient des vérités complé- 
mentaires, des supplémens de certitudes et que, s'il n'allait pas 
jusqu'au bout, il perdrait le peu même qu'il avait. Le christia- 
nisme, à ses yeux, impliquait le catholicisme; repousser systéma- 
tiquement celui-ci, ce serait se mettre involontairement hors de 
celui-là. En d'autres termes, pour lui, comme jadis pour Newman, 
la question du salut de son âme commençait à primer celle de 
la consistance de sa doctrine et de la cohérence de ses convic- 
tions. Le problème purement intellectuel s'effaçait : le problème 
religieux, moral, vital se posait de plus en plus nettement. 
Manning n'aurait plus pu donner à d'autres ou à soi-même le 
conseil de s'en tenir humblement aux certitudes communes à 
toutes les confessions, de pratiquer simplement les vertus qui ne 
sont pas plus propres au catholicisme qu'au protestantisme, de 
se borner à demander ces grâces élémentaires qui sont le patri- 
moine commun de toutes les âmes de bonne foi. Il n'aurait plus 
pu répéter que ce n'était pas une question de vie ou de mort et 
qu'il lui était loisible d'attendre une vocation d'en haut plus 
précise. L'œuvre interne était achevée. Le cycle était parcouru. 
Les événemens extérieurs allaient donner l'impulsion finale. 

Si j'ai tant insisté sur cette évolution psychologique, ce n'est 
pas seulement à cause de l'intérêt qu'offre l'histoire d'une âme, 
et d'une telle âme, c'est surtout pour répondre aux allégations de 
M. Purcell et de certains de ses critiques, qui n'ont vu ou voulu 
voir dans cette conversion si tardive et si disputée, résultat d'une 
lutte sans relâche de six ans, fruit lentement mûri d'un admi- 
rable développement de piété, que l'acte tout politique d'un 
homme de parti. Si l'exposé que je viens de faire n'est pas 
l'ample et suffisante réfutation de cette sotte calomnie, s'il n'en 



38 REVUE DES DEUX MONDES. 

ressort pas la physionomie tourmentée, mais lumineuse et bienfai- 
sante de l'un des maîlres de la vie spirituelle aux prises avec le 
redoutable problème de l'autorité, jaurai écrit en vain. Non que 
je songe à contester la part qu'ont eue à la résolution définitive 
de Manning des incidens comme le fameux jugement dans 
l'affaire du Révérend George C. Gorham. Tout ce que je prétends, 
c'est que, pour Manning comme pour Newman, l'impulsion 
finale ne fit que déterminer un acte depuis longtemps préparé par 
une évolution tout interne. 

Le Révérend G. Gorham était un ecclésiastique dont l'ordina- 
tion remontait à 18H, c'est-à-dire à une époque de relâchement 
disciplinaire et doctrinal. Après avoir reçu une première fois 
l'institution, sans la moindre difficulté, de l'évèque d'Exeter, il 
se la vit ensuite refuser par ce même prélat, à la suite d'un échange 
de bénéfices, à cause de ses vues sur ou plutôt contre la régéné- 
ration baptismale. Gorham en appela de ce refus à la Cour des 
Arches, tribunal ecclésiastique de la province de Canterbury. 
Battu en cette instance, il porta son appel devant le comité judi- 
ciaire du Conseil privé, c'est-à-dire devant le ressort suprême de 
la justice anglaise. C'était un tribunal purement laïque en droit, 
puisque c'était la reine, en sa qualité de chef de l'Etat et, par con- 
séquent, suivant la théorie protestante du summits episcopus, de 
chef de l'Eglise, qui y rendait la justice. La présence comme as- 
sesseurs, et à titre purement consultatif, de trois prélats, ne 
changeait rien à la chose, d'autant plus qu'ils étaient en minorité 
contre les laïques. Cette cour se prononça en faveur du pourvoi 
du Révérend G. C. Gorham. Deux faits ressortirent de ce juge- 
ment avec une évidence invincible. 

Le premier : la suprématie royale. On le connaissait bien. Il 
était, depuis Henri YIII et Elisabeth, à la base de la réforme an- 
glaise et de l'établissement anglican. Toutefois, d'ordinaire, on le 
voilait discrètement. Toute la réaction anglo-catholique l'avait 
tacitement ignoré. On parlait de l'Eglise universelle, des conciles, 
de la règle de foi : on oubliait systématiquement que toutes ces 
belles choses étaient de la théorie pure et qu'en fait ce que croyait, 
ce que professait, ce que devait croire et professer l'Église d'An- 
gleterre, c'était ce qu'avait voulu Henri VIII, ce qu'Elisabeth 
avilit institué, ce que Victoria maintenait. Le jugement du Conseil 
privé était un rajipcl à la r('alité. 

En second lieu, cette usurpation de l'État, devenu juge 
suprême de la doctrine, ne demeurait pas une simple fiction juri- 
dique. Elle s'exerçait cette fois contre l'autorité épiscopale et en 
faveur d'une hérésie définie. Non seulement l'Église était dure- 



MANNING. 39 

ment avertie qu'elle n'était pas maîtresse d'elle-même, de sa foi, 
de sa discipline, mais le vrai maître déclarait que tout ce qui 
avait été dit, écrit, prêché, depuis dix-sept ans, tout l'anglo-ca- 
tholicisme, était un mensonge. Il était loisible à un ministre 
anglican — à un prêtre, comme disaient les Tractariens — de 
nier un sacrement, d'enseigner et de pratiquer le calvinisme, 
voire le zwinglianisme pur. 

C'en était trop pour des esprits tout pénétrés du néo-catholi- 
cisme. L'émotion fut immense. Il ne s'agissait plus de savoir, 
comme en 1845, si les prémisses posées par Newman permettaient 
le refus d'obéissance au siège de l'unité à Rome. Il s'agissait de 
savoir si, pour son salut, on pouvait rester dans une Eglise 
devenue une pure institution humaine, dont la foi, les symboles, 
les sacremens, la discipline, le recrutement étaient à la merci des 
tribunaux laïques siégeant au nom de la souveraineté civile. 
M. Gladstone, malade, se dressa dans son lit pour dire àManning: 
« L'Eglise d'Angleterre est perdue si elle ne se sauve pas par 
quelque acte de courage. » Au dernier moment, l'homme d'Etat 
recula devant sa propre témérité. Il refusa, lui treizième, à une 
réunion tenue chez lui, d'apposer son nom à la protestation 
rédigée par Manning et signée de douze fidèles et prêtres, parmi 
lesquels Manning, l'archidiacre Robert Wilberforce, Pusey, Mill, 
le professeur d'hébreu de Cambridge, Henry Wilberforce, Keble 
et Hope Scott. 

Le 19 mars 1850, dans la bibliothèque de la cathédrale à Chi- 
chester, Manning présida à un meeting du clergé de son archi- 
diaconé qui adopta une formule de protestation plus brève, mais 
non moins nette. Il rédigea et fit signer par 1800 membres du 
clergé une déclaration contre la suprématie royale. Puis, avant 
de prendre les résolutions finales, dans l'attente peut-être, contre 
toute probabilité, d'une solution favorable à la onzième heure, il 
se renferma dans la retraite. C'était, cinq ans plus tard, son 
Littlemore, l'agonie de son anglicanisme. Elle dura neuf mois, 
de mars à décembre 1850. Comme il l'écrivait à Robert Wilber- 
force, « chaque matin, en ouvrant les yeux, son cœur se brisait 
presque. Il se sentait partagé entre la vérité et l'affection. » L'an- 
glicanisme, à ses yeux, n'était plus « qu'une ruine.» Quelque- 
fois il entrevoyait clairement le port où il allait : « Rome, 
centre de l'Eglise une, sainte, visible, infaillible. » D'autres fois 
de vagues visions flottaient devant ses yeux : « Si je reste angli- 
can je finirai par être un simple mystique... Dieu est esprit, n'a 
pas de royaume visible, d'Eglise ou de sacremens. Rien ne me 
fera rentrer dans le protestantisme anglican ou autre. » # 



40 BEVUE DES DEUX MONDES. 

Il sViitretenait à cœur ouvert avec Robert Wilberforce, qui 
passait par la même crise. A l'égard du public, de ceux mêmes de 
ses amis qui, comme Gladstone, ne pouvaient concevoir l'idée 
sacrilège de quitter l'Eglise nationale, il croyait pouvoir se taire 
tant que son parti n'aurait pas été irrévocablement pris. Peut- 
être espér;iit-il encore vaguement contre tout espoir que les 
archevêques, en leurs qualité de chefs spirituels, de patriarches 
de langlicanisme, interviendraient pour rétablir la pureté delà 
foi. Il dut renoncer à cette illusion naïve quand il vit l'arche- 
vêque de Canterbury, Suraner, refuser de recevoir une délé- 
gation et déclarer qu'il ne se prêterait jamais à disputer la sen- 
tence d'un tribunal régulier et qu'il ne voyait rien d'illicite dans 
l'admission à la cure d'âmes d'un ecclésiastique hostile à la 
régénération baptismale. Cette attitude n'était pas tout à fait 
celle des apôtres déclarant fièrement au sanhédrin qu'il vaut 
mieux obéir à Dieu qu'aux hommes. Ainsi l'Eglise n'était pas 
seulement réduite en esclavage. Elle l'était du consentement 
exprès de ses chefs, qui la trahissaient. Elle ne pouvait plus avoir 
que le nom d'Eglise. La réalité avait disparu. 

Tous les amis de Manning, son beau- frère Samuel Wilber- 
force, l'évêque d'Oxford, dont les deux frères passaient par la 
môme crise, Gladstone, Pusey,ses parens, son frère aîné, qui lui 
adressait des épîtres de répréhension et qui refusa toujours de 
le revoir après sa conversion, sentaient bien que c'en était fait, 
que la soumission à Rome du recteur de Lavington n'était plus 
qu'une allaire de semaines, presque de jours. M. Purcell, ou- 
bliant les documens qu'il a publiés lui-même, cherche encore 
à le convaincre de duplicité. Manning remj)lissait encore les 
strictes obligations de sa charge, mais son cœur était à Rome. 
Le 17 novembre, il se vit obligé de convoquer sur réquisi- 
tion et de présider un meeting du clergé de son archidiaconé 
pour protester contre la bulle papale qui venait de restau- 
rer, à la grande colère de l'anglicanisme officiel et du pro- 
testantisme populaire, la hiérarchie catholique supprimée en 
Angleterre depuis l'avènement d'Elisabeth. La position était 
extraordinairomenl fausse, il le sentit et il saisit cette occasion 
pour communiquer à ses frères dans le ministère l'état de 
son esprit et sa formelle résolution d'abandonner l'Église d'An- 
gleterre. 

L'heure des hésitations finales, des derniers combats était 
passée. Manning n'avait rien donné à la hâte, à la passion. Il 
avait lutté aussi longtemps qu'il l'avait osé, plus longtemps peut- 
être qu'il n'eût dû, contre la voix de sa conscience. Peu à peu, il 



MANNI^G. 41 

avait dénoué tous les liens qui iaitachaientà cette Eglise, tendre- 
ment aimée, fidèlement servie. Ce temps de retraite, il l'avait 
passé dans la lecture du bréviaire, l'initiation à ces beautés spiri- 
tuelles de la liturgie qui avaient calmé et purifié son âme. Une 
dernière fois, il alla s'agenouiller à côté de M. Gladstone, dans 
une Eglise anglicane, dans cette petite chapelle de Buckingham 
Palace Road et, se relevant quand le service de communion com- 
mença, il dit à son compagnon attristé : « Je ne peux plus com- 
munier dans l'Eglise d'Angleterre. » 

Le 6 avril 1851 , cinquième dimanche de carême ou de la Pas- 
sion, Manning et son ami Hope Scott, qui s'étaient promis de 
marcher la main dans la main, firent abjuration, se confessèrent, 
firent leur profession de foi, reçurent le baptême sous condition 
et l'absolution des mains du R. P. Brownhill dans l'église de Hill 
Street. Le dimanche des Rameaux qui suivit, le cardinal Wiseman 
en personne les confirma et leur donna la communion dans sa 
chapelle privée. 

C'était la fin d'une vie. Manning croyait que c'était même la 
fin de sa vie ou du moins de toute activité publique pour lui. Il 
avait bien, sans la plus légère hésitation, résolu de se faire 
ordonner prêtre ; mais là s'arrêtaient ses vues, il pensait vivre et 
mourir, dans une tranquille et douce obscurité, à l'ombre du 
sanctuaire. Il avait enfin, après tant d'orages, trouvé la paix, ainsi 
que l'atteste cette lettre : « Je sens que je n'ai point d'autre désir 
à former que de persévérer dans ce que Dieu m'a donné pour 
l'amour de son fils. Quelle issue bénie! Gomme l'âme le dit à 
Dante : E de martùio venni a questa pace! » Le Times ayant 
cru pouvoir annoncer en 1852 son retour à l'anglicanisme, il lui 
écrivit : « J'ai trouvé dans l'Eglise catholique tout ce que je 
cherchais, plus même que je n'aurais été capable de concevoir, 
tant que je n'étais pas dans son sein. » 

Manning n'était pas de ceux qui retournent en arrière ou de 
ceux qui, la vérité une fois connue et embrassée, s'endorment 
dans une lâche et égoïste oisiveté. 

Francis de Pressensé. 



LE RÈGNE DE L'ARGENT 



VII ' 

L'INTERNATIONALE DE L OR ET LA « BANCOCRATIE » 



En quel sens le capital est cosmopolite, et quelles sont les 
causes et quels sont les effets de cette sorte de cosmopolitisme, nous 
avons essayé de le montrer dans notre dernière étude. On a vu 
que cet internationalisme financier, si bruyamment dénoncé à la 
haine des peuples, n'était pas le fait de la haute banque, mais le 
fait même de la civilisation. 

Au cosmopolitisme financier s'allie, dans l'imagination des 
foules, ce que les pédans appellent « la bancocratie », forme nou- 
velle de la ploutocratie. Nous l'avons dit, les modernes barons de la 
finance, qui étendent leurs opérations sur le globe entier, prêtant 
aux rois et aux peuples, apparaissent, 'de loin, au populaire comme 
les maîtres des sociétés contemporaines. Ce siècle vieilli dans le 
culte de l'or, ce siècle matérialiste et jouisseur s'est fait, de 
l'humanité et de la vie publique, une opinion digne de lui. L'or 
est le souverain de l'époque, il s'est assujetti les nations et les 
gouvernemens ; la haute banque tient dans sa dépendance, avouée 
ou secrète, monarchies et républiques. Autrefois, l'empire était au 
courage, à la lance, aux bons coups d'épée; aujourd'hui, il est à 
l'argent, à la Bourse, à la spéculation. Les peuples ne sont plus 
à conquérir, ils sont à vendre. L'or a succédé au fer, et le chèque a 

(1) Vo yez la Revue des 15 mars, 15 avriJ, 15 juin 1894, 15 février et 15 mai 1895, 
15 avril 189G. 



LE RÈGNE DE l'aRGEINT. 43 

supplanté le glaive. Issus de l'élection ou de l'hérédité, les pouvoirs 
publics se sont mis en servage ; leur indépendance n'est qu'une 
apparence hypocrite qui sert de voile aux menées du maître réel. 
Ils ne sont plus guère que les dociles préposés de la finance, qui 
les tient dans sa main et les fait mouvoir à son gré. 

Faut-il, encore une fois, prendre ce pessimisme des foules au 
pied de la lettre? Et ne sent-on pas ce que de pareilles vues ont 
d'équivoque et d'outré ? La vie est plus variée, les hommes sont plus 
complexes que ne le soupçonnent les simples dont l'œil prévenu 
découvre partout la fascination du billet de banque. Le monde 
moral, le monde politique même n'ont pas encore pour loi l'attrac- 
tion universelle de l'or. Jusque dans ces régions corrompues de 
la politique, dans les antichambres des cours ou dans les couloirs 
des parlemens, il n'est pas exact que le chèque soit devenu le 
monarque suprême. « Parlez pour vous », nous diraient, dédai- 
gneusement, tels de nos voisins. Il reste encore, chez nos vieilles 
nations chrétiennes, il reste, en France même, des choses et des 
âmes qui ne sont pas à vendre. Il faut, en pareille matière, 
procéder par distinctions, préciser les faits, se défier des généra- 
lités précipitées, — c'est-à-dire se garder de la méthode du pam- 
phlétaire antisémite et du tribun socialiste. 

I 

Et d'abord, est-il toujours vrai que le pouvoir de l'argent dans 
l'Etat se soit accru? Cela même n'est pas sûr. On dit que le pouvoir 
occulte de l'argent a fini par se subordonner tous les pouvoirs 
légaux. Quand cela serait vrai de nos démocraties modernes, cela, 
nous l'avons montré, ne serait pas toujours une nouveauté (1), Le 
pouvoir de l'argent est ancien; s'il est, ou s'il semble plus grand 
aujourd'hui, c'est que les gouvernemens modernes sont plus 
dépensiers, et que la main de l'Etat s'étend beaucoup plus loin et 
se mêle à beaucoup plus dafTaires; c'est, aussi, que les intérêts 
matériels, les intérêts industriels, commerciaux, financiers, 
tiennent plus de place dans l'Etat; c'est également que, avec le 
régime représentatif, les hommes qui prennent part au gouverne- 
ment sont beaucoup plus nombreux et souvent plus besogneux . 
Autrement, à prendre les faits, la perception des impôts, les 
ressources du trésor, il est permis de soutenir que le pouvoir de 
la finance et des financiers dans l'Etat, loin d'avoir augmenté, a 
plutôt diminué. 

(1) Voyez, dans la Revue du 15 mars 1894, l'étude intitulée : le Règne de Var- 
r/ent, autrefois et aujourd'hui. 



44 REVUE DES DEUX MONDES. 

Ne l'oublions pas, en effet, l'État moderne a, sur ce point, 
un avantage qui faisait défaut à l'antiquité, au moyen âge, 
à l'ancien régime. L'État moderne possède partout une orga- 
nisation financière indépendante, des agens de perception à 
lui, un système régulier de taxes et de contributions qui, dans 
l'ordinaire de la vie, l'émancipé des financiers, des « partisans », 
des « trailans ». L'État moderne n'est pas, comme la République 
romaine, comme l'Etat d'ancien régime, obligé d'affermer ses 
impôts à des compagnies de publicains ou de fermiers généraux. 
S'il semble parfois tomber sous Ja sujétion des financiers, c'est 
qu'il imite les fils de famille prodigues; qu'il dépense au delàde ses 
revenus ; qu'il se réduit lui-même, par ses imprudences, aux expé- 
diens les plus onéreux; qu'ayant épuisé son crédit, il se voit contraint 
d'engager aux banquiers ses dernières ressources, sauf, comme les 
débiteurs de mauvaise foi, à faire banqueroute à ses créanciers. 
Ainsi, autrefois, l'Egypte d'Ismaëi; ainsi, naguère, le Portugal, la 
Grèce, l'Argentine. Peuples ou particuliers, le péché de prodi- 
galité est de ceux qui ne se commettent pas impunément. Nous 
connaissons plus d'un Etat qui, tout comme un jeune dissipateur, 
aurait besoin d'un conseil judiciaire. Un gouvernement sage, un 
pays bien administré ne court aucun risque de tomber sous la 
tutelle des hommes d'argent. 

Voyez la Grande-Bretagne, la nation la plus riche du vieux 
monde. Elle a beau avoir un commerce immense et des capitaux 
incomparables; elle a beau nouer des affaires avec les cinq 
parties du monde, l'Angleterre demeure indépendante des ban- 
quiers. C'est la première puissance financière du globe, et il 
faudrait être bien ignorant de la politique angkise pour dire 
que la finance y fait la loi. Si la livre sterling a jamais été le 
premier pouvoir de la Grande-Bretagne, c'est à Tépoque 
déjà lointaine des bourgs pourris. Le Stock Erchange est le roi 
incontesté des Bourses des deux mondes, et Westminster est 
peut-être, de tous les parlemens, le moins suspect de servilisme 
vis-à-vis des rois de l'or. 

Pourquoi notre République fi-ançaise prête-t-elle davantage 
aux soupçons? La faute n'en est pas au régime capitaliste, aux 
financiers, à la haute banque qui n'a, en elle-même, aucune 
raison d'être plus puissante d'un côté de la Manche que de l'autre ; 
la faute en est à l'abaissement des mœurs publiques, aux aber- 
rations du suffrage universel, au niveau de plus en plus bas de 
notre personnel politique. Chez nous-mêmes, ou chez tel de nos 
voisins, co qui est assujetti à l'argent et aux hommes d'argent, 
c'est moins l'Etat que les politiciens; et ces politiciens vils, ils 



LE RÈGNE DE l'aRGENT. 45 

ne sont asservis à lurçont que par leurs vices et par leurs con- 
voitises. 

Après cela, qu'il y ait, en Orient ou dans l'Amérique du Sud, 
des États qui ont été exploités par les banquiers, comme il y a des 
fils de famille qui sont pressurés par les usuriers, cela est, le plus 
souvent encore, de la faute de ces États. Ils ont voulu jouer à la 
grande puissance: ils ont voulu se payer une grande armée, de 
beaux cuirassés, ou se donner en peu de temps un coûteux réseau 
de chemins de fer; et ils se sont endettés au delà de leurs forces. 
Il en est des États, comme des particuliers; soyez sages, soyez éco- 
nomes, ménagez vos revenus, sachez compter, ayez des budgets 
en équilibre, et vous n'aurez pas besoin du secours des financiers, 
et vous échapperez aux usuriers. Soyez probes, choisissez des 
mandataires honnêtes, écartez des avenues du pouvoir les faiseurs 
et les « affaristes », et vous n'aurez pas à craindre de voir vos 
ministères ou vos parlemens tomber à la solde des gens de 
bourse. En un mot, ayez de la sagesse, et ayez de la vertu, comme 
Montesquieu l'osait exiger des républiques (1), et la « banco- 
cratie » n'aura pas de prise sur vous. C'est, pour les peuples 
comme pour l'homme privé, toutle secretde l'indépendance. Hors 
de là, vous êtes voués, par vos fautes et par vos vices, au servage 
de Mammon. 

Dirons-nous, pour cela, qu'un gouvernement sage et honnête 
ne doive jamais recourir aux services des financiers, jamais pac- 
tiser avec la haute banque? Dieu nous en garde. Il est telle cir- 
constance — guerre, révolution, famine, crise industrielle, crise 
agricole, — où le gouvernement le plus prudent et le plus probe 
peut, en toute conscience, s'adresser aux banquiers. Rien là 
d'anormal, ni rien de coupable. Les Etats, en temps d'épreuve, 
n'ont pas toujours assez de crédit pour se passer des banquiers. 
C'est une des fonctions de la banque de s'occuper de l'émission 
des emprunts, de les souscrire, en tout ou en partie, d'en préparer 
le placement, d'en soutenir la cote jusqu'à ce que les titres se 
classent dans les portefeuilles. En recourant à l'aide des ban- 
quiers, en les intéressant au succès de l'opération, il se peut que 
l'Etat obtienne, pour ses emprunts, un taux plus élevé qu'en s'adres- 
sant directement au public; car, en fait de placement, le public 
est défiant ; il a peu d'initiative ; il est fort mouton de Panurge ; pour 
se jeter dans une affaire nouvelle il a besoin d'être entraîné (2). 

(1) Montesquieu {Espiit des lois, Y, 5) définit la vertu politique, l'amour des lois 
et de la patrie, « cet amour demandant une préférence continuelle de l'intérêt public 
au sien propre. » 

(2) De grands gouvernemens se sont parfois repentis d'avoir voulu se passer du 



4G REVUE DES DEUX 3I0XDES. 

Imprudent le gouvernement qui, pour émettre ses emprunts, 
comme pour partir en guerre, prétendrait toujours far da se. Ainsi, 
notamment, en cas de crise. Sans l'appui de toute la haute 
banque européenne, l'exemple vaut d'être rappelé, Tliiers n'au- 
rait pu conclure ses grands emprunts de liquidation de la guerre; 
il lui eût été impossible de solder au vainqueur sa monstrueuse 
rançon. 

Il y avait là une opération colossale, compliquée de délicates 
questions de change; il fallait que le change entre les diverses 
places de l'Europe fût maintenu à un taux convenable. Pour cela, 
une entente avec la haute banque s'imposait. Un des grands mé- 
rites de Thiers a été de le comprendre, au lieu de se figurer, 
comme tant d'ignorans , que les cinq milliards de l'indemnité 
prussienne allaient sortir, spontanément, du légendaire bas de 
laine. A quoi fut dû le succès prodigieux de nos emprunts qui 
l'ut le premier indice de notre convalescence, ce succès qui nous 
releva aux yeux du monde, en nous rendant l'éclat toujours 
prestigieux de la richesse, et qui nous redonna quelque confiance 
en nous-mêmes, en nous montrant que l'Europe croyait encore à 
la France? Il fut dû à l'accord du gouvernement avec la finance 
cosmopolite. Gambetta appelait Thiers le libérateur du territoire ; 
Gambetta avait raison, mais pour libérer le sol demeuré français, 
Thiers a eu un auxiliaire, la haute banque. 

Il 

La prétendue omnipotence de la haute banque se réduit, en 
fait, d'habitude, à faciliter aux gouvernemens le placement de 
leurs emprunts et l'écoulement de leurs titres. Tout au plus 
peut-elle, en quelques circonstances, durant de courtes semaines, 
abaisser ou relever le crédit d'un Etat, en faisant tléchir ou monter 
ses rentes nationales. Encore n'y saurait-elle réussir que tem- 
porairement, aux époques de crise, et cela uniquement pour les 
petits Etats, ou pour les pays à finances avariées. Comme le 
médecin n'a d'autorité que sur les malades, les banquiers n'ont 
guère d'ascendant que sur les Etats en déficit. L'influence de la 
baute banque et toutes les manœuvres de Bourse ne sauraient 
précipiter, d'une manière durable, le crédit des pays dont les 

concours des banquiers. Ainsi, en 1890, en Allemagne, un emprunt 3 jî. lOU de l'em- 
pire et un emprunt 3 1/2 prussien échouaient tous deux. Quelques mois plus tard, 
en février 1891, une émission nouvelle, faite après entente avec les banquiers, était 
couverte 40 fois. Voyez Claudio Jannet : la Finance, la Bourse et la Spéculation, 
]). 417. Conf. Paul Leroy-Beaulicu, Traite de la Science des Finances. 



LE RÈG^■E DE l' ARGENT. ' 47 

linances sont bien administrées, pas pins que tous les efforts des 
banquiers syndiqués ne sauraient restaurer les finances d'un État 
qui a épuisé toutes ses ressources. Il n'y a pas, en finance, de Pro- 
vidence cachée dont la main mystérieuse puisse forcer les lois de 
la nature et faire des miracles. 

Il faut toute l'ignorance des badauds pour croire que le crédit 
d'un grand Etat, tel que la France ou l'Angleterre, soit à la merci 
des coalitions de financiers ou des caprices de la haute banque. 
Rien de plus faux. L'empire de toute la finance européenne se 
borne, le plus souvent, à relever de quelques points, de trois ou 
quatre pour cent au maximum, le taux d'un emprunt. L'as- 
cendant de la haute banque ne saurait prévaloir contre les 
grands courans de l'opinion; il ne va pas, en tout cas, jusqu'à 
imposer au public des titres de rentes dont le public ne veut point, 
ou, inversement, jusqu'à fermer les marchés financiers aux gou- 
vernemens qui possèdent les sympathies de l'opinion. En veut- 
on une preuve, les emprunts de conversion du gouvernement 
russe, depuis une dizaine d'années, nous en ont donné une preuve 
répétée et éclatante. L'exemple de la Russie a montré que, si la 
haute banque n'était pas quantité négligeable, elle n'avait pas 
toujours, sur les places européennes, le pouvoir souverain que lui 
prêtent ses flatteurs, — ou ses détracteurs. 

Si la haute banque, si « la banque juive » surtout possédait 
l'empire absolu que lui attribuent volontiers antisémites et anti- 
capitalistes, il eût été malaisé à la Russie de conclure, chez nous, 
autant d'emprunts, et des emprunts aussi avantageux, à une époque 
où le gouvernement du tsar manifestait d'une façon si peu équi- 
voque sa malveillance pour ses sujets Israélites. Suivons le rai- 
sonnement dont mes oreilles ont été plus d'une fois rebattues; 
c'est comme une chaîne de syllogismes dont tous les anneaux se 
tiennent, dès qu'on admet l'omnipotence de la haute banque. 

La haute banque est maîtresse du marché, avais- je entendu 
répéter à des Russes, aussi bien qu'à des Occidentaux ; — la Bourse 
est dominée par les grandes maisons juives ; — les juifs sont tous 
solidaires ; — l'empereur Alexandre 111, par ses rigueurs envers les 
Hébreux de ses domaines, s'est rendu aussi odieux à la synagogue 
qu'un autre Pharaon; — Israël mettra un embargo sur les emprunts 
russes. Tant que le tsar persécutera les juifs, impossible, pour le 
tsar, de conclure un emprunt extérieur. L'aigle russe se heurtera 
au veto de la haute banque; l'autocrate devra s'incliner devant les 
rois de la Bourse. 

(1) Voyez Léon Say, Rapport sur le payement de l'indemnité de guerre (1875). 
Cf. Paul Leroy-Beaulieu, la Science des Finances, 2" édition, t. II, p. 351-361. 



48 REVUE DES DEUX MONDES. 

Voilà qui (Hait d'une logique serrée, pour qui admet la 
toute-puissance de « la banque juive. » C'était une des raisons 
pour lesquelles feu Katkof, le grand patriote moscovite, était op- 
posé à l'antisémitisme. Et, en dehors de la Russie, plusieurs 
bons es})rits en jugeaient de même. Une des grandes revues 
des États-Unis, thc Forum, me faisait, il y a quelques années, 
l'honneur de m'interroger sur ce point. « Ne pensez- vous pas, 
me disaient ces Yankees, ennemis de toute vexation religieuse, 
et pleins de foi dans l'omnipotence des banhiotes, ne pensez- 
vous pas que les juifs tiennent la Russie par la Bourse? Qu'est-ce 
qui empêcherait les Rothschild de « boycotter » le tsar (1)? » L'idée 
semblait si naturelle, à ces chrétiens d'outre-océan, qu'ils se mon- 
trèrent surpris de mon incrédulité. 

Les juifs les plus dévoués à la cause d'Israël avaient moins 
de confiance dans l'empire souverain du sceptre d'or, attribué à 
leurs riches coreligionnaires. Ils doutaient de cette rédemption de 
la Synagogue par la Bourse. Ils avaient raison. L'événement a 
montié ce que contenait d'illusion cette espérance des adversaires 
de la politique russe. N'en déplaise aux adorateurs du dieu dollar, 
on ne prend pas un grand empire par la Bourse. Tout au^ plus, 
un pareil blocus financier réussirait-il à faire capituler un Etat de 
second ou de troisième ordre (2). 

La haute banque de Paris et de Berlin, la banque juive, si 
l'on veut, a bien semblé, un moment, faire grise mine à la Russie. 
En vérité, comment lui en faire un crime ? Quand un groupe 
d'hommes, un groupe religieux ou national se sent menacé dans 
son existence et blessé dans ses droits naturels, il lui est bien 
permis de se défendre ; — et pour se défendre, il lui faut employer 
les armes à sa portée. Or, quelle autre arme que la cote les juifs 
d'Occident avaient-ils sous la main pour secourir les juifs de 
liussie? Si, vraiment, la haute banque Israélite a songé à 
défendre ses coreligionnaires de l'Est, je ne saurais, quant à 
moi, lui en faire un reproche. Je serais plutôt enclin à trouver 
que les riches banquiers d'Occident ont, à cet égard, montré un 
zèle quelque peu languissant. Ont-ils, un instant, paru menacer la 

(1) Voyez noire article de la Revue the Forum, décembre 1892. Cf. la France, 
la Bii^sie el l'Europe, et aussi, l'Empire des Tsars et des Russes, t. III, 1896. 

(2; Il est un Étal sur lequel il eût été peut-être plus facile d'exercer une pression 
en faveur de la liberté des juifs, c'est la Roumanie. On ne voit pas que les défen- 
seurs des israélites aient engagé contre le gouvernement roumain une guerre de 
Bourse. Après cela, les fonds roumains étaient cotés, récemment encore, à un taux 
que l'on pouvait juger inférieur à leur valeur intrinsèque, et peut-être la iaute en 
était-elle, pour une part, aux sympathies que s'est aliénées la Roumanie par sa poli- 
tique vis-à-vis de ses habitans d'origine israélite. 



LE RÈGNE DE l'aRGENT. 49 

Russie de lui faire expier sa croisade antisémitique en lui fermant 
leurs guichets, la campagne d'abstention qu'ils ont menée contre 
elle n'a été ni bien acharnée, ni bien longue. Le mauvais vouloir 
des grandes maisons israélitesn'a pas duré; à peine a-t-il retardé, 
de quelques trimestres, l'émission des emprunts et l'essor des 
valeurs russes. L'empire des tsars n'en a pas moins effectué, coup 
sur coup, à des conditions inespérées, de colossales opérations de 
conversion de rentes. En 1891, il est vrai, l'emprunt 3 pour 400 
émis à Paris par le syndicat de nos établissemens de crédit, 
sans l'aide de la haute banque, baissait, en quelques semaines, de 
7 ou 8 unités. Cet échec fut, à tort ou à raison, attribué à l'hos- 
tilité de la rue Laffitte; il montrait, en tous cas, l'inconvénient 
de vouloir se passer de la haute banque. Encore faut-il dire que 
cet emprunt de 1891 avait été émisa un taux bien élevé, sur un 
marché déjà très éprouvé par le « krack » argentin. 

Pour voir baisser les titres timbrés de l'aigle russe, il n'y avait 
qu'à les abandonner à eux-mêmes. Faute de l'appui des ban- 
quiers, le gouvernement impérial dut racheter, lui-même, à la 
Bourse, des milliers d'obligations. L'abstention de la haute banque 
était-elle, vraiment, un moyen d'exercer une pression sur les per- 
sécuteurs d'Israël, les banquiers y eurent bientôt renoncé. Si, 
comme on l'a dit, ils se laissèrent désarmer par les promesses des 
agens financiers de la Russie, ils se montrèrent faciles à convaincre. 
La faveur témoignée par le public français au gouvernement du 
tsar et au papier russe est l'explication la plus simple de leur con- 
duite. En finance, plus encore qu'à la guerre, la victoire finit 
par rester aux gros bataillons. A-t-elle jamais songé à empêcher 
le tsar autocrate de monnayer en bon or les sympathies françaises, 
la haute banque aura reculé devant une lutte où elle appréhendait 
de se faire battre par nos petits capitalistes. Peut-être, aussi, 
voulut-elle montrer à ses détracteurs qu'elle ne se laissait point 
guider par des intérêts confessionnels, et qu'il n'était pas vrai 
qu'elle fût plus juive que française. Toujours est-il que la haute 
banque n'a pas voulu se mettre en travers de l'engouement du 
sentiment national, et que, à une époque où l'on reprochait à la 
France d'être sous le joug des banquiers juifs, nous avons vu la 
Bourse de Paris abf^orber, coup sur coup, les emprunts d'un tsar 
antisémite, et cette France soi-disant asservie à la Synagogue 
relever à un taux, jusque-là inconnu, les rentes des persécuteurs 
d'Israël (1). 

(1) On a pu mettre en doute les motifs de l'abstention de la haute banque en 1891. 
Il se peut que sa conduite, à cette époque, fût inspirée par des considérations d'un 
ordre tout pratique. Le gouvernement de Saint-Pétersbourg multipliait les en\prunts 

TOME cxxxv. — 1896. 4 



50 REVUE DES DEUX MONDES. 

A quoi bon du reste scruter les mobiles? l'important, ici, c'est 
le résultat. Grands ou petits, juifs ou chrétiens, dès qu'il y a des 
millions à récolter, les banquiers ne se tiennent pas longtemps à 
l'écart. Les peuples, le peuple français du moins (nous l'avons 
montré à nos amis de Russie), font encore parfois de la finance 
sentimentale : les banquiers n'en font pas. Us se contentent de 
faire des affaires, et leur coffre-fort ne distingue point entre cir- 
concis et baptisés. Si le souci de la solidarité religieuse devait 
dominer la Bourse et diriger les opérations de banque, les ban- 
quiers protestans ou catholiques, pour qui connaît les lois reh- 
gieuses de la Russie (4), n'auraient eu guère moins de raisons 
d'abstention que leurs confrères Israélites. Mais, protestans ou 
catholiques, nos banquiers français n'ont, pas plus que les juifs, 
refusé la becquée d'or à l'aigle héritée de Byzance, sans écouter 
la plainte lointaine des pasteurs ou des curés qu'elle tient en ses 
serres orthodoxes. Et pourquoi les financiers Israélites n'auraient- 
ils pas fait comme les fils des croisés, ou comme les fils de la 
Révolution qui mettaient naguère leur fierté à crier : « Vive la 
Pologne! » sur le passage de l'autocrate russe? Serait-ce parce 
qu'il y avait des roubles à gagner? 

J'ai moi-même entendu, durant les dernières années, plus 
d'un Israélite étranger regretter la mollesse avec laquelle les 
grands banquiers de l'Occident avaient défendu leurs frères de 
Russie. La solidarité tant célébrée d'Israël s'est, pour cette fois 
au moins, trouvée en défaut. Si les juifs du sordide ghetto 
lithuaiio-ukrainien avaient mis leurs espérances dans une inter- 
vention de leurs opulens coreligionnaires de l'Ouest, cette con- 
fiance a ét('! déçue; et si elle a été déçue, c'est, manifestement, 
pour une double raison : c'est que les juifs se tiennent de moins 
près que le prétendent leurs ennemis, et que la haute banque 
Israélite est loin de se sentir la puissance que lui attribue l'ima- 
gination des foules. 

La Synagogue pouvait-elle espérer davantage de ceux qu'un 
fanatisme suranné appelle les princes d'Israël? ou, en attendant 
des banqniors parisiens la libération de leurs frères de Russie, les 
avocats des juifs ne commettaient-ils pas la même méprise que 
les adversaires des juifs, prêtant à la haute banque Israélite des 

plus que ne semblait le comporter l'état du marché. Selon un écrivain catholique, 
le regretté Claudio Jannot, ce l'ut le vrai motif de la conduite des maisons qui avaient 
jusque-là le monopole des émissions russes. Claudio Jannet, la Finance, la Bourse, 
la Spéculation, p. 421; cf., p. .■)85. Selon d'autres, les agens financiers du çrouver- 
ncmenl russe firent espérer aux banquiers d'Occident un adoucissement des rigueurs 
contre leurs coreli-irionnaires do l'Empire. (M. de Cyon, Finances russes.) 
(1) Voyez l Empire des Tsnrs et les Russes, t. IIl" 2« iklilion (1896). 



LE RÈGNE DE l'aR(tENT. 51 

visées qu'elle n'a point, et une toute-puissance qui n'est pas la 
sienne? Quoi qu'en disent les catéchismes antisémites, les ban- 
quiers ne sont pas encore les maîtres souverains du monde; si 
les débris d'Israël doivent être sauvés par l'or, le jour de la ré- 
demption de Juda n'a pas encore lui. « En engageant une guerre 
financière contre la Russie, disait à un de ses coreligionnaires 
un des grands banquiers de l'Occident, nous n'améliorerons pas 
la situation des juifs de là-bas, — et nous perdrons le bénéfice 
des emprunts russes, » Cet homme au sens pratique eût pu 
ajouter que, au lieu de servir la cause des juifs de Russie, une 
intervention de la haute banque en leur faveur eût risqué d'exas- 
pérer contre eux le gouvernement de Pétersbourg et d'aggraver 
les rigueurs des lois impériales. 

Quoi qu'il en soit, les emprunts russes ont donné au monde 
une leçon de choses, que nos folliculaires quotidiens feraient bien 
de retenir. Qu'on prenne les prospectus des dernières émissions 
russes, on trouvera qu'à Londres, à Berlin, à Amsterdam, tout 
comme à Paris, les grands emprunts du tsar antisémite ont été 
offerts au public sous le patronage des maisons juives. Les faits, 
ici, parlent assez d'eux-mêmes, et les pierres de la Bourse crient 
assez haut. Après cela, il est malaisé de nous faire croire à l'as- 
servissement des gouvernemens par la haute banque, ou au règne 
cosmopolite d'Israël par l'empire de la Bourse. 

III 

Autre remarque non moins instructive. La place de Paris et 
la place de Berlin, qui passent, toutes deux, pour être inféodées 
aux grandes maisons Israélites, ont souvent eu, vis-à-vis de la 
Russie, une attitude toute ditférente. Tandis que Paris favorisait les 
émissions russes, Berlin qui, la veille encore, avait le monopole des 
emprunts de la Russie, déclarait la guerre au rouble et au papier 
russe. Berlin ne cessait de vendre, pendant que Paris ne se lassait 
pas d'acheter. Or, d'où venait le signal de ces campagnes berli- 
noises contre le crédit de l'empire slave? Il ne venait pas de la 
banque israélite; il venait du gouvernement prussien et de la 
presse officieuse. L'initiative en a été prise, plus d'une fois, par 
M. de Bismarck en personne; c'est le Chancelier de Fer et non la 
haute banque juive qui a tenté de prendre la Russie par la Bourse, 
en jetant toutes ses valeurs sur le marché et en lui fermant les 
places de l'Occident. Si, depuis la chute de Bismarck, sous l'em- 
pereur Guillaume II, Berlin a changé de tactique vis-à-vis de 
ses voisins de l'Est, le signal en a encore été donné par le gou- 



S2 REVUE DES DEUX MONDES. 

veriiement. C'est sur Tordre même de l'empereur, toujours dési- 
reux de ménager le tsar, que la banque impériale a rouvert ses 
guichets au papier russe (1). 

Ainsi, jusque dans les affaires financières, il n'est pas vrai que 
les gouvernemens et les marchés eux-mêmes n'obéissent qu'aux 
injonctions ou aux caprices de banquiers cosmopolites. Tout au 
rebours, on voit, ici, éclater l'erreur de ceux qui dépeignent la 
haute banque européenne comme une sorte de franc-maçonnerie 
toujours unie etacrissant partout, d'accord, selon les ordres occultes 
de ses grands maîtres. Cette unité d'efforts et d'action, cette 
apparente solidarité de la « bancocratie », on la trouverait bien 
d'autres fois en défaut, car la prétendue Internationale de l'or est 
souvent divisée contre elle-même. A en croire le témoignage des 
faits, qui seuls ne mentent point, cette haute banque, taxée de 
cosmopolitisme, cède parfois à des entraînemens politiques et à 
des préjugés nationaux. Quand elle ne se laisse pas guider uni- 
quement par des considérations d'affaires, ce n'est pas à des 
préoccupations religieuses qu'elle obéit. Son soi-disant cosmo- 
politisme ne l'empêche pas, au besoin, de se prêter aux vues des 
gouvernemens et aux engouemens des peuples; il ne lui interdit 
pas de se montrer nationale, de seconder, à l'occasion, le vœu 
du pouvoir ou le sentiment public. Ainsi s'explique comment, 
depuis vingt ans, la Bourse de Paris et la Bourse de Berlin ont 
suivi, si souvent, des chemins opposés, bataillant entre elles à 
coups de crayon, engageant autour des fonds russes une lutte dont, 
grâce à notre épargne, Paris et le rouble sont sortis victorieux. 

Et cela est naturel, tout sentiment de patriotisme même mis 
de côté, n'en déplaise aux adorateurs de la richesse ou aux 
détracteurs systématiques de la finance. Ils ont beau exalter, à 
l'envi, l'autorité de la haute banque et magnifier le pouvoir des 
financiers; pour grande qu'ils supposent la puissance de l'or, elle 
ne se suffit pas à elle-même. Il n'en est pas d'elle comme de l'épée 
ou du sabre qui s'appuie sur sa propre force. Elle ne peut se 
maintenir ou s'accroître qu'en faisant des affaires. Or, on ne 
saurait faire de grandes affaires en se tenant à l'écart des grands 
courans de l'opinion, ou en se mettant en hostilité avec les pou- 
voirs du jour. Qu'on remonte l'histoire du siècle, on trouve que, 
au lieu de conduire les grands mouvemens politiques contempo- 
rains, au lieu de donner une impulsion directrice aux événe- 
mens, la haute banque n'a guère fait que profiter des événe- 
mens et apporter son concours aux grandes forces, aux grandes 

(1) On se rappelle que la Banque impériale d'Allemagne a, touv à tour, refusé 
et admis les valeurs russes à l'escompte. 



LE RÈGNE DE l'aRGENT. 53 

puissances du siècle. C'est ainsi qu'elle a grandi et c'est ainsi 
qu'elle a été un des instrumens de la transformation économique 
du monde moderne. Mener les événemens, ouvrir aux peuples 
des voies nouvelles, imposer une direction aux sociétés humaines, 
se faire le guide des nations, les conduire vers un but spirituel, 
vers une Jérusalem terrestre ou céleste, vers une Terre Promise 
politique ou religieuse, c'est là une ambition que peut avoir le tri- 
bun, le prêtre, l'apôtre, l'écrivain, le plus humble des hommes qui 
tiennent une plume ou qui parlent aux foules. L'ambition des 
hommes d'argent ne se hausse pas si haut; ce n'est pas là le genre 
de royauté qu'ils convoitent ou qu ils exercent. Leur royaume 
n'est pas celui de l'esprit. Ici encore, à regarder l'action sur les 
hommes et sur l'histoire, j'oserai dire de ceux qui ont choisi 
la richesse, qu'ils n'ont pas pris la meilleure part. Quoi qu'en ait 
une époque matérialiste jusquen ses révoltes contre la prépo- 
tence de l'argent, le sceptre de la Bourse n'est pas le sceptre du 
monde. L'or, aussi, a ses servitudes, et le seul libre des hommes 
est celui qui sait s'en passer. Les afîaires sont une chaîne pour 
ceux mêmes qu'elles font grands et puissans. Riche ou pauvre, 
pour être indépendant, il faut être désintéressé. Un penseur, un 
écrivain, un homme de peu de besoins, sans autre souci que celui 
de la vérité, sans autre force que sa raison, sans autre autorité 
que sa droiture, ne craindra pas d'entrer en lutte avec les puis- 
sances régnantes, princes ou peuples. De pareilles audaces ne 
conviennent pas aux hommes d'afîaires, aux hommes d'argent, aux 
rois de l'or, à tous ceux qui ont à prendre l'avis de leur coffre- 
fort; — car les conseils du coffre -fort sont, d'habitude, des 
conseils de complaisance. 

Si les banquiers ont des relations avec les pouvoirs publics, 
ce sont des relations d'afîaires, ou en vue des affaires; et ils ont 
trop à gagner ou, ce qui revient au même, ils ont trop à 
perdre, avec les pouvoirs publics, pour s'amuser à les froisser 
sans profit. Prenez l'histoire; presque partout, le premier souci 
des financiers est d'être bien en cour. S'il est vrai que les gou- 
vernemens ont parfois besoin des banquiers, il est également 
vrai que les banquiers ont souvent besoin des gouvernemens, 
qu'ils ont du moins tout intérêt à ne pas se brouiller avec 
les gouvernemens. Ils le savent, et, juifs ou chrétiens, ils 
s'appliquent, en chaque Etat, à se maintenir en bonnes relations 
avec le pouvoir. Ils sont heureux, à l'occasion, de lui rendre 
de petits services. On va répétant, autour de nous, que les gou- 
vernemens sont les serviteurs, les valets de la haute banque. 
On pourrait, aussi souvent et sans plus d'injustice, dire, tout au re- 



54 REVUE DES DEUX MONDES. 

bours, que les banquiers sont les serviteurs et les complaisans des 
gouvernemens. 

Certains hommes d'État, et noir des moindres, ont eu à leur 
service un banquier, attaché en quelque sorte à leur personne, 
comme autrefois les princes, les souverains avaient chacun leur 
juif, leur ho fj/f de. M. de Bismarck, qui ne négligeait aucun moyen 
d'influence, avait ainsi, pour les grandes affaires de l'Etat, son 
banquier attitré, un israélite berlinois, M. de Bleichrœder, mort en 
1893. Le chancelier prenait l'avis du banquier, chaque fois qu'il 
avait besoin d'un spécialiste. Il l'avait appelé à Versailles, en 1871, 
comme conseiller financier (1). On dit, — nous ne nous en por- 
tons pas garans, — que c'est Bleichrœder qui fut chargé d'évaluer 
les forces contributives de la France pour fixer le chiff're de l'in- 
demnité de guerre. Certains parmi les vainqueurs parlaient de 
dix milliards de francs. Bleichrœder estima que les capacités du 
vaincu et les possibilités du marché financier ne dépassaient pas 
cinq milliards. 

Cinq milliards ! c'était trop peu au gré de plus d'un Allemand ; 
on l'a depuis reproché à Bleichrœder; je ne sais même si quelque 
antisémite de là-bas n'aura pas dit qu'il avait été acheté par l'or 
français. Cinq milliards! c'était trop ménager la France, alors 
qu'il eût fallu l'écraser sous le fardeau. La vérité, c'est que le ban- 
quier berlinois avait trouvé le point limite du possible. Faut-il, 
pour cela, rendre la haute banque et les juifs responsables de 
l'énormité de la rançon imposée à la France? Irons-nous regar- 
der cette cynique exploitation de la noble vaincue comme une 
innovation capitaliste, ou encore comme une invention judaïque? 
Accuserons-nous la haute banque d'avoir avili la guerre et pro- 
fané la victoire? Etait-ce donc la première fois, dans l'histoire de 
l'Europe, qu'un roi chrétien ou un peuple de souche « aryenne » 
dégradait son épée ou déshonorait ses lauriers par sa rapacité ? 
Navions-nous pas, hélas I nous-mêmes, Français, au temps de la 
Bévolution et du premier Empire, en Belgique, en Hollande, en 
Allemagne, en Italie, battu monnaie avec nos victoires, et fait de 
la guerre la pourvoyeuse du Trésor et la nourrice de l'État (2)? 
Bleichraider,en 1871, s'était conduit en sujet prussien, sans mon- 
trer contre nous plus de haine ou plus de cupidité que ses com- 
patriotes chrétiens. Gomme ses pareils, en semblable occurrence, 

(1) M. Thiers avait également ses conseillers financiers, ses agens juifs ou chrétiens, 
M. Joubert, par exemple, mort en 189i). On pourrait presque dire qu'il eut, lui aussi, 
son Hofjude, M. de H..., israélite baptisé, d'origine autrichienne, qui participa aux 
négociations financières de la paix de Francfort. 

(2) On sait que cette pratique fut érigée en système par le Comité de Salut pu- 
blic et par le Directoire. 



LE RÈGNE DE l'aRGENT. 55 

le banquier berlinois n'était qu'un instrument de son roi, ou un 
agent docile de son gouvernement. 

M. de Bismarck, tout bon chrétien qu'il fût, appréciait ce ban- 
quier juif ; il ne dédaignait même pas, à l'occasion , de lui témoigner 
de l'amitié. Bleichrœder en profitait pour défendre ses coreligion- 
naires, auprès du fondateur de l'unité allemande, contre le peu 
évangélique pasteur Stœcker, — et dans cette lutte d'influence, le 
Hofjude l'emporta sur le Hofprediger. On affirme que pour s'as- 
surer les bonnes grâces du ministre contre le pasteur antisémite, 
le banquier Bleichrœder avait soin de verser, au plus chaud des 
batailles électorales, un fort lot de marks dans la caisse des 
amis du gouvernement. Le prince de Bismarck a-t-il vraiment 
utilisé, contre ses adversaires de l'opposition, la générosité inté- 
ressée de Bleichrœder, je ne sais; en tout cas, l'Allemagne n'est 
pas le seul pays oîi le coffre-fort des banquiers ait été mis à con- 
tribution, par le pouvoir, pour ses campagnes électorales. De cette 
sorte d'intimité de Bismarck avec un banquier Israélite et de cet 
échange de services entre les deux amis, irons-nous conclure que 
le chancelier de fer était vendu à la haute banque, et que la po- 
litique impériale était au service de la finance juive? Du ministre 
et du banquier, n'en déplaise aux antisémites de France et d'Alle- 
magne, il est aisé de distinguer lequel était l'instrument; pour 
sûr ce n'était pas Bismarck. Et, monarchie ou république, il en 
sera ainsi de tous les Etats où le pouvoir sera confié à des mains 
fortes et probes. Empire ou démocratie, pour que les rôles se 
renversent, il faut, au gouvernement, des mains faibles ou des 
consciences vénales. 

IV 

Cela ne veut pas dire que, en certains pays, les hommes d'Etat, 
les ministres, les princes du sang eux-mêmes ne subissent, parfois 
plus que de raison, Tascendant prestigieux des grandes fortunes. 
Sur ce point, les Altesses royales ou impériales ressemblent, trop 
fréquemment, aux élus de nos démocraties; elles ont parfois, 
pour les parvenus de la finance, des égards qu'il est permis de 
trouver excessifs. Est-ce, uniquement, que l'ornimbe aujourd'hui 
les fronts d'une auréole qui éblouit tous les yeux? Non, cela ne 
serait pas nouveau; ce qui l'est davantage, c'est que les vicissi- 
tudes des révolutions et les transformations économiques con- 
traignent princes et souverains à compter, plus que par le passé, 
avec ce triste argent. 

L'abaissement graduel des fortunes anciennes, la médiocrité 



56 REVUE DES DEUX MONDES. 

OU l'instabilité des nouvelles font que, sur les marches des trônes, 
jusque parmi les frères ou les fils des rois, chacun se demande 
s'il n'aura pas. quelque jour, besoin de l'amitié, besoin de la main 
d'un banquier. Altesses et Majestés ont des soucis qu'elles ne 
connaissaient guère autrefois. Quand Louis XIV, à Marly, faisait 
des politesses à Samuel Bernard, Louis XIV ne songeait qu'au 
bien de l'État. Aujourd'hui, s'il a des prévenances pour les fman- 
ciers,s'il leur fait l'honneur d'assister à leurs chasses ou à leurs 
fêtes, un prince songe moins à l'Etat qu'à lui-même et à sa 
famille. 

Les dynasties séculaires et les têtes couronnées ne se sentent 
pas toujours sûres du lendemain ; les souverains les plus puissans, 
en visitant les châteaux de leurs aïeux, se demandent, tout bas, 
ce qui restera à leurs enfans de tant de palais bâtis parleurs pères. 
La liste civile peut venir à manquer; puis, la liste civile est 
maigre, et, pour les cadets du moins, il n'est pas toujours aisé, 
aux princes les plus populaires, d'obtenir de l'avare parci- 
monie des Chambres une dotation convenable. Rois, empereurs, 
grands-ducs, plus ou moins embourgeoisés, font presque tous, 
aujourd'hui, comme de simples particuliers, des économies qu'ils 
n'ont garde de placer entièrement en terres ou en rentes natio- 
nales ; — terres et rentes rapportent peu, terres et rentes se con- 
fisquent. Ils ont, presque tous, leur pécule secret, leur trésor privé 
qu'ils font valoir de leur mieux, s'appliquant à le grossir, le 
confiant volontiers aux banquiers en renom, cherchant, pour ce 
précieux dépôt, les cofïres-forts les plus solides ou les mains les 
plus habiles. Un grand banquier sait, à l'occasion, rendre des ser- 
vices, donner des avis que, faute d'autre monnaie, on lui paye en 
frais d'amabilité, en décorations, en titres. De là les égards té- 
moignés par tant de princes aux financiers que leurs ancêtres, 
plus libres, faisaient passer en chambre ardente, quand ils ne 
les expédiaient pas à Montfaucon. 

Voilà pour les plus sages, pour les meilleurs, les bons pères 
de famille; quant aux autres, les dissipateurs, les prodigues, ils 
ont leurs raisons, à eux, de faire bonne mine aux potentats de la 
Bourse. Les princes, les jeunes, — et souvent les vieux aussi, — 
aiment à s'amuser. Ils ont la passion des plaisirs, permis et dé- 
fendus. La llalterie des courtisans, la vanité des hommes et des 
femmes du monde ont beau leur offrir mainte distraction gra- 
tuite, ils ne peuvent toujours s'amuser sans bourse délier. Aux 
grandes dames, ils ont souvent le mauvais goût de préférer les 
princesses de la rampe; ce qu'ils goûtent le plus du théâtre, ce 
sont souvent les coulisses; ils aiment le jeu, ils ralTolent des 
courses, et leur jeu et leurs paris doivent être à la hauteur de 



LE RÈGIS'E DE l' ARGENT. 57 

leur rang, tandis que le malheur des temps et la lésinerie bour- 
geoise de l'Etat moderne ne leur fournissent pas de ressources 
au niveau de leur dignité et de leurs appétits. Comme de vulgaires 
fils de famille, ils font des dettes que, tout princes qu ils sont, il 
leur faut solder; ils tombent dans les grilles des usuriers, et ils ont 
le bon cœur de savoir gré à qui les aide à s'en tirer. Pauvres 
princes, victimes des temps nouveaux et des préjugés anciens! ils 
n'ont même pas, comme d'autres, la ressource suprême de se re- 
faire par un mariage avec quelque héritière juive ou yankee. 
La dureté des temps les contraint, souvent, au grand dommage 
du prestige monarchique, à frayer, amicalement, avec les rois de 
la Bourse, sans qu'ils sachent toujours si la main qu'ils daignent 
serrer est nette de l'argent d'autrui. A plus d'un, hélas! l'amitié 
d'un banquier semble un bienfait des dieux. 

Les hnanciers, de leur côté, avec leur appétit habituel de 
titres, de rubans, de distinctions mondaines, avec leur passion 
de se pousser dans les salons et de se faufiler dans les clubs, sont 
heureux de rendre de petits services à une Altesse; c'est un pla- 
cement pour leur vanité. Faire asseoir à sa table, ou montrer dans 
son fumoir, un prince héritier, voire un cadet de famille souve- 
raine, le faire tirer dans son parc, ou le promener dans son mail, 
cela vous pose un homme et dédommage de bien des médisances. 
De là, l'étrange familiarité de certains parvenus de la Bourse avec 
les représentans des plus vieilles dynasties. 

On dirait deux royautés, d'origine et de titres difFérens, qui 
se témoignent des égards réciproques, comme si les héritiers des 
majestés anciennes fondées par l'épée et par le sacre, ayant 
conscience de leur déclin, offraient de partager l'empire avec 
l'or, le souverain nouveau, qui menace d'usurper tous les droits. 
Mais non, cela, en vérité, ne serait pas juste. Jusqu'en ces accoin- 
tances, parfois choquantes, l'or reçoit moins d'hommages qu'il n'en 
rend. Il n'a garde d'ailecter la primauté ou l'égalité, et dans la 
plus éblouissante des fêtes où il semble triompher, il montre, lui- 
même, par son attitude vis-à-vis des pâles héritiers des gloires du 
passé, qu'il y a encore, dans notre société, des grandeurs d'opinion, 
des puissances de prestige que l'on a le préjugé de placer au- 
dessus de la richesse. N'importe, qu'on en pense ce qu'on voudra, 
les fréquentations des princes et des financiers peuvent être de 
mauvais exemple; ce n'est pas qu'elles mettent l'État en péril; 
elles ne tirent guère à conséquence pour la politique. Les petites 
Altesses, aujourd'hui, même en pays monarchique, ont d'habitude 
peu d'influence sur la politique. S'il y a un mal à de pareils rap- 
prochemens, c'est que nombre de mondains et de mondaines de 
toute qualité s'autorisent des leçons d'en haut pour faire leur cour 



58 REVUE DES DEUX MONDES. 

aux grands seigneurs de la Bourse. C'est comme un entraînement 
d'adulation; ceux mêmes qui y résistent le font souvent par dépit, 
par jalousie, par rancune, par un sot amour-propre, plutôt que 
par vertu et par dignité vraie. 

Le mal, ici, est plutôt social que politique. Les hommages in- 
téressés, rendus de mauvaise grâce aux hommes d'argent, ne font 
pas le pouvoir des financiers; ils en sont le signe et non la cause, 
ils le montrent aux yeux et ne le créent pas. Les salons, avec leur 
esprit étroit et routinier, le monde, avec ses orgueilleuses incon- 
séquences et ses préjugés exclusifs, est peut-être encore ce qui se 
défend le moins mal contre l'idolâtrie de l'argent. Les république s, 
en tout cas, les démocraties, où les rapports mondains ont peu 
d'influence dans l'Etat, n'ont sous ce rapport rien à reprocher 
aux monarchies les moins scrupuleuses. Pour surannée que soit 
l'étiquette des cours, c'est presque l'unique barrière qui ne 
s'abaisse pas, d'elle-même, devant les millions de la Bourse. 

V 

Que l'argent et les hommes d'argent aient leur part d'influence 
dans la chose publique, nous y contredirons d'autant moins 
que nous sommes de ceux qui n'en prennent pas volontiers leur 
parti. Il en sera ainsi, hélas! tant que les avenues du pouvoir seront 
gardées par des hommes corrompus et des âmes basses, tant que 
la politique sera considérée comme un moyen de faire fortune, 
tant que se rencontreront ces trois choses : des gouvernemens 
prodigues, des députés besogneux et une presse vénale. 

Car, nous ne nous lasserons pas de le répéter, s'il est des Etats 
où l'argent vient à dominer la politique et à gouverner la vie pu- 
blique, la faute en incombe, avant tout, à ces politiciens et à ces 
journalistes qui vendent, également, leur parole et leur silence. 
Mais, pour grande que soit, dans nos démocraties, cette influence 
de l'argent, l'imagination hypocrite des pamphlétaires et l'en- 
vieuse crédulité des badauds l'ont démesurément grossie. On a 
voulu faire de la Bourse l'arbitre de la paix et de la guerre. On 
a enseigné aux foules à regarder l'argent comme le grand ressort 
de la politique moderne et le moteur secret de toute l'histoire 
contemporaine. Mais, en vérité, quand ce ne serait pas là calom- 
nier notre temps, c'est là une vue enfantine qu'il faut laisser aux 
petits esprits qui n'aperçoivent de l'histoire que les petits côtés. 
11 y a eu, sous tous les régimes, « des chroniqueurs »,des libel- 
listes prompts à expliquer les destinées des empires par les mys- 
tères de l'alcôve et du cotîre-fort. On nous représente la haute 
banque, les grandes maisons Israélites, notamment, érigées en une 



LE RÈGNE DE l'aRGENT. 59 

sorte de syndicat international, comme une façon de directoire 
occulte, qui tient dans ses mains le sort des nations. De notre 
Europe contemporaine aux passions nationales si ardentes, aux 
compétitions politiques si violentes, aux luttes de classes si vi- 
vaces, on a fait je ne sais quel inerte théâtre d'ignobles pupazzi 
dont les grands acteurs, rois, ministres, chefs de partis ne sont 
que de viles marionnettes, aux mains de banquiers avides, qui les 
font parler, mouvoir et taper, à leur gré. 

Voici, par exemple, un des grands mouvemens de notre temps, 
celui peut-être qui a le plus d'importance pour l'avenir de la 
planète, le mouvement d'expansion coloniale qui entraîne, à la 
fois, tous les peuples de l'Europe vers les terres neuves et les 
contrées inexplorées. Il est des esprits assez bornés et des âmes 
assez basses pour n'apercevoir, dans ce grand effort du vieux 
monde qui doit renouveler la face de la terre, que louches ma- 
nœuvres de banquiers et conspirations de spéculateurs. Si la 
France est allée à Tunis, au Tonkin, au Soudan, au Congo, 
à Madagascar, c'est, à en croire des gens qui osent se dire Fran- 
çais entre les Français, que nos marins et nos soldats allaient ré- 
cupérer des créances douteuses, ou élargir jusqu'aux antipodes 
le champ de l'agiotage. Les Garnier, les Flatters, les Crampel, 
pour ne parler que des morts, n'auraient été que les émissaires 
inconsciens ou les pionniers ingénus des gens de Bourse. Certes, 
derrière ces entreprises exotiques, il s'est caché parfois de hon- 
teuses spéculations, de suspectes combinaisons d'argent, de 
répugnans trafics d'influence ; mais ces vils marchés, conclus par 
des politiciens dans l'ombre des couloirs de la Chambre ou dans 
le silence du cabinet des ministres, ont été, d'habitude, la suite 
et non la cause de nos expéditions coloniales. 

Il y a, en Afrique, un pays où la France avait des intérêts 
financiers — et où la France n'a pas osé débarquer ses marins, 
peut-être, justement, par peur des pamphlétaires du radicalisme, 
de crainte de paraître servir les intérêts des capitalistes et des 
maisons de banque. Ce pays, c'est l'Egypte, et l'on sait si la France 
doit se féliciter de son abstention. Qu'on se donne la peine de 
relire l'histoire des trois derniers siècles, qu'on ouvre seulement 
les pompeux récits de l'abbé Raynal sur les conquêtes des Euro- 
péens dans les deux Indes, jamais peut-être, en réalité, l'or et les 
hommes d'argent, la cupidité, les intérêts mercantiles, même sous 
leur forme la plus légitime, n'ont eu moins de part que de nos 
jours à l'œuvre de la colonisation. 

Des mythiques nautoniers d'Argo aux barques des vikings 
Scandinaves et aux caravelles des conquistadores castillans, l'or 
a été, durant des siècles, l'aimant qui attirait au delà des mers 



60 REVUE DES DEUX MONDES. 

la proue des vaisseaux de l'Europe. Ce n'est plus ce qui pousse 
nos explorateurs, nos Français du moins, dans l'épaisseur de la 
forêt vierge ou à travers le désert nu. Ils ont beau couvrir leur 
hautes ambitions du vulgaire manteau des intérêts mercantiles , 
ce qui, en France, anime les plus ardens promoteurs de cette 
fièvre de colonisation, c'est une sorte d'idéalisme patriotique, 
l'obsédant désir de laisser dans le monde une plus grande France. 
En réalité, nous sommes allés aux pays d'outre-mer, comme à 
une sorte de croisade, selon l'esprit de notre race, avec nos vieux 
instincts chevaleresques, pour la gloire du nom français et pour 
l'extension de la civilisation chrétienne. Nous y avons fait, si l'on 
veut, ce que nos rivaux anglais affectent de railler chez nous, 
de la politique sentimentale, — ce qui ne veut pas dire que nous 
n'y trouverons point, par surcroît, profit avec puissance. — Je 
ne vois pas, en tout cas, que la haute banque ait témoigné à nos 
expéditions coloniales un intérêt bien vif. Plût au ciel qu'elle 
daignât jeter les yeux sur ces Frances lointaines ! car tous les 
soupçons qu'on cherche à susciter contre les Français assez hardis 
pour y porter leur argent ne peuvent avoir qu'un résultat, éloi- 
gner de nos colonies les capitaux dont elles ont tant besoin, et par 
suite rapetisser la France dans le monde. 

Est-ce, seulement, notre œuvre d'expansion coloniale et nos 
expéditions d'outre-mer que les historiographes des scandales 
financiers prétendent expliquer par des tripotages d'argent? Nul- 
lement; on a appliqué les mêmes procédés à toute l'histoire con- 
temporaine. La grande guerre de 1870, la guerre néfaste dont la 
France et l'Europe portent encore les traces saignantes, on a osé 
en faire une spéculation de Bourse. On a montré la France et 
l'Allemagne précipitées l'une sur l'autre par l'avidité des ban- 
quiers, des banquiers juifs naturellement, jaloux de faire leur 
moisson de francs et de thalers dans le sang des deux peuples. 
Comme si, entre la Prusse de Guillaume I"'' et la France de Napo- 
léon III, il n'y avait pas autre chose que des spéculations sur les 
fonds publics ou des combinaisons d'agioteurs! Pour un peu, on 
découvrirait que ce n'est pas M. de Bismarck, à la joie de ses com- 
pères Moltkc et de Boon, mais bien un spéculateur juif, au sortir 
de la Bourse, qui, après la rencontre d'Ems, a lancé sur l'Europe 
la fallacieuse dépêche d'où est sortie la déclaration de guerre. 

Et à en croire les mêmes annalistes, si en 1875, si, quelques 
années plus tard, lors de l'affaire Schnaibelé, la France et l'Europe 
se sont éveillées tout à coup au bord de la guerre, c'est que la 
haute banque avait besoin d'une guerre. Nous sommes prévenus : 
si jamais le continent voit éclater le redoutable confiit pour lequel 
tous se préparent et que nul n'ose déchaîner sur le monde, ce 



LE RÈGISE DE l'aRGEiNT. 61 

sera par une machination de Bourse, sur un décret de la rue 
Laffitte. 

VI 

En vérité, il n'y a pas lieu pour nous d'être fiers d'appartenir 
à un pays où de pareilles billevesées trouvent créance. Faut-il le 
rappeler? Ni la guerre n'est déclarée, ni la paix n'est signée dans 
le cabinet des banquiers, par les fondés de pouvoir de la finance 
cosmopolite. La vérité, c'est que les hommes d'affaires cherchent 
à tirer parti de la guerre, comme de la paix, et que la guerre, aussi 
bien que la paix, ayant besoin d'argent, les financiers peuvent 
trouver leur compte à lune comme à l'autre. On a dit que la 
guerre exigeant de gros emprunts et faisant monter le prix de 
l'argent, les préférences des marchands d'argent devaient être pour 
la guerre. Les lourdes armées qui foulent les peuples seraient, 
pour les banquiers, comme le sombre laboureur qui herse le sol 
où semer dans le sang la moisson des écus. Par suite, tout comme 
l'ancienne féodalité bardée de fer, la nouvelle « féodalité finan- 
cière » aurait des instincts belliqueux, — non, certes, pour rompre 
une lance ou pour conquérir la gloire, — mais pour « gaigner », 
comme disaient déjà les Normands, pour équiper les armées et 
conclure des marchés, pour émettre de gros emprunts, pour ra- 
cheter à vil prix les valeurs dépréciées et faire main basse à la fois 
sur la fortune publique et sur la fortune privée. Pareils à leurs 
congénères de l'Est en sordides caftans qui suivent l'arrière-garde 
des armées, allant sur le champ de bataille détrousser les morts ou 
les blessés pour trafiquer de leurs défroques, on nous a montré les 
grands banquiers de l'Occident assiégeant de leurs offres les gou- 
vernemens en lutte, pour s'enrichir de la dépouille des peuples. La 
guerre serait l'architecte des grandes fortunes, aussi bien que des 
grands empires. Soit; mais comment oublier que ce xix® siècle 
finissant, qu'on nous représente comme inféodé, depuis la Restau- 
ration, à la haute banque cosmopolite, a été, somme toute, entre 
les siècles et les siècles, le plus pacifique de l'histoire? N'est-ce 
donc plus de la chute de Napoléon qu'on se plaît à faire dater 
l'ère de la prépondérance de la haute banque? Et de fait, pour 
prendre la plus célèbre maison du continent, si la haute fortune 
des Rothschild a été ébauchée durant les dernières guerres du 
premier Empire, c'est durant la longue période de paix, de 1815 
à 1854 et à 1859, que la célèbre dynastie financière a établi sa 
suprématie sur les marchés de l'Europe. 

Faut-il peser, ici, les chances de fortune qu'offrent la guerre 
et la paix? La guerre, assurément, apporte aux banquiers et aux 



62 REVUE DES DEUX MONDES. 

capitalistes, avec plus de risques de ruine, plus d'occasions de 
gain. Il en est, si l'on veut, des financiers comme des officiers : 
la guerre fait avancer ceux qu'elle ne tue pas. La guerre est une 
grande destructrice de capitaux ; — cela seul en ferait un des fléaux 
de l'humanité; — par là même, la guerre relève la valeur et le 
revenu des capitaux qu'elle ne consomme pas. Si elle ébranle, si 
elle renverse beaucoup de fortunes, elle en édifie quelques-unes. 
Elle se prête à la spéculation ; elle a une fièvre d'action et de mou- 
vement qui, en affaires comme en tout, fait des mois ou des 
semaines des années; elle ouvre aux esprits hardis et aux mains 
habiles des perspectives vastes et rapides. C'est, par excellence, 
et en toutes choses, l'époque des grands coups, comme des grands 
risques. Puis, de tout temps, pour faire la guerre comme pour 
conclure la paix et réparer les maux de la guerre, il a fallu des 
avances de capitaux, des prêts effectués par les banques, ou par 
l'internK'diaire des banques. Déjà, au moyen âge, il se trouvait 
des bailleurs de fonds, des prêteurs, juifs ou lombards, pour 
avancer aux princes les premiers frais de leurs expéditions. C'est 
ainsi un juif anglo-français, si j'ai bonne mémoire, qui fournit à 
Henri II Plantagenet les fonds pour la conquête de l'Irlande, ve- 
nant par là en aide aux papes qui avaient octroyé la verte Erin 
aux Anglo-Normands. Ce n'est pas que les juifs eussent le mono- 
pole de ce genre d'opération. Alors, tout comme aujourd'hui, 
les chrétiens ne s'en faisaient pas plus de scrupule. Florence se 
souvient encore des Bardi et des Peruzzi qui prêtèrent au roi 
Edouard III 1500 000 florins d'or pour assaillir la France, — 
1500 000 florins d'or, environ 00 millions de notre monnaie, 
somme énorme pour le temps et dont la riche Angleterre a fait 
banqueroute aux Peruzzi. Dirons-nous, pour cela, que les Flo- 
rentins se plaisaient à mettre les nations aux prises? A cet égard, 
il vaut la peine de le noter, notre siècle corrompu vaut peut-être 
mieux que les lointaines époques réputées chrétiennes. Il n'y a 
plus, aujourd'hui , de banquiers avançant des fonds à un pays 
étranger pour envahir une nation voisine. Les emprunts de guerre 
sont des emprunts nationaux; si la finance cosmopolite inter- 
vient, c'est dans les emprunts de la paix, pour panser les bles- 
sures de la guerre. 

De même, on pourrait soutenir que, si les hommes d'argent, 
si les banquiers ont jamais été les maîtres de la paix et de la 
guerre, ce pouvoir était plus grand autrefois qu'aujourd'hui. Car, 
enfin, au moyen âge, les rois n'avaient pas la ressource des em- 
prunts publics, ils n'avaient pas les facilités du cours forcé et du 
papier-monnaie; h^s hommes d'argent, les juifs, les Lombards, les 
Génois, les Vénitiens, plus lard les Hollandais ou les Anglais, 



LE RÈG^E DE l'aIKIEM". 63 

étaient seuls assez riches pour faire aux belligérans les avances 
nécessaires. Ici, encore, si nous y regardons de près, le pouvoir 
de l'argent est en baisse. Qu'on se rappelle les Croisés obligés 
de se mettre à la solde des Vénitiens pour payer leur dette aux 
concitoyens de Dandolo et la croisade déviant, par la force de 
l'argent, vers Zara et vers Constantinople. Princes ou peuples, 
États ou particuliers, il n'y a plus de prêteurs assez riches pour 
faire faire, à leur profit, la guerre par autrui. Il est passé, pour 
ne plus revenir, le temps où l'on achetait des régimens et où l'on 
commanditait des armées. L'Angleterre, dont ce fut si longtemps 
la tactique, l'Angleterre, avec ses milliards sterling, ne pour- 
rait, elle-même, se payer pareil luxe. Il n'y a plus, sur le marché, 
de condottieri offrant leur épée au plus opulent. Les cantons des 
Alpes ne dressent plus de recrues pour la garde des rois. Les 
petits princes d'Allemagne n'ont plus de régimens à vendre. Les 
armées, comme les guerres, sont devenues nationales; on ne se 
bat plus pour le compte des autres. Les États riches ne sauraient 
plus, à force de subsides, se procurer des auxiliaires, ni enrôler 
des mercenaires. Il faut que chaque peuple, que chaque Etat fasse 
lui-même ses propres guerres, et chaque citoyen est tenu d'y 
prendre part. L'argent est-il toujours le nerf de, la guerre, cela, 
somme toute, semble moins vrai qu'autrefois. Avec la conscrip- 
tion, avec le papier-monnaie, il n'y a pas toujours besoin de 
bonnes finances pour affronter une guerre. Les risques en sont 
plus grands peut-être pour les pays riches; aussi bien, préfèrent- 
ils la paix armée. Ici donc, encore, quoi qu'on en dise, le pouvoir 
de l'argent a diminué; toute la banque cosmopolite, toutes les 
Bourses de l'Europe coalisées ne sauraient lever une armée, ni 
entamer une campagne. 

De même, l'histoire a connu des guerres mercantiles, des 
guerres provoquées par des jalousies de négocians,ou par des 
rivalités de marins. L'antiquité, le moyen âge, les temps mo- 
dernes en fourniraient plus d'un exemple. De nos jours encore, 
le monde civilisé est souvent en proie à des guerres de douanes; 
mais on se contente de se battre à coups de tarifs et de droits 
différentiels. Le relèvement des tarifs ne dégénère plus en chocs 
d'armées. Si exigeantes que soient les passions mercantiles, nos 
protectionnistes les plus déterminés n'iraient point, pour ouvrir, 
ou pour fermer une frontière, jusqu'à Vultima ratio. On ne se per- 
met plus ce procédé qu'avec les peuples barbares. S'il fut des 
époques où les nations se battaient, sans sétonner, pour les inté- 
rêts des capitalistes, c'était au bon vieux temps. Et si jamais, ce 
dont le Ciel nous garde ! l'Europe devait être ramenée à ces con- 
flits armés d'intérêts aux prises, ce serait par les Bourses du 



64 REVUE DES DEUX MONDES. 

commerce, OU par les Bourses du travail, plutôt que par la Bourse 
des valeurs : ce ne serait pas au nom de la féodalité financière, 
mais bien plutôt au nom de la démocratie ouvrière, jalouse, à son 
tour, de garder ou de conquérir des débouchés. 

Un des grands changemens du xix'' siècle dans le gouvernement 
des sociétés humaines, c'est ce que, historiens ou philosophes, 
, les Saint-Simon, les Auguste Comte, les Buckle ont appelé la 
prédominance de l'esprit industriel sur l'esprit militaire. Entre 
les deux, nous nous imaginions, jusqu'ici, qu'il y avait opposi- 
tion; on semblait d'accord pour croire l'esprit industriel hostile à 
la guerre. N'est-ce pas lui, surtout, qui, depuis 1815, a rendu la 
guerre relativement rare? Les « classes capitalistes », comme 
disent les socialistes, passaient, à bon droit, pour essentiellement 
pacifiques; d'aucuns les taxaient volontiers de mollesse ou de 
couardise, leur reprochant leur lâche attachement à la paix. Que 
de fois en a-t-on fait honte aux censitaires de la monarchie 
bourgeoise ! Les hommes d'argent, les financiers feraient-ils ex- 
ception? On ne s'en aperçoit guère à la tenue de la Bourse. Rien 
n'efTraye le marché comme les perspectives belliqueuses. Leur 
opinion sur la guerre et sur la paix, la Bourse et la Coulisse l'ex- 
priment en francs et en centimes. La chute de Napoléon, en 1814, 
est accueillie par 2 francs de hausse; le retour de l'île d'Elbe est 
marqué par 20 francs de baisse. Il y a longtemps qu'on l'a dit: 
« selon qu'ils se montrent belliqueux ou paisibles, les hommes 
d'Etat reçoivent les applaudissemens ou les imprécations des 
hommes d'affaires. » La remarque est de Proudhon, un des plus 
rudes adversaires de la « féodalité financière (1). » Du même 
Proudhon, écrivant sous le second Empire, l'observation que la 
Bourse suppléait au silence des journaux. Seule, la cote, à la 
veille des guerres impériales, osait sonner la cloche d'alarme. On 
a dit que la Bourse était le baromètre de l'Etat; baromètre 
souvent trompeur en politique, mais très sûr et très sensible 
pour la paix et la guerre. Les orages, les tempêtes qu'annoncent 
fidèlement les oscillations de la cote, c'est surtout les perturba- 
tions belliqueuses. Aussi les conquérans ont-ils peu de goût pour 
la Bourse. Napoléon l'avait en exécration : elle seule était sans 
flatterie pour César, elle seule exhalait sa mauvaise humeur à 
chaque nouvelle entrée en campagne. 

Que serait-ce donc aujourd'hui? Des guerres de l'avenir, d'une 
grande guerre européenne notamment, on ne sait qu'une chose : 
c'est qu'elle fiitraînerait, sur tous les marchés, l'efiondrement de 
toutes les valeurs. Capital et revenu se trouveraient compromis 

(1) Proud'hon, Manuel du sprrula/rui- à la lloi/rsr, ]). 20 et suiv. 



LE RÈGNE DE LARGENT. 65 

à la lois. Un nouveau duel de la France et de rAllemagne ! 
Capitalistes et rentiers ne sauraient redouter calamité plus 
ell'royable. S'il se trouvait des " cosmopolites» assez inhumains, 
ou assez égoïstes, pour s'en réjouir, ce serait moins dans les rangs 
de " l'Internationale de l'or » que dans ceux de l'Internationale 
rouge. Que si, dans la haute banque, parmi ces tinanciers traités 
de sans-patrie, il se rencontrait quelque génie assez téméraire, 
quelque Charles XII ou quelque Napoléon de la Bourse, assez 
infatué pour envisager d'un œil sec pareil bouleversement et se 
promettre d'édifier plus haut sa fortune sur la ruine d'autrui, il 
est une chose, aujourd'hui, qui retiendrait les plus audacieux, 
leurs millions eussent-ils assez de poids pour faire pencher la 
balance, — c'est la perspective du service obligatoire universel. Les 
fils de banquiers seraient tenus de porter le mousquet, tout 
comme les fils d'ouvriers. Et s'ils avaient la malchance d'être 
pris de maladie, ces fils de banquiers auraient peut-être plus de 
peine à se faire réformer que le fils du dernier paysan. Les riches, 
sac au dos! telle est la consigne du jour. Que la guerre éclate, 
et en face de l'ennemi, millionnaire ou prolétaire, c'est tout un. 
Et, ici, nous retrouvons de nouveau, quoi <[u'en pensent antisé- 
mites ou anticapitalistes, le pouvoir de l'argent en baisse. Le 
temps où l'on s achetait un homme est passt'; la chair à canon 
n'est plus marchandise tarifée; il faut se battre, il faut se faire 
tuer en personne. Eussiez-vous un milliard, il ne vous est plus 
permis de payer un pauvre diable pour se faire casser la tête à 
votre place. C'était le plus choquant, et c'était en réalité, peut- 
être, le seul privilège des riches. Nos sociétés bourgeoises, tant 
accusées de légiférer pour les riches, l'ont abrogé d'elles- 
mêmes. C'est un grand coup porté à Mammon, — et une raison 
de plus, pour lui, d'aimer la paix. 

Ils se moquent ceux qui osent nous désigner la banque cos- 
mopolite et r» Internationale jaune d comme les arbitres de la 
paix et de la guerre. Si grande qu'on suppose la vertu de l'or, ce 
sont là choses en dehors du cercle de son pouvoir. S'il n'y avait 
que la finance et les millionnaires pour mettre les peuples aux 
prises, l'ère de la paix universelle serait déjà ouverte (1). Laissons 
ces fables. La guerre et la paix ne sont pas dans les mains de la 
haute banque ; autrement, l'Europe ne ressemblerait pas à un camp 
bastionné, et les milliards engloutis, chaque année, par le budget 
des armées se répandraient, librement, à la joie et au profit des 
hommes d'affaires, sur les champs de l'industrie et du commerce. 

(1) De fait, plus d'un banquier d'Europe et d'Amérique s'est montré épris de la 
paix perpétuelle; quelques-uns ont rédigé des projets pour l'établir. Ainsi rfbtam- 
ment Isaac Pereire : la Question relif/ieuse. 

TOME cxxxv. — 1896. 5 



66 REVUE DES DEUX 3I0NDES. 



Vil 



Mais est-ce. seulement, sur la guerre et la paix, sur l'histoire 
politique contemporaine que les annalistes du journal prêtent à 
la finance un empire chimérique? (1 va de soi, pour certains fol- 
licuhiires. que la haute banque étant omnipotente, son ascendant 
s'étend à toutes choses, au monde économique aussi bien qu'au 
monde politique. Pour sembler, à première vue, moins surpre- 
nant, cela nest guère plus vrai. Ici, encore, la passion des uns, la 
crédulité des autres, imputent à la finance des événemens, des 
révolutions qui. loin dètre toujours son fait, dépassent souvent 
ses forces. 

Un exemple. Il est de mode, en certains cercles conservateurs 
ou radicaux (sur ces questions, l'ignorance est égale dans les 
deux camps I, de rejeter sur la haute banque cosmopolih- les 
variations des métaux précieux, spécialement la baisse du métal 
argent. Le triomphe, encore incomplet, de ce qu'on appelle impro- 
prement le monométallisme or est signalé comme le résultat 
d'une conjuration de banquiers. Si le métal blanc baisse par rap- 
port au métal jaune, c'est la faute des banquiers, « la faute aux 
juifs », car pour nombre de bonnes gens, juifs ou banquiers, c'est 
tout un. Les juifs ont accaparé For: après avoir raréfié le métal 
jaune, ils ont fait démonétiser l'argent. 

Telle est la nouvelle théorie des changes qu'une prétendue 
économie sociale chrétienne enseigne aux peuples. On semble 
môme ne plus savoir que. si l'or est entassé quelque part, ce n'est 
pas dans les cofl'res de la haute banque, mais bien dans les caves 
des banques nationales. La banque, dit-on, vit des variations du 
change; elle ne veut plus du quinze et demi universel, de l'ancien 
rapport fixe établi, si longtemps, entre l'or et l'argent; c'est pour 
cela qu'en Autriche, par exemple, la banque juive a fait voter la 
« valuta » dor. Il parait que le monométallisme est, pour cette 
banque juive, un moyen d'asservir le monde. Voilà ce que nous 
débitent, sérieusement, les antisémites, non seulement dans les 
campagnes d'Au triche-Hongrie, mais jusque dans les presbytères 
français. En vérité, on pourrait garder cela pour les paysans du 
Danube ou de la Theiss! 

Il y a, au triomphe de l'or et à la baisse de l'argent, des raisons 
évidentes, matérielles, persistantes, que les économistes ont fait 
ressortir maintes fois. Ce n'est pas la hante banque cosmopolite 
qui, sans démonétiser l'argent, tend à le réduire au rôle de mon- 
naie d'ajtpoint, c'est l'excès même de la production de l'argent. 
La dépréciation de l'argent a pour principe des lois naturelles 



LE UÈGAE DE l'aRKENT. 67 

contre lesquelles toutes les coalitions de banquiers ne sauraient 
prévaloir. La haute banque en est bien innocente. Si le métal blanc 
a contre lui la « banque juive », il a pour lui les syndicats amé- 
ricains, les silvermeii de l'Ouest, les propriétaires des mines du 
Nebraska ou du Colorado, gens à révolutionner les deux mondes 
pour placer leurs lingots et faire monter leurs mines. Car il s'en 
faut que toute la « moderne féodalité financière » soit du côté de 
l'or. Dans cette sorte de guerre civile du royaume de Mammon, 
nombre de Crésus transatlantiques, souvent les plus puissans et les 
moins scrupuleux, défendent les bannières de l'argent. Nos naïfs 
antisémites de France ou d'Autriche en ont-ils conscience, lors- 
qu'ils luttent pour le double étalon, croyant faire pièce aux rois de 
l'or de l'Europe? savent-ils, seulement, qu'ils travaillent pour les 
rois de l'argent, les silver-kings d outre-mer? Et à la différence 
des champions du métal blanc, qui, en combattant pour le dollar 
d'argent, bataillent pour leurs mines, partant pour leur poche, 
la haute banque de l'Europe est, personnellement, désintéressée 
dans la lutte. Est-il vrai que ses préférences sont pour For, c'est 
qu'elle sait, par expérience, les avantages, pour tous, d'une mon- 
naie saine, sound tnoney, comme disent les Anglais. Si, pour 
enrichir les rois de l'argent de l'outre-Mississipi, la France 
avait l'ingénuité de revenir à la libre frappe du métal blanc, elle 
verrait louis et napoléons émigrer chez des peuples mieux avisés, 
pour faire place, dans nos caisses, à des écus dépréciés. Admirable 
incohérence des adversaires de l'or : ils attribuent aux mano'u- 
vres intéressées de la haute banque le triomphe du louis d'or 
sur la pièce de cent sous ; et quelle est la promesse que font les 
ligues bimétallistes aux producteurs des villes et des campagnes? 
c'est que la victorieuse rentrée de l'argent à l'hôtel des Monnaies 
fera hausser les prix; comme si le relèvement des prix ne devait 
pas être à l'avantage de ce que ses adversaires de tout ordre 
appellent « la classe capitaliste. » 

Est-ce tout? Sommes-nous au bout des méfaits imputés à la 
haute banque cosmopolite? Non vraiment, puisque les journaux 
populaires la rendent, chaque jour, responsable de tous les évé- 
nemens de la vie politique ou économique. Un État vient-il à dé- 
créter le cours forcé du papier? c'est sur l'injonction de la 
haute banque et des juifs. Un État veut-il, pour revenir à la cir- 
culation métallique, sortir de la monnaie fiduciaire? c'est encore 
afin de plaire à la haute banque juive. Pour un certain public, 
pour une certaine presse, c'est la haute banque et les juifs qui 
machinent tout, qui conduisenttout, — et naturellement, quoi qu'ils 
fassent, ils ont tort. " 

Autre exemple : un peuple incline-t-il à la liberté commer- 



68 REVUE DES DEUX MONDES. 

ciale. tend-il à réduire les droits sur l'importation, il se trouve des 
gens pour signaler les agissemeus de la haute banque et des 
juifs, toujours prêts à sacrifier les intérêts nationaux. Un gouver- 
nement dénonce-t-il, au contraire, les traités de commerce afin de 
relever les tarifs, des nouvellistes bien informés vous apprendront 
que la féodalité financière et la haute spéculation juive ayant eu 
soin d'accaparer les denrées, elles font relever les barrières de 
la douane pour hausser les prix. De semblables accusations, lan- 
cées parfois à la même heure, au nom d'intérêts opposés, ont 
beau, le plus souvent, s'annuler les unes les autres, il est facile, à 
ces pamphlets quotidiens que sont trop de nos journaux, de 
diriger les rancunes des intérêts lésés, avec les soupçons des foules 
ignorantes, contre cette finance cosmopolite, qu'on leur représente 
comme une puissance omnipotente. 

Xous vivons dans un temps qui fait profession de liberté 
desprit, et qui, à son insu, reste assujetti, en presque toutes 
choses, à la domination d'humilians préjugés. Sur notre siècle 
finissant, émancipé des dogmes divins et des traditions monar- 
chiques, régnent en souveraines les opinions toutes faites, ren- 
forcées, chaque matin, par une presse qui trouve son profit à 
flatter les préventions et les passions du public. Que ce soit notre 
excuse pour nous être arrêté, si longtemps, sur un des préjugés 
les plus répandus et les plus tenaces de nos contemporains. N'en 
déplaise à la foule des naïfs qui, en suivant le troupeau, se félicite 
de sa clairvoyance, la haute banque n'est pas toute-puissante. Si 
bas que semblent tombées les âmes, si avilis que se montrent 
les caraclèi-es, Thistoire, — qui ne se fait pas uniquement avec 
des pamphlets, — saura découvrir autre chose, dans notre épo- 
que troublée, que l'âge de la « bancocratie ». Ce n'est pas r« In- 
ternationale de l'or » qui menace, aujourd'hui, l'indépendance 
des nations modernes et le lil)rc développement des sociétés 
civilisées. 

Le péril est plutôt d'un autre côté. 

Anatole Leroy-Beaulieu. 



LA MUSIQUE 



AU POINT DE VUE SOCIOLOGIOUE 



Sous ce titre : l' Art au point de vue sociologifjiie, un penseur 
et un écrivain dont on ne saurait assez déplorer la perte, Guyau. 
laissa naguère un beau livre, mais un livre incomplet. Un grand 
sujet n'y est traité qu'en partie, et la littérature presque seule y 
est considérée au point de vue annoncé. Ainsi l'ouvrage trahit 
quelque peu son titre et l'attente du lecteur. Ce que fît Guyau pour 
l'art littéraire, la tentation nous est venue de l'essayer pour l'art 
proprement dit, ou plutôt pour un des arts, la musique, et de 
chercher ce qu'il y a de sociologique ou social dans sa nature, 
son histoire et ses effets. Si peu que soit notre étude, c'est au 
jeune maître disparu que nous en empruntons non seulement 
l'idée, mais les élémens. C'est sur son propre fonds, d'après lui et 
selon lui, que nous avons travaillé, sans rien souhaiter que de 
vérifier dans l'ordre particulier de la musique les principes géné- 
raux qu'il a posés. 

I 

« La conception de l'art, a écrit Guyau, la conception de l'art, 
comme toutes les autres, doit faire une part de plus en plus 
importante à la solidarité humaine, à la communication mu- 
tuelle des consciences, à la sympathie tout ensemble physique et 
mentale qui fait que la vie individuelle et la vie collective tendent 
à se fondre. Comme la morale, l'art a pour dernier résultat 
d'enlever l'individu à lui-même et de l'identifier avec tous. » 

Voilà le point de départ et le thème à développer. Une chose 
est certaine : de même que la philosophie et la science créent la 
communauté des idées et la morale celle des volontés, Tart, 
comme la religion à laquelle il ressemble en ceci, l'art établit la 



REVUE DES DEUX MONDES. 



comiiiunauté des sentimens. 11 possède donc un merveilleux pou- 
voir d'unifier, et, pour ainsi dire, de socialiser; car en nous il 
n'est rien d'aussi particulier, d'aussi individuel que la sensibi- 
lité. Par elle encore plus que par l'intelligence nous différons les 
uns des autres : par elle chacun de nous est le plus irréductible 
vt le plus inconciliable. Et parce que nous ne possédons rien 
d'aussi personnel' que notre sensibilité, nous n'estimons rien non 
plus aussi précieux. Elle est nous à ce point, qu'elle nous semble 
quelque chose même de supérieur à nous, et mon amour, dit 
très bien Guyau, « mon amour est plus vivant et plus vrai que 
moi-même. » Aussi est-ce à leur sensibilité que les hommes ont 
coutume de faire les plus grands sacrifices, et jusqu'à celui de la 
vie. C'est de la sensibilité, — je prends le mot dans la plus forte, 
la plus noble acception, — de la sensibilité non moins que de 
l'intelligence, que le martyre est l'héroïque effort. Les raisons des 
grands cœurs sont généralement de celles que la raison ne con- 
naît pas. (Jui meurt pour sa foi ne meurt peut-être pas tant pour 
ce qu'elle contient de croyance et de certitude, que pour ce qu'elle 
renferme d'amour. Mais que parlons-nous de mourir? L'huma- 
nité vit encore plus, j'entends de la vie supérieure, par les senti- 
mens partagés que par les idées communes. Pour quelques 
hommes, et pour tous les hommes, il importe moins de penser 
que de sentir pareillement; savoir les mêmes choses ne suffit 
point : il faut les aimer. La solution du problème social serait dans 
la fraternité non pas des esprits, mais des âmes, et si l'on a jus- 
tement dénoncé la banqueroute de la science, c'est que la science, 
qui nous rassemble tous par l'intelligence, est impuissante à lier 
seulement deux d'entre nous par le cœur. 

Ainsi l'art esi un agent sociologique incomparable, ou compa- 
rable à la seule religion, parce qu'il agit comme elle sur la sen- 
sibilité. Ainsi la beauté peut être, plus que la vérité même, créa- 
trice d'unanimité. On prend la foule et on la conduit par les 
passions encore mieux que par les idées, par l'émotion plutôt que 
par l'évidence. Quelle démonstration mathématique excitera dans 
une assemblée l'enthousiasme que soulève une symphonie ou 
seulement le chant d'une voix humaine? Quel savant fut jamais 
acclamé comme un ténor? Il arrive même que la science emprunte 
à l'esthétique certains mots dont elle aime à se parer. On dira que 
la solution d'un problème est c élégante », et Guyau nous pro- 
pose comme un « beau » spectacle, celui « d'une intelligence sui- 
vant une direction, se proposant un but, faisant effort pour y 
arriver, écartant les obstacles; d'une volonté, et, qui plus est, 
d'une volonté humaine, avec laquelle nous sympathisons, dont 
nous aimons la lutte, les etlorls, le triomphe. Il y a quelque chose 



LA MUSIQUE AU l'OlXi DE VUE SOCIOLOGIQUE. 71 

de passionné et de passionnant dans une suite de raisonnemens 
aboutissant à une vérité découverte, et c'est par ce côté qu'elle 
est esthétique. » 

L'art est donc un fait ou un phénomène essentiellement socio- 
logique, parce qu'il est essentiellement un phénomène ou un fait 
de sensibilité. « L'important, avait coutume de dire une vieille 
et douce gardienne de notre enfance, lïmportant c'est de se perdre 
de vue. » Elle aA^ait raison. Cela est l'important, et en toutes 
choses. C'est le dernier mot de l'esthétique aussi bien que de la 
morale ; c'est la beauté suprême et le suprême bienfait du génie 
autant que de la vertu. Il faut que l'artiste se perde de vue, ou 
plubôt ne se regarde que pour les autres; qu'il se considère 
comme leur appartenant, comme étant créé, et créateur surtout, 
pour leur profit et leur joie. Ainsi se vérifie cette définition de 
l'art donnée par Guyau : « L'extension de la société par le senti- 
ment. » Ainsi l'art devient charité. Ainsi l'ordre du beau con- 
corde avec l'ordre du bien, tel que l'a réglé la loi divine. « Aime 
Dieu de tout ton cœur... Aime ton procham comme toi-même. 
Nul autre commandement n'est plus grand que celui-là. » En se 
proposant de nous faire aimer encore plus que comprendre en- 
semble, l'art établit à sa manière la primauté, sur le précepte même 
de l'esprit, du précepte du sentiment, du précepte de l'amour. 

II 

La musique est le plus sociologique des arts. 

Elle l'est d'abord parce que le son est l'agent social par excel- 
lence. « Les instincts sympathiques et sociaux sont au fond de 
toutes les jouissances de l'oreille. Pour l'être vivant, le plus grand 
charme du son, c'est qu'il est essentiellement expressif. Il lui fait 
partager les joies et surtout les souffrances des autres êtres vi- 
vans... La douleur qui s'exprime par la voix nous émeut en gé- 
néral plus moralement que celle qui s'exprime par les traits du 
visage ou par les gestes (1). » De cette valeur sociale du son, 
la nature et l'art rendent également témoignage. Plus que le 
mouvement et plus que la lumière, le son révèle l'existence et 
l'exprime. Si les sourds sont généralement plus tristes que les 
aveugles, c'est que l'ouïe est encore plus nécessaire que la vue à 
la perception de la vie extérieure. Sous le soleil éclatant le désert 
semble mort parce qu'il est immobile sans doute, mais surtout 
parce qu'il se tait, et sur le seuil des « espaces infinis », Pascal 
s'est eiïrayé non de leurs ténèbres, mais de leur silence. De 

(1) Guyau. 



72 REVUE DES DEUX ilOxNDES. 

l'ordre réel passant à l'oi'dre esthétique, nous reconnaîtrons 
encore que la musique est le mode par excellence de l'évocation 
ou de la représentation de la vie. Jamais l'Orphée de marbre ne 
fit couler autant de pleurs que l'Oi'pliée qui chante, et sous le 
plafond de la Sixtine ou devant le tombeau des Médicis, Beetho- 
ven, le Beethoven des sonates et des symphonies, oserait peut- 
être nous dire : « Voyez si cette douleur même est égale à ma dou- 
leur! y> Quelle joie aussi fut jamais égale à sa joie ! Allez entendre 
le finale de la Symphonie /léro'ir/ue ou de 1'?/^ mineur, et dites à 
votre tour de quel tableau de Bubens, fût-ce le plus exalté, le 
phis triomphal, déborde une pareille allégresse. 

Cette faculté de créer la vie et de provoquer par là notre sym- 
pathie, la musique la doit à ses analogies avec le langage. La mu- 
sique, on l'a remarqué justement, « a recueilli, pour l'accentuer et 
l'enrichir démesurément, toute la partie réaliste du langage instin- 
ctif (J). » Elle est donc restée et restera toujours, elle aussi, un 
langage : celui de la sensibilité et non de l'entendement; langage 
naturel et non fabriqué ni convenu, plus ressemblant, plus adé- 
quat que le langage des mots aux sentimens qu'il exprime. Sur 
la communauté originelle et la séparation ultérieure de l'un et 
de l'autre, sur les droits delà musique à demeurer, à devenir de 
plus en plus une langue, et quelle langue! Wagner a laissé des 
pages auxquelles on ne saurait trop souvent revenir. « Issue, dit-il, 
d'une signilication des mots toute naturelle, personnelle et sensible, 
la langue liltéraire de l'homme se développa dans une direction de 
plus en plus abstraite, et finalement les mots ne conservèrent plus 
qu'une signification conventionnelle; le sentiment perdit toute par- 
ticipation à l'intelligence des vocables, en même temps quel'ordre 
et la liaison de ceux-ci finirent par dépendre, d'une façon exclusive 
et absolue, de règles qu'il fallait apprendre. Dans leurs dévelop- 
pentens nécessairement parallèles, les mœurs et la langue furent 
parallèleiiieiil assujetties aux conventions dont les lois n'étaient 
plus intelligibles au sentiment naturel, et ne pouvaient plus être 
comprises que de la réflexion, qui les recevait sous forme de 
maximes enseignées. Depuis que les langues modernes de l'Eu- 
rope, séparées en des branches dill'érentes, ont suivi avec une ten- 
dance de plus en plus dfîcidce leur perfectionnement purement 
conventionnel, la musique s'est» développée de son côté et est 
parvenue à une puissance d'expression dont il n'existait encore 
aucune idée. On dirait que sous la pression des conventions civi- 
lisées, le sentiment humain s'est exalté et a cherché une issue qui 
lui permît de suivre les lois de la langue qui lui est propre et 

(1) Voir le très intéressant ouvrage de M. .Iules Combarieu : les RapporL'i de la 
musique et de la poésie. 



I.A .MUSIQUE AC IMilNT DK VUK SOCIOLOGIOUE. ià 

de s'exprimer d'une manière qui lui fût intelligible, avec une en- 
tière liberté et une pleine ind(''pendance des lois logiques de la 
pensée... Le développement moderne de la musique a répondu à 
un besoin profondément senti de Fhumanité, et malgré l'obscu- 
rité de sa langue selon les lois de la logique, elle se fait nécessai- 
rement comprendre de l'homme avec une puissance victorieuse 
que ces mêmes lois ne connaissent pas (1). » 

Agissant ainsi sur la sensibilité, ce sont des rapports de sen- 
sibilité que la musique établira toujours. N'ayons pas d'autre pré- 
tention pour elle. Si nous Tentraînions hors de son domaine, elle 
trouverait des musiciens même pour l'y ramener. On connaît le 
mot de Grctry. Un de ses amis prétendait que la musique peut 
tout exprimer. « J'en demeurerai d'accord, répondit l'auteur de 
Richard Cœur de Lion, si dans le restaurant où nous allons entrer 
vous réussissez à commander votre dîner en musique. » Grétry 
avait raison : la musique ne dit pas tout, et l'on ne demandera 
jamais du pain en musique. Mais l'homme ne vit pas seulement 
de pain, et voici la contre-partie nécessaire de l'anecdote de Gré- 
try. Beethoven, dit-on, alla voir un jour une mère dont le fils 
était mort. Elle vint à sa rencontre; mais lui, se détournant, se 
mit au piano sans mot dire. Il joua longtemps, et quand il eut 
achevé, toujours silencieux, il sortit. La musique avait accompli 
ce jour-là sa plus haute mission sociale : mieux que ne l'eût fait 
le langage même, elle avait compati, peut-être consoh'. 

Non seulement entre les hommes, mais entre l'homme et les 
animaux, entre les animaux eux-mêmes, la musique établit des 
rapports, assez vagues sans doute, que seule pourtant elle est apte 
à créer. L'animal ne perçoit du langage que les élémens musi- 
caux : le timbre, la hauteur, l'intensité du son. L'intonation et 
non le sens de nos discours, affectueux ou sévères, le réjouit ou 
l'attriste ; il n'obéit pas à la parole, mais à la voix. Aux instru- 
mens eux-mêmes, les bêtes ne sont pas insensibles. Le serpent 
du charmeur écoute, comprend peut-être ce que soupire la flûte 
de roseau, et le clairon sonnant la charge fait battre à l'unisson le 
cœur du cheval et celui du cavaliei*. Le ranz des vaches est le plus 
connu, mais non le seul exemple de l'efTet sociologique de la mu- 
sique sur les animaux. Quand le taureau du cirque a refusé obsti- 
nément le combat, on envoie vers lui des bœufs portant une 
clochette au cou, et la clochette, encore mieux que la vue de ses 
compagnons, la clochette, par le souvenir et l'espérance de la 
prairie, attire hors de l'enceinte l'animal qui n'a pas voulu mou- 
rir. Enfin entre le pâtre et son troupeau qui douterait que la niu- 

(1) Cité par M. J. Combarieu: op. cil. 



74 REVUE DES DEUX MONDES. 

sique crée des liens mystérieux? Interprète de sympathie et de 
mutuelle tendresse , sans que le troupeau , ni peut-être le pâtre 
sache l'entendre, elle dit l'humble vie vécue ensemble contre le 
sein de la commune mère. Entre l'homme et les créatures infé- 
rieures, entre ce maître et ces serviteurs, elle établit ou rétablit 
ainsi des rapports bienveillans , presque fraternels. Elle étend 
le règne de la charité et de l'amour, et d'un François d'Assise. 
du saint qui rachetait les agneaux et les nommait ses frères, l'ànK^ 
peut chanter quelquefois sur les lèvres d'un berger. 

Par la musique nous communiquons, je dirais presque nous 
communions avec la nature elle-même. La nature est la grande 
musicienne, et qui la regarderait sans l'écouter, risquerait de ne 
la point comprendre toute Si l'écho n'est plus la voix de la 
nyimphe pleurant le bel adolescent qu'elle aimait et qui n'aimait 
que lui-même, il est encore une voix pourtant : celle des bois, 
des rochers, des eaux, de toutes ces grandes choses qui, muettes, 
nous seraient étrangères, mais qui nous deviennent amies dès 
que nous leur parlons et qu'elles nous répondent. Oui, par ses 
harmonies autant que par ses spectacles la nature nous est asso- 
ciée et mêle un peu de son âme obscure à notre âme. 

flots, que vous savez de lugubres histoires! 



Vous vous les racontez en montant les marées, 
Et c'est ce qui a^ous fait ces voix désespérées 
Que vous avez le soir quand vous venez vers nous. 

Il n'est pas besoin d'être poète pour sentir que le vent gémit. 
que la source rit ou pleure, et quand M'"" de Sévigné appelait 
le rossignol une feuille qui chante, elle savait bien qu'on doute 
parfois si ce sont les feuilles qui chantent, ou les oiseaux. Il y a 
dans YArlésienne une page où je trouve un exemple admirable 
de la sympathie, de la solidarité universelle que peut créer la 
musique. C'est le soir, au bord d'un étang de Camargue. Sur 
l'épaule de Balthazar, Frédéri vient de reposer longtemps sa pau- 
vre tête déjà plus qu'à demi égarée. Le vieillard et l'enfant ont 
souffert, pleuré ensemble. Ils s'en vont; on entend là-bas d'invi- 
sibles bergers rappeler leurs bêtes; la scène reste vide et l'or- 
chestre seul fait courir un frisson sur les roseaux. Alors tout 
s'enveloppe de mélancolie. Tout, jusqu'à ces pâtres, à ces trou- 
peaux que nous ne voyons pas, jusqu'à l'étang, jusijuà l'immense 
plaine, tout s'attriste d'une comnmne tristesse, et quelques accords 
suffisent pour établir entre les hommes, les animaux et les 
choses même, l'unanimité de l'inquiétude et de la douleur. 

La nature sociologique de la musique apparaît encore ailleurs. 



L\ ML.SHJLK AU l'Ol.NT DK VUE SOCIOLOGKjLE. 75 

et notanimeiit en ce fait incontestable, que la musique est l'art 
populaire entre tous. Il existe une musique populaire, tandis 
qu'une peinture, une sculpture, une architecture populaire, 
n'existent pas. La musique est le seul art auquel participe, dans 
unecertaine mesure, le génie impersonnel et l'âme anonyme de la 
foule. Pourquoi? Parce que, suivant la formule heureuse d'Emile 
Hennequin, « la perception des sentimens dans leur mode auditif est 
plus commune que dans leur mode optique. » Plus commune, 
parce qu'elle est plus facile et plus à la portée de tous. Qui sail, 
disait Musset invoquant la musique. 

Qui sait ce qu'un entant peut entendre et peut dire 
Dans tes soupirs divins nés de l'ait" qu'il respire ! 

Il avait raison, et pour faire oeuvre musicale, il ne faut parfois 
qu'un souffle, respiré par une poitrine d'enfant. 

La musique en outre est le seul art qui soit associé, ou suscep- 
tible de l'être, à la plupart des actes de notre vie collective ou 
sociale. La musique nous suit de la naissance à la mort. Elle 
chante près du berceau; elle chante encore devant la tombe. On 
sait comment elle se mêle à la religion et à la guerre, à la danse 
et aux banquets, à toutes les solennités et à toutes les fêtes. Il y 
aura toujours des chansons de table; il y avait naguère des 
« chansons de lit ». A la plus élémentaire mais à la plus essen- 
tielle des relations sociales, — c'est l'amour que je veux dire, — 
la musique ne demeure point étrangère. Loin d'effaroucher les 
amans, elle les enivre davantage. Ils le savent bien, et c'est pour 
cela que souvent ils l'appellent. « Si la musique est l'aliment de 
lamour, jouez toujours, donnez-m'en avec excès... Encore cet air, 
il avait une telle chute mourante I Oh ! il arrivait à mon oreille 
comme le doux vent du sud qui souftle sur un banc de violettes, 
dérobant et donnant à la fois des parfums. » Ainsi parle, j'allais 
dire ainsi chante Orsino, le beau prince énamouré, dans le Soir 
(les Rois de Shakspeare. 

A la vie des humbles encore plus que des grands, la musique 
est unie. C'est le savetier, et non le financier, qui « chantait du 
matin jusqu'au soir », et de tous ceux qui travaillent et qui pei- 
nent, la musique toujours se fit la compagne et la consolatrice. 
Elle préside, elle aide aux rudes journées, à celle de l'ouvrier 
comme à celle du paysan. Toute œuvre de la terre s'accomplit 
en chantant. Chansons de labour et de semailles, chansons de la 
cueillette et de la moisson, belles et libres « chansons à grand 
vent! » Chansons des lavandières et des fileuses, chansons du 
rouet, chansons des fléaux battant l'aire et rythmant la danse 



70 REVUE DES DEUX MO>DES. 

des poussières d'or; chansons des vendangeurs qui foulent les 
grappes, vous êtes la musique sociale par excellence, celle de 
l'humanité primitive et des grands labeurs sacrés. Tandis que 
vous montez de la terre, d'autres, qui vous sont pareilles, mon- 
tent des eaux. Comme le laboureur sur la charrue, le pécheur ou 
le gondolier se courbe en chantant sur les rames, et les flots 
mêmes sont mélodieux. De l'autre côté des mers, aux rives loin- 
taines, fabuleuses ou sauvages, des milliers de voix s'élèvent 
encore ; et devant les mosquées de Stamboul ou sous les palmiers 
du Nil, lame des multitudes ignorées, de l'Orient mystérieux, 
soupire dans la cantilène du muezzin ou du chamelier. Entre les 
mélopées exotiques et les nôtres, il y a parfois des rencontres in- 
attendues; il arrive que le biniou de Bretagne, la flûte du Caire 
et la guitare andalouse chantent en des modes qui se ressemblent 
étrangement. Ne vous en étonnez pas. Admirez plutôt quelle ou- 
vrière ou quelle interprète d'unanimité internationale peut être la 
musique, la musique populaire surtout, puisque, s'il est besoin 
d'innombrables systèmes de mots, il suffit parfois d'un système 
de sons pour traduire quelques-uns des sentimens élémentaires, 
mais universels, de l'humanité. 

Des formes sonores ainsi créées par le génie de tous, le génie 
individuel à son tour s'empare. Il se les approprie, il en fait la 
base et le fond de ses œuvres, de ses chefs-d'œuvre parfois. Si 
profondément qu'on fouille dans le passé de la musique, on y 
rencontre le chant populaire. Comme l'écrivait un maître en cette 
matière, le chant populaire est le « suhslvatuin sur lequel se sont 
accumulées les couches successives de la musique depuis ses pre- 
mières formations jusqu'aux époques les plus avancées (l). » La 
mélodie populaire est partout. Dès le moyen âge on la trouve dans 
les chants de l'Eglise latine, et en dehors de l'Église elle représente 
à cette époque la seule forme de poésie et de musique alors connue. 
De la chanson populaire tout l'art des trouvères est sorti. C'est 
d'elle aussi que naquit plus tard la polyphonie vocale des xv*' et 
xvi*" siècles. Sur des motifs ou seulement sur des intonations 
populaires, les grands maîtres du contrepoint, les Josquin de Prez, 
les Roland de Lassus, les Palestrina bâtissaient leurs architectures, 
et M. Tiersot nous assure que, depuis Dufay jusqu'à Carissimi, 
le seul Ibème de Y Homme anné inspira dix-neuf messes et deux 
chansons. Quand de la polyphonie l'art musical revint à la mono- 
die, l'élément populaire ne resta pas étranger à cette vicissitude. 
Si plus tard il s'alfaiblit dans notre opéra du xvii" siècle, il repa- 

(1) M. Julien Tiersot, Histoire de la chanson populaire en France; chez Pion, 
Noiirrit et G" et chez Ileugel, Paris. 



LA MUSIQUE AU PdUM' I>i: VIE SOCIOLOGIQUE, 77 

rail au siècle suivant dans l'opéra-comique. Hors de France, il 
ne meurt pas non plus. Bach a traité de mille manières — toutes 
admirables — les chorals de la liturgie luthérienne. Or les cho- 
rals se rattachent étroitement à la chanson ; plusieurs d^entre eux 
ne sont que des airs profanes du xvi" siècle, qui, changeant de 
rythme, d'accent, et associés à des paroles pieuses, ont ainsi 
trouvé leur forme définitive. Maître de chapelle du prince Ester- 
hazy, dont la résidence d'Eisenstadt était peu éloignée du pays de 
langue croate, Haydn n'a pas manqué d'introduire dans ses œuvres 
plus d'une mélodie de ce pays. L'une d'elles, quelque peu modifiée, 
est même devenue le fameux hymne autrichien (1). Des mélodies 
hongroises figurent également dans mainte symphonie du maître. 
Le Mozart delà FkUe enchaidée {siivioutipour le rôle de Papageno) 
s'est inspiré de la musique viennoise, et Beethoven, en certains 
quatuors, a fait usage de thèmes russes. Le l'ole du ranz, ou plu- 
tôt des ranz des vaches, dans le Guillaume Tell de Bossini, est 
beaucoup plus considérable qu'on ne le croit d'ordinaire (2). Per- 
sonne du moins n'ignore quel parti le Mendelssohn de la Réfor- 
matioii-SympJionie et le Meyerbeer des Huguenots ont tiré du 
choral de Luther: Eine feste Burg. Weber et Schubert ont été 
de grands musiciens du peuple; plus grands à cet égard que 
Wagner lui-même. Aujourd'hui c'est l'art populaire, au plus 
noble sens du mot, que représente un maître tel que M. Grieg, 
et l'usage des thèmes nationaux est resté depuis Glinka l'un des 
principes les plus constans et les plus féconds de l'école russe. 

Ainsi, tout le long de l'histoire, se côtoient et parfois se 
croisent le génie individuel et le génie de la foule. L'un prête à 
l'autre ce qu'il a de plus simple, de plus vrai, de plus pur. H lui 
confie sa pensée encore mal définie, ses passions vagues, ses 
désirs et ses rêves; il apporte ses humbles joies et ses obscures 
douleurs. De ces matériaux primitifs et sacrés, l'autre génie, le 
génie personnel, compose les œuvres d'art supérieures et défini- 
tives, n choisit et il développe; il ordonne et il organise; il élève 
l'instinct jusqu'à la conscience et fortifie le sentiment par la 
raison. En un mot il rend au centuple ce qu'il a reçu, et par cette 
communication constante, par ce perpétuel échange de services 
et de bienfaits, l'idéal sociologique se réalise, car la solidarité 
s'établit entre l'élite et le nombre, entre les grands hommes et 
l'humanité. 

(1) Voir à ce sujet un article du D'' H. Reimann dans VAlIgemeine Musik-Zeitung 
du 13 octobre 1893. 

(2) Voyez De la mélodie populaire dans le « Guillaume Tell » de Rossini, par 
M. E. van der Straeten. ' 



78 REVUE DES DEUX MONDES. 

On api)elle souvent la musique un art de société, et, pour être 
vulgaire, l'expression n'en est pas moins significative. Plus que 
les autres arts, en effet, la musique est une cause ou un prétexte 
d'association. Les orphéons, les fanfares, en donnent des preuves, 
parfois, hélas! trop éclatantes. On se réunit plus volontiers et en 
plus grand nombre pour entendre de la musique que pour consi- 
(h'rer des tableaux, des marbres ou des édifices. Il n'y a de festi- 
\als que de musique, et vers le Parthénon, VHerinh de Praxitèle 
ou la Madone de Saint-Sixte, les foules ne vont point, comme vers 
le théâtre de Bayreuth, en pèlerinage. Ce n'est pas devant les 
statues, mais autour des orchestres militaires, que se presse le 
public de nos jardins, et pour les concerts du dimanche le Louvre 
est de plus en plus abandonné. En demandant à tous de se taire 
pour l'écouter, la musique demande à chacun d'étouffer sur ses 
lèvres et même en son cœur toute Aoix discordante, importune, 
ou seulement étrangère. Elle veut qu'en elle et par elle tous ne 
soient plus qu'un. Je sais trop qu'elle obtient rarement cette uni- 
té, n'obtenant presque jamais ce silence. Mais il est de son 
droit, de sa nature d'y prétendre, et son action totale, son plein 
effet n'est qu'à ce prix. La musique, presque toute musique au 
moins, est faite pour être entendue de plusieurs, et, dans son 
théâtre vide, le jeune et sombre roi destituait d'une haute dignité 
l'art auquel il n'accordait que son orgueilleux et solitaire hom- 
mage. Il y a plus, et chaque genre musical comporte, commande 
même un genre particulier d'auditoire. Il existe une espèce d& 
corrélation et de proportion nécessaire entre le nombre de ceux 
qui jouent et le nombre de ceux qui écoutent, et peut-être ne 
serait-il pas impossible de faire, au point de vue sociologique,. 
une étude comparée du quatuor, de la symphonie et de l'opéra. 

Enlin la musique, ou plus précisément une œuvre musicale, 
est, plus que toute œuvre d'art, une chose, on pourrait dire un 
être collectif et social. Les termes seuls du langage musical : 
accord, concert, harmonie, en rendent d'abord témoignage. Ce 
n'est pas tout : la musique, de même que l'architecture, se com- 
pose d'élémens unis par des rapports d'une rigueur mathéma- 
tique; mais tandis qu'en architecture les ensembles ou les groupes 
ainsi formés sont inanimés et muets, en musique ils se meuvent, 
ils parlent, ou plutôt ils chantent, possédant ainsi deux fois une 
vie qui deux fois manque aux plus admirables ordonnances du 
marijre ou de la pierre. Toute musique est donc vivante sociale- 
ment. Une mélodie, même isolée, est multiple en ce sens, qu'elle 
est constituée par des périodes, des membres de phrase qui se 
répètent ou se ressemblent. Dès (|ue riiarmonie s'ajoute à la iné- 



LA MUSIQUE AU POINT DE VUE SOCIOLOGIQUE. 79 

lodie et l'accompagne, une solidarité nouvelle s'établit et de 
plus nombreuses réactions se produisent. Qui donc, écoutant 
l'adagio de la sonate de Beethoven en ut dièse mineur, n'a pas 
senti de quelle douceur amie et consolatrice les arpèges envelop- 
pent le chant désolé /Qu'est-ce que la l'ugue, sinon un mode ri- 
goureux, le plus rigoureux même, de l'association entre les élé- 
mens ou les êtres sonores? La variation en est un autre, plus libre 
et comportant plus de variété. Un jour que le hasard avait mis sous 
nos yeux et sous nos doigts certaines variations de Hff'ndel et les 
Eludes symphoniques de Schumaiin, l'opposition des deux œuvres, 
au point de vue qui nous occupe, nous apparut et nous frappa. 
Lune et l'autre ne sont autre chose qu'un thème varié. Qu'est-ce 
donc qu'un thème varié? Cest l'évolution de formes ou plutôt de 
forces multiples et changeantes, sous l'influence et comme sous 
l'autorité d'une force supérieure et constante ; c'est une sorte 
d'économie, de hiérarchie vivante ; cest un certain système de 
rapports entre le nombre et l'unité, entre un individu et un 
groupe. Or, dans l'œuvre de Hœudel et dans celle de Schumann, 
ces rapports sont régis par des lois absolument opposées. Très 
calme, très sage, le thème de Ha'ndel est Imit simplement suivi 
de cinq « doubles », comme on disait autrefois. On disait bien, 
car de telles variations ne consistent guère que dans un 
accroissement numérique, dans la progression régulière, et de 
deux en deux, de valeurs de plus en plus rapides. D'ailleurs nul 
changement de mesure ou de rythme ; tout conflit évité, toute 
passion absente. Des voix toujours plus nombreuses, mais dont 
aucune jamais ne s'écarte ou ne s'égare, ne contredit ou ne con- 
teste. Partout l'accord elle consentement unanime, partout enfin 
l'image d'une société polie, heureuse, que suffît à maintenir dans 
la discipline et l'ordre, le souvenir ou l'ombre seule du thème 
accepté de tous et de tous obéi. Chez Schumann, au contraire, 
que voyons-nous? D'abord un thème plus âpre, et malgré cela 
moins décisif, plus sombre et moins ferme à la fois. On sent tout 
de suite qu'il n'apporte pas la paix, mais la guerre; qu'il vient 
pour diviser et non pour unir. Déjà la première Étude sympho- 
nique annonce une révolte prochaine. Et cette révolte éclate ma- 
gnifiquement dans la seconde Étude, où je ne sais quelles âmes 
solitaires, farouches, protestent et refusent de se soumettre, ou 
seulement de s'associer. Chaque variation désormais s'affranchit 
et s'emporte, l'une par fantaisie et caprice, l'autre par égoïsme 
et par orgueil. Ainsi l'idée, qui devrait commander, est esclave 
et ([uelquefois victime. On la méconnaît, on la dénature, on va 
presque jusqu'à lui faire violence. Et ce « beau désordre )^ sans 



80 REVUE DES DEUX MONDES. 

doute « est un effet de l'art », d'nn art sublime et dont nous sommes 
aujourd'hui plus touchés, plus émus que de celui de HsendeL 
C'est le désordre pourtant. Au lieu de la hiérarchie, c'est l'indé- 
pendance, presque l'anarchie. Cest en tout cas une représen- 
tation sociale et un idéal sociologique en opposition absolue avec 
cehii que tout à l'heure nous avons essayé de définir. 

Trois élémens ou trois facteurs, disait Guyau, constituent le 
caractère social de l'émotion esthétique. Il semble bien que tous 
trois coexistent aussi dans l'émotion musicale et lui donnent 
également ce caractère. 

Le premier élément est la reconnaissance des objets par la 
mémoire. Aucun art, plus que la musique, ne procure à l'esprit 
cette satisfaction et cette jouissance à la sensibilité. La musique, 
en général, ne nous i)résente rien, qu'ensuite et constamment 
elle ne nous représente. <■ Il est plus doux, comme dit le Chœur 
des vieillards à Perdican, il est plus doux de retrouver ce qu'on 
aime que d'embrasser un nouveau-né. » En musique on ne fait 
que retrouver ce qu'on aime ; tout reparaît sans cesse et la loi du 
retour est l'universelle loi. Ce retour, si l'œuvre est belle, ne sera 
jamais une redite, encore moins un recul : un progrès au contraire 
et un accroissement, une promotion de la forme ou de l'idée mu- 
sicale à une vie de plus en plus riche et de plus en plus haute. 
Il y aura retour néanmoins, et dans une fugue de Bach, dans une 
sjTiiphonie de Beethoven, dans les pages finales d'une Yalkyric 
ou d'un ParsifaL il n'est pas de beauté supérieure à celle qu'un 
philosophe appelait, je crois, et qu'un musicien pourrait appeler 
également la beauté de l'identité retrouvée. 

D'après Guyau, l'émotion esthétique est sociale encore 
parce qu'elle nous fait sympathiser avec l'auteur de l'œuvre. Or 
avec aucun artiste, le poète et surtout l'orateur excepté, nous 
ne sympathisons comme avec le musicien. Avec aucun autre 
nous ne lions une aussi facile, une aussi étroite société. Plus que 
le peintre, le sculpteur ou l'architecte, nous trouvons le musi- 
cien dans son œuvre; celle-ci nous le révèle et nous le livre, et 
du style musical autant (jue du style littéraire on peut dire qu'il 
est l'homme même. Par la musique, la personnalité du musicien 
s'affirme non moins qu'elle se communique, et le génie d'un 
Mozart ou d'un Beethoven est ce qu'il y a de plus individuel et 
de plus général à la fois. Dans la sonate ou la symphonie, c'est la 
voix même du musicien qui nous parle. Cette voix, qui frappe à nos 
oi'cilles, il nous est impossible de la croire éteinte, morte, tandis 
que nous savons raidie et glacée la main qui peignit ce tableau, 
sculj)ta ce marbre ou dressa le plan de cet édifice. Il semble donc 



LA MUSKjLE Al' POIiNT ItE VUE SOCIOLOGIQl E . 81 

que dans la musique, l'otrc, l'homme semblable ou supérieur à 
nous vive actuellement et réollement près de nous; derrière son 
œuvre c'est lui qui nous appelle et nous attire; c'est vers lui que 
nous emporte, à lui que nous attache une sympathie et une ten- 
dresse, que la vie, et la vie personnelle, peut seule inspirer à la 
vie. 

Enfin l'émotion esthétique est sociale parce qu'elle nous fait 
sympathiser avec les êtres représentés par l'artiste. — Mais la 
nmsique est-elle donc capable de représenter des êtres? Pour la 
musique chantée, cela ne fait aucun doute. 11 est certain que la 
musique de théâtre, ou de chant seulement, est créatrice d'âmes, 
et que les personnages d'un opéra, pourvu que cet opéra soit d'un 
grand musicien, existent par les sons. Par les sons plus que par 
les mots, et chez les héros de \Yagner lui-même, si grand poète 
qu'il ait été quelquefois, c'est toujours la vie musicale qui 
l'emporte. De la dernière scène de la Valkyrie, par exemple, ce 
qu'on pourrait enlever avec le moindre dommage pour la beauté 
dramatique et morale, n'est-ce pas évidemment les paroles? Ail- 
leurs, aux confins opposés de l'art, imaginez Chérubin disant, au 
lieu de le chanter, le Voi che sapetf. Que deviendront la rêverie, 
la langueur et l'émoi? Qu'il chante au contraire sans rien dire, 
et du sentiment, du caractère, de la vie enfin, rien ou presque 
rien ne sera perdu. 

Quant à la musique instrumentale, il est vrai qu'elle ne repré- 
sente pas des êtres individuels, animés de tel ou tel sentiment. 
Mais, plus largement efficace, et regagnant en étendue ce quelle 
perd en précision, elle représente le sentiment lui-même, im- 
personnel et pour ainsi dire en soi ; quelque chose enfin qui, 
dans l'ordre de la sensibilité, correspond à ce que l'idée générale 
est dans l'ordre de la raison. Et par cette correspondance on 
peut comprendre quelle est, au point de vue sociologique, la 
grandeur de la musique pure. On a dit excellemment : « C'est par 
les idées générales que nous communiquons les uns avec les 
autres, et en ce sens, il faut convenir qu'elles sont le lien de la 
société. Nos idées particulières nous divisent; nos idées géné- 
rales nous rapprochent et nous réunissent... Nos idées particu- 
lières, c'est nous, c'est ce qu'il y a de plus individuel et par con- 
séquent de plus excentrique en nous; mais nos idées générales, 
c'est ce qu'il y a de vraiment humain en nous et par conséquent 
c'est en nous ce qu'il y a de vraiment social (1). » Tout cela n'est 
pas moins vrai des senti mens généraux que des idées générales. 

(1) Voir la Revve du lu févrior 180."i. w 

TOME cxxxv. — 1896. 6 



82 PŒVUE DES DEUX MONDES. 

Comme celles-ci nous rapprochent par lesprit, ceux-là nous réu- 
nissent par le cœur. Or, exprimer ou représenter les sentimens 
généraux, cela est le fait et l'objet même de la musique instru- 
mentale. Quelle est la joie ou la douleur que chante un finale, 
un adagio de Beethoven? Ce n'est aucune ou plutôt c'est toute 
douleur et toute joie ; c'est la vôtre, et c'est aussi la mienne, celle 
qui nous est commune , ([u'hier vous avez ressentie et que 
j'éprouverai demain. Ainsi les chefs-d'œuvre de musique pure, 
encore plus que les autres, sont faits de ce qui nous rapproche 
et non de ce qui nous divise; ils ne contiennent rien d'individuel 
et par conséquent d'égoïste; ils sont larges, ils sont profonds, et 
c'est en eux que l'humanité, que toute l'humanité se regarde, se 
reconnaît et se plonge. 

111 

La nature, ou mieux l'esprit sociologique de la musi(flie, tel 
que nous venons de l'analyser, apparaît à toutes les époques et 
comme à tous les tournans de l'histoire. Il varie sans doute 
et se métamorphose; ici l'on voit s'étendre et là se rétrécir la 
société que la musique établit et représente à la fois. Au fond 
cet esprit demeure toujours, et les divers états de la musique à 
travers les âges n'en sont que les diverses manifestations. Monodie 
antique, plain-chant, polyphonie du moyen âge jusqu'à Pales- 
trina; mélodie des grands siècles italiens; symphonie et drame 
symphonique moderne, il convient de considérer chacun de ces 
genres ou de ces catégories comme l'expression d'un certain rap- 
port entre certaine musique et certaine société. 

On sait quelle place la musique occupait dans la société an- 
tique. Présente à toutes les cérémonies et à toutes les fêtes reli- 
gieuses ou civiles, nationales ou privées, elle l'était de même aux 
représentations théâtrales. Elle concourait encore, avec la poésie 
et la danse, ou plutôt l'orchestique, à la formation d'un art supé- 
rieur : la lyrique chorale, dont nos oratorios et nos cantates 
n'oll'rent qu'une imparfaite image et comme un débris mutilé. Si 
haute était l'estime où la Grèce tenait la musique, que « la 
muse de Pindare, écrit M. Gevaert, célébrait sans déroger la vic- 
toire d'un joueur de flûte, Midas d'Agrigente fl). » L'art musical 
était alors, comme ou dii'ait aujourd'hui, reconnu d'utilité 
publique. Il avait un rôle dans l'éducation et jusque dans l'État. 
On désiguait sous le nom de gymnopédies certains exercices de 

(1) Histoire et Ihéorie de la musif/tie de l'uni /qui Lé. 



LA 3IUSI0UE AL' POLN T DE VLE SOClOLOGIOLi:. 83 

gymnastique et de musique à la fois, auxquels étaient astreints 
les jeunes gens. La nomenclature et Véthos des modes démon- 
trent assez le caractère sociologique de la musique ancienne. 
Chaque mode se rattachait étroitement à la nature du peuple dont 
il portait le nom; chacun n'était que l'expression et comme le 
signe musical d'une àme collective et sociale. On les appelait, au 
dire d'iVristide Quintilien, les })rincipes des mœurs, «o/ai tGv 
VjOwv (Jj, Principes divers de mœurs diverses aussi. D'où les 
distinctions que firent de tout temps entre les modes philosophes 
et législateurs. Faut-il rappeler le passage si connu de la Répu- 
blique, où Platon, après avoir écarté de l'éducation les harmonies 
molles et plaintives, indignes de former les gardiens de l'État, 
n'autorise que les harmonies dorienne et phrygienne, dont il 
dégage un idéal qu'on peut bien appeler sociologique, puisqu'il 
est à la fois celui du guerrier, du magistrat, du prêtre même, 
en un mot du citoyen? Faire des hommes et des « citoyens » (le 
terme revient sans cesse), telle est bien l'auguste mission qu'Aris- 
tote également assigne à la musique. Longtemps avant le déve- 
loppement de la philosophie hellénique, les institutions d'un 
Thalétas entraient déjà comme élémens dans la législation d'un 
Lycurgue, et Pindare invoquait Apollon « qui introduit dans le 
cœur le paisible amour de la loi (2j. » 

Par la grâce, ou le miracle du génie, cet art, largement social 
et populaire, n'en était pas moins un art délicat et subtil. La 
musique des Grecs consistait bien dans ce qu'a dit M.Gevaert(3) : 
« Un dessin mélodique, sobre de contours et d'expression, indi- 
quant le sentiment général par quelques traits exquis d'une ex- 
trême simplicité et accompagné par un petit nombre d'intervalles 
harmoniques. » Sans doute pour les musiciens que nous sommes 
devenus, cela ne serait rien; cela leur suffisait à eux, et à eux tous. 
Il n'y avait pas alors de chef-d'œuvre trop rare, trop raffiné pour 
la foule, car la foule était une élite, et ce peuple entier semblait 
choisi. 

Puis, quand tout fut changé, le ciel, la terre et l'homme, 

alors le christianisme recueillit la mélodie gréco-latine ; il en fit 
la musique de ses églises, et dans les catacombes d'abord, plus 
tard dans les basiliques, plus tard enfin sous les voûtes romanes, 
puis gothiques, les foules du moyen âge, innombrables et souf- 
frantes, redirent d'une seule voix — et de quelle autre voix! — 

(1) M. Gevaert, op. cit. 

(2) M. Oevaert, op. cit., passim. 

(3) Op. cit. H 



84 REVUE DES DEUX MONDES. 

les chants que sous des deux moins sombres une élite heureuse 
avait chantés. 

Moins sociologique peut-être que l'homophonie du plain-chant, 
la polyphonie vocale des Gallo-Belges et des Italiens le fut autre- 
ment; elle aussi exista par le peuple et pour lui. L'élément popu- 
laire envahit de plus en plus la musique. Jusqu'aux réformes du 
concile de Trente, les offices liturgiques se chantent couramment 
sur des thèmes de danse, de guerre, quand ce n'est pas d'amour 
ou de cabaret. La musique profane, elle aussi, s'inspire du peuple ; 
c'est à lui qu'au xvi® siècle elle demande la vérité et la vie. Notre 
Clément Jannequin s'ingénie à reproduire les cris de Paris; il 
imite le caquet des commères, le fracas de la bataille ou le bruit 
de la chasse. En Allemagne, Eckard représente le tumulte de la 
place Saint- Marc, et l'Italien Strigio compose : « Le bavardage 
des femmes au lavoir », cicalamento délie donne al bucato (1). 

Non seulement parles thèmes qu'elle emprunte et par les sujets 
qu'elle traite, mais par sa constitution et sa nature même, la mu- 
sique de cette époque est profondément sociologique. Comme 
nous le remarquions un jour ici même à propos de Palestrina (2), 
la polyphonie vocale ne fut pas un art individuel, encore moins 
égoïste, mais au contraire un art véritablement catholique, c'est- 
à-dire universel et en quelque sorte unanime. Tandis que toute 
autre musique — le plain-chant naturellement excepté — semble 
admettre avec le solo, avec la prééminence d'une partie ou d'une 
voix, telle ou telle interprétation personnelle et privilégiée de la 
pensée, l'art palestrinien ne tolère aucune distinction ni préroga- 
tive. En lui tout est commun, nulle voix ne domine ou ne dédaigne 
les autres; l'orgueil et le sens propre s'effacent, et voilà comment, 
— si l'on nous permet de nous citer nous-même, — (^ la poly- 
phonie palestrinienne est l'une des plus admirables expressions 
par la musique, non seulement de la foi, mais de la charité. » 

Puis la Renaissance vint. Elle vint plus tardive pour la musique 
que pour les autres arts, mais elle ne vint pas différente. Au prin- 
cipe de l'association et du nombre, elle substitua partout le prin- 
cipe de l'individualisme, et la musique qui, depuis longtemps, 
ainsi que l'homme même, n'existait plus que sous la forme 
collective, reparut sous la forme particulière et individuelle. 
Le récitatif d'abord, et puis, et surtout, la mélodie, retrouvée 
et comme créée à nouveau par le génie italien, se dégagea du 

1 1) Sur ces œuvres diverses, et notamment sur la dernière, on trouve de curieux 
détails dans l'intéressante Histoire de l'opéra en Europe ai:o.nl Lulli et Scarlatli de 
M. Romain Rolland; Paris, 1895, Ernest Thorin. 

(2) Voir la Revue du lîi octobre 1894. 



I.A MLSIQUI-: AU POINT DE VLK SOCIOLOGIQUE. 85 

coiiti'e[»()ijil vocal; mais, dans l'orgueil de sa beauté recon- 
quise, elle se détourna de la foule que jadis elle avait tant aimée, 
et le plus populaire des arts en devint le plus aristocratique et 
le plus mondain (i). Le drame lyrique naît au xvii® siècle à 
Florence, dans le salon de Giovanni Bardi, comte de Vernio, et 
longtemps, non seulement en Italie, mais en France, en Allemagne 
même, il se ressentit de ses origines. Ce fut l'âge d'or de l'opéra- 
concert, de la cantate, des genres les mieux faits pour charmer 
une société choisie, et « le monde » plutôt que la multitude. Les 
académies de musique fleurirent par toute la péninsule. Dans le 
palais des grandes familles italiennes souvrirent des théâtres 
privés. Les plus célèbres furent celui des Farnèse, qu'on voit 
encore à Parme, et à Rome celui des Barberini. De ce dernier, le 
librettiste ordinaire était le cardinal Bospigliosi, le futur pape 
Clément IX; les Mazzocchi, les Marazzoli en étaient les musiciens. 
Ailleurs encore, chez le cardinal Corsini, on représentait l'Ai-etusa 
de Yitali devant le cardinal Borghèse et neuf autres cardinaux. 
« Ce beau spectacle de princes, dit très bien M. Romain Rolland (2), 
avait, à la vérité un défaut de nature : il était exclusivement prin- 
cier; son aristocratique perfection l'éloignait de la vie commune, 
et de l'âme populaire. » Cet art fermé, qui s'adressait à un public 
restreint, ne comportait aussi qu'une interprétation en quelque 
sorte individuelle. Médiocrement sociologique à ce point de vue 
encore, il favorisa le règne et bientôt la tyrannie de la virtuosité, 
et celle-ci finit par devenir une forme, funeste entre toutes, non 
seulement de la personnalité, mais pour ainsi dire de l'égoïsme 
esthétique. La situation d'un virtuose, tel que fut par exemple 
un Loreto Vittori, était alors extraordinaire. De cet illustre chan- 
teur, qui fut compositeur aussi, les contemporains ont rapporté 
des merveilles. Entré d'abord au service de Cosme II de Médicis, 
il lui fut enlevé par le cardinal Ludovisi. Celui-ci ne le laissait 
entendre qu'à des personnages d'élite ; des séances privées avaient 
lieu chez les Barberini, les Aldobrandini, les Ubaldi. Bientôt la 
renommée de l'artiste s'étendit. Le pape Urbain VIII l'agrégea 
à sa chapelle et le nomma chevalier. « Son art admirable, écrit 
M. Romain Rolland, jetait le public dans des transports que nous 
avons peine à concevoir. Erythrœus, qui se fit son biographe et 
son apologiste, raconte que lorsque Vittori chantait, beaucoup de 
personnes étaient obligées d'ouvrir brusquement leurs vêtemens 

(1) Sur le développement de l'opéra aristocratique en Italie, sur les théâtres 
privés et sur les virtuoses, consulter l'ouvrage de M. Romain Rolland. Nous y avons 
puisé nous-mème abondamment. 

(2) Op. cit. ■ '^ 



86 REVUE DES DEUX MONDES. 

pour respirer, suH'oquées d'émotion. Telle étiil sa p-: pularité à 
Rome, que les nobles et les cardinaux so viren! une ïois chassés 
d'une de se- représoniations par le pei][!ie, qui '.'.: irruption dans 
le palais des Jésuites, bu.; ■:'oncerts devinrent do petits champs de 
bataille. Quand le peu[)l(' n avait pu ré" sir à y pénétrer, il se 
groupait autour du palais pour tâcher de saisir quelques accens 
de la représentation. » 

Ce n'est pas seulement de la salle de spectacle ou de concert, 
c'est de l'art lui-même que le peuple alors était banni. Il en était 
banni partout. En Allemagne, le génie populaire et national sem- 
blait reculer devant l'invasion du génie aristocratique italien. 
La musique, ou du moins l'opéra, n'y était guère encore qu'un ar- 
ticle d'importation. Et puis la guerre de Trente ans avait été trop 
rude. « Nous avions, écrit un Allemand d'aujourd'hui, nous 
avions eu à combattre trop durement avec les nécessités de la vie, 
et les classes dirigeantes de notre peuple... étaient devenues si 
étrangères aux masses, que celles-ci pendant des siècles ne purent 
avoir la moindre part à la culture, au goût, aux satisfactions es- 
thétiques des classes supérieures, séparées d'elles par un abîme 
infranchissable (1).» Et cependant pour ces masses, pourcesfoules 
misérables, aux plus mauvais jours de leur misère, un consolateur 
était né. Ne fut-il pas contemporain de la longue guerre, cet 
admirable Heinrich Schiitz, dont un chef-d'œuvre au moins, la 
Syynphonia sacra : Venite ad me, omnes qui laboratis! est un 
chef-d'œuvre de tendresse et de pitié infinie? Mais quand il vint 
parmi les siens, les siens, hélas! ne pouvaient le connaître : ils 
souffraient trop, les temps étaient trop douloureux, et cette grande 
voix s'éleva dans un désert et parmi des ruines. 

Il fallut un siècle pour que sous les robustes mains de Hœndcl 
et de Bach la musique s'élargît magnifiquement. Au principe ita- 
lien de l'individualisme s'opposa, dans la fugue d'abord, en atten- 
dant que ce fût dans la symphonie, le principe allemand de la 
pluralité. Chez Bach et Hœndel, les plus belles pages sont peut- 
être les plus représentatives du nombre et de la multitude. 
On voit assez, pour peu qu'on y songe, et nous n'y insisterons 
pas, ce qu'il y a de sociologique, d'universel et d'unanime 
dans VAlk'/uia du Messie, par exemple, en ce cantique ou plutôt 
ce cri de joie éclatant de toutes parts et comme aux quatre coins 
du monde. Et quand les doubles chœurs de Bach, à quatre parties 
chacun, déploient à travers l'espace le prodigieux appareil de 
leurs polyphonies; quand s'édilient devant nous, semblables à des 

(1) M. Max Nordau, Dégénérescence. 



LA MUSIôCE \r POINT DK VUE SOClOLOr.IQLE. 87 

cathédrales géantes qui se construiraient sous nos yeux, le Kyrie, 
le Gloria, le Credo de la Messe en si mineur ou l'épilogue de la 
Passion selon saint Matthieu, alors, oh! alors il faut bien recon- 
naître que toute prière et toute piété, toute allégresse et toute 
peine, toute foi, toute espérance et tout amour sont contenus 
dans ces pages, et qu'il n'y a de chefs-d'œuvre souverains que ceux 
qui sont, pour ainsi dire, capables de toute l'humanité. 

k son tour ne fut-il pas largement humain, le Haydn des Sai- 
sons, le maître souriant et parfois sublime? Il eut beau vivre aux 
gages des princes, il était du peuple et ne l'oubliait pas. L'un des 
premiers, il prit par la main la muse allemande pour la con- 
duire hors du sanctuaire, où Bach l'avait tenue enfermée. Il lui 
montra les champs, les prairies, les bois, et de la vierge sacrée 
il fit l'amie de ces paysans qu'il aimait lui-même : chasseurs, 
laboureurs et vignerons. Ce n'est pas tout, et par Haydn, 
l'idéal sociologique de la musique a été changé. A la fugue, cette 
forme rigoureuse de l'association , il substitua la forme plus 
libérale de la symphonie, et c'est ainsi qu'il est le précurseur de 
Beethoven : de Beethoven plus que de Mozart, car iMozart ne fut 
pour ainsi dire pas annoncé ni suivi. Mozart est une fleur mira- 
culeuse et solitaire. Son âme n'est pas la symphonialis anima du 
moyen âge. Que ce soit un air des Noces ou de Don Juan, l'appel 
de Suzanne sous les marronniers ou la plainte de Doua Elvire à 
son balcon ; que ce soit le largo du quintette avec clarinette ou 
le souriant début de la symphonie en sol mineur, toute mélodie 
de Mozart semble moins la confidente ou l'interprète d'une foule, 
d'une élite môme, que d'un être, d'un seul, et qui serait exquis. 
Le génie de Mozart a pour essence, au lieu du nombre, l'unité, et 
c'est par là peut-être qu'il a mérité le plus d'être appelé divin. 

Beethoven au contraire est sublime par la pluralité, La sym- 
phonie de Beethoven est la plus magnifique représentation, la 
plus riche en même temps que la plus harmonieuse, la plus libre 
et la plus réglée à la fois, que la musique ait jamais donnée de 
la vie universelle. L'idéal de Beethoven a presque toujours quel- 
que chose de sociologique ou de social; la beauté suprême et 
comme le fond de son œuvre est une immense sympathie. Vivant, 
on l'accusait de misanthropie, d'orgueil solitaire et farouche. 
Mort, il a été justifié. On a su qu'il ne cherchait la solitude que 
pour y cacher comme une honte l'infirmité qui le désespérait. 
<( vous ! a-t-il écrit dans le douloureux « testament de Heili- 
genstadt », ô vous qui me croyez plein de fiel et de haine, vous 
qui me faites passer pour misanthrope, combien vous m'accusez 
injustement 1 Vous ne connaissez pas les raisons secrètes qi^i me 



88 REVUE DES DEUX MONDES. 

donnent ces fâcheuses apparences. Mon cœur et mon esprit 
m'avaient incliné vers la bienveillance dès mes plus tendres 
années... Venu au monde avec une âme ardente, un tempérament 
sensible, et fait en un mot pour les relations de la société, j'ai été 
contraint de bonne heure à m'enfermer dans l'isolement, à passer 
mon existence dans la solitude et la retraite... Il n'est plus pos- 
sible au malheureux de se distraire dans la société des hommes, 
de prendre part à leurs conversations élevées, à leurs épanche- 
mens. Seul ! toujours seul ! à moins qu'une impérieuse nécessité 
ne me force à sortir de mon isolement, je passe ma vie dans la 
solitude comme un proscrit, et si le hasard me conduit au milieu 
des hommes, tout aussitôt je me sens saisi d'une anxiété mortelle 
en pensant que je m'expose à dévoiler les secrets de ma surdité... 
mon Dieu ! Ton regard de là-haut pénètre dans les profondeurs 
de mon âme; tu connais mon cœur et tu sais, n'est-ce pas, qu'il 
ne respire que l'amour des hommes et le désir du bien (1). » 

Encore plus que le (( testament de Heiligenstadt » l'œuvre 
entier de Beethoven respire ce désir et cet amour. Extérieurement 
séparé de l'humanité, Beethoven a recréé l'humanité au dedans 
de lui-même, et participant en quelque sorte de la toute-puis- 
sance divine, il a participé aussi de la toute-bonté. Pour com- 
prendre les chefs-d'œuvre de Beethoven, il faut les interpréter 
largement. Soit, par exemple, la Syjnphonie héroïque. Sans doute 
elle fut consacrée à la gloire d'un héros, et sur la première page 
on sait que Beethoven avait inscrit le nom de Bonaparte. On sait 
également qu'en apprenant le couronnement de l'empereur, il 
effaça le nom, pour lui déshonoré. Reprenant son chef-d'œuvre 
à un seul héros, que désormais il n'en jugeait plus digne, 
il le rendit à tous ; à toute l'humanité héroïque il reporta 
son hommage sublime, un instant égaré. Telle était bien la 
véritable vocation de la symphonie. Elle dépasse en effet et 
déborde un sujet ou un modèle unique, celui-ci fût-il un des 
plus grands parmi les hommes. Guerrière sans doute, elle n'est 
pas seulement guerrière. Certes elle est l'épopée musicale de ceux 
« qui ont parcouru le monde moins par leurs pas que par leurs 
victoires » ; elle Test aussi de ceux-là, qui le parcourent « par 
leurs victoires moins que par leurs bienfaits (2). » Que dis- je, la 
Symphonie héroïque a quelque chose de plus général encore : elle 
célèbre et glorilie les victoires plus humbles, plus obscures et 
tout intérieures. Rien de ce qui est grand, de ce qui est beau 
dans Tordre de la volouti' et de la conscience ne lui est étranger. 

(1) Cité par Victor Wilder dans son livre : Beethoven. Paris, Cliarpentier. 

(2) Bossuet. 



LA MUSIOUE AU POINT DK VLE SOCIOLOGIQUE. 89 

Et qu'on ne prétende pas que l'entendre ainsi c'est l'abaisser et 
la réduire; c'est la dilater au contraire, et l'élever, par-dessus les 
acceptions particulières et personnelles, jusqu'à la signification 
ou à la représentation totale de l'universelle moralité. 

Si le Beethoven de la Symphonie héroïque sympathise avec 
toute l'humanité, celui de la Symphonie pastorale sympathise 
avec la nature entière. On raconte que le maître, un jour (c'était 
en 1823), conduisit son ami Schindler aux environs de Vienne, 
dans un vallon retiré. S'étant assis à l'ombre, près d'un ruisseau, 
il demanda tristement à son compagnon si les oiseaux chantaient, 
car depuis longtemps il ne pouvait plus les entendre. « C'est ici, 
dit-il, que j'écrivis jadis la Scène au bord du ruisseau; les loriots, 
les cailles, les rossignols et les coucous l'ont composée avec 
moi (1). » Et comme Schindler observait que le loriot ne joue au- 
cun rôle dans la Symphonie pastorale, le maître tira de sa poche 
son carnet, et notant un arpège qui s'envole à certain moment 
de l'orchestre en fusée sonore, il rendit à l'oiseau ce qui était à 
l'oiseau, pour que nulle voix ne fût oubliée ou méconnue dans 
le concert où toutes les voix avaient chanté. 

Ainsi Beethoven s'est inspiré de toute la nature. Mais il faut 
ajouter: de toute nature. De même que la Symphonie héroïque 
n'est pas le poème d'un seul héros, la Symphonie pastorale n'est 
pas celui d'un seul paysage. Elle non plus n'a rien d'étroit ni de 
particulier, en un mot rien de local. Beethoven au contraire l'a 
composée avec les élémens les moins rares : avec les aspects les 
plus familiers que puissent prendre les choses; avec les sensations 
et les sentimens les plus généraux qu'elles puissent éveiller. Im- 
pressions agréables en arrivant à la campagne , — Scène au bord du 
ruisseau, — Orage. C'est là, comme on dit, la nature de tout le 
monde, et le mot, pour être vulgaire, n'en est pas moins profond. 
Oui, la nature de tout le monde, et de tous les pays, et de tous 
les jours; la seule avec laquelle devait communiquer ou commu- 
nier le grand esprit qui, dans l'humanité ou hors de l'humanité, 
ne conçut jamais rien sans l'étendre à l'universel et à l'infini. 

En cette àme si largement sympathique, la sympathie ne 
pouvait que s'élargir jusqu'à lu fin. Et la fin ce fut la Messe en ré, 
ce fut la Symphonie avec chœur, les deux œuvres sociologiques 
par excellence, les deux œuvres où s'emportèrent en quelque 
sorte au delà d'eux-mêmes et le génie de Beethoven et son amour 
pour le genre humain. 

Le Kyrie de la Messe est admirable à cet égard; admirable 

(1) Victor Wilder, Beethoven. * 



90 REVUE DES DEUX MOiNDES. 

de plénitude et d'unanimité. Mais plus admirable encore et peut- 
être sans pareil dans l'œuvre entier de Beethoven nous paraît 
certain épisode de YAgni/s Bei. En tête du dernier morceau de 
la Messe on lit ces mots : Bitte um innern und aussern Frieden. 
Prière pour obtenir la paix intérieure et extérieure. Dans un 
andante qu'on souhaiterait moins uniforme, je n'ose dire moins 
traînant, cette prière d'abord se développe longuement. Pacem, 
pacem, pacem, disent et redisent les voix à satiété, comme pour 
arracher le précieux don à la lassitude divine. Mais brusquement 
tout change : rythme, mesure, tonalité. On entend de sourdes 
rumeurs et l'appel des clairons. L'orchestre s'émeut, frémit, et 
sur son frémissement les trois voix du contralto, du ténor et du 
soprano, jettent tour à tour vers l'Agneau de Dieu une adjura- 
tion épouvantée. Ce n'est qu'un cri, mais sublime : le cri de toute 
créature qui recule et défaille devant l'horreur, apparue soudain, 
de la guerre; de la guerre que sonnent là-bas « les trompettes 
hideuses. » Et c'est aussi le cri de Beethoven lui-même, d'un 
Beethoven qu'on ne connaissait pas. Aujourd'hui sans doute 
comme aux jours, anciens déjà, de V Héroïque, il conduirait encore 
les guerriers au combat; mais fasse plutôt le ciel que jamais de 
tels jours ne reviennent. Sans en désavouer l'héroïsme, il en 
conjure l'horreur, et désormais ce n'est plus la gloire, c'est la 
paix, que demande à Dieu pour les hommes, pour tous les hom- 
mes, cette grande âme sur eux attendrie et apitoyée. 

C'est la paix, et demain ce sera la joie. 

« joie, belle étincelle de la divinité, tille de FÉlysée céleste: 
pleins d'une ivresse sacrée nous entrons dans ton sanctuaire. 
Une puissance mystérieuse réunit enfin ceux que le monde et le 
rang séparaient; à l'ombre bienfaisante de tes ailes tous les hom- 
mes deviennent fi-ères. Tous les êtres boivent la joie, s'abreuvant 
au sein de la nature; les bons et les médians suivent maintenant 
un chemin semé de Heurs. Que des millions d'êtres, que le monde 
entier se confonde dans une même étreinte (1). » 

Voilà le thème du dernier morceau de la dernière symphonie. 
Voilà les Novissima verba de Beethoven. Sans doute, — bien que 
le droit en soit contesté par certaine école, — il est permis de 
pr(ii'érer au finale de la Symphonie avec chœur tel ou tel autre 
parmi les grands finales du maître : celui de l'Héroïque, de la Pas- 
torale, de la Symphonie en la ou de Yut mineur. On peut admirer 
en l'un quelc(nique de ceux-ci des proportions plus exactes, une 
perfection pour ainsi dire plus parfaite, plus de mesure avec non 

(1) Schiller. Traduction de V. Wilder {Beelhovei}). 



LA 3IUSIQUE AU POINT DE VIK S( »C10L0r.loUE. 91 

moins de grandeur, peut-être même l'expression d'une joie aussi 
unanime, mais plus rayonnante et plus enthousiaste. Il n'est du 
moins personne qui ne voie dans le finale de la neuvième sym- 
phonie une manifestation sublime du sentiment ou de J'amour 
social. A ce dessein grandiose, la symphonie — je veux dire ici 
le principe ou le mode symphonique — emploie tout ce qu'elle 
possède de ressources, et semble même les multiplier. Jamais 
elle ne fut plus la symphonie, c'est-à-dire un plus riche concours, 
et plus constamment accru, d'élémens, de formes et de forces 
sonores. Après avoir rappelé les motifs des morceaux précédens 
comme pour les subordonner au thème défmitif et souverain, 
l'orchestre expose ce thème à découvert. Puis il commence à 
l'appuyer, à l'enrichir, mais sobrement, d'harmonies encore élé- 
mentaires. Les voix alors interviennent et donnent le signal d'une 
évolution dont le sens général, l'ampleur et le dernier terme sont 
assez connus. On sait quel est, d'un bout à l'autre du finale, le 
progrès et l'effusion grandissante de la joie. On sait aussi de 
quelle joie : joie incessamment transformée; d'abord intérieure 
et sérieuse, puis débordant au dehors, éclatant ici en fanfares de 
guerre, ailleurs en cantiques sacrés; joie communicative, conta- 
gieuse, qui gagne de proche en proche, monte de cime en cime, 
jusqu'à ce que dans l'infini du bonheur toute créature, toute chose 
même soit abîmée et comme anéantie. 

Que dis-je, anéantie! Ce n'est pas au néant, c'est à l'être; ce 
n'est point à l'abolition, mais à l'épanouissement de la vie, et de 
la vie éternelle, que Beethoven a voulu convier et conduire l'hu- 
manité. En dépit de certaines traditions ou légendes, de com- 
mentateurs tels que JNohl, et après lui Victor Wilder, il nous plaît 
de voir dans l'ode de Schiller, et surtout dans le finale de Bee- 
thoven, un hymne à la joie plutôt qu'à la liberté. Il se peut 
que Schiller, par crainte delà censure, ait écrit Freiide , tandis qu'il 
avait pensé Freiheit; mais c'est bien Freude, la joie, que chante 
Beethoven. La joie est supérieure à la liberté même, — j'entends 
à notre liberté humaine, — puisqu'elle doit lui survivre. La 
joie est notre fin dernière, car un jour, et pour jamais, nous ne 
serons plus libres, mais nous serons joyeux. Comprise ainsi, la 
pensée de Beethoven s'élève et s'agrandit encore; son rêve, ou 
son espoir, ne s'arrête pas à la terre, et la société conçue par son 
génie n'est plus celle des vivans , mais des élus ; non plus celle du 
temps, mais celle de l'éternité. 

De Beethoven jusqu'à nous — c'est jusqu'à Wagner que je 
veux dire — l'évolution de l'idée ou de l'idéal sociologique ne 
s'est pas interrompue. A l'aristocratique opéra d'Italie, l'Allemagne 



92 REVUE DES DEUX MONDES. 

Opposa enfin son premier chef-d'œuvre national et populaire, le 
Freischutz. Aux cantates de cour et de salon, aux nobles réci- 
tatiis, aux vocalises des virtuoses répondit le lied allemand, et le 
grand maître que fut Schubert n'estima point indignes de son 
génie les petits et les humbles : le pâtre, le chasseur, « la belle 
meunière », la fileuse au rouet, le postillon sonnant du cor ot le 
pêcheur de truites au bord de l'eau. 

Sans constituer jamais un genre populaire, le grand opéra 
français, de ia Muette à r Africaine, accorda pourtant en ses chefs- 
d'œuvre quelque chose à la foule. Le nombre augmenta des per- 
sonnages mis en scène ; soucieux des sentimens généraux et des 
passions de la multitude, les Rossini, les Halévy, les Meyerbeer 
donnèrent plus d'importance aux chœurs, aux ensembles, et de 
Guillaume Tel/ ou de la Juive, des Huguenots ou du Prophè/e, les 
beautés qu'on pourrait appeler sociologiques ne furent peut-être 
pas les moindres beautés. 

Hors du théâtre même et dans l'ordre de la musique pure 
s'opéraient des changemens analogues. Le génie complexe d'un 
Berlioz enrichissait démesurément l'orchestre, organe de la sym- 
phonie. Soit qu'il créât de nouveaux timbres en modifiant pour 
ainsi dire les lois de relation entre les familles instrumentales; 
soit qu'il accrût — en des proportions quelquefois exorbitantes — 
la valeur numérique des unités sonores, Berlioz apparaissait 
comme l'un des deux grands maîtres modernes, par qui sur le 
principe individuel, le principe collectif allait l'emporter. 

De ces deux maîtres, le second fut Richard Wagner. Il trans- 
porta la symphonie au théâtre. En ses œuvres, et plus encore en 
son esthétique, Wagner se llatta d'être le plus sociologique des 
musiciens. Ici même, un de ses profonds commentateurs l'a fait 
voir (i). L'art, selon Wagner, est sociologique d'abord en ce 
sens, qu'il est ou doit être une association de tous les arts. La 
poésie, la peinture, l'architecture, la plastique (cette sculpture 
animée) doivent concourir, avec la musique, à la réalisation de 
l'œuvre d'art wagnérienne, et ce n'est point assurément par la 
musique seule que cet homme a été grand. 

Il y a plus, et l'un des principes fondamentaux de la doc- 
trine de Wagner, c'est que l'art vient du peuple et doit retour- 
ner à lui. Tout art supérieur est nécessairement « un art général, 
collectif, répondant à des besoins artistiques communs (2). » 
Un chapitre de VOEuvre d'url de t avenir porte ces mots en 

(1) Voyez, dans la Revue du lîl octobre 189.") : la Doctrine esthélique de Richard 
Waf/ner, par M. Houston Stewart Chamberlain. 

(2) M. H. S. Chamberlain. 



LA musiquf: au point ue vn: sociologique, 93 

épigraphe : « Le peuple, force efficiente de l'œuvre d'art. » — 
(( Pour que l'artiste, écrit encore Wagner, crée une œuvre grande 
et vraiment artistique, il faut que nous tous nous y collaborions 
avec lui. La tragédie d'Eschyle et de Sophocle a été l'œuvre 
d'Athènes (1). » Wagner va même jusqu'à dépersonnaliser, ou 
peu s'en faut, le pouvoir créateur do l'œuvre d'art. Il ne craint 
pas d'en dépouiller l'individu pour en investir l'association. « Si 
sublime que soit le génie d'un artiste, mille liens le rattachent 
toujours à la société qui l'entoure ^), et Wagner a pu dire en ce sens 
que « l'individu isolé ne saurait rien inventer, mais peut seulement 
s'approprier une invention commune. » Il n'a point cessé non plus 
do protester contre l'emploi courant, et, à son avis, trop com- 
mode, du mot de ^e;??V',pour désigner une force de création ar- 
tistique qui lui paraissait plutôt collective qu'individuelle. Il n'ad- 
mettait point qu'on considérât l'artiste comme un prodige tombé 
du ciel. Il ne voyait en lui que <( la floraison d'une puissance col- 
lective, floraison capable de produire à son tour des germes nou- 
veaux (2). » 

Rien de plus conforme que de telles théories aux pures tra- 
ditions de l'esprit allemand. Coopération de tous les arts à 
l'œuvre d'art, origine et fin sociale de l'art, toutes ces idées se 
rencontrent déjà chez les philosophes, les critiques et les poètes 
antérieurs au maître de Bavreuth. M. Chamberlain, et avant lui 
M. Edouard Rod (3), ont pu les signaler dans le Laocoon de Les- 
sing aussi bien que dans Y EstJiétique de Hegel, dans la Causerie 
sur Alceste de Herder et dans la Correspondance de Schiller et 
de Gœthe. Schiller, préoccupé do la désagrégation, et, comme il 
disait, de « l'émiottement individuel » , espérait de l'art seul une res- 
tauration de l'unité humaine. Quant à la formule wagnérienne : 
« Le peuple, force efficiente de l'œuvre d'art », elle semble con- 
tenue à l'avance dans cette pensée de Gœthe : « C'est l'ensemble 
des hommes qui seul peut connaître la nature, et lui seul peut 
vivre ce qu'il y a dans la vie de purement humain (4). » 

« Ce qu'il y a do purement humain. » Autrement dit ce qu'il 
y a de plus général, de plus indépendant de tout accident et de 
toute particularité, de toute contingence et de toute formule 
historique ou locale, « ce qui exprime l'essence de l'humanité 
comme telle » ; cela seul est pour Wagner élément et matière 
d'art. Dès lors l'opéra wagnérien ne pouvait être nécessairement 

(1) M. H. S. Chamberlain. 

(2) U. 

(3) Wagner et l'esthétique allemande. 

CO M. H. S. Chamberlain. « 



94 REVUE DES DEUX MONDES. 

que légendaire ou mythique. Aussi ne fut-il point autre chose, ot 
tel est, dans l'art de Wagner, le premier effet de la théorie sur la 
pratique, de la sociologie doctrinale sur la sociologie de l'œuvre. 
Mais il y en a d'autres encore, et qui se sont produits non plus 
dans l'ordre de la poésie ou de la poétique, mais dans celui de la 
musique même, de la seule musique. Plus que toute autre, la mu- 
sique de Wagner est sociologique en ce sens, que plus que toute 
autre elle a pour principe le nombre. Wagner a renversé les 
modes ou les lois, obéies jusqu'à lui, de la représentation musicale 
des êtres "et des choses. Il a dépossédé l'unité chantante au profit 
de la phiralité instrumentale, et de cette pluralité, désormais 
souveraine, il a multiplié les élémens à l'infini. Renouvelant en 
quelque sorte les conditions de la vie, il a voulu que celle-ci pro- 
cédât non plus d'une force unique, mais d'un concours de forces. 
On ne saurait trop rappeler à ce sujet les paroles profondes 
d'Amiel : « Les œuvres de Wagner, écrivait-il en 1857, sont plu- 
tôt des drames symphoniques que des opéras. La voix est ramenée 
au ranii' d'instrument, mise de niveau avec les violons, les tim- 
baies et les hautbois, et traitée instrumentalement. L'homme 
est déchu de sa position supérieure, et le centre de gravité passe 
dans le bâton du chef d'orchestre. C'est la musique déperson- 
nalisée, la musique néo-hégélienne, la musique-foule, au lieu de 
la musique individu. En ce cas elle est bien la musique de l'avenir, 
la musique de la démocratie socialiste, remplaçant l'art aristo- 
cratique, héroïque et subjectif. » 

Le penseur à demi allemand a compris admirablement le 
musicien d'Allemagne. La musique de Wagner est bien ce que dit 
Amiel : musique-foule. Et cette foule est une collection d'infini- 
ment petits. En toute œuvre de musique aujourd'hui, en tout chef- 
d'œuvre même, le menu détail remplace de plus en plus les vastes 
généralisations d'autrefois. Rien ne s'y rapporte plus à de grandes 
causes simples, à des partis pris individuels et souverains, mais à 
des élémens innombrables et presque imperceptibles. Comment 
ne pas sentir ici, entre les diverses manifestations de la pensée et 
de la vie, des harmonies mystérieuses et profondes? Elles n'ont 
point échappé naguère à l'un de nos maîtres, méditant il y a 
quelques mois sur une grande sépulture. « Il serait absurde, 
écrivait ici même M. de Vogiié le lendemain de la mort de Pas- 
teur, il serait absurde de prétendre que ta doctrine pastorienne 
apporte un appui à ]ios systèmes politiques et sociaux, à la dé- 
mocratie, au suffrage universel; voii'c même au socialisme envi- 
sagé comme l'association des petits intéi'èts qui se liguent pour 
mieux vivre aux dépens d'un grand corps... Il n'en est pas moins 



LA MUSIQUE AU l'OlNl" DE VUE SOCIOLOGIQUE. 93 

vrai que l'homme, toujours incertain et inquiet sur la valeur de 
ses frêles constructions, leur cherche un patron clans l'éternel 
modèle, dans la nature; qu'il est encouragé et rassuré quand 
cette sage nature lui montre, ou paraît lui montrer, réalisées 
dans l'œuvre éternelle, des intentions semblables à celles qu'il 
s'efforce de réaliser dans son œuvre éphémère. La doctrine pas- 
forienne annonce une de ces conformités. Elle constate la loi du 
nombre, elle découvre les sources de la vie et les causes de la 
mort dans une infinité d'êtres très faibles qui deviennent tout- 
puissans par leur réunion, qui triomphent des plus robustes 
oi'o-anismes. Elle nous livre cette découverte à l'heure où nos 
sociétés font sur elles-mêmes un travail commandé par des con- 
statations identiques. Qui refuserait de réfléchir sur cette simulta- 
néité (1)? » 

Et nous à notre tour, sur le socialisme ou la sociologie de 
l'art wagnérien, sur cette période, la dernière jusqu'ici, d'une évo- 
lution que nous avons essayé de suivre, nous ne voulons pas d'autre 
conclusion que ces grandes paroles. Comme la doctrine de Pas- 
teur, et en même temps, la doctrine de Wagner annonce une de 
ces conformités que signalait notre éminent collaborateur. Elle 
aussi découvre dans le nombre, dans les infiniment petits, les 
sources de la vie, de la vie esthétique — en attendant qu'une 
autre doctrine y découvre les causes de la mort. Elle aussi nous 
livre sa découverte à l'heure où s'accomplissent dans nos sociétés 
des changemens commandés par des constatations identiques. De 
cette simultanéité nouvelle encore plus que de l'autre il serait 
absurde d'abuser, mais personne assurément, et nous n'en deman- 
dons pas davantage, ne refusera d'y réfléchir, 

IV 

Après avoir étudié la nature et résumé l'histoire de la mu- 
sique au point de vue sociologique, il convient, et nous finirons 
par là, d'en considérer, à ce point de vue encore, l'influence et le 
rôle, les devoirs en quelque sorte et les bienfaits. 

« Tous les désordres, toutes les guerres qu'on voit dans le 
monde n'arrivent que pour n'apprendre pas la musique... La 
guerre ne vient-elle pas d'un manque d'union entre les hommes? 
Et si tous les hommes apprenaient la musique, ne serait-ce pas 
là le moyen de s'accorder ensemble et de voir dans le monde la 
paix universelle ? » Ainsi parlait à M. Jourdain son maître de 

(I) Voyez, dans la Revue du lo octobre 1895 : le Legs pliilosophique de Pasteur, 
par M. le vicomte E.-M. de Vogiié. n 



96 REVUE DES DEUX MONDES. 

musique, et sans doute il s'en faisait accroire. Mais, deux siècles 
plus tard, un bien autre maître de musique devait tenir à peu près 
le même langage. Wagner ne sest guère fait de son art une idée 
moins haute ; il n'a pas eu pour lui de moindres ambitions. Il en 
a tout espéré, tout prétendu, tout promis, et à tous. Tout, jusqu'à 
la solution de l'énigme du monde, jusqu'à la réponse à léternel et 
universel pourquoi. Avec Schopenhauer et d'après lui, Wagner 
tenait la connaissance artistique pour le degré le plus élevé, pour 
le mode supérieur de la connaissance, le seul par où l'esprit hu- 
main puisse atteindre à l'essence des choses et la comprendre. Il 
a proclamé que la vie ne peut être << supportable » pour l'homme, 
que dans une société dont ce l'art constitue la fonction la plus 
haute (1). » Son rêve le plus cher fut de rétablir entre l'art et la vie 
les rapports qu'avait créés la civilisation antique et que notre civi- 
lisation a détruits ou tout au moins altérés. A cette restauration 
chimérique il ne voyait pas, ou ne voulait pas voir d'obstacles. Il 
ne s'avouait pas que la condition de l'humanité s'est renouvelée ; 
que le temps n'est plus des élites heureuses, intelligentes, servies 
par des milliers d'esclaves; que les Grecs étaient un peuple, un 
petit peuple d'artistes, ce que les Allemands, les Italiens, les Fran- 
çais, ne sont plus et ne peuvent plus être aujourd'hui. A l'idée, 
juste et belle en soi, de l'origine et de la destination sociale de l'art, 
Wagner a fini par demander plus qu'elle ne peut rendre. Il le sen- 
tait parfois au fond, tout au fond de lui-même, et de son exagéra- 
tion il semble bien apercevoir les suites quand il écrit : « Que du 
sein du peuple allemand soient sortis Gœthe et Schiller, Mozart 
et Beethoven, cela amène beaucoup trop facilement le grand nom- 
bre des médiocres à s imaginer que ces grands esprits font de droit 
partie de leur nombre, et à laisser croire à la masse du peuple, 
avec une satisfaction démagogique, qu'elle est elle-même Gœthe et 
Schiller, Mozart et Beethoven. » — A la bonne heure ! Mais qui 
donc, objecte alors avec infiniment de raison M. Nordau, qui donc 
a non seulement laissé mais fait croire cela à la masse du peuple, 
si ce n'est Wagner lui-même, en déclarant qu'elle était « la force 
efficiente de l'œuvre d'art, l'artiste de l'avenir. » Et quant à cette 
autre théorie wagnérienne d'une réforme esthétique devant un 
jour procurer l'universel bonheur, est-il possible d'en signaler 
avec plus de sens et d'ironie que M. Nordau encore les préten- 
tions exorbitantes : « En quoi se manifestent à lui (W agner) la 
corruption de la société et le caractère intenable de tous les 
états de choses? En ce qu'on joue des opéras avec des ariettes 

(1) Voyez M. II. S. Chamberlain, loc. cil. 



LA MISIOUE AU POINT DE VUE SOCIOLOGIQUE. 97 

sautillantes et qu'on représente des ballets. Et comment l'hunia- 
nité doit-elle parvenir au salut? En exécutant le drame musical 
de l'avenir. » 

Sourions, mais avec mélancolie, comme on sourit de trop 
beaux rêves. Hélas! il ne faut pas se promettre, encore moins 
promettre à la foule un état, une vie sociale dont l'art serait la 
fonction la plus haute. Cette vie, l'humanité jamais ne la vivra. Il 
est possible que la connaissance artistique soit le mode supé- 
rieur de la connaissance, mais à cette supériorité combien d'entre 
nous jamais s'élèveront? Des « temples sereins » du poète, du 
savant, de l'artiste, qui fera notre commune demeure? Ici encore 
nous pourrions en appeler de Wagner à Wagner, et de ses ra- 
dieuses visions à sa clairvoyance attristée. N'a-t-il pas écrit dans 
Opé?'a et Drame : « Personne ne peut être aussi convaincu que 
moi-même de cette vérité, que la réalisation du drame tel que je 
le conçois dépend de conditions qui la rendent actuellement im- 
possible, non seulement à moi, mais à une volonté et à des apti- 
tudes infiniment supérieures aux miennes. Elle dépend d'un état 
social, et par suite d'une collaboration collective qui sont exacte- 
ment à l'opposé de ce que nous avons à présent (1). » — Aurons- 
nous jamais autre chose? Il est permis de ne le point affirmer. Et 
quand bien même l'idéal esthétique de Wagner se réaliserait plei- 
nement un jour, on garde le droit de se demander encore si ce 
jour-là serait le premier de l'universelle félicité. 

De ces généreuses doctrines et de ces imaginations gran- 
dioses, il faut du moins retenir un principe : celui de l'obligation, 
du devoir social de l'art. L'art ne sera jamais tout pour le peuple; 
mais il peut, il doit être quelque chose, et de plus en plus il fau- 
drait qu'il le devînt. Dans l'ordre de la joie ou seulement de la 
vie esthétique, il y a peu d'élus; que du moins il y ait beaucoup 
d'appelés. Un jeune prêtre disait généreusement l'année dernière 
à de jeunes auditeurs : « Il est tant de plaies sociales qui deman- 
dent des mains, même des mains d'écrivains et d'artistes, pour 
les panser... » Et il ajoutait : « En multipliant la beauté, eu don- 
nant au monde des humbles le sens de la sincère beauté, vous 
lui aurez fait la plus exquise et peut-être la plus utile des cha- 
rités (2). » Puisque, nous l'avons vu, la beauté musicale est plus 
sociologique que toute autre, plus que toute autre elle peut être 
charitable. Que partout elle le soit et pour tous. Pour l'enfant 
d'abord. Qu'une part soit faite à la musique dans l'éducation du 
peuple. Un concours ouvert il y a quelques mois par le service de 

(1) Cité par M. H.-S. Chamberlain, op. cit. 

(2) M. l'abbé Pierre Vignot, la Vie pour les attires. (Conférences.) K 

TOME cxxxv. — 1896. 7 



98 REVUE DES DEUX MONDES. 

la Correspondance générale de F bis tract ion primaire, a donné 
d'excellens résultats, et c'est un petit chef-d'œuvre d'art sociolo- 
gique, que le recueil, couronné dans ce concours, des Chants 
populaires pour les Écoles, de MM. Maurice Bouchor et Julien 
Tiersot (1). 

A l'église non moins qu'à l'école, il importerait que l'enfant 
du peuple chantât. Il y chantait naguère, et pour la culture mu- 
sicale — j'entends celle de la foule — les maîtrises avaient fait ce 
que jamais Conservatoire ne refera. Songez qu'avant la Révolution 
la France comptait quatre cents maîtrises, c'est-à-dire douze ou 
quinze mille musiciens, dont cinq mille enfans de chœur. Quel 
gouvernement vraiment démocratique réorganisera d'aussi utiles 
associations, des syndicats aussi bienfaisans? Alors la « maison du 
peuple » était la maison de Dieu. Quelles leçons, quels exemples de 
solidarité fraternelle, de véritable unanimité, les choses mêmes y 
donnaient I Que hx vie devait être harmonieuse en cette église de 
Saint-Sauveur d'Aix, où les plus humbles serviteurs étaient mu- 
siciens, où, quand sonnaient les cloches, l'orgue ne pouvait jouer 
que dans le ton où elles sonnaient (2). Et de la vertu sociale et 
charitable de la musique, quel plus touchant apprentissage que 
celui-ci? Les enfans de la maîtrise de Rouen n'avaient jamais 
licence de se faire entendre au dehors. Un jour pourtant il arriva 
que certain bailli dEvreux fit une perte cruelle, dont il était fort 
affligé. La fête de la Toussaint étant venue, comme le bailli se 
trouvait malade en sa demeure, on permit aux enfans d'aller 
chanter devant lui, et « si doulcement chantèrent, nous rapporte 
la chronique, que le dolent bailli en feut tout consolé (3). » 

Aucune éducation ne vaudra jamais celle des maîtrises, pour 
préparer le peuple à des joies que de plus en plus il recherche et 
qu'il faut lui rendre de plus en plus familières et faciles. Il y a des 
œuvres d'assistance par le travail; qu'il y ait des œuvres d'assis- 
tance par la beauté. Panem et circenses. Le jour où, dans un 
cirque, un excellent musicien, qui était un homme de cœur, a 
dirigé le premier « concert populaire », il a fait plus que maint 
économiste, plus que tel politique, pour le bonheur des humbles 
et des petits. De son initiative et de son exemple nous voyons 
aujourd'hui les salutaires effets. On raconte du vieil Haydn, 
que le dimanche il aimait à rassembler les paysans pour les 
régaler d'un bon repas et de bonne musique. Il appelait cela 
ses jours de magnificence. Entrez, le dimanche également, au 

(1) Chez Hachette, 1893. 

(2) Voir : la MaUrise d'Aix, par M. l'abbé Marbot. 

(3) Histoire de la maîtrise de Rouen, par MM. les abbés Colette et Bourdon. 



LA .MUSIQUE AU POINT DE VUE SOCIOLOGIOLE. 09 

concert Lamoureux, ou plutôt au concert Colonne, demeuré le 
plus populaire. Allez vous asseoir en haut, tout en haut, au « pa- 
radis », — le mot est juste, car c'est bien là que sont les plus 
heureux, — voyez-les écouter, comprendre, applaudir, et dites si 
pour le peuple qui pendant six jours travaille et peine, la mu- 
sique ne fait pas encore maintenant du septième jour un jour de 
magnificence. 

De ces jours-là peut-être le peuple sait mieux que nous pro- 
fiter et jouir. Le véritable et, comme on dit, le « bon » public, 
le public unanime, que la musique rassemble dans l'attention 
et l'émotion commune, ce n'est pas celui des représentations 
mondaines, mais des représentations populaires. C'était un humble 
auditeur, un ignorant, presque un ouvrier, dont je fus le voisin 
l'an dernier au concert du Ghâtelet. On jouait le Rotnéo de Ber- 
lioz : Nuit sereine. — Le jardin des Capulets silencieux et désert. 
Vous souvient-il de l'admirable page? Les premiers accords s'éle- 
vaient, les beaux accords ilottans. J'entendis une voix étrange, 
un peu tremblante, lire à côté de moi ces deux seuls mots du 
programme : « Nuit sereine. » Je regardai l'homme et, rien qu'à 
voir comme il écoutait, je sentis que dans son âme et jusque dans 
son sang, peut-être brûlé par les veilles laborieuses, se répandait 
la fraîcheur et la sérénité de la nuit. En sortant ce jour-là du 
Châtelet, je rêvais à ce que pourraient être, au sens idéal du mot, 
des concerts de charité : concerts donnés vraiment pour les 
pauvres, en leur présence et en leur honneur; au lieu de l'aumône 
d'argent, l'aumône de beauté. Et je me demandais s'il serait 
impossible de leur découvrir, ne fût-ce que pour une heure, des 
conformités profondes entre l'art et la vie, leur vie à eux, entre 
les belles œuvres et les grands devoirs ou les grandes vertus. Des 
plus divines paroles, fût-ce du Sermon sur la montagne, j'entre- 
voyais, pour ceux-là justement auxquels il fut prêché, la possi- 
bilité d'une exégèse musicale. Oui, par la musique même toute 
béatitude leur serait annoncée. Heureux les simples, leur dirait 
Haydn. Heureux, leur chanterait Mozart, heureux ceux qui ont le 
cœur pur. Et, de sa voix héroïque et douloureuse. Beethoven leur 
crierait : Heureux ceux qui souffrent persécution pour la justice. 
Mais d'abord, et pour les initier, il est un chant, un appel admi- 
rable, que je voudrais leur faire entendre : celui d'un vieux maître 
allemand, de ce Heinrich Schûtz que plus haut nous avons cité. 
Venite ad me, omnes qui lahoratis. Voilà peut-être le plus ancien, 
en tout cas l'un des plus émouvans chefs-d'œuvre de la musique 
sociologique. Là, pour la première fois, et pour jamais, il semble 
que le génie d'un homme se soit lié envers tous les hommes par 



400 REVUE DES DEUX 3I0NDES. 

la divine promesse de consolation et de réconfort, et que ce ne 
soit plus seulement le Christ, mais la musique elle-même, qui ait 
dit à tous ceux qui sont dans la peine, à tous ceux qui ploient 
sous les fardeaux : « Venez à moi et je vous soulagerai. » 

Elle fera plus que les soulager : elle les enseignera aussi. Le 
peuple trouvera dans la musique, autant qu'un intérêt de sym- 
pathie, des exemples de conduite. Elle lui révélera les rapports 
nécessaires, qui sont les éternelles lois. Mais toute musique sera- 
t-elle capable, digne de donner à la foule ces hautes et salutaires 
leçons? Non sans doute. Toute œuvre, tout chef-d'œuvre même 
n'est pas bon pour tout le monde, et le plus populaire aujour- 
d'hui des grands musiciens, celui qui dans notre siècle finissant 
aura fait le })his de bruit, n'est peut-être pas, au point de vue 
sociologique, celui qui aura fait le plus de bien. Du moins n'aura- 
t-il pas fait que du bien. Des œuvres de Wagner, il en est, comme 
Tannhauser , Lohengrin, certaines pages de la Tétralogie , des 
Maîtres Chanteurs ou de Parsifal, que le peuple ne connaîtra, 
n'admirera jamais trop. Il en est d'autres qu'on souhaiterait pres- 
que de lui cacher ou de lui interdire, comme ces modes dange- 
reux que Platon proscrivait de sa République. De ces œuvres dé- 
fendues, ou réservées, la première serait peut-être Tristan et 
Yseult. Nous en relisions récemment dans le Triomphe de la 
mort de M. Gabriel d'Annunzio la très puissante, très troublante 
analyse, et jamais ce que le drame wagnérien renferme de per- 
nicieux , d'anti-social surtout , ne nous était plus clairement 
apparu. Le AVagner de Tristan n'a-t-il pas faussé, vicié le prin- 
cipe ou la force sociale par excellence, l'amour, en lui donnant 
pour fin et pour idéal, au lieu de la vie, la mort? Le romancier 
d'Italie ne s'y est pas mépris, lui que des affinités secrètes pré- 
disposent à goûter mieux que personne ces étranges et mal- 
saines beautés. Dès le prélude de Tristan, M. d'Annunzio recon- 
naît « l'insatiable désir exalté jusqu'à l'ivresse de la destruction. » 
Et plus loin, qui l'accusera de calomnier Yseult ou seulement 
de la méconnaître, lorsqu'il écrit : (( La puissance de destruc- 
tion se manifestait en la femme magicienne contre l'homme 
qu'elle avait élu, qu'elle avait voué à la mort... La passion mettait 
en elle une volonté homicide, réveillait dans les racines de son 
être un instinct hostile à l'être, un besoin de dissolution et 
d'anéantissement. Elle s'exaspérait à chercher eu elle et autour 
d'elle une puissance foudroyante qui frapperait et détruirait sans 
laisser de traces. » Quand Yseult, au second acte, éteint et foule 
aux pieds le flambeau, c'est avec une joie farouche, et de cette 
joie son cœur bondit non seuleiwmt à l'approche de l'amour, 



LA MUSIQUE AU POINT DE VUE SOCIOLOGIQUE. 101 

mais à l'approche de la mort. « Elle offrait sa vie et celle de l'élu 
à la nuit fatale; elle entrait avec lui dans l'ombre, pour tou- 
jours. » Critique littéraire, dira-t-on peut-être, ou de littérateur 
et de poète, à laquelle échappe la musique. Attendez : voici qui 
va droit à la musique, au fond même de la musique et jusqu'au 
foyer du mal. Il s'agit du duo du second acte : « Dans l'impétuo- 
sité des progressions chromatiques il y avait la folle poursuite 
d'un bien qui se dérobait à toute prise, quoiqu'il resplendît très 
proche. Dans les changemens de ton, de rythme et de mesure, 
dans la succession des syncopes il y avait une recherche sans 
trêve, il y avait une convoitise sans limites, il y avait le long 
supplice du désir toujours déçu et jamais éteint... L'effrayante 
vertu du philtre opérait sur l'ùme et sur la chair des deux amans 
déjà consacrés à la mort. Rien ne pouvait éteindre ou adoucir 
cette ardeur fatale, rien hormis la mort. Ils avaient tenté vaine- 
ment toutes les caresses; ils avaient recueilli vainement toutes 
leurs forces pour s'unir dans un embrassement suprême... Leur 
substance corporelle, leur personnalité vivante, tel était l'obstacle. 
Et une haine secrète naissait chez l'un et chez l'autre, un besoin 
de se détruire, de s'anéantir, un besoin de faire mourir et un 
besoin de mourir. » 

La mort! Toujours et partout la mort! Dans l'opéra comme 
dans le roman c'est bien elle, elle seule qui triomphe. Toute ac- 
tivité, toute personnalité détruite, tout effort stérile, toute lutte 
vaine et toute victoire impossible; tout être enfin englouti, abîmé 
dans le néant, voilà l'idéal du poète et du musicien de Tristan, et 
si jamais peut-être Wagner n'a rien produit de plus puissant, 
peut-être ne produisit-il jamais rien de plus contraire à la desti- 
nation ou à la mission populaire et sociologique de l'art. « Je 
souhaite, écrivait Gounod au pape Léon XIII en lui dédiant son 
oratorio de Mors et Vita, je souhaite que mon humble travail soit 
de quelque utilité pour l'accroissement de la vie en mes frères et 
en moi-même, ad incrementumvitœ in fratribusmeis et inmeipso . » 
A la bonne heure. Voilà de sages et presque saintes paroles. 
Elles enseignent qu'il n'y a d'œuvres socialement salutaires et 
belles que les œuvres vivifiantes, celles par qui s'accroît la vie et 
non la mort. 

Aussi bien, pour être et surtout pour demeurer le guide, 
le maître par excellence de la foule, Wagner peut-être l'a 
trop flattée et trop servie. Son génie a trop accordé à la multi- 
tude. En sa polyphonie colossale, il a de plus en plus sacrifié 
l'individu au nombre, dont il a, sans contrôle ni contrepoids, 
établi la souveraineté. C'était nous pousser — et de quelle ter- 



J02 REVUE DES DEUX MONDES. 

rible main! — du côté où nous penchons, sur une pente où, si 
nous pouvons encore être sauvés, il est temps que d'autres mains 
viennent nous retenir. Rappelez-vous les expressions ou les défi- 
nitions d'Amie! : « musique dépersonnalisée, musique-foule. » 
C'était autant d'avertissemens. Il n'est pas bon que nulle part, fût- 
ce en musique, le nombre domine et règne seul; pour le nombre 
lui-même cela est dangereux et fmit toujours par être funeste. 
Voilà pourquoi l'art de Wagner, plus sociologique que tout autre 
par l'intention ou la prétention, l'est beaucoup moins par l'effet 
et le bienfait. L'idéal sociologique n'est pas dans la musique de 
Wagner , parce qu'elle a compromis l'équilibre entre les deux 
principes également nécessaires de toute vie sociale : le prin- 
cipe collectif et le principe personnel. 

Cet équilibre, et par suite cet idéal, où donc le trouverons- 
nous? De quel maître, en achevant cette étude, dirons-nous à la 
foule : Allez à lui, car il a les paroles de la vie éternelle? C'est 
du maître des neuf symphonies, c'est de Beethoven qu'on peut le 
dire. Du point de vue où nous nous sommes placé, c'est lui comme 
toujours qui paraît le plus grand. Il n'est pas déplus haut ensei- 
gnement social que le sien; pas de plus admirable modèle que 
son art, de l'harmonie parfaite entre l'individu et le nombre, on 
pourrait presque dire entre les droits de la foule et ses devoirs. 
Oui, toute œuvre de Beethoven est une société incomparable 
parce que c'est une incomparable hiérarchie. Bossuet a dit : 
« S'il y a de l'art à bien gouverner, il y en a aussi à bien 
obéir. )) Il a parlé de la science maîtresse par laquelle un seul 
commande ; mais aussi d'une autre science subalterne qui enseigne 
aux sujets à se rendre dignes instrumens de la conduite supé- 
rieure. « C'est, ajoute-t-il, le rapport de ces deux sciences qui 
entretient le corps d'un Etat par la correspondance du chef et des 
membres. » Cette correspondance et ce rapport, cette économie 
et cette proportion, cet équilibre entre le chef et les membres, 
entre le commandement et l'obéissance, une sonate ou une sym- 
phonie de Beethoven en est la représentation et l'image. Nul n'a 
créé plus de formes, ou de forces individuelles, et plus indivi- 
duelles, que Beethoven; que ces forces d'ailleurs soient des mé- 
lodies, des rythmes ou des notes seulement. Mais ces individua- 
lités ne sont point égoïstes ou tyranniques; elles sont libérales et 
bienfaisantes. Que fait par exemple un thème comme celui du 
premier morceau de Y Héroïque? Que fait-il autre chose que pro- 
poser un but, une fin supérieure, à l'effort de cette association 
qu'est la symphonie! Vers cette fin, sous la direction et l'autorité 
du thème souverain, tous les élémens tendront ensemble. Si 



LA MUSIQUE AU POINT DE VUE SOCIOLOGIQUE. 103 

quelques voix, quelques parties s'en écartent, elles y seront bien- 
tôt ramenées. On attendra peut-être, on souhaitera leur retour, 
mais ce ne sera jamais en vain. Par la liberté, la fantaisie ou le ca- 
price, — rappelez-vous la fausse rentrée du cor dans le premier 
morceau de V Héroïque, — tout pourra sembler perdu; tout sera 
sauvé au contraire, car le caprice sera toujours heureux, la fan- 
taisie obéissante et la liberté disciplinée et soumise. 

Pour comprendre quelle force, quelle vertu sociale possède 
parfois chez Beethoven une note, oui une note seulement, écoutez 
l'introduction de la symphonie en la. Dix mesures avant le début 
du vivace, la dominante, le mi, se détache inopinément de l'en- 
semble. Deux fois d'abord elle provoque l'accord de mi majeur, 
créant ainsi une première association. Mais celle-ci ne tarde pas à 
se dissoudre. Durant six mesures alors le mi résonne solitaire, 
et parce que ces mesures sont lentes, l'impression tonale de mi 
s'atténue par degrés et s'ell'ace. La note cependant persiste ; à des 
hauteurs différentes, timbrée de sonorités diverses, elle se fait 
écho à elle-même. On ne sait plus maintenant ce quelle va 
donner, quel système de sons il lui plaira de fonder. Soudain, 
répétée, et plus vivement, elle s'enveloppe d'une harmonie inat- 
tendue; elle crée une agrégation nouvelle : après l'accord de m.i, 
l'accord de la. Mais à ce second accord de même qu'au premier, 
elle encore préside, commande, et c'est ainsi que de la même 
unité deux groupes successivement ont déjà procédé et dé- 
pendu. 

Ce que fait ici une note, il serait aisé de montrer comment le 
fait ailleurs, partout ailleurs dans Beethoven, soit un rythme, 
soit une mélodie. Ainsi chacune des œuvres de Beethoven est 
une et multiple à la fois. Tout y est personnel ; tout y est mutuel 
aussi. C'est pour cela que Beethoven est le maître des maîtres. 
Il proclame et il applique également les deux lois égales de la vie 
sociale supérieure. Par lui nous pouvons apprendre, comme dit 
Bossuet encore, non seulement avec qui, mais sous qui nous 
devons vivre. Il nous propose le double idéal d'une solidarité 
universelle et d'une souveraine autorité. 

Qui méconnaîtrait la vertu sociologique de la musique, alors 
que de l'œuvre d'un musicien se dégagent de telles leçons ? Il 
faut donc bénir la musique parce qu'elle émeut, parce qu'elle 
console ; il le faut encore parce qu'elle enseigne , parce qu'elle 
éclate non seulement aux âmes, mais aux esprits. Que tous ceux 
qu'elle aime, ceux qu'elle a marqués au front, s'efforcent de la 
faire éclater à l'esprit comme à l'âme des foules. « Consolatrice, 
consolatrice ! » lui criait naguère le héros d'un roman de Geoi'^e 



104 REVUE DES DEUX ^MONDES. 

Sand. Sous le titre non moins sacré d'éducatrice, peut-être con- 
vient-il de l'invoquer aujourd'hui. Que ceux qui souffrent soient 
par elle moins malheureux, mais que les ignorans, les égarés, 
par elle aussi deviennent plus sages; qu'Apollon, comme aux 
temps de Pindare, verse encore dans les cœurs le paisible amour 
de la loi. « L'esthétique, a dit admirablement Flaubert, n'est 
qu'une justice supérieure. » Oui, l'art, et en particulier la mu- 
sique, nous donne des leçons de justice autant que de charité. 
C'est l'idéal delà justice supérieure que réalise le génie d'un Bee- 
thoven, car c'est l'idéal de l'ordre, de la hiérarchie, celui d'une 
société meilleure que la nôtre, où se trouve conciliée l'antino- 
mie — hélas ! peut-être inconciliable parmi les hommes — entre 
le principe du nombre et celui de l'individu. 

Je me souviens qu'un jour, un admirable jour de l'automne 
dernier, je me promenais dans la campagne normande. Au tour- 
nant d'une allée obscure se découvrit un vaste horizon. Des bois, 
des bois à perte de vue l'emplissaient tout entier. De l'autre côté 
de la plaine commençait leur étendue sombre, et là-bas, — si loin 
que cela semblait à l'extrémité de la terre, — là-bas encore leurs 
cimes bleuâtres se confondaient avec le ciel. Mais un peu en 
avant de la première ligne de verdure, quelques grands hêtres 
s'élevaient seuls. Distingués de l'innombrable foule, ils ne lui 
étaient point étrangers. Ils paraissaient plutôt ses élus, ses pro- 
tecteurs et ses souverains. Ainsi, dans l'harmonieux paysage, la 
beauté singulière et la beauté collective se rapportaient l'une à 
l'autre et s'accordaient ensemble. J'avais relu le matin même une 
symphonie de Beethoven, et je crus saisir alors entre la nature 
et l'art une conformité profonde. Au sortir de cette lecture et 
devant ce spectacle, je compris, moi aussi, comment le génie de 
l'homme peut trouver dans la création le modèle ou le patron 
divin de ses œuvres et que dans la société, comme dans une 
symphonie ou dans un paysage, il ne faut pas que la forêt cache 
les arbres, ni que les arbres empêchent de voir la forêt. 

Camille Bellaigue. 



L'ESSOR 



DERNIERE PARTIE (1) 



XVI 

La statue de Guépratte, au vernissage du Champ-de-Mars, 
obsédait Lucien. Déjà, il avait été l'admirer, dans le jour froid du 
jardin de sculpture; il y retournait, quand, d'un flot de têtes, 
émergea Symore, auquel il dit : 

— Ton tableau est très bien. 

Gomme ils n'en étaient pas éloignés, ils fendirent la foule pour 
le regarder. 11 faisait sensation, ce matin d'avril blanc de gelée : 
une prairie le long de la rivière, avec des vaches et une 
pastoure, un chien, des saules frileux sur un ciel mauve. Des 
peintres, amis de Symore, examinaient la toile. 

— Ils me bêchent, dit-il gaiement. Tiens, Manon avec Jor- 
kins. 

Et à loreille de Lucien : 

— C'est donc fini, vous deux? 

— Mais, dit Lucien, cela n'a jamais continué sérieusement. 

Il rougit de son mensonge, vexé pourtant de se voir formelle- 
ment évincé par le graveur anglais, joli garçon aux cheveux cou- 
leur de bière, long et nerveux comme un cheval de courses. 
Manon, à laquelle il témoignait une tendresse trop intermittente, 
n'était-elle pas bien libre de lui préférer quelqu'un? A voir 
avec quel abandon plein d'aisance elle se suspendait au bras de 
Jorkins, dont les regards épris l'enveloppaient, il fut jaloux. Du 
moins il eut l'esprit de faire bonne contenance. 

Cl) Voyez la Revue desl" et 15 avril. 



106 REVUE DES DEUX MOINDES. 

On se serrait les mains, il salua Manon. Elle lui tendit une 
main gantée, douce et insensible, en levant sur lui un regard 
clair, d'où l'intimité s'était retirée, pour n'y laisser que cette ca- 
maraderie qu'une nuance de regret rend plus douce. Elle s'était 
donnée, elle s'était reprise; de quoi son amour-propre se fût-il 
plaint? Elle lui avait rendu plus encore qu'il n'avait donné. La 
gerbe de mimosas et d'œillets par lui offerte, symbole de leur 
caprice, au milieu d'un marché public, avait vécu, s'était fanée: 
voilà tout! Que n'était-il, depuis six semaines, retourné chez elle? 
Que ne lui avait-il écrit? Mais il avait beau en convenir, il en 
souffrait un peu : ainsi une aiguille, sans entrer fort ni profond, 
pique au vif. 

La foule, dans les salles envahies, circulait plus difficilement, 
en courans contraires, qui formaient remous au passage des gens 
célèbres. L'actrice universelle, l'incomparable tragédienne s'avan- 
çait, dans un cortège d'amis. Maquillée de rose, les yeux fous, la 
bouche en fleur saignante, elle étincelait d'une flamme de théâtre, 
toujours svelte et jeune, auréolée d'or, sous un chapeau à grandes 
ailes. Elle répondit d'un sourire au salut de Symore. Lucien reçut 
au vol un peu de ce sourire, et se rappela combien elle l'avait 
troublé jadis, blanc fantôme d'Andromaque, quand son bras, 
relevant la draperie sur l'épaule, avait presque découvert l'intimité 
de la femme. 

Si peu, ce reflet d'une sensation morte suffit pour qu'une vo- 
lupté vague et infinie refluât en lui. Elle émanait des murs, ré- 
fractée par ces toiles sur lesquelles se modelaient de nus et blancs 
corps de femmes , miroirs indiscrets de la beauté cachée de 
ces autres femmes, élégamment vêtues, qui, au bras de maris 
ou d'amans, soulevaient de leur traîne une transparente pous- 
sière bleue. Ce ne fut plus Manon, ni le spectre vain d'Andro- 
maque qu'il évoqua : son désir caressait là tel torse peint de 
Déesse, ailleurs, ce vivant visage de Parisienne, velouté comme 
un fruit de serre. Et tout à coup, il reconnut au passage son propre 
désir, incarné, déformé dans la silhouette de M. d'Artigues, qui, 
sans le voir, le frôlait. L'avocat, longue figure de bouc aux yeux 
luisans, apparié le plus étonnamment du monde à sa petite chèvre 
noire de femme, la suivait, en jetant des regards malheureux aux 
autres femmes. M"'^ d'Artigues se retourna, l'appelant d'un coup 
de tête pareil à un coup de corne : il la rejoignit. Lucien, cha- 
ritable, souhaita au mari quelque franche lippée, l'aubaine d'une 
galanterie secrète, tant la convoitise de ces intenses yeux jaunes 
l'avait touché. 11 ne vit plus Manon, emportée avec les peintres, 
dans le flot. 



l'essor. 107 

Symore dit : 

— Tiens, iesBraiim! N'aie pas l'air de les voir. Ils ont essayé 
de me faire leur coup de la protection des arts. Ça n'a pas pris. Si 
tu avais vu leur tête ! 

Lucien se mit à rire. Mais déjà Ephrem les avait aperçus, de 
son regard oblique. Il fondit sur eux, remorquant son père, gras 
et livide, qui soufflait péniblement, d'un air hargneux. 

— Tous mes complimens, cher maître, votre tableau est ad- 
mirable, exquis, divin! 

Et le petit sourire perfide traduisait : 

« Six mille francs? — Six cents francs; et bien payée encore, 
ta croûte ! » 

Le banquier dit, avec un sourire louche : 

— Môssié Symore est drop haut berché pour nous, bauvres 
millionnaires. On voit que le dalent ne lui goûte rien! 

— Avez-vous vu /o harcelée par le taon? demanda Ephrem. 
C'est d'un inconnu, n'est-ce pas? Elle fait scandale... Jai entendu 
dire cependant qu'il y avait là bien du talent. M. Guépratte est 
de vos amis, je crois? 

Et se, rétractant, comme s'il eût craint par un éloge de faire 
monter les prix : 

— Du talent en herbe, des promesses surtout. M. Guépratte 
est pauvre, m'a-t-on dit? 

Sous son air indiff^érent, une curiosité trop aiguë pour ne pas 
être intéressée perçait. 

Symore se donna le plaisir de répondre : 

— Non, il a de quoi vivre. D'ailleurs son groupe est acheté 
ou va l'être... 

— Par l'État? 

— Non, par un Américain qui lui fait des propositions su- 
perbes. 

— On le connaît, cet Américain? demanda Ephrem sceptique, 
inquiet pourtant. 

Symore dit tranquillement : 

— Je le connais, mais, je ne vous dirai pas son nom. C'est le 
secret de Guépratte. 

Ephrem eut un sourire jaune, regarda son père, et tendit une 
main aux doigts courbés en serre : 

— Bonjour, monsieur Symore ! 

Le peintre et Lucien les virent se diriger rapidement vers le 
grand escalier. 

— Bien amorcé! dit Lucien rendant hommage à la tactique 
de son ami. Paries-tu qu'ils vont à la recherche de Guépratte? 



108 REVUE DES DEUX MONDES. 

Et connaissant l'innocence du sculpteur, le voyant roulé déjà 
et vendant son lo pour un morceau de pain : 

— Tâchons de le retrouver avant eux et de lui faire la leçon. 
Sûrement, il va se laisser embobeliner! 

— A moins qu'il ne les envoie promener! dit Symore, un 
peu rassuré par la iierté irritable de l'artiste, mais désireux de le 
prévenir à temps. Justement, le docteur Favas apparaissait : 

— Hein ! ça y est ! Notre ami s'est distingué ! 

Bien que le compliment eût pu s'adresser à Symore, il n'y eut 
pas d'équivoque. Le peintre dit : 

— Oui, Guépratte est quelqu'un ! Je le cherche, l'avez-vous 
vu? 

— Je le quitte à l'instant. 

— Eh bien ! il faut le retrouver ! Et en deux mots , ils 
mirent Favas au fait. Il eut un rire sarcastique, ce plaisir amer 
qu'ont les cœurs souffrans à constater la laideur des autres. Son 
irritabilité empirait. Il la portait jusque dans son service, au 
grand étonnement des internes, qui le savaient si patient, si doux 
aux malades. Il laissait pousser sa barbe, à présent. Cela le ren- 
dait méconnaissable. 

— Regardez! dit-il, non, regardez ce tableau! Pitié, mon 
Dieu! 

Les Christs, cette année-là, sévissaient. Favas du poing en 
montrait un, qui, flegmatique, sur un boulevard extérieur, con- 
versait avec une fille; un souteneur se mêlait à la conversation, 
et un sergent de ville, près d'un kiosque de journaux, les épiait. 
A côté, sur un cheval violet qui se cabrait en lançant par les 
narines des rayons verts, une femme orange à queue de sirène 
montrait un visage convulsé; cela s'appelait : « l'Idéal. » 

— Est-ce assez bète! dit le médecin. Et ces oies grasses 
qui se roulent dans l'herbe : des femmes, ça! Tenez, partons! 
J'en ai mal au cœur! 

Lucien dit : 

— Je vous icjoindrai devant la statue de Guépratte. 

Il venait d'apercevoir M"^ Noyzé. Elle errait lentement le long 
des galeries de bois, retenue au passage par des grès, des étains 
ou des reliures de luxe. Il se dirigea vers elle, avec la peur qu'elle 
n'entrât dans une salle et qu'il ne la perdît. Elle lui avait dit 
qu'elle ne pourrait venir au vernissage. S'était-elle ravisée? avait- 
elle menti? Depuis le jour où, dans son atelier, elle lui avait 
donné un espoir trouble et délicieux, elle s'était reprise, évitant, 
lorsqu'il s'était présenté chez elle, de le voir autrement qu'en pré- 
sence dun tiers. En vain lui avait-il écrit, sachant quelle était 



l'essor. 109 

libre de sa correspondance; en vain, jouant le tout pour lo tout, 
lui avait-il fait savoir qu'il l'attendrait, tous les jours, pendant 
deux heures, car il avait fait cette folie de louer un petit rez-de- 
chaussée meublé dans le quartier de FEtoile; elle s était refusée 
à tout, sans explication, drapée dans ce silence qui est la dernière 
dignité de celles qui se sont compromises, et qui reculent, parfois 
pour mieux sauter. 

C'était son suprême espoir. Jamais il ne l'avait plus con- 
voitée. Voulait-elle irriter ses désirs, lui inspirer un amour juvé- 
nile et passionné, dont, ensuite, elle saurait tirer parti, en femme 
blasée et savante? Que de mystères, en elle! Peut-être n'avait-il 
qu'à oser, qu'à brusquer! Serge, dont Tamitic le servait d'une in- 
consciente complicité, n'était plus là, aide précieuse, obstacle aussi, 
par sa présence. M. Noyzé, après une scène violente, motivée 
par les mauvaises notes de son fils, avait imposé sa volonté, en- 
fermé l'écolier dans un « four à bachot » ; à peine sortait-il le 
dimanche. Etait-ce d'y penser qui donnait à M"'*" Noyzé cet air 
mélancolique? 

Elle ne le voyait pas s'approcher, penchée sur une vitrine 
d'émaux. Les regardait-elle, inclinée sur le cristal comme on se 
mire dans de l'eau? Son masque de parade s'était détaché; il lui 
vit ce visage qu'on a pour soi seul, quand on ne se croit pas ob- 
servé. Des humiliations secrètes, des chagrins qu'il eût voulu 
deviner donnaient un charme grave à ses traits. Il s'était arrêté 
derrière un pilier. Une très délicate pudeur le retenait de la 
troubler, de rompre, par ce que tout abord a de banal, la rêverie 
où il la voyait plongée. Si le regard exerce une fascination, aussi 
bien, attirée, elle allait tourner la tête vers lui. Mais un homme 
lui touchait le bras sans façon, ne se découvrait pour la saluer 
qu'ensuite. Le heurt familier avait été spontané, la politesse 
n'était qu'un acte de convenance réflexe, ou de prudence, sous 
tant d'yeux qui pouvaient les reconnaître. Elle avait tressailli, et, 
en reculant légèrement , découvert l'inconnu : Tarpin-Malus, 
parbleu ! 

Lucien n'eut plus la moindre envie de se montrer, rétrograda 
derrière une cheminée de bois sculpté sur laquelle des faunes 
enlaçaient des nymphes. De là, il les voyait échanger quelques 
phrases brèves, avec un effort de sourire mondain que démen- 
tait la préoccupation d'un regard, suppliant et irrité chez M""" Noyzé, 
ironique et cruel chez le vieillard. Il ne put deviner leur débat, 
mais le jugea intime et poignant. Le sénateur semblait dicter 
des conditions, imposer un ordre. Puis il sourit, et sa bouche 
parut hideuse. Lucien eut un chagrin affreux. M""^ î^oyzé 



110 REVUE DES DEUX MONDES. 

appartenait à cet homme. Il le voyait, il le sentait, il l'eût crié. 
Ses poings se crispèrent, d'une rage de meurtre, à l'idée que ce 
vieux forban fît souffrir la jeune femme. Hélas! qu'était-elle elle- 
même? Avilie, elle lui parut plus belle; la pitié honteuse, la 
plus dissolvante de toutes, l'attendrit. Tarpin-Malus saluait, l'air 
dur et vainqueur, tournait les talons. Enfin!... 

Il s'élança. M"^ Noyzé l'aperçut. Leur regard eut la violence 
d'un choc, ils en restèrent étourdis, tandis qu'une lie d'âme re- 
muée leur envahissait la face. La surprise effrayée qu'elle eut à 
le reconnaître fut le pire des aveux; et lui, ses traits, avant qu'il 
ouvrît la bouche, furent si [parlans qu'elle se sentit découverte, 
mise à nu. 

— Voulez- vous que je le soufflette! fit-il d'une voix saccadée. 
Qu'a-t-il pu vous dire, pour vous émouvoir à ce point! Je le 
hais ! ne niez pas, j'ai tout vu ! Parlez, ou ije vais aller le lui de- 
mander? Ah! je le sais trop. Est-ce possible? Vous... vous!... 

Elle se cramponna à son bras, le retint en lui enfonçant ses 
ongles dans la chair. 11 se tut, cette douleur lui faisait un bien 
extrême. Un abattement stupide tomba sur eux. Ils descen- 
dirent machinalement le grand escalier. Elle se ressaisit la pre- 
mière, employa cette ironie qu'elle savait si puissante sur lui. 

— Je vous admire, vraiment! De quel droit fondez-vous sur 
moi, en matamore de théâtre? Mes amis ne peuvent-ils me parler 
sans vous en demander auparavant la permission? Est-ce que ces 
accès vous prennent souvent? 

Il la regarda, stupéfait, l'admira : 

— Vous jouez bien la comédie. Je vous répète que j'ai tout 
vu. J'allais vous aborder quand cet homme vous a parlé. Votre 
attitude n'était pas équivoque. Quels droits il exerce sur vous, 
je ne veux pas le savoir, mais il en a, il vous fait souffrir ! Je 
ne supporte pas cette idée. Je vous aime, je serais un lâche si vos 
chagrins m'étaient indifférens ! Pourquoi ne comprenez-vous pas 
que je suis votre ami? Est-ce parce que je suis jeune? Mettez-moi 
à l'épreuve ! Tenez, je ne demande rien, je n'ai aucun droit, met- 
tons que j'ai mal interprété votre entretien : j'étais fou, mais fou 
de vous. Dites-moi quelque chose, ce que vous voudrez, je le 
croirai ! 

Elle le contempla d'une façon trouble et parut vouloir se con- 
fier à lui, puis n'oser, et le plaindre; une malice perverse plissait 
sa lèvre, son visage prit uni; beauté diabolique, ses yeux de- 
vinrent noirs et profonds à donner le vertige. 

— Je veux bien accepter vos excuses. Maintenant, veuillez 
me laisser. Mes secrets sont à moi, j'imagine. Cependant, je suis 



l'essor. m 

bonne, et pour ne pas rester en butte à vos suppositions outra- 
geantes, il se peut que je daigne, à mon jour et lieu, vous faire 
une confidence sur ce qui vous tourmente si ridiculement. D'ici 
là, j'entends rester libre. Faites-moi la grâce de me quitter! Je 
le désire ! 

— Comme elle ment, se disait-il, comme elle ment! — Et de 
voir qu'elle triomphait si vite, il releva la tête : 

— Pourquoi me faites-vous souffrir? Ai-je manqué de délica- 
tesse ? La jalousie est une bête brute. J'ai cru. .. J'ai eu tort. Gardez 
vos secrets, que m'importe ! Mais ne soyez pas si dure ; ah ! vous 
êtes trop dure pour moi ! 

Agitée encore, mais redevenue maîtresse de la situation, elle 
s'accorda quelque pitié : 

— Mon Dieu, êtes-vous enfant! 

Les larmes lui vinrent; il connut la douceur infinie d'être 
dupé dans une caresse : 

— Enfant!... soupira-t-il. Quelle femme êtes-vous donc pour 
me retourner le cœur d'une parole? 

Elle eut un sourire étrange où passa la fatigue du triomphe. 
Sans but précis, ils se trouvaient dans le plein jour des grilles, à 
la sortie. Un cocher les somma, du geste. Docilement, ils mon- 
tèrent ; les ressorts ployèrent sous eux, les coussins firent un lit 
à leur volonté détendue. 

— Oii voulez- vous aller? 

— Embrasser Serge, rue Lhomond, institut Gigalle. 

La Victoria roulait. M"'" Noyzé devenait lointaine, absente, et 
sous sa voilette les larmes se mirent à couler. Lucien fut boule- 
versé, puis attendri. La sincérité de ces larmes l'allégeait, après 
le mensonge. 

— Vous voyez bien, dit-il doucement. 

Il se fit honneur de sa clairvoyance et de la ténacité de ses 
soupçons ; tout s'expliquait : elle avait passé sur lui sa colère im- 
puissante ; goûté, après la défaite, la revanche immédiate de 
triompher d'un autre homme ; maintenant, redevenue faible, elle 
pleurait l'affront subi, des misères, sans doute honteuses et irré- 
parables. 

— Pourquoi n'avcz-vous pas confiance en moi ? implora-t-il. 
Elle fut longue à répondre, en s'essuyant les yeux : 

— Vous ne pouvez pas comprendre. 

Il eut un geste blessé. Elle le regarda, secouant la tête : 

— Ce n'est pas ce que vous croyez. 

Et il ne put rien tirer d'elle jusqu'à la rue Lhomond. 



112 REVUE DES DEUX MONDES. 



XVII 



Elle était affreuse, cette rue, bordée de maisons de suie aux 
fenêtres aveugles, couvertes de taies blanches ou verdâtres. Une 
énorme porte de prison hérissée de clous laissa s'entre-bâiller, en 
découpure, une porte plus petite, par laquelle se glissa un homme 
velu, gibbeux, minable, un des pions de l'institut Gigalle. Le por- 
tier introduisit M""" Noyzé et Lucien au parloir, pièce enduite à 
la chaux et encollée à mi-hauteur de brou de noix. Une aigre 
et fade odeur de vinasse venait du réfectoire voisin. On entendait 
les cris et les galops d'une furieuse partie de barres. Serge arriva, 
traînant les souliers, triste. 

— Gomme tu es pâle, tu n'es pas malade, au moins? 

Et M"' Noyzé lui serrait les mains, lui palpait les tempes, lui 
caressait les cheveux. 
Il répondit : 

— Je m'ennuie. 

Dans ses jolis yeux plombés, un découragement lourd étei- 
gnait la vivacité du regard, sa bouche avait une moue dégoûtée; 
la venue de Lucien ne semblait lui faire qu'un plaisir modéré. 

— Tiens, dit-elle, mange. 

Elle lui offrit des gâteaux qu'elle avait achetés place Médicis. 

— Je n'ai pas faim. 

— Pour me faire plaisir! dit-elle. Allons, Serge, mon chéri, 
mon aimé, ne maccueille pas ainsi; à peine si tu me regardes, 
lu as l'air de m'en vouloir. Si tu savais, pourtant !... 

Elle avait lutté, oui, passionnément; au feu noir qui brilla 
dans ses yeux, Lucien le comprit, la plaignit. Serge eut le blême 
sourire d'un prisonnier : 

— Ces huit jours, maman, vous ne pouvez pas savoir, c'est 
huit mois. Je mourrai, si je reste ici. 

— Mon enfant ! quel chagrin tu me fais ! Ne tombe pas ma- 
lade! Qu'est-ce que je deviendrais? Personne ne te veut de mal, 
au moins? Tes maîtres, tes camarades? Vous nourrit-on bien, 
seulement? 

— Tenez, maman, fit-il d'un air excédé, ne parlons pas de 
cela. D'où venez- vous ? parlez-moi de vous ?. . . Oh 1 cette prison ! . . . 

Lucien intervint : 

— Voyons, mon petit Serge, du courage! Décroche ce bachot, 
deux mois vont vite passer en travaillant ! 

— Oui, cela t'est facile à dire, riposta l'autre d'un ton sec, tu 
es libre, toi. Oh! maman, il me semble que je suis au bagne!... 



l'essor. 113 

— Mon Dieu, soupira-t-elle en prêtant l'oreille aux cris sau- 
vages de la partie de barres, ceux-là s'amusent, pourtant! 

— Ils ne sont pas moi, maman, dit amèrement Serge. Ils 
n'ont pas connu, comme moi, la liberté. Ils n'ont pas une maman 
comme vous. 

Elle balbutia : 

— Mon chéri, j'ai tant besoin de courage !... Va, nous sommes 
tous à plaindre, j'ai tant, tant de chagrin qu'on m'ait séparée de toi ! 

Lucien, un peu honteux d'être en tiers, pour ne pas gêner leur 
expansion, s'était retiré au fond du parloir; il regardait par la 
fenêtre un petit préau planté de quatre arbres maigres : toute la 
tristesse, toute l'horreur de l'internat, remontaient en lui. En même 
temps, il en voulait à Serge d'être si peu viril; le peu d'accueil 
que l'enfant lui avait fait le choquait aussi. Serge était-il assez 
peu raisonnable pour en vouloir à tout le monde? Et tout d'un 
coup, à un regard singulier qu'il surprit en se retournant, à un 
silence brusque, il comprit. Il n'aurait pas dû accompagner 
M""* Noyzé; Serge était jaloux. Serge lui reprochait sa venue, son 
départ en compagnie de sa mère, les instans qu'ils pouvaient 
passer ensemble, l'intimité qui lui était si chère à trois, et qui^ 
maintenant qu'il en était exclu, lui semblait intolérable. 

La vanité de Lucien souffrit, son affection pour Serge en fut 
atteinte. Il le découvrait autre qu'il ne se le représentait, sensa- 
tion cruelle en amitié. Et il eut peur d'un revirement de 
M""" Noyzé. Si elle allait, inconsciemment, partager l'antipathie 
de Serge? Brusquement, il les détesta, la mère et le fils, décou- 
pant leurs profils blancs sur le mur. Puis il se raidit en un âpre 
et vil sentiment. Tant pis si Serge ne l'aimait plus ! Il aimait la 
mère, il se passerait du fils; Serge ne compta plus à ses yeux que 
comme un blessé à terre qu'on enjambe. Ignominie des pensées! 
Comment pouvait-il concevoir chose pareille? Serge le rappelait, 
M""^ Noyzé aussi, en penchant la tête de son côté. Il se rapprocha, 
un peu honteux, lut la même petite honte dans les yeux de Serge. 
Ils firent effort pour se sourire, réconciliés sans s'être brouillés, 
heureux et tristes comme on Test après les petits drames muets 
et profonds de l'âme. 

La cloche de létude sonnait. 

— Oh! maman, maman ! faisait Serge dans un spasme. 

— Du courage, mon chéri. Je reviendrai demain; non, je ne 
peux pas, après-demain sans faute! 

— Adieu, Lucien ! 

Et Serge lui tendit la main gentiment ; ils s'étreignirent, 
s'embrassèrent nerveusement, en frères. ^ 

TOME cxxxv. — 1896. 8 



114 REVUE DES DEUX ."MONDES. 

]\jme p,foyzé, dans la voiture, reprit son attitude brisée. Elle 
consulta sa montre, fit un geste vague : 

— Il faut que je rentre. 

— Le faut-il ? 
Elle dit : 

— ]\Ion mari est allé déjeuner ce matin à Meaux, chez le ba- 
ron Guimart. Il rentrera à huit heures. Accompagnez-moi, nous 
avons le temps. 

Le trajet fut silencieux. Il pesait sur eux une atmosphère 
d'orage ; cependant la fin du jour était belle. L'accablement qu'ils 
ressentaient ne venait point du dehors; il était en eux, les rem- 
plissant d'attente et d'appréhension. Lucien sentait courir des 
frissons électriques dans sa moelle épinière. 

— Vous pensez à Serge? demanda-t-il câlinement. 
Elle soupira : 

— On n'arrange jamais sa vie comme on veut. Vous êtes 
heureux d être homme. On ne saura jamais tout ce que peuvent 
souffrir les femmes. . . 

Pour la première fois, une langueur passait dans sa voix, lui 
donnait un accent de détresse poignante. 

— Vous souffrez donc bien? dit-il, ému. 
Elle le regarda avec une sorte de pitié : 

— Mon pauvre ami!... 

La séduction du malheur est inexprimable. Triomphante, 
belle de vie, M"^ Noyzé le rendait ivre; en cette seconde, elle lui 
apparut une autre femme, il crut toucher le fond de cette âme 
changeante. Certainement, il l'avait calomniée. Pure ou non, la 
souffrance la rachetait ; si tendre mère, pouvait-elle être une 
mauvaise femme? Un mari brutal, peut-être des difficultés de vie 
sous l'apparence du luxe, des outrages constans, car elle ne pou- 
vait ignorer la vie de plaisir de M. Noyzé... Pauvre femme ! Oui, 
pauvre femme I Et on lui arrachait son fils!... 

— Je vous dirai tout, murmura-t-elle avec abandon. 

Dès lors, il désira moins savoir, il reprenait foi en elle, pouvait 
se laisser couler au fil de l'eau enchantée. 

La voiture passait sur le boulevard. Des camelots courant, 
un paquet de journaux humides sous le bras, hurlaient d'une 
voix déchirante et sardonique, comme si leur misère se revan- 
chait en proclamant le déshonneur d'un riche. 

— Demandez! Les concussions d'un ingénieur fameux! Les 
scandales de l'Exposition! On livrera demain le nom du cou- 
pable ! Demandez ! Une imminente arrestation ! Cinq centimes ! 

M"'" Noyzé et Lucien se regardèrent, saisis : 



l'essor. 113 

— Mon Dieu ! fit-elle, mais non, c'est impossible! 

Un camelot leur jeta le journal dans la voiture, prit le sou. 
Déjà Lucien s'emparait du journal, le dévorait des yeux: 

— Impossible d'en douter, mais c'est Hardeuil ! 

Dans son bouleversement, après la première stupeur, il faillit 
sauter à bas, courir comme un fou chez Clotilde. 

— C'est abominable, cria-t-il. Enfin, si c'est faux!... Pour la 
famille, pour les enfans! 

— Nous vivons dans un triste temps. 

Il déclara, hachant les mots d'irritation : 

— Je ne connais pas assez Hardeuil pour le juger, mais, cer- 
tainement, il vaut mieux que des centaines de gredins qu'on 
salue! Pourquoi lui, plutôt que tel et tel que nous pourrions 
nommer, que nous savons tous! Vous verrez qu'il y a encore là- 
dessous quelque ignoble chantage. Et Clotilde qui peut-être, à 
cette heure, entend cela ! Il me semble que je tuerais le libelliste 
qui me cloue ainsi au pilori comme un chien, oui, à coups de 
botte ! Oh ! Hardeuil se battra. Mais quel scandale! Eclatant comme 
une bombe!... 

— Oh ! fit-elle, on s'y est toujours un peu attendu ! 

— Ce qui me dégoûte, c'est la façon sale dont on va leur 
tomber dessus : la curée, vous verrez! Cette àme si fière de Clo- 
tilde, c'est affreux à penser ! Elle a pour son père une religion, 
un culte! Si j'osais... Oh ! allons-y! C'est aux amis à se montrer, 
dans ces cas-là. 

Elle glaça son entraînement généreux : 

— Vous les importuneriez cruellement, mon pauvre ami. 
D'ailleurs on ne vous recevra sans doute pas. Allez-y, si le cœur 
vous en dit. J'ai plus d'expérience que vous; j'attendrai demain. 

Il baissa le front, lâche à la peur de la quitter, d'abandonner 
la proie pour l'ombre ; il se justifia en trouvant sa conduite plus 
délicate, plus discrète : certes, il lui en coûtait! Mais le cri qu'on 
n'étouffe pas, la voix du cœur murmurait : — « Va donc ! Clotilde 
sera heureuse devoir un visage ami, jeune et franc. Déjà elle 
doit sentir autour d'elle l'hypocrisie des silences, les faux api- 
toiemens, la trahison. Mais va donc, lâche ! » 

M"'' Noyzé dit : 

— Bah! ce ne sont encore que des aboiemens ! Hardeuil a 
des amis. Dans leur propre intérêt, ils le couvriront! En une 
nuit, il se passe bien des choses. On achète les gens. Au besoin, 
on se cache, on se sauve ! Et la police ferme les yeux! 

Il pensait : 

a Se sauver, ce serait pire encore ; quel aveu! » Et il fut déses- 



116 BEVUE DES DEUX MONDES. 

péré de son impuissance. Ne pouvoir rien pour Clotilde,rien que 
lui tendre une poignée de main loyale. Allons, deux mots en 
hâte, un adieu, un élan hors de la voiture. Il se disait : — Au 
coin de la rue ! — Et la rue passait. — Devant ce magasin ! — Et 
il restait assis, dans la tiédeur des coussins, comme si ce contact 
le rivait en une molle et honteuse complicité. — Si je saute, se 
disait-il, elle ne me pardonnera jamais! — Et dans l'importance 
absurde, mais irrévocable, qu'il donnait à un acte aussi naturel, 
il la jugeait d'avance perdue pour lui. 

— Dire qu'il n'y a pas deux mois, les salons de Hardeuil re- 
gorgeaient de monde! Clotilde était si applaudie, si fêtée, en 
Colombine et en petite princesse! Rappelez-vous! dit-il. 

Elle hocha la tête, absorbée. Il se demanda si elle n'avait 
jamais eu d'inquiétude, du côté de son mari. Mais non, il s'en 
tenait aux spéculations de bourse, ne risquait que leur fortune. 
Pensait-elle à leur ami Tarpin-Malus? Il était bien fin, mais les 
plus vieux renards se laissent forcer un jour. Sans doute, il avait 
pris ses précautions, tenait les gens par de petits papiers com- 
promettans. 

La voiture s'arrêtait. De nouveau, la parole manquait à 
Lucien; il voulut prendre congé. Mais M""* Noyzé se retourna, 
sourit dans l'ombre de la porte. Ce fut irrésistible. La suggestion 
de ce visage mystérieux, le muet appel du corridor, toute la 
hantise familière du petit hôtel le happa, l'attira par un aimant. 
Il suivit la jeune femme dans Tescalier de bois à rampe sculptée. 
A chaque marche, sous le coup de genou, qui repoussait la robe, 
il la vovait s'élever dans la clarté du vitrail, et il eût voulu baiser 
la trace de ses pas. Cela lui semblait bien dû. Une restait que dans 
un espoir sans nom, sans forme, vaste et infini comme le tlux 
qui l'emportait derrière elle. 

Elle poussait la porte du salon, puis du boudoir, un télé- 
gramme, sur un plateau! Elle le décacheta, dune façon preste 
et brutale, qui frappa Lucien, par quelque chose d'impossible 
à formuler. Il la regardait : son visage, crispé par la, crainte d'un 
malheur en suspens, se détendit. Elle ne put maîtriser un sou- 
rire d'allégement presque ironique : 

— Mon seigneur et maître ne rentrera que demain. 
Elle défit son chapeau, dit : 

— Vous pouvez maccompagner dans ma chambre. Nous 
sommes chez nous. 

Elle lui désigna un fauteuil. 

— Vous dînerez avec moi, n'est-ce pas? 

Et se tournant vers la femme de chambre, qu'elle venait de 



l'essor. 117 

sonner, elle lui donna des ordres, puis, la rappelant, lui tendit 
des billets de théâtre. Elle pourrait, sitôt le service terminé, 
aller avec la cuisinière aux Variétés. Cette fille remercia, devenue 
rouge de plaisir. Lucien ne vit là que la bonté d'une maîtresse 
récompensant le zèle de ses domestiques, non une des mille 
complaisances par lesquelles on achète leur fidélité suspecte. 

— Venez voir la chambre de Serge, dit-elle après avoir 
déposé ses gants, sa voilette sur un guéridon, quitté ses brace- 
lets, disparu dans son cabinet de toilette pour s'y remettre un peu 
de poudre de riz. Il a fait des changemens et acheté un joli 
bureau Louis XV; pauvre petit, il n'a guère joui de son acquisi- 
tion ! 

Au second, dans la chambre claire, fascinant le regard, ce 
n'étaient que photographies d'actrices ; Serge les collectionnait 
avec passion. Il y en avait partout, sur la cheminée, aux murs 
et sur le petit bureau, en éventail: lourdes chanteuses, pareilles 
à de grands bœufs blancs ; divettes de café-concert en robes excen- 
triques, danseuses de féerie. Impudiques, presque inconscientes, 
elles riaient, de dents trop belles, l'œil avivé de noir. Une d'elles 
ressemblait d'une façon choquante à M""^ Noyzé. 

— Voilà les poupées de Serge, dit-elle en mère complice, 
étrangement faible. 

Un malaise flottait dans cette pièce presque féminine. Le lit, 
laqué blanc, ne semblait pas un lit de garçon. Il s'exhalait, d'un 
tube en verre filigrane d'or, vide cependant, un parfum d'essence 
de roses, dont Serge raffolait. Tout l'Orient saisit Lucien : soleil 
aux ombres bleues, cours blanches, roses éblouissantes, ciel 
incomparable, et grands, noirs, profonds yeux d'aimée. M™* Noyzé, 
une chaleur aux joues, ouvrit la fenêtre. 

Grasse, cette fois, ignoblement onctueuse et papelarde, la 
voix d'un camelot traversa le crépuscule : 

— Demandez ! Un ingénieur concussionnaire ! Nouveaux et 
scandaleux détails ! Demandez ! 

L'homme, à tournure de sacristain, courait en chaussons 
mous. M""" Noyzé plongea un regard aigu dans les yeux de Lucien : 

— Vous n"y allez pas? 

Son visage devint dur, provocant : 

— Voyons, avouez que vous en avez bien envie? Cette pauvre 
petite Clotilde qui a tant besoin d'être consolée ! Votre jolie prin- 
cesse Rose!... 

Elle eut un rire bref : 

— Non? non? décidément, vous me donnez la préférence? 
Elle le regardait bien à fond, comme pour voir jusqu'où elle 



118 REVUE DES DEUX MONDES. 

pouvait aller. Il sourit, tandis qu'elle lui enfonçait cette fine 
aiguille au cœur. Sophiste amoureux, il s'affirma qu'elle avait 
souffert chez les Hardeuil : blessures d'amour-propre, rivalités 
de femmes: sait-on jamais pourquoi on déteste? Ou bien elle 
exprimait ce besoin de possession exclusive, si féroce chez son 
sexe: elle ne voulait pas qu'il en aimât d'autres; sa dureté n'était 
que représailles. Il se dit cela, et triompha d'un stupide orgueil. 

— Clotilde est une enfant, murmura-t-il pour la désarmer, en 
haussant les épaules. 

Il ne songea pas qu'à l'épanouissement de l'âge elle enviait 
cette jeunesse en fleur, que, trop savante, elle haïssait la pureté 
de la vierge. 

— Alors vous ne l'aimez pas ? Pas même un pauvre petit flirt ? 
Il secoua la tête, reniant sa brave et fière petite amie. 

— Ah ! elle ne se mariera plus à présent ! dit-elle. 

Il ressentit une honte amère : c'était vrai, abominablement 
vrai. Lui-même l'épouserait-il, lille d'un homme déshonoré ? Mais 
pourquoi tant d'acrimonie? La vie avait donc rendu M""^ Noyzé 
bien méchante? Que lui avait fait cette enfant? 

Elle lut en lui, et posant la main sur son épaule, d'une prise 
de possession douce et forte, elle prononça le mot défont égoïsme 
et de tout oubli. 

— Chacun a ses misères, croyez-le ! 

Il lui avait retenu le poignet, remarquant, sous la manche, 
un cercle meurtri, d'un vilain noir. 

— Ah ! laissez! fit-elle, devenant rouge, puis pâle. 

Mais il maintenait de force le bras qu'elle essayait de dégager. 

— Vous vous êtes fait mal! On dirait qu'on vous a... 

Elle eut un mauvais rire d'aveu, en détournant si expressive- 
ment la tête qu'il s'écria : 

— Est-ce possible ? Qui a osé ! . . . 

— Vous le demandez? Le seul individu qui ait droit sur moi. 
Mon mari ! Je ne voulais pas que Serge fût enfermé, il a brisé 
ma résistance entre ses tenailles ! Ne me parlez plus, j'ai horreur 
de tout, il y a des momens où je voudrais mourir ! 

— Qu'un homme soit assez lâche !. .. murmura-t-il hors de lui ; 
et à son dégoût, à sa haine, s'ajoutait une admiration équivoque 
pour cet homme qui se faisait craindre, mais obéir. La diversion 
fut si soudaine et si forte, qu'il ne songea plus aux Hardeuil. Il 
avait pris le poignet blessé, et refoulant la manche, il le baisait, 
avec un attendrissement maladif. 

— Ail ! fit-elle, en un frisson douloureux, ce n'est ni la pre- 
nière ni la dernière fois ! Mais pourquoi parler de ces choses? 



l'essor. 119 

Vous ne me croiriez pas ! Vous me jugez sur les on-dit du 
monde , vous ne savez de moi que des calomnies inventées à plaisir. 
N'avez-vous pas cru que mon seul protecteur, l'ami le plus désin- 
téressé, M. Tarpin-Malus... Oh! recevoir cette insulte devons! 
Car vous m'avez insultée, tout à l'heure, en plein Salon, vous avez 
supposé je ne sais quelle infamie, et quand j'ai pleuré dans la 
voiture, vous m'avez crue coupable, vous n'avez pas compris 
que c'étaitvous qui me faisiez pleurer, avec vos indignes soupçons, 
vous, que mon fils aime tant, vous, qui vous dites mon ami ! 

En vain cherchait-il à protester. L'émotion de cette voix de 
fièvre emportait ses méfiances. Ou elle était très forte, ou on 
l'accusait bien injustement, et elle était digne de tout respect. 
Elle continua, très vite : 

— Ce vieillard que vous suspectez, vous devriez lui être 
reconnaissant! Sans sa bonté paternelle, je serais peut-être à la 
rue. Mon mari le ménage — (elle baissa la voix) — il lui doit 
de fortes sommes — (et plus bas encore) — il lui doit beaucoup. 
L'influence de M. Malus l'a préservé dans des circonstances 
cruelles pour nous, au lendemain du krach des Métaux, où 
M. Noyzé, quoique irresponsable, faillit être compromis. Et c'est 
cet ami qu'on accuse, que vous, Lucien!... (Elle eut un haut-le- 
corps.) Mais vous ne l'avez donc jamais regardé? Il est vieux, il 
est laid, il a des infirmités. Songez que je pourrais être sa fille? 
C'est répugnant, voyons ! 

— Je vous crois, je vous crois, fit-il, luttant contre ses der- 
nières préventions, et revoyant la vilaine face pointue. Tarpin- 
Malus un si brave homme, cela le confondait. Mais elle était si 
hautaine,, si entraînante. 

— Et lui, hasarda-t-il, n'a-t-il jamais... Il ne peut cependant 
éprouver pour vous les sentimens d'un père... 

Elle affirma : 

— Je n'ai rien à vous cacher. 11 y a de cela quinze ans, au 
début de notre liaison, il s'est épris violemment de moi et ne me 
l'a pas dissimulé. Je l'ai mis en demeure de préférer une amitié 
irréprochable ou une rupture complète. Il n'a pas eu le courage 
de choisir. Il a voyagé deux ans. Nous nous sommes revus, il 
était guéri. Depuis, pas une seule fois, entendez-vous, il n'a été 
fait allusion à cela entre nous. C'est un vieil, très vieil ami. Je 
sais qu'il a beaucoup d'ennemis. On nous fait payer son amitié 
pour nous. Mais sous son aspect froid qui déconcerte tant de 
gens, c'est le cœur le plus chaud et le plus dévoué. Vous n'en 
douterez pas quand vous en saurez les preuves plus au long. Vous 
le voyez, conclut-elle, je vous dis tout ! ** 



120 REVUE DES DEUX MONDES. 

Il tenait toujours dans ses mains le poignet bleui; doucement 
il le caressait, comme on fait aux enfans. Le crépuscule s'assom- 
brissait avec une lenteur insensible ; déjà ils baignaient dans une 
demi-ombre traîtresse et charmante. Une voiture parfois roulait 
au dehors, puis le silence retombait, et dans leurs âmes, après 
ces sursauts fiévreux, il se faisait une paix inquiète. En cet 
instant dangereux, ils goûtaient la saveur amère de l'existence. 
Lucien soupira : 

— Ce serait pourtant si bon d'être heureux !.. 

Tout son être appelait le bonheur, y croyait éperdument. 11 
regarda M"" Noyzé d'un regard si avide qu'elle murmura : 

— Venez, descendons ! 

Au salon, sans allumer les bougies, elle joua une valse, puis 
un nocturne de Chopin. 11 écoutait, prostré de langueur. Le dîner 
fut court, sans entrain, dans la clarté officielle de la salle à man- 
ger. Mais au salon, sous le feu doux des grandes lampes, de 
nouveau le charme refleurit. Tout à coup le piano se tut, 
M™* Noyzé prêta son oreille fine au bruit de portes et de serrures 
fermées. Ce départ des servantes, Lucien le devina, plus qu'il 
ne l'entendit. La clarté des lampes, l'intimité des choses, le 
silence devinrent tout à coup très profonds : le petit hôtel s'em- 
plit de mystère. Une boiserie craqua. Ils tressaillirent. M™" Noyzé 
s'emparait d'un candélabre et le dressait haut, disant : 

— Je veux faire ma ronde. 

Il l'accompagna. Le froissement de sa robe faisait un bruit 
furtif et délicieux. Machinalement, leurs regards se portaient 
sous les meubles, dans les encognures. Ils revinrent sans se 
retourner, portant à deux le flambeau. Ils ne se parlaient tou- 
jours pas. Elle éteignit les lampes, passa dans la chambre à 
coucher. Il la suivit. Leurs images se figèrent dans la glace de la 
cheminée; ils se virent des faces pâles, des yeux étranges, on ne 
sait quoi d'ardent et de solennel. Le silence persistant devenait 
intolérable. Elle se retournait : ils se trouvèrent enlacés, se dévo- 
rant la bouche d'un baiser; et dans un soupir, elle se renversa. 

XVIII 

Lucien s'éveilla très tard. 

La vieille Nanische, tournant dans la chambre, déposait sur 
une chaise ses habits brossés. Il promena sur elle, sur les murs, 
un regard brouillé. Son bonheur de la veille l'hébétait presque; 
il le revécut avec une volupté poignante, un remords exquis. Il 
avait mordu au fruit de vie, péché irréparablement. Amant adul- 
tère ! Et il répétait ce mot: adultère, comme s'il y trouvait un 



l'essor. 121 

sens large et nouveau, une beauté de crime. Ce n'était que cela? 
Il revoyait la chambre, et les minutes palpitantes qui avaient 
suivi leur évanouissement, un douloureux passage du rêve à la 
réalité, de nouveaux affolemens sombrant au néant suprême, et 
tout ce que les infiniment petits de pareilles sensations mêlaient 
de disparate, de trivial et de presque choquant à cette chute dans 
l'Infini. Leur séparation avant minuit, leurs adieux derrière la 
porte, le peignoir bleu à dentelles qui, la mettant à l'aise, in- 
staurait entre eux une intimité bourgeoise. Une singulière amer- 
tume lui restait dans la bouche. Pourquoi Nanische ne s'en 
allait-elle pas, le chocolat servi? Quel diable d'air sombre! Il ne 
pouvait cependant, pour la dérider, quelque envie de jeune coq 
qu'il en eût, lui crier son bonheur. Mais elle se retournait, et tout 
à trac, avec une brutalité qui expliquait ses lenteurs indécises : 

— M. Hardeuil est mort ! 

— Tu dis ? 

Elle répéta, de son dur accent d'Alsace : 

— Il s'est tiré un coup de pistolet dans la tête ! 

— C'est impossible, comment le sais-tu? 

Il bondissait, enfilait en hâte ses vêtemens, par ce besoin 
qu'on a, s'agitant dans le vide, de parer trop tard à l'irréparable. 

Elle répliqua, blessée du doute et révoltée, en son cœur de 
peuple, de ce qu'un riche, un puissant, un de ceux qui doivent 
l'exemple se fût tué comme un misérable; furieuse aussi, pour 
M""* Trénis, qui était l'amie de gens que son journal à elle, son 
Petit Citoyen, accusait ce matin de « volerie ». 

— C'est très possible. Je le sais, puisque M. Favas vient de 
l'apprendre à ton grand-père ! 

S'il avait eu huit ans, elle n'aurait pas eu un autre ton. 
Il répéta: 

— Favas ? 
Elle dit: 

— Il est en bas, ton grand-père est au lit, il est tombé hier 
dans l'escalier. Toi, tu te promènes, pendant ce temps ! Tu rentres 
à des heures qui ne sont pas celles des honnêtes chens ! 

Il ne l'entendait pas, dégringolait les marches, sonnait vive- 
ment au premier. Arsène ouvrit et recula, scandalisé. Au chevet 
de M. de Vertsève, se tenaient Favas et M""' Trénis. Elle lui lança 
le regard de reproche qu'il méritait, ayant complètement négligé 
de les avertir qu'il ne paraîtrait pas de la soirée; mais bien vite, 
elle reprit l'expression d'effroi désolé qui la transfigurait lors de 
son entrée. 

— Vous vous êtes blessé, grand-père? 

— Une entorse, dit sèchement le vieillard. 



122 REVUE DES DEUX MONDES. 

— Tu sais?... demanda M""^ Trénis avec une envie plaintive 
de parler, car l'émotion l'étoufTait. 

Il regarda Favas : 

— C'est donc vrai? 

— A4 heures du matin. Il a su qu'on devait l'arrêter dans la 
matinée. Il n"a pas voulu fuir. Il en aura eu assez; depuis long- 
temps, il luttait pied à pied. 

— Mais est-il coupable ? 

Favas eut un grand geste, qui se récusait. Hardeuil jouait une 
partie, il l'avait perdue. On ne fait ni de la politique, ni des affaires, 
avec de la vertu. Il n'y a qu'une loi : le succès. 

M. de Verts ève dit : 

— C'est un lâche, dans tous les cas. 
Lucien voulut protester, M""^ Trénis dit : 

— C'étaient des gens heureux, la foudre les a frappés. Je 
plains Clotilde ! 

Elle ne put retenir un petit sanglot. Lucien lui fut recon- 
naissant. Oh oui [pauvre Clotilde! Une angoisse affreuse l'étrei- 
gnit, il se sentit coupable d'une abomination. Pourquoi n'avait-il 
pas couru chez elle? Il l'avait doublement trahie, en se laissant 
retenir aux bras d'une autre. Puis il se disait: « Mais est-ce vrai? 
Est-ce possible ? » Et il ne pouvait croire la catastrophe aussi sou- 
daine. Il revoyait Hardeuil plein de vie, avec ses yeux volontaires 
et la souffrance tendue de son âme surmenée. Il écarta l'image 
de sang, l'horreur, les cris, tout le drame rouge; en même temps, 
une curiosité affreuse lui fit demander : 

— Il est mort sur le coup ? 

— Oui, dit Favas, de tristes détails. 

Il n'en dit pas plus, par convenance. Lucien, hors de lui, 
cria : 

— Le temps de m'habiller, je vous accompagne ! 
Quelques minutes après, il roulait dans le coupé de remise 

qui servait au médecin pour ses visites. Une petite pendule, 
enchâssée dans un panneau, faisait face à une lanterne qui per- 
mettait de lire dans l'obscurité. Des bretelles de drap noir rete- 
naient des brochures et des livres. Une boîte de maroquin repo- 
sait sur une banquette, contenant des aciers luisans. Dans ce 
coupé, dont chaque accessoire avait une signification froide et 
précise, Lucien sentit la mort, y crut. De telles sensations ne se 
raisonnent pas. Il vit Hardeuil gisant, loque nue et sanglante, 
aux mains d'hommes rigides, semblables à Favas. 

— En votre âme et conscience, demanda-t-il, était-ce un 
malhonnête homme ? 

Amèrement, Favas ricana ; 



l'essor. 123 

— Dites-moi d'abord : qu"est-ce que le bien ? qu'est-ce que le 
mal? Le savez-vous? Nous vivons en société, il y a des lois, des 
gendarmes. Hardeuil a-t-il violé la loi? Oui, s'il est vrai qu'il ait 
corrompu des députés, qu'il se soit adjugé de fortes sommes sur 
les marchés et les fournitures. Convaincu, il était condamné. Son 
suicide arrange tout ! D'abord, Hardeuil servira de bouc émis- 
saire, on enterrera avec lui les méfaits des autres. Puis, la réaction 
se fera. On le plaindra. Ce sera moins un coupable qu'un malheu- 
reux. Ainsi va le monde! Maintenant, reprit-il, a^ous me deman- 
derez : Hardeuil se considérait-il comme un coquin? Je n'en sais 
rien. J'en doute. Son suicide même ne prouve rien. H n'y a 
jamais de scélérats parfaits. Hy a des entraînemens, des faiblesses, 
et l'homme qui les connaît s'excuse toujours vis-à-vis de lui- 
même. 

— Ainsi, il n'a pas souffert? 

— Après? ou dans les heures de fièvre qui ont précédé son 
suicide ? Ah ! j'imagine qu'il aura savouré pendant cette nuit toute 
la volupté de la torture. Qui sait, — dit Favas, avec la cruauté 
d'un dilettante de la douleur, d'un homme qui en a éprouvé lui- 
même toutes les affres, — qui saura jamais ce qu'il y a d'indicible 
dans certaines agonies morales ? Nous plaignons Hardeuil ! Mais 
avec quelle intensité il a dû vivre ! Quant à sa mort, quelques 
secondes à peine. H y a tant de cas où la mort n'est rien ! 

H ajouta : 

— n s'est tiré un coup de revolver dans la bouche. Son fils, 
dont la chambre était voisine, entend l'explosion dans son som- 
meil, il rêve qu'on lui prépare son tub et que le domestique aura 
laissé tomber la cuvette de zinc I c'est W^" Rim qui est accourue 
la première. Elle n'a fait qu'un bond pour enfermer Clotilde ! Un 
commissionnaire a sonné à ma porte à 5 heures. Quand je suis 
arrivé, deux médecins descendaient l'escalier, en grommelant de 
ce qu'on les eût dérangés « pour rien ». Hardeuil gisait sur un 
lit où on l'avait transporté. On avait enlevé les tapis, le parquet 
était mouillé. J'ai trouvé une parcelle de substance grise dans les 
rideaux. 

Lucien écoutait, moins horrifié qu'il n'aurait cru, mais navré, 
noyé en des ténèbres telles qu'il ne comprenait pas qu'il fit jour, 
et que, dans le soleil, des gens eussent l'air heureux. Les lourds 
omnibus évoluaient, au trot de gros chevaux blancs. Un enfant 
marchait en sautant, sa mère lui prit vivement le bras, pour 
traverser la rue. 

— Clotilde, soupira Lucien. 

H y eut un dur silence, une protestation de leur volonté 
contre l'injustice du sort. ^ 



124 REVUE DES DEUX MONDES. 

— Eh bien, dit tout à coup Favas, des misères comme celle- 
là, c'est tous les jours que j'en remue, que j'en brasse à poignées. 

L'hôpital était là. Il descendit et, sur une poignée de main, 
disparut. 

Lucien resta étourdi, d'une ivresse due, peut-être, à l'odeur de 
cuir et au roulis de la voiture. Il se cramponna, dans un vertige, 
à l'angle d'une porte cochère. Il avait la sensation atroce de 
pendre la tète en bas, dans le vide. Et sa défaillance s'en allait 
vers Clotilde, mentalement le prosternait devant elle. 

Comme il avait été lâche ! 

Rien ne réveillant le sens moral autant qu'une dépression 
physique, — retour sur soi, conscience du lien fragile qui sépare 
la vie de la mort, peur du mystère qui nous entoure, de l'inconnu 
qui nous attend, — il n'échappa point à cette loi. Pour se sous- 
traire au malaise, il entra dans un café, avala un verre de char- 
treuse. Une bouffée de chaleur lui monta au visage. Il se mit en 
marche, riant de sa faiblesse, et se dit : « Moi, je suis jeune, 
moi, je suis fort! » La mort, dont il avait perçu la hideuse 
approche, redevint lointaine, irréelle, rentra dans le vague des 
pensées qui vous jugulent, mais qu'on repousse. Son égoïsme 
lui faisait, tout en plaignant Clotilde, repenser à lui-même et 
à M""' JNoyzé. Il se justifia: Fonpers avait raison; toutes nos aspi- 
rations sont légitimes : « Il faut vivre! » 

Et tandis qu'il se dirigeait vers la demeure des Hardeuil, 
rueAuber, sa pensée s'installait d'avance dans le petit logement 
meublé dont il comptait renouveler les fleurs, égayer de quelques 
soies japonaises l'aspect convenu, car Elle y viendrait. Elle l'avait 
promis. Il devint rouge, en y songeant. Une femme le précédait, 
qu'il eut l'envie, toute platonique, de suivre : l'aventure, l'imprévu ; 
et rompre enfin le convenu qui lui interdisait tout ce qui serait 
plaisant, hardi, nouveau. Il la dépassa, elle était laide. Alors il eut 
envie de rire et de chanter. Que de fois, il s'était trouvé en sem- 
blable contradiction avec soi, toujours après une secousse tra- 
gique, comme si l'homme était incapable d'émotions fortes et 
suivies, et que l'éternel enfant que l'on est, que l'on reste, reprît 
vite le dessus sur le sentiment de la vie profonde que l'on devrait 
jalousement entretenir en soi. 

Chez les Hardeuil, on ne le laissa pas monter. Le concierge, 
personnage officiel, lui montra du doigt un registre où il pouvait 
s'inscrire, si bon lui semblait. Son air de réprobation offensée 
marquait assez le cas qu'il ferait désormais de M. Hardeuil et des 
amis de M. Hardeuil. 

Lucien demanda, après avoir signé au bas d'une page, suivie 
de beaucoup d'autres pages blanches : 



l'essor. 125 

— On n'a rien décidé encore pour l'enterrement? 
Le concierge répondit, avec dignité : 

— Il m'est tout à fait impossible de rien préciser à cet égard. 
Et il sortit de la loge pour rattraper par le pan de son paletot 

un reporter, souple comme Arlequin, qui s'élançait dans l'esca- 
lier pour « interviewer » un membre de la famille et, à défaut, la 
camériste ou le groom. 

Fonpers entra, qui venait s'inscrire. Ils rencontrèrent Symore, 
au seuil. Sa bonne figure était pénétrée de chagrin. Il signa, et 
tous trois firent quelques pas en silence. Trop pleins de l'idée 
noire, ils s'efforçaient d'échapper à eux-mêmes. Fonpers s'arrêta 
devant un kiosque de journaux, parut examiner avec intérêt des 
gravures comiques; puis il alluma un cigare. Tous ses gestes, son 
silence même semblaient à Lucien empreints de tact. Il admirait 
la mine détachée, finement soucieuse de l'écrivain, d'autant plus 
naturelle qu'il songeait aux trois cents louis qu'il avait perdus la 
veille et qu'il devrait payer au marquis d'Arbelles. Lucien pen- 
sait : « Comme il est séduisant ! Qu'une femme aimerait sa main 
si blanche et si soignée, son cou nerveux, ses pieds cambrés ! » 
Le bon Symore, à côté, semblait un ours velu. 

— Viens-tu? dit-il à Lucien. 

On sentait qu'il avait besoin de la présence d'un ami. Lui 
aussi devait plaindre Clotilde! mais Fonpers dit : 

— Je vous garde, accompagnez-moi donc un peu! 

Et Lucien, trop flatté, lâcha Symore pour Fonpers. Quel hon- 
neur d'être aperçu en sa compagnie ! Pourquoi n'était-ce pas à 
six heures du soir, quand les journalistes et les gens d'affaires 
prennent l'absinthe, aux petites tables du boulevard? Puis il 
songea qu'il avait dû faire à Symore une de ces peines fugaces 
qui ne sont rien, ou qui sont tout, en amitié. 

— Je n'ai pu voir hier le vernissage, dit Fonpers. Si nous 
allions au Champ-de-Mars, malgré la cohue? 

Lucien approuva. On ne pouvait échapper à la vie; là ou ail- 
leurs... Enflé d'orgueil par la bienveillance que lui témoignait 
Fonpers, il s'affirma qu'il obéissait à une intention noble, celle 
de révéler au « maître » ÏIo de Guépratte. Seules, les œuvres 
d'art consolent, élèvent, purifient. Ce serait bien à eux, de rester 
en contemplation devant la vivante statue! Puis, Fonpers était 
puissant, écouté. Dire que dans les « salons » parus la veille et le 
matin, — il acheta des journaux en route pour s'en assurer, — 
YIo de Guépratte était à peine mentionnée et d'une façon dédai- 
gneuse ou ironique. Naïvement, avec une expansion jusque-là 
comprimée et d'autant plus bavarde, Lucien exaltait Guépratte, 
disant tout, son idéal ardu et fier, son labeur, sa pauvreté; et la 



126 REVUE DES DEUX MONDES. 

touchante et chaste admiration qu'il avait inspirée à une jeune 
fille, élève de ce maître inconnu. Cela subitement intéressa Fon- 
pers, il s'informa de M"^ Souwrieff. Avait-elle exposé? — Non, 
elle se défiait trop d'elle-même, s'acharnait, elle aussi, à l'œuvre 
frappante et forte qu'on discute, mais qui estl 

Lucien ne put rentrer dans le jour froid de l'immense vesti- 
bule sablé de jaune, sans se revoir à la même place, la veille, 
entraînant W" Noyzé. Comme la vie, stagnante pendant des mois, 
se précipite, en quelques heures! 

— Mais les voilà! s'écria-t-il, surpris et ravi de l'aubaine. 

Guépratte et M"" Souwrieff étaient au fond du jardin de sculp- 
ture, ramenés par le besoin de voir la statue blanche, d'entendre 
— consolation dartistes obscurs, — les jugemens portés par la 
foule. Pour un éloge spontané, un mot bien venu, que d'inepties 
déjà ils avaient dû entendre, que de platitudes, quels rires imbé- 
ciles ! Lucien fut péniblement affecté par le visage maladif, le 
teint de cire, les yeux luisans du sculpteur. Epuisé d'efforts, 
dévoré d'idéal, il avait cette beauté qui sort de l'àme, une lueur 
en détresse qui ressemblait à l'agonie d'une flamme. M"*" Sou- 
wrieff, avec ses cheveux de lin, ses yeux de turquoise pâle, son 
charme expressif et altier, en une robe très simple, mais harmo- 
nieusement liée à ses formes, faisait, sans le vouloir, ressortir 
la maigreur de son compagnon, étriqué en un petit vêtement 
noir. 

Lucien dit : 

— Xous venons pour vous seuls! M. Fonpers, — il le pré- 
senta, — veut connaître votre œuvre ! 

Une rougeur plaqua les pommettes de Guépratte, un éclair 
vint aux yeux de la Russe, touchée, pour son ami. En silence 
on se dirigea vers la statue. Elle paraissait plus grande que dans 
l'atelier, prenait, dans le recul et le plein air, une vie plus pathé- 
tique. Fonpers la contempla avec un recueillement long, grave, 
où se concentraient toute son attention et toute sa pensée. Un 
silence d'église, à peine troublé par les chuchotemens des pas- 
sans, les enveloppait. Lucien vit le reflet d'une émotion puissante 
subjuguer Fonpers. Nul plus que lui ne sentait le beau. Il eut 
un geste simple, mais émouvant : il se découvrit, resta tête nue, 
puis, quand, lentement, avec des pauses, il eut admiré VIo 
sous toutes ses faces, il chercha la main de Guépratte, la prit et 
la serra passionnément. Lucien et M"*" Souwrieff eurent cliaud au 
cœur, tant cet élan parlait. 

Fonpers louait la violence de l'œuvre. Nerveux à l'excès, il 
avait des fièvres d'éloquence, un verbe imagé qu'avivait, à chaque 
phrase, une intention fine et juste. Un enchantement sortait de 



l'essor. 127 

sa personne. C'eût été un merveilleux acteur, et si naturel! 11 
conquit Guépratte, le mot n'est pas assez fort, il l'éblouit. Avec 
une délicatesse de sensibilité rare, un art prodigieux à entrer 
dans la peau des autres et à lire dans leur âme, il trouva, du 
premier coup, les correspondances mystérieuses qu'il devait faire 
vibrer. A charmer ainsi les esprits les plus rétifs, il goûtait l'or- 
gueil suprême du poète, qui est d'exercer le magique et invincible 
pouvoir de la parole. De la statue de Guépratte, par d'ingénieux 
aperçus, il s'était élevé aux œuvres de Michel-Ange ; il en parlait 
avec un savoir captivant, racontait les impressions inoubliables 
de son premier voyage en Italie. Lucien regarda M"*" Souwriefî; 
elle était tout yeux, tout oreilles. Il eut tout à coup le soupçon, 
puis le chassa, que c'était pour elle que Fonpers se prodiguait 
ainsi, voulant lui plaire, par coquetterie presque féminine, s'étant 
peut-être tout à coup imposé ce but pour exercer, comme il se 
plaisait à le dire, sa volonté. Il professait la gymnastique du moi, 
l'expansion dominatrice des facultés, affirmait qu'il n'est rien 
d'impossible à qui sait et à qui veut. Mais à quoi bon impres- 
sionner M"" Souwriefî? Voulait-il, par orgueil, la marquer à son 
sceau, graver en elle le souvenir furtif, mais ineffaçable, de 
l'homme supérieur qu'elle aurait pu aimer? Lucien se moquait 
d'avoir pu concevoir une pareille idée, quand Fonpers, avec sa 
bonne grâce haute et irrésistible, les invita à déjeuner, les sup- 
pliant de ne pas rompre sitôt le charme de leur nouvelle inti- 
mité. 

Guépratte, sans usage du monde, se défendit mal. Une douce 
violence les entraînait déjà, les plaçait autour d'une petite table 
de neige, où Lucien vit apparaître, tardifs mais savoureux, le 
saumon sauce verte et les côtelettes d'agneau soubise qu'il avait 
convoités, il s'en souvint, au sortir du conseil de re vision, quand 
le gros Carbon l'invita, si fallacieusement. 

XIX 

^jme ]Nfoyzé tardait. Lucien regardait fiévreusement la pen- 
dule. 

Trois semaines s'étaient écoulées. D'abord en plein cauche- 
mar, après l'enterrement de Hardeuil et la douloureuse appari- 
tion de Clotilde, pauvre petit visage brûlé de larmes, silhouette 
fondue en des voiles de crêpe, il avait vécu sans se comprendre, 
sans ressaisir son âme qui, pareille à un miroir qu'un choc 
émiette, ne reflétait plus que sensations éparses et incohérentes. 
Le bien, le mal, le plaisir, la honte se pressaient, en conflits inso- 
lubles, dans son esprit. Hanté par toutes les illusions du désir, 



128 REVUE DES DEUX MONDES. 

éperdument amoureux de l'amour, Manon, Clotilde, M"** Noyzé, 
même la chaste et suave Eve-Lise, si lointaine, poursuivaient ses 
insomnies et ses songes. 

La pendule sonna. Allait-elle manquer le rendez- vous? Plu- 
sieurs fois déjà elle s "était dérobée. Il guetta, sur les transparens 
roses qui masquaient à mi-jour les fenêtres du rez-de-chaussée, 
le reflet rapide d'une ombre. Sans doute, en dépit de l'ingéniosité 
avec laquelle il avait tendu des soies japonaises, arrangé intime- 
ment les meubles, ce garni coquet gardait l'aspect des pièces où 
l'on ne vit pas. Le lit large et bas, dans la chambre voisine, faisait 
penser aux alcôves de filles. Les lampes et les torchères dispen- 
saient la lumière impersonnelle du gaz. D'autres, avant eux, 
s'étaient aimés là. Les hésitations de M""*" Noyzé — car c'était la 
première fois qu'elle allait entrer — marquaient-elles une ré- 
pugnance délicate, attestaient-elles une prudence hors de pro- 
pos? Que pouvait-on craindre? Il avait, sous un faux nom, payé 
d'avance le terme. On entrait sans être vu, grâce à l'obscurité de 
l'escalier; une sortie sur cour gagnait une autre rue. Il fut fier 
d'avoir si bien choisi. Mais au moins, qu'elle apparût! La clef 
étant sur la porte, elle n'avait qu'à appuyer légèrement. 11 écouta. 
Rien. 

Gomme le grêle tic tac de la pendule était agaçant ! 11 s'étira, 
malade d'attente et de volupté. D'avance, il savourait la muette et 
peureuse entrée, l'essoufflement sous la voilette, le cœur battant 
de Laurence ; car il se donnait maintenant le plaisir de l'appeler 
par son petit nom : c'était une sorte de possession, Jessie, Edith, 
Arabella Hartlifl traversèrent tout à coup son rêve éveillé. Com- 
patissantes, au jour des obsèques, elles entouraient Clotilde, pa- 
reilles à des Grâces en deuil ; et il revoyait la crâne allure de 
M. Hartliff, regardant les gens en face et serrant ses gros poings 
bons pour la boxe, quand, entre deux haies de curieux assez peu 
recueillis, le cortège mortuaire s'était formé. Depuis, une seule 
fois, il avait revu Clotilde, triste consolation. Elle avait quitté 
Paris avec sa mère et M'"' Rim, acceptant l'hospitalité provisoire 
des Chalys. Quel enterrement, quand il y pensait!... Quantité 
de gens venus pour voir, pour dévisager la veuve et les enfans 
du mort! Comme Favas l'avait prédit, on étoufl'ait l'afîaire. Une 
réaction, inspirée par certains journaux, se déclarait en faveur de 
Hardeuil. Et l'oubli retombait déjà sur ce cruel éclat, l'actualité 
courant à une danseuse, dont les grâces maigres émoustillaient 
tout Paris. 

Il tendit plus avidement vers l'ivresse. Son cœur bondit. 
Était-ce elle? Il s'approcha en hâte des rideaux roses; une ombre 
s'y projetait, si lente qu'elle paraissait curieuse de voir et d'en- 



l'essor. 129 

tendre. Mais j\P^ Noyzé ne s'attarderait pas ainsi. Quelque flâneur, 
un curieux? Il voulut savoir et, à travers une imperceptible fente 
reconnut quoi? — La face de Méduse de M"" Matha! 

11 crut, dans sa panique, qu'elle allait entrer, s'informer, 
pousser droit chez lui ! — Quelle vraisemblance? Le hasard est si 
grand. Ne pouvait-on expliquer, innocemment, cette apparition 
saugrenue? Peut-être que M""^ Matha passait là, d'aventure, 
s'arrêtant pour regarder les écriteaux. Elle s'éloignait, d'ailleurs. 
Pourvu que M"^ Noyzé n'arrivât pas au même instant! La vieille, 
sur ses mauvaises jambes, traversait la chaussée, disparaissait au 
coin d'une rue. 11 respira, puis une subite oppression lui serra 
le cœur. Elle l'espionnait peut-être? L'avait-elle vu déjà entrer 
dans cette maison? En ce cas, son affaire était sûre. Oisive, elle 
employait son temps à de pareilles enquêtes. Elle flairait l'amour 
en faute, comme une ogresse la chair fraîche. Nanische, qui ne 
l'aimait pas, la comparait à la Mandragore des contes d'Alsace, 
qui a des yeux dans le dos. Les frasques d'un jeune homme pou- 
vaient très bien irriter la grivoiserie sénile particulière aux prudes 
de son espèce. Quel bonheur que M""" Noyzé — était-ce pressen- 
timent? — ne fût jamais venue encore! 11 lui souhaita presque 
un empêchement. Mais, tandis qu'il surveillait la chaussée, sûr 
qu'au moins M""" Matha ne revenait pas sur ses pas, une voiture 
s'arrêta. D'un bond, ayant payé d'avance. M""" Noyzé s'engouffrait 
sous le portail, la clef tournait; il s'élançait, recevait dans ses 
bras le grand corps palpitant, baisait une joue chaude et par- 
fumée. 

— Enfin, balbutiait-il, enfin! 

Il refermait soigneusement la porte, et sa première parole, 
imprudente, était : 

— Vous n'avez pas aperçu la mère Matha ? 

Mais il réfléchit que, venant dans la direction opposée, elle 
n'avait pu ni la voir ni en être vue. 

— Pourquoi ? demanda-t-elle effrayée. 

Il la rassura. C'est qu'il l'avait vue passer au loin, et dispa- 
raître, très inoffensive. Bien lui en prit d'amoindrir les choses, 
M"" Noyzé eut une peur horrible. 

— Etes- vous sûr? 

— Très sûr, regardez vous-même. 

Elle ne vit rien de suspect. Cependant, par excès de précau- 
tion, il tira sur les volets intérieurs les rideaux, fit la nuit, puis 
la lumière. Un flamboiement chaud et jaune les enveloppa, 
supprimant la vie extérieure, remplaçant, d'une atmosphère 
factice, le jour si lent à mourir de ces belles journées déjà d'été. 

Il se rapprocha. Elle restait sur le qui-vive, inspectant avec 
TOME cxxxv. — 1896. 9 



130 REVUE DES DEUX MONDES. 

une moue l'appartement. Il lut dans ses yeux l'envie de s'esquiver 
et dit : 

— Il y a une autre sortie, j'ai tout prévu. 

Il fallut quïl la lui montrât. Elle n'avait d'ailleurs, assura- 
t-elle, qu'un moment à lui donner. Il fut refroidi, converti au 
malaise qui leur faisait baisser la voix. Elle s'assit pourtant, 
comme en visite. Très correct, il demanda : 

— Gomment va Serge ? 

Elle venait de le voir, il avait mauvaise mine. — Qu'avait-elle 
fait aujourd'hui? — Elle raconta ses visites. — Loin de s'unir, 
ils s'éloignaient de plus en plus. 11 s'imagina tout à coup qu'elle le 
jugeait ridicule. Il se jota sur elle, au milieu d'une phrase, d'un 
élan si juvénile qu'elle partit d'un éclat de rire, étouilée sous 
les baisers dont il lui couvrait le visage. Déjà, dans le silence 
de langueur où ils s'abandonnaient, la puissance magique de leur 
désir transformait toutes choses : la clarté vive leur fut amie, 
l'appartement soudain familier; les périls, l'heure disparurent; 
affranchis de penser, ils s'étreignirent, dans l'impossible effort 
de se perdre en eux-mêmes. M'"" Noyzé était devenue toute pâle. 
Tête nue, les mains nues, elle soupira, en prenant à deux mains 
le front de Lucien : 

— Enfant, m'aimes-tu? Enfant, m'aimes-tu? 

Et avec un gémissement de colombe pâmée, elle se prosterna 
devant lui. (Ju'aimait-elle, sa jeunesse ou sa personne? Le savait- 
elle seulement? Emu, il la berça dans ses bras avec ferveur, se 
noya dans les yeux d'eau noire, auxquels la lumière prêtait d'at- 
tirans et sombres reflets. 11 lui pénétra l'âme, en ce tremblote- 
ment moiré, et ce fut précisément l'esprit du mal, qu'il vit sur 
ses lèvres, qui le fascina. Il voulait connaître tout l'amour; 
et les fondrières et les bas-fonds de ce grand pays inconnu, en 
s'effrayant, l'altéraient. 

— Laurence, balbutia-t-il, soyez ma vie. 
Elle répliqua : 

— Sois la mienne ! 

Et tous deux savaient qu'ils mentaient, mais que ce mensonge 
indispensable poétisait, d'un semblant de passion, leur misérable 
étreinte. Fut-ce l'involontaire mépris dont on paye la femme qui 
s'est donnée, fut-ce l'incurable défiance qui devait être la rançon 
de leurs précaires joies, il murmura : 

— Jure-moi que tu n'aimes que moi? 

Il s'étonnait de la tutoyer. Toute à lui, et si peu à lui ! Redou- 
table de mystère, en son âme et en son corps. Elle soupira, 
plaintive : 

— Toi, oui, rien que toi ! 



l'essor. 131 

Quand ils se retrouvèrent, flambeaux éteints, ivresse évanouie, 
de plain-pied avec la mélancolique réalité, repris à la sensation 
étrangère de ce logis de hasard, et que, presque étonnés de vivre, 
honteux aussi, un peu tristes, ils s'approchèrent de la fenêtre, 
au haut de laquelle se fonçait un ciel de crépuscule, ils aper- 
çurent, plantée de l'autre côté du boulevard, juste en face d'eux, 
la mère Matha. M""" Noyzé se rejeta en arrière : 

— Je suis perdue!... 

Et dans un va-et-vient aff"olé, elle répéta : 

— Vous m'avez perdue ! 

Il la retint de force, eut peine à la convaincre qu'elle ne ris- 
quait rien. On ne l'avait pas vue entrer, on ne la verrait pas sortir. 
Que diable ! M""" Matha n'avait pas les yeux du lynx pour percer 
les murailles. Il n'écoutait pas ses reproches, ses plaintes. Il lui 
ouvrit la petite porte sur la cour, qui, avec un peu de résistance, 
céda. Elle s'élança tête baissée, disparut. Il revint à la fenêtre. 
Décidément, c'était bien à lui que ]VP^ Matha en avait. Il jeta un 
regard de regret sur le petit appartement où il ne viendrait plus 
attendre M™" Noyzé : ce serait trop risquer. Il résista même à 
l'envie, avant de s'éclipser à son tour, de mystifier l'ennemi. Il 
«ntre-bâillerait légèrement la fenêtre; la vieille s'approcherait, 
rasant les volets. Sous un des hideux masques japonais du mur, 
drapé dans une robe rouge de samouraï , il apparaîtrait bran- 
dissant un sabre et miaulant un eff'royable cri de tigre. Pût-elle 
tomber en convulsions ! 

N'osant, il se contenta de lancer vers elle un coup de poing, 
qu'il n'eût pas été bon qu'elle reçût dans le nez. 

Rentré chez lui, avant le dîner, il éprouva, dans son cabinet 
de toilette, à s'attarder sous la douche, la joie physique d'un 
lavage d'àme; car il se sentait obscurément sali. Ses pensées 
rafraîchies, il put mesurer le chemin parcouru, depuis le soir 
où pour la première fois, pendant l'entr'acte de Phèdre, il avait 
subi d'une façon flottante et vague l'enchantement de M""^ Noyzé. 
Qui lui eût dit alors qu'il pourrait préciser son désir jusqu'aux 
plus intimes privautés et que la réalisation les dépasserait encore? 
A présent, il trouvait cela naturel. Cette bonne fortune lui sem- 
blait à peine au niveau de son mérite. C'est que la jeune femme 
avait, sinon perdu son prestige, du moins laissé se déformer 
l'image, le mirage plutôt qu'il s'était fait d'elle. Aux premiers 
jours, cela seul qu'il n'espérait pas triompher vraiment, la résis- 
tance qu'il lui supposait, la cuirassaient à ses yeux d'une attitude 
d'honnêteté. L'opinion publique ne l'entachait alors que juste 
assez pour communiquer à sa splendeur de fruit vivant une 
imperceptible tare ; elle n'en restait pas moins belle « quand 



132 REVUE DES DEUX MONDES. 

même ». Quand même! Ce mot qui était sa devise, qu'elle gravait 
sur l'en-tête de ses lettres, qu'elle portait haut sur son front, et 
où il n'avait voulu voir d'abord qu'une affirmation de loyauté, 
tandis qu'il savait maintenant à quels égaremens cette bravade 
servait d'enseigne. 

Insensiblement, elle s'était dédoublée à ses yeux. Absente, il 
l'évoquait encore telle qu'autrefois, altière et impeccable, sous son 
masque de maîtresse de maison ou de mondaine en visite. Pré 
sente, elle lui imposait Ténigme d'un être inquiétant et nouveau, 
bafouant, par l'audace avec laquelle elle dépouillait toute hypo- 
crisie, le mensonge social au milieu duquel ils vivaient. L'impos- 
sibilité de la concilier sous ce double aspect l'irritait comme un 
problème. Il s'imaginait naïvement qu'une femme du monde, par 
cela même qu'elle appartenait à une aristocratie de luxe, de ma- 
nières, d'éducation, devait garder dans la faute une retenue chaste 
et de pudiques défenses. M™^ Noyzé l'avait bien détrompé. Saisi 
par l'ivresse acre, perverse et douloureuse d'une telle révélation, 
il la méprisait injustement, lui, son complice. 

Un remords, en songeant à Serge, lui perça le cœur. Voilà 
vraiment en quoi son action était lâche et mauvaise. Sans doute 
il causait un dommage autrement positif à M. Noyzé et courait 
par là des risques pires. Mais c'est envers Serge surtout qu'il se 
rendait coupable de torts irréparables. 11 se rappelait les visites 
qu'il lui rendait à l'institution Gigalle avec « Laurence » : comme 
elle était douce, comme elle apparaissait bonne et pure en son rôle 
de mère! Il se la représentait aussitôt après, en un désordre de 
soie et de dentelle. Que ce fût la même femme, il n'en revenait 
pas! 

Au salon. M""" Trénis le voyant entrer, mince dans son habit 
noir, fut frappée de ses yeux de fièvre : 

— Tu n'es pas malade? Tu as maigri tous ces jours-ci. Qu'as-tu? 
Il n'aimait pas qu'elle fît si attention à lui, cet intérêt le gênait. 

Il répondit avec une sécheresse où s'exerçait déjà sa dureté 
masculine : 

— Je me porte à merveille. Pourquoi? 

Elle soupira, résignée après quelques scènes qui avaient gâté 
son repos : 

— Pour rien. Tu es si loin de nous maintenant. Tu vis si en 
dehors. Autrefois, tu me confiais tout. 

Il la crut plus instruite, au ton du reproche et répliqua : 

— Je ne te cache rien ! Je désirerais seulement que tes amies 
n'espionnent pas ma conduite! 

Elle fut stupéfaite; il continua, raidc parce qu'il ne se sentait 
pas la conscience nette : 



l'essor. 133 

— Est-ce loi qui autorises M""^ Matha à suivre mes pas, à sur- 
veiller les fenêtres des gens chez qui je vais, à m'infliger tout le 
jour l'obsession de sa personne? Qu'est-ce qu'elle suppose? A qui 
en a-t-elle? 

— Lucien ! s'écria M"^ Trénis, et protestant avec chaleur, 
mais dignité : — Tu ne me fais pas l'injure, j'espère, de croire 
que je surveille ta vie? Je ne comprends rien à ce que tu me dis? 
Comment M""" Matha peut-elle s'occuper de tes affaires? C'est 
invraisemblable ! 

Mais vrai pourtant. Il conta la chose au long, en laissant sup- 
poser qu'il se rendait à l'entresol en question, pour une bonne 
fortune de passage : cela jeté avec la négligence discrète qui devait 
le plus rassurer M""^ Trénis. Même, il daigna préciser le nom de 
la jeune personne, une Russe. D'ailleurs elle n'habitait pas là. 
M'"*" Trénis, sans insister, comme l'y autorisait seulement son 
expérience, leva un index amical : 

— Ces étrangères, tu sais, il faut se méfier. Ce sont elles qui 
font souA'ent de l'espionnage pour leur gouvernement! 

Il la rassura : on ne devait pas faire à M"* llka l'honneur de 
la prendre au sérieux. 

— Mon Dieu, soupira-t-elle, moi, j'ai toutes les indulgences. 
Mais ton grand-père!... 

Elle ajouta : 

— Je tirerai au clair la conduite de M"^ Matha. Elle aura cru 
bien faire. C'est vrai, elle s'était inquiétée pour cette demoiselle 
Manon, Nanon? 

De quoi se mêlait-elle! D'ailleurs, assura Lucien, c'était fini. 
Il était trop raisonnable pour s'attacher. Ainsi M™* Noyzé, pour 
laquelle il convenait d'un léger flirt, il n'y pensait déjà plus, il sa- 
vait trop bien le respect qu'il devait à une femme que sa mère re- 
cevait, etc. L'étrange était la délectation qu'il trouvait à mentir. 
Cela ne lui était pas encore arrivé. M™* Trénis dit : 

— Ta confiance me fait du bien. Il me semblait que tu ne 
m'aimais plus. 

Et elle avait, sous sa faiblesse, tant de bonté, un si charmant 
sourire qu'il eut ce cri aux lèvres : 

— Maman, c'est faux! Je vous trompe à plaisir! 

Il s'en retint par honte, et aussi par pitié. Un coup de son- 
nette vibra, tandis que s'approchait le pas lent de M. de Vertsève. 

— Voilà nos invités, dit-elle. 

Lucien avait à peine salué son grand-père que les d'Anthénar 
se montrèrent. S'asseyant à leurs places consacrées, ils opposèrent, 
au coin delà cheminée, leurs figures grimées. Jamais ils n'avaient 
paru si ankylosés. Leurs paroles souvent en retard, comme la 



134 REVUE DES DEUX MONDES, 

sonnerie des anciennes pendules, tombaient du fond du passé. Ils 
étaient étroits d'idées, entichés de noblesse, bigots, pleins d'hon- 
neur. Le colonel Charpe, petit homme bilieux, les suivit de près. 
Son esprit de contradiction, sa courtoisie agressive, agaçaient 
Lucien, qu'il prenait souvent à partie ; se piquant de belles-lettres, 
le colonel le mettait en demeure d'expliquer les prétentions de la 
jeune École poétique, tel poème d'une obscurité voulue, souvent 
beau et parfois insane. Il n'y voyait aucune dillerence : — Mes- 
sieurs les symbolistes, vos amis, n'est-ce pas, jeune homme? 

Il fondait, le verbe haut, sur une manifestation d'étudians au 
quartier Latin, quand M""' Dionée et sa fille entrèrent. Tant que 
Lucien n'avait fait que s'attendre à les voir, il n'avait guère res- 
senti à l'égard d'Eve-Lise qu'une sympathie inquiète, un regret 
de l'avoir tellement perdue de vue. Leur apparition le frappa d'un 
malaise disproportionné, tant il était excessif, et qui touchait 
pourtant au plaisir le plus aigu. Fut-ce de rencontrer le regard 
pur do la jeune fille? Fut-ce de toucher sa petite main gantée? 
Fut-ce de se retrouver en communion avec de vieux amis qu'il 
avait trop oubliés? Son premier balbutiement fut pour s'excuser 
auprès de la grosse et bonne M""® Dionée. Elle n'avait jamais 
suspecté sa délicatesse ni cru qu'il les dédaignait, à cause de 
leur position modeste. Pourtant son abandon les avait un peu 
peinées, elle le laissa deviner. Eve-Lise aussi bien, ajouta-t-elle 
pour expliquer la rareté de leurs propres visites, n'avait pas eu 
un moment de liberté, toute à la préparation de son brevet supé- 
rieur qu'elle venait d'obtenir. Ce dîner fêtait son succès. Il fut 
confus d'y penser, non qu'il l'eût oublié, mais cela avait glissé 
sur lui. Que n'avait-il songé à offrir des fleurs à Ève-Lise? 

Mais comme on venait de passer à table et qu'il s'asseyait 
entre M""^ Dionée et le président d'Anthénar, la jeune fille, qui lui 
faisait face, poussa un petit cri et devint toute rouge en décou- 
vrant un écrin sous sa serviette. Tout le monde resta en suspens, 
^jme 'ppgj^ig elle-même, mais M. de Vertsève souriait, et Arsène, 
qui était du secret, prit un air de componction. 

— Ce n'est pas moi qu'il faut remercier, mon enfant, dit 
^jme jj.^jjis^ touchée de la vivacité avec laquelle sa filleule cou- 
rait l'embrasser. 

— Oh! dit Eve-Liso, honteuse de n'avoir pas deviné, et elle 
s'élança au cou du vieillard qui grimaça de satisfaction : 

— Vous remerciez avant de savoir? C'est gentil! 

Il tira de l'écrin un fin bracelet d'or que de ses mains sèches 
il agrafa au poignet d'Eve-Lise. Elle promenait autour d'elle un 
regard ravi qui remerciait les êtres et les choses. Tant de candeur 
surprit Lucien. Un bijou la mettait hors d'elle? Non, c'est que la 



L ESSOR. 135 

surprise venait de ce M. de Vertsève, dont la politesse glacée lui 
faisait presque peur. Sa reconnaissance, exprimée avec une bonne 
grâce simple, charma tout le monde. C'était si aimable, cet épa- 
nouissement d'âme rose sur son pâle et délicat visage ! Ne lui 
savait-on pas gré aussi d'être la vivante Jeunesse? Les d'Anthénar 
se regardèrent avec un très vieux sourire. Le colonel Gharpe, 
cette fois, ne trouva rien à redire, au contraire! M"'" Dionée était 
attendrie. Gomme on se trompe! Elle croyait M. de Vertsève 
avare, égoïste, desséché. Le plus étonné fut Lucien. Ne s'avisa-t-il 
pas d'être jaloux? 

Ce n'était pas la première fois que se manifestait cet antago- 
nisme. L'indifférence qu'affectait envers lui son grand-père, l'in- 
térêt qu'il venait de montrer à Ève-Lise, — pour un peu, Lucien 
lui eût demandé de quel droit? — cette façon publique de la 
récompenser, tout J 'irritait, car sous leurs préventions réci- 
proques, le vrai et fatal grief était la différence de leurs âges. 
Seule, elle les empêchait de se comprendre, rendait l'un hostile 
à toute indépendance, l'autre intolérant du plus léger joug. Aussi 
le dîner lui eût-il été insupportable s'il n'avait rencontré parfois 
les yeux d'Eve-Lise. Jamais le convenu de la conversation ne 
l'avait autant excédé; soutenait-on une opinion sincère, elle lui 
semblait surannée ou médiocre. Ses pensées manquaient d'air; il 
aspirait aux propos libres, aux vifs paradoxes de ses amis les 
artistes. Eux vivaient, se passionnaient pour ce qu'il y a de plus 
grand au monde : la beauté. L'intelligence les grisait comme un 
vin ! Ce pauvre colonel qui faisait l'entendu, clignait de l'œil en 
parlant d'un article que M. Hélys Fonpers, « qui cependant 
n'était pas le premier venu », avait consacré le matin dans le 
Figaro, h. une statue bien étrange du Salon, d'un certain Gué- 
pratte! Cette statue, mais elle ne tenait pas debout!... 

— Je l'ai vue, moi! dit M. Gharpe. 

— Pardon, quel article? interrompit Lucien très intrigué, car 
il n'avait pas lu \q Figaro. 

— Oui, dit M"'" Trénis, je voulais t'en parler. Oh ! trois colon- 
nes d'un enthousiasme! Cela m'a même surpris. Car enfin cette 
lo... 

— M. Fonpers l'appelle un chef-d'œuvre! ricana le colonel. 
Ah! ah! mais j'ai vu des gens qui haussaient les épaules devant 
ce chef-d'œuvre! Moi, j'ai étudié le dessin et l'anatomie, j'en puis 
parler. M. Fonpers est peut-être très fort comme poète, — il pro- 
nonçait poiiate, — mais je le mets au défi... 

Lucien n'écoutait plus. 11 connaissait si bien le thème : ce mé- 
pris inavoué des gens célèbres, cette envie, cette rancœur contre 
la renommée dont ils jouissent et la bohème dorée qu'on leur 



136 REVUE DES DEUX MONDES. 

suppose. Il piétinait d'impatience, tant il lui tardait de passer au 
salon pour y déployer l'article de Fonpers. Lui qui lisait chaque 
Tnatinle Figa?'o, juste aujourd'hui... Que Guépratte serait heureux! 
Et son amie Olga, comme elle serait fière ! Fonpers avait peut-être 
pensé à elle, en écrivant cet éloge. Du moins, le sourire, le regard 
grave et ardent avec lesquels le remercierait la jeune Russe, lui 
étaient-ils peut-être apparus d'avance? Les Braûm n'espéreraient 
plus, maintenant, acheter VIo au prix dérisoire qu'ils avaient eu 
l'aplomb d'offrir! Heureusement Guépratte les avait ajournés, 
peu pressé, en sa noble pauvreté, de se débarrasser sitôt de cette 
œuvre qu'il aimait. Tout cela roulait pêle-mêle dans son esprit, 
et il s'efforçait au maintien conciliant de quelqu'un qui ne veut 
pas se défendre, tandis que M. Charpe répétait : 

— Allez, jeune homme, vous avez beau dire... 

« Au diable! au diable! » répondait le sourire crispé de la 
victime. Heureusement, M""^ Trénis fit diversion. Lucien pensait: 
« Voilà Guépratte connu d'un coup, apprécié, discuté. Cet article, 
signé d'un tel nom, aura un vif retentissement. C'est bien, ce 
qu'a fait là Fonpers, cest brave ! » Une joie enfantine et délicieuse 
l'inondait. H eut voulu voir la stupeur, l'émotion de Guépratte. 
L'article, dès qu'il put le parcourir, après s'être excusé sur l'im- 
patience de son amitié, dépassa ses espérances. Comme c'était dit, 
et quelle vivacité d'argumens! A la fin, une merveilleuse et la- 
pidaire phrase dressait le marbre en sa blancheur et son relief 
pathétiques ! lo se cabrait, farouche d'épouvante : aveugle qui ne 
l'admirait pas ! 

Ses yeux, en se relevant, rencontrèrent le pensif visage d'Eve- 
Lise, qui seule s'intéressait à lui. Gomme si elle pouvait le com- 
prendre, il lui confia son enthousiasme, forçant la voix contre 
le silence aux écoutes de M. de Vertsève. Mais bientôt, il s'étonna 
de sentir que, par sa seule présence, elle le ramenait peu à peu 
au calme. Ses yeux couleur pensée exerçaient sur lui la fasci- 
nation douce qui s'exhale des fleurs. Et voilà qu'une singulière 
timidité l'embarrassait; il se rappela quelle absurde supériorité, 
assis derrière elle, dans la baignoire du Théâtre-Français, il s'était 
attribuée, pour la pauvre connaissance qu'il avait des choses de 
l'amour. Combien elle lui était supérieure, en sa chaste igno- 
rance, en sa pureté d'hermine. L'idée qu'il était souillé revint plus 
forte en lui, ce fut du dégoût. Un attendrissement lui serrait la 
gorge, et il eût voulu s'agenouiller devant elle. 

Cependant il ne laimait pas, et lui porlàt-il de l'affection, ce 
sentiment n'avait rien de commun avec ce qu'il avait ressenti pour 
Clotilde Hardeuil, vierge comme elle, chaste et haute petite âme! 
Le devina-t-eile par une obscure sympathie? Elle dit : 



l'essor. 137 

— J'ai eu beaucoup de chagrin en apprenant le malheur de 
vos amis, je ne voulais pas y croire. Ce qu'on a dit est si affreux! 

Elle lui parla de Clotilde avec une délicatesse qui le toucha. 
Il les comparait, si dissemblables ; Tune captivante de vie et d'al- 
légresse, avant que la douleur en eût fait l'ombre d'elle-même; 
l'autre, calme et grave, avec sa grâce mystérieuse. Gomme un 
homme étourdi, au soleil, par l'odeur capiteuse des roses, il trou- 
vait doux de respirer, dans l'ombre du cœur, ce parfum ténu 
de violettes blanches, ce parfum suave de jeune fille. Alors, il 
douta s'il n'allait pas chercher bien loin une malsaine ivresse, 
quand le bonheur était là, peut-être. Mais l'idée d'aimer Eve- 
Lise ne lui était jamais venue, encore moins de l'épouser, non 
qu'il tînt à l'argent, mais toute son éducation avait été dirigée 
vers un mariage riche ou assorti. Il ne lut pas plus avant dans 
son âme, cette fois : tout y redevint obscur. Il ne savait qu'une 
chose, c'est que cet instant était bon. 

Malheureusement la soirée s'évanouit vite, et quand leurs 
hôtes furent partis, Arsène qui, malgré les objurgations de Na- 
nische, s'était refusé à la lui remettre au salon, lui présenta une 
carte sur un plateau. C'étaient quelques mots griffonnés en hâte 
par Olga Souwrieff, dans la loge des concierges. Elle était re- 
partie comme une folle. « Guépratte, sans connaissance, était au 
plus mal ! » 

XX 

L'interne blond qui raccompagnait Lucien et Symore, huit 
jours après, le long des couloirs de l'hôpital Necker, leur répétait, 
avec une assurance blasée sur les caprices de la mort : 

— La fièvre typhoïde suit son cours. Elle a une marche franche. 
C'est une question de soins. Le patron a d'abord eu peur, mais 
maintenant il répond du malade ! 

Le patron, c'était Favas. Averti tard, parce que M^'^ Souwrieff 
ignorait son adresse et n'avait pu l'obtenir de Guépratte pris de 
fièvre et de délire, il avait fait d'urgence transporter le sculpteur 
à l'hôpital dont il était médecin en chef, dans une petite 
chambre, où, à force de supplications, M"^ Olga obtint, par sa 
protection, non de veiller son ami, mais d'entrer le voir plusieurs 
fois par jour derrière l'interne; le reste du temps, elle se tenait 
dans une avant-pièce, importune dans ses instances pour seconder 
les infirmières et se consumant d'impuissance. Fonpers, dès le 
lendemain, était accouru aux nouvelles. Cette singulière male- 
chance le privait des remercîmens de Guépratte, mais non de ceux 
de la jeune Russe; en l'état d'émotion extraordinaire où elle était, 



138 REVUE DES DEUX MONDES. 

elle céda à un élan irréfléchi; son âme généreuse déborda de 
passion contenue. Lucien, que le hasard avait rendu témoin de la 
scène, se rappelait le silence de malaise qui avait régné, quand 
Favas, humilié de son rôle muet, avait, avec une autorité un peu 
rude, coupé court à la conversation et abrégé la visite. 

P'onpers, blessé, une fois dehors s'était permis quelques bro- 
cards, dont Lucien, malgré son estime pour le médecin, n'avait 
pu s'empêcher de rire. Il se demandait à quel mouvement Favas 
avait cédé. Irritation, jalousie? Mais à quel titre? s'en était-il 
même rendu compte? Il avait toujours voué, d'ailleurs, une anti- 
pathie instinctive au talent et à la personne de Fonpers, qui, 
depuis ce jour, la lui rendit. Lucien, alors, n'avait pas pris la 
chose au sérieux. Maintenant, son imagination travaillait. La 
veille, dans lavant-pièce où se tenait M"* Souwrieff, Favas, seul 
avec elle, lui parlait avec vivacité, et elle répondait de même ; la 
porte ouverte, ils s'étaient tus en l'apercevant : elle avait un air 
d'irritation blessée. Favas lui disait-il donc du mal de Fonpers, ou 
ce qu'il croyait la vérité? La mettait-il en garde contre ce sédui- 
sant et dangereux corrupteur? Si invraisemblable que cela parût, 
un ou deux mots surpris, mais peut-être mal entendus, le fai- 
saient supposer à Lucien. 

Dans ce cas, Favas était bien maladroit, et M"^ Olga ne lui 
pardonnerait jamais une intervention aussi indiscrète et, sans 
doute, aussi peu justifiée ! D'autre part, elle devait bien sentir 
un ami dans cet homme qui venait de sauver Guépratte ? Bon ! 
voilà qu'il forgeait de toutes pièces un roman ! 

— J'ai rencontré hier Carbon, dit Symore. 

— Et il t'a invité à déjeuner? 

— Qui te l'a dit? fit le peintre étonné. 

— Tu as accepté, et aussitôt il s'est dérobé sous un prétexte? 

— Mais comment le sais-tu? 

— C'est donc vrai ? 

Symore en convint ; Lucien, en riant, lui expliqua le personnage : 

— Vingt fois il ma offert sa protection, et quand je lui ai 
demandé de faire avoir des commandes oflicielles à Guépratte, 
sais-tu ce qu'il m'a répondu? « Oh! certainement, dès qu'il fera 
de l'art sérieux! » 

— Eh bien, moi, fit Symore, précisément hier, il m'a dit qu'il 
reconnaissait un grand talent à Guépratte, et qu'il l'avait toujours 
déclaré ! 

— Oui, maintenant que l'article de Fonpers a rendu VIo 
célèbre ! Gela le peint ! Le succès, oh ! alors il se prosterne ! Le 
talent tout seul, il lui marche dessus! Dire que tous les hommes 
sont ainsi. 



l'essor. 139 

Oui, le succès, ou la fortune qui en tient lieu! Que de fois 
Lucien s'était dit, devant des amabilités de gens du monde, des 
bassesses de fournisseurs, la façon dont un domestique lui ou- 
vrait la porte d'un salon : « C'est mon costume qu'on salue. 
Pauvre, de quel mépris ne m'accablerait-on pas ! » 

Symore souriait, en sa philosophie tranquille dont rien n'alté- 
rait la bonne humeur. Il demanda : 

— Te reverrai-je avant mon départ? 

Il allait s'installer, pour y faire du plein air, à Marlotte, dont 
la plaine, si belle au crépuscule sous une lune large et ronde, 
dont les bois de pins rougeâtres pénétrés d'un jour vert, lui 
avaient déjà fourni de savoureux motifs. Il y retrouverait des 
amis, voire des indifîérens, entre autres Jorkins, avec Manon, 

— Ah! fit Lucien, pincé légèrement, cela dure toujours? 
Mais n'avait-il pas mieux? Manon, avec son corps parfait, si 

habitué à sortir de la gaine des robes pour poser comme modèle 
qu'il gardait, dans l'amour même, un maintien de statue blasée 
sur l'admiration qu'elle inspire, valait-elle M"' Noyzé? Avait-elle 
ce goût de chair défendue, de péril, d'infamie? Non. Aussi, par 
vantardise, fut-il tenté d'avouer son adultère ; par bonheur il se 
ressaisit à temps, comprenant qu'il allait commettre une infamie, 
et que Symore, si indulgent à toute faiblesse, l'estimerait moins. 
Il se contenta de dire : 

— Je vais prendre des nouvelles de M""* Noyzé. Accompagne- 
moi, c'est sur ton chemin. 

Le peintre ne lui demandant pas : — « Est-elle donc souf- 
frante? » il expliqua négligemment : 

— Elle a la grippe, elle garde le lit depuis huit jours. 

Le silence persistant de Symore indiquait un parti pris, 
Lucien en fut piqué comme d'un blâme. La langue lui démangea 
encore plus. Il murmura : 

— J'ai rencontré hier Tarpin-Malus qui sortait de chez les 
Noyzé. On dit qu'il est bien avec elle? 

Pourquoi cette bravade, qu'il devait immédiatement regret- 
ter? Youlait-il faire parler Symore? Trouvait-il une inexplicable 
perversité à déconsidérer celle qu'il appelait maintenant sa maî- 
tresse? Il insista : 

— On le dit, n'est-ce pas? Et qu'il l'entretient? Le mari là 
dedans joue un singulier rôle! Qu'en penses-tu? Et la femme? 
Mais c'est sans doute une calomnie?... 

Sa voix s'altérait; il avait enfoncé sa main, involontairement, 
dans ce fagot d'épines, et les épines le griffaient et le lacéraient. 
Bien que ce jeu dangereux lui fît mal, il y trouvait une honteuse 
volupté. Non qu'il crût fermement qu'Elle fût asservie au vieil- 



d40 REVUE DES DEUX MONDES. 

lard, mais il doutait, et, chose étrange, le don d'elle-même, qui 
aurait dû le rassurer, le rendait incrédule, parce qu'il avait peine 
à y voir une faute sans précédens. A présent le hantait tout ce 
qu'il avait cru lire dans ses yeux, sur ses lèvres frémissantes, les 
preuves sans nom, les stigmates invisibles. Avant d'avoir parlé, 
il doutait encore ; depuis, la vertu fatale des mots prononcés lui 
inspirait presque des certitudes. Mais en ce cas, n'aurait-il pas 
dû s'indigner davantage ! 

— Qu'est-ce que tu en penses, toi, de M"^ Noyzé? demanda- 
t-il à brûle-pourpoint. 

Symore répondit avec douceur, mais netteté : 

— Je ne pense rien. 

Puis il tourna la tête et regarda Lucien en face. Ce fut un 
clair regard, grave et profond comme une conscience. — « Je 
sais, voulait dire ce regard, mais je ne parlerai pas. » Et son sou- 
rire, clairvoyant et amical, semblait le plaindre. L'autre baissa 
les yeux. Un silence suivit. 

— Pourquoi ne pas venir cet été à Marlotte? demanda 
Symore. La campagne te ferait du bien, avant ton année mili- 
taire? Tu peindrais, tu marcherais, tu ferais de la bicyclette, tu 
t'entraînerais de façon à supporter les fatigues du régiment? 

Qu'allait-il lui rappeler là ! Lucien n'envisageait plus qu'avec 
horreur son service de fantassin. D'abord résigné, lors du tirage 
au sort, il avait vu se rapprocher la lourde corvée avec ennui 
d'abord, puis répulsion. Soldat? Cela ne lui représentait que des 
chambrées malpropres et des compagnons grossiers. Que n'avait- 
il à faire valoir un cas de réforme, que n'était-il malade, pour 
obtenir un ajournement? S'il l'obtenait, il pourrait au moins tra- 
vailler, pousser ses études de droit, tendre à un but intelligent. 
Mais le travail, n'y avait-il pas renoncé depuis des mois? Une 
paresse, faite de langueur sensuelle et d'apathie, l'engourdissait. 
Du jour oùil avait trouvé M""^ Noyzé belle, — et ce jour-là, l'adul- 
tère avait commencé pour lui, — son désir avait été une lèpre 
gagnant d'heure en heure, et qui maintenant lui rongeait le 
cœur. Il se sentait ridiculement jeune et pourtant vieilli, dé- 
pouillé d'illusions, plein d'ardeurs encore à vivre et à jouir, mais 
d'ardeurs sèches et égoïstes qui ressemblaient à ces prurits d'esto- 
mac malade où les dégoûts alternent avec les fringales. 

— Je vais voir la Joconde, dit Symore comme ils passaient 
devant le Louvre, viens donc ! 

Le ton dont il prononça ces mots rappela le jour où, étant 
allés s'inscrire à la mort de Hardeuil, Lucien avait résisté à une 
invitation semblable, hypnotisé qu'il était par Fonpers, ce maître 
en l'art de vivre, qui, en lui inspirant une juvénile idolâtrie, 



1 



l'essor. 141 

avait, par ses théories et ses exemples, contribué à le démora- 
liser. Une minute, arrêtés en face l'un de l'autre, Symore et 
Lucien se regardèrent. Ce dernier hésitait, pris au scrupule d'un 
de ces choix en apparence indifférens, mais sous lesquels se 
débat la vie poignante : petits drames intimes tenant dans un 
silence ou dans un sourire, petits cailloux inolTensifs dont la 
chute suffira pour élargir, dans leau, des cercles infinis! D'un 
côté, la préférence donnée à un haut idéal, à la Joconde de mys- 
tère et d'incomparable beauté; de lautre, le retour à la trom- 
peuse et équivoque créature qu'était M""*" Noyzé. 

« Viens! » disait la face loyale de Symore, et c'était de la 
probité encore que son silence, car il ne voulait pas violenter son 
ami : il attendait une décision libre et virile. Oh! tous deux se 
comprenaient! Lucien bégaya : 

— Je ne peux pas, j'ai promis... 
Symore répondit : 

— Adieu. 

Il attendit une seconde encore, puis s'en alla. Lucien faillit 
courir après lui. Cette séparation ressemblait à une rupture. Ils 
ne s'étaient pas donné la main. Pourquoi? « Mais non, — s'affirma- 
t-il, par besoin de se mentir, — ce n'est rien. » Et il sentait au 
contraire que c'était beaucoup. 

Comme il traversait la place de l'Opéra, un omnibus faillit 
l'écraser et lui rappela brutalement la peur que AP^ Noyzé à son 
bras manifestait en se faufilant entre les voitures, ce soir mou 
d'hiver où sa jaquette d'astrakan exhalait un parfum de fourrure. 
D'autres parfums d'elle, alors, le hantèrent, et jusqu'à cette do- 
lente odeur d'éther, qu'un flacon répandait, à côté de son lit, 
quand, deux jours auparavant, il l'avait surprise, alanguie de 
fièvre, et qu'un brusque transport, effrayé et furieux comme un 
crime, avait mêlé leurs lèvres, au risque d'être surpris. Il revit, à 
quelques centimètres de sa poitrine, le timon du lourd omnibus 
esquivé par miracle. Superstitieusement il se dit : « C'est un 
présage, je ne dois pas aller chez elle! » Il trouvait ridicule la ré- 
pulsion que sa mère montrait envers le sel répandu ou le pain 
posé à l'envers ; cela ne l'empêchait pas certains soirs de se dire, 
en éteignant sa bougie : « Si le champignon lumineux de la 
mèche s'éteint avant que je sois installé dans mon lit, un malheur 
m'arrivera. » Ou bien il comptait jusqu'à un certain chiffre, très 
vite, en rattachant à cette vitesse la probabilité de tel événement. 
La nuit, sa conscience parlait plus haut que le jour. Il avait alors 
des appréhensions vagues; un péril inconnu l'enveloppait. Le 
matin dissipait ces malaises. Tout à coup, pensant à Serge, il se 
rappela qu'on était au jeudi, jour de sortie. Serge aurait peut- 



142 REVUE DES DEUX MONDES. 

être obtenu de quitter tout l'après-midi l'institution Gigalle. S'il 
• allait le rencontrer? 

Il sonna chez les Noyzé. Ce fut la cuisinière qui lui ouvrit, 
une femme énorme, rouge comme braise, et dont le flegme suisse 
s'alourdissait d'une constante ivresse, qui, pas plus que celle des 
cochers anglais raides sur leur siège, ne l'empêchait de remplir 
son service. 

— Louisa est donc absente? demanda-t-il, parce qu'il s'atten- 
dait au visage pâle de la femme de chambre. 

Avec une lenteur de bœuf qui rumine, la cuisinière mâchonna r 

— Louisa, il est sortie à Versailles. Son maman est très malade. 
Et le laissant s'annoncer seul, en familier de la maison, elle 

rentra dans sa cuisine, où l'attendait une bouteille de bordeaux 
entamée. 

Lucien grimpa lentement l'escalier, pénétra sur la pointe du 
pied dans le salon et le boudoir. Il avait oublié de s'enquérir : 
il se pouvait que M. Noyzé fût à la maison, ou Serge. 11 préférait 
qu'on ne l'entendit pas. Une bouffée de chaleur lui était montée 
aux pommettes, ses tempes bourdonnaient, un espoir irrésistible 
le poussait. Dans le couloir qui menait à la chambre de iNP" Noyzé, 
il retint son souffle. Arrivé à la porte, il frappa et entra. Un pa- 
ravent masquait le lit, mais non la glace. Dans cette glace, une 
vivante image se déchira. Trop tard ! Il avait vu M""* Noyzé sou- 
riant à Tarpin-Malus assis sur le lit. Au bruit, il se leva, et 
des billets do banque qu'il tenait tombèrent; il les ramassa vive- 
ment. 

Lucien foudroyé par leurs regards, bégayait : 

— Pardon, madame, je croyais Serge ici. 

Aucune explication ne fut donnée, les deux complices parais- 
saient d'autant plus irrités qu'ils avaient eu plus peur. Elle dit 
seulement, et il admira le sang- froid avec lequel elle redeve- 
nait elle-même : 

— Serge s'est fait punir. 11 ne viendra pas. 
11 murmura : 

— Combien jo regrette, j'espérais le trouver ici. 

Et il s'efforçait au naturel de quelqu'un qui n'a rien vu, qui 
ne se doute de rien. Après tout, les autres pouvaient le croire : 
le paravent cachait la vue, et Tarpin-Malus, reprenant conte- 
nance, prononça gravement; de son ton le plus officiel : 

— Ainsi, madame, vous voudrez bien avoir la bonté de 
remettre ce compte en règle à votre mari, que je regrette de 
n'avoir pas trouvé? 

Il consulta sa montre; elle lui rappela un Conseil d'admini- 
stration qu'il devait présider. 



l'essor. 143 

— Je ne vous retiens donc pas, dit-elle, et elle s'excusa de ce 
qu'il n'y eût personne pour le reconduire. 

— Mais je me retire aussi, dit Lucien la rage au cœur. — 
Espérait-il qu'elle lui dirait : « Restez ! » Elle n'en fit rien. 

Force lui fut d'accompagner le vieillard. Il l'escorta un mo- 
ment; à le voir revenu de son émotion et marchant d'un pas 
guilleret, presque cynique, il eut une tentation folle de l'insulter, 
de lui aplatir son chapeau sur la tête, de lui défoncer les reins à 
coups de pied. Il s'assura en le quittant, au détour d'une rue, 
que le vieux renard s'éloignait pour tout de bon; alors, il ne fit 
qu'un saut jusqu'au petit hôtel. 

La porte était ouverte, pour permettre à un garçon épicier 
de transporter des bouteilles vides. Cet homme tournait le dos 
quand Lucien se jota dans le vestibule. Nul ne le vit. Emporté 
par son élan, il fit irruption dans la chambre de M"'*' Noyzé. Elle 
ne parut pas étonnée. Elle le regarda s'avancer vers le lit, si 
tranquillement qu'il fut déconcerté, car il s'attendait à la voir 
agitée, non à ce qu'elle l'affrontât avec cette impudeur sereine. 
Même, il crut lui surprendre aux lèvres ce pli d'ironie qu'il 
redoutait tant, car toute raillerie crucifiait sa vanité. Son élan 
tragique arrêté net, il ne conçut plus que le grotesque et l'odieux 
de l'aventure. 11 revoyait l'image dans la glace. Déchirée, anéantie, 
-elle n'en subsistait pas moins. Gela le tuait d'être ainsi dupé, 
bafoué. Sa jalousie était faite d'horreur pour elle et de pitié pour 
lui-même. L'humiliation qu'elle devait éprouver lui était chose 
intolérable à penser. 

Bien que s'accordant le droit de l'outrager, une pudeur lui 
scellait la bouche. Il eût voulu n'avoir pas vu, ignorer tout, 
douter encore ; en même temps, c'était le soulagement d'un abcès, 
que le bistouri perce. Elle restait étendue mollement, résignée, 
presque indifférente. Il eut envie de l'étreindre et de l'étouffer. 
Jamais elle ne lui avait paru plus attirante, qu'en cet instant 
où il lui fallait la perdre. Mais la perdait-il vraiment? Oh! 
lâche ! La chambre, le lit, ce charme de fausse malade, tout 
l'attendrissait d'une pitié qu'il savait abjecte. Tant de fureurs 
contradictoires le soulevaient hors de lui, et il étouffait d'impuis- 
sance. Etre digne dans cet effondrement restait son dernier 
souci; mais comment l'être, comment parler sans emphase, se 
taire sans bassesse ? Ce silence, en se prolongeant, devenait pour 
lui une telle angoisse que des larmes lui brûlèrent les paupières. 
Il déclara : 

— Je ne vous reverrai de ma vie. 

Elle ne répondit pas. Il s'enhardit: ^ 

— Pourquoi m'avoir menti ? 



14i REVUE DES DEUX MONDES. 

Toujours le même silence, les yeux au plafond, la respiration 
lente soulevant d'un rythme égal la poitrine ; sa main, aux doigts 
chargés de bagues, pendait nue sur le drap. 

Il balbutia : 

— Je vous aimais tant, pourquoi n'avez-vous pas été franche ? 
J'aurais compris, j'aurais souffert, peut-être vous aurais-je aimée 
quand même!... Mais parlez! s'écria-t-il tout d'un coup. Dites- 
moi quelque chose ! Mentez, au moins ! Inventez encore une his- 
toire ! 

Il allait lui jeter à la face l'âge de cet homme. La honte le 
retint. Il essaya de rire, puis la rage lui revint, au point qu'il 
crut suffoquer. Il lui tenailla le bras avec violence ; mais comme 
elle le regardait toute pâle, sans se plaindre, et que son sourire 
voluptueux et ironique défiait l'étau et la douleur, il pensa au 
bracelet noir dont l'avait marquée son mari. Voilà qu'il se rava- 
lait à M. Noyzé, maintenant ! Il tomba à genoux, baisa éper- 
dument la main nue. 

— Mais dites-moi un mot, mais défendez-vous donc, mais^ 
vous me rendez fou ! Ah ! que je vous déteste ! 

Elle le contemplait toujours, de son bizarre sourire, avec ses 
attirans yeux d'abîme. Il se releva, résolu à fuir, elle lui faisait 
horreur. 

— Adieu ! 

Et il gagna le bord du paravent. Là, il répéta : 

— Adieu ! 

Mais, au moment de disparaître, son cœur, oscillant comme 
une masse de plomb, l'entraînait d'un seul coup, allait l'abattre 
sur elle, en une mêlée de râles et de baisers, de haine et d'amour, 
quand un cri traversa leur cauchemar, un souffle d'épouvante 
hérissa leur chair. Serge était là, qui les regardait. 

Ce fut abominable. Il ne s'en allait pas. Il ne bougeait pas. Il 
les regardait, et sa stupidité douloureuse leur faisait atrocement 
mal. Ce visage d'enfant, frais et candide, prit soudain une expres- 
sion si déchirante et si affreuse que M""" Noyzé, qui se tâtait les 
tempes comme au sortir d'un coup de foudre, courut à Serge, 
l'enlaça de ses bras et, presque agenouillée, implorante, le retint 
comme s'il allait tomber : 

— Mon petit, mon petit Serge, mon chéri, mon enfant! 
gémissait-elle dans son égarement ; et elle criait à Lucien avec 
un mépris haineux : 

— Mais allez-vous-en ! Mais allez-vous-en ! 

11 demeurait médusé, fasciné, les yeux dans les yeux de Serge, 
et ce qu'il y voyait le glaçait. S'il eût osé, comme il se serait 
prosterné, mendiant son pardon. Ce regard vieilli de dix ans, ce 



l'essor. 145 

regard clairvoyant et vengeur, ce regard aigu comme un cri, il 
ne put le soutenir. 11 passa en s'effaçant devant la mère et le fils ; 
au moment de sortir, il essaya pourtant encore de se raccrocher 
au visage de Serge. 11 ne reconnut plus l'adolescent, si changé 
qu'il ne semblait plus un enfant, mais un homme. Non, pourtant ! 
Serge était encore le petit Serge d'autrefois ! Lucien le vit pen- 
cher la tête vers lui en souriant comme pour lui pardonner en 
un baiser de paix, — il osa le croire ! — et Serge lui cracha au 
visage. 

Lucien crut mourir. Ne pouvant se venger, n'osant se plaindre, 
avec un haussement d'épaules désespéré il s'esquiva, trébuchant 
aux meubles comme ivre. Derrière lui, des sanglots éclatèrent, 
lugubrement. Ah ! qu'il eût voulu pleurer aussi lui ! Les re- 
mords, cette fois sincères, le torturaient ! Qu'il lui eût été doux 
de se confesser à quelqu'un ! Comme il comprenait enfin sa 
faute, sa très grande faute, sa première véritable infamie, celle 
qui, pendant des années, devait empoisonner son orgueil et tour- 
menter ce qui restait en lui de droit, d'honnête, et de bon. Ce 
n'était pas la brûlure de l'outrage, c'était le regard de Serge 
qui le poursuivait ! Et cette idée que le mal qu'il lui avait fait 
était irréparable ! 11 évoquait alors un autre regard , d'infinie 
douceur, celui d'Eve-Lise, un autre encore, chaste et fier, celui 
de Clotilde. Un tel rapprochement, en cette circonstance, était 
sacrilège, il le savait, mais se disait : « Que penseraient-elles 
de moi si elles pouvaient deviner !... » Cela centuplait sa misère; 
et il y trouvait cependant une douceur inexplicable et l'espoir 
d'un de ces pardons immérités que la clémence de la vie parfois 
réserve aux pécheurs. Il n'osa scruter l'avenir : tout y était 
trouble et orageux comme son âme. Retombé dans la boue aux 
premiers coups d'aile de son essor, il éleva une obscure sup- 
plication sans paroles, qui confessait sa faiblesse, sa vanité, sa 
luxure, tous ses bas instincts d'homme, et qui implorait grâce et 
jurait expiation, en un serrement de cœur inexprimable! 

Paul Marguerttte. 



TOME cxxxv. — 1896. 10 



LES FÊTES DE MAI 



ET LES 



COMMENCEMENS DE LA POÉSIE LYRIQUE AU MOYEN AGE 



Alfred Jeanroy, les Origines de la "poésie lyrique en France au moyen âge, éludes 
de littérature française et comparée ; Paris, Hachette, 1889. — Gaston Paris, 
Compte rendu critique du livre de M. A. Jeanroy, Journal des Savants, novembre 
et décembre 1891, mars et juillet 1892; tiré à part, Paris, Bouillon, 1892. 

S'il faut en croire une récente théorie, la poésie lyrique est 
issue en France, dans le haut moyen âge, des fêtes de mai. En 
la période antérieure à la première croisade, tandis que sur les 
prairies limousines et poitevines des jeunes filles et des jeunes 
femmes célébraient, selon de vieux rites, la « venue du temps 
clair », la griserie du renouveau a noué leurs mains et rythmé 
leurs pas pour la première danse ; l'émoi que le printemps met 
aux cœurs a éveillé sur leurs lèvres la première chanson ; et de ce 
germe procède toute la floraison lyrique des âges suivans. Ainsi 
la poésie serait sur notre sol, en sa plus lointaine origine, une 
émanation du Printemps et comme son âme sonore. 

Si c'était là une légende, elle séduirait par sa grâce, et certes 
la Grèce n'a pas su trouver, pour dire la naissance des Muses, de 
plus fraîches fictions. Mais ce n'est pas un mythe de poètes, c'est 
une théorie de philologues : curieuse par son pittoresque, mais 
plus encore par la structure imprévue des groupemens de faits 
multiples, menus, complexes, qui ont provoqué l'hypothèse et qui 
la soutiennent. 

Elle se pose d'abord dans un beau livre de M. Alfred Jeanroy : 
il s'agit, selon la promesse du titre, d'exposer les Origines de la 
poésie lyrique en France; or, ici comme partout, nous n'atteignons 



LES FÊTES DE MAI. 147 

pas les « origines » directement, mais par un travail inductif 
et quelquefois divinatoire. En effet, tous les poèmes lyriques 
conservés, — et ceux-là mêmes que les anciens critiques croyaient 
primitifs et populaires, — nous apparaissent comme les produits 
d'un art déjà tardif : une école unique les revendique tous, cette 
école courtoise qui, née en Provence, avait répandu dans la 
France du Nord, dès 11 30, son esprit de raffinement sentimental 
et sa technique savante. Mais, par delà cette poésie des cours che- 
valeresques, est-il impossible de retrouver les genres plus ar- 
chaïques d'où elle procède? M. Jeanroy l'a tenté. D'abord, ces 
genres aristocratiques, déjà parvenus à l'état le plus complexe de 
leur développement, l'analyse permet de les réduire à des formes 
plus simples, à des thèmes élémentaires. Puis, on peut extraire 
des poèmes courtois eux-mêmes des fragniens de plus anciennes 
poésies, débris de genres disparus, pièces rapportées que les trou- 
vères ont artificiellement adaptées à leurs chansons en guise de 
refrains, et dont le ton, l'allure, certains traits de versification 
décèlent l'antiquité. Enfin, si l'on rapproche ces fragmens fran- 
çais de certaines pièces étrangères, on peut reconstruire toute 
cette poésie primitive, dont de si faibles indices ont subsisté chez 
nous. Nous l'avons vite oubliée, mais au delà de nos frontières, 
elle a été précieusement recueillie et imitée. Elle survit, — s'il 
est permis d'en croire le savant et audacieux critique, — dans ces 
anciennes écoles lyriques d'Italie, d'Allemagne, de Portugal, que 
jusqu'ici les critiques croyaient autochtones en chacun de ces 
pays ; mais ces prétendues « créations spontanées et populaires » 
ne sont que copies et traductions , chacun de nos fragmens d'an- 
tiques chansons peut s'imbriquer dans une pièce étrangère. Et, 
comme il arrive aux astronomes de découvrir et de décrire un 
astre invisible par la seule étude des perturbations que son in- 
fluence supposée fait subir à la marche d'astres voisins, de même 
M. Jeanroy induit de l'examen des aiîciennes écoles allemande, 
italienne, portugaise, les caractères de nos genres lyriques dis- 
parus. Ainsi, par cette triple opération : réduction des genres 
courtois aux thèmes élémentaires, — analyse des fragmens qui 
nous sont parvenus de plus anciens poèmes, — comparaison de 
ces thèmes et de ces fragmens à des copies étrangères, — il dé- 
couvre le plus ancien gisement lyrique de notre sol; et son livre 
représente assurément l'un des plus énergiques et des plus bril- 
lans efforts qu'aient jamais tentés, en matière littéraire, les mé- 
thodes inductives. 

Parmi tant de constructions, mais perdue au milieu d'elles 
comme un motif d'architecture accessoire, on entrevoyait çîj^ et là 



148 REVUE DES DEUX MONDES. 

dans ce livre l'hypothèse que certains de nos genres lyriques se 
rattachaient aux fêtes de mai. Or, voici que M. Gaston Paris a fait à 
ces idées l'honneur mérité de les critiquer en une admirable série 
d'articles du Journal des Savans. Il les a nouées fortement en un 
système, et c'est précisément l'hypothèse relative aux fêtes du 
printemps, jusqu'alors indécise et comme voilée, qui en forme le 
nœud vital. On voit M. G. Paris, par une série d'analyses simi- 
laires, décomposer chacun de ces genres : reverdies, chansons à 
personnages, pastourelles, débats, chants d'éveil, en ses élémens; 
remonter pour chacun d'eux de ses formes les plus complexes 
jusqu'au thème embryonnaire, et rattacher ce thème aux fêtes 
des calendes de mai ; puis relier à ces mêmes fêtes la poésie cour- 
toise elle-même, la chanson d'amour, le « grand chant » de Ber- 
nard de Ventadour, de Thibaut de Champagne et de Dante. Et fina- 
lement la théorie s'exprime et se résume en cette phrase : « Ainsi 
la poésie lyrique que nous voyons s'épanouir au xii° siècle dans 
le Midi et dont on a tant recherché l'origine, semble être essen- 
tiellement sortie des chansons de danse qui accompagnaient les 
fêtes de mai. » 

Pour exposer à notre tour ces idées le plus nettement pos- 
sible, il convient, croyons-nous, d'abandonner la marche régres- 
sive et inductive qui s'imposait aux constructeurs du système. 
Au lieu de remonter des genres les plus tardifs et les plus com- 
plexes aux primitifs, nous partirons des fêtes de mai et des formes 
lyriques très simples qui en sont issues. Cette seule interversion 
des procédés d'exposition, ce seul effort pour nous représenter les 
faits dans l'ordre de leur succession chronologique nous induira 
çà et là à les interpréter difTéremment. 

I 

Qu'est-ce donc que ces fêtes de mai, ces maieroles, comme on 
les appelait jadis? Elles n'ont pas disparu tout à fait, et chez 
tous ceux qui ont vécu la vie paysanne — soit réellement, soit 
par sympathie d'imagination folkloriste, — leur nom réveillera 
quelque souvenir, vieux refrain, usage local. Car, sur toute terre 
romane, germanique, celtique ou slave, grâce à la mystérieuse 
force de résistance propre aux traditions populaires, elles végè- 
tent encore, de cette vie souffreteuse et tenace des êtres qui ne 
se résignent pas à mourir. Partout incomplètes, incomprises, 
elles se réduisent ici à un rite obscur, là à une chanson mutilée ; 
en certains lieux, elles ont laissé des traces plus sensibles : cest 
que le soin de les perpétuer y a été abandonné aux enfans, en 



LES FÊTES DE MAI. 149 

sorte qu'elles n'offensent plus le rationalisme des fortes têtes du 
village. Mais, les folkloristes recueillent ces fragmens épars de 
symboles brisés et ternis ; ils les rapprochent, les combinent et 
parviennent à restituer sens et dignité à ce qui n'est plus qu'amu- 
sette enfantine, à ce qui fut jadis culte et foi. 

Donc, la nuit qui précède le premier mai, des jeunes gens et 
des jeunes filles, celles-ci vêtues de blanc, se forment en troupe 
et se rendent au bois voisin : c'est pour quérir le mai. Dans le 
sous-bois où les premières frondaisons laissent encore passer la 
clarté des astres, ils coupent des pousses nouvelles, des branches 
gonflées de jeune sève; ils déracinent des arbrisseaux, bouleaux 
ou sapins. Puis, chargés de leur fraîche moisson, ils s'acheminent 
vers la ferme prochaine ; ils se groupent dans la cour, et leur 
chant éclate, éveille la maisonnée ; les volets s'ouvrent, et tandis 
qu'aux mains des chanteurs s'agitent les branches fleuries, le cou- 
plet s'envole, avenant et parfois ironique, qui dit l'arrivée du 
printemps et réclame de menus présens pour la fête : 

La maîtress' de céans, vous qui avez des filles, 
Faites les se lever, promptement qu'elles s'habillent; 

Vers ell's nous venons, à ce matin frais. 

Chanter la venue du mois de mai... 

Si n'voulez rien donner, donnez nous la servante ! 
Le porteur de panier est tout prêt à la prendre : 

Il n'en a point, il en voudrait pourtant 

A l'arrivée du doux printemps... 

On leur donne, ils s'éloignent. Ils vont ainsi par les fermes et 
les hameaux. A chacun leur approche annonce des récoltes pros- 
pères et parfois les bénédictions de la Vierge Marie; car l'on 
quête aussi pour orner son autel, et le christianisme, habile à 
parer sa liturgie de vieux rites réprouvés, dédiant à IMarie le mois 
de mai, lui a consacré la plus innocente des fêtes païennes. Alors, 
l'on chante ainsi : 

Nous avons passé par les champs : 
Avons trouvé les blés si grands ; 
Les avoines sont en levant, 
Les aubépin's entleurissant. 
Dame de céans, 

C'est le mai, mois de mai, 

C'est le joli mois de mai. 
Si '_ vous nous fait's quelque présent, 
Vous en recevrez doublement : 
Vous en aurez pendant le temps, 



150 REVUE DES DEUX MONDES. 

Vous en aurez au firmament. 
Dame de céans, 
C'est le mai, mois de mai, 
C'est le joli mois de mai. 

En vous remerciant, madame. 
De vos bienfaits et de vos dons ; 
Ce n'est pas pour nous, le présent: 
C'est pour la Vierge et son enfant. 
Dame de céans. 

C'est le mai, mois de mai. 

C'est le joli mois de mai. 

Et le cortège des robes blanches, animant la campagne en- 
dormie, 

S'en va toute la nuit chantant 
A l'arrivée du doux printemps. 

L'aube se lève sur le village tout paré de verdure. Des bran- 
chages s'enlacent aux portes, au faîte des maisons, à l'entrée des 
étables aussi, afin que les mauvais sorts soient conjurés. Les 
filles trouA'ent sur leurs fenêtres des « mais », hommages furtifs 
d'amour : myrte, chêne, réséda, lierre, souci, parfois porteurs 
de devises naïves : mai de chêne, je vous aime; mai de core, 
je vous adore; et pour les filles de mauvaise renommée, il y a 
des mais railleurs et injurieux : peuplier, bois sec, bois d'épine, 
sureau, corbier, cardonette, ou bien une traînée de paille qui 
court de leur porte à celle de leur galant supposé. Des rites sin- 
guliers s'accomplissent, divers selon les lieux : ici, en Saintonge, 
les garçons qui veulent être aimés vont en secret se rouler dans la 
rosée, ce qui s'appelle prendre l'aiguaille de mai; ailleurs, en 
Vendée, les paysans plantent sur leur fumier ime tige d'aubépine, 
pour que le blé en grange ne germe pas; en beaucoup de pays, on 
fouette les bêtes d'un coup d'une baguette nouvellement coupée, 
pour leur assurer force et fécondité; ou bien l'on promène par les 
rues l'un des jeunes arbres enlevés au bois pendant la nuit; on 
le plante, et il flambera plus tard dans le feu de la Saint-Jean, 
image de la végétation printanière que l'été féconde et brûle. 
Mais l'acte rituel où se manifeste le symbole central de ces fêtes 
est celui qui célèbre de mystiques épousailles : dans les environs 
deBriançon,un garçon recouvre tout son corps de feuillages cou- 
sus à ses vêtemens,se couche dans les herbes, feint de dormir; un 
cortège vient vers lui; une jeune fille s'en détache, qui l'éveille 
par un baiser. Dans toute l'Europe, on connaît encore la reine 
de mai, Maikonigin^ Milady of May, reine de Printemps dans la 



LES FÊTES DE MAI. 151 

Côtc-d'Or, belle de Mai dans le Jura, reine Maya en Provence. 
Vêtue de feuillage, promenée aux chansons sur un pavois enguir- 
landé, ou logée dans une niche fleurie, elle apparaît comme 
l'esprit même de la végétation, l'épousée de Mai, promise à la 
fécondité prochaine. 

Tels sont, rapidement groupés, les principaux vestiges des 
fêtes de mai. Ils vont s'efFaçant chaque jour, sans qu'il convienne 
peut-être d'en regretter trop amèrement la perte. Dès qu'un folk- 
loriste a noté l'une de ces coutumes en tel village, elle peut dispa- 
raître de ce village. Sans doute, il est touchant de voir les géné- 
rations perpétuer, sans plus la comprendre, la tradition des cultes 
ancestraux; mais cela seul est actuellement poétique qui est ac- 
tuellement vivant, et les hommes d'aujourd'hui ont, comme on 
sait, une autre façon de célébrer les maieroles. Pour rendre à ces 
usages leur essentielle beauté, il faut les transporter dans le passé 
lointain. « C'étaient en effet, dit M. G. Paris, des fêtes consacrées 
à Vénus, les anciennes Floralia. » Oui certes, à condition de sous- 
entendre d'ailleurs que la Vénus qu'on y célébrait n'est pas la 
Vénus officielle transportée en Gaule par les légions, mais celle 
que chantait Lucrèce : 

Te, dea, te fugiimt venti, te nubila caeli 
Adventumque tuum ; tibi suavis daedala tellus 
Summittit flores; tibi rident aequora ponti 
Piacatumque nitct diffuso lumine caelum. 

Ce grand sens naturaliste a été restitué aux fêtes du printemps 
par un mythologue de la haute lignée des Grimm,des Asbjôrnsen 
et des Gaidoz, ce Wilhelm Mannhardt dont la Mélusine a conté la 
vie misérable et si belle. Infirme, frappé par le mal au seuil d'une 
carrière active où il avait fondé la première revue qu'ait possédée 
la science des traditions populaires, condamné aux chevalets or- 
thopédiques, il évoqua autour de son chevet les divinités obs- 
cures, traquées par les religions supérieures, qui vivent encore 
dans les bois. Il possédait les dons d'incantation des anciens 
mystagogues, et la forte culture philologique du savant, et le 
tact subtil du poète, qui seul permet de manier sans les froisser 
les mythes, ces êtres fragiles. Son plus beau livre, les Cultes des 
forêts et des champs (1), nous fait reconnaître en nos fêtes de 
mai un épisode d'un vaste drame mythique, dont les fêtes de la 
moisson et celles de Noël forment les autres actes. Quand on a 

(1) Wilhelm Mannhardt, Baum- und Feldkulte, 2 \oL; Berlin, 1811. 



152 REVUE DES DEUX MONDES. 

lu son second volume, où il compare aux religions antiques les 
usages actuellement attestés sur toute terre aryenne, on reste per- 
suadé et comme troublé de l'identité de ces cultes à travers le 
temps et l'espace. Les dames vertes de France, les fées germa- 
niques, les dryades grecques sont pareilles, et à nos fêtes de 
mai répondent les Thargélies de l'Attique. Là aussi, aux Oscho- 
phories, comme dans nos villages de Lorraine ou de Bresse, des 
dendrophores, chargés de branches nouvelles , promenaient, — telle 
chez nous la reine de Printemps, — un éphèbe costumé en fille, 
et suspendaient le mai aux portes des maisons et des temples. 
Et l'on voit, grâce à ce livre, se dérouler dans la plénitude de ses 
symboles et dans l'harmonie de ses rites, telle qu'aux âges préhis- 
toriques, toute une religion de la nature, dont les usages popu- 
laires actuels conservent les derniers débris. 

Le moyen âge paraît avoir célébré ces fêtes, par toute l'Europe, 
avec une singulière ferveur, et c'est dans la gaîté d'un jour de 
calendimaggio que Dante vit pour la première fois Béatrice. La 
plupart de nos coutumes actuelles de mai sont relatées par des 
textes anciens, et celles-là mêmes que d'abord on supposerait plus 
récentes. Si, par exemple, on trouve que les galans, il y a cinq 
ou six siècles, offraient déjà des mais symboliques aux filles, 
qu'ils savaient les « esmaier », les <( enmaioler » ; si l'on rencontre 
chez le vieux Froissart ces vers de madrigal précieux : 

Pour ce vous veulx, ma dame, enmaioler 
En lieu demay d'un loyal cœur que j'ay, 

on n'est pas surpris : ces mais, le cep de vigne qui germe de la 
tombe de Tristan pour s'enfoncer dans celle d'Iseut, l'arbre de 
vie planté à la naissance des enfans, tous ces symboles sont frères 
qui incarnent dans une plante une âme humaine, et l'on sent 
bien qu'ils procèdent de conceptions très vieilles. Mais on serait 
tenté de prendre pour une innovation toute moderne, à cause 
de son caractère parodique, tel autre de ces usages, celui par 
exemple d'offrir à certaines filles des mais dérisoires. Il est 
ancien pourtant, car Du Gange enregistre, à la date de 1367, parmi 
d'autres textes analogues, la plainte d'une certaine Johannette 
contre un certain Caronchel « qui l'avoit esmaiée et mis sur sa 
maison une branche de seur » (sureau); mais Johannette pro- 
teste « qu'elle n'est mie femme a qui on dëust faire tels esmaye- 
mens ne tels dérisions, et qu'elle n'est mie puante ainsi que ledit 
seur le signifioit. » Quanta la coutume, plus anciennement attestée 
encore, d'aller quérir le mai, il faut qu'elle ait été très largement 
pratiquée, jusqu'à donner lieu à de vrais massacres de jeunes 



LES FÊTES DE MAI. 153 

pousses, car le glossaire de Du Gange nous montre, aux mots 
mahim et mains, des seigneurs ecclésiastiques et séculiers préoc- 
cupés de protéger leurs bois contre ces déprédations : saint Louis, 
à la date de 1257, interdit aux vilains les terres d'un couvent, 
occasione consuetudinis quse maiimi dicitnr, quse rêvera potiiis 
est corruptela ; et l'on voit les hommes d'une commune, dans la 
charte des libertés qu'ils obtiennent, faire stipuler qu'ils pour- 
ront, sans forfaire, quérir le mai dans les bois du seigneur : 
« Maiwn afferre poterunt de bosco sine forisfacto. » 

Plusieurs poètes du xiii'' siècle et les clercs errans des Car- 
mina Biirana ont décrit les maieroles. Le trouvère Guillaume le 
Vinier, chevauchant le premier jour de mai par la campagne 
d'Arras, rencontre deux villageoises qui portent des glaïeuls en 
chantant un lai, tandis qu'au son des flûtes s'avance vers elles 
« une troupe de flor et de mai chargiéo. » Mais ce n'étaient pas 
seulement divertissemens de bergers : l'aristocratique roman de 
Guillaume de Dôle nous montre que bourgeois et seigneurs y pre- 
naient part : 

Tuit li citoien s'en issirent 

Mienuit por aler au bois... 

Au matin, quant li jors fu granz, 

Et il aporterent lor mai, 

Tuit chargié de flors et de glai 

Et de rainsiaus verz et foilluz : 

One si biaus mais ne fu vëuz 

De glai, de flors et de verdure. 

Par mi la cité a droiture 

Le vont a grant joie portant, 

Et dui damoisel vont chantant. 

Quant il l'orent bien pourchanté, 

Es soliers amont l'ont porté 

Et mis hors par mi les fenestres... 

Et getent par tôt herbe et flor 

Sor le pavement, por l'onor 

Dou haut jour et dou haut concire. 

Au milieu de cette joie, entre dans la salle du palais l'héroïne 
du roman, Lienor, si belle qu'à sa vue les jeunes seigneurs 
s'écrient : « Voilà mai ! voilà mai ! » 

II ^ 

Ces fêtes étaient célébrées surtout par des danses aux chan- 
sons. Chansons de vilains et de vilaines, qui ont ému un instant 
l'air diaphane de mai et s'y sont évanouies : car on pense bien 



154 REVUE DES DEUX MONDES. 

qu'il ne s'est pas trouvé de folkloristes pour les recueillir, et 
qu'on neût pas gâché, pour les noter, de précieux feuillets de 
parchemin. Quelques bribes pourtant nous sont parvenues de ces 
chansons vilaines, et cela grâce à de très aristocratiques trou- 
vères : ils voulaient,' en leurs romans de la Violette, de Guillaume 
de Dôle, du Châtelain de Couci, décrire les fêtes seigneuriales et 
les danses qu'y menaient barons et hautes dames; or, à toute 
époque et partout, depuis la bourrée, introduite à la cour par 
Marguerite, sœur de Charles IX, jusqu'au menuet et à la valse, 
toute danse est originellement paysanne. Il en était de même dans 
les châteaux du moyen âge, et c'est ainsi que les romanciers 
d'alors font parfois chanter à leurs nobles héros, pour animer 
leurs caroles, des couplets de vilains. — De plus, des fragmens de 
chansons de danse ont parfois été adaptés comme refrains à des 
chansons aristocratiques, et ce fut l'une des plus curieuses trou- 
vailles d'idées de M. Jeanroy et de M. G. Paris, que de s'aviser 
d'une difficile enquête à travers l'amas des poèmes courtois pour 
extraire de leur gangue, par une opération à la fois intuitive et 
critique, ces paillons de poésie populaire (1). 

Veut-on, comme il est nécessaire pour comprendre ces chan- 
sons, se représenter les danses qu'elles accompagnaient? Qu'on 
lise VIliade, au chant XVIIJ, comme nous y invite M. G. Paris 
par un rapprochement exact autant quïmprévu ; on y trouvera 
la description d'une carole, sculptée sur le bouclier d'Achille : 
« Là, l'illustre Boiteux avait émaillé une ronde, semblable à celle 
que jadis, dans la grande Cnossos, Daidalos disposa pour Ariadné 
aux beaux cheveux. Et les adolescens et les belles vierges dan- 
saient avec ardeur en se tenant par la main. Et celles-ci portaient 
des robes légères, et ceux-là des tuniques finement tissées, qui 
brillaient comme de l'huile. Elles portaient de belles couronnes 
et ils avaient des épées d'or suspendues à des baudriers d'argent. 
Tantôt ils mouvaient leurs pieds avec une légèreté habile, 
comme quand un potier essaye le mouvement de la roue qu'il 
fait courir sous sa main ; tantôt ils s'avançaient en file à la ren- 
contre les uns des autres, et la foule charmée se pressait autour. 

(1) 11 faut se servir très prudemment de ces refrains : « Les chansons de caroIè 
que nous possédons, dit M. Gaston Paris, ont toutes été composées à l'usage de la 
société aristocratique... M. Jeanroy a dissipé l'illusion d'après laquelle on aurait 
affaire ici à de la vraie et pure poésie populaire. Il a montré que beaucoup de ces 
refrains appartiennent à la poésie courtoise, qu'ils en ont toutes les formules et 
toutes les conventions, et que ce qu'ils nous ont conservé de poésie populaire, à 
quelques exceptions près, n'est qu'un reflet plus ou moins lointain. » Dans les pages 
qui suivent, on s'attachera à ne citer que les fragmens qui paraissent soit popu- 
laires, soit sensiblement voisins de la poésie populaire. 



LES FÊTES DE MAI. 155 

Un chanteur accompagnait la danse de sa voix et de sa phorminx, 
et deux danseurs, quand le chant commençait, bondissaient au 
milieu du chœur. » 

Des textes nombreux et quelques monumens figurés nous dé- 
peignent pareillement la carole. C'était, comme la danse homé- 
rique, une chaîne, ouverte ou fermée, qui se mouvait au son des 
voix et (plus rarement) d'instrumens très simples. Gomme la 
danse homérique, un coryphée la menait, celui ou celle « qui 
chantoit avant », une femme d'ordinaire, cette conductrice de la 
carole irrévérencieusement comparée par les sermonnaires à la 
génisse qui marche en tête du troupeau, faisant sonner sa clo- 
chette; le maître du bétail, c'est le diable qui se réjouit quand il 
l'entend retentir, et dit : nondmii vaccam meam amisi. La danse 
allait de droite à gauche, comme l'indique, entre autres témoi- 
gnages, ce calembour d'un prédicateur : « La carole est un cercle 
dont le centre est le démon et omnes ver^gimi in sinistrum, et tous 
tournent à gauche (ou tendent vers leur perte). » Elle consis- 
tait en une alternance de trois pas faits en mesure vers la gauche 
et de mouvemens balancés sur place; « un vers ou deux, chantés 
par le coryphée, remplissaient le temps pendant lequel on faisait 
les trois pas, et le refrain, repris par les danseurs, occupait les 
temps consacrés au mouvement balancé. » Ainsi, de ce partage 
d'action entre le soliste et le chœur, naissait le couplet de carole, 
dont voici la forme essentielle, le rondet : 

Le soliste, puis le chœur. 

Gompaignon, or du chanter, 
En l'onor de mai ! 

Le soliste. 
Tout la gieus sor rive mer... 

Le chœur. 
Gompaignon, or du chanter! 

Le soliste. 

Dames i ont bals levez, 
Moût en ai le cuer gai... 

Le chœur. 

Gompaignon, or du chanter 
En l'onor de mai! 

Et le lecteur remarquera que ce rondet de carole est exacte- 
ment un triolet moderne ; en sorte que le triolet, le plus arbi- 
traire, semblait-il, et le plus conventionnel des entrelacs de rimes. 



156 REVUE DES DEUX MONDES. 

n'est pas un jeu de poète savant, mais au contraire, comme il 
résulte de cette découverte de M. Jeanrov, une combinaison 
éminemment populaire, déterminée par le mouvement de nos 
plus vieilles danses. 

On peut donc définir ainsi la carole, après M. G. Paris et 
d'après lui : c'est une vaste ronde, où les chants se partagent 
entre un soliste et le chœur. Mais il faut, je crois, mettre en 
évidence plus qu'il n'a cru devoir faire un épisode de cette danse : 
la balerie. Un texte connu du roman de la Rose, par exemple, 
nous montre deux « damoiseles » qui font baler un à^iW&Qwv en mi 
la carole : 

L'une venoit tout bêlement 
Contre l'autre, et quant il estoient 
Près a près, si s'entregetoient 
Les bouches, qu'il vous fust a vis 
Que s'entrebaisassent ou vis ; 
Bien se savoient desbrisier... 

Qu'est-ce à dire, sinon que la balerie est une sorte de scénette 
mimée et chantée, qui s'exécute à deux ou trois personnages au 
milieu de la ronde, tandis que danseurs et danseuses tournent à 
l'entour? On comprend mal la plupart des fragmens de chansons 
dont nous allons citer quelques-uns, si l'on essaye de les répartir 
entre le chœur des danseurs qui forment la chaîne et la conduc- 
trice « qui chante avant » ; mais prêtez-les aux acteurs d'une 
petite figure de ballet, ils s'animeront d'un mouvement plus 
expressif. 

Telle était la forme de ces chansons ; quel en était l'esprit? 
Un joli nom, retrouvé par M. G. Paris, convient aux plus inno- 
centes d'entre elles : les reverdies. Elles disaient la joie du renou- 
veau. C'étaient « en l'onor de mai » de gais appels aux danseurs : 
« A la reverdie , au bois ! à la reverdie ; » C'était un coryphée 
qui passait devant ses compagnons et ses compagnes, leur parta- 
geait une brassée de fleurs, et chantait : 

Tendez tuit la main a la llor d'esté, 
A la flor de lis, 
Por Dieu, tendez i! 

C'étaient des groupes qui mimaient les rites du printemps. 
Tantôt (si toutefois on peut comprendre ainsi ces quelques frag- 
mens), un gardien ou une gardienne du bois de mai, — la reine 
de mai peut-être, — en défendait jalousement l'entrée aux indi- 
gnes : (( Je gart le bos — Que nus n'en port — Ghapel de flor, s'il 
n'aime... » « Nus ne doit lés le bois aler — Sans sa compaignete. » 



LES FÊTES DE MAI. 157 

Il séparait ceux qui aiment des autres : « Vous qui amez, traiez en 
ça; — En la, qui n'amez mie ! » Ou bien un personnage chantait : 

Au vert bois déporter m'irai, 
M'amie i dort, si l'esveillerai... 

et peut-être n'est-il pas trop téméraire d'interpréter ces deux vers 
par le rappel de cet usage, mentionné plus haut, du baiser d'éveil 
qu'une jeune fille va donner au roi de mai endormi dans la ver- 
dure. 

Puis ce sont de rapides figures de balerie où une jeune fille, 
sans doute seule « en mi la carole », appelle et fuit un galant : 
« Qui sui-je dont? Regardez-moi, — Et ne me doit-on bien amer? » 
Mais du milieu des danseurs l'amant s'écrie : « J'ai bone amorete 
trovée! » Elle riposte : « Or viengne avant cil qui le claime ! » 
Alors, il se détache de la ronde, s'offre : « Je prendrai l'oiselet 
tout en volant !... — La rose m'est donée — Et je la prenderai. » 
Mais elle échappe, se refuse, et la brève Oaristys se dessine. Elle 
cède enfin : 

« Que demandez-vous 
Quant vous m'avez? 
Que demandez-vous? 
Dont ne m'avez-vous ? 
— Je ne demant rien, 
Se vous m'amez bien. » 

Les voilà réunis et qui disent leur joie : « Acolez-moi et bai- 
siez doucement — Que li mais d'amer me tient joliement !... — 
Bêle, quar balez, et je vos en pri, — Et je vos ferai le vireli ! » Ce- 
pendant le chœur applaudit : « Ensidoit aler dame a son ami, — 
Ensi doit aler qui aime ! » 

Mais le thème des chansons de danse et de printemps n'était 
pas toujours celui de ces innocentes reverdies. « En l'onor de 
mai », on chantait aussi l'amour libre, et c'était là l'inspiration 
la plus remarquable de ces piécettes. « C'était, écrit M. G. Paris, 
un moment d'émancipation fictive qu'on pourrait appeler la 
Ubertas maia, émancipation dont on jouit d'autant plus qu'on sait 
très bien qu'elle n'est pas réelle et qu'une fois la fête passée il 
faudra rentrer dans la vie régulière, asservie et monotone. A la 
fête de mai, les jeunes filles échappent à la tutelle de leurs mères, 
les jeunes femmes à l'autorité chagrine de leurs maris ; elles cou- 
rent sur les prés, se prennent par les mains, et dans les chansons 
qui accompagnent leurs rondes elles célèbrent la liberté, l'amour 
choisi à leur gré, et raillent mutinement le joug auquel elles 
savent bien qu'elles ne se soustraient qu'on paroles. Prendre au 



158 REVUE DES DKUX MONDES, 

pied de la lettre ces bravades folâtres, ce serait tomber dans une 
lourde erreur; elles appartiennent à une convention presque litur- 
gique, comme l'histoire des fêtes et des divertissemens publics 
nous en offre tant, La convention, dans les maieroles, était de 
présenter le mariage comme un servage odieux, et le mari, le 
« jaloux », comme l'ennemi contre lequel tout est permis, » 
C'est ce qui ressort de ce passage du roman de Flamenca, écrit 
en 1234 : « C'était Tusage du pays qu'au temps de Pâques, après 
souper, on se mît à baler et à danser la tresque, ainsi que la 
saison y invite. Cette nuit, on planta les mais et ce fut une nou- 
velle occasion de réjouissances. Guilhem et son hôte sortirent 
dans un verger ; de là, ils entendaient par devers la ville les 
chansons et au dehors les oiseaux qui chantaient sous les feuilles ; 
il faudrait qu'il fût bien dur, le cœur épris d'amour qui ne senti- 
rait pas ses blessures ravivées par cette harmonie.., Le lendemain, 
les jeunes filles avaient déjà enlevé les mais disposés la veille au 
soir et chantaient leurs devinettes. Elles passèrent devant Guilhem 
en chantant une kalenda maya qui dit : « Vive la dame qui ne 
fait pas languir son ami, qui, sans craindre les jaloux ni le blâme, 
va trouver son cavalier au bois, au pré ou au verger, l'emmène 
dans sa chambre pour se mieux réjouir avec lui et laisse le jaloux 
sur le bord du lit, et s'il parle, lui répond : Pas un mot, allez- 
vous-en! Mon ami repose entre mes bras! Kalenda Maya! — 
Guillen soupira du fond du cœur et pria Dieu de vérifier sur lui 
ce couplet, » 

Nous avons conservé une pièce limousine qui rend bien l'es- 
prit de ces kalendas mayas. Elle est l'unique chanson de mai qui 
nous soit parvenue complète, et on nous saura gré sans doute de 
la citer ici sans la défigurer par une traduction, d'autant que le 
mot français s'y laisse suppléer sans peine sous la forme méridio- 
nale. C'est une reine de printemps, la tegina avrilloza, dont les 
chanteurs annoncent la venue. Elle a convoqué à la danse les 
couples jeunes, mais son mari, jaloux et vieux, la poursuit : 

A l'entrada del tems clar, eya, 
Per joja recomençar, eya, 
E per jelos irritar, eya, 
Vol la regina mostrar 
Qu'el' est si amoroza. 

A la vi' a la via, jelos, 

Laissaz nos, laissaz nos 

Ballar entre nos, entre nos. 

El' a fait per tôt mandar, eya, 
Non sia jusqu'à la mar, eya, 



LES FÊTES DE MAI. 139 

Piucela ni bachalar, eya, 

Que tuit non venguan dançar 

En la dansa jojoza. — A la vi' a la via... 

Lo reis i ven d'autra part, eya, 

Per la dansa destorbar, eya, 

Que el es en cremetar, eya, 

Que om no li voill' emblar 

La regin'avrilloza. — A la vi' a la via... 

Mais per nient lo vol far, eya, 

Qu'ela n'a sonh de viellart, eya, 

Mais d'un leugier bachalar, eya, 

Qui ben sapcha solaçar 

La domna savoroza. — A la vi' a la via... 

Qui donc la vezes dançar, eya, 

E son gent cors deportar, eya, 

Ben pogra dir de vertat, eya, 

Quel mont non sia sa par, 

La regina jojoza. — A la vi' a la via... 

Je crois qu'il faut interpréter cette pièce comme une scène 
d'introduction à d'autres figures de balerie qui sont perdues. On 
ne fait ici que présenter la reine de mai ; d'autres scènes devaient 
mimer la colère du vieux roi, sa lutte contre son rival, montrer, 
comme le rondel que voici, comment on chasse de la ronde, sur 
l'ordre de la reine, les trouble-fête chagrins : 

Tuit cil qui sont énamouré 
Viegnent danser, li autre non! 
La reine l'a comandé : 
Tuit cil qui sont énamouré. 
Que li jalons soient fusté 
Fors de la danse d'un baston! 
Tuit cil qui sont énamouré 
Viegnent danser, li autre non! 

Ces textes éclairent d'une lumière suffisante tant de refrains 
où les danseurs raillent le mari, le « vilain », le « jaloux » : 
« Vous le lairez, vilain, le baler, le jouer, — Mais nous ne le 
tairons miel... » — « Dormez, jalos, je vos en pri, — Dormez, 
jalos, et je m'envoiserai... » — « Ci le me foule, foule, foule, — 
Ci le me foule, le vilain!... » « Mal ait qui por mari — lait son 
leal ami!... » « Ostez le moi — Cest vilain la! — Se plus le voi, 
— Je morrai ja! » 

Joie du printemps, appel à l'amour libre, telle était la double 
inspiration des chansons de carole. Quelques-unes pourtant sont 
d'un type différent : on y voit commencer l'histoire d'une fillette 



160 REVUE DES DEUX MONDES. 

et jamais l'histoire ne s'achève, car le fragment conservé s'arrête 
toujours avec le premier couplet : 

C'est la jus desoz l'olive, 
Robins en maine s'amie; 
La fontaine i sort série 

Desoz l'olivete. 
En nom Dieu ! Robins en maine 

Bêle Mariete... 

C'est Peronele ou c'est Mauherjon qui se lève matin, s'en va 
laver à la fontaine : « Dieus! Dieus! or demeure — Mauherjon a 
l'eve trop ! » C'est Emmelot qui veut aller, malgré sa mère, baler 
au pré. C'est bêle Aëlis qui, au lever du jour. 

Bien se para et plus bel se vesti, 
Si prist de i'aigue en un doré bacin, 
Lava sa bouche et ses ieus et son vis, 
Si s'en entra la bêle en un jardin... 

Que se passait-il donc en ce jardin? sur ce pré? au bord de 
cette fontaine? Qu'advenait-il de Mauherjon, d'Emmelot, de Bêle 
Aëlis, de Bêle Mariette? 

III 

C'est ainsi qu'on peut se figurer les chansons de maieroles. Or 
voici que, dans le trésor des poèmes lyriques courtois, nous trou- 
vons deux cents pièces, ou environ, tant provençales que fran- 
çaises, qu'on peut répartir en trois groupes et définir ainsi : dans 
les unes, que nous appellerons, faute d'un nom meilleur, les rever- 
dies courtoises, le trouvère décrit une impression printanière ; — 
d'autres, les chansons à personnages^ sont des saynètes où d'ordi- 
naire une « mal mariée » se plaint ironiquement de son mari , 
le raille, le menace; — d'autres enfm,de beaucoup les plus nom- 
breuses, les pastourelles, nous transportent au pays de l'idylle, 
parmi tout un petit peuple de bergers et de bergères qui se que- 
rellent, s'apaisent, aiment, vivent en dansant aux chansons. 

Il suffit de poser ces définitions et de mettre en regard les 
chansons de maieroles et ces pièces courtoises (le tout était de 
trouver l'idée de cette comparaison), pour faire pressentir aussitôt 
que ceci est sorti de cela. 

On l'a vu : c'étaient des chansons de vilains qui animèrent 
primitivement les danses seigneuriales, et les usages de mai, 
populaires de leur nature, n'étaient pas restés confinés dans la 
caste paysanne; mais, dans les romans de Meraugis et de Guil- 



LES FÊTES DE MAI. 161 

laume de Dole, tous les « citoiens » du bourg, tous les seigneurs 
du château célèbrent à l'envi les rites du printemps ; de même, 
les courtois personnages de Flamenca se plaisent aux kalendas 
mayas des jeunes vilaines. On s'habitua donc, dans les cours 
chevaleresques, comme à des hôtes familiers, à ces petits person- 
nages de ballets : Emmolot, Marion, Aëlis : l'on se plut à imaginer 
sur leur modèle toute une paysannerie fantasque, artificielle à 
souhait, et c'est ainsi que germèrent ces genres courtois : rever- 
dies, chansons à personnages, pastourelles. 

Vers quelle date? Antérieurement à 1140, car c'est alors 
qu'apparaissent les plus anciennes des pièces conservées, celles 
deMarcabrun. En quel lieu précisément? car il faut bien admettre 
que cette convention littéraire a pris naissance tel jour, en tel 
pays, pour rayonner ensuite sur dautres provinces où les fêtes 
et danses de mai, pareillement célébrées, ont donné à d'autres 
poètes matière à diversifier les thèmes initiaux. Ce centre premier 
de rayonnement, M. G. Paris le place, par une conjecture vrai- 
semblable, (( dans la région qui comprend à peu près le Poitou et 
le Limousin. » 

Donc, vers le milieu du xii" siècle, en quelque cour seigneu- 
riale, un trouvère à jamais inconnaissable, — mais qui fut vrai- 
ment un poète, — conçut cette idée singulière et jolie d'exploiter 
les chansons de mai et d'animer d'une vie plus complexe les per- 
sonnages fugitifs des rondeaux de carole. 

Ces chansons lui fournissaient tout en germe : motifs des in- 
trigues, cadre, héros et héroïnes. Telles de ces chansons célébraient 
les rites de mai : 

Tendez tuit la main a la flor d'esté, 
A la flor de lis, 
Por Dieu, tendez i! 

elles inspireront les reverdies courtoises. — D'autres, profitant 
d'une fiction rituelle , disaient l'amour libre , émancipé des 
jaloux : 

Dormez, jalos, je vos en pri, 
Dormez, jalos, et je m'envoiserai, 

elles fourniront le thème initial des chansons à personnages où 
des mal mariées impertinentes bravent leurs maris. — D'autres 
enfin faisaient apparaître un instant, puis disparaître après quel- 
ques tours de bras cadencés des personnages à peine entrevus : 
Robin, Mariette, Emmelot, Mauberjon ; on décrira leurs minus- 
cules passions et aventures, et ce seront les imstourelles . 

TOME cxxxv. — 1896. H 



162 REVUE DES DEUX MONDES. 

Pour se convaincre que les liens ne sont pas imaginaires, 
mais réels, qui rattachent ces genres lyriques aux chansons de 
printemps et de danse , il suffit de parcourir la collection de 
ces pièces courtoises. Et peut-être est-il superflu de les classer 
logiquement et systématiquement en procédant des formes les 
plus simples aux plus complexes : car, sitôt admis le point de 
départ, — c'est-à-dire un certain goût de poésie pastorale inspiré 
par les fêtes et chansons de mai à un groupe de poètes qui 
s'amusent à ces gentils personnages de ballet, — il suffit de sup- 
poser à ces poètes la moindre initiative créatrice pour qu'ils aient 
pu imaginer d'emblée presque tous les motifs divers de ces chan- 
sons : les plus compliqués de ces motifs — et les plus compliqués 
sont si simples! — ont pu naître les premiers. Voici donc, sans 
tentative superflue de classement logique, quelques spécimens et 
résumés de ces poèmes, arbitrairement choisis, mais qui en don- 
neront le ton et l'impression. 

Ce fu el très douz tens de mai 

Que de cuer gai 
Vont cil oiseillon chantant ; 
En un vergicr por lor chant 

Oïr m'en entrai... 

C'est ainsi que débutent d'ordinaire les reverdies (1), qui nous 
décrivent quelque aventure ou quelque vision du poète. C'est le 
songe d'une matinée de printemps. Tantôt il écoute et comprend 
le langage des oiseaux, surtout du rossignol, (( qui avait pris, dit 
M. G. Paris, sans doute à l'occasion des fêtes de mai, une sorte 
de signification symbolique et mystique. » Le trouvère demande 
au rossignol de chanter; puis, assis près d'un buisson, il rivalise 
avec lui en jouant de la choie. — Ou bien il voit le loriot, le pin- 
son, l'émerillon faire cortège au dieu d'Amour, qui chevauche, 
portant heaume de fleurs. — Ou encore il trouve sous un pin une 
jeune fille qui écoute les oiseaux, puis chante à son tour; ils font 
silence pour Tentendre, comme vaincus par elle. — Souvent cette 
« dame » irréelle lui apparaît dans un verger, toute lumineuse 
parmi les fleurs : 

En son chief sor 

Ot chapel d'or 
Qui reluist et restancele ; 
Safirs, rubis ot entor 
Et mainte esmeraude bêle... 

(1) Il ne nous est parvenu ijue fort peu de spécimens de ce genre. Ce senties 
pièces éditées par Karl Bartsch [Romances et Pastourelles, Leipzig, 1870), sous les 
n»» I, 27, 28, 29, 30-s 30i>, 71, II, 2 et à la page 355. Toutes les pièces dont on parle 
ci-après sont publiées dans ce recueil. 



LES FÊTES DE MAI. 163 

Sa ceinture fu de soie, 
D'or et de pieres ouvrée; 
Toz li cors li reflaraboie 
Si com fust enluminée. 
Lés un rosier s'est assise 
La très bêle, la senée; 
Elle resplent a devise 
Com estoile a l'an j ornée... 

Le trouvère s'oublie à la contempler un instant ; il veut s'appro- 
cher d'elle; mais déjà la vision a disparu. Toute semblable, le 
petit roi Obéron avait vu Titania : « Je sais un banc où s'épanouit 
le thym sauvage, où la violette tremble auprès de la grande pri- 
mevère. Il est couvert par un dais de chèvrefeuilles vivaces, de 
suaves roses musquées et d'églantiers. C'est là que s'endort Titania 
bercée dans ces fleurs... » — Yoici encore une de ces reverdies : 
la langue en est hybride, le texte corrompu; imprécise, altérée et 
bizarre, elle plaît par son étrangeté même : 

Volez vos que je vos chant 
Un son d'amors avenant ? 

Vilains nel fist mie, 
Ainz le flst uns chevaliers 
Soz l'ombre d'un olivier 

Entre les bras s'amie. 

Il décrit celle qui lui apparut alors, qu'il ne sait comment 
nommer et même le nom de fée semble trop précis pour la dési- 
gner. Elle descendait la pente de la prairie sur une mule ferrée 
d'argent, et trois rosiers ombrageaient sa tête. Elle portait che- 
misette de lin et bliaut de soie, chausses de glaïeuls et souliers 
de fleurs de mai : 

Ceinturete avoit de fueille 

Qui verdist quant li tens mueille ; 

D'or ert boutonade ; 
L'aumosniere estoit d'amor, 
Li pendant fiirent de flor, 

Par Amors fu donade... 

— « Bêle, dont estes vos née? 

— « De France sui la loée, 

Du plus haut parage ; 
Li rosseignols est mon père 
Qui chante sor la ramée, 

El plus haut boschage... » 

Qui est-elle? Vêtue de fleurs, portant ceinture qui reverdit à la 
rosée, n'est-ce pas elle qu'honorent et figurent les reines de mai 



164 REVUE DES DEUX MONDES. 

de nos villages? N'est-elle pas l'Esprit même de la végétation re- 
naissante et comme la Muse de toute cette gracieuse poésie 
archaïque? 

En regard des reverdies, se placent, infiniment moins pures 
d'inspiration, les « chansons à personnages ». Il faut se contenter 
pour elles de ce nom très vague, qui seul convient à la variété de 
leurs motifs. Comme les thèmes initiaux ont vagabondé pendant 
tout le xni° siècle, on comprend qu'ils se soient modifiés de maintes 
façons, jusqu'à perdre parfois tout contact avec les fêtes de mai. 
Mais originairement ils en procèdent; ils respirent la liberté li- 
cencieuse de ces fêtes et le motif premier est celui qu'exprime 
ainsi une jeune vilaine effrontée : 

Soufrés, maris, et si ne vos anuit, 
Demain m'avrez et mes amis anuit. 
La nuis est courte : aparmain me ravrez; 
Soufrez, maris, et si ne vous mouvez! 

Beaucoup de ces piécettes introduisent en effet, pareille aux 
chanteuses du roman de Flamenca, une jeune femme rebelle; les 
pensées sont légères, et légers sont les rythmes : 

Por quoi me bat mes maris, 

Lassette? 
Je ne 11 ai rien mesfait, 
Ne rien ne li ai mesdit. 
Fors qu'acolcr mon ami, 

Seulette. 
Por coi me bat mes maris, 

Lassette ? 

Or sai bien que je ferai 
Et coment m'en vengerai : 
Avec mon ami geirai 

Nue t te; 
Por quoi me bat mes maris, 

Lassette? 



Por quoi me va chastoiant 

Ne blatimant 

Mes maris? 
Se plus me va corrouçant 

Ne tençant 

Li chetis, 
Li biaus, 11 blons, li jolis 

SI m'avra. 

Li jalous 

Envions 

De corrous 



LES FÊTES DE MAI. 165 

M orra 
Kt li dous 
Savorous 
Amorous 
M'avra. 

Ou bien le poète entend le dialogue de deux jeunes femmes qui s'ex- 
citent à la haine de leur « vilain » ; — ou les conseils frivoles d'une 
matrone à une ingénue ; — ou le débat de trois jeunes mariées : 
l'une sage, qui veut rester fidèle à son mari, l'autre folle, qui se 
promet de « faire novel ami », et la troisième, pessimiste, qui 
chante : 

S'on trovast leal ami, 
Ja n'eusse pris mari. 

Enfin, dans un dernier groupe, celui des pastourelles, on voit les 
personnages des baleries se détacher de la danse pour jouer à nos 
yeux des scènes rustiques plus complètes. — Ces scènes se dé- 
roulent presque toutes dans le même paysage, « en mai, quant 
on voit la prime florete blanchoier aval les prés. » Le trouvère, 
qui chevauche par la campagne, rencontre la pastoure et la dé- 
crit d'un trait rapide, comme il convient pour de si fugitives hé- 
roïnes : les yeux vairs, les tresses blondes, la gorge plus blanche 
que neige sur gelée. Et très rarement, par un raffinement de 
blasé, il fait de la bergère une brune, contrairement au goût le 
plus général des hommes d'alors. Elle est assise sous une coudraie, 
ou près d'une fontaine, et tandis que paît son troupeau, elle se 
mire dans l'eau, tresse une guirlande, ou chante. Le chevalier la 
requiert d'amour, lui offre fermail d'or, cote de soie ou souliers 
peints, et l'intrigue qui se noue peut prendre les tournures les 
plus diverses, selon qu'elle cède ou résiste, ou spirituellement 
feint de ne pas comprendre (1) : 

— « Pastorele, pastorele, 
Vois le tens qui renovele 

Que reverdissent herbes en la praele : 
Beau déduit a en valet et en pucele. 

— « Chevalier, molt m'en est bel 
Que reverdissent prael ; 

Si avront assez a pestre mi aignel ; 
Je m'irai souef dormir soz l'arbroisel. 

— « Pastorele, trop es dure 
Quant de chevalier n'as cure: 

A cinquante boutons d'or avroiz ceinture, 

(1) On pourra remarquer dans cette pièce ces « plaisans liendocasyllabes » que 
Joachim du Bellay proposait d'introduire dans la versification française et auxquels 
il faut peut-être regretter qu'elle ait tout à fait renoncé. La coupe de ceux-ci 

est 7 + 4. ,. 



166 REVUE DES DEUX MONDES. 

Si me lessiez prendre proie en vo pasture. 

— « Chevaliers, se Deus vos voie, 

Puis que prendre volez proie. 
En plus haut lieu la prenez que ne scroie : 
Quar petit gaaigneriez et g'i perdroie. » 

Parfois elle feint de se rendre, mais par quelque ruse s'enfuit 
ad saliccsei de loin, hors de péril, raille le maladroit ; ou bien elle 
appelle les bergers à la rescousse, et le chevalier reprend, moitié 
marri, moitié riant, sa chevauchée. 

Dans tout un cycle de pastourelles, le poète n'est plus l'acteur, 
mais seulement le témoin de divers incidens de la vie champêtre : 
dépits et querelles d'amour, jalousie de Robin qui épie, caché 
dans un buisson, si Marion éconduira son rival, petites scènes 
campagnardes où Marion, Perrinette, Doette, Guiot, iJaine, se 
provoquent à la danse, mènent la fresque, jouent du chalumeau, 
cherchent le mai, élisent un roi pour leurs jeux. Telle de ces pié- 
cettes fait vaguement songer à l'Anthologie : six pastoureaux et 
pastourelles dansent, couronnés de fleurs de prêle; à la fin le roi 
du jeu leur distribue des prix : une tourterelle à Heluis pour 
avoir le mieux chanté, une ceinture à Béatrice, et des fruits à 
Gui, le joueur de musette. D'autres au contraire montrent une 
intention réaliste, plaisante au milieu de ces descriptions si élé- 
gamment fausses de la vie paysanne. 

Tels sont les petits genres : reverdies, chansons à person- 
nages, pastourelles, qui semblent directement sortis des fêtes de 
mai. 

IV 

Jai bien conscience d'avoir trahi parfois et comme amenuisé 
la théorie que j'exposais. Sous la forme qu'elle vient de recevoir, 
elle se réduit à ceci : Un peu avant 1150, se développe dans les 
cours chevaleresques un certain goût de poésie pastorale ; les 
fêtes du printemps, célébrées à la fois par les vilains et les sei- 
gneurs, les chansons de maieroles et de danse en sont à la fois le 
ferment et l'aliment. De nobles poètes s'amusent à exploiter ces 
thèmes : ainsi ont procédé, presque en tout temps, les poètes 
bucoliques. C'est un jeu aristocratique, c'est une mode de so- 
ciété, ou, — si l'on ne craint pas l'anachronisme du terme — une 
mode de salon. Elle crée ce que peut créer une mode de salon, 
c'est-à-dire simplement, comme aux temps de Fontenelle ou de 
Florian, les petits genres pastoraux dont on vient de sentir à la 
fois lélégance et la mignardise. 



LES FKTES DE MAI. 167 

Mais la théorie, telle que M. G. Paris l'a construite, se déve- 
loppe avec une ampleur tout autre. Il regarde bien les pastourelles, 
les reverdies et les chansons à personnages comme « les modi- 
fications jongleresques, puis aristocratiques, de chansons et de 
petites scènes appartenant aux fêtes de mai ; » seulement, il se 
représente tout autrement le mode de ces transformations. Elles 
n'auraient pas été, à l'origine, voulues, mais spontanées, et comme 
organiques. Ce n'est pas un caprice de nobles trouvères, habitués 
aux vers courtois, qui a brusquement travesti les poésies vilaines. 
Mais il faut se figurer une époque où ces mots courtois et vilain 
n'avaient pas un sens aussi défini; où, les castes sociales ne 
s'opposant pas encore très fortement, la poésie était commune à 
tous. Puis, à mesure qu'une partie de cette société tendit à se 
raffiner, sans secousse les thèmes lyriques se raffinèrent aussi à 
son image; en sorte qu'ils n'ont pas été transplantés; mais, conti- 
nuant de végéter dans l'air natal même, c'est cet air seulement 
qui est devenu peu à peu plus subtil : d'où leurs modifications 
postérieures. 

De cette interprétation des faits suit cette conséquence impor- 
tante : qu'il est loisible à M. G. Paris d'élargir son hypothèse. Si 
l'on admet que la primitive poésie des maieroles n'a pas été 
adaptée à la société courtoise artificiellement et par manière de 
jeu, mais que celle-ci l'a de tout temps accueillie par une sincère 
et sérieuse adhésion, on n'en est plus réduit comme nous à ratta- 
cher aux fêtes de mai quelques menus genres pastoraux, diver- 
tissemens de cercles mondains ; on peut supposer que l'inspiration 
de cette poésie printanière a suscité pareillement et animé les 
grands genres lyriques et toute la poésie courtoise du moyen 
âge. C'est bien là, en efîet, que tend le système : « Je voudrais, 
dit M. G. Paris, rendre vraisemblable cette thèse que la poésie 
des troubadours proprement dite, imitée dans le Nord à partir 
du milieu du xn" siècle, et qui est essentiellement la poésie cour- 
toise, a son point de départ dans les chansons de danses et no- 
tamment de danses printanières... Cette poésie était destinée à 
un prodigieux épanouissement, à susciter en France et en Alle- 
magne une poésie lyrique d'imitation, à créer celle du Portugal 
et de l'Espagne, et à féconder en Italie le sol où devaient plus 
tard fleurir et la poésie subtile ou sublime de Dante et la poésie 
délicate et raffinée de Pétrarque. Tout cela, si je ne me trompe 
pas dans mes rapprochemens et mes inductions, provient des 
reverdies^ des chansons exécutées en dansant, aux fêtes des ca- 
lendes de mai. » 

Ce qui met d'abord en garde contre cette hypothèse, c'^st la 



1G8 REVUE DES DEUX MONDES. 

difficulté de comprendre comment d'une source unique d'inspi- 
ration auraient découlé des genres si contraires de ton et d'esprit. 
Dans la solennelle chanson d'amour, le poète met tout son cœur, 
tout son sérieux du moins; dans la pastourelle, il n'est jamais 
dupe et le laisse voir; il s'amuse; il se délasse de lui-même et 
de sa gravité coutumière. Un Thibaut de Champagne peut bien 
composer tour à tour une chanson d'amour et une pastourelle, 
comme Joachim du Bellay rime une ode, puis une « villanelle » 
ou un « jeu rustique » : mais, pour l'un comme pour l'autre, la 
chanson d'amour ou l'ode, c'est le grand œuvre; le reste n'est 
qu'amusette. Et cette absence de tout sérieux dans les petits 
genres que nous avons considérés semble bien indiquer une 
substitution consciente de la pastorale conventionnelle à la chan- 
son vilaine et sincère, une transposition voulue du mode popu- 
laire au mode aristocratique, bref un brusque changement de 
milieu. — En un mot, selon la théorie, les mêmes motifs des 
chansons de maieroles auraient été traités par les mêmes poètes 
tantôt plaisamment et presque ironiquement, tantôt avec une 
singulière gravité, pour produire indifféremment tantôt des 
chansonnettes, tantôt le « grand chant » des Pierre d'Auvergne 
et des Guiraut de Borneil. Comment s'expliquer cette différence 
de traitement ? — La théorie ne le dit pas. 

Mais, en fait, il existerait entre les chansons de mai et les 
chansons des troubadours des rapports étroits, qui s'expliquent 
seulement si les unes sont issues des autres. (( D'abord, écrit 
M. G. Paris, un des traits les plus caractéristiques de la poésie 
des troubadours, c'est cette éternelle description du printemps 
qui commence leurs pièces. On a souvent remarqué la monotonie 
de ce début presque obligatoire et l'on a cherché à l'expliquer de 
diverses façons. Il s'agit tout simplement de formules consacrées 
par les chansons de mai : toute chanson d'amour est originaire- 
ment une reverdie; plus tard, on ne comprit plus le sens de ce 
motif légué par une tradition oubliée, et des protestations s'éle- 
vèrent contre cette tyrannie d'abord en Provence, puis en France, 
ensuite en Allemagne, en Portugal et dans les autres pays qui 
avaient accueilli Part courtois. — Les chansons de printemps cé- 
lèbrent la joie, la gaieté, la jolivelé, inhérentes à la saison nou- 
velle. Or ces qualités ont pris une telle place dans la lyrique pro- 
vençale que yo2 est devenu pour ainsi dire synonyme de poésie. — 
A l'idée de gaieté, dans les chansons de mai, s'associe tout natu- 
rellement celle de jeunesse. En "^voxenc^aX jovc^ jovent ont un sens 
consacré dans la langue de la poésie, et la formule yo? e jovent 
est tellement typique qu'elle prouve infailliblement chez les au- 



LES FÊTES DE MAI. 1G9 

leurs français qui l'emploient une connaissance de l'art provençal. 
— Enfin, le printemps, la joie et la jeunesse sont intimement 
liés à l'amour dans les chansons de danse et ils le sont pareille- 
ment dans la poésie courtoise. » 

L'amour, la jeunesse, la joie et le printemps sont intimement 
liés, en effet, dans les chansons des troubadours et les chan- 
sons de mai; mais puisqu'ils le furent de tout temps en toute 
poésie amoureuse et qu'ils resteront associés en poésie aussi 
longtemps sans doute qu'ils le seront dans la réalité de la vie, 
la théorie a dû se préoccuper de montrer que cette alliance, si 
naturelle ailleurs et si constante, semble ici marquée de traits 
conventionnels. Y a-t-elle tout à fait réussi? D'abord il est vrai 
que le mot et l'idée de joie tiennent une place singulière dans la 
poésie courtoise, mais avec un sens très particulier et comme 
ésotérique: \a>.joie est dans la langue des troubadours cette exal- 
tation sentimentale, source de poésie, faite d'espérance et de 
désespérance, qui naît de la souffrance même de l'attente et de 
la confiance en Amour, et qui pour ceux qui savent aimer vaut 
mieux que la jouissance des « faux amans «. On voit très bien 
comment ce sentiment raffiné peut se rattacher à l'ensemble des 
conceptions sentimentales du temps; on voit moins bien com- 
ment et pourquoi la joie, ainsi entendue, aurait d'abord été syno- 
nyme de la « gaieté inhérente à la saison nouvelle. » 

Quant aux descriptions du printemps chères aux troubadours, 
il est de fait qu'elles se reproduisent au début de leurs chansons 
avec une persistance si monotone qu'elles portent bien le carac- 
tère de formules presque obligatoires; mais est-il nécessaire 
d'expliquer cette convention par une survivance des fêtes de mai ? 
Il est fort naturel de trouver dans les poésies amoureuses des 
prés fleuris, des oiseaux chanteurs, des « printemps » ; ce qui 
surprend, ce n'est pas leur présence en nos poèmes, c'est unique- 
ment leur fréquence abusive (1). Or, ce n'est pas seulement ce 

(1) Ce qui donne une force réelle à l'argument de M. G. Paris, ce n'est pas tant 
que les trouvères lyriques aient abusé des printemps, car leurs confrères, les roman- 
ciers, voire les trouvères épiques en ont pareillement abusé. Le moyen âge n'a guère 
exprimé que sous cette forme le « sentiment de la nature » ; du moins, sous cette 
forme, l'a-t-il exprimé à satiété. Mais ce qui est singulier, c'est qu'en nombre de 
chansons, cette description printanière ne se justifie en rien dans la suite du poème 
et ne se rattache au contexte que par une grossière suture. En voici un exemple en 
cette chanson du châtelain de Couci : 

Molt m'est bêle la douce comeiicence 

Del novel tens a l'enirer de Pascor, 

Que bois et pré sont de mainto semblancc, 

Vert et vermeil, covert d'erbc et do flor. (f 

Et je sui. las! du ce en tel balance 



170 REVUE DES DEUX MONDES. 

début printanier qui est « de style » daus la chanson courtoise; 
tout y est « de style ». Elles se réduisent presque toutes à quel- 
ques formules sentimentales, diversement combinées, mais indé- 
iiiiiment reprises. Chaque idée, chaque thème au moyen âge, et 
surtout dans la poésie lyrique, a une tendance invincible à se 
répéter; et cest ainsi, pour en donner un exemple topique, qu'un 
poète ayant un jour trouvé plaisant de protester contre cet abus 
des (( printemps » et d'affirmer au début d'une de ses chansons 
que mai, les violettes et les rossignols n'étaient pour rien dans ses 
amours, cette protestation répétée, comme le remarquait tout à 
l'heure M. G. Paris lui-même, « par les poètes de Provence, 
puis de France, puis d'Allemagne, puis de Portugal », s'est trans- 
formée à son tour en un lieu commun, ressassé jusqu'au dégoût, 
presque aussi tyrannique et monotone que l'abus même qu'elle 
signalait. 

Mais la théorie de M. G. Paris se fonde sur un autre argument 
encore, suffisant à lui seul, s'il est justifié, pour entraîner la con- 
viction : la conception de l'amour serait partiellement la même 
dans la poésie courtoise et dans la poésie des maieroles. « Les 
chansons de danse, écrit-il, propres surtout à ces fêtes de mai 
que j'ai comparées à des saturnales, déclarent le mariage insup- 
portable et le considèrent comme virtuellement aboli; la poésie 
lyrique courtoise ne célèbre jamais l'amour qu'en dehors du ma- 
riage ou plutôt contre le mariage, et le livre où sont exposées les 
théories dont cette poésie est l'expression établit comme premier 
dogme que l'amour, essentiellement libre, est incompatible avec 
le mariage, qui est une servitude. Une conception aussi singulière 
ne peut être que conventionnelle ; il lui faut un point de départ 
qu'elle a à peu près oublié, mais qui l'explique, et ce point de 
départ se trouve dans le caractère des anciennes fêtes de Vénus, 
des anciennes Floralia, devenues nos kalendes de mai. » 

Ces ressemblances ne sont peut-être pas aussi certaines qu'il 

Qu'a mains jointes aor 
Ma bêle mort ou ma haute riclior. 
Ne sai leiiuol, s'en ai joie et paor. 
Si que sovent la chant ou del ouer plor... 

Mais, pour expliquer ces débuts maladroits sans recourir aux maieroles, il suffit 
d'admettre que le thème primitif est celui-ci, très naturel, commun aux éléiriaques 
de tous les temps : « que le spectacle du renouveau de la nature ravive la joie ou la 
peine de l'amant », motif que le même châtelain de Couci a souvent diversifié. Ainsi : 
« Quant H estes et la douce saisons — Fait fuelle et flor et les prés renverdir, — • 
Las', chasciins cliante et Je plor et sospir... » ou bien : La douce voiz del roisignor 
sauvaf/e — Me radoucist mon cuer et rasoage... — ou bien: Quant voi venir le douz 
tens et la flor, — Que Verbe vert s'espant aval la prée — Loi's me sovient de ma 
douce dolor. » — Puis, ce thème étant devenu, comme tant d'autres, lieu commun, 
on s'explique qu'en certaines chansons, il s'adai)tc maladroitement au contexte. 



LES FKTES DE MAI. 171 

peut sembler. Assurément la poésie courtoise, non plus d'ail- 
leurs qu'aucune poésie lyrique, ne chante l'amour conjugal. Mais 
si l'on écarte les facéties de V Art d'amour d'André le Chapelain, 
qui lourdement a travesti les conceptions sentimentales de son 
temps, soit qu'il fût d'esprit trop grossier, soit qu'il ait été le 
secrétaire d'un cercle mondain particulièrement licencieux, rien 
n'est plus vraiment chaste (par le ton tout au moins et l'expres- 
sion) que ces poèmes où l'on croit trouver une théorie de corrup- 
tion. Ces poèmes procèdent, assure-t-on, de chansonnettes comme 
celles du roman de Flamenca et de la Regina avrilloza. Or le 
seul objet de ces chansonnettes est de bafouer le mari et le ma- 
riage; c'en est le thème unique et, ce thème unique, par une ren- 
contre singulière, n'apparaît jamais dans les chansons courtoises. 
Le propre des chansons de maieroles est de proclamer à tout 
venant qu'on s'affranchit du servage conjugal, et le propre des 
chansons courtoises est de le dissimuler ou de s'en taire : ici 
nulles plaintes contre le mariage, nulle allusion au mari, s'il 
existe. En admettant même, ce qui n'est pas sûr, qu'on soit tou- 
jours en présence de « chants d'adultère » (1), le poète n'y pro- 
clame jamais le droit à la rébellion contre les contraintes sociales, 
il feint seulement de les ignorer ; il ne chante jamais la posses- 

(1) Nous pouvons ladmettre ici, sans que notre thèse en souffre. Pour le con- 
tester, la place nous manque plutôt que les raisons. On peut du moins les indiquer, 
quitte à les développer plus tard. Les chansons courtoises sont généralement assez 
■vagues pour se prêter à toutes les variétés de situation qu'offre en effet la vie, 
amour coupable ou non, heureux ou contrarié, pour une femme libre ou engagée en 
d'autres liens. Il est vrai qu'il n'est jamais fait allusion à un mariage qui pourrait 
consacrer publiquement la passion du poète : ce n'est pas que l'amour ne puisse 
exister entre époux, comme le dit une règle grossière d'André le Chapelain (con- 
ception expressément contredite par vingt romans, issus des mêmes cercles mon- 
dains); l'amour chevaleresque est non pas contraire aux conventions sociales; il est 
supérieur et d'un autre ordre. En fait, dans les romans, les chansons courtoises 
s'adressent tantôt à des femmes mariées, comme la dame du Fayel, tantôt à des 
jeunes filles, comme Lienor. — On allègue que souvent, dans les chansons courtoises, 
apparaissent des personnages singuliers, les loseiujiers, dont l'amant avertit sa dame 
de se défier; ce sont, dit-on, les traîtres prêts à dévoiler au mari les amours fur- 
tives; le plus souvent, ils sont simplement des rivaux, des jaloux, des mesdisans, qui 
calomnient l'amant auprès de sa dame, et le poète la supplie de leur imposer, avant 
de les en croire, les mêmes épreuves qu'à lui-même. — Ce qui est sûr, c'est que les 
troubadours se sont attachés à dépouiller la passion de tous ses accidens individuels, 
pour chanter seulement l'aspiration à l'amour, à la beauté, et l'excellence de l'objet 
aimé. Mais quel est cet objet? Qui est précisément celle à qui s'adressent les chan- 
sons? Elle est la dame, le reste est laissé dans un vague voulu. — Qu'après cela, le 
code grossier d'André le Chapelain puisse trouver en quelques chansons un com- 
mentaire qui le confirme, c'est ce que je reconnais bien; les deux cents poètes à qui 
appartiennent ces chansons ont interprété différemment, les uns plus prosaïquement, 
les autres plus finement, le Credo commun ; mais la grande majorité ne l'a pas com- 
pris comme André le Chapelain. Dante et Pétrarque appartiennent à cette majo- 
rité, — et c'est ici ce qui importe. 



172 REVUE DES DEUX MONDES. 

sion, mais seulement l'espoir d'être aimé. Et cette réserve ne 
procède pas de la liber tas maia, si elle en est précisément le con- 
traire. 

Entîn et surtout, n'est-il pas vrai que, si l'on veut expliquer 
l'origine d'un genre littéraire, ou d'une conception sentimentale, 
ou d'une doctrine philosophique, il faut que l'explication rende 
compte de ce que ce genre, cette conception, cette doctrine offre 
de vraiment spécifique ? Or ce qui est vraiment propre à la 
poésie courtoise, c'est, par définition, la courtoisie, c'est-à-dire 
l'idée d'une intime union de l'amour, de l'honneur et de la 
prouesse. Ce qui lui est propre, c'est d'avoir conçu l'amour comme 
un culte qui s'adresse à un objet excellent et se fonde, comme 
l'amour chrétien, sur l'infinie disproportion du mérite au désir; 
— comme une école nécessaire d'honneur, qui fait valoir l'amant 
et transforme les vilains en courtois; — comme un servage 
volontaire qui recèle un pouvoir ennoblissant, et fait consister 
dans la souffrance la dignité et la beauté de la passion. C'est cette 
conception qui a charme'' l'Europe du moyen âge; c'est d'elle et 
d'elle seule que procèdent vraiment Dante et Pétrarque; les 
gaberies des chansons de maieroles en rendent-elles bien compte ? 

L'ingénieuse et forte théorie que nous avons analysée doit-elle 
vraiment se restreindre comme nous avons dit? En tant qu'elle fait 
sortir des fêtes de mai du haut moyen âge tout l'œuvre des trou- 
badours, des trouvères et des pétrarquistes, ne serait-elle qu'un 
très beau mythe? Il serait dommage, en vérité, que ces fêtes 
eussent donné naissance, non pas à toute la poésie lyrique, mais 
simplement aux petits genres pastoraux du moyen âge. 

Joseph Bédiek. 



U SCIENCE ET L'AGRICULTURE 



LES PLANTES DE GRANDE CULTURE 



LE BLÉ 



Pendant l'année 1894, la dernière pour laquelle nous ayons 
des renseignemens précis, la culture du blé a porté en France 
sur 6991449 hectares ; le rendement moyen de l'hectare a été de 
17 ''•'''*, 52 ; la récolte totale de notre pays s'est donc élevée à plus de 
122 millions d'hectolitres, ou encore si, au lieu de mesurer le 
grain, on le pèse, à 93671 000 quintaux de 100 kilos. 

Le prix moyen du quintal a été de 19 fr. 85 correspondant à 
15 fr. 21 pour l'hectolitre; le grain produit vaut donc environ 
1 milliard 860 millions, et comme ces 93 millions de quintaux de 
grains ont été portés vraisemblablement par 186 millions de 
quintaux de paille à 6 francs le quintal, cette paille représentait 
encore 1116 millions de francs. La valeur produite par les culti- 
vateurs de blé pendant l'année 1894 représente par conséquent 
une somme totale de près de 3 milliards. 

La récolte de 1894 a été exceptionnelle, c'est une des plus 
fortes du siècle ; la moyenne des vingt dernières années est seule- 
ment de 81 millions de quintaux ; en les comptant à 20 francs, ce 
qui est au-dessous de la réalité, on trouverait que le grain seul 
représente 1600 millions, en y ajoutant 500 millions pour la 
paille, qui atteint rarement le prix de 1894, on arriverait à 2 mil- 
liards 100 millions. 



174 REVUE DES DEUX MONDES. 

La culture du blé produit donc annuellement en France une 
valeur qui dépasse 2 milliards, et on conçoit quelles inquiétudes 
ressentirent les membres du gouvernement et ceux du Parlement 
quand, il y a dix ans, les cultivateurs de blé déclarèrent qu'il 
fallait renoncer à le produire; qu'au prix où il était tombé, la 
culture devenait onéreuse et qu'on était contraint de l'abandonner. 
Tandis que de 1875 à 1882, le prix de l'hectolitre de blé avait 
dépassé 20 francs, il avait fléchi à 19 fr. 16 en 1883, puis à 17 fr. 76 
en 4884; c'est ce prix qu'on déclara ruineux, affirmant que la 
somme dépensée pour produire un hectolitre de blé, désignée 
sous le nom du prix de revient, s'élevait à 20 francs et, par suite, 
dépassait de beaucoup le prix de vente. 

Sans hésiter, on attribua la baisse aux importations de blé 
étranger, et malgré la répugnance bien légitime qu'éprouvaient 
des assemblées démocratiques à élever artificiellement le prix du 
grain qui forme la base de l'alimentation nationale, la poussée 
des idées protectionnistes fut trop forte pour qu'on y résistât; 
les droits imposés au quintal de blé étranger furent d'abord de 
3 francs, on les éleva ensuite à 5 francs, puis à 7 francs. 

Or, si de 1887 à 1888 l'hectolitre de blé se vendit en moyenne 
en France au-dessus de 18 francs, si même il s'éleva à 19 francs 
en 1890. et dépassa 20 francs pendant la mauvaise année 1891, 
depuis cette époque et malgré des droits protecteurs extraordi- 
nairement élevés, les prix sont tombés à 17 fr. 87 en 1892, à 
16 fr. 55 en 1893, à 15 fr. 21 en 1894 et à 14 francs en 1895. 

Visiblement les droits de douane sont impuissans à maintenir 
les prix aussi hauts qu'on l'avait espéré. Il est bien à remarquer 
au reste que cette baisse persistante n'a pas produit les effets 
funestes qu'on avait prédits, on n'a nullement renoncé à la 
culture du blé; elle couvrait 6956765 hectares en 1885, elle a 
dépassé 7 millions d'hectares en 1889, 1890 et 1893 et en a occupé 
encore 6997449 en 1894, et comme on ne peut pas supposer que 
les cultivateurs s'obstinent à produire à perte, il faut bien 
admettre que le chiffre, sur lequel on s'appuyait pour forcer les 
hésitations du Parlement, était erroné et que le prix de revient de 
l'hectolitre de blé n'est pas de 20 francs. 

Quel est-il donc? Il importe de bien préciser cette notion, car 
si elle est clairement établie, la marche à suivre pour surmonter 
les difficultés dans lesquelles nous nous débattons aujourd'hui 
sera nettement indiquée. 



LA SCIENCE ET l'aGRICULTURE. 175 



I. — LE PRIX DE REVIENT DE L HECTOLITRE DE BLE 

On l'obtient en établissant d'une part les dépenses qui 
incombent à la culture d'un hectare de blé, en défalquant de ces 
dépenses la valeur de la paille, puis en divisant la somme ainsi 
diminuée par le nombre d'hectolitres recueillis. 

Le numérateur de la fraction qu'il s'agit de calculer est formé 
par la somme d'un grand nombre de termes dont quelques-uns 
correspondent bien à des dépenses réellement efïectuées, tandis 
que d'autres sont simplement évaluées et peuvent dès lors être 
enflées ou atténuées, suivant qu'on a intérêt à grossir ou à dimi- 
nuer le prix de revient. 

Les sommes payées au propriétaire pour la location de 
l'hectare, au percepteur pour les impôts, la facture du marchand 
d'engrais et de semences, le salaire des moissonneurs, des bat- 
teurs figurent au numérateur et sont bien des dépenses réelles, 
l'argent est sorti de ma caisse et je ne suis pas maître d'enfler ou 
d'amoindrir la somme versée, mais j'inscris encore les dépenses 
de labour, de hersage, de semailles, travaux exécutés par mes 
ouvriers, mes bœufs, mes chevaux; j'inscris la valeur du fumier 
employé, ou les résidus des fumures antérieures; or ces dépenses 
sont réelles mais impossibles à évaluer avec exactitude, et il y a 
de ce côté quelque incertitude ; le numérateur de notre fraction 
est donc quelque peu flottant; le dénominateur, le nombre divi- 
seur qui représente la quantité d'hectolitres récoltée est au con- 
traire observé régulièrement; il présente d'énormes variations, 
suivant les conditions dans lesquelles nous sommes placés. 

C'est le quotient de cette fraction, le rapport des dépenses au 
nombre d'hectolitres récoltés qui représente le prix de revient. 

Si les dépenses sont faibles, il ne sera pas nécessaire de les di- 
viser par un gros chiff"re pour avoir un prix de revient très bas, 
tandis que, si les dépenses sont considérables, on n'aura un prix 
de revient faible qu'avec de grands rendemens. 

Le pionnier américain qui défriche les milliers d'hectares des 
plaines de l'Ouest des États-Unis et profite des richesses accu- 
mulées dans le sol par la culture herbacée qui le couvre depuis 
des milliers d'années, réduit ses travaux et par suite ses dépenses 
au minimum, il laboure, égalise son champ à la herse, sème, 
puis cesse tout travail. Si les conditions saisonnières ne sont pas 
trop défavorables, le blé lève, se développe et mûrit sa graine ; 
sans doute le rendement sera minime mais, quand bien même il 
se réduirait à 10 hectolitres de grain, il y aura encore avantage 



176 REVUE DES DEUX MONDES. 

à faire passer, dans ces maigres récoltes, des moissonneuses-lieuses, 
à battre rapidement en chauffant la locomobile qui anime la 
machine avec la paille, à ensacher et à expédier à Chicago; si les 
dépenses afférant à un hectare n'excèdent pas 50 francs, le prix 
de revient de l'hectolitre ne sera que 5 francs et on réalisera un 
gros bénéfice en vendant 9 francs, prix actuel à Chicago. 

Il n'en est plus ainsi dans nos grandes fermes clu nord de 
la France ; le loyer de la terre est élevé, et si l'exploitation 
emploie sa paille, qu'elle ne soit pas vendue comme elle lest aux 
environs de Paris, il faut forcément que le rendement soit élevé 
pour que le prix de revient ne surpasse pas le prix de vente. 

Mon collègue à l'Ecole de Grignon, M. D. Zolla, a relevé chez 
un fermier de Seine-et-Oise le compte blé pendant plusieurs 
années (4) ; en 1884, les dépenses se sont élevées à 010 fr. 59 par 
hectare, on avait produit 33 hectolitres et 1 155 bottes de paille 
de 5''", 5; les recettes ont atteint 849 fr. 82, et le prix de 
revient 8 fr. 26; c'est Tannée où ce prix a été le plus faible; 
pendant la mauvaise année 1891, il s'est élevé à 13 fr. 92 
pour retomber à 9 fr. 86 en 1892. Un membre du Parlement, 
M. Lesage, au moment de la discussion des droits de douane, a 
calculé le prix de revient du blé dans une exploitation qu'il avait 
conduite lui-même; en défalquant les pailles, il a trouvé 9 fr. 59 
l'hectolitre. M. Garola, professeur départemental d'Eure-et-Loir, 
donne comme prix de revient d'une bonne ferme de son départe- 
ment 12 fr. 86 par hectolitre. 

Il est inutile de multiplier ces exemples, il est clair que plus 
le prix de vente est faible et plus il faut que le prix de revient 
s'abaisse pour que la différence entre ces deux chiffres, c'est-à-dire 
le bénéfice, soit sensible, et puisque la surélévation des droits de 
douane est impuissante à maintenir les cours, que tous les efforts 
tentés pour déterminer une hausse artificielle ont été vains, nous 
sommes acculés à la nécessité de produire à bas prix, c'est-à-dire 
d'une part de diminuer nos dépenses et de l'autre d'augmenter 
nos ren démens. 

La diminution du prix de location de la terre a été très mar- 
quée depuis dix ans, elle a suivi l'abaissement du taux de l'in- 
térêt de toutes les valeurs, et de même que le rentier ne touche 
plus maintenant que 3 francs pour un capital de 100 francs, tandis 
qu'il en recevait 5 il y a quinze ou vingt ans, de même un hectare 
de terre qui se louait 100 francs est tombé à 80, 70 et même plus 
bas; en outre, on a substitué, aussi souvent qu'on l'a pu, le travail 

(l) Études d'économie lurale; Pains, Masson, p. 222. Annales agronomiques, 
tome XX, page 161. 



LA SCIENCE ET l'A(;RICULTIJRE. 177 

(les animaux à la main-d'œuvre humaine, le semoir, la moisson- 
neuse sont traînés par des chevaux ou des bœufs, la machine à 
battre est actionnée par une locomobile; ce sont là, il faut le 
reconnaître, de petites économies et qui ne sont pas sans pro- 
voquer la gêne des propriétaires ou celle des ouvriers; il n'en 
va plus de même de l'élévation des rendemens, non seulement 
en abaissant le prix de revient au-dessous du prix de vente, elle 
assure le bénéfice du cultivateur et fait entrer l'aisance dans la 
ferme, mais en outre, en produisant une plus grande masse de ma- 
tières alimentaires à bas prix, elle augmente le bien-être de la 
population, et accroît la prospérité générale. Guidée par une 
science, chaque jour plus éclairée, la culture a fait dans ces der- 
nières années des progrès assez marqués pour que personne en 
France ne soit plus privé' de pain de froment. L'exposé de ces 
progrès est le sujet de cet article. 

U. — PLACE DU BLÉ DANS l'aSSOLEMENT. — JACUÈRE 
ET PLANTES SARCLÉES 

L'histoire économique de l'ancienne France est navrante; 
périodiquement la disette, la famine même, reviennent, traînant 
derrière elles leur cortège habituel de maladies, de misères et de 
désordres; la crainte de voir la population manquer de pain 
affole les pouvoirs publics ; ils entassent règlemens sur ordon- 
nances : pour faire arriver le grain sur le marché, pour le retenir 
dans la province; le commerce paralysé est impuissant; les 
paniques déterminent l'exagération des cours, puis quand elles 
cessent : leur effondrement. Toutes ces misères sont œuvre 
humaine; si on avait reconnu plus tôt que la liberté complète du 
commerce des grains est seule capable d'assurer les approvision- 
nemens réguliers, on les eût évitées, car les procédés de culture 
étaient très judicieusement appropriés aux conditions dans les- 
quelles on se trouvait. 

On pratiquait l'assolement triennal, qui, encore en usage dans 
certaines parties de la France, remonte, dit-on, à Charlemagne : 
pendant une première année, la terre reçoit le peu de fumier 
dont on dispose, elle est labourée, travaillée à diverses reprises, 
on la débarrasse ainsi des plantes adventives, mais on ne lui de- 
mande aucune récolte; pendant toute une année, le guéret bien 
ameubli reste exposé à l'air, et c'est seulement à l'automne qu'on 
sème le blé. 

Pourquoi cette année sans récolte, pourquoi cette longue 
période de repos? Est-ce seulement pour avoir le loisir de dé- 

TOME cxxxv. — 1896. 12 



178 REVUE DES DEUX MONDES. 

truire les plantes adventives qui pullulent dans les blés sem«îs à 
la volée, très vite inabordables au printemps et qui diminuent 
énormément la récolte, qu'on laissait la terre inactive? Non, le 
bénéfice qu'on tirait de la jachère était bien plus élevé que celui 
qu'aurait pu procurer le seul nettoyage du sol ; ce bénéfice tenait 
à des causes plus profondes qu'on vient seulement de pénétrer. 

Nous avons déjà insisté, ici même, sur les énormes quantités 
d'azote combiné que renferment nos terres cultivées (1); on y 
trouve souvent de 1 à 2 millièmes d'azote, ce qui représente pour 
un hectare de terre pesant approximativement 4 000 tonnes, de 
4 000 à 8 000 kilos d'azote combiné ; or, les exigences d'une très forte 
récolte de blé sont de 100 kilos d'azote environ; le sol contient 
donc infiniment plus d'azote qu'il n'est nécessaire pour alimenter 
les plantes qu'il porte, et cependant l'expérience nous enseigne 
(ju'on n'obtient de forts rendemens qu'à la condition d'introduire, 
dans cette terre surchargée d'azote, des engrais azotés. 

Visiblement, ces grandes réserves du sol se trouvent à un 
état tel que les plantes ne peuvent l'utiliser; c'est qu'en effet, 
l'humus dans lequel l'azote est engagé en combinaison avec du 
carbone, de l'hydrogène et de l'oxygène, est une substance très 
stable, d'une décomposition lente et difficile ; son inertie est la 
cause même de son accumulation dans le sol : s'il était soluble ou 
très altérable, très vite il disparaîtrait. 

Lentement, cependant, sous l'influence des fermens qui pul- 
lulent dans la terre l'humus se brûle ; son carbone s'unit à 
l'oxygène de l'air et s'échappe sous forme d'acide carbonique, 
son hydrogène forme: avec l'oxygène, de l'eau, avec l'azote, de 
l'ammoniaque. Bien que très soluble, celle-ci n'est pas entraînée, 
on ne la retrouve pas dans les eaux d'égouttement, mais 
elle subit une dernière métamorphose qui l'amène à une forme 
telle quelle est ou saisie par les végétaux ou entraînée par l'eau; 
l'ammoniaque devient la proie des fermens nitreux, puis nitrique : 
du nitrate de chaux, du nitrate de potasse apparaissent, les 
plantes se les assimilent et prospèrent, car de tous les engrais 
azotés les nitrates sont les plus efficaces. 

Pour que les réserves du sol deviennent utilisables, il faut 
qu'elles se transforment, et cette transformation ne se produit 
que si la terre est aérée et humide. 

La terre n'est bien aérée qu'autant qu'elle est ameublie par 
les instrumens ; mais le travail des terres argileuses n'est pas tou- 
jours possible; sèches ou trop humides, elles sont inabordables; 

(1) Voyez la Revue du 15 avril 1893. 



LA SCIENCE ET l" AGRICULTURE. 179 

si même on les laboure, quand elles ne sont pas convenablement 
égouttées, on les transforme en grosses mottes, irréductibles par 
les herses ou les rouleaux qui s'aèrent mal. Or il est bien plus 
facile de trouver le moment opportun pour labourer quand la 
terre est découverte que lorsque le travail se place pendant la 
période restreinte qui sépare une récolte de la suivante. Nos pères 
avaient peu d'engrais, il fallait tirer du sol tous les alimens des 
végétaux, et la nécessité de très bien exécuter les travaux militait 
déjà en faveur de la jachère nue; mais ce n'est pas là cependant 
la cause qui justifie complètement leur manière d'agir. Pour que 
les métamorphoses qui amènent l'azote du sol à être utilisable 
puissent se produire, il faut que la terre soit humide; or, on n'est 
sûr de lui conserver l'humidité nécessaire que si on la maintient 
nue, privée de végétaux. 

J'ai déjà parlé ici même des cases de végétation de Grignon; 
ce sont de grandes caisses carrées en ciment; elles ont deux mètres 
de côté et un mètre de profondeur ; elles renferment quatre mètres 
cubes de bonne terre qui repose sur un lit de cailloux, au travers 
duquel les eaux qui ont traversé le sol s'écoulent jusqu'à une 
rigole centrale, qui les conduit dans de grands vases où elles sont 
recueillies ; à intervalles réguliers on les mesure, puis on les 
soumet à l'analyse. 

La plupart de ces cases portent, chaque année, des plantes 
variées; on y cultive des betteraves, des pommes de terre, du 
blé, du trèfle, de la vigne, mais quelques-unes sont depuis quatre 
ans en jachère; or, tandis que pendant l'année agricole : mars 
1894-mars 1895, les terres emblavées n'ont laissé couler que de 
très faibles quantités d'eau de drainage, les terres en jachère ont 
été traversées par des quantités d'eau notables, renfermant en 
moyenne, si on calcule pour l'écoulement d'un hectare pendant 
toute Tannée : 70' '\ 4 d'azote nitrique. Pendant l'année : mars 
1895-mars 1896, les mêmes faits se sont reproduits; les terres 
emblavées n'ont rien laissé couler, tandis que les terres en jachère 
ont fourni 91 millimètres d'eau de drainage renfermant, en 
moyenne, pour un hectare 110 kilos d'azote nitrique. 

Actuellement les cultivateurs habiles fortifient leur blé avec 
100 ou 200 kilos de nitrate de soude distribués au printemps; ces 
doses renferment de 15 à 30 kilogrammes d'azote nitrique; c'est- 
à-dire infiniment moins que n'en produit, pendant les années de 
jachère, la terre de Grignon. La production des nitrates y sur- 
passe, et de beaucoup, celle des terres emblavées constamment 
asséchées par les plantes, qui sont des appareils d'évaporation 
formidables. 



180 REVUE DES DEUX MONDES. 

Ainsi les nitrates prennent naissance dans une terre en jachère; 
ils y sont abondans, parce que la terre est aérée et humide, et, nous 
le répétons, cette dernière condition n'est réalisée que parce que 
la terre ne porte pas de végétaux, qui sans cesse rejettent dans 
l'atmosphère l'eau que leurs racines enlèvent au sol. 

Une partie des nitrates, formée par les terres en jachère, est 
perdue, entraînée par les eaux qui traversent le sol; cette perte 
n'est pas très forte cependant, car les drains coulent rarement 
pendant l'été; c'est à Tautomne, au moment des grandes 
pluies, que les nitrates formés pendant les chaleurs de l'été sont 
entraînés par les eaux; or, ce moment est précisément celui des 
semailles du blé d'hiver, et aussitôt que le blé commence à émettre 
des racines, celles-ci s'emparent avidement des nitrates formés; 
j'ai reconnu, en effet, il y a plusieurs années, que les eaux de 
drainage des terres nues étaient bien plus chargées pendant l'hiver 
que celles qui coulaient de terres récemment emblavées en fro- 
ment. 

Aujourd'hui, bien pourvus d'engrais, nous blâmons cette pra- 
tique de la jachère, et nous l'abandonnons avec juste raison; 
mais n'est-il pas admirable que, par simple empirisme, à force 
d'observations longtemps répétées, nos pères aient su réaliser la 
formation des agens de fertilité les plus précieux dont ils igno- 
raient profondément l'existence, et qu'ils aient ainsi pallié leur 
manque d'engrais? 

Il a fallu que les avantages de laisser la terre nue fussent 
bien visibles pour que partout on consentît à l'abandonner pen- 
dant une année entière sans lui demander do récolte ; on voulait 
qu'elle se reposât; en réalité le travail intérieur y était au maxi- 
mum puisque, sans le savoir, on y réalisait les conditions néces- 
saires à l'activité des fermens qui amènent l'azote à la forme 
essentiellement assimilable de nitrates. 

La pratique de la jachère disparaît peu à peu, elle n'a plus 
de raison d'être ; nous faisons précéder la culture du blé de plantes 
assez écartées pour que le passage des instrumens employés à la 
destruction des mauvaises herbes soit toujours facile; en outre, 
nous disposons d'une quantité d'engrais suffisante pour qu'il ne 
nous soit plus avantageux de tirer exclusivement les nitrates 
qu'utilisent nos récoltes de la transformation de l'humus du sol, 
en payant cette transformation de la perte d'une année de récolte. 

Actuellement dans la région septentrionale de la France, la 
culture du blé est précédée de celle des betteraves ou des pommes 
de terre, naguère de celle du colza; dans le Midi : du maïs à 
graines. Toutes ces plantes appartenant à des familles ditférentes, 
présentent au point de vue agricole un caractère commun, les 



LA SCIENCE ET l'aGRICULTURE. 181 

pieds sont assez écartés les uns des autres pour que des houes à 
cheval, ou encore, si la main-d'œuvre n'est pas chère, pour que 
des ouvriers armés de la raclette, puissent, à plusieurs reprises, 
couper, détruire les mauvaises herbes, qui, sur les sols bien 
pourvus d'engrais, pullulent, dominent et finiraient, si on ne les 
combattait énergiquement, par réduire la récolte; toutes les cul- 
tures qui permettent ce travail sont désignées sous le nom de 
cultures sarclées. 

Dans le Nord, le Pas-de-Calais, la Somme, l'Aisne, l'Oise, 
Seine-et-Marne, à part quelques pièces consacrées au trèfle ou à 
la luzerne, on ne cultive guère que deux plantes, la betterave et 
le blé, qui se succèdent indéfiniment. Les praticiens disent de la 
betterave qu'elle paie bien sa fumure, c'est-à-dire que sa récolte 
croît avec la quantité d'engrais répandue ; or, on hésite d'autant 
moins à bien fumer que cette culture entraîne l'entretien d'un 
nombreux bétail ; si on sème la betterave fourragère, on ne le fait 
que pour nourrir des vaches laitières ou engraisser des bœufs, et 
par suite le fumier devient d'autant plus abondant que la sole 
couverte de betteraves fourragères est plus étendue. Si on sème des 
betteraves destinées à la sucrerie ou à la distillerie, on retrouve, 
après le traitement, des pulpes, de telle sorte que toujours la cul- 
ture de la betterave conduit à l'entretien d'un bétail nombreux et 
assure la production du fumier. Le blé, qui succède aux racines, 
arrive donc sur un sol enrichi par la fumure prodiguée aux bet- 
teraves; en outre, celles-ci sont des plantes bisannuelles; au mo- 
ment où on les arrache au mois d'octobre, elles sont encore en 
pleine vigueur, et les débris qu'on laisse sur le sol, collets garnis 
de feuilles, extrémité de la racine, donnent, en se décomposant 
dans le sol où ils sont enfouis, de l'ammoniaque dont le blé 
profite. 

Dans les terrains secs, où la réussite de la betterave n'est pas 
assurée, on lui substitue comme plante sarclée précédant le blé : 
la pomme de terre. Les résidus qu'elle laisse dans le sol sont 
bien moins abondans; au moment de la récolte des tubercules, 
les fanes sont mortes, tous les principes qu'elles ont élaborés 
pendant l'été ont été résorbés dans les tubercules, et les propor- 
tions d'azote qu'on trouve dans ces tiges desséchées, noircies, 
sont insignifiantes. En revanche, les travaux nécessaires aux se- 
mailles du blé sont bien plus faciles à exécuter après la récolte 
des pommes de terre qui a lieu en septembre, qu'après l'arra- 
chage des betteraves, qui précède de peu de jours le moment où 
il faut semer le blé d'hiver. Quoi qu'il en soit, l'enrichissemenjt 
du sol par les résidus des fumures qu'exige la betterave, par l'en- 
fouissement des débris qu'elle laisse après elle, est tel, que c'est 



182 REVUE DES DEUX MONDES. 

dans la région betteravière que les rendemens du blé à l'hectare 
sont les plus élevés. 

III. — PRÉPARATION DU GRAIN. — SEMAILLES. — LE BLÉ PENDANT l'hIVER 

Nous avons fait diligence ; rapidement nous avons enlevé nos 
betteraves, arraché et rentré nos pommes de terre, retourné notre 
trèfle; notre terre est fumée, labourée, hersée, roulée, prête pour 
les semailles; avant d'y procéder, il faut être certain que le grain 
que nous allons confier au sol est exempt des germes de parasites 
qui pourraient compromettre la récolte. Deux champignons sont 
particulièrement à craindre : la carie et le charbon. Leurs spores 
adhèrent aux grains de blé ; quand on sème une graine conta- 
minée, le parasite qu'elle renferme se développe en même temps 
que le blé lui-même; au moment où le grain se forme, il est 
envahi, et au lieu de farine blanche, les enveloppes ne renferment 
plus qu'une multitude de spores noyées dans une matière noire, 
à odeur fétide. 

On réussit à tuer ces spores à laide du sulfate de cuivre, qui 
exerce sur nombre de champignons une action spécifique des 
plus curieuses ; on sait que les boitillies, a V aide desquelles on 
combat victorieusement le peronospora de la pomme de terre ou 
le mildew de la vigne, sont à base de sulfate de cuivre. Son effi- 
cacité contre la carie du blé avait été reconnue, dès le commence- 
ment du siècle, par Benedict Prévost; mais, à cette époque, on 
se refusa à l'employer, par crainte de ses propriétés vénéneuses 
qu'on avait fort exagérées. Aujourd'hui nous sommes revenus de 
ces terreurs; on dissout 1 oOO grammes de sulfate de cuivre dans 
un hectolitre d'eau et on y plonge les grains contenus dans une 
corbeille; après cette immersion, on les sèche, puis on les sau- 
poudre de farine de chaux, et on peut dès lors les semer avec sé- 
curité. 

Parmi les avantages que présente une bonne préparation du 
sol, bien aplani par les herses et les rouleaux, se place, en pre- 
mière ligne, l'emploi du semoir. Après bien deschangemens, des 
modifications, cet instrument est devenu d'un usage habituel. Il 
consiste essentiellement en une grande boîte rectangulaire, fixée 
en travers d'un bâti sur roue traîné par un cheval. Cette grande 
caisse horizontale renferme, outre le grain, l'appareil distribu- 
teur; on conçoit sans peine qu'un engrenage, mis en mouvement 
par le déplacement même de l'instrument, fasse tourner un axe 
horizontal portant des disques, auxquels sont fixées de petites 
cuillères qui se chargent de grains et les déversent dans une 
série de petites trémies, d'où ils s'écoulent dans des tubes régu- 



LA SCIENCE ET l'aGRICULTURE. 183 

lièrement espacés qui le conduisent jusqu'au sol ; ces tubes sont 
formés de plusieurs parties s'emboîtant les unes dans les autres; 
étant ainsi articulés, ils suivent aisément les ondulations du ter- 
rain; chaque tube porte en avant un petit soc qui ouvre dans le 
sol un léger sillon, le grain y est déposé, puis immédiatement 
recouvert d'une légère couche de terre par l'instrument lui-même. 

En général, les lignes sont espacées de 18 à 20 centimètres, 
largeur suffisante pour qu'on puisse faire passer entre elles les 
instrumens destinés à détruire les plantes adventices ; ce sarclage, 
facile dans les blés semés en ligne, devient très vite impraticable 
dans les blés semés à la volée; l'emploi du semoir procure en 
outre une notable économie de semences ; au lieu de 2 hectolitres 
à 2 hectolitres et demi nécessaires au semis à la volée d'un hec- 
tare, 150 litres suffisent au semis en ligne. Si l'emploi du semoir 
était général, les semailles de nos 7 millions d'hectares exigeraient 
10 à 11 millions d'hectolitres au lieu de 17; la ditférence, au prix 
actuel, représente 100 millions de francs. 

La vue de la machine criarde, qui lentement parcourt les 
guérets, n'éveille aucune idée poétique, et on se prend à regretter 
le semeur s'avançant à pas réguliers, sans dévier, vers le point 
que constamment il fixe du regard; autour de son bras gauche, 
il a replié l'extrémité de son long tablier pour en faire un sac 
dans lequel il puise la semence qu'il lance d'un grand geste 
circulaire. On comparait volontiers l'écrivain qui répand ses 
idées au modeste ouvrier qui prépare la moisson nouvelle, mais 
quand bien même cette image disparaîtrait du langage, comme le 
semeur de nos champs, on se consolerait en pensant qu'en éco- 
nomisant 6 ou 7 millions d'hectolitres de blé chaque année, on 
assure le pain de 2 à 3 millions de personnes. 

Sous le climat de Paris, on sème le blé à la fin d'octobre ou 
au commencement de novembre ; si lautomne est doux, quinze 
jours plus tard, les lignes vertes commencent à apparaître, le blé 
est levé. 

Avec l'hiver s'ouvre la période critique ; si la neige arrive, 
rien n'est perdu ; elle couvre les jeunes plantes d'un voile épais 
qui les protège contre les froids excessifs et surtout contre les 
ardeurs du soleil. Quand ses rayons frappent une plante dont la 
racine est emprisonnée dans une terre gelée, réchauffement pro- 
duit par les radiations détermine l'évaporation de l'eau que con- 
tient la feuille, et comme la racine ne peut rien lui fournir, la 
feuille se dessèche et périt; la récolte est perdue. Nous avons eu, 
depuis vingt ans, deux récoltes déplorables : en 1879, après un 
hiver dont les rigueurs sont restées célèbres, nous n'avons obtenu 
que 79 millions d'hectolitres; et en 1891, encore après une longue 



184 REVUE DES DEUX MONDES. 

période de froid, 77 millions; le déficit a été énorme, et les droits 
d'enlrée sur le blé ont dû être réduits. 

Quand le blé d'hiver a été détruit par la gelée, et qu'en mars 
il faut hâtivement recommencer les semailles du blé de printemps, 
bien moins prolifique que les variétés qui supportent habituelle- 
ment l'hiver, les quantités récoltées sont toujours très réduites et 
une large importation nécessaire. 

Heureusement, les tiôdes vents d'ouest qui nous arrivent, 
chargés des brumes de l'Océan, dominent dans notre région du 
Nord de la France, et nous pouvons y cultiver sans grand danger 
les blés prolifiques d'origine anglaise; mais déjà dans l'Est leur 
destruction par les froids de l'hiver est assez fréquente pour qu'on 
sème surtout des variétés, à rendemens moins élevés, mais plus 
résistantes à la gelée. 

A voir, au commencement du printemps, les petites plantes 
qui ont victorieusement supporté l'hiver, on serait porté à croire 
qu'engourdi par le froid, le blé n'a guère progressé; ce serait 
une erreur ; mais son travail presque entièrement souterrain 
échappe à l'observation; pour le suivre aisément, j'ai ensemencé 
depuis plusieurs années un talus qui borde une route dominant 
de 1"\50 environ mon champ d'expériences de Grignon, de telle 
sorte qu'il suffît d'un coup de bêche et de deux ou trois arro- 
sages à l'aide d'une seringue de jardinier pour avoir les racines 
sous les yeux; au moment d'une première observation, le lo dé- 
cembre 1893, les tiges n'avaient encore que 7 ou 8 centimètres, 
elles étaient liées au grain qui leur avait donné naissance par une 
petite tigelle blanche, formant à son arrivée à la lumière un 
nœud d'où parlaient les premières feuilles ; du grain s'échap- 
paient des racines fines, grêles, s'enfonçant profondément jusqu'à 
20, parfois 30 centimètres. Six semaines plus tard, le spectacle 
était changé, l'hiver avait été clément et le travail souterrain très 
actif; les racines, au lieu de partir exclusivement du grain, 
s'échappent du renflement, du nœud qu'a formé la tige en arri- 
vant à la lumière ; on peut encore apercevoir le grain fixé à la 
petite tige souterraine, mais il est réduit aux enveloppes; tout 
l'amidon, tout le gluten, ont disparu; ils ont servi, d'une part, à 
former les jeunes organes, et, de l'autre, à entretenir la combus- 
tion qui a favorisé les transformations des réserves de la graine 
en élémens propres à l'élaboration des racines et des feuilles; 
celles-ci sont devenues plus nombreuses; elles partent du ren- 
flement do la tige à la surface du sol, du collet. 

Au mois de mars, on constate, en général, que la petite tige 
blanche souterraine a disparu, que les premières racines sont 
mortes, mais que du collet, il en a surgi de nouvelles, nombreuses, 



LA SCIENCE ET l'aGRICULTURE. \Slj 

très ramifiées et couvertes de petits poils bien visibles au micro- 
scope qui, à cause de leurs fonctions, sont nommés poils absor- 
bans; en même temps du collet sont parties plusieurs tiges 
nouvelles, le blé a tallé. 

Chacune de ces tiges portera un épi ; il y aura donc avantage 
à favoriser le tallage du blé ; on y réussit en roulant ou même 
en hersant, c'est-à-dire en faisant passer dans les champs un rou- 
leau qui écrase les jeunes tiges ou encore une herse à dents de 
fer; ce dernier travail aura pour effet d'enlever nombre de mau- 
vaises herbes; des tiges de blé seront froissées, coupées, mais de 
nouvelles, plus vigoureuses, repartiront du collet. Le proverbe 
dit : Si tu herses ton champ, ne regarde pas derrière toi; et en 
effet, le désordre est tel, le dégât si grand qu'on est porté à s'arrê- 
ter; il faut continuer et on s'en trouve bien. Il en est de même 
de l'emploi du rouleau, et on ma raconté, à ce sujet, une anecdote 
bien caractéristique. 

Un propriétaire va visiter un champ de blé qui se trouvait 
voisin d'une ville possédant une garnison de cavalerie ; en 
arrivant, le propriétaire voit l'ordonnance d'un officier se ser- 
vant du champ de blé comme d'un manège et faisant parcourir 
à son cheval un cercle régulier. Notre homme de tempêter, de 
crier que son champ était perdu ; le soldat s'en va un peu penaud 
de cette violente apostrophe. A quelque temps de là, le proprié- 
taire retourne à son champ pourvoir si le blé brisé, piétiné par 
le cheval s'était relevé, et il reconnaît avec étonnement que la piste 
est reconnaissable ; le blé y est plus fort, plus dru, plus haut que 
partoutailleurs, le chevalen trottant avait fait un excellent roulage. 

Le printemps est venu, et pour la dernière fois nous pour- 
rons intervenir en sarclant le blé et en distribuant le nitrate de 
soude. Quand la main-d'œuvre est à bon compte, on fait passer 
des ouvriers armés d'une rasette entre les lignes de blé, pour y 
détruire les mauvaises herbes; si elle est chère, on emploie des 
instrumens attelés qui coupent toutes les plantes qui ont surgi 
entre les lignes de blé, enterrent légèrement celui-ci et exécutent 
un très bon travail ; dans le Nord et le Pas-de-Calais, où la cul- 
ture est très soignée, le blé ne renferme ni bleuets, ni coquelicots, 
ni liserons; on est arrivé à s'en débarrasser complètement. 

IV. — DÉVELOPPEMENT DU BLÉ. — INFLUENCE DES FUMURES. — EXPÉ- 
RIENCES EXÉCUTÉES A ROTUAMSTED PAR SIR J. B. LAWIÎS ET SIR 
H. GILBERT 

Nous avons déjà insisté plus haut sur la propriété très cur 
rieuse que possèdent les racines de blé de se charger de nitrates ; 



186 REVUE DES DEUX MONDES. 

ils s'y trouvent en quantités notables ; au mois de décembre 1893, 
j'ai constaté que 100 grammes de racines sèches renfermaient 
T^^i de nitrate de potasse, les tiges en contenaient beaucoup 
moins. Ces nitrates ne persistent pas indéfiniment en nature, 
car la plante les utilise à la formation de ses matières albumi- 
noïdes ; elle accumule ainsi pendant la mauvaise saison les ma- 
tériaux qu'elle mettra en œuvre au cours de son développement. 

Les nitrates formés spontanément dans le sol et saisis par les 
racines ne conduiraient qu'aux faibles récoltes dont se contentaient 
nos pères ; pour atteindre les grands rendemens que nous cher- 
chons, il faut placer le blé sur des terres enrichies par les engrais. 

Quelle est leur efficacité et qu'en peut-on attendre? Ce sont 
là des points importans à élucider, et nous pourrons prendre 
pour guide dans cette étude la magistrale expérience exécutée à 
Rothamsted par nos correspondans de l'Institut de France, sir 
J. B. Lawes et sir H. Gilbert. 

Ils ont établi en 1844 la culture du blé sur un des champs 
du domaine, et depuis cette époque, chaque année, cette même 
pièce porte du blé. Les indications qui découlent de cette cul- 
ture anormale sont comparées à celles que fournit un champ 
soumis à l'assolement quadriennal du Norfolk comprenant suc- 
cessivement : navets, orge, trèfle ou fèves et blé en quatrième 
année (1). Le champ de culture continue du blé est divisé en 
plusieurs parcelles d'assez grande étendue, qui chaque année 
reçoivent les mêmes engrais ; leur influence spécifique apparaît 
ainsi avec une admirable netteté. 

Deux parcelles sont- absolument privées d'engrais, le blé y vit 
des faibles ressources qu'il trouve dans le sol, et malgré ce maigre 
régime, il donne chaque année une petite récolte; son abon- 
dance varie avec les conditions plus ou moins favorables de la 
saison; une des plus mauvaises fut celle de 1879 : on obtint seu- 
lement 4'"'''*, 27 à l'hectare; une des meilleures se produisit en 
1863 : on récolta 15'''"'*,5. 

Ce n'est que vingt ans après le commencement de l'expérience 
que l'épuisement du sol, cultivé sans engrais devint sensible; 
pendant les dix premières années (1844-1853), on obtint en 
moyenne 14^''",17, et 14^*^' ',85 pendant les dix années suivantes; 
le rendement de cette terre d'une fertilité moyenne, mais située 
sous le climat favorable de' l'Angleterre, fut, pendant ces vingt 
ans de culture continue, analogue à celui qu'en moyenne nous 
obtenions en France à cette époque. L'épuisement devient mani- 

(1) Les résultats de cette comparaison sont insérés dans le Jouvnul of the Rot/. 
Agr. Societij pour 1894. M. Demoussy en a donné une traduction abrégée dans le 
tome XXI des Annales agronomiques. 



LA SCIENCE ET LAGIUCLLTURE. 187 

feste pendant les dix dernières années ; une des parcelles sans en- 
grais donne en moyenne 11""S47 et l'autre d'"''\22. 

Si, au lieu de soumettre le blé à la culture continue pendant 
les trente-deux ans écoulés de 1852 à 1883, on l'avait introduit 
dans l'assolement quadriennal, l'absence complète d'engrais aurait 
été bien moins funeste; tandis qu'en culture continue l'hectare ne 
donne que 7**"'", 26 correspondant à 9'""',6 de grain, en assolement 
il fournit 15"""', 3 ou 20'"'^*, 4. 

Le blé est donc une plante robuste qui, sous un bon climat, 
donne toujours des récoltes, alors même qu'on ne fait pour elle 
aucune dépense d'engrais. 

Pendant les trente années qui se sont écoulées de 1852 à 1883, 
une très forte fumure de fumier de ferme de 35 000 kilos à l'hec- 
tare n'a poussé la récolte à Rothamsted qu'à 30'"''\15; une par- 
celle voisine ne recevant pas de fumier, mais seulement le mé- 
lange de nitrate de soude, de superphosphates et de sulfates 
alcalins désigné sous le nom bizarre d'engrais chimique a donné 
une récolte semblable de 29*"" ',46 eu culture continue. 

Deux conclusions importantes découlent de cette expérience 
prolongée pendant assez longtemps pour éliminer l'intluence 
perturbatrice des saisons : un blé quelconque, n'appartenant pas à 
une variété très prolifique, ne profite pas autant qu'on serait porté 
à le croire de l'abondance des fumures; en outre, le blé vit très 
bien sur des engrais ne renfermant pas de matières organiques, 
origines des composés humiques; en revanche, il est nécessaire 
que la fumure comprenne des matières minérales et des engrais 
azotés ; les expériences exécutées à Rothamsted le montrent très 
clairement. Pendant les trente années 1852-1883, la parcelle qui 
n'a reçu que les engrais minéraux sans azote a donné 13''™*,72, ne 
surpassant que faiblement la parcelle sans aucun engrais; quand 
à cette fumure minérale on a ajouté 48 kilogrammes d'azote, 
donnés sous forme de sulfate d'ammoniaque, la récolte a monté 
de 8 hectolitres, elle a atteint 21^,71 ; elle s'est élevée encore de 
8 hectolitres ; quand on a donné 96 kilos d'azote toujours sous 
forme de sulfate d'ammoniaque, elle a été de 29'', 47 ; eu augmentant 
encore la dose de sulfate d'ammoniaque, en répandant 720 kilos 
par hectare, ce qui correspond à 144 kilogrammes d'azote, on 
a obtenu 32'""'', 62. Ainsi une funmre extrêmement copieuse n'a 
pas conduit à une récolte très abondante ; il est bien à remarquer 
au reste qu'en employant 860 kilos de nitrate de soude, ce qui 
correspond seulement à 96 kilos d'azote, la récolte a été égale- 
ment de 32''^'',62. Les nitrates se sont donc montrés beaucoup 
plus efficaces que les sels ammoniacaux. Ainsi, il ne suffit pas 
de prodiguer les engrais pour atteindre les hauts rendemens ; 



188 REVUE DES DEUX MONDES. 

nous verrons plus loin que l'application des matières fertilisantes 
aux variétés prolifiques, conduit à des résultats très ditférens de 
ceux que nous venons de citer. 

Ce ne sont pas au l'oste les fumures directes qui réussissent 
le mieux et qui fournissent les récoltes de blé les plus abon- 
dantes ; j'en ai eu une preuve bien manifeste, il y a quelques 
années. J'ai trouvé, à cette époque, que le champ d'expériences 
que je cultive sur le domaine de Grignon nétait pas assez 
étendu ; j'ai demandé et obtenu un peu plus de terrain. Celui 
qu'on m'a donné servait depuis longtemps à cultiver des col- 
lections de diverses espèces de blé et de pommes de terre; comme 
les variétés sont très nombreuses, on ne consacre à chacune 
d'elles que des surfaces très restreintes, elles ne couvrent que 
deux mètres carrés, et pour que leur accès soit facile, leur étude 
commode, elles sont disposées en damier, chaque petit carré de 
blé étant entouré de pommes de terre, qui elles-mêmes sont 
entourées de blé. J'enfouis dans ce terrain nouvellement annexé 
au champ d'expériences une forte fumure de fumier de ferme, et 
je répandis, en outre, du nitrate de soude au printemps. Eh bien, 
malgré cette abondance d'engrais, le développement du blé fut 
très inégal; partout oîi il succédait aux pommes de terre, il avait 
acquis son développement normal, tandis qu'il était resté assez 
malingre là où il succédait au blé de l'année précédente. Malgré 
labondance de la fumure récente, la disposition en damier des 
cultures antérieures était reproduite par la hauteur ditTérente 
des tiges. 

Quoi qu'il en soit, l'emploi d'une petite dose de nitrate de 
soude au printemps est en général très efficace; et comme le 
prix de cet engrais est aujourd'hui très bas, son épandage assure 
un bénéfice notable; il est d'autant plus sensible que les terres 
sont plus pauvres; les journaux agricoles ont rendu compte 
récemment de concours établis dans un grand nombre de dépar- 
temens sur lemploi du nitrate de soude; presque partout il a 
laissé un bénéfice s'élevant de 100 à 200 francs par hectare, toute 
dépense d'engrais payée. 

Les cultivateurs très soigneux ne le distribuent pas indilTé- 
remment sur toute la surface de leurs champs; on ma raconté 
qu'un très habile praticien du Pas-de-(^alais revêtait, avant de 
parcourir ses champs de blé au j»rintemps, une longue blouse, 
garnie de deux énormes poches : lune contenait du nitrate de 
soude, l'autre du supei'phosphate; quand il rencontrait une place 
où la teinte jaunâtre du blé annonçait une nourriture insuffisante, 
il y répandait : nitrate puisé dans une poche, superphosphate 
dans l'autre, et disait plaisamment que c'était là une excellente 



i 



LA SCIE^C.K ET l'aGKICLLTLUE. 189 

méthode pour raccommodor un champ; excellente, en effet, car 
ses rendemens dépassaient 60 hectolitres à l'hectare. 

V. — CROISSANCE — FLORAISON — CRÉATION DES UYBRIDES — MATURATION 

Après cette dernière distribution dengrais, il n'y a plus à in- 
tervenir; la récolte sera bonne ou mauvaise suivant que la saison 
sera favorable ou fâcheuse; l'abondance ou la rareté de la pluie 
exerce notamment une inlluence décisive sur la production de la 
paille; faible dans les années sèches, elle devient considérable 
pendant les saisons humides, et il est facile d'en saisir la raison. 

Il faut considérer les cellules à chlorophylle des feuilles 
comme de petites usines qui élaborent la matière végétale; elles 
mettent en œuvre l'acide carbonique que l'énorme quantité d'eau 
quelles renferment leur permet de saisir dans l'atmosphère; 
elles le réduisent et forment avec le résidu de sa décomposition 
après l'élimination de l'oxygène : les sucres, la cellulose, la 
gomme de paille, la vasculose, toutes matières ternaires, formées 
de carbone, d'oxygène et dhydrogène; ces cellules réduisent 
également les nitrates qui leur sont apportés en même temps que 
lacide phosphorique, la potasse, la silice, par l'eau qui constam- 
ment traverse la plante, y pénètre par la racine et s'exhale par les 
feuilles. 

Si la pluie est fréquente, le sol bien humecté, les cellules con- 
tinuent longtemps leur travail, elles élaborent beaucoup de ma- 
tière végétale, la plante grandit; mais il n'en va pas de même si 
la pluie est rare et si le sol ne fournit plus que parcimonieuse- 
ment à l'énorme dépense d'eau que fait le blé; on calcule que 
l'élaboration de 1 kilogramme de matière sèche correspond à 
l'évaporation par les feuilles de 250 à 300 litres d'eau; j'ai trouvé 
qu'une feuille de blé exhale, en une heure d'insolation, un poids 
d'eau égal au sien; quand la terre, mal abreuvée par la pluie, de- 
vient incapable de suffire à cette prodigieuse consommation, la 
dessiccation des organes se produit, et ce sont toujours les feuilles 
les plus anciennes qui se dessèchent et périssent les premières ; il 
est très rare qu'au mois de mai on ne voie pas les petites feuilles 
fixées au bas de la tige, molles, flasques, vidées, flétries; si on les 
soumet à l'analyse, on reconnaît qu'elles ont laissé échapper la 
matière azotée, l'acide phosphorique, la potasse, qu'elles renfer- 
maient au moment où vertes et turgescentes elles étaient encore 
vivantes. 

Il importe d'insister sm- cette mort des feuilles et sur le départ 
des matériaux qu'elles contiennent; quand la feuille meurt, c'est 
une des petites agglomérations des cellules travailleuses qui est 



190 REVUE DES DEUX MONDES. 

fermée, la quantité de matière élaborée sera donc moins grande 
que si elle avait continué sa besogne, et comme la fermeture de 
ces petites usines est déterminée par leur dessiccation, on conçoit 
que, pendant les années sèches, la quantité de matière végétale 
formée soit restreinte, que les tiges soient courtes, qu'il y ait peu 
de paille. 

Au moment où la dessiccation commence, la matière azotée, 
qui forme le protoplasme, la partie vivante de la cellule, se mé- 
tamorphose, prend une forme de voyage qui lui permet de tra- 
verser les membranes et d'émigrer vers les feuilles nouvelles, en- 
traînant avec elle son cortège habituel dacide phosphorique et 
de potasse. 

Ce transport de quelques-uns des matériaux élaborés, des 
feuilles du bas vers les feuilles supérieures, va se poursuivre pen- 
dant toute la durée de la végétation, il se continue au moment 
de la floraison, qui sans doute, par un mécanisme dont nous 
ignorons le fonctionnement, ne se produit que lorsque la quantité 
de principes élaborés est suffisante pour nourrir les graines qui 
vont apparaître. 

Au milieu de juin, sous le climat de Paris, commence Tépiage ; 
en pressant légèrement entre les doigts la partie supérieure de 
la tige, à l'endroit où elle paraît un peu renflée, on rencontre une 
légère résistance, elle est due à l'épi qui est entièrement formé 
avant de surgir au dehors; il se compose d'une tige : le rachis, 
qui porte les fleurs, formées de petites folioles vertes : les glumes, 
dont lune se termine, dans certaines variétés, par un long appen- 
dice qui caractérise les blés barbus. Si, au moment où l'épi surgit 
au dehors de la tige, on entr'ouvre délicatement les glumes, on 
découvre à l'intérieur de la fleur les organes essentiels ; sur un 
petit mamelon verdâtre, rudiment du grain, se dressent deux pe- 
tites aigrettes de plumes légèrement divergentes, ce sont les pis- 
tils, les organes femelles; autour d'eux, fixés à l'extrémité de 
fins pédoncules, se trouvent les anthères, encore fermés; ils con- 
tiennent le pollen, la poussière jaune fécondante; au moment 
de sa maturation les anthères s'ouvrent, le pollen tombe sur les 
petites plumes des pistils, bien faites pour le retenir; il y germe, 
envoie un long tube, le boyau pollinique, jusque dans l'ovule 
sur lequel sont fixés les pistils plumeux; la fécondation a lieu, le 
grain est noué. 

Toutes ces opérations délicates, si intéressantes à suivre, se 
font dans la fleur fermée. Quand les étamines,se glissant entre les 
glumelles, apparaissent au dehors, que, suivant l'expression vul- 
gaire, le blé est en fleurs, en réalité tout est terminé ; aussi, lors- 
qu'on essaie de créer des hybrides, c'est-à-dire des variétés nou- 



LA SCIENCE ET l'aGRICILTURE. 191 

velles, douées de qualités qui manquent à un des parens, faut-il 
enlever les anthères des fleurs avant qu'elles ne se soient ou- 
vertes et n'aient déversé leur pollen. 

L'opération exige beaucoup de soins : la fleur entr'ou verte, on 
coupe les anthères qu'elle renferme et on déverse le pollen de la 
variété que Ion a choisie pour donner à celle qu'on opère les qua- 
lités qui lui font défaut. Un des blés les plus répandus actuellement 
aux environs de Paris, leDattel, a été créé ainsi par M. H. de Vil- 
morin en fécondant les pistils d'un blé anglais, le Chiddam, qui 
présentait de grandes qualités mais n'avait qu'une paille un peu 
courte, à Taide du pollen d'un autre blé anglais, le Prince- 
Albert. L'opération a parfaitement réussi, la paille du Dattel est 
plus forte et plus longue d'au moins lo centimètres que celle 
du Chiddam, dont il provient. Cette variété s'est parfaitement 
fixée, elle se reproduit avec des caractères bien tranchés; 
et l'expérience présente maintenant une assez longue durée pour 
qu'on soit certain que des graines semées ne naîtront pas des 
plantes revenant aux caractères des parens, ainsi qu'il arrive quel- 
quefois pour les hybrides mal fixés. 

Quand la floraison a lieu par un beau temps, la fécondation 
se produit régulièrement et les chances d'obtenir une bonne ré- 
colte augmentent; elles diminuent au contraire si l'épiagese pro- 
duit pendant une période pluvieuse; il est vraisemblable que 
l'eau pénètre dans l'involucre, que les pistils mouillés retiennent 
mal les grains de pollen ou encore que leur germination est irré- 
gulière, le boyau poUinique n'atteint pas le micropyle; les ovules 
ne sont pas fécondés, les épis portent beaucoup de fleurs stériles 
dans lesquelles le grain ne s'est pas formé. 

La production du grain, de la semence qui assure la perpétuité 
de l'espèce, telle est la fin dernière de la plante herbacée; il faut 
qu'autour de l'embryon que renferme cette semence s'accumulent 
les réserves nécessaires à son développement ; il faut qu'il trouve 
tout près de lui : l'amidon qu'il liquéfiera, puis transformera en 
cellulose, le gluten, la matière azotée, avec laquelle il formera le 
protoplasma de ses cellules ; il faut que ces réserves soient abon- 
dantes pour qu'une partie puisse être brûlée, produisant par sa 
combustion lente la chaleur qui favorise ces transformations. 
Toute la vie de la plante herbacée tend vers ce but final : accumu- 
ler dans les graines les principes élaborés pendant sa courte 
existence; et c'est précisément parce que dans la graine, parti- 
culièrement dans le grain de froment, se trouvent accumulés du 
gluten et de l'amidon, l'un et l'autre excellensalimens, que depuis 
l'antiquité la plus reculée, les hommes le cultivent, ou encore, s'ils 
vivent sous des climats différensdu nôtre, sèment d'autres plantés 



192 REVUE DES DEUX MONDES. 

à graines, le riz dans l'Extrême Orient, le maïs en Amérique, 
afin de trouver dans ces graines l'association de la matière azotée 
et de l'amidon qui donne au grain de froment une si puissante 
valeur alimentaire qu'il forme la partie essentielle de la nourri- 
ture d'une grande partie des habitans du globe. 

Il nous est facile de suivre la migration de la matière azotée, 
de l'acide phosphorique et de la potasse, des feuilles du bas aux 
feuilles supérieures, de celles-ci à l'extrémité de la tige et au 
grain ; le transport de ces principes a été très bien étudié il y a 
plus de trente ans par un agronome distingué, Isidore Pierre, 
professeur à la Faculté des sciences de Caen. On est moins bien 
renseigné sur la formation de l'amidon ; on ne le voit pas s'accu- 
muler dans les feuilles du blé comme dans celles d'un grand 
nombre d'autres espèces; on ne trouve pas, non plus dans ces 
feuilles de réserves de matières sucrées. La formation de l'ami- 
don est très tardive, elle n'a lieu que tout à fait pendant la der- 
nière phase de la végétation; aussi arrive-t-il que, d'une année 
à l'autre, les quantités d'amidon contenues dans le grain varient 
dans de très larges proportions. 

L'été de 1888 a été pluvieux, la maturation du blé tardive, et 
tandis que la récolte en France n'a été que passable, elle a été 
superbe dans notre sol un peu sec de Grignon; les meilleures 
parcelles de mon champ d'expériences m'ont donné, cette année- 
là, la valeur de 60 hectolitres à l'hectare; le grain de blé bien 
constitué renfermait 12,60 pour 100 de gluten et 77,20 d'amidon. 
En 1889, au contraire, le mois de juillet a été brûlant, la matu- 
ration précipitée; on a moissonné trois semaines plus tôt que 
l'année précédente; le grain renfermait 15,3 pour 100 de gluten, 
mais seulement 61,9 d'amidon. Si on calcule la quantité de 
matières azotées contenues dans les deux récoltes, on les trouve 
à peu près semblables; mais en 1889 la quantité d'amidon pro- 
duite à l'hectare a été beaucoup moindre; l'élaboration de ce 
principe qui a lieu tout à fait à la fin de la végétation, a été arrêtée 
par la dessiccation ; aussi la quantité de grain récoltée à l'hectare 
s'est-elle trouvée bien moindre qu'en 1888, puisqu'on n'a récolté 
en 1889, sur les meilleures parcelles, que la valeur de 43 hecto- 
litres à l'hectare. 

J'ai cité ces résultats parce qu'ils expliquent les différences 
du rendement qu'on obtient dans les diverses régions de notre 
pays : tandis que, dans le Nord, on récolte comme en Angleterre 
et en Belgique 25 à 30 quintaux de grains à l'hectare, on tombe 
à 8 ou 10 dans nos départcmens méridionaux. 

Le phénomène de transport, de migration des matières azotées 
des feuilles et des tiges au grain, la production tardive de l'ami- 



LA SCIENCE ET l'aGRICULTURE, 193 

don, n'ont lieu que si la plante conserve une quantité d'eau no- 
table; si les radiations d'un soleil implacable frappent un champ 
de blé dont les racines ne trouvent plus à s'abreuver dans un sol 
épuisé, la plante sèche, tout s'arrête, la dernière phase de la vie 
du blé est brusquement interrompue, les grains restent vides, la 
récolte est manquée. 

Une pluie persistante n'est pas moins à craindre : le blé con- 
tinue à A égéter indéfiniment, la migration des principes ne se 
produit pas; j'en ai eu il y a une vingtaine d'années, en Angle- 
terre, un exemple bien curieux : je parcourais aux environs de 
Londres un domaine où la culture était soutenue par des arro- 
sages aux eaux d'égout; ce domaine était légèrement vallonné, 
et l'eau d'égout franchissait les dépressions dans des rigoles 
soutenues à quelques mètres par des supports de bois ; une des 
rigoles en mauvais état laissait constamment tomber une pluie 
fine d'eau d'égout sur quelques mètres carrés d'un champ de blé ; 
on était en juillet, et tandis que tout le champ, bien jaune, était 
bon à moissonner, les pieds arrosés restés complètement verts, 
continuaient à croître, ils dépassaient par leur taille tous leurs 
voisins et ne donnaient aucun signe de maturité. 

Une température douce, un ciel un peu voilé, sont les condi- 
tions favorables à une bonne maturation ; quand la terre a été 
bien travaillée, les semis réguliers, les engrais judicieusement 
distribués, tous les individus qui composent le champ ont évolué 
ensemble, tous ont parcouru simultanément tontes les phases de 
leur développement, et aux heures chaudes de la journée, où tout 
est immobile, la surface du champ paraît horizontale comme une 
table, disent les Anglais. 

Il n'y a pas de grands inconvéniens à moissonner un peu tôt. 
La maturation, si elle n'est pas tout à fait complète, se termine très 
bien quand les gerbes dressées les unes contre les autres forment 
ces moyettes^ très en usage dans les régions où surviennent des pluies 
intempestives, qui, mouillant le blé encore étendu à terre, déter- 
minent sa germination et diminuent considérablement sa qualité. 
En revanche, il y a grand avantage à ne pas laisser le blé sur 
pied après maturité. Toute plante qui a mûri sa graine tend à la 
répandre, et parfois cette graine porte de puissans organes de 
dissémination. Il n'en est pas ainsi pour le blé, mais s'il ne s'en- 
vole pas au loin, il s'échappe des épillets trop mûrs, tombe et 
est perdu; en outre tous les organes des végétaux respirent, en 
brûlant à laide de l'oxygène de l'air, quelques-uns de leurs prin- 
cipes; dans le grain, la combustion porte particulièrement sur 
l'amidon, et une récolte qui reste longtemps sur pied, diminue de 
poids aussi bien par perte des grains qui tombent que par la 

TOME cxxxv. — 1896. 13 



194 REVUE DES DEUX MONDES. 

combustion lente qui continue tant que la dessiccation ne s'est 
pas produite. 

Quand un champ de blé est mûr, il faut donc moissonner, et 
c'est là ce qui rend particulièrement précieux les instrumens, 
les moissonneuses si répandues aujourd'hui; elles se sont perfec- 
tionnées surtout dans les contrées où la main-d'œuvre est rare et 
chère, en Amérique, en Angleterre; il y a quarante ans environ 
qu'elles ont commencé à fonctionner en France, elles permettent 
d'aller vite et de mettre le cultivateur à labri des exigences par- 
fois excessives des ouvriers. 

Si elles fonctionnent aisément dans les blés bien droits, elles ne 
sont plus d'un usage aussi commode quand les blés ont été versés 
par les orages; aussi, voit-on encore à l'œuvre, même dans nos 
fermes du Nord, nos moissonneurs français armés de leurs grandes 
faux, et les sapeurs belges qui saisissent de la main gauche 
armée d'un crochet une gerbe qu'ils abattent avec la faux portée 
sur un manche court, la sape, qu'ils manient de la main droite. 

Quand le blé est bien sec et qu'il n'a pas besoin d'être étendu, 
on le lie en gerbes immédiatement; pour éviter les frais parfois 
considérables qu'entraîne ce liage, on a construit des moisson- 
neuses-lieuses qui déposent à côté d'elles la gerbe terminée. 

L'habitude s'est conservée dans beaucoup d'exploitations de 
réunir les gerbes en grosses meules couvertes de paille; cette 
conservation était nécessaire, quand le battage, c'est-à-dire la sé- 
paration du grain d'avec la paille, occupait pendant tout l'hiver 
les batteurs en grange; il n'en est plus ainsi aujourd'hui : les ma- 
chines à battre inventées à la fin du siècle dernier sont devenues 
de plus en plus parfaites ; on calcule qu'un batteur au fléau peut 
séparer de la paille 117 kilos de grain en six ou huit heures, tan- 
dis qu'une bonne machine donne en une journée de dix heures 
16 400 kilos de grain, accomplissant ainsi le travail de cent 
quarante hommes. Les machines à battre ont commencé à se 
répandre en France à partir de 1805, et aujourd'hui on utilise 
d'autant plus volontiers leur travail que chaque cultivateur n'est 
pas astreint à acquérir une batteuse ; des industriels parcourent 
le pays avec une machine, une petite locomobile pour l'animer, 
un personnel pour la servir; aussitôt que le prix est convenu, on 
se met à l'œuvre, et en quelques jours le grain de tout un domaine 
est battu, nettoyé, ensaché, prêt pour le marché. 

Al. — ABAISSEMENT DU PRIX DE REVIENT. — CHOIX DES VARIÉTÉS. 

EMPLOI DES ENGRAIS 

Le grain est vendu, c'est le moment de faire des comptes; vi- 
siblement, si le prix de vente est bas, il n'y aura bénéfice que si 



LA SCIENCE ET l'aGRICULTL'RE. 195 

la quantité de marchandise vendue est considérable, que si le 
rendement à 1 hectare est élevé. 

Dans quelle mesure cette augmentation des rendemens est- 
elle possible, c'est là ce qu'il convient d'examiner tout d'abord. 

Je laisserai de côté la partie méridionale de notre pays, qui, si 
elle produit d'énormes quantités de raisin, est peu propre à la 
culture du blé ; elle n'y persiste que grâce à l'habitude des paysans 
de produire tout ce qui est nécessaire à leur consommation ; là où 
le blé n'est pas marchandise de vente, son prix importe peu ; il 
serait au reste bien difficile à établir, car le petit cultivateur ne 
compte pas sa peine, si grande qu'elle soit, et dès lors la dépense 
de main-d'œuvre, considérable quand on travaille avec des jour- 
naliers, n'entre plus dans les calculs. Il en va tout autrement là 
où la vente du grain forme une part importante des recettes de la 
ferme; c'est là qu'il faut atteindre les hauts rendemens. Quels 
sont-ils? 

Je me rappelle très bien qu'il y a vingt-cinq ans, étant en ex- 
cursion dans le Pas-de-Calais avec les élèves de Grignon, nous 
fûmes reçus par un cultivateur très habile, M. Pilât de Brébières, 
mort depuis longtemps. C'était en automne, notre hôte nous parla 
de sa dernière récolte, qui, disait-il, avait atteint, sur certaines piè- 
ces, 50 hectolitres à l'hectare. Les élèves me regardèrent d'un air 
effaré : jamais, jusqu'alors, ils n'avaient entendu parler d'un rende- 
ment pareil, et moi-même à cette époque je crus à une forte exa- 
gération. Je suis persuadé, actuellement, que M. Pilât avait bien 
obtenu ces 50 hectolitres, car à plusieurs reprises j'ai constaté, 
dans le Pas-de Calais, vérifiant moi-même les poids à la bascule, 
des rendemens obtenus en grande culture supérieurs à ces 50 hec- 
tolitres. 

Il est certainement plus facile d'atteindre les grandes récoltes 
sur des parcelles d'un are d'étendue que sur de grandes surfaces, 
et cependant j'ai constaté à bien des reprises différentes, dans le 
Pas-de-Calais, aussi bien que dans la Limagne d'Auvergne, 
aussi bien qu'à Grignon, que les rendemens constatés sur les 
champs d'expérience ne diffèrent que peu de ceux qu'on obtient 
dans les grandes pièces voisines; or une fois, en 1888, j'ai obtenu 
à Grignon, en Seine-et-Oise, la valeur de 60 hectolitres à l'hec- 
tare, souvent 50, couramment 40 hectolitres. 

La moyenne de la France entière, pendant l'année 1894, qui a 
été excellente, est seulement de 17 hectolitres, la moyenne de 
Seine-et-Oise a été de 30 hectolitres; on voit quel écart existe, 
entre ce qu'on obtient et ce qu'il est possible d'obtenir. 

Pour réussir à élever les rendemens, il faut s'astreindte 
d'abord à choisir judicieusement la variété à semer; elle doit être 



196 REVUE DES DECX MONDES. 

appropriée au climat et en outre à la richesse du sol qu'on cultive ; 
le choix de cette variété, la richesse du sol, dictent en outre la na- 
ture et la quantité des engrais à employer. 

Le nombre des variétés parmi lesquelles on peut choisir est 
considérable. La plupart du temps, elles prennent naissance spon- 
tanément; au moment de la floraison du blé, une quantité incal- 
culable de petits grains de pollen flottent dans l'air; ils se glis- 
sent entre les glumes et pénètrent jusqu'aux stigmates; si ceux-ci 
n'ont pas encore reçu le pollen des anthères de la fleur, la fécon- 
dation est due à ce pollen étranger : le grain provenant de cette 
hybridation fortuite est semé, il donne une plante différente de 
ses voisines, et si elle présente des caractères qui paraissent avan- 
tageux, on sème les grains qu'elle fournit; il arrive souvent qu'ils 
reproduisent les caractères particuliers au métis qui s'est formé 
spontanément et qu'après quelques générations on ait une variété 
nouvelle qui entre régulièrement en culture. Telles paraissaient 
être les origines du blé bleu de Noé, du blé à épi carré appelé 
aussi Shirefl", du nom du fermier écossais qui la propagé. 

Les variétés naissent par hybridation volontaire, et nous avons 
indiqué plus haut comment M. de Vilmorin a obtenu le Dattel; 
elles proviennent enfin d'une sélection attentive continuée pendant 
plusieurs générations. Le major Hallett, des environs de Brighton 
en Angleterre, résolut, en 1837, d'appliquer au blé le procédé de 
sélection qui avait donné dans l'élevage des animaux de si excel- 
lens résultats : il choisit dans un champ de blé Victoria deux 
très beaux épis, sema les grains qu'ils renfermaient, choisit encore 
dans la récolte les épis les plus vigoureux pour en semer les grains, 
et réussit après quelques années de sélection attentive à produire 
la variété remarquable qui a conservé le nom de blé Hallett. 

J'ai eu, en 1885,1a preuve que le choix de la variété exerce 
une influence décisive sur l'abondance des récoltes; persuadé, dès 
cette époque, où les prix étaient tombés très bas. que la seule chance 
de lutter victorieusement contre leur avilissement, était l'aug- 
mentation des rendemens, je recherchai tout d'abord les variétés 
à paille assez rigide pour supporter de fortes fumures sans verser, 
et je mis en comparaison les variétés les plus renommées comme 
résistance à la verse : Rouge d'Ecosse, Blé à épi carré, Browick 
et Blé bleu de Noé; le Rouge d'Ecosse ne put supporter la fu- 
mure excessive que j'avais donnée précisément pour connaître la 
puissance de résistance de ces variétés ; les autres blés restèrent 
del)out, mais les rendemens furent bien diff'érens : tandis que le 
blé à épi carré donna la valeur de 40 quintaux métriques de grain 
à l'hectare correspondant à 50 hectolitres, le blé bleu de Noé ne 
fournit que 30 quintaux métriques; or la fumure, l'exposition, la 



LA SCIENCE ET l'aGRICULTUUE. 197 

nature du sol, étaient identiques, la différence était due exclusive- 
ment à la nature de la variété semée . A cette même époque , un grand 
industriel du Pas-de-Calais, M. Porion, qui s'occupait également 
de culture, persuadé comme moi qu'il fallait élever les rende- 
mens, me pria de l'aider de mes conseils; il avait également 
reconnu les avantages du blé à épi carré, et d'un commun accord 
nous portâmes tous nos efforts sur cette variété. Elle est admi- 
rablement appropriée à la région septentrionale et y donna dès 
cette époque des rendemens qui parurent fabuleux ; on obtint en 
1886 dans plusieurs pièces dépassant un hectare : au delà de 
45 quintaux à l'hectare, correspondant à 60 hectolitres. Ces résul- 
tats furent publiés. M. Porion vendit la plus grande partie de sa 
récolte comme blé de semence, et, pour savoir si cette variété était 
capable de donner dans des terres, peut-être moins fertiles que 
celles du Pas-de-Calais, et sous des climats différens, des récoltes 
aussi abondantes, nous adressâmes aux acheteurs du blé de 
semence, un questionnaire; les réponses ne se firent pas attendre, 
les résultats étaient ou défavorables ou peu avantageux dans la 
région méridionale; dans la France centrale, ils étaient déjà 
meilleurs. Cependant à Grignon je ne récoltai, en moyenne, que 
33'*"'°-,4 au lieu des 40 de l'année précédente; dans le Nord et le 
Pas-de-Calais au contraire, on obtint du blé à épi carré des résul- 
tats admirables : 40, 45 quintaux . 

L'enquête continua en 1888, et comme l'année fut un peu 
humide, les résultats furent, dans la région méridionale et dans 
le centre, plus avantageux que l'année précédente; les cultiva- 
teurs qui, dans le centre de la France, mirent l'épi carré en com- 
paraison avec les autres variétés récoltèrent36''*'",2 au lieu de 27,2 ; 
dans le Nord et le Pas-de-Calais, 48,8 au lieu de 41 ; dans plu- 
sieurs localités on dépassa 60 hectolitres. 

La mort de M. Porion, arrivée en 1889, arrêta ces investiga- 
tions, mais ce que j'ai appris depuis a montré que Vépi carré est 
tout à fait à sa place dans le Nord et le Pas-de-Calais où il con- 
tinue à prospérer; il réussit moins bien dans les régions plus 
chaudes. Sa maturation est tardive et coïncide parfois avec les 
grandes chaleurs, de telle sorte qu'il arrive que le blé soit 
échaudé , que le grain soit petit, racorni, mal nourri et d'une 
vente difficile. 

En outre, quand un blé est semé dans un sol qui lui convient 
mal, que la terre ne soit pas riche, — ce qui est nécessaire pour 
obtenir de l'épi carré de pleines récoltes, — que le climat ne soit 
pas tout à fait favorable, et qu'on emploie comme semence les 
grains qu'on a récoltés soi-même, d'année en année, la variété 
perd de ses qualités, on [dit alors que le blé dégénère; en 1894, 



198 REVUE DES DEUX MONDES. 

années excellente , je n'ai cependant obtenu du blé à épi carré 
que je cultivais à Grignon depuis 1885 sans avoir renouvelé la 
semence que 30 quintaux, correspondant à 40 hectolitres, tandis 
qu'une autre variété introduite récemment, le blé d'Australie, 
donnait 39"^"'" ,5 ou S3 hectolitres. 

Quand une variété n'est pas absolument appropriée à un 
climat, il faut, pour la maintenir, faire revenir assez fréquemment 
les semences de leur lieu d'origine. 

Le choix judicieux de la variété à semer est une des condi- 
tions premières de la réussite, et malheureusement ce choix ne 
comporte pas de solutions générales, telle variété qui convient 
à un certain sol n'est plus celle qu'il faut semer un peu plus loin. 
C'est au cultivateur qu'il appartient, à force d'observations répé- 
tées, de trouver la semence qui offre dans son domaine le plus 
de chances de réussite. 

L'abondance du rendement en grain n'est pas seule à déter- 
miner le choix de la variété, il faut tenir grand compte en outre 
de la quantité de paille récoltée; sa vente, surtout aux environs 
de Paris, contribue puissamment aux recettes; la proximité d'une 
grande ville conduit, en effet, les cultivateurs à y vendre leur 
paille et à y acheter du fumier. 

La paille, en outre, entre dans la ration des animaux domes- 
tiques, elle est souvent mélangée aux betteraves ou aux pulpes, et 
cet emploi conduit à proscrire les variétés à épis barbus; les 
barbes dures, rigides, piquantes sont gênantes à faire entrer dans 
les rations, aussi les variétés barbues sont-elles aujourd'hui peu 
en faveur, bien que quelques-unes d'entre elles, notamment le blé 
d'Australie, soient remarquables par leur fécondité. 

Bien approprier l'abondance de la fumure à la variété cultivée 
est encore une des conditions du succès. L'épi carré dont nous 
avons cité les admirables récoltes obtenues dans le Pas-de-Calais 
ne les fournit que dans un sol riche, ayant eu une forte dose 
d'engrais; en 1886, on a distribué 40 000 kilos de fumier, ce qui 
est énorme, et on a obtenu 41 quintaux métriques de grains. En 
additionnant cette masse de fumier de 300 kilos de superphos- 
phates, on a fait monter la récolte à 43, et enfin, à 45 q. m., c'est-à- 
dire à 60 hectolitres quand du sulfate d'ammoniaque est venu 
s'ajouter aux fumures précédentes. Aucune autre variété n'au- 
rait supporté une telle masse d'engrais sans verser; ces fumures 
excessives ne réussissaient au reste que sur une terre très forte ; 
distribuées sur un sol moins argileux, elles entraînaient la verse, 
dont la crainte limite toujours la dose d'engrais azoté à distribuer. 

Appliquée à une variété peu prolifique, une fumure abondante 
reste sans effet; nous avons vu plus haut que soit avec 35000 kilos 



LA SCIENCE ET l'aGRICULTURE. 199 

de fumier, soit avec des doses énormes de nitrate de soude et de 
superphosphates, MM. Lawes et Gilbert ne dépassaient pas, à 
Rothamsted , 32 hectolitres à l'hectare. Approprier la fumure à 
la variété semée est donc une condition essentielle de la réussite. 
Elle n'est complète que sur des terres enrichies par d'abondantes 
fumures antérieures, car je l'ai observé depuis longtemps : la 
fertilité ne s'improvise pas. 

Ce n'est pas, au reste, habituellement, par son abondance que 
pèche la fumure, mais bien plutôt par son exiguïté; longtemps, 
quand on en était réduit au fumier de ferme, quand les engrais 
de commerce étaient inconnus, la fumure était peu copieuse, caria 
quantité de fumier produite, dépendait de l'étendue des prairies, 
fournissant les alimens au bétail ; nous avons plus de facilités 
aujourd'hui, car aux engrais produits dans la ferme viennent 
s'ajouter les engrais commerciaux. 

Ils commencent à peine à être employés; cependant, grâce aux 
efforts des professeurs d'agriculture, grâce aux syndicats qui four- 
nissent des engrais scrupuleusement analysés et à bas prix, les 
quantités acquises croissent chaque année; et l'épandage de 
200 ou 300 kilos de superphosphates à l'automne, de 100 à 
150 kilos de nitrate de soude au printemps tend à se généraliser; 
or, si le blé est placé après une plante sarclée, qui aura reçu 
du fumier de ferme, à l'aide de ce surcroît d'engrais chimique et 
avec une faible dépense, on fera aisément monter le rendement 
jusqu'à un nombre d'hectolitres suffisant pour que la culture du 
blé reste rémunératrice même avec les bas prix actuels. 

Ces prix sont-ils destinés à descendre encore, ou au contraire la 
baisse est-elle arrivée à sa limite, et pouvons-nous voir une pé- 
riode de hausse lui succéder? C'est là ce qui nous reste encore à 
discuter. 



vu. — NOUVEAUX DÉBOUCHÉS. — LE BLÉ DANS L ALIMENTATION DES ANI- 
MAUX. — OSCILLATIONS DES PRIX DANS LE PASSÉ. — LEURS CAUSES. 
— CONCLUSION 

Nous venons d'indiquer comment il est possible d'abaisser 
les prix de revient au-dessous du prix de vente en augmentant 
les rendemens, mais, visiblement, pour qu'une production plus 
abondante ne détermine pas une baisse nouvelle, il faut ouvrir 
de nouveaux débouchés. Si l'emploi des quantités croissantes 
de grain, qu'une culture habile apportera au marché, n'est pas 
assuré, leur arrivée déterminera une crise de pléthore, et tous 
nos efforts seront vains. 

Il ne semble pas que la consommation humaine, au moins 



200 REVUE DES DEUX MONDES. 

dans notre pays, puisse beaucoup augmenter. Le pain est la base 
de notre nourriture; nous consentons, plutôt que de renoncer à 
nos habitudes, à le payer cher quand le grain est rare, mais au 
contraire quand nous le voyons à vil prix, nous sommes assurés 
que le marché offre et au delà tout ce qui est nécessaire à notre 
alimentation. Il est probable que les progrès de la culture nous 
permettront de nous passer de l'appoint du grain étranger que 
Pinsuffisance de notre production nous a forcés jusqu'à présent 
dimporter chaque année; nous sommes en mesure aujourd'hui 
de combler la différence; mais, pour relever les cours, il faut 
que nous trouvions au blé un autre emploi que la fabrication 
du pain. 

On y a songé, et depuis plusieurs années on a tenté de faire 
entrer le blé, concassé, aplati, moulu ou même transformé en 
pain, dans la ration des animaux domestiques et notamment des 
chevaux. Les résultats n'ont pas été décisifs, non plus que 
ceux qu'ont donnés des expériences tout récemment entreprises 
en Angleterre pour substituer le froment aux tourteaux de graines 
oléagineuses dans l'engraissement du bétail. Malgré le prix très 
bas auquel le grain est tombé dans ce pays, où il entre en fran- 
chise de droits, la substitution n'a pas donné de profit sensible. 

Peut-être cependant d'autres essais récemment tentés en Alle- 
magne pourraient- ils avoir une influence marquée sur la con- 
sommation du blé ; on a trouvé grand avantage à faire entrer le 
seigle dans l'alimentation des animaux domestiques; or, si ce 
grain était ainsi utilisé, les populations qui jusqu'à présent ne 
mangent que du seigle, seraient naturellement conduites à con- 
sommer du pain de froment, et cette nouvelle couche de consom- 
mateurs suffirait peut-être à absorber les excédens qui aujour- 
d'hui écrasent les cours. 

Quelque répugnance qu'aient nos paysans, qui se rappellent 
encore les années de disette, à donner aux animaux un grain qui 
a été jusqu'à présent exclusivement réservé à la nourriture 
humaine, je ne serais pas étonné que le bas prix du blé les con- 
duisît à en employer à l'élevage et à l'engraissement des animaux 
de basse-cour des quantités de plus en plus considérables. 

Leur entretien ne convient guère aux grandes exploitations, 
mais il ouvre une source de larges profits aux petits cultivateurs, 
et il est possible qu'au lieu de porter au marché le grain cpii 
excède leur consommation, ils trouvent avantage à l'employer à 
l'engraissement de la volaille. 

Nous sommes très mal renseignés sur les valeurs que repré- 
sentent ces animaux; la statistique ne nous apprend rien sur le 
nombre des oiseaux élevés, vendus, consommés chaque année 



LA SCIENCE Eï l'aGRICULTURE. 201 

dans le pays ; elle ne donne des chiffres que pour l'exportation ; 
nous voyons que nous expédions des œufs pour une valeur va- 
riant de 20 à 30 millions de francs chaque année, et que notre 
commerce de volailles mortes ne s'élève qu'à 2 millions environ. 

C'est là ce qui me paraît pouvoir croître et considérablement, 
en utilisant les grandes quantités de grain qui pèsent sur le 
marché; je croirais d'autant plus que cet élevage est appelé à 
un brillant avenir que nous pouvons y développer les qualités 
d'adresse, d'habileté à obtenir le parfait, l'excellent, qui carac- 
térise nos productions. 

Il est donc possible que le bas f)rix du blé conduise à lui 
trouver de nouveaux emplois assez fructueux pour que, la demande 
surpassant l'offre, la baisse soit enrayée. 

Les prix, enfin, sont-ils invariablement fixés? N'avons-nous 
pas vu, déjà, les périodes de hausse succéder à la baisse, et ce 
qui s'est passé naguère ne peut-il pas se reproduire maintenant? 

Ces fluctuations de prix sont curieuses à suivre ; dans le mé- 
moire que nous avons déjà cité, M. D. Zolla donne le relevé des 
cours du froment à la Grenette de Bourg, dans l'Ain, pendant la 
seconde moitié du xviii" siècle, et bien que. ce ne soit là qu'un 
exemple particulier, les oscillations des prix sont intéressantes à 
connaître. 

De 1741 à 1765, les prix restent très bas. Au début le grain 
est vendu seulement 8 fr. 60 l'hectolitre, et, après s'être élevé à 
13 fr. 90 de 1746 à 1750, il retombe à 9 fr. 80 à la fin de la pé- 
riode ; le cours moyen de ces vingt-cinq ans n'est que de 11 fr. 40. 
A partir de 1766 les prix s'élèvent, et la moyenne des vingt-cinq 
ans écoulés de 1766 à 1790 est de 16 fr. 30; pendant les trente 
années suivantes le mouvement ascensionnel se continue, et la 
moyenne des prix atteint pour la France entière 22 fr. 93. 

De 1820 à 1850 se place une période de baisse, où le prix 
moyen est de 19 francs l'hectolitre; les producteurs s inquiètent, 
accusent l'importation étrangère, et leurs clameurs décident 
l'établissement de l'échelle mobile. De 1851 à 1875, bien que 
pendant la fin de la période le grain étranger entre en franchise, 
la hausse se produit, l'hectolitre vaut en moyenne 22 fr. 71, mais 
pendant les vingt années suivantes, le prix tombe à 19 fr. 23; 
cette baisse au reste n'est pas particulière à la France, elle se 
manifeste aussi bien en Angleterre qu'en Allemagne. 

Ainsi qu'il a été dit déjà, ces fluctuations du marché n'ont 
aucun rapport avec les importations ; celles-ci ne commencent à 
se produire que sous la Restauration et ne sont considérables 
qu'aux époques de cherté, quand le haut prix du grain assuré 
aux importateurs de larges bénéfices. 



202 REVUE DES DEUX MONDES. 

Est-il donc impossible d'avoir sur les causes des énormes 
oscillations du marché des grains quelque lumière ? Le prix 
d'une marchandise varie avec son abondance ou sa rareté, mais 
aussi avec l'abondance ou la rareté des métaux précieux qui ser- 
vent à l'acquérir. Si d'une année à l'autre la quantité du métal 
monétaire reste fixe, j'en donnerai moins si le grain est abon- 
dant que s'il est rare; et réciproquement si la quantité de blé reste 
invariable, mais que le poids des métaux précieux mis en circu- 
lation augmente, j'en donnerai plus pour avoir le même poids de 
grain; la hausse est déterminée, soit par la rareté de la marchan- 
dise à acquérir, soit par l'abondance de la matière qui sert à 
solder les achats, et la baisse par les contraires; et il est curieux 
de constater que la hausse de la fin du xviii® siècle coïncide avec 
l'introduction en Europe d'une masse considérable d'argent 
extraite dans l'Amérique espagnole, que celle de 1850 suit la dé- 
couverte et l'exploitation de l'or en Californie. 

La baisse actuelle paraît être due à une cause du même ordre 
bien qu'opposée. A partir de 1873 plusieurs États deviennent 
monométallistes ; l'énorme quantité d'argent employée jusqu'alors 
aux échanges internationaux cesse d'avoir cours légal ; l'or reste 
seul, sa quantité est insuffisante, on en donne moins pour une 
même quantité de marchandises, qu'on n'en donnait quelques 
années auparavant : la baisse se produit. 

L'Europe trouvera-t-elle le moyen de rendre à l'argent le 
rôle qu'il a rempli conjointement avec l'or pendant tant d'années? 
Les mines d'or exploitées dans l'Afrique méridionale vont-elles 
jeter sur le marché une quantité de métal précieux suffisante 
pour combler le vide qu'a fait le retrait de la monnaie d'argent? 
Ce sont là des questions que je ne saurais discuter, car elles sor- 
tent du domaine de l'agronomie. 

Sa mission était de faire produire à la France une quantité de 
blé suffisante pour assurer l'alimentation publique. Or, tandis que, 
de 1820 à 1824, la culture du blé ne s'étendait que sur 4 800 000 
hectares, le rendement était seulement de IP^",!, — de telle sorte 
que la récolte totale ne dépassant guère 57 millions d'hectolitres, 
laissait une partie de la population privée de pain de froment, — 
cette culture s'étend aujourd'hui sur près de 7 millions d'hectares, 
le rendement atteint 17 hectolitres, la quantité produite suffit 
presque à une consommation qui dépasse 100 millions d'hecto- 
litres, et c'est là un progrès dont la culture française a lieu de 
s'enorgueillir. 

P. -P. Dehérain. 



POÉSIE 



LA PLIEUSE 

Vieille fille sans avoir, 
Elle manie au lavoir 
Tout le jour son lourd battoir 
Et chante même, oublieuse 
De son métier de la nuit; 
Mais dès que le soleil fuit, 
La lavandière est Plieuse. 

Plieuse du linge blanc 
Qu'elle rapporte en tremblant. 
Sur la tète ou sur le flanc, 
De la lointaine rivière? 
Non; la Plieuse des morts 
Dont il faut coudre le corps 
Dans la chemise dernière... 

L'angélus tinte au clocher. 
Les vivans vont se coucher; 
Le Mort, qu'on n'ose toucher, 
Dans sa rigide posture 
Attend une douce main 
Qui lui mette pour demain 
Son habit de sépulture. 

La Plieuse sort sans bruit, 
Et, sous la lune qui luit, 
Seule son ombre la suit... 



204 REVUE DES DEUX MONDES. 

Un chien vaguement aboie... 
Elle monte chez le Mort 
Que déjà travaille et mord 
Le ver éclos de sa proie. 

Puis, sous le pâle reflet 
Qui traverse le volet 
Et qui fait un peu moins laid 
Le pauvre cadavre blême, 
La Plieuse sans dégoût 
Lave, arrange, drape, coud 
Son habit pour tous le même. 

« — Plieuse, va doucement, 
Que j'aie encore un moment 
Mon blondin au front charmant!. 
Voici de la toile fine : 
Fais-lui son nid bien douillet, 
Afin que s'il s'éveillait 
Il se crilt sur ma poitrine. » 

« — Plieuse, c'est mon amant 
Dont tu couds le vêtement; 
Mets-y pour tout ornement 
La marguerite flétrie 
Qu'à mon corsage il piqua 
Le premier soir qu'il risqua 
Son aveu dans la prairie... » 

« — Plieuse, c'est mon époux; 

Il fut fort, vaillant et doux. 

Mais une mauvaise toux 

L'a ployé comme une gerbe; 

Mettons-lui des habits lourds. 

De la laine et du velours : 

Il doit faire froid sous l'herbe!... 

« — Plieuse, c'est mon orgueil, 
Que tu couches au cercueil, 
Et je mourrais de mon deuil 
Si celle qui m'est ravie. 
En me laissant quatre enfans. 
Ne m'eût dit : (c Je te défends 
De leur dérober ta vie ! » 



POÉSIE. 205 



<( Mais, avant de recouvrir 

Ce front où j'ai vu fleurir 

Tant d'espérance, et mourir 

La gaîté de ma demeure, 

Laisse mes quatre blondins, 

En baisant ces yeux éteints. 

Apprendre qu'il faut qu'on meure.. 

« — Plieuse, aux vieux vagabonds 

Que tes soins aussi soient bons ; 

Ils couchèrent sous les ponts, 

Ou même à la belle étoile; 

Que leurs pauvres cœurs rouilles 

Une fois soient habillés 

D'une chemise de toile ! 

« Et si je ferme les yeux 
Dans le lit de mes aïeux, 
Viens à pas silencieux, 
Plieuse, ma vieille amie. 
Qui m'as quelquefois bercé, 
Mettre sur mon front glacé 
Et ma paupière endormie 

« Le drap blanc si doux à voir 
Que tes bras nus au lavoir 
Ont battu d'un lourd battoir, 
Dans l'eau vive et la lumière, 
Puis, par un joyeux matin, 
Séché sur les fleurs de thym, 
De genêt et de bruyère. » 



O' 



François Fabié. 



NAPOLÉON ET CAULAINCOURT 

D'APRÈS UNE PUBLICATION RÉCENTE 



Au lendemain de nos malheurs, il était de mode parmi nous de 
médire de la diplomatie; elle était dans un profond discrédit. Les 
peuples qui ont essuyé de grands revers font volontiers retomber leurs 
torts sur un bouc émissaire, qu'ils chargent de malédictions; cela ne 
guérit pas, mais cela soulage. Nous avons longtemps imputé à nos 
ambassadeurs, à nos ministres plénipotentiaires des péchés qu'ils 
n'avaient pas tous commis ; nous les accusions de n'avoir pas su s'in- 
former, de n'avoir rien deviné ni rien prévu. Nous avons appris depuis 
que plusieurs d'entre eux avaient donné en temps utile de sérieux 
avertissemens; était-ce leur faute si on ne les avait pas écoutés? 

Un journaliste célèbre, qui avait plus d'esprit que de jugement, 
ne craignit pas d'avancer que la diplomatie était la plus inutile des 
institutions, que les événemens en faisaient foi. Un homme d'État, qui 
aimait à rire, s'amusa à lui donner raison en prédisant qu'avec la faci- 
lité croissante des communications, les gouvernemens, qui auraient des 
affaires à traiter ensemble, se passeraient désormais d'intermédiaires, 
de fondés de pouvoir. « Le comte de Beust, a dit le comte d'Antioche 
dans son intéressante étude sur les Nérjociaiions masquées, se plaisait 
à décrire ces transformations de l'avenir : U voyait son successeur à la 
chancellerie d'État à Vienne s'entretenant familièrement par le télé- 
phone avec le chef du Foreign Office à Londres, pendant que le phono- 
graphe, disposé à cet effet, recueillerait de part et d'autre l'entretien. 
Dès lors plus de dépêches, — AUo I partout, — plus d'archives, plus de 
dossiers, plus de signatures, mais une série de cyhndres enregistreurs 
qui répéteraient fidèlement les paroles échangées lorsqu'on voudrait 
les réveiller pour les consulter. » 

Le comte d'Antioche remarque fort sensément à ce sujet que les 



NAPOLÉON ET CAULAINCOLRT. 207 

plus admirables macliines ne remplaceront jamais les intelligences 
et que ce ne sont pas des facteurs négligeables que la considération 
acquise, le caractère, l'habileté, l'habitude des affaires, les amitiés, les 
commerces d'esprit et d'idées, la connaissance de l'Europe et des 
hommes. 11 aurait pu ajouter que le vrai diplomate n'est pas seule- 
ment un informateur et un négociateur, qu'il ne tient qu'à lui de de- 
venir pour son gouvernement ou son souverain le plus précieux des 
conseillers, et on aura beau perfectionner les phonographes, ils ne 
donneront jamais de conseils. Mais il faut avouer que les diplomates 
qui ont assez d'autorité, de courage, pour oser dire sans détour les 
vérités qui déplaisent et qui sauvent, sont des hommes rares. C'est 
un de ces ambassadeurs clair voy ans et intrépides que M. Albert Vandal 
a mis en lumière dans le troisième et dernier volume de sa belle his- 
toire de l'alliance russe sous le premier Empire. A l'aide de documens 
inédits, il a montré tout ce que valait Gaulaincourt et rendu une écla- 
tante justice à la droiture de son esprit, à la noblesse. de son caractère. 
Il a prouvé par des témoignages irréfragables que si ce sage avait été 
écouté. Napoléon ne se serait pas embarqué dans la plus redoutable 
des aventures et n'aurait pas commis la plus grande faute de son règne, 
celle qui l'a perdu (1). 

Gaulaincourt, qui reçut en 1808 le titre de duc de Vicence, occupait 
depuis 1807 l'ambassade de Russie, où il avait succédé à Savary. 
Dans sa correspondance avec la cour de Sardaigne durant sa mission 
auprès d'Alexandre, Joseph de Maistre, dont ses panégyristes vou- 
draient faire un grand politique, et qui n'était en matière de diplomatie 
qu'un éloquent idéologue, doublé delà plus spirituelle des commères, 
a fort maltraité le duc de Vicence. 11 lui envoûtait de donner des soupers 
magniliques, « où il y avait sept pouces de trois cents francs chacune. » 
Il le considérait, malgré ses poires, comme un homme de mauvaise 
compagnie. Il l'accusait d'avoir blâmé en termes très cavaliers la visite 
que le roi et la reine de Prusse avaient faite à Pétershourg en décembre 
1807, et d'avoir dit sans façon chez la princesse Dolgorouky : « Il n'y 
a point de mystère à ce voyage ; la reine de Prusse vient coucher avec 
l'empereur. » Il avait résumé en ces mots son impression : « Je con- 
temple beaucoup ici l'ambassade française, qui n'a rien de merveil- 
leux. Le spectacle qui m'a continuellement frappé depuis le commen- 
cement de la Révolution, c'est la médiocrité des personnes par qui de 
si grandes choses s'exécutent. Dans ce moment, il y a un homme 
véritablement extraordinaire qui mène tout, mais s'il disparaissait, 
vous verriez crouler l'édifice en un clin d'œil. Je m'amuse à considérer 
le général Gaulaincourt. Il est bien né, et il s'en targue. 11 représente 

(1) Napoléon et Alexandre /<=■■. me volume : la Rupture; 1896, librairie Pion. 



208 REVUE DES DEUX MONDES. 

un homme qui fait trembler le monde; il a 600 000 ou 700 000 francs de 
rente, il est le premier partout. Je vous assure cependant qu'il a l'air 
fort commun sous sa broderie, qu'il est roide en bonne compagnie 
comme s'il avait du fil d'archal dans les jointures, et qu'au jugement 
de tout le monde, il a l'air de Ninette à la cour (1). » 

Joseph de Maistre n'avait pas su ou n'avait pas voulu reconnaître 
qu'à défaut de génie ou d'une intelhgence de haut vol, celui qu'il trai- 
tait de Ninette à la cour avait du caractère et une âme peu commune. 
A Sainte-Hélène, Napoléon le définira : « un homme de cœur et de 
droiture, » et quand on a le cœur droit, on a presque toujours l'esprit 
juste. A la A^érité, les consciences pures, les loyautés chevaleresques, 
qui répugnent à soupçonner le mal, se laissent facilement tromper; 
elles ne se tiennent pas assez en garde contre les embûches, contre la 
duplicité, les manœuvres, les artifices des maîtres fourbes. Mais si 
elles ne se défient pas assez des hommes, elles se défient des chimères 
et, en pohtique, c'est une grande vertu. 

Profondément attaché à l'empereur Napoléon, Caulaincourt se per- 
mettait de le juger; quelque admiration qu'il ressentît pour son génie, 
il redoutait sa dévorante ambition, il ne se lassait pas de prêcher la 
tempérance des désirs à cet immodéré qui croyait ne rien avoir quand 
il n'avait pas tout. L'alliance russe lui était chère, et il travaillait de 
toutes ses forces à la préserver de tout accident fâcheux ; il lui sem- 
blait qu'elle était pour son maître non seulement une sûreté, une 
force, mais un frein, le seul qui pût le tenir. Tout ce qui pouvait com- 
promettre cette précieuse alliance l'inquiétait et l'affligeait. Pourquoi 
l'empereur Napoléon donnait-il à Alexandre de justes sujets de 
plamte? Ne venait-U pas d'incorporer à l'empire français l'Oldenbourg, 
apanage d'un prince apparenté à la maison de Russie? Ne s'obsti- 
nait-il pas à occuper les provinces orientales de la Prusse ? Et depuis 
qu'il aAait créé et agrandi le duché de Varsovie, ne pouvait-on pas le 
soupçonner de vouloir en faire une Pologne nouvelle, assez forte pour 
réclamer son bien à quiconque s'était enrichi de ses dépouilles? Cau- 
laincourt constatait avec chagrin qu'on se plaignait de plus en plus du 
grand alUé, que les esprits commençaient à s'aigrir, que beaucoup de 
PiUSses se demandaient, comme le comte de Nesseirode,« si un véri- 
table étal de paix était compatible avec l'existence de l'empereur 
Napoléon. » 

Ce qui le rassurait, c'est qu'il croyait le tsar sincèrement, passion- 
nément pacifique et résolu à ne pas se prévaloir de ses griefs pour 
engager une lutte dont les hasards devaient l'épouvanter. Ce fut son 
illusion, son erreur. Alexandre regardait désormais la rupture comme 

(1) Mémoires polilir/ues cl correspondance diplomatique de J. de Maistre, publiés 
par Albert Blanc. 



NAPOLÉON ET CAULAINCOURT. 209 

inévitable, il s'y préparait, il avait des plans secrets et de vagues espé- 
rances qu'il ne confiait à personne. Il n'était pas le seul qui eût des 
sujets de mécontentement, personne en Europe n'était content; il se 
promettait de grouper autour de lui toutes les fiertés blessées, tous 
les intérêts en souffrance, et de s'en faire des alliés contre l'ennemi 
commun. 

Mais il savait attendre, et, pour gagner du temps, il s'appliquait à 
endormir la prudence de l'ambassadeur français, pour lequel il avait 
beaucoup d'estime. Il lui prodiguait les attentions, les prévenances. Il 
lui répétait en toute rencontre qu'il attachait un prix infini au bon 
vouloir de son grand ami, qu'il ne romprait jamais avec lui, qu'il 
observerait fidèlement les traités, qu'il ne ferait la guerre que si on 
l'obligeait à la faire, qu'on pouvait l'en croire, qu'il avait horreur des 
chemins détournés, des sentiers tortueux, qu'U n'aimait que la poli- 
tique du grand jour : « Je ne cache rien, général, je n'ai rien à 
cacher. » — « Caulaincourt, dit M. Vandal, se laissait prendre à la 
musique de cette voix qui savait moduler sur le même air des 
variations infinies. Il ajoutait foi aux paroles que lui prodiguait cette 
bouche, dont le sourire avait une grâce ineffable, et U ne s'apercevait 
pas que le haut du Aisage démentait involontairement l'expression 
des lèvres, que les yeux ne souriaient jamais, ces yeux d'un bleu 
terne et voilé, que le regard immobile, presque effrayant par sa fixité, 
ne se posait jamais sur l'interlocuteur et semblait s'absorber dans la 
contemplation d'un mystérieux fantôme. » 

Non seulement ce souverain aux yeux bleus, qui n'avait rien à 
cacher, tenait la guerre pour inévitable; persuadé qu'une attaque 
était la meilleure des parades, U. avait conçu, comme le démontre 
M. Vandal pièces en main, le hardi projet de prendre l'offensive et 
engagé, à cet effet, des négociations clandestines avec les Polonais, 
qu'il se flattait de détacher de Napoléon, avec la Suède et Bernadotte, 
avec la Prusse, avec la cour de Vienne. En même temps il concentrait 
secrètement ses armées sur la frontière. Elles ne suivaient pas les 
grandes voies de communication, a Marchant par bataillons ou même 
par compagnies, divisées en détachemens innombrables, elles se 
ghssaient par des chemins détournés qui n'avaient jamais été des 
routes mihtaires. Les précautions les plus rigoureuses avaient été 
prises pour clore hermétiquement et murer la frontière, pour se dé- 
fendre contre tout espionnage... Des piquets de cavalerie gardaient 
toutes les entrées, reUés entre eux par des patrouilles qui circulaient 
nuit et jour... C'était à l'abri de cet épais rideau que la Lithuanie, 
la Volhynie et la Podohe se remplissaient de troupes. » Caulain- 
court, caressé, cajolé, ne se douta de rien. Ce fut le ministre rési- 
dent de France à Varsovie, M. Bignon, qui révéla à Napoléon les 
TOME cxxxv. — 1896. 14 



210 REVUE DES DEUX MONDES. 

manœuvres diplomatiques et belliqueuses de la Russie, et par l'ordre 
de l'empereur, le duc de Cadore signiûa au duc de Vicence qu'il était 
mal instruit, qu'on lui faisait mystère de beaucoup de choses. Ce fut 
sans doute une mortification pour cet homme droit qui n'aimait pas 
à soupçonner le mal, mais il ne devait pas tarder à prendre sa revanche, 
en prouvant qu'il s'entendait mieux à lire dans l'avenir que ceux qui 
lui reprochaient ses ignorances et son aveuglement. 

Les espérances d'Alexandre avaient été déçues; à Varsovie comme à 
Vienne, ses négociations secrètes avaient échoué. Que les hommes 
savent peu ce qui leur con\ient, et que leurs souhaits sont imprudens ! Sa 
destinée qu'il accusait, et qu'il aurait dû bénir, condamnait le tsar à sus- 
pendre l'exécution de son audacieux projet; il devait renoncer malgré 
lui à cette guerre offensive qui l'attirait, et qui selon toute apparence 
lui eût été funeste. Depuis longtemps déjà des Allemands, comme Wol- 
zogen, des Russes, comme Barclay de Tolly, avaient insinué que pour 
avoir raison des Français et de ce dieu delà guerre qui les commandait, 
il fallait adopter une tactique à la Fabius. « Si je commandais en chef, 
avait dit Barclay, au lendemain d'Eylau, j'é\aterais une bataille déci- 
sive et je me retirerais, de sorte que les Français, au lieu de trouver la 
victoire, finiraient par trouver un second Pultawa. » Un grand événe- 
ment venait d'affermir dans leur conviction les partisans de la défen- 
sive. Wellesley et ses Anglais s'étaient retirés devant Masséna, dont 
l'attaque était venue se briser contre les fameuses Lignes de Torres- 
Vedras. La guerre de Portugal inspira à un Allemand au service de la 
Russie, le général Pfuhl, stratégiste de cabinet, un plan de campagne 
qui consistait à attirer les Français aussi loin que possible de leur base 
d'opération, et à les attendre dans des hgnes de défense fortement éta- 
blies, entre le Dnieper et la Dwina. Gomme le remarque M. Vandal, ce 
n'était pas encore le système de la retraite à outrance, du recul con- 
tinu ; mais c'est déjà quelque chose que d'être à demi sage. Alexandre 
se réconcihait peu à peu avec le plan de Pfuhl. « Dès la fin de mai, il 
cédait visiblement à l'instinct sauveur qui lui montrait la Russie inex- 
pugnable chez elle et hors d'atteinte. » 

Cependant il se calmait par degrés. Voyant la guerre de plus près, 
il sentait plus vivement les avantages de la paix. Il tenait du moins à 
prolonger la trêve, à ne pas rompre tout commerce avec la France. 
Caulaincourt avait obtenu son rappel ; on avait désigné pour son 
remplaçant le général comte de Lauriston. A plusieurs reprises, 
Alexandre reçut ou ensemble ou séparément les deux ambassa- 
deurs, celui qui entrait en charge et celui qui faisait ses préparatils 
de départ. A l'un et à l'autre il disait les mêmes choses. Il leur dé- 
clarait qu'il n'avait aucune intention agressive, que ce n'était pas lui 
qui ouvrirait la campagne, mais que, si on l'attaquait, il se défendrait 



NAPOLÉON ET CAULAINCOURT. 211 

avec l'énergie du désespoir, qu'il se battrait « à toute outrance », 
dût-U se retirer dans les provinces les plus reculées de la Russie et 
s'ensevelir sous les ruines de son empire. Il tenait ce langage à Lau- 
riston et surtout au duc de Vicence, qui allait rentrer à Paris pour 
reprendre auprès de son maître son service de grand écuyer. Caulain- 
court fut profondément ému de ces déclarations ; il croyait à la sincérité 
d'Alexandre, et cette fois il avait raison. 

S'U n'était pas assez défiant, s'il se laissait prendre aux séductions 
et aux caresses, s'U était peu versé dans l'art de déchiffrer les visages, 
les regards et les sourires, il avait en revanche une faculté précieuse, 
il possédait ce don de divination sympathique qui nous rend capables 
de nous mettre à la place des autres, de sentir ce qu'ils sentent, d'en- 
trer dans leurs passions, dans leurs intérêts, dans leurs chagrins, dans 
leurs craintes, et de pénétrer assez le secret des âmes pour pouvoir 
calculer les événemens. Un vrai diplomate reste toujours l'homme de 
son pays, mais il ne vit pas en étranger sur la terre étrangère. Gaulain- 
court avait su de\dner l'âme russe. Il était convaincu que les menaces 
qu'il avait entendues n'étaient pas de vaines paroles, que si on le pous- 
sait à bout, Alexandre se défendrait jusqu'à la dernière extrémité et 
pourrait compter sur son peuple, que, comme l'Espagne, la Russie éton- 
nerait l'Europe par son enthousiasme sombre, par son héroïque obsti- 
nation. Le fidèle serviteurde Napoléon quitta Saint-Pétersbourg avec le 
ferme propos d'éclairer son maître, de l'avertir, de lui dire sans déguise- 
ment toute la vérité, et sa résolution était d'autant plus méritoire que 
Napoléon était l'homme qui goûtait le moins les vérités désagréables. 

Il arriva à Paris le 5 juin 1 8 11 et se rendit incontinent à Saint-Cloud. 
Il s'y présenta avant onze heures. L'empereur, qui achevait de déjeu- 
ner, le fit entrer dans son cabinet, l'y rejoignit bientôt, et, paraît-il, 
« le reçut fraîchement. » Alors s'engagea un entretien mémorable, 
dont M. Vandal a retrouvé le texte dans une précieuse collection dedo- 
cumens inédits et privés. Napoléon, sans préambule, énuméra sur un 
ton d'amertume tous ses griefs contre la Russie et finit par dire : 
« Alexandre est faux; il arme pour me faire la guerre. » Caulaincourt 
se porta garant de l'innocence du tsar et de la loyauté de ses inten- 
tions. Il s'avançait trop, et quand il quaUfia de conte ridicule imaginé 
par les Polonais le plan d'offensive qu'il n'avait pas su pénétrer, et 
qu'avait dévoilé M. Bignon, il s'attira une dure réplique : « Vous êtes 
dupe d'Alexandre et des Russes ; vous n'avez pas su ce qui se passait. » 
A quoi il répondit d'un ton affirmatif que le tsar ne commencerait 
pas la guerre et désirait l'éviter : « Je suis prêt à me constituer 
prisonnier et à porter ma tête sur le billot si les événemens ne me 
justifient pas. » Il se trompait sur le passé; mais ce qui était faux 
quelques mois auparavant était devenu vrai; tant la volonté et l^s 



212 REVUE DES DEUX MONDES. 

pensées de l'homme sont chose légère, incertaine et changeante. 

Il avait parlé avec un tel accent de conviction que l'empereur en 
fut troublé et se mit à arpenter la chambre en silence. Au bout d'un 
quart d'heure, sortant de sa rêverie : « Vous croyez donc que la Russie 
ne veut pas la guerre, qu'elle resterait dans l'alhance et rentrerait dans 
le système continental si je la satisfaisais sur la Pologne ? » L'ex-am- 
bassadeur répéta ce qu'il avait souvent dit dans ses dépêches, et ajouta 
qu'à son avis l'évacuation partielle de Dantzick et des places prus- 
siennes tranquilhserait les esprits, amènerait une détente. « Les 
Russes ont donc peur ? — Non, mais ils préfèrent la guerre à une situa- 
tion qui n'est plus la paix. — Croient-ils me faire la loi?... Bientôt il 
faudra que je demande à Alexandre la permission de faire défiler la 
parade à Mayence ! — Non, mais celle qui défile à Dantzick l'olïusque. — 
Les Russes croient-ils donc me mener comme ils menaient sous Cathe- 
rine leur roi de Pologne ? Je ne suis pas Louis XV ; le peuple fran- 
çais ne souffrirait pas cette humiliation. « Et allant droit à Gaulain- 
court : « Vous voudriez m'humilier? » lui dit-il les yeux dans les yeux. 

Mais changeant bientôt de ton et de visage, il le prit par l'oreille et 
lui dit en souriant : « Vous êtes donc amoureux d'Alexandre?... Je 
suis un vieux renard, je connais les Grecs. — Votre Majesté me per- 
met-elle une dernière observation ? — Parlez! mais parlez donc ! >> Ce 
judicieux conseiller parla à cœur ouvert : U dit en substance que la 
pohtique équivoque et louvoyante n'était plus de saison, qu'il fallait 
opter entre deux grands partis, ramener la Russie en lui fournissant 
une garantie contre le rétablissement de la Pologne ou rétablir la 
Pologne et s'en faire un point d'appui contre la Russie. « Quel parti 
prendriez-vous ? — Alhance, prudence et paix. » Et Napoléon ayant 
dit que la noblesse russe était une classe corrompue et égoïste, inca- 
pable d'abnégation et de discipline, qu'après une ou deux batailles 
perdues, elle obligerait le souverain à signer la paix : « Votre Majesté 
est dans l'erreur, » interrompit hardiment Caulaincourt. 

Comme s'il avait eu le don de prophétie, s'animant, s'échauffant 
par degrés, il montra ce que serait une guerre dans le Nord, il en 
dévoila les horreurs. Les Russes savaient qu'ils auraient affaire au 
grand gagneur de batailles, mais ils savaient aussi combien leur pays 
était vaste. Ce ne serait point une guerre d'un jour ; il faudrait comp- 
ter avec un chmat de fer, par-dessus tout avec le parti pris de ne 
jamais céder. Comme argument suprême, il cita les dernières paroles 
du tsar : « Il est probable que l'empereur Napoléon nous battra si nous 
acceptons le combat, mais cela ne lui donnera pas la paix. Les Espa- 
gnols ont été souvent battus ; ils ne sont pour cela ni vaincus, ni sou- 
mis ; ils ne sont pourtant pas si éloignés de Paris, et ils n'ont ni notre 
climat ni nos ressources. Nous ne nous compromettrons point, nous 



NAPOLÉON ET CAULAINCOURT. 213 

avons de l'espace derrière nous... Il faut à l'empereur Napoléon des 
résultats aussi prompts que ses pensées sont rapides : il ne les obtien- 
dra pas. Nous laisserons notre hiver faire la guerre pour nous. Les 
Français sont braves, mais moins endurans que les nôtres; ils se 
découragent plus facilement... Je ne tirerai pas l'épée le premier, mais 
je ne la remettrai que le dernier au fourreau. Je nie retirerai au Kamt- 
chatka plutôt que de céder des provinces ou de signer dans ma capi- 
tale conquise une paix qui ne serait qu'une trêve... » 

L'empereur écoutait avec une attention étonnée, et tout à coup, 
« comme si le voile de l'avenir se fût déchiré devant ses yeux, il parut 
ému, frappé jusqu'au fond de l'âme. » Pour faire diversion à ses per- 
plexités et se remettre de son saisissement, il changea de propos, parla 
de choses indifférentes. Il fît au duc de Vicence mille questions sur la 
société russe, se fit conter les intrigues des salons, les amours. « Su- 
mus belle curiosi », aurait-il pu dire comme Cicéron, qui aimait pas- 
sionnément les ragots et à qui Célius écrivait : « Je suis bien aise 
qu'un homme de ton rang, un proconsul victorieux, arrête les gens au 
passage pour leur demander avec quelle femme un tel a été surpris, » 
Le visage de l'empereur, qu'amusaient les aventures d'alcôve, s'était 
subitement adouci ; il remercia le duc de Vicence de son zèle, de son 
dévoûment ; il racheta ses incartades par des paroles obligeantes. 

Le duc, qui n'était pas venu chercher des complimens, le ramena 
à la grande question : « Vous vous trompez, sire, sur Alexandre et les 
Russes ; ne jugez pas leur aimée d'après ce que vous l'avez vue après 
Friedland, effondrée et désemparée. Menacés depuis un an, ils se sont 
préparés et affermis ; ils ont calculé toutes les chances, même celles 
de grands revers, ils se sont mis en mesure d'y parer et de résister à 
outrance. » Napoléon convint que les ressources de la Russie étaient 
grandes ; mais qu'étaient donc les siennes? Et renvoyant la balle, il 
passa ses armées en revue, comptant les bataillons, les escadrons, les 
batteries, les divisions, les corps. Il les appelait, il les voyait, il les 
faisait défiler devant lui, et son cerveau se prenait. La parole vibrante, 
l'œil en feu, il semblait dire : « Est-il rien d'impossible avec tant 
d'hommes et de tels hommes ? » Caulaincourt s'était flatté un instant 
d'avoir gagné sa cause ; il revint de son illusion quand Napoléon lui 
dit : « Bah I une bonne bataille fera raison des belles déterminations 
de votre ami Alexandre et de ses fortifications de sable... Il est faux et 
il est faible. — Il est opiniâtre ; il cède facilement sur certaines choses, 
mais il se trace en même temps un cercle qu'il ne dépasse point. » 

Le jour tombait, l'ombre envahissait la salle, et Napoléon ne se 
lassait pas de questionner et de discourir. Il s'était mis à expliquer sa 
poUtique. Sautant d'un sujet à l'autre, il se perdait dans les digressions 
et semblait chercher à dérouter son interlocuteur ; puis tout à coup, 



214 REVUE DES DEUX MONDES. 

par de brusques attaques, il le tâtait, s'efforçait de le surprendre en 
flagrant délit de contradiction ou d'erreur. Caulaincourt fit un dernier 
effort : « La guerre et la paix, dit-il, sont entre les mains de Votre 
Majesté; je la supplie de réfléchir pour son propre bonheur et pour le 
bien de la France. — Vous pensez comme un Russe, dit l'empereur 
redevenu sévère. — Non, Sire, comme un bon Français, comme un 
fidèle serWteur de Votre Majesté. » Et comme Napoléon déclarait d'un 
ton d'assurance que les Polonais des provinces russes, les Lithuaniens 
en particulier, le sollicitaient, lui faisaient signe, l'appelaient, qu'U 
aurait pour allié tout un peuple en révolte, celui qui parlait ce jour- 
là en prophète le conjura de croire que les Polonais de Lithuanie 
s'étaient pour la plupart accoutumés au régime russe, qu'ils hésite- 
raient à courir de nouveaux hasards, « à se remettre en loterie. » Il 
eut l'audace d'ajouter : « D'ailleurs Votre Majesté ne peut se le dissi- 
muler, on sait trop maintenant en Europe qu'elle veut des pays plus 
pour elle que pour les peuples qu'elle déUvre. — Vous croyez cela, 
monsieur? — Oui, sire. — Vous ne me gâtez pas, répliqua l'empereur 
d'un ton piqué. Il est temps d'aller dîner. » Et il lui tourna les talons. 

Cet entretien, qui témoigne que l'histoire de la diplomatie a ses 
pages héroïques, avait duré sept heures, et M. Vandal a sûrement 
raison de dire que jamais Napoléon n'avait entendu un tel langage. 
Le malheur est qu'il y avait un point faible dans les appréciations et 
les remontrances de Caulaincourt. Il avait tort de croire que des con- 
cessions habiles et une politique généreuse pouvaient encore sauver la 
paix et l'alliance. En ceci Napoléon voyait plus juste que lui. Il avait 
compris que c'en était fait, que, devînt-il par miracle le plus modéré 
des conquérans, les ombrages que, donnait aux peuples et aux sou- 
verains sa prodigieuse grandeur ne seraient point dissipés, que, s'il 
remettait l'épée au fourreau et renonçait aux entreprises, on en for- 
merait contre lui, que sa sagesse passerait pour un aveu d'impuissance 
et que ses ennemis, rendus plus audacieux, comploteraient de lui re- 
prendre ce qu'il avait pris. 

Mais si une nouvelle collision était iné\itable, que n'attendait-il 
qu'on l'attaquât? « Mieux eût valu cent fois, dit fort justement 
M. Vandal, laisser l'ennemi sortir de ses frontières et s'enferrer que de 
l'aller chercher dans ces déserts du Nord où plus d'une fortune illustre 
avait trouvé son tombeau. » Que n'en croyait-il son grand écuyer, qui 
était un grand sage ! Pourquoi courir au-devant des désastres que lui 
annonçait un homme d'honneur, qui avait longtemps pratiqué les 
Russes? « Tôt ou tard j'aurai la guerre avec la Russie; mais ce n'est 
pas en Russie que je la ferai. « Telle est la conclusion qu'U aurait dû 
tirer de cet entretien de sept heures et des avertissemens prophétiques 
de Caulaincourt. Il a prouvé dans l'immortelle campagne de France 
qu'il s'entendait à se défendre, que, n"eût-il à la main qu'un tronçon 



NAPOLÉON ET CALLAINCOLRT. 215 

d'épée, il était dangereux d'en approcher. Il n'aurait pas eu de peine 
à se faire attaquer. Jusqu'au dernier moment, Alexandre hésita entre 
les deux systèmes de stratégie, dont son conseil militaire discutait 
sans relâche les inconvéniens et les avantages. De part et d'autre, on 
se combattait avec fureur. Armfeld,qui tenait pour l'offensive, traitait 
Pfuhl « d'homme néfaste, vomi par l'enfer », le définissait « un singe 
de Wellington, un composé de l'écrevisse et du lièvre. » Si Alexandre 
adopta définitivement les propositions de Pfuhl, c'est que, dans le 
camp opposé, on n'avait point de plan à lui recommander, et qu'on ne 
commence pas la guerre sans en avoir un. Il se résignait, malgré lui, à 
la stratégie défensive, qui devait le sauver; A'apoléon aurait cru 
déchoir s'il eût renoncé à l'ofi^ensive qui devait le perdre. 

Quoique les prédictions menaçantes de Caulaincourt l'eussent 
troublé un instant, il ne les prenait pas au sérieux; il ne pouvait croire 
à la résistance opiniâtre d'Alexandi'e et des Russes. Dans les belles 
années de sa vie, à l'époque de sa vraie grandeur, il avait fait grand 
cas des forces morales, et les prenant à son service, il avait réussi 
avec leur aide à créer une France nouvelle et à l'imposer à l'Europe : 
jamais une imagination plus puissante n'avait été conduite par une 
raison plus lumineuse. Mais la longue habitude du succès et les écla- 
tantes prospérités avaient altéré son jugement. Désormais, Espagne, 
Allemagne, Russie, il se souciait peu de savoir ce qui se passait dans 
l'âme des peuples ; il se dispensait de compter avec ces invisibles 
puissances qui, lorsqu'on les méprise, déjouent tous les calculs des 
épées victorieuses. Aussi bien, celui que lord Acton a qualifié « du 
plus splendide génie qui ait paru sur la terre », avait toujours dit que 
la sagesse du vTilgaire n'était pas faite pour lui. Un instinct secret 
l'avertissait que le jour où il se refuserait aux grandes aventures, il ne 
serait plus lui-même, qu'il avait conquis l'admiration par des coups 
de surprise et subjugué l'Europe en l'étonnant, que sa destinée était 
de l'étonner toujours, de l'étonner sans cesse, sans lui laisser le temps 
de respirer, qu'à ce prix seulement il la tenait en respect. Il sentait en 
un mot que pour qu'on lui permît d'exister, il fallait que son histoire 
fût une épopée. Hélas! il y a des épopées qui finissent mal; mais ce 
sont peut-être les plus belles. 

Il avait 1 ame trop haute pour ne pas estimer le galant homme qui 
lui avait dit si franchement sa pensée ; mais il aurait voulu le gagner, 
le convertir. « Il était à ses yeux, est-il dit dans les documens privés, 
comme une puissance qu'il aurait eu grand intérêt à convaincre. » Plus 
d'une fois il le fit appeler, renoua l'entretien, et quand Caulaincourt lui 
reprochait « de ne plus vouloir en Europe que des vassaux et de tout 
sacrifier à sa chère passion, la guerre, » il ne se fâchait pas ; il se con- 
tentait de lui tirer l'oreille ou de lui donner de petites tapes sur la nuque ; 
souvent aussi, cessant de raisonner, il s'appliquait à l'enjôler par des 



216 REVUE DES DEUX MONDES. 

paroles flatteuses et des sourires. « Jamais femme, a-t-oii dit de lui, 
n'eut plus d'art pour faire vouloir, pour faire consentir à ce qu'elle 
désirait. » Cependant Gaulaincourt ne consentait pas; il s'obstinait à 
répéter « que la campagne qui se préparait serait un malheur pour la 
France, un sujet de regret et d'embarras pour l'empereur. » 

Quelques mois après, la Grande Armée avait traversé l'Allemagne, 
atteint la frontière russe, et un fusilier au 6" régiment de la garde 
écrivait à ses parens : « Nous entrerons d'abord en Russie où nous 
devons nous taper un peu pour avoir le passage pour aller plus avant... 
Nous les aurons bientôt arrangés à la blanche sauce ! Quand il n'y aurait 
que nous, c'est assez. Ah ! mon père, il y a une fameuse préparation de 
guerre... mais nous ne savons pas si c'est pour la Russie. L'un dit que 
c'est pour aller aux Grandes-Indes, l'autre dit que c'est pour aller en 
Fgippe, on ne sait pas lequel croire. Pour moi, cela m'est bien égal, 
je voudrais que nous irions à la fin du monde. » 

En attendant de conduire aux Grandes-Indes ses alouettes gauloises 
et les Polonais, les Allemands, les Lombards, les Napolitains, les Espa- 
gnols, les Dalmates et les Croates qui leur tenaient compagnie, Napoléon 
faisait un jour une reconnaissance sur les bords du Niémen, quand, 
effrayé par un lièvre, son cheval fît un écart et le désarçonna. Il avait 
ses superstitions. Le soir, il manda le duc de Vicence, et s'informa si 
le quartier général s'était ému de l'accident du matin. Puis, il le ques- 
tionna longuement sur le pays, l'état des routes, les habitans : « Pen- 
sez-vous que les Russes me hvrent 'Wilna sans risquer une bataille ? » 
Le duc de Vicence répliqua qu'il ne croyait point à des batailles ran- 
gées, que le terrain n'était pas assez rare en Russie pour qu'on ne nous 
en cédât pas beaucoup. « Quelle honte, pour Alexandre, s'écria 
l'empereur, de perdre la Pologne sans combat! » Il ajouta <^ qu'une 
retraite ne sauverait pas les Russes, qu'il allait tomber sur eux comme 
la foudre, prendre à coup sûr leur artillerie et leurs équipages, proba- 
blement des corps entiers. » Et comme le duc de Vicence se taisait, il 
le somma de s'expliquer, et le duc de Vicence lui répéta une fois de 
plus « que le tsar se retirerait au Kamtchatka plutôt que de céder des 
provinces et de signer une paix précaire. » 

Un peu plus tard. Napoléon avait pris Wilna. Ce fut là que le 1'' juil- 
let il reçut Balachof, l'un des aides de camp du tsar, chargé par son 
maître de lui porter les dernières paroles de paix. Cette ambassade 
n'était dans l'esprit d'Alexandre qu'une simple formahté, dont il n'es- 
pérait rien; mais pour se concilier l'Europe, il tenait à mettre les 
formes de son côté. Napoléon retient Balachof à dîner, et entre la poire 
et le fromage, il lui dit brusquement : « Quel est le chemin de Moscou? 
— Sire, repartit le Russe, on prend le chemin de Moscou à volonté, 
Charles XII l'avait pris par Pultawa. » 

Cette réplique avait-elle irrité l'empereur ? Quand on fut sorti de 



NAPOLÉON ET CAULAINCOUUT. 217 

table, il disserta d'un ton acerbe sur la folie des hommes et particu- 
lièrement sur l'extravagance d'Alexandre. Puis, s'avisant que Caulain- 
court demeurait silencieux et grave, il lui frappa légèrement la joue: 
« Eh bien ! vous ne dites rien, vieux courtisan de la cour de Saint- 
Pétersbourg ? » Et haussant la voix : « L'empereur Alexandre traite 
bien les ambassadeurs. 11 a fait de vous un Russe, d Caulaincourt pâlit; 
qu'en présence d'un étranger, d'un ennemi, on se permît de douter de 
son patriotisme, c'en était trop; l'injure l'avait blessé jusqu'au fond 
de l'âme. Dès que Balachof se fut retiré, il éclata, il laissa déborder 
son cœur et sa colère; on ne le reconnaissait plus, il était hors de lui. 
11 déclara qu'il s'estimait meilleur Français que les fauteurs de cette 
guerre, qu'U se faisait gloire de la désapprouver, qu'U demandait à se 
retirer du quartier général, à s'en aller dès le lendemain, qu'U. sollicitait 
un commandement en Espagne et la permission de servir l'empereur 
loin de sa personne. Étonné et confus d'avoir offensé un ami si fidèle, 
Napoléon s'appliqua à le consoler, à l'apaiser : « Qu'est-ce qui vous 
prend? Et qui met votre fidélité en doute? Je sais bien que vous êtes 
un brave homme. Je n'ai fait qu'une plaisanterie. » Mais il n'écoutait 
rien. Oui, c'était un brave homme, et on doit remercier M. Vandal 
d'avoir fait ressortir cette modeste et sympathique figure, de lui avoir 
donné dans son livre, qui est une galerie de portraits faits de main 
d'ouvrier, la place d'honneur qui lui appartenait. Gloire aux grands 
hommes ! mais respectons les braves gens, qui sont à leur façon une 
espèce rare. Ceux qu'on rencontre dans l'histoire reposent et rafraî- 
chissent les yeux. 

Caulaincourt disputant contre Napoléon, c'est le bon sens aux pri- 
ses avec le génie et s'efforçant de lui persuader que les hommes mer- 
veilleux ne doivent pas trop aimer l'extraordinaire, ni le regarder 
comme une chose très naturelle, ni se flatter de faire toujours des mi- 
racles, ni tenter les dieux jaloux. Mais il ne réussit pas à se faire 
entendre de ce soleil qui, aveuglé par sa propre lumière, ne voyait 
plus son chemin et courait droit à l'abîme oii il allait disparaître. « Il 
est d'un sage, disait le poète grec, d'adorer Némésis et d'humilier son 
cœur devant elle. » Les anciens représentaient cette fille de la Nuit 
comme une divinité ailée, qui tenait une équerre à la main. Elle est la 
déesse de l'infaillible mesure, elle rabaisse ce qui lui paraît trop grand, 
elle châtie les volontés superbes et les désirs infinis, ses vengeances 
sont aussi rapides que le vol d'un oiseau, et ses ailes font si peu de 
bruit qu'on ne l'entend pas venir. 

G. Valbert. 



REVUES ÉTRANGÈRES 



REVUES ITALIENNES 



Études historiques : les Variations de la mode à Venise au xviii» siècle ; 
le Comte d'Artois à la cour de Turin. 

Les revues italiennes de ces mois derniers sont remplies d'articles 
si graves, et témoignant de préoccupations si pressantes, l'Abyssinie y 
tient tant de place, sans compter la crise économique et les progrès 
du socialisme, que l'on s'étonnera peut-être de me voir choisir, pour 
m'y arrêter aujourd'hui, une étude de M. Malamani sur les Variations 
de la mode à Venise au XVI 11'^ siècle. Mais outre que les articles de po- 
litique courante s'adressent expressément à un public spécial, leur 
actuahté même les condamne à n'avoir qu'une valeur tout à fait pro- 
\isoire ; on n'imagine point, par exemple, la singulière impression 
que donnent, relues à trois mois de distance, les déductions, conjec- 
tures, et hypothèses diverses des écrivains pohtique s les plus avisés 
del'Itahe touchant l'issue probable de « l'entreprise africaine. « Et c'est 
au contraire l'un des mérites de l'étude de M. Malamani, qu'aune foule 
de traits pittoresques et d'amusantes anecdotes elle joint la portée 
supérieure d'une leçon générale : car elle nous montre, par l'exemple 
peut-être le plus typique possible, la force irrésistible et fatale de ce 
grand mouvement d'égahsation qui, d'année en année, se propage à 
travers le monde, détruisant sur son chemin tout ce qui reste encore 
de particularités nationales et locales, et partout réduisant à l'unifor- 
mité les coutumes aussi bien que les costumes, et les façons de vivre 
et les façons de penser. 

L'auteur, en vérité, ne nous parle que de toilette. Il nous raconte 



REVUES ÉTRANGÈRES. 219 

comment, au xviii" siècle, la vieille mode vénitienne fut remplacée à 
Venise par la mode française, qui devait régner plus de cent ans, d'un 
pouvoir absolu, dans l'Europe entière. Mais je ne crois pas que nulle 
autre part cette substitution de la mode générale à la mode locale se 
soit accomplie dans des conditions plus caractéristiques, ni qui attes- 
tent mieux l'invasion toute-puissante du cosmopolitisme. On sait en 
effet qu'U n'y avait rien dont la République de Venise fût aussi fière, 
jadis, que de la permanence de ses mœurs et de ses traditions natio- 
nales. Elle veillait à leur conservation avec un soin jaloux, multipliant 
les lois et les décrets pour s'opposer à l'importation des nouveautés 
étrangères. La réglementation du costume, notamment, faisait l'ob- 
jet d'un code spécial, accompagné des sanctions les plus rigoureuses ; 
et un corps spécial de fonctionnaires, le Comité des Pompes, formé 
d'un inquisiteur, de trois provéditeurs, et de trois supra-provédi- 
teurs, avait pour mission expresse d'assurer le maintien des anciens 
usages : jouissant, avec cela, d'une autorité considérable, et disposant 
même d'une police particulière, que dirigeait un officier entièrement 
soumis à ses ordres. Le Comité des Pompes avait partout libre accès : 
nobles et bourgeois étaient tenus de se conformer à ses décisions, qui 
étaient affichées d'office, en belle place, dans toutes les échoppes des 
tailleurs, des bottiers, des brodeurs, et des coiffeurs de la République, 
et solennellement lues du haut de la chaire, le dimanche, dans toutes 
les églises. Fondé de temps immémorial, son pouvoir était resté si 
grand jusqu'aux dernières années du xvii^ siècle, qu'en 1660 les nobles 
et les patriciennes de Venise s'habillaient encore de la même façon, ou 
à peu près, que leurs aïeux et leurs aïeules du temps de Titien. 

Mais un jour vint oii la mode l'emporta sur l'orgueil national; et 
dès ce jour le Comité des Pompes eut beau vouloir résister, n eut beau 
protester, sévir, adjoindre à sa pohce spéciale toute la police et toute 
l'armée de la République : le courant qu'il essayait d'arrêter pour- 
suivait sa marche, de telle sorte qu'après un demi-siècle de lutte le 
malheureux comité dut s'avouer vaincu. Histoire à la fois comique et 
touchante : comique lorsqu'on en regarde le détail particulier, mais si 
touchante, si profondément triste, quand on songe qu'avec ces modes 
anciennes c'était l'originahté, la beauté, la grandeur même de Venise 
que le Comité des Pompes s'évertuait à défendre! Hélas, le progrès 
triomphe désormais sans obstacle dans la ville des doges; la place 
Saint-Marc, le quai des Esclavons, la Merceria sont remplis de bazars, 
où nobles et bourgeois trouvent tout faits d'élégans costumes à la 
mode de Berlin ; et le moment est prochain oii les vaporetti auront 
chassé du Grand-Canal la dernière gondole. 

En 1668,1e patricien Scipione Collalto, revenant d'un voyage .à 



220 REVUE DES DEUX MONDES. 

Paris, se montra sur la place Saint-Marc la tête couverte d'une belle 
perruque. Quelques jours après, tous les nobles de Venise s'étaient 
fait couper les cheveux et portaient perruque. Le changement fut si 
brusque, et prit des proportions si énormes, que le Comité des Pompes, 
pour y mettre bon ordre, dut réclamer l'appui des inquisiteurs d'État. 
Et un décret parut, interdisant sous les peines les plus sévères le port 
de la perruque. Force était de se soumettre. Il ne fut même point 
permis aux Vénitiens d'attendre, pour revenir à l'ancienne mode, que 
leurs cheveux eussent un peu repoussé. Seul l'avogador Lorenzo 
Donato, qui était chauve, obtint, à force de larmes et de supplications, 
de porter une petite perruque en forme de calotte. Et bientôt il y eut 
à Vemse une foule d'hommes de tout âge et de toute condition qui 
s'aperçurent qu'ils étaient chauves, ou qu'ils allaient le devenir. |Le 
Comité des Pompes fut assailU de pétitions. Il ne cédait point, mais 
il tolérait, se réservant de sévdr si la mode nouvelle se généralisait. 
La perruque reparaissait, d'autant plus haute qu'on la portait mainte- 
nant sans se faire couper les cheveux, dans la crainte d'avoir encore à 
l'abandonner. Et bientôt la mode se 'généralisa à un tel point, que 
toute possibihté de résistance parut désormais impossible. Le Sénat 
essaya bien encore, le 7 [mai 1701, de créer une commission spéciale 
« chargée d'entrer dans toutes les maisons de la ville, et de dresserjla 
liste des personnes portant perruque »; mais en 1709 on vit le doge 
lui-même, Giovanni Cornaro, se présenter au Conseil la tête coiffée 
d'une perruque; et dès lors le Comité des Pompes fut définitivement 
forcé de se résigner. 

Il y eut en revanche de vieux patriotes, et même quelques jeunes 
enthousiastes, qui ne se résignèrent point, et prétendirent rester fidèles 
à l'ancienne mode nationale. C'est ainsi qu'un jeune gentilhomme, 
Antonio Gorrer, organisa une Ugue de deux cent cinquante patriciens, 
qui tous s'engagèrent par serment à ne point porter de perruque. Mais 
quelques années à peine s'étaient écoulées, que l'héroïque Gorrer restait 
seul de toute sa ligue, aucun de ses deux cent quarante-neuf compa- 
gnons n'ayant osé continuer à se singulariser, ni résister davantage à une 
mode aussi contagieuse . Un autre j eune noble, Nicola Erizzo , se montrait, 
lui aussi, avec ses cheveux naturels : mais ce n'est point pargoût qu'il 
se passait de perruque. Il aAait au contraire au sommet du crâne une 
affreuse cicatrice, souvenir d'un coup de sabre reçu naguère dans des 
conditions assez humiliantes; et il eût été ravi de pouvoir la cacher. 
Mais son père, par testament, avait déclaré que celui de ses enfans qui 
porterait perruque serait aussitôt déshérité, et que sa part de patri- 
moine serait attribuée à l'hôpital délia Pieta. Encore Nicolo finit -il par 
faire casser le testament paternel; et une convention avec les gérans 
de l'hôpital lui permit de se couvrir la tête de la perruque à la mode. 



REVUES ÉTRANGÈRES. 221 

La perruque n'eut plus alors d'autres adversaires à Venise que 
quelques extravagaus, comme le poète Carlo Dottori, ou comme ce 
Luigi Foscarini di Paolo, qui, ne pouvant se décider à choisir entre 
l'ancienne et la nouvelle mode, avait du moins essayé de les concilier. 
Les historiens le citent comme la dernière barbe qu'on ait vue à Venise 
au xviu'^ siècle. 

Mais à défaut du Comité des Pompes, un autre pouvoir s'occupait 
de réglementer le port de la perruque : d'année en année, la mode 
amenait de France quelque façon nouvelle, qui devenait aussitôt la seule 
honorable. Tour à tour on vit à Venise des perruques à la courtisane, à 
la dauphins, ringl autres variétés sans cesse plus étranges et plus com- 
pliquées. Et non seulement les nobles Vénitiens prenaient au dehors 
les modèles de leurs perruques, mais ils entendaient encore s'appro- 
visionner au dehors de leurs perruques elles-mêmes; et toute 
perruque confectionnée par un coiffeur vénitien était infailUblement 
tenue pour un indice de pauvreté ou de mauvais goût. En 1705, les 
provéditeurs déclaraient dans un rapport qu'une des causes d'appau- 
vrissement de l'État était « l'importation de cheveux blancs d'origine 
flamande. » Pour y remédier, on s'avisa, quelques années plus tard, 
de faire venir des duchés de Parme et de Toscane les produits destinés 
à la confection des faux cheveux. Mais les nobles Vénitiens ne vou- 
laient décidément pas des produits locaux; et les perruquiers ne 
purent leur faire admettre ces coiffures indigènes qu'en les leur vendant 
aussi cher que les françaises et les flamandes. 

Par un phénomène singulier, les dames de Venise restèrent atta- 
chées beaucoup pluslongtempsqueles hommes aux modes nationales. 
Mais lorsque, le 16 août 1725, elles virent, à la Scuola di San Rocco, 
deux Anglaises coiffées de hautes perruques, c'en fut fait pour tou- 
jours de leur fidéhté aux coiffures anciennes. En vain « leurs frères, 
leurs maris, leurs amans » protestèrent-ils contre une mode contre 
laquelle nous ne voyons pas trop d'ailleurs le droit qu'ils avaient de 
tant protester : dès l'année suivante il n'y eut pas à Venise une seule dame 
qui ne portât sur la tête des montagnes de faux cheveux. Et bientôt les 
coiffeurs furent si nombreux, et devinrent des personnages si impor- 
tans, que ce fut un lieu commun pour les auteurs comiques de les 
mettre en scène, et pour les moraUstes de déplorer leur triomphe. En 
1797, la corporation des perruquiers vénitiens comptait 852 membres. 
« Et ainsi, ajoute M. Malamani, tandis que nos forteresses tombaient, 
facile proie, aux mains de l'ennemi, sans trouver un soldat pour les 
défendre, un bataillon composé de près d'un milher d'hommes se 
tenait prêt à défendre le toupet, la perruque, et tous les artifices des 
cheveux en faux ! » v 



222 REVUE DES DEUX MONDES. 

Passons maintenant à l'histoire du vêtement. Nous retrouverons 
ici encore une comédie toute semblable, les mêmes beaux efforts 
de résistance aboutissant à la même défaite. L'ancienne loi de Venise 
ordonnait à tous les jeunes gens nobles, jusqu'à leur entrée dans 
le Grand Conseil, de se vêtir exclusivement de noir, sans ornement 
d'aucune sorte, sauf une bande de dentelles autour du justaucorps; 
toute infraction à cette loi était punie d'une amende de 250 ducats, et 
d'une amende double en cas de récidive. Mais, sur ce point, la pous- 
sée de la mode fut si forte que du premier coup le Comité des Pompes 
parait avoir renoncé à la lutte. « Nulle part au contraire, dit l'auteur 
italien, on ne ^dt des costumes de couleurs plus variées, avec plus de 
broderies d'or, d'argent, et de soie, ni un plus grand luxe de dentelles 
aux manches et au cou ; et cela sans que personne ait eu à payer la 
plus petite amende. » Le seul signe de protestation du Comité des 
Pompes fut de promulguer en 1733 un nouveau décret, réglant le 
costume que l'on devait porter à la campagne, et en temps de carnaval. 
Autant, comme bien l'on pense, en emportait le vent. 

Il y a en revanche un autre point sur lequel le Comité paraît avoir 
sérieusement essayé de lutter. La loi ancienne défendait aux patriciens 
de porter par-dessus leurs vêtemens autre chose que la toge : or il 
se trouva que personne à Venise ne voulut plus de la toge ; et tous, 
jeunes et vieux, adoptèrent un beau jour l'usage espagnol du tabarro, 
ou manteau rejeté sur l'épaule. C'est alors que le Comité des Pompes 
publia un décret souvent cité, depuis lors, comme une preuve du 
monstrueux esprit de tyrannie qui régnait dans les conseils de la 
République. Ce décret interdisait « à tous restaurateurs, vendeurs 
d'eau, barbiers, etc., sous peine de mort, de recevoir chez eux des patri- 
ciens vêtus du tabarro. » Et en effet la peine était un peu dure; mais 
non seulement personne ne s'est jamais a\isé de l'appliquer ; il ne 
semble pas même que jamais personne ait été inquiété pour avoir contre- 
venu à ce fameux décret, auquel, cependant, il n'y avait personne qui 
ne contrevînt. Seul un jeune noble, qui sans doute l'avait bien voulu, 
fut un jour arrêté en flagrant déUt. Les inquisiteurs d'État le firent 
comparaître devant eux; mais pour tout châtiment ils lui adressèrent 
un beau discours, après quoi ils le congédièrent; et leur admonestation 
ne paraît pas avoir empêché le j eune homme de porler un tabarro jusqu'à 
la fin de sa \\e. La mode du manteau prospéra même si bien, en dépit 
de tous les décrets, qu'en 1751 le tailleur bolonais Paolo Ferri s'acquit 
à la fois la gloire et la fortune pour avoir inventé « un manteau à quatre 
couleurs, qui coûtait lOOsequins, et pouvait être porté de quarante- 
six manières différentes. » 

Ainsi le Comité des Pompes échoua pitoyablement dans ses velléités 
de lutte contre les patriciens de Venise; et il échoua de même dans ses 



REVUES ÉTRANGÈRES. 223 

tentatives de répression, lorsque les dames prirent fantaisie, à leur tour, 
de rompre avec les anciens usages pour se conformer aux modes pari- 
siennes. En vain le galant comité leur faisait sans cesse de nouvelles 
concessions, étendant d'année en année la limite des ornemens qu'elles 
pouvaient porter sans enfreindre la loi. En vain à ces mesures de 
tolérance il joignait la menace de nouvelles rigueurs, décrétant par 
exemple que toute dame qui aurait porté en public une robe de cou- 
leur, ou simplement des bijoux, serait pendant trois mois reléguée 
dans sa maison, avec défense d'y recevoir des Adsites que de ses pro- 
ches parens. Les dames vénitiennes se souciaient bien de ces tolé- 
rances et de ces rigueurs ! Une seule chose les préoccupait : d'être vêtues 
conformément, non pas à l'ancienne loi de Venise, ni à la nouvelle, 
mais à la poupée de Paris, cette fameuse poupée quia précédé la gra- 
vure de modes, et qu'elles pouvaient voir tous les ans, durant la foire 
de l'Ascension, exposée dans une boutique de la Merceria. Et bientôt 
ce ne fut plus une fois par an, mais une fois par mois, et bientôt pres- 
que une fois par jour que la poupée se montra aux dames vénitiennes 
vêtue d'une robe nouvelle. Encore dans la seconde moitié duxvm** siè- 
cle, la mode parisienne ne suffit-elle plus à leur folie de nouveauté. On 
leur offrit en outre la mode turque, la mode russe, la mode anglaise 
et la mode allemande ; et une des patriciennes les plus belles de Venise, 
Cecilia Tron, mérita d'être appelée la mode universelle pour l'innom- 
brable variété des accoutremens dont elle s'ornait tour à tour. 

Le Comité des Pompes, débordé, voulut du moins tenter un der- 
nier effort. Le 7 août 1749, il émit un décret obligeant les dames à se 
vêtir de noir pour entrer dans les églises. Peine perdue ! on ne voulait 
plus entendre parler de noir, ni de décrets, ni d'économie. « Qu'ai-je à 
faire d'une belle dot ? disait un personnage de Goldoni à un -vieux doc- 
teur qui voulait le marier. Ne voyez-vous pas comme sont faites les 
femmes d'à présent ? Si elles ont cent mille sequins, elles en dépense- 
ront deux cent mille : la mode nous ruine, et pour avoir de quoi les 
vêtir à leur gré il nous faudrait des fortunes qui n^ s'épuisent pas !» 

Dans un dernier chapitre M. Malamani nous raconte plus en détail 
les efforts et les défaillances du Comité des Pompes. Dès les premières 
années du xvni® siècle, les provéditeurs se plaignent au doge du relâ- 
chement des coutumes, et lui demandent par quel moyen ils y pour- 
ront remédier. Mais le doge n'en sait pas plus que les provéditeurs. De 
1700 à 1709, c'est entre lui et le comité une longue série de rapports, 
de négociations, et de discussions, mais toujours sans effet. Et peu à 
peu un découragement s'empare de ces excellentes gens, qui ne va plus 
cesser désormais d'aller grandissant. Ils s'aperçoivent que le mal est 
sans remède, et cela parce que les seuls hommes qui dans l'État pour- 



224 REVUE DES DEUX MONDES. 

rai ent les soutenir avec fruit, les sénateurs et les hauts fonctionnaires, 
sont précisément les premiers à enfreindre la loi. « Le vrai, le prin- 
cipal, l'infaillible remède au mal dont soufire la République, je le 
connais et je vais vous le dii'e franchement, écrivait au doge le pro- 
véditeur Paolo Renier. Cet unique remède est le bon exemple. C'est à 
ceux qui gouvernent la République de conduire les autres dans le droit 
chemin. » Le découragement devient si profond qu'on ne s'inquiète 
même plus des causes du mal, et qu'on le subit avec une résignation 
fataliste : en 1733, le Sénat déclare que l'État souffre d'un monstrueux 
accroissement de luxe, « maladie funeste à tous les États, mais plus 
particulièrement encore à une république. » Et il vient même un 
moment où, après s'être résignée à la maladie, Venise, dégénérée, finit 
par s'en féhciter. « Jamais il n'a été ni ne sera possible, dit un Rap- 
port svr le luxe présenté au doge dans les dernières années du siècle, 
d'entraver les variations de la mode : la mode, en effet, est fille du 
génie varié de toute nation cultivée, et se lie intimement au cours gé- 
néral des révolutions humaines. » 



C'est vers le même temps, ou à peu près, que « le cours général des 
révolutions humaines » amenait en Itahe, chassé de France pour plus 
d'un quart de siècle, le comte d'Artois, dont M. G. Roberti nous conte, 
dans la Nuova Antologia, le long et mélancolique séjour à la cour de 
Turin. L'étrange destinée que celle de ce prince! On eût dit que la 
nature, tout en lui accordant les dons les plus heureux, l'avait con- 
damné à se rendre insupportable, partout et toujours, au long de sa 
vie. En France et dans l'exil, il agaçait, vexait, exaspérait tout le 
monde. Et la môme joie que témoignèrent ses compatriotes, à deux 
reprises, en se voyant débarrassés de lui, il semble bien que son 
départ l'ait produite tour à tour dans chacun des lieux où il a séjourné. 
Jamais un homme ne fut aussi constamment, aussi universellement 
« mal venu ». A la cour de Turin, en particulier, dès le premier jour, 
il n'y eut personne qui ne fût gêné de sa présence; et les nombreux 
do eu mens extraits par M. Roberti des archives d'État de Turin sont 
tous remplis à son endroit de récriminations si amères, qu'on finit par 
se sentir plutôt entraîné à le plaindre, et à prendre son parti contre 
des hôtes vraiment trop désolés de leur hospitalité.. 

Encore n'est-ce point de bon cœur que lui fut accordée cette hospi- 
talité. Lorsque de Bruxelles, où il s'était d'abord réfugié, il demanda 
à son beau-père l'autorisation de venir demeurer dans ses États, non 
seulement Yictor-Amédée exigea qu'il obtînt d'abord le consentement 
de Louis XVI, mais il chargea encore un de ses conseillers de « sonder 



REVUES ÉTRANGÈRES. 225 

adroitement à ce sujet les dispositions des États Généraux », ce qui 
dénotait chez lui, unie à tant de prudence, une assez forte dose d'in- 
génuité. Enfin le comte d'Artois fut autorisé à s'établir en Piémont: 
mais ce fut à la condition expresse « qu'il liabiterait à la campagne, 
incognito, avec sa famille et les gentilshommes de sa suite », et qu'à 
aucun prix il « ne permettrait aux émigrés de consjjirer sur le sol 
piémontais. » 

Jour par jour, les agens de Victor-Amédée le tiennent au courant 
des moindres détails du voyage du comte d'Artois. Dans les premiers 
jours d'août on l'attend à Bâle, où sont armées déjà Polignac et 
plusieurs de ses familiers. Le 13 août il est à Berne, où le rejoint sa 
maîtresse bien-aimée,M™^ dePolastron. Il veut ensuite entrer en Savoie 
par Évian, où se trouve le duc de Chablais, frère de Victor-Amédée. 
Mais celui-ci, on ne sait trop pourquoi, se refuse à le voir : de telle 
sorte que le comte d'Artois est contraint de prendre un autre chemin, 
passant par Schaffhouse, le Tyrol, et Milan. A Zurzach, près de 
SchafFhouse, la foule le reconnaît, et commence à le huer. « Il 
vouloit continuer sa route sans s'arrêter, écrit à Victor-Amédée son 
ambassadeur d'Espines, mais le voiturier suisse qui le conduisoit n'a 
pas voulu obéir, ayant, dit-il, à faire rafraîchir ses chevaux. Le 
prince est sorti de voiture et a marché, dit-on, plus de deux heures, 
avant qu'il ait été rejoint par ses voitures. » A Milan, quelques jours 
après, pendant une représentation au théâtre de la Scala, des cour- 
tisans ayant voulu l'acclamer, la plus grande partie de l'assistance se 
met à siffler; et le tapage devient tel que le malheureux prince est 
forcé de quitter la salle. Le ii septembre enfin, à 11 heures du matin, 
il arrive à Moncalieri, où « Victor-Amédée, — disent les registres 
officiels, — l'accueille comme un fils, venant à sa rencontre jusque 
dans le vestibule du château. » 

Bientôt sa femme, la douce et bonne Marie-Thérèse de Savoie, vient 
le rejoindre dans son exil. « J'étais par hasard à Versailles quand elle 
en est partie, écrit le Florentin Filippo Mazzei; presque tous les habi- 
bitans de la ville, mais en particulier les dames, vinrent sur la grande 
place du château pour la voir une dernière fois. Quand elle parut, les 
dames se jetèrent à ses genoux, priant Dieu de lui donner un bon 
voyage, et delà faire vite revenir. » Hélas! jamais plus cette « angé- 
Uque princesse », comme l'appelle Mazzei, jamais elle ne devait reve- 
nir à Versailles ; et l'on ne peut même pas dire que Dieu lui ait donné 
un bon voyage, si l'on songe que son mari, qu'elle allait rejoindre, se 
souciait moins que jamais de l'avoir près de lui, tout entier à sa folle 
passion pour M""" de Polastron. 

Le 25 septembre, la famille du comte d'Artois se trouve au complet 
dans le château de Moncalieri. « Le roi, — écrit dans son journal 
TOME cxxxv, — 1896. 15 



226 REVUE DES DEUX MONDES. 

Charles-Félix, alors duc de Gênes, — nous envoya co jour-là, Mont- 
feiiier, Maurienne et moi, au bas de l'escalier, pour recevoir les en- 
fans d'Artois. Le comte d'Artois les conduisit lui-même ; nous les avons 
embrassés, et nous les avons conduits en haut. Quoifju'ils fussent dans le 
plus grand déshabillé, ces deux enfans sont charmans. D'Angoulème, qui 
est Fainé, a quatorze ans; il n'est pas fort grand pour son âge, mais il 
est bien fait, il se présente bien, et parle, raisonne comme un homme 
fait. Berry, qui est le cadet, n'est âgé que de onze ans et demi ; il est 
fort petit, gras et très joli. 11 est aussi bien aimable. » 

Quelques jours après, le malencontreux effet de l'arrivée du comte 
d'Artois se fait déjà sentir autour de lui. « Jusqu'à l'arrivée des Fran- 
çais, écrit le duc de Gênes, nous avons vécu en union et sans alarmes. 
Mais l'impertinence de cet étranger (le comte d'Artois), et le dessus 
qu'il prit d'abord sur l'esprit de Piémont (le prince de Piémont), nous 
choqua tout à fait et nous fit lever le masque. Nous n'avons plus té- 
moigné de respect pour lui, en laissant même apercevoir que sa liai- 
son avec cet étranger nous otîensait beaucoup. Les Coudés parurent 
pendant quelque temps humbles et respectueux ; aussi j'étois plutôt 
bien avec le duc d'Enghien; mais voyant que le comte d'Artois, avec 
toute son effronterie, avait si bien réussi, ils voulurent l'imiter et de- 
vinrent aussi abandonnés ; et nous ne leur avons plus fait aucune po- 
litesse. » 

Quel était donc le crime du comte d'Artois? Sa liaison avec le 
prince de Piémont n'avait rien que de fort naturel : n'était-il pas dou- 
blement son parent ? Mais on lui en voulait surtout de « faire des can- 
cans », de mettre en circulation des « bruits malveillans ». A tort ou 
à raison, on l'accusait d'avoir transporté à la cour de Savoie les pe- 
tites intrigues de ce Versailles, que les Piémontais paraissent d'ail- 
leurs s'être figuré comme un Ueu fantastique de délices et de déprava- 
tion : car à tout moment les documens officiels constatent que, « bien 
qu'il fût habitué au luxe de la cour de Versailles », le comte d'Artois a 
pris un grand plaisir aux fêtes où il a assisté. 

Ces fêtes cependant, ni les intrigues de la cour, ne consolaient le 
prince de l'absence de sa chère maîtresse. En vain le fidèle Vaudreuil, 
à la garde de qui était confiée M™" de Polastron, il l'engageait à se con- 
duire avec grande mesure « pour ne point achever de perdre à Turin 
sa considération personnelle. » Il se résignait, prenait patience ; mais 
bientôt sa passion l'entraînait à de nouvelles folies. Deux fois Vau- 
dreuil dut consentir à lui amener M™® de Polastron à Turin, où 
chacun fut aussitôt informé du scandale. 

Il n'était pas homme non plus à garder longtemps l'incognito, que 
son beau-père lui avait d'abord imposé. « Hors de la cour, il se faisait 
toujours appeler le marquis des Maisons ; mais il avait établi dans son 



REVUES ÉTRANGÈRES. 227 

palais un train tout à fait princier. Il avait l'attitude non d'un fugitif 
qui a trouvé un asile, mais d'un prince qui entend se faire respecter. » 
Une petite cour s'était constituée autour de lui, bruyante et imperti- 
nente, qui avait achevé d'exaspérer tout le monde. Et l'on ne fut qu'à 
demi enchanté d'apprendre l'échec de la tentative d'assassinat dirigée 
contre lui par un certain sergent Comes, natif de Cailloux en Lan- 
guedoc. « Cet homme, écrit l'ambassadeur d'Espines,a juré de purger 
la terre d'un prince qui a fait beaucoup de mal à sa patrie ; ajoutant 
qu'n étoit encouragé dans son dessein par quelqu'un qui pourroit un 
jour faire la loi aux puissans mômes. » Mais rien ne sortit de ce mj^s- 
térieux projet, non plus que de plusieurs autres également « dirigés 
contre le comte d'Artois par la faction orléaniste. » Et le comte d'Ar- 
tois restait toujours à Turin, détesté de la ville, détesté de la cour, où 
l'on avait même fini par l'exclure des fêtes officielles. Un jour enfin, le 
i janvier 1791, il comprit que sa situation devenait impossible, et 
partit. « Ce matin, rapporte le journal d'im courtisan, le royal comte 
d'Artois est parti pour Milan ; l'incertitude de son retour à notre cour 
royale a rendu bien amère à tous la séparation d'avec lui, mais parti- 
culièrement à sa royale épouse et à ses tendres fils. » Il allait à Venise, 
où l'attendait M""" de Polastron. 

On le re\it encore à Turin deux mois après, mais pour une quin- 
zaine de jours seulement. Et ce fut dans tout le royaume une joie bien 
sincère quand on apprit qu'il s'était définitivement fixé à Coblence, de- 
venue désormais la « capitale de l'émigration. » 

T. DE Wyzewa. 



CHRONIQUE DE LA QUINZAINE 



30 avril. 

Nous avions, il y a quinze jours, un ministère Bourgeois et nous 
avons aujourd'hui un ministère Méline. C'est un changement consi- 
dérable, mais non pas imprévu. S'il fallait s'étonner de quelque chose, 
ce serait de ce qu'un ministère radical socialiste ait pu durer cinq mois : 
il est vrai que, pendant les premiers temps, tout le monde, ou presque 
tout le monde mettait une sorte de complaisance à le laisser vivre. 
On lui a permis de faire beaucoup de mal avant qu'on eût l'air de 
s'en apercevoir, et ce mal ne sera pas facilement réparable. Son 
existence a d'ailleurs été tout artificielle, et il est mort comme nous 
avions annoncé qu'il mourrait, c'est-à-dire d'une impossibilité de 
vivre bien et dûment constatée. Lorsque les vacances parlementaires 
ont commencé, il était déjà à bout de forces; tout le monde annonçait 
sa fin prochaine. Cependant U a pu croire que quelques semaines de 
grâce et de répit s'ouvraient pour lui. La Chambre avait remis sa pre- 
mière séance au 19 mai; il est vrai que le Sénat ne s'était ajourné que 
pour très peu de jours et qu'il devait reprendre sa session le 21 avril; 
mais le Sénat oserait-il, en l'absence de la Chambre des députés, 
reprendre la lutte et la pousser jusqu'au bout? Les radicaux en 
doutaient; les socialistes le niaient. Leurs journaux mettaient le 
Sénat au déft d'assumer une responsabilité qu'ils jugeaient aussi lourde. 
Us employaient contre lui tous les procédés d'intimidation, la menace 
dii^ecte, l'injure, le dédain même, hautement affichés. Mal leur en a 
pris. Lorsque de pareils moyens ne réussissent pas, ils produisent 
l'effet diamétralement contraire à celui qu'ils se proposent. Les radi- 
caux, aussi bien ceux qui composaient le ministère que ceux qui batail- 
laient en dehors de lui, n'ont rien compris au tempérament particulier 
du Sénat. Quelques concessions, quelques égards surtout, l'auraient 
peut-être désarmé. Que demandait-il au début? Qu'on lui sacrifiât 
M. Ricard. Était-ce vraiment un sacrifice si difficile à faire ? M. le Garde 
des Sceaux ne s'était-il pas mis évidemment dans son tort par l'étrange 
désinvolture avec laquelle il avait dépossédé un juge d'instruction 
sans motif avouable? L'indépendance de la magistrature n'était-elle 
pas d'un prix aussi élevé que pouvait l'être le maintien de M. Ricard 
dans le cabinet? M. Bourgeois en a jugé autrement, et, à partir de ce 
jour, il s'est condamné lui-même à ne plus tenir aucun compte des 



REVUE. — CHRONIQUE. 229 

votes du Sénat. Une telle attitude peut être soutenue pendant quelques 
semaines, peut-être même pendant quelques mois, mais elle a néces- 
sairement un terme. Le moment vient, im peu plus tôt, un peu plus 
tard, où le ministère a besoin d'un crédit pour continuer de gouver- 
ner: le Sénat est alors maître de la situation. Le refus de voter les 
crédits de Madagascar lui a donné la victoire finale. Le gouvernement 
a dû se retirer. La question de savoir si le Sénat a ou n'a pas le droit de 
renverser les ministères s'est trouvée résolue. On pourra continuer de 
la discuter théoriquement dans les journaux: en fait, elle est tranchée. 

Les radicaux n'ont pas manqué de pousser des cris de colère 
contre la haute assemblée ; les socialistes l'ont même accusée de man- 
quer de patriotisme. Refuser les crédits nécessaires à la relève de nos 
malheureux soldats engagés à Madagascar semblait être un crime inex- 
piable. Les socialistes n'oubliaient qu'une chose, à savoir que le plus 
grand nombre d'entre eux, et les plus considérables, avaient repoussé 
les mêmes crédits à la Chambre. Pourquoi? Parce qu'ils étaient con- 
traires à la politique suivie à Madagascar. 11 leur suffisait d'avoir dés- 
approuvé le principe de l'expédition pour se croire le droit de laisser 
nos soldats en souffrance dans une île lointaine, où ils avaient été 
envoyés par la volonté du pays. Soit; mais dès lors, ils avaient mau- 
vaise grâce à s'indigner avec tant de véhémence contre le Sénat qui, 
lui, ne refusait pas les crédits, et qui attendait seulement pour les 
voter d'avoir devant lui un ministère digne de sa confiance. Il n'a 
même pas attendu aussi longtemps, et peut-être a-t-il bien fait, car il 
était difûcile de prévoir quel devait être le futur ministère, et rien ne 
garantissait qu'il serait sensiblement supérieur à celui de M. Bour- 
geois. N'avons-nous pas été un moment menacés d'un cabinet Sarrien? 
Après avoir refusé les crédits de Madagascar à M. Bourgeois pour des 
motifs politiques, n'aurait-on pas eu l'air de donner une marque de 
confiance à son successeur si on les lui avait accordés trop vite ? Le 
Sénat l'a compris. Il a montré une véritable présence d'esprit dans 
l'empressement avec lequel il a voté les crédits aussitôt après la dé- 
mission de M. Bourgeois. C'était indiquer et préciser une fois de plus 
que le ministère radical avait été le seul obstacle à son vote. C'était 
échapper au reproche de laisser inutilement, un jour de plus^ le corps 
expéditionnaire dans l'abandon. Toute cette campagne a été conduite 
avec une sûreté de main remarquable. Elle fait honneur au Sénat. 

Au reste, on se tromperait beaucoup si on croyait que c'est le Sénat 
qui a tué le ministère Bourgeois: il l'a achevé seulement, parce qu'il 
fallait bien en finir, mais le coup décisif a été porté parles conseils gé- 
néraux. Plusieurs fois déjà depuis quelques années, les conseils géné- 
raux, soit directement, soit indirectement, ont joué un rôle considé- 
rable dans notre histoire poUtique. Il y a là une force réelle, avec 
laquelle il faudra peut-être compter de plus en plus. On n'a pas oublié 



230 



REVUE DES DEUX MONDES. 



que la débâcle du général Boulanger a(commencé par un échec éclatant 
éprouvé aux élections des conseils départementaux. Le général Bou- 
langer était alors dans toute sa gloire ; une redoutable faction s'était 
formée autour de lui, et elle semblait sur le point de le porter au pou- 
voir; tous les obstacles s'aplanissaient devant ses pas. Ses amis, con- 
fians dans le mouvement d'opinion qui s'accentuait chaque jour en sa 
faveur, se sont réjouis d'avoir à exploiter des élections aux conseils 
généraux. Ils ne doutaient pas du succès sur ce terrain particulier 
après en avoir obtenu de si nombreux sur tous les autres. On sait ce 
qui est arrivé. Le général Boulanger s'est présenté dans un grand 
nombre de cantons, et il a échoué dans presque tous. Il a bien fallu 
reconnaître que sa popularité, si encombrante et si bruyante qu'elle fût, 
avait pourtant des b'mites, et n'avait pas encore pénétré dans toutes les 
parties de la population. Il restait quelque part des élémens de résis- 
tance. Aussitôt, ce que cette popularité avait de factice est apparu à 
tous les yeux. La légende s'est arrêtée en plein essor. La désillusion 
est entrée dans les esprits. Le bon sens a repris ses droits. Sans con- 
tester, alors aussi bien qu'aujourd'hui, la très grande part que le Sénat 
a prise à la démoUtion de l'idole, il faut bien reconnaître que l'œuvre de 
salut public avait été heureusement commencée par les électeurs des 
assemblées départementales. Ces électeurs sont pourtant les électeurs 
de droit commun, et si on les additionne ils s'appellent le suffrage uni- 
versel ; mais le fait même d'opérer dans une circonscription plus étroite 
est une garantie pour eux contre les entraînemens qu'ils subissent 
quelquefois dans de plus grandes. Ils ont eu à choisir entre un homme 
qu'ils connaissaient tous, avec lequel ils étaient en rapports quotidiens, 
qui était tout imprégné de leur esprit, et d'autre part un étranger qu'ils 
n'avaient jamais vu, sinon sur des images d'Épinal. Ils ont préféré au 
général Boulanger l'agriculteur qui vivait au miHeu d'eux, le médecin 
de campagne, l'industriel, l'homme d'affaires dont ils avaient en 
quelque sorte l'habitude, parce qu'ils voyaient en lui un représen- 
tant plus exact et plus fidèle. Et c'est là que nous voulons en venir. 
Les conseils généraux ne font pas de pohtique, ou du moins ils ne 
doivent en faire que très exceptionnellement ; on sait qu'une loi de 
l'Assemblée nationale, la loi Tréveneuc, les appelle à remplir des 
fonctions très importantes si les Chambres venaient à en être elles- 
mêmes empêchées. Mais ce sont là des cas exceptionnels. En temps 
ordinaire, ils ne font que de l'administration départementale. Ce n'est 
pas un paradoxe de soutenir que, précisément pour tous ces motifs, ils 
sont quelquefois mieux en situation que les assemblées politiques 
vivant à Paris de dégager et d'exprimer le sentiment vrai du pays. 

Voici, par exemple, un grand problème qui se pose, celui de l'impôt 
sur le revenu. La Chambre actuelle a montré qu'elle était parfaitement 
capable de le discuter sous toutes ses faces ; la discussion à laquelle 



REVLE. — CHRONIQUE. 



231 



elle s'est livrée a été non seulement très brillante, mais très appro- 
fondie; le parti modéré y a repris conscience de lui-même, et y a 
reformé ses cadres. Mais quand il a fallu conclure, on sait ce qu'a été le 
vote. Tant de lumière répandue du haut de la tribune a abouti à une 
équivoque. La majorité s'est ralliée à l'impôt sur le revenu, parce 
qu'elle n'y voyait qu'un principe académique, bien qu'elle condamnât 
tous les moyens possibles de l'appliquer. On lui a demandé de per- 
mettre au gouvernement et à la commission du budget de chercher 
ensemble d'autres moyens encore, et elle y a consenti, sachant d'ailleurs 
parfaitement qu'on n'en trouverait pas. Gela vient de ce que la Chambre 
est organisée en partis politiques, et que des considérations toutes po- 
litiques pèsent sur ses déterminations et les dénaturent. Il y a une 
grande différence à ce point de vue entre le député et le conseiller 
général. Combien de fois n'avons-nous pas eu l'occasion de dire que le 
premier vit dans une atmosphère artificielle, où peu à peu les objets 
se déforment à ses yeux, et prennent les uns à l'égard des autres des 
rapports tout à fait imprévus. 11 est rare qu'un député vote avec une 
parfaite indépendance d'esprit. Il appartient à un groupe, à un sous- 
groupe. Il est pour ou contre le ministère; il veut le renverser ou le 
conserver. Il a pris l'habitude de voter avec tel de ses collègues dont 
il suit volontiers l'exemple, et auquel, pour plus de sûreté. Ha confié 
sa boîte à bulletins. La longueur des sessions, en l'arrachant à la vie de 
province, à ses affaires, à ses électeurs, l'enferme de plus en plus dans 
les couloirs de la Chambre dont les murs bornent sa vue. Si on ajoute 
à tout cela les entraînemens de séance, les émotions éphémères mais 
violentes qui se produisent tout d'un coup, le désordre même où les 
plus expérimentés ont quelquefois de la peine à conserver leur sang- 
froid, on s'expliquera le désaccord qui existe trop souvent entre les 
assemblées politiques et le pays qu'elles sont censées représenter. 
Prenez au contraire le conseiller général. Il vit dans les champs ou 
dans les petites villes. C'est l'agriculteur qui passe sa journée avec ses 
fermiers. C'est le médecin qui entre dans toutes les maisons et connaît 
toutes les familles. C'est l'industriel toujours mêlé à ses ouvriers. C'est 
le notaire qui discute avec ses cliens leurs intérêts les plus secrets. 
Ceux-là, certes, vivent dans le monde réel. Ils sont continuellement 
aux prises avec les choses mêmes. S'ils appartiennent à un parti po- 
litique, du moins ils ignorent les groupes parlementaires. Lorsqu'un 
grand objet d'intérêt public, tel que l'impôt sur le revenu, se présente 
à leur esprit, ils se demandent tout de suite quel sera l'effet ou l'inci- 
dence de cet impôt sur eux et autour d'eux. Ils ne vont pas prendre 
des indications à ce sujet chez le ministre des finances, en lui deman- 
dant par la même occasion une recette buraliste pour un électeur in- 
fluent. Ils se préoccupent très peu de savoir si le cabinet a attaché ou 
non son sort au succès de la prétendue réforme. Celle-ci est-elle bonne 



232 



REVUE DES DEUX MONDES. 



OU mauvaise, voilà ce qui les touche. Ils échappent aux passions et aux 
cabales pour n'obéir qu'au bon sens pratique si heureusement répandu 
dans le pays. La brièveté de leurs sessions ne leur permet pas d'y 
compromettre la rectitude de leur jugement individuel. Aussi lorsqu'on 
leur demande une consultation, s'empressent-ils de la donner nette et 
claire, sans aucune de ces circonlocutions tortueuses, de ces sous- 
entendus obscurs qu'affectent trop souvent les motions parlementaires. 
Nous venons d'en avoir une preuve de plus. 

Où l'on voit à quel point le ministère se faisait des illusions, c'est 
que, bien loin de se dérober à cette consultation des conseils généraux, 
il a paru au contraire la désirer, la provoquer. Des instructions dans 
ce sens ont été envoyées aux préfets. Ils auraient pu s'opposer à ce 
que les assemblées départementales émissent des vœux sur un objet 
qui, sans être politique par lui-même, l'était devenu à travers les dis- 
cussions de la Chambre et les polémiques de la presse. Iné\i table - 
ment, la condamnation de la réforme devait rejailhr sur le cabinet. 
Mais les radicaux, à force de le répéter, avaient fini par croire qu'ils 
avaient le pays avec eux. Ils s'étaient étourdis eux-mêmes du bruit 
qu'ils faisaient à Paris et que leurs amis répercutaient en province, et 
ils le confondaient complaisamment avec la voix même de la nation. 
Le ministère est donc allé spontanément au-devant d'un échec qui, pour 
nous, n'était pas douteux. Presque tous les conseils généraux se sont 
prononcés sur la question qui leur était soumise. Une soixantaine 
d'entre eux ont repoussé l'impôt sur le revenu avec ses caractères 
essentiels, qui sont la déclaration dite globale faite par le contribuable, 
ou la taxation d'office. Les mots de déclaration globale et de taxation 
arbitraire ont servi partout à caractériser le genre d'impôt dont on ne 
voulait pas. Il va sans dire que les conseils départementaux ne sont 
pas ennemis des réformes ; ils en demandent au contraire ; mais ils 
repoussent celle que MM. Bourgeois et Doumer ont imaginée. Ils 
acceptent l'impôt sur les revenus, qui n'est que le développement de 
notre système actuel ; ils expriment le désir que tous les revenus soient 
taxés, non pas suivant une règle uniforme, mais suivant la nature par- 
ticulière de chacun d'entre eux; ils trouvent généralement que la terre 
est trop chargée par rapport aux valeurs mobihères ; enfin ils indiquent 
dans quelle voie ils voudraient voiries pouvoirs publics s'engager, aûn 
de les détourner plus sûrement de celle qu'ils condanment. Un très petit 
nombre de conseils départementaux, cinq ou six tout au plus , n'ont émis 
aucune opinion. Dans tous les autres la question a été agitée, et parfois 
avec beaucoup de chaleur. Lors même que les modérés n'avaient pas 
la majorité, ils n'ont pas hésité à livrer bataille, ne fût-ce que pour 
saisir l'opinion et pour se compter. C'est ainsi qu'à Toulouse M, Pierre 
de Rémasat a présenté contre l'impôt sur le revenu un vœu très bien 
rédigé qui a obtenu 10 voix contre 19. Nous citons ces chiffres pour 



REVUE. CHRONIQUE. 233 

montrer que, lors même qu'ils se savaient battus d'avance, les modérés» 
à force de courage, n'en sont pas moins parvenus à réunir des mino- 
rités importantes. On a vu des conseils généraux, comme celui du 
Nord, se séparer avec éclat de la représentation politique du dé- 
partement. Les députés du Nord, après des hésitations qui avaient fait 
croire successivement à tous les partis qu'ils pouvaient compter sur 
eux, obéissant, dit-on, à des influences administratives, avaient fini par 
se prononcer à la Chambre dans le sens du ministère et par lui apporter 
un concours qui n'avait eu rien de discret. L'un d'eux avait lu à la tri- 
bune une déclaration solennelle dont la Chambre s'était amusée, mais 
qui n'en avait pas moins exercé quelque influence sur son vote. Le 
conseil général du Nord a désavoué ses députés. On a beaucoup re- 
marqué aussi que le conseil général de la Marne, qui est le propre dépar- 
tement de M. Léon Bourgeois, a voté contre l'impôt sur le revenu. Les 
amis du gouvernement ont fait de leur mieux pour provoquer un 
vote contraire ; ils n'y ont pas réussi. Ils ont demandé alors que les 
conseillers républicains exprimassent sous une forme quelconque leur 
sympathie personnelle pour M. Bourgeois; on le leur a refusé. Tant 
d'efforts pour empêcher les manifestations hostiles, ou pour en atténuer 
les conséquences, n'ont fait qu'en accentuer la graA'ité. L'échec a été si 
général, si complet, si é\ident, que les radicaux et les socialistes n'ont 
pas cherché à le contester. IDès ce moment, le cabinet était perdu. 
Si on se rappelle dans quelle faiblesse il était déjà tombé au moment 
de la séparation des Chambres, on comprendra l'impossibihté pour 
lui de se relever du rude coup qui venait de l'atteindre en pleine poi- 
trine. Toute la question était de savoir comment il mourrait, et ici 
encore il nous réservait des surprises. N'ayant pas vécu, il n'a pas 
voulu non plus mourir comme tout le monde.' Donner purement et 
simplement sa démission au président de la République ne lui a pas 
paru une mise en scène digne de lui. Mais il faut revenir au récit des 
faits. 

Le Sénat s'est réuni le 21 avril : dès sa première séance, il a ren- 
versé le ministère. Ce n'a pas été long, comme on le voit. Les crédits 
de Madagascar ont servi de prétexte. Objet d'un nouveau vote de 
défiance qui le frappait en quelque sorte matériellement, le ministère 
s'est retiré. On assure que cette décision n'a pas réuni l'unanimité, 
peut-être même la majorité des ministres : M. le Président du conseil 
aurait dû prendre sur lui de déclarerque, pour son compte, il était for- 
mellement résolu à se démettre. Sa démission entraînait celle de tous 
ses collègues. M. Léon Bourgeois s'est rendu chez M. le Président de 
la République pour lui faire part de cette détermination, qu'il a pré- 
sentée comme irrévocable : toutefois, il a exprimé le désir que sa 
retraite ne fût rendue publique que lorsque le cabinet aurait pu com- 
paraître une dernière fois devant la Chambre. En sortant de l'Elysée; 



231 REVUE DES DEUX MONDES. 

M. Bourgeois a couru chez M. Brisson, et l'a prié de convoquer l'assem- 
blée. Les choses se sont passées conformément à ce programme, 
c'est-à-dire d'une manière assez peu correcte. Sans doute M. Brisson 
avait le droit, peut-être même le devoir de convoquer la Chambre ; mais 
ce n'était pas à un ministère qui virtuellement n'existaitplus à lui deman- 
der de le faire. S'il avait agi spontanément, il n'y aurait eu rien à dire : 
on aurait approuvé ou contesté l'opportunité de sa décision, mais on 
l'aurait trouvée légitime. Le malheur est que M. Brisson n'a pas agi 
spontanément : il a été conseillé, dirigé, poussé par M. Bourgeois. Que 
voulait celui-ci? Il voulait, comme l'événement l'a montré, remettre 
sa démission beaucoup plus à la Chambre qu'au Président de la Répu- 
blique. C'est la première fois qu'un fait pareil se produit. Il ne sert à 
rien de dire que, dans ses traits essentiels, la situation était sans pré- 
cédons, car cela n'est pas exact. Il est arrivé à plusieurs reprises déjà 
qu'un ministère qui avait encore la majorité à la Chambre ait donné sa 
démission devant un vote contraire du Sénat. M. Tirard, pour ne citer 
que lui, n'a pas hésité à le faire. La Chambre, alors, était en session : 
13. n'était pas nécessaire de la rappeler de pro\dnce; pourtant M. Tirard 
n'a pas eu l'idée d'aller lui rendre des comptes qu'il ne devait qu'au 
Président de la République. En sortant du Luxembourg, il s'est rendu 
à l'Elysée sans passer par le Palais-Bourbon. M. Bourgeois a trouvé 
cela trop modeste. Après avoir essayé de supprimer le Sénat au profit 
de la Chambre, il a essayé de lui sacrifier aussi quelque chose des 
prérogatives du Président. Il semble que la Chambre aurait dû lui 
savoir gré de tant d'attentions, et c'est évidemment ce qu'il espérait; 
mais il s'est trompé. Rien n'égale la froideur avec laquelle il a été 
accueilU. Il n'avait pas, bien entendu, à attendre des applaudisse- 
mens de ses adversaires : quant à ses amis, la plupart d'entre eux 
étaient cruellement déçus, inquiets, désorientés; les plus ardens, radi- 
caux avancés et socialistes, l'accusaient d'une coupable défaillance; 
quelques-uns même ont parlé de trahison. Lorsque M. Bourgeois est 
descendu de la tribune et que, suiii de ses collègues, il a quitté la 
salle des séances, aucune manifestation de regret n'a accompagné sa 
retraite, qui ressemblait à une fuite. Il était difficile de finir plus 
lamentablement. 

La Chambre, alors, est restée livrée à ses propres inspirations. Son 
devoir, en l'absence de tout gouvernement, aurait été de lever sa 
séance, et de charger son président de la convoquer de nouveau lors- 
qu'il y en aurait un. Mais les radicaux et les socialistes n'ont pas laissé 
les choses se passer ainsi. S'ils ont tout de suite oublié M. Bourgeois, 
ils ne se sont pas oubliés eux-mêmes : ils n'ont eu d'autre pensée que 
de se li\'Ter à une manifestation quelconque, en vue d'exercer une 
pression énergique sur M. le Président de la République. M. Ricard, 
député radical de la Côte-d'Qr, qu'il ne faut pas confondre avec l'ancien 



REVUE. CHROMQUE. 235 

garde des sceaux, et M. Goblet se sont empressés de déposer des 
motions inspirées à ce point du mémo esprit qu'elles n'ont pas tardé 
à se fondre en une seule. Il s'agissait d'affirmer la « prépondérance » 
de la Chambre sur le Sénat, et de déclarer qu'on était résolu à persé- 
vérer dans la voie des réformes démocratiques. Des mots! des motsi 
aurait dit Hamlet. Si on entend, lorsqu'on parle de prépondérance de 
la Chambre, que celle-ci doit jouer le rôle le plus actif dans la vie 
politique, parce qu'elle est issue du suffrage universel, qu'elle est 
renouvelée intégralement à des intervalles assez rapprochés, qu'elle est 
d'ailleurs la plus jeune et la plus nombreuse, on constate un fait contre 
lequel personne n'a jamais protesté. Le Sénat n'a pas émis la prétention 
d'exercer la moindre prépondérance sur la Chambre des députés : il 
entend seulement se réserver le droit que la constitution lui donne 
de congédier lui aussi un ministère ou, si l'on veut, de le mettre dans 
l'impossibilité de gouverner, lorsqu'il juge décidément que ce minis- 
tère gouverne trop mal et qu'il compromet les intérêts vitaux du pays. 
Le droit du Sénat n'empiète en rien sur celui de la Chambre : il existe 
et s'exerce parallèlement. Le Sénat a la sagesse de n'en user que dans 
des cas extrêmement rares : on ne cite que deux ou trois ministères 
qui se soient retirés devant ses votes depuis que fonctionne la consti- 
tution actuelle, tandis que ceux que la Chambre a démolis se chiffrent 
par vingtaines. Les choses doivent se passer ainsi: U importe que le 
Sénat puisse condamner effectivement un ministère, et qu'il ne le 
fasse d'ailleurs presque jamais. S'U ne pouvait pas le faire, il ne serait 
rien; s'il le faisait trop fréquemment, il ajouterait le plus dangereux 
coefficient à l'instabilité gouvernementale qui reste le principal ^ice 
de nos institutions. Mais à quoi bon discuter ces questions de casuis- 
tique constitutionnelle? Que la Chambre affirme tant qu'elle voudra 
sa prépondérance ! eUe n'empêchera pas l'opposition du Sénat d'être 
efficace. On vient de voir qu'elle l'était. Et quant aux réformes démo- 
cratiques, encore bien que personne ne sache exactement ce que cela 
veut dire et peut-être même parce qu'on ne le sait pas, comment la 
Chambre n'aurait-elle pas dit qu'elle était décidée à en faire? Elle n'en 
a terminé aucune jusqu'ici : raison de plus pour en promettre dans 
l'avenir. Sa carrière législative, qui a déjà duré deux ans et demi, est 
la plus stérile qui se soit déroulée depuis 1871. Oh! oui, la Chambre 
aura raison d'opérer des réformes; mais, si elle veut y réussir, il fau- 
dra d'abord qu'elle se réforme elle-même et renouvelle toutes ses mé- 
thodes de travail. Elle n'en prend malheureusement pas le chemin. Elle 
se montre aussi empressée à voter une motion sans portée malgré 
lapparente énergie de sa rédaction, qu'impuissante à voter une loi 
d'affaires. Si encore de pareilles motions pouvaient être utiles à quelque 
chose, si elles étaient de nature à éclairer le Pr('sident de la Répu- 
blique, si elles indiquaient une direction susceptible de conduire à un 



236 REVUE DES DEUX MONDES. 

but bien défini, on pourrait les prendre au sérieux ; mais ce n'est pas 
le fait de celle dont nous parlons. Peut-être dira-t-on qu'elle a ser\i à 
se compter, et que les deux armées, l'armée radicale et l'armée mo- 
dérée, ont pu faire autour d'elle la revue de leurs forces. Mais cela 
même n'est pas vrai. Il n'y a eu qu'un vote significatif, le premier, 
celui qui a eu lieu sur la proposition d'ajournement présentée par un 
député du centre, M. Maurice Lebon. Nous l'avouons, les radicaux 
ont eu la majorité : elle a été de cinq voix. Il était difficile pour la 
Chambre de se couper en deux plus exactement, et dès lors de s'an- 
nuler plus complètement. En fm de compte, les modérés, qui se désin- 
téressaient de scrutins sans valeur, ont pris le parti d'obliger les radi- 
dicaux à voter à la tribune : ne pouvant plus voter pour les absens, ils 
ne se sont plus trouvés que 248, ce qui n'est pas, à beaucoup près, 
la majorité de la Chambre. Où est donc cette majorité? La vérité est 
qu'on n'en sait rien : peut-être n'y en a-t-il pas, et cela est inquiétant. 
Une majorité solide, durable, propre à soutenir un gouvernement, 
ne se produit pas dans une Chambre par suite d'une formation spon- 
tanée. Les hommes réunis tendent à se diviser et à se subdi^dser à 
l'infmi. Pour les grouper et les maintenir à l'état de cohésion, pour 
faire cette chose rare et précieuse qu'on appelle une majorité politique, 
il faut une chose non moins rare, un homme d'État, et bien que nous 
ayons battu beaucoup les buissons depuis quelques années, nous n'en 
avons pas trouvé. Il est vrai que nous avons, pour des motifs divers, 
frappé d'interdit tous ceux qui pouvaient donner quelques espérances. 
Les hommes sur lesquels on avait cru pouvoir compter se sont suc- 
cessivement dérobés, à moins que nous ne les ayons mis nous-mêmes 
hors d'usage. Il en a été ainsi pour les modérés : si nous parhons des 
radicaux, il faudrait dire la même chose. Les radicaux n'ont pas été 
beaucoup plus heureux que leurs adversaires. M. Bourgeois n'a montré 
que de la dextérité mélangée de défaillances : d'autres n'auraient 
peut-être pas eu de défaillances, ils l'assurent du moins, mais ils 
manquent prodigieusement de dextérité. Il en est résulté que la 
Chambre, hvrée au hasard des circonstances, a donné depuis l'origine 
des majorités tantôt à M. Charles Dupuy, tantôt à M. Casimir-Perier, 
tantôt à M. Ribot, tantôt à M. Bourgeois, qui est son dernier caprice, 
mais qu'elle n'est restée fidèle à personne. Nous ne disons pas que 
ce soit sa faute, ni que personne ait mérité sa fidéhté : seulement, 
lorsqu'il y a tant de majorités successives dans une assemblée, en 
réalité il n'y en a pas du tout. Alors on parle de concentration. La 
concentration est un moyen empirique de faire une majorité de pièces 
et de morceaux au détriment du gouvernement. On se partage le pou- 
voir; chacun en prend un lambeau. On se ménage réciproquement, 
on se distribue fraternellement la menue monnaie des faveurs admi- 
nistratives ; mais d'ailleurs on ne fait rien. Si le ministère avait une 



REVUE. CHRONIQUE. 237 

idée, un programme, comment pourrait-il plaire à tout le monde? Gela 
dure jusqu'au moment où on estime que les hommes qui sont au minis- 
tère y sont depuis assez longtemps et que c'est le tour des autres : n'est-il 
pas juste, dans ce système, que chacun ait le sien? Quand un cabinet 
tombe, par un dernier ménagement pour lui, on en garde une partie, et 
on la complète avec des élémens nouveaux. C'est un syndicat d'intérêts ; 
ce n'est pas un gouvernement. Est-ce là que nous en sommes, ou qu'on 
veut nous ramener ? On a pu le craindre un moment. Tout le monde 
s'est mis à parler de concentration, de conciliation, d'apaisement. L'ef- 
fort des modérés, qui avait été si vigoureux depuis quelques semaines, a 
paru se ralentir et déjà presque s'arrêter. Le Président de la Répu- 
blique, par un retour aux plus mauvaises pratiques d'autrefois, a chargé 
un des membres du cabinet démissionnaire d'en composer un autre, 
comme si les minisires n'étaient pas solidaires entre eux et si la même 
condamnation ne les frappait pas tous en même temps. Quoi qu'il en 
soit, M. Sarrien, que l'on pourrait appeler un radical modéré, radical 
par opinion ou peut-être par situation, modéré par son caractère et par 
ses tendances d'esprit, s'est mis en mouvement en vue de constituer 
un cabinet de concentration. Il s'est adressé à la fois à des radicaux et 
à des modérés, et il a échoué sur toute la ligne. Les radicaux ont dé- 
claré qu'ils n'abandonneraient rien de leur programme ; loin de là ! ils 
y ajoutaient la revision de la constitution. Les modérés ont déclaré 
non moins formellement qu'ils repoussaient l'impôt sur le revenu et 
la revision. Dans ces conditions il était difficile de s'entendre. Aussi ne 
s'est-on pas entendu, et M. Sarrien est revenu à l'Elysée où il a remis 
à M. Félix Faure un mandat qu'il n'avait pas su remplir. C'est une 
singulière obstination de la part de nos hommes pohtiques de vouloir 
faire dos ministères de concentration, uniquement parce qu'on en a 
fait avec un certain succès pendant quinze ans. N'est-ce pas plutôt une 
raison pour que cette forme politique soit complètement usée? On se 
rappelle que M. Léon Bourgeois avait été chargé deux fois déjà de faire 
un cabinet et qu'il n'a réussi que la troisième. Cela vient de ce que 
les deux premières, il n'avait voulu faire que des cabinets de concen- 
tration : aussi avait-il échoué. La dernière il s'est résolu, à son grand 
regret dit-on, à faire un cabinet homogène, et alors il a réussi. Mais 
il ne s'en est pas consolé. Son idéal reste la concentration, qui est 
aussi l'idéal de M. Sarrien. Il faut aller jusqu'à M. Goblet et à M. MH- 
lerand pour trouver des radicaux qui aient pleinement le courage de 
leur opinion. 

Après M. Sarrien, M. Félix Faure a fait appeler M. Méhne qui, 
excepté en matière économique, est incontestablement un modéré. 
Nul peut-être ne représente plus exactement que lui le centre de la 
Chambre des députés. Au reste M. Méhne est bien connu : il l'est ^au 
dedans et au dehors. La campagne ardente, habile, et finalement vie- 



238 REVUE DES LEUX MONDES- 

torieuse qu'il a faite pour le relèvement de nos tarifs de douane l'a 
rendu populaire auprès des uns, impopulaire auprès des autres, mais 
ne l'a laissé indifférent à personne. Son œuvre peut être contestée : ce 
qui n'est pas contestable, c'est la ténacité, l'énergie et les ressources 
d'esprit qu'il a déploj'ées pour l'accomplir. Il y a fait preuve de qualités 
très rares, et s'est montré, dans plus d'une circonstance, un manœuvrier 
parlementaire de premier ordre. Ajoutons que, s'il a eu des adversaires 
très ardens, il n'a pas un seul ennemi. L'homme est sympathique et 
désarme l'hostilité. Au reste, que son œuvre économique soit bonne ou 
mauvaise, elle est terminée; il n'y a plus maintenant qu'à lui laisser 
produire ses effets ; on la jugera définitivement ensuite. On ne peut 
pas bouleverser indéfiniment les tarifs douaniers d'un pays. M. Méline 
ne songe pas à proposer de nouveau relèvemens, et personne ne songe 
à demander des diminutions qui seraient prématurées, et n'auraient 
d'ailleurs aucune chance d'être votées en ce moment. Nous avons ren- 
contré des hbre-échangistes très convaincus tout prêts à oublier leurs 
vieilles querelles contre M. MéHne, et à ne voir en lui que l'homme 
pohtique concihant et modéré. Ils lui savent gré de la part personnelle 
très brillante et très utile qu'il a prise à la discussion de l'impôt sur le 
revenu. Les coups qu'il a dirigés contre cette prétendue réforme sont 
parmi ceux qui ont le mieux porté. Les argumens qu'il a présentés 
sont les plus propres à faire effet sur nos populations rurales. Nul plus 
que lui ne s'est occupé des intérêts de l'agriculture et ne se fait mieux 
comprendre des agriculteurs. A tous ces points de vue, le choix de 
M. MéUne se recommandait à M. le Président de la République. 

Au moment où nous écrivons ces lignes, bien que M. Méline ait 
réussi dans ses démarches et que le cabinet puisse être considéré comme 
fait, on ne le connaît pas encore dans tous ses détails : quelques attri- 
butions de portefeuilles sont restées en suspens. Nous ne pouvons donc 
pas le juger d'une manière définitive; mais, pris dans son ensemble, il 
est satisfaisant. M. Méline, afin de garder la plus grande liberté pos- 
sible, a pris pour lui un petit ministère, celui qu'il connaît le mieux, 
l'agriculture. M. Barthou, ancien ministre des travaux publics, un des 
hommes les plus jeunes mais les plus distingués de la Chambre, 
devient ministre de l'intérieur : il a la résolution prompte et ferme, ce 
qui est la qualité maîtresse dans les fonctions qui lui sont confiées. 
M. Hanotaux rentre au ministère des affaires étrangères. Il apporte au 
nouveau cabinet une force très précieuse. M. Hanotaux a réussi, et 
même avec éclat, dans un premier passage au pouvoir. Le succès l'a 
consacré. Il a su donner à notre action diplomatique une allure active 
et décidée, qui a été profitable à nos intérêts, sans léser et sans 
inquiéter ceux des autres puissances. Son retour au quai d'Orsay pro- 
duira certainement une bonne impression en Europe. Plus les circon- 
stances générales sont délicates, et plus nous avons besoin, à la tétt 



REVUE. CHRONIQUE. 239 

de nos affaires extérieures, d'unhomme qui en ait l'expérience. M. Haiio- 
taux asu les diriger avec supériorité, et il s'est concilié à lafois l'estime 
des gens du métier et la conliance du pays. A la guerre et à la marine, 
contrairement à ce qu'avait fait son prédécesseur, M. Méline a appelé 
des spécialistes : il a donné le général Billot pour successeur à M. Ca- 
vaignac, et l'amiral Besnard à M. Lockroy. L'un et l'autre ont fait leurs 
preuves, et le premier même depuis longtemps. Les autres ministres 
dès maintenant connus sont M. Georges Cochery, que sa présidence de 
la commission du budget et le rôle important qu'il a joué dans la dis- 
cussion de l'impôtsurlerevenu désignaient pour les finances; M. André 
Lebon, ancien ministre du commerce, qui passe aux colonies ; M. Ram- 
baud, un nouveau venu dans la-sde politique, récemment nommé séna- 
teur, professeur d'histoire et publiciste distingué, auquel on confie le 
ministère de l'instruction publique. C'est encore un spécialiste. Si le 
ministère reste ainsi composé et si au dernier moment, toujours 
sous prétexte de conciliation, on n'y fait pas entrer un lot de radicaux, 
il méritera l'approbation. Heureusement la colère des radicaux per- 
met d'espérer qu'aucun d'entre eux n'acceptera les propositions 
qu'on pourrait avoir la faiblesse de leur faire. Il faut s'attendre plutôt 
à d'ardentes batailles. Avant même que le cabinet soit constitué, 
M. Goblet et ses amis annoncent l'intention de l'interpeller. C'est au 
centre maintenant à soutenir M. Méline et ses collègues. L'existence 
du cabinet est entre ses mains. 

Mais qu'on ne s'y trompe pas ; l'existence de la Chambre elle-même 
dépend un peu de celle du ministère. Nous avons posé la question de 
savoir si, oui ou non, il y a une majorité au Palais-Bourbon, et nous 
avons dit les raisons d'en douter. S'il n'y en a pas, l'impossibilité de 
subsister plus longtemps dans de pareilles conditions sera démontrée 
non seulementpour le cabinet, mais pour l'assemblée elle-même. Les 
radicaux parlent beaucoup de la revision depuis quelques jours; ce 
serait toutefois une erreur de croire que la revision soit en progrés; 
mais il n'en est pas de môme de la dissolution. Ceux mêmes qui ne la 
désirent pas y marchent, y poussent inconsciemment, et pourraient 
bien finir par la rendre inévitable. 

Au milieu de circonstances politiques si confuses et si agitées, est 
mort un des hommes qui, par la merveilleuse clarté de son esprit, sa 
grande expérience, enfin l'autorité qui s'attachait au souvenir des 
services qu'il avait rendus, pouvait en rendre encore de plus en plus 
précieux : nous voulons parler de M. Léon Say. Ce n'est pas ici le lieu 
de raconter sa vie, qui a été une des mieux remplies de notre époque. 
Il nous suffira de rappeler qu'après nos désastres M. Léon Say a été à 
plusieurs reprises ministre des finances, et qu'U a contribué de la ma- 
nière la plus efficace au succès des opérations qui nous ont permis de 



240 



REVUE DES DEUX MONDES. 



payer l'indemnité de guerre, et ont amené la libération anticipée du 
territoire. Nul n'a travaillé plus utilement que lui au rétablissement de 
notre situation financière, et lorsqu'elle a été compromise de nouveau 
par les imprudences d'une politique qui poursuivait à la fois des dimi- 
nutions d'impôt excessives et des augmentations de dépenses qui ne 
l'étaient pas moins, nul n'a mis plus de courage à dénoncer le danger, 
au risque d'y perdre pour un moment sa popularité. M. Léon Say est 
toujours resté sur la brèche. Il n'y a pas eu depuis vingt-cinq ans une 
grande discussion financière ou économique à laquelle il n'ait pris 
part. Il le faisait également bien par la parole et par la plume : 
les lecteurs de cette Revue ont pu, à maintes reprises, s'en apercevoir. 
On a dit de M. Thiers qu'il n'était pas seulement clair, qu'il était lucide : 
c'est un éloge qui pourrait s'appliquer également à M. Léon Say. Son 
style, comme sa parole, était simple et afTectait volontiers quelque 
négligence, mais il était plein de lumières et de traits, fertile en aper- 
çus ingénieux et spirituels, auxquels M. Léon Say s'abandonnait avec 
d'autant plus d'aisance et de sécurité que sa science était profonde 
et que son expérience des affaires était une des plus exercées et des 
plus complètes de ces temps-ci. 

Mais l'homme, chez M. Léon Say, était encore supérieur à ce qu'a 
été le politique, l'économiste et le financier. Tous ceux qui l'ont appro- 
ché l'ont aimé. Tous ont subi le charme de cet esprit si délié, si vive- 
ment intéressé par les choses les plus diverses, si intéressant par la ma- 
nière dont les reflétait. Bien qu'il aimât la politique parce qu'il aimait 
la liberté et qu'il cherchait à la faire prévaloir partout, il était le con- 
traire d'un politicien. Il n'a jamais recherché le pouvoir, n'en ayant 
pas besoin pour être quelqu'un. Il savait trouver toujours des occupa- 
tions nouvelles pour son immense activité. Il était aussi connu et 
peut-être encore mieux jugé et apprécié à l'étranger qu'en France 
môme. On voyait en lui, après trois générations dans la même famille 
d'hommes éminens ou très distingués, un des représentans les plus 
accomplis de notre race, et surtout de notre vieille bourgeoisie, libé- 
rale, éclairée, cultivée, laborieuse. Aussi sa perte a-t-elle été ressentie 
partout avec une émotion sincère, comme il arrive au moment où dis- 
parait un homme qui, par le rayonnement de son intelligence et le 
charme de son caractère, a honoré sa génération et son pays. 

Francis Cuarmes. 



Le Directeur-gérant, 
F. Brunetièbe. 



LE 



GOllVËRll^T DE L4 MEMÎ ITIOMLË 



L'AVÈNEMENT 



I 



J'ai dit la fin du second Empire (1). Je voudrais raconter 
comment s'éleva à sa place un gouvernement nouveau. 

L'Empire avait été la haine commune d'adversaires qui ne le 
voulaient détruire ni par les mêmes moyens, ni pour les mêmes 
raisons. Les socialistes et les démagogues, consciens de la 
crainte que leurs espérances inspiraient au pays, et certains de 
ne jamais ramasser le pouvoir sinon dans la rue et par surprise, 
travaillaient à une révolution violente. Les amis de la liberté 
politique, trop justifiés par nos désastres de leurs griefs contre 
l'autorité absolue, mais d'autant plus soucieux de ne pas sub- 
stituer à l'absolutisme d'un homme celui d'une secte ou d'une 
classe, espéraient obtenir du Corps législatif l'élimination de la 
dynastie et une investiture régulière qui, sans interrègne, consa- 
crât et limitât tout ensemble le changement de régime. Le 4 sep- 
tembre, l'invasion du Palais-Bourbon par l'émeute, au moment 
où le Corps législatif allait établir ce nouvel ordre de choses, avait 
été une première défaite des modérés. Si les violens poursui- 

(1) Voir la Revue des 1" janvier, lij janvier, 15 février 189o et le volume Études 
sur le second Empire; in-8, Calmann Lévy, 189:j. 

TOME cxxxv. — 1896. 16 



242 REVUE DES DEUX MONDES. 

valent leur succès à l'Hôtel de Ville et, maîtres de la place où ils em- 
pêchaient la proclamation d'un pouvoir légal, occupaient aussi la 
place où naissent dans Paris les gouvernemens insurrectionnels, la 
journée allait être à eux. Et soit que la France acceptât le joug, soit 
que, pour ne pas s'y soumettre, elle dût ajouter au fléau de la 
guerre étrangère le fléau d'une guerre civile, le 4 septembre me- 
naçait d'être une date de plus dans nos infortunes. 

La gauche parlementaire, vers qui les événemens jusque-là 
poussaient le pouvoir, voyait ses chances emportées par l'émeute, 
et s'en trouvait, après l'Empire, la principale victime. L'in- 
stinct du péril inspira à deux députés l'audace du remède. 
Puisque le Palais-Bourbon était aux mains de la démagogie, c'est 
à l'Hôtel de Ville qu'il fallait devancer l'alliée devenue déjà une 
rivale, et obtenir contre elle, là même où elle avait l'habitude de 
vaincre, une consécration populaire. Jules Favre etGambetta, dès 
trois heures, abandonnèrent la Chambre aux envahisseurs; le 
prem ier par la rive droite de la Seine, le second par la rive gauche, 
tous deux entraînant une partie de la foule, prirent le chemin 
de la Cité. 

L'entreprise off"rait moins de hasards qu'ils ne craignaient. La 
révolution a à son service trois sortes d'hommes. Les moins nom- 
breux sont les conspirateurs qui vivent pour elle, toujours 
prêts, sur un mot d'ordre, à employer la force. Un autre groupe 
plus étendu est celui des déclassés à qui , par leur faute ou celle 
du temps, manquent les moyens réguliers d'existence. Sans qu'ils 
aient besoin d'être enrôlés dans une faction, ni d'en connaître les 
desseins, ceux-là aspirent sans cesse, par toutes les énergies de 
leurs souffrances et de leurs haines, à la ruine d'un ordre où ils 
se sentent victimes : incapables de commencer un mouvement, 
ils sont incapables de ne pas le seconder dès qu'il s'engage. En- 
fin une massé de mécontens, trop peu fanatiques pour donner 
leur vie à la révolte, assez assurés du pain quotidien pour ne pas 
devenir les complices nécessaires de tous les troubles, mais obsédés 
jusque dans leur calme par un grief vague et amer contre la 
société, n'attendent pour le satisfaire que l'occasion favorable : 
eux, sans se déclarer les premiers contre ce qu'ils détestent, sans 
prêter main-forte aussitôt aux tentatives de désordre, ont avec 
toutes une complicité de vœux, se joignent à elles pour peu 
quelles durent, et, quand ils croient au succès, l'apportent avec la 
puissance du nombre. Paris, au 4 septembre, contenait à peu 
près cinq mille conspirateurs de profession, capables d'engager, 
sur un signe de leurs chefs, la bataille. Toute entreprise tentée par 



LE GOUVERNEMEM' DE LA DÉFENSE NATIONALE. 243 

eux devait avoir pour auxiliaires immédiats, par cela seul qu'elle 
était un désordre, trente mille individus, armée de la misère et 
du vice. Enfin la réserve disposée à porter le secours de sa pré- 
sence et de sa force à toute révolte commencée avec quelques 
chances ne comptait pas moins de cent mille hommes, ouvriers 
pour la plupart, et entretenus, par la presse, les réunions pu- 
bliques et la camaraderie d'atelier, en une insurrection perma- 
nente d'esprit contre toute autorité. 

Une minorité énergique et sans scrupules aurait, aux jours de 
crise, trop d'avantages sur la multitude timide et passive de ceux 
qui redoutent les excès et l'inconnu, si d'ordinaire cette puissance 
ne trouvait en soi son obstacle. L'impulsion est imprimée à l'ac- 
tivité révolutionnaire par le petit groupe des conspirateurs. Mais 
ceux-ci, qu'une inflexibilité d'orgueil, de logique, de passions 
intraitables maintient en état de guerre perpétuelle contre l'ordre 
établi, sont les moins aptes des hommes à établir même entre 
eux, par des concessions réciproques, l'unité. Dans leur petite so- 
ciété, ils portent le même caractère qui les fait rebelles dans la 
grande. Chacun de ces esprits absolus ou de ces cœurs aigris 
n'entend servir que ses doctrines ou ses colères propres, et ne 
veut d'action commune qu'avec des volontés en tout semblables 
aux siennes. De là une dispersion spontanée de ces hommes en 
groupes aussi nombreux et dissemblables que sont les systèmes 
et les humeurs ; une défiance et une jalousie instinctives de ces 
petites sectes les unes contre les autres; un parti pris par chacune 
de ne travailler qu'à son heure, à sa manière, et à son profit. La 
force révolutionnaire tend à se diviser en même temps qu'elle 
se forme. 

Sous le second Empire, cette division était extrême. Les lois 
ni la police n'étaient alors tendres aux agitateurs : quand on 
n'aimait pas le gouvernement, il fallait se taire, et, si l'on travaillait 
à le détruire, se cacher. Faute d'une propagande publique, la 
seule qui puisse agir à la fois sur beaucoup d'hommes et préparer 
par la discussion quelque unité des esprits, les révolutionnaires 
avaient dû se chercher un à un, à tâtons, dans la nuit. Ceux qui 
se sentaient aptitude à recruter des adeptes et vocation de chefs 
étaient condamnés à un mouvement insensible et à un embauchage 
silencieux. Ils s'enfonçaient chacun dans son travail de sape, 
s'ignorant parfois les uns les autres, et, se connussent-ils, se gar- 
daient de joindre leurs cheminemens, et de donner, en concertant 
leurs efforts, plus de prise à la surveillance ou à la trahison. Et 
il avait fallu que ces propagateurs de révolutions fussent nom- 
breux pour trouver dans Paris, malgré l'isolement et la faiblesse 



244 REVUE DES DEUX MONDES. 

de Unir action, cette élite de cinq mille démagogues. La moitié de 
ceux-ci, il est vrai, avait été levée par un seul homme, mais il 
était le plus ancien, le plus persévérant, le plus insaisissable et le 
plus profond dos conspirateurs, Blancfui. Lui, avait su transformer 
en puissance le mystère auquel il se trouvait contraint. Ses 
adeptes, partagés en petits groupes qui demeuraient étrangers 
les uns aux autres et dont il formait l'unique lien, incapables de 
peser par la conscience de leur opinion générale sur sa volonté, 
tenus de s'abandonner à cette volonté sans qu'il leur fît confidence 
de ses vues sur l'avenir, réduits à exécuter passivement, 
sur l'ordre de chefs que lui seul choisissait, des prescriptions 
qu'il se dispensait de justifier, étaient des révoltés traités en es- 
claves, et il semblait avoir accumulé toutes les conditions faites 
pour les rebuter. Son habileté géniale avait été de comprendre 
que plus un programme est précis, plus il soulève de contradic- 
teurs, et qu'en réduisant le sien à de vagues formules de haine, il 
donnait à chacun du vide à remplir avec des rêves; que l'obscu- 
rité, systématiquement maintenue sur le nombre de ses disciples, 
les aiderait à se faire illusion sur leurs forces, fortifierait en 
chaque groupe l'orgueil de se croire une partie d'un tout im- 
mense, et en chaque affidé le courage de courir les risques les 
plus hasardeux; que la lumière brutalement concentrée sur la 
perfection de l'obéissance imposerait aux énergiques estime 
pour une entreprise aussi vigoureusement conduite, et les atti- 
rerait où, la discipline étant la plus absolue, ils auraient espoir 
de frapper les coups les plus efficaces; enfin que lui, précisé- 
ment pour n'avoir rien cédé, assurerait à ses propres desseins 
tous ces dévouemens. Et son succès auprès des sectaires était 
en effet la preuve que, môme dans les plus rebelles aux au- 
torités légitimes, la nature humaine aspire à se soumettre. Le 
reste des démagogues se partageait entre une dizaine de chefs. 
Dclescluze, sorte de Sieyès de l'émeute, avait attiré les es- 
prits à système, les théoriciens curieux de débattre en attendant 
d'abattre, et qui mêlaient les doctrines aux complots. Félix 
Pyat, malgré sa constance à fuir tous les périls, s'était fait 
des partisans par l'impudeur de ses adulations à ceux qu'il 
voulait gagnei- et par son audace à réclamer de loin les pires 
excès : ce courage semblait le dispenser de l'autre, et ce mépri- 
sable rhéteur était le modèle et le conseil de ces hommes, les 
plus vils parmi les mauvais, qui mettent de la littérature dans 
le crime, veulent être scélérats avec des attitudes de théâtre, et 
ont besoin de déclamation pour goûter toutes les joies du mal. 
Flourens, sans idées, sans éloquence, sans fourberie, mais jeune 



LE i;ol"verm;mem" di; la défense nationale. 245 

et dévoré par la lièvre de l'action même inutile, était le modèle 
et le chef des impétueux qui, pour la joie du lunmlte et l'amour 
de l'inconnu, mettent au service de toutes les aventures un cou- 
rage de fous. Mazzini, ambitieux d'étendre ses trames italiennes 
jusqu'à la capitale de la France, y était représenté par un afiidé, 
Sapia, qui agissait à Paris au nom du maître, et ce nom avait 
suffi pour attacher quelques disciples à l'apôtre de la conspiration 
universelle. 

Toutes ces factions auraient dû, semble-t-il, être entraînées 
et se perdre en un vaste courant d'unité, lorsque l'Internationale, 
rompant avec sa tactique première, résolut, pour accomplir la 
révolution sociale, de commencer par la révolution politique. 
Mais si le prolétariat était d'accord pour déclarer la guerre à 
l'Empire, il n'était pas unanime sur les moyens de la soutenir. 
Même parmi les ouvriers de Paris, les plus remuans de tous, 
une faible minorité était disposée à l'action, et, loin que cette mi- 
norité, du moins d'accord avec elle-même, fût en état d'imposer 
sa discipline aux sectes précédemment formées, elle se composait 
d'hommes dissemblables par le tempérament et les vues. Ce 
furent eux qui se trouvèrent par ces contradictions détachés les 
uns des autres, et attirés çà et là vers les diverses écoles de vio- 
lence. Loin que le nombre des groupes démagogiques diminuât, 
il fut augmenté : certains ouvriers en acceptaient les idées sans 
en accepter les chefs, qu'ils traitaient de « bourgeois », et enten- 
daient être conduits par des hommes à eux. La rivalité des classes 
ajoutant ses discordes à celles des intelligences, les ouvriers qui 
adhéraient à la conspiration blanquiste et ne voulaient pas obéir 
à Blanqui, suivaient Jaclard; Varlin dirigeait les disputeurs qui 
auraient juré par Delescluze, si Delescluze eût été un « travail- 
leur » ; Minière, les féroces qui avaient deviné en ce disciple de 
Félix Pyatun homme capable d'accomplir les attentats conseillés 
par son maître; Benoît Malon, ceux qui, défians de tous les po- 
liticiens, voulaient remettre la révolution aux mains sûres des 
socialistes. 

Un homme parut un instant destiné à finir ces discordes. 
L'Empire vieilli était ébranlé par ses fautes et n'était plus défendu 
par ses lois, lorsque Rochefort avait commencé son rôle. Ce nou- 
veau venu avait su répandre dans son encre autant de force des- 
tructive que les révolutionnaires en avaient jusque-là caché dans 
leurs complots, il avait à lui seul, en moins de deux années, 
conquis plus de Français à la violence que tous les conspirateurs 
ensemble depuis le commencement du règne; il était devenu 
l'idole et le député de Paris où pas un d'eux n'aurait pu se faire 



2t6 REVUE DES DEUX MONDES. 

élire; il étendait son action non seulement sur la multitude 
gagnée par lui à la révolte, mais sur les sectaires vieillis dans les 
conspirations, et l'on pouvait prévoir le jour où les anciens chefs, 
les hommes de silence et d'ombre seraient tous vaincus et absorbés 
par cette renommée de lumière et de bruit. On en eut la preuve à 
lenterrement de Victor Noir, où les révolutionnaires de toute 
école attendaient le geste et la parole de Rochefort. Mais avant 
qu'il eût saisi cette puissance et montré si le pamphlétaire était 
un chef de faction, il avait été arrêté, et sa captivité prolongée 
depuis laissait le parti révolutionnaire aux anciennes influences 
et à l'ancien émiettement. 

Aussi, le 4 septembre, les entraîneurs de la foule ne for- 
maient pas une armée unique, mais des bandes distinctes et con- 
duites par des chefs indépendans et rivaux. Par suite aucun plan 
d'ensemble n'avait distribué l'emploi de cette force sur les di- 
vers points de Paris où il fallait poursuivre une action simultanée 
pour surprendre le succès. Chaque chef de groupe avait montré 
à tous ses soldats le Palais-Bourbon, où il prévoyait la lutte la 
plus immédiate, la plus importante et la plus rude. Après l'inva- 
sion de la Chambre, aucun d'eux ne pouvait ressaisir et diriger 
aussitôt sur un nouveau champ de bataille ses bandes mêlées et 
perdues dans la foule. Bailleurs autre chose était de précipiter 
cette foule complice à l'assaut d'un régime impopulaire, autre 
chose d'établir un gouvernement sans les députés de Paris et contre 
le vœu de la capitale. Celle-ci témoignait depuis un mois ses 
sentimens par son enthousiasme pour Trochu et pour Thiers. Et 
le 4 septembre n'était pas un de ces jours où les modérés se 
laissent compter pour rien. Les conspirateurs de profession, 
fussent-ils tous réunis, étaient cinq mille, avec des revolvers et 
des poignards, et même, secondés par la lie de la populace, ne 
pouvaient mettre en ligne plus de 35000 émeutiers. En face d'eux 
la garde nationale et ses 60000 fusils : la seule qui fût organisée 
était celle de l'Empire, et découragée de l'Empire, elle restait tou- 
jours dévouée à l'ordre. L'armée qui, entre l'Empire et la garde 
nationale, était demeurée inerte, ne demeurerait pas inerte entre 
la garde nationale et la démagogie. En empêchant la transmis- 
sion régulière du pouvoir, les violens venaient d'écarter les solu- 
tions et les hommes neutres que le Corps législatif eût choisis, 
d'ouvrir la voie à la République et aux rapides métamorphoses 
qui, à peine les républicains sages parviennent-ils au pouvoir, 
semblent le promettre aux démagogues. Ces derniers, à le vou- 
loir de suite, engageaient un conflit sans espoir raisonnable, et la 
victoire remportée sur eux pouvait commencer une réaction qui, 



LE GOUVERNEMENT DE LA DÉFENSE NATIONALE. 247 

écartant du gouvernement tout parti suspect de complaisance à 
leur égard, condamnerait peut-être, pour les mieux combattre, la 
République elle-même. En poussant trop loin leur succès, ils cou- 
raient risque de tout perdre, et ce jour leur avait donné tout ce 
qu'ils avaient chance d'obtenir. 

II 

L'élan de l'émeute s'était donc brisé sur les marches du Corps 
législatif. Parmi les meneurs , les uns s'attardèrent au Palais- 
Bourbon pour jouir de leur victoire et veiller sur elle; les plus 
politiques, Blanqui, Delescluze, Millière et Félix Pyat, qui appa- 
raissait toujours, comme l'arc-en-ciel, àla fin de l'orage, partirent 
pour l'Hôtel de Ville, mais à peine suivis de quelques sectaires. 
Sur la place qui précède l'édifice, le peuple les avait devancés. 
Les portes étaient closes, et aussi la grille qui formait bar- 
rière en avant de la façade. Entre cette grille et le palais, deux 
compagnies d'infanterie étaient en ligne , l'arme au pied. Les 
démagogues survenus sessayèrent à ameuter la foule contre les 
soldats, à faire honte au peuple qu'il restât à la porte de sa 
maison. Mais leur puissance, accoutumée aux ténèbres, se trouvait 
comme aveuglée par le grand jour; ni leurs personnes inconnues, 
ni leurs noms redoutés n'avaient prise sur la masse du peuple. 
Celui-ci battait de son flot, mais sans violence, la faible barrière 
qui le séparait de la troupe. Manifestans et soldats attendaient 
dans une trêve tacite qu'une autorité parût et commandât, les 
uns pour lui ouvrir passage et les autres pour la suivre. 

Gambetta arrivait sur la place. La voie plus courte et moins 
encombrée de la rive gauche l'avait amené plus vite que Jules 
Favre. Son nom, son visage, son attitude assurée, disaient à la foule 
que celui-là était l'homme attendu par elle. Dès que, parvenu àla 
grille, il se fut nommé aux troupes, elles lui livrèrent accès. Il 
entra par cette porte au-dessus de laquelle l'image équestre de 
Henri IV semble placée pour rappeler, et a si vainement rappelé 
aux envahisseurs successifs les vertus nécessaires à la conquête, 
à l'exercice et à la durée du pouvoir. 

Sur les pas du chef la foule s'était précipitée. Elle n'envahit 
pas tout l'édifice. Au rez-de-chaussée les cours intérieures, les 
corps de garde, les magasins, les bureaux divisaient l'espace en 
un dédale où rien n'était à la taille de la multitude : ils formaient, 
avec les combles du palais, le domaine des services étrangers à 
la politique, utiles à tout le monde, et qui perpétuent à travers 
toutes les révolutions la vie régulière de la cité. C'est au premier 



248 REVUE DES DEUX MONDES. 

étage que la foule savait trouver des autorités impopulaires à 
détruire, de larges espaces à envahir et la majesté extérieure du 
gouvernement à violer. Elle monta d'un seul mouvement, à la 
suite de Gambetta, l'escalier d'honneur qui conduisait à la grand'- 
salle. Celle-ci, immense et superbe, étendait sa longueur sur tout 
le centre du palais, bornée par les pavillons extrêmes qui le 
flanquent, et prenait jour sur la place par toutes les hautes fenêtres 
de la façade principale. Elle communiquait de plain-pied avec 
les locaux du conseil m^unicipalqui occupaient, comme elle et der- 
rière elle, le milieu de l'oditice ; avec le cabinet et les salons du 
préfet, installés dans le pavillon qui s'étendait vers la Seine ; avec 
le cabinet et l'administration du secrétaire général, établis dans 
le pavillon qui bordait la rue de Rivoli. Parvenue là, l'émeute 
était au centre de ses inimitiés, maîtresse du passage entre les 
trois sièges d'autorité, et en communication par les fenêtres avec 
les réserves de forces populaires qui entouraient l'édifice. Aussi 
la foule jugea-t-elle la place bonne : tandis qu'elle prenait posses- 
sion en lardant à coups de baïonnettes et de cannes un portrait de 
l'Empereur, Gambetta poussa droit au cabinet du préfet. M. Che- 
vreau était déjà parti; le secrétaire général, M. Blanche, se trou- 
vait seul : <( Je vous attendais », dit-il en souriant, et aussitôt il 
disparut, ombre légère d'une légalité qui ne croyait plus à elle- 
même. Le conseil municipal, nommé par l'Empereur, était sans 
titre pour représenter en ce jour Paris, et ne s'était pas assemblé. 
Gambetta, sûr que pas un des pouvoirs régulièrement établis à 
l'Hôtel de Ville ne songeait à la résistance, rentra. A ce moment, 
dans la grand'salle, une poussée violente, montant de l'escalier, 
entr'ouvrit la foule que de nouveaux venus rendaient plus com- 
pacte encore en s'établissant au milieu d'elle : c'était Jules Favre 
et une partie de son escorte. Les deux chefs étaient réunis : il 
fallait maintenant que le régime voulu par eux semblât naître 
de l'initiative populaire. 

Quand elle raconte le succès de nos révolutions, notre his- 
toire depuis un siècle n'est guère qu'une légende. Elle magnifie 
tout et par la complaisance des mots transiigure les faits. A l'en 
croire, nos régimes insurrectionnels seraient ceux à la formation 
desquels la niitioii prend une part personnelle et décisive ; 
l'émeute serait une revanche conquise sur les influences oligarchi- 
ques des classes et des coteries par le génie révolté delà race, les 
gouvernemens choisis naîtraient d'une inspiration instinctive, pas- 
sionnée, universelle, étrangère et supérieure aux intrigues, aux 
combinaisons, aux habiletés ordinaires, et créatrice d'hommes qui 
seuls auraient droit de se dire les hommes du peuple. A regarder 



LE GOUVERNEMENT DE LA DÉFENSE NATIONALE. 2i9 

de plus près ces origines, elles ne paraissent ni si nobles ni si 
pures : d'ordinaire le peuple n'a pas eu plus de part à la fondation 
des régimes révolutionnaires qu'à celle des gouvernemens d'au- 
torité ; et l'on constate combien peu de mains et quels petits arti- 
fices ont fondé ces régimes dont on fait honneur à tous. 

Il n'en fut pas autrement le 4 septembre. A l'Hôtel de Ville 
où allaient être choisis la forme et les chefs du gouvernement 
nouveau, la grand'salle contenait cinq mille personnes. La plu- 
part, ouvriers et petits commerçans du quartier, descendus par 
curiosité de leurs demeures voisines sur la place, étaient dans le 
palais pour s'être trouvés les plus rapprochés des grilles quand 
elles s'ouvrirent. Ni le bruit, ni l'esprit même, qui partout où des 
Parisiens s'assemblent leur tiennent compagnie, ne pouvaient ca- 
cher le vide de leurs conceptions. Ils se bornaient à vouloir « autre 
chose » sous le nom de République, incertains sur les institu- 
tions et les personnes. Voilà l'autorité qui va créer un gouverne- 
ment et des chefs. Dans cette masse inerte, qui est le levain? Deux 
petits groupes presque invisibles et perdus au milieu de la foule 
et qui s'agitent pour la mener. L'un compte une trentaine de dé- 
magogues qui tentent d'exciter des défiances contre les parlemen- 
taires, et de passionner la foule pour les hommes intacts, les grands 
proscrits: Ledru-Rollin, Louis Blanc, Victor Hugo. L'autre 
compte peut-être une centaine de gardes nationaux, d'avocats, de 
journalistes venus du Palais-Bourbon pour soutenir Gambetta et 
Jules Favre. Les premiers sont quelques inconnus qui deman- 
dent à des Français de se passionner pour des absens. Les se- 
conds ont l'habitude et l'audace de la parole, et le parti qu'ils 
défendent est présent : Kératry, Ferry, Crémieux, Steenackers, 
Wilson, Guyot-Montpayroux, Glais-Bizoin, Magnin et Dorian 
entourent, comme une représentation delà gauche parlementaire, 
Gambetta et Favre; en ceux-ci enfin réside la force qui dompte 
les multitudes, l'éloquence. L'énergie de cette petite troupe qui 
appuiera les propositions des chefs va entraîner peu à peu les 
incertitudes, échauffer l'indifférence, contraindre les applaudis- 
semens, soulever l'enthousiasme de l'immense masse. Qu'est cette 
masse elle-même ? Une réunion d'hommes formée par le fait du 
hasard et le droit du premier occupant, une fraction imperceptible 
de la capitale. Et, à peine aura-t-elle consenti à ce qu'on voulait 
d'elle, cet assentiment s'appellera la volonté de Paris, la souve- 
raineté du peuple, le droit de la France. 

Les révolutions ont leur cérémonial comme les cours : Gam- 
betta et Jules Favre durent d'abord haranguer la foule, et ainsi 
commencèrent à la conquérir. Ils se prêtèrent ensuite, par la pro- 



250 REVUE DES DEUX MONDES. 

clamatioii répétée de la République, à la passion de cette mul- 
titude qui ne se lassait ni d'entendre, ni de répéter le mot 
proscrit et libérateur, et prenait en une heure sa revanche du 
silence imposé dix-huit ans. Et ainsi ils la préparèrent à accepter 
deux un gouvernement. 

D'autres déjà travaillaient à le faire. Dans des salles voisines, 
Félix Pyat, Blanqui rejoint par quelques affidés,Delescluze et les 
rédacteurs du Réveil, Millière et certains membres de l'Interna- 
tionale, composaient de leurs noms, mêlés à ceux des grands 
proscrits, des listes que, selon la tradition, ils commençaient à 
jeter par les fenêtres au peuple massé sur la place. Ils prenaient 
l'avance, soit que. spéculant sur le hasard, ils espérassent remplir 
les premiers le vide de la situation et bénéficier d'un caprice 
populaire, soit plutôt que, par cette apparence d'activité, ils vou- 
lussent imposer aux parlementaires quelque partage de fonctions. 

Ceux-ci comprirent qu'il serait imprudent de prolonger la 
vacance du pouvoir. Au fond de la grande salle, près le cabinet 
du préfet, une pièce étroite et obscure servait de poste télégra- 
phique. Cest là que pour se concerter ils se réfugièrent, la porte 
gardée par quelques amis. 

On tomba d'accord qu'il ne fallait faire aucune part du gou- 
vernement aux conspirateurs de profession. Pour éconduire les 
prétentions dangereuses ou gênantes sans blesser les amours- 
propres, on établit que le gouvernement serait composé de dé- 
putés. Les députés républicains étaient trop nombreux pour y 
trouver tous place : on décida que les députés de Paris seraient 
seuls appelés au pouvoir. La capitale venait de renverser l'Em- 
pire, il était naturel que la succession appartînt à ses élus. Et non 
moins que leur origine, leur célébrité les désignait, car l'élo- 
quence est dans les oppositions parlementaires la seule mesure 
du mérite, et la capitale aAait nommé les orateurs les plus re- 
nommés de leur parti. Ces raisons, l'urgence aidant, parurent 
assez bonnes aux représentans de la province pour qu'ils ne 
disputassent pas la suprématie à leurs collègues parisiens. 

Ensemble ils revinrent dans la grande salle et firent connaître 
le résultat de leur délibération. La foule répondit par des applau- 
dissemens, le petit groupe des révolutionnaires par des murmures, 
et Félix Pyat réclama nettement place pour ses amis et pour lui- 
même. Il trouva peu d'écho. Gambetta, qui voyait Tinstant 
décisif et favorable, écrasa sous une riposte énergique la préten- 
tion avec l'homme, et la foule, qui aime les beaux coups, d'épée ou 
de langue, se trouva définitivement conquise. A travers elle un 
nouveau venu, se frayant passage, parvint jusqu'au groupe des 



LE GOUVERNEMENT DE LA DÉFENSE NATIONALE, 251 

députés : Ernest Picard arrivait tout à point pour s'informer s'il 
était ou non député de Paris. Nommé en 186D par Paris, il avait 
opté pour l'Hérault, de même Jules Simon pour la Gironde, et 
Gambetta pour les Bouches-du-Rhône. Gambetta n'avait pas songé 
à ce scrupule, et celui de Picard fut aussitôt calmé. Sans même 
en référer au peuple, on convint que le vote de Paris suffisait 
pour maintenir à ses élus droit de cité au pouvoir, et Picard fut 
aussitôt chargé de notifier à la France la chute de l'Empire et 
l'avènement de la République. Les députés rentrèrent avec lui 
dans la salle du télégraphe ; sur une petite feuille de papier qui 
portait en tête les mots : « Sénateur, préfet de la Seine », il écrivit : 

(( Le peuple a devancé la Chambre qui hésitait; pour sauver 
la patrie en danger, il a demandé la République; il a mis ses re- 
présentans, non au pouvoir, mais au péril. La République a 
vaincu l'invasion de 1792, la République est proclamée. 

« La Révolution est faite au nom du droit du salut public. 

« Citoyens, veillez sur la cité qui vous est confiée ; demain vous 
serez avec l'armée les vengeurs de la patrie. » 

Tous les députés présens signèrent ces lignes. Ferry ajouta de 
sa main les noms de Magnin et de Dorian. Guyot-Montpayroux 
se chargea de l'impression et de l'affichage. 

Après avoir constitué le gouvernement nouveau, restait à 
lui assurer obéissance. Pour cela il fallait prévenir à la fois les 
résistances de l'Empire, les retours offensifs de la démagogie, les 
incertitudes et les divisions de l'armée. 

L'armée de Paris était sous les ordres de Trochu. Avec lui le 
gouvernement serait fort, sans. lui faible, contre lui impossible. 
Offrir au gouverneur le ministère de la guerre, c'était mettre le 
chef alors le plus réputé à la place que l'opinion lui destinait 
dès nos premières défaites, et s'assurer dans la France entière 
l'adhésion de l'armée. Glais-Bizoin à titre de Breton, Wilson et 
Steenackers à titre d'officieux, qui, par leur empressement à 
transmettre les offres, se préparaient à obtenir à leur tour, par- 
tirent pour le Louvre. Ils y portaient au gouverneur copie de la 
proclamation, et avaient mission de lui dire qu'il était attendu à 
l'Hôtel de Ville. 

La démagogie, repoussée de la première place, allait trouver 
une occasion de revanche dans le déroulement toujours semblable 
du drame révolutionnaire. Tous les régimes créés depuis 1789 
par l'émeute ont vu dès leur avènement se lever contre eux la 
logique de leur victoire : après avoir pourvu révolu tionnairement 
au gouvernement de la France, il faut pourvoir révolution- 



252 REVUE DES DEUX MONDES. 

nairement au gom ernement de Paris. Ceux à qui la foule de la 
capitale vient de donner la nation sont mal venus à disputer à 
cette foule l'autorité dans la capitale. S'ils la lui abandonnent, 
en face de l'Etat s'établit, au siège même du pouvoir, un pou- 
voir municipal indépendant, puis rival, bientôt maître. Ce conflit 
entre la Commune et l'Etat a fait les difficultés, les échecs et les 
crimes de nos régimes populaires. Et nul, à l'égal du régime éta- 
bli le 4 septembre, n'était désarmé contre les prétentions de la 
capitale, composé comme il l'était de députés élus par elle et qui 
n'avaient cessé de réclamer pour elle l'autonomie. 

Les meneurs révolutionnaires ne l'ignoraient pas, qui, à peine 
le gouvernement formé sans eux, soufflèrent à la foule de vou- 
loir un maire de Paris. Consacrée par la légende de la première 
république, la proposition était faite pour plaire, car les masses 
françaises ont, en révolution, l'intelligence plus traditionnelle 
que novatrice et prennent pour des idées leurs souvenirs. Sur la 
place et dans l'Hôtel de Ville, le peuple commença donc à récla- 
mer son maire. Qi^ un nom, sorti dune bouche, trouvât dans le 
peuple un écho vivant, parvînt porté par le cri de la multitude 
aux chefs faits tout à l'heure par elle et s'imposât à leur faiblesse, 
il n'en fallait pas plus pour créer dès la première heure l'antago- 
nisme des pouvoirs et tous ses périls. Ils furent escamotés par 
un habile tour de main. 

Parmi les premiers qui eussent pénétré dans l'Hôtel de Ville 
se trouvait Etienne Arago. Frère du grand astronome, oncle du 
député de Paris, et ancien député de 1848, il appartenait par ses 
origines à la république modérée. Par haine de l'Empire, il avait 
pris contact avec la démagogie, mais en était le complaisant 
plus que le complice, mettait surtout sa violence en paroles 
et était trop honnête homme pour faire un véritable conspira- 
teur. La sincérité de sa nature et son humeur qui était facile, 
spirituelle et vive, lui avaient valu, dans les deux camps, 
des amitiés. Au moment où l'on commença à parler de mai- 
rie, quelques-uns de ceux près desquels il était prononcèrent 
son nom. Gambelta entendit, il connaissait l'homme, il devina 
qu'apaisé de ses véritables haines par la chute de l'Empire et 
partagé de sympathies entre les républicains de toute école, 
ce maire conseillerait au gouvernement beaucoup de faiblesses 
envers la démagogie, mais ne conduirait jamais la démagogie 
à l'assaut du gouvernement. l\ jugea utile une candidature 
que les révolu ticmnaires ne pouvaient combattre et qui ne 
leur livrait pas la place. Aussitôt, paraissant obéir à une opinion 
qu'il créait par son assentiment: « Oui, dit-il de sa forte voix^, 



LE GOUVERNEMENT DE LA DÉFENSE NATIONALE. 253 

Arago maire de Paris. » Le neveu prévoyant avait dans la poche - 
une écharpe tricolore, il la noua à la ceinture de son oncle. 
L'initiative opportune de quelques-uns, l'adhésion impérieuse 
d'un seul, et un morceau de soie, il n'en fallut pas davantage 
pour qu'Etienne Arago se déclarât « acclamé par le peuple ». 

Il était temps. Le nouveau maire avait à peine pris possession 
de son poste et nommé pour adjoints Floquet et Brisson, qu'une 
grande rumeur s'éleva de la place. Dans une voiture découverte 
qui fendait lentement la foule, un homme venait d'apparaître, une 
ceinture rouge autour de la taille, et le peuple avait reconnu 
Rochefort. Ses fidèles, après l'invasion de la Chambre, avaient 
couru à Sainte-Pélagie. Devant le droit de l'émeute, la prison 
s'était ouverte, comme le Corps législatif, comme l'Hôtel de Ville 
où ses libérateurs ramenaient leur chef aux cris de : « Rochefort 
maire de Paris ! » Cette fois le nom fait pour émouvoir la foule 
avait retenti, il souleva subitement cette clameur profonde et 
formidable où se reconnaît la vraie voix du peuple. Et un danger 
montait vers le gouvernement lorsque Rochefort, soulevé sur les 
épaules de ses compagnons, franchit la porte du palais, l'escalier 
d'honneur, et qu'à l'entrée de la grande salle, au milieu d'accla- 
mations frénétiques, apparurent, dominant les spectateurs, son 
écharpe rouge et sa tête pâle. 

Entre lui et les députés qu'il trouvait au pouvoir, aucune sym- 
pathie n'amortissait le choc imminent des ambitions. Son succès 
électoral de 1869 avait été une condamnation de la politique 
parlementaire. Tenu à l'écart par la gauche, accueilli par un 
silence glacial quand il portait à la tribune ses outrances méditées 
de langage, Rochefort en avait pris prétexte pour accuser ces 
républicains de mollesse, de complicité avec l'ennemi, et, comme 
Scapin roue de coups Géronte en paraissant tenir son parti, le 
railleur impitoyable avait plus d'une fois laissé tomber sur le 
dos de ses collègues le bâton qu'il levait chaque matin contre 
l'Empire. Son arrestation avait été, pour les moins épargnés par 
sa verve, une délivrance, pour tous un débarras, et les députés 
de Paris s'étaient adjugé le pouvoir sans songer au voisin incom- 
mode que le suffrage universel leur avait donné et que la révo- 
lution leur rendait. Un coup d'adresse encore para le péril. Jules 
Ferry courut à la rencontre de l'arrivant, le saisit entre ses bras 
comme en une effusion de joie, et, le séparant de son cortège, 
l'entraîna vers la petite salle ou siégeait le nouveau pouvoir. Là 
il fut explique à Rochefort que, si la mairie ne lui était pas offerte, 
c'est qu'il était investi d'une fonction plus haute : on lui annonça 
que, député de Paris, il faisait partie du gouvernement. Au nom 



254 REVUE DES DEUX MONDES. 

de l'Empire abattu, delà République l'ondée, de la France envahie, 
on l'adjura d'oublier d'anciens désaccords, de ne pas en préparer 
de nouveaux, d'unir sa force à une œuvre de salut public. En 
Rochefort, le démagogue qu'il était devenu et l'homme de bon 
sens qu'il était né se combattaient souvent et triomphaient tour 
à tour : cette fois il trouva moyen de les satisfaire tous deux en 
même temps. Il se laissa convaincre de siéger au gouvernement, 
déclara à ses partisans qu'il n'entendait pas déposséder « un bon 
républicain » comme était Etienne Arago, mais ajouta qu'il fallait, 
« pour surveiller le gouvernement », un conseil municipal élu 
par Paris. Ainsi il appelait pour le lendemain le conflit qu'il écar- 
tait de l'heure présente. Mais pour un pouvoir qui naît et n'a pas 
encore ses forces, retarder le péril c'est l'amoindrir, et la déma- 
gogie avait perdu la journée. 

L'Empire, moins à craindre qu'elle, gardait encore des restes 
de vie et des centres de résistances. Le plus menaçant paraissait 
être la Préfecture de police, où l'on avait vu se replier les sergens 
de ville avec la garde de Paris. Cet édifice plein d'hommes armés, 
ses issues closes et son silence faisaient peur. Kératry s'offrit à 
prendre possession de la place. Muni d'un ordre qu'il réclama, 
que Gambetta écrivit, et accompagné par neuf gardes nationaux 
de bonne volonté, il alla sommer la place. Elle s'ouvrit. Dans ses 
cours intérieures étaient rangées les brigades presque au complet 
des sergens de ville, et toute la garde municipale, avec son colonel. 
A la tète de ses neuf hommes, Kératry traversa cette petite armée 
de 10 000 soldats et se rendit au cabinet du préfet, où les chefs 
de service et les commissaires de police étaient assemblés. Kéra- 
try les consigna dans un salon voisin, donna ordre aux sergens 
de ville de ne pas quitter la préfecture avant la nuit, et, quand 
elle serait venue, de regagner isolément leurs demeures, fit 
appeler le colonel Valentin, chef de la garde municipale, lui 
demanda si le gouvernement nouveau pouvait compter sur cette 
troupe pour le maintien de l'ordre dans Paris, et, sur la parole 
donnée par l'officier, le chargea de la sûreté publique. Ces me- 
sures prises, il se rendit rue de Grenelle à l'administration des 
télégraphes, fit défense au directeur général de transmettre désor- 
mais aucune dépêche et le mit sous la garde d'un factionnaire. 
Restait, pour couper court aux tentatives de résistance en pro- 
vince, à s'assurer le ministère de l'intérieur. Picard et Gambetta 
s'étaient chargés de ce soin. Ils furent accueillis en maîtres, 
place Reauvau; les fonctionnaires du cabinet se mirent à leur 
service, exprimant la satisfaction que la France ne fût pas 
tombée en pires mains. Dès lors le présent semblait assez sûr 



LE GOUVERNEMEiXT DE LA DÉFENSE NATIONALE. 255 

pour que le souci du lendemain commençât : il fallait pourvoir 
aux besoins d'argent, et Ernest Picard alla au ministère des 
finances pour conférer avec M. Magne. Gambetta, resté seul 
place Beauvau, expédia aux départemens la dépêche suivante : 

« La déchéance a été proclamée au Corps législatif. 

« La République a été proclamée à l'Hôtel de Ville. 

« Un gouvernement de défense nationale composé de 11 mem- 
bres, tous députés de Paris, a été constitué et ratifié par l'accla- 
mation populaire. 

« Les noms sont : 

« Arago (Emmanuel), Crémieux, Favre (Jules), Ferry (Jules), 
Gambetta, Garnier-Pagès, Glais-Bizoin, Pelletan, Picard, Roche - 
fort, Simon (Jules). 

•( Le général Trochu est maintenu dans les pouvoirs du gou- 
verneur de Paris et nommé ministre de la guerre en remplace- 
ment du général Palikao. 

« Veuillez faire afficher immédiatement et au besoin procla- 
mer par crieur public la présente déclaration. 

« Pour le gouvernement de la défense nationale : 

« Le Ministre de l'intérieur, 

« Léon Gambetta, 

« Paris, ce 4 septembre 1870, 6 h. du soir. » 

Ce document était un mélange de ruse et d'audace, comme le 
caractère de son auteur. Gambetta savait la province hostile aux 
émeutes de la capitale et il donnait à croire, par un artifice de 
langage, que la déchéance de l'Empire était l'œuvre du Corps 
législatif. Il connaissait la popularité de Trochu, et il parlait 
comme si le ministère, seulement offert, eût été accepté déjà par 
le général. Enfin dans cette communication où il diminuait à 
dessein l'apparence révolutionnaire des faits accomplis, il poussait 
à l'extrême le droit révolutionnaire, puisqu'il s'attribuait de sa 
seule autorité le ministère de l'intérieur. 

Trochu, dont il disposait d'avance, prenait pendant ce temps 
un parti que Gambetta n'avait pas prévu. L'appel du gouverne- 
ment n'était pas pour surprendre le général. La pensée que, 
chargé le matin de défendre l'Empire, il n'avait pas le droit de 
servir le soir une émeute victorieuse de l'Empire, ne le troublait 
pas. Loin que la gratitude de faveurs exceptionnelles le liât à 
la dynastie renversée, il se considérait comme un soldat tenu 
longtemps à l'écart, et qui, employé trop tard, sur la sommation 
de nos revers, avait vu l'empereur lui manquer de parole, l'im- 



256 REVUE DES DEUX MONDES. 

pératrice le traiter en suspect, et une stratégie de cour le réduire 
à l'impuissance. Il savait par l'exemple de nos révolutions que 
la fidélité militaire est due aux gouvernemens établis, doit durer 
tant qu'ils durent, mais ne leur survit pas. et qu'en dépit des 
formules le soldat ne prête pas serment à un homme ou à un 
régime, mais à la patrie, seule permanente. Il ne doutait pas que 
tous ses compagnons d'armes n'acceptassent la République, et à 
l'accepter comme eux ne se sentxiit pas plus coupable. Dès que sa 
conscience ne lui interdisait pas de servir la France elle l'obligeait 
à ne pas déserter les dangers publics, et il eut pour unique souci 
de résoudre à quelles conditions il devait subordonner ce con- 
cours, et à quelle place il pourrait être plus utile. Après avoir 
écouté en silence les délégués, il les quitta, leur demandant 
quelques minutes de rétlexion, revint, après avoir quitté son 
uniforme, et les suivit à l'Hôtel de Ville. 

Le palais n'avait toujours qu'un maître, la foule. Partout où 
l'étendue et la magnificence des pièces étaient préparées pour 
l'exercice du pouvoir, elle régnait avec son désordre et sa foi'ce 
stérile. Le nouveau régime restait confiné dans le cabinet, étroit, 
sombre, dérobé, et comme honteux, du télégraphe. Quand le géné- 
ral fut introduit, ou y distinguait à peine, dans le déclin du jour, 
les six députés qui s'y trouvaient alors. Il aurait pu croire que 
Jules Favre, Arago, Ferry, Glais-Bizoin, Pelletan et Rochefort 
fussent les prisonniers et non les chefs de cette multitude, et il 
trouvait en ces hommes, majorité du gouvernement, limage la 
moins imposante de l'Etat. Il en connaissait à peine quelques- 
uns, depuis moins d'un mois, pour les avoir reçus au Louvre et 
leur avoir donné comme à tout le monde son avis sur la situa- 
tion militaire; il n'avait jamais vu Rochefort, dont il ignorait la 
présence et qu'on ne lui nomma pas. Lui d'ailleurs, sans laisser 
le temps aux présentations, dès qu'il lut entré prit la parole. Et 
ce fut pour dire que, désireux de leur accorder son concours 
pour la protection de la patrie contre l'étranger, il avait besoin de 
savoir si eux étaient résolus à protéger, contre les excès révo- 
lutionnaires, des causes non moins sacrées, et qu'avant de se lier 
à eux il leur demandait un engagement. « Affirmez-vous, leur 
dit-il solennellement. Dieu, la famille, la propriété? » Nul ne 
protesta, les uns parce que ces croyances étaient les leurs, les 
autres parce que les promesses ne leur coûtaient rien. Mais ni les 
uns ni les autres ne furent quittes à si bon compte. Trochu, 
après avoir pris acte de leur adhésion, exposa que, la grande 
œuvre étant la défense nationale, le soldat chargé de la diriger ne 
devait pas être seulement un ministre, le subordonné d'un gou- 



LE GOUVERNEMENT DE LA DÉFENSE NATIONALE. 257 

vernement où tous étaient étrangers à l'armée; que, pour la dignité 
de cette armée et le succès de ces opérations, l'homme de guerre 
avait droit à une place dans le gouvernement lui-même, et qu'il 
n'y pouvait prendre aucune place, sinon la première. Et avec 
cette assurance qu'inspirent seules l'impudeur de l'ambition ou 
l'intrépidité du devoir, le général réclama la présidence du gou- 
vernement. La prétention parut juste, puisque l'homme était né- 
cessaire. Jules Favre, à qui ce titre avait été déjà décerné, le céda 
de bonne grâce. Ainsi le nouveau pouvoir se trouva définitive- 
ment constitué. 



III 

Parmi les forces à gagner ou à combattre, les députés pari- 
siens n'avaient pas compté le Corps législatif, tant ils tenaient 
pour morte l'Assemblée envahie. 

Cependant, perdus au milieu de la foule, la plupart des députés 
étaient restés dans leur palais. Lorsque, sur les pas de Jules Favre 
et de Gambetta, une partie des manifestans courut sur l'Hôtel de 
Ville, la Chambre se trouva à moitié délivrée. A l'invasion vio- 
lente succéda l'invasion pacifique, aux grandes poussées des 
masses compactes, la multitude des fractionnemens et le mouve- 
ment plus libre des individus. Gens du peuple et bourgeois 
entraient, visitaient, sortaient en curieux. Ils venaient voir le 
théâtre de l'accident. Ils voulaient avoir parcouru, grand ouvert 
et livrant ses arcanes, l'édifice mystérieux où se formait l'autorité, 
la puissance lointaine par laquelle ils se sentaient toute leur vie, 
tantôt menacés, tantôt défendus, liés toujours. Ils voulaient s être 
une fois assis sur un siège de législateur. Au milieu de ce va-et- 
vient les députés purent se reconnaître, s'aboucher par petits 
groupes et brèves rencontres, et se dire leur volonté commune 
de reprendre la séance interrompue. Ils ne s'étaient pas faits à 
l'idée que, tout à l'heure arbitres de tout, ils ne fussent déjà plus 
rien. Mais la salle de séance restait le rendez- vous préféré de la 
curiosité publique, et tandis que le gros de la foule s'y renouve- 
lait sans diminuer, un certain nombre de révolutionnaires de- 
meuraient installés dans les tribunes et dans l'hémicycle, avec le 
parti pris d'interdire la place aux députés. Pour jeter dehors ces 
envahisseurs, il eût fallu une troupe. Les deux bataillons de garde 
nationale qui étaient de service n'avaient pas quitté la cour 
d'honneur; le chef d'un de ces bataillons, sollicité de tenter 
l'aventure, la déclara trop périlleuse. On chercha ailleurs un asile 
que l'émeute eût laissé aux représentans. Elle avait respecté le 

TOME cxxxv. — 1896. 17 



258 REVUE DES DEUX MONDES. 

palais de la Présidence : là une galerie qui servait aux dîners 
officiels était assez vaste. Les députés se transmirent les uns aux 
autres l'avis de s'y rendre, et, à quatreheures, cent soixante-dix s'y 
trouvaient réunis. Parmi eux presque tous les membres du centre 
gauche, plusieurs de la gauche, entre autres Jules Grévy, Jules 
Simon et Garnier-Pagès. 

Schneider, maltraité par la foule au moment de l'invasion, était 
malade et au lit. Un des vice-présidens, Leroux, et deux des 
secrétaires, Josseau et Martel, prirent place au bureau. La dis- 
cussion fut ouverte par Garnier-Pagès. Il s'étendit si longuement 
sur les crimes de l'Empire et sur les fautes du Corps législatif 
que l'impatience générale le somma enfin de conclure, et il con- 
clut en conseillant un accord avec le gouvernement de l'Hôtel de 
Ville. Des dénégations véhémentes l'accueillirent; et M. Buffet, 
flétrissant en quelques mots d'une énergie frémissante la violence 
accomplie, se refusa, « dût-il engager sa vie, à reconnaître un ré- 
gime qui s'élevait sur les ruines de la liberté et du droit. » C'était 
le courage et l'honneur de l'Assemblée qui avaient protesté par sa 
bouche, et il sembla qu'il eût parlé au nom de tous, tant furent 
nombreux ceux qui l'acclamèrent et vinrent lui serrer les mains. 
Mais, tandis que cette émotion suspendait la séance, arrivaient, 
apportés par les députés retardataires, les bruits du dehors : la 
proclamation de la République, la soumission générale, le départ 
de Trochu pour l'Hôtel de Ville. A chaque nouvelle l'Assemblée 
sentait peser plus lourdement l'oppression du fait sur le droit, et 
comprenait mieux la nécessité de rattacher par une transaction 
la légalité impuissante à l'émeute victorieuse. Les pensées allaient 
si vite qu'un membre de la droite, jusque-là connu par son zèle 
pour l'empire autoritaire, Dréolle, tout en s'associant aux paroles 
de M. Buffet, tout en se refusant à voir dans les députés réunis à 
l'Hôtel de Ville autre chose que des membres du Corps législatif, 
ouvrit l'avis d'entrer en rapports avec eux pour connaître leurs 
desseins. L'Assemblée ne s'y résigna pas aussitôt, mais déjà cher- 
chait quel gage offrir à la révolution, et crut l'avoir trouvé en 
statuant sur les mesures soumises, quelques heures avant, au 
Corps législatif. M. Martel donna lecture de son rapport sur les 
trois projets Palikao, Favre et ïhiers et proposa la résolution 
suivante : 

« Vu la vacance du pouvoir, la Chambre nomme une com- 
mission de gouvernement et de défense nationale. Cette commis- 
sion est composée de cinq membres choisis par le Corps légis- 
latif. Elle nommera les ministres. 

« Dès que les circonstances le permettront, la nation sera 



LE GOUVKrsNEMENT DE LA DÉFENSE NATIONALE. 259 

appelée par une assemblée constituante à se prononcer sur la 
forme de son gouvernement. » 

C'était, jusque dans les termes, le projet de M. Thiers. Celui- 
ci, le matin, avait, pour ménager les scrupules de la majorité, 
consenti à remplacer les mots : « Vu la vacance du pouvoir » par 
les mots : « Vu les circonstances. » Mais les circonstances avaient 
si évidemment amené la vacance du pouvoir, que d'elle-même la 
commission rétablissait le texte primitif. Quelques amis de l'Em- 
pire contestèrent encore cette formule. M. Dréolle fut encore là 
pour répondre que, trois heures auparavant, il l'aurait aussi 
repoussée, mais qu'elle était devenue l'expression exacte des faits. 
Son renom d'attachement à la dynastie décida ceux qui avaient 
besoin d'un exemple pour abandonner l'Empire. La motion fut 
adoptée par un vote presque unanime. 

Ce vote fournissait la matière de la négociation souhaitée. On 
décida que, pour le faire connaître, une délégation serait envoyée 
à l'Hôtel de Ville. Grévy fut, par un assentiment unanime, chargé 
de la conduire. Sa présence et les blâmes sévères qu'il avait fait en- 
tendre contre l'invasion de la Chambre, désignaient ce républicain 
à la confiance du Corps législatif, en même temps que l'ancien- 
neté de sa foi démocratique devait assurer un bon accueil à 
l'ambassadeur. Jules Simon aurait eu les mêmes titres, mais au 
cours de la séance lui était parvenu un billet où Jules Favre le 
priait de ne pas enlever, par une plus longue abstention, des 
chances à la sagesse du nouveau régime, et, annonçant l'entrée 
de Rochefort au gouvernement, montrait l'urgence défaire contre- 
poids à cette force : et Jules Simon s'était rendu à cet appel. On 
nomma Garnier-Pagès qui s'était offert à faciliter à la délégation 
l'entrée dans l'Hôtel de Ville, Martel, De Guiraud, Johnston, 
Cochery, Barthélémy Saint-Hilaire et Dréolle; presque tous, sauf 
le dernier, appartenaient au centre gauche ou à la gauche. Grévy 
se défendit d'abord d'accepter par cette raison que, républicain et 
à ce titre adversaire de l'illégalité, « il s'était promis de ne pas 
paraître à l'Hôtel de Ville », puis il consentit à donner par son 
concours plus d'efficacité à une démarche qu'il approuvait. Elle 
devait répondre d'ailleurs aux désirs des collègues portés au pou- 
voir par l'émeute, « car, ajouta-t-il, en toutes circonstances, en 
face des éventualités de l'avenir, ils ont toujours manifesté la 
conviction que rien ne pouvait se faire sans le concours de la 
Chambre. » H exprima seulement la crainte que, malgré le rôle 
conciliateur de M. Dréolle dans cette séance, la présence de ce 
délégué rendit l'entente plus difficile, et M. Dréolle déclara qu'ho- 
noré par cette défiance il ne tenait pas à se joindre à la députa- 



260 REVUE DES DEUX MONDES. 

tion. Le président Leroux fut chargé de voir le général Trocliu 
et de solliciter la médiation du général. L'Assemblée décida 
qu'elle reprendrait séance à huit heures, pour connaître les résul- 
tats de ces démarches. 

La délégation partit aussitôt, parvint sans difficulté à l'Hôtel de 
Ville, et fut introduite dans le cabinet où elle trouva réunie la 
majorité du gouvernement. Grévy, avec sa netteté froide, exposa 
que la déchéance venait d'être prononcée, et que le Corps législatif 
invitait ses collègues actuellement à l'Hôtel de Ville à se joindre 
à lui pour choisir d'un commun accord le gouvernement nouveau. 
Jules Favre répondit, mêlant les remerciemens et les réserves, 
que l'invitation venait bien tard, que les faits accomplis avant elle 
ne pouvaient être supprimés, déclara qu'il était nécessaire de 
consulter Trochu, Gambetta et Picard, alors absens, et que lui- 
même apporterait à huit heures au Corps législatif la réponse du 
gouvernement. Grévy était un de ces hommes qui parlent pour 
avoir donné leur avis et non pour convaincre; il n'insista pas. 
Le silence, que les autres délégués gardaient aussi, fut enfin 
rompu par un député qui, sans avoir été désigné, s'était joint 
volontairement à la délégation, M. Keller. Il fit remarquer que le 
gouvernement, se tînt-il pour constitué, ne pouvait ni lutter, 
ni traiter, ni vivre sans le concours du Corps législatif, seule 
autorité compétente pour fournir l'argent, les hommes et engager 
la nation; que par suite il fallait au moins reprendre à la foule 
et restituer aux députés le lieu ordinaire de leurs séances. « N'y 
comptez pas, interrompit Jules Ferry. Vous pouvez vous réunir 
à vos risques et périls dans quelques bureaux ou ailleurs. Mais 
reprendre vos débats dans la salle des séances, non seulement 
nous ne vous y aiderons pas, nous ne le voulons pas. » Courtoise 
et hésitante encore avec Jules Favre, la révolution se montrait 
avec Jules Ferry hautaine et brutale : ces paroles signifiaient leur 
congé aux délégués. Pourtant ils ne sortirent pas tous. Au cours 
de l'audience, Guyot-Montpayroux avait apporté l'affiche de la pro- 
clamation rédigée par Picard, et au bas de laquelle était la liste 
du gouvernement. Garnier-Pagès y vit son nom. Debout jusque- 
là avec ses collègues du Corps législatif, il se détacha d'eux sans 
mot dire pour s'asseoir parmi ses collègues de l'Hôtel de Ville 
et, entré comme l'élu de la légalité, demeura comme l'élu de 
l'émeute. 

Ainsi qu'il était convenu, à huit heures, 168 députés se retrou- 
vèrent à la Présidence, et Jules Favre se fit annoncer. Le prési- 
dent Leroux n'était pas encore revenu du Louvre, l'Assemblée 
porta au fauteuil M. Thiers, le champion du droit parlementaire, 



LE GOUVERNEJIENT DE LA DÉFIINSE NATIONAL!:. 261 

le député de Paris qui n'avait pas voulu de place dans le gouver- 
nement de la révolution. Jules Favre, introduit avec M. Jules 
Simon, s'exprima en ces termes : 

« En ce moment il y a des faits accomplis, un gouvernement 
issu de circonstances que nous navons pas pu prévenir, gouver- 
nement dont nous sommes devenus les serviteurs. Nous y avons 
été enchaînés par un mouvement supérieur qui a, je l'avoue, ré- 
pondu au sentiment intime de notre âme. Je n'ai pas aujourd'hui 
à m'expliquer sur les fautes de l'Empire. Notre devoir est de dé- 
fendre Paris et la France. 

« Lorsqu'il s'agit d'un but aussi cher à atteindre, il n'est certes 
pas indifférent de se rencontrer dans les mêmes sentimens avec 
le Corps législatif. Du reste nous ne pouvons rien changer à ce 
qui vient d'être fait. Si vous voulez bien y donner votre ratifica- 
tion, nous vous en serons reconnaissans. Si au contraire vous 
nous la refusez, nous respecterons les décisions de votre con- 
science, mais garderons la liberté entière de la nôtre. 

« Voilà ce que je suis chargé de vous dire par le gouverne- 
ment provisoire de la République, dont la présidence a été offerte 
au général Trochu, qui l'a acceptée. » 

C'était le refus de toute transaction. Aussitôt des murmures, 
des reproches, des questions s'élèvent et se croisent; la Chambre 
condamnée commence à maudire ses juges. Thiers rétablit le 
silence, mais non le calme, en déclarant que, s'il y a à délibérer, 
ce ne peut être en présence du gouvernement nouveau. Favre et 
Simon se retirent. Au lieu de donner la parole à ceux qui la vou- 
draient prendre, Thiers la garde, et pour dire : « Nous n'avons 
plus que quelques instans à demeurer ensemble; il faut les bien 
employer. Avant de reconnaître l'autorité qui vient de naître, 
nous aurions à résoudre des questions de doctrine et de fait qu'il 
ne convient pas de traiter actuellement. Il ne convient ni de 
reconnaître un gouvernement né d'une insurrection, ni de le 
combattre quand il a à lutter contre l'étranger. » Comme un 
certain nombre demandent qu'au moins une protestation soit 
rédigée contre la violence subie : « De grâce ne rentrons pas 
dans la voie des récriminations, cela nous mènerait trop loin, et 
vous devriez bien ne pas oublier que vous parlez devant un pri- 
sonnier de Mazas. » Comme des voix plus nombreuses deman- 
dent : « Que faire? » « En présence de l'ennemi qui sera bientôt 
sous Paris, je crois que nous n'avons qu'une chose à faire : nous 
retirer avec dignité ! » Et comme il sent que cette résignation 
étonne un grand nombre sans les gagner, et que prolonger le débat 
serait donner du champ à ces colères, il lève la séance et disparaît. 



262 REVUE DES DEUX MONDES. 

Elle continue, lui parti, mais dans une confusion croissante. 
Les plus irrités sentent 1 horreur du vide, l'impossibilité de résis- 
ter, soit à Paris, soit en province, contre le fait accompli, toute leur 
énergie se borne à vouloir une protestation dont ils ne parvien- 
nent pas à rédiger le texte. Ils conviennent de se réunir le lende- 
main chez M. Johnston pour en entendre la lecture; nombre 
d'entre eux auront demain quitté Paris, et signent aussitôt sur 
des feuilles blanches, feuilles semblables à celles où quand la 
mort est venue et présente, l'on inscrit, à la porte de la demeure 
en deuil, son nom, comme un dernier et vain témoignage d'atta- 
chement. 

Ils purent, à leur sortie, voir les scellés posés sur les portes du 
Palais-Bourbon. Tandis que Jules Favre à la Présidence assurait 
aux députés son respect pour la liberté de leur conscience, Glais- 
Bizoin occupait militairement la Chambre, avec la garde natio- 
nale. Pour obtenir la retraite des révolutionnaires établis dans la 
salle des séances, il dut leur promettre que le Corps législatif n'y 
rentrerait pas. Les derniers des envahisseurs se dispersèrent, ras- 
surés par l'apposition des cachets. 

En même temps on s'était occupé du Sénat. Là ni membre du 
gouvernement, ni scellés, ni troupes, ne parurent nécessaires. 
Un adjoint au maire de Paris, Floquet, fit signer par Pelletan une 
défense à la haute assemblée de se réunir, et porta le pli au 
Luxembourg, qu'il trouva vide. Le grand référendaire Barrot 
déclara qu'il cédait à la force, le général de Montfort, comman- 
dant du palais, transcrivit la pièce sur son livre d'ordres, promit 
que les sénateurs ne siégeraient pas, et demanda seulement pour 
eux l'autorisation de reprendre leurs costumes et menus objets 
laissés au vestiaire. Et le vœu suprême formé au nom de ce 
grand corps fut pour le salut de la garde-robe. 

Ainsi finirent les deux assemblées qui représentaient alors le 
pouvoir parlementaire. Tandis que le Sénat, défendu par l'éclat 
de son impuissance contre les attaques de la foule, n'avait mis à 
profit cette sécurité que pour disparaître, sans donner à la 
dynastie si longtemps adulée un témoignage d'attachement, le 
Corps législatif, après l'envahissement, avait voulu se survivre 
et rassembler ses membres dispersés. Et pour quoi faire? Pour pro- 
noncer la déchéance de l'Empire. Il restait à celui-ci l'avantage 
d'avoir péri par une violence commune avec les élus de la nation : 
•ces députés avaient ressuscité une heure pour séparer leur cause 
de la sienne, et employé cette heure à le condamner. Il fallait 
qu'une fois encore s'accomplît la loi constante des chutes napo- 
léoniennes, que le régime succombât, après les défaites sous les 



LE GOUVKKNEMENT DE LA DÉFENSE NATIONALE. 263 

votes, et non seulement abattu par ses ennemis, mais renié par 
ses créatures. 

En i870, comme en 1814 et en 1815, le Corps législatif espé- 
rait en sacrifiant l'Empire se sauver lui-même. Il s'était montré 
prêt à reconnaître la révolution afin d'être épargné par elle. 
Vaine tentative, les chefs d'une opposition qui, depuis un mois 
et le matin encore, sollicitait son concours, déclarait accep- 
ter d'avance le régime et les hommes préférés par lui, et ne 
rien réclamer pour elle-même, avaient repoussé cette entente, 
gardé tout entier le pouvoir au nom de l'émeute, et dédaigné l'in- 
vestiture de la légalité. Il succombait, détruit par eux, tandis qu'il 
accusait leur hypocrisie, leur ambition, et prétendait seul repré- 
senter le droit. En cela il ne jugeait équitablement ni de ses 
successeurs, ni de lui-même. C'est l'embarras de supprimer la 
dynastie qui avait fait toute la popularité du Corps législatif. 
Tous ceux qui voulaient renverser l'Empire sans hasarder une 
guerre civile avaient un instant espéré en la Chambre. Son indé- 
pendance, qui était née et paraissait grandir avec nos désastres, 
faisait oublier le vice de son origine ; et l'on avait attendu qu'elle 
se fît pardonner sa servilité par son ingratitude, disposé à 
accepter d'elle un gouvernement, par lassitude de celui qu'on 
subissait et par crainte de celui que l'émeute préparait. Pour 
avoir trompé cet espoir, employé en tergiversations l'heure 
décisive, subi la révolution au lieu de la prévenir, la Chambre 
avait perdu toute son autorité. Peu importait dès lors qu'après 
avoir laissé à d'autres le soin de tuer l'Empire, elle enregistrât 
cette mort. Sa sentence venait trop tard, trop tard son offre de 
choisir les successeurs. Ces successeurs n'auraient plus remplacé 
l'Empire vieilli , mais les élus d'une révolution accomplie 
quelques heures avant. Le même vote qui, rendu avant l'émeute, 
eût été un acte d'émancipation nationale, devenait, émis après 
l'émeute, un désaveu du droit révolutionnaire. Que les élus de 
la foule soumissent leur titre à la confirmation du Parlement, ils 
préféraient le pouvoir qui avait laissé vivre l'Empire au pouvoir 
qui l'avait vaincu. Ce n'était pas seulement remettre en question 
leur acte, mais sacrifier leurs personnes. Etait-il vraisemblable 
que le Corps législatif laissât au gouvernement les seuls députés 
de Paris? qu'il consentît à les investir tous, même les plus révo- 
lutionnaires ? Fût-il résigné enfin à ratifier en bloc les nomina- 
tions faites à l'Hôtel de Ville, à l'Hôtel de Ville on n'avait pas 
seulement choisi des chefs, mais proclamé un régime. Or, si le 
Corps législatif pouvait dresser un procès-verbal de carence contre 
l'Empire, et laisser une autorité provisoire à ceux qui l'avaient 



264 REVUE DES DEUX MONDES. 

les premiers saisie, il ne pouvait pas, usurpant sur le pays, 
choisir un gouvernement définitif, et de tous les gouvernemens, 
celui dont il était le plus éloigné était la République. Il y a des 
mots évocateurs qui séparent irrévocablement les hommes non 
seulement par les idées, mais par les souvenirs, les sentimens, le 
point d'honneur. Le Corps législatif ne pouvait sans renier son 
passé accepter la République, la révolution ne pouvait y renoncer 
sans renier sa victoire. 

Les députés proclamés à IHôtel de Ville comprirent quelles 
chances de guerre entraînerait toute tentative pour obtenir à 
l'ceuvre de l'émeute la sanction de la légalité. Que dans ce gou- 
vernement confirmé par la Chambre, Rochefort ne fût pas main- 
tenu, la démagogie retrouvait un chef : qu'ils parussent par leurs 
pourparlers avec le Corps législatif remettre en question la répu- 
blique, la démagogie retrouverait un prétexte. Ils couraient risque 
de voir se tourner contre eux une partie des forces qu'ils main- 
tenaient contre elle. Ils prendraient l'air et garderaient la honte 
d'abandonner le régime qu'ils avaient toujours voulu et qu'ils 
venaient d'établir, pour le bénéfice d'une entente avec le Parle- 
ment posthume d'un Empire détruit. 

Ils ne furent pas seuls à penser cela. Certes^ si le Corps légis- 
latif avait à espérer une aide, c'était de Thiers et de Trochu. Eux 
n'avaient ni liens antérieurs avec la république, ni solidarité avec 
l'émeute, leurs préférences étaient acquises à la monarchie, leur 
dévouement à l'ordre. Ils savaient que cette assemblée, impéria- 
liste de circonstance, était conservatrice de nature, et qu'en sou- 
tenant ses droits, ils assuraient à leurs idées la prépondérance et 
à leurs personnes le pouvoir. Elle le leur offrait quand à son 
heure dernière elle choisissait Thiers pour président, et appelait 
Trochu comme défenseur. Tous deux touchaient à ces sommets 
du prestige où le sentiment d'un homme suffît à créer une opi- 
nion publique. Or Thiers ne se servit de son autorité sur l'Assem- 
blée que pour la pousser à l'abdication et à la retraite, et Trochu 
devint le chef du gouvernement qui la dispersa. Similitude de 
conduite d'autant plus remarquable que ces deux hommes cher- 
chaient dans des raisons fort différentes la règle de leurs actes. 
Thiers, sceptique aux théories et observateur attentif des faits, 
s'occupait surtout à peser les chances des résolutions qu'il aurait à 
prendre. Ses préférences de doctrines le portaient seulement à 
chercher avec plus d'ingéniosité et d'obstination les moyens de les 
servir, mais s'il ne croyait pas au résultat, il refusait son effort, et 
son principe supérieur était de ne pas perdre ses soins aux causes 
incurables. Trochu, accoutumé par les scrupules d'une conscience 



LE GOUVERNEMENT DE LA DÉFENSE NATIONALE. 265 

plus rigide et la structure philosophique de son esprit à consi- 
dérer que le caprice des événemens n'enlève rien à l'impératif des 
principes, prenait parti après avoir regardé en lui plus qu'autour 
de lui, homme à embrasser une cause désespérée s'il la trouvait 
juste. L'un mettait son honneur à ne pas se tromper sur le succès, 
l'autre à ne pas se tromper sur le devoir. Thiers avait vu qu'à 
rapprocher la légalité vaincue et la révolution victorieuse il 
deviendrait suspect à toutes deux ; que, pour soutenir le Parlement 
de l'Empire contre la révolution, il ne se trouverait à Paris ni 
garde nationale, ni police, ni troupes. Trochu pensa que la pré- 
tention de ce Parlement à demeurer le pouvoir légitime était con- 
testable et que se sacrifier à cette cause serait avoir, au lieu du 
respect, la superstition de la légalité. Thiers conclut que le Corps 
législatif contre la révolution n'était pas la force, Trochu qu'il 
n'était pas le droit. 

Tous deux avaient raison, et le Corps législatif n'était pas la 
force précisément parce qu'il nétait pas le droit. L'autorité des pou- 
voirs électifs se mesure à la valeur du mandat qu'ils ont reçu. Pour 
qu'une assemblée soit vraiment la loi, c'est-à-dire l'expression 
de la volonté générale, il faut qu'elle ait été formée par le libre 
suffrage d'un pays. Formé par les pratiques de la candidature 
officielle, le Corps législatif ne représentait pas la volonté de la 
France, mais la volonté de l'Empereur. La déchéance de celui-ci 
détruisait donc le titre môme de l'Assemblée à ordonner et à 
être. Elle n'était pas un pouvoir distinct, fait pour survivre comme 
la nation elle-même au sort des souverains ; elle était insé- 
parable du prince comme lombre du corps, et disparaissait 
dans la même chute. Le nom de Napoléon avait suffi à la for- 
mer, le nom de l'empereur suffirait maintenant à la détruire; 
l'Empire, pour avoir dénaturé les institutions de l'indépendance 
politique en instrumens de dictature, avait travaillé contre 
lui-même, et rien ne lui pouvait survivre de ses œuvres parce 
qu'en toutes il n'y avait que lui. Voilà ce que comprenait l'ins- 
tinct populaire. L'abandon subit et universel qui se fit autour du 
Corps législatif n'était pas seulement l'indifférence coutumière 
des peuples pour le droit malheureux, c'était l'accomplissement 
d'une loi morale, et le châtiment suprême du pouvoir absolu. 

IV 

Mais s'il était permis de ne pas respecter le Corps législatif et 
sa légalité suspecte, c'était à la condition de lui substituer une 
représentation plus incontestable de la volonté nationale. 



266 REVUE DES DEUX MONDES. 

Infime minorité d'une Assembh-e déchue, mandataires d'une 
seule ville, chefs d'une émeute, les hommes du 4 septembre 
n'avaient pas mandat de la France. Désignés par leur popularité 
pour gérer un interrègne et empêcher qu'il devînt une anarchie, 
ils devaient toute cette popularité à leurs combats pour les droits 
de la nation. Même aux jours des succès et malgré les tendances 
démocratiques de l'Empire, ils avaient condamné ce régime à 
cause de son origine. Ils avaient établi, comme le fondement 
de tout ordre dans l'Etat, qu'un peuple a des serviteurs, non des 
maîtres, doit les désigner, non les subir; et dix-huit années ils 
avaient fait asseoir aux côtés de Macbeth tout-puissant le spectre 
du droit assassiné. Personne ne s'était par des leçons plus impla- 
cables tracé plus impérieusement son devoir. Le coup d'Etat 
d'une foule ne pouvait pas plus fonder le droit que le coup 
d'Etat d'un prince. Ces hommes au pouvoir n'étaient rien s'ils 
n'étaient qu'eux-mêmes : ils n'avaient le droit d'en chasser 
l'Empire et d'y prévenir la démagogie qu'au nom de la volonté 
publique. Pour la connaître il fallait lui donner la parole, car 
leur succès les mettait en cette situation où la seule manière 
de rester fidèle à ses doctrines est de les pratiquer. Et si vrai- 
ment ils pensaient que cette volonté commune et publiquement 
constatée est le réservoir inépuisable et incorruptible des éner- 
gies latentes et des actes sauveurs, jamais ces secours avaient-ils 
été plus nécessaires? La France était condamnée à l'extraordi- 
naire dans l'abaissement ou dans l'effort. Seule elle avait le droit 
de se résigner à sa défaite, et ce n'était pas trop de tous pour 
changer sa fortune. Outre que le sang et l'or à verser étaient à 
elle, si elle voulait répondre aux défis du sort par un grand élan 
d'héroïsme, rien comme la vision de son unanimité n'était capable 
de susciter les idées et les hommes qui délivrent. Cette repré- 
sentation régulière du pays n'était pas moins utile pour chercher 
en Europe des alliances ou une médiation. Enfin la France dùl- 
elle demeurer seule en face de son ennemi, ce gouvernement lé- 
gal était nécessaire pour se tenir à portée des opportunités passa- 
gères qu'olfre la plus mauvaise fortune, mettre à profit, à défaut 
de générosité, la lassitude ou les embarras du vainqueur, et 
enfin, si le moment arrivait où la continuation de la lutte n'amè- 
nerait plus qu'une aggravation de désastres, signer la paix. 

Une grande leçon de moralité eût été donnée au^monde, un 
bel acte de logique, de conscience, et de sagesse eût honoré les 
hommes du 4 septembre s'ils n'avaient saisi le pouvoir échap- 
pant à l'Empire et prêt à tomber aux niainsde la démagogie, que 
pour le rendre à la France, et si le premier acte de leur gouver- 
nement l'avait appelée à des élections immédiates. 



LE GOUVERNEMENT DE LA DÉFENSE NATIONALE. 267 

Prescrites le 4 septembre, elles pouvaient, dès le dimanche 
suivant 11, donner au pays un gouvernement légal. La guerre et 
la marche de l'ennemi n'étaient pas une raison de les suspendre, 
mais de les hâter. Plus on redoutait que les envahisseurs vou- 
lussent, en s'opposant aux votes sur les territoires occupés par eux, 
empêcher la constitution d'un régime régulier, plus il était es- 
sentiel de l'établir avant qu'on fût à la merci de leur bonne vo- 
lonté. Le 4 septembre ils avaient pénétré dans sept départemens, le 
11, ils en occupaient dix. Ce jour-là il leur était loisible de faire 
obstacle au vote dans la neuvième partie du territoire : même 
amoindrie de cet élément, la représentation de la France restait 
assez complète pour que son autorité morale fût entière. Le temps 
laissé à la nation eût été court, mais suffisait. La longueur des 
périodes électorales est une habitude des temps calmes où rien 
ne ramenant les esprits à l'unité, ils se dispersent sur des ques- 
tions secondaires et multiples, et ne se décident, par l'industrie 
des meneurs, qu'entre des idées qui leur sont étrangères et des 
hommes qui leur sont inconnus. A ce moment une question 
unique et intelligible à tous était posée : la paix ou la guerre. La 
période électorale était ouverte depuis nos premiers désastres. 
Ils étaient assez grands pour éveiller cet instinct de la conser- 
vation qui est la plus sûre intelligence des multitudes, grandit 
avec le péril, et, dans les crises où il y va de l'existence, révèle au 
peuple les chefs les plus dignes. Enfin eux-mêmes se seraient li- 
bérés de l'effroyable responsabilité. Mais pour un tel résultat 
ils n'avaient pas un jour à perdre. Dès le dimanche 18, les Alle- 
mands entoureraient Paris, s'étendraient sur tout le nord-est de 
la France, maîtres d'interdire les élections dans une portion 
importante du territoire, maîtres d'empêcher que les élus de la 
capitale et les élus des départemens pussent se joindre et déli- 
bérer ensemble. A dater de ce moment l'existence d'une autorité 
légale ne serait plus subordonnée à la seule volonté des Français 
mais au bon plaisir de l'envahisseur. Voilà ce qu'il était facile de 
voir, ce qu'il fallait saisir du premier coup d'œil. Le libre arbitre 
du régime nouveau sur l'affaire la plus essentielle qu'il eût à 
résoudre ne s'étendait pas par delà son avènement : ne pas 
décider les élections ce jour même était s'exposer à ne les pou- 
voir plus faire, et l'on était dans une de ces circonstances où ce 
qui est différé est perdu. 

Mais parmi les hommes du 4 septembre, ceux mêmes qui en- 
tendaient consulter le pays répugnaient à l'interroger trop vite 
et ne voulaient pas réduire à cette interrogation leur passage aux 
affaires. Deux préoccupations dominaient en eux. D'abord ils ne 
voulaient pas que le souci d'un gouvernement à créer détournât 



268 REVUE DES DEUX MONDES. 

les pensées dues à la défense, comme si les élections n'eussent 
pas été la défense, ils tenaient à garder au moins pour le premier as- 
saut l'honneur delà première place, et se flattaient que peut-être ils 
suffiraient à changer le destin. Ensuite ils n'étaient pas sans incer- 
titudes sur les institutions intérieures que choisirait la France. 
Ils avaient peur des attachemens et des dépravations laissées dans 
ce peuple par l'Empire. Les plus respectueux pour la souverai- 
neté nationale pensaient que cette souveraineté pour s'exercer 
avec plénitude, permanence, et dans l'intérêt de la démocratie, 
avait besoin de la République. Un extraordinaire concours d'évé- 
nemens les faisait dépositaires de ce régime ; ils auraient pris 
pour un excès de naïveté une hâte qui livrerait à l'inconnu d'un 
vote immédiat l'avenir. Ils voulaient quelque temps pour débar- 
rasser le suffrage des influences qui l'avaient asservi , plaider 
auprès de lui leur cause, et s assurer de sa réponse avant d'inter- 
roger sa volonté. 

De véritables hommes d'Etat n'auraient eu ces doutes ni sur 
le courage, ni sur les affections de la France. Partout à ce mo- 
ment elle était résolue à la lutte, elle eût choisi des mandataires 
animés de l'énergie et de l'espérance qu'elle avait alors, et une 
telle assemblée les aurait soutenus. Pas davantage l'autorité de 
l'Empire n'avait-elle survécu à Sedan. Un peuple sensible à 
l'honneur, ne sait plusse soumettre aux pouvoirs dont il a rougi. 
Les suffrages auraient été, comme ils allèrent quelques mois 
après, aux adversaires de l'Empire, seuls innocens du mal accom- 
pli; et parmi eux les républicains, poussés par la logique de la 
démocratie, et parvenus, par le bénéfice du 4 septembre, au gou- 
vernement de fait, avaient le plus de chances. 

Cette intelligence du droit national et de l'intérêt républicain 
n'apparut à aucun des hommes qui avaient pris la responsabilité 
de l'avenir, quand, à dix heures et demie du soir, le gouverne- 
ment nouveau tint dans l'Hôtel de Ville son premier conseil. 
Durant les quatre heures qu'il dura, l'unique affaire fut la dis- 
tribution des emplois. Sans doute, et dût-on remettre sans délai 
le pouvoir au pays, quelques-uns devaient être pourvus : il n'y 
avait pas une heure à perdre pour organiser la défense, approvi- 
sionner Paris, engager les crédits nécessaires, et, même avant de 
consulter la France, il était légitime de la délivrer, en changeant les 
fonctionnaii'es qui avaient pesé sur elle et qui, maintenus, auraient 
paru perpétuer l'Empire. L'on ne s'en tint pas à ces mesures indis- 
pensables et transitoires, on s'occupa de donner des chefs à tous 
les services publics, comme si l'on avait hâte de cacher la pré- 
carité du régime sous les apparences d'un gouvernement régulier. 

Le premier ministère pourvu fut celui de l'Intérieur, il fut 



LE G0UVERNE3IENÏ DE LA DÉFENSE NATIONALE. 269 

aussi le seul pour lequel une compétition ouverte et âpre se dé- 
clara : double preuve qu'aux yeux de ces politiques il était la 
pièce maîtresse. Gambetta l'avait pris, Picard le désirait, et à 
la rivalité de personnes se joignait une divergence d'idées que 
Picard exposa nettement. Il y avait à choisir, dit-il, entre deux 
politiques : ou, pour rendre plus efficace la défense nationale, 
confier les charges publiques à des hommes résolus à ne songer 
qu'à elle, et comprendre que cette renonciation à l'égoïsme de 
parti, serait le titre principal de la République à la gratitude de 
la France; ou, pour servir, en même temps que la patrie, un sys- 
tème de gouvernement, considérer comme essentielle chez les 
fonctionnaires l'ardeur des convictions républicaines et employer 
leur influence à fortifier le parti républicain. Il se déclara acquis 
à la première de ces politiques; il ajouta que Gambetta paraissait 
préférer la seconde, et Gambetta ne protesta pas; il conclut que 
le gouvernement devait opter entre elles. Un scrutin donna qua- 
tre voix à Picard, Gambetta en obtint cinq. Il avait su ce qu'il 
faisait en occupant d'avance le poste à son gré : ne pas l'y mainte- 
nir eût été le destituer, et cette considération, plus que les doc- 
trines, décida son succès. Picard se leva, déclara qu'il ne faisait 
plus partie du gouvernement, et fit mine de quitter la salle. On 
le retint et on lui proposa en compensation le ministère des Finan- 
ces qu'il se résigna à accepter, mais de mauvais cœur. Jules Favre 
eut les xVft'aires Etrangères parce que le chef de la gauche, déjà 
dépouillé de la présidence, ne pouvait pas rester sans portefeuille, 
et, à défaut du diplomate qu'on n'avait pas, l'orateur le plus cé- 
lèbre par son opposition à l'Elmpire parut le plus qualifié pour 
représenter auprès de l'Europe la République. La compétence 
décida d'un choix, puisque Jules Simon reçut l'Instruction pu- 
blique. Crémieux, pas plus que Gambetta, n'avait attendu qu'on 
statuât sur ses aptitudes, et, à peine procl ' Tié à l'Hôtel de Ville, 
était parti pour la place Vendôme, s'attribuant par préciput le 
ministère de la Justice : il le garda sans conteste. Les autres dé- 
putés de Paris se contentèrent d'être membres du gouvernement. Il 
fallait faire une part aux députés de province. Geuxd'entreeuxqui 
dans l'après-midi avaient fourni leur concours étaient revenus vers 
le soir, prêts encore à délibérer avec le gouvernement. Mais déjà la 
hiérarchie se formait, ils avaient trouvé la porte du Conseil close, 
et attendaient les nouvelles dans un salon voisin. Ils apprirent 
ainsi que Magnin était nommé aux Travaux publics et Dorian au 
Commerce : Dorian objecta qu'ingénieur il serait plus à sa place aux 
Travaux publics, Magnin, qui n'avait pas de préférences, accepta le 
troc, et le gouvernement y souscrivit. Kératry fut confirmé comme 
préfet de police. Steenackers obtint la direction des télégraphes. 



270 REVUE DES DEUX MONDES. 

Pour les deux portefeuilles militaires on tomba d'accord qu'il 
fallait des hommes d'épée. Le ministre de la Guerre fut le général 
Leflô. Il était le plus obscur, mais, avec Changarnier, le dernier 
survivant des généraux qui avaient refusé le serment à Napoléon III. 
Cet acte honorable de fermeté et de désintéressement l'avait 
depuis dix-huit années rendu étranger à l'armée. L'on n'y prit pas 
garde; et, à une heure où le meilleur chef eût été le plus fami- 
lier avec la tactique, les troupes et les officiers de 1870, le por- 
tefeuille de la guerre fut donné à la vertu civique, comme si 
l'ennemi était Napoléon et non l'Allemagne. La Marine fut 
réservée à l'amiral Fourichon. Celui-ci commandait alors une 
de ^os escadres, avec une belle réputation militaire. Mais ce 
mérite, que nul dans le gouvernement, sauf Trochu, ne pouvait 
juger, ne fut pas le meilleur titre de l'amiral : il fut nommé 
parce que, parmi les officiers de son grade, il passait pour le plus 
hostile au régime déchu. De même le commandement de la garde 
nationale fut donné à un capitaine d'artillerie, Tamisier, qui avait 
quitté l'armée au coup d'État. Les postes de procureur-général 
et de procureur de la république furent attribués à deux répu- 
blicains de 1848, Leblond et Didier. Enfin le gouvernement se 
choisit trois secrétaires, Dréo, Hérold qui devint en outre secré- 
taire-général à la justice, et Lavertuj on qui reçut en même temps 
la direction du Mointeur. 

Quand, vers deux heures du matin, la séance fut levée, non 
seulement les élections n'étaient pas résolues, mais le mot même 
n'en avait pas été prononcé. Le seul homme qui eût pensé à elles, 
Picard, s'était contenté de rédiger une note où elles étaient pro- 
mises comme prochaines, sans indication de date, et l'avait envoyée 
Q.Vi Moniteur. Mais le Monf/e^^- était sous le contrôle de Gambetta, 
et la note ne parut point. 

Dès leur première éance, les élus de l'Hôtel de Ville avaient 
pris parti et engagé l'avenir. Ils avaient agi en hommes qui son- 
gent non à transmettre, mais à exercer le pouvoir. 

V 

Avant même que ce gouvernement eût tenu sa première 
séance, le parti révolutionnaire de Paris avait pris ses premières 
mesures pour conquérir le pouvoir qui venait de lui échapper. 

Démagogues et socialistes avaient compris que leurs divisions 
étaient une cause, et la principale, de leur échec. L'avènement du 
régime républicain allait rendre sans danger pour eux une action 
pubii(|ii<' et permanente. Les socialistes en prirent l'initiative. 
Leur masse était groupée en deux associations, l'Internationale et 



1 



LE GOUVERNEMENT DE LA DÉFENSE NATIONALE. 271 

la Fédération ouvrière, qui avaient toutes deux leur siège place 
de la Corderie. C'est là que les meneurs de l'une et de l'autre se 
réunirent, le 4 septembre, de six à dix heures du soir. 

Il y fut décidé qu'on n'attaquerait pas le gouvernement pro- 
visoire « attendu le fait de guerre et aussi le peu de préparation 
des forces populaires encore organisées. » Ce n'était qu'une trêve, 
et comme condition on décida qu'on réclamerait « d'urgence » : 

« La suppression complète de la préfecture de police et l'or- 
ganisation de la police municipale ; la révocation immédiate de 
la magistrature impériale ; la suppression de toutes les lois res- 
trictives, pénales ou fiscales concernant le droit de réunion ou 
d'accusation; l'élection immédiate de la municipalité parisienne, » 

Ces vœux étaient de style dans la tradition révolutionnaire. 
La nouveauté ici fut que l'assemblée ne se contenta pas de les 
adresser à l'Hôtel de Ville. Elle décida de créer sur-le-champ une 
organisation qui absorbât dans son unité les anciens groupes, 
étendît cette unité sur tout Paris et, soit pour les élections, soit 
pour l'émeute, pût donner le mot dordre au prolétariat tout 
entier. Il fut résolu que dans chaque arrondissement seraient 
choisis des délégués, et que ces délégués réunis formeraient un 
Comité central. Dès le 4 septembre était prononcé le mot et créée 
la force qui devait se relever le 48 mars. 

Paris cependant, insoucieux des lendemains, célébrait la chute 
du régime déchu. On eût dit un soir de fête. Ceux qui avaient 
assisté aux révolutions de 1830 et 1848 reconnaissaient le même 
sentiment de délivrance, la même douceur de mœurs, la même 
gaieté. Mais en 1830 et en 1848 la France n'était pas vaincue, et 
nul ne semblait penser qu'elle fût envahie en 1870. Sans doute 
c'était bien la colère des défaites qui avait renversé l'Empire, mais 
maintenant ce peuple mobile, tout à la joie de la chute, en 
oubliait la cause. Sans parler de ceux qui au fond de leur cœur 
bénissaient la défaite d'avoir détruit la servitude, la multitude 
s'amusait à la chasse aux emblèmes impériaux, se parait de 
cocardes, et oubliait l'ennemi. 

Durant cette journée du 4 septembre, les armées allemandes, 
reposées de leur victoire à Sedan, avaient repris dès le matin leur 
marche et fait leur première étape vers Paris. 

Etienne Lamy. 



REMORDS D'AVOCAT 



PREMIERE PARTIE 



I 

— Tiens, Lucie, toi ici? quelle surprise !... Et Desmauves avec 
enjouement : C'est bien la première fois, ma petite femme, 
qu'en rentrant du Palais je te trouve dans mon cabinet en l'aus- 
tère compagnie des Dalloz et des Sirey. 

— Je vais peut-être te gêner, mais je m'ennuyais trop dans 
ma chambre, — elle est si sombre!... Et puis, passer des heures 
sur une chaise longue, si tu savais! 

— Mais, chérie, tu as parfaitement raison. D'abord dans ta 
position, on doit s'éviter toute contrariété. Tu ne me gênes en 
aucune façon. 

Au bout d'un instant, la jeune femme demanda: 

— Ton tribunal est déjà fini? rien de nouveau? 

— Si! Pas eu de chance... perdu l'affaire du cantonnier. 

— Quel cantonnier? Ah! oui, cet homme qui avait trouvé un 
porte-monnaie sur la route, et l'avait gardé. 

— Oh !... du tout, du tout, protestait l'avocat, s'échauffant 
tout de suite. Tu portes là un jugement téméraire... On l'a 
arrêté juste quand il se préparait à rapporter sa trouvaille. 

— Mon ami! quelle fougue! calme-toi!... Pour ce que te 
rapportent des affaires pareilles !.., 

— Tu as raison, ma bonne Lucie. — Et Desmauves, s'appro- 
chant, l'embrassa sur le front. 

Maintenant , il replaçait dans la bibliothèque trois gros in- 
quarto brochés qu'il retirait de sa serviette. 



REMORDS d'avocat. 273 

— Non, je ne m'emballe point autant ({iie tu le crois, mais 
enfin... chacun subit certains entraînemons... Autrement dit, 
lorsqu'on est avocat, on en arrive, c'est le métier qui le veut, à 
se... Bon, l'année 1887 du recueil d'Autran me manque. Je l'ai 
prêtée à Borel, le mois dernier, et il ne me l'a pas encore rendue ! 
Il n'en fait pas d'autres. 

— Tu ne devrais jamais prêter de livres. 

— ...On en arrive, te dis-je, à épouser ses causes, on y croit 
ferme, et alors, une fois qu'on a roussi à se faire une convic- 
tion, cela vous navre devoir que... Décidément cette bibliothèque 
devient trop petite... 

— Alors, d'après toi, ça s'obtient, les convictions? 

L'air narquois, la jeune femme, renversée en arrière, jouait 
avec les glands du fauteuil. 

Desmauves resta un moment sans répondre, puis, lentement, 
avec un peu d'hésitation : 

— Mais certainement ! Il y a un travail obscur de la pensée 
qui fait que... nous nous illusionnons. 

Lucie eut un toussotement moqueur. 

— C'est que, pour un avocat, reprit alors son mari qui s'ani- 
mait, j'entends un avocat qui aime son état, il n'existe pas de 
petites causes, de pannades, comme tu dis, en ce style... négligé, 
qu'emploie volontiers ta mère. 

— Un instant, mon ami, l'expression est de ton ami Soclet, 
qui me l'a apprise un soir qu'il dînait ici. — A propos, fit- 
elle, changeant de ton, je trouve qu'il serait temps, puisque 
nous causons de choses sérieuses, que tu raisonnes... autrement. 
— Et comme son mari la dévisageait avec des yeux un peu in- 
quiets : — Je dis, reprit-elle avec fermeté, je dis qu'il faut t'oc- 
cuper davantage du profit des causes que tu plaides. Ça ne peut 
plus marcher comme cela! Ton cantonnier, puisque tu m'en 
parles, combien t'a-t-il versé? Dis-moi la vérité. 

— Je... je ne sais pas trop... dix francs, je crois. 

— Dix francs, dix francs ! cela n'a pas de raison. Pourquoi pas 
davantage? 

— Mais... ma bonne petite... 

— Il n'y a pas de bonne petite, fit-elle, secouant la tête tandis 
que ses ongles enserraient nerveusement les bras du fauteuil, tu 
oublies que tu es marié, bientôt père de famille... et trois mille 
cinq cents francs de rente à nous deux... c'est mince, même ici, 
à Longueville, où la vie n'est pas chère. Vois-tu, André, tu es un 
bon garçon, très studieux, — je le vois, — très fort en droit, — 
j'en suis persuadée, — mais tu restes trop à te claquemurer ici 

TOME cxxxv. — 1896. 18 



274 REVUE DES DEUX MONDES. 

au milieu de ces vieux bouquins... Tu ne te remues pas, tu ne 
te fais pas valoir, tu es inconnu. 
■ On venait de frapper à la porte. 

— Madame, c'est... M^'" Lefront, la couturière, qui voudrait 
vous parler... 

— Ah, je n'ai pas le temps... Un autre jour ! 

— Elle dit... que ça lui ferait bien plaisir... parce que... c'est 
le quinze aujourd'hui, qu'elle a beaucoup à payer. — Et puis ça. 
c'est une lettre pour Monsieur que le concierge du tribunal vient 
d'apporter. 

— Oh ! que cette Lefront est assommante ! murmura Lucie. 
Des fournisseurs qui se permettent... Allez-lui dire que j'y vais. 

Non sans peine elle s'était levée. Son peignoir de molleton 
garni de velours la montrait de grande taille, plutôt forte ; avec 
cela le teint clair, de beaux cheveux, les yeux un peu gros. 

Timidement, le mari hasarda : 

— Lucie, alors... ta couturière, tu vas?... 

— Cela, permets, c'est mon affaire, fit-elle sans se retourner. 

Quand elle fut sortie. Desmauves resta les yeux fixés sur la 
porte, tout soucieux, le front plissé. Sa figure étroite, au front 
haut dégarni de cheveux, ses traits tirés, ses yeux battus, avec 
de lourdes rides aux paupières, laissaient deviner un intellectuel 
un peu affaibli, en apparence plus vieux que les vingt-six à vingt- 
huit ans qu'il pouvait avoir. 

Entre ses longs doigts maigres, il tournait machinalement la 
lettre du tribunal. Souvent Desmauves avait ainsi de ces ins- 
tans distraits, où son imagination, lui échappant, s'ébattait bien 
loin. 

— Enfin, fit-il, comme quelqu'un qui essaie de se dérober à des 
préoccupations pénibles. Je comprends que Lucie ait quelque 
peine à joindre les deux bouts avec sa pension, mais, vraiment, je 
ne puis pas faire plus. Peut-être aussi cette pauvre amie ne s'y 
prend-elle pas très bien; seulement de quel droit, moi, orphelin, 
boursier de la ville, moi qui n'ai pas apporté un sou dans la mai- 
son, qui n'ai même pas un petit héritage en perspective, de quel 
droit lui faire des observations sur son organisation d'intérieur? 
D'autant plus que sa mère, M""' Dorange, nous vient en aide à 
chaque instant... 

Juste à ce moment, le regard de Desmauves découvrit tout à 
coup l'enveloppe qu'il oubliait d'ouvrir. Rapidement, avec une 
sorte de plaisir, car c'(''lait au moins nue diversion à ses soucis, il 
déchira le papier, ee hâtant de lire. 



REMORDS d'avocat. 275 

— Tiens! tiens!... du président des assises... Une cause cri- 
minelle à plaider... d'office. C'est singulier!... extraordinaire ! 

La physionomie très mobile de Desmauves changeait comme 
à vue d'œil, et ce fut la mine toute contrite qu'il murmura : 

— Oh!... s'il est possible! 

Debout devant son bureau, il répétait ; 

— A quoi pense-t-il, ce président! Mais ai-je bien lu? 
Alors il reprit la lettre, 

« Cher maître, 

« Votre confrère, Lemarcis, me fait rendre à l'instant le dos- 
sier d'une affaire Drouniguen, fixée au rôle des assises pour 
le 27, c'est-à-dire pour dans trois jours. Lui aussi vient d'être 
atteint de l'influenza. ,Ie pensais le remplacer par maître Soclet, 
mais cet avocat, qui plaide déjà la veille, me fait observer fort jus- 
tement que, pour une défense où il s'agit de la vie d'un homme, 
on ne saurait s'en charger à court délai qu'à la condition de n'avoir 
rien d'autre à faire, — et tel n'est pas son cas. Après lui, nous 
avons maître Capitrel, mais il doit défendre la fille Poussié, 
la complice de Drouniguen ; ensuite maîtres Laignel, Régnier 
et de Brécival. Seulement, le premier président me les réclame 
pour ses audiences. Bref, il ne me reste que vous, — à moins 
de m'adresser à de tout jeunes gens, ce qui, assurément, ferait 
mauvais effet ; on ne confie pas à des stagiaires une cause capitale. 

« Mieux que personne, je sais, maître Desmauves, que votre 
genre de talent, fin, nuancé, ému, vous désigne plutôt pour les 
causes de sentiment; je devine dès lors que la cour d'assises, avec 
ses procédés de plaidoirie tout spéciaux, et un peu gros, doit vous 
répugner un peu, mais, je le répète, je suis dans l'impossibilité 
absolue de m'adresser ailleurs. 

« Peut-être, au surplus, la notoriété qui s'attache inévitable- 
ment à une cause sensationnelle, — il s'agit ici d'un parricide des 
plus abominables, — compensera-t-elle, dans une certaine mesure, 
l'ennui et la fatigue de la préparation du dossier. 

« Recevez l'assurance de mes meilleurs sentimens. 

« Le président, 

« A. DE LA MeNDALLE. » 

— Eh bien! non, non, je n'accepte pas, s'exclama Desmauves, 
avec l'accent d'une résolution bien arrêtée. Je n'ai jamais plaidé 
aux assises, et, débuter par une affaire d'assassinat, jamais ! 



276 REVUE DES DEUX MONDES. 

Juste à ce moment, tout essoufflée d'avoir monté l'escalier 
aux marches raides, Lucie rentrait. 

— Tiens, ma petite, lis donc ce que m'écrit le président. 
Décidément, mauvaise journée! 

La jeune femme se laissait tomber sur une chaise, restait un 
moment à reprendre haleine, puis, promenant sur la lettre qu'on 
lui tendait un regard assez indifférent : 

— Drouniguen?.,. Il me semble qu'on en a parlé dans les 
journaux... N'est-ce pas un mauvais sujet de La Rocque qui a 
tué sa mère?... Mais tu parais mécontent? Pourquoi? 

— Parce que jamais je n'ai plaidé au criminel, que je con- 
nais insuffisamment mon Code pénal. Et puis, surtout, que je ne 
sais ni déclamer, ni faire de grands gestes! 

— Qu'à cela ne tienne, apprends! Il y a commencement à 
tout. 

— Penh! fit-il avec une grimace significative, c'est un talent 
de tréteaux. 

Il y eut un silence. 

— Il me semblait pourtant, reprit la jeune femme qui fron- 
çait le sourcil, que certains grands avocats, Lachaud, par exemple, 
avaient surtout plaidé aux assises, et que cela ne les avait pas 
empêchés de devenir célèbres... et, par-dessus le marché, très 
[riches. 

— Que m'importe, répliqua vivement Desmauves, si ce genre 
n'est ni dans mes goûts, ni dans mes moyens! Ma voix porterait- 
elle seulement jusqu'au bout d'une salle de quarante mètres? 
D'ailleurs, ce n'est pas d'aujourd'hui que tu m'entends dire que 
les avocats d'assises sont moins considérés que les autres. 

— C'est vrai, mais... je n'en ai jamais été bien convaincue... 
Et alors tu refuses? — Lucie eut une moue de désapprobation. 

— Certainement. 

— Tant pis, c'est peut-être une maladresse... Enfin! 

— Permets, ma petite, permets, — à mon tour... Et son air 
piqué, sa petite révérence signifiaient : Chacun nos affaires, 
comme tu le disais tout à l'heure. Je refuse ! certainement ; — et 
même de ce pas je cours chez le président le lui déclarer tout 
net. 

— Eh quoi, maître Desmauves, vous m'étonnez! L'avocat à 
qui échoit une cause pareille n'encourt, je vous le garantis, aucune 
responsabilité. Drouniguen est une ignoble brute. Il a avoué son 
crime, il a tué sa mère pour la voler. Evidemment (ceci entre nous, 
n'est-ce pas?) on va le condamner à mort. S'il est exécuté, comme 



REMORDS d'avocat. 277 

c'est probable, qui diantre pourra s'en prendre à l'avocat? lui re- 
procher de n'avoir pas été à hauteur de la tâche , voyons ! D'ailleurs , 
je vous le répète, c'est une fatalité, mais les trois ou quatre de vos 
confrères auxquels j'eusse pu penser sont dans leur lit. 

— Mais, monsieur le président, il y a encore le jeune Ro- 
che tte 1 

— Un enfant! Jamais de la vie... En somme, je vous ai choisi 
d'accord avec votre bâtonnier ; de sorte qu'au besoin j'invoquerais 
ce qui doit être pour vous la loi et les prophètes, j'entends les 
règlemens de votre ordre, règlemens qui vous astreignent, lorsque 
l'accusé n'a pas de défenseur, à plaider sa cause, vaille que vaille. 
Après tout c'est la rançon de vos privilèges, messieurs..., de 
votre monopole ! Et, si, le jour où il s'agit de disputer une tête 
au bourreau, on ne trouvait personne dans une compagnie d'avo- 
cats comme la vôtre, — j'entends personne de sérieux, — alors, 
dès le lendemain, l'intérêt social voudrait que ce barreau, de 
fermé qu'il est, devint ouvert à tout venant. 

Desmauves parut un peu ébranlé. 

— D'ailleurs, reprit le président, sur un ton plus conciliant, 
en même temps qu'il enveloppait ses paroles de gestes onctueux, 
rendez-vous donc compte, mon jeune ami, qu'au fond, cela va être 
pour vous une excellente affaire, très profitable... 

Et sur un geste indécis de Desmauves : 

— Ne comptez-vous donc pour rien la notoriété que le re- 
tentissement des débats va vous valoir? Un condamné à mort, 
un guillotiné!... mais je vous assure qu'à l'époque où je faisais 
mon stage, j'aurais payé cher une tète de parricide comme celle 
que je vous remets. 

Desmauves, avec un sourire mélancolique, mais du ton de 
quelqu'un qui déjà se prépare à céder : 

— C^la dépend sans doute du tempérament... et du caractère 
de chacun, car, voyez- vous, monsieur le président, moi... 

— Hé, hé, oui, je sais! vous vous flattez d'arriver peu à peu 
à vous conquérir les suffrages d'une petite élite. Le malheur, 
c'est que les esprits distingués, les délicats dont se compose cette 
élite n'ont pas moitié autant de procès que les bonnetiers, les 
marchands de vin ou les marchands de charbon. Et voilà pour- 
quoi, alors qu'on vous cote à l'Archevêché, au Palais, à notre 
Académie, vous plaidez... peu. Oui, bien moins souvent que 
certains de vos confrères qui, eux, se produisent partout, se 
répandent dans tous les mondes, paient de leur personne en 
toute occasion. Il ne sied plus d'être dédaigneux du peuple au- 
jourd'hui, — ou bien l'on paie sondédainfort cher...Or,leslettrés, 



278 REVUE DES DEUX MONDES. 

les artistes, comme vous — qu'ils le veuillent ou non, — sont des 
aristocrates. 

— Oh ! monsieur le président, je vous assure qu'en ce qui 
me concerne... D'abord mon origine modeste, que je n'oublie 
jamais, suffirait à me garder de toute... 

Le président hochait la tète : 

— Je vous répète, maître Desmauves, qu'il faut se mêler 
davantage au courant, ne pas craindre de coudoyer le peuple. 
Aussi, à ce point de vue, je me félicite pour vous, de ce que 
toute la ville va avoir, cette semaine, votre nom à la bouche... Ah ! 
mille pardons, fit-il tout à coup, mais je me souviens que j'ai 
quelqu'un là à côté... Alors, c'est entendu, ce dossier?... 

— Je l'accepte, monsieur le président. 

II 

— Eh bien, ma bonne Lucie, sois satisfaite... je prends l'afTaire, 
te voilà contente? 

— Tiens! tu t'es décidé joliment vite? 

— Oui, le président y tenait ferme, et puis je voyais que cela 
te ferait plaisir. 

— Tu es gentil. 

Desmauves en riant : — Seulement, dépêche-toi de me faire 
dîner, parce que, vois-tu, je vais passer la nuit à piocher. Main- 
tenant, je ne sais pourquoi, mais je me sens plein d'ardeur, une 
ardeur de néophyte. Pour une fois, la seule de ma vie sans doute, 
que je mettrai la main à une cause d'assises, il faut que je fasse 
une belle plaidoirie... Tvi me feras donner une tasse de café bien 
fort, n'est-ce pas? 

— Le médecin te le défend... Tu le sais, çat'énerve. 

— Bah !... Et le feu est-il préparé? 

— Oui. 

— Je suis toujours transi et ce ne serait vraiment pas 
l'heure d'attraper une extinction de voix. 

Desmauves dîna rapidement, parcourut d'un coup d'oeil le 
journal du soir, puis, prenant la lampe, descendit à son cabinet, 
après avoir bien recommandé à sa femme de se coucher sans 
Fat tendre. 

Alors, installé confortablement dans son l'auteuil, une cou- 
verture sur les jambes, le dos au feu, les pieds dans sa chance- 
Hère, il dessangla la liasse Drouniguen. Il en retirait d'abord l'acle 
d'accusation, la pièce principale, qu'il se mit à lire attentivement. 



REMORDS d'avocat, 279 

Ce document, pour lourdement rédigé qu'il fût, relatait du moins 
avec ordre toutes les particularités de l'affaire. 

« Le 3 février, à La Rocque, vers 11 heures cinq minutes du 
soir, rue des Mauvais-Garçons, ruelle étroite qu'éclaire insuffisam- 
ment, à chaque extrémité, un réverbère accolé à de misérables 
masures, un ouvrier du port, qui rentrait chez lui, aperçut à la 
fenêtre d'un second étage, sur sa gauche, une chose qui lui parut 
comme une houle blanche. Presque aussitôt, cette chose tomba 
dans la rue, s'affaissa sur le pavé avec un son mat. Un cri faible, 
plaintif s'éleva, puis des gémissemens, entendus à la fois par plu- 
sieurs témoins. 

« De divers côtés, on accourut et l'on trouva alors, toute 
souillée de boue, entre une borne et un tas d'ordures, une vieille 
femme qui râlait. Particularité saisissante, et ne permettant pas 
de douter quil y eût eu crime : sur les yeux et sur la bouche des 
mouchoirs étaient noués serré. 

« On transporta cette femme dans une pharmacie, mais elle 
avait entièrement perdu connaissance. Un médecin, appelé en 
hâte, constata une fracture de la colonne vertébrale et une lésion 
au crâne, blessures dont une seule eût suffi pour amener la mort. 

« Cependant des voisins l'avaient reconnue. C'était une veuve 
Drouniguen, originaire de Brest, qui habitait un petit logement 
dont l'entrée se trouvait à deux pas. La fenêtre d'où on l'avait 
vue tomber était précisément celle de sa chambre. 

« Les voisins envahirent aussitôt l'escalier et sonnèrent vive- 
ment à la porte. On savait que, vers dix heures, Gustave Drou- 
niguen, le fils de la victime, y était entré, accompagné de sa maî- 
tresse, Elvire Poussié. Vainement on frappait à coups 'redoublés, 
la porte restait close. Elle ne s'ouvrit que lorsqu'un des voisins 
commença à la crocheter. Drouniguen apparut alors en chemise. 
Il se frottait les yeux comme un homme qui se réveille d'un pe- 
sant sommeil. En balbutiant il dit : Nous dormions!... Quoi 
donc qu'il y a? — Gredins, misérables! s'exclamèrent plusieurs 
personnes, vous avez essayé de la tuer, mais le coup est manqué, 
elle n'est pas morte; en ce moment, elle parle au commissaire 
de police; habillez- vous vite et venez ! 

« Gustave Drouniguen et la fille Poussié reculèrent atterrés. 
Ils semblaient tout anéantis. Ce ne fut que lorsque les agens s'en 
mêlèrent qu'on put les faire descendre et les traîner chez le phar- 
macien. Devant la boutique de celui-ci la populace du quartier 
s'était amassée et poussait des hurlemens de mort. Drouniguen, 
en proie à une frayeur indicible, se tenait courbé en deux, le bras 



280 REVUE DES DEUX MONDES. 

levé et les mains en avant comme pour se protéger la figure. Plus 
efîrontée, la fille Poussié, les cheveux en désordre, se retournait 
à chaque coin de rue, et répondait par des obscénités aux injures 
de la foule. 

(( On avait hâte de les confronter, mais la vieille femme venait 
de rendre le dernier soupir. La nouvelle de cette mort sembla 
soudain réconforter Drouniguen. Mis en face du cadavre, il le re- 
garda tranquillement, sans émoi visible ; même plusieurs personnes 
surprirent un regard satisfait qu'il échangeait avec sa maîtresse. 

« Sur ces entrefaites, arrivait le commissaire. Il fit aussitôt 
sortir le public, fermer la boutique, et commença son interro- 
gatoire. 

« Drouniguen et la fille Poussié expliquèrent en termes 
identiques, comme des gens qui se sont concertés d'avance, que, 
pendant qu'ils dormaient dans la chambre voisine, la mère se 
serait levée pour aller prendre de l'eau-de-vie dans un placard. 
Alors, étant ivre, elle s'était trompée en revenant, et, croyant se 
mettre au lit, aurait enjambé la fenêtre, qui n'avait pas de barre 
d'appui. Au surplus, disaient-ils, ils dormaient à poings fermés 
et n'avaient rien vu, rien entendu. 

« L'attitude des accusés trahissait si bien leur fourberie que, 
sans plus hésiter, le commissaire les mit l'un et l'autre en état 
d'arrestation. L'enquête ne devait laisser subsister aucun doute. 
Elle lévéla, en effet, que, depuis quelque temps, la veuve Drou- 
niguen s'alarmait de voir l'ascendant que prenait peu à peu sur 
Gustave, cette fille Poussié. Elle avait bien raison d'être inquiète. 
Elvire Poussié convoitait l'argent de la vieille femme et pré- 
tendait se faire épouser. Or M"* Drouniguen, sachant trop bien à 
quoi s'en tenir sur cette fille, son ancienne servante, s'opposait au 
mariage; même, à plusieurs reprises, elle avait refusé de la 
laisser pénétrer chez elle. Gustave, nature cupide, paresseux 
fieffé, n'était, de son coté, accessible à aucun bon sentiment. 
Sa mère, qui le connaissait bien, lui promit cent francs s'il 
embarquait au long cours. Le garçon avait tergiversé, ne répon- 
dant ni oui ni non, essayant d'obtenir l'argent quand même, et 
puis, finalement, il avait disparu. — t^Dut au moins sa mère ne 
l*avait plus revu. En fait, ce triste individu n'était pas loin : 
simplement caché chez sa maîtresse. Seulement, au bout de 
quelques jours, il se trouvait tout à fait sans ressources. La fille 
Poussié lui faisait de continuelles avanies, lui reprochant amère- 
ment sa lâcheté. Elle le menaçait de le jeter dehors et d'en 
prendre un autre s'il continuait à manquer de cœur ! On devine 
ce qu'elle entendait par là. 



KE3I0RDS d'avocat. 281 

« Le 3, à 9 heures et demie du soir, par temps sombre, Gus- 
tave et la fille Poussié sortiront ensemble de leur logement. Ils 
rasaient les maisons. Sous le bras, la femme tenait, envelo])pée 
d'un vieux journal, une bouteille de tafia prise à crédit dans un 
débit voisin. Arrivés rue des Mauvais-Garçons, n° 3 (la maison 
est presque à l'encoignure), ils montèrent ensemble l'escalier. La 
porte de la veuve était fermée , mais Gustave en possédait une 
double clef. Très probablement, ils trouvèrent la vieille femme 
étendue sur son lit tout habillée, et dormant du lourd sommeil 
de l'ivresse. En effet la malheureuse, cfue la disparition de son fils 
avait beaucoup affectée, buvait depuis quelque temps. Ce soir-là 
elle s'était attardée chez une petite épicière du quartier à laquelle 
elle contait ses misères, en absorbant de l'eau-de-vie de cidre. 
L'état dans lequel elle se trouvait l'obligeant alors à réclamer 
l'assistance de quelqu'un, le nommé Polycarpe Damour, retraité 
de douane, qui se trouvait là, consentit à reconduire la vieille 
femme jusque chez elle. Il l'aida à remonter ses étages, puis, ayant 
allumé une chandelle afin de reconnaître les êtres, il étendit la 
bonne femme sur le lit et se retira. 

« Drouniguen et la fille Poussié durent tout de suite se rendre 
compte que l'état d'inconscience de la bonne femme leur permet- 
trait tout à l'heure d'avoir raison d'elle. Personne, — l'accusation 
doit le reconnaître, — n'a ni vu ni entendu ce qui s'est alors passé. 
Pourtant, la dame Anquetin, blanchisseuse, qui travaillait dans 
son atelier séparé par un refend de l'appartement de la victime, a 
distinctement perçu d'abord le bruit léger des pas de plusieurs 
personnes s'approchant de la fenêtre, puis, une minute après, un 
bruit de chute sur le pavé de la rue. Il est ainsi établi que les ac- 
cusés n'étaient pas couchés comme ils le prétendent. Il y a tout 
lieu de présumer que Drouniguen et la fille Poussié auront brus- 
quement saisi la vieille, elle se sera débattue; alors, pour l'em- 
pêcher de crier, ils l'auront bâillonnée, puis, aussitôt après, pré- 
cipitée dans le vide. 

« C'est ainsi que le juge d'instruction a reconstitué le crime, 
et qu'il l'a retracé devant les accusés pris isolément. Vaincus 
par l'évidence, tous deux ont fini par arriver, presque le même 
jour, aux aveux les plus décisifs. Ils ont reconnu formellement 
qu'ils songeaient depuis longtemps à s'approprier tout ce que pos- 
sédait la dame Drouniguen, et que, le soir du 3 février, ils avaient 
mis à profit l'état dans lequel ils la trouvaient pour la jeter par 
la fenêtre. Ils ne sont en désaccord que sur le point de savoir qui 
des deux aurait été l'instigateur du forfait. A cet égard, ils se 
rejettent haineusement l'un sur l'autre toute la responsabilité. » 



282 REVUE DES DEUX MONDES. 

Quand il eut achevé sa lecture, Desmauves feuilleta les dépo- 
sitions des témoins, puis les notes de police, enfin il parcourut 
jusqu'aux résidus; il lut, avec non moins d'attention, ces brèves 
remarques qu'un président d'audience soigneux n'a pas manqué 
de crayonner çà et là en marge des pièces, afin de se remémo- 
rer les diverses questions à poser. 

Son examen achevé, l'avocat, qui avait d'insupportables pico- 
temens dans les yeux, monta se coucher. Il se sentait assez déconfit. 

— Qu'est-ce qu'on peut bien plaider? C'est le dernier des 
coquins, ce Drouniguen ! Et avec cela, il a avoué!... Un accusé 
qui avoue est un homme perdu. 

Ah! se disait-il, tout en se déshabillant, je serais vraiment cu- 
rieux de causer un peu avec Capitrel, le défenseur de la fille Pous- 
sié. Il ne manque pas d'aplomb, d'ordinaire, le confrère, mais je ne 
le vois pas, cette fois, osant proposer au jury des circonstances atté- 
nuantes. Que va-t-il imaginer?... Bah ! que le coupable c'est mon 
client, — tandis que sa cliente à lui, une pauvre niaise terrorisée, 
une timide brebis, s'est bornée à laisser faire... Faut-il, en vérité, 
avoir une piètre idée d'un jury pour lui en servir de cette force ! 
N'importe, je verrai Capitrel demain. 

III 

— Ah! ah! bonjour, Desmauves, bonjour, grave confrère. 
Comment allez-vous ? je parie que vous venez pour notre compli- 
cité de parricide. Il s^agit de régler le petit quadrille, hein? En 
avant quatre ! 

— Oui, fit Desmauves, un peu choqué de cette légèreté de 
propos, je désirais tout naturellement... 

— Tout d'abord pardonnez-moi de ne vous avoir point de- 
vancé, — je le devais aux termes de nos règlemens, puisque vous 
êtes mon ancien, — mais, ma parole, j'ignorais encore, il y aune 
heure, par qui le président avait remplacé Chose... oh, je ne 
trouve jamais les noms... 

— Lemarcis. 

— Oui, Lemarcis, qui a pincé l'influenza, et pas pour un peu, 
à ce qu'il parait; sans quoi, je vous garantis... 

— Oh, l'on connaît votre correction ordinaire... Aujourd'hui, 
le temps nous presse, et je viens tout bonnement, en camarade, 
vous dire à la haie ceci : Nos deux (h'fenses sont liées, le sort d'un 
accusé sera le sort de l'autre; cela étant, que vous proposez- 
vous de plaider. 

— Ce que je compte plaider? \\]\ ! eh ! mon bon... mais un 



REMOiiDS d'avocat. 283 

joli éreintement sur votre dos... J'étais une honnête fille... ou 
presque, — vous m'avez débauchée, alors que je me trouvais au 
service de maman Drouniguen... Car vous avez tous les vices; 
moi, sage comme une image!... Du crime, s'il y a crime, je n'ai 
rien vu, rien entendu. Tout s'est passé pendant que je faisais dodo. 

— Vous cultivez l'humour, murmura Desmauves, qui esquis- 
sait un mince sourire. 

— Comment ! mais je ne ris pas du tout, observa Capitrel de 
sa voix enrouée, pas du tout! Et, campé devant la glace, il rec- 
tifiait posément son nœud de cravate. 

— Votre cliente a avoué ! 

— Eh bien, qu'à cela ne tienne ; nous revenons, mon cher, 
Elvire revient sur ses aveux, voilà ! 

— Mais sous quel prétexte ? 

— ... Sa faible intelligence, — elle ne sait d'ailleurs ni lire ni 
écrire, — ne lui a pas permis de se garder des embûches de l'in- 
struction. 

— Vous plaidez cela, vous?... 

— Je plaide cela, moi. 

— Sans... rougir? 

— Ma foi oui, sans rougir. 

— Mais, grand Dieu... ça ne tient pas debout ! 

— Évidemment non !... Mais ça, ça m'est égal, mon bon ! Ce 
qu'il me faut, moi, c'est un prétexte à phrases ; or, à notre époque, 
rien ne se tartine mieux que l'indignation contre un abus de 
pouvoir. Et puis c'est de Corval qui a fait l'instruction, et, cet 
animal-là, je ne peux pas le sentir. Il vous a une de ces morgues... 
Il fait toujours semblant de ne pas me voir dans la rue; aussi, je 
vais lui régler son compte : «Jamais, messieurs les jurés, on n'a 
vu une instruction aussi faible, aussi maladroite! » 

Au surplus, je plaide second... c'est vous qui débutez, qui 
posez le débat ; moi, je vous vois venir, et, forcément, je serai bref. 
Et puis, entre nous, cette affaire, je m'en moque un peu... Je n'ai 
qu'une crainte... 

— Quoi donc? 

— ...([u'elle ne se prolonge tard dans la nuit, car le lende- 
main, je suis du rallie des De Lussac, avec les officiers de dra- 
gons, de sorte que je voudrais bien pouvoir me coucher de bonne 
heure... Et vous, Desmauves, vous ne suivez pas les rallies? 

Le regard protecteur, l'air enchanté de soi, Capitrel, un su- 
perbe garçon bien en chair, solidement musclé, se promenait tout 
en parlant, les mains derrière le dos. Il affectait de faire de larges 



284 REVUE DES DEUX MONDES. 

enjambées, en mollissant un peu et les talons écartés, — le mou- 
vement instinctif du cavalier qui redoute d'accrocher ses éperons, 
(( On déjeunera en forêt sur l'herbe, ce sera très amusant... Mais, 
voyons, revenons à nos moutons. Nous disions donc, pour arrêter 
le programme de samedi, que votre homme, Drouniguen fils, 
■ — il s'appelle Gustave, ça ne m'étonne pas, c'est un prénom 
de mauvais sujet, — revient également sur son aveu, n'est-ce 
pas ? 

— Mais non, à moins que... Vous pensiez donc que ce serait 
possible? 

— C'est nécessaire, mon bon, ah çà!... Tout à l'heure je plai- 
santais, mais nous n'allons pas nous mitrailler l'un l'autre, je 
suppose? 

— Permettez, faisait Desmauves, vous galopez d'un train... 
comme au rallie... moi, je n'ai pas encore vu mon client. Dans 
un quart d'heure, je vais à la prison. Je demanderai à lui parler: 
s'il me déclare qu'il ne maintient pas ses aveux... soit! Mais 
croyez bien que quant à le lui conseiller... jamais! 

— Oh, bien entendu, mon cher, bien entendu, clamait l'autre, 
on ne donne pas de ces conseils-là. Il y a, cependant, manière 
pour que ce soit tout comme... On suggère simplement... on 
suggère... 

Capitrel, tout en parlant, tenait à la main un large coupe- 
papier à manche d'ivoire garni d'argent, avec lequel il tapotait 
le rebord de son bureau, sans paraître vraiment attentif à autre 
chose qu'à bien placer son vaste menton frais rasé dans l'échan- 
crure des coins cassés du faux-col. 

— Voyez-vous, mon brave ami, la plaidoirie aux assises, moi, 
<^a me connaît. Rien qui rappelle la plaidoirie, au civil, rien !... Ici 
il faut arriver à son banc avec un trousseau de procédés, un plein 
sac de ficelles. Le succès y devient une question d'habileté. Par 
exemple, moi, je ne perds pas de vue une minute mes têtes de 
jurés; je lis dans leurs yeux, sur leur front. Un rien, un geste 
m éclaire sur leur état d'àme... Ce sont des gobeurs, en somme, 
ces bons jurés. A cette session, on pourrait croire qu'on nous les 
a choisis exprès. Presque tous des ruraux, des fin-fond-de-cam- 
pagne! Tenez, mon cher, prenez donc une pastille à la violette. 

— Non, merci. 

— Si, si, essayez. C'est Lalo qui vient de les rapporter 
d'Egypte, elles ont bon goût avec un parfum agréable; et puis elles 
stinmlent la salivation, ce qui est vraiment précieux à l'audience. 
Je vous en recéderai si vous voulez... trois francs la boîte. 

L'aisance de son confrère, la manière })leine de désinvolture 



REMORDS d'avocat. 285 

avec laquelle il coupait par un propos frivole une conversation 
fort sérieus«>, ne laissaient pas que d'en imposer à Desmauves. Il 
pensait : « Comme cela vous donne de l'assiette, de se sentir 
appuyé sur une fortune solide! Voilà un garçon en somme... 
ordinaire, eh bien, là où je marche àtâtons, il n'hésite pas, lui, 
il taille, il tranche, — il est sûr de sa route! » 

— Nous avons une chance, voyez-vous, reprenait Gapitrel qui 
enflait le ton et développait le bras d'un beau geste ample, nous 
avons une chance : la bêtise du ministère public! Si Brunel siège, 
nous sommes flambés, mais si c'est Combarac, comme me l'a fait 
pressentir hier le procureur général... 

— Vous avez été voir le procureur? 

— Non, je l'ai rencontré à la matinée de la générale Varim- 
pré... Si cest Combarac, alors, on pourra s'amuser. 

— Combarac? Un petit brun?... Il arrive de Grenoble, n'est-ce 
pas? On le dit assez... nul. 

— Comme un neveu de ministre qu'il est, — et prétentieux ! 
Vous verrez ça ! Impayable quand il glapit de sa voix de fausset : 
« Que votre conscience, messieurs les jurés, ne se laisse pas per- 
turber par la sensibilité naturelle au cœur humain. » Oh! avec 
lui, nous devons obtenir... 

— Quoi? Des circonstances atténuantes? 

— Mieux que ça! l'acquittement. 

— L'acquittement! Non, vous n'y pensez pas, car enfin... 
ces gens sont des bandits. 

— Heu, heu! ce sont... nos cliens, mon cher. Ne nous livrons 
pas à des appréciations personnelles sur leur compte. Ce ne serait 
guère dans notre rôle. Le ministère public a pour office de 
noircir les accusés, nous, de les blanchir. Chacun son métier. 
Donc ne regardons pas de trop près la cuisine que nous prépa- 
rons pour le jury. 

Et alors, mon bon, si Combarac, surnommé Baraque, lâche 
des bêtises, s aventure trop près du bord, vlan! nous le jetons à 
l'eau. Et, ma foi, cela pourrait bien arriver demain. Car enfin cette 
affaire doit bien receler quelque particularité obscure : il ne 
s'agit que de la découvrir. Aussitôt, en avant la grande tirade, 
cliché Lachaud n° 5 : « N'oubliez pas, messieurs les jurés, que le 
Ministère public doit répandre la lumière à flots sur toute l'ac- 
cusation; sinon, l'évidence n'étant pas faite, vous devez ac- 
quitter! » 

— Quelle mémoire ! fit en souriant Desmauves qui se levait 
pour s'en aller. 

7 



28G REVUE DES DEUX MONDES. 

— Bah ! affaire de gymnastique. Je joue souvent la comédie 
de salon et cela m'entretient... Allons, au revoir, confrère, portez- 
vous bien. 



IV 

Desmauves connaissait assez mal la prison départementale. 

A l'époque où il achevait son stage , il lui était arrivé de 
défendre en correctionnelle des individus poursuivis pour escro- 
querie, vagabondage ou abus de confiance; mais, en général, il 
attendait que ses cliens lui fussent amenés à la geôle du greffe. 
Sans doute, cela ne laissait à l'avocat que quelques heures pour 
préparer sa défense, mais, pour consciencieux qu'il fût, Desmauves 
aimait encore mieux risquer d'être quelquefois pris de court. 

C'est que, dans la pensée de cet être fort sensible, la Prison 
était le vivant symbole de toutes les tares sociales. Pas artiste 
du tout, dénué du sens du pittoresque, habitué à ne considérer 
choses et gens qu'au seul point de vue des lois de la conscience,, 
André eût été incapable de se complaire à noter au passage tel 
trait curieux de cynisme, tel détail drôle d'une existence d'aven- 
turier ! Il se fût même reproché comme perverse l'espèce de 
jouissance qu'on peut goûter à confesser un coquin vraiment 
intelligent et beau parleur. 

Et puis, pour tout dire, Desmauves n'était peut-être point 
exempt d'une certaine affectation, d'une pose en quelque sorte 
professionnelle. Nombre d'avocats, en effet, même des plus es- 
timés, se piquent de n'étudier un procès qu'à la façon dont ils 
examineraient un point d'histoire, — à distance des choses et des 
gens, sur pièces et documens. Cette attitude de réserve, quand il 
s'agit de s'éviter le contact de criminels, a son excuse, car — 
il faut bien l'avouer, — on fait son égal, ne fût-ce que pendant un 
instant, de l'individu qu'on est allé visiter, et avec qui s'établit 
bientôt une certaine familiarité, l'inévitable intimité du tôte-à-tête. 

— Le détenu Drouniguen?... Monsieur a une permission? 

— Voici. 

— Ah! de M. le procureur! c'est bien! Si vous voulez me 
suivre... Pardon, mais comme je n'avais encore jamais vu mon- 
sieur ici, je ne savais pas <|ue monsieur était avocat. 

Une longue enfilade de corridors aux parois nues, d'un uni- 
forme ton vert pâle en haut et brun terne à hauteur d'homme; 
puis une cour, plantée çà et là de grêles arbrisseaux en quin- 



KEMORDS d'avocat. 287 

conce, où des individus à mine défaite, l'air las, tout rasés et 
tondus de près, habillés de gris, se promènent tête basse. On 
surprend un regard sournois, oblique, toujours aux aguets. Ce 
sont des ricauemens quand on passe, parfois un grand silence, 
parfois aussi des imprécations étouffées, des injures ignobles 
mâchonnées dans votre dos. Puis d'autres portes, d'autres 
couloirs plus sombres, ici une grosse serrure et une solide porte 
de chêne. Maintenant, il faut attendre le surveillant-chef. Le 
voici qui vient là-bas, en tunique bleue à passe-poils jaunes, une 
étoile au képi. Il s'avance lentement ; on devine que pour cet homme 
le temps n'a pas grande valeur, que dans cette prison on n'est 
jamais pressé, que les journées y seront toujours et quand même 
trop longues. Le gardien ouvre un autre corridor plus étroit, 
qui commande une suite de petites portes à judas grillé. Au long 
d'elles, un soldat, fusil chargé, se promène à pas comptés. 

— Numéro 271 C'est ici, monsieur, dit le gardien. 

De nouveau un cliquetis, un grincement de ferraille, une 
porte qui tourne sur ses gonds, sourdement, — et voici l'avocat 
dans une petite cellule éclairée d'en haut par un soupirail 
étroit. 

Sous ce jour dur. Desmauves clignote des paupières. Dans le 
coin à gauche, quelqu'un s'est levé souplement, sans bruit. 

— C'est bien vous Drouniguen? 
Pas de réponse. 

— Je suis votre avocat, celui qui vous défendra après-demain. 
L'homme avance d'un demi-pas, se tient debout, les mains 

dans les poches. Il tend le cou non sans hésitation ; les narines 
flairent tandis que les yeux cherchent à se fixer. Mais l'avocat 
tourne le dos à la lumière et, à son tour, scrute très attentive- 
ment la figure de l'assassin. Ohl la répugnante face .couturée de 
cicatrices, toute en mâchoire, une mâchoire énorme dont les ten- 
dons saillans ont, près des pommettes, des reflets de chaudron 
saie; les cheveux tout mêlés et huileux, une courte vareuse bleue 
à petit collet tout tors, un pantalon roussàtre et déchiré, échancré 
du bas, étroit des hanches. Des mains noires, larges comme des 
pelles de terrassier, très poilues, sillonnées de crevasses, avec çà 
et là des traces de tatouage. 

Plus Desmauves observe cet individu, plus il éprouve de dé- 
goût. Il voudrait se hâter d'en terminer avec lui, mais ne sait vrai- 
ment pas par quels mots prendre un pevi contact. 

En tatillon qu'il est, il tergiverse. Le voici qui voudrait d'abord 
que son client lui raconte sa vie. Comme si une brute pareille pou- 
vait raconter quelque chose! Drouniguen, d'ailleurs, n'a pas du 



288 REVUE DES DEUX MONDES. 

tout l'air de comprendre et se borne à dire que sa mère ne lui don- 
nait jamais d'argent; voilà! monsieur, jamais qu'elle en donnait! 

— 11 y a une chose importante dont je dois vous informer : 
votre co-accusée... est revenue sur ses aveux. 

— Elvire?fait l'homme dont les petits yeux lancent une lueur 
rapide. 

— Oui, elle a déclaré à son défenseur qu'elle n'était pas cou- 
pable, qu'elle n'avait rien vu de ce qui s'est passé! Elle prétend, 
enfin, qu'elle n'a nullement avoué. 

Drouniguen, tassé sur lui-même, se pelote, le cou penché de 
côté. 

— Ah... ah... c'est bon... fmit-il par dire. Et moi, j'peux-t'y 
revenir aussi , moi ? 

— Je n'ai pas de conseils à vous donner là-dessus ! 

— Ah!... fait l'homme qui a tout de suite un regard hostile. 
Ah... eh ben, qui ça, alors, qu'en a à me donner? 

La question est bien simple, bien naturelle; Uesmauves devait 
l'attendre et cependant il a l'air tout ennuyé. En haussant les 
épaules : Faites comme vous voudrez ! 

— Compris, grogne Drouniguen qui, d'un revers de main, 
essuie le filet de salive qui lui coulait au menton, compris! c'est 
comme si qu'on virait bord-pour-bord, quoi!... Et alors, com- 
ment qu'faudra lui dire ça au président, que j'ai pas avoué? Vous, 
quoi que vous diriez, si vous étiez à ma place? 

— A votre place?... Cet individu est inouï d'impudence, mur- 
mure le jeune homme. Mais il a tellement hâte de s'en aller que 
nerveusement il répond : Je dirais ceci : « Messieurs les jurés, je 
n'ai rien avoué sinon que je dormais. Donc toutes les belles phrases 
que l'instruction m'attribue, elle les a plus ou moins imaginées. 
Moi je n'ai passé aucun aveu, et c'est on vain (juon s'est efforcé 
de m'intimider. » 

— C'est bon, on tient le truc! Maintenant, vous n'auriez pas 
du tabac à me passer, dil((s... c'qu'on s fait vieux ici, crédié ! 

— Du tabac! Et Desmauves se hérisse devant l'envahissante 
familiarité du drôle... du tabac! non, je n'en ai pas... d'abord je 
ne fume pas. 

— Ah! et Drouniguen se met à se promener dans son cachot 
en se dandinant du haut du corps comme un mât de bar(jue qui 
roule à la vague. Il sifflote un petit rigodon dont il marque la 
mesure avec les genoux. 

Mais Desmauves : — Avez-vous autre chose à me dire? Je 
m'en vais travailler à votre affaire. 

— Npn, rien ; à après-demain alors ! Ah ! ... M sieur, pardon ! ... 



UEMOKDs d'avocat. 289 

le juge il a pas voulu me dire oiisqu'on a mis la monnaie qui-z-ont 
trouvée chez la mère? Combien que vous croyez que ça me fait 
en tout? 

— ... Je n'en sais rien, répond l'avocat d'un ton glacial. 

— Si je vais à laCalédonie. .. dites, m'ie donneront-ils, l'argent? 

— Mais quel argent? 

— L'argent que j'vous dis, celui d'ia mère, pardi ! 

— Non, on n'hérite pas de ceux à la vie de qui on a attenté. 

— En ce cas, ousqu'elle ira, la monnaie? 

Desmauves, le nez dans son mouchoir, tant le relent de fauve 
qu'empeste cet individu le suffoque : 

— J'ignore quels sont les plus proches de votre mère! Vous 
le savez mieux que moi. 

— En avait pas!... était née à l'hospice... 

— Eh bien, alors, ce serait l'Etat. 

Et Des mauves sort, pendant que Drouniguen grogne sourde- 
ment : (( l'État!... l'État! » 

— Pouah ! fit Desmauves se secouant instinctivement tout en 
allant, comme s'il redoutait de garder dans les plis de ses vête- 
mens l'odeur infecte du misérable. Et je vais défendre ea^ 
77101 !... 

Rentré chez lui, assis devant son bureau, il se sentit soudain 
très mou, découragé, car toujours la terrible question : que plai- 
der? comment trouver un semblant d excuse au crime de cet 
homme? Et cependant ce n'est pas pour rester coi devant le jury 
qu'on est commis par le président? — Enfin, se dit-il, à force de 
chercher, peut-être trouverai-je. Ce ne serait pas la première fois 
qu'en repassant à fond un dossier il me viendrait des idées aux- 
quelles je n'avais songé d'abord... 

Je vais lire et relire attentivement toutes les pièces, surtout les 
dépositions, de façon à les posséder sur le bout du doigt; et, ma 
foi, advienne que pourra! s'il y a un peu de lutte à l'audience, si 
je m'échautTe... Tiens, c'est vrai, l'avocat général va être juste- 
ment Combarac... C'est drôle! Comme il faut que le procureur 
général soit sûr de la condamnation pour confier le réquisitoire à 
un aussi pitoyable magistrat! 

Bientôt Desmauves sourit en se remémorant les dernières 
sottises que le personnage aurait débitées. Sont-elles authen- 
tiques? Bah! on ne prête qu'aux riches! Bien sûr que samedi tous 
les jeunes avocats viendront s'amuser à l'audience. 



TOME cxxxv. — 189G. 19 



290 



REVUE DES DEUX MONDES. 



Pendant qu'André passe su robe au vestiaire de la Cour, il 
entend dans le corridor : « Chut, c'est maître Desmauves qui est 
là... Il paraît que c'est son début aux assises. 

— Est-ce qu'il n'est pas de notre Académie des Belles- 
Lettres? 

— Oui, oui... Oh! il parle fort bien, à ce qu'on dit. 

André feint de n'avoir point entendu , mais son amour- 
propre se sent agréablement chatouillé. 

Peu à peu, une envie ardente monte en lui : nul, en effet, ne 
résiste complètement à l'attirance du succès public, à la séduc- 
tion de la popularité. Lui, qui ne s était jamais privé de railler les 
confrères trop gourmands des faciles applaudissemens de la ga- 
lerie, — maintenant qu'il y est pour son compte, que là, à côté, 
dans la grande salle d'assises ronllent sourdement des rumeurs 
de foule, il se sent envahi soudain de la vanité de l'acteur qui 
monte sur les planches un jour de belle chambrée, tout pénétré 
du sentiment de son importance. Il se répète avec complaisance 
que les fortes émotions qui vont secouer tout à l'heure magis- 
trats, jurés, assistans, seront son œuvre! Quel beau rôle, tout 
de même, que celui de l'avocat! 

— Sapristi, mon cher, quel air de jeune dieu vainqueur vous 
avez aujourd'hui, souflîa jalousement un petit confrère, tandis 
que Desmauves gagnait le banc de la défense. 

André ne put s'empêcher de rougir un peu. Il se sentait 
deviné. Oui! maintenant que le combat était tout proche, il reni- 
flait la poudre, se sentait prêt à charger. Le sang lui bouillonnait 
aux tempes; ahl il n'aurait pas fallu à cette heure le plaisanter, 
lui dire que son allaire ne valait rien. Son affaire?... Très défen- 
dable, oui, oui, parfaitement! 

Il y a une demi-heure que l'audience est commencée. 

Au milieu du brouhaha des conversations, le président, un 
petit gros, rougeaud, avec un lorgnon d'écaillé, M. de la Men- 
dalle, penché sur le dossier, le feuillette assez nonchalamment. 
Mais voici que son lorgnon lui échappe, tombe, glisse entre deux 
pages, et c'est toute une affaire que de le rattraper. Il faut qu'un 
des assesseurs s'en mêle. Alors, troublé par l'incident, oubliant 
qu'il vient déjà de poser une question à laquelle les accusés 
n'ont rien répondu, le président en pose une autre. Et cela tou- 
jours du même air un pi!u affecté, semblant prendre tout de 
très haut. S'il s'avait, i)0urlant, ce que ces attitudes-là exaspèrent 



RE3I0I!DS d'avocat. 291 

le jury et combien d'acquittemens ne sont que des coups de 
mauvaise humeur contre le président! Il est vrai que c'est bien 
fastidieux d'interroger un drôle comme ce Droimiguen, qui fait 
l'imbécile depuis le commencement. On n'en peut rien tirer que 
de vagues grognemens. Le coquin ne se soucie pas de lâcher, sans 
le vouloir, une parole compromettante. Le dos rond, la face 
plus sale que jamais, ses larges mains crispées sur ses genoux, 
les yeux mi-clos, il semble guetter quelque chose. 
Le président vient de répéter : 

— Passons ! Gela encore a été reconnu à l'instruction ! 
Mais Drouniguen se lève : « Un instant! » fait-il. Le gendarme 

qui le garde veut le faire asseoir, mais le gars lui résiste, le re- 
pousse, et, les mains sur les hanches, clame : 

— Je reconnais rien... J'ai pas avoué! Na I voilà ! 

— Comment? Quoi? fait le président qui sursaute et se 
tourne vers l'accusé, mais, mais... dans l'instruction? 

— Pas vrai ! 

— Comment, pas vrai?... D'abord, tâchez d'être poli! hein! 
Je vous dis que vous avez tout avoué. La preuve, tenez, mes- 
sieurs les jurés, la preuve, page 21, dans le haut. Je lis textuel- 
lement : « A cet instant, le nommé Drouniguen dit : « Allons, en 
« voilà assez, bien oui, c'est vrai. Nous l'avons poussée un peu et 
<( elle a fait la cabriole. » 

— Possible que ça soye écrit, fait l'homme d'un ton gogue- 
nard, possible! mais, c' juge-là, il n'a pas dit la chose comme il 
devait... vu que j'ai jamais dit ça. » Puis soudain, avec volubilité, 
et comme on récite une leçon : « Messieurs les jurés, je n'ai rien 
avoué sinon que je dormais: donc toutes les belles phrases qu'il 
m'attribue, il les a plus ou moins imaginées. Moi, je n'ai 
passé aucun aveu, et c'est en vain qu'il s'est efforcé de minti- 
mider. » 

Desmauves tressaille ; il ne peut s'y méprendre, ce sont exac- 
tement ses mots à lui, le jour où il est allé à la prison ! 

— Eh bien, dites donc, confrère, lui murmure à voix basse, 
avec un mauvais rire, le beauCapitrel, vous n'êtes pas emprunté, 
vous, pour un soi-disant timide. Bigre! Alors... vous lui avez fait 
répéter son rôle? Mais Desmauves feint de n'avoir pas entendu. 
Capitrel va insister... Heureusement, voici l'interrogatoire de la 
complice qui commence. 

Ah! celle-là non plus n'a pas une mine à séduire le jury; c'est 
bien le type de la rouleuse aux traits avachis, à l'air ignoble. 
Elle semble d'ailleurs avoir conscience de l'effet déplorable qu'elle 
produirait à se laisser regarder en pleine lumière, car elle s'obs- 
tine à garder la main devant ses yeux. On entend à peine lès 



292 REVUE DES DEUX MONDES. 

réponses qu'elle susurre en larmoyant dans un tremblotement de 
ses grosses lèvres. 

— Vingt-sept ans, monsieur. 

— Non! trente-deux bien sonnés. Vous avez déjà été condam- 
née trois fois pour escroquerie. Qu'avez- vous à dire pour expliquer 
votre conduite? Racontez-nous la scène du crime. Allons, parlez! 

— Ah!... c'est bien malheureux... bien malheureux! 

La fille Poussié pousse de grands soupirs et tortille un mou- 
choir en loques de ses gros doigts rouges à peau luisante. 

— Quoi? qu'est-ce qui est malheureux?... Qu'on vous accuse 
d'assassinat? mais vous avez avoué !... car, enfin, est-ce que, vous 
aussi, vous auriez l'effronterie... La comédie serait complète! 

— Pardon, monsieur le président, interrompt de sa voix la plus 
grave maître Capitrel qui, debout à la barre, incline en avant son 
gros corps bien nourri, pardon! mais je ferai respectueusement ob- 
server à la Cour que ma cliente est accusée et non point condamnée. 
Or elle m'a déclaré revenir formellement sur des aveux qu'elle 
assure ne lui avoir été arrachés que par l'intimidation, — ainsi que 
cela se pratiquerait, dit-on, dans certains cabinets d'instruction. 

— Maître Capitrel, je vous défends d'incriminer le juge, M. de 
Corval, dont la conduite n'a pu être que parfait enKmt correcte. Je 
vous le défends! 

— Heu! monsieur le président, le juge a pu se tromper... ne 
pas comprendre... se laisser entraîner par son zèle... 

L'avocat général Combarac,ain petit monsieur mince, jaune, 
longs favoris, nez en lame de couleau, exprime par une mimique 
méprisante, le cas qu'il fait de ces reprises d'aveux qui survien- 
nent si à propos pour les besoins d'une cause désespérée. Dans 
son impatience il trépigne. Il a hâte, sans doute, qu'on lui accorde 
la parole. 

Enfin c'est son tour. 11 drape ses manches : tousse un peu afin 
d'afiermir sa voix et le voilà parti grand train. Ah! pour lui, que 
les accusés avouent ou n'avouent pas, qu'importe! 11 le déclare 
avec hauteur, carjamaisafi'aire n'a présenté une limpidité pareille : 
c'est du cristal de roche ! 

— ... Donc, messieurs les jurés, une convoitise abominable a 
armé le bras des deux assassins. Sans respect pour les cheveux 
blancs d'une vénérable matrone qui les avait l'un et l'autre, — ô 
infamie! — combhîsde bienfaits, ils se sont subrepticement intro- 
duits jusqu'en son h)gis pendant son sommeil, se sont tortueuse- 
ment saisis d'elle, l'ont étroitement garrottée... 

Ici, maître Capitrel, qui connaît son homme etle sait rageur, 
se met à hausser les épaules en ricanant, à mi-voix : — Allons 
donc, allons donc ! 



RKMORDS d'avocat. 293 

Combarac s'est arrêté brusquement. Son petit œil rond de 
coq-cayenne s'injecte de colère. 

— Oui, garrottée, je dirai plus, terrassée! C'est alors que dans 
leur fureur, les misérables, pour étouffer les cris de l'infortunée, 
lui écrasent, pour ainsi dire, le maxillaire. Ils serrent tellement 
leur bâillon que le médecin légiste trouvera dans la gorge de la 
morte deux dents : oui, messieurs les jurés, deux dents brisées 
par le bâillon. 

— Des dents brisées par un bâillon ! gouaille Capitrel en sour- 
dine. Allons donc!... brisées par la chute! 

— ... Et l'on ose insinuer qu'il n'y a pas eu lutte! Mais la 
lutte a été terrible! la lutte pour la vie! 

— Hein! fait tout bas Capitrel en donnant du coude à Des- 
mauves, j'espère... Qu'est-ce que je vous avais dit? s'enferre-t-il 
assez avec sa lutte? que fait-il donc du témoignage de la blanchis- 
seuse ? 

— Evidemment, il se fourvoie, répond Desmauves tout ani- 
mé; d'ailleurs est-ce qu'on se bat avec une vieille femme étourdie 
de boisson! 

— Il barbote... il barbote que c'en est un rêve! Ah! je 
savais bien ce que je faisais en l'aguichant. Tenez, c'est à vous 
qu'il s'en prend maintenant, — parce qu'il vous a vu rire!... On 
dirait un chat-tigre... Pristi, si vous savez profiter de l'occasion, 
vous devez... 

— Quoi? 

— ...lui casser les reins en cinq minutes. Si je plaidais pre- 
mier, allez! 

— Mais... mais... fait Desmauves piqué, je vous prie de croire 
que je n'ai pas besoin que la route me soit tracée. 

Il est tout vibrant, superbe d'élan chaleureux : 

« Non, messieurs, M. l'Avocat général n'avait pas le droit de 
vous dire que la lumière est largement faite, car jamais cause 
tragique ne sera, jusqu'à la fin, restée plus étrange, plus énig- 
matique. 

« Et d'abord, laissez-moi vous rappeler ce principe primordial 
que pas une minute vous ne devez cesser d'avoir devant les 
yeux, et qui sera comme le flambeau de vos consciences : 
<( L' accusation a le devoir de tout expliquer, » Si cela est vrai, 
tolérerez-vûus qu'elle prétende sauter par-dessus certaines diffi- 
cultés de sa tâche? Souffrirez- vous que, pour fortifier [ses hypo- 
thèses, elle se permette de travestir certains détails essentiels? 

« Ici que savons-nous de certain, de positif? Une vieille femme 



294 REVUE DES DEUX MONDES. 

presque impotente vient de rentrer chez elle, en état de vague 
inconscience. Son fils et la maîtresse de celui-ci arrivent. Aucun 
bruit ne ca être entendu, donc on ne se querelle pas, on ne se bat 
pas!... S'il s était éle\('' la moindre dispute, la hlanchisseusedàcôté, 
la femme Anquetin l'aurait entendue à travers le refend. Or elle 
vous affirme n'avoir surpris, bien qu'elle fût aux écoutes de])iiis 
un instant, qu'un faible frôlement de pas sur le plancher. 

« A coup sûr, pas de lutte! Et cependant, M. le Substitut, avec 
une assurance qui, vraiment, déconcerte, vous a affirmé : « // 
y a eu butuille, lutte violente! » l^h bien, ça n'est pas vrai! Ici, 
je n'hésite pas à le dire, on vous trompe, messieurs les jurés. 

« Et ce n'est pas tout. 

c( La mourante a sur la face deux uuuichoirs noués, l'un de- 
vant les yeux, l'autre devant la bouche. Il faut les expliquer, ces 
mouchoirs! Comment les expliquez-vous, monsieur le Substitut? 
Celui de la bouche servait, dites-vous, à étoulTer les cris de la vic- 
time. Soit! mais alors le bandeau des yeux? A quoi pouvait-il 
bien servir, puisque la victime était terrassée? Quelle est donc 
lu chose qu'on vonluit l' empêcher de voir? Ah ! je vous défie bien 
de nous le dire ! 

(( Mais l'avez- vous seulement tenté? Non! c'est prodigieux, 
ceci, messieursles jurés. M. le Substitut, qui vous demande deux 
tètes pour le l)ourreau, n'a pas même songé à rechercher pourrjuoi 
ce bandeau des yeux... Oh! s'il veut m'interrompre, cju'il parle, 
j'écoute ! . . . Rien ! n'est-ce pas? Sur ce point capital, il restera muet ! 

« Et alors, vous, ne serez-vous pas ell'rayés de la terrible res- 
ponsabilité que vous assumeriez si vous déclariez, qu'il y a eu 
assassinat? — Assassinai ! En ôtes-vous sûrs? C'est possible, oui! 
mais certain, non! ce ne l'est pas. Les accusés, alors, doivent 
bénéficier du doute; vous êtes forcés d'acquitter! » 

Quand Desmauvcs a fini, une sorte de murmure d'approba- 
tion j)arcourt la salle. Ce n'est pas qu'on soit con\aincu de l'inno- 
cence des accusés, mais les uns s'abandonnent au charme toujours 
si puissant des phrases sonores, les autres reconnaissent qu'il y a 
dans l'accusation quelque chose qui « ne va pas ». 

Capitrel, lui, en garc'on avisé, se garde bien de plaidcu- long- 
temps. Sans chercher ni à toucher, ni à émouvoir, il se borne à 
railler avec bonhomie les incobi-rences de l'accusation : « Nous 
ne vous demandons pas d'accorder un brevet de vertu à deux 
êtres de moralité douteuse; nous vous demandons seulement de 
vous poser à vous-même cette simple question : Iv^^t-il absolument 
impossible qu'une vieille femme ilégoûtée de la vie, désolée de 
penser que son fils va se marier malgré elle, ait voulu se suicider? 



REMORDS D AVOCAT. 



295 



On objectera : « Mais pourquoi juste ce jour-là? » Je réponds que 
le retour de son fils, en compagnie de cette maîtresse qu'elle 
exècre, de cette maîtresse qui dort là dans la petite chambre à 
côté, a navré la vieille. N'oublions pas qu'elle a bu, et que cer- 
taines gens ont l'alcool triste. Mais voici qu'elle craint de man- 
quer de courage pour enjamber la fenêtre. Alors elle se noue un 
bandeau sur les yeux afin de ne pas voir le trou noir où elle va 
tomber. Ce bandeau sur les yeux, l'accusation ne l'expliquait pas : 
moi je vous l'explique. — Et je vous supplie maintenant de vous 
demander s'il est impossible que les choses aient pu se passer 
ainsi? Non, ce nest pas impossible! Alors vous acquitterez, à 
regret, mais vous acquitterez. » 

Le président, se penchant vers le substitut : « Désirez-vous 
répliquer, monsieur l'Avocat général? 

— Oh! non, monsieur le Président, fait celui-ci avec aplomb, 
non ! j'estime que ce serait parfaitement superflu. Les subtilités de 
la défense ne sauraient impressionner le jury. 

— Répliquer! Allons donc!... Il en serait bien incapable, 
murmure sourdement Capitrel. 

Une heure et demie plus tard, les jurés rentraient, et le chef du 
jury, le comte de Kergans, un gentilhomme bien connu dans la 
région, lisait le verdict. 

Ainsi que le laissait pressentir la longueur même de la 
délibération, c'était un acquittement. 

11 y eut d'abord un mouvement de stupeur dans la foule, 
puis des vociférations éclatèrent. 

Desmauves, en entendant ces huées indignées, ces clameurs 
ironiques qui saluaient le verdict, parut tout surpris. Et sa sur- 
prise était sincère. Ah! qu'elles étaient donc loin maintenant ses 
premières répugnances à défendre le parricide! 

Un peu ahuri, déconcerté, il regardait Capitrel. 

— C'est scandaleux, clamait celui-ci, tourné vers la foule et 
la regardant avec des yeux de défi. Ils ne respectent pas la jus- 
tice de leur pjays! 

Mais tout bas, tandis que Desmauves, encore étourdi, reprend 
ses papiers pêle-mêle pour les jeter dans sa serviette, Capitrel mur- 
mure : « C'est l'aide loul de même. Avouons que si Baraque 
n'avait pas été aussi bêle!... Ce n'est pas encore ce coup-ci qu'il 
lient son avancement ! » 

VI 

Il était près de onze heures du soir quand André rentra chez 
lui. Sa surprise fut grande de voir l'escalier encore éclairé, et 



296 REVUE DES DEUX MONDES. 

d'entendre en haut un bruit d'allées et venues que dominait une 
voix forte, celle de M""® Dorange donnant des ordres. 

— Ah, fit-il, je n'ai pas de chance, vraiment. Je rentre 
éreinté, brisé de fatigue, à bout, et il va falloir que je reste au- 
près de Lucie. . . Elle ne comptait cependant pas que ce serait si tôt ! 

Comme il arrivait au palier du second. M"'' Dorange apparut, 
en petit bonnet, les bras chargés d'une pile de serviettes. 

— Bonsoir, André. 

— Bonsoir, madame Dorange. Je suppose, vous trouvant ici, 
que l'instant approche? 

— Oui, ça m'en a un peu l'air... Mais nous avons le temps. 
Si votre femme m'a fait prévenir, c'est qu'elle était tourmentée 
de penser que vous ne rentreriez que très tard. Alors, votre 
affaire?... A quoi sont-ils condamnés? 

— A rien du tout : le jury les a acquittés ! 

— Bah, tous les deux? 

— Oui! tous les deux!... et Desmauves en hochant la tête 
ajoute : Ça a fait crier un peu dans la salle... 

— Alors il y avait foule? 

— Foule énorme. 

— Eh! mais c'est un succès superbe, savez-vous. Ça va vous 
faire joliment du bien... Non, n'entrez pas. J'oubliais de vous dire 
que je vous ai fait disposer un lit en haut dans la repasserie. 

— Et comment Lucie se trouve-t-elle ? 

— Pour l'instant elle ne sent guère qu'une espèce de douleur 
un peu sourde... Il vaut mieux que vous la laissiez tranquille... 
Et votre amiCapitrel, qu'est-ce qu'il dit? 

— Mais il est ravi de notre triomphe commun. 
M"'" Dorange après un moment de silence: 

— J'espère, André, que maintenant vous allez vous lier da- 
vantage avec lui... D autant plus que vou;^ savez, nous sommes un 
peu parens. Il me l'a gentiment ritppelé l'autre jour, — oui, oui, 
par sa mère qui était une Legrand... Mais, j'y pense... une idée!... 
pourquoi ne lui demanderiez- vous pas d'être parrain? 

— Oh ! vous n'y songez pas, madame Dorange, lui infliger 
cette corvée! Ce serait bien indiscret... Et puis nous pensions à 
M. Fontaine. 

— • Du tout, Andrc', du tout! D'abord, jamais vous ne serez 
plus ami avec Léonce qu'aujourd'hui. Un garçon comme ça peut 
vous être utile, s'il veut : il est riche, il est connu... Et puis ça le 
flattera. Dabord est-ce qu'on refuse jamais d'être parrain!... Oui, 
ce sera parfait. Entendu!... Et bien sûr qu'il commandera les 
boîtes de dragées à Paris ! 

— Je n'oserai jamais lui en ouvrir la bouche. 



REMORDS D AVOCAT. 



297 



— Eh, j'en fais mon affaire. Allons, vous avez bien gagné de 
vous reposer, montez vous coucher... Je vous ai fait mettre un 
peu de muscat et des biscuits... Si les douleurs augmentent on 
vous réveillera. La sage-femme est prévenue pour six heures du 
matin, seulement. J'ai pensé qu'il était inutile de lui payer une 
nuit pour rien, n'est-ce pas? 

M""" Dorange, qui a fini tous ses préparatifs, s'installe dans un 
fauteuil au chevet de sa fille, qui, Ja tète vers la ruelle, paraît 
sommeiller. 

On a du temps devant soi, et la bonne dame songe à bien 
des choses. 

Elle songe que ce sera un garçon, et qu'on l'appellera Robert. 
Ensuite, qu'on fera le baptême tout de suite... C'est bien ce qui 
vaut le mieux. D'abord c'est toujours l'habitude dans les familles 
dévotes, et puis c'est une économie. Pas de dispenses à payer à 
l'évêché, pas d'ondoiement, — et, au lieu d'un festin en céré- 
monie, où l'on serait obligé d'inviter quantité de gens, un petit 
repas d'intimes. 

Elle sera la marraine, — naturellement, puisqu'elle est la seule 
grand'mère. André n'a plus personne de son côté. Quant au 
parrain, certes Léonce fera meilleur effet que ce vieux radoteur 
de père Fontaine. 

Peu à peu l'excellente femme s'assoupit, mais ce demi-som- 
meil est bercé d'agréables visions. Elle se voit au seuil de l'église, 
en tous ses atours, — son beau chapeau émeraude et sa robe de 
faille à garniture capucine, — donnant le bras à M. Léonce. 

Elle sourit à son compère, qui, du reste, est d'une prévenance 
charmante. 

Ah! qu'à ce moment M"" Dorange ne se souvient guère de ce 
qu'elle disait, il n'y a pas deux mois, devant tout un cercle de 
mauvaises langues, chez sa vieille amie, M°'* Manger! Comme elle 
malmenait alors certain « énorme garçon, tout soufflé, l'air pas 
malin, avec ses gros yeux bleus à ras des joues, sa grande bouche 
sans lèvres, sa face rasée de bedeau, — et toujours enrhumé du 
cerveau ! Leur monsieur Léonce!... un fat, tout juste bon à faire 
le joli cœur dans les salons, à roucouler la chansonnette, à imi- 
ter le miaou du chat, le bourdonnement du hanneton. Et on 
appelle ça un bon garçon le cœur sur la main ? Allons donc ! un 
appétit, un ventre , pas autre chose. Mais regardez-le donc : il 
devient si gras que le cou lui déborde sur son faux-col. Et il a 
vingt-huit ans ! » 

En ce moment, — il est vrai qu'elle ne garde jamais rancune à 



298 REVUE DES DEUX MONDES. 

ceux qu'elle a malmenés, — ■ la bonne dame se souvient seulement 
que Léonce, — elle dit Léonce tout court, — est un convive char- 
mant, plein de gaité et d'esprit, et que ses histoires du Palais 
font s'esclafïer de rire tous ceux qui les entendent. 

Un peu fluet lenfant que M""' Desmaures vient de mettre 
au monde, pas lourd, — quatre livres, — mais ça ne fait rien! 
Dabord c'est un garçon, et puis, tel quel, il plaît à la grand'mère 
qui dit déjà que ce sera un « gaillard », et, d'ailleurs, « plutôt 
de son côté. » 

Demain le baptême. 

Très gai, ce petit dîner; jamais Léonce ne s'est trouvé 
aussi en verve. A dire le vrai, cette intrigante de M"'" Dorange s'é- 
prend de la bonne manière pour qu'il soit satisfait. Elle se pâme 
d'aise à chacune de ses plaisanteries. Le gros Léonce amuse par- 
ticulièrement la tante Caroline et la jeune cousine Henriette avec 
un tas de petits potins, de petits scandales. Car il sait tout, 
Capitrel, il est au courant de tout. 

— Et vos gaffes des petits confrères? demande M""^ Dorange. 
En avez-vous de nouvelles ? 

— Volontiers. Tenez, voici les dernières récoltées, 

Mais la tante Caroline a besoin d'explications. Un peu naïve, 
cette vieille demoiselle aux joues poupines, au sourire d'enfant, ne 
sait même pas ce qu'on appelle une gaffe! Gomplaisamment, Capi- 
trel explique qu'on nomme ainsi les lapsus baroques, qui échappent 
à l'un ou à l'autre. Tout de suite, lui, les happe au passage. Il possède 
ainsi une collection d(''jà riche, une collection que beaucoup de 
magistrats, — surtout ce farceur de petit président Lavandier, 
— voudraient bien feuilleter. Mais non, ça ne regarde pas ces 



messieurs 1 



L'amusant, avec Capitrel, c'est qu'il singe dans la perfection 
l'intonation et le geste de chacun. Tantôt sa voix sentie et gronde, 
tantôt elle s'amincit en un petit filet aigu, avec des jeux de phy- 
sionomie variés et tout le temps appropriés. 

— Ces deux affaires sont liées, messieurs de la Cour; on ne 
peut les séparer, elles naissent l'une de l'autre, elles sont sœurs. 
— Dans cette brasserie interlope le service était fait par des femmes 
sur lesquelles je ne crois pas devoir m'étendre. — Messieurs, je 
vais m'efCorcer d'abréger les derniers instans du tribunal... 

— Allons, Capitrel. un verre de Cbâteau-(^antenac de der- 
rière les vieux fagots de ma belle-mère? 

— Volontiers... Pristi, il est fameux! 



REMORDS d'avocat. 299 

Maintenant, Léonce imite l'accent tiidesque d'un colporteur qui, 
l'autre jour, a expliqué lui-même son affaire au tribunal de com- 
merce. Le colporteur se plaint de son défunt associé : « Zet home 
m'a fait tu mal, mais gomme il a béri tans un naufrâche, che lui 
bardonne, et che tis (il lève la main) : che tis : Que la derre lui 
soit léchèrel (après réflexion): Non!... que la mer lui soit lé- 
chère. » 

A présent ce sont les débuts aux assises de ce pauvre Boussat, 
Boussat qui n'a jamais pu sortir qu'une phrase, une seule. Il avait 
appris par cœur toute sa plaidoirie et venait de dire sur le ton 
solennel qui convient à un exorde grand style : « Je ne saurais me 
dissimuler, messieurs les jurés, que, dans les affaires criminelles, 
le rùle le plus ingrat est celui de l'accusé », quand il fut coupé 
net par le rire clair d'un assistant, — quelque jeune clerc d'avoué, 
entré sans doute en curieux. Bien de contagieux comme la franche 
bonne humeur d'un enfant! Le fou rire gagna la Cour, d'abord, 
puis le jury, puis les assistans, puis les gendarmes, — enfin les 
accusés eux-mêmes, de sorte que lorsque le président (c'était cet 
impitoyable la Rozeraie) demanda moqueusement du haut de son 
siège au pauvre stagiaire : — En êtes-vous bien sûr, maître 
Boussat? — ce ne fut plus que trépignemens dans toute la salle, 
on se tordait. L'avocat était perdu, roulé, noyé. Il n'a pu trouver 
un mot à ajouter. Il s'est assis blême, pâle comme un linge, puis 
de grosses larmes ont commencé à lui couler sur les joues... On 
ne l'a jamais revu au Palais, 

— Ah ! ce monsieur Capitrel, n'est-ce pas, Caroline, comme il 
est amusant! Et dire qu'il est toute l'année comme ça! Ah, sa 
femme ne s'ennuiera pas... Voyez-vous, mon gendre, c'est ainsi 
que je voudrais vous voir. Allons, secouez-vous!... Tâchez donc 
de vous animer un peu, de prendre la vie du bon côté, au lieu 
d'être tout le temps à chercher midi à quatorze heures. Main- 
tenant, saperlotte, vous voilà le pied dans l'étrier ! 

— Ah certainement, quant à ça !... il est lancé, déclare Capi- 
trel qui se croit obligé d'être aimable; oui, après l'acquittement 
d'un chenapan comme Drouniguen, (Tun parricide qui avait 
avoué!... 

Une ombre passa à cet instant sur le front un peu moite de 
Desmauves; et, jusqu'à la fin de la soirée, en dépit des efforts de 
son camarade, il demeura soucieux. 

Masson-Forestier. 
{La dernière partie au prochain numéro.) 



LA 

POESIE ET LES POÈTES (lOmilPOlUll 

EN ALLEMAGNE 



Un critique allemand a dit qu'il fallait entendre par le mot 
(( romantisme » la tendance de Tesprit humain à se donnera la mé- 
taphysique, à la musique, et à la poésie lyrique. La définition est 
large, si large qu'elle ne définit et n'enveloppe plus en aucune 
façon ce que les Allemands ont eux-mêmes qualifié de « roman- 
tisme » chez eux, à la fin du siècle dernier et au commencement 
de celui-ci. Mais, en revanche, peut-être pourrait-on fort bien 
l'adopter si on la considérait comme s'adaptant à ce qu'il y a de 
meilleur et de plus parfait dans l'esprit et l'art allemands. Et 
alors il faudrait dire que l'esprit et l'art allemands, considérés de 
la façon la plus générale, sont, de par la nature même de la race, 
voués au « romantisme ». 

Que cette source de romantisme n'est point près de se tarir 
au fond de l'âme allemande, c'est ce que nous ont prouvé, tout 
récemment encore, d'admirables exemples, du moins pour ce qui 
est de la musique et de la métaphysique. Les noms de Wagner 
et de Schopenhauer n'ont rien qui le cède à ceux des Kant et des 
Hegel, ou des Bach et des Beethoven. Mais il semblait d'autre part, 
depuis trente ou quarante ans, que, dans l'ordre de la poésie 
lyrique, une sorte de voile se fût étendu sur le génie allemand, et 
qu'après Gœthe, Novalis et Heine, fût tarie la source de lyrisme 
qui s'était répan(hie, pendant près d'un siècle sur rAllemaguc. 
Non pas que l'on eût cessé de vouloir se découvrir des (jiialités 
poétiques. On le voulait, mais ou ne le pouvait plus. Lu (|nantité 
des productions lyriques restait considérable, devenait même 



LA POÉSIE EN ALLEMAGNE. 301 

peut-être plus considérable que jamais; mais la qualité de ces 
productions ne répondait pas à leur nombre. C'était comme si 
après Gœthe et Heine il ne fût plus resté qu'à les imiter servi- 
lement l'un et l'autre ; à moins encore que l'on ne se contentât tout 
simplement du culte de la forme, presque sans nul souci du sen- 
timent ni de l'idée. 

Les règles esthétiques que firent triompher assez longtemps 
nos poètes de l'école parnassienne, on peut dire en effet qu'elles 
dominèrent pendant près d'un demi-siècle tout l'art poétique alle- 
mand. Platen et Rûckert furent, sinon à proprement parler les 
initiateurs, du moins les fondateurs de cette école pour laquelle la 
forme était tout, et le contenu, rien ou peu de chose, pour laquelle 
l'expression n'était plus un moyen, mais devenait le but même 
de la poésie. Peut-être pourrait-on dire de Heine lui-même qu'il 
eut là sa part de responsabilité^. Si implacable adversaire de 
Platen qu'il fût, il ne se montra pas moins lui-même aussi, et 
plus encore que F*laten, un tel maître dans la forme, il n'y fit 
pas moins preuve d'une telle virtuosité, qu'il n'a pas toujours su 
échapper au danger de faire montre gratuitement de cette vir- 
tuosité, et ainsi parfois d'en abuser. Par l'apparence de vie que 
son art merveilleux a su maintes fois prêter à de purs jeux de 
langage ou d'esprit, il a donc pu contribuer lui-même à propager 
un art qu'il combattait. 

Mais le poète chez qui ces nouvelles tendances se manifestèrent 
de la façon la plus consciente et qui parla, en même temps qu'il 
atteignait à une véritable maîtrise, conquit aussi en Allemagne la 
plus grande renommée, depuis Heine, c est Emmanuel Geibel, 
dont toute la poésie est d'essence purement formelle. On a souvent 
cité de lui ces conseils qu'il donne aux poètes : « Que, par une 
forme accomplie, le vrai poète s'efforce à glaner du sourire, même 
dans un sujet pénible ! Qu'un noble rythme vienne adoucir et 
rendre belles toute douleur et toute tristesse ! Que même le cri 
d'angoisse qui séchappe de la poitrine devienne de la musique 
pour l'oreille ! Que le javelot piquant de l'ironie soit tout d'abord 
plongé dans les vagues de la grâce, et que résonne avec harmonie 
l'arc qui le doit lancer ! » Cette citation est empruntée à ses Dis- 
tiques de la Grèce; et elle forme en allemand six vers pleins d'un 
charme qu'il est malheureusement impossible de retrouver dans 
une traduction (1). 

(1) Je ferai remarquer ici, en passant, que cette impossibilité de traduire des vers 
d'une langue dans une autre, et en particulier de l'allemand en français, est un peu 
à regretter dans une étude du genre de celle-ci. C'est évidemment lorsqu'il s'agit de 
poésie lyrique qu'une bonne citation serait souvent préférable à n'importe quel com- 
mentaire. Mais, pour ne pas desservir les poètes dont j'aurai à parler, en leur enle- 



302 REVUE DES DEUX MONDES. 

« Que même le cri d'angoisse qui s'échappe de la poitrine 
devienne de la musique pour l'oreille ! » disait Geibel : et il y a là 
en germe toute une esthétique, tout ce qui fut l'esthétique de la 
plupart des poètes allemands pendant quarante ans. L'expression 
belle, le son verbal harmonieux, l'image qui soit une parure , il 
n'est pas question d'autre chose; il n'est question ni de l'idée ni 
du sentiment. Que l'habit soit somptueux, de couleur réjouissante 
et de coupe qui séduise, orné de fines broderies, de perles et de 
pierreries , peu importe le corps. Peut-être avec ce seul souci 
peut-on atteindre à une belle rhétorique, mais on n'atteint qu'à 
de la rhétorique. 

Les suites de ce divorce entre la forme et le contenu furent 
ce quelles devaient être. Le dilettaulisjno envahit presque toute 
la poésie allemande, et étoull'a bientôt presque partout les germes 
de personnalité qui ne pouvaient manquer de surgir d'un sol na- 
guère encore si fécond en fleurs de vraie poésie. Quelques poètes 
cependant surent résister à l'engouement qui emportait leurs 
contemporains vers des succès plus faciles et plus éph(''mères; 
et ce sont ceux-là qu'il faut considérer comme formant la véri- 
table transition entre la grande période qui finit avec le nom de 
Heine et la période qui vient de commencer, et que je vais essayer 
de caractériser tout à. l'heure. Les meilleurs parmi ces poètes 
sont le Suisse Gottfried Keller, le Poméranien Tliéodor Fontane 
et le Frison Théodor Storm. Tous trois se tinrent à Fécart du 
mouvement qui glorifiait par-dessus tout la forme dans la poésie; 
tous trois, dans leurs œuvres, témoignèrent d'une riche vie inté- 
rieure, et leur poésie fut ce que doit être toute vraie poésie 
lyrique : l'épanouissement d'une personnalité. 

Chez Keller et chez M. Fontane, celte personnalité peut sem- 
bler un peu abrupte et un peu contenue; elle n'aime pas trop 
s'éloigner de la vérité immédiate, elle s'appuie volontiers sur les 
contingences, non seulement pour ce qui est du sentiment et de 
l'idée qu'elle veut exprimer, mais aussi pour l'expression à leur 
donner. Elle renonce par là même à cette sorte d'agrandissement 
et de transfiguration où elle pourrait prétendre eu se surveillant 
moins; mais, si elle y a renoncé, cest peut-être qu'elle a senti 
qu'à vouloir aller trop loin ou trop haut, elle perdait pied, et 
serait alors obligée de se confier à d'autres forces qu'à ses propres 
forces intimes, ce qui lui retirerai! du coup toutes ses qualités. 

vant par le fait même de la traduction une de leurs qualités primordiales, je res- 
treindrai mes citations aux cas semblables à celui-ci, où je veux attirer l'attention sur 
l'idée et non sur la forme. Pour ce qui est de la forme et de tout l'éclat que celle-ci 
peut donner à l'idée, je serai bien obligé de prier qu'on veuille bien en croire ce que 
je dis, jusqu'au moment où l'on aura pris la peine d'aller consulter soi-même le texte 
original. 



LA POÉSIE EN ALLEMAGNE. 303 

La personnalité de Storm est plus douce, plus fuyante, non 
moins vive, mais plus lointaine. Storm fut un homme dont la 
vraie patrie était le rêve, en qui vivait une toute frémissante 
aspiration à l'harmonie, et ses poésies sont le reflet de sa vie, 
une sorte d'autobiographie de son âme. Il a écrit des poèmes 
d'une très grande profondeur de sentiment, un peu mystérieux, 
émus, douloureux; et il est certainement, dans celte époque de 
transition, le poète qui s'est trouvé le plus souvent sur le vrai 
domaine de la poésie lyrique. 

I. — LA POÉSIE RÉALISTE 

Ces noms de Keller, de Fontane et de Storm étaient déjà 
anciens, et l'art de la poésie semblait, plus encore que précé- 
demment, traverser une période de profond sommeil, lorsqu'une 
sorte de renouveau vint enfin réveiller l'attention, sinon du grand 
public, tout au moins du public lettré. 

On sait que vers 1880 un certain nombre de jeunes gens, en 
Allemagne, frappés du succès retentissant que venaient d'obtenir 
en France M. Emile Zola et son école, conçurent aussitôt l'idée 
de doter leur pays d'une école semblable. D'ailleurs ils ne se 
contentèrent pas d'un seul maître, et ils étudièrent aussi pas- 
sionnément Tolstoï. Un peu plus tard, ce fut le tour des drama- 
turges, qui furent réalistes comme leurs camarades les roman- 
ciers, et en même temps, à la suite d'Ibsen, un peu symbolistes, 
moralisans et réformateurs. 

Des le premier appel au combat contre les anciens, des poètes 
se trouvèrent qui prirent part au mouvement de toute la jeune 
génération. Ils ne cherchèrent pas, comme les romanciers et les 
dramaturges, quelque grand nom venant du dehors et sous la 
bannière de qui se ranger; mais peut-être justement à cause de 
cela furent-ils moins longtemps, sinon à prendre nettement con- 
science de ce qui devait être leur tâche propre, mais tout au moins 
à accomplir cette tâche. Ils s'épargnèrent ainsi en partie les soubre- 
sauts et les transformations par où a déjà passé la nouvelle école 
réaliste allemande dans les deux autres ordres de production. 
Ne se réclamant d'aucun modèle, ils eurent tout au moins l'avan- 
tage de n'être pas tentés d'imiter personne , et de rester ainsi 
plus près de la source même d'où toute poésie doit naître, plus 
près de l'impression directe, tle l'idée spontanée, du sentiment 
personnel. 

C'est cependant au nom du réalisme que s'engagea la bataille. 
MM. Julius et Heinrich llart publièrent, en 1882, six cahiers 
d'Assauts critiques^ où. avec la dernière énergie, ils prirent 



304 REVUE DES DEUX MONDES. 

parti contre les « vieux », les « parnassiens », demandant qu'on 
en finît une fois pour toutes avec le beau mensonge de la 
forme, pour en revenir à la nature et à la vérité. Les paroles des 
frères Hart eurent quelque retentissement... parmi les jeunes 
poètes, et c'était déjà beaucoup. On répéta volontiers pendant 
quelque temps que la poésie lyrique elle-même devait se sou- 
mettre à l'estlu'tique réaliste. In heureux instinct, sans doute, 
empêcha que l'on précisât trop eu quoi devait consister au juste 
cette soumission. Il s'agissait avant tout de ruiner le culte exclusif 
de la forme. Ce qui s'ensuivrait apparaissait encore moins nette- 
ment. 

En Allemagne, cependant, l'on témoigne d'ordinaire d'un goût 
trop prononcé pour les formules d'aspect scientifique, pour qu'il 
restât longtemps possible de ne pas essayer de définir l'essence 
même de la nouvelle poésie. Parmi les différentes combinaisons 
que nos voisins aiment à faire des mots idéalisme et réalisme avec 
les mots subjectivisme et objectivisme, il y avait encore une 
combinaison moins usée que les autres, et dont jusque-là on ne 
s'était guère avisé de se servir en traitant de la poésie : on s em- 
pressa de réparer cet oubli, et l'on déclara que la poésie lyrique 
devait désormais reconnaître pour loi le « réalisme objectif. » 
C'était bien là dire la chose la plus dénuée de sens qu'il soit 
possible d'imaginer ; et il est à peine besoin d'insister pour faire 
remarquer quelle antinomie absolue il y a entre ces deux termes 
de poésie lyrique et de réalisme objectif. 

Sans doute l'on peut, et l'on doit même très bien admettre, 
avec Kant, qu' « il existe en poésie deux genres de beauté : l'un, 
relatif au temps et à cette vie; l'autre, plus soucieux de l'éternel 
et de l'infini. » Mais, de ce que le mot poésie ne signifie pas qu'il 
faille s'abstraire de la vie et du temps présent, il ne s'ensuit pas 
que représenter la vie et le temps présent d'une manière purement 
objective soit de la poésie. Cette tâche serait même tout l'opposé 
de ce que nous avons l'habitude de désigner par le mot poésie, 
et surtout par le mot lyrisme. S'en tenir à un réalisme purement 
objectif, ce serait, par exemple, faire de la description, montrer 
des objets ou des paysages, ou encore raconter des événemens, 
ou bien tâcher à exprimer ses sentimens avec les mêmes expres- 
sions et les mêmes images courantes dont on se sert dans la réa- 
lité, ou bien répéter, comme le ferait un phonographe, les paroles 
qu'auraient pu dir(; telles ou telles personnes dans des situations 
et des momens importans de leur vie... Mais qu'a donc tout cela 
de commun avec l'art de la poésie lyrique? Vax supposant que 
la descriplion ou le récit, par exemple, sans appartenir directe- 
ment au lyrisme, puissent être du domaine de la poésie, n'y 



LA POÉSIE EN ALLEMAGNE. 305 

arriveront-ils pas justement par tout ce que pourront leur ajouter 
la forme et la perfection de la forme, quoi que ce soit que l'on 
entende par ce mot de perfection et qu'il s'agisse de la richesse 
ou de la pureté de la langue, du coloris ou du dessin de la 
phrase, de la variété ou de la simplicité du rythme? 

Les Allemands n'avaient encore eu que leur école « parnas- 
sienne » sans avoir eu leur école « naturaliste » ; sinon les nou- 
veaux poètes auraient su plus tôt quel proche degré de parenté 
pouvait unir ces deux écoles l'une à l'autre, et compris plus vite 
aussi que c'était ne presque rien changer que vouloir remplacer 
l'une par l'autre. Ce que leur passé littéraire immédiat ne leur 
montrait pas encore, ils devaient d'ailleurs l'éprouver bientôt, en 
constatant l'inanité absolue de toute tentative faite pour réaliser 
une œuvre lyrique appuyée sur ces principes. D'ailleurs, malgré 
les belles audaces des jeunes novateurs, il y avait en eux une 
force qui devait rendre vain tout effort de leur volonté théori- 
sante; et cette force n'était autre que celle de l'indomptable sub- 
jectivité qui est l'un des attributs les plus constans de la jeunesse. 
Mais posséder cette faculté, n'est-ce pas l'une des premières 
conditions pour être poète? De par leur âge même, les jeunes 
novateurs se trouvaient donc victorieusement armés contre tout 
ce que leurs théories contenaient en soi de faux et de caduc. 

L'influence directe et pratique de M. Julius Hai't sur ses com- 
pagnons de lutte n'a pas été et ne pouvait pas être considérable ; 
mais si M. Julius Hart n'a pas exercé, à proprement parler, un 
rôle directeur et prépondérant dans tout le mouvement nouveau, 
il n'en a pas moins été en quelque sorte un initiateur, et les 
théories qu'il a défendues ont été assez ardemment discutées 
pour qu'il y ait lieu de s'y arrêter un peu. On peut trouver le 
résumé de ses idées sur l'essence et le but de la nouvelle poésie 
dans la préface qu'il a publiée en introduction à l'un de ses re- 
cueils de vers, et (juil a intitulée ia Porsie lyrique de ïavenir. 
M. Julius Hart dit, dans cette sorte de manifeste : « Nous sommes 
à l'aurore d'une ère de poésie nouvelle et toute spéciale, que nous 
qualifierons tout simplement de poésie réaliste, quoique nous 
sachions bien que cette expression ne correspond pas exactement 
à ce qu'il s'agit de définir, et qu'elle est en son genre tout aussi 
arbitraire que le fut l'expression de poésie romantique. Nous 
demandons à la nouvelle poésie qu'elle soit l'expression des 
façons de penser ou de sentir particulières à notre temps, qu'elle 
soit l'incarnation de la nouvelle conception du monde fondée 
sur les acquisitions intellectuelles, politiques et sociales, dont 
nous sommes redevables à notre siècle. Nous pensons et nous 
sentons autrement, nous voyons le monde avec d'autres yeux que 
TOME cxxxv. — 1896. 20 



306 REVUE DES DEUX MONDES. 

ne le taisaient les poètes de l'ancien christianisme ou les poètes 
de la période classique et de la période romantique. C'est de là 
que proviennent la particularité et la nouveauté artistique et 
intellectuelle de la poésie réaliste. Elle n'a donc pas de modèles 
à aller chercher dans le passé, elle doit se créer à elle-même son 
idéal. Elle n'a ni à étudier ni à imiter les anciennes œuvres d'art, 
elle doit faire un retour vers la nature et en considérer directe- 
ment tous les phénomènes. » 

Il y a bien un peu de naïveté dans cette importance exception- 
nelle ainsi donnée à l'épocjue que nous traversons; mais cette 
naïveté, on la pardonnera facilement au critique si elle doit 
devenir une qualité chez le poète. Quand M. Julius Hart demande 
que la poésie « soit rincarnation de la nouvelle conception du 
monde, » il semble croire qu'il y aurait une nouvelle conception du 
monde, universellement reconnue et acceptée. S'il en était ainsi, 
M. Hart n'aurait rien à demander à personne, car tout serait alors 
subordonné à cette nouvelle conception, sans que M. Hart ni per- 
sonne ait besoin d"y pousser. H y a aujourd'hui, comme il y en a 
toujours eu, des hommes qui pensent et qui sentent vivement 
— et différemment, — sur les problèmes les plus importans de la 
vie et de l'univers ; et tout ce que l'on peut désirer de mieux, c'est 
peut-être tout simplement que chacun d'eux exprime le mieux 
possible ce qu'il pense et ce qu'il sent. 

En fin de compte, c'est d'ailleurs là aussi où vient très claire- 
ment aboutir le raisonnement de M. Hart. Plus loin, en effet, il 
dit encore : « Le retour à la nature et au phénomène rendra à la 
poésie lyrique toute la vérité de l'expression directe, toute la 
force de sentiment que peut seule engendrer la réalité. La poésie 
ne cherchera donc pas, avec Geibel et ses élèves, un simple poli 
de surface; elle ne se contentera pas d'une langue émondée et 
purement harmonieuse», d'une beauté toute d'apparence; elle devra 
toujours s'arrêter à l'expression caractéristique, à l'expression 
qui marie le plus complètement l'idée à la forme. Et si parfois les 
expressions et les mots employés paraissent un peu barbares à 
l'oreille, encore trop habituée à l'ancienne langue douceâtre, on 
n'en sacrifiera pas moins volontiers, par un sentiment plus haut 
de l'art, une beauté tout extérieure à une beauté plus intime et 
plus profonde. Enfin la poésie cessera de s'intéresser aux jeux de 
pure fantaisie pour se consacrer tout entière à l'homme et à la 
nature, tels (jue la réalité les montre, et dépouillés du vain pres- 
tige dont cherchaient à les envelopper les contes romantiques. » 

Dans cette dernière phrase, M. Julius Hart révèle une fois de 
plus combien il tient à rester le prisonnier de la tendance l'éaliste. 
Plus loin, il réclame formellement des poètes nouveaux un 



LA POÉSIE EN ALLEMAGNE. 307 

« lyrisme objectif )),et il laisse entendre que créer des oinvres 
animées de ce principe ce sera réaliser un progrès sur l'art 
classique et l'art romantique, auxquels d'ailleurs il ne refuse pas 
de rendre justice. 

c( Notre époque, dit-il, n'est plus faite pour cette poésie de 
sentiment qui fut la poésie du passé, ni pour le simple li(;d appa- 
renté à la musique. Dans cet ordre de productions, le passé nous 
a laissé des œuvres parfaites et immortelles, et le poète de nos 
jours qui tenterait d'en recommencer de semblables ne pourrait 
plus être qu'un pâle imitateur. Que l'on remplace donc cette 
poésie de sentiment par une poésie toute d'action et de caractère 
qui corresponde à la vie de notre époque! » 

On se demandera ce que cela peut bien être qu'une poésie 
lyrique « toute d'action et de caractère » ; la tentative fut faite, 
cependant. Plusieurs jeunes poètes se sont dit qu'il fallait en effet 
choisir des sujets qui fussent de notre temps, qu il fallait écrire 
des poèmes qui pussent être une arme de combat dans les tour- 
nois intellectuels et dans les luttes sociales de l'heure présente. 
Mais toutes les fois qu ils réalisèrent vraiment leurs intentions, 
il se trouva que les poèmes qu'ils écrivirent furent tout autre chose 
que de la poésie lyrique; ce fut du pamphlet, de la critique, 
de la philosophie, du catéchisme, de l'épopée; ce fut tout, ex- 
cepté ce que l'on s'était proposé de faire. 

Il faut d'ailleurs ajouter que, un certain nombre de ces jeunes 
poètes possédant un réel tempérament et ayant déjà une cer- 
taine individualité, ce fut le plus souvent, et malgré eux pour- 
rait-on dire, ce tempérament et cette individualité qui prirent le 
dessus et se manifestèrent dans leurs œuvres. Il n'y a là rien qui 
doive surprendre. Nous avons eu en France, dans M. Emile Zola, 
un exemple assez éclatant de ce manque de correspondance entre 
l'œuvre et la théorie ; et encore un certain nombre des principes 
établis par M. Emile Zola, dans ses études critiques, n'étaient-ils 
pas irréalisables en soi, quoique leur avocat y ait beaucoup man- 
qué, tandis qu'ici, même avec la meilleure volonté et le plus grand 
talent possible, il n'y avait pas à espérer de rien réaliser de ce 
que l'on se promettait de faire. Quand l'œuvre ne fait autre chose 
que contredire ce qu'il peut y avoir de faux dans la théorie, c'est 
alors la plus heureuse mésaventure qui puisse arriver. C'est grâce 
à ce que les meilleurs des jeunes poètes allemands ont connu 
cette mésaventure, qu'il y a aujourd'hui quelque intérêt à les 
étudier. 

M. Julius Hart fut le premier à se donner à lui-même par ses 
poèmes d'assez bons démentis. Outre plusieurs « tragédies ly- 
riques », il a publié jusqu'à ce jour trois volumes d'œuvres pure- 



308 REVUE DES DEUX MONDES. 

ment lyriques : Sansara (1878), Homo suiyi (1890) et Sehn- 
sucht (1893). San.sa?'a est une œuvre de jeunesse où domine 
encore, sous l'influence classique, l'amour de l'antiquité, mais où 
déjà se font jour des aspirations toutes modernes. Homo siim est 
le recueil où M. Hart a publié en préface son manifeste sur 
la Poésie lyrique de l'avenir, dont je viens de faire quelques 
citations. C'était là tout à fait le lieu d'appliquer sans merci 
les règles posées au début du livre; mais, fort heureusement 
pour M. Hart, il a été le premier, je le répète, à beaucoup 
oublier de ses principes dès qu'il s'est agi de les mettre en pra- 
tique. 

J'ai trouvé dans Homo siim des poèmes « sociaux », où, si 
l'auteur avait été conséquent avec lui-même, j'aurais dû décou- 
vrir les renseignemens les plus complets et entrevoir la vérité 
définitive sur les questions sociales qui agitent notre époque. En 
réalité, je n'y ai lu que l'expression des sentimens personnels de 
pitié et de colère qu'a éprouvés M. Hart en présence de la société 
moderne. Je me suis alors souvenu de très anciens poètes qui ne 
prétendaient pas à faire de la poésie « réaliste », de la poésie 
« objective », et qui cependant surent tout aussi bien exprimer 
des sentimens de colère contre toute tyrannie et de pitié devant 
la pauvre misère humaine. Et même ces très anciens poètes dont 
je parle savaient que la misère matérielle, — qui excite d'ailleurs 
à si bon droit la compassion de M. Hart, — n'est pas le seul 
point par où nous puissions souflrir; et peut-être s'ils l'ont moins 
« chantée » qu'ils n'ont fait pour nos autres motifs de souffrance, 
c'est qu'ils comprenaient mieux la vanité de toute parole en pré- 
sence de la douleur purement physique, où « la poésie toute 
d'action » reste forcément impuissante, pendant qu'au contraire 
l'action, c'est-à-dire dans ce cas la plus simple charité, a quelque- 
fois chance d'apporter du soulagement à ceux qui souffrent sans 
qu'il soit besoin de faire intervenir l'art de la poésie. 

Dans Homo sum,yA\ aussi trouvé des poèmes d'amour et des 
descriptions de la nature, qui ne m'ont permis de me repré- 
senter un peu nettement ni les paysages dont me parlait M. Hart, 
ni Idl^jet de son amour, mais qui m'ont en revanche intéressé 
assez vivement aux émotions personnelles que ressentit le poète 
en leur présence, — et c'est le meilleur éloge que j'en puisse faire. 
Le dernier livre de M. Julius Hart a pour tilro Sehnsucht (c'est 
là, comme l'on sait, un des mots les plus intraduisibles de la 
langue allemande; il signifie à la fois : ardent désir et aspiration 
maladive). Cette œuvre est une sorte de nouvelle écrite en prose 
poétique sur le ton lyrique, et où M. Julius Hart redevient, comme 
un simple romantique, le poète du « moi », uniquement préoccupé 



LA POÉSIE EN ALLEMAGNE. 309 

d'envelopper dans un mysticisme un peu symbolique ses senti- 
mens les plus intimes et les plus personnels. 

J'ai dit plus haut que les six cahiers des Assauts critiques 
parus en 1882 avaient été rédigés de concert par M. Julius Hart 
et son frère M. Ileinrich Hart. Celui-ci, de nature sans doute plus 
pondérée, plutôt critique que poète, était mieux en état de s'as- 
treindre à suivre les règles qu'il assignait à la poésie. Mais aussi 
se trouva-t-il ainsi conduit directement à l'épopée, et, par l'épopée, 
à des sujets vraiment peu modernes. Après avoir publié, lui aussi, 
un recueil de poésies lyriques, il annonça l'intention de consacrer 
sa vie à parfaire une œuvre géante qui comporterait vingt- quatre 
volumes portant le titre général de Chant de l humanité , un cycle 
d'épopées, comme M. Zola avait fait un cycle de romans, et qui 
représenterait toute la vie de l'humanité à travers les âges. On 
sait que Lamartine avait formé le même projet, mais il n'écrivit que 
deux chants : Jocelyn et la Chute dun ange. Victor Hugo fut plus 
complet, parce qu'il eut la prudence d'entreprendre des œuvres 
de moins longue haleine, et nous avons eu ainsi la Légende des 
siècles. M. Heinrich Hart achèvera-t-il jamais l'œuvre qu'il a en- 
treprise ? Il a donné presque coup sur coup les deux premiers 
livres : Tul et Nahila. et Nemrod. Le troisième. Moïse, dont plu- 
sieurs revues ont publié des fragmens étendus, se fait attendre 
depuis déjà longtemps. Ces premiers volumes ne manquent ni de 
couleur, ni même de grandeur ; mais nous n'y pouvons encore 
trouver que la preuve d'une belle imagination, nous y apprenons 
seulement comment le poète se représente un monde que ni 
l'histoire, ni même l'anthropologie, ne peuvent guère faire con- 
naître. Pour savoir si M. Heinrich Hart doit nous donner un jour 
la poésie de « réalisme objectif » qu'il nous a promise, il nous 
faudra attendre jusqu'à l'apparition du vingt-quatrième et der- 
nier livre, qui seul doit traiter de l'iiumanité présente; mais je 
crains fort que nous ne risquions de l'attendre sans fm. 

II. — LA POÉSIE SOCIALISTE ET RÉVOLUTIONNAIRE 

Les exigences formulées par le réalisme, le rappel à la nature 
qu'il fit entendre, se transformèrent pour les jeunes poètes en un 
appel à plus de liberté que n'en avaient pris leurs prédécesseurs, 
à plus de vérité intime et, en fin de compte, à un développement 
plus spontané de l'individualité artistique. Toute poésie lyrique 
ne peut guère s'épanouir que dans ce sens, et c'est aussi dans 
ce sens que travaille la nouvelle jeune Allemagne. Elle était 
entrée en campagne avec l'intention d'édifier une c( poésie objec- 
tive » ; et elle dut bientôt s'apercevoir que le résultat de ses efforts 



310 REVUE DES DEUX MONDES. 

était au contraire de rendre la vie à la « poésie subjective ». 
Mais au moins se trouva-t-il une autre partie de sa tâche qu'elle 
avait accomplie d'une manière pleinement consciente : ruiner la 
prépondérance injustement réservée depuis si longtemps aux 
partisans de la beauté toute formelle. 

Quant au terrain daction où devait se mouvoir l'art régénéré, 
on s'aperçut après coup qu'en croyant l'agrandir on l'avait au 
contraire restreint, mais que, par la force même des choses, il 
restait malgré tout infiniment trop étendu pour qu'il fût possible 
d'en apercevoir ni le commencement ni la fin, comme on s'était 
vainement flatté de le faire ; et qu'il pouvait donc continuer à 
embrasser les domaines les plus divers. L'esthétique réaliste, 
même mal comprise et mal appliquée, avait eu l'avantage, en 
aiguisant le regard devant le monde extérieur, de lui rendre par 
contre-coup plus de pénétration vis-à-vis du monde intérieur; et 
la poésie en retira ce bénéfice de recommencer à sentir qu'elle ne 
peut vraiment être quelque chose de grand et de beau que dans 
la seule mesure où une impérieuse nécessité intérieure la com- 
mande et lui donne vie. 

En dehors de toute consécj[iience littéraire ou scientifique, un 
des résultats immédiats, et d'ailleurs les plus attendus, de ces 
théories novatrices de la jeune Allemagne, fut la naissance de 
toute une littérature révolutionnaire. L'un de nos écrivains les 
plus perspicaces, M. Edouard Rod, qui connaît très bien l'Alle- 
magne nouvelle, nous a déjà plusieurs fois signalé l'importance 
exceptionnelle de cette littérature au point de vue social, et il en 
a étudié avec une grande netteté de vue les diverses manifesta- 
tions, aussi bien sur le terrain de la philosophie que dans la 
poésie, le roman et le drame. Je n'ai à parler ici que de la poésie, 
et je m'abstiendrai donc de toute incursion dans un autre do- 
maine ; mais, pour qu'on aperçoive mieux le caractère de la 
poésie, que j appellerai la poésie révolutionnaire, il était néces- 
saire de dire qu'elle ne se trouve pas être un phénomène isolé 
dans l'ensemble des nouvelles manifestations littéraires alle- 
mandes. 

Nous avons vu que, pour M. Julius Ilart, « être de notre 
temps » et penser et sentir « en harmonie avec notre temps », 
cela n'avait eu tout d'abord d'autre signification que celle-ci : être 
socialiste. Quand M. Harl rt'clamait une « poésie objective », cette 
expression signifiait évidemment avant tout dans sa pensée : une 
poésie socialiste. J'ai dit qu'il a travaillé dans une certaine mesure 
à la créer. D'autres y ont travaillé avec lui, et avec plus d'ardeur 
encore qu'il n'en avait montré lui-môme. 

Un des précurseurs les plus immédiats de cette phalange de 



LA POÉSIE KN ALLEMAGM:. 3il 

jpiines prophètes révolutionnaires avait été Ferdinand Freiligratli, 
Mais Freiligrath, qui avait joué un rôle actif dans les événemeniï 
de 1848, tenait par trop de côtés aux vieux partis, tant politiques 
que littéraires, pour n'avoir pas été du premier coup dépassé par 
les nouveaux venus, sinon dans la violence de l'expression, tout 
au moins dans ses rêves de bouleversemens sociaux. Quelles que 
fussent cependant les prétentions que l'on eût, et quelle que fût 
la variété des moyens qu'on employât pour les réaliser, on ne 
pouvait, je l'ai dit, qu'aboutir à l'expression de sentimens per- 
sonnels allant de la haine à la pitié, selon qu'il s'agissait des 
puissans du jour ou bien des misérables ; à moins que l'on ne 
préférât aller se perdre dans de beaux rêves nuageux et imprécis, 
dévoilant à l'humanité l'âge d'or que sera l'avenir dès le lendemain 
du <c grand soir ». 

La première, et par là peut-être la plus importante de ces 
œuvres de poésie révolutionnaire, fut le Livre de t époque de 
M. Arno Holz, paru en 4886, et réédité en 1892. Il y a un peu de 
tout dans ce livre; mais, dans chacune des pièces qui visent à 
être des « poèmes sociaux », il y a surtout de la haine et un 
appel constant à la révolution, soit que le poète exprime for- 
mellement cet appel, soit qu'il le sous-entende. M. Holz semble 
partager les hommes en deux catégories : d'un côté les riches, et 
de l'autre les pauvres. Les riches sont des démons, et les pauvres 
sont des anges. Aucune conciliation n'apparaît possible entre les 
uns et les autres ; on ne voit pas que rien puisse jamais les réunir. 
Et devant les souffrances des misérables il ne semble même pas 
que le poète éprouve de la pitié, ou plutôt il ne s'attarde pas à la 
pitié qu'il a dû ressentir, et c'est à peu près uniquement de la 
colère qu'il exprime, car il repense aussitôt, avec des sentimens 
de haine et de dédain, à ces riches qu'il suppose évidemment 
être la cause de tout le mal. 

Je ne rappellerai ici que l'un des poèmes les plus connus de 
M. Holz : Deux tableaux. L'un de ces « tableaux » nous montre 
un palais où une domesticité nombreuse va et vient, très affairée, 
mais sans bruit, sur la pointe des pieds, passant comme des fan- 
tômes. Le médecin de la maison a été appelé quatre fois depuis 
le matin ; dehors la chaussée est recouverte de paille, pour 
qu'aucun bruit de voiture ne vienne troubler la malade, « car 
aujourd'hui Madame a la migraine! » Le second tableau nous 
transporte dans une mansarde où, sur une misérable paillasse, 
gît une femme, jeune encore, que consume une fièvre mortelle. 
Trois petits enfans sont là. Après une attente interminable, le 
médecin des pauvres vient enfin, mais trop tard : « La mère est 
morte! » On voit tout l'effet que M. Holz a pensé tirer de l'oppo- 



312 REVUE DES DEUX MONDES. 

sition de ces deux tableaux; et sans doute en effet peut-il frapper 
ainsi l'esprit de gens simples et déjà mûrs pour tirer de là l'unique 
conclusion que M. Holz attend manifestement qu'ils en dégagent: 
un cri de haine et de mort contre les riches et les puissans. Mais 
ce cri de haine, il n'y avait pas besoin des vers de M. Holz pour 
le faire proférer; le dernier illettré et le dernier misérable venu 
pouvait tout aussi sûrement que lui, et même plus sûrement, 
atteindre au même résultat par n'importe quelle parole de vio- 
lence sans art. Quant au lecteur impartial, il ne peut In'^siter un 
seul instant à apercevoir tout le factice et tout le vide du poème 
et de l'effet (juen a attendu l'écrivain. Sans doute M. Holz oût-il 
désiré sincèrement que guérît la pauvre femme du peuple dont il 
nous dépeint la triste agonie, et je ne doute pas que s'il eût pu 
aidera la sauver, il ne l'eût fait volontiers; mais il apparaît assez 
clairement que le plus grand plaisir qu'elle eût alors pu lui faire 
c'eût été d'aller insulter aussitôt l'autre femme, la grande dame à 
la migraine. Ce n'est pas tant du pain qu'il désire voir distribuer 
aux affamés, que des pierres à jeter contre l'ennemi, contre « la 
bourgeoisie ». 

Cependant la haine dont fait parade M. Holz est-elle bien sin- 
cère? Elle s'exprime par trop de rhétorique, — une rhétorique 
assez riche, et de couleur chaude et abondante, mais très heurtée, 
— et elle se montre trop souvent mêlée d'ironie et de dédain, 
pour que l'on n'aperçoive pas souvent que c'est surtout à un bril- 
lant feu d'artifice que se complaît le poète. Et peut-être ce que je 
dis là le condamne-t-il encore plus que cela ne l'absout. 

Un autre écrivain du même bord, mais chez qui nous trou- 
verons des accens plus profonds et plus sincères, c'est M. Karl 
Henckell. Les tendances, dis-je, sont les mêmes, mais l'intelli- 
gence est plus nette, le sentiment plus vrai, le talent plus réel. 
M. Henckell a déjà publié six recueils de vers : Esquisses poé- 
tiques, Sirophes, Appels de Merles, Diorama^ le Hardi Rossignol et 
Intermède, dont quelques-uns lui ont valu d'être considéré en 
quelque sorte comme le poète officiel du parti socialiste alle- 
mand. En particulier ses deux livres : Strophes et Appels de 
Merles, qui parurent en un temps où les lois d'exception contre 
les socialistes n'avaient pas encore été abrogées, contiennent des 
poèmes d'une grande violence, mais aussi d'une exaltation dont 
la sincérité é\ idonte et le tour p.issionné peuvent entraîner un 
instant le lecteur même le plus opposé aux sentimens du poète. H 
est quelques-uns des lieds de M. Henckell que les hommes et les 
femmes du peuple de Berlin aiment à se répéter, comme une 
sorte de mélopée harmonieuse qui dit à la fois leurs tristesses et 
leurs espérances, en même lemps, hélas! que la voie douloureuse 



LA POÉSIE EN ALLEMAGNE. 313 

par laquelle seule ils croient devoir atteindre à la réalisation de 
ces espérances. Si quelques-uns de ces chants ont pu devenir 
ainsi populaires, c'est que M. Henckell, quoi qu'on ait pu dire de 
lui, n'est pas de la race des agitateurs, des prédicans à formules 
haineuses et vides. Ce n'est pas leur emphase ni leur rhétorique 
qu'on retrouve dans ses vers, ou du moins elle y apparaît beau- 
coup moins fréquemment que dans certaines autres œuvre lyri- 
ques aux mêmes prétentions sociales. Il me semble que le poète 
a vraiment pénétré l'àme des misérables; il a senti et souffert 
comme eux et avec eux, il a pensé aussi comme eux. et c'est donc 
luiite leur âme qui se retrouve dans ses chants, avec ses mfinies 
tristesses, ses momens de joie trop lourde, sa lente résignation 
traversée de rêves mélancoliques, en même temps que d'éclairs de 
révolte et d'aveugle vengeance. 

Voyons, par exemple, les strophes qu'il intitule la Prolétaire 
malade' : ce sont tout d'abord des paroles d'une grande douceur 
et d'une émotion attendrie que le poète adresse à la malade ; il 
partage sa peine, il la console, il veut sécher ses larmes, mais il 
termine en lui disant : « Endors-toi, car voici le beau rêve que tu 
dois faire : le lils que tes entrailles ont porté, et que tu allaitas 
dans la souffrance, tu le verras marcher fièrement en tête des 
héros qui d'ici-bas vont chasser toute douleur; son bleu regard 
brille plein de force en l'océan de lumière de temps plus libres; 
sa main de fer brandit la hampe de la rouge bannière de justice. » 
— Plus loin, c'est une simple fille du peuple, qui suit la navrante 
et coutumière épopée de sa pauvre vie sans appui ; et elle le dit 
sur un ton de vérité tel, que l'on est aussitôt tout saisi et tout 
remué, et que Ton s'aperçoit à peine comment elle en est venue 
à achever ainsi : <■ Mille autres encore souffrent comme moi, mais 
le monde est aveugle pour leur misère, et personne ne devine 
combien la haine lentement tisse sa toile dans leur cœur. Et per- 
sonne ne voit le temps qui s'obscurcit, jusqu'à ce qu'éclate tout 
à coup le tonnerre, dont le feu sauvage vous consumera, vous 
qui aurez causé l'orage ! » 

Je dois ajouter que dans ses dernières productions, M. Henc- 
kell semble s être un peu rasséréné, en même temps sans doute 
que la lutte du pouvoir devenait moins vive contre le parti 
auquel le poète prêtait l'appui de son talent. Et ce talent s'est 
déjà suffisamment manifesté pour que l'on doive souhaiter que 
l'homme de parti, en M. Henckell, cède définitivement toute la 
place au poète. 

La poésie révolutionnaire avait commencé par se mettre en 
quelque sorte au service du parti socialiste ; et il semblera peut-être 
étrange de constater maintenant que, selon toute vraisemblance, 



314 REVUE DES DELX MONDES. 

et en supposant qu'elle persiste à vouloir se développer, elle en 
arrivera bientôt à combattre ce parti, plus encore peut-être 
quelle n'a combattu tous les autres. C'est que le germe d'indivi- 
dualisme que porte en soi toute manifestation artistique devait 
fatalement ly mener. Ce n'est que par suite d'une sorte d'aveu- 
glement que ce principe d'individualisme a pu croire un instant 
trouver un sol favorable à son développement dans les théories 
et le parti socialistes, où il ne pouvait au contraire qu'être 
étouffé, à mesure que s'affirme davantage le principe d'égalita- 
risme qui est à la base du socialisme. 

J'ai parlé plus haut de linflaence que Tolstoï et Ibsen exer- 
cèrent sur les jeunes générations littéraires. Ces influences, sur- 
tout celle de Tolstoï, se firent sentir beaucoup plus vivement 
encore dans le domaine moral que dans l'ordre artistique. Ibsen 
est-il ou n'est-il pas le plus farouche des individualistes ? Il est 
difficile de se prononcer là-dessus avec certitude. Mais ce qui est 
hors de doute, c'est l'importance qu'acquirent vite en Allemagne 
les théories individualistes que l'on tira de ses drames. Quant à 
Tolstoï, le fait d'avoir à peu près réalisé dans sa vie le paradoxe 
d'être tout à la fois un saint et un apôtre, après avoir été un mer- 
veilleux artiste, lui a créé une situation assez considérable pour 
que personne n'ignore plus aujourd'hui les principes fondamen- 
taux de son anarchisme, si enveloppées de difficultés que puis- 
sent encore en apparaître les applications les plus élémentaires. 
Il serait trop long de réunir ici, par des citations et des rappro- 
chemens, des preuves de l'action qu'exercèrent ces deux maîtres 
sur la nouvelle littérature allemande. Leur influence y est d'ail- 
leurs presque partout assez évidente pour que la démonstration 
en devienne superflue. 11 suffira donc de la signaler, et l'on aper- 
cevra aussitôt que la théorie ne pouvait en effet avoir d'autre 
résultat, pour ceux qui s'y soumettaient, que de les entraîner dans 
un sens tout opposé à celui où ils avaient cru se diriger. Pour 
être « de notre temps », on s'était mêlé un instant à la grande 
lutte engagée entre la société actuelle et le socialisme ; mais l'on 
ne devait pas tarder à s'apercevoir que l'individualisme, pour se 
créer et pour subsister, exigeait que l'on abandonnât cette lutte, 
et, suivant la nuance, que l'on ne combattît plus contre per- 
sonne, ou bien que l'on combattît contre tout le monde, y com- 
pris souvent les frères en individualisme. 

Cette dernière solution est aussi la solution qui ressort le plus 
clairement des dernières œuvres qui ont agi le plus puissam- 
ment en Allemagne sur la jeunesse, je veux dire les livres de 
Nietzsche. On a déjà suffisamment parlé ici même de Nietzsche, 
pour qu'il n'y ait pas lieu d'y revenir longuement aujourd'hui. 



LA POÉSIK EN ALLEMAGNE. 315 

Nietzsche s'est classé, et a été classé par tout le monde, en Alle- 
magne, dans les rangs des métaphysiciens. Un critique français a 
fait remarquer avec raison que, malgré tout, Nietzsche ne fut 
jamais à proprement parler un métaphysicien, mais uniquement 
« un producteur d'idées », qu'il s'est en somme bien peu préoc- 
cupé de relier entre elles. Seulement, ces idées, il les a souvent 
revêtues d'une forme admirable, qui domine tout et emporte 
tout; et je crois que, pour juger Nietzsche à sa plus réelle va- 
leur, il faudrait commencer par faire à peu près abstraction de 
ses idées, et montrer ensuite qu'il fut peut-être le plus grand 
écrivain de l'Allemagne contemporaine. Ses premières œuvres, 
dont j'ai eu l'occasion de parler ici à propos de la littérature 
wagnérienne, sont de parfaits modèles de la prose allemande; et 
ses dernières œuvres, celles qui lui ont valu sa célébrité, — con- 
tiennont les plus beaux élans lyriques qui soient. A ce titre, j'au- 
rais pu les faire rentrer dans le cadre de cette étude, mais alors 
elles eussent absorbé presque toute la place, et presque tout 
éteint autour d'elles. D'ailleurs, puisque les jeunes écrivains alle- 
mands veulent plutôt voir en Nietzsche un métaphysicien qu'un 
poète, sans doute vaut-il mieux se placer à leur point de vue, 
pour les définir ainsi eux-mêmes avec plus d'exactitude. 

On avait accepté toute la partie négative des enseignemens de 
Tolstoï; mais à la doctrine de renonciation à laquelle il aboutis- 
sait, on substitua, dès le premier instant et presque d'enthou- 
siasme, l'extraordinaire doctrine du « super-homme » de Nietzs- 
che. Et sans doute on ne le fit pas partout avec la même ivresse 
au milieu de laquelle vaticinait le malheureux que déjà guettait 
la démence; mais, soit que l'on essayât de réduire en système 
ses idées, soit que l'on se contentât d'en adopter et d'en déve- 
lopper tel ou tel côté particulier, on subit dans tous les cas son 
influence dans une mesure considérable ; et il contribua plus que 
personne à revivifier les idées d'individualisme que les théories 
collectivistes croyaient avoir vaincues, mais que nous allons 
pourtant reconnaître dominantes dans les poètes dont je veux 
maintenant parler. 

Gomme les préoccupations sociales, sans être toujours 
absentes des œuvres de ces poètes, cessent pourtant chez eux 
d'être la note principale, il me resterait, avant d'en arriver à eux^ 
et pour compléter mes indications sur la poésie révolutionnaire, 
à parler de la poésie anarchiste proprement dite. Mais ici, je n'ai 
encore guère de noms à donner. Je ne veux pas parler de 
M. J.-H. Mackay, l'auteur de J'empête, qui est peut-être un par- 
fait anarchiste, mais qui est aussi un trop médiocre poète pour 
qu'il y ait lieu de s'arrêter à lui. 



316 REVUE DES DEUX MONDES. 

Le seul écrivain intéressant à signaler encore serait M. Bruno 
Wille, qui a publié un recueil de vers : Solitaire et Compa- 
gnon, où il se révèle d'ailleurs philosophe plutôt que vraiment 
poète (1). C'est M. Wille qui me paraît aujourd'hui présenter 
la nuance d'anarchisme la plus capable de rallier à elle en Alle- 
magne , sinon les masses populaires , au moins les phalanges 
inquiètes de la jeunesse lettrée. En retirera-t-elle, au point de 
vue de lart, plus d'avantages qu'elle n'en a retirés de sa pre- 
mière adhésion au socialisme? Il est permis de le croire, parce 
que le socialisme , surtout tel qu'il existe en Allemagne , est 
trop exclusivement un parti , et que l'art ne saurait que perdre 
à s'inféoder à un parti. Le nouvel anarchisme selon M. Wille, 
au contraire, est beaucoup plus un état d'esprit qu'un parti; et 
la littérature et la poésie peuvent s'y développer beaucoup plus 
à l'aise, et sans d'ailleurs s'éloigner davantage de leur but, si 
leur but est bien celui que leur a quelque part assigné M. Jules 
Lemaître, lorsqu'il écrivait que « la littérature est presque tou- 
jours révolutionnaire, puisque son objet est essentiellement (sauf 
accidens) de nous présenter ou de nous suggérer des images 
redressées de la vie, et de nous la faire voir ou de nous la faire 
souhaiter plus belle, on plus harmonieuse, ou plus conforme 
à la justice. » 

ni. — LA POÉSIE INDIVIDUALISTE 

Nous venons de voir on avaient abouti les efforts des jeunes 
poètes qui crurent obéir à une esthétique « réaliste », et dans 
cette intention essayèrent d'instaurer une sorte de « poésie 
sociale ». Tous, quoi qu'ils aient fait, en vinrent plus ou moins 
consciemment à l'individualisme. Chez quelques autres, cette 
préoccupation de l'individualisme avait été tout de suite la note 
dominante. Je ne dis pas qu'ils n'aient pas eu un peu les mêmes 
préoccupations que leurs camarades dont j'ai parlé, mais ils les 
eurent à un degré moindre. Si d'ailleurs je les sépare des pre- 
miers, ce n'est pas qu'en réalité ils doivent en être séparés avec 
cette rigueur que semble établirtoute classification ; les tendances 
elles-mêmes sont un peu confondues; et les œuvres et les hommes 
le sont encore davantage. Mais c'est précisément parce que les 
tendances sont assez confondues dans la réalité, qu'il importait 
de les faire ressortir plus distinctes, pour que l'on en pût mieux 
apercevoir les élémens. Malgré la petite part d'arbitraire que l'on 
ne saurait éviter à classer tel écrivain plutôt dans un groupe que 

(1) Voyez, dans la Revue du 1" juillet 189r3, l'article de G. Valbert. 



LA POÉSIE EN ALLEMAGNE. 317 

dans un autre, je crois qu'au point de vue de tout l'ensemble, 
l'avantage qu'on en retire est assez grand pour que l'on ne doive 
pas hésiter à accepter cette part d'arbitraire. 

La caractéristique de la jeunesse, c'est généralement l'orgueil- 
leuse foi en soi, en la personnalité que l'on n'a pas encore mais 
que l'on croit avoir, parce qu'elle est en train de se former et 
qu'on la sent tressaillir en tout son être. Le réalisme avait réclamé 
de ses fidèles la vérité, toute la vérité, sans voiles et sans limites, 
mais en paraissant croire qu'il y eût ime vérité qui nous fût exté- 
rieure, une sorte de vérité concrète et facile à saisir; et c'était 
cette vérité-là qu'il s'agissait de trouver et de rendre. Les poètes 
ne pouvaient longtemps s'embarrasser de tout ce que ce principe 
leur apportait d'obstacles ; ils le traduisirent en concluant qu'ils 
devaient se montrer dans leurs œuvres tout entiers, tels qu'ils 
étaient, avec toutes leurs qualités et tous leurs défauts, ou plutôt 
sans même se soucier de savoir ce qui pouvait être considéré en 
eux comme étant une qualitt' ou comme étant un défaut. La 
franchise entière vis-à-vis de soi-même, la restitution intégrale 
de la personnalité : tels furent donc encore les buts que se pro- 
posèrent les jeunes poètes. Mais pour être franc et se donner tel 
que l'on est, il faut d'abord se connaître, il faut s'écouter vivre 
et regarder en soi; et ainsi, sans guère s'en douter, revenait-on 
d'un bond aux sources mêmes où avaient déjà puisé les plus grands 
lyriques de l'Allemagne, les Gœthe et les Heine. 

Les poètes dont j'ai parlé ne s'étaient pas aperçus qu'en com- 
battant la poésie toute formelle des Geibel, des Platen, et de leurs 
imitateurs, ils combattaient précisément en même temps cet 
« objectivisme » au nom duquel ils avaient commencé la lutte. Les 
poètes plus particulièrement individualistes dont il est maintenant 
question étaient dans vme meilleure situation pour affirmer la lutte. 
Ils se laissèrent cependant attirer tout d'abord à ne commencer 
l'attaque que par de petits côtés, auxquels ils croyaient reconnaître 
une grande importance. Comme les « vieux » .s'étaient surtout 
efforcés de créer une poésie où toutes les images, toutes les expres- 
sions et tous les sentimens fussent « nobles et beaux «^ les 
<( jeunes », pour aller à Fencontre d'eux, semblèrent surtout 
s'attacher d'abord à tout ce qui est laid et vil dans l'humanité. 
C'était là rester très loin encore de ce vrai qu'ils affirmaient vou- 
loir rechercher, puisque le laid absolu est peut-être encore moins 
vrai que le beau absolu. Mais c'est sans doute le propre de toute 
réaction de commettre, dans la direction où elle se produit, l'équi- 
valent des fautes qu'elle a flétries en les constatant dans la direc- 
tion opposée à la sienne propre. Les « écoles naturalistes » ont 
même semblé, un peu partout, prendre à tâche de nous prouver 



318 REVUE DES DEUX MONDES. 

qu'elles étaient capables, par leur prédilection pour les côtés les 
plus bas de la vie, de commettre encore plus de fautes, et des 
fautes plus grossières contre l'art, que n'avait jamais pu en com- 
mettre h) naïveté optimiste des « écoles idéalistes » contre les- 
quelles elles menaient campagne. 

Parmi les jeunes poètes allemands qui ne surent pas échapper à 
ce danger, je citerai seulement Hermann Conradi, — mort pré- 
maturément il y a déjà quelques années, — et à qui nous devons 
les Chants d'un Pécheur. Le souvenir de Baudelaire y est mani- 
feste. Hermann Conradi a seulement cherché à aller en tout « plus 
loin » que l'auteur des Fleurs du Mal. Ses poèmes sont des 
<( hymnes au péché ». L'amour n'y est jamais que sensualité, et 
tous les sentimens y sont ramenés à légoïsme. Le poète n'a 
qu'une pensée : faire le fanfaron de vices; et la seule étoile qui 
luise dans cette nuit de pessimisme, c'est sa foi naïve en un 
(( nouvel art ». On a d'ailleurs le sentiment qu'au fond Hermann 
Conradi dut être un homme meilleur qu'il ne veut bien le dire: 
son livre n'est qu'une sorte de gant de défi jeté aux « vieux », à 
ceux qui ne se reconnaissaient dans leurs vers que les plus nobles 
vertus; et c'est donc simplement un mensonge opposé à un autre 
mensonge. 

Le représentant le plus caractéristique de la tendance indivi- 
dualiste, et peut-être aujourd'hui le poète le plus en vue de toute 
la nouvelle jeune Allemagne, est M. Dette v de Liliencron. M. de 
Liliencron est déjà d'un certain âge. mais il appartient cependant 
tout à fait à la jeune génération littéraire. 11 avait presque atteint 
la quarantaine lorsqu'il commença d'écrire, il y a dix ou douze 
ans. Il avait été quelques années officier dans l'armée prussienne, 
où il se distingua pendant la guerre d'Autriche. Démissionnaire, 
il mena ensuite une vie un peu aventureuse, rentra pour quelque 
temps dans les administrations civiles, et trouva enfin sa vraie 
voie dans la littérature et la poésie. 

Le retard que M. de Liliencron avait mis à débuter ne l'em- 
pêcha pas de passer par des périodes de tâtonnement, mais on 
peut dire do lui qu'il y brûla les étapes. Dans ses quatre volumes 
de poèmes : Chevauchées d'officier. Poèmes, Dans les Bruyères et 
Nouveaux Pohnes, on peut suivre facilement la rapide transfor- 
mation et l'épanouissement de son talent. M. de Liliencron ayant 
commencé, lui aussi, par se vouer en partie à un art de lutte et 
d'opposition, y apporta les défauts et y montra les faiblesses 
qu'entraîne avec soi cette manière de comprendre l'art. Mais, chez 
lui, ces défauts et ces faiblesses étaient le résultat d'un effort de 
sa volonté, plutôt qu'ils n'étaient le témoignage de sa nature 
intime. Lui aussi, au début, il avait été un peu la victime de 



LA POÉSIK EN ALLEMAC.NE. 319 

cette fanfaronnade de vices qui fut quelque temps à la mode; 
maiS; sous la petite nuance d'affectation qui en résultait, on pou- 
vait cependant bientôt deviner, et même on voyait déjà, souvent 
apparaître en pleine lumière, la véritable nature du poète, libre, 
ardente, passionnée, mais tout aussi indépendante du préjugé du 
vice qu'elle Tétait du préjugé de la fausse vertu. Son talent était 
trop primc-sautier, trop ennemi des entraves, pour ne pas se 
libérer bientôt de toute attache servile, aussi bien de toute attache 
à ses contemporains qu'aux poètes du passé. 

Les poèmes de M. de Liliencron sont parfois un peu rudes, 
un peu encombrés de lianes sauvages : on nen a que davantage 
la sensation du plein air, de la nature forte, libre et fraîche; et 
du milieu des lianes s'élèvent aussi de grands arbres où se Joue 
le soleil, et entre lesquels s'étendent de belles nappes de clarté. 
La sève y est généreuse et d'un parfum grisant; je dirai même 
que l'afflux en est presque trop abondant, car la sensation de vie 
qui s'en dégage est trop exclusivement une sensation de belle 
santé physique, qui n'est à proprement parler en contradic- 
tion avec aucune loi morale, ni aucune grande préoccupation de 
l'intelligence, mais qui, les ignorant toutes, peut très bien venir 
à les heurter, et les heurte parfois en effet. Faut-il en faire un 
grand reproche à M. de Liliencron? Platon bannissait les poètes 
de sa république; peut-être vaut-il mieux les y laisser, en consi- 
dérant que la poésie peut très bien être dans certains cas une 
porte de sûreté par où s'échappe le trop-plein de beaucoup de 
sentimens et de sensations qui sont en nous ; qui ne peuvent pas 
ne pas y être ; et qui cependant sont en contradiction avec les 
plus légitimes lois auxquelles il nous faut nous soumettre. Que 
quiconque découvre en soi un amour trop grand d'existence libre 
et aventureuse à travers le vaste monde, quiconque souffre d'une 
exubérance de vie à laquelle viennent mettre obstacle les cir- 
constances, lise donc M. de Liliencron, 

Le baron de Liliencron est le descendant d'une vieille famille 
du nord de l'Allemagne; et il est facile de retrouver chez lui 
des traces du bel orgueil naïf et de l'audace à toute épreuve 
par où se distingua souvent l'ancienne chevalerie. Par certains 
côtés, il rappellerait même ces anciens nobles pillards et dépré- 
dateurs qui vivaient en dehors de l'État et de la loi, et ne recon- 
naissaient qu'un droit, le droit que leur donnaient leur force et 
leur courage, le droit conquis par leur personnalité. A ce point de 
vue, on pourrait le rapprocher de Nietzsche. Pas plus que celui- 
ci, il ne s'embarrasse de sentimentalisme; pas plus que lui, il 
ne respecte rien que les caprices de sa fougue et de sa fantaisie 
individuelle. Mais là s'arrête la ressemblance. Nietzsche motive 



320 REVUE DES DEUX MONDES. 

avec abondance tous ses mépris et toutes ses ardeurs, et c'est 
mêiin' là ce qu'il y a de plus brillant chez lui ; tandis que M. de 
Liliencron se contente de les exprimer rigoureusement, joyeuse- 
ment, mais sans s'embarrasser à en rechercher les causes, et sans 
jamais se demander s'il a raison ou tort d'être ce qu'il est. 

La personnalil/' de ÎM. de Liliencron s'était affirmée avec assez 
d'importance, et avait assez rapidement attiré sur lui l'attention 
des jeunes poètes, pour que l'on ne doive pas s'étonner de ce 
qu'un certain nombre d'entre eux aient déjà subi complètement 
son inlluencc. Je ne m'arrêterai pas à ceux qui ne furent que ses 
imitateurs. Je me contenterai de rapprocher de son nom deux ou 
trois noms de poètes que ce rapprochement même servira à 
montrer d'une manière plus succincte sous leur vrai jour. 
M. Gustave^ Falke, descendant, comme M. de Liliencron, d'une 
vieille famille du nord de l'Allemagne, est peut-être celui d'entre 
eux dont le talent lui est le plus apparenté. Son livre Danse 
cl Recueillement , a été accueilli par la critique allemande 
avec une faveur marquée. La personnalité de M. Falke, tout en 
s'y révélant assez semblable à celle de son chef de file, s'y montre 
pourlnnt en même temps un peu moins hautaine et moins volon- 
taire. Mais la différence essentielle qui existe en eux, c'est que 
chez M. de Liliencron, c'est l'homme, — l'homme en général, 
et non précisément le poète, — qui parle; tandis que chez 
M. Falke, ce n'esl pas seulement l'homme, mais aussi l'artiste, 
qui apparaît à chaque instant. En même temps, le critique qui 
est en l'artiste surveille plus minutieusement l'expression, de 
telle soi'te que I\L Falke, quoiqu'il soit beaucoup plus jeune que 
INI. de Liliencron, arrive souvent à donner l'impression d'une 
maturité plus grande. 

Les Poèmes vécus, de M. Otto Julius Bierbaum, ont été dédiés 
par leur auteur à M. de Liliencron; et c'était un peu là rendre 
au maître ce qui lui appartenait. La filiation est évidente, mais 
le poète n'est pas un simple imitateur, et il se montre digne de 
son aîné. M. Bierbaum est d'ailleurs un Allemand du sud; et l'on 
sait qu'une différence de temp('' rament assez profonde sépare 
l'Allemand du sud de l'Allemand du nord ; or, puisqu'il s'agit ici de 
poésie individualiste, le meilleur éloge que l'on puisse faire de 
M. Bierbaum sera donc de dire que l'on reconnaît assez facilement 
son origine à ses poèmes. La forme, chez M. Bierbaum, est d'ail- 
leurs plus libre, plus facile; et l'on voit aussi que ses impres- 
sions sont plus légères, plus superficielles, en même temps que 
plus chatoyantes. 11 fait parfois l'effet d'un enfant libre et gai 
qui nous raconterait les petits événemens de sa vie, un peu pêle- 
mêle, le bon avec le mauvais, et peut-être avec une prédilection 



LA POÉSIE KN ALLi;MA(iNE. 321 

assez marquée pour le mauvais. Mais il passe rapidement surtout, 
comme inconscient de la portée d'aucune de ses paroles, et ainsi 
limpression g(hiérale de vivacité et de santé n'en est pas trou- 
blée, non plus que par ailleurs elle ne l'esl d'un certain cachet 
d'archaïsme qu'adopte parfois la langue. 

Ce que j'ai dit plus haut de M. de Liliencron, qu'il se con- 
tentait d'exprimer sa personnalité, sans l'analyser en rien, j'aurais 
pu le répéter avec presque autant de vérité pour chacun des poètes 
qui se sont groupés autour de lui. Tous ces écrivains, en effet, 
n'ont guère eu qu'une pensée : se donner sans contrainte, le 
pms naturellement possible, mais sans descendre dans les 
coins obscurs de leur être, sans s'arrêter à approfondir les motifs 
de leurs sensations ou de leurs pensées, de leurs sentimens ou 
de leurs actes. Le conflit entre le cœur et l'esprit, qui inquiète 
tant d'âmes contemporaines, ils paraissent à peu près complè- 
tement ignorer même qu'il puisse exister. Cette ignorance con- 
tribue d'ailleurs à leur garder ces qualités d'exubérance et de 
fraîcheur qu'on ne peut refuser de leur reconnaître. Ils n'ont 
pas d'inquiétude, ils n'ont que des désirs; ils n'ont pas de re- 
grets, et ils connaissent le repos ; ils se trompent sur beau- 
coup de choses, mais ils ne doutent de rien, et ils ont de la vo- 
lonté. Leurs paroles sont des actes de leur vie, et non pas des 
commentaires sur les actes de leur vie. Si encombrée que reste 
inévitablement cette poésie de mots et de pensées de nos vieilles 
civilisations, on croirait y voir non pas seulement la poésie d'une 
nouvelle génération, qui vient de secouer un joug pesant et qui 
respire avec ivresse la liberté reconquise, mais y voir même la 
poésie d'un peuple jeune, naïf et sensuel, ardent et impétueux, 
à la fois capable d'accomplir des actes nobles et bons, ainsi que 
des actes de basse cruauté. Il va sans dire que je ne parle là que 
de l'impi-ession générale qui se dégage de l'ensemble de ces nou- 
velles uuivres, quelques contradictions que l'on puisse trouver ici 
ou là entre le détail et cette impression générale. 

C'est pour éviter de mêler aux noms que j'ai cités le nom 
d'un poète qui semble, au contraire des autres, aller d'instinct à 
l'analyse, que j'ai réservé jusqu'ici le nom de M. Richard 
Dehmel, l'un des plus curieux parmi les nouveaux poètes alle- 
mands, et dont les œuvres s'appellent Rédemptions, et Mais 
V amour! La poésie de M. Dehmel reste tout à fait individualiste. 
Je n'irai pas dire qu'en outre il y fasse très consciemment, scien- 
tifiquement, de la psychologie. M. Dehmel ne serait pas poète, 
s'il procédait ainsi. Or, il est certainement tout autant poète 
que les autres. C'est une sorte d'instinct qui le pousse à 
effeuiller la f^eur de son moi, à arracher du sol la tige où elle 

TOME cxxxv. — 1896. 21 



322 REVUE DES DEUX MONDES. 

avait poussé, pour en scruter minutieusement la racine. Pas plus 
que personne il n'explique le miracle qui les fait dépendre l'une 
de l'autre, mais il veut tout voir, et il cherche à tout dire. Il le 
fait sans ordre, mais il le fait sans cesse, au hasard de l'impres- 
sion subie, avec des images et des mots qui sont parfois un peu 
déroutans, parce quils sont tantôt très élémentaires et tantôt 
très profonds. Aussi ses poèmes y contractent-ils vite un air en 
quelque sorte maladif. Par sa recherche, souvent naïve, de la mi- 
nutie, des dessous mystérieux, et aussi par l'enchevêtrement de 
pensée qui en résulte, eu même temps que par le frisson qui se 
dégage de quelques-uns de ses poèmes, M. Dehmel rappelle 
quelquefois Paul Verlaine, dont il a d'ailleurs excellemment tra- 
duit en allemand plusieurs œuvres. 

M. Dehmel fera-t-il école? et, une fois passés les premiers mo- 
mens d'éblouissement qu'eut la nouvelle jeune Allemagne à sentir 
germer en elle comme un renouveau de lyrisme, verra-t-on les 
poètes aller vers ce que j'appellerai la poésie psychologique, où 
semblerait le plus les appeler la tendance dominante de notre 
époque? je ne sais. Mais il était utile de faire remarquer que déjà 
au moins un poète vient de faire réentendre cette note en Alle- 
magne, quoiqu'elle reste encore un peu isolée dans le nouveau 
concert des poètes^ et qu'elle y soit donnée seulement par à-coups, 
et d'une voix un peu rude, mais dont les éclats savent cependant 
parfois s'adoucir en une harmonie des plus pénétrantes. 

IV. — LA POÉSIE SYMBOLISTE 

Si, dans la poésie individualiste, l'influence du réalisme, 
quoique singulièrement atténuée et transformée, était souvent 
encore assez manifeste, elle cesse complètement de l'être chez 
un groupe de poètes encore plus nouveaux, et qui essaient au- 
jourd'hui en Allemagne de mettre en honneur à peu près ce que 
nous avons appelé en France le .symbolisme. J'ai déjà fait re- 
marquer il y a quelques années les ressemblances profondes qui 
existaient, pour quelques-uns des principes essentiels, entre notre 
mouvement symboliste et l'école romantique allemande. C'est donc 
à une sorte de retour vers l'une des formes de leur passé litté- 
raire, plutôt qu'à une véritable innovation, que nous convient 
aussi ces nouveaux ]»oètes. En faisant cette remarque, je ne pré- 
tends pas les rabaisser ; puisque aussi bien il y a des siècles et 
des siècles qu'a été parcouru et reconnu dans toute son étendue le 
domaine où peut se mouvoir tout art littéraire, et que chaque gé- 
nération ne fait que reprendre possession de telle ou telle partie 
de ce domaine, pour le cultiver à sa manière, avec de petits 



LA POÉSIE i:n allema(.ne. 323 

cliangemens, — dont il n'y a pas tant lieu de s'enorgueillir, 
puisque les meilleurs se font presque toujours inconsciemment, et 
que l'on n'est même pas libre de ne pas les y apporter, — chan- 
gemens qui peuvent moditier un peu l'aspect des produits, mais 
qui ne sauraient beaucoup en changer l'intime nature. La diffé- 
rence la plus considérable que l'on puisse remarquer entre notre 
temps et le passé, ce serait surtout la rapidité plus grande avec 
laquelle les générations littéraires se succèdent et se mêlent 
aujourd'hui les unes aux autres. Et c'en est une preuve, parmi 
d'autres, que de voir le renouveau littéraire allemand après avoir 
commencé il y a une quinzaine d'années par un appel au réalisme 
le plus cru et le plus élémentaire, en être arrivé déjà à des essais, 
peu nombreux encore, mais caractéristiques, d'art anti-réaliste au 
suprême degré. 

Si le choix des noms de poètes à donner comme exemples 
a pu m'ofîrir parfois quelques difficultés pour les groupes dont 
je viens de parler, l'embarras devient ici encore bien plus réel, 
quoique le nombre des écrivains entre qui il faut choisir soit 
beaucoup moins grand ; mais ces tentatives symbolistes étant plus 
récentes, le temps n'a pas encore pu y opérer le tassement qu'il 
a déjà fait un peu par ailleurs. Je restreindrai donc mes exemples 
à ce qui me sera strictement nécessaire pour montrer les deux 
principales nuances, contradictoires l'une à l'autre, que j'ai ob- 
servées dans cette nouvelle ])oésie symboliste. 

Comme le fait d'ordinaire toute réaction, le symbolisme alle- 
mand commença, lui aussi, par aller à l'extrême dans son opposi- 
tion au réalisme. Celui-ci ne voulait connaître que des objets et 
des faits : les poètes qui se révoltaient contre lui déclarèrent 
que rien ne comptait plus hors la fantaisie, ou plutôt hors le fan- 
tastique. Par exemple, M. Paul Scheerbart, dans un poème publié 
il y a deux ans au Moderne Almanach des Muses, écrit les strophes 
suivantes : « Laissez la terre, quittez la terre! Laissez-la gésir, 
et qu'elle pourrisse I Au-dessus de prairies de velours noir, 
planent de beaux anges empourprés, et leurs boucles d'or écar- 
late luisent, dans le ciel vert de mon univers. Laissez la terre, 
quittez la terre ! Laissez-la dormir, et qu'elle pourrisse ! Sur de 
blanches coupoles d'ambre, voltigent de bleues tourterelles; 
leu.s ailes de saphir scintillent, dans le ciel vert de mon univers. 
Laissez la terre, quittez la terre! Laissez-la, laissez-la, et qu'elle 
pourrisse! Sur des eaux d'or tout écumantes, jouent de tendres 
poissons d'argent ; et leurs longues nageoires tremblent, dans le 
ciel vert de mon univers. Haine à la terre ! Haine à la terre ! » 

L'auteur de ces vers ne s'en est sans doute jamais aperçu que 
tout ce qu'il peut imaginer, pour se créer un monde en dehors 



324 REVUE DES DEUX MONDES. 

de cette terre qu'il voue à notre haine ne peut qu'être malgré 
tout emprunté aux élémens que lui fournit cette même terre. Et 
il n'est pas prouvé que si M. Scheerbart pouvait vivre dans « son 
univers », qui somme toute ne diffère guère du nôtre que par le 
bouleversement des colorations, il ne finirait pas bientôt par s'en 
lasser, peut-être encore plus vite qu'il ne s'est lassé des couleurs 
et de la vie de notre pauvre petite terre. Mais j'adresse là au poète 
une critique trop facile; car il est évident que si nous ne pouvons 
imaginer de mondes vraiment nouveaux, nous pouvons tout au 
moins former des rêves constamment renouvelés sur lunivers, 
et il n'y a pas de raison pour que ces rêves ne soient pas du do- 
maine de l'art. Mais ils ne pourront en être précisément que dans 
la mesure où ils se rattacheront à la terre, à l'humanité, et où 
l'on sentira passer en eux le frisson humain dont ils sont l'expres- 
sion. Il faut qu'on y sente vibrer encore, directement ou par 
suggestion, le sentiment d'où ils sont nés, espoir, amour, foi, 
extase ou angoisse, soufîVance ou félicité : tout ce que Ion voudra, 
mais il faut que ce soit tout plongé dans de Ihumanité, et que 
cela en reste tout pénétré; sinon, ce [ne sera plus qu'un jeu 
puéril de mots et d'images, un vain kaléidoscope qui lassera vite 
l'attention. On ne saurait non plus tout faire accepter sous pré- 
texte de symbolisme ; car s il peut y avoir de très beaux symboles 
dont le sens ne se laisse saisir que lentement, il ne faut pas en 
conclure qu'il suffise qu'un poème soit incompréhensible pour 
être aussitôt élevé au rang de poème symbolique. C'est cepen- 
dant là un peu ce qu'ont semblé croire un trop grand nombre 
parmi les poètes qui se sont réclamés du symbolisme, aussi bien 
en Allemagne qu'en France. M. Scheerbart a publié deux volumes : 
le Paradis, et un Recueil de fables miraculeuses, qui ne me 
semblent pas appelés à d'autres destinées que de servir de pré- 
texte à des discussions entre théoriciens sur ces questions du 
symbolisme et du fantastique. 

« Haine à la terre! » disait M. Scheerbart. « terre, je t'aime! » 
dit au contraire M. Paul Remer, à la fin de son recueil de poèmes : 
Sous l'arc-en-ciel. Do même que M. Scheerbart, M. Remer se 
montre un adversaire déclaré du réalisme, et, lui aussi, il s'essaie 
à une poésie symbolique ; mais, loin de chercher à briser le lien 
qui unit la poésie à la vie, il voudrait au contraire le rendre plus 
fort: aussi choisit-il ses symboles plutôt dans la réalité que dans 
le rêve. Gomme la fait observer avec raison un critique allemand, 
« il a l'heureuse faculté de considérer la réalité comme si elle 
était un conte. » Ainsi, dans l'un de ses poèmes, il nous dépeint 
un pauvre vieillard infirme qui traverse la campagne un matin 
de printemps; un enfant s'avance à sa rencontre sur le chemin, 



LA POÉSIE EN ALLEMAGNE. 325 

et, l'ayant abordé, se met à causer avec lui de ses leçons pour 
l'école et des autres petites choses qui font sa vie; mais le 
vieillard ne l'écoute que d'un air indifférent et fatigué : « Ne me 
connais-tu donc pas? » interroge soudain l'enfant, levant un 
regard anxieux sur le vieillard, qui abaisse alors lentement vers 
lui ses yeux éteints, et secoue tristement la tête ; lenfant, alors, 
soupire, et puis s'éloigne ; et le vieillard, de nouveau seul, reprend 
sa marche mélancolique : « Pauvre vieillard, le printemps t'avait 
envoyé ta jeunesse, et tu ne l'as pas reconnue! » — Par cette 
simple phrase de la fin, le poète projette tout d'un coup une vive 
lumière sur tout ce qui précède, et éclaire d'un jour agrandi et 
transfiguré le gracieux tableau, emprunté à la vie courante, qu'il 
venait déjà de nous présenter avec assez d'art pour captiver notre 
attention. 

Les poèmes de MM. Scheerbart et Remer sont écrits en prose 
poétique. Un certain nombre des écrivains que j ai nommés ont 
aussi employé pour leurs poèmes la prose avec les vers, par 
exemple M. Bierbaum, dans ses Poèmes vécus, et aussi parfois 
MM. de Liliencron, Falke, Dehmel, etc. Cette observation nous 
amènerait à examiner comment les nouveaux poètes allemands 
jugent la question de la forme dans la poésie. Je n'entrerai cepen- 
dant là dans aucun détail, car les principes des métriques alle- 
mandes n'ayant rien de commun avec les principes de nos propres 
métriques, à cause de la différence fondamentale de constitution 
syllabique des mots dans les deux langues, il faudrait, pour être 
clair, commencer par examiner ces différences, et un tel examen 
ne rentre pas dans le cadre de cette étude. Je me contenterai donc 
de signaler d'une façon générale le courant qui porte les nou- 
veaux poètes à rejeter de plus en plus, en tout ce qui concerne 
la forme, les règles qu'acceptèrent leurs devanciers. La tâche leur 
est d'ailleurs facilitée par le fait que les plus grands poètes de 
l'Allemagne, les Goethe et les Heine, ont eux-mêmes quelquefois 
abandonné toute règle pour adopter le vers libre, et qu'ils ont fait 
de tout aussi belle poésie avec le vers libre qu'ils en avaient fait 
avec les rythmes grecs ou avec les vieilles formes allemandes. 
Beaucoup de jeunes poètes estiment qu'il est temps de libérer 
définitivement la poésie de toute forme conventionnelle, si motivées 
qu'aient pu être en leur temps les conventions qui s'étaient fait 
accepter par le plus grand nombre; et ils croient indiquer mieux, 
par le rejet de ces conventions, que la forme doit seulement être 
un moyen, et non pas un but. Aussi vont-ils facilement des 
anciennes formules rythmiques les plus rigides, et en passant par 
le vers libre, jusqu'à la prose poétique, quand ils en jugent 
utiles, et par là nécessaires, la souplesse et la fluidité. Ils sont 



326 REVUE DES DEUX MONDES. 

d'ailleurs convaincus que la forme, débarrassée de toute règle 
autre que le sens intime d'harmonie qui doit guider le poète, 
pourra devenir ainsi plus belle encore et plus vivante qu'elle ne 
l'a jamais été, parce qu'elle pourra se lier et se fondre plus com- 
plètement avec le sentiment même dont elle est chargée de donner 
l'impression, et qu' « elle acquerra ainsi la beauté de la vie, au 
lieu de se contenter de la beauté du marbre. » Quoi qu'il en soit, 
cette tendance à libérer la forme de toute entrave, à se débar- 
rasser de tout culte étroit pour « l'extériorité » dans la poésie, 
ne peut que confirmer ce que je disais plus haut, lorsque je 
constatais en général, dans la nouvelle poésie allemande, un 
retour à plus de vie intime, à une inspiration personnelle, à un 
don plus spontané de l'être tout entier. 

Cette étude, quoique déjà longue, l'eût été bien davantage si 
j'avais voulu faire entrer ici les noms de tous les nouveaux poètes 
qui se reconnaissent à eux-mêmes — et qui s'accordent même 
volontiers les uns aux autres — un talent digne d'être admiré de 
tous. M. Bierbaum dirige depuis quelques années, à Munich, la 
publication d'un Moderne Almanach des Muses, qui donne tous les 
ans l'hospitalité à bien des poètes dont je n'ai pu parler. M. Bier- 
baum y reçoit ces poètes un peu pêle-mêle; et l'accueil, pour y 
être facile, n'en devient vite que plus arbitraire. On pourra me 
faire le reproche opposé, et trouver que j'ai écarté, un peu arbi- 
trairement aussi, des noms que rien ne m'empêchait de consi- 
dérer comme tout aussi dignes d'être choisis en exemples que 
peuvent l'être ceux auxquels je me suis arrêté. Mais choisir c'est 
accepter de se restreindre ; et j'ai choisi le mieux que j'ai pu, sans 
autre préoccupation que de donner justement les exemples les 
plus typiques et les plus notables. 

Jean Thorel. 



LE ROMAN D'UNE INCONNUE 



PREMIERE PA.RTIE(1) 

MONTPELLIER 



Cher Monsieur, 

Tout étrange que vous paraisse la lettre que vous avez sous 
les yeux, lettre à laquelle je confie pour vous mes pensées les 
plus secrètes et mes sentimens les plus intimes, je vous adjure, au 
nonj de l'honneur, d'en cesser incontinent la lecture et de 
détruire à l'instant cette missive, si vous ne vous faites à vous- 
même le serment solennel de conserver, sur cet incident de votre 
vie, le secret le plus inviolable. 

Bien que je sache qu'un cœur de soldat trompe rarement, je 
croirais mal agir avec vous en vous cachant que je prends les 
plus grandes précautions et que je trace avec ma main gauche ces 
caractères que ma droite pourrait faire reconnaître. 

J'arrive au but réel de ma démarche et j'ose vous dire que je 
vous aime... 

Bien que je veuille garder le plus strict incognito, je ne veux 
pas vous laisser ignorer quel vif attachement, quel intérêt profond 
vous avez inspirés à une personne qui songe constamment à vous. 

(1) Les lettres que l'on va lire sont tombées entre nos mains par une suite de 
circonstances qu'il nous est interdit de préciser. Frappés de leur caractère d'authen- 
ticité, qui nous est d'ailleurs garanti, nous avons pensé devoir leur conserver toute 
leur saveur originale, et nous nous sommes contentés d'y supprimer ou d'y déguiser 
quelques noms propres. f 



328 REVUE DES DEUX MONDES. 

Vous voyez que j'ai peu d'exigences; je me contente du bonheur 
de vous voir et de penser à vous; peut-être ne vous entendrai-je 
jamais ; le secret de ce vif intérêt est mien; si je le puis, je vous 
le confierai plus tard. 

En attendant, si vous acceptez, avec mes affectueux sentimens, 
mon inaltérable dévouement, portez, pendant quelques jours, une 
rose à votre boutonnière ; j'ose vous demander ce signal pendant 
quelques jours dans la crainte que j'ai de ne pas vous rencontrer, 
soit dans un lieu, soit dans un autre. Dans tous les cas, portez 
de préférence cette fleur au théâtre, soit dimanche, mardi ou 
jeudi. 

Je compte sur votre prudente discrétion, et quand j'aurai vu 
votre signal, je m'expliquerai plus catégoriquement. 

A vous de cœur et d'âme. 

II 

Mon ami, la honte m'accable, après l'audacieuse et romanesque 
tentative que j'ai osée auprès de vous. Qu'avez- vous pensé? Avez- 
vous cru à une odieuse mystification? Avez- vous supposé ou 
attendu une mystérieuse et banale intrigue? Rien de tout cela n'a 
lieu, je vous aime le plus saintement du monde, et peut-être ne 
me connaîtrez-vous jamais ! 

En effet, que sais-je de vous ? Je ne sais que l'agrément de 
votre visage, dans l'expression duquel rayonnent les sentimens les 
plus naïfs et les plus honnêtes. Je sais encore que vous êtes jeune, 
et qu'à votre âge les sentimens changent avec une variété, une 
rapidité magiques. Il m'est facile de savoir votre âge, en faisant 
un petit calcul des plus simples : vous êtes capitaine d'état-major 
depuis un an, deux ans de lieutenance de cavalerie, deux ans 
d'infanterie, quatre ans d'école d'état-major et Saint-Cyr, récep- 
tion à 19 ou 20 ans. total 28 ou 29 ans. 

Malgré tous mes doutes, malgré toutes mes défiances, malgré 
mes légitimes appréhensions, je ne renonce pas au bonheur d'être 
quelque chose dans votre vie, à laquelle je m'associe plus que vous 
ne le croyez. 

L'imagination, ce merveilleux et puissant auxiliaire, me trans- 
porte comme le tapis des Mille-et-unc nuits et me conduit où je 
veux. 

Je vais, qu'il vous plaise ou non, m'asseoir à votre foyer, je 
vous suis partout en me mêlant intimement à votre vie (toujours 
en imagination). 

Je ne vous dis que cela aujourd'hui, je tiens à vous prouver 
matériellement que je pense à vous. Réfléchissez mûrement atout 



LE ROMAN d'une INCONNUE. 329 

ce que je vous dis ; si vous acceptez mon affection, portez mardi 
et jeudi, au tliéâtre, cette rose qui ne doit avoir une signification 
que pour nous seuls (n'est-ce pas presque un contrat?). J'insiste 
sur ce détail qui peut vous paraître puéril, par la crainte que j'ai 
de ne pas vous rencontrer porteur de ce symbole. 

Tenez-vous donc, cher bon, à la sortie du théâtre; n'est-ce pas 
là que je jouirai du plus grand des bonheurs de ma journée, 
celui de vous voir ? Ma manière d'écrire me fatigue tellement que 
je ne puis aujourd'hui vous rien dire qu'un rien, mais ce rien, 
c'est : Je vous aime. 

Bien à vous, de toute mon âme... 

Réfléchissez et répondez, nous verrons après. 

Que j'aimerais à ne pouvoir douter de votre discrétion ! 

III 

Cher, bien qu'il soit peu de mes pensées auxquelles vous soyez 
étranger, mon intention n'est pas de vous en accabler chaque jour; 
et je ne prendrais pas aujourd'hui la liberté de vous importuner, 
si je n^avais à vous prier de vouloir bien m'excuser de ce que je 
n'ai pu jusqu'à ce jour m'assurer, parmoi-même, si vous portiez 
ou non le signe convenu : certaines exigences, le mauvais temps, 
enfin mille petites causes qui amènent de grands effets. Si je 
n'avais obéi qu'à mes sentimens, les choses se fussent passées 
autrement : les devoirs, mon ami, ne sont pas des sentimens ; 
faire ce qu'on doit n'est pas faire ce qui plaît. Dans tous les cas, 
soyez assuré que je vous aime pour vous et non pour moi. Votre 
bonheur futur est le rêve que j'accueille avec le plus de faveur, et 
que je caresse incessamment. Je mets à vos pieds toutes les fleurs 
de mon âme, une foi entière, un dévouement absolu, une affec- 
tion sans bornes. Toutes ces richesses d'un cœur aimant et vrai, 
je vous les offre ; elles servent à aimer et ne font pas qu'on soit 
aimé. 

D'où viennent, me direz-vous, ce puissant intérêt, cette com- 
plète abnégation? Je ne saurais analyser subtilement tous ces 
divers sentimens ; j'ai trouvé votre front chargé de pensées, 
d'ennuis et de soucis. A côté de ces signes précurseurs d'une vie 
attristée, j'ai admiré dans vos yeux et dans votre bouche l'expres- 
sion de la bonté et de la naïveté la plus charmante. Je ne me suis 
laissée aller qu'à l'admiration que me causait une belle physiono- 
mie. Vous le voyez, tout est immatériel dans mon affection pour 
vous. 

Conservez pour vous, je vous en conjure, le secret de cette 
affection, cachez en un coin de vQtre âme cette lleur de tendresse 



330 REVUE DES DEUX MONDES. 

immense que déflorerait un regard profane. Je lie solennellement 
ma vie à la vôtre, vos destinées aux miennes. 

Etes-vous ambitieux dans la louable acception du mot? Je vous 
servirai ; mais de grâce, soyez discret, et si vous consentez à 
accepter mon afTection, portez encore le signe convenu. Ne vous 
lassez pas trop vite d'être patient, car ce serait jouer de malheur, 
si je ne vous voyais jeudi ou vendredi : jeudi à l'Esplanade ou au 
théâtre, vendredi où il plaira à Dieu. 

Croyez en moi, et soyez bien assuré que, si j'étais au courant 
de vos habitudes, du lieu de votre habitation, je pourrais me 
trouver sur votre passage, sans vous donner la préoccupation que 
je A^ous donne avec mon signal. Peut-être vous prierai-je de 
m'écrire, je verrai ; avant tout, il faut que je sois assurée de votre 
discrétion sur laquelle je crois devoir compter si vous avez lu mes 
lettres, car c'était un engagement que vous preniez vis-à-vis de 
vous-même. 

Au revoir. A vous toutes mes tendresses. 

A vous et bien à vous. 

(Conservez mes lettres, je vous les réclamerai un jour.) 

IV 

Mon ami ou plutôt mon aimé, ici s'achève le beau rêve par 
moi caressé avec tant d'amour, ici se termine notre pauvre roman, 
auquel je ne puis donner une autre conclusion... 

En vous écrivant tout d'abord, j'ai cédé à d'irrésistibles sym- 
pathies; en me jetant à votre face avec la plus audacieuse témé- 
rité, que vous ai-je donné à penser ? Quelles anières réflexions ne 
sont pas venues m'assaillir depuis ! 

Si je ne relevais que de moi-même, si je ne devais à aucun des 
miens compte du nom que je porte, je n'hésiterais pas une mi- 
nute à me faire connaître de vous et à vous confier ce que je 
regarde comme le plus cher au monde, je veux parler de l'honneur. 
Il est vrai que le monde nous donne peu, et il est convenu que 
nous lui devons beaucoup. 

Enfin, mon ami, dans quelques semaines, je quitte, par suite 
de circonstances imprévues et indépendantes de ma volonté, le 
séjour de Montpellier pour celui de Paris, où j'ai mes relations 
de société, de parenté et d'amitié. J'y séjournerai deux mois pour 
revenir à Montpellier, que je quitterai ensuite d'une manière défi- 
nitive au bout de quelques semaines. Devant toutes ces considé- 
rations j'ai jugé qu'il était à peu près inutile pour vous et pour 
moi que nous nous connaissions. 

Seulement, mon ami, je ne veux pas que vous ignoriez que 



LE ROMAN d'une INCONNUE. 331 

VOUS avez de par le monde une personne qui vous aime de toute 
son àme, qui vous aime pour vous, et non pour elle et qui pour 
vous est prête à tous les dévouemens. Vous pouvez me croire; 
qui pourrait me forcer à mentir? Je vous remercie d'avoir porté 
mon signal; je vous dois à ce sujet les plus fraîches, les plus 
douces émotions que l'on puisse ressentir. 

En vous quittant, je ne le fais pas d'une manière définitive, je 
vous adresserai comme suprême adieu quelques lignes où je vous 
ferai part des remarques que m'ont suggérées ma science et mon 
expérience de la vie ; bien que je n'aie pas vécu un plus grand 
nombre d'années que vous, je les ai vécues doublement. Et puis, 
cher aimé, j'ai tant songé à vous, la nuit et le jour, que je crois 
vous connaître : vous me faites TefTet d'un homme enfant. Vou- 
drez-vous mes conseils? Daignerez- vous les accepter? Je vous les 
donne de si bon cœur ! 

Si vous voulez les accepter, adressez à Montpellier, poste res- 
tante, une lettre avec la suscription suivante : 

« J. C. H. poste restante, Montpellier. » 

Ne mettez sur la suscription ni Monsieur ni Madame, car je 
ne sais si ce seront une femme ou un homme de confiance (qui 
du reste n'y entendront pas malice) qui iront retirer votre lettre. 

Si vous voulez répondre à mon désir, dites-moi, mon ami, 
quelques mots sur vous, tout ce qui vous touche m'intéresse 
vivement; dites-moi ce que vous avez pensé de ma démarche. 
Parlez-moi de votre discrétion, du lieu de votre demeure, de vos 
occupations, etc. Si vous voulez répondre, faites-le tout de suite. 
A vous toutes mes pensées, toute mon âme et tout mon cœur. 

A vous, bien à vous. A bientôt.] 



Cher aimé, je vous l'ai dit : je vous aime et ne m'en veux 
point dédire. Ne vous ai-je pas dit aussi que vous ne me verriez 
sans doute jamais? Je n'ai point voulu vous tromper, ni encou- 
rager en vous une espérance qui serait infailliblement déçue. Je 
ne vous ai menti qu'une fois (je vous en fais l'humble aveu), c'est 
le jour où, voulant prolonger un égoïste plaisir, je vous écrivis 
que 'je n'avais point encore vu de roses à votre boutonnière. 
J'avais un double but : tromper votre clairvoyance, car j'avais 
vu ce signal dès le premier jour; et puis je voulais jouir encore 
de ces douces et suaves sensations, que je devais à votre présence 
ainsi qu'au tacite aveu qu'elle semblait ratifier. 

Mon crime est avoué, mon ami, me le pardonnez-vous? 
J'arrive maintenant à votre lettre, que je lis et relis, depuis ce 



332 REVUE DES DEUX MONDES. 

matin ; elle m'attriste vivement, puisqu'elle m'avertit que mes 
pauvres missives ont troublé votre repos. Je ne voulais point me 
faire aimer de vous ; en lisant sur votre visage une mélancolique 
tristesse que pouvait causer l'isolement, j'ai senti naître en moi 
un puissant intérêt, auquel a succédé un sentiment plus tendre, 
plus absolu, plus involontaire... En vous écrivant, j'ai voulu 
vous donner du courage, plus d'assurance; enfin j'ai voulu vous 
faire voir que vous ne sauriez être indifférent à qui saurait vous 
voir. N'avez-vous pas la vraie beauté; celle qui vient d'une belle 
et bonne âme? Je vous aime d'une manière immatérielle, aimez- 
moi de même. Maintenant, si vous voulez, pour ne point trop 
aiguillonner votre curiosité, supposez que les années ont fait plus 
qu'eflleurer mon front, supposez encore que la plus disgracieuse 
laideur est mon partage. Que vous importe l'enveloppe que vous 
ne devez pas connaître, si 1 âme que vous connaîtrez est bonne? 

Sortons de ces suppositions et arrivons à des choses plus im- 
portantes : votre genre de vie ne me satisfait pas pour vous, chère 
âme, la matière y a une trop grande part. Pour un ambitieux, 
et surtout pour un futur général, je voudrais une vie mieux rem- 
plie. Je crains pour vous certains contacts, certains milieux. Je 
dois vous dire que je sais depuis samedi soir, à 7 heures et demie, 
que vous êtes de Paris ou des environs ; la certitude de vous ren- 
contrer à l'Esplanade m'a fait m'y promener et vous suivre. Votre 
accent ne m'a point été étranger; comme vous, j'ai presque tou- 
jours vécu à Paris; grande a donc été ma joie en entendant votre 
voix qui m'a produit l'effet de la plus suave musique; un ami 
vous a malheureusement entraîné au Cercle de la Loge ; je vous 
y laisse, et j'arrive au but réel de ma lettre. 

Je vous ai promis, cher, mes conseils ; je vous livre au monde 
et je veux vous y accompagner en pensée. Ceux qui ont beaucoup 
souffert ont beaucoup vécu ; ne croyez pas que les âmes solitaires 
ne sachent rien du monde, elles le jugent. J'ai le cœur aveugle, 
mais l'esprit clairvoyant. Je vous voudrais parfait, ce n'est pour- 
tant pas moi qui aurai le bénéfice de toutes ces perfections. Avant 
tout, cher ami, ne jouez pas, dans quelque salon que ce puisse 
être; je n'excepte celui de personne. Je vous ai trouvé un meilleur 
usage du temps que vous dissiperiez au jeu ; vous verrez par ce 
que je vous dirai ensuite, que, là où les autres doivent perdre tôt 
ou tard, vous gagnerez toujours. Si vous saviez avec quelles 
anxiétés je vous suivrai dans votre route; quelles joies si vous 
allez droit, quels pleurs si vous vous heurtez à des angles! Croyez- 
moi, mon affection est sans égale; elle est à la fois involon- 
taire et choisie. Ah! je voudrais vous voir heureux, puissant et 
considéré, vous qui serez pour moi comme un rêve animé ! 



LE R03IAN I) r.NE liNCONiNUE. 333 

Surtout, mon ami, ne soyez ni confiant, ni banal, ni trop em- 
pressé, trois écueils ! La trop grande confiance diminue le respect, 
la banalité nous vaut le mépris, le zèle nous rend excellens à 
exploiter. Et, d'abord, cher bon, vous n'avez pas plus de deux ou 
trois amis dans le cours de votre existence, votre confiance est 
leur bien; la donner à plusieurs, n'est-ce pas les trahir? Si vous 
vous liez avec quelques hommes plus intimement qu'avec 
d'autres, soyez donc discret sur vous-même, soyez toujours réservé 
comme si vous deviez les avoir un jour pour compétiteurs, pour 
adversaires ou pour ennemis; les hasards de la vie le voudront 
ainsi. Quant à la banalité, si elle fait dire de vous par quelque 
niais que vous êtes un homme charmant, les hommes habitués à 
sonder, à évaluer les capacités humaines, découvriront votre tare, 
et vous serez promptement déconsidéré, car la banalité est la 
ressource des gens faibles; on les opprime; et cette société plus 
marâtre que mère adore les enfans qui flattent sa vanité. Quant 
au zèle, cette première et sublime erreur de la jeunesse, qui trouve 
un contentement réel à déployer ses forces et commence ainsi à 
être la dupe d'elle-même avant d'être celle d'autrui, gardez-le 
pour vos sentimens partagés et pour Dieu ! N'apportez pas au bazar 
du monde des tr(''Sors en échange desquels il vous rendra de la 
verroterie . 

Une des règles les plus importantes de la science de la vie 
est un silence presque absolu sur vous-même. Donnez- vous la 
comédie, quelque jour, de parler de vous-même à des gens de 
simple connaissance ; entretenez-les de vos souff'rances, de vos 
plaisirs, de vos affaires ; vous verrez l'indifférence succédant à l'in- 
térêt joué ; puis l'ennui ; si la maîtresse du logis ne vous inter- 
rompt poliment, chacun s'éloignera sous des prétextes habilement 
choisis. Mais voulez-vous grouper autour de vous toutes les sym- 
pathies, passer pour un homme aimable, spirituel, d'un com- 
merce sûr.'' Entretenez-les d'eux-mêmes, cherchez un moyen de 
les mettre en scène, même en soulevant des questions en appa- 
rence inconciliables avec les individus, les fronts s'animeront, les 
bouches vous souriront, et quand vous serez parti chacun fera 
votre éloge. Votre conscience et la voix du cœur vous diront la 
limite où commence la lâcheté des flatteries, où finit la grâce de 
la conversation. N'ayez pas le travers de la jeunesse, celui de juger 
trop vite et trop sévèrement. Vos arrêts seraient des censures qui 
blesseraient beaucoup de personnes autour de vous, et ces bles- 
sures sont de celles que l'on ne pardonne pas. 

J'arrive à la question grave, à votre conduite auprès des 
femmes. Dans les salons où vous irez, ayez pour principe de ne 
pas vous prodiguer en vous livrant au manège de la coquetterie. 



334 REVUE DES DEUX MONDES. 

Pour avoir du succès, il ne faut s'occuper que d'une morne per- 
sonne dans la soirée, et surtout s'attacher à celles qui paraissent 
négligées. La plupart des jeunes gens perdent leur plus précieuse 
fortune, le temps nécessaire pour se créer des relations qui sont 
la moitié de la vie sociale; comme ils plaisent par eux-mêmes, 
ils ont peu de chose à faire pour qu'on s'attache à leurs intérêts ; mais 
ce printemps rapide s'avance déjà pour vous, sachez le bien em- 
ployer. Cultivez donc les femmes influentes, les femmes influentes 
sont les vieilles femmes ; elles vous apprendront les chemins de tra- 
verse qui peuvent mener rapidement au but. Elles seront à vous de 
cœur; la protection est leur dernier amour, quand elles ne sont pas 
dévotes; elles vous serviront merveilleusement, elles vous prô- 
neront merveilleusement et vous rendront désirable. Fuyez les 
jeunes femmes! Ne croyez pas qu'il y ait le moindre intérêt per- 
sonnel dans ce que je vous dis ! La femme d'un certain âge fera tout 
pour vous, la jeune rien; celle-ci veut toute votre vie, l'autre ne 
vous demandera qu'un moment, une attention. Raillez les jeunes 
femmes, prenez d'elles tout en plaisanterie, elles sont incapables 
d'avoir une pensée sérieuse. Les jeunes femmes, mon ami, sont 
égoïstes, petites, sans amitié vraie, elles n'aiment qu'elles, elles 
vous sacrifieraient à un succès. D'ailleurs toutes veulent du dé- 
vouement, et votre situation exigera qu'on en ait pour vous, deux 
prétentions inconciliables. Aucune d'elles n'aura lentente de vos 
intérêts; toutes penseront à elles et non à vous; toutes vous nui- 
ront plus par leur vanité quelles ne vous serviront par leur 
attachement; elles vous dévoreront sans scrupule votre temps, 
vous feront manquer votre fortune, vous détruiront de la meil- 
leure grâce du monde. Si vous vous plaignez, la plus sotte d'entre 
elles vous prouvera que son gant vaut le monde, que rien n'est 
plus glorieux que de la servir. Toutes vous diront qu'elles don- 
nent le bonheur, et vous feront oublier vos belles destinées. 

Les moins rusées des femmes ont des pièges iniînis; la plus im- 
bécile triomphe par le peu de défiance qu'elle excite ; la moins dan- 
gereuse serait une femme galante qui vous aimeraitsans savoir pour- 
quoi, qui vous quitterait sans motif, et vous reprendrait par vanité. 

La personne que vous aimerez ne devra jamais penser à elle, 
mais à vous; elle ne vous disputera rien, elle n'entendra jamais 
ses propres intérêts, elle flairera un danger où vous n'en verrez 
point et elle oubliera le sien propre. Oui, je vous porte une affec- 
tion dont l'étendue ne vous sera jamais connue; mon cœur est 
si creusé par le sentiment dont vous l'avez rempli que vous n'en 
trouverez jamais le fond. Vous ne saurez jusqu'où peut aller mon 
dévouement, et vous ne devez pas me suspecter dans les conseils 
que je vous ai donnés pour bien mener votre vie. 



LE ROMAN d'une INCONNUE. 335 

Je VOUS veux une brillante fortune et pouvoir me dire que 
j'ai contribué mieux que par le désir à votre i,nandeur. Cette co- 
opération est le seul plaisir que je puisse me permettre. Nous 
sommes séparés, vous ne pouvez avoir ma main dans la vôtre; 
mais vous devez bien avoir entrevu quelle place vous occupez 
dans mon cœur. Maintenant qu'à notre satisfaction mutuelle j'ai 
fini mon prêche et toute ma belle morale, je reviens aux termes 
de votre lettre, que je relis incessamment et qui me préoccupent 
sans cesse. Je ne puis vous voir, mon ami, je ne puis que vous 
écrire. Sachez que vous n'êtes ni seul, ni abandonné, songez que 
je vous aime et que je vis de votre vie. Je vous promets que vous 
me connaîtrez quand je quitterai Montpellier d'une manière défi- 
nitive, ce qui sera plus rapproché que nous ne le pensons. 

En attendant, vous ferez sans doute un de ces jours la connais- 
sance d'un jeune docteur de mes amis, bonne et douce plante du Nord 
égarée dans ce pays par la fatalité d'une mauvaise santé et retenue ici 
parsa mauvaise étoile qui lui a fait épouser une des riches héritières 
de ce pays. Vous devez le voir au théâtre dans une des loges de 
seconde , près du milieu , il est avec deux j eunes femmes dont l'une est 
la sienne et l'autre sa belle-sœur, qui a épousé le fils d'un médecin 
de Paris. Mon ami est blond, il fait contraste avec son beau-frère 
qui est noir comme un mulâtre. Il doit faire un voyage (il a, 
comme vous et moi, l'humeur voyageuse); il me disait dernière- 
ment que dans son voyage il avait à voir quelques officiers 
d'état- major de ses amis, dont il ne savait pas au juste l'adresse. 
Je lui suggérai l'idée de s'adresser à vous, de vous demander ce 
service. Recevez-le bien, c'est un homme d'esprit et de cœur. Je 
ne le crois pas heureux, faites avec lui l'apprentissage de mes le- 
çons. Je crois que sa nature douce, calme, poétique s'est mal as- 
sociée avec la nature méridionale et pétulante de sa femme. Il 
souffre, mais se tait. Il ignore mes sentimens pour vous, je trou- 
verai le moyen de l'interroger adroitement sur vous. Je vous 
espionne, mon pauvre ami, c'est mal. Ecrivez-moi aux mêmes 
initiales J. G. H. Je suis au lit assez malade; je vous ai pourtant 
écrit une longue lettre dont je vous prie d'excuser la mauvaise 
écriture, vu la position que j'occupe. Le style trouvera, je l'espère, 
grâce à vos yeux. J'enverrai bientôt chercher votre lettre, écrivez-la 
de suite et dites-moi toutes vos pensées. Bien qu'à l'exemple de 
cette reine qui aimait tant Calais qu'elle disait qu'on n'aurait qu'à 
ouvrir son cœur pour y trouver son nom gravé, je puisse dire que 
votre physionomie est incrustée dans mon cœur, par chacun de 
ses battemens, cela ne suffit pas, envoyez-moi votre image. Que 
j'aie quelque chose de vous! A propos de mon ami, je vous con- 
seillerai de ne jamais vous marier ici, si riche que soit une femme. 



336 REVUE DES DEUX MONDES. 

Je n'en puis plus; je vous quitte en vous disant le nom des 
personnes auprès desquelles je puis vous être utile par mes rela- 
tions intimes ou ma parenté. 

Je fais une simple énumération : le prince Napoléon, le prince 
Lucien, le maréchal Forey, Canrobert, le général de Goyon, le 
baron de Lajas, chambellan de l'empereur; j'omettais le maré- 
chal Vaillant, Persigny, d Ornano, les sommités scientifiques et 
quelques bonnes amies. 

Adieu, je vous aime. 

Je vous ai écrit cette lettre tout d'une haleine, aussi n'en 
puis-je plus. 

Ecrivez de suite, surtout cachetez vos lettres. A vous de 
cœur et d'âme. 

Quand vous reverrai-je? Je suis condamnée à la réclusion la 
plus absolue. 

VI 

Monsieur, vous savez que dans tous les pays, et en France 
surtout, le ridicule tue tout ce qu'il frappe; vous avez rendu mon 
personnage si odieusement ridicule à mes propres yeux, que vous 
comprenez aisément que je n'ose jamais paraître aux vôtres. Enfin, 
sur la foi des traités, vous imaginant avoir dans votre acquis tout 
un arsenal d'épigrammes, vous vous êtes décidé à me les lancer 
au visage. Si ce n'était quelques vagues sympathies qui me res- 
tent pour vous, je ne prendrais pas la peine de vous dire que je 
déplore amèrement chez vous cette tournure de l'esprit, qui est 
celle de ceux qui en manquent. 

Peut-être vous êtes-vous imaginé que ce genre sarcastique 
seyait à votre physionomie, et peut-être alors avez-vous voulu 
mettre votre esprit en harmonie avec votre visage? Cette idée, 
aussi neuve qu'originale, me sourit assez, mais vous me per- 
mettrez de vous dire que vos yeux et votre bouche ont de la 
bonhomie mais pas de finesse. Enfin, deux fois vous m'écrivez et 
deux fois vous trouvez le moyen d'être avec moi le plus imper- 
tinent du monde. Après la galante exposition de vos bonnes 
fortunes, après une dissertation sur le caractère des femmes, 
l'énumération de vos vertus civiles et militaires, vous me 
traitez à peu près comme une Manon de carrefour. Vous y 
allez cavalièrement, et, pour mener ainsi la chose à bonne 
fin, vous daignez me prévenir que vous serez à cheval le len- 
demain. Là n'est vraiment pas votre élément : à cheval vous 
êtes défectueux, vous avez de trop en jambes ce qui vous manque 
en buste. 



LE ROMAN d'une INCOMXUE. 337 

J'arrive au véritable but de ma lettre, c'est de vous dire que 
l'amour naît de tout et qu'il meurt de rien . Je vous ai aimé parce que 
je vous ai supposé le tact de l'esprit et celui du cœur, j'en regrette 
l'absence, et je suis heureuse de voir que je n'ai rien perdu ni rien 
compromis mal à propos. Je ne vous en veux pas d'une fran- 
chise toute militaire. Je vous montrerai d'ici à quelques mois 
comment une femme d'esprit se venge. Seulement, comme je 
suis loyale, je puis vous affirmer qu'il ne vous arrivera rien de 
désagréable. Nous n'étions pas faits pour nous entendre; nous 
aurions eu trop d'esprit à nous deux ; nous nous appareillerons 
ailleurs. Je ne suis vraiment pas laide, je n'ai qu un orgueil, 
c'est celui de ma main, et il faut que ce soit bien vrai, puisque 
j'en conviens aussi franchement. Du reste, consolez-vous: vous 
faites une médiocre perte, je suis patraque, nerveuse, très ro- 
manesque et fort capricieuse. Tout bien pesé, je n'étais pas votre 
fait : il doit vous falloir quelque bonne courtisane, ou quelque 
jolie fille de magasin au frais minois, qui sera enchantée d'être 
remarquée par un homme tout doré. Mon incognito cessait dans 
six semaines; mais adieu tous les rêves! Pardonnez-moi seule- 
ment d'être venue sottement me jeter dans votre vie, oubliez-moi, 
ce qui sera facile. Soyez discret et brûlez mes lettres. Envoyez- 
moi de suite un adieu et un pardon. 

VII 

Monsieur, ma surprise a égalé ma joie; j'ai vu avec plaisir 
que la matière n'avait pas tout absorbé chez vous, et qu'aux grâces 
irrésistibles de cette dernière vous joignez les grâces de l'esprit le 
plus attique. Malheureusement vous avez plus d'esprit que de 
cœur, et surtout de cet esprit acerbe qui flétrit et dessèche tout ce 
qu'il touche ; vous n'êtes donc pas mon fait. Il m'est après tout in- 
finiment plus agréable de passer à vos yeux pour votre bisaïeule, 
que pour quelque chose de pire. 

Vous m'en voulez de mon long factum; pardonnez-le-moi, 
il m'a aidé à passer une nuit que l'insomnie rendait insupportable. 
Tout votre esprit ne vous a pas rendu très perspicace; qui vous a 
dit que je n'ai point tenté une épreuve? Et puis ne faut-il pas 
vous pardonner quelques petits caprices? Ce jour-là, le vent était 
chez moi à la morale et à la sentimentalité ; le jour suivant m'au- 
rait peut-être trouvée dans une disposition d'esprit diamétrale- 
ment opposée. Vous savez du reste que la femme est un bien in- 
supportable animal. Tout est donc fini entre nous, je vous dis 
adieu. Ne m'en veuillez pas du mystère dont je me suis en- 
tourée, l'incognito eût cessé à Paris. Je ne suis pas une impo- 
TOME cxxxv. — 1896. 22 



338 REVUE DES DEUX MONDES. 

santé douairière, je n'ai pas la trentaine, quelque éclat, de jolis 
yeux, de petites mains et un fort petit pied. Adieu donc, et mille 
prospérités. Je serai enchantée que vous me donniez encore 
signe de vie dans un adieu que j'attends. 

VIII 

Cher monsieur, je n'avais pas besoin de votre lettre si noble, 
si digne et si calme pour rentrer en moi-même ; mes malencon- 
treuses missives étaient à peine sorties de mes mains, que j'eusse 
donné je ne sais quoi pour être libre d'avoir à les envoyer encore. Je 
m'humilie devant vous et je vous prie de tout mon cœur de me 
pardonner, et d'oublier ce que mes expressions ont pu contenir 
d'impropre et de malsonnant. S'il y a eu quelque chose de blessant 
pour vous, soyez assez généreux pour n'en conserver aucun 
mauvais souvenir. Je m'humilie donc devant vous, et je trouve 
plus de vraie grandeur dans mon humilité qu'en me drapant im- 
pitoyablement dans mon orgueil. Que voulez-vous? Je tiens de 
ma mère un sang allié à toutes les grandes familles d'Espagne. 
Voilà une première excuse que j'invoque pour plaider puissam- 
ment ma cause à vos yeux et pour vous aider à une complète in- 
dulgence. J'ai bien d'autres motifs à vous alléguer : mon état 
maladif, ma surexcitation nerveuse, l'inquiétude immense que 
me causait l'attente de votre réponse, la désillusion qu'elle m'a 
apportée, l'indifférence, la sécheresse de cœur que j'ai dû attri- 
buer à votre ton persifleur, devant une nuit consacrée à vous 
étaler les trésors amassés pour vous en mon cœur. Peut-être l'ai-je 
fait trop orgueilleusement, je suis punie de ma faute; j'avais tant 
à cœur de vous plaire: j'espérais y parvenir en vous prouvant 
combien je m'occupais de vous. En essayant de vous montrer que 
j'avais de l'intelligence, de l'instruction, je ne suis peut-être 
arrivée à vous apparaître que sous le grotesque et repoussant 
aspect d'une pédante ou d'un bas-bleu. J'ai pourtant mordu au 
fruit de l'arbre amer de la science. Ne frémissez pas trop, je 
cache ce secret avec le même mystère qu'une honte ou qu'une plaie 
secrète. Ecoutez ma confidence entière, elle est ignorée de tous et 
elle est pour vous le sûr garant de ma loyale et sympathique 
estime. (Je tiens essentiellement à vous prouver que je n'ai pour 
vous ni haine, ni indifférence.) Privée jeune de ma mère, élevée 
par un père qui m'idolâtrait et qui contrairement à l'opinion 
générale accordait aux femmes une intelligence au moins égale à 
celle de son sexe, j'ai dû étudier comme un futur lauréat et déve- 
lopper toutes les dispositions qui paraissaient devoir un jour me 
rendre le parti le plus désirable. 



I 



LK ROMAN d'une INCONME. 339 

Si j'ai trouvé de grandes joies dans l'étude, j'y ai trouvé sou- 
vent de grandes amertumes. Je sais entre autres choses (ne fré- 
missez pas trop) l'italien, l'anglais, l'allemand, l'espagnol et le 
français ; ces cinq langues me sont aussi familières que leur litté- 
rature. J'ai étudié la philosophie, les mathématiques, la chimie, 
la physique, la théologie, l'histoire. Je sais le latin et le grec. 
Quelle monstruosité ! Si la fortune ne m'eût souri et si je n'eusse 
été comblée de ses dons, je serais devenue sous-maîtresse ou 
une George Sand au petit pied. Toutes ces études, toutes ces 
occupations multiples, quelques longs voyages m'ont amenée à 
vingt ans, époque à laquelle une grave maladie (qui m'a laissé 
une santé bien chancelante et bien précaire) a failli m'emporter. 
J'ai vécu deux ans à Naples; là, j'ai aimé un homme que je 
n'ai jamais connu et auquel je n'ai jamais adressé la parole. 
Vous lui ressemblez; de là venait mon indomptable passion. Con- 
servez pour vous tous mes secrets; en vous les livrant j'ai voulu 
vous prouver mon repentir. En réalité, jo n'étais point ce qu'il 
vous fallait, je ne pouvais et ne voulais vous aimer qu'avec mon 
âme. Elle est encore à vous, bien à vous, bien à vous et à vous 
seul. Que vous importe? me direz-vous. Rien; mais la vie est 
longue et je vous jure de vous servir. Dans le colis que j'ai eu 
l'audace de vous adresser, j'ai oublié la meilleure partie de mes 
amies et de mes amis les plus influens, tous seront à votre dis- 
crétion, comme je suis à la vôtre. Vous me retrouverez sur votre 
route; où vous serez j'irai au moins une fois par an. Vous me 
retrouverez à Paris dans les salons des gens que je vous ai 
nommés, chez les savans, les médecins célèbres. 

Adieu, cher, oubliez-moi donc. Conservez mes secrets, vous 
me connaîtrez un jour, je vous le jure, et je n'ai jamais manqué 
à un serment. Je n'oserai plus vous écrire de longues lettres, 
vous m'avez rendue si ridicule à mes yeux ! Me pardonnez-vous 
sincèrement? Pour me le prouver, écrivez-moi que vous acceptez 
mes services et mon amitié. 

A vous de cœur et d'âme. 

Marie. 

Je vous remercie de vos souhaits de bonheur, je vous les 
rends. Ne croyez pas mon naturel mauvais. Répondez-moi, je suis 
si près de vous quitter. J'attends un bon et loyal pardon. 

Mes confidences sont incomplètes. Votre lettre me dira si je 
dois aller plus loin. 



340 REVUE DES DEUX MONDES. 

IX 

Rien n'est ici-bas complet que le malheur; la vie, mon ami, 
ne m'y est mesurée que par la souffrance! ! ! L'immense joie que 
m'a causée votre lettre a été payée par d'horribles souffrances, 
purement physiques, il est vrai... Elles sont les inévitables con- 
séquences du mal qui me tue depuis tantôt sept ans... Il ne me 
faut ni joies, ni peines, tel est l'ordre irrévocable des princes de 
la science. Vous voyez, mon ami, à quelle vie automatique je 
suis condamnée ! Ne cherchez pas quant à présent à approfondir 
le mystère dont je me suis entourée, les indications que vous 
donneriez ne feraient qu'égarer vos recherches. Vous me con- 
naîtrez, je vous le jure, et avant peu vous aurez la fin de mes 
douloureuses confidences. Je vous aime. Quelques lignes de vous 
me seront une fête. 

X 

Mon ami bien-aimé, avez-vous, suivant ma prière, conservé le 
secret le plus absolu sur notre correspondance? Suivant mes pres- 
santes instances, n'avez-vous confié à personne cet incident de 
votre vie, duquel dépend toute la mienne ? Un oui ou un non 
de votre part suffiront pour me rassurer ou pour sauvegarder le 
nom que je porte. 

Dans le cas où votre besoin d'expansion vous aurait forcé à 
divulguer ce secret, dites-le-moi avec la franchise qui doit être 
votre apanage, vous serez bien vite absous; mon tribunal ne sau- 
rait être sévère pour vous. Peut-être, cher, avez-vous fait mille 
suppositions défavorables? Ma démarche autorise tout; je le re- 
connais. J'ai le regret de vous annoncer que je ne suis ni 
veuve, ni en puissance de mari, et qu'il est désormais superflu de 
m'affubler du titre de madame, titre tant envié des jeunes filles. 
Mon ami, je suis demoiselle (un peu vieille, il est vrai). Je suis 
née à Paris dans le faubourg Saint-Germain, le 25 décembre 183... 
j'ai pour le moment cinquante mille livres de rentes et je suis 
à marier. Les causes de mon célibat prolongé vous seront expli- 
quées par la lettre que vous recevrez quand j'aurai lu la vôtre. Je 
ne suis pas de Montpellier et je crois qu'il vous sera difficile de 
me connaître, vu le soin que j'ai pris de vivre obscurément. Vous 
savez déjà une bonne partie de mes secrets, le reste vous sera 
bientôt connu, et alors tout mystère cessera complètement : à 
Paris, peut-être même avant. 

Quel quartier habitez-vous à Paris? Quelles y sont vos occu- 
pations favorites? 



LE ROMAA d'une INCONNUE. 3 il 

Un mot de vous et vous saurez tout ; mes confidences n'auront 
rien d'étrange, il n'y aura pour vous d'inexplicable que ma dé- 
marche. 



XI 



Chère âme, après toutes ces secousses qui me font tant de 
bien et tant de mal à la fois, je puis encore vous écrire et vous 
dire toutes les brûlantes impressions que vous m'apportez dans 
vos lettres. J'ai bien attendu, n'est-ce pas? Il m'en a plus coûté 
qu'à vous. Cependant, je dois vous continuer ma simple histoire et 
chercher à vous faire comprendre comment d'un côté je voudrais 
me donner à vous tout entière, et comment de l'autre je ne le 
puis encore. Ne m'en veuillez pas si je cherche à vous bien con- 
naître; comme je vous l'ai dit, que sais-je de vous? Je vous aime 
de toute mon âme, vous êtes la réalité d'un rêve que j'ai fait à 
Naples, alors que j'y étais transportée mourante. 

Mes souffrances, purement physiques d'abord, ont entraîné cet 
ébranlement général qui me rend si impressionnable et si facile 
à toutes les sensations; elles les exagèrent, et peut-être cette 
exagération de plaisir devient-elle de la douleur; c'est comme 
cela seulement que je comprends que la joie fasse peur. Je suis, 
mon pauvre ami, en proie à deux inexorables maladies : je suis 
dévorée par cet horrible mal que l'on nomme la phtisie; quant à 
l'autre c'est un anévrisme. Vous le voyez, si Dieu m'a fait trop 
belle part d'un côté, il me l'a faite bien triste de l'autre. Je le 
remercie cependant souvent de ce qu'il n'y a rien de hideux dans 
cette souffrance quotidienne (pardonnez, mon Jules, cette coquet- 
terie presque posthume). Tout est élégant et presque sympathique 
dans mon état maladif; sans avoir encore sur le visage les pâles 
violettes de la mort, j'ai cette pâleur qui indique une distinction 
innée, j'ai les mains dune blancheur diaphane; enfin je n'ai 
point cet horrible amaigrissement qui accompagne toujours les 
maladies de consomption; enfin, dois-je vous l'avouer (oui, je le 
dois, car vous êtes lépoux de mon âme), les jours où ma pâleur 
est trop grande, je fais comme mes aïeules, je mets en plein jour 
une pointe de rouge sur mes joues? Que vous dirai-je pour vous 
bien me faire voir à vos yeux. Je ressemble à une plante dont un 
insecte noir rongerait la racine ; veuillez encore me pardonner 
cette comparaison prise dans le royaume des fleurs. Je les aime 
tant et j'aurai tant de peine à les quitter; les verrai-je encore sou- 
vent fleurir, je l'ignore, toujours est-il que je vous prie de faire 
comme dans les premiers jours où je vous ai avoué mon amour, de 



342 REVUE DES DEUX MONDES. 

porter de temps en temps une rose à votre boutonnière. Peut- 
être devrais-je aller dans les pays boisés d'arbres verts; là les 
feuilles ne paraissent jamais pousser, ni jamais tomber ; comme 
ces divers momens de la végétation sont nos momens suprêmes, 
je n'aurais aucune crainte en ces contrées privilégiées!,.. Je sais 
donc ma vie dès longtemps condamnée... C'est, je le crois, ce qui 
me rattache à la terre... C'est ce qui fait que je vous aime comme 
je le fais. Dans les premiers temps de ma maladie, j'avais vingt 
ans, j'aimais faiblement une image; aujourd'hui je vous aime 
comme et plus que ma vie. 

Mon pauvre ami. vous avez souffert aussi, que n'ai-je pu 
prendre cette part de vos maux et l'ajouter à la mienne ! 

Que je voudrais vivre cependant et pouvoir vous consacrer 
ma vie!... Si j'étais seule... si ma perte n'entraînait après [elle 
d'immenses douleurs... si le froid mot de devoir ne m'enchaînait 
fatalement à tout ce qui porte mon nom, j'irais vous donner mes 
derniers jours. Je vous aimerais comme vous ne le serez jamais 
et comme vous ne l'avez jamais été. Mon amour pour vous s'est 
mêlé à ma vie et l'a teinte pour toujours de sa couleur de flamme ! 
Comment pourrai-je vous reproduire toutes ces mystérieuses agi- 
tations de mon âme ? Quelles fascinations quand je vous ai aperçu ! 
Combien d'heures ne suis-je pas restée plongée dans une extase 
ineffable occupée à vous voir encore! Heureuse, de quoi? je 
l'ignore. Ce n'était pas une admiration, un désir, mais un charme, 
une fatalité. Rentrée sous mon toit (après vous avoir aperçu) je 
vous vois indistinctement où vous êtes et je participe à votre vie. 
Si vous souffrez, je souffre; je n'en veux qu'une preuve: hier 
jeudi vous avez dû souffrir et être fort triste. Combien de fois 
n'êtes-vous pas venu au milieu des silences de la nuit, évoqué 
par la puissance de mon extase! tantôt, soudain comme une 
lumière qui jaillit, vous paraissez à mon chevet! tantôt je vais 
moi-même au-devant de vous, dans le monde des apparitions, et 
là je vous salue comme une espérance, en vous dévorant du 
regard, puis je me réveille en pleurant. D'autres fois, vous m'êtes 
apporté mourant et couvert de blessures; d'autres fois encore, je 
brise mes liens terrestres, mon âme s'envole vers les sphères éthc'- 
réesetvousemmène avec elle. Enfin, chaquefoisque jedésire vive- 
ment vous voir et que j'en ai le ferme pressentiment, je sors avec 
cette assurance ; trois fois sur quatre mon espérance n'a pas été 
déçue. Avant (|ue je puisse vous voir, une voix médit : Il est là! 
et je reçois dans le cœur une violente secousse. J'ai reçu cette pre- 
mière secousse le jour où à mon arrivée des Eaux-Bonnes je vous 
ai vu pour la première fois. Si vous êtes dans la foule, mon re- 
gard n'hésite pas, mes yeux vous trouveiil tout d'abord avec une 



LE ROMAN d'l'.NE INCONNUE. 343 

lucidité fabuleuse, mon àme vole vers votre vie comme un 
insecte à sa fleur. 

Vous le voyez, mon aimé, mon amour, d'abord source naïve, 
limpide et claire, coulant sur un lit de sable et de fleurs, est 
devenu ruisseau, puis torrent dévastateur, puis fleuve, puis océan, 
et les sensations y sont aussi variées que les divers aspects de 
celui-ci. Quelles joies j "éprouve dans ces diverses contemplations 
intimes où je m'occupe sans cesse de votre présent et de votre 
avenir? 

Je ne vous ennuierai pas plus longtemps de l'état de mon âme; 
si vous n'étiez pas devenu un autre moi-même, je mettrais mieux 
en application les préceptes que je vous ai dictés; et je vous 
entretiendrais moins longuement de ma personne. ]Mon égoïsme 
est cependant excusable. 

Je veux maintenant vous dire mes projets : le 20 décembre 
prochain, je partirai pour Paris ; là, malgré toute la confiance que 
peut m'inspirer votre tact médical, je consulterai les meilleurs 
médecins, je leur demanderai avec cette fermeté de volonté à 
laquelle personne ne se soustrait, leur avis bien et dûment motivé 
sur mon état de santé. Dois-je vivre? Dois-je mourir? A quelle 
période en est ma maladie? Puis-je décemment me porter en dot 
au plus galant homme? En le faisant, ai-je l'espoir de vivre? Si 
les réponses sont favorables, Jules, je serai complètement à vous 
comme je le suis déjà si bien par l'intention, sinon vous ne 
me connaîtrez qu'après moi. S'il y a quelque remède, quelque 
difficile à accomplir qu'il soit, je le ferai, dussé-je, comme cet 
Anglais atteint de mon mal, ne respirer que six fois par minute, 
vivre dans une é table et me nourrir de cresson. Si la volonté pou- 
vait quelque chose, si l'amour était médecin, je serais déjà guérie, 
mon cher et loyal docteur. A propos de docteur, avez-vous fait 
connaissance avec le mien (je dis le mien, car il ne fait de mé- 
decine que pour moi)? Si quelque médecin était capable de guérir 
mon mal, ce serait assurément lui ; il m'aime tant, il me connaît 
depuis mon enfance, j'étais toute petite fille qu'il n'était pas un 
bien grand garçon. Nos familles sont liées depuis que je suis au 
monde, il ne voit point en moi un sujet, il voit ime sœur, une 
àme malade à consoler. Lui si triste, si mélancolique et si doux, 
sait seul trouver le moyen de me distraire, il sait dépenser pour 
moi tous les trésors de son esprit qui est des plus fins, toutes les 
générosités de son cœur qui est excellent. Il vient avec nous pen- 
dant quelques semaines à Paris, et après cet hiver, il retournera 
définitivement habiter cette belle ville, il voit avec plaisir cesser 
son exil dans le Midi. J'aimerais qu'il fût votre ami, voilà pour^- 
quoi je vous parle si longuement de lui. Il pourrait, à cause de 



344 REVUE DES DEUX MONDES. 

toutes les relations qu'il a à Paris, vous être aussi utile que moi. 
Je l'aimerais mieux pour vous que ce commandant d'état-major 
qui a l'air de trop s'aimer pour aimer quelqu'un. Peut-être mou 
instinct est-il mauvais juge, peut-être me sert-il mal en cette 
occasion; je le souhaite, car je voudrais pour vous le bonheur le 
plus parfait. Ne m'en veuillez pas de mes défiances, elles sont la 
punition de la faute que j'ai commise en vous écrivant; elles res- 
semblaient à des remords. En effet, ce secret est le premier que 
j'aie pour ceux qui m'entourent et qui m'aiment; je n'ai pu le 
cacher à mon médecin qui a tout deviné aux agitations de mon 
âme; je n'ai pas voulu avoir de demi-confiance; je lui ai tout dit 
et je vous ai nommé. Je m'attendais à des reproches, il m'a con- 
solée; je suis donc bien malade!,.. J'avais chassé si loin toutes 
mes idées de suicide ! Si je meurs, mon bien-aimé, je ne mourrai 
pas tout entière. J'espère vivre dans votre pensée. Vous aimez 
mes lettres, m'avez-vous dit; pour vous plaire, j'écrirai comme 
je le sens, sous forme de roman, la simple histoire de ma vie et de 
mon amour pour vous. Vous le publierez sous le nom de Marie en 
y ajoutant le vôtre. Ce mariage mystique de nos deux noms 
post Jïiortem a quelque chose qui me séduit. Vous-même, cher 
aimé, vous avez été cruel, sans vous en douter, en .,ie disant 
dans une de vos lettres que l'on pourrait publier les miennes 
après moi ; vous ne saviez encore rien de mon mal, ni de la briè- 
veté des jours qui m'étaient comptés. Vous avez été bien 
indulgent pour mon style, je n'écris pas trop en français et en le 
faisant pour vous, je le fais toujours tout d'un jet. Je craindrais 
de n'être pas moi-même et de dénaturer ma pensée en voulant 
trop bien l'habiller. 

Ne m'en veuillez pas non plus si je vous ai parlé de ma for- 
tune ; je ne l'ai fait que pour vous prouver que ce que j'avais 
était bien à vous. Si vous êtes plus riche que moi, tant mieux, je 
vous devrais plus; si vous l'êtes moins, tant mieux encore, je vous 
serai plus obligée de partager mes biens, si vous partagez mes 
maux. Que n'ai-jc un portrait à vous envoyer? Je les ai tous dis- 
tribués aux eaux; je voudrais vous faire prendre patience et vous 
récompenser de la bonne lettre que vous m'avez écrite. Quel joli 
tableau d'intérieur (à la Gérard Dow) m'avez-vous tracé? Je 
vous voyais à mes pieds, je vous aimais avec tout mon être. 
Pourquoi allez-vous si tard au théâtre? J'ai un vertueux espion 
qui me dit tout et qui me tient au courant de vos faits et gestes. 
Je ne sais que ce que vous faites au vu cl su de tous; cela ni'int(!- 
resse, mais votre vie intime, à laquelle je me mêle si souvent dans 
le jour, me serait plus précieuse à connaître. Ecrivez-moi souvent. 
Dès que j'aurai mon portrait, je vous l'enverrai ; j'attends le vôtre. 



LE ROMAN d'une INCONNUE. 345 

Adieu, cher adoré, laissez-moi à défaut d'autres caresses vous 
donner celle du langage et vous dire que « Je l'aime » de toute 
mon âme. 

A bientôt une lettre de vous; faites connaissance avec mon 
médecin s'il ne le fait lui-même. Je ne vous ai pas écrit un mot 
de ce que je voulais vous faire savoir, ni la millième partie de ce 
que j'aurais à vous raconter. Dites-moi si mes lettres ne vous 
ennuient pas trop. J'enverrai bientôt chercher votre réponse. 

XII 

Cher adoré, la personne que j'honore de toute ma confiance 
est allée vainement à la poste samedi et dimanche ; ce n'est que 
lundi que j'ai été en possession des gracieuses lignes qu'il vous 
a plu de m'adresser... Je vous en rends mille et mille grâces et 
j'y répondrai de mon mieux dès que je pourrai le faire. Je ne 
veux pas, mon cher seigneur et maître, vous astreindre à une 
correspondance régulière, vous m'écrirez quand bon vous sem- 
blera, votre lettre sera assurément retirée de la poste. Dans ce 
moment de ma vie, les événemens ont l'air de vouloir se heurter 
en masse et de devoir produire de grands résultats... Un mien 
cousin maternel, le duc de... grand d'Espagne, vient contre toute 
attente de nous dénicher à Montpellier [où nous espérions le plus 
strict incognito) et il veut à tout prix m'épouser sous le fallacieux 
prétexte que cette union souriait à ma pauvre mère. C'est mon 
millième prétendant... Comprendra-t-on que je puisse ne pas 
accepter un cavalier aussi parfait de tournure, d'esprit et de figure ? 
De plus, il me donne mes entrées à la cour d'Espagne comme 
dame d'honneur de la reine, enfin il a une belle fortune qui n'est 
point hypothéquée sur des châteaux en Espagne, ni sur les 
brouillards du Tage. Tout cela est bel et bon, mais je veux rester 
fidèle au programme de ma vie, programme que je me suis tracé 
il y a deux mois, et malgré tout, bel ingrat, malgré vous tout 
le premier, je veux vous aimer... J'omettais de vous dire que 
mon beau cousin a la prétention de m'adorer... Une déclaration 
en espagnol est ce que l'on peut entendre de plus solennel ! 

Comme je ne veux vous écrire que fort brièvement aujour- 
d'hui, je tiens à réparer une erreur tout à fait involontaire et à 
dire, comme vous, tout le bien qu'il vous plaira d'entendre sur 
votre supérieur et ami. Je suis heureuse que mon instinct ne 
m'ait pas mieux servie, et que mes appréhensions n'aient pas été 
justifiées; je craignais que cet homme s'aimât trop lui-même 
pour vous aimer un peu; dans tous les cas, je n'ai émis qu'un 
doute, le doute sa^P de Descartes. Je lui fais donc amende hono- 



346 REVUE DES DEUX MOXDES. 

rable et d'ores et déjà il est convenu que c'est un cavalier par- 
fait... De plus, il est allé en Crimée, en Italie, en Chine, au 
Mexique, c'est très bien; on l'y envoyait... Que voulez-vous qu'il 
fît? Qu'il n'y allât pas. Je ne lui trouve pas non plus un bien 
grand mérite à être parfait avec sa femme; où je lui en trouve, 
c'est à l'avoir prise. Peut-être craignait-il qu'elle coilïùt sainte 
Catherine ? Dans tous les cas la pauvre dame est toujours singu- 
lièrement ajustée, on dirait toujours qu'elle a pris un bain dans 
l'arc-en-ciel ; de plus elle se dispose à contracter au visage cette 
maladie de peau qu'ont toutes les vieilles Anglaises qui ont abusé 
des cosmétiques. 

Cher, pardonnez-moi cette boutade tout humoristique et n'y 
voyez rien qu'un petit brin de malice sans méchanceté. Je ne puis 
vous en écrire plus long, je ne puis que vous répéter que je vous 
aime et le signer de mes divers noms et de celui de ma mère, 
celui de mon père n'étant pas à moi seule. 

H. M. C. D. S. 

Je vous embrasse de toute mon ùme, et je vous dirai ce qu'il 
adviendra de mon beau cousin. Quand connaîtrez-vous mon ami 
et docteur? Demandez-lui de mes nouvelles, je vous y autorise; 
vous êtes coquets comme deux femmes. Ou bien donnez-lui un 
coup de poing, il vous le rendra, c'est une pittoresque manière 
d'entrer en conversation. 

Xlll 

Mon bel ami, bien que je ne veuille jamais compter avec vous, 
je suis obligée de le faire aujourd'hui et de mesurer la longueur 
de ma lettre. Tout cela, cher bon, est inhérjent à mille petites 
causes qui amèneront de bien grands effets. Je me trouve en ce 
moment en face d'une de ces terribles crises qui vont pour 
jamais décider de ma vie... Que ne suis-je morte ! Avant de vous 
connaître, j'étais si calme et si résignée vis-à-vis de la mort qui 
pour moi n'était pas trop cruelle I...Elle me détruisait chaque jour 
si lentement; de plus, je lui avais une si grande reconnaissance 
de ne pas trop détériorer ma fragile enveloppe et de respecter 
cette beauté de laquelle j'ai été si vaine et si fièrel... En effet, 
mon beau chevalier, je n'ai point l'air d'une mourante, je suis 
dans une langoureuse morhidezza, je ressemble à une petite- 
maîtresse qui veut se pâlir et se faire une nouvelle parure de 
maux imaginaires. JNIais je m'aperçois que je bavarde indéfiniment 
et que je n'arrive qu'après une foule de circonlocutions au véri- 



LE ROMAN l/uNE INCONNUE. 347 

table but de ma lettre. Comme je vous l'ai annoncé dans ma 
dernière lettre, nous avons reçu la visite d'un beau cousin d'Es- 
pagne, venu tout exprès pour contrarier mes projets et me donner 
un de ces ennuis les plus cruels que l'on puisse éprouver. Il est 
venu cet été passer aux Eaux-Bonnes deux saisons avec nous; 
rien dans sa manière d'être avec moi n'a été que fort normal, 
j'avais pour lui l'affection d'une sœur, j'étais sensible à tous ses 
gracieux petits soins... pouvait-il en être autrement? Yoilà qu'il 
juge à propos aujourd'hui de nous arriver à INIontpellier avec la 
passion la plus furieuse, la plus désordonnée, et la promesse de 
mourir si je n'accepte son cœur, sa fortune et son nom. 

Cher adoré, je ne vous ai jamais dit par quel enchaînement 
de circonstances nous sommes à Montpellier, je le fais aujour- 
d'hui, et je suis assurée que, quand vous le saurez, vous ne pourrez 
vous empêcher de vous exclamer que le vrai peut quelquefois 
n'être pas vraisemblable. 

Nous venions de quitter les Eaux-Bonnes au mois de septembre 
et notre médecin consultant nous avait conseillé, pendant la 
convalescence de ma cure thermale, de rester dans une ville du 
Midi et de ne pas gagner Paris, dans la crainte que la transition 
de température ne fût trop brusque et ne contrariât de cette 
manière le bon effet que je devais tirer des eaux sulfureuses que 
j avais absorbées sous toutes les formes. J'étais fort contrariée, 
très ennuyée de ne pas retourner à Paris (où en somme les phti- 
siques vivent aussi longtemps qu'ailleurs) ; rien ne me désolait 
comme cette vie de Juif-errant et comme toutes ces installations 
provisoires qui n'ont rien que d'attristant et que l'on dresse 
comme une tente. Nous sommes allés à Toulouse, je n'ai pu y 
rester; nous sommes venus à Montpellier, j'y étais déjà depuis 
quelques jours, et malgré l'attachement de mon ami et docteur 
(qui permettait mon retour à Paris) j'étais décidée à partir quand 
je vous ai vu... Vous savez le reste... Mais ce que vous ne savez 
pas, c'est qu'il ma fallu user de diplomatie pour découvrir votre 
nom, pour trouver de sages raisons pour rester encore ici, et les 
rendre toutes très acceptables. Il est vrai, mon bel adoré, que je 
n'ai pas un bien grand mérite à être diplomate, je suis fille d'un 
homme qui a occupé une haute position dans ce monde offi- 
ciel, position qu'il devait non seulement à son éclatant mérite, 
mais encore au nom vénéré que nous a laissé mon grand-père, 
lieutenant général sous le premier Empire. Je vous ai donc vu, 
je vous ai follement aimé , je vous l'ai prouvé , en faisant ce 
que j'ai fait. J'ai voulu être aimée, seulement j'étais arrêtée par 
la crainte que ma vie condamnée depuis longtemps ne fût trop 
courte et ne vous laissât les éternels regrets d'un amour égale- 



348 REVUE DES DEUX MONDES. 

ment violent, également partagé. Après mûres réflexions, je vou- 
lais me taire, mais je vous ai vu si timide, si défiant, jai telle- 
ment craint que vous ne doutiez de vous-même que j'ai voulu 
que vous sachiez que vous avez inspiré un noble et saint amour... 

... Je n'ai pas voulu mourir tout entière, j'ai voulu revivre 
dans votre pensée; enfin, moi qui n'ai pas d'avenir, moi qui n'ai 
pas de lendemain, j'ai voulu veiller sur le vôtre... Si je meurs, 
je vous lègue à de bons amis qui s'occuperont de vous après moi. 
Le but principal de mon prochain voyage à Paris est principale- 
ment cela... ainsi que la connaissance de mon sort. 

Je dois donc aujourd'hui me prononcer d'une manière défi- 
nitive et dire si j'accepte ou non mon beau cousin. Que ne 
sommes-nous aux beaux temps de la chevalerie, où l'on aimait 
son Dieu, son roi, sa dame, où l'on allait à la première réquisition 
de celle-ci pourfendre ses ennemis? «Jue ne puis-je vous y 
envoyer? Cet Espagnol m'effraie avec ses yeux brùlans qui cher- 
chent à lire au fond de mon cœur... Ce qu'il y a de pire en ceci, 
c'est qu'il a des alliés dans mon camp et que mon père est son 
complice. Ce dernier me supplie... S il ordonnait, je saurais 
résister. Que faire ? Tout dire, je le ferais sans crainte si je ne 
sentais vivant encore dans votre cœur un amour dautrefois. Je 
suis trop fière et trop généreuse pour chercher à le chasser. Je 
vous aimerai donc de loin... Vous me connaîtrez dès que je serai 
arrivée à Paris, je vous enverrai mon image photographique que 
je n'ai pas et que j'ai comme vous la coquetterie de ne pas faire 
faire ici. Quelle journée vais-je passer? Cher noble cœur; si vous 
m'aimiez, que je serais heureuse!... Mais vous aimez ailleurs. 
J'attends mon docteur, l'avez-vous vu ? Je lui parle sans cesse de 
vous. Il est si grand de cœur et de pensée qu'il ne croit point 
descendre en écoutant mes douloureuses confidences. Demandez- 
lui ce soir comment va Dolorès (c'est le nom qui me convient 
aujourd'hui). Informez- vous comment votre pauvre et fidèle 
amie aura passé ce jour. Au revoir, cher adoré, essayez de 
m'aimer, je vous le rends d'avance. Ecrivez-moi, consolez ma 
misère. Je vous rends de bon cœ'ur tous vos baisers, ma vie ne 
suffira pas à le faire... 

Adieu, chère âme, je vous aime de toutes mes forces. 

MV 

Jules, mon bien-aimé, je suis mourante... Dans la nuit de 
vendredi à samedi j'ai été reprise de crachemens de sang incoer- 
cibles, je suis agitée par des baltemens de cœur qui rompent 
ma poitrine. Je suis au lit sans forces, sans courage et voyant à 



LE ROMAK D"L^E INCONJNUE. 349 

peine les lignes que je vous trace... tout est en suspens... tout 
va-t-il finir... J'ai si peur de mourir ici ! En vous quittant, chère 
âme, je vous demande pardon de mon brûlant amour, des ennuis 
et des peines qu'il a pu vous donner. Je vous prie, au nom du 
Roi des cieux, de pardonner mon innocente plaisanterie sur cette 
pauvre dame que j'aime de tout mon cœur, je puis vous jurer à 
cette heure qu'il y avait plus de malice que de méchanceté... 

... Puis, si vous lisiez dans mon cœur, vous verriez que j'ai 
essayé de prendre cette tournure d'esprit pour vous plaire. . . Enfin, 
si vous aviez été plus clairvoyant, vous auriez vu que je suis ja- 
louse à périr de tout ce qui vous touche... Amitié, relations, tout 
me porte ombrage, je suis jalouse du vêtement qui vous couvre, 
de l'air que vous respirez... Je vous aime au point de vous tuer. 

Ne me voyez pas trop sévère, pour vous j'aurais été toutes les 
femmes, depuis la femme orientale, jusqu'à la politique ambi- 
tieuse... Je puis beaucoup par mes relations, mes parentés et 
mes amis... Je vous offre tout cela maintenant, pendant et après 
moi. Acceptez sans honte, mon amour a été trop grand et trop 
noble pour que vous rejetiez mes offres. Ne jugez pas comme 
puérile l'insistance que je mets à vous faire connaître mon ami 
et docteur. Comme c'est l'homme le plus discret, le plus sûr, que 
j'ai aimé comme un frère, je vous ai légué à lui. Il sera un trait 
d'union entre vous et mes relations qui sont les siennes. Il est 
riche, bien élevé, parfait mari, ami sincère... Il se nomme Léon 
Y..., il est petit-fils du général baron V..., petit-neveu de l'ami- 
ral R..., enfin il a été élevé par l'archevêque-cardinal M..., 
il est ici pour cet hiver, il retourne à Paris; il n'exerce la 
médecine que pour moi et les pauvres... Sa vie est une longue 
bonne action, il se cache pour faire le bien comme d'autres le 
mal. Hier dimanche, il ne m'a quittée qu'à 9 heures dii soir, 
tant j'étais souffrante. Je vais mieux aujourd'hui... Mon père, mon 
cousui, tout est au désespoir. 

Voyez donc demain au théâtre mon docteur, sortez à chaque 
entr'acte, promenez-vous sur la place du théâtre, il vous abordera 
et vous donnera de mes nouvelles... Promenez-vous devant la 
fontaine; je conçois que vous n'osiez vous aborder l'un et l'autre 
devant une foule d'indiscrets ou d'indift'érens. Par amour pour 
moi, mon adoré, faites la connaissance de celui à qui je vous 
lègue... je mourrai tranquille. 

Au revoir, chère âme, je baise mille fois votre front et votre 
bouche. 

'Votre amie. 

Dès que je pourrai vous écrire, je le ferai. Vos lettres me*' 



350 REVUE DES DEUX MONDES. 

sont une grande joie, j'excepte celle d'aujourd'hui qui m'a fait 
verser d'abondantes larmes. Vous m'en avez voulu pour un accès 
de malice ; dire est-il plus courageux qu'écrire ? 

XV 

Mon ami, je ne vous ai pas donné signe de vie depuis votre 
dernière et gracieuse missive ; vous en savez les raisons ; d'un 
côté, j'ai à disposer de peu d'instans dans la journée, de l'autre 
j'ai promis, au nom de l'amour que j'ai pour vous, de ne plus 
vous écrire pendant les longues nuits d'insomnie où je suis si 
souvent visitée par m)us. Enfin, mon Jules, ne faut-il pas que 
je vive pour toi que je veux rendre si heureux? Que je suis 
heureuse, mon ami, il paraît que tu es en tout point digne de 
moi! Je le sais et je le tiens d'un personnage dont on ne peut 
suspecter ni la bonne foi, ni la sincérité; je le tiens de mon 
pauvre ami et docteur. Combien il t'aime, combien il t'exalte ! 
Je ne puis donc douter de tout ce^ qu'il me dit de vous, mon 
bien-aimé ; n'aurait-il pas intérêt à vous parer de vices imagi- 
naires? Ou bien encore sa clairvoyante affection, son admirable 
dévouement pour moi ne font-ils pas de lui un dangereux obser- 
vateur ? Il ne trouve que du bien à dire de vous et il espère que 
nous serons, avant peu, deux héros de contes de fées et que nous 
serons les plus heureux du monde. Sans qu'il me l'ait laissé 
soupçonner, sans que rien dans sa conduite eût pu me faire deviner 
son amour, je le savais; je devinais à son maintien des souf- 
frances cachées, d'indicibles tortures, mais que faire devant tant 
de froide et orgueilleuse dignité? J'admire ce caractère inexorable 
dans sa droiture, cette délicatesse à m'accabler de soins et de 
prévenances; si j avais dû me marier sans amour, c'est bien 
assurément lui que j'aurais choisi dans mes mille prétendans. 
C'est te dire, cher adoré, que je dois t épouser à plus forte raison, 
puisque je t'aime. Je rougis pour toi de l'étroitesse d'esprit et 
d'idées que tu prêtes à ta pauvre amie; est-il ici-bas un autre nom 
que le tien? Peut-être n'as-tu pas encore compris l'immense sacri- 
fice que j'ai fait à mes plus chers sentimens, à la pudeur, à mon 
légitime orgueil ent'écrivant et en m'olïrantà toi? Ne fallait-il pas 
que la passion qui me dévorait tut bien violente pour que je m'ex- 
posasse à perdre en une heure mon repos, celui de mon pauvre 
père, mon honneur et le sien? Mon amour pour toi était, à cette 
époque, involontaire, je lui aurais pourtant sacrifié ma vie, et la 
mort venant de toi m'eût été bien douce. Il n'a rien été de tout 
cela, tu es, mon ami, un digne et noble cœur, tu as été discret et tu 
attends avec patience de ton amie le moment de te présentera elle. 



LE ROMAN d'iNE INCONNUE. 351 

Mais, cher, m'aimes-tu vraiment? Qu'rprouves-tu pour moi? 
Est-ce de la pitié? A défaut d'autres, je me contenterai de ce 
sentiment de ta part, pourvu toutefois que ce ne soit pas de l'in- 
différence. Enfin, l'amie que tu aimes à Paris, tu vas la revoir; 
Jules, sa présence sera peut-être plus éloquente que mon absence. 
Dis-moi donc vite le roman que tu m'as promis dans ta dernière 
lettre, sois avec moi franc et sincère; dis-moi toute ta vie, ta 
future compagne ne doit-elle pas tout savoir? J ai pour toi en 
réserve des trésors de tendresse et d'amour qui sans cesse se 
renouvelleront dès qu'ils auront été dépensés. 

Adieu, cher, je t'embrasse mille fois et je t'aime de toute mon 
âme. 

Tu auras demain une longue lettre de moi. Pour ma part, 
j'attends avec impatience ton roman. Quand partez-vous pour 
Paris? Ne m'y oubliez pas et surtout n'y restez pas trop longtemps ; 
quand j'y serai, je vous y ferai bien revenir. 

Nous ne partons maintenant que du l^'^au lo février. N'oubliez 
pas de m'envoyer un de a os portraits, dès qu'ils seront exécutés. 

Encore bien des tendresses pour vous. 

XVI 

Cher, encore quelques jours... et nous serons peut-être à 
jamais séparés, sans avoir été unis ! Que restera-f-il de cette 
violente passion, de cet envahissant amour que j'ai conçu pour 
vous?... Peut-être même ne pourrai-je espérer vous revoir? Là 
est pourtant toute ma Aie; en vous, cher adoré, en vous seul, est 
tout mon avenir. Si depuis quelques jours j'ai cessé de vous 
manifester par toutes les lignes brûlantes que je pourrais vous 
adresser, que vous êtes encore dans mon cœur, cela tient exclu- 
sivement à ce que j'ai senti que je vous devenais importune et que 
je vous étais même indifférente. De plus, je ne puis guère vous 
écrire que la nuit et j'ai promis solennellement, au nom de mon 
amour pour vous, j'ai promis, dis-je, à celui qui nous aime tant 
tous les deux, de renoncer à cette funeste habitude. De plus, ne 
faudra-t-il pas, cher noble cœur, que je renonce un jour ou l'autre 
à cette douce habitude... et puis vous aimez... vous êtes aimé. 
Qu'elle est heureuse celle qui possède votre amour!... Je lui par- 
donnerai de grand cœur, si elle sait vous faire le bonheur que 
j'aurais tant aimé à vous donner. A quoi suis-je donc bonne 
maintenant? Est-ce une dernière épreuve qu'il a plu au maître 
de toutes choses de m'envoyer pour me faire quitter ce monde, 
avec des regrets que je n'avais point alors que je n'aimais pas?... 



332 REVUE DES DEUX MONDES. 

Maintenant, mon Jules, je veux résister, je veux vaincre le mal, 
je veux triompher de l'amour que tu as conçu pour une autre,, 
eniin je veux redevenir belle comme aux jours de ma splendeur 
passée. Je veux t'apparaître alors et te dire : « Jules, mon bien- 
dime, me veux-iu pour ta femme? » Rien entre nous deux ne 
saurait être mesquin; peut-être as-tu voulu être ridiculement 
délicat, parce que je t'ai annoncé que j'avais quelque fortune. 
J'ai fait une sottise en te parlant de ces misères. 

Quêtes lettres sont froides! Qu'elles sont indifférentes! Gela 
tient-il à tes véritables sentimens? je ne le crois pas et je ne 
vois dans ta manière d'être qu'un généreux calcul pour déraciner 
une passion que tu ne veux pas encourager, ou pour n'avoir rien 
à accepter d'une pauvre fille qui t'apporte avec tous les trésors de 
son cœur un beau nom et une belle fortune. Fi! monsieur, 
pourquoi tant de fierté devant tant d'amour? Puis je vous ferais 
la vie si belle ; je suis, vous le savez, perspicace, je ne manque 
pas de pénétration, je vous ferais aussi grand que je vous 
trouve beau. 

Donc, cher Jules, point d'orgueil, guéris, si tu le peux, la 
passion qui te ronge; quant à moi, je veux vaincre ma maladie 
à force de volonté et d'amour; si nous sommes assez heureux 
pour réussir dans nos cures respectives, nous nous le dirons 
dans un mois, dans deux, dans quatre s'il le faut; alors mon bon 
père, à qui je dirai tout, ira te voir et te proposera sa fille. 

En attendant, jai prêché mon gentil cousin, je lui ai dit qu'il 
me fallait du temps, enfin que j'aimais quelqu'un, ses pleurs 
mont fait mal... Cet homme est bien grand dans sa douleur; je 
l'ai consolé; il espère et nous attend à Paris. J'y serai donc 
bientôt, là, avec mon ami et docteur, je verrai ses illustres col- 
lègues, pas un ne le vaudra pour moi; vous ne savez rien de ses 
bontés, de ses soins, de ses délicates attentions. Que je suis 
heureuse de vous avoir légué à lui, si je vous manque! Il vous 
aime, je le sais, et j'en suis presque jalouse: il faut, vilain sor- 
cier, que vous soyez bien irrésistible pour qu'il vous adopte si 

vite. 

Gomme vous ne savez rien de ma figure, demandez-lui, de ma 
pari, à voir une photographie qu'il porte en un médaillon ; quant 
à moi, je vous promets un portrait que je vous peindrai moi- 
même. Je vais donc rentrer à Paris consulter les oracles, je me 
soignerai bien en ne pensant qu'à vous. Ecrivez-moi de suite, 
nous aviserons aux moyens à prendre pour notre correspon- 
dance de Paris. 

Adieu, cher, je t'embrasse mille fois et je t'aime de toute 
mon âme. 



Li; ROMAN d'une INCONNUE. 353 

J'embrasserais volontiers mon docteur, quand je sais qu'il 
vous a vu ou qu'il vous a touché la main. Ecrivez donc de suite 
et demandez-lui à voir mon portrait. Je vous écrirai encore avant 
mon départ. 



XVII 

Jules, je souffre cruellement depuis quelques jours ; toutes 
ces souffrances tiennent à la triste incertitude dans laquelle je suis 
de savoir si vous m'aimez ou non, et, dans le cas où vous m'ai- 
meriez, d'être instruite de quelle manière vous le faites. En effet, 
cher bon, si je ne vous suis pas tout à fait indifférente, je crains 
de vous devenir complètement importune. Jules, mon âme 
aimée, ne m'avez-vous pas avoué que vous aimiez ailleurs? Grand 
merci de cet aveu, mille grâces vous en soient rendues pour 
votre loyale franchise, mais depuis ce temps le doute est entré 
dans mon cœur, je supporte, chaque jour, le torturant martyre 
de la jalousie; je vous vois à Paris auprès de celle que vous 
aimez, je vous vois pourchassé par d'autres qui veulent vous 
arracher à moi. Tout ne conspire-t-il pas à augmenter mes 
angoisses? tout, depuis notre voyage à Paris, jusqu'à l'absence 
de vos adorées lettres qui m'aidaient à supporter les horreurs de 
la séparation. Si vous saviez ou si vous pouviez seulement soup- 
çonner quel bien me font vos lettres, vous les rendriez moins 
rares ou vous les écririez plus affectueuses. Sauf les premières, 
qui contenaient quelques gracieuses tendresses adressées à la 
future héroïne des banales amours que vous attendiez de la 
jeune fille qui avait tout oublié pour se jeter en pâture à son 
idole adorée, que m'avez-vous adressé? Ai-je été seulement com- 
prise? N'ai-je laissé en ton cœur aucun souvenir? en ta pensée, 
aucune favorable impression? Que me reste-t-il donc? Pas même 
l'espérance; et cependant j "aurais aujourd'hui ce précieux bien, 
s'il t'avait plu de tracer à la pauvre mourante d'amour quelques- 
unes des lignes où tu révélerais avec tes secrets tes véritables 
intentions. Pourquoi suis- je restée en ce pays où je languis, où 
je n'ai qu'un bonheur, c'est celui de savoir que vous y êtes, 
pourquoi y suis-je encore? N'est-ce pas pour vous et pour vous 
seul? Peut-être maintenant, Jules, me haïssez-vous, me méprisez- 
vous, depuis que je vous ai avoué mes plus intimes pensées à 
votre endroit? En risquant de pareils aveux, j'ai dû perdre tout 
prestige à vos yeux! 

Tout cela, mon ami. est peut-être lié à mon état maladif, mais 
je ne voulais rien avoir de caché pour vous, pas même mes niau- 
TOME cxxxv. — 1890. 23 



334 REVUE DES DEUX MONDES. 

vaises pensées. Je suis donc satisfaite de ce côté, et je pnis, cher 
aimé, arriver à vous parler d'autres choses. Vous me demandez à 
parler à votre mère de tout ce qui se passe; je ne vous y autorise 
en aucune façon, et voici pourquoi : je ne veux pas que vous pré- 
cipitiez rien avant d'avoir réfléchi et de vous être bien demandé 
s'il n'était pas au-dessus de vos forces de me donner tout l'amour 
que j'attends de vous; enfin, la chose ne serait-elle pas prématu- 
rée? que dirait votre mère de ma manière d'avoir été avec vous? 
Ce seul aveu apporterait d'infranchissables obstacles à son assen- 
timent. N'ai- je pas audacieusement franchi toutes les barrières, 
foulé aux pieds toutes les convenances sociales? Non, Jules, non, 
mon adoré, il n'en sera point ainsi ; dès que je saurai d'une ma- 
nière certaine que je dois vivre, mon cher père ira chez votre 
mère, lui dira mon amour pour vous, il la persuadera; quant à 
moi, je me charge du reste. Si ma santé ne doit pas se rétablir 
tout à fait, si je n'ai que peu de jours à compter ici-bas, je rede- 
viendrai ce que j'étais, douce et calme envers la souffrance, sou- 
riante envers la mort et je me laisserai doucement glisser dans 
la tombe. Quant à toi, mon ami, recueille-toi, réfléchis, vois si 
tu peux réellement m'aimer; une iniidélité de ta part me tuerait 
aussi infailliblement que mon amour pour toi. Ne te laisse donc 
point aller au tourbillon, et si tu es trop faible entre les tenta- 
tions de Paris, si mon souvenir, si mon amour ne te sont point 
une assez puissante égide, préviens-moi franchement et loyale- 
ment; je saurai ce que je devrai faire. Je te serai reconnaissante, 
mon Jules, de retarder ton départ de six ou huit jours; nous nous 
retrouverions immanquablement là-bas. Ecris-moi donc vite, sois 
franc, sois loyal, et, quoi que je puisse souffrir, je veux la vérité 
tout entière ; si cruelle qu'elle soit, elle le sera moins que l'incer- 
titude. 

Adieu, mon bel ami, mille baisers, mille tendresses. 

Ton amie, 

Je travaille à votre portrait qui n'avance guère. Surtout soyez 
gentil pour mon docteur; je trouve qu'il vous aime trop. Est-ce 
par amour pour moi? Dans tous les cas, si je meurs, je mourrai 
tranquille en vous laissant un tel ami; il ne vous promettra rien, 
mais il fera tout ce qu'il pourra pour vous. Comptez donc sur lui 
et sur votre amie. 

Adieu, à toi toutes mes pensées, tout mon cœur et toute mon 
âme. Si tu savais comme il est bon de t'aimer comme je le fais, 
tu m'aimerais peut-être à ton tour. Je puis te dire que depuis que 
ce sentiment m'anime, je suis presque Ijclle; c'est l'avis de mon 
père qui ne sait encore rien. 



LE ROMAN u'lNE mCOiNISUE. 355 



XVIII 

Votre amour, cher Jules, est donc un bien haut et bien puis- 
sant seigneur, puisqu'il a tant de peine à s'humaniser et qu'il 
reste quand même tout à fait inaccessible aux séductions de cœur, 
de beauté, d'esprit, de fortune et de noblesse que fait miroiter à 
ses yeux sa trop vaniteuse amante! Que voulez-vous, mon ami, je 
le sens, je le devine, tout conspire à me le prouver, vous ne 
m'aimez pas et vous ne maimerez jamais. S'il en était autrement, 
auriez-vous ajourné indéfiniment les joies que vous saviez devoir 
me donner, en m'adressant quelques douces lignes, de souvenirs 
et de pensées? Que voulez-vous, il est rare de se rencontrer en 
amour, et jai eu le tort de mendier un cœur qui n'était plus à 
vous. Je croyais, dans ma grossière et naïve candeur, quil suffi- 
sait d'être bonne, d'être belle pour être aimée! Je ne croyais pas 
faire un vain appel à vos sentimens... Tous mes chagrins, toutes 
mes souffrances disparaissaient comme par enchantement devant 
cette passion si neuve, si envahissante pour moi! Je restais en 
cette ville inhospitalière, privée de société, de parens et d'amis, 
privée du luxe si nécessaire à mon existence, consolée et soute- 
nue par le seul espoir de vous apercevoir de loin en loin, pendant 
quelques secondes et à de rares intervalles. Jai été tant adulée, 
tant recherchée par mille prétendans, que j'ai cru follement que 
je n'avais qu'à vous dire mon amour, pour être immédiatement 
aimée. Je me sais belle, mon miroir me le dit (il est vrai qu'il 
en a trompé tant d'autres). J'avais l'assurance que vous seriez fier 
de ma beauté, de mon esprit. Rien de tout cela, cher noble cœur, 
ne vous a plu; vous êtes resté retranché dans votre amour, et 
toutes mes séductions ont été vainement déployées. Qu'elle est 
heureuse celle que vous aimez ainsi! Aimez-la bien et pensez 
quelquefois à moi; songez de temps en temps aux conseils que 
j ai osé vous donner sur la conduite que vous devez tenir dans le 
monde. J'avais rêvé pour toi, chère àme, une vie si parfaitement 
belle, si complètement heureuse I Pourquoi te dire maintenant 
tous mes beaux projets dans cette vie d'égoïsme à deux ! Que de 
choses j aurais apprises pour te plaire; il n'en est qu'une que je 
savais par-dessus toutes les autres, c'était t'aimer. Comme je me 
serais ingéniée à te procurer mille bonheurs, mille plaisirs! Jamais 
coquette, jamais capricieuse, toujours soumise à tes désirs, j au- 
rais, suivant ton bon vouloir, suivi tes pas dans la vie aventureuse 
((ue tu es exposé à mener. Mais que de folies ne vais-je pas vous 
dire, mon cher Jules? J'oublie qu'il faut renoncer à tous mes beaux 
rêves; il faut vraiment que je vous sois bien odieuse pour que 



356 REVUE DES DEUX MONDES. 

votre indifférence et même votre paresse n'aient pu se secouer 
pour donner signe d'existence ou d'intérêt à la pauvre exilée, et 
enfin pour tenir la promesse que vous lui aviez faite de lui racon- 
ter toute votre vie. 

Adieu, je vous aime et je vous aimerai toujours. Puisque je 
ne puis être à vous, je ne serai qu'à Dieu. Je vous aime à en 
mourir et je vous remercie du souvenir que vous avez donné à 
Léon pour moi, il ne me quittera jamais. 

Tout à vous et à vous seul. 

Partez maintenant quand il vous plaira, elle et Paris vous 
réclament. J'ai encore un adieu à vous adresser rue Saint-Lazare. 



XIX 

Jules, s'il est vrai de dire que les jours se suivent sans se res- 
sembler, il n'est pas moins exact d'avancer que nos impressions, 
que nos sensations, que les nuances de nos sentimens varient 
avec la même diversité que les dessins d'un kaléidoscope sui- 
vant les mouvemens qu'on lui imprime ; comme tout ce qui est 
changeant et variable ici-bas, nous sommes, nous autres pauvres 
femmes nerveuses et maladives, plus soumises à cette variabilité 
que d'autres natures plus fortes et moins éprouvées par la 
souffrance. Pardonnez-moi donc, chère à me, toutes mes contra- 
dictions féminines, toutes mes antithèses, et ne m'accusez pas plus 
d'inconstante versatilité, qu'on ne doit accuser les hommes si 
leurs opinions se modifient avec la réflexion, l'âge, l'expérience 
et la raison; beaucoup cependant ont été exécutés sans ju- 
gement. 

Excusez, mon ami, cette entrée en matière et cette petite dis- 
sertation ; elle n'a qu'un but, c'est de vous prouver que je suis 
dans des dispositions de cœur et d'esprit diamétralement opposées 
à celles sous l'impression desquelles je me trouvais lorsque je 
vous ai écrit ma dernière lettre. Loin de m'envelopper aujourd'hui 
dans le suaire glacial dune stoique et irréligieuse philosophie, loin 
d accepter la mort à laquelle je suis peut-être fatalement vouée, je 
veux vivre pour toi, je veux disputer ton cœur aux amours aux- 
quelles tu l'as livré. Je veux vaincre ma rivale, sauf à la faire 
heureuse après. J'ignorais et j'ignorerais sans doute encore, sans 
la grâce de votre initiative, tout ce qu'il y a de poétique et de 
gracieux dans les amours d'une fraîche et douce modiste. Je ne 
savais pas que ces pauvres filles fussent si dangereuses pour notre 



LE ROMAN d'une INCONNUE. 357 

bouheui', et je me llaltais follement qu'une patricienne riche d'une 
belle fortune, riche d'un grand nom, riche d'un grand amour, 
devait passer avant Ihumble plébéienne. Là cesse une illusion 
que je caresse depuis quelques mois, et si j'eusse fait comme à 
l'ordinaire usage de ma réflexion, je ne serais point émerveillée de 
voir que l'on préfère la simple marguerite à la rose altière. Toute 
fleur n'a-t-elle pas sa poésie, et puis le parfum de la vertu est 
quelque chose de si suave! Car enfin, quel contraste! L'orgueil- 
leuse patricienne va impudemment et cyniquement se jeter à la 
tête de l'homme qu'elle aime, tandis que par vertu la pauvre fille 
se refuse à celui qu'elle aime moins que sa vertu. J'oubliais aussi 
la poésie dune main abîmée et sanctifiée par le travail; oui, 
j'oubliais la distance qui nous sépare; j'avais omis de me re- 
mettre en mémoire quelle se refusait toujours à vous, quand 
j'appréhendais de ne pas me donner assez. J'ai donc été bien peu 
éloquente, ô mon Jules, bien peu persuasive, puisque je n'ai pu 
vous convaincre de la grandeur de mon amour ! 

Tous ces sentimens, toutes ces pénibles sensations me tuent et 
m'accablent. Vous, Jules, vous m'aviez rendue à la vie, je croyais 
en vous, je savais par Léon, tout ce qu'il y avait en vous de grand, 
de noble et d'affectueux. Je savais aussi par mon pauvre ami que 
vous n'aviez que de nobles pensées, que vous viviez de senti- 
mens et par les sentimens. Depuis ce temps, je vous aime mille 
fois plus que je ne vous le saurais dire, et voilà qu'il faut re- 
noncer à toutes ces brillantes promesses d'avenir, à tous ces beaux 
rêves des temps passés. 

Je ne puis, mon ami, vous chasser de mon cœur, je vous aime 
tant; soyez donc généreux et compatissant, faites-moi entrer dans 
le vôtre. Songez, Jules, que vous êtes mon espérance la plus 
chère, que la vie sans vous m'est désormais impossible. Re- 
cueillez-vous pendant le séjour que vous faites à Paris, voyez si 
vous pouvez m'aimer et que votre réponse soit franche et loyale. 
Pour tromper les ennuis de l'absence, je ne vous demande pas 
de longues lettres; quelques lignes tracées à la hâte, lignes où 
vous me direz vos impressions, vos plaisirs, vos ennuis, suf- 
firont à charmer ma solitude. J'attends avec une bien vive 
impatience le portrait que je vous ai demandé; si cela ne vous est 
pas trop désagréable, faites-le tel que je le désire, et envoyez-le à 
Léon. Oubliez ce que j'ai pu vous dire d'incorrect, je souffre tant 
et je suis si jalouse vous sachant à Paris. Je vous aime et je vous 
embrasse de toutes mes forces. 



5158 REVUE DES DEUX MONDES. 



XX 



Mon ami, parlez de moi à votre mère, dites-lui toute la vérité, 
comme je la dirai à mon père. Je ne saurais la tromper et je 
me conformerai à ses désirs qui seront des ordres pour moi. 
Dites-lui que j'ai un beau nom, de grandes relations, une grosse 
fortune. J'attends votre portrait. Je vais presque bien, et vous? 
Que faites-vous ? Ecrivez longuement et envoyez ce tant désiré 
portrait. Léon vous embrasse comme je le fais, il est bien triste 
et bien souffrant depuis votre départ. 

XXI 

Cher adoré, je suis seule ici... seule avec ma vieille nourrice, 
dont le mer\eilleux dévouement a quelque de chose de sublime; 
mon père m'a quittée, forcé quil a été de faire un voyage préci- 
pité pour sauvegarder de graves intérêts de fortune. Que n'êtes- 
vous à Montpellier, j'aurais pu vous faire connaître enfin votre 
aimante amie? Ne m en veuillez donc pas, chère âme, de vous être 
si souvent importune ; penser à vous et vous le manifester par 
écrit n'est-il pas mon plus doux passe-temps? Puis, vous dirai- 
je mes plus chères espérances? je crois toujours qu'à force de 
tendresse, de dévouement et d'amour, je finirai par toucher votre 
àme. Ne sentez-vous pas que toutes ces lignes que je vous trace 
à la hâte sont écrites avec le plus pur de mon cœur, avec le 
meilleur de mon àme ? Que n'êtes-vous ici pour consoler votre 
future compagne ! Quel rêve ! quel beau rêve ! 

Votre départ pour Paris, votre séjour en cette cité qui, plus 
avare que les océans, prend tout et ne rend rien, ne m'ont-ils 
pas rendu tous mes chagrins, tous mes doutes, toutes mes appré- 
hensions? Aujourd'hui, je sens que ma vie n'est plus en moi, 
mais en vous. 11 n'est plus pour moi qu'une seule personne au 
monde, comme il n'est qu'une seule pensée dans mon àme. Si 
mon àme est digne de la vôtre, si mon cœur est assez pur, votre 
cœur en aura quelque généreux pressentiment et vous me com- 
prendrez. Je ne veux paraître à vos yeux qu'accompagnée du 
prestige de toutes mes souffrances; n'est-il pas plus actif que 
celui de la fortune sur de nobles âmes ? Je vous tairai donc bien 
des choses. Oui, j'ai une idée trop belle de l'amour pour le 
corrompre par des pensées étrangères à sa nature. Il n'est pas 
dans la destinée de la femme de s'offrir à celui qui la fait croire 
au bonheur, je le fais cependant; mais votre droit est de refuser 



LE ROMAN d'une INCONNUE. 359 

le sentiment le plus vrai, s'il ne s'accorde avec les voix confuses 
de votre cœur : je le sais. 

Si le sort que vous me ferez doit être contraire à mes espé- 
rances, Jules, j'invoque les délicatesses de votre âme, aussi bien 
que votre ingénieuse pitié. Ah! je vous en supplie à genoux, 
brûlez mes lettres, oubliez tout! Ne plaisantez pas d'un senti- 
ment qui est toute ma vie et qui est trop profondément empreint 
en mon âme pour pouvoir s'en effacer ! Brisez mon cœur, ne le 
déchirez pas! Je vous dois de la reconnaissance; j'ai passé des 
heures délicieuses occupée à songer à vous en m'abandonnant 
aux rêveries les plus douces de ma vie ; ne couronnez pas cette 
longue et passagère félicité par quelque moquerie de jeune 
homme. Contentez-vous, si vous n'êtes pas touché de tant 
d'amour, de ne pas me répondre. Je saurai bien interpréter votre 
silence et vous n'entendrez plus parler de moi. Je garderai le 
secret de mon amour, comme celui de mes misères. Et adieu ! je 
vous confie à Dieu que j'implorerai pour vous, à qui je deman- 
derai de vous faire une belle vie; car, chassée de votre cœur, 
où je suis entrée furtivement, à votre insu, je ne vous quitterai 
jamais. Autrement, quelle valeur auraient les paroles de cette 
lettre, ma première, ma dernière prière peut-être? Si je cessais 
un jour de penser à vous, devons aimer heureux ou malheureux, 
ne mériterais-je pas mes angoisses ? 

Si vous le voulez, pour la vie 

Votre ... 

Qu'une lettre promptement écrite apaise toutes mes incer- 
titudes, au nom de ma vie, je vous en conjure. J'attends votre 
chère image. Léon va un peu mieux; il est plein de courage et 
de bon vouloir, il vous dit mille choses de cœur et ne me quitte 
presque pas. 

XXII 

Jules, mon âme aimée, je sens chaque jour augmenter mon 
affection pour vous, tandis que je sens chaque jour que s'accroit 
pour moi votre complète indifférence ! Vous arrive-t-il de me 
consoler de votre absence par quelque amicale banalité ; vous 
arrive-t-il encore de me transmettre une seule réponse à toutes 
les diverses questions que je vous adresse dans mes lettres ? Les 
lisez-vous seulement? Depuis votre départ de ce pays, que votre 
seule présence rendait habitable pour moi, j'ai reçu une première 
lettre (si l'on peut donner ce nom aux quelques mots plus ou 



360 REVUE DES DEUX MONDES. 

moins bien reliés ensemble qu'il vous a plu d'y tracer; pas un 
mot de cœur ; et enfin une inutile digression sur la politique et 
les plaisirs de Paris); puis ce matin un billet de quelques mots 
gribouilles et tracés tant bien que mal, comme ceux d'un pensum 
imposé à quelque paresseux lycéen. Je n'ai pas, mon ami, le 
droit de vous faire des reproches. Vous n'avez pas vis-à-vis de 
moi, comme vis-à-vis de votre adorée Parisienne, de liens 
moraux; mais du moins soyez grand en toutes choses, ne pro- 
mettez pas ce que vous ne sauriez tenir, rappelez-vous mes con- 
seils, et rompez noblement avec moi. Je ne saurais pour cela 
devenir votre ennemie, je vous serai, tant que je vivrai, entière- 
ment dévouée, je ne veux pas avilir le grand sentiment que vous 
avez inspiré à celle qui aujourd'hui échangerait bien volontiers 
son nom, son rang, sa fortune contre l'amour d'un bien ingrat 
capitaine. Je vous le demande donc comme une prière dernière, 
mettez-y toute la grâce courtoise de votre exquis naturel, ré- 
pondez-moi franchement s'il vous plaît ou non de rompre avec 
moi. Quelle que soit votre réponse (et surtout qu'aucune consi- 
dération de sentiment n'en altère la sincérité), je vous serai tou- 
jours dévouée. Ne vous ai-je pas donné un ami en vous donnant 
Léon, le meilleur et peut-être le seul vrai de tous les miens? 
Croyez- vous qu'il ne m'en coûte pas quelque chose, à moi, qui suis 
presque aussi jalouse en amitié qu'en amour? Eh bien ! avez-vous 
compris cette nature exquise qui se cache pour aimer et souffrir ? 
Non , je n'en veux pour preuve que le billet où vous me 
dites que vous ne savez pas si vous lui écrirez de sitôt. Pour- 
quoi le lui avoir promis et surtout pourquoi ne pas lui envoyer 
ce portrait que vous vous étiez engagé à lui envoyer aussitôt? 
Je vois, méchant enfant, que vous oubliez tous mes sages con- 
seils, et que j'aurai bien à faire pour vous rendre aussi parfait 
que je vous désirerais. Peut-être m'aimeriez-vous un peu si vous 
saviez ce que je voulais faire pour vous dans la personne de votre 
amie ; comme elle est bien élevée, m'avez-vous dit. je voulais la 
prendre pour demoiselle de compagnie et la doter. Elle eût 
toujours ignoré mon amour pour vous, je lui eusse fait avouer 
celui qu'elle a ou n'a pas pour vous, et j'eusse avec elle lon- 
guement et incessamment parlé de vous. Voyez, mon Jules, que 
d'événemens devaient se passer sous peu et en peu de jours. 
Comme je vous l'ai dit dans ma dernière lettre, mon père revient 
de Madrid dans les derniers jours du mois, et ses gens ont ordre 
de tenir tout prêt pour notre départ. Mettez donc, si vous voulez 
me voir, le temps à profit et demandez une prolongation de congé. 
Il paraît que son voyage augmente ma fortune, mais elle naug- 



LE ROMAN D LNE INCONNUE. 



361 



mente pas mon bonheur ; j'ai le cœur brisé, je souffre à en mou- 
rir de votre indifférence. A quoi gaspillez-vous le temps? Vous 
ne savez, sous prétexte qu'il est précieux à Paris, trouver celui 
de m'écrire une vraie lettre. Où serait votre mérite à me le con- 
sacrer, si vous n'en saviez que faire? Je vous dirai que la reine 
d'Espagne me réclame à sa cour où elle veut me combler de 
faveurs et d'honneurs, si j'épouse mon cousin; mon père vient de 
me consulter, de me conjurer au nom de ma tendresse pour lui 
d'accepter... J'ai demandé du temps... J'ai refusé... Ce refus m'a 
coûté bien des larmes, puisqu'il attriste le meilleur et le plus 
tendre des pères. Adieu donc, les grandeurs humaines, adieu les 
honneurs, adieu l'avenir que rêvaient pour moi ceux qui étaient 
plus épris pour moi de la gloire que du bonheur réel ! Main- 
tenant, mon tant aimé, ma gloire est d'être à toi, digne de toi; 
mon avenir est tout entier dans l'espérance de te voir; et ma vie 
n'est-elle pas déjà confondue dans la tienne depuis que tu m'as dit 
enfin despérer. 

Je vous prie instamment de relire toutes les lettres que je 
vous ai écrites à Paris, je vous supplie d'y répondre par le retour 
du courrier ; faites le sacrifice de quelques heures qui donneront 
sans doute bien des jours de bonheur ou de malheur à 

Votre 



J"ai reçu votre portrait, je ne l'aime pas beaucoup, je vous 
préférerais eu tenue militaire ; s'il ne vous plaisait pas de me l'en- 
voyer ainsi, veuillez m'envoyer une meilleure épreuve que^celle 
que j'ai reçue. Mon portrait s'avance, le voulez-vous ? De grâce, 
répondez de suite. 

XXIII 

Cher cœur à moi, votre lettre est enfin venue me donner le 
courage et l'espérance; vous m'avez dit, Jules, que vous vouliez 
m'aimer. Je serai donc aimée par vous ! Pour vous faire com- 
prendre mon bonheur, il faudrait vous raconter ma vie. Si vous 
m'eussiez repoussée, pour moi tout était fini. J'avais trop souffert. 
Oui, mon amour, ce bienfaisant et magnifique amour était un 
dernier effort vers la vie heureuse à laquelle mon àme tendait, 
une âme brisée par mille délicatesses exagérées, consumée par 
des craintes qui me font douter de moi, rongée par des désespoirs 
qui m'ont persuadée de mourir. Non, personne dans le monde ne 
sait la terreur que ma fatale imagination me cause à moi-même ; 



3G2 REVUE DES DEUX MONDES. 

elle m'élève souvent dans les cieiix, et tout à coup me laisse tomber 
à terre d'une hauteur prodigieuse. D'intimes élans de force, quel- 
ques rares et secrets témoignages d'une lucidité particulière me 
disent parfois que je puis beaucoup. J'enveloppe alors le monde 
par ma pensée, je le pétris, je le façonne, je le pénètre, je le 
comprends ou crois le comprendre : mais soudain je me réveille 
seule et me trouve dans une nuit profonde, toute chétive; j'oublie 
les lueurs que je viens d'entrevoir, je suis privée de secours et 
surtout sans un cœur où je puisse me réfugier ! Ce malheur de 
ma vie morale agit également sur mon existence physique. 

La nature de mon esprit m'y livre sans défense, aux joies du 
bonheur comme aux affreuses clartés de la réflexion qui les 
détruisent en les analysant. Douée de la triste faculté de voir avec 
une même lucidité les obstacles et les succès suivant ma croyance 
(lu moment, je suis heureuse ou malheureuse. Ainsi, lorsque je 
vous rencontrai, j'eus les pressentimens d'une nature supérieure, 
je respirai lair favorable à ma brûlante poitrine ; j'entendis en 
moi cette voix qui ne me trompe jamais, qui m'avertissait d'une 
vie heureuse ; mais apercevant aussi toutes les barrières qui nous 
séparaient, je devinai pour la première fois les préjugés du monde, 
je les compris alors dans toute l'étendue de leur petitesse, et les 
obstacles m'effrayèrent encore plus que la vue du bonheur ne 
m'exaltait; aussitôt je ressentis cette réaction terrible par laquelle 
mon àme expansive est refoulée sur elle-même; le sourire que 
vous aviez fait naître sur mes lèvres se changea tout à coup en 
contractions amères et je tâchai de rester froide pendant que mon 
sang bouillonnait agité par mille sentimens divers. Enfin, je re- 
connus cette sensation d'angoisse à laquelle tant d'années pleines 
de soupirs réprimés et d'expansions trahies ne m'ont pas encore 
habituée. Eh bien ! Jules, les quelques mots par lesquels vous 
m'avez annoncé le bonheur ont tout à coup réchauffé ma vie et 
changé mes misères en félicités. Je voudrais maintenant avoir 
souffert davantage. Mon amour s'est trouvé grand tout à coup. 
Mon âme était un vaste pays auquel manquaient les bienfaits du 
soleil, et vous y avez jeté la lumière. Chère Providence! Vous 
serez tout pour moi. Vous serez toute ma famille comme vous 
êtes déjà ma seule richesse et le monde entier pour moi. Ne 
m'avez-vous pas jeté avec deux mots toutes les fortunes? Oui, 
vous m'avez donné une confiance, une audace incroyables. Mais 
moi pour toi, mon tant aimé, remplacerai-je tout? Te ferai- 
je tout à fait oublier celle que tu aimes? Pourquoi briser le cœur 
de cette pauvre enfant qui sait si mal t'aimer, mais dont tout le 
bonheur est son amour? Ai-je un avenir, moi qui n'aurai peut- 



LE ROMAN d'iNE INCONNUE. 363 

être pas de lendemain? Comment alors pourrai-je êiro sûre de te 
faire heureux? Si tu Taimes, épouse cette pauvre fille; je t'aime 
tant pour toi-même que je ne saurais être jalouse si elle te fait 
heureux comme je le désire. Tu vois, cher adoré, tous mes maux, 
toutes mes misères; tu sais toutes mes pensées. Après moi, tu 
aimeras mon âme, voilà ma consolation. 

Avant de te connaître je souffrais et je dévorais mes pensées, 
comme d'autres dévorent les humiliations. J'en étais arrivée à 
maudire mon fatal savoir en lui reprochant de ne rien ajouter au 
bonheur réel. Depuis votre lettre, tout est changé en moi, ma vie 
a un but réel. Si je ne puis te donner le bonheur, je convoite 
pour toi toutes les palmes et tous les triomphes de la gloire. 

A vous toutes mes pensées, à vous tous mes baisers. 

Mon père est toujours à Madrid, peut-être sera-t-il obligé d'y 
séjourner encore une quinzaine; vous voyez que nous ne serons 
guère à Paris avant le 29 ou 30 janvier. Je vous donnerai rendez- 
vous entre quatre et cinq heures aux Champs-Elysées, le lende- 
main du jour de mon arrivée. Il faut absolument que vous me 
voyiez; pour arriver à ce résultat, demandez d'ores et déjà une 
prolongation de congé de quinze jours. Vous auriez mon portrait 
si je ne faisais un ouvrage à la Pénélope; je ne fais que faire et 
défaire ce portrait tant j'ai peur qu'il ne vous plaise pas. Et puis, 
il m'est impossible de travailler quand je viens de recevoir une 
lettre de vous. 

XXIV 

Cette lettre, mon Jules, est une des dernières que vous rece- 
vrez de moi... Vous allez, dans quelques jours, décider de mes 
destinées, comme, en même temps, une consultation composée 
des meilleurs médecins de Paris, convoquée pour le 4 février, 
dira si je dois ou non compter sur les chances d'une longue 
vie, et enfin si je puis vous faire mon époux sans vous faire trop 
tôt veuf. Comme cette docte assemblée, soyez impartial, soyez 
sincère et, quelque mal que vous puissiez me faire, qu'aucune 
considération ne vous arrête... Dites-moi toute la vérité. Si vous 
avez encore vivante au cœur l'image de celle que vous avez tant 
aimée, ne me le celez pas. Je puis maintenant mourir avec cou- 
rage... J'ai aimé. 

J'en suis à cet endroit de ma lettre et voici venir chez moi 
notre ami qui m'annonce que vous lui avez écrit une gracieuse 
missive dans laquelle vous lui disiez que vous m'envoyez vos peu- 



364 REVUE DES DEUX MONDES. 

sées les plus secrètes. J'envoie à la hâte chercher cette chère con- 
fidente, et dès que je l'aurai lue je continuerai ma lettre. 

J'ai lu. Quelles joies! Quelles extases I Comment, cœur chéri, 
plus d'obstacles I Nous serons libres d'être l'un à l'autre chaque 
jour, à chaque heure, chaque moment, toujours! Nous pour- 
rons rester heureux pendant toutes les journées de notre vie, 
enlacés dans les bras l'un de l'autre». Quoi ! nos sentimens 
si purs, si profonds, prendront les formes délicieuses des mille 
caresses que j'ai rêvées. Je serai toute à toi, tu seras tout à moi! 
Ce bonheur me tuo, il m'accable. Ma tête est trop faible, elle 
éclate sous la violence de mes pensées. Je pleure et je ris, j'ex- 
tra vague. Chaque plaisir est comme une flèche ardente, il me 
perce et me brûle ! 

Mon bien-aimé, écoute certaines choses que je n'osais te dire 
encore, mais que je puis t'avouer aujourd'hui. Je sentais en moi 
je ne sais quelle pudeur d'âme qui s'opposait à l'entière expres- 
sion de mes sentimens, et je tâchais de les revêtir des formes de 
la pensée. Mais maintenant je voudrais mettre mon cœur à nu, te 
dire toute l'ardeur de mes rêves, te faire entendre combien je suis 
avide de je ne sais quel bonheur inconnu! Ne t'eff"raie pas des 
larmes qui ont mouillé cette lettre, ce sont des larmes de joie. 
Mon seul bonheur, nous ne nous quitterons bientôt plus! 

Malheureusement, tout ne va pas toujours au gré de nos dé- 
sirs ; vous voyez, mon ami, que j'avais prévu d'avance ce qui nous 
arrive aujourd'hui et que, pour conjurer le malheur que je pres- 
sentais, je vous priais de demander une prolongation de congé. 
L'ordre est formel, mon père arrive de Madrid le 30 et nous quit- 
terons Montpellier le 31. Je vous laisserai Léon pendant un jour 
ou deux pour qu'il attende votre retour et surtout pour qu'il 
s'entende avec vous de nos beaux projets d'avenir. Dans tous 
les cas, mon adoré, vous ne m'auriez pas vue avant la décision 
de la Faculté de Paris. Une éventualité fâcheuse détruit tous 
mes beaux projets, une espérance donnée par eux me fait aussi- 
tôt votre femme. Vous viendrez alors à Paris ; c'est une affaire 
dont je me charge quand je saurai que je dois vivre et quand 
j'aurai tout dit à mon père. Que je serai heureuse et fière d'être 
à vous! Que de joies! Que d'espérances! Dans peu vous saurez 
mon nom; ce nest pas la confiance qui m'a jamais manqué, si 
je ne vous ai pas livré ce secret, c'est que je n'avais rien dit à 
mon père. Envoyez-moi votre portrait, je parfais le mien. Léon, 
qui passera un jour avec vous, vous le remettra. J'aurais encore 
bien des choses à vous dire, adressez-moi encore une ou deux 



LE ROMAN d'une INCONNUE. 365 

lettres. Je vous embrasse et je vous aime de toutes mes forces. 
A bientôt de vos nouvelles, songez à moi comme je songe à 
vous. 

XXV 

Mon ami, je veux encore vous donner signe de vie et vous 
dire, si je le puis exprimer, combien vous m'êtes cher et combien 
vous êtes devenu indispensable à la vie de votre pauvre amie. 
J'ai quitté ce ciel du Midi sous lequel vous allez vivre de nouveau 
et sous lequel je vous ai aperçu pour la première fois. Je l'ai 
quitté, dis-je, avec des larmes bien amères et avec de bien 
sinistres pressentimens. 

J'ai vos portraits, ils ne vous ressemblent en rien... Je les 
aime cependant ; comme tout ce qui me vient et me viendra de 
vous, ils me sont précieux, mais bien moins que vos lettres où 
vous peignez avec un adorable laisser aller votre àme si douce et 
vos sensations si sincères. 

Je suis arrivée à Lyon ce soir, je suis très fatiguée, très 
souffrante... Nous nous y reposerons quelques jours. 

Si j'ai bien compté, vous serez demain à Montpellier; vous 
aurez à votre arrivée ces quelques mots de celle dont le souvenir 
et les pensées ne vous quittent en aucun moment. Léon est avec 
moi, mais moins que vous-même. J'ai conservé mon portrait, que 
je ne pouvais exposer d'une aussi imprudente façon. 

Courage, prudence, discrétion et à bientôt. 

Quand serai-je à Paris? Une fois arrivée, vous saurez où 
m'écrire, car je vous le dirai. Léon me parle souvent de vous, je 
le fais plus souvent encore, sa patience est adorable. 

{La deymière partie au prochain numéro.) 



MANNI?S(t 



T T 'Ij 



LES ANNEES CATHOLIQUES 1851 1892 



I 

A 44 ans, après dix-huit ans de ministère, onze ans dans les 
dignités de lEglise anglicane, Manning se retrouvait seul, hors 
cadre, dépouillé, sans fonctions, sans amis, presque sans rela- 
tions. Dans ces douloureuses expériences, il crut voir un aver- 
tissement de Dieu contre les attachemens humains : il se mit en 
garde contre les affections exclusives. Ce n "était certes pas que les 
sources de l'amour fussent taries dans cette âme, où nous les 
verrons plus tard jaillir assez abondamment jusqu'au soir de sa 
vie. Détaché des affections purement humaines et terrestres, il 
n'avait pas encore trouvé dans la pratique de la charité héroïque 
ou surnaturelle l'emploi de sa force d'aimer. Ce qui dominait 
toutefois en lui, c'était la joie, une joie céleste, l'allégresse d'une 
âme inondée par les flots de la grâce enfin sans obstacles. 

Sa vocation sacerdotale n'avait pas subi l'ombre d'une hési- 
tation. Moins de dix semaines après son abjuration, le dimanche 
de la Trinité, le cardinal Wiseman lordonna de sa propre main 
dans sa chapelle particulière, et le lendemain Manning, rapide- 
ment initié par le Père Faber, de l'Oratoire, à ce cérémonial qu'il 
ne sut jamais à fond, célébrait sa première messe à l'église des 

(1) Voyez la Revue du I"^ mai. 



MANMNG. 367 

Jésuites et y avait pour assistant le Père de Ravignan. Bien qu'il 
eût déjà des vues sur lui, le cardinal consentit à le laisser aller 
étudier à Rome. Pie IX l'y accueillit par ces mots partis du cœur : 
Vi benedico con tutto il mîo cuore in tiio egressu et in tuo ingressn, 
le traita en fils, voulut s'entretenir familièrement avec lui une 
fois par mois et le plaça à V Academia ecclesiastica. 

Ce séjour de Rome, encore qu'il y eût quelque chose de mor- 
tifiant pour un homme de son âge à rentrer à l'école, à revenir, 
comme il le disait, au biberon et aux lisières du séminariste, 
laissa une trace lumineuse dans sa vie. En dehors de ses études 
et du privilège de ses rapports avec le pape, il s'y lia avec les 
principaux personnages de la Curie, avec le Gesii, avec le Père 
général Beckx, avec le grand théologien Perrone, le Père Passa- 
glia, qui lut avec lui la Somme de saint Thomas d'Aquin. Au 
bout de trois ans, il fallut que Pie IX, qui aurait voulu le garder 
auprès de lui, le rendît aux instances réitérées de Wiseman. 

Le cardinal-archevêque, en l'appelant à son secours, obéissait 
à une très juste vue des nécessités de la situation. Le catholi- 
cisme anglais traversait une grande crise. En butte pendant plus 
de deux siècles à une persécution tantôt sanglante, tantôt tracas- 
sière, il avait, en la personne de ses prêtres, héroïques réfrac- 
taires de la religion d'Henri VIII et d'Elisabeth, ou de ses laïques, 
livrés, comme victimes du complot catholique, aux monstrueux 
mensonges d'un Titus Oates, fourni d'innombrables martyrs à 
l'intolérance protestante. Il n'avait pas seulement subi ces souf- 
frances qui portent avec elles leur compensation pour les âmes 
hautes. Frappé d'incapacités civiles et politiques, il avait éprouvé 
ce qu'il y a de plus cruel dans la persécution : ce resserrement, 
ce rétrécissement qu'elle opère à la longue dans l'esprit et le 
cœur de ses victimes. La révocation de l'édit de Nantes ou la 
Terreur révolutionnaire cueille la fleur d'une nation; elle la jette 
au dehors ou la parque au dedans, dans une sorte d'exil à l'inté- 
rieur, et elle fait de cette élite une coterie infectée de l'esprit du 
refuge ou de l'émigration . 

Le catholicisme anglais n'échappa pas à cette loi. Ses prêtres 
étaient les chapelains de quelques grandes familles. Les laïques 
étaient immobilisés, comme les légitimistes français, dans une 
sorte d'émigration à l'intérieur. Point de classes moyennes. Le 
peuple ne comprenait guère que des immigrés irlandais. A 
Londres, l'aristocratie fréquentait les chapelles des légations et 
ambassades catholiques : les quartiers pauvres n'avaient que 
d'humbles et pauvres salles de mission. Ailleurs c'était pis encore. 
A Liverpool, quatre chapelles et quatorze prêtres pour plus de 
cent mille lidèles. Quatre grands événemens, qui marquèrent en. 



368 HEVUE DES DEUX MONDES. 

quelque sorte les étapes d'une longue évolution, vinrent changer 
la face des choses. 

La révolution française, en supprimant les collèges de Douai 
et de Saint-Omer, ramena le jeune clergé sui le sol natal pour 
s'y préparer au sacerdoce en même temps que l'exemple plein de 
dignité des prêtres français émigrés et le sentiment tout nouveau 
de la solidarité des Eglises et des aristocraties contre la puissance 
de destruction affaiblissaient le préjugé protestant et insulaire. 
L'émancipation des catholiques irlandais en 1828, l'invasion en 
coup de vent d'O'Conneli et de ses barbares, c'est-à-dire de la démo- 
cratie et de ses procédés, dans le paisible bercail où le petit 
troupeau avait jusque-là brouté, sans s'écarter, des herbes un peu 
fades, inaugurèrent une ère nouvelle. Il y eut un catholicisme 
anglais auquel ne suffit plus la dédaigneuse tolérance accordée 
à une minorité inofïensive; il eut conscience de la grandeur et 
de la force de son principe; il porta la guerre dans le camp de 
l'anglicanisme officiel ou du protestantisme militant. Wiseman 
en fut le chef et le champion. Dans le même temps le mouvement 
d'Oxford, en remettant le catholicisme en honneur dans l'Eglise 
anglicane et en jetant dans l'Église catholique Newman, Faber, 
Ward, Oakeley, Dalgairn, Coffin, Manning, tant d'autres, trans- 
formait l'atmosphère morale. Une terre frappée de stérilité depuis 
trois siècles portait de nouvelles moissons, une tige desséchée se 
remettait à fleurir. Redevenue conquérante, l'Eglise releva la 
tête. Les nouveaux venus, exaltés par la lutte, n'avaient pas 
abâtardi leur courage dans une lâche oisiveté. Nulle tare exotique, 
nul accent réfugié ne les marquait. Ils ne croyaient pas que la 
conquête de la vérité, au prix des plus douloureux sacrifices, dût 
les exclure de l'arène des nobles combats. 

Dans le catholicisme anglais, il y eut désormais deux caté- 
gories, deux classes, deux partis: les timides et les vaillans, les 
muets et les éloquens, les passifs et les actifs, les vieux et les 
nouveaux catholiques. Si le partage ne s'opéra pas toujours d'après 
les origines, s'il y eut des catholiques de la vieille roche parmi 
les ardens et des convertis, — l'un surtout, le plus grand de tous, 
— parmi les modérés, ce classement n'en fut pas moins en gros 
exact. Il était naturel que les anciens protestans fussent épris 
dans leur nouvelle Eglise de tout ce qui leur avait manqué dans 
l'ancienne, de l'autorité présente et visible, de l'infaillibilité 
vivante, de l'obéissance alerte et joyeuse. Si tous n'allaient pas 
aussi loin que Ward, qui aurait souhaité recevoir chaque matin, 
avec son journal, à l'heure de son déjeuner, une encyclique 
pontificale avec définitions dogmatiques, ils étaient du moins tous 
par vocation ce qu'il est convenu d'appeler des ultramontains. Un 



manmm;. 369 

conflit était inévitable avec le semi-gallicanisme et la réserve 
timide des catholiques de naissance. 

Pic IX le hùta eu rétablissant la hiérarchie ecclésiastique et 
en substituant aux vicariats apostoliques un archevêché et 
quatorze cvèchés. En proclamant l'Angleterre mûre pour le 
retour à l'organisme normal de la vie ecclésiastique, la bulle 
Vijieam domini répudiait du même coup le chimérique espoir de 
voir l'Eglise anglicane en corps, son clergé et ses prélats à sa 
tête, se soumettre au vicaire de Jésus-Christ. Cet acte provoqua 
une explosion de fanatisme protestant auquel lord John Russell 
crut devoir s'associer en faisant voter ab irato une loi, tacitement 
abrogée avant même d'avoir été appliquée, pour interdire aux 
évêquescatholiqueslusagedetitres territoriaux. Au sein de l'Eglise 
elle-même, le mouvement offensif de propagande et de conquête 
en reçut une vive impulsion. En la personne de Wiseman, créé 
cardinal et nommé archevêque, le Saint-Siège avait un lieutenant 
dévoué. Par malheur l'épiscopat comptait trop de membres rem- 
plis de l'ancien esprit pour quune parfaite unité pût régner dans 
le commandement. 

Les dix années qui s'écoulèrent entre le retour de Manning 
à Londres et son avènement au trône archiépiscopal furent 
toutes remplies de tristes luttes entre les deux principes con- 
traires, encore compliquées de déplorables questions de personnes. 
L'étude minutieuse de ces querelles présenterait sans doute un 
grand intérêt pour l'historien de l'Eglise. Pour ce qui touche 
Manning, il suffit de noter qu'il y fut forcément mêlé par la na- 
ture de ses opinions, par son tempérament, et par la confiance de 
son archevêque. Nommé en 1857 prévôt du chapitre de West- 
minster, il eut à combattre l'opposition presque factieuse d'une 
majorité des chanoines. Chargé de représenter Wiseman à Rome 
dans la longue affaire de la destitution du coadjuteur cwn spe 
snccpssionis, que l'archevêque s'était laissé donner en un jour de 
faiblesse, et avec qui n'avait pas tardé à éclater une incompati- 
bilité d'humeur radicale, Manning dut résider fréquemment dans 
la capitale de la chrétienté. Il y fut bientôt sur le pied d'un per- 
sonnage important. L'affection de Pio IX pour lui ne se démentit 
pas. 

Il avait dans la personne d'un camérier du pape, d'un converti 
anglais, Ms"" Talbot, un correspondant et un agent infatigable 
qu'une communauté de sentimens et de situation avait rapproché 
de lui et qui le servait avec un zèle sans égal. On a fait un 
crime à Manning de cette correspondance dans laquelle il 
tenait le pape au courant de tous les faits de la vie ecclésiastique 
et religieuse de l'Angleterre. Peut-être y a-t-il lieu de regretter 
TOME cxxxv. — 1896. 24 



370 REVUE DES DEUX MONDES. 

la nécessité où s'est trouvé l'ami de M^' Talbot de recourir à un 
intermédiaire plus dévoué quéclairé pour faire arriver jusqu'à 
Pie IX les informations et les jugemens qu'il croyait utiles. Quand 
on voit l'usage que les adversaires faisaient de leur influence sur 
le collège de la Propagande et le cardinal Barnabo, on ne saurait 
contester la légitimité des moyens de défense mis en œuvre par 
Manning. Il ne faut pas croire en efTet que la cause de l'arche- 
vêque ou celle de l'ultramontanisme fut toujours et facilement 
triomphante. Au contraire elle avait affaire à forte partie et elle 
subit bien des échecs, surtout d'intolérables délais. Si Pie IX, 
après quatre ans de lutte, finit par évoquer l'affaire du coadjuteur 
et par la trancher par un colpo di stato di Dominidio en exigeant 
de M""^ Errington, déjà privé de ses fonctions d'assistant, la renon- 
ciation à son jus successionis, le cardinal fut battu sur plusieurs 
points essentiels, comme son droit d'inspection sur les séminaires 
diocésains en qualité de métropolitain. Manning fut enveloppé 
dans la défaite infligée à son chef sur la question de l'emploi des 
prêtres de la communauté des Oblats de Saint-Charles, qu'il avait 
fondée, au séminaire de Saint-Edmond. C'était là l'œuvre qui lui 
tenait le plus à cœur. Pendant huit ans, il vécut dans la maison 
de Bayswater, où il avait débuté modestement en 18rj7. Il y subit 
de cruelles épreuves, il y livra de rudes combats: ce n'eu furent 
pas moins, il l'écrivait en 187.'!, les huit plus heureuses années 
de sa vie. Son nom était resté inscrit sur la porte de sa chambre tte, 
et le cardinal-archevêque de Westminster aimait parfois à s'y 
retirer. 

Au reste, pendant cette période de luttes, il n'avait jamais 
senti défaillir son courage. Il avait dans l'autorité du Saint-Siège 
une confiance robuste, imperturbable, qui ne se distinguait pas 
aisément de sa foi. Elle en avait les qualités morales, elle en 
rendait le son plein et pur. Aussi bien, chez Manning, cet ultra- 
montanisme qu'on lui a tant reproché, bien loin d'appartenir au 
domaine de la politique, même ecclésiastique, et du contingent, 
était le fruit même de sa piété, de ses convictions lentement éla- 
borées, de ses expériences religieuses. L'homme qui a pu écrire 
ces lignes, destinées aux seuls yeux d'un confident intime : « La 
vérité, la vérité qui m'a seule sauvé, c'est l'infaillibilité du 
vicaire de Jésus-Christ, en tant que forme unique et parfaite de 
l'infaillibilité de l'Eglise, et par conséquent de toute foi, de toute 
unité et de toute obéissance », cet homme a pu se tromper; il 
n'a point adopté ces théories pour flatter un souverain pontife de 
qui dépendait sa carrière. 

Chez lui, on ne saurait trop le répéter, 1 ultramontanisme ne 
fut que le dernier terme, l'issue logique d'un développement de 



MANNING, 371 

vie interne et de piété dont les antres frnits furent une foi sans 
défaillance, une charité sans bornes, et un rigoureux ascétisme 
personnel. Ne faudrait-il pas plaindre ceux à qui l'esprit de parti 
fermerait les yeux à cette origine toute spirituelle et religieuse 
du catholicisme très romain de Manning, ou qui se refuseraient 
à voir dans sa conception particulière du christianisme la source 
toujours jaillissante de ce large amour de l'humanité et de cette 
vue hardie des droits et des devoirs de la société dont s'inspira 
la dernière partie de sa carrière? C'est ici le cœur même de notre 
sujet : disons-le donc encore une fois, si paradoxale qu'en puisse 
sembler l'assertion, l'ultramontanisme de Manning fut une forme 
de sa piété, une étape de son progrès spirituel, et c'est en lui 
qu'il trouva l'inspiration de son socialisme chrétien, le mobile 
de son activité populaire, le ressort et le régulateur de ses géné- 
reuses témérités de pensée, de langage et de conduite. Il serait 
absurde de forcer la note et de prétendre tirer de ce fait des 
conclusions générales, mais cest un fait que Manning fut ultra- 
montain dans la mesure où il fut un grand chrétien, et qu'il fut 
Fapôtre du catholicisme réformateur et de la réforme sociale dans 
la mesure où il fut ultramontain. 

Là est l'unité de sa vie. C'est aussi le message d'espérance et 
<le consolation qu'il a voulu laisser à une génération lasse des 
négations du rationalisme et épouvantée des problèmes de la mi- 
sère et du mal. Réconcilier en les faisant couler dans un même 
lit les deux grands courans opposés, dont l'un a abouti au concile 
du Vatican et à la proclamation du dogme de l'infaillibilité, pen- 
dant que l'autre, après avoir ébranlé ou renversé tous les postu- 
lats de la foi et tous les principes de la certitude, venait battre 
de ses flots furieux les fondemens de la société elle-même ; faire 
du pape, proclamé et reconnu le gardien incorruptible du dépôt 
de la révélation chrétienne, le chef d'une Eglise redevenue 
l'asile des souffrans et des opprimés; montrer au peuple, désabusé 
des fictions du libéralisme doctrinaire, écrasé sous le poids des 
réalités du libéralisme économique, l'incomparable puissance 
d'affranchissement, de réparation et de régénération d'une reli- 
gion tout ensemble de liberté et d'autorité; en un mot faire de 
l'évangile du Christ, interprété et appliqué par son vicaire et par 
les successeurs des apôtres, la charte de l'humanité; agenouiller 
l'Eglise devant la Croix et le monde devant l'Église, tel était le 
plan qui se formait peu à peu dans l'esprit de Manning. 

Avec la même sincérité et la même passion qu'il défendait 
l'autorité spirituelle du Saint-Siège, il défendit son autorité tem- 
porelle. La politique insensée de Napoléon III venait de faire 
surgir dans toute sa gravité la question du pouvoir temporel. 



372 REVUE DES DEUX MONDES. 

L'Italie venait de se constituer avec l'aide militaire et diploma- 
tique de la France. Fondé au nom de ce trop fameux principe des 
nationalités, mis en honneur par le chef du seul Etat peut-être 
qui n'eût rien à en attendre et tout à en redouter, le jeune royaume 
ne s'arrêtait en frémissant devant le patrimoine de Saint-Pierre 
que sur le veto du vainqueur de Solfcrino, devenu le factionnaire 
du Vatican. Pendant que ces contradictions irritaient également 
Italiens et partisans de la légitimité, le libéralisme vulgaire se 
laissait conter que la séparation du spirituel et du temporel exi- 
geait l'assujettissement du chef d'une Eglise universelle au chef 
d'un Etat particulier. 

Manning entra en lice par deux séries de conférences qu'il 
réunit en volumes, dont on commença par louer le zèle à la Pro- 
pagande et qui faillirent, un peu plus tard, lui faire une mau- 
vaise affaire. Ce qui déconcerta, c'était l'esprit infiniment plus 
religieux que politique de ce champion du Saint-Siège, qui pro- 
testait contre toute assimilation des droits sacrés du pape au prin- 
cipe terrestre et contingent de la légitimité, et qui condamnait 
presque l'emploi des moyens matériels et le recours à la force 
pour défendre une cause toute divine. 

Non taii anxilio nec defensoiibus istis ! 

On menaça de mettre à l'index cet ouvrage téméraire. Gomme 
Fénelon, il était tout prêt à se soumettre avec une sorte d'âpre 
plaisir, « heureux, non pas de s'être mis dans le cas de subir ce 
jugement, mais d'avoir eu loccasion de donner, à son temps et 
à son pays, un exemple de docilité en matière d'opinion. » Cette 
épreuve lui fut épargnée. Quelques légères erreurs de forme 
n'empêchèrent ni la Civilta cattolica de -parler favorablement de 
son ouvrage, ni un nouveau livre de lui sur les Gloires du Saint- 
Siège au temps présent de recevoir un accueil plus chaleureux 
encore . 

Ce fut à ce moment que survint la mort si longtemps attendue 
et escomptée du cardinal Wiseman. Rappelé télégraphiquement 
de Rome, Manning eut la consolation de lui dire adieu avant de 
lui fermer les yeux, le 3 février 1865. La crise était d'autant plus 
grave qu'une grande incertitude régnait sur cette succession. 
Wiseman, guéri du goût pour les coadjuteurs par une seule 
expérience, s'était obstinément refusé jusqu'au bout à en recevoir 
un nouveau. Un parti existait qui soutenait le droit indéfectible 
de M'^'" Errington, en dépit de sa renonciation. Il s'agissait de 
savoir qui l'emporterait, du vieux catholicisme sectaire, immo- 
bile, efl'rayé de son ombre, ou du jeune catholicisme ardent, 
actif, agressif. Tout dépendait du choix que ferait Rome. Le cha- 



MANNING. 373 

pitre de Westminster avait à présenter une liste de trois candidats, 
sur lesquels les évêques devaient rédiger un rapport confidentiel. 
Il semblait certain que si ce corps évitait d'offenser le pape en 
lui soumettant le nom d'Errington, le coadjuteur destitué, et sïl 
était assez bien conseillé pour inscrire sur sa liste le nom de 
l'évéque de Birmingham, UUathorne, le choix de ce prélat mo- 
déré, conciliant, ne ferait pas difficulté. Le chapitre fut prévenu 
de l'exclusion prononcée contre Errington. Il n'en tint compte 
et il mil le comble à sa faute en ne trouvant pas place pour 
M?"" UUathorne à côté de l'ex-coadjuteur, des évêques de Cliîton, 
Ms'- Clifford, et de South wark, Ms^ Grant. 

Dès lors, l'issue de la crise devenait beaucoup plus difficile à 
prévoir. Le gouvernement anglais, tout hérétique et schismatique 
qu'il fût, crut devoir intervenir eu faveur de Grant, bien vu des 
ministres depuis ses démêlés avec Wiseman. M?' Clifford n'en 
tenait pas moins la corde. Si on lappelait un peu familièrement 
à Rome un buon ra(jazzo, sa naissance, ses liaisons, son tempéra- 
ment, lui assuraient l'appui dévoué de tout l'ancien catholicisme 
et des chefs de file de l'aristocratie laïque. Le cardinal Antonelli, 
esclave de la raison d'Etat, tout enfoncé dans la politique, peu 
touché de l'intérêt spirituel, inclinait à tenir grand compte des 
recommandations de l'agent britannique officieux, M. Odo Rus- 
sell; mais l'estampille de lord Palmerston et de lord John Russell 
ne pouvait suffire à faire agréer la candidature de M^' Grant, de 
cette piccola testa e pettegola , comme on disait à Rome ; de ce 
prélat gâté, selon M^' Talbot, par dix-sept ans de séjour sur les 
bords du Tibre, qui lui avaient donné le goût pour l'intrigue et 
la duplicité du caractère italien sans sa noble fidélité pour le 
Saint-Siège. 

Tout cela agitait fort la capitale de la chrétienté en ce prin- 
temps de 1865. Les cardinaux de la Propagande, Barnabo en tête, 
ne se souciaient guère d'assumer la responsabilité d'une tâche 
ingrate. Au fond, tout dépendait du parti que prendrait le pape 
d'évoquer l'affaire ou de 1 t laisser suivre sou cours. Un religieux 
anglais, présent à Rome, le Père Coffin, souhaitait tout haut ce 
qu'il appelait spirituellement, non un coup d'Etat, mais un colpo 
del Spirito Santo. Ms' Talbot ne restait point inactif. Bien que 
Manning eût poussé le respect du serment de discrétion qu'il 
avait prêté jusqu'à refuser de lui télégraphier les choix du cha- 
pitre et qu'il eût suspendu sa correspondance avec lui trois 
semaines et plus, au moment critique, du 24 février au 18 mars, 
le camérier secret était assez tenu au courant par le prévôt lui- 
même, par Patterson, par Morris, pour être à même de balancer 
auprès de Pie IX l'influence des agens des Searle, des Errington', 



374 REVUE DES DEUX MONDES. 

des Grant, des Clifford et des Ullathornc. S'il se fit un peu trop de 
fête et s'attribua plus d'importance qu'il n'en avait, s'il eut même 
un instant la délicieuse naïveté de croire que le saint-père avait 
jeté les yeux sur lui et de le dire à son ami Manning, il n'en eut 
pas moins son utilité à son rang et à sa place. 

Des rumeurs sourdes commençaient à désigner Manning, 
Celui-ci dut subir ces alternatives d'espoir et de doute qui sont 
si cruelles pour les ambitieux. Il écrivait, un jour, de mauvaises 
nouvelles : « Si je disais que pas une fois cette perspective ne s'est 
offerte à ma pensée, je mentirais; mais en affirmant que pas un 
instant je ne l'ai crue probable, ou raisonnable, ou concevable, je 
ne dis que la stricte vérité. Dieu sait que pas une fois mes prières 
ne lui ont exprimé l'ombre d'un tel vœu... L'œuvre à laquelle je 
travaille ne dépend de la faveur ou de l'approbation de qui que 
ce soit, en dehors de Notre-Seigneurou de son vicaire... Si le saint- 
père souhaite jamais la destruction de mon œuvre, elle n'existera 
plus avant le coucher du soleil : autrement, personne au monde 
ne saurait la détruire... J'ai offensé protestans, anglicans, catho- 
liques gallicans, catholiques nationaux, catholiques mondains, et 
le gouvernement, et cette opinion publique qui, en Angleterre, 
combat, tout le long du jour et par tous les moyens, l'Église et 
le Saint-Siège. Vous savez si c'est là le chemin qui mène aux 
récompenses d'ici-bas; j'espère y persévérer jusqu'à la fin, sûr 
que rien n'émousse le tranchant de la vérité. » Quelle déclara- 
tion d'indépendance pourrait passer en noblesse et en fierté cette 
profession de foi d'une âme qui mettait sa dignité et trouvait sa 
liberté dans l'obéissance? Manning pouvait attendre de pied ferme 
une décision qui pouvait changer sa destinée, mais non son état 
d'àme. 

Pie IX, après avoir hésité, après avoir parlé du choix de 
Clifford comme s'il devait se faire en dehors de lui, s'était résolu, 
peut-être sur l'impression toute chaude de Vinsidto al papa 
qu'était à ses yeux la présentation du nom d'Errington, à inter- 
venir personnellement. Il ordonna des prières et des messes spé- 
ciales pendant un mois pour appeler les lumières du ciel. La 
réponse ne se fit pas attendre trop longtemps. C'est le pape lui- 
même qui le conta à Manning quelques semaines plus tard : Cest 
propi'ement une inspiration à laquelle fai obéi €7i vous nom- 
mant. J'entendais sans cesse une voir qui me répétait : Nomme-le, 
nomme-le l A ce message divin Pie IX ne crut pas devoir résister. 
Le 30 avril 18G5, il choisit Henry-lMward Manning pour succéder 
au cardinal Wiseman comme archevêque de Westminster. 



MANMKG. 315 



II 



Le 8 mai au matin, Manning venait de dire sa messe à la 
chapelle de sa communauté de Sainte-Marie des Anges, à Bays- 
vvater, lorsqu'il reçut le pli officiel du secrétaire de la Propa- 
gande. Son premier mouvement fut d'aller s'agenouiller devant 
le saint sacrement. Il avait conscience des responsabilités écra- 
santes qu'il allait assumer, mais il avait foi en l'aide de Celui qui 
avait tout fait. Sa première pensée fut pour la portion de son 
nouveau troupeau qui lui tenait le plus à cœur : les vingt mille 
enfans pauvres de Londres, encore en dehors de l'action de 
l'Eglise, pour lesquels il espérait faire quelque chose. Ses débuts 
furent naturellement marqués par l'esprit de conciliation : l'ar- 
chevêque de Westminster pouvait tendre la main aux adversaires 
du prévôt Manning. Il fut touché de l'empressement que mirent 
à saluer son élévation ceux-là mêmes qui devaient le plus la 
déplorer. Le chapitre espéra faire oublier par sa déférence six 
ans d'opposition acharnée. Avant deux jours, tous les supérieurs 
d'ordres, — sauf celui des jésuites de Farm-Street, qui permit 
seulement à quelques Pères de suppléer à son abstention, — tous 
les chefs de paroisses, 190 prêtres sur 214, étaient venus rendre 
hommage au nouvel archevêque. L'accueil ne fut pas moins cha- 
leureux de la part des évêques : Ms' Ullathorne,dont le nom avait 
été mis en avant pour cette grande succession, voulut être le pre- 
mier à féliciter son nouveau métropolitain. 

Le plus vif désir de Manning eût été de se faire consacrer à 
Rome par le pape en personne. Il y renonça pour faire de son 
sacre le symbole et le gage de cette heureuse réconciliation. 
Après une retraite au couvent des Passionnistes de Highgate, il 
fut consacré le jeudi de Pentecôte, 8 juin 1865, quatorze ans 
après son ordination. La cérémonie se fit à la pro-cathédrale de 
Moorfields; l'officiant fut M^' Ullathorne, de Birmingham, les 
assistans, les évêques Grant de Southwark et GliiTord de Clifton. 
Trois cents prêtres se pressaient dans la nef. Quand on vit entrer 
processionnellement le nouvel archevêque, avec son corps amaigri, 
sa figure pâle, presque transparente, encore émaciée par un jeûne 
rigoureux, une vieille Irlandaise, perdue dans la foule, s'écria: 
« Quel dommage de prendre toute cette peine pour trois semaines ! » 
L'échéance n'était pas si proche. Manning, qui entendit cette 
exclamation, se donnait à lui-même quinze ans d'activité : Dieu 
lui en accorda plus de vingt-cinq. Le Père Vaughan, l'ami, le 
futur successeur de Manning, lui écrivait que le fardeau ne pou- , 
vait être plus lourd, mais que le découragement n'était pas pour 



376 REVUE DES DEUX MONDES. 

V apôtre du Saint-Esprit en Angleterre. Wiseman avait achevé son 
œuvre quelques années avant de mourir. Celle de Manning devait 
être, dans la pensée de son correspondant, tout ensemble plus 
ecclésiastique et plus spirituelle. Il devait donner à l'Angleterre 
son saint Charles Borromée et son saint Barthélémy des Martyrs. 
Manning se sentait très fort avec sa devise sentire cum Pefro. 
Pie IX lui donna à Rome, en septembre, le pallium et lui recom- 
manda patei'nellement la prudence. 

Entre ces deux hommes les rapports n'avaient rien d'officiel. 
Pie IX aimait tendrement l'archevêque, l'appelait l'homme de la 
Providence, le suppliait de se ménager, d'imiter ce prélat amé- 
ricain qui avait pris pour règle de ne jamais faire lui-même ce 
qu'un simple prêtre pouvait faire à sa place. Quant à Manning, 
en dehors de ses convictions sur le dogme de l'infaillibilité, il 
professait pour la personne du pape un attachement mêlé de 
vénération. Ms' Talbot lui ayant écrit un jour: « Le saint-père 
est un fort bon homme, mais, je vous l'ai dit, il n'est pas un 
saint; il a ses faiblesses », Manning, qui appelait Pie IX la per- 
sonnalité la plus surnaturelle qu'il eût approchée, répliquait : 
« Savez- vous bien que j'ai dans l'idée que le pape est un saint 
et que les miserie umane, que nous pouvons découvrir en lui, 
existaient tout autant chez un saint Vincent Ferrier. » S'il y avait 
quelque exagération dans cette vue, il ne s'y mêlait néanmoins 
aucune flatterie. L'ultramontanisme de Manning n'était pas une 
doctrine d'emprunt, adoptée pour se mettre bien en cour; c'était, 
le produit non pas même d'un pur travail d'esprit, mais d'une 
lente élaboration de conscience. Pour cette âme longtemps bal- 
lottée sur les flots troublés du protestantisme, c'était au pied 
même du rocher de saint Pierre, — de ce roc sur lequel le Christ 
lui-même avait dit qu'il fonderait son Eglise, — qu'avaient jailli 
les sources de la certitude, de la joie et de la vie. Il me reste, en 
retraçant la carrière épiscopale de Manning, à montrer comment 
cet ultramontanisme, ce catholicisme rigoureux et absolu, a été 
la voie royale par laquelle ce précurseur d'un grand mouvement 
est allé à la rencontre de l'humanité moderne, de ses besoins, de 
ses souffrances et lui a offert le seul remède efficace, l'Evangile 
éiernel. Chez lui la largeur de l'action fut en proportion de ce 
que ses adversaires appelaient l'étroitesse de la doctrine. Il fit 
voir par son exemple l'erreur de ceux qui veulent abaisser, 
rapetisser le christianisme, le dépouiller de ses caractères surna- 
turels, pour le faire agréer à l'iîsprit du siècle. La religion qu'il 
crut faite pour une génération sceptique, douloureuse, accablée 
et pourtant éprise de son mal, en garde contre les panacées de 
charlatans, revenue des promesses pompeuses et trompeuses de la 



MAiS'NING. 377 

toute-science, mais façonnée aux méthodes sévères de la science 
et de la critique, ce n'est point un christianisme au rabais, ravalé 
au niveau d'une morale ou d'une philosophie humaine, c'est le 
christianisme des apôtres et des saints, c'est la folie de la croix, 
c'est le scandale de l'Evangile avec sa révélation et ses miracles, 
c'est l'Eglise, maîtresse de foi et dompteuse d'erreurs. Pour Man- 
ning, le catholicisme, qui offrira un refuge et un port à une gé- 
nération ballottée sur un océan sans rivage et sans fond, lasse de 
tout et surtout d'elle-même, ce n'est pas un catholicisme mitigé^ 
édulcoré, revu et corrigé ad iisum Delphini, réduit aux sonores 
inanités du Génie du Christianisme, prêt à toutes les transactions 
avec l'Etat ou avec la raison : c'est le catholicisme des grands 
papes et des grands moines; le catholicisme de l'unité, de l'auto- 
rité, de l'infaillibilité; le catholicisme de Joseph de Maisire ou 
du premier Lamennais. L'humanité, suivant une belle parole, 
n'est satisfaite que par ce qui la dépasse; elle n'accepte que ce qui 
s'impose à elle ; elle ne s'incline que devant ce qui commande avec 
autorité. Après tout, ce n'a jamais été la méthode du christia- 
nisme de s'adresser à la raison toute seule pour la convaincre. Il a 
toujours fallu s'élever au-dessus de la région des nuages, des 
doutes, des divisions, des malentendus, des orages, monter sur les 
sommets de la foi et des certitudes divines pour atteindre la zone 
des sources pures et des vastes horizons. Manning détestait cette 
mensongère largeur qui , sous prétexte de faciliter l'accès de la 
cité de Dieu, en détruit les remparts et en livre les portes à l'en- 
nemi. A ses yeux il était des étroitesses sacrées, des attachemens 
à des causes impopulaires, qui sont la condition même de la vraie 
largeur. 

Telle est la raison profonde de l'espèce de dualisme que l'on 
a cru pouvoir signaler dans sa carrière épiscopale. Il n'y a point 
eu là de contradiction, surtout rien qui ressemble à la diploma- 
tie d'un homme d'Eglise essayant de racheter par l'exagération de 
ses avances à la démocratie laborieuse l'excès de son dévouement 
à la papauté. Les deux parties de cette vie se tiennent comme la 
racine et la tige, comme l'arbre et le fruit. Il a fallu d'abord 
affirmer hautement un dogmatisme intransigeant, le faire triom- 
pher dans l'Église, au risque de se brouiller peut-être irrémédia- 
blement avec l'opinion, avant d'apporter à une société malade 
les promesses et les consolations d'un catholicisme libérateur. 

Déjà alors, le rétablissement de l'unité dans la chrétienté 
était à l'ordre du jour. Le scandale de ces divisions préoccupait à 
juste titre les disciples du maître qui a dit : un seul troupeau, un 
seul berger. Une société s'était fondée en 1857 pour travailler par 
la prière à la restauration île l'unité. A côté de deux cents mem-' 



378 REVUE DES DEUX MONDES. 

bres du clergé anglican on y comptait quelques catholiques plus 
zélés qu'éclairés. LeSaintOffice, consulté en 186i, avait condamné 
la théorie, chère aux partisans d'une sorte de fédération des 
Eglises, d'après laquelle il y a trois branches du christianisme : 
l'Eglise romaine, l'Eglise d'Orient et l'Eglise anglicane. Une 
protestation fut adressée au cardinal Wiseman, au saint-père 
lui-même. Manning n'ignorait pas que ce faux idéal de la réunion 
corporative, c'est-à-dire la négociation d'égal à égal d'une sorte de 
traité entre les Eglises, est souvent le principal obstacle à la réunion 
individuelle, c'est-à-dire la soumission pure et simple à l'autorité 
légitime. De fait, quelques sophismes que masquent les formules 
édifiantes des champions de ce fédéralisme bâtard, il n'y a que 
deux conceptions possibles: celle de l'Eglise visible, une, infaillible, 
qui exige la soumission, — c'est celle du catholicisme; celle de 
l'Église invisible ne réalisant jamais au dehors son unité, se con- 
tentant de la communion mystique des âmes, — cest celle du 
protestantisme. Entre les deux se glisse la notion hybride de l'an- 
glicanisme, qui emprunte au protestantisme son refus de recon- 
naître le droit divin du centre de l'unité etqui prend au catholicisme 
sa théorie de l'Eglise pour l'appliquer, non sans une usurpation 
manifeste, à la plus insulaire, à la plus locale, à la plus dépendante 
des Eglises. Pour ces prétentions déplacées, Manning, qui en avait 
fait l'expérience, était impitoyable. Il déclarait tout net qu'une 
seule âme conquise valait mieux à ses yeux que tous ces clergymeu 
si désireux de négocier. Le pape écrivit en quelque sorte sous sa 
dictée une réponse qui n'accordait pas même, de crainte d'encou- 
rager des illusions, le titre de Rfhf'rends à ces ecclésiastiques et 
Manning exposa la doctrine catholique dans sa lettre pastorale de 
18G(3. Il y affirmait qu'il s'agissait non pas de rétablir l'unité de 
l'Église, — il n'y a qu'une Église, et les promesses du Christ lui 
ont garanti l'indéfectibilité de son unité aussi bien que l'immuta- 
bilité de sa foi, — mais de faire rentrer dans cette Église, seule 
digne de ce nom, tous ceux qui, en' restant déjà séparés d'elle, com- 
mettent le péché de schisme. Cette rigueur déplut fort aux angli- 
cans, surtout aux anciens amis de Manning. 

Us ne comprenaient pas cette attitude à l'égard d'une Église 
que Manning jugeait d'autant plus coupable qu'elle était plus près 
de la lum.ière et que ses faux semblans et ses beaux dehors retenaient 
plus d'âmes loin de la vérité. Manning en était venu à préférer de 
beaucoup l'état d'âme des sectes dissidentes, purement protes- 
tantes, à celui de l'anglo-catholicisme. 11 estimait que les pre- 
mières sympathies de l'Église devaient aller « ces millions errans 
çà et là comme des brebis sans berger, à ces classes qui forment le 
cœur de la nation anglaise, à ces âmes pour qui le Christ est mort, et 



MANNING. 379 

qui ont été volées de leur héritage par ce schisme anglican duquel 
elles se sont légitimement séparées à leur tour, et qui, malgré les 
préjugés de l'éducation, apportent souvent plus de sincérité, de 
candeur et de générosité da/ts la controverse que les membres de 
l'Église . Dans ces paroles , il y avait tout un programme d'action , bien 
fait pour scandaliser les ang*licans. Manning leur donna un nou 
veau grief par son attitude dans la grave question de la fréquen- 
tation des (universités d'Oxford et de Cambridge par la jeunesse 
catholique. La suppression du caractère confessionnel de ces éta- 
blissemens, — la laïcisation pour employer le terme technique, — 
semblait autoriser les pères de famille catholiques à ne pas priver 
plus longtemps leurs enfans du double privilège de la haute édu- 
cation intellectuelle et de la participation à cette vie universitaire 
qui est le meilleur apprentissage de la vie du monde. Newman 
n'avait cessé d'avoir une sorte de mal du pays de ces lieux où il 
avait vécu ses plus beaux jours et régné en souverain absolu. De- 
puis l'échec du projet de fondation d'une Université catholique 
à Dublin, il vivait retiré à l'oratoire d'Edgbaston, voué à la direc- 
tion d'une école secondaire. 11 avait été question de le replacera 
Oxford à la tête d'une maison de sa communauté, pour y exercer, 
sur le théâtre de son ancienne gloire, une activité missionnaire. 
Il avait même acquis un terrain à cet effet. Le projet grandit peu 
à peu. On rêva l'établissement d'un collège catholique affilié à 
l'Université; Newman, frémissant d'une ardeur bien naturelle, 
oublia que lui-même, à Dublin, en 4851, il avait fait interdire à 
la jeunesse catholique le séjour des Universités protestantes. 
Les adversaires de la co-éducation s'émurent. Ils firent con- 
damner à Rome la fréquentation des Universités protestantes et, 
bien plus sévèrement encore, celle des Universités laïcisées, par 
les jeunes gens catholiques. Manning avait beaucoup travaillé 
à obtenir cet arrêt. Frappé des graves inconvéniens du plan de 
Newman. mais peu au courant des difficultés pratiques d'une 
telle entreprise, il rêvait déjà la création de cette Université 
catholique qu'il devait fonder à Kensington sous la direction de 
M«' Gapel, qui devait lui causer tant de tracas, lui coûter si cher — 
moralement et pécuniairement — et aboutira un si piteux échec. 
Pour le moment, cette défense, à laquelle Manning avait eu tant 
de part, fut très sensible à Newman. De là date le refroidissement 
permanent des relations de ces deux hommes, cette brouille fa- 
meuse sur laquelle il importe d'autant plus de s'expliquer nette- 
ment que les perfides insinuati(uis de M. Purcell en ont davantage 
dénaturé Thistoire, au détriment de Manning. 

Déjà depuis des années les deux grands convertis étaient con- 
stamment mis en opposition liin avec l'autre. Sous une analogie 



380 REVUE DES DEUX MONDES. 

superficielle se masquait un contraste presque absolu de natures, 
de tempéramens, de destinées. Il était impossible que des amis 
trop zélés ne relevassent pas avec quelque amertume le change- 
ment survenu dans la position respective de Newman et de Man- 
ning depuis leur abjuration. Avant, Newman était le roi d'Oxford, 
l'oracle de l'anglo-catholicisme ; Manning n'était qu'un adjudant, 
un allié de campagne. Après, Newman vivaitdansla retraite, dans 
une sorte de disgrâce, à la tête d'un collège de jeunes garçons ; 
Manning était l'archevêque de Westminster, le primatd'Angleterre, 
l'intime confident, le conseiller écouté du pape. Une telle diffé- 
rence dans leur sort devait, à elle seule, valoir à l'un toutes les 
faveurs, à l'autre toutes les sévérités de l'opinion. Comment 
celle-ci n'aurait-elle pas prodigué ses marques de bienveillance 
au grand esprit, à l'écrivain éminent, l'honneur des lettres 
anglaises, qui passait pour s'être attiré la demi-disgrâce dans la- 
quelle il végétait par son courage à défendre des causes chères à 
la nation britannique? Comment n'aurait-elle pas réservé ses 
rigueurs pour un homme qui semblait prendre à tâche de la bra- 
ver en épousant les causes les plus impopulaires et dont on attri- 
buait le rapide avancement à la gratitude de la Cour de Rome? 
Les anglicans, les protestans, les libéraux eux-mêmes s'atten- 
drissaient volontiers sur le grand homme qui se voyait récom- 
pensé de tant d'incomparables services rendus à l'Eglise par une 
sorte d'ostracisme. Ils sentaient vaguement, au fond, que Newman 
était resté l'un d'entre eux; qu'il ne l'avait même jamais plus été 
que depuis sa conversion ; qu'Anglais jusque dans la moelle de ses 
os, il avait été rejeté vers les solutions moyennes d'une sorte de 
gallicanisme anglican depuis qu'il s'était trouvé en contact direct 
avec les réalités du catholicisme. Ils se vengeaient, d'autre part, 
de l'intransigeance de Manning, de son audace à jeter au public 
le défi de sa défense du pouvoir temporel et de l'infaillibilité, de 
son catholicisme agressif et offensif, en attribuant à l'ambition ses 
convictions et à l'intrigue ses succès, (i'était sous cet aspect qu'on 
le voyait alors. Disraeli lui-même, qui l'admirait sincèrement et 
qui se lia plus tard avec lui, dans le portrait un peu brillante et 
monté en couleur qu'il a donné de lui dans son roman de Lo- 
thair, appuie sur ce trait et fait de son cardinal Grandison un 
invraisemblable alliage d'ascétisme et de machiavélisme. Les 
amis, naturellement, devaient s'em})loyer à envenimer la que- 
relle. Newman, bon gré mal gré, était le centre de l'opposition 
à tout ce qui se faisait à l'archevêché. Manning ne réprima peut- 
être pas assez certaines imprudences de langage de son entou- 
rage. Les occasions de conilit ne manquaient pas : réunion de la 
chrétienté, éducation universitaire, controverses relatives au 



MAN.MNG. 381 

pouvoir temporel, au St/llabus, h l'infaillibililé. Toutefois toutes 
ces divergences n'auraient point laissé de traces si entre ces deux 
hommes il n'y eût eu incompatibilité de tempérament. J'ai déjà 
esquissé ces deux physionomies avec leurs dillérences essentielles: 
l'homme de cabinet, à la pensée subtile, maître passé dans la 
plus savante escrime d'esprit, ennemi juré des généralisations 
téméraires et des assertions mal délimitées, au fond sceptique 
de nature comme tous les intellectualistes ; l'homme d'action, 
toujours sur la brèche; n'ayant ni ne prenant le temps de polir sa 
pensée ou de limer sa phrase, allant droit au but : le salut des 
âmes; aimant à procéder par afhrmations massives et carrées, 
haïssant les déductions et les argumentations. Newman a été l'un 
des rénovateurs de rapologétique,un dialecticien de haute volée; 
s'il a beaucoup combattu, humilié fréquemment la raison, il l'a 
aussi beaucoup aimée et lui a fait souvent appel. Manning 
croyait que la mission du prêtre est de rendre témoignage par sa 
parole, mais surtout par sa vie, aux vérités surnaturelles de la 
révélation. 

Ces profonds dissentimens théoriques n'auraient pas suffi à 
brouiller ces deux champions du catholicisme, sans le choc des 
caractères. Si Manning était homme d'autorité, s'il demandait à 
ses subordonnés l'obéissance loyale qu'il pratiquait envers ses 
supérieurs, Newman avait fini par perdre un peu le sens de la 
réalité dans l'atmosphère artificielle où il se confinait. Plus que 
jamais l'idole d'un cénacle; toujours entouré d'élèves qui devaient 
le croire sur parole et de disciples prêts à jurer m verba magistri; 
légèrement enivré, — qui ne l'eût été? — de l'encens qui lui 
venait de toute part et même des protestans et des libéraux, 
Newman devait voir une certaine malhonnêteté, explicable seule- 
ment par l'intérêt personnel, dans l'état d'un esprit en opposition 
radicale avec le sien sur toute chose, encore qu'il eût suivi, sur 
ses pas, la même voie. L'élévation de Manning semblait con- 
firmer cette vue injuste. Entre l'archevêque infaillibiliste et l'ora- 
torien infaillible, les bonnes relations étaient difficiles. Il résulte, 
du moins, des lettres publiées par M. Purcell que Manning fut 
toujours le premier à chercher une réconciliation, le dernier à 
y renoncer. Il sollicita la présence de Newman à son sacre; 
celui-ci consentit à venir, mais par la plus mal gracieuse des 
réponses. Chaque fois qu'il eut à adresser quelques congratula- 
tions à l'archevêque, il sut, avec quelque chose de l'art des ini- 
mitiés dévotes, y glisser des épigranimes aigres-douces. Quand 
enfin Manning voulut un jour dissiper, par une franche explica- 
tion de vive voix, ces pénibles malentendus, il se heurta à un re- 
fus, et il reçut de son ancien ami, dont il était après tout lef' 



382 REVUE DES DEUX MONDES. 

supérieur hiérarchique, un acte d'accusation presque outrageant. 
Newman y déclarait son incurable défiance ; il y dénonçait une 
constante contradiction entre le langage et la conduite du prélat ; 
il finissait en disant fortement que chaque fois qu'il avait aflaire 
à l'archevêque de Westn7-jister, il ne savait s'il était sur sa tète 
ou sur ses pieds. En oubliant ainsi la charité et le respect, 
l'auteur de ce réquisitoire s'exposait à une cruelle réplique : navait- 
ilpas été lui-même constamment accusé de jésuitisme, de casuis- 
tique et de duplicité, et n'avait-il pas dû répondre par son Apo- 
lofjia aux odieuses calomnies de Kingsley? Manning ne répondit 
pas tout à fait sur ce ton, mais il dut rétorquer à son correspon- 
dant quelques-unes de ses imputations. Ce dialogue peu édifiant 
se poursuivit encore quelque temps par de longues explications 
de Manning, par de brèves et âpres répliques de Newman. Il 
prit fin le jour où, suivant l'exemple de ce prélat du Lutrin, qui 
renvoie les chanoines éperdus et bénis, l'illustre oratorien lança 
à son adversaire ce trait de Parthe : « En attendant, j'ai le dessein 
de dire sept messes à votre intention, au milieu des difficultés et 
des anxiétés de vos devoirs ecclésiastiques. » Manning, quoique 
surpris, répondit du tac au tac : « Je vous suis fort obligé de 
votre aimable projet de dire sept messes à mon intention, et 
j aurai grand plaisir à en célébrer une à votre intention, chaque 
mois, pendant l'année qui vient. » 

Ce patelinage de sacristie ne fut heureusement pas tout à fait 
le dernier mot entre deux hommes de cette espèce. Après l'avè- 
nement de Léon XIII, quand on s'employa à réparer la longue 
injustice de la cour de Home pour le grand athlète de la restau- 
ration intellectuelle du catholicisme, l'archevêque de West- 
minster ne fut pas le dernier, ni le moins zélé, à demander la 
pourpre cardinalice pour le reclus d'Edgbaston. Par malheur un 
regrettable malentendu faillit transformer en nouveau motif de 
querelle cette occasion naturelle de réconciliation : Manning crut 
trop vite que les scrupules d'un homme, qui ne détestait pas de 
se faire prier ni de poser ses conditions, étaient un refus défi- 
nitif; Newman eut le tort plus grave de voir un double jeu de 
l'archevêque dans une erreur née de la difficulté de déchiffrer les 
hiéroglyphes de sa subtile casuistique. Tout finit par s'expliquer 
et par s'arranger. Plus tard, les deux cardinaux sortis de l'angli- 
canisme se rencontrèrent deux fois à Londres. Il est caractéris- 
tique de ces deux hommes que. tandis que Manning ouvrait les 
bras pour embrasser j'tidversaire qui lui avait porté, d'une rapière 
si affilée, des coups si pénétrans, Newman, rentré à l'oratoire 
d'Ldgbaston, ne trouva à exprimer à ses amis que de l'étonnement 
de cette fraternelle accolade. 



MANNING. 383 

Cependant, l'archevêque de Westminster s était trouvé appelé, 
sur le théâtre des grandes affaires, à jouer un rôle de premier 
ordre. La déiinition du dogme de l'infaillibilité personnelle du 
souverain pontife était à Tordre du jour. Cette histoire est encore si 
proche de nous qu'il est diflicile de l'écrire avec toute l'impartia- 
lité qui convient. Jusqu'ici, le grand public l'a peut-être trop vue 
à travers les récits des adversaires. L'opposition s'était recrutée 
en grande partie dans le camp de ce catholicisme libéral dont les 
nobles champions, les Montalemberl, les Gratry, les Dupanloup, 
les Lacordaire, ont à si juste titre conquis les sympathies de tous 
les esprits généreux. Sans doute, en France, presque tous ceux 
qui avaient combattu la définition se soumirent, en enfans 
dociles de l'Eglise : en quoi, du reste, ils eurent d'autant moins 
de peine qu'ils ne faisaient après tout que leur devoir élémentaire 
de catholiques, et que la plupart d'entre eux n'avaient contesté 
que l'opportunité de cette décision. Il n'en est pas moins resté, 
chez beaucoup, une sorte de préjugé défavorable contre les prin- 
cipaux promoteurs du décret du concile. Deux considérations 
semblent pourtant assez propres à affaiblir cette impression. Tout 
d'abord, le développement ultérieur des destinées du vieux catho- 
licisme, c'est-à-dire de cette fraction des opposans, surtout en Alle- 
magne, qui ne s inclinèrent pas devant la proclamation du 
dogme, n'est guère de nature à éveiller de bien vives sympathies. 
Si jamais Eglise ou secte s'est appuyée de tout son poids sur le 
pouvoir civil, si jamais schisme naissant crut pouvoir profiter, 
non seulement des faveurs de l'Etat, mais encore d'une persécu- 
tion contre l'Eglise rivale, comme le fut le Kalturkampf, c'a bien 
été le vieux catholicisme allemand. Il y 'a^ certes, dans le clergé 
et parmi les laïques de ce petit troupeau, des hommes profondé- 
ment respectables : le nom de Dœllinger était à lui tout seul un 
drapeau. On ne peut, toutefois, se dissimuler que cette prétendue 
réforme a avorté, — bien plus, qu'elle a mérité d'avorter, — 
comme tous les mouvemens soi-disant spirituels qui font appel 
au bras séculier et qui lui offrent, en échange de sa protection, 
les services d'une religion d'Etat. D'autre part la définition du 
dogme de l'infaillibilité n'a nullement produit les résultats que 
prédisaient ses adversaires. Il a pu paraître, au contraire, à toute 
une grande école, que cette consommation de l'œuvre de la con- 
centration de l'autorité spirituelle entre les mains du vicaire de 
Jésus-Christ avait eu quelque chose de providentiel. A la veille 
des événemens qui devaient dépouiller le Saint-Siège de son" 
patrimoine et réduire la papauté à l'état d'une puissance purement 
idéale, il n'était pas indifférent qu'autour du front d'un pontife ? 
qui n'est plus qu'un vieux et faible prêtre, il y eût l'auréole 



384 REVUE DES DEUX MONDES. 

d'une divine prérogative. Et depuis lors n'a-i-on pas vu ce pou- 
voir, du reste, si soigneusement entouré de garanties et de limites 
par la constitution De romanu pontifice, servir surtout à la réali- 
sation du rêve généreux qu'avaient formé les catholiques libé- 
raux, c'est-à-dire les adversaires de ce dogme? Le pontificat de 
Léon XIll, grâce à ce grand œuvre du pontificat de Pie IX, ne 
prépare-t-il pas l'accomplissement de l'idéal trop tôt conçu et 
surtout poursuivi avec une trop impérieuse arrogance par Lamen- 
nais et les rédacteurs de V Avenir? Une papauté assez au-dessus de 
la région des intérêts, des passions et des rivalités égoïstes pour 
prendre la haute direction du mouvement de réforme sociale, 
sans cesser d'être la clef de voûte de l'édifice de la société hu- 
maine; — une Eglise assez solidement assise sur le roc de l'unité, 
assez sûre de son à\\n\ mandat pour offrir à une génération souf- 
frante le remède à tous ses maux, — n'était-ce pas proprement 
ce que cherchaient avec ardeur tous ces catholiques épris de la 
réconciliation du christianisme et du siècle ? Quelque jugement 
que l'on porte sur la réalisation de ce beau rêve, l'homme qui a 
nettement conçu l'étroite solidarité des deux parties de ce pro- 
gramme, — l'homme qui a voulu la papauté maîtresse dans 
l'Eglise et l'Eglise servante de l'humanité, mérite bien que pour 
apprécier son œuvre on se dégage de l'esprit de parti et de ses 
préjugés. 

Manning fut avant, pendant et après le concile, Tun des plus 
ardens champions de la définition. Il aimait à rappeler le sur- 
nom de Diabolus Concilii que lui avaient donné ses adversaires. 
Au jubilé de saint Pierre, en 1868, présent à Rome avec 520 de 
ses collègues, il avait, avec l'évêque de Uatisbonne, fait vœu de 
procurer la proclamation du dogme de Finfaillibilité et de dire 
chaque jour des prières spéciales à cet elfet. Bien que la bulle de 
convocation, du 13 septembre 1868, ne posât pas expressément la 
question, l'archevêque de Westminster ne s'empressa pas moins 
de présenter au pape deux pétitions en faveur de la définition, 
émanées de son diocèse et signées par le chapitre et par la 
maison de l'Oratoire de Brompton. Pendant quatorze mois, la pré- 
paration de ces grandes assises que la chrétienté n'avait pas vues 
depuis trois siècles, depuis la clôture du concile de Trente, pas- 
sionna l'Europe. La presse retentit de polémiques virulentes 
auxquelles se mêlèrent surtout la Gazette dC Augsboury, la Civilta 
Caltolico et rf//i/y6'rs,etoù se jtîtaàplein corps l'évêque d Orléans, 
M^' Dupanloup. Quatre grandes commissions de cardinaux et de 
prélats, respectivement présidées par Leurs Eminences Bilio, 
Caterini, de Reisach et Bizzari, élaboraient les Schemala relatifs 
au dogme, au droit canon, aux questions mixtes politico-reli- 



MAKNING. 385 

gieuses et aux réguliers. Le choix des théologiens consulteurs, 
appelés à assister les Pères du concile, était une grosse affaire. 
M"*" Dupanloup souhaita vainement avoir pour le sien Newman. 
Les évèques anglais l'avaient laissé de côté, soit qu'ils eussent 
ajouté foi à un bruit invraisemblable d'après lequel le pape vou- 
lait avoir directement recours à ses lumières, soit que son opposi- 
tion au dogme de Finfaillibilité l'eût mis en trop mauvaise odeur 
à Rome. La lutte s'annonçait singulièrement vive, obstinée, d'une 
issue encore douteuse. Dœllinger ne se contentait pas de recourir 
aux armes légitimes de la théologie, de l'érudition, ni même de 
dénoncer le triomphe des jésuites, en reprochant à Manning un 
zèle de converti. Il ne se faisait pas scrupule de faire appel au 
pouvoir civil et de réclamer, au nom d'un soi-disant libéralisme 
et dans l'intérêt des principes de la société moderne, la résurrec- 
tion du veto des couronnes. Les évêques allemands, dans l'adresse 
qu'ils adoptèrent à Fulda, se placèrent sur le terrain plus cir- 
conscrit de l'inopportunité de la définition. M^"^ Maret publiait son 
grand ouvrage, derrière les savantes et lourdes dissertations 
duquel on croyait discerner la menace d'une intervention de ce 
parti catholique libéral qui venait d'arriver au pouvoir en France 
avec le ministère Ollivier-Daru. M^"" Dupanloup ne tarissait pas 
en éloquentes protestations. Manning avait lancé une lettre pas- 
torale sur le sujet brûlant. Il fut tout simplement accusé d'hérésie 
par l'évêque d'Orléans; et il fallut répondre à ce bouillant polé- 
miste, qui ne savait pas l'anglais, qu'il avait condamné une faute 
de traduction de M. Louis Veuillot. 

L'heure du concile approchait; Manning se mit en route. 
A Paris, il vit M. Thiers, qui lui fit les professions de foi du plus 
édifiant déisme et lui dit spirituellement : Ne nous faites pas la 
vie trop dure! Ne condamnez pas les principes de 89 ! M. Guizot 
déclara que le pouvoir temporel était le dernier pilier de l'ordre 
européen, et qu'il voyait dans le concile la seule puissance morale 
capable de rendre la paix au monde. La première affaire de cette 
assemblée était d'élire des députations ou commissions où l'épi - 
scopat de chaque nationalité comptait un ou plusieurs représen- 
tans. Ce ne fut pas sur Manning, mais sur Grant, que se porta le 
choix des évêques anglais. Les Italiens en dédommagèrent l'arche- 
vêque de Westminster en l'élisant. Il ne saurait rentrer dans 
mon dessein de retracer en détail l'histoire du concile du Vatican. 
Je dois me contenter d'y caractériser le rôle de Manning. Ce rôle 
lut triple : au dedans, parmi ses collègues, dans les travaux pré- 
paratoires et les discussions générales ; au dehors, auprès du pape 
et auprès du spirituel et distingué agent que l'Angleterre entre- 
tenait sans l'accréditer à Rome. Son activité fut immense. Elle 
TOMK cxxxv. — 1896. 25 



386 REVUE DES DEUX MONDES. 

égala celle de son grand adversaire M^' Dupanloup, qu'il s'émer- 
veillait de voir expédier chaque jour des ballots d'écrits. Chez tous 
les deux, c'était affaire de conscience : si l'un déclarait verser des 
larmes de sang à la pensée de toutes les âmes que perdrait ime 
définition i)} opportune, l'autre croyait sincèrement que le salut 
de l'Eglise et du monde dépendait de la promulgation de cette vé- 
rité. A l'intérieur du concile, Manning lutta avec énergie, d'abord 
pour faire signer et présenter le postulatum ou la proposition qui 
devait inscrire la question à l'ordre du jour, puis pour obtenir 
un rapport favorable de la délégation de postulatis ou commission 
d'initiative, ensuite pour écarter les demandes d'ajournement ou 
les amendemens et faire voter sur le fond. Sur ce terrain, il dé- 
ploya toutes les qualités qui eussent fait de lui un parlementaire 
de premier ordre. En même temps, au dire de bons juges, il se 
montra le prince des diplomates. L'accès familier que lui accor- 
dait la bonté paternelle de Pie IX, lui assurait de précieux avan- 
tages dont il n'eut garde de ne point user. Il avait l'entrée d'un 
escalier dérobé et d'une porte secrète des appartemens du pape 
au Vatican, et il a décrit lui-même la stupéfaction des diplomates 
ou des ecclésiastiques qui attendaient patiemment leur tour 
d'audience dans les antichambres du souverain pontife, envoyant 
sortir ce visiteur qu'ils n'avaient pas vu entrer. Il se servit à 
plusieurs reprises de ce privilège pour faire entendre au pape des 
conseils énergiques ou provoquer des partis décisifs ; il ne s'en 
servit jamais plus utilement que le jour où, ayant appris que 
Dœllinger, mis par l'opposition en possession du schéma de la 
constitution, se préparait à pousser le gouvernement du roi de 
Bavière à prendre l'initiative d'une intervention préalable des 
puissances, il courut demander au saint-père de le relever de son 
serment de secret afin de pouvoir communiquer à M. Odo Russell 
le véritable état des choses, et de le mettre à même d'empêcher 
une fâcheuse décision du cabinet Gladstone. 

C'est dans ses relations avec M. Odo Russell que Manning fit 
surtout preuve des qualités qui auraient fait de lui un ambassadeur 
ou un homme d'Etat éminent. 11 s'était lié avec ce diplomate grand 
seigneur qui remplissait depuis dix ans avec distinction à Rome 
une mission sans caractère officiel. Tout whig et protestant qu'il 
lut, le neveu de loid John Russell avait pris un goût passionné 
pour la Ville Eternelle, ne souhaitait que d'y prolonger son sé- 
jour, et était devenu partisan convaincu du maintien du pouvoir 
temporel et de la délinilion du dogme de rinfaillibilil('>. Un tel 
état d'esprit chez le représentant de Sa Majesté biitannique le 
rendait précieux à cultiver. En dehors des entrevues et des entre- 
tiens de la semaine, chaque samedi, jour où le concile chômait, 



3IANNIiNG. 387 

l'archevêque et le diplomate se donnaient rendez-vous pour faire 
à pied une grande promenade dans la campagne. La conversation 
y touchait à tout, depuis les grands problèmes éternels jusqu'à 
ces bagatelles qui faisaient la pâture de ce que Louis Veuillot 
appelait les commères du concile. Manning- y disait à son interlo- 
cuteur, et par lui à lord Clarendon ou à Gladstone, tout ce qu'il 
pouvait et devait leur dire. Ce fut un beau succès que de se faire 
un instrument docile et sûr du diplomate qui devait plus tard, 
à Berlin, jouer sans trop d'inégalité des parties serrées avec ce 
rude adversaire qui s'appelait Bismarck. L'activité dévorante de 
l'opposition était condamnée à l'insuccès, du moment que les 
gouvernemens , en qui elle avait mis son espoir, s'abstenaient. 
Dans le cabinet anglais, il avait fallu tout le crédit de M. Odo 
Bussell auprès de son chef, lord Clarendon, pour contre-balancer 
dans l'esprit de M. Gladstone l'influence des conseils de sir John 
Acton, l'ami de Dœllinger et le grand meneur de la campagne de 
presse en Angleterre et en Allemagne, qui appuyait énergique- 
ment la proposition d'intervention du cabinet de Munich. La 
France, d'abord tentée de faire jouer à Napoléon III le rôle d'hé- 
ritier de Louis XIV, en faisant revivre le veto des couronnes, était 
absorbée par les graves préoccupations du plébiscite et de la poli- 
tique étrangère. En vain la minorité se roidit, entretint au dehors 
une agitation menaçante, pratiqua au dedans une sorte d'obstruc- 
tion, épuisa tous les moyens d'ajournement, fit parade du chiffre 
probable de ses voix, — (juelle estimait à 140 ou 150, en ajoutant 
aux non place t les juxta modum , — tâcha enfin d'intimider la 
majorité en exaltant la force morale d'une opposition, composée 
pour plus de la moitié des évêques de France et d'Allemagne et 
recrutée parmi les gloires de l'Eglise. Il ne paraît pas que, dans 
les débats, cette supériorité un peu trop sûre d'elle-même ait éclaté 
sans conteste. Le cardinal Bilio mettait le discours prononcé, dans 
la discussion générale, par l'archevêque de Westminster au rang 
des harangues des Strossmayer et des Dupanloup. Manning lui- 
même disait finement : « Ils étaient sages : nous étions fous. Eh 
bien! chose étrange, il s'est rencontré que les sages avaient tou- 
jours eu tort et les fous toujours raison. » Les événemens se pré- 
cipitaient. Déçus dans l'espoir dune intervention du pouvoir civil, 
et battus sur leur proposition de proroger le concile sine die, 
les évêques opposans quittaient Bome ou se décidaient à l'absten- 
tion. Le 14 mai 1870, la discussion générale s'était ouverte sur 
le schéma de Romano Pontifice. Le 13 juillet, une majorité de 
451 voix contre 88 nonplacet et 62 placet juxta modum adoptait 
en congrégation générale le chapitre sur l'infaillibilité pontificale 
et la juridiction immédiate du Saint-Siège. Le pape, supplié par 



388 REVUE DES DEUX MONDES. 

une délégation de la minorité d'intervenir en faveur de la conci- 
liation, ne croyait pas pouvoir se rendre à ce vœu. Cinq jours 
plus tard, le concile tenait sa quatrième session et ratifiait par 
533 placet contre 2 non placet son vote précédent. 

Le lendemain, 49 juillet, la guerre était déclarée entre la 
France et l'Allemagne. Dans le tourbillon de ces événemens tra- 
giques, la question proprement religieuse semblait reléguée à 
l'arrière-plan. On pouvait croire que la Providence n'avait permis 
à la papauté d'atteindre le dernier terme d'une lente évolution 
que pour la précipiter de plus haut dans l'abîme : nt lapsii gra- 
viore mat. Les troupes italiennes, docilement attachées aux talons 
des Prussiens victorieux, entraient à Rome le 20 septembre par 
la brèche peu glorieuse de la Pointa Pia. Etait-ce la fin de l'auto- 
rité spirituelle en même temps que du pouvoir temporel du 
Saint-Siège? Etait-ce le châtiment de la proclamation de l'infailli- 
bilité? Manning n'en crut rien. Tout en maintenant la protes- 
tation du droit violé contre l'usurpation sacrilège du patrimoine 
de saint Pierre, il vit d'emblée qu'une ère nouvelle s'ouvrait, où 
la papauté, dépouillée de ses domaines temporels, réduite à sa 
seule prérogative spirituelle, allait devenir l'arbitre des peuples 
et des rois, si elle savait user de sa royale misère et de sa puis- 
sance idéale. A ses yeux la définition du dogme de l'infaillibi- 
lité à la veille de cette brutale invasion était providentielle au plus 
haut point. Peut-être, dans les dernières années de sa vie, quand 
ses idées se furent tout à fait mûries et que sa haine des alliances 
néfastes entre les causes terrestres, les principes contingens, comme 
celui de la légitimité, et la cause de Dieu et de son Église, se 
fut fortifiée, n'aurait-il pas fallu beaucoup le presser pour lui faire 
avouer que la destruction du pouvoir temporel avait aussi quelque 
chose de providentiel? Non qu'il rêvât d'impossibles et de dés- 
honorantes transactions entre le Vatican et le Quirinal, ou qu'il 
fléchit dans l'imprescriptible revendication de la souveraineté 
nécessaire du chef de l'Eglise catholique. Certes, ce n'était pas 
chez l'archevêque de Westminster, — converti, comme il l'était, 
par la virile pratique du régime de la pauvreté et de l'indépen- 
dance d'une Eglise entièrement séparée de l'État, à la doctrine de 
la liberté pure et simple, comme en Angleterre et en Amérique, 
— ce n'est pas chi'z lui qu'il eût fallu chercher un partisan de ces 
concordats bâtards qui réduiraient le père commun des fidèles 
au rôle d'un chapelain de la maison de Savoie. Fils dévoué, ami 
fidèle de ce Pie IX, qui le récompensa de tant de zèle en l'élevant 
au cardinalat en 1875 et dont il eut la consolation de recevoir un 
tendre adieu : Addio, carissimo, à son lit de mort, avant de lui 
fermer pieusement les yeux, Manning aurait cru trahir son bien- 



MA>M>G. 



389 



faiteiir et son propre passé en se prêtant à la diplomatie louche de 
ces grands conciliateurs qui sacrifieraient tous les droits de la 
conscience à un sourire des puissans de ce monde. 

Son sentiment était bien différent. Il l'a exprimé dans son 
journal intime où il répudie également les deux écoles qui abou- 
tissent toutes deux à l'abdication spirituelle aussi bien que tem- 
porelle de la papauté, l'une en feignant de compter sur un mi- 
racle, l'autre en prêchant l'inaction comme le plus sacré des devoirs. 
(( Il faut savoir, s'écriait-il dès 1876, si nous devons nous enfermer 
dans une nouvelle arche comme Noé ou si nous ne devons pas 
plutôt, comme tous les pontifes depuis Léon le Grand, agir sur le 
monde. » Et il ajoutait : « La parabole de la brebis perdue suffit 
à trancher la question. » Ainsi cette fois encore la source de la 
politique de Manning, le secret de l'évolution qui allait faire du 
champion du pouvoir temporel et de l'infaillibilité, dans la der- 
nière partie de sa carrière, l'apôtre de la papauté réformatrice et 
du catholicisme social, c'est dans les profondeurs d'une conscience 
vraiment sacerdotale, c'est dans l'ardent désir de sauver des âmes 
qu'il faut les chercher. 

Cette noble conception de la papauté se libérant en libérant 
l'Église, conquérant le monde à force de le servir, fut l'inspira- 
tion des vingt dernières années de cette vie. Naturellement elle 
amena Manning à quitter davantage le terrain proprement ecclé- 
siastique. Il y livra pourtant encore de rudes combats. L'ad- 
versaire le plus redoutable avec lequel il dut croiser le fer, ce 
fut M. Gladstone, qui profita de sa rentrée dans la vie privée en 
1874 pour soutenir, dans son Vaticanisme et d'autres brochures, 
l'impossibilité pour les catholiques, en acceptant le dogme de 
l'infaillibilité, de garder une loyale allégeance à leur souveraine. 
Il en coûta à Manning de se jeter dans cette controverse qui in- 
terrompit de nouveau pour quinze ans une amitié jadis déjà 
suspendue par sa conversion et peu à peu renouée depuis 1865. 
Pas plus que de coutume il ne se déroba à ce pénible devoir. C'est 
bien le même zèle juvénile qu'il continua de porter dans l'admi- 
nistration de son diocèse et dans l'exercice de ses fonctions spiri- 
tuelles, particulièrement dans la prédication, dans la direction 
des consciences et dans l'éducation du clergé, si chère à son 
cœur. Si ses voyages à Rome devinrent un peu moins fréquens, 
il faut surtout l'attribuer aux progrès de l'âge. Promu cardinal 
en 187.5, il sut porter la pourpre avec une dignité simple qui en 
rehaussa encore l'éclat. Ascète pour lui-même, il suivait un ré- 
gime d'une frugalité absolue et ne buvait que de l'eau, mais il 
tenait à déployer pour les autres une hospitalité sans faste , 
mais conforme à son rang. En Angleterre , les hostilités dû 



390 REVUE DES DEUX MONDES. 

début n'avaient pas toutes désarmé : plus d une haine de dévots 
couvait sous la cendre ; mais les voix ennemies s'étaient tues ; 
son autorité parmi les catholiques égalait presque sa popularité 
au dehors. A Rome, bien qu'il soutTrît d'y constater une certaine 
décadence, un certain rétrécissement d'esprit, il était toujours 
une puissance. On le vit bien non seulement sous Pie IX, mais, 
après la mort de ce pontife, au conclave où une réunion de 
cardinaux italiens, parmi lesquels figuraient Leurs Eminences 
Franchi, Bilio, Bartolini. Monaco et Nina, offrit en toute sincérité 
la tiare à l'archevêque de Westminster, et où il fut l'un des prin- 
cipaux promoteurs et auteurs de l'élection du cardinal Pecci. Ce 
simple fait nuit fort à la légende de l'antagonisme de Léon XIII 
et de Manning. S'il n'y eut pas entre eux l'amitié unique qui 
lia celui-ci avec Pie IX, le nouveau pape eut soin de prodiguer au 
cardinal-archevêque de Westminster, lors du voyage qu'il fit ad 
Ihnina apostoloriim depuis son avènement, les marques d une 
confiance et presque d'une déférence bien méritées, et de suivre 
ses avis sur les personnes et les choses de l'Angleterre. Il suffit de 
rappeler la part que prit Manning au triomphe des idées du car- 
dinal Gibbons devant le tribunal suprême où elles avaient été tra- 
duites et de signaler l'accord profond des grandes encycliques 
de Léon XIII avec toutes les conceptions religieuses et sociales 
de l'archevêque de Westminster pour réfuter ces sottes inven- 
tions. 

IM 

Manning, depuis que le concile du Vatican eut réalisé son 
programme ecclésiastique, put, sans craindre d'être attaqué par 
derrière ou de voir le sol s effondrer sous ses pas, poursuivre la 
réalisation de son programme social. Il avait été tout naturel- 
lement amené à cet ordre de préoccupations par l'exercice d une 
charité qui l'avait mis en contact avec toutes les souffrances de 
notre temps. Dans ces affreux repaires de l'East-End de Londres, il 
avait appris à connaître cette misère, dont la pauvreté matérielle 
et le dénuement de tout ne sont qu'un des traits, et non le pire; 
qui est dégradée par les conditions de son existence, à qui l'excès 
même de ses besoins interdit l'espoir de remonter à la surface, 
et qui est rendue criminelle malgré elle par l'infamie des circon- 
stances qu'elle subit. Il était descendu au fond de cet enfer auprès 
duquel celui du Dante est un séjour de bienheureux. Là, il s'était 
rencontré avec ce héros de la charité protestante : lord Shaftes- 
bury. On goûte la plus pure et la plus haute des joies à voir 
ces deux grands chrétiens, placés aux antipodes de la pensée et de 



MANNING. 391 

la vie, l'un cardinal-archevêque de la sainte Eglise romaine et 
ultramontain , l'autre protestant intraitable et tout plein d'une 
indignation biblique contre la cjrande prostituée de Babylonc, se 
tendre la main et communier ensemble au nom de cet amour 
de l'humanité dont la religion du Christ a fait la charité. Tous 
deux conservateurs d'origines, de position, d'instinct, d'esprit, ils 
contractèrent l'un et l'autre au contact de ces réalités un socia- 
lisme s7// generis contre lequel s'émoussèrent, impuissantes, les 
démonstrations de l'économie politique. Personne n'ignore la 
part glorieuse qu'a prise lord Shaftesbury à la législation protec- 
trice de l'enfance et du travail. Il me reste à dire ce que fut, dans 
cet ordre, l'activité de Manning. 

Son humeur, les circonstances aussi, l'avaient longtemps tenu, 
après son abjuration, à l'écart des associations non confession- 
nelles. En 1871, il fut appelé à siéger dans le comité qui avait 
été formé à Mansion-House pour venir en aide aux besoins de 
Paris, après le siège. Ce fut son début. Depuis lors il n'y eut 
guère d'œuvre philanthropique ou moralisatrice, en dehors du 
terrain sur lequel les Eglises rivales déploient leurs drapeaux, où 
l'archevêque de Westminster ne fût membre-né. Le spectacle était 
curieux et instructif de voir l'accueil fait, le rang accordé à ce 
prince de l'Eglise romaine dans un pays tout protestant et où la 
loi, la veille encore, ne connaissait le prêtre catholique que pour 
le frapper d'incapacité civile et politique. Personnellement, Plan- 
ning ne se souciait guère de ces hommages : il n'y attachait de 
prix qu'à titre de précédens pour fixer la position de son suc- 
cesseur ou relever la condition de ses collègues. 11 portait si loin 
ce sentiment de solidarité que, plus tard, quand les dernières 
barrières se furent abaissées devant lui et qu'il fut invité à la cour 
ou chez le prince de Galles, il n'accepta ces aimables attentions de 
la reine ou de l'héritier de la couronne qu'en tant quelles ne 
s'adressaient pas à sa personne, exceptionnellement, mais à sa 
dignité , et que ses frères en Tépiscopat en pourraient profiter. 
Une autre innovation fort grave , ce fut d'appeler ce cardinal- 
archevêque à siéger dans plusieurs de ces commissions royales 
auxquelles les gouvernemens anglais aiment à confier des en- 
quêtes sur des sujets d'intérêt public. Manning fit partie avec 
le prince de Galles de celle qui étudia d'une façon si approfondie 
la question des logemens ouvriers et il y joua un fort grand rôle. 
Les ministres de la Reine eurent également recours à ses lumières 
en matière de législation contre l'intempérance. A toutes ces 
tâches surérogatoires qui s'offraient, il ne se croyait pas libre de 
se soustraire , d'abord et surtout à cause de leur utilité intrin- 
sèque, puis aussi en vue du triomphe manifeste que sa seule 



392 REVUE DES DEUX MONDES. 

présence dans ces corps officiels assurait aux principes de la to- 
lérance. Son cœur, toutefois, était moins dans ces travaux d'ordre 
en quelque sorte administratif que dans ses propres œuvres de 
relèvement et d'assistance. 

On ne saurait trop le dire, parce que cela répond à certaines 
assertions doctrinaires d'après lesquelles le dévouement théorique 
à la réforme sociale serait toujours en proportion inverse de l'ac- 
tivité pratique pour le soulagement de la misère : c'est par la voie 
royale de la charité ; c'est en accomplissant le précepte fonda- 
mental de l'Evangile; c'est en suivant d'aussi près que possible les 
pas de Jésus-Christ que Manning arriva à cette vue large et hardie 
des maux de notre société et de la meilleure manière d'y remédier. 
La première œuvre à laquelle il se voua, ce fut celle de la tem- 
pérance. Il avait vu, de ses yeux vu, touché de ses mains les 
effets de l'alcoolisme, du plus grand fléau peut-être de notre civi- 
lisation : la famille détruite ; les enfans, héritiers innocens de 
toutes les tares du corps et de l'âme et victimes de l'abandon ou 
des mauvais traitemens ; les buveurs, esclaves d'un tyran impi- 
toyable, peu à peu ruinés dans leur santé, dégoûtés du travail, 
oubliant le chemin de l'atelier et celui de l'église; — bref l'enfer 
sur la terre, au milieu de nos grandes villes. Devant un tel état 
de choses Manning n'était pas homme à se croiser les bras. Il ne 
fît pas seulement appel à toutes les ressources de la religion, 
— ce fut toujours , dans cette croisade sainte, le meilleur de 
ses forces, — il eut recours à tous les moyens d'action, à l'as- 
sociation, à l'enthousiasme, à tout ce qui réveille la conscience 
et la fortifie, à tout ce qui émeut et ébranle l'âme populaire. Il 
fonda, il propagea la Ligue de la d'oix. Il porta sur les estra- 
des de réunions publiques sa robe de cardinal. Au début, pen- 
dant longtemps, il ne trouva que répugnance et hostilité dans 
les rangs du clergé et des laïques pieux. Ses procédés résolu- 
ment modernes et populaires eilrayaient les sages et les raison- 
nables , révoltaient les délicats. On lui reprochait d'emprunter 
quelque chose de ses bruyans moyens de propagande à cette 
armée du Salut, pour laquelle, du reste, dans les limites pres- 
crites par son impeccable orthodoxie , il professait hautement une 
vive sympathie. On lui en voulait de se rendre trop familier à 
ses ligueurs, surtout à ces lieutenans éprouvés dont il avait fait 
la garde du corps du cardinal. Sa fête annuelle de la Ligue de 
la Croix au palais de Cristal, avec cette organisation (juasi mili- 
taire, ces bannières, ces corps de musique, ces rubans distinctifs, 
cette espèce de revue passée par le général en chef, ce prince de 
l'Eglise haranguant la foule, ces acclamations frénétiques, tout 
cela troublait et indignait ces pharisiens gourmés et empesés 



MANMiNG. «}93 

dont riioi'izon n'a jamais dépassé les murs d'une sacristie. Bien 
plus : quelques docteurs émirent des doutes sur la parfaite cor- 
rection doctrinale d'un mouvement qui semblait donner à la tem- 
pérance, à l'abstinence même, une place disproportionnée dans 
le catalogue des vertus tliéologales. 

Manning laissait dire. Si hominibiis placcrem, non essrm servus 
Dei : cétait toute sa réponse à ces critiques. Il poursuivait son 
chemin, consacrant à cette propagande tous ses momens de 
liberté : même, pendant plusieurs années, — excès vraiment dan- 
gereux, — ses courtes vacances d'été; pratiquant lui-même l'abs- 
tinence; se rendant accessible à toute heure à son état-major ou 
même au premier buveur repentant qui venait lui demander aide 
et conseil. Un tel zèle devait avoir sa récompense. Peu à peu, à 
mesure que l'œuvre grandissait, les objections tombèrent. Les prê- 
tres séculiers par centaines, les ordres religieux en masse s'associè- 
rent à cette activité. La Ligue de la Croix multiplia ses branches 
sur toute la surface du pays, compta ses membres par dizaines de 
milliers. Les gardes du corps du cardinal étaient 1 400. Les en- 
fans s'enrôlaient en grand nombre. Un jour, en face de la mort, 
Manning put écrire : Lune de mes plus grandes joies, cest d'avoir 
sauvé beaucoup de pauvres ivrognes. 

La seconde branche de son activité sur laquelle il convient 
d'appeler ici l'attention, c'est celle qui a trait à l'enfance. Celle-ci 
eut toujours les premiers droits sur lui. Quand il fut nommé 
archevêque, son premier mouvement fut de penser avec joie à 
tout ce qu'il allait pouvoir faire pour ces pauvres enfans privés 
des secours de l'Église dont il estimait le nombre dans son dio- 
cèse à vingt mille. On sait comment, à la grande indignation de 
ces chrétiens qui préfèrent un monument en pierres de taille à 
un édifice d'àmes vivantes, Manning ne crut pas devoir achever 
la construction de la cathédrale projetée et commencée par Wise- 
man, mais se contenta de la pro-cathédrale temporaire en faisant 
porter tout son effort et celui des donateurs sur l'éducation de 
l'enfance. C'était le temps oii l'Angleterre, sous le ministère 
Gladstone et sous la direction deM. Forster, adoptait ce grand sys- 
tème deducation populaire qui devait donner un si puissant élan à 
la diffusion des lumières, mais qui posait sous une forme urgente, 
aiguë, la question de conscience. L'opinion n'en était pas encore 
arrivée à saisir cette grande vérité que la liberté de conscience 
et les droits des pères ne sont pas moins lésés par une éducation 
publique, distribuée au nom de l'Etat et aux frais des contri- 
buables, d'où le nom de Dieu et la religion sont bannis, que par 
un système d'éducation confessionnelle imposé à tous. Il fallait 
donc maintenir et même développer les écoles confessionnelles, 



394 REVUE DES DEUX MONDES. 

surtout pour une minorité comme les catholiques : ce fut l'œuvre 
de Manning. La preuve qu'il y réussit, c'est d'abord le spectacle 
de ces grandes et belles écoles où il y a place pour tous les enfans 
catholiques du diocèse. C'est ensuite le rôle important que l'ar- 
chevêque de Westminster joua dans la grande commission d'en- 
quête sur l'enseignement primaire où il fut vraiment l'inspira- 
teur des conclusions du rapport en faveur de l'amendement de la 
loi de 1870. C'est enfin le projet qui vient d'être déposé à la 
Chambre des communes et où le cardinal Vaughan et ses sufîra- 
gans, en dépit de beaucoup de lacunes, saluent un effort sincère 
pour donner satisfaction aux revendications de l'Eglise. 

Manning, du reste, ne se borna point à cette activité en 
quelque sorte professionnelle. L'homme qui disait iiiiime larme 
d'enfant non essuyée criait à Dieu aussi haut qne le sang répandu 
à terre, était le patron-né de toutes les œuvres de protection, de 
sauvetage et de défense de l'enfance. Il collabora, en particulier, 
avec un zèle sans égal avec la grande société non confessionnelle 
fondée et dirigée par un pasteur dissident, le révérend Benjamin 
Waugh, pour prévenir et réprimer la cruauté contre les enfans. 
Quand le rédacteur de la Pall Mail Gazette entreprit sa campagne 
contre la sensualité criminelle et ses attentats contre les mineurs, 
M. Stead n'eut pas de caution et de garant plus intrépide que le 
cardinal-archevêque. Cette façon de se commettre avec quiconque 
se montrait animé dun esprit vraiment généreux et paraissait 
disposé à servir l'humanité, scandalisait fort une partie de l'en- 
tourage de Manning. Ceux qui s'imaginèrent pouvoir lui donner 
une leçon sur le danger de ces accointances n'y revinrent pas : le 
prêtre, le prélat, le prince se redressa et les remit à la place qu'ils 
n'auraient pas dû quitter. 

Cependant toute cette activité ne pouvait manquer de porter 
ses fruits dans un esprit comme celui de Manning, accessible 
jusqu'à la fin aux enseignemens de l'expérience. En politique, 
son point de départ avait été celui d'un conservateur pur, d'un 
tory de la stricte observance. Tant qu'il demeura anglican, il 
resta fidèle à ce parti. Il envisageait toutes les questions sous le 
rapport de l'église nationale. L'ecclésiasticisme étoulTait en lui le 
christianisme et ses inspirations. Tout changea après sa conver- 
sion. Il n'était plus membre de VÈglise d'Angleterre, mais de 
Y Eglise en Angleterre. Le pouvoir civil n'était plus p<iur lui le 
protecteur-né, en même temps ({ue le régulateur du pouvoir spi- 
rituel. Avec la logique de son esprit, il ne tarda pas à modifier 
profond<';ment ses conclusions sur tous les points. Il s'appehiil lui- 
même un radical mosaïque , un disciple de Moïse, pour indiquer 
à la fois le conservatisme fondamental de ces opinions avancées 



MANNING. 



395 



et leur origine biblique. Ce n'est pas la première fois que l'Ancien 
Testament est responsable d'une transformation de ce genre : 
Voltaire ne disait-il pas irrévérencieusement d'un prophète dont 
les socialistes de nos jours auraient peine à égaler le franc parler: 
« Ce gaillard dAmos est capable de tout »? 

Parmi les nouveaux sentimens que Manning puisa dans sa 
nouvelle religion, il faut placer en première ligne son amour 
pour l'Irlande. Il commença par vénérer en elle l'île des saints et 
la terre des martyrs, arrosée du sang que l'Angleterre, associant 
l'esprit de persécution à l'esprit de domination, y a fait couler à 
flots. Bien qu'il eût dénoncé le fenianisme, ainsi que toutes les 
sociétés secrètes, comme un péché, il ne tarda pas, dans ses rela- 
tions quotidiennes, intimes et familières avec une race qui for- 
mait l'immense majorité de son troupeau, à s'éprendre pour elle 
de cette affection à la fois enthousiaste et compatissante que les 
Irlandais n'ont jamais manqué d'inspirer à qui les connaît. Le 
premier parmi les Anglais, il adopta dans son for intérieur l'idée 
du home rule, c'est-à-dire de l'autonomie limitée, comme la solu- 
tion d'un problème peut-être insoluble. Quand Gladstone se rallia 
en 1886 à une politique qu'il avait loyalement combattue tant 
qu'il avait pu croire au succès de la seule alternative acceptable 
pour un libéral, c'est-à-dire delà réalisation d'un programme de 
réformes organiques, Manning se rapprocha de son ancien ami, 
avec lequel il était resté en froid depuis leur polémique sur le 
vaticanisme. Les Irlandais des grandes villes l'adoraient. A la 
fête annuelle de saint Patrick, dont il avait fait le patron d'une 
trêve des buveurs, destinée à arracher quelques victimes à l'alcoo- 
lisme, le nom de l'archevêque était acclamé. Le jour où il célébra 
le jubilé du vingt-cinquième anniversaire de son épiscopat, tous 
les députés nationalistes irlandais, protestans et catholiques, Par- 
nell, un hérétique, en tête, vinrent lui offrir leurs congratula- 
tions à l'archevêché. Cette démarche fut un sujet d'affliction 
pour tous ces catholiques, — et ils sont nombreux en Angleterre 
comme ailleurs, — qui n'ont pas su distinguer la cause de Dieu 
et de l'Église de celle de l'ordre social, du conservatisme poli- 
tique et de la légitimité. Il est vrai que dans ses dernières années 
Manning leur donnait tant de sujets de scandale qu'un de plus 
n'importait guère. Volontiers aurait-on mis ces incartades du car- 
dinal sur le compte de l'âge et de l'isolement où il se conlinait de 
plus en plus ; mais l'allure pleine de vigueur de Manning quand 
il officiait, l'éclat de son regard d'aigle, la majesté de son air, 
l'infatigable verve de son esprit interdisaient ces allusions perfi- 
des à l'apoplexie de l'archevêque de Grenade. En fait, le cardinal 
réservait à ses détracteurs une bien plus désagréable surprise. Il 



396 REVUE DES DEUX MONDES. 

allait dans les dernières années de sa vie prêcher en paroles et eu 
actes cette doctrine du socialisme catholique ou plutôt du catho- 
licisme social, qui est bien la plus haïssable des nouveautés dont 
puissent se courroucer des fidèles accoutumés à voir dans l'Eglise 
la gardienne de leurs intérêts et dans la religion la meilleure sau- 
vegarde de la propriété. 

Nouveautés : je me trompe, car précisément l'un des mérites 
de Manning, ce fut de remettre en lumière la doctrine du catho- 
licisme sur ces points essentiels et d'emprunter à saint Thomas 
d'Aquin, dont la sagesse éclairée par la révélation n'est pas plus 
à court sur ce chapitre que sur les autres, les principes féconds 
d'une science sociale qui n'est point viciée par le matérialisme 
de ses prémisses et par la partialité de ses déductions. Je ne 
puis que donner un crayon très léger des nombreux et remarqua- 
bles écrits que le cardinal consacra à ce sujet, soit sous la forme 
d'articles dans les grandes revues, ou de le I très polémiques dans 
les colonnes du Tiines, soit même sous celle de lettres pastorales. 
Sa théorie reposait sur quelques idées générales très simples. 
Pour lui l'économie politique était une science morale et les 
conclusions de l'étude abstraite de la richesse n'avaient de va- 
leur qu'autant qu'elles étaient subordonnées aux lois universelles 
de la conscience. A ses yeux, le travail, trop longtemps relégué 
au second rang, privé de la protection dont il avait un besoin 
si urgent, devait être traité sur le même pied que l'avait été le 
capital. La seule unité économique, la quantit('î sociale essen- 
tielle, c'était l'homme, l'individu humain avec ses besoins physi- 
ques et moraux, ses aspirations, ses droits. La fin de la société 
n'était nullement la production de la richesse, mais la production 
du plus grand bonheur possible du plus grand nombre sous l'em- 
pire de la loi morale. Parmi les axiomes sociaux, rien n'était plus 
chimérique, suivant lui. que de faire figurer le prétendu dogme 
du laissez faire ou de la non-intervention de l'État. Toute l'his- 
toire économique de l'humanité avait consistée violer ce soi-disant 
principe, il est vrai, surtout au profit des capitalistes. De notre 
temps, la législation protectrice du travail à laquelle lord Shaf- 
tesbury a si glorieusement attaché son nom, avait commencé à 
rétablir l'équilibre. Manning jugeait d'autant plus déplorable de 
s'arrêter dans cette voie sous prétexte d'un culte à rendre aux 
fictions d'une certaine économie politique, qu'il y a encore énor- 
mément à faire en ce sens et que la justice n'est pas moins inté- 
ressée que la sécurité de nos sociétés, à la continuation de cette 
entreprise. 

Dès 1873, Manning s'était inspiré de ces idées d'autant plus har- 
dies à cette date que le socialisme de la chaire allemand délnitait 



MANNING. 397 

à peine, pour accorder son patronage à la fondation des Trade- 
Unions agricoles par Joseph Arch. Une conférence qu'il fiten4877, 
sur les droits et la dignité du travail, contenait l'exposition de ces 
principes. Il y esquissait cette organisation sociale dont le pressen- 
timent le hantait et qui, par bien des traits, se rattache au régime 
corporatif de jadis. Tout en répudiant toute sympathie révolution- 
naire, il y concluait nettementen faveurde la fixation légale delà 
durée normale de la journée de travail et, après avoir peint quel- 
ques-uns des effets de la concurrence illimitée et du jeu sans frein 
de l'offre et de la demande, il terminait par ces mots : « Ces choses 
ne peuvent pas, — elles ne doivent pas durer. L'entassement des 
richesses, énormes comme des montagnes, entre les mains de 
certaines classes ou de certains individus, ne saurait continuer 
indéfiniment si un remède nest pas apporté à la condition du 
peuple. Une société ne saurait reposer sur de tels fondemens. » 
Dans une lettre pastorale de 1880, il signalait l'existence « au mi- 
lieu de nos grandes villes, non pas de la pauvreté, qui est un état 
honorable, mais du paupérisme, qui en est la corruption et l'avi- 
lissement des pauvres; »et il peignait sous les plus sombres cou- 
leurs « ces inégalités de notre état social, ces abîmes creusés entre 
les classes, ces contrastes abrupts entre des lots de délices et 
des destinées de misère. » Dans ses articles de la Contemporary , 
de la Fortnighlly Revieu\, du Nineteenth Centitry, dans ses lettres 
au Times, il ne reculait ni devant les pensées audacieuses, ni 
devant les mots téméraires. Son droit au vol, enté sur le droit 
au travail et à 1 assistance, bien qu'en réalité emprunté à la théo- 
logie la plus orthodoxe de l'Eglise, était bien fait, sans doute avec 
préméditation, pour faire bondir tout économiste. Du reste, 
Manning ne fuyait pas plus les relations compromettantes que 
les idées mal vues. Le célèbre socialiste américain Henry Georges, 
les chefs du néo-trade-unionnisme, les TomMann, les Ben ïillett, 
les John Burns, reçurent un accueil cordial à l'archevêché. Cette 
maison était devenue le rendez- vous, non seulement du clergé et 
des fidèles de son diocèse, mais d'une foule de rêveurs, d'agita- 
teurs, de réformateurs, voire de révolutionnaires, qui, venus une 
première fois en visiteurs, revenaient parfois en pénitens. Man- 
ning, par sa Ligue de lu Croix, par ses rapports avec les Irlan- 
dais, était entré en contact direct avec le peuple, avec les 
classes laborieuses. C'était de ce côté qu'il voulait que s'orientât 
l'Eglise. Il croyait que chercher à s'appuyer sur les gouvernemens 
ou sur les classes dirigeantes c'était aller au-devant de cruelles 
désillusions. Quand le pape Léon XIII envoya un délégué spécial, 
Ms'' Persico, étudier la question du plan de campagne et de l'agi- 
tation agraire en Irlande, l'archevêque de Westminster regretta 



398 REVUE DES DEUX MONDES. 

qu'il se mît en communication avec les ministres et les landlords 
an lieu d'aller droit au peuple et de consulter les députés natio- 
nalistes, le clergé patriote et les évèques. Il soutint de tout son 
pouvoir à Rome la cause de l'archevêque Gibbons, de Baltimore, 
accusé de favoriser le socialisme et de se montrer trop indulgent 
pour les Chevaliers du Travail. Enfin et surtout il joua un rôle 
décisif dans la grande grève des Docks de Londres, aux mois 
d'août et de septembre 1889. 

Cet épisode de la guerre du travail et du capital avait une haute 
importance. C'était la mobilisation de la couche inférieure des 
classes ouvrières, de cet unskilled labour resté jusqu'alors en de- 
hors des cadres du trade-unionnisme. Avec ces élémens, il y avait 
lieu de craindre que, dans l'atmosphère surchargée d'électricité 
de Londres, la grève ne dégénérât en une vraie guerre civile. Par 
bonheur les ouvriers des docks avaient pour chefs des hommes 
de tête, Burns, Mann, Tillett, et ils leur obéissaient avec une 
admirable discipline. Ce ne fut que seize jours après l'inaugura- 
tion de la lutte que le cardinal fut appelé à s'associer aux efforts 
qui étaient tentés en vue de la conciliation. Dans une entrevue 
avec les directeurs, il les supplia de céder sur la question de salaire 
au nom de leurs intérêts, de l'imminence d'une révolution, et 
surtout des souffrances des pauvres. Un comité fut formé sous la 
présidence du lord-maire, où siégèrent le cardinal, l'évêque angli- 
can de Londres qui ne tarda pas à répudier de trop lourdes respon- 
sabilités, M. Sidney Buxton et quelques autres. Ce fut sur Manning 
et Buxton que retomba tout le poids des négociations. Convaincus 
de la justice des principales revendications des grévistes, ils 
s'employèrent avec une rare énergie à obtenir de larges conces- 
sions des administrateurs. Un compromis fut suggéré : les ou- 
vriers devaient obtenir le taux de salaire qu'ils demandaient, — le 
fameux tannfir, ou (iO centimes par heure ; — mais le nouveau tarif 
ne devait entrer en vigueur que le 1"' mars 1890, c'est-à-din' après 
un délai de six mois. Burns et Tillett déclarèrent qu'il serait im- 
possible de faire accepter à leurs camarades une pareille attente, 
Manning se fit fort d'obtenir des directeurs la date du 1"^ janvier. 
C'était la dernière limite des concessions de ceux-ci. Il s'agissait 
de faire sanctionner la transaction par les grévistes, qui accusaient 
déjà leurs chefs de trahison. Le cardinal, accompagné de 
M. Buxton, se rendit au quartier général des Dockers, dans le 
quartier populaire de Poplar. Une réunion se tint dans la salle 
d'école de l'église catholique de Kirby Street. L'auditoire était 
houleux. Tous ces grévistes goûtaient pour la première fois aux 
fruits de la solidarité. Ils se croyaient sûrs de la victoire. Leur 
demander d'attendre plus de trois mois le résultat sonnant et tré- 



MANNTNG. 399 

bûchant de ces semaines de privations et de sacrifices, c'était faire 
appel à la raison contre l'instinct chez des êtres de premier mou- 
vement. D'autre part, le cardinal, tout pénétré qu'il fût de la 
justice de leur cause, savait que c'était là le seul moyen de la 
taire triompher et que les directeurs ne cherchaient qu'un pré- 
texte pour reprendre leurs concessions. Pendant près de cinq heures 
— de cinq à dix heures du soir — ce vieillard de 83 ans, ce 
prince de l'Eglise, plaida avec une éloquence familière et pas- 
sionnée dans l'intérêt des ouvriers et de leurs familles. Il finit 
par tirer des larmes des yeux les plus secs en faisant un appel 
éloquent à leur amour pour leurs femmes et leurs enfans. Sa cause 
était gagnée. L'émotion était intense parmi ces hommes simples 
et grossiers. L'un d'eux crut voir la Madone suspendue au-dessus 
de la tète vénérable de l'orateur donner un signe d'approba- 
tion. Le vrai miracle, c'était la conquête de ces esprits simples et 
de ces cœurs rudes par ce vieux prêtre qui ne servit jamais mieux 
le Christ qu'en procurant la paix en cette occasion. 

C'est sur cette scène finale qu'il convient de quitter Manniug. 
Il ne lui restait plus que quelques mois à vivre. Les ombres du 
soir tombaient de plus en plus épaisses sur son chemin. Sa santé 
était trop faible pour lui permettre de quitter sa résidence pour 
se rendre à ce club de rAtheua-um, où il aimait tant à se dé- 
lasser dans la société d'un Ruskin, d'un Bryce, d'un Gladstone ou 
même de quelque prélat anglican. Bien qu'entouré de l'amour de 
tout un peuple, de la vénération de son Eglise, de quelques 
fidèles affections, il se sentait isolé. Sa pensée retournait volon- 
tiers vers le passé. Il se livrait à un examen de conscience pro- 
longé. Il repassait le cours de sa longue vie. Il rendait grâce à 
Dieu de lui avoir révélé « la plénitude de sa vérité. » Il s'humiliait 
pour ses erreurs et ses fautes. Il s'énumérait à lui-même, quand 
il se sentait découragé par la comparaison de sa carrière avec celle 
d'un Shaftesbury, d'un Gladstone ou d'un Macaulay, les cinq 
grandes vérités auxquelles il lui avait été donné de rendre témoi- 
gnage : l'unité de l'Eglise, la règle de foi divine, l'infaillibilité 
de l'Eglise et de son chef, l'office du Saint-Esprit, le pouvoir tem- 
porel du vicaire de Jésus-Christ, — et aussi les trois grandes 
causes auxquelles il s'était consacré : l'éducation religieuse des 
enfans, la tempérance et l'éducation du clergé. Une lassitude de 
vivre l'envahissait, mais, du moins, la crainte de la mort ne le 
visita jamais. « Il est des' gens, disait-il, qui n'aiment pas à parler 
de leur fin. Pour moi, j'aime à le faire, cela aide à se préparer et 
cela enlève toute tristesse et tout efi'roi. C'est une bonne chose de 
se remplir la pensée de la lumière et de la beauté du monde par 
delà le tombeau. C'est ce qui inspirait à saint Paul son c/'eV/r f/e dé- , 



400 REVUE DES DEUX MONDES. 

lo(/ei'. » Cett»^ foi simple, candide, radieuse, élaitbienle sentiment 
qui devait accompagner et faciliter la mort de ce grand chrétien. 
Pendant près de deux ans il vit avec sérénité sa faiblesse grandir. 
Au commencement do l'année 1892 il comprit que la dernière 
heure avait scmné. Il reçut les derniers sacremens et il fit sa pro- 
fession solennelle de foi devant le chapitre de Westminster, le 
13 janvier. Pendant sa dernière nuit il fut veillé par trois amis, 
M^'" Vaughan, son successeur, le chanoine Johnson, son secré- 
taire, et le docteur Gasquet, son médecin. A l'aube du 14, pendant 
que M^'' Vaughan disait la messe dans son oratoire, l'âme d'Henry 
Edward Manning, cardinal-archevêque de Westminster, fut rap- 
pelée auprès de Dieu. 

Presque en même temps mourait un jeune prince, dans la 
ligne directe de la succession à la couronne d'Angleterre, le duc 
de Clarence. Ce deuil national ne fit pas tort à l'immense explo- 
sion de douleur qui salua la disparition de cet octogénaire. On 
eût dit que le Londres ouvrier, populaire, pauvre, se sentait orphe- 
lin. Dans la foule qui défila en rangs serrés dans la chapelle mor- 
tuaire où étaient exposés les restes mortels de l'archevêque, revê- 
tus de la pourpre cardinalice, on vit, à côté de ses collègues dans 
l'épiscopat, des membres de son clergé, des laïques de son trou- 
peau, des néophytes qu'il avait amenés à l'Eglise, des pénitens 
dont il était le directeur, des amis qu'il recevait, avec sa bonne 
grâce habituelle, et des individualités de toute espèce, de toute 
opinion, et de toute origine, qui avaient goûté sa généreuse et tolé- 
rante hospitalité, une foule anonyme en partie décemment vêtue, 
en partie hâve et déguenillée, venue pour voir une dernière fois 
les traits émaciés du patron des pauvres, du cardinal du peuple. 
Ses funérailles furent célébrées le 21 janvier à TOratoire de 
Brompton. Dans ce vaste sanctuaire s'assemblèrent pour lui 
rendre les derniers devoirs tous les représentans de l'Eglise, de 
l'aristocratie, de la politique, des classes dirigeantes. Ce fut au 
dehors que se fit la manifestation la plus imposante. Les rues 
étaient remplies des masses profondes du peuple. La Ligue de la 
Croix, avec ses bannières, la Ligue nationale irlandaise, l'Alliance 
de tempérance du Royaume-Uni, les Trade-Unions de Londres, 
les sociétés des ouvriers des docks, des Bons-Templiers, les 
Bandes de la Miséricorde, des groupes denfans, des confréries 
religieuses, des associations politiques, des corporations ou- 
vrières, la grande armée des travailleurs, et, par derrière, en 
files plus serrées encore, cette grande armée des misérables qui 
n'émerge d'ordinaire ;i la lumière qu'aux heures sombres de 
trouble et dorage, — cette foule disparate faisait la haie sur le 
long parcours de l'oratoire au cimetière. Sur plusieurs points 



MANMiNG. 401 

des musiques jouaient dos marches funèbres. Quand le corbillard 
passa, toute cette multitude, catholiques et protestans. socia- 
listes et révolutionnaires, s agenouilla ou s'inclina. On eût dit que, 
pour un jour, par-dessus ce cercueil où dormait un grand servi- 
teur du Christ, les deux mondes, entre lesquels notre civilisation 
matérialiste et mercantile a creusé un abîme, se tendaient la main 
en pleurant et se réconciliaient dans un deuil commun. 

Telles furent les obsèques d'Henry Edward Manning, cardinal 
prêtre de la sainte Higlise romaine, du titre des saints Grégoire 
et André sur le mont Cœlius, archevêque de Westminster, primat 
d'Angleterre. Notre siècle en a sans doute vu de plus pompeuses : 
il n'eu a pas vu de plus émouvantes. C'était vraiment tout un 
peuple qui les faisait. Manning n"a pas besoin d'autre oraison 
funèbre. 

J'ai essayé de dire sa vie : ce long effort vers la vérité, ce 
sacrifice héroïque de tout ce qui est cher à l'homme, cette passion 
de certitude qui le jeta aux pieds de l'Eglise infaillible et, dans 
cette Eglise, aux pieds du vicaire de Jésus-Christ, gardien incor- 
ruptible du dépôt de la foi. J'ai essayé de dire aussi cette noble 
tentative pour ramener l'humanité à l'Eglise et pour rendre à 
l'Eglise conscience de sa mission d'affranchissement, de conso- 
lation et de salut pour les sociétés comme pour les individus. 
Devant cette grande figure, faite d'austérité et d'amour, d'ascé- 
tisme et de charité, devant la mémoire de cet homme qui a aimé 
le pouvoir, mais pour le consacrer au plus noble des emplois, 
le mot qui monte involontairement aux lèvres pour résumer 
toute cette histoire, n'est-il pas celui de l'Écriture : Ecce sacerdos 
magniis ; voilà une âme vraiment sacerdotale? 

Francis de Pressensé. 



TOME cxxxv. — 1800. 2ff 



MARIE-ANTOINETTE 



ET MADAME DU BARRY 



L archiduchesse Marie-Antoinette avait épousé, le 1 6 mai 1 770, 
le Dauphin petit-fils de Louis XV. Elle avait trouvé installée à 
la Cour la comtesse du Barry, présentée au mois d'avril de 
l'année précédente. Au souper de la Muette, la veille du ma- 
riage, la favorite s'était assise avec la famille royale, et Marie- 
Antoinette ayant demandé la charge de cette dame, on lui avait 
répondu qu'elle avait pour fonction « de distraire le Roi ». 
« Alors, avait répondu la jeune fille avec la candeur de ses 
quinze ans, je veux être sa rivale. » Une rivalité s'engageait, en 
effet, tout autre qu'elle ne l'attendait, entre cette innocence et ce 
vice, une lutte sourde d'abord, bientôt visible et touchant aux 
plus hauts intérêts de la politique. Des documens récemment 
parus et quelques autres inédits encore permettent de compléter 
les anciens récits de ces curieux épisodes de l'histoire du 
règne (1). 

Il y a maintenant deux femmes à la cour de Louis XV pour 
appeler en même temps et presque sur le même rang l'attention 
publique. Elle s'y passionne vite et devient curiosité sympathique 
ou dénigrement, suivant les intérêts, les vues politiques, les 
habitudes morales de chacun. Avant l'arrivée de Marie-Antoi- 

(1) Le fond de la narration reste la correspondance de Mercy-Argenteau, publiée 
par M. d'Arneth et Geffroy et qu'on n'a pas encore, semble-t-il, utilisée complète- 
ment; on peut la contrôler aujourd'hui par l'important appendice de la nouvelle 
correspondance publiée par MM. d'Arneth et P'iammermont. Nous n'avons pas à 
mentionner ici les autres sources imprimées, mais il est juste de l'econnaître le pré- 
cieux contrôle trouvé dans le Secret du Roi, de M. le duc de Broglie, et la Question 
d'Orient au XVIII" siècle, de M. Albert Sorel. Les sources inédites consultées pour 
cet article se réduisent ;iu journal de Hardy, à la Bibliothèque nationale, et à quel- 
ques dossiers de la série G' des Archives nationales (lettres de Louis XV, de la 
duchesse de Villars, correspondance du directeur général des Bâtiments du Roi). 



MARIE-ANTOINETTE ET MADAME DL" lîAliRV. 403 

nette, on ne parlait que de M""^ du Barry; c'est un soula- 
gement pour beaucoup d'honnêtes gens de pouvoir songer, en se 
tournant du côté de Versailles, à une figure sans souillure, à une 
jeune et pure image qui laisse place à tous les rêves, à tous les 
espoirs des bons citoyens. On se met à voir dans l'enfant venue 
d'Allemagne, étrangère à toutes les intrigues et d'une grâce ac- 
cueillante et fière qui gagne les cœurs, la contradiction vivante 
de la favorite. La politique aidant, la Dauphinc prenant Choiseul 
en amitié et en aversion M""* du Barry, les esprits se groupent na- 
turellement autour des deux noms féminins que la Cour leur 
offre, et ce choix d'étendard semble bien d'accord avec les 
mœurs de ce siècle où règne la femme. C'est ainsi que Marie-An- 
toinette, ignorante des choses de France et peu soucieuse de poli- 
tique, devient presque sans le savoir l'idole de la nation ardente 
et sentimentale qu'elle est appelée à gouverner. Un danger sor- 
tira pour elle de cet excès même : elle aura été jetée trop tôt, par 
les circonstances, dans la lutte des partis, elle aura semé, 
Dauphine encore, la rancune à côté du dévouement, et tous ces 
germes divers lèveront un jour autour de son trône. 

I 

j\P^ du Barry entre, dès les premiers jours, dans la vie de 
Marie-Antoinette. Aux plus anciennes lignes conservées de la cor- 
respondance avec Marie-Thérèse, on lit ce nom qui y reparaîtra 
si souvent : « Le Roi a mille bontés pour moi, et je l'aime tendre- 
ment, mais c'est à faire pitié la faiblesse qu'il a pour M""" du Barry, 
qui est la plus sotte et impertinente créature qui soit imaginable. 
Elle a joué tous les soirs avec nous à Marly ; elle s'est trouvée 
deux fois à côté de moi, mais elle ne m'a point parlé et je n'ai 
point tâché justement de lier conversation avec elle ; mais quand 
il le fallait, je lui ai pourtant parlé. » Et dans la même lettre : 
« J'ai écrit hier la première fois au Roi; j en ai eu grand'peur, 
sachant que M""" du Barry les lit toutes, mais vous pouvez être 
bien persuadée, ma très chère mère, que je ne ferai jamais de 
faute ni pour elle, ni contre elle. » On verra ce que va peser 
dans l'avenir cette très sage résolution. 

Le séjour de Marly était difficile pour la jeune Dauphine et 
plein de petites embûches pour sa candeur. Tous les yeux étaient 
fixés sur elle, et chaque regard demandait comment elle allait se 
comporter envers une femme de qui ni son âge ni son éducation 
ne lui permettaient de se faire une exacte idée. Louis XV surtout 
était impatient de s'assurer qu'il n'y aurait pas discordance d'hu- 
meur entre la favorite devenue nécessaire à ses habitudes et 



404 REVUE DES DEUX MONDES. 

l'aimable princesse qui venait ramener un peu de jeunesse et de 
vie dans le milieu longtemps assombri de sa famille. Le t'hàleau 
où on avait conduit Marie-Antoinette, quelques jours après le 
mariage, était fort petit; toute la famille royale y vivait réunie, 
un peu à l'étroit, et si le Roi avait fait choix de cette résidence, 
ce n'était pas seulement pour distraire l'archiduchesse de ses re- 
grets de fille et de sœur, mais encore pour voir de plus près et à 
chaque instant sa nouvelle petite-fille et l'habituer à fréquenter 
la favorite. 

Avec Louis XV, tout allait bien ; l'enfant avait cette gaieté 
spontanée qu'aucun souci grave n'avait altérée, un besoin irrésis- 
tible d'aimer, de plaire, d'enthousiasmer, un désir d'être joyeuse 
qui s'épanouissait au premier rayon. Mise à l'aise par des bontés 
paternelles, par les attentions que le Roi charmé multipliait, elle 
se laissait aller à de naïfs sentimens de reconnaissance; elle lui 
disait « mon papa » et lui sautait au cou. Mais près de M""" du 
Rarry, cette femme d'un ton si dilTérent des autres personnes de la 
Cour et si familière avec le Roi , Marie- Antoinette se sentait une gêne 
d'instinct et de répulsion. En vain la folâtre comtesse, qui savait 
endosser le respect en même temps que le grand habit, se mon- 
trait avec elle d'une déférence aisée, d'une prévenance toujours 
en éveil; cette charge mystérieuse, qui n'avait pas d'équivalentà 
la cour de Vienne et dont on ne parlait autour d'elle qu'avec des 
moues et des réticences, lui inspirait une défiance, une hostilité 
qui s'irritait de l'inconnu. Les trois Mesdames, ses nouvelles 
tantes, les seules personnes de la famille royale dont l'exemple 
pût guider son inexpérience, n'adressaient jamais la parole à 
M""^ du Rarry, évitaient de la regarder, de s'approcher d'elle et, en 
présence même de leur père, prenaient des mines effarouchées au 
moindre propos d'une dame de sa société particulière. 

Du Dauphin, semble-t-il, aucun conseil à tirer : c'est un esprit 
taciturne, sauvage, qui a lair d'obéir aveuglément à M. de la 
Vauguyon, son gouverneur, et comme il ne parle jamais à 
aucune femme, il ne marque pour M™^ du Rarr} nulle sorte de 
sentiment. L'abbé de Vermond et M. de Mercy, admis librement 
auprès delà Dauphinepar égard pour l'Impératrice, n'ont pas cru 
lui devoir un conseil particulier sur le cas qui la préoccupe ; ils ont 
simplement déclaré que Son Altesse Royale devait traiter également 
bien toutes les dames présentées à Sa Majesté, sans tenir compte 
des rivalités ou des antipathies qu'on pourrait lui faire connaître. 
Faute de mieux, Marie-Antoinette a suivi d'abord cet avis un peu 
vague. Elle a été naturelle, c'est-à-dire aimable; elle n'y a point 
eu de peine dans ce milieu nouveau où tout lui sourit. Le Roi en 
a été enchant(i, et M"" du Rariy, qui zézaye avec grâce dans la 



MARIE-ANTOINETTI-: ET MADAME DU BARRY. 405 

liberté des cabinets, a déclaré que « cette petite rousse » était 
(( sarmante ». 

On était revenu à Versailles pour les derniers préparatifs 
avant le voyage de Choisy et le grand voyage annuel de Com- 
piègne, quand, le 8 juillet, un dimanche api-és les offices, le Dau- 
phin eut avec sa femme une conversation inattendue. Il y avait 
sept semaines que le mariage avait eu lieu, et aucune intimité 
n'existait encore entre les époux. Le jeune mari, faisant un 
grand effort sur lui-même, dit à Marie-Antoinette, avec une 
émotion qu'elle trouva très douce, qu'il savait très bien les exi- 
gences de l'état du mariage et que, s'il avait attendu pour lui 
témoigner la vivacité de son affection, il lui en donnerait sûre- 
ment les preuves à Compiègne. Était-ce la glace de la timidité 
qui commençait à se fondre dans le cœur du Dauphin sevré, de- 
puis qu'il était orphelin, des joies de la pleine confiance? Marie- 
Antoinette, non moins inexpérimentée et non moins isolée que 
lui, saisit cette occasion de les lui donner et de les obtenir à son 
tour : « Puisque nous devons vivre ensemble, dit-elle, dans une 
amitié intime, il faut que nous causions de tout avec confiance » ; 
et le propos tomba aussitôt sur M""^ du Barry. 

Alors le prince, pour la première fois de sa vie, parla de 
l'intérieur de la Cour, Sans jamais en rien dire à personne, 
il avait deviné et appris bien des choses. Il savait fort bien 
ce qu'était M"^ du Barry, qu'il venait de voir de près aux sou- 
pers de Saint-Hubert. N'écoutant que son goût pour la chasse, 
il avait demandé, le mois précédent, à être des parties que le 
roi faisait à ce pavillon près de la forêt de Rambouillet; on y 
soupait ; M"" du Barry présidait la table avec un sans-gène cho- 
quant et une licence de propos que tout le monde imitait. Ses 
tantes avaient pris peur de le voir en si mauvaise compagnie, et 
afin de lui inspirer le dégoût de cette du Barry, elles lui avaient 
raconté, par le détail, d'où elle sortait et la vie qu'elle avait menée 
avant de paraître à la Cour. C'étaient des infamies que M. de la 
Vauguyon ne lui avait jamais laissé soupçonner. Cet éducateur, 
qui avait toujours à la bouche la religion et les bons principes, 
n'était donc qu'un hypocrite, puisqu'il engageait son élève à bien 
traiter cette femme, la visitait, la flattait, la soutenait en toute 
occasion, aussi plat devant elle que M. d'Aiguillon, qui avait 
besoin d'elle pour devenir ministre, ou que M. de Bichelieu, qui 
n'avait pas plus de croyances que Voltaire lui-même. Du coup, 
le jeune homme en avait perdu le respect que lui inspirait son 
gouverneur; il le montrait bien maintenant, livrait tout ce quil 
avait sur le cœur, détestait cette Cour où on ne voyait que des 
méchans, des intrigans, des cupides, des gens qui trompaient le 



406 REVUE DES DEUX MONDES. 

roi. Il ne s'y trouverait, ajoutait-il, aucune consolation pour un 
prince honnête et désireux avant tout de faire son devoir, s'il n'y 
avait Mesdames, qui avaient connu son père si généreux, sa mère 
si sainte, et qui étaient, selon lui, femmes d'expérience et de bon 
conseil. 

Quand le Dauphin eut fini, Marie-Antoinette parla à son tour. 
Il était bien fâcheux que le roi eût été entraîné à cette liaison qui 
mettait tant de désordre à la Cour: mais ne pouvait-on croire que 
tout cela s'était tramé pour amener le renvoi de M, de Choiseul? 
C'était la première fois qu'elle prononçait devant son mari le 
nom du ministre qui avait négocié son mariage et que, de longue 
date, elle s'était accoutumée à considérer comme son bon génie 
eu France. Au nom de Choiseul, le Dauphin se rembrunit. La 
Dauphinene sait donc pas ce qu'est M. de Choiseul, ni ce qu'il a 
fait pour arriver au poste qu'il occupe? Lui aussi a intrigué par 
le canal d'une favorite; tout ce qu'il est, il le doit à ses bassesses 
pour M"'" de Pompadour. Le prince ne disait pas tout ; peut-être 
lui revenait-il à la pensée, outre ce qu'il avait pu deviner de la 
haine de Choiseul pour son père, tant de calomnies abominables 
insinuées à son oreille par La Vauguyon, dans les longues cau- 
series de l'éducation, La Dauphine sentit combien le sujet était 
épineux et que ces préventions étaient plus profondes qu'on ne 
le lui avait dit. Elle ajouta simplement qu'on attribuait des 
talens au ministre et qu'on l'estimait dans les pays étrangers; 
s'il avait intrigué avec M™" de Pompadour, cela ne pouvait se 
comparer aux horreurs présentes qu'elle remerciait son mari de 
lui faire connaître (1). 

C'est le lendemain de cet entretien que Marie-Antoinette 
écrivait à sa mère son jugement sévère sur M™'' du Barry et sur 
une « impertinence » qu'elle n'avait pas pu remarquer elle-même. 
Elle ajoutait: « Pour mon cher mari, il est changé de beaucoup 
et tout à son avantage. Il marque beaucoup d'amitié pour moi, et 
même il commence à marquer de la confiance. » Du même jour, 
le sauvage garçon, qu'il lui était permis d'aimer enlin, avait gagné 
son cœur d'épouse et détruit ses illusions sur les hommes. 

Hors le Dauphin, qui n'était aussi qu'un enfant et qui n'était 
pas de caractère à renouveler souvent ses confidences, Marie-An- 
toinette n'avait autour d'elle personne à qui se fier dans les cir- 
constances nouvelles où la plaçaient ses découvertes. La femme 
mûre qu'on avait mise auprès d'elle comme son mentor, la com- 
tesse de Noailles, avait le mérite de ne pas intriguer, mais était 

(1) Cet entretien décisif, confié par Marie-Antoinette à Vermond, est facile à 
reconstituer par les lettres VI, Vlll et IX du recueil d'Arneth-Gcffroy. 



MARIE-ANTOINETTE ET MADAME DU BARRY. 407 

flatteuse, complimenteuse, un peu sotte au demeurant, et, de cette 
très honnête personne, il n'y avait rien à tirer que les enseigne- 
mens de l'étiquette. Parmi les dames de sa maison, la duchesse 
de Chaulnes était trop légère, malgré son âge, la princesse de 
Chimay trop sérieuse, et les autres tenaient plus ou moins leurs 
fonctions de La Vauguyon ou de la favorite. 

L'isolement la rapprochait de jNlesdames, les bonnes tantes que 
lui recommandait le Dauphin. Sa mère aussi ne lui avait-elle pas 
dit : « Ces princesses sont pleines de vertus et de talens ; c'est un 
bonheur pour vous; j'espère que vous mériterez leur amitié. » 
Parole excessive, conseil imprudent que Marie-Thérèse, mieux 
informée, ne tardera pas à regretter et quelle cherchera en vain 
à reprendre. Pendant dix-huit mois, par dégoût du mal révélé, 
par besoin croissant dim reflet au moins de la tendresse mater- 
nelle, la Dauphine appartiendra à Mesdames de France. 

On la vit arriver avec joie. Le caractère impérieux de 
Madame Adélaïde avait asservi entièrement Madame Sophie et 
guidait, au moins pour les petites choses^ la bonne Victoire. 
C'était chez elle, au rez-de-chaussée qu'avait occupé M™* de Pom- 
padour, que se réunissaient les sœurs et que se tenait leur petit 
cercle. Le Roi y descendait chaque matin, ou le soir au retour de 
lâchasse. L'entretien était insignifiant, tout en niaiseries, car il 
n'aimait pas les sujets sérieux, et Mesdames, du reste, n'osaient 
les aborder avec lui ; elles préféraient écrire, fût-ce pour une 
nomination ou une faveur quelconque ; et le père, qui allait les 
revoir une heure après, répondait de la même façon. Le nom de 
M"^ du Barry n'était jamais prononcé en sa présence ; à peine 
sorti, on ne parlait que d'elle et des intrigues de ses partisans. 
M. de Choiseul ne dédaignait pas de venir faire, de temps en 
temps, sa cour à Mesdames, qui l'accueillaient maintenant après 
l'avoir tant détesté, réunies à lui dans une communauté de haine. 
Dans le cercle, une femme menait la conversation, intelligente et 
hautaine, très sûre des usages, très âpre à soutenir les manies de 
préséance de Madame Adélaïde, dont elle était dame d'atours; 
c'était la comtesse de Narbonne, qui avait un fils à pousser dans le 
monde et se sentait prête à tout pour ses intérêts maternels. Si 
Madame Adélaïde menait ses sœurs. M""' de Narbonne, avec sa dé- 
cision et sa souplesse, menait Madame Adélaïde. Elle mettait 
quelque passion dans ce clan aigri de vieilles filles inoccupées, 
timides et irritables, qui vivaient de futilités gourmées et de mé- 
disances. 

Tel était le milieu où Marie-Antoinette se mit à vivre, faute 
de mieux trouver dans sa nouvelle famille. Mesdames, qui ai- 
maient à jouer aux mamans avec leurs petites-nièces Clotilde et 



408 REVUE DES DEUX MONDES. 

Elisabeth, quand IM"" de Marsan le leur permettait, furent en- 
chantées de voir une nièce plus grande rechercher leur compa- 
gnie et accepter leur direction. Sa bonne volonté méritait une 
récompense; elle fut gracieusée, tlattée, choyée; on lui confia la 
clef d'un passage de l'appartement, pour qu'elle y pût venir sans 
suite et à toute heure; on s'ingénia à lui trouver des amusemens, 
à lui proposer des promenades, à lui donner des habitudes. De 
là à confisquer son initiative, à mettre au second plan la prin- 
cesse qui devait être au premier, il n'y avait qu'un pas; Madame 
Adélaïde, qui rêvait toujoursde gouverner, compta bien y atteindre 
un jour et commença par dicter à la Dauphine ses moindres ju- 
gemens sur les gens et les choses de la Cour. 

Marie-Antoinette avait d'autant moins de peine à adopter les 
antipathies de ce milieu qu'elle les ressentait instinctivement 
elle-même et qu'elles étaient d'accord, sauf pour Choiseul, avec 
celles de son mari. Parmi tant d'intrigues dont elle se voyait en- 
tourée, Mesdames, avec des travers et des petitesses qu'elle n'aper- 
cevait pas encore, représentaient certainement l'honnêteté. Mais 
n'y avait-il pas péril, pour une nouvelle venue dans la famille, à 
suivre trop ardemment la conduite de Mesdames envers la favo- 
rite de leur père? Louis XV n'admettait pas qu'on discutât ses 
amours et jusqu'à présent n'avait toléré que de ses filles seules 
certaines marques apparentes de désapprobation. Marie-Antoi- 
nette, impétueuse de franchise et toute de premier mouvement, 
était incapable de dissimuler son dégoût. Par bonheur, la Cour 
à Gompiègne avait plus d'espace qu'à Marly ou à Choisy; la Dau- 
phine ne voyait M""' du Barry que de loin, à la messe, à la 
chasse, au grand couvert, et le Roi qu'en présence de Mesdames. 
Les occasions dangereuses étaient donc rares. Mais à M. de la 
Vauguyon et à sa sœur, M"'^ de Marsan, qui presque chaque jour 
venaient lui faire leur cour, Marie- Antoinette marquait une froi- 
deur d'autant plus blessante qu'elle était aimable pour tous. L'hy- 
pocrisie de ces dévots d'ambition la révoltait et elle tenait chez 
ses tantes, très hardies elles-mêmes à portes closes, les propos les 
plus vifs sur ces sortes d'honnêtes gens. M""' de JXarbonne, fière 
d'une si auguste recrue au camp de Mesdames, faisait sonner au 
dehors les malices d'une princesse qu'il lui souciait peu de com- 
jiromettre; et (h'-jà le parti Du Barry savait ({u'outre l'hostilité du 
Dauphin, il fallait compter désormais avec celle de la petite 
Dauphine. 

M"* du Barry comblait l'irritation de Marie-Antoinette par une 
maladresse qu'elle dut regretter ensuite, mais qui touchait trop 
directement la jeune femme et intéressait trop de gens autour 
d'^.'Ile pour qu'on pût la pardonner. Pendant un court séjour à 



MARIE-ANTOINETTE ET MADAME DL J3AKRY. 409 

Choisy, le Roi, pour amuser la Dauphiiie, fit jouer ses comédiens 
au petit théâtre du château, trop resserré pour contenir aisément 
tout le service et la suite de la famille royale. Un soir, les dames 
du palais s'étant emparées des premiers bancs, refusent de faire 
place à trois retardataires ; c'était M"'" du Barry et ses deux insé- 
parables, la maréchale de Mirepoix et la comtesse de Valentinois. 
Ces contestations, sous les yeux des spectateurs, amènent aisé- 
ment d'extrêmes excitations de vanité; des propos s'échangent, 
vifs et cinglans; une dame de la Dauphine, la comtesse de Gra- 
mont, tient tête à M""' du Barry. Le lendemain, celle-ci porte 
plainte au maître et M""" de Gramont, par une de ces petites 
lettres de cachet qu'expédie La Vrillière, se trouve exilée à quinze 
lieues de la Cour. Cette punition cause une grande rumeur. Voilà 
tous les Choiseul en colère; la comtesse de Gramont est belle- 
sœur de la duchesse et fort liée à leur parti ; ils demandent à la 
Dauphine d'intercéder auprès du Roi, faisant ainsi dès les premiers 
jours contre la favorite l'essai d'une jeune influence qu'ils risquent 
de briser. Marie-Antoinette brûle de se prêter à l'expérience; 
mais jNL de Mercy survient à temps pour retenir son imprudence, 
et suggère une réclamation bornée au seul point où elle ait chance 
d'être admise. La princesse, inquiétée par cet avis, témoigne à 
son grand-père qu'elle est peinée d'une faute commise par une 
dame de sa maison; elle ne cherche pas à connaître cette faute, ni 
à l'excuser, elle regrette seulement que l'exil ait eu lieu sans 
qu'elle ait été avertie de la volonté du Roi. Louis XV, toujoui-s 
gauche devant une explication directe, heureux pourtant que le 
fond du sujet ne soit pas abordé, avoue que M. de la Vrillière 
aurait dû prévenir la Dauphine d'une mesure touchant une de ses 
dames, et joint maint propos affectueux à cette demi-excuse. 

Peu après, pendant Fontainebleau, l'exilée écrit à sa maî- 
tresse quelle est malade, obligée de solliciter par elle son retour 
à Paris pour se faire soigner. Marie-Antoinette intercède cette 
fois ; elle parle au Roi après un souper public, oîi toute la fa- 
mille est réunie; et comme il se montre sérieux, froid, parce que 
M"^ du Barry n'a pas pardonné : « Quel chagrin pour moi, mon 
papa, dit-elle, si une femme attachée à mon service venait à 
mourir dans votre disgrâce! » Le Roi sourit, désarmé, et promet 
de se rendre à cette prière. Il est certain pourtant qu'elle n'a 
pas sufli; ce n'est qu'après des certificats de médecin dûment 
dressés que l'autorisation de retour est accordée, et la Cour reste 
absolument interdite à la coupable. M*"^ du Barry a exigé cet 
exemple et fait reconnaître, à son profit, un nouveau crime de 
lèse-majesté. Triomphe, si l'on veut, mais que Marie-xViitoinette, 
blessée, ne lui pardonnera jamais; l'exil de sa dame du palais, 



410 REVUE DES DEUX 3I0NDES. 

frappée si durement parce qu'elle est Choiseul, reste dans ses 
souvenirs les plus profonds comme une ofTense personnelle. 

II 

L'aventure de la comtesse de Gramont n'était qu'une escar- 
mouche dans la lutte entre la favorite et le ministre ; on attendait 
et on sentait approcher la grande bataille. Ghoiseul s'y préparait. 
Il avait beau atïeeter pour le pouvoir une noble et philosophique 
indifférence, il y était trop ardemment attaché pour ne pas saisir 
les occasions de fortifier une situation qu'ébranlaient, sans qu'il 
en connût le détail, les attaques secrètes des petits appartemens. 
Il crut avoir trouvé un appui décisif dans la Dauphine et se fit 
préparer par Mercy un entretien avec elle. Il ne pouvait guère 
causer de politique avec ses quinze ans; mais il avait quelque 
droit à les éclairer d'avis respectueux, qui lui assureraient dans 
tous les cas une posture de conseiller bonne à tenir. Plaire au Roi 
par l'empressement et la gaieté; prendre une assurance naïve à 
lui parler directement et sans crainte de tout ce qui la regardait; 
rester en bonne intelligence avec Mesdames sans se laisser gou- 
verner par elles : telles furent les directions de M. de Ghoiseul, 
d'accord avec celles que Vermond ou Mercy apportaient de leur 
côté à la Dauphine. Il y joignit des détails sur les intrigues cou- 
rantes, les buts secrets, les moyens qu'employaient les divers per- 
sonnages pour réussir auprès du roi. Marie-Antoinette l'écoutait 
avec intelligence, le questionnait avec sûreté, l'étonnait d'un juge- 
ment déjà personnel et averti. Le ministre sortit de cette audience 
tout enflammé : « Ce n'est que d'aujourd'hui, disait-il à Mercy, que 
je connais Madame la Dauphine. Sur votre parole, je me suis livré 
à elle et je lui ai dit ce que je sais. Je suis dans l'enthousiasme 
de cette princesse; on n'a jamais rien vu de pareil à son âge. 
Quand vous en aurez occasion, je vous prie de lui dire que pour 
la vie et la mort je suis à ses ordres, et qu'elle doit disposer de moi 
en tout et partout comme il lui plaira. » Ne sent-on pas, dans 
ces impressions toutes vives d'un sceptique manieur d'hommes, 
apparaître déjà cette séduction du dévouement que Marie-Antoi- 
nette, aux jours heureux comme aux jours tragiques, exercera 
jusqu'à la fin? 

La Dauphine n'avait pas longtemps à disposer d'un si chaud 
enthousiasme ; mais c'était désormais, dans tous les salons où pas- 
sait Ghoiseul, un bruit prolongé de ses louanges, une réputation 
d'intelligence qui s'établissait pour elle, et que tout un clan nom- 
breux de parens, d'amis, do cliens, avaient intérêt à répandre, à 
augmenter, à exagérer, aux dépens de la « créature » qui menaçait 



MARIE-ANTOINETTE ET MADA.AIE DU ItARRY. 411 

le ministre. Quand M"^ du DcfTiind raconie à Walpole : « Il n'y a 
qu'une voix sur Madame la Daupliine; elle grandit, elle embellit, 
elle est charmante », c'est l'opinion générale qu'elle se plaît à en- 
registrer. L'écho de ces succès arrivait à Vienne et eût consolé 
Marie-Thérèse, si des voix discordantes ne se fussent élevées, déjà 
malveillantes et venimeuses : « On débite ici, écrivait-elle dès la 
iin d'octobre, tout plein de choses peu favorables à ma fille ; on 
dit que le Roi devient réservé et embarrassé avec elle, quelle 
heurte de front la favorite, que le Dauphin est pire que jamais 
et plus qu'indifférent pour ma fille. » Et llmpératrice faisait dire 
à Marie-Antoinette de ne pas se laisser griser par ses heureux 
débuts et qu'il était plus difficile, dans un pays comme la France 
et une cour comme Versailles, de durer que de réussir. 

Ces premiers mois de mariage donnaient à la Dauphine une 
fête continuelle de curiosité et de mouvement. C'était devant 
ses yeux un perpétuel changement de décor que ces visites à 
toutes les résidences royales ou princières, qu'ennoblissaient les 
arts de sa patrie nouvelle à leur moment de raffinement le plus 
exquis. Le prince de Condé, qui avait sollicité l'année précédente 
la visite de M"'" du Barry, avait invité le Roi à s'arrêter encore à 
Chantilly en quittant Compiègne, et Marie-Antoinette s'était 
montrée joyeuse de voir cette demeure illustre qui tenait, dans 
l'histoire de France qu'elle avait apprise, à peine moins de place 
que Versailles même. Mais la Cour se souciait moins qu'elle des 
bosquets de Sylvie et des souvenirs du vainqueur de Rocroy : 
« Presque tout le monde reviendra dimanche de Compiègne, 
écrit M""' du Deffand, le Roi ira le mardi à Chantilly avec ma- 
dame la Dauphine, Mesdames et les dames de leur suite, M""" du 
Barry et sa suite. Il en pourra résulter quelque événement, c'est- 
à-dire quelque lettre de cachet. » On pouvait même craindre des 
froissemens plus graves qu'entre dames, car la favorite allait vivre 
pendant deux jours avec la famille royale. Les fêtes heureusement 
multipliées évitèrent les occasions de choc. La Dauphine ne fut 
pas une seule fois dans le cas de parler à M""' du Barry ; le Roi fut 
plein d'attentions pour elle; c'était lui, semblait-il, qui faisait à 
l'archiduchesse les honneurs de Chantilly. Le prince de ('onde 
avait du reste en tête divers soucis et se montrait auprès de 
M"^ du Barry d'un empressement qui donnait à penser à quelques 
personnes. 

Au retour à Versailles, ce fut une autre journée de fêtes à 
Chilly, chez la duchesse de Mazarin, puis la prise d'habit de 
Madame Louise au Carmel de Saint-Denis, où Marie-Antoinette 
présenta le scapulaire et le manteau. Enfin on pensa au voyage de 
Fontainebleau. La famille royale, partie de Versailles le matin. 



412 REVUE DES DEUX MONDES. 

arriva le soir pour souper avec le Roi. Le lendemain, Marie-Antoi- 
nette, n'avant pas encore tous ses équipages qui étaient en route, 
fit une promenade de trois heures à pied dans le parc et les envi- 
rons du château. Accompagnée de M. de Marigny et des archi- 
tectes des Bàtimens, elle se fit expliquer les diverses époques de 
la construction depuis les anciens rois jusqu'au roi régnant, et 
ses guides s'émerveillèrent d'être aussi gracieusement inter- 
rogés. Les jours suivans ce furent, les après-midi, des parties 
d'âne dans la forêt, les parades de la Maison du Pioi, la chasse 
suivie en calèche aA'ec Mesdames ; le soir, le spectacle ou le jeu 
tantôt chez ÏNlesdames, tantôt chez la Dauphine. M"'" du Barry 
ne se montra que de loin. Le duc de Choiseul travaillait comme 
d'habitude avec le lîoi, venait au conseil, était invité aux sou- 
pers; quand il lui arrivait au jeu d'être le partenaire de la favo- 
rite, elle multipliait moqueries, haussemens d'épaules, « petites 
vengeances de pensionnaire », qui lirritaient en amusant le Roi. 
Mais les regards agressifs s'avivaient d'un triomphe, d'autant 
plus inquiétant pour le ministre que la politique du royaume 
entrait dans une de ces périodes chargées d'orage où la foudre est 
dans l'air, prête à tomber. 

Depuis que la Dauphine était à Versailles, elle avait entendu 
deux fois parler d'une grande cérémonie présidée par le Roi et 
qu'on appelait un lit de justice. On avait attaché beaucoup d'im- 
portance autour d'elle à cette cérémonie, une des plus solennelles 
du gouvernement. Si elle interrogeait Mesdames à ce sujet, elle 
apprenait qu'il s'agissait de mettre à la raison des sujets rebelles 
qui, parce qu'ils portaient des robes rouges fourrées d'hermine, 
prétendaient contrôler les ordres de Sa Majesté. Cette prétention 
lui semblait sans doute un grand crime, mais elle ne pouvait 
s'empêcher de trouver étrange que ce Parlement de Paris tant 
décrié se montrât précisément, dans l'occurrence, l'adversaire 
acharné de M. d'Aiguillon, en soutenant la condamnation portée 
par le Parlement de Bretagne contre les exactions du protégé de 
la du Barry; comme on disait de plus, assez ouvertement, que 
M. de Choiseul dissimulait seulement par convenance sa sympathie 
pour l'assemblée qui l'avait servi contre les Jésuites, la Dauphine 
cessait de comprendre des affaires aussi embrouillc^es. Rien dans 
son éducation ne pouvait l'y aider : jamais on n'eût pu voir, dans 
les royaumes de sa mère, une réunion de magistrats tenir en 
échec les décisions souveraines par un refus de les enregistrer ; 
jamais, d'autre part, M. de Kaunitz ne se fût mis dans le cas d'être 
accusé de soutenir et de fomenter telle rébellion. C'était pourtant 
ce que M. de Richelieu avait reproché en face à M. de Choiseul, 
en plein (^ompiègne, à propos d'un voyage fait dans le Midi par 



MAR1E-A>T01NKTTE HT 3IADAME Dl lîAHRY. 413 

la sœur du ministre. La duchesse de Gramont prétendait voyager 
pour sa santé, pour aller prendre les eaux à Barèges; en réalité, 
c'était pour visiter les magistrats des provinces, leur porter un 
mot d'ordre, unir étroitement les Parlemens de Provence et de 
Languedoc à ceux de Bretagne et de Paris, et. parle soulèvement 
général des robins de France, intimider les adversaires de Choi- 
seul, détruire le chancelier Maupeou et faire reculer le Roi. La 
violente dispute du premier gentilhomme et du ministre avait fait 
du bruit à la Cour; tout le monde avait pris parti, et sans doute 
le Roi lui-même y avait fait allusion devant la Dauphine, car 
celle-ci, malgré ses sentimens pour Choiseul, s'était montrée fort 
indisposée contre la duchesse de Gramont. La seule règle un peu 
fixe quelle eût dès lors pour juger de la politique intérieure était 
qu'on devait au souverain l'obéissance aveugle des bons sujets, et 
que les rois de France, sauf sans doute en leurs affaires de cœur, 
étaient incapables de se tromper. 

M. de Choiseul avait nié effrontément la conduite de sa sœur. 
Il sentait le danger de prêter flanc à des attaques sur un sujet qui 
intéressait aussi personnellement le Roi que sa querelle avec les 
Parlemens. Le moins bruyant de ses ennemis, non le moins per- 
fide, le chancelier Maupeou. qui soutenait seul le poids de cette 
lutte, le guettait dans le Conseil, les yeux dans les yeux, à l'affût 
du faux pas, de la parole imprudente qui devait le lui livrer. Il 
importait à Choiseul de séparer tout à fait sa cause de celle des 
parlementaires. Sous les coups répétés du chancelier, le vieux 
Parlement de Paris se déracinait. Peu de jours après l'algarade 
de Richelieu, Louis XV arrivait brusquement dans sa capitale, 
entouré de ses mousquetaires ; les magistrats étaient convoqués 
à l'improviste au Palais; le chancelier leur adressait les répri- 
mandes royales les plus sévères, les plus rudes qu'eussent jamais 
écoutées les Chambres assemblées. On enlevait les minutes de 
la procédure contre d'Aiguillon, les arrêts étaient effacés des 
registres, toutes les pièces anéanties, et défense était faite de 
jamais plus s'occuper de cette affaire. Quelle que fût désormais 
l'attitude du Parlement, décidé à protester contre la force et à 
suspendre ses fonctions, cette journée marquait le triomphe défi- 
nitif de l'ancien gouverneur de Bretagne ; et le souper de M"* du 
Barry dut être, ce soir-là, plus joyeux encore que de coutume. 

Tout le monde trembla autour de Choiseul. Le duc et son 
cousin, M. de Praslin, ministre de la marine, n'avaient été pré- 
venus que la veille des graves intentions du Roi. C'était une marque 
de méfiance, un indice significatif. Il apprenait aussi qu'on dis- 
cutait sérieusement, chez la favorite, la date de sa disgrâce, de 
l'événement escompté depuis si longtemps et qu'empêchaient 



414 REVUE DES DEUX MONDES. 

seuls, il le savait bien, l'indécision du Roi et son goût d'habitude 
pour les gens qui le servaient. Mais l'intrigue se resserrait autour 
de Louis XV. Les habiletés de Choiseul se retournaient contre 
lui. On présentait au Roi des billets non datés où le ministre 
poussait le Parlement à la fermeté, et qui se rapportaient à la 
vieille affaire des Jésuites; on dénonçait le double jeu par lequel 
il avait essayé un moment, pour se rendre nécessaire, de pousser 
l'Espagne, alliée de la France, àfaire la guerre à l'Angleterre; on 
insinuait enfin que Choiseul, insatiable de pouvoir, aspirait à 
régner sous un nouveau prince et s'était assuré dans ce dessein l'at- 
tachement de la Dauphine. Le chancelier, dont le Roi ne pouvait 
se passer dans le conflit parlementaire, offrait sa démission si (Choi- 
seul était gardé. Enfin Condé, tout acquis à la favorite, venait 
de Chantilly lui porter son appui et satisfaire une récente rancune 
contre le ministre qui avait fait manquer à son fils la riche dot 
de Mademoiselle de Penthièvre. Après un entretien avec le prince, 
le Roi se décidait. Le 24 décembre au matin, M. de La Vrillière 
allait chez MM. de Choiseul et de Praslin demander leurs démis- 
sions et porter les ordres d'exil. 

On connaît les incidens qui suivirent la disgrâce de Choiseul 
et le triomphal adieu que lui fit la capitale. Peut-être sait-on 
moins la rage qui s'empara de lui et la longue colère qui le 
rongea. Personne ne vit le ministre avant son départ pour 
Ghanteloup : M'""^^ de Choiseul, de Gramont, de Reauvau, purent 
établir aisément la légende de sa sérénité philosophique. Quelques 
jours après, l'altitude était prise; on se mettait à jouer fort con- 
venablement les Cincinnatus pour le Parlement et pour Ferney. 
L'opinion, d'ailleurs, se prononçait ardemment en faveur du 
vaincu de M'"" du Barry. Jamais événement n'avait amené une 
protestation aussi générale contre le pouvoir absolu. Mais dans 
ce petit monde à part qu'était Versailles, il n'en allait pas de 
même. Le parti vainqueur, déjà puissant, s'y fortifiait à l'instant 
de toutes les trahisons et de toutes les lâchetés. Le nom des dis- 
graciés cessait, selon l'usage, d'être prononcé devant le roi. Lui 
seul se permettait, de temps à autre, quelques petites férocités de 
parole, qui allait ranimer les irritations de Chanteloup et fai- 
sait taire autour de Louis XV toute voix d'excuse, toute sym- 
pathie pour l'exilé. 

Ce qui intéressait la Cour à présent, c'était la conduite qu'allait 
tenir la Dauphine. L'homme de l'alliance, l'auteur du mariage 
disparaissait de la scène; on savait l'affection que Marie- Antoi- 
nette avait pour lui et celle aussi de Marie-Thérèse, qui venait de 
lui envoyer, en amie, du tokay impérial; on attendait une impru- 



MARIE-ANTOI.NETTi: ET MADAME DU BARUY. 415 

(lence, une incorrection, une faute. La malignité, pour cette fois, 
fut déçue. L'enfant avait bien été indignée; livrée à son propre 
sens, elle se fût compromise aussitôt et pour longtemps. Mais, 
sans perdre une minute, Mercy lui a fait parvenir par Vermond 
des avis très pressans : laisser paraître son déplaisir du départ 
d'un ministre honoré des bontés de sa mère, le plaindre du 
malheur d'avoir déplu au Roi, éviter toute justification, toute 
allusion à ses ennemis, ignorer surtout les moyens qu'ils ont 
employés pour le perdre et la main de femme qui les a conduits. 
Marie-Antoinette, sentant la situation grave, tremblant pour l'al- 
liance, devinant les anxiétés de sa mère quand elle apprendra la 
nouvelle, obéit à ses conseillers. Elle se contient; à peine laisse- 
t-elle échapper quelques vivacités chez ses tantes, exaspérée de 
voir Madame Adélaïde, du jour au lendemain, abandonner Ghoi- 
seul et dauber sur les vaincus. En somme, aucune maladresse 
sérieuse, aucun mot dangereux, que les oreilles aux aguets puissent 
retenir pour le Roi. 

Il sort cependant, pour Marie-x\ntoinette, de la disgrâce de 
Choiseul un résultat que les auteurs n'en ont pas prévu. Elle 
devient, pour l'opinion soulevée, le symbole d'une revanche 
future; elle porte en elle les espérances de tout un parti, le plus 
actif de la nation, le plus remuant et le plus nombreux, « cette 
immense et puissante société de M. de Choiseul », dont le prince 
de Talleyrand a si bien dénombré les forces. Le parti va comp- 
ter sur elle, et sur elle seule, pour un temps qui ne peut être 
bien éloigné. Le Dauphin n'a rien laissé voir de ses sentimens 
sur l'acte accompli; mais on ne doute pas que la Dauphine ne 
prenne sur lui assez d'empire pour exiger, le jour où il sera le 
maître, le retour du grand homme au gouvernement. 

De leur côté, les vainqueurs du moment ne songent pas sans 
inquiétude que Marie- Antoinette, autant que l'annonce le carac- 
tère du Dauphin, est la puissance de l'avenir. Le Roi vieillit 
chaque jour; il a de fréquentes indigestions, des alourdissemens. 
S'il «dételle », comme l'y engage son médecin, il peut se dégoûter 
de sa maîtresse ; un retour à la religion serait pour elle et pour 
les siens un signal d'exil. Or, Marie-Antoinette, qui a su inspirer 
à Louis XV un goût durable, de qui il aime baiser les jeunes mains, 
cette petite fille élégante et gracieuse le ressaisira un jour ou 
l'autre, en même temps qu'il reviendra aux honnêtes mœurs. La 
force qui est en elle, et qu'elle ignore elle-même, ne peut aller 
que grandissant. En dépit de ses froideurs, de ses propos chez 
Mesdames, qu'on peut croire inspirés par Mesdames seules, on 
espère apprivoiser sa sauvagerie, désarmer sa malveillance. Il 
serait, en tous cas, d'une mauvaise politique de la heurter de' 



416 REVUE DES DEUX 3I0NDES. 

front et de s'en faire une adversaire irréconciliable. Ainsi, exaltée 
par les uns, ménagée par les autres, la petite Dauphine apparaît 
désormais à l'opinion publique comme l'arbitre mystérieux de 
l'avenir. 

Cette opinion, devenue une puissance et qui de jour en jour 
se sent plus forte, reçoit presque en même temps, cet hiver de 
1770-71, deux défis du pouvoir. Après l'exil de Choiseul, vient 
celui des membres du Parlement, saisis une nuit dans leur lit 
par deux mousquetaires et dispersés dans les provinces les plus 
lointaines. Au petit coup d'Etat de Louis XV succède le grand 
coup d'Etat de Maupeou. Dans le milieu de la Cour où tout a son 
écho, mais où tout se rapetisse, le choc des grands intérêts du 
dehors se trouve réduit aux proportions des rivalités de cercles 
féminins. Mesdames confisquent de plus en plus le jugement de 
la Dauphine, excitent son animosité pour la du Barry, et la répul- 
sion réunie de toutes ces femmes contre sa sensualité impénitente 
cause au Roi autant de souci que la révolte même de son Parle- 
ment. C'est l'opposition dans la famille, sourde et insaisissable, 
que n'atteignent pas les lettres de cachet et qu'on ne met pas à la 
Bastille. Elle le gêne parfois plus que l'autre, car il lui suffit, 
pour réduire la magistrature, de laisser aller son chancelier, 
tandis que pour réprimander Mesdames ou conseiller la Dau- 
phine, il faut intervenir de sa personne, et c'est ce qu'il déteste le 
plus. Toute sa vie, il a préféré supporter ce qui lui a déplu chez 
ses filles, plutôt que d'exprimer un reproche, un avis même. 
M"'' du Barry respecte d'ordinaire cette faiblesse du Roi pour 
Mesdames, et cette manie d'écrire qui éloigne de lui toute expli- 
cation précise et ennuyeuse. Pour la Dauphine, elle conseille une 
autre conduite, assurée en tous cas de ne point réussir plus mé- 
diocrement qu'avec les princesses. 

L'occasion vient du Dauphin. Ces soupers qu'il a lui-même 
sollicités, il ne s'y présente plus, affecte de les éviter, avec des 
mines d'humeur et de mépris pour la comtesse qui en fait les 
honneurs. Ce sont Mesdames qui ont inquiété leur neveu sur le 
danger que court son salut en des réunions aussi équivoques. La 
société particulière accuse de ce changement d'attitude la Dau- 
phine, dont l'infiuence devient de plus en plus visible sur un 
mari qui commence alors d'être amoureux. 

Mercy, qui sent gronder l'orage, voudrait que l'explication ait 
lieu avec le Roi, et a fait sa leçon en conséquence; M"'" du Barry, 
pour d'autres raisons, souhaite également que Louis XV s'adresse 
à Marie-Antoinette ; mais le Roi s'en tire par un moyen terme 
et fait appeler M"* de Noailles. Depuis longtemps, dit-il à la dame 
(l'honneur, il désire causer avec elle sur le chapitre de Madame la 



MARIE-ANTOINETTE ET MADAME DU BARRV. 417 

Daupliine. Ses qualités et son charme méritent tous les éloges, 
sauf sur trois points pour lesquels il conseillerait quoique chan- 
gement : un peu trop de vivacité dans le maintien public, en 
tenant la cour par exemple ; quelque familiarité à la chasse, quand 
elle distribue des provisions aux jeunes gens qui se réunissent 
autour de sa voiture ; enfin, troisième grief et le seul trop évi- 
demment qui motive cette audience : « Madame la Dauphine se 
permet, dit-on, de parler trop librement de ce qu'elle voit ou croit 
voir, et ses remarques un peu hasardées pourraient produire de 
mauvais effets dans l'intérieur de la famille. » A ces reproches 
inattendus, la dame d'honneur répond, avec les grandes phrases 
à queue qu'elle manie fort bien, que sa maîtresse n'a qu'un vif 
désir, celui de réussir à plaire en toutes choses à Sa Majesté, et 
qu'il sera facile de rectifier les petites fautes que son âge lui 
peut faire commettre, pour peu que Sa Majesté veuille l'en avertir 
ou autoriser qu'on l'en avertisse. Le Roi essaie alors de la ques- 
tionner sur les conseils que reçoit la Dauphine : « Elle n'en reçoit 
pas toujours de bons, ajoute-t-il; j'en connais la source, et cela 
me déplaît fort, » 

Quand Mesdames sont informées de ce qu'a dit le Roi, elles 
commencent par s'échauffer, par suggérer des imprudences, 
Marie-Antoinette n'est-elle pas assez grande pour choisir ses con- 
seils? A sa place, elles écriraient au Roi pour demander si une 
dauphine doit avoir une gouvernante et si on va nommer à cette 
charge M""" de Noailles, Mercy, qui est à Versailles ce jour-là et 
qui y vient autant qu'il le peut, obtient une conduite moins écer- 
velée. Au lieu d'écrire, Marie-Antoinette parle au Roi le même 
soir. Elle se montre affligée de ce que « son papa » n'a pas assez 
de confiance en elle pour causer directement de ce qui peut 
lui être agréable ou lui déplaire ; et comme elle met, sans aucune 
gêne, sa bonne grâce mutine dans ce filial reproche, Louis XV, 
embarrassé et ravi, l'assure de son amitié, lui baise tendrement 
les mains, et n'entre en détail sur aucun sujet. Il ne demande au 
fond qu'à être rassuré sur les dispositions de sa dauphine, et cette 
causerie, dont il paraît fort satisfait, fait taire pour un temps la 
cabale de son entourage. 

Marie- Antoinette, bien femme déjà en ce petit triomphe, ne 
change rien du tout, quoi qu'elle ait dit, à sa manière d'être. Elle se 
refuse obstinément, par exemple, à parler à M"" du Barry. Il faut, 
pour obtenir d'elle un mot banal au duc d'Aiguillon, l'insistance 
de Mercy qui A^oit monter l'étoile du personnage et devine que 
l'ambassadeur de l'Impératrice pourra un jour avoir besoin que 
l'Archiduchesse n'ait trop vivement blessé personne. M. d'Aiguil- 
lon, qu'on jugeait impossible six mois avant à aucun départe-'' 
TOME cxxxv. — 1896. 27 



418 REVUE DES DEUX MONDES, 

ment, marche maintenant à grands pas vers la succession de Choi- 
seul. La volonté de la favorite ne met de suite tenace à d'autres 
affaires qu'à l'avancement de ses amis, et la chronique donne un 
caractère d'amitié particulièrement tendre à son goût pour d'Ai- 
guillon. Il faut du reste que le Roi se décide à nommer des mi- 
nistres. Les affaires extérieures surtout sont importantes à pour- 
voir ; bien que toute chance de guerre soit écartée, assez de 
questions occupent l'Europe du côté du Nord et de l'Orient pour 
que l'interrègne ministériel ne se prolonge pas sans danger. On a 
grand besoin aussi de rassurer l'Europe ou au moins la partie de 
l'Europe intéressée à la prospérité de la France et qui suit avec 
inquiétude les progrès de son anarchie intérieure. Ce royaume, 
écrit Mercy à Kaunitz, « est sans justice, sans ministère et sans 
argent. » Si l'argent et même les magistrats sont difficiles à trou- 
ver, les candidats au ministère le sont moins. Le comte de 
Broglie, par exemple, y pourrait compter, lui qui a si longtemps 
dirigé, au temps de Choiseul, la diplomatie secrète de Louis XV; 
mais le Roi vieillissant s'est dégoûté de son « secret », et M. de 
Broglie, trop honnête pour n'être pas un peu gauche, attiré chez 
M""* du Barry, n'a pas été assez habile pour y plaire et y fixer sa 
fortune. D'Aiguillon ne possède ni son talent, ni ses connais- 
sances, ni sa droiture, ni même, comme ce rival, l'estime et la 
confiance du Roi ; il reste pour tout le monde « entaché » par 
l'arrêt du Parlement, que l'opinion se refuse à annuler ; mais il a 
pour lui l'alcôve, et il est l'homme nécessaire du « parti dévot. » 

III 

Le siège du gouvernement à Versailles, pendant les six mois 
d'hésitations qui aboutiront à la nomination du duc d'Aiguillon, 
n'est plus dans le Cabinet du Roi ; il est chez M"" du Barry, ce 
petit logis doré à neuf, pimpant et frais, plafé au-dessus des 
appartemens royaux, et qui a été jadis celui de M""^ de Pompa- 
dour Elle avait reçu cette marque suprême de sa fortune au mo- 
ment même où les Choiseul quittaient pour jamais Versailles. 
Elle y avait fait transporter les belles pièces d'art qu'elle tenait 
du Roi ou que son caprice avait choisies, et dont la liste permet 
de remeubler en pensée ces pièces encore conservées et dont les 
boiseries sont fanées à peine. La Dauphine, qui vivait dans le 
mobilier de la feue reine, ne trouvait chez elle rien de compa- 
rable. La favorite avait, en effet, mis ici sa commode de porce- 
laine peinte à Sèvres d'après Watteau, sa table, son secrétaire, 
son forte-piano, marquetés de bois de rose et revêtus de bronzes 
de Gouthière, ses coffrets et paravens de vieux laque, son haro- 



marie-aktoinettp: et madame du uaruy. 419 

mètre de Passemant, dont la cage de bronze doré était garnie de 
médaillons de Sèvres, la pendule de Germain pour la chambre à 
coucher, où la flèche d'un Amour indiquait l'heure, une biblio- 
thèque de maroquin toute aux armes et à la devise, un meuble de 
salon de bois doré et de satin blanc brodé de soie ; enfin des scènes 
flamandes de Van Ostade et de Téniers, et toute une collection 
de jeunesses de Greuze, que présidait le buste du seigneur du 
Parc-aux-Cerfs. C'était, dans ces chambres au plafond bas, éclai- 
rées en mansardes, un entassement de magnificences ou de ra- 
retés, une réduction de Louveciennes (4). 

Louis XV n'avait qu'un escalier à prendre pour aller de chez 
lui chez sa maîtresse, et, de sa bibliothèque même, un passage 
secret qu'on venait d'ouvrir, l'introduisait dans la chambre, où la 
comtesse, enfouie dans les dentelles, sur son lit de bois doré, 
donnait ses audiences du matin. Ses grands repas d'apparat, 
ses fêtes vraiment royales, c'était à Louveciennes que les offrait 
M"" du Barry, dans ce beau vestibule de marbre que représente 
la célèbre aquarelle de Moreau le jeune. Ici, dans l'étroit appar- 
tement, voisin des cabinets où le Roi s'amusait à cuisiner lui- 
même, c'étaient les petits soupers servis par Zamor, la vie fami- 
lière un peu bourgeoise, et aussi la continuelle obsession des 
affaires, qui montaient chaque jour l'escalier derrière le Roi. 
M"* du Barry ne détestait pas, à l'occasion, les occupations sé- 
rieuses ; il y en avait auxquelles elle prenait goût et quelle con- 
sidérait comme de son ressort. Elle fixait le répertoire des spec- 
tacles de la Cour et même de la Ville ; elle jugeait les différends 
entre les comédiens du Roi, que lui soumettaient messieurs les pre- 
miers gentilshommes ; elle étudiait, sur les plans d'architectes 
protégés par elle, la reconstruction de la Comédie-Française. Les 
commandes aux artistes, les décisions pour les maisons royales 
passaient par ses mains. L'intendant des Menus venait prendre 
ses ordres pour les fêtes de la Cour, et quand le directeur des Bâti- 
mens manquait d'argent pour ses travaux, ce qui arrivait sans 
cesse, il recourait à son intervention, la seule qui pût entr'ouvrir 
les coffres sonnant creux de l'abbé Terray. Marie-Antoinette ne 
pouvait deviner que les demandes de sa fantaisie étaient portées 
tout d'abord chez cette étrange rivale et qu'elle lui en devait plus 

(l) Ce résumé est fait d'après les inventaires publiés par MM. de Goncourt et 
Ch. Yatel. La jolie description donnée par les historiens de la Du Barry est 
placée dix-huit mois trop tôt. Nous écartons de la nôtre le fameux Charles 1" de 
Van Dyck, destiné à inquiéter Louis XV sur son Parlement; l'exiguïté des panneaux 
où on aurait pu placer le tableau est une des raisons qui permettent de rejeter cette 
légende. D'autres points que nous considérons comme légendaires, à propos de la 
favorite, seront reconnus plus loin par le lecteur, ne fût-ce qu'au silence' de notre 
texte. 



420 REVUE DES DEUX 3I0NDES. 

d'une fois la réalisation. Mais elle savait qu'on aimait à y parler 
d'elle, et il lui arrivait, en montant en carrosse, de chercher d'un 
l'urtif regard ces fenêtres de la cour de marbre, aux volets dorés 
ouverts dans les sculptures des combles. 

C'est en se faisant accueillir de la favorite qu'on était le plus 
assuré de gagner les bonnes grâces du Roi. Le prince héritier de 
Suède, qui allait être Gustave III, après avoir dansé au bal de la 
Dauphine, venait porter des hommages plus intimes chez M""' du 
Barry et laissait au petit chien un riche collier de diamans pour 
rappeler le souvenir de ses entretiens politiqiies. En revanche, 
les boudeurs et les austères qui n'y paraissaient jamais, amas- 
saient des menaces sur leur tête. L'aimable « muse » dont 
Drouais préparait le portrait pour le Salon n'était point méchante 
de sa nature, aigrie seulement par les sarcasmes qui l'empêchaient 
de jouir paisiblement de sa fortune; c'était une vengeance de ses 
longues angoisses d'avant la présentation, que ce rôle de malfai- 
sance où lui étaient livrées noblesse, armée, magistrature. Les 
rancunes d'elle et des siens se satisfaisaient aisément par une 
signature distraite prise au Roi pendant qu'il surveillait son café 
dans la cafetière d'argent. « La dame du Barry, écrit M'"'' du Delfand , 
a déclaré qu'elle voulait qu'on éloignât de la Cour tous les amis 
de M. de Choiseul, qu'on leur ôtât toutes les places et emplois qu'il 
leur avait donnés... La dame est plus souveraine que ne l'était 
sa devancière et même le cardinal de Fleury... Ce temps-ci est 
affreux; on ne peut prévoir où il finira. » Si M. de Breteuil n'ob- 
tenait pas l'ambassade de Vienne, si M. dlTsson était révoqué de 
celle de Suède, si l'évêque d'Orléans, qui tenait la feuille des bé- 
néfices, était exilé, si M. de Beauvau attendait d'un moment à 
l'autre le retrait de son gouvernement du Languedoc, qui vint 
en effet, c'est qu'ils étaient tous plus ou moins Choiseuls; et ce 
n'étaient que les victimes les plus éclatantes de cette petite Terreur, 
dont M"' du Dcfland, la comtesse d'Egmont et bien d'autres font 
la chronique indignée. 

La Dauphine fut présente à l'acte le plus solennel de ce 
régime nouveau, au grand coup public frappé par le chancelier 
en ce lit de justice du 13 avril tenu dans la grande salle des gardes 
du château de Ver.sailles. On y installa cette Cour improvisée, 
bien vite appelée Parlement jMaupeou. De la « lanterne » dressée 
pour la famille royale dans un angle de la salle tendue de fleurs de 
lis, Marie-Antoinette assista à la condamnation d'un parti qui 
ne lui voulait aucun mal, à l'écrasement définitif de tout ce qui se 
réclamait de M. de Choiseul. A l'issue de cette cérémonie, elle 
vit exiler de la Cour les princes du sang qui ne s'y étaient pas 
rendus, ne pouvant, avaient-ils écrit au Roi, donner leur suffrage 



MARIE-ANTOINETTE 'et MAIiVMi: l)L lURRV. 421 

à ce qu'on se proposait d'y faire. Cela satisfaisait les secrètes ran- 
cunes de Mesdames, et la Daupliine se réjouissait naïvement avec 
elles des sévérités répétées du Roi : « Il y a à cette heure, écrit- 
elle, beaucoup de train ici. Il y a eu samedi un lit de justice 
pour affirmer la cassation de l'ancien Parlement et en mettre un 
autre. Les princes du sang ont refusé d"y venir et ont protesté 
contre les volontés du Roi; ils lui ont écrit une lettre très imper- 
tinente signée d'eux tous, hors du comte de la Marche, qui se 
conduit très bien dans cette occasion-ci. Ce qui est le plus éton- 
nant à la conduite des princes, c'est que M. le prince de Gondé a 
fait signer son fils qui n'a pas encore quinze ans et qui a toujours 
été élevé ici ; le Roi lui a fait dire de s'en aller, de même qu'aux 
autres princes, à qui il a donné défense de paraître devant lui et 
devant nous. » C'est bien là de la politique de petite princesse, 
déjà batailleuse et prompte à épouser les querelles de son entou- 
rage ; on l'explique à coup sûr, et môme on n'en comprendrait pas 
d'autre; mais elle n'entrevoit pourtant pas assez quelle énorme 
et nouvelle victoire enregistrent le chancelier et la favorite. 

A côté de l'intimidation et des coups de violence, le trio Mau- 
peou-d'Aiguillon-Du Rarry s'affirmait dans la distribution des 
faveurs. C'est là surtout le dépaitement de la femme, ministère 
apparent de l'amabilité et de la grâce, au fond officine vénale et 
louche de la corruption. Jamais les bassesses qui sollicitent les 
gens en place n'avaient reçu si large et si prompte récompense. 
On payait comptant les dévouemens, d'où qu'ils vinssent. Y avait- 
il une place vacante, régiment, évêché, ambassade, le choix de 
plus en plus aveugle de Louis XV était toujours celui que la fa- 
vorite, à sa toilette, lui jetait par-dessus l'épaule. Le mariage du 
comte de Provence fut la grande curée des profitables déshonneurs : 
ce fut M'"" (lu Rarry qui dressa la liste des charges de la maison 
qu'on créait pour la princesse savoyarde. Une de ses premières 
amies. M""" de Valentinois, fut dame d'atours; le comte de Mo- 
dène, l'âme damnée de La Vauguyon, entra dans la maison du 
comte de Provence comme gentilhomme d'honneur. Quant aux 
places secondaires, on en multipliait le nombre, tant il y avait 
d'avidités à satisfaire. Toutes ces créatures avaient pour rôle d'ac- 
quérir la comtesse de Provence à M""" du Rarry, d'obtenir d'elle, 
à force de flatteries et de mensonges, ce soutien ou au moins ces 
égards qu'on avait vainement demandés à la Dauphine; pour le 
mari, on comptait utiliser avant tout la jalousie qu'il portait à son 
aîné et qui lui faisait prendre volontiers le contre-pied de sa con- 
duite. 

Marie- Antoinette, informée de ces intrigues, disait qu'elle 
avait bien peur de voir sa future belle-sœur, « si elle n'a pas 



422 REVUE DES DEUX MONDES. 

beaucoup d'esprit et n'est pas prévenue, tout à fait pour M""" du 
Barry. » Elle sut bientôt que la cabale avait formé un plan plus 
grave pour elle, celui de lui opposer en toutes circonstances la 
princesse de Savoie et de se servir de celle-ci pour l'éclipser. Déjà 
l'état de maison fastueux, auquel La Vauguyon avait décidé le Roi, 
était en tout l'équivalentde celui du couple aîné. Les fêtes du ma- 
riage, malgré la pénurie des finances, eurent un éclat presque égal 
à celles du mariage du Dauphin, et le même ordre des journées y 
fut suivi. Partout JVP* du Barry fut au premier rang, au souper 
de Choisy, au milieu des plus grandes dames de France, aux 
spectacles, dans sa loge réservée à côté de la grande loge royale. 
La Dauphine brillait, il est vrai, de son charme vif et ingénu, et 
aussi par contraste avec la laideet gauche comtesse de Provence, 
qui manquait décidément de ce côté aux méchantes espérances. 
Mais elle ne tenait pas la première place pour la curiosité pu- 
blique; M"'' du Barry s'y étalait orgueilleusement, et nul ministre 
à présent ne lui portait ombrage. Elle avait fixé le programme, 
choisi les acteurs, ordonné les dépenses ; elle savourait devant tous 
sa puissance, en ces fêtes qu'elle semblait présider : ce scandale 
suprême était son triomphe. 

Avril avait eu le lit de justice, mai, le mariage du comte de 
Provence; révénement de juin fut l'arrivée d'Aiguillon au 
ministère. Ce n'avait pas été sans peine qu'on avait décidé le 
Roi ; la dame avait pleuré tout un soir pour obtenir cette grâce 
promise depuis des mois. Quoi qu'il en fût, c'était la décisive vic- 
toire du parti Du Barry, qui donnait son Choiseul à la nouvelle 
Pompadour et mettait la monarchie à sa merci. Il pouvait en 
sortir, pour la Dauphine, de fâcheuses conséquences. Non que 
l'alliance fût sérieusement menacée : Louis XV tenait à son œuvre 
et l'état de rb]urope ne permettrait pus au nouveau ministre, quel 
que fût son désir secret, de tenter pour le moment d'autres com- 
binaisons que celles de son prédécesseur. Mais il y avait bien 
des façons de nuire à la fille de Marie-Thérèse, et de lui faire ex- 
pier les leçons d'honnêteté allemande qu'elle s'était permis de 
donner à Versailles. A présent que l'influence de la Du Barry 
n'avait plus de contrepoids, le crédit de la Dauphine sur le Roi 
allait être miné sourdement par l'insinuation, la médisance, les 
silences perfides. On pouvait, au dehors, la dépeindre légère, 
folle de plaisirs et bien inquiétante comme reine future, détruire 
en ce mobile miroir de l'opinion la rayonnante image qui s'y 
était tracée. Les pamphlets qui traînaient dans la boue la favo- 
rite pouvaient servir à jeter sur la blanche robe de la Dauphine 
quelques légères éclaboussures, plus dangereuses pour l'iniio- 



SfARIE-ANTOlNETli: ET MADAME DU lîAliKY. 423 

cencc que tant d'ordures débitées en vain n'avaient su l'être pour 
le vice. On pouvait enfin éloigner d'elle, sons divers prétextes, 
les bons conseillers qui l'avaient sauviîe de plusieurs mauvais pas 
et remplir sa Maison de créatures hostiles, désignées par la Du 
Barry. 

Ce dernier point était, en ce moment, le plus grave. La com- 
tesse de Noailles, bien qu'on y pensât, était diflicile à déloger de 
sa charge de dame d'honneur; mais Marie-Antoinette comprit le 
danger quand il s'agit de nommer une survivanciôre à sa dame 
d'atours, la duchesse de Villars. Fort d'un engagement obtenu de 
Marie-Josèphe de Saxe, M, de La Vauguyon a proposé sa belle- 
fille, la duchesse de Saint-Mégrin. C'est organiser l'espionnage 
du parti au milieu même de l'appartement de la Dauphine, au 
second poste de sa maison. Elle s'en irrite chez Mesdames, dé- 
clare qu'elle ne souffrira pas cette indignité. Mais elle n'ose point 
parler au Roi : la timidité de Mesdames la gagne ; depuis Taffaire 
de la comtesse de Gramont, elle a perdu son aisance d'enfant, et 
l'image de M""" du Barry est sans cesse entre elle et son grand- 
père. Elle attend donc, tremble, perd du temps. De l'autre côté, 
on fait agir toutes les influences, dans la fièvre des candidatures 
traversées. M"" de Yillars, très malade, dicte pour le Dauphin 
une lettre pressante : « Le zèle et l'attachement de M. de La Vau- 
guyon pour votre personne depuis votre enfance semblent donner 
à sa belle-fil le les plus grands droits à votre protection. Mais la 
parole positive de feue Madame la Dauphine est, si j'ose le dire, une 
obligation pour vous de solliciter auprès du Roi l'exécution de 
ce qu'il a bien voulu permettre lui-même. C'est une dette de 
votre auguste mère que vous acquitterez. » Le Dauphin ne se 
soucie plus de contenter son vieux gouverneur, mais le souvenir 
de sa mère ne le laisse pas indifférent; sans rien dire à Marie- 
Antoinette, il demande au Roi la nomination de M"^^ de Saint- 
Mégrin. En même temps que sa lettre, le Roi en reçoit une de 
la Dauphine, le suppliant avant tout d'écarter un tel choix et de 
désigner la survivancière parmi ses dames. Les deux réponses 
partent ensemble : » Mon cher fils, avec la répugnance que vous 
savez que Madame la Dauphine a dans ce moment-ci, et qui est 
personnelle à M""" de Saint-Mégrin, voudriez-vous lui donner ce 
chagrin-là? » Du côté de Marie-Antoinette, le Roi consent à l'ex- 
clusion demandée, la duchesse proposée étant trop jeune pour 
une charge aussi importante, mais il ajoute que sa chère lille est 
elle-même bien jeune pour choisir sa dame d'atours. M""^ de Vil- 
lars meurt et Marie-Antoinette se décidée parler au Roi : « Papa, 
j'espère que vous me donnerez une de mes dames. — Non, sûre- 
ment, dit le Roi, et je compte que vous recevrez mon choix ave;c 



424 REVUE DES DEUX MONDES. 

respect. » La princesse reste tout agitée, craignant M'"'' de Va- 
lentinois, M'"" de Montmorency, M"'" de Laval, toutes les sou- 
peuses. Enfin, un simple billet paternel l'avertit que M. d'Aiguil- 
lon vient d'être envoyé à Paris pour offrir la charge à M'"' de 
Cossé-Brissac. La duchesse de Cossé, à vrai dire, n'est pas de «la 
clique » ; c'est une jeune mère de famille sans reproche et peu 
désireuse de vivre à la Cour ; mais le duc est un ami persounelde 
M"* du Barry,un des favoris de la sultane; c'est lui qui a sollicité 
la place et obligé sa femme à l'accepter. M. de La Vauguyon a 
donc pris sa revanche et Marie-Antoinette est consternée. Mercy 
rédige sa réponse au Roi, en y laissant les gaucheries qui feront 
croire qu'elle est spontanée : « Aussitôt que j'ai reçu votre billet, 
mon cher papa, j'ai écrit à M""' de Cossé pour lui apprendre votre 
choix. Elle rna répondu fort honnêtement; elle ne pourra venir 
ici que samedi; j'espère qu'elle justifiera votre choix et tout le 
bien qu'on vous a dit d'elle. » Quand Marie-Antoinette a trans- 
crit ces lignes, qu'elle sait qu'on lira chez M""" du Barry, elle se 
retire pour être seule et pleurer de rage. Ses désillusions gran- 
dissent tous les jours; cette cour de Versailles, qu'elle a Vôvée si 
belle, où elle devait tenir le premier rang, il ne lui reste même 
plus le droit d'y désigner les dames avec qui elle doit vivre. Hors 
les futilités de plaisirs, ses désirs les plus fermes ne comptent 
pas; c'est toujours la même puissance capricieuse, la même vo- 
lonté cachée qui gouverne, dans les petites comme dans les 
grandes choses, qui nomme les dames d'atours aussi sûrement 
quelle défait les ministres. 

Ces cabinets où régnait la favorite, cet antre ténébreux où se 
tramaient, selon Marie-Antoinette, tant de complots contre sa di- 
gnité et son repos, M. de Mercy y pénétra un jour et, en bon 
diplomate qu'il était, s'avisa qu'il serait ingénieux de s'y faire lui- 
même une place. Ce n'est pas sans quelques précautions qu'il fit 
part pour la première fois à l'Impératrice, dans ses lettres de 
Compiègne, de cette nouvelle façon de servir les intérêts de sa 
lille : « J'étais prié à souper chez la comtesse de Valentinois; je 
m'y rendis avec le nonce et l'ambassadeur de Sardaigne. Nous y 
trouvâmes le duc et la duchesse d'Aiguillon, le duc de la Vril- 
lière, une dame du palais, d'autres dames du service de M""" la 
comtesse de Provence, et la comtesse du Barry. C'était la pre- 
mière fois que je me trouvais vis-à-vis de cette femme. L'ambas- 
sadeur de Sardaigne lui parla d'abord comme à une personne 
avec laquelle on est en connaissance ; le nonce marqua beau- 
coup d'empressement à se mêler à la conversation; je crus devoir 
observer plus de réserve, et ce ne fut qu'après que la favorite 
m'eut adressé la parole que je me livrai à causer (ont naturelle- 



MARIE-ANTOINKÏTE KT MADAME DU BAUBV. 425 

ment avec elle. Je reçus de sa part plus de distinctions que n'en 
avaient éprouvé les autres. Je ne me suis point mis à table, et la 
comtesse du Barry, sous prétexte qu'elle devait être rentrée chez 
elle avant onze heures, ne soupa pas non plus. La conversation 
fut interrompue par le duc d'Aiguillon qui, en me prenant à 
part, m'apprit que le Roi voulait me parler en particulier, et qu'il 
était chargé de me proposer de me rendre le surlendemain au 
retour do la chasse chez la comtesse du Barry, où Sa Majesté me 
verrait. Je répondis sans hésiter que je me rendrais partout où le 
Roi l'exigerait. » Mercy ne douta point, et le dit en souriant à 
d'Aiguillon, que le but réel du Roi ne fût de le faire aller chez la 
favorite. Le surlendemain, la Dauphin e, recevant le matin les 
ambassadeurs, s'approche de Mercy et lui dit à mi-voix : « Je 
vous fais compliment de la bonne compagnie où vous avez soupe 
dimanche. — Il y aura aujourd'hui même, répond-il, un événe- 
ment bien plus remarquable, dont j'aurai l'honneur de rendre 
compte demain à Votre Altesse Royale. » Cet événement est 
l'audience du Roi, qui doit être précédée de l'entrevue savam- 
ment combinée avec M"" du Barry. L'ambassadeur se prête au 
piège ; ce tète-à-tète diplomatique avec une jolie femme ne 
l'effraye point, et il se prépare à mettre tous les madrigaux dont 
il dispose au service de son Impératrice. 

« Le duc d'Aiguillon, raconte-t-il, m'avait donné rendez-vous 
au château à sept heures; il vint m'y trouver, et me disant que 
le Roi, de retour de la chapelle, achevait de s'habiller, il me 
conduisit chez M""' du Barry. Elle me pria de m'asseoir à côté 
d'elle. Le duc d'Aiguillon, sous prétexte de voir un portrait qui 
était dans la pièce voisine, y emmena trois personnes qui se 
trouvaient présentes. La favorite prit ce moment pour me dire 
qu'elle était très aise que l'idée du Roi de me parler chez elle la 
mît à portée de faire ma connaissance. Elle voulait s'en prévaloir 
pour me confier un sujet de peine qui l'affectait beaucoup; elle 
n'ignorait pas que depuis longtemps on s'était occupé à la détruire 
dans l'esprit de Madame la Dauphine, et que pour y parvenir on 
avait eu recours aux calomnies les plus atroces, en osant lui attri- 
buer des propos peu respectueux sur la personne de Son Altesse 
Royale; bien loin d'avoir à se reprocher une faute aussi énorme, 
elle s'était toujours jointe à ceux qui faisaient les justes éloges des 
charmes de Madame l'Archiduchesse ; quoique cette princesse l'eût 
constamment traitée avec rigueur et une sorte de mépris, elle ne 
s'était jamais permis de plaintes contre Son Altesse Royale, mais 
uniquement contre ceux qui lui inspiraient ces mouvemens 
d'aversion. Enfin le Roi allait ^'enir, et elle me priait de vérifier 
ce qu'elle m'avait dit pour sa justification. » ^ 



426 REVUE DES DEUX MONDES. 

Mercy proteste ignorer des sentimens de la Dauphine si con- 
traires à son caractère, et qui seraient fort injustes pour la belle 
personne qui les inspirerait. Il met peu à peu la causerie sur un 
ton de galanterie qu'on devine ; et, tout heureuse de ne pas 
rencontrer dhostilité, la Du Barrv devient familière, raconte à 
l'ambassadeur comment elle sest établie à Versailles, ce qu'elle 
sait du caractère du Roi, ce qu'elle imagine pour le désennuyer, 
ce qu'elle pense de tels ou tels gens de la Cour. Jamais peut-être 
elle n'en a tant dit à un étranger ; mais sa belle-sœur, la surveil- 
lante qui la garde à vue pour le compte de M. d'Aiguillon, a été 
cette fois écartée d'autorité, et sa légèreté la ramène au bavar- 
dage aimable et banal qui lui est naturel. C'est un moment de la 
conversation que M. de Mercy ne racontera pas à Marie-Thérèse, 
mais dont il compte bien tirer avantage par la suite. 

Les confidences sont interrompues par l'entrée du Roi qu'on 
entend monter le petit escalier. « Dois-je me retirer. Monsieur?» 
dit M"'^ du Barry. Le Roi, qui ne semble aucunement gêné d'être 
appelé ainsi devant l'ambassadeur, dit en effet qu'il veut être 
seul et, dès que la favorite est sortie, entame un discours embar- 
rassé, tout d'allusions et de réticences : « Jusqu'à présent, 
monsieur, dit-il à peu près à Mercy, vous avez été l'ambassadeur 
de l'Impératrice; je vous prie d'être le mien au moins pour 
quelque temps. J'aime Madame la Dauphine de tout mon cœur, 
je la trouve charmante; mais étant jeune et vive, ayant un mari 
qui n'est pas en état de la conduire, il est impossible qu'elle évite 
les pièges que l'intrigue lui tend. Je sais que l'Impératrice vous 
accorde sa confiance ; cela me détermine à. vous donner la 
mienne, et je m'en rapporte à vous des soins que vous croirez 
pouvoir prendre pour surveiller un objet qui intéresse mon 
bonheur et celui de la famille royale. — Sire, répond Mercy, 
les préceptes de conduite données à Madame la Dauphine à son 
départ de Vienne se bornent à deux points, celui d'aimer, de res- 
pecter Votre Majesté et de lui marquer obéissance en tout. Sa 
Majesté Impériale sachant trop ce qu'elle devait se promettre de 
l'amitié de Votre Majesté dans l'usage qu'elle ferait de son auto- 
rité sur Madame l'Archiduchesse. Le second point recommandé 
a été de chercher à se concilier la tendresse, l'estime et la con- 
fiance de M. le Dauphin, de vivre en bonne amitié avec la famille 
royale et de s'unir à elle pour contribuer au bonheur de Votre 
Majesté. Si Madame la Dauphine s'est écartée en quelque chose 
de ce précepte, je crois pouvoir assurer qu'il n'y entre ni projet, 
ni moins encore de mauvaise volonté, et si Votre Majesté veut 
bien lui expliquer elle-même ses intentions, il trouvera à coup sûr 
l'empressement le plus tendre à lui obéir et à lui plaire. » 



]mahie-aistoim;tte ec madame du r.AitliV. 427 

C'est riposter avec adresse et parer à la fois de tous les côtés. 
Le Hoi, mis au mur, avoue qu'il répugne à avoir des explications 
avec ses enfans, mais qu'il remarque chez la Dauphine des pré- 
ventions, des haines qui lui sont évidemment suggérées; elle 
affecte de traiter mal des personnes qu'il admet dans sa société 
particulière ; sans s'étonner de ses préférences, on lui demande 
d'accorder à toute personne présentée le traitement que celle-ci 
est en droit d'attendre ; le contraire donne lieu à des scènes et 
échauffe l'esprit de parti : a Voyez souvent Madame la Dauphine, 
conclut le Uoi ; je vous autorise à lui dire tout ce que vous 
voudrez de ma part; on lui donne de mauvais conseils, il ne faut 
pas qu'elle les suive. Vous voyez ma confiance, puisque je vous 
dis ce que je pense sur l'intérieur de ma famille. » 

Voilà une confiance embarrassante, bien qu'aucun nom ne 
soit prononcé, ni celui de M"'" du Barry, ni celui de Mesdames ; 
et M. de Mercy essaie vainement, avec toutes les ressources de sa 
parole de diplomate, de faire comprendre à Louis XV que ce n'est 
pas à lui, ministre étranger, que le roi de France devrait s'adresser 
pour faire savoir à sa petite-fille des choses aussi délicates. Le Roi, 
de plus en plus gêné, rappelle M""" du Barry et M. d'Aiguillon, 
qui se tiennent à l'écart dans le passage d'un cabinet de toilette, et 
la conversation dure encore un peu sur la famille impériale, sur 
le roi de Prusse, sur la guerre que les Turcs font à la Russie : « Il 
est tard, dit le Roi, je vais souper avec mes enfans. » Et comme 
il sort et que Mercy va se retirer, la maîtresse et le ministre 
insistent pour qu'il revienne souvent, aussi simplement qu'il est 
venu, causer d'affaires avec le Roi. 

Il entre dans les secrets désirs de l'ambassadeur de prolifer 
jusqu'au bout de cette aventure. Déjà même, il est plus avancé 
qu'il ne l'avoue dans le récit arrangé pour sa souveraine; il est 
devenu en deux jours l'ami de M""^ du Barry et le confident du 
Roi, et en marque sa surprise à M. de Kaunitz, avec qui il est plus 
à l'aise : « Quoique je passe ma vie ici à voir des choses extraor- 
dinaires, je ne puis souvent me les représenter que comme des 
rêves. » Il ajoute que les conversations qu'il a eues avec M""* du 
Barry lui permettent sur elle un jugement sérieux : « Elle a un 
assez bon maintien, mais son langage tient très fort de son ancien 
état. Elle paraît avoir peu d'esprit, beaucoup de sensibilité sur 
tout ce qui peut tenir aux petites vanités des femmes de son 
espèce. Elle n'a aucune apparence de penchant à la nK'chanceté, à 
la vengeance ou autres passions haineuses ; en sachant s'y prendre, 
il est très facile de la faire parler, et on pourrait de ce côté-là en 
tirer parti dans bien des occasions... Tout son désir, c'est que 
Madame la Dauphine lui adresse une fois la parole. » 



428 REVUE BES DEUX MONDES. 

Telle est, en effet, la seule affaire pour laquelle, dans les petits 
appartemens, on ait besoin du comte de Mercy : complimens, 
cajoleries, audiences intimes, familiarités du Roi, coquetteries de 
la dame, tout n'a qu'un but : obtenir que Marie-Antoinette, à 
n'importe quel moment, au cercle par exemple, en faisant « son 
tour », dise un mot, quel qu'il soit, à M"" du Barry et recon- 
naisse ainsi son existence de i'ejnme de la Cour. 

L'ambassadeur s'est bien promis de décider Marie-Antoinette à 
satisfaire le Roi. Il lui rapporte l'entretien et l'embarrasse dans un 
dilemme : « Si Madame l'Archiduchesse veut annoncer par sa con- 
duite publique qu'elle connaît le rôle que joue à la Cour la com- 
tesse du Barry, sa dignité exige qu'elle demande au Roi d'interdire 
à cette femme de paraître désormais au cercle. Si au contraire elle 
veut sembler ignorer le vrai état de la favorite, il faut la traiter 
sans affectation comme toute femme présentée, et lorsque l'occa- 
sion s'offrira, lui adresser, ne serait-ce qu'une fois, la parole, ce 
qui fera cesser tout prétexte spécieux de récriminations. » Mercy 
conseille avant tout une explication de quelques minutes avec le 
Roi, où Marie-Antoinette sera bien moins embarrassée que lui 
devant son désir filial de le contenter; elle y verrait quelle faci- 
lité elle aurait à s'emparer de ce cœur, pour peu qu'elle cessât de 
le blesser. 

La jeune femme, très docile pour écouter, comprenant à mer- 
veille, mais d'adhésion toujours rebelle, n'obéit pas à ce conseil. 
Vainement l'occasion se présente, quand, à la chasse, le Roi vient 
auprès d'elle, monte dans sa calèche, l'assied sur ses genoux, 
cherchant à l'incliner ainsi à une moins farouche humeur. Mercy 
revient à la charge tous les jours, en personne ou remplacé par 
l'abbé de Vermond. Mais chaque soir leur œuvre est détruite par 
Mesdames : « Avant tout, pas un mot au Roi. » La peur qu'elles 
inspirent l'emporte; Marie-Antoinette déclare à Mercy que « le 
courage lui manque », et tout ce qu'elle peut promettre, c'est 
d'adresser, une fois, la parole à la favorite. 

Le dimanche suivant, il y a, comme d'habitude, grand couvert 
et jeu. M"^ du Barry, avertie par l'ambassadeur des dispositions 
nouvelles, vient au cercle avec M""' de Valentinois. Aucune 
femme ne lui parle. Mesdames et la Dauphine donnant le ton. 
Marie-Antoinette appelle son conseiller : « J'ai bien peur, mon- 
sieur de Mercy; mais soyez tranquille, je parlerai. » Elle l'envoie 
causer avec la favorite, car le jeu va finir et elle veut le trouver 
au point difficile du salon quand (îlle y arrivera elle-même. Elle 
commence, en ellet, sa tournée, dit un mot à chacune des dames; 
elle approche, n'est plus qu'à deux pas, quand Madame Adélaïde, 



MARIE-AN TOIM'.TTE ET MADAME DU BARRY. 429 

qui se doute de quelque faiblesse et ne la perd pas des yeux, élève 
la voix : « Il est temps de s'en aller, partons; nous irons attendre 
le Roi chez ma sœur Victoire. » A ce mot, Marie-Antoinette, 
rougissante, tourne le dos, suit sa tante. Tout le monde regarde 
M""* du Barry, qui dévore un affront de plus. 

IV 

Cette petite bouche fière qui reste fermée et dont le silence 
trouble un roi, sa favorite, ses ministres, donne à penser à l'Eu- 
rope entière, quelle force saura l'ouvrir? Si Marie -Antoinette 
a manqué de parole à M. de ]\iercy, elle est sûre du moins de 
n'avoir pas manqué à sa propre dignité. Son hostilité ne vient 
pas seulement de Mesdames, comme il plaît à l'ambassadeur 
de le dire; c'est la révolte inévitable de l'innocence contre les 
vilenies qui lui ont révélé le mal, c'est la répulsion de l'her- 
mine à certains contacts. Marie-Antoinette suit un sentiment 
semblable à celui qui dicte leur attitude à tant de femmes désin- 
téressées de l'intrigue et simplement honnêtes, à cette comtesse 
d'Egmont, qui refuse son portrait à son ami Gustave 111 s'il ne 
prend l'engagement de n'avoir jamais chez lui celui de la Du 
Barry; à cette M""" de Brancas, qui se fait renvoyer du service 
de la comtesse de Provence pour avoir dit tout haut ce que tant 
de gens pensent tout bas. Il n'y a pas autre chose chez la Dau- 
phine qu'une répugnance d'honnêteté native, contre laquelle 
viendra échouer l'habileté de Mercy, si bien intentionnée soit-elle. 
Elle a été trop bien élevée, en des principes trop 'solides de con- 
duite, pour admettre les compromis qu'on lui propose. Il n'y a 
qu'une autorité au monde qui puisse l'y décider, celle-là même 
qui lui a enseigné la droiture et qui a veillé sur la pureté de son 
cœur. Et voici Marie-Thérèse elle-même appelée en scène et se 
croyant le devoir de gronder sa fille, d'appuyer, par des con- 
seils précis qu'on s'étonne de rencontrer sous sa plume, les hon- 
teuses demandes de Louis XV. 

Marie-Antoinette savoure encore la petite satisfaction du 
dépit causé à la Du Barry, quand elle reçoit de Vienne des gron- 
deries : « Cette crainte et embarras de parler au Roi, le meilleur 
des pères! Celle de parler aux gens à qui on vous conseille de 
parler! Avouez cet embarras, cette crainte de dire seulement le 
bonjour. Un mot sur un habit, sur une bagatelle vous coûte tant 
de grimaces; pures grimaces, ou c'est pire. Vous vous êtes donc 
laissé entraîner dans un tel esclavage que la raison, votre devoir 
même, n'ont plus de force devons persuader. Je ne puis me taire. 



430 REVUE DES DEUX MONDES. 

Après la conversation de Mercy et tout ce qu'il vous a dit que le 
Roi souhaitait et que votre devoir exigeait, vous avez osé lui 
manquer! Quelle bonne raison pouvez-vous alléguer? Aucune. 
Vous ne devez connaître ni voir la Du Barry d'un autre œil que 
d'être une dame admise à la Cour et à la société du Roi. Vous 
êtes la première sujette de lui, vous devez l'exemple à la Cour, 
aux courtisans, que les volontés de votre maître s'exécutent. Si 
on exigeait de vous des bassesses, des familiarités, ni moi ni per- 
sonne ne pourrait vous les conseiller; mais une parole indiffé- 
rente, de certains égards, non pour la dame, mais pour votre 
grand-père, votre maître, votre bienfaiteur! » 

En son français ordinairement pur, mais irrité ici jusqu'à 
l'incorrection, Marie-Thérèse se montre bien dure. Chez sa fille, 
le sang de Lorraine s émeut, elle court s'enfermer dans son cabinet 
et, toute respectueuse qu'elle soit : « Vous pouvez être assurée, 
répond-elle, que je n'ai pas besoin d'être conduite par personne 
pour tout ce qui est de l'honnêteté. J'ai bien des raisons de croire 
que le Roi ne désire pas de lui-même que je parle à la Barry, 
outre qu'il ne m'en a jamais parlé. Il me fait plus d'amitiés depuis 
qu'il sait que j'ai refusé, et si vous étiez à portée de voir comme 
moi tout ce qui se passe ici, vous croiriez que cette femme et sa 
clique ne seraient pas contens d'une parole, et ce serait toujours 
à recommencer... Je ne dis pas que je ne lui parlerai jamais, 
mais ne puis convenir de lui parler à jour et heure marqués pour 
qu'elle le dise et en fasse triomphe. Je vous demande pardon de 
ce que je vous ai mandé si vivement sur ce chapitre; si vous aviez 
pu voir la peine que m'a faite votre chère lettre, vous excuseriez 
bien le trouble de mes termes. » 

M. de Mercy, qui a trouvé le moyen de gagner M""^ du Barry 
et de devenir pour elle, en peu de temps, une sorte d'officieux et 
de confident, est moins heureux, dans sa diplomatie féminine, 
auprès de la petite princesse à qui il prodigue son dévouement 
avec plus de sincérité. Cet honnête homme d'ambassadeur, 
habitué à entretenir des filles d'opéra, ne pénètre pas aisément 
une âme qui est encore une ànie de jeune fille. Il ne comprend 
pas que Marie- Antoinette conçoive d'elle-même son devoir autre- 
ment qu'on ne le lui montre. Il s imagine que sa résistance vient 
de Mesdames et qu'il suffira de la détacher d'elles pour que tout 
s'arrange. Désormais ses principales démarches vont à ce but : 
rapports à l'Impératrice, instructions à l'abbé de Vermond, longues 
audiences chez la Dauphine, tout est destiné à détruire l'in- 
fluence contraire à la sienne : « La conduite de Mesdames, répète- 
t-ii à Marie-Antoinette, n'a jamais été que légèreté, inconsé- 



MARIE-ANTOINETTE ET MADAME DU BARRY. 431 

quence et faiblesse; ont-elles jamais su gagner la confiance de leur 
père ni l'affection de personne? incapables de se diriger elles- 
mêmes, comment pourraient-elles guider autrui? elles sont ver- 
satiles autant que mal inspirées ; n'a-t-on pas vu Madame Adé- 
laïde, après avoir détesté sans mesure jVP* de Pompadour, se jeter 
ensuite dans ses bras et recevoir un confesseur de son choix? 
N'en fera-t-elle pas autant avec M""*" du Barry, laissant la Dau- 
phine seule aux prises avec les haines soulevées ensemble? Ne 
met-elle pas déjà la princesse sur la brèche, à tout propos, et non 
sans ménager en sous-main les gens de la favorite? » 

Il n'arrive de Vienne qu'une répétition de ces propos. Le prince 
de Kaunitz n'a pas dédaigné, entre deux négociations avec la 
Prusse sur les affaires de Pologne, de rédiger toute une consul- 
tation sur le cas de M""^ du Barry, la façon de considérer « ces 
sortes de personnes », et la pernicieuse influence que subit la 
chère archiduchesse. Les lettres de Marie-Thérèse sont pleines 
de Mesdames. Elle admirait autrefois leurs vertus et leurs talens; 
le ton a maintenant bien changé : « Vous n'agissez que par vos 
tantes. Je les estime, je les aime, mais elles n'ont jamais su se 
faire aimer ni estimer, ni de leur famille, ni du public, et vous 
voulez prendre le même chemin ! » « Le chapitre de vos tantes 
est cause de tous vos faux pas... A force de bonté et coutume de 
se laisser gouverner par quelques-uns, elles se sont rendues 
odieuses, désagréables et ennuyées pour elles-mêmes, et l'objet 
des cabales et tracasseries... Est-ce que mes conseils, ma ten- 
dresse méritent moins de retour que la leur? Je l'avoue, cette ré- 
flexion me perce le cœur. » 

Marie-Antoinette élude d'abord ces attaques émues, puis, 
quand il faut enfin répondre : « Quand je vous ai écrit, dit-elle, 
ma chère maman, que je ne prenais pas d'avis pour l'honnêteté, 
je voulais dire que je n'avais pas consulté mes tantes. Quelque 
amitié que j'aie pour elles, je n'en ferai jamais de comparaison 
avec ma tendre et respectable mère. Je ne crois pas m'aveugler 
surleurs défauts, mais je crois qu'on vous les exagère beaucoup. » 
Ainsi ce jeune cœur reconnaissant défend de son mieux les vieilles 
filles égoïstes pour l'accueil qu'il a reçu d'elles et qui a réchauffé 
un peu son premier isolement. 

Ce sont Mesdames encore que poursuit, chez M""^ du Barry, ce 
Mercy dont Marie-Antoinette ne soupçonne pas les médisances 
adressées à Vienne. Ce sont toujours les tantes qu'il charge, au bé- 
néfice de sa princesse, dans les causeries répétées qu'il obtient de la 
favorite : il fait croire à celle-ci que la Dauphine n'a pour elle ni 
penchant ni haine, et ne lui donnerait jamais lieu de se plaindre, 



432 REVUE DES DEUX MONDES. 

si elle n'était subjuguée. M'"" du Barry s'imagine aisément ce 
qu'elle désire et tourne son animosité contre iSIesdames et la com- 
tesse de Narbonne. Ce sont des plaintes au Roi, des pleurs, des 
scènes; elle cherche à présent, n'ayant pu vaincre leurs répu- 
gnances, à détacher le père de ses filles. En attendant, les grâces 
demandées par les princesses sont uniformément refusées, et on 
parle de les exclure des petits voyages, que leur mauvaise humeur 
continuelle rend insupportables. 

La Dauphine échappe encore à ces menaces, et d'ail leurs n'au- 
rait pas à craindre, d'une femme comme la favorite, une haine 
bien farouche ni bien suivie dans ses desseins. Mais les hommes 
qui vivent de la liaison royale, et tout d'aboid M. d'Aiguillon, 
donnent à Mercy des inquiétudes singulières. Son rapport du 
19 décembre 1771 jette un jour sinistre sur la situation déjà faite à 
la Dauphine Marie-Antoinette par l'àpreté des luttes de Versailles : 
« Eu égard au caractère des gens qui gouvernent le Roi, on ne 
saurait étendre trop loin les soupçons sur les effets possibles de 
leur méchanceté. Le Roi, sans être vieux parle nombre des an- 
nées, l'est beaucoup par une suite de la viequ"il mène; il s'affaisse, 
il pourrait manquer dans peu. Le parti dominant ne peut envisa- 
ger cette époque sans frémir, surtout en supposant à M""" la Dau- 
phine une haine et un esprit de vengeance que ces gens-là mesu- 
rent sur leur propre façon de penser et d'agir. Ils voient d'ailleurs 
que jM"*" la Dauphine prend un empire décidé sur M. le Dauphin 
et que par conséquent leur sort sera un jour entre ses mains. Ces 
réflexions, fondées sur la peur qu'occasionne toujours une mau- 
vaise conscience, peuvent produire d'étranges effets de la part de 
gens atroces qui ne verraient plus de moyens de se sauver et qui É 

n'auraient plus rien à ménager. » fl 

A ces graves considérations, il est difficile de donner d'autres 
interprétations que celle-ci : Si la princesse paraît animée elle- 
même d'une haine implacable, annonçant à de tels adversaires un 
avenir sans pardon, elle peut s'attendre à toutes les extrémités; 
pour se défaire d'une dauphine qui est bien peu de chose tant 
qu'elle n'a pas donné d'héritier au trône, on aura recours à la 
dénonciation de l'alliance, au renvoi, ou même, s'il le faut, à ce 
moyen terrible dont on a parlé tant de fois, sans l'avoir jamais 
reconnu, et qui épouvante depuis des années la cour de France : 
le poison. 

Marie-Antoinette a grand'peine à s'inquiéter d'un avenir qui 
lui semble aussi lointain, et à deviner (( cette noirceur qui fait 
trembler ». Mais à force d'y revenir et d'y fixer son esprit flottant, 
ses conseillers sont parvenus à éveiller ses craintes sur la rupture 



:\IAR1E-ANT0INETT1: El" MADAME DU lîARRY. 4vî3 

de l'alliance. Or, tout ce qu'elle sait de politique et tout ce qui 
lui tient au cœur se résume en cette union des deux maisons qu'elle 
personnifia et qu'on lui montre dangereusement menacée par sa 
faute. Cette inlimidation réussit. L'enfant prend une grande réso- 
lution et parle à M°* du Barry, le l'"'' janvier 1772. « Madame ma 
très chère mère, je ne doute point que Mercy ne vous ait mandé 
ma conduite du jour de l'an et j'espère que vous en aurez été 
contente. Vous pouvez bien croire que je sacrifie toujours tous 
mes préjugés et répugnances, tant qu'on ne me proposera rien 
d'affiché et contre l'honneur. Ce serait le malheur de ma vie, s'il 
arrivait de la brouillerie entre mes deux familles; mon cœur sera 
toujours pour la mienne, mes devoirs ici seront bien durs à rem- 
plir. Je frémis de cette idée; j'espère que cela n'arrivera jamais 
et qu'au moins je n'en fournirai jamais le prétexte. » 

Qu'avait donc fait Marie- Antoinette pour consolider à nouveau 
l'alliance de la Maison de France et de la Maison d'Autriche? Le 
jour de l'an, au grand défilé chez elle des dames de la Cour, quand 
M™^ du Barry s'était présentée avec la duchesse d'Aiguillon et la 
maréchale de Mirepoix, la Dauphine avait d'abord parlé à la 
duchesse, puis, passant devant la favorite, elle avait dit en la re- 
gardant : « Il y a bien du monde aujourd'hui à Versailles. » a II 
y a bien du monde ! » à ces simples paroles, la Cour entière est 
en révolution ; le soir, le Boi accueille la Dauphine les bras 
tendus pour l'embrasser et l'accable de démonstrations de ten- 
dresse ; chez le duc d'Aiguillon, on célèbre sa bienveillance, sa 
grâce, sa modération. Chez Mesdames, au contraire, c'est une in- 
dignation violente, et l'exaltée comtesse de Narbonne parle de 
trahison. On y fait si fâcheuse mine à Marie-Antoinette qu'elle 
dit à Mercy, déjà presque au repentir : <( J'ai parlé une fois, mais 
je suis bien décidée à en rester là ; cette femme n'entendra plus 
le son de ma voix. » 

Un grand pas cependant a été fait par Marie-Antoinette. Elle a 
secoué le joug de ses tantes, et c'est le commencement d'une nou- 
velle vie où elle accepte de suivre exactement les vues de sa 
mère. Ce que Mercy et Vermond lui présentent comme un acte 
d'indépendance, comme la première œuvre de sa rétlexion per- 
sonnelle, n'est au fond qu'un changement de tutelle. De ce mobile 
esprit d'enfant, plein de générosité, mais peu capable encore de 
volonté, on va faire pour longtemps l'aveugle instrument d'une 
grande politique. Le but poursuivi par Vienne est enfin atteint. 
Le vieux chancelier Kaunitz. ainsi que le nouvel ami de la Du 
Barry, ont surtout envisagé l'Archiduchesse envoyée à Versailles 
comme un atout de choix parmi leurs cartes. Ce qui les injpa- 
TOME cxxxv. — 1896. 28 



434 REVUE DES DEUX MONDES. 

tientait le plus dans la résistance de cette candeur indignée, 
c'était le temps qu'elle faisait perdre à leurs combinaisons, les dif- 
ficultés qu'elle jetait dans leur diplomatie. Que de foisMercy avait 
écrit à son chef : « Si Madame la Dauphine était moins légère, 
moins obstinée dans sa conduite envers la favorite , et qu'elle vou- 
lût me donner un peu de jeu... » Et Kaunitz répondait du même 
ton : « Je regarde Madame la Dauphine comme un mauvais 
payeur, dont il faut se contenter de tirer ce que l'on peut. » Sous 
une forme moins imagée, mais au fond non moins brutale, Marie- 
Thérèse elle-même demandait à Mercy d'amener sa fille, « à se 
mettre sur un pied plus conforme à la situation des affaires et 
à mes intérêts. » Voilà bien les gages qu'on attend do Marie- 
Antoinette, ce qu'on lui réclamera plus impérieusement que ja- 
mais quand elle sera reine, ce qu'on lui reprochera toujours de 
ne pas donner assez, alors que tant d'autres voix la dénonceront 
pour en donner trop. Tout en elle désormais, sa beauté, sa popu- 
larité, sa maternité même, devra servir, à l'heure nécessaire, les 
intérêts de la politique autrichienne. 

Il est grand temps, d'ailleurs, que la Dauphine se décide à 
devenir, pour sa mère et son frère, un agent docile. Voici qu'on a 
besoin de ses services. lise passe, à l'orient de l'Europe, des évé- 
nemens fort graves et pour lesquels l'Autriche doit endormir, 
autant que possible, la vigilance du nouveau cabinet français. 
Quelque incapable que soit le due dAiguilîoii, neuf aux affaires, 
cheminant à tâtons dans les ténèbres des traités et des négocia- 
tions, il a trouvé sous ses ordres, pour l'avertir, des agens et des 
commis fort instruits et attachés aux traditions françaises. Il ne 
peut ignorer, par exemple, l'importance qu'avait en Pologne l'in- 
fluence de la France et lappui qu'elle apporte encore à l'indépen- 
dance de ce royaume. Choiseul lui-même n'a-t-il pas, à ses heures, 
soutenu les confédérés polonais, anime le Turc à cette guerre 
contre la Russie qui contrarie les ambitions de Catherine sur la 
Dvina? D'Aiguillon envoie à son lourdes subsides à Varsovie ; mais 
depuis bien des années, et surtout depuis la chute de Choiseul, la 
France ne compte guère dans les conseils de l'Europe, et c'est 
son alliée même, l'Autriche, qui va se charger de le prouver. Les 
troubles intérieurs du royaume de Stanislas- Auguste ont fourni 
prétexte à ses puissans voisins, Catherine et Frckléric, d'inter- 
venir plus durement que jamais, de resserrer, sur un territoire 
traité en pays conquis, les cordons de troupes qui garnissent les 
frontières. Décidés déjà à dépecer la Pologne, ils ont besoin de 
la complicité de l'Autriche et lui laissent toute liberté de choisir 



MAHIE- ANTOINETTE ET MADAME DL: TlAItRY. 435 

sa part. La loyauté de Marie-Thérèse se refuse longtemps à com- 
mettre ce qui s'appelle, dans le privé, un vol du bien d'autrui, et, 
en politique, un rétablissement d'équilibre; mais l'ambition de 
Joseph II se prête sans hésitation à des négociations qui stipulent 
par avance les compensations de l'Autriche et sont, bien entendu, 
tenues secrètes pour la France. M. de Kaunitz est enchanté 
d'avoir pour ambassadeur du roi très chrétien le jeune prince 
Louis de Rohan, prélat fastueux et fat dont raffolent toutes les 
Viennoises et qui n'incommode pas les chancelleries. Rohan finit 
cependant par être informé de ce qui se trame entre les trois 
complices; il en fait part à M. d'Aiguillon, qui perd son temps à 
hésiter. Et c'est une grande émotion en France quand on apprend 
l'entrée en Pologne d'une armée autricliienne et l'occupation de 
Lemberg par le maréchal de Lacy, aboutissement bien inattendu 
de cette alliance si prônée et, avait-on assuré, imposée aux répu- 
gnances nationales par des intérêts supérieurs. 

Louis XV est moins surpris que ses sujets ; il sait depuis 
longtemps à quoi s'en tenir sur la question polonaise et les pro- 
jets des puissances. Ils lui ont été présentés bien à temps par 
l'entremise du comte de Broglie, peu avant la nomination de 
M. d'Aiguillon. Un jour, chez la dame d'honneur de la Dau- 
phine, M. de Mercy a pris à part le chef de la diplomatie secrète, 
dont sa cour a pénétré le mystère, et l'a entretenu de deux sujets 
sur lesquels il souhaiterait faire savoir au Roi le sentiment de 
Marie-Thérèse. Il a révélé d'abord les vues exactes de TAutriche 
sur la Pologne et les sollicitations dont l'assiégeaient la Russie et 
la Prusse. Puis passant à un second sujet, en apparence bien 
différent, il a parlé de la froideur de Marie-Antoinette pour 
M"'" du Barry, des conseils tout contraires qu'elle recevait de 
l'Impératrice, et de la facilité qu'un bon ministre des affaires 
étrangères pourrait avoir de les rendre plus vifs et plus fructueux. 
M. de Broglie a fort bien compris, sans que l'ambassadeur l'eût 
indiqué, le marché qui se cachait sous ces communications si 
correctes. Son maître a su dès lors que Marie-Thérèse consentait 
comme mère à imposer à Marie-Antoinette l'attitude qu'elle 
avait acceptée elle-même jadis auprès de M"'" de Pompadour, et 
qu'elle attendait en échange, comme impératrice, un redouble- 
ment d'amitié du roi de France dans les circonstances difficiles 
quelle traversait. Louis XV était touché au point sensible de son 
cœur par l'habileté de sa vieille amie; on avait payé d'avance 
son silence pour la Pologne. 

Cet épisode mystérieux du « secret » du Roi éclaire les ménage- 
mens de Louis XV, explique sa façon de prendre si aisémentj, son 



436 REVUE DES DEUX aïONDES. 

parti des événemens qui se précipitent et marquent un nouvel 
effacement de Tinfluence française. En badinant avec Marie-Antoi- 
nette, il lui dira un jour : « Il ne faut pas parler des affaires de 
Pologne devant vous, parce que vos parens ne sont pas du même 
avis que nous. » Ce sera sa seule protestation. Mais toute diffi- 
culté n'est pas écartée pour le cabinet autrichien par cette faiblesse 
du Roi; l'écrasement des anciens cliens de la France et le partage 
annoncé de leurs dépouilles font au duc d'Aiguillon un triste 
début de ministère. A défaut de sentimens plus nobles, lamour- 
propre du personnage peut s'irriter, devenir gênant, le pousser à 
s'entendre de son côté avec la Prusse, qui de toutes parts pêche 
en eau trouble. L'alliance elle-même, le fameux système si pré- 
cieux à l'Autriche vers l'ouest de l'Europe, n'est-elle pas destinée 
à sombrer dans cette tempête soulevée en Orient? « Pour empê- 
cher ces maux pour la monarchie et la famille, écrit Marie-Thé- 
rèse à Mercy, il faut employer tout, et il n'y a que ma fille, la 
Dauphine, assistée par vos conseils et connaissances du local, qui 
pourrait rendre ce service à sa famille et à sa patrie. Avant tout, 
il faut quelle cultive par ses assiduités et tendresses les bonnes 
grâces du Uoi, qu'elle tâche de deviner ses pensées, qu'elle ne le 
choque en rien, qu'elle traite bien la favorite. Je n'exige pas de 
bassesses, encore moins des intimités, mais des attentions dues 
en considération de son grand-père et maître, en considération 
du bien qui peut en rejaillir à nous et aux deux cours. Peut-être 
l'alliance en dépend ! » 

Gomment de telles supplications n'auraient-elles pas d'écho? 
Marie-Antoinette reçoit cette lettre des mains de Mercy, dans son 
cabinet de Compiègne. Elle la lit lentement, la médite, et après 
un silence : « Comment puis-je faire, dit-elle, pour gagner l'es- 
prit du Roi? On nous l'enlève et on ne nous le laisse pas voir, et 
dans les égards à observer, comment M""" du Ban y peut-elle 
entrer pour quelque chose? «Mercy n'a point de peine à démon- 
trer que M"'" du Barry a une influence toute-puissante sur les 
objets les plus graves; il ajoute mainte instruction sur la façon 
de la ménager, ainsi que les ministres, et, pour fortifier le tout, 
il flatte l'honnête vanité de l'enfant par l'honneur qui lui est fait 
de coopérer à l'union des deux cours et d'être choisie par l'Impé- 
ratrice pour l'entretenir. Après cette leçon de politique de trois 
quarts d'heure, elle écrit à Marie-Thérèse : (( Mercy m'a montré 
sa lettre, qui m'a fort touchée et donné à penser. Je ferai de mon 
mieux pour contribuer à la conservation de l'alliance et bonne 
union. Où en serais-jo s'il arrivait une rupture entre mes deux 
familles? J'espère que le bon Dieu me préservera de ce malheur 



marie-antoiini:tie i;t madamk du iîariîv. 437 

et m'inspirera coque je dois faire; je l'en ai prié de bon cœur. » 
La docilité de la Dauphine est désormais acquise aux moindres 
prescriptions de Mercy. Ce voyage de Compiogne de 1772 est la 
contre-partie de celui de l'année précédente. Elle rencontre chez 
le Roi l'homme qu'elle a le plus en horreur, d'Aiguillon, surmonte 
sa répugnance, s'approche de lui et lui parle longtemps. Elle suit 
la recommandation reçue « de ne jamais laisser voir aux gens 
qu'on les a démasqués. » L'orgueil maladif de d'Aiguillon entre- 
voit les plus Ûatteuses espérances; brouillé qu'il est avec les 
Rohan et le chancelier Maupeou, inquiet de l'ambition croissante 
de ce dernier, sentant surtout que Louis XV subit ses services 
sans s'y habituer, il envisage une chance de se consolider par la 
faveur de la Dauphine. Un simple entretien de salon en a fait un 
ministre des affaires étrangères qui ne travaillera pas contre 
l'Autriche. 

Le résultat n'est pas moins heureux du côté de la favorite. 
M""^ du Barry se présente, à l'heure de la cour, avec la duchesse 
d'Aiguillon, chez la Dauphine. Celle-ci, prévenue le matin par 
Mercy, s'est préparée à lui parler; elle ne le fait pas directement, 
mais, tournée de son côté, dit quelques mots sur le temps, sur 
les chasses... M""" du Barry peut croire ou laisser croire que ces 
précieux propos se sont adressés à elle aussi bien qu'à la du- 
chesse. Elle se retire enchantée et va conter au Roi qu'on s'est 
adouci pour elle. Il y a plus : Louis XV soupe tous les jeudis 
au pavillon du Petit Château, dont la favorite fait les honneurs 
et où naturellement les princesses ne vont point ; le Dauphin, qui 
était de ces parties les autres années, a refusé d'y retourner, et ce 
dédain a affecté le Roi. Mercy, qui surveille les occasions de faire 
agir son Archiduchesse, la supplie de décider son mari à repa- 
raître à ces soupers. Elle y parvient, et le comte s'empresse de faire 
savoir à M"** du Barry qu'elle doit ce retour à la Dauphine. Le 
Roi en est touché; un jour de chasse dans la forêt, comme il est 
monté dans la calèche de Marie-Antoinette, on arrive par hasard 
au carrefour où il l'a rencontrée pour la première fois à son arri- 
vée d'Allemagne : il déclare aussitôt qu'il veut célébrer à la même 
place le souvenir de cette heureuse journée, et embrasse à plu- 
sieurs reprises l'aimable Dauphine qui cherche maintenant à lui 
complaire. 

Tous ces menus actes, qui semblent indifférens à la politique, 
servent, presque autant que les négociations de M. de Kaunitz, les 
vues du cabinet de Vienne. Le parti Du Barry, que les grands 
soucis nationaux n'inquiètent guère, n'a plus d'intérêt à com- 
battre l'Archiduchesse, s'il a l'espoir de se l'acquérir, et ilen a 



438 REVUE DES DEUX MONDES. 

au contraire beaucoup à ne point désobliger l'Autriche. La 
paresse de Louis XV aidant, les mains de ses alliés restent libres 
vers l'Est. L'opinion française se soulèvera en vain en faveur de 
la Pologne; en vain multipliera- t-elle les brochures, et ces 
estampes satiriques où se verra la carte de Pologne, ce « gâteau 
des rois », morcelée et livrée en partage aux avidités cyniques 
ou hypocrites des monarques. En vain la comtesse d'Egmont 
écrira à Gustave III : <( Je suis indignée du sang-froid avec 
lequel on voit le brigandage que trois puissances prétendues 
civilisées exercent contre la malheureuse Pologne. Il n'y eut 
jamais une telle chose dans l'univers : trois puissances qui se 
réunissent pour en dépouiller une contre laquelle nulle des trois 
n'est en guerre! » Ce sont là démonstrations platoniques que 
compensent d'autre part k?s flagorneries de Voltaire. 

L'essentiel, pour les royaux complices, est que le roi de 
France se taise et qu'aucune protestation ne s'élève du cabinet 
de Versailles. Ce résultat, qui surprend à Vienne même et 
qu'on n'eût pas obtenu de M. de Choiseul, est en grande partie 
dû aux manœuvres de Mercy. Sa présence familière chez M""" du 
Barry a préparé les voies; les concessions qu'il a su obtenir de 
son Archiduchesse ont levé les derniers obstacles. C'est ainsi que 
Marie- Antoinette a été amenée à jouer un rôle, sans le savoir, 
dans les événemens qui ont rendu possible le premier partage de 
la Pologne. C'est pendant ce séjour de Compiègne, marqué par 
ses docilités extrêmes, qu'on signait le traité de Pétersbourg et 
que l'œuvre d'iniquité s'accomplissait. 



Pendant que des millions d'hommes, au loin, dans les plaines 
slaves, passaient sous le joug ennemi, qui allait devenir si 
cruel, la Dauphine de France, pour qui la Pologne ne fut jamais 
qu'une expression géographique, n'était même pas mise au cou- 
rant des remords qui assiégeaient la grande àme de sa mère. 
Frédéric II, incapable de les comprendre et toujours heureux de 
souiller quelque chose, écrivait à d'Alembert : « L'impératrice 
Catherine et moi sommes deux brigands; mais cette dévote 
d'Impératrice-Heine, comment a-t-elle arrangé cela avec son con- 
fesseur? » Marie-Thérèse, entraînée dans une situation plus forte 
(|iie ses desseins, n'avait pas agi sans honte, sans larmes de repentir, 
sans une juste vision de la tache qu'elle imprimait à son règne. 
L'Autriche, disait-on, pour se faire payer d'apparens scrupules, 
avait pris au pillage la plus grosse part; cette considération, qui 



MAKIE-AMOI.NEI TE El' AfADAME DL" RARliV. 439 

rassurait peut-être Josepli II, ne suffisait pas à consoler Marie- 
Thérèse. Mais, une fois son parti décidé, après la crise d'honnê- 
teté et d'indignation, la femme politique avisée avait reparu, avec 
ses idées nettes et fermes, toutes dirigées au maintien et à 
l'honneur de ses couronnes. Du côté de la France, après de brèves 
félicitations à Marie-Antoinette , toute fière « de contribuer à 
conserver l'union des deux maisons », elle reprenait ses conseils 
maternels, plus impérieux que tendres, qui troublaient et intimi- 
daient sa fille. Elle voulait à présent qu'elle écoutât dans les 
moindres détails M. de Mercy: « La crise politique exige toute 
votre attention », écrivait-elle à l'enfant comme à un ministre 
plénipotentiaire. Et Marie- Antoinette, qui pensait à un bal, à un 
spectacle, à ses promenades à cheval, préféra longtemps livrer la 
direction de ses actes à M. de Mercy plutôt que d'écouter de trop 
longs développemens sur la « crise politique ». 

Il lui en coûtait cependant de plier ainsi contre sa nature et 
les secrets instincts de sa conscience. A mesure que les difficultés 
disparaissaient du règlement des affaires d'Orient, elle sentait 
moins l'obligation de se faire violence pour des intérêts aussi peu 
précis pour elle. Elle avait fini, d'ailleurs, par juger Louis XV avec 
cette sévérité sans nuance de la jeunesse, qui entrevoit les vices 
dans leur horreur sans être portée à les excuser. Il a perdu son 
prestige à des yeux qui le voient à présent tel qu'il est en réalité, 
indifférent, égoïste, « avec un détachement général de tout sen- 
timent qui peut intéresser l'âme et la rendre sensible ». C'est le 
jargon du temps, qu'il est facile de traduire en clair langage : 
Marie- Antoinette ne respecte plus, n'estime plus le caractère de 
son grand-père, et les grands mots de devoir filial, d'autorité 
royale n'obtiendront rien sur ce nouvel état d'esprit. M. de Mercy, 
effrayé, avoue à sa maîtresse que <( Madame la Dauphine n'a que 
trop de perspicacité à s'apercevoir de certaines choses », et qu'il 
est plus prudent avec elle de ne pas user de mauvaises raisons; 
tout ce qu'on peut souhaiter d'obtenir, c'est que sa réflexion ne 
s'appesantisse pas sur ces dangereux sujets. 

Ce changement dans les jugemens de Marie-Antoinette la 
ramène inévitablement à son indépendance de conduite. Le 
retour est facile à suivre dans les derniers temps du règne, où, 
sous des apparences dociles, elle ne prend plus des injonctions 
maternelles que ce qu'elle veut. Elle consent bien, parce que 
cette faveuj* ne lui coûte pas, à désigner l'amie de la favorite, la 
maréchale de Mirepoix, pour la suivre à la revue du Régiment- 
Dauphin ; mais elle se refuse à adresser la parole à M. d'Aiguillon, 
chaque fois que l'ambassadeur lui demande cette attention. Ses 



4i0 REVUE DES DEUX MONDES. 

répugnances contre le personnage se réveillent avec colère, avec 
« une horreur passant toute mesure » , alimentées par les insi- 
nuations du comte de Provence, par les scabreuses anecdotes 
colportées à la Cour par ce qui reste du parti Choiseul. Très 
obligeante pour transmettre les sollicitations aux autres mi- 
nistres, elle refuse de se charger de celles qui regardent le 
département de d'Aiguillon. Pour M'"" du Barry, qui ne suit pas 
l'avis de Mercy et se présente un peu trop souvent chez la Dau- 
phine (quatre ou cinq fois l'an aurait dû suffire), c'est toujours 
avec des transes que Marie-Antoinette apprend qu'elle lui viendra 
faire sa cour. Gomme c'est d'ordinaire après la messe du Roi, le 
dimanche, que se présentent les dames, elle passe tout son temps 
d'église à prier Dieu de l'éclairer, de lui révéler si elle doit parler 
ou ne pas parler. C'est chaque fois, pour Mercy, une bataille à 
livrer, et plus d'une est sans succès, comme au jour de l'an de 
1773, où Marie-Antoinette, devant les grâces de la Du Barry 
attifée de diamans et entourée de ses amies, ne se décide pas à 
desserrer les dents. 

A la Cour, les hostilités contre la favorite ne désarment pas et 
saluent avec triomphe ces courtes reprises, bien personnelles 
cette fois et un peu fantasques. Parmi les dames de Marie-Antoi- 
nette, la révolte est décidée , et celle qui la mène est préci- 
sément cette M"" de Cossé que M""*" du Barry a fait nommer 
dame d'atours sans qu'elle l'eût sollicité. Après une visite obliga- 
toire, faite en sinstallant à. Versailles, la charmante duchesse, 
qui a autant de séduction d'esprit que d'intransigeante vertu, a 
déclaré qu'elle ne reparaîtrait plus chez l'amie de son mari. Un 
jour, le duc, commandant des Cent-Suisses, a l'idée de faire faire 
un uniforme de son régiment pour son jeune fils, qui marche à 
peine, et d'en amuser la favorite et le Roi. M""*" de Cossé accepte 
cette fantaisie; Marie-Antoinette, comme il est naturel, reçoit 
d'abord le petit soldat, et, en ayant beaucoup ri, l'amène avec sa 
mère chez Mesdames et chez la comtesse de Provence. Quand il 
sagit de monter chez M""" du Barry, M°'^ de Cossé déclare à son 
mari quelle ne saurait en être, et comme M™" du Barry s obstine 
à vouloir sa présence, l'enfant y perd d'être présenté au Roi. Un 
acte public de la duchesse menace de devenir plus grave : elle 
refuse de souper chez le duc de la Yrillière, parce que le souper 
est offert à la favorite. Devant les reproclies irrités de M"" du 
Barry, M. de Cossé, ne sachant comment excuser sa femme, as- 
sure qu'elle agit par les ordres de la Dauphine. La Cour entière 
est émue par l'incident, qui grossirait vite, si Mercy, pour dé- 
gager l'Archiduchesse, ne dénonçait partout le mensonge de 



MARIH-AÎSTOINEITE ET MADAMK bU liARRV. 441 

M. de Cossé. Celui-ci exige de sa femme, par lettre, des répara- 
tions pour M""^ du Barry ; la duchesse répond que rien ne l'y peut 
obliger et qu'elle préfère remettre la démission de sa charge. Sans 
avoir peut-être Faveu formel de sa jeune maîtresse, l'aimable Cossé 
est sûre que ces bravades ne sont pas pour lui déplaire. 

Les principes de conduite de la dame d'atours lui permettent 
de donner un exemple que suivent, avec plus d'aigreur et moins 
d'autorité, des femmes moins irréprochables qu'elle. Il faut bien 
qu'on sente l'affaiblissement du Roi et l'appui tacite de la famille 
royale pour se permettre les mauvais procédés dont on irrite sans 
cesse la pauvre comtesse. Elle paye chèrement, dans le milieu où 
l'on se refuse àl'accepter, le pouvoir occulte, presque absolu, dont 
elle jouit dans les cabinets. Les femmes les plus affichées médi- 
sent à l'envi de ses mœurs, et les plus laides aiment à l'appeler 
(( la guenon » . Le plus grand nombre continue à ne lui point par- 
ler. C'est une par une seulement que se comptent les défections, 
accueillies avec empressement dans l'intérieur du Roi, moquées 
au dehors de fagon assez dure pour décourager les ambitieuses. 
Écoutons M""" du Deffand raconter à Chanteloup celle de la bril- 
lante comtesse de Forcalquier, la « bellissima », conquise enfin 
par la duchesse d'Aiguillon : « M"'" de Caraman envoya chez moi 
me dire de deviner quelle était la nouvelle dame que M""* d'Ai- 
guillon avait menée la veille à Choisy. Je dis d'abord : Ce ne peut 
être M"" de Forcalquier. — Pardonnez-moi. me dit-on, c'est elle. 
Je fis prier M""^ de Caraman de venir prendre le thé chez moi et 
de me raconter tout cela ; elle y vint et me dit qu'ayant soupe la 
veille chez M""^ de la Vallière, il y était venu plusieurs personnes 
successivement qui avaient dit que cette dame était à Choisy. 
M"" de la Vallière voulut le nier... et consentit à croire qu'elle y 
était allée, mais seulement pour la comédie où devait jouer la 
nouvelle actrice, et qu'elle l'aurait vue dans une loge grillée. — 
Non, non, madame, elle y doit souper. — |Souper! ah! je suis 
bien sûre que non; je sais ce qu'elle pense et je parierai contre 
qui voudra. — Ne pariez point, madame, rien n'est plus certain... 
La dame n'y a point couché, mais elle y couchera; elle ne s'est 
pas engagée à être de tous les voyages, ce n'est pas une femme de 
tous les jours. Il y avait huit dames à ce souper, quatre de chaque 
côté, l'une à côté de l'autre : à la droite, madame la comtesse, 
mesdames d'Aiguillon, de Forcalquier et de Mazarin... » M™^ de 
Forcalquier est payée, suivant l'usage, et nommée dame d'hon- 
neur de la future comtesse d'Artois; mais tout le monde lui fait 
mauvaise mine, et M""* de Choiseul, une ancienne amie, l'exécute 
en quelques mots secs : « Quant à M"^ de Forcalquier, je ne suis 



442 REVUE DES DEUX MONDES. 

point étonnée qu'une sotte et une bégueule, qui n"a de principes 
que sa prétention du moment, dise des absurdités et fasse des in- 
conséquences. » 

M°° du Barry a essayé de faire venir la Cour, au moins par 
curiosité, dans le pavillon de Versailles, qu'elle vient de faire 
construire sur l'avenue de Paris, et où elle a donné une fête mer- 
veilleuse. L'argent a été dépensé à pleines mains , sans crainte 
d'insulter à la misère publique; il y a eu des ballets, des comé- 
dies, des divertissemens composés par l'abbé de Voisenon, enfin 
un bal auquel il ne manquait que des danseuses. Pour quatre 
spectacles et cent comédiens, la favorite a réuni chez elle quatorze 
dames! La fête donnée pour elle par le duc d'Aiguillon, dans 
l'espoir d'augmenter le nombre de ses liaisons, a eu un échec 
presque aussi décourageant. Les étrangers restent étonnés de cet 
ostracisme persistant et plus encore de l'aveuglement de Louis XV 
devant une opinion aussi décidée, car le croquis pris sur le vif 
par M""' de la Marck est toujours exact : « Je fus hier à Marly, 
où le Roi est depuis huit jours. On jouait au lansquenet; une seule 
réjouissance fut de douze cents louis, et tout le monde meurt de 
faim ! M"*^ du Barry jouait à la table du Boi entourée de la famille 
royale. Personne, ni à la table, ni dans le salon, ne lui parla de 
la soirée, si ce n'est le Roi et son neveu, le petit du Barry. Ce 
courage général devrait ouvrir les yeux du roi. » 

L'introduction à la Cour d'une nouvelle du Barry est le 
signal d'une recrudescence d'hostilités féminines. Une fille pauvre 
du Vivarais, de très noble sang et belle à ravir, M"*" de Tournon, 
épouse, en juillet 1773, ce vicomte Adolphe du Barry, fils du 
Roué, dont parlait M'"" tle la Marck. Le Roi et toute sa famille 
signent au contrat ; Mario-Antoinette a dû signer aussi, et son nom 
précède de quelques lignes, sur la môme page, celui xie la favo- 
rite; c'est une secrète irritation, dont elle se promet vengeance 
en humiliant à son tour la tante et la nièce. Le jour de la pré- 
sentation de la jeune vicomtesse, jour qui rappelle, par l'encom- 
brement des galeries et la curiosité malveillante de Compiègne, 
un jour fameux dans l'histoire de la comtesse, la Dauphine les 
reçoit toutes les deux sans leur parler, et adoptant pour une 
fois l'usage taciturne de Mesdames, se borne à répondre à leurs 
révérences. Le Roi, paraît-il, n'a rien dit non plus, ce qui est un 
beau prétexte pour faire de même. Quant au Dauphin, il causait 
dans l'embrasure d'une fenêtre, lorsque est arrivée la présentation ; 
il a détourné à peine la tête et a continué à parler et à jouer de 
l'épinette sur la vitre. Le soir, au jeu de la Dauphine. le lende- 
main matin, à sa toilette, où les mômes dames viennent faire 



MARIE- AMOiNETTE ET MAhAMK DU BAHRY. 443 

leur cour selon l'étiquette, même silence glacial de Marie-Antoi- 
nette. Elle écrit quelques jours après, essayant de mettre de 
bonnes raisons de son côté : « Madame ma très chère mère, la 
présentation de la jeune M"'" du Barry s'est très bien passée. Un 
moment avant qu'elle vînt chez moi, on m'a dit que le Roi n'avait 
dit mot ni à la tante ni à la nièce ; j en ai fait autant. Mais au 
reste je puis bien assurer à ma chère maman que je les ai reçues 
très poliment; tout le monde qui était chez moi est convenu que 
je n'avais ni embarras ni empressement à les voir sortir; le Roi 
sûrement n'a pas été mécontent, car il a été de très bonne humeur 
toute la soirée avec nous. Le voyage finira beaucoup mieux qu'il 
paraissait d'abord, nous n'entendons plus parler de mouvement 
ni d'intrigue. )> 

On prêtait à la favorite, suivant la tradition de la grande mar- 
quise, l'intention d'utiliser, pour plaire au Roi, l'éblouissante 
beauté de sa nièce. Ce calcul avait dû être raconté à Marie-Antoi- 
nette pour soulever sa répulsion. Le Dauphin en était indigné. 
On avait parlé du vicomte Adolphe pour la place vacante de pre- 
mier écuyer, qui donnait le droit de débotter au retour des 
chasses le Roi et le Dauphin : « Qu'il ne s'approche pas de moi, 
avait dit le prince ; je lui donnerais de ma botte sur la joue! » Si 
Marie- Antoinette eût mieux connu la jeune vicomtesse du Barry, 
elle aurait jugé peu généreux de faire expier à cette innocente 
fille le malheur du nom qu'elle venait de prendre. Elle s'acharnait 
au contraire, refusait de l'admettre parmi les dames qui la 
suivaient à la chasse à tour de rôle dans les calèches de la Cour, 
défendait à sa dame d'honneur de l'appeler Ijamais à ses bals, et 
la nouvelle mariée, venue à Versailles, parait-il, sans rien con- 
naître de la famille où ses parens, les Soubise, la faisaient entrer, 
dévorait tout le long du jour les sourires à double entente et les 
ironiques pitiés. Il en était de même pour une autre parente par 
alliance de la favorite. M"^ de Fumel, qui venait d'épouser le 
marquis du Barry, et qu'on avait attachée à la Cour comme dame 
de la nouvelle comtesse d'Artois. Personne de la famille royale 
ne lui parlait, et, par suite, la moitié de la Cour affectait de 
l'ignorer. Elle traînait dans les fonctions de sa charge un de ces 
désespoirs de vanité qui rongent si profondément le cœur des 
femmes. Marie-Antoinette elle-même, touchée de compassion 
pour cette malheureuse, finissait un jour, sur les prières de 
Mercy et malgré l'âpre obstination de Mesdames, par lui montrer 
qu'elle s'apercevait de sa présence. Si elle restait impitoyable pour 
la vicomtesse Adolphe, c'est sans doute que les soupçons répandus 
lors du mariage avaient mis en elle un insurmontable dégoût. 



444 REVUE DES DEUX MONDES. 

Les bruils de la défaveur de M""* du Barry devenaient assez forts 
pour paraître dans les dépèches diplomatiques. On prétendait que 
Madame Louise, du fond de son couvent, aidée par l'archevêque 
de Paris et le chancelier, s'occupait de faire reprendre à son père 
le projet de mariage avec une archiduchesse. Il fallut bientôt 
démentir tout cela; ce n'étaient, cette fois encore, que les désirs de 
ses ennemis trop vite pris pour réalités. On le vit bien au mariage 
du troisième frère, le comte d'Artois, qui eut lieu en novembre 
1773. Les récits des nouvellistes, aussitôt répandus partout, 
purent montrer à ceux qui comptaient sur la chute de la déesse, 
la vanité de leurs espérances: « On ne peut décrire, dit l'un 
d'eux, les beautés du banquet royal. L'Olympe peut seul en donner 
une idée. Le sieur Arnoux, machiniste plein d'imagination, a 
inventé un surtout d'une mécanique admirable ; le milieu en était 
une rivière qui a coulé pendant tout le repas; son cours était 
orné de petits bateaux et autres décorations du mouvement d'une 
rivière... On sait qu'à ce banquet la seule famille royale et les 
princes sont admis. En face de Sa Majesté se remarquait M""" la 
comtesse du Barry, radieuse comme le soleil et ayant à elle seule 
pour cinq millions de pierreries sur sa personne. Pendant tout le 
repas, elle n'était en contemplation que de Sa Majesté, et le Roi 
ramenait sans cesse sur elle des yeux de complaisance et lui faisait 
des mines remarquables. On a cru que Sa Majesté était très aise 
de démentir ainsi publiquement les bruits de défaveur qu'on 
faisait courir sur le compte de cette dame, dont la reconnaissance 
et le profond respect n'éclataient pas moins sensiblement. » 

Ce plat bavardage de journaliste mondain passe sous silence 
Marie-Antoinette. Elle avait pourtant su prendre, cette fois, sa 
vraie place dans ces fêtes du mariage fraternel oii elle remplissait 
un rôle dont la pensée faisait sourire Marie-Thérèse, « celui 
de la vieille maman ». M""" du Barry avait dû elle-même s'incliner 
devant les charmes de sa jeunesse épanouie et devant cette fierté 
déjà souveraine qui lui donnait, parmi les princesses de tout âge, 
l'autorité du geste et de la grâce. 

Gomme le complot en faveur de la comtesse de Provence avait 
échoué devant la médiocrité de cette rivale, comme les avances 
adressées à la comtesse d'Artois se heurtaient à l'opposition vio- 
lente du jeune mari, c'est vers la Dauphino que revenait M""' du 
Barry quand elle cherchait un appui dans la famille royale. Si la 
favorite conservait, sans crainte sérieuse de le perdre, l'empire 
que l'habitude lui donnait sur Louis XV, elle ne se dissimulait 
pas que la force s en était amortie peu à peu. Le Roi, lucide même 
dans Torgie, jugeait fort bien les gens au milieu desquels on le 



MARIE-ANïOllNETTE ET MADAME DU 15ARRY. 445 

faisait vivre et savait à quels désordres aboutissaient les com- 
plaisances arrachées à ses faiblesses. Il trouvait dans ces pensées 
mêmes son châtiment et laggravation de plus en plus lourde de 
son ennui. Pour désennuyer le Roi et distraire ses propres alarmes, 
M""^ du Bariy songeait à Marie-Antoinette. 

La Dauphine consentirait-elle à être des petits voyages aux 
maisons de campagne, ù ces parties d'un jour ou deux, qui 
remplissaient la vie du Roi et que les saillies d'une compagnie 
légère mais monotone ne suffisaient plus à égayer? Les deux fem- 
mes auxquelles il paraissait tenir le plus pourraient-elles s'entendre 
un jour pour arracher à ses humeurs noires un prince qu'elles 
aimaient, en somme, toutes les deux? Ces idées se présentent 
ainsi à l'esprit de la favorite, qui, dans sa bonne volonté et ses 
inquiétudes, habituée d'ailleurs au familier laisser aller du Roi, 
perd tout sentiment des distances et des rangs. Elle profite d'un 
temps de calme où la Dauphine s'abstient de propos mortifians 
pour tenter auprès d'elle l'effet d'une prévenance que ses habi- 
tudes personnelles lui font juger irrésistible : « Un joaillier de 
Paris, raconte Mercy à Marie-Thérèse, possède des pendans 
d'oreille formés de quatre brillans d'une grosseur et d'une beauté 
extraordinaires; ils sont estimés sept cent mille livres. La com- 
tesse du Barry, sachant que Madame la Dauphine aime les pierre- 
ries, persuada le comte de Noailles de lui faire voir les diamans 
en question et d'ajouter que si Son Altesse Royale les trouvait à 
son gré et voulait les garder, elle ne devait point être embar- 
rassée ni du prix ni du payement, parce que l'on trouverait 
moyen de lui en faire faire un cadeau par le Roi. Madame l'Archi- 
duchesse répondit simplement qu'elle avait assez de diamans et 
qu'elle ne se proposait point d'en augmenter le nombre. Quoique 
cette démarche soit à bien des égards déplacée, peu convenable et 
maladroite de la part de la favorite, il n'en résulte pas moins une 
preuve de son grand désir de s'insinuer dans les bonnes grâces de 
M™*" la Dauphine. » Ce refus n'a rien d'irritant pour M""^ du Barry; 
mais il coupe court aux projets sentimentaux de réconciliation 
pour le bonheur du Roi, et aux rêves de petits voyages. 

Le duc d'Aiguillon, de plus en plus menacé par le chancelier, 
essayait à son tour de se maintenir au pouvoir en enchaînant la 
reconnaissance du Roi et de M""" du Barry. Il leur promettait de 
concilier à la favorite Madame Adélaïde et par suite, croyait-il, 
toute la famille, en achetant la comtesse de Narbonne. La mairie de 
Bordeaux pour le fils, un intérêt dans les fermes générales pour 
la mère, voilà M""" de Narbonne retournée ; et Madame Adélaïde, 
tout acquise , écrivant au Roi qu'elle se charge de ramener ses 



446 REVUE DES DEUX MONDES. 

enfans à la soumission complète à ses volontés. M. de Mercy, qui 
tient maintenant à son d'Aiguillon et à sa du Barry, l'Autriche 
ayant besoin de complaisances du côté des affaires turques, ne 
cache point ses vœux pour le succès des combinaisons du mi- 
nistre. Mais on a compté sans l'obstination de Marie-Antoinette ; 
elle devine, dans le brusque changement de salante, une intrigue 
de M. d'Aiguillon, Toute la famille se révolte avec elle ; le Dauphin 
déclare qu il met son devoir à ne laisser approcher de sa femme 
aucun scandale ; Madame Victoire reproche à sa sœur aînée de par- 
ler sans mandat au nom de tous, et de mettre leur honneur au prix 
d'un marché particulier de sa dame d'atours. Madame Adélaïde 
abandonne ses projets ; M""" de Narbonne dit à d'Aiguillon de n'y 
plus compter; celui-ci entre en colère, se déclare trahi, va faire 
chez la favorite une scène de plaintes inutiles. Le roi, qui avait 
espéré le voir réussir, lui tourne le dos, et le public, qui savait la 
petite intrigue, le raille d'en avoir triomphé trop tôt. 

Telle fut la dernière tentative de iM™'' du Barry pour entrer 
en grâce auprès d'une famille dont elle ne comprenait pas qu'elle 
fût haïe. L'autorité de plus en plus grande qu'y prenait Marie- 
Antoinette montre bien que ce fut elle qui démasqua le plan du duc 
d'Aiguillon. A cette date, dit le duc de Groy, « Madame la Dau- 
phine menait tout dans cet intérieur-là .» L'entourage du ministic 
put prévoir dès lors quel sort l'attendait si elle devenait reine, 
et qu'un de ses premiers actes politiques serait d'exiger que l'ami 
de la favorite fût exilé comme l'avait été Choiseul. Quant à 
M™^ du Barry, elle savait d'avance qu'elle serait frappée plus vite 
encore, et que le nouveau roi chasserait, le jour même, de la 
Cour, pour ne les y plus laisser reparaître, tous ceux qui por- 
taient le nom exécré, le nom de la honte suprême de son grand- 
père. 

Pierre de Nolhac. 



REVUE LITTÉRAIRE 



ROME DE M. EMILE ZOLA W. 



Une monographie complète de Rome; — la Rome antique avec 
toute son histoire depuis l'époque de la fondation jusqu'au temps des 
invasions des Barbares, avec la nomenclature des monumens et la 
description des ruines; — la Rome des papes avec l'histoire de la 
papauté depuis saint Pierre jusqu'au pape d'aujourd'hui, qui est le 
deux cent soixante-troisième de la série ; — la Rome de la Renaissance, 
avec une histoire des beaux-arts et des vues sur Michel -Ange, Raphaël 
et Botticelli; — la Rome moderne avec l'histoire de l'unité italienne 
depuis Gavour et Victor-Emmanuel jusqu'à M. Grispi et la triple 
alhance, la constitution de l'Église, son organisation et son adminis- 
tration, l'action de Léon XIII, la lutte du Vatican et du Quirinal, les 
rapports du christianisme et de la démocratie, de la religion et de la 
science, du dogme et de la raison, la question ouvrière, le socialisme 
d'État et le socialisme chrétien, le mysticisme, l'anarcliie, la diplo- 
matie du Vatican, la vie et les mœurs de l'aristocratie romaine, la mi- 
sère à Rome, l'agiotage à Rome, l'amour à Rome, enfin le passé et 
l'avenir de l'Humanité, la destruction de Ninive et de Babylone, la 
découverte de l'Amérique et les progrès de la race jaune, — tels sont 
quelques-uns des points qu'aborde M. Zola dans son nouveau roman. 
En vérité cela est colossal. On reste confondu devant l'énormité de la 
matière. Pour mener à bonne fin cette œuvre gigantesque, qui résume 
à la fois les travaux de Joseph de Maistre et de Mommsen, de Lamen- 
nais et de De Rossi, de VeuUlot et deBurckhardf, de Stendhal et de Gio- 
berti, d'Ampère et de Rosmini, ceux de Ranke, de Havet, de Renan et 

(1) 1 vol. (Charpentier et Fasquclle.) ( 



448 REVUE DES DEUX MONDES. 

de beaucoup d'autres, il semble qu'il n'eût pas suffi d'un historien 
doublé d'un archéologue, mais qu'il fallût encore un politique, un éco- 
nomiste, un philosophe. L'idée d'un pareil sujet ne pouvait germer 
que dans un cerveau unique pour la variété de l'érudition, la souplesse 
des facultés, et la puissance de synthèse, ou peut-être dans une imagi- 
nation tout à fait étrangère à nos méthodes d'infinie division du travail. 
Ce qu'on peut affirmer, c'est qu'un homme, d'esprit simplement cultivé, 
ne l'aurait jamais conçu. Un lettré n'aurait pas même songé à écrire 
ce livre. 

J'ajoute que l'immensité du sujet n'était pas la seule difflculté à la- 
quelle dût se heurter le romancier. Les mérites dont il y fallait faire 
preuve sont en parfaite opposition aA^ec ce que nous savons de la com- 
plexion intellectuelle de M. Zola, de ses habitudes de travail et des 
qualités desprit que nous ne faisons nullement difficulté de lui recon- 
naître. Car il se peut bien qu'il suffise d'une huitaine de jours pour 
visiter Lourdes et ses environs, et qu'on atteigne en six semaines jus- 
qu'à l'âme même de Plassans ; il faut un peu plus de temps pour nouer 
avec Rome une connaissance intime. C'est ici une terre d'histoire, où 
les siècles, en se succédant, ont mis lentement leur empreinte : c'est de 
même lentement qu'on se sent gagné par le charme qui s'en dégage, 
enveloppé par l'atmosphère très spéciale. Mais M. Zola n'est guère 
de nature à se prêter à cette sorte de lent envahissement : il préfère 
les enquêtes rapides, en homme pressé. L'Italie est la contrée chère 
aux artistes, aux dévots de la forme, aux amans de la Beauté. M. Zola 
est surtout attiré par le spectacle de la laideur ; ses livres prouvent 
surabondamment qu'il est insensible aux questions de mesure, de 
proportion, d'harmonie, et enfin à tout ce qui est de pure forme; au 
surplus, ilestclair que l'auteur de VŒuvre peut avoir d'autres mérites, 
il est dénué du sentiment des choses de l'art. On s'est accordé de tout 
temps à admirer la diplomatie du Vatican pour sa complication savante 
et sa subtilité. M. Zola ne se pique pas de subtilité. Il aime les simples 
de cœur. Et les natures les plus simples sont aussi bien celles qu'il a su 
le mieux représenter, celles des Gervaise ou des Lantier ou de cet oncle 
Macquart qui, pour s'être trop imbibé d'alcool, prit feu par l'intérieur 
et fut réduit en un petit tas de cendres. La papauté est le grand pou- 
voir idéal agissant sur les âmes. Or M. Zola a bien vu d'autres choses ; 
mais ce qui se passe dans les âmes lui a toujours échappé, et le 
domaine de la psychologie lui est resté constamment fermé. Dans un 
livre sur Rome il était impossible de ne pas faire une grande place à 
l'idée religieuse. Or M. Zola a toujours pris nettement parti pour la 
science contre la religion; il l'a fait comme il fait toutes choses, très 
franclicment, avec un zèle bruyant et compromettant. Sa morale, telle 
qu'il l'a maintes fois exp()sée et Icllo qu'on la retrouve dans Home, est 



REVUE LITTÉRAIRE. 449 

la morale des bravos gens, celle qui conseille de se donner du plaisir 
quand cane fait d'ailleurs de mal à personne, et de s'accoupler quand 
l'envie vous en prend, sans déranger le maire ni le curé : ce n'est pas 
la morale chrétienne. L'auteur de Rome devait être ou un croyant, ce 
à quoi M. Zola ne prétend pas, ou un penseur d'une grande largeur 
d'esprit. Mais les livres de critique de M. Zola prouvent supérieure- 
ment que s'U a d'autres dons, il est, comme cela arrive souvent aux 
créateurs, tout à fait dépourvu d'intelligence critique. Je pourrais pro- 
longer cette énumération. Mais on voit assez pour quelles raisons il 
était permis de craindre que Rome ne fût fort au-dessous de n'importe 
quel chapitre de l'histoire des Rougon-Macquart. 

L'événement n'a pas justifié cette crainte. Je m'empresse de le 
reconnaître ; et cela démontre une fois de plus qu'en critique comme 
ailleurs U faut se défier de Va\priori. Le nouveau roman de M. Zola n'est 
pas sensiblement inférieur aux précédens. S'il est plus ennuyeux, c'est 
surtout qu'il est plus long. Il est plus long que Lourdes de cent cin- 
quante pages, et de trois cents pages plus ennuyeux que la Bête 
humaine. A mesure qu'ils se succèdent, les livres de M. Zola devien- 
nent plus copieux. Plus il va et plus l'auteur devient incapable de se 
contenir. C'est là entre ce dernier volume et ceux qui l'ont précédé la 
seule différence appréciable. A tous les autres points de vue, l'identité 
est absolue. Pour décrire la ville des papes, M. Zola n'a pas cru qu'U 
fallût d'autres moyens que pour décrire l'assommoir du père Colombe 
ou le magasin de nouveautés d'Octave Mouret. Homme à système, il a 
un système qu'apparemment il trouve bon et dont H ne se soucie donc 
pas de changer. Il a des gaufriers d'où il tire toujours les mêmes gaufres. 
Il a des cadres tout prêts : il les bourre tantôt avec une substance 
et tantôt avec une autre, tantôt avec des histoires d'ivrognes ou de 
filles publiques, d'artistes ou de boursiers, de bourgeois ou de paysans, 
de maraîchers ou de chauffeurs mécaniciens, tantôt avec des récits de 
miracles ou d'intrigues de sacristie : U en sort toujours le même 
roman. On a beau faire observer respectueusement à M. Zola que tout 
ici-bas doit se renouveler et qu'il risque de nous lasser, il a beau se 
rendre compte lui-même que personne ne le suit plus et qu'on le laisse 
dans sa solitude, il s'obstine à refaire avec entêtement la même chose. 

C'est un remarquable exemple de fidélité à soi-même, et qui a, si 
l'on veut, sa beauté, quelque peu mélancolique. Maintenant que per- 
sonne ne se passionne plus pour ou contre le naturalisme, que les dis- 
cussions auxquelles il donna Lieu se sont apaisées, et qu'aux colères 
de jadis a succédé l'indifférence ou même une sorte de bonhomie 
amusée, il peut être curieux d'en dresser le bilan. Ce qui fut le roman 
naturaliste est aujourd'hui assez éloigné de nous, assez relégué dans 
le passé, pour que nous puissions l'envisager avec ce recul nécessaire 
TOME cxxxv. — 1896. 29 



430 REVUE DES DEUX MOKDES. 

à qui veut bien juger. Nous l'étudierons d'après le nouveau spécimen 
qui nous en est offert. Le caractère nous en apparaît désormais avec 
netteté. C'a été une entreprise, couronnée de succès, pour appliquer 
au roman, au lieu des méthodes toujours périlleuses et incertaines de 
la composition littéraire, des proci'dés ayant la simplicité, la rapidité, 
la sûreté et daUleurs l'insuffisance des procédés mécaniques. 

Nous appartenons à un temps où les conditions de la vie ayant 
changé, les intérêts de la masse primant ceux de l'élite, les besoins de 
confort et de bien-être s'étant répandus, les industries de luxe ont dû 
se transformer pour nous livrer à meilleur compte et en plus grande 
quantité des objets qui aient encore les dehors de l'élégance et l'appa- 
rence du bon goût. La qualité est inférieure, le travail est plus gros- 
sier, il n'y faut pas regarder de près ; mais, pourvu qu'on se mette à 
distance, cela fait illusion, cela joue le vrai. Le problème de la pro- 
duction à bon marché est celui qui domine toute l'époque moderne. 
Le roman naturaliste a réalis»' le problème de la littérature à bon 
marché. 

Aujourd'hui on veut dans le roman de l'observation. Rien n'est plus 
difficile que d'observer. Il y faut un don, fait de justesse de coup d'œil 
et de pénétration intellectuelle : le nombre est très petit des gens qui 
savent voir. Il faut en outre de l'étude, de l'application, de l'effort. 
Ceux mêmes qui étaient le mieux doués pour l'observation, n'arrivent 
de coutume à connaître qu'un très petit coin du monde, celui où ils 
ont vécu, avec lequel l'habitude et la sympathie les ont rendus fami- 
liers. Mais on n'écrit guère quand on n'écrit que de ce qu'on connaît 
bien et à fond. Et de vivre confiné dans son coin, ce n'est plus la mode 
au temps des chemins de fer. L'abbc Pierre Froment prend le train, 
descend à Lourdes, fait un pèlerinage, et remonte en wagon muni de 
tous les documens pour un livre ([uil n'a plus qu'à écrire. Ce Uvre, 
à cause peut-être de cette documentation un peu trop hâtive, contenait 
des inexactitudes qu'on eut la méchanceté d'y relever. Il onfeimait 
aussi des théories qu'on eut le tort de reprocher à ce prêtre, d'ailleurs 
incrédule. L'abbé Pierre Froment ira lui-même plaider sa cause en cour 
de Rome. Il reprend le train, débarque à Rome, où il a l'intention de 
ne passer qu'une quinzaine de jours; il y reste trois mois, son aifaire 
ayant traîné en longueur. Il met le temps à profit, se promène en sui- 
vant scrupuleusement les indications du Guide du promeneur dans Home, 
s'informe, questionne les gens, va partout uù il p(!ut aller et où on 
veut bien le recevoir. Il prend des notes à mesure et remplit avec la 
conscience la plus louable le métier de reporter où il s'est improvisé. 
Au retour, il n'a plus qu'à « rédiger » ses impressions. Il rédige avec 
abondance et sérénité, sans se douter qu'il puisse y avoir de la diffé- 
rence entre une Adsite et un séjour, entre une excursion et un voyage, 



REVUE LITTÉHAIRE. 451 

entre un voyage économique et un voyage véritable. Il a fait de l'ob- 
servation à prix réduits. 

Le résultat d'une observation sérieuse, et le signe auquel on re- 
connaît un auteur en possession de son sujet, c'est le choix qu'il fait 
entre tous les matériaux qui s'offrent à lui. Il écarte les notions rebat- 
tues, qui traînent partout, dégoûtantes de banalité ; il élimine les 
détails accessoires ou inutiles, ce qui ne fait que gêner, encombrer, 
masquer la vue ; il retient uniquement ce qui est caractéristique, ce qui 
est typique et essentiel. Ce travail de subordination et de classification, 
l'abbé Pierre n'a pas le loisir de s'y livrer. Il transcrit le pêle-mêle de 
ses notes, U nous confie les remarques qu'il a faites, sans y chercher 
malice et à la bonne franquette. Il nous fait part de ses étonnemens, 
qui sont nombreux et relate tout ce qui lui a paru curieux : c'est par 
exemple que les cardinaux ont des bas rouges et que les fenêtres du 
Vatican ont vue sur Rome. Comme il est naturel, ce qu'il ne connais- 
sait pas il le croit inconnu de tous, nouveau et inouï. Ça n'avait jamais 
été dit. « Personne n'avait dit, personne ne semblait savoir que ce 
palais dominait Rome et que de sa fenêtre le pape voyait le monde. » 
Pour lui il veut tout dire, faire un résumé complet, ou, comme il 
s'exprime en son jargon, u total ». Il décrit avec rage, il énumère avec 
frénésie. La Rome d'autrefois et celle d'aujourd'hui, les monumens en 
ruines et les édifices en construction, la campagne et la ville, le 
Corso, les quartiers neufs, les faubourgs et les bouges, les quais, les 
places, les rues, tout y passe. Voici le Capitole, le Forum, l'arc de 
Septime Sévère, le Colisée, les catacombes, le stade, le couloir souter- 
rain où Caligula fut assassiné. Voici les musées avec mention des 
tableaux et des marbres que Bœdeker marque d'une astérisque : au 
musée des antiques le Laocoon, l'Apollon, le Méléagre, le torse d'Her- 
cule, au musée du Capitole la Vénus et le Gaulois mourant. Voici les 
églises, dont on ne compte à Rome pas moins de quatre cents, les 
tombeaux des papes, les palais, les villas, les fontaines, les places. 
Voici la hste des congrégations : de l'Index, de la Propagande, des 
Évêques, des Rites, du Concile, la Consistoriale, la Daterie, la Sacrée 
Pénitencerie. Et voici la Uste des ordres religieux : les Franciscains, 
les Dominicains, les .Jésuites, les Carmes, les Trappistes, les Minimes, 
les Barnabites, les Eudistes, les Missionnaires, les Récollets, les Obser- 
vantins, les Capucins. J'abrège. Mais M. Zola ne nous fait grâce d'aucun 
des renseignemens qu'il a trouvés dans les répertoires, comme jadis il 
épuisait pour nous la collection des Manuels-Roret, celui du chasublier 
brodeur dans le Rêve ou, dans le Ventre de Paris, celui du parfait char- 
cutier, cataloguant les galantines, les saucisses et les saucissons, les 
boudins, les jambons, les saindoux, toutes les variétés de chapelure 
et toutes les espèces de lard. 



4o2 REVUE DES DEUX MONDES. 

De même pour ce grand déballage de connaissances historiques. On 
nous sert par petites tranches l'histoire romaine et l'histoire de la 
papauté. Nous nous reposons de la description d'un arc de triomphe 
par un peu de chronologie et la biographie alterne avec la topogra- 
phie. L'abbé, dont l'éducation première a décidément été peu soignée, 
ouvre ses livres, y trouve des notions qui le ravissent et nous les rap- 
porte dans toute leur fraîcheur. Il y a dans Rome des phrases qui sont 
de simples points de repère commodes pour les étudians : « Dès Con- 
stantin Rome a une rivale, Byzance, et le démembrement s'opère sous 
Honorius... » Gela est bon à savoir. Ailleurs c'est un résumé de 
l'histoire des douze Césars. Il y est, je vous assure, et vous pouvez y 
aller voir. Du reste, à quoi sert-il pour l'ordonnance générale du livre? 
on serait un peu embarrassé de le dire. Pour tels autres détails nous 
voyons tout de suite ce qui les a fait relever. Quand nous faisions 
nos classes ce n'étaient pas toujours les dates les plus importantes ni 
les noms les plus fameux qui nous frappaient : nous retenions plutôt 
certaines particularités amusantes, certains noms qui se gravaient dans 
notre mémoire grâce à leur consonance inusitée. Ainsi fait l'abbé 
Pierre : s'il note qu'un concile a été tenu au Septizonium, c'est qu'il a 
été séduit par l'aspect savant de ce mot, et s'il nous entretient de 
l'élection du pape Gélase II, c'est que cela l'amuse de songer que des 
papes aient eu l'idée bizarre de s'appeler Gélase. Je ne nie pas que 
tout cela ne soit instructif. C'est de « l'érudition », au même titre où 
les dictionnaires sont des ouvrages d'érudition. C'est de l'histoire, 
comme les Abrégés historiques, comme les Précis, comme la Petite 
histoire de V Eglise à l'usage des catéchismes de persévérance est de 
l'histoire. 

Un roman ne peut être exclusivement une œuvre de science, c'est 
par essence une œuvre d'imagination. II faudrait être bien injuste pour 
prétendre que M. Zola n'a pas d'imagination ; il en a, au contraire, et 
de la plus follement romanesque ; il se pourrait même que ce fût là ce 
qui chez lui est fondamental. Il a un cerveau bizarrement construit, et 
non pas du tout une caboche nette, ronde et sohde. La réalité, en y 
passant, s'y déforme, s'y teinte d'étranges couleurs. Il a le goût de 
l'extraordinaire, la passion de l'invraisemblable, la fureur du merveil- 
leux, une tendresse de cœur pour l'abracadabrant. De là ces épisodes 
mélodramatiques qu'on retrouve dans chacun de ses romans. D'ins- 
tinct, il se représente la vie à la manière des grandes machines de 
l'Ambigu. Aussi l'Italie du roi Humbert n'a pas cessé d'être pour lui 
l'Italie des Borgia. Des conspirations s'ourdissent dans l'ombre, des 
complots se trament dans les ténèbres, des traîtres se drapent dans des 
manteaux couleur de muraille. « Il soupçonna une influence secrète, 
rpelqn"un dont la main menait tout vers un but ignoré. » On se souvient 



REVUE LITTÉRAIRE. 453 

de tirades pareilles lues dans Angelo, tyran de Padouc. En fait, la 
Rome de M. Zola nest que la Venise romantique, la congrégation de 
l'Index y tenant lieu du Conseil des Dix et les jésuites faisant fonction 
de sbires. Certes, nous n'ignorions pas qu'il se nouât beaucoup d'in- 
trigues dans le voisinage du Vatican; et même, qu'il y eût autour d'un 
pape de quatre-vingt-six ans d'ardentes compétitions et des convoi- 
tises de candidats impatiens, cela ne nous semblait pas très étonnent. 
Mais ce que nous ne sa\dons pas, avant que M. Zola, renseigné à de 
bonnes sources, ne fût venu [nous l'apprendre, c'est le rôle que joue 
le poison dans les élections pontificales. Combien de cardinaux morts 
jeunes et dont la mort ne fut pas naturelle! « Vous f'tes tous empoi- 
sonnés, Messeigneurs 1... «Et longuement M.Zola nous conte une 
histoire d'empoisonnement par les figues, qui n'est qu'une variante de 
ce thème littéraire si connu et d'emploi si facile : empoisonnement par 
les gants, dans un verre d'eau ou dans un verre de tisane, par une 
drogue, par une poudre, par un parfum. 

Sur cette histoire d'empoisonnement se greffe une histoire d'amour. 
Comme on le devine, elle ne pouvait être -^'quelconque »; il la 
fallait assortie au milieu. On ne fait pas l'amour en Italie comme au 
Spitzberg ou chez les Lapons. C'est ici de l'amour pour pays chauds. Il 
est de toute nécessité que cela flambe. Il faut à toute force du lyrique, 
du passionné, de l'emporté, de l'envolé, de la volupté impudique et de 
limpudeur chaste. Voyez Stendhal. Ce chapitre, quiaussibien s'impo- 
sait, est celui des amours de Dario et de Benedetta. Cette charmante 
Benedetta, ayant épousé un homme qui lui déplaît, s'est refusée à lui; 
maintenant elle poursuit devant la Cour de Rome l'annulation de son 
mariage pour impuissance du mari. Le mariage a-t-il été réellement 
consommé? et, s'il ne l'a pas été, d'oii et de qui est venu l'empêche- 
ment? Question savoureuse et sur laquelle on peut se fier à M. Zola 
pour avoir complaisamment et pesamment traîné notre imagination. 
Jusqu'ici il n'y a encore ni ombre de drame ni soupçon de lyrisme. 
Mais c'est à quoi il sert d'avoir la cervelle inventive. M. Zola s'a^ise de 
faù'e manger par Dario les figues assassines. Ces figues ne lui étaient 
pas destinées; c'a été une erreur, ou plutôt c'estla Fatalité. Le poison 
agit avec une rapidité foudroyante. Dario agonise. C'est alors que les 
assistans, plus émus que surpris, purent voir Benedetta se dévêtir tran- 
quillement et, s'étant couchée auprès du moribond, lui faire don tant 
bien que mal d'une virginité qu'elle lui avait précieusement gardée. 
Après quoi tous deux meurent d'une même pâmoison. Avouez que cela 
n'est pas banal! Violemment nous nous sentons transportés hors de 
la médiocrité moderne vers une humanité de Décaméron. Gela est tout 
à fait c. genre Renaissance «.C'est ce qu'on appelle, dans le langage de 
l'ébénisterie, du meuble de style. 



4o4 REVUE DES DEUX MONDES. 

A cet épisode des amours de Dario et de Benedetta M. Zola est rede- 
vable de quelques-unes des plus heureuses trouvailles de son livre. 
Je cite textuellement. 11 est de ces perles, brillant d'un pur éclat, et 
qu'on se doit d'isoler. L'abbé Pierre rencontre pour la première lV»is 
Benedetta qui l'accueille de quelques paroles aimables. « Pierre 
s'excusa, remercia : « Madame, je suis confus, j'aurais voulu dès ce 
matin vous dire combien j'étais touché de votre bonté trop grande. 
// avait hésité à rappeler « Madame » en se rappelant le motif allégué 
dans son installée en nullité de mariage. » Il a hésité, le malheureux! 
Un autre mot lui venait aux lèvres. Il ne l'a pas lâché. C'est du savoir- 
vivre. .. Au surplus il se pourrait que la jeune femme n'eût pas été autre- 
ment choquée de cette étourderie trop renseignée. Un peu plus tard elle 
nous conte qu'elle s'est décidée à subir la visite de deux médecins, que 
ces médecins ont rédigé un certificat en latin, et que cela la chiffonne 
de ne pouvoir entendre ce latin technique. Donc elle a songé au 
jeune prêtre pour lui en demander l'explication. « Ah ! ce latin ! mon- 
sieur l'abbé ! J'aurais bien désiré savoir, tout de même, et j'ai songé à 
vous pour que vous ayez l'obligeance de me le traduire... » Est-ce 
une aimable espièglerie ? Je pense que M. Zola a voulu plutôt nous 
faire admirer une conscience droite, ^uniquement désireuse de s'in- 
struire, et qui ne voit pas de mal à ce qui est dans la nature. Gela nous 
renseigne sur la quahté des âmes avec lesquelles on nous fait ^dvre. 
Gela nous éclaire sur l'espèce de leurs sentimens. On a reproché à 
M. Zola de tomber dans la sensualité. C'est bien à tort. Il s'arrête à 
l'incongruité. 

Il y avait dans Rome une grande scène à faire et vers laquelle toute 
l'œuvre s'acheminait comme à son couronnement : ("était l'entrevue 
avec le pape. Déjà à plusieurs reprises, et pour nous préparer, on nous 
avait laissé entrevoir la figure de Léon XIII, comme on voit dans la 
/)eôrfc/e passer et repasser la silhouette de Napoléon III. L'abbé Pierre l'a 
déjà aperçu derrière une fenêtre du Vatican ; et il l'a rencontré trois 
fois. « Il l'avait vu par un beau soir, dans les délices des jardins, sou- 
riant et famiher, écoutant les commérages d'un prélat favori, tandis 
qu'il s'avançait de son petit pas de vieillard, un sautillement d'oiseau 
blessé. Il l'avait vu dans la salle des Béatifications, en pape bien-aimé 
et attendri, les joues rosées de contentement, pendant que les femmes 
lui offraient des bourses, des calottes blanches pleines d'or, arra- 
chaient leurs bijoux pour les jeter à ses pieds, se seraient arraché le 
cœur pour le jeter de même. Il l'avait vu à Saint-Pierre, porté sur le 
pavois, pontifiant, dans toute sa gloire de Dieu A'isible que la chré- 
tienté adorait, telle qu'une idole enfermée en sa gaine d'or et de pierre- 
ries, la face figée, d'une immobilité hiératique et souveraine. » Entre 
temps il s'est enquis de détails sur sa personne, sur l'emploi de ses 



REVUE LiTTÉRAIllE. 453 

journées, du goût qu'il avait jadis pour chasser au « roccolo », de la ma- 
nie qu'il a conservée de s'enfermer dans sa chambre pour compter et 
recompter son trésor d'avare, mettre en bon ordre les rouleaux d'or, 
glisser les billets de banque dans des enveloppes par petits paquets 
égaux, puis tout ranger, tout faire disparaître au fond de cachettes 
connues de lui seul, comme une manière d'Harpagon. Ce qui le frappe 
maintenant, c'est l'aspect chétif, frêle, du vieillard « avec son cou 
mince de petit oiseau malade ». Le pape a près de lui un verre d'eau 
sucrée qu'il remue lui-même avec une cuiller d'argent, et où il boit à 
petits coups. 11 prise. Il tient son mouchoir sur ses genoux. Il a une 
soutane malpropre, tachée de tabac. Et toujours ce cou extraordinaire! 
« le fil invraisemblable, le cou d'un petit oiseau très vieux et très blanc. « 
Dans cette tendance à n'apercevoir d'une figure que ses laideurs et ses 
trivialités, dans cette insistance à mettre en relief un trait frappant, 
nous retrouvons les recettes mêmes introduites par le naturalisme dans 
la peinture de portraits. C'est le portrait du pape sorti du même ate- 
lier que celui de Goupeau, « gai, content, avec sa face de chien 
joyeux. » C'est Léon XIII en pendant avec « ce louchon d'Augustine. r> 
Je n'accuse d'ailleurs nullement M. Zola d'avoir usé, vis-à-^is du 
successeur de saint Pierre, ni de parti pris, ni de représailles. Il ne lui 
est pas étroitement hostile. Une se pose pas en adversaire, en tombeur 
de Léon XIII. Il lui reconnaît des mérites réels et des qualités sohdes. 
Il veut rester impartial. C'est dire qu'il ne consent pas davantage à alié- 
ner la liberté de son esprit. Il regarde le [pape bien en face, dans les 
yeux, et, comme dit l'autre, d'homme à homme. Et nous allons assister à 
une lutte d'idées, à un tournoi oratoire. C'est la « grande scène » de l'en- 
trevue, la scène à grand orchestre. Il faut la lire attentivement et sauter, 
si l'on veut, quelques-uns des feuillets qui précèdent, mais ici s'arrêter 
et savourer. Le dessin lui-même et le mouvement de la conversation 
sont admirables. C'est l'abbé qui prend d'abord la parole, et, comme il 
est en verve, nullement gêné, désireux plutôt de profiter d'une occa- 
sion qui ne se représentera pas, il va, lancé à fond de train, place un 
véritable discours, fait la leçon au pape, lui trace une ligne de con- 
duite, le renseigne abondamment sur ses devoirs, sur l'attitude qu'il 
serait décent pour lui d'observer. Il est stupéfiant. Soninterlocuteur ne 
l'est pas moins. Mis à l'aise par l'évidente sincérité de son partenaire, 
il n'essaie même pas de jouer au plus fin et de faire le mystérieux, 
il expose ses projets, dévoile ses plans, développe ses idées sur le 
dogme, sur le pouvoir temporel, sur l'unité de l'Éghse, sur le socia- 
lisme, sur les corporations ouvrières, sur le « libéralisme frondeur » et 
r « appétit d'aventures sentimentales », et il va, incapable lui aussi 
de s'arrêter, coulant des bribes d'encycliques dans la phraséologie des 
Rougon-Macquart. Je dirais que le Saint-père se débonde, si j'osais à 



456 REVUE DES DEUX MOIS DES. 

mon tour parler le langage de la maison. Au début labbé a essayé de 
s'opposer à ce débordement d'éloquence, il a tâché de discuter. Bien 
vite il s'est rendu compte que cela ne servirait à rien, que « ce pape », 
comme il l'appelle, ne pouvait tenir un autre langage, quïl disait ce 
qu'il devait dire. Il renonce aie convertir. Il nous est arrivé à nous tous 
de nous trouver au cours d'une discussion en présence de gens entêtés 
dans leurs idées, et à qui il n'y a pas moyen de faire entendre raison. 
Nous nous sommes désintéressés de la lutte, et nous avons feint de 
dire comme eux, crainte de les exciter. Ainsi fait l'abbé Pierre. Un 
moment il avait eu la tentation de crier : « Eh bien! c'est fini de vous, 
de votre Vatican et de votre Saint-Pierre. Tout croule sous l'assaut du 
peuple qui monte et de la science qui grandit. Vous n'êtes plus, il n'y 
a plus ici que des décombres. Mais il ne prononça pas ces paroles. Il 
s'inchna et dit : Saint-Père, je me soumets et je réprouve mon livre. 
Sa voix tremblait d'un amer dégoût... » Le pape ne sent même pas ce 
qu'il y a de dédaigneux dans cette apparente soumission. En somme, 
le beau rôle reste à l'abbé. Comment en aurait-il été autrement? Celui- 
ci est un homme de bon sens, de raison, de belle santé morale : c'est, 
pour tout dire, un prêtre incrédule. Il a très vite jugé la situation. Il a 
vu clairement qu'il n'y avait rien à faire avec « ce pape ». 

Aussi bien, et quelle que soit l'impartialité dont on se pique, on ne 
peut s'empêcher de laisser percer son sentiment intime. Il est assez aisé 
de de-viner la querelle que, au fond de lui, M. Zola fait au pape. Il lui 
en veut de ne pas faire assez de concessions sur les points essentiels. 
Pour sa part il pense que le mieux serait de jeter bas tout l'édifice, 
« N'aurait-il pas mieux valu mettre la pioche dans tout ce passé pour- 
rissant, tombant en poudre, pour que le soleil entrât librement et 
rendît au sol purifié une fécondité de jeunesse? » II en veut au pape 
de ne pas se prêter h cette opération radicale. 11 lui reproche de rester 
orthodoxe, au lieu de se faire protestant ou copte. Il lui reproche d'être 
Léon XIII quand il pourrait être le Père Loyson. 

M. Zola a-t-il d'ailleurs dans sa peinture du monde ecclésiastique 
commis des inexactitudes? Cela n'intéresse que les gens compétens. 
Quelles sont, sur l'avenir de la rehgion et sur les problèmes de la foi, 
ses idées personnelles? Gela n'intéresse personne. Mais il peut être amu- 
sant pour les curieux de lettres de savoir quel est le livre qui, d'après 
M. Zola, doit remplacer les livres inspirés, quelle est cette Bible de 
l'avenir, quel cet Evangile des temps nouveaux. Et comme, suivant 
les apparences, vous ne le de^'ineriez jamais, j 'aime mieux vous dire tout 
de suite que c'est le Manuel du baccalauréat es sciences. N'est-ce pas là, 
en effet, que se trouvent résumées les connaissances inscrites aux pro- 
grammes et requises pour les examens? N'y trouve-t-on pas, sous 
forme élémentaire, toutes les sciences, mathématiques, physiques, 



IIEVl F. LITTÉRAIRE. 457 

chimiques, naturelles? Une ou deux fois au cours du roman H avait 
été question de cet ouvrage modeste, et nous n'y avions pas fait 
beaucoup d'attention. Mais le voici reparaître aux dernières pages et, 
cette fois, dans une lueur d'apothéose et dans une |gloire. Car il est 
« le seul redoutable, l'ennemi toujours triomphant qui renversera 
sûrement l'ÉgUsel » Les bacheliers seront un peu étonnés, et sûre- 
ment flattés, d'apprendre qu'ils sont de si importans personnages. 
Mais tel est donc le Credo de M. Zola ! Ce chercheur passionné pour la 
question de l'hérédité, cet âpre théoricien de l'expérimentation prend 
pour de la science, la science du Manuel! Pourquoi se plaît-il à nous 
enlever lui-même une illusion où nous aimions à nous entretenir? Si 
nous discutions chez lui les mérites de l'écrivain, nous nous inclinions 
devant le savant. Et lui-même il nous force à nous apercevoir que sa 
science est pareille à sa littérature : c'est de la science pour tous. 

Il me resterait à parler de la façon dont ^I. Zola compose ses livres, 
et ici je ne pourrais m'associer aux éloges qu'on lui adresse volontiers, 
On loue l'ordonnance réguhère et la symétrie de ses développemens. 
Je vois bien en effet que cela n'est pas laissé au hasard et que l'auteur 
a ses procédés; je les distingue d'autant mieux qu'ils sont en petit 
nombre et reviennent avec une lassante monotonie. Le premier con- 
siste dans l'amoncellement des détails ; un autre est la juxtaposition 
d'élémens disparates. Car jamais on ne découvrira quel rapport il 
peut y avoir entre la description du CoUsée, le procès en annulation 
de mariage pour impuissance du mari, et la pohtique de Léon XIII. C'est 
l'entassement au lieu du choix et l'incohérence au lieu de l'harmonie. 
Les anciens comparaient l'œuvre d'art à un être vivant auquel on ne 
peut enlever un membre sans le mutiler. On pourrait dans les livres 
de M. Zola supprimer telles parties et l'œuvre serait allégée d'autant; 
on pourrait en déplacer d'autres qui sont mal raccordées, laissant des 
trous entre les joints. Dans un livre tel que Rome, l'art fait totalement 
défaut; et c'est bien pourquoi la lecture en est si pénible : les maté- 
riaux semblent à peine dégrossis, les figures ne sont pas à leur plan, 
les êtres ne s'animent pas, gisent dans l'attente du souffle qui aurait dû 
les soulever et qui n'est pas venu. L'art est absent; c'est pourquoi il 
manque la vie. — Pour ce qui est du style, si je n'en dis rien, c'est qu'il 
n'y a rien à en dire. Il est, en dépit de ce qu'on pourrait croire, d'une 
rare indigence. Certaines tournures re\àennent à satiété. '< Ah ! cette 
toute-puissance d'Auguste... Ah! cette voie Appienne, cette antique 
reine des routes!... Ah! ces catacombes des premiers chrétiens... Ah! 
ces marbres polychromes... Ah! ce Jehova... Ah! ce musée... » Certaines 
épithètes : gros, total... sont employées à tout propos. Parfois telle est 
l'impropriété des termes qu'on hésite sur le sens de la pensée pourtant 
rudimentaire de l'auteur. C'est moins un style qu'un à-peu-près de style. 



4o8 REVUE DES DEUX 3I0NDES. 

faisant songer à ces vètemens de confection qui vont à peu près à 
tout le monde et ne vont bien à personne, étriquant les gras, ballant 
sur les maigres. 

J'espère n'avoir ni exagéré, ni surtout diminué la valeur des ro- 
mans de M. Zola. C'est une valeur exclusivement commerciale. A ce 
titre elle est considérable. Ce point de vue explique tout. On se rend 
compte que l'œuvre de M. Zola est venue à son beure et qu'elle était 
dans le courant du siècle : car, plus encore que celui des progrès 
scientifiques, ce siècle est celui des applications à l'industrie. Nous ne 
sommes plus au moyen âge où l'artisan achevait patiemment le cbef- 
d'œuvre unique ; nous sommes dans le xix^ siècle, un siècle où les ma- 
chines ont rendu la main-d'œuvre inutile, où les usines ont inondé le 
marché de leurs produits défiant la concurrence. On comprend l'abon- 
dance des productions de l'auteur et le succès auprès du public. Et on 
n'est plus tenté d'être difficile sur la quahté : à vrai dire, la question 
d'art ne se pose pas et la hltérature n'est pour rien dans l'affaire. Un 
livre de M. Zola est à la littérature ce qu'est la chromoUthographie à la 
peinture, la maçonnerie à Tarcliitecture, une statue de la rue Saint- 
Sulpice au marbre d'un sculpteur, un bronze de commerce à une œuvre 
d'art. C'est du roman au mètre, du feuilleton à la toise. L'introduction 
du naturalisme dans le roman, c'a été la déroute de l'art mis en fuite 
par la fabrication industrielle. 

René Doumic. 



REVUE MUSICALE 



Opéra : Hellé, opéra en 4 actes; paroles de MM. du Locle et Nuitter, musique 
de M. Alphonse Duvernoy. — Opéra-Comique : Le Chevalier d'Harmental ; 
opéra-comique en cinq actes ; paroles de M. Paul Ferrier, d'après Dumas 
et Maquet, musique de M. André Messager. 



Si « c'est une entreprise hardie que d'aller dire aux hommes qu'ils 
sont peu de chose «, on ne risque pas moins à leur dire que leurs œuvres 
sont peu de chose également. Et l'ennui, les scrupules d'une telle 
démarche s'accroissent, lorsque l'œuvre est d'un homme pour lequel 
on éprouve la plus amicale sympathie... Je crains qu'à ce début vous 
n'ayez deviné tout ce qui va suivre. 

« Les paroles de cet opéra ont paru généralement mauvaises et la 
musique médiocre. » C'est en ces termes concis que le Mercure de 
France, en 1779, rendait compte d'une Hellé du sieur Lemonnier pour 
les paroles et du sieur Floquet pour la musique. Cela semble écrit 
d'hier, et de la nouvelle Hellé je ne vois malheureusement guère autre 
chose à dire. De celle-ci encore, les paroles ont paru mauvaises : livret 
sans intérêt ni vraisemblance, personnages sans caractère et sans vie. 
On a difficilement admis la conservation jusqu'au milieu du xiv*" siècle, 
et l'exercice aussi prolongé par une congrégation de femmes, du culte 
antique de Diane, fût-ce en un pli caché du golfe thessaUen. Dans l'âme 
surtout de la prêtresse, les vœux et la foi païenne ont semblé des res- 
sorts que le temps devait avoir singulièrement affaiblis. C'est peu de 
n'avoir contre l'amour, brutal ou chevaleresque, d'autre défense qu'un 
sacerdoce aussi attardé. C'est peu pour résister dabord, et quand on 
a cédé, c'est peu encore pour en mourir. Quoi qu'il en soit, apprenez 
qu'Hellé résista longtemps, et d'une double résistance. Au père, pour 



460 REVUE DES DEUX MONDES. 

commencer : à col aventurier de terre et de mer, à certain Gauthier de 
Brienne qui l'avait arrachée à son temple, à sa déesse, à ses com- 
pagnes, et traînée de Grèce en Italie, à Florence par lui conquise et 
asservie. Plus que jamais farouche, la -sàerge résistait désespérément 
au tyran et cherchait sa vengeance. Elle la trouva dans le fils même 
du ravisseur. C'est de lui, c'est de Jean qu'elle souhaita l'amour, se 
promettant d'aUIeurs de n'y jamais répondre... Et le reste se devine. 
Forte contre le père et dabord aussi contre l'enfant, H elle succombe 
pourtant en ce deuxième et trop cruel effort. Entre les bras du jeune 
homme elle oublie enfin sa déesse. Le père surprend les coupables, 
les maudit; ils s'enfuient et meurent ensemble : l'une de son remords 
sacerdotal, l'autre, d'avoir vu la bien-aimée mourir. 

On a généralement jugé médiocre, — et j'ai peur qu'on ait bien jugé, 
— la partition de M. Duvernoy. Mais on a fondé ce jugement sur des 
raisons contre lesquelles il est permis de protester et de s'inscrire. Rai- 
sons de doctrine, de théorie et de prétendus principes; en réalité rai- 
sons de système et d'un système étroit autant qu'arbitraire. OEuvre 
médiocre, dites-vous, parce qu'elle n'est pas un drame lyrique, mais 
un opéra; parce qu'elle s'éloigne, à reculons, du type ou de l'idéal qui 
prévaut aujourd'hui, et qu'à vous entendre, toute musique de théâtre 
sera désormais selon cet idéal ou ne sera pas. Voilà la prétention 
exorbitante et l'insupportable tyrannie. 

Elle s'autorise en vain de la réforme wagnérienne et de l'esprit 
nouveau. Lorsque l'éternel Esprit descendit autrefois sur les hommes, 
ce fut pour leur révéler toutes les langues et non pour leur en impo- 
ser une seule. On croit trop, ou du moins on veut trop faire croire que 
Wagner a créé la forme, la catégorie désormais unique du drame mu- 
sical. Le maître de Bayreuth a modifié prodigieusement certains rap- 
ports essentiels, c'est-à-dire certaines lois de son art; il n'a pas, le 
premier et pour jamais, établi les lois. Différens et, si l'on veut, op- 
posés, d'autres rapports, qui préexistaient jadis, peuvent coexister 
encore avec ceux que Wagner a établis. 

On s'est demandé, pendant les entr actes d'Bellé, pourquoi l'œuvre 
était impuissante à nous charmer. Les uns, accusant le poème, ou- 
bliaient que la musique est accommodante, et que de pauvres hvrets ont 
sufli à d'immortelles partitions. D'autres, — les plus nombreux, — 
reprochaient au compositeur sa résistance, ou sa réaction contre les 
procédés et les formules hors desquelles on ne voit plus aujourd'hui 
de salut. Eh quoi! [pas de leitmotive, pas de mélodie infinie, aucun 
asservissement des voix à l'orchestre, nul développement de thèmes 
par la symphonie 1 « Voilà, criait-on à M. Duvernoy, pouripioi votre 
fille est muette. Voilà pourquoi vf>tre musique ne nous dit rien. » — 
Us oubliaient, ceux qui parlaient ainsi, tant de chefs-d'œuvre exempts 



HEVLE MUSICAhE. 461 

de leitmolive et partagés en morceaux définis. Ils oubliaient que ni 
dans les opérai de Gluck ni dans ceux de Mozart, ni dans Fidelio, ni 
dans le Freischvtz, ni dans Gu'dlnuvic Tell ou les Huguenots, on ne 
trouverait trace, — une trace profonde, — de ce que depuis Wagner 
seulement nous entendons par la symphonie dramatique et le dévelop- 
pement. Ils oubliaient enfin que la beauté — et la médiocrité pareille- 
ment — peut être égale à elle-même par des moyens, sous des formes 
diverses et presque contradictoires. 

Qu'on cesse donc de s'en prendre à la forme choisie par l'auteur 
d'Hellé. Le mal, ou le malheur, n'est pas que le musicien adopte tel ou 
tel cadre, mais qu'il n'ait pas de quoi le remplir. Libre à lui de couper, 
— à l'ancienne mode, — sa partition en morceaux nettement distincts, 
pourvu que de ces morceaux chacun ait une valeur individuelle, et, à 
la rigueur, indépendante. S'il lui plaît d'écrire des chœurs, — fussent- 
ils de prêtresses ou même de soldats, — que ce soit d'une main 
plus légère ou plus vigoureuse ; qu'il y ait moins de vulgarité dans 
les rythmes, plus d'intérêt dans les thèmes, dans les combinaisons 
vocales plus d'abondance et de variété. Ce peut être, même en notre 
siècle de symphonie, une admirable chose que la déclamation à peine 
accompagnée ; encore faut-il que la ligne en soit pure, et chaque note 
riche de pensée et de signification. Il n'est pas jusqu'au ballet dont le 
drame lyrique ne soit capable de s'accommoder ; mais à la condition 
que le ballet serve l'action, qu'il y coopère et que par la plastique et la 
danse s'achève la signification de la musique, et sa beauté. 

Ainsi les défauts et les faiblesses d'Hellé ne sont pas dans le genre 
ou le type de l'œuvre. Il les faut chercher plus au fond et jusque dans 
les élémens constitutifs de la musique. Je ne reprocherai pas à M. Duver- 
noy, — je l'en féhciterais plutôt, — d'avoir voulu conserver entre les 
voix et l'orchestre certaines proportions qu'on altère systématiquement 
aujourd'hui. Mais je regrette que de l'orchestre, de son orchestre, la 
composition ne soit pas plus équihbrée, que les timbres, mieux assortis 
et fondus, n'y soient pas employés avec plus de discernement; qu'un 
hautbois, — fût-ce celui d'un virtuose tel queM.GOlet, — y joue un rôle 
exorbitant et aussi contraire que possible à la nature et à la vocation plus 
discrète de l'instrument. De l'harmonie comme de l'orchestration, la 
trame a semblé souvent inégale. On y sent tour à tour des aspérités et 
des trous. En certain cantabile du premier acte (Gauthier de Brienne à 
Hellé) la magnifique voix de M. Delmas se heurte, — sans broncher du 
reste — à d'inutiles rudesses. Telle ritournelle du troisième acte, accom- 
pagnant l'entrée du ténor, est d'une écriture lâche et qui laisse trop 
de vide entre les deux parties extrêmes. Enfin, et pour en venir à 
l'élément premier, au corps simple de la musique : la mélodie, celle-ci, 
parait dans H'^llf- plus abondante qu'originale. Le rappel des motifs, — 



462 REVUE DES DEUX MONDES. 

qu'il ne faut pas confondre avec le leitmotiv — y est pratiqué; mais 
c'est le rappel des motifs d'autrui. Presque jamais la pensée du com- 
positeur n'est assez forte pour qu'il s'affranchisse d'une inlluence et 
s'abstienne d'une citation. 

On alléguera l'inanité d'un semblable reproche, et que tout est dans 
tout. On répondra que les plus authentiques chefs-d'œuvre, voire les 
plus personnels, offrent des exemples, parfois singuliers, de réminis- 
cences inattendues et formelles. L'auteur d'une étude récente, sur ce 
sujet a pu signaler de curieuses rencontres entre des pages de musique 
ancienne ou moderne : entre un chœur célèbre de la /^assion selon 
saint Mathieu de Bach et le sc/irrzo du Songe d'une nuit d'été de Men- 
delssohn ; entre le couvre-feu des Huguenots et le thème de la hui- 
tième fugue du Clavecin bien tempéré ; entre la cavatine de Faust et le 
motif principal de l'adagio du concerto en w^ mineur de Beethoven (1). 
Nous-même, il y a peu de jours, écoutant M. Van Wœfelghem jouer 
sur la viole d'amour un menuet d'un certain Milandre (?), nous y 
avons trouvé le point de départ du finale de la symphonie en ré de 
Beethoven. — Oui, mais le point de départ seulement. L'important, 
c'est que de deux motifs analogues, identiques même, naissent deux 
œuvres et deux impressions différentes. 11 ne faut rien emprunter que 
pour le transformer et le faù^e sien. M. Duvernoy manque malheureu- 
sement de l'énergie et de la personnahté nécessaires à cette appropria- 
tion. Il reflète, H n'absorbe pas. A son foyer ne brûle pas la flamme où 
les élémens étrangers se fondent en un métal nouveau qui rendra des 
sons inconnus. 

L'écrivain que nous citions plus haut distingue avec raison deux 
sortes de réminiscences : les réminiscences de procédés, — U entend 
par là les analogies de système ou de plan général, de composition ou 
de conception esthétique — et les réminiscences d'idées, c'est-à-dire de 
mélodie, d'harmonie ou d'instrumentation. A cette seconde catégorie 
appartiennent les réminiscences d' Belle. Non seulement elles sont nom- 
breuses, mais elles sont en quelque sorte multiples et comme à double, 
triple ou même quadruple percussion. Elles éveillent dans la mémoire 
des groupes ou des famiUes d'images sonores, et toujours avec un 
souvenir principal, toutes les harmoniques de ce souvenir. Au pre- 
mier acte, certaine imprécation d'Hellé rappelle en même temps le 
premier motif de la Fonte des Balles dans le Freischïdz et tel motif 
sinistre de Lohengrin, à la fin du duo d'Ortrude et de Telramund. 
Quant à l'agréable cantilène, si purement soupirée par M™^ Caron toute 
blanche dans la nuit bleue, qui dira ce qu'elle doit aux stances du 



(1) Voir la brochure de M. Jean Hubert : Des réminiscences. De quelques formes 
mélodiques particulières à certains maîtres : Paris, Fischbacher, 1895. 



REVUE MUSICALE. 463 

Sonç)e d'une nuit d'été d'Âmbroise Thomas, à celles d'Herculanum, 
à celles de Snpho, à telle phrase de Sigurd et même de Dimitri ! Mais 
que servirait-il de le dire ? De telles confrontations sont vaines. En outre 
elles ont toujours quelque chose d'incivil, d'ingrat, et je reconnais qu'à 
la longue elles sentent un peu le pédant. 

Aussi bien, nous approchons ici de l'élément irréductible et de 
l'impénétrable mystère. Si nous laissons de côté le plus ou moins 
d'originahté d'une mélodie, et, par exemple, de cette mélodie d'Bellé, 
que chante au premier acte M""^ Caron ; si, renonçant à discerner ce 
qu'elle possède en propre et ce qui lui vient d'ailleurs, nous recher- 
chons seulement ce qui lui manque pour être belle, sommes-nous 
assurés que cette recherche ne sera pas vaine? Est-ce donc que la 
phrase musicale est trop brève? qu'elle n'égale pas en ampleur celle 
de Shakspeare dans l'opéra-comique d'Ambroise Thomas, encore 
moins celle d'Hélios dans l'opéra de Félicien David ? Mais il est 
d'admirables mélodies, qui sont plus courtes encore. — Se plain- 
dra-t-on qu'elle module à peine ? Mais entre la tonique et la domi- 
nante, rien que dans cette modulation, la plus simple de toutes, il y a 
place pour un trait de génie. Les grands maîtres classiques l'ont 
mainte fois prouvé. Qu'est-ce donc alors? C'est l'éternelle, c'est l'in- 
définissable inconnue. C'est que la beauté des choses, comme le destin 
des hommes, ou celui des empires même, tient à des riens, qui 
sont et qui font tout. C'est une note, une seule, altérée; un rythme 
précipité ou ralenti d'une demi-seconde. C'est le grain de sable de 
Cromwell; c'est le nez de Cléopâtre : « S'il eût été plus court, toute 
la face de la terre aurait changé. » 

Le plus magnifique opéra ne pourrait être mieux chanté en ce 
moment à Paris que ne l'est celui de M. Alphonse Duvernoy. M™^ Caron, 
selon son habitude, est la prêtresse par excellence, la prêtresse en soi. 
Elle n'a pas de rivale dans le genre hiératique et farouche, et rien ne 
lui sied, à elle tout entière : à sa voix, à son chant, à sa démarche, 
à son visage, à ses moindres gestes, comme d'être insensible — ou 
sensible seulement à la longue et sans entrain, — à ce qui fait en 
général la joie et la durée de l'espèce humaine. Avec moins de réserve 
et plus d'emportement, M.Delmasn'a pas moins de mérite. Il se donne 
tout entier, comme toujours, à un rôle qui lui donne peu en retour. 
Quant à M. Alvarez, il faut lui savoir gré de faire des progrès et de 
devenir un artiste. Avec cette admirable voix plus d'un ténor n'y aurait 
pas même prétendu. Celui-là est en train d'y réussir. 

Ainsi les interprètes ont été très supérieurs à l'œuvre qu'ils ont dé- 
fendue sinon sauvée. Et tel me paraît un peu le cas de l'auteur lui- 
même. La musique à.' H elle n'est pas excellente; mais, \drtuose et pro- 
fesseur émérite, juge très ferme et très sensé des choses de son art, 



464 REVUE DES DEUX MONDES. 

l'auteur à'Hellé n'en est pas moins un excellent musicien. C'est ce 
qu'il fallait, non pas démontrer, mais en tout cas retenir. 

« Et maintenant, messieurs, comme disait Mélingue au beau temps 
du mélodrame, chez la duchesse du Maine! » Sous les charmilles de 
Sceaux, vous verrez se nouer la double intrigue, amoureuse et politi- 
que, que le très fin musicien de la Basoche et de Madame Chrysanthhne 
eut peut-être le tort de choisir pour sujet de comédie lyrique. 

La conspiration de Gellamare, avec participation du chevalier 
d'Harmental, constitue le côté historique de ce livret ; l'élément senti- 
mental en est fourni par les amours du chevalier et de Balhilde, une 
orpheUne, la fille adoptive du brave gazetier Buvat. La découverte du 
complot, l'arrestation du chevaUer et sa condamnation à mort forment 
la péripétie, et quel dénouement était possible, sinon l'héroïne en 
pleurs aux pieds du Régent, la clémence de Philippe et l'hymen des 
deux amans? 

^ 11 n'}' avait pas grand'chose là pour la musique, ou plutôt il y avait 
pour elle trop de choses. Et pourtant, il y a là plus de musique, ^— je 
veux dire en plus grande quantité, — que dans l'une ou l'autre des 
deux précédentes partitions de M. Messager. Il y en a même trop pour 
une pièce de cette nature, toute d'action et de mouvement. 

C'est en \ieux style qu'il eût fallu traiter ce vieux sujet, dans le 
style de l'ancien opéra-comique, mêlé de dialogue et de chant. On a 
beau se moquer du « parler » d'autrefois ; il avait du bon. Il abrégeait, 
U allégeait, il « déblayait ». 11 débarrassait la musique de ce qui 
l'encombre et la retarde ; il eût raccourci d'une bonne heure le Chevalier 
d'Harmental. On veut à présent que tout soit musique, que rien ne se 
dise, ne se fasse qu'en musique. En musique les préparations, les expli- 
cations, les conversations ; l'action non moins que le sentiment, les 
faits autant que les âmes. Il faut que tout soit chanté, et accompagné 
plus encore. Pour une mince et superficielle comédie, pour un Cheva- 
lier d'Harmental, cinq actes, une partition de trois cents pages, un 
orchestre qu'on prendrait à certains momens pour celui des Maîtres 
Chanteurs. Sous le moindre récit ou le dialogue le plus insipide, les 
recherches de l'harmonie et de rinstrumentation la plus raffinée. 
Tout cela soigné d'ailleurs, ingénieux, habile ; mais trop de travail 
peut-être, trop d'intentions et de prétentions; pas assez de désinvol- 
ture et d'aisance cavalière. L'autre soir, on en était presque à regret- 
ter « le père Auber ». Celui-là du moins se moquait, et n'était point 
dupe, fût-ce de lui-même. 

Mais sans remonter, — d'aucuns diraient sans descendre , — jusqu'à 
Auber, il est un autre maître, U est un autre opéra-comique dont 
nous nous sommes souvenu. C'est Hérold, et c'est son chef-d'œuvre, le 






REVUE MUSICALE. 465 

Pré aux Clercs. Chef-d'œuvre du genre historique pourtant, chef- 
d'œuvre d'action, de mouvement, d'intrigue même, non moins que de 
sentiment et de caractère. Serait-ce donc, comme nous le disions plus 
haut à propos d'Hellé, que décidément le livret n'a pas tant d'impor- 
tance, et que rien au fond n'est radicalement incompatible avec la mu- 
sique. Vous connaissez le mot de Grétry: « Il y a chanter pour chan- 
ter, et il y a chanter pour parler. » Il y a aussi, — du moins il y avait en 
notre art lyrique français, — parler pour parler, et je connais peu 
d'opéras-comiques ou de comédies musicales, — lemofn'importe guère, 
— où soient, plus heureusement que dans le Pré aux Clercs, combinés 
et conciliés ces trois modes d'expression. En relisant hier la partition 
d'Hérold, j'admirais une fois encore avec quel art, quelle entente des 
proportions et des alternatives harmonieuses, le compositeur a dis- 
tribué pour ainsi dire les pleins et les vides, comme il a su répartir et 
ménager sa musique : la sacrifier là où elle n'a que faire ; lui tout sacri- 
fier au contraire quand il le faut; enfin, quand il le faut aussi, l'atté- 
nuer, la réduire à n'être plus qu'une parure, un agrément léger de 
l'action ou du discours. Il y a relativement peu de musique en cette 
partition an Pré aux Clercs, d'un tiers moins volumineuse que celle du 
Chevalier d'Harmental; mais que ce peu est donc significatif et effi- 
cace ! Comme avec sobriété, mais avec justesse, tout est marqué de 
l'accent, de l'empreinte nécessaire et suffisante 1 

Le moindre personnage est « posé » : celui de la reine Margot en 
trois ou quatre phrases, pas davantage, et n'eussiez-vous jamais vu 
cette princesse que sous les espèces de M'^^ Chevalier, interprète ordi- 
naire des grandes dames àl'Opôra-Comique, aujourd'hui de la duchesse 
du Maine, vous conserveriez d'elle pourtant le plus délicieux souveiùr. 
Parmi ces phrases de la reine, rappelez-vous, au second acte, les 
instructions données au tremblant Cantarelli,pour assurer, à la faveur 
de la mascarade, l'enlèvement d'Isabelle par Mergy : 

A la fête Isabelle 
Va se rendre avec vous ; 
Prévenons avec zèle 
Les soupçons du jaloux. 
Sur un mot de colère 
Que m'a lancé le roi. 
J'ai dit devant ma mère 
Que je restais chez moi. 
Il faut, pendant la danse, 
A cette porte-ci 
M'amener en silence 
Notre tendre Mergy ; 
Dans ce jour de folie 
Vous commandez à tout, 
Et votre seigneurie 

TOMK cxxxv. — 1896. 30 



46G REVUE DES DEUX MONDES. 

Peut se glisser partout, 

Ce soir la mascarade 

Peut encore von? servir, ) 

Voilà voire ambassade, 

Et courez obéir. 

Je cite longuement, non pour la beauté des vers, mais pour pré- 
ciser le mérite de la musique en cette page. C'est du mouvement, cela, 
et de l'action, encore une fois, c'est de l'intrigue; c'est même un 
complot, — sujet ingrat par excellence, — tout comme au premier acte 
du Chevalier d' H arment al. Mais il est mené d'un autre train. Et voilà, 
quand il le faut, comment une phrase, une période, une voix, un 
orchestre, doivent et savent courir. Voilà un modèle achevé du style 
de la comédie musicale. 

Il a semblé que la veine mélodique même fût moins abondante et 
moins claire dans le Chevalier d'Harmental qu'elle ne l'était dans Ma- 
dame C hrysanthfjne eidansla. Basoche. An premier acte, l'air de Bathilde : 
Je suis la reine de la Nuit, rappelle vaguement certaine cantilène de la 
petite mousmé, sans en avoir le pur contour, la couleur pittoresque, ni 
les transparentes sonorités. Rien non plus d'égal, pour la sensibiUté, 
la grâce émue et furtive, à quelques scènes du premier acte de la Ba- 
soche; pour la verve un pou lâchée, mais entraînante, rien enfin de 
comparable à certaine valse éperdue que, dans la Basoche toujours, 
le cordial M. [Fugère chantait. Partout en somme des teintes un peu 
grises et neutres, une pâleur générale; bon style, bonne facture, de la 
correction, voire de l'élégance, sans assez de relief et dévie. 

Mais un acte se dôtache des autres et mérite d'être retenu. On y 
retrouve l'invention facile et sans banalité, l'agrément à la fois très 
léger et très vif des meilleures pages de M. Messager. Le livret ayant 
laissé quelque répit au musicien, celui-ci s'est accordé une halte char- 
mante, et d'une comédie presque toujours en mouvement, la scène la 
mieux venue est une scène en quelque sorte immobile. Rien ne s'y 
passe, ou presque rien. 

C'est la nuit, une nuit de lune, et dans la rue des Bons-Enfans, 
sous les fenêtres du Palais-Royal, les conjurés attendent le Régent. 
Vêtu en simple garde-française, avec deux joyeux compagnons, 
Philippe sort du palais et monte souper chez une belle voisine. Et 
vous savez comment il rentra chez lui cette nuit-là : par les gouttières 
à la barbe des guetteurs obstinés et deux fois déconfits. De cette faction 
prolongée et vaine, de ce coin de Paris nocturne, le musicien a fait un 
très pittoresque tableau. Il en a marqué par des thèmes, des rythmes, 
des harmonies, des timbres tous caractéristiques et tous efficaces, les 
lumières et les ombres. Les ombres, c'est un petit chœur à l'unisson et 
plein de mystère; ce sont des sonorités étouifées et qui semblent 



REVUE MUSICALE. 467 

parfois même un peu plus d'église que de carrefour; c'est un dessin 
d'orchestre, un trait, une gamme, quelques mesures symphoniques 
accompagnant la fuite effarée d'un passant. Les lumières, ou plutôt 
les lueurs seulement, c'est un scherzo à trois voix dans le goût harmo- 
nique et rythmique du quintette de Carmew;puis une excellente chan- 
son de soldat; enfin, se détachant sur le fond obscur par la tonaUté,le 
mouvement, et le timbre clair des flûtes, c'est le motif allègre de 
l'Altesse en bonne fortune. Décidément, le musicien de la Basoche et 
de Madame Chrysanthème a montré parfois plus de sensibilité ; je doute 
qu'il ait jamais plus qu'ici fait preuve de vivacité, d'élégance et 
d'exactitude. Tout cela est spirituel, tout cela est précis, tout cela est 
charmant. 

Mais tout cela, dit-on, est peu de chose, tout cela n'est pas une 
œuvre. Hélas! je ne crois pas l'heure prochaine où une œuvre nous 
sera donnée. Je ne vois même pas en ce moment de quel côté, de quel 
point de l'horizon elle pourrait venir. « Et quel temps fut jamais moiiis 
fertile en miracles? » Nous traversons des années de disette, et les 
vaches maigres se succèdent mélancohquement. Musiciens, public, 
tout le monde est incertain, tout le monde est las. Il faudrait peut-être 
décréter une trêve et que tout le monde se reposât un peu. Pendant 
quelque temps on ne jouerait rj^n de nouveau et l'on reprendrait 
seulement les chefs-d'œuvre. Qu'eii pensez-vous? 

Camille Bellaigue. 



CHRONIQUE DE LA QUINZAINE 



lî mai. 

Notre situation intérieure s'est très heureusement éclaircie depuis 
quinze jours. Nous annoncions dans notre dernière chronique la 
constitution, à peu près aclievée déjà, du ministère Méline; mais ce 
ministère n'avait pas encore comparu devant la Chambre, et les radi- 
caux et les socialistes mettaient une fière assurance à prédire que, 
dès sa première rencontre avec le parlement, il serait renversé. Sa 
chute, à. les entendre, était une question d'heures. Il n'y avait pas à 
se préoccuper beaucoup de ces sombres pronostics, car ils se pro- 
duisent généralement à la naissance de tout nouveau ministère, et 
ils ne se réalisent pour ainsi dire jamais. La Chambre a l'habitude 
d'ouvrir un crédit plus ou moins long à chacun des cabinets qui se 
succèdent devant elle; tantôt il se compose de mois et tantôt seule- 
ment de semaines; mais il se prolonge toujours quelque temps. C'est 
ce qui est arrivé pour le ministère radical présidé par M. Bourgeois. 
On n'a pas oublié qu'un des membres les plus modérés de la Chambre 
a manifesté tout haut l 'intention de le laisser et même de le faire vivre, 
afin de lui assurer le loisir de bien montrer ce dont il était capable, fa- 
culté dont M. Bourgeois et ses collaborateurs ont usé pendant les 
quatre premiers mois de leur existence au milieu d'une admirable 
tranquillité. Si tous les ministères ne sont pas aussi heureux, presque 
tous profitent de cette espèce de trêve par laquelle on accueille leurs 
débuts. Il est vrai que le ministère actuel est venu au monde dans des 
circonstances paiticulières. Son prédécesseur n'a pas été renversé par 
la Chambre, mais [mr le Sénat. Nous nous garderons bien de reprendre 
la discussion qui s'est élevée à ce sujet, et qui a mis en cause les 
droits respectils des deux assemblées; on n'est pas parvenu à y inté- 
resser le pays; mais les radicaux espéraient qu'ils y intéresseraient 
suffisamment l'amour-propre de la Chambre des députés pour pro- 
voquer dans son sein un mouvement de mauvaise humeur et même 
de colère dont le cabinet Méline deviendrait l'innocente victime. Cela 
serait peut-être an ivé s'il y avait eu, au Palais-Bourbon, le moindre 
regret du cabinet déchu. Les radicaux croyaient que le ministère Bour- 
geois jouissait sincèrement de la faveur de la Chambre, parce qu'il 
avait jusqu'au bout recueilli ses votes. Erreur profonde! La Chambre, 



REVUE. — CUUOMQUE. 469 

elle ne l'a que trop prouvé, n'osait pas renverser le cabinet radical, 
mais elle en était de plus en plus excédée. L'agitation que ce minis- 
tère était parvenu à créer en province, quelque artilicielle qu'elle fût, 
exerçait sur son esprit une double impression ; elle en était sérieuse- 
ment inquiète pour la marche de nos affaires ; elle en était aussi préoc- 
cupée pour elle-même, et l'arrogance chaque jour croissante de la 
presse et des comités radicaux ne laissait pas d'exercer sur elle une 
certaine intimidation. Malgré tout, la majorité du ministère diminuait 
chaque jour, et elle ne se serait pas maintenue longtemps au Palais- 
Bourbon quand même le secours ne serait pas venu d'ailleurs; mais 
il y a lieu de croire, en dépit des apparences, que la Chambre n'a pas 
été fâchée que le Sénat lui ait épargné la responsabilité de renverser 
le ministère Bourgeois. Au fond de l'âme, elle en a été satisfaite. Cer- 
taines susceptibilités intimes, qui tiennent à l'idée qu'elle aime à se 
faire de la supériorité de ses pouvoirs, ont pu sur le premier moment 
être mises en éveil : le lendemain, elles étaient calmées. Voilà pour- 
quoi, lorsque M. Goblet est venu apporter à la tribune la critique à la 
fois véhémente et acerbe de la manière dont le ministère avait été 
constitué, il a rencontré sur presque tous les bancs de la Chambre 
une froideur qu'il n'a pas réussi à vaincre. 

Les modérés affirmaient, quelques jours auparavant, que le mi- 
nistère Bourgeois était inconstitutionnel parce que, mis en minorité 
par le Sénat, il persistait à vivre. M. Goblet, au nom des radicaux, a 
soutenu de son côté que le ministère Méline était inconstitutionnel, 
parce qu'il n'avait pas éW' pris dans la majorité de la Chambre. Mais où 
est la majorité de la Chambre? Nous nous le demandions il y a quinze 
jours, et nous avions quelque peine aie dire. La Chambre seule pouvait 
faire à cette question une réponse valable. A. quoi bon discuter indéfi- 
niment sur la majorité de la veille, au lieu de s'assurer si elle vivait 
encore? Toute l'argumentation de M. Goblet s'effondrait devant le vote 
par lequel le débat devait se terminer. Ce vote a donné à M. Méline 
une majorité de 34 voix. Dès îors, même en se plaçant au point de 
vue où s'étaient mis les radicaux, il était impossible de prétendre 
XJlus longtemps que le ministère était inconstitutionnel. Il ne l'éfait 
pas moins de soutenir que les droits du suffrage universel, c'est-à- 
dire de la Chambre, avaient été sacrifiés aux prétentions du suffrage 
restreint, c'est-à-dire du Sénat, puisque la Chambre avait confirmé 
à son tour la déchéance de l'ancien ministère en donnant la ma- 
jorité au nouveau. Les radicaux et les socialistes, exaspérés de ce 
résultat, ont annoncé dès le lendemain la fondation d'une grande Ligue 
ayant pour objet la défense du suffrage universel, comme si qui que 
ce soit le menaçait. M. Bourgeois a pris la direction de cette Li^ie, 
entreprise assez puérile, à laquelle on peut prédire un échec cer- 
tain. L'attitude de M. Léon Bourgeois dans l'interpellation adressée 



470 REVUE DES DEUX MONDES. 

au ministère n'a d'ailleurs pas contribué médiocrement à la con- 
solidation de celui-ci. Personne n'a reconnu M. Bourgeois sous la 
forme nouvelle, violente et agressive, qu'il a donnée à son opposi- 
tion. Ce n'était plus l'homnie qu'on avait connu, ou qu'on avait 
cru connaître. Il avait montré jusqu'alors une humeur facile, indul- 
gente pour tous les systèmes, accueillante pour toutes les per- 
sonnes; on le soupçonnait de quelque scepticisme, celui des hommes 
d'esprit; on le regardait volontiers comme supérieur au rôle qu'il 
avait joué, et surtout à la plupart des collaborateurs que les circon- 
stances lui avaient peut-être imposés; on hésitait à croire que la po- 
litique suivie par lui était vraiment la sienne, et on ne désespérait 
pas de le voir revenir un jour à une autre, plus conciliante et plus 
large. Aussi l'étonnement a-t-il été général lorsqu'on l'a entendu 
prendre et développer à son compte le programme radical, dont il 
s'appliquait à mettre en relief les arêtes les plus aiguës. Il avait 
l'air lui-même préoccupé, presque sombre, pourtant résolu. L'âme du 
vieux Madier de Montjau semblait respirer en lui, et personne n'au- 
rait été surpris qu'il eût terminé son discours en prononçant à son 
tour le fameux cri de guerre : « Sus au Sénat I » C'est, en effet, con- 
tre le Sénat qu'a été tournée toute sa harangue, comme si le Sénat 
avait, en le renversant, commis un crime inexpiable et mérité par 
là d'être à son tour renversé, revisé, privé de ses droits essentiels, 
ou mis désormais dans l'impossibilité de les exercer. Rien n'obligeait 
M. Bourgeois à intervenir dans le débat, et les précédens le lui dé- 
conseillaient. Il est d'usage qu'un ministre, au lendemain de sa 
chute, soit le premier à accorder à ses successeurs le temps de répit 
dont nous avons parlé plus haut. Mais M. Bourgeois a changé les 
usages. Après tout, nous ne le lui reprochons pas ou plutôt ce n'est pas 
cela que nous lui reprochons. Il a eu le mérite de faire un minis- 
tère homogène, et de sortir de cette promiscuité gouvernementale 
que nous avons pratiquée et dont nous avons soufTert assez long- 
temps. Il a imposé à son successeur la nécessité de faire à son tour 
un ministère homogène, en interdisant à ses amis d'y entrer : c'est 
encore un service qu'il a rendu. Les ministères homogènes ne se 
succèdent pas seulement, ils se remplacent. Ils sont le contraire les 
uns des autres, ceux-ci radicaux, ceux-là modérés. Dès lors, quoi de 
plus naturel que l'opposition franche et déclarée qu'ils se font mu- 
tuellement? Nous sommes entrés dans une période politique nou- 
velle, o(i des mœurs nouvelles doivent prévaloir. Que M. Bourgeois 
ait tout de suite attaqué ses successeurs, soit; il a peut-être bien fait; 
en tout cas, rien n'était de sa part plus légitime. Qu'il adopte au- 
jourd'hui le programme radical dans son intégralité, alors qu'il avait 
auparavant réclamé le droit d'y faire un choix judicieux et, pour le 
moins, d'en ajourner certaines parties, cela le regarde et ne regarde 



REVUE. — CHRONIQUE. 471 

que lui. Mais où il a dépassé la mesure, c'est lorsqu'il a enjoint à 
M. Méline d'exécuter ce même programme, et de commencer par la 
revision. Il s'exposait à une réponse trop facile, et à laquelle il n'a pas 
échappé : — Pourquoi n'avez-vous pas fait vous-même ce que vous 
nous demandez de faire? 

Déjà M. Paul Deschanel, dans un discours vif, pressant, éloquent, 
avait mis au jour, point par point, l'impuissance où s'était trouvé le 
cabinet radical d'exécuter le moindre article de son programme. La 
démonstration n'était pas nouvelle, mais elle était plus opportune que 
jamais. Elle n'était pas nouvelle parce que M. Deschanel ne s'était pas 
privé, pour son compte personnel, du plaisir de la présenter déjà. Dès 
le début de son ministère, il avait mis M. Bourgeois au défi de réaliser 
une seule des réformes qui constituent le bagage politique du radica- 
lisme: il était donc mieux que personne en situation de constater 
l'absolue stérilité du gouvernement radical, et c'est une tâche dont il 
s'est fort bien acquitté. Après cela, M. Bourgeois était mal venu à 
demander à M. Méline de faire quoi ? précisément ce qu'il n'avait pas osé 
faire lui-même. De toutes les promesses du radicalisme, celles qui se 
rattachent à la revision de la Constitution ne sont certes pas les plus 
faciles à tenir. Aussi, en arrivant au pouvoir, M. Bourgeois s'était-il bien 
gardé de les renouveler ; il avait ajourné la revision ; il s'était refusé à 
la mettre dans son programme. Mais il exige maintenant qu'elle figure 
dansceluide M. Méline. On conviendra que la prétention est singulière. 
Elle le serait en tout temps; elle l'est plus encore à l'heure où nous 
sommes. M. Bourgeois est mort du conflit qu'il a eu l'imprudence et 
la maladresse d'ouvrir avec le Sénat. Ne pouvant pas le prolon- 
ger plus longtemps, il a donné sa démission. Le lendemain, que 
demande-t-il à M. Méline? De continuer, en l'aggravant, cette même 
politique sous le poids de laquelle il a succombé. En l'aggravant, 
disons-nous : il est clair, en effet, que toute proposition de revision 
serait en ce moment un acte d'hostilité directe contre le Sénat, et que le 
Gouvernement qui en prendrait l'initiative se mettrait à l'égard de 
la haute assemblée dans une situation encore plus mauvaise que 
celle où était hier M. Bourgeois. Si celui-ci a pu croire que M. Méline 
tomberait dans le piège, il a été bientôt détrompé. En quelques 
mots empreints de cet accent d'honnêteté politique qui fait toujours 
impression sur les Chambres, M. Méline a refusé de suivre son pré- 
décesseur sur le terrain où il voulait l'attirer. Il est venu, non pas 
pour faire durer le conflit, mais pour y mettre fin ; non pas pour 
maintenir le désaccord entre les pouvoirs publics, mais pour y réta- 
blir l'harmonie ; non pas pour agiter les passions, mais pour les 
apaiser. On ne pouvait mieux dire, et dès ce moment M. Méline a été 
sûr d'avoir la majorité dans la Chambre. Mais on se demande encore 
ce que s'est proposé et ce qu'a espéré M. Bourgeois. 



472 REVUE DES DEUX MONDES. 

Certainement, il n'a pas espéré que M. Méline se ferait docilement 
le simple continuateur de sa politique, et qu'il en tirerait les consé- 
quences devant lesquelles il a lui-même reculé. Alors, quel a été son 
but? En mettant désormais la revision en tête de son programme, la 
revision ayant pour objet d'infliger au Sénat les amputations les plus 
douloureuses, M. Bourgeois rendait son retour au pouvoir beaucoup 
plus difficile dans l'avenir : nous devons donc penser qu'il a voulu le 
rendre immédiat, et qu'il a cru y réussir. Il s'est trompé sur la pro- 
fondeur des susceptibilités que le rôle important joué par le Sénat 
avait pu provoquer dans la Chambre. Celle-ci avait déjà affirmé sa 
prépondérance par un vote rendu au cours de l'interrègne ministériel ; 
il s'est imaginé qu'elle ne se contenterait pas d'une démonstration 
platonique, et qu'elle irait jusqu'à renverser ab irato un gouvernement 
qui représentait la victoire sénatoriale. Il a fait ce qui dépendait de lui 
pour entretenir, pour aviver dans la Chambre les sentimens de ja- 
lousie constitutionnelle qui devaient, selon lui, l'entraîner à un acte 
d'emportement et de violence. La Chambre a résisté à la tentation. 
S'il en avait été autrement, que serait-il arrivé? Le soir même, M. Bour- 
geois aurait été de nouveau i>résident du Conseil; il serait rentré aux 
affaires avec ses collaborateurs déjà connus; peut-être aurait-il 
éprouvé à ce dénouement une première satisfaction d'amour-propre, 
mais la situation du lendemain aurait été singulièrement difficile et 
compliquée. Il est hors de doute que le Sénat, relevant le défi qui lui 
aurait été adressé, aurait refusé de voter la revision. Alors, qu'aurait 
fait M. Bourgeois? Un seul moyen se serait présenté à lui de sortir 
ou d'essayer de sortir de l'impasse où il aurait eu l'imprudence d'en- 
trer, à savoir de demander au Sénat de dissoudre la Chambre et de 
faire appel au pays. Si le Sénat avait refusé la dissolution, c'était le 
conflit à l'état permanent, l'impossibilité de faire voter définitivement 
une loi quelconque, enfin le retour à un état d'impuissance gouverne- 
mentale qui, de nouveau, aurait abouti au rejet des crédits les plus 
indispensables et finalement du budget. Si le Sénat avait accordé la 
dissolution, c'était la question de la revision posée au pays lui-même 
dans des conditions détestables, au moment où les passions auraient 
été_de part et d'autre le plus excitées, au moment où les esprits auraient 
été le plus troublés. L'agitation aurait pris dès le début une allure ré- 
volutionnaire. Toutes les forces gouvernementales et administratives, 
entre les mains d'un ministère jouant le tout pour le tout, auraient 
été mises au service non seulement du radicalisme, mais du socia- 
lisme. La Chambre, avant d'émettre son vote, a-t-elle eu la vision ra- 
pide des conséquences qu'il pouvait entraîner? Peut-être. Mais M. Bour- 
geois, avant de prononcer son discours, s'est-il rendu compte lui- 
même des dangers auxquels, pour venger sa chute, il exposait le pays 
et la République? S'il ne s'en est pas rendu compte, que faut-il penser 



REVUE. — CHRONIQUE. 473 

de son esprit politique? Et, dans le cas contraire, que faut-il penser 
de lui? 

Nous aurions tort, toutefois, d'éprouver et d'exprimer des craintes 
au sujet du pays, car, depuis quelques semaines, il a multiplié les 
preuves de sagesse et de bon sens. On n'a pas oublié les votes des con- 
seils généraux : par eux, le pays a dit ce qu'il pensait de l'impôt sur 
le revenu. Il vient de donner une consultation nouvelle, d'autant plus 
importante qu'elle a été directe, et qu'elle s'est produite dans les 
trente-six mille communes de France. Les radicaux socialistes, sans 
prendre le temps de connaître le résultat des élections municipales, 
avaient annoncé avec une superbe confiance qu'il était tout en leur 
faveur. Ils continuent de le répéter aujourd'hui, sachant que de toutes 
les figures de rhétorique la répétition est celle qui exerce, à la longue, 
le plus d'influence sur les esprits. D'ailleurs, comment contrôler leur 
dire? Il n'est pas facile de voir clair dans une telle multitude 
de scrutins, et c'est à peine si, jusqu'à ce jour, le ministère de l'Inté- 
rieur a pu débrouiller ce qui s'est passé dans les chefs-lieux d'ar- 
rondissement. Au moment où nous écrivons, sur 359 chefs-lieux 
d'arrondissement, voici comment les scrutins se décomposent. 
Dans 238 chefs-lieux, la majorité appartient aux républicains qui 
n'éprouvent le besoin de s'affubler d'aucune épithète particulière, 
et ils ont la totalité des sièges dans 77. Dans 66 chefs-lieux, la 
majorité appartient aux radicaux, et dans 27 ils ont la totalité des 
sièges. Dans 15 chefs-lieux, la majorité appartient aux radicaux-socia- 
listes, et dans 7, aux socialistes purs. Les ralliés, que nous considé- 
rons comme des républicains, n'ont la majorité que dans 3 chefs-lieux 
d'arrondissement, et les membres de la droite l'ont dans 18. Voilà le 
bilan: il pourrait être meilleur sans doute, mais il n'est pas fait pour 
décourager. Si la même proportion se maintient pour l'ensemble des 
communes, — et tout porte à croire que, dans le cas où elle ne se 
maintiendrait pas, c'est que nos communes rurales auraient nommé 
un plus grand nombre de modérés; le socialisme a encore fait peu 
de ravages dans les campagnes, — si la même proportion se retrouve 
lorsque nous ferons le total des scrutins, nous demanderons aux radi- 
caux et aux socialistes ce qui les autorise à prétendre qu'ils ont remporté 
une grande victoire, et que cette victoire influera prochainement 
sur la composition du Sénat. On sait que les délégués des conseils 
municipaux forment la grande majorité des électeurs sénatoriaux. 
Tout porte à croire, contrairement aux affirmations radicales et socia- 
listes, que les futures élections sénatoriales ressembleront beaucoup 
aux anciennes. La vérité, en effet, autant qu'on peut la dégager de 
cet immense pullulement de scrutins, est qu'il n'y a rien de changé 
en France. On peut relever quelques modifications particulières, soit 
•sur un point, soit sur un autre, mais elles se compensent, et elles se 



474 REVUE DES DEUX 3I0NDES. 

perdent dans la masse. Qu'est-ce à dire, sinon que l'immense effort fait 
par les radicaux et les socialistes, la fureur de propagande à laquelle 
ils se sont livrés, l'appui que pendant six mois ils ont trouvé auprès 
du gouvernement, tout cela a été inutile et n'a abouti exactement à 
rien. Le fond solide du pays n'a pas été entamé. Et c'est là une con- 
statation rassurante. : il s'en faut encore de beaucoup que les radicaux 
et les socialistes soient les maîtres du pays. Il suffit aujourd'hui, pour 
remettre toutes choses en état, d'un gouvernement qui s'inspire du 
bon sens général, et fasse œuvre de pacification et de réparation. 
M. Méline a déclaré qu'il voulait être ce gouvernement : c'est pour 
cela que la Chambre lui a donné une majorité qui, nous n'en dou- 
tons pas, se trouvera sensiblement augmentée à la reprise des travaux 
du parlement. 

L'importance exceptionnelle de nos affaires intérieures nous a un 
peu détourné, depuis quelque temps, des affaires extérieures : nous 
sommes obligé aujourd'hui encore d'en parler en termes rapides. 
Il faut pourtant dire quelques mots des événemens qui se sont dé- 
roulés en Afrique, soit au sud, soit à l'est, c'est à dire au Transvaal 
et en Erythrée, et des contre-coups qu'ils ont eus en Europe. 

L'ébranlement produit par la folle équipée du docteur Jameson 
n'est pas encore près de prendre fin. A mesure que le temps s'écoule, 
la situation semble même, au moins au point de vue moral, s'aggraver 
davantage. Que s'est-il passé dans la courte entrevue que M. Cecil 
Rhodes a eue à Londres avec M. Chamberlain? M. Cecil Rhodes 
a-t-il dit toute la vérité, et même la lui a-t-on demandée sur les 
événemens qui se sont déroulés depuis quelques mois, dans le sud 
africain? A-t-il avoué à M. Chamberlain, ce qui est aujourd'hui hors 
de doute, à savoir qu'il a été le principal inspirateur et instigateur 
de l'entreprise si imprudemment conduite par le docteur Jameson? 
En tout cas, rien dans la conduite de M. Chamberlain ne permet de 
croire qu'il ait su toute la vérité, puisque, au cours de la dernière dis- 
cussion qui vient d'avoir lieu à la Chambre des communes il s'est 
exprimé comme il suit: « Les dépêches chiffrées publiées par le pré- 
sident Kriiger attestent la complicité des directeurs africains de la 
Compagnie à Charte, mais elles ne prouvent pas que M. Rhodes ait 
approuvé, au moment où elle s'est produite, l'invasion de Jameson. » 
Nous laissons au lecteur le soin d'apprécier ce que vaudrait cette 
excuse, même si elle était fondée. Après avoir tout autorisé, tout 
encouragé, tout préparé, il importerait assez peu que M. Cecil Rhodes 
n'eût pas, au dernier moment, donné le signal définitif; mais la vérité 
est qu'il l'a donné. Au moment même où M. Chamberlain se livrait à 
de très inutiles réticences, Iqs journaux publiaient les extraits d'un 



REVUE. CHRONIQUE. 475 

livre de notes trouvé dans la poche du major White. Le carnet 
porte que ces notes ont été prises pour être communiquées à Jame- 
son. En voici les dernières lignes: «20 décembre: reçu dépêche du 
colonel Rhodes disant qu'il enverra un télégramme chiffré quand il 
faudra se mettre en marche. Répondu que nous ne recevrons nos 
ordres que de Cecil Rhodes. — 29 décembre : reçu dépêche de Cecil 
Rhodes disant de marcher immédiatement sur Johannesburg. » Ainsi 
les conspirateurs déclaraient qu'ils ne se contenteraient pas du mot 
d'ordre transmis par le propre frère de M. Cecil Rhodes. Ils voulaient 
ne le recevoir que de celui-ci en personne, et ils l'ont reçu. A quoi 
bon, d'ailleurs, disputer sur le plus ou moins de responsabilité de 
M. Cecil Rhodes? Mieux vaut, au point où en sont les choses, avouer 
qu'elle a été pleine, entière, et, pour parler exactement, qu'elle 
prime toutes les autres. M. Cecil Rhodes a été la tête, Jameson n'a été 
que le bras. L'invasion du Transvaal a été préparée, machinée de 
très longue main par les directeurs africains de la Compagnie à 
Charte et par le premier et le plus puissant d'entre eux. Il semble 
bien que les agens directs du gouvernement anglais dans l'Afrique 
australe, ou du moins ceux qui sont aujourd'hui en fonctions, 
ont été laissés en dehors de toute l'affaire et qu'ils ont pu l'ignorer; 
mais alors il faut reconnaître qu'ils ont mis peu d'empressement à se 
renseigner. Depuis longtemps déjà l'orage grondait. L'inquiétude était 
générale à Johannesburg : on y parlait couramment du danger chaque 
jour plus menaçant. Le gouvernement anglais a un représentant au 
Transvaal, mais celui-ci n'a rien vu; il a été maintenu jusqu'au dernier 
moment dans l'ignorance la plus profonde de ce qui se tramait; il a été 
surpris par l'événement. On nous demande d'admettre tout cela et nous 
l'admettons. Le gouvernement anglais a été étranger à une entreprise 
qui a si mal tourné, soit; il n'en est pas de même de la Compagnie à 
Charte. C'est par elle que l'entreprise a été conduite, et sa seule ex- 
cuse est qu'elle n'a peut-être pas exclusivement obéi à des motifs 
intéressés. On assure que le patriotisme y est entré pour quelque chose, 
et cela est possible; mais si les égaremens du patriotisme sont excu- 
sables, il faut se borner à les excuser et non pas les innocenter. 
M. Chamberlain est-il resté jusqu'au bout dans cette juste mesure? 
Nous avons approuvé son attitude au moment oîi se sont produites 
les premières complications du Transvaal. Il a fait des efforts impuis- 
sans mais sincères pour arrêter Jameson; il l'a blâmé; il a parlé 
le langage de la raison et de la probité politiques. Lorsqu'il s'est 
adressé à M. Kriiger pour lui recommander la clémence, il a usé 
des termes les plus convenables. On sait quelle a été la conduite de 
M. Kruger, et à quel point elle a été digne d'éloges: il a remis Jame- 
son entre les mains des autorités britanniques, en laissant à l'Angle- 
terre le soin de prononcer le jugement qui lui paraîtrait équitable. À 



476 REVUE DES DEUX MONDES. 

partir de ce jour, le ton adopté par M. Chamberlain dans ses rapports 
avec M. Kruger et son gouvernement s'est modifié d'une manière sen- 
sible; il a pris le caractère d'une supériorité très accusée; il a cessé 
d'avoir cet air de condescendance amicale qui convient pourtant si 
bien à une grande nation à l'égard d'une petite, au ministre d'un puis- 
sant empire envers le chef élu d'un pays de médiocre étendue, mais 
néanmoins indépendant. Sans doute lesnégociations poursuivies de part 
et d'autre ne marchaient pas au gré de M. Chamberlain.il s'était un peu 
trop pressé d'annoncer que le président de la République transvaalienne 
se rendrait à Londres pour régler définitivement les difficultés pen- 
dantes entre les deux pays. M. Kruger ne s'y refusait pas en principe; 
il se montrait au contraire disposé à donner à M. Chamberlain cette 
satisfaction; mais, en homme prudent, il se rendait compte qu'une 
pareille démarche de sa part devait avoir pour objet de consacrer un 
accord déjà établi, et non pas d'en discuter et d'en fixer les bases. 
M. Chamberlain a déclaré depuis au parlement que les prétentions du 
Transvaal avaient été inadmissibles, et il en a manifesté sa mauvaise 
humeur en retirant l'invitation qu'il avait adressée à M. Kruger. Ce 
retrait était inutile, puisque M. Kruger n'était rien moins que disposé 
à se rendre à l'invitation du gouvernement britannique, dans les con- 
ditions où elle lui avait été faite : il signifiait seulement que les 
négociations étaient rompues, ou du moins interrompues. Il y a eu 
là, pour la politique de M. Chamberlain, un échec provisoire peut- 
être , réparable sans doute , mais incontestable. Les exigences de 
M. Kruger étaient, dit-on, considérables, et cela est vrai. D'après 
les livres bleus, il aurait voulu que l'Angleterre renonçât à la conven- 
tion de Londres qui établit , en ce qui concerne sa politique exté- 
rieure, une certaine dépendance du gouvernement du Transvaal ; il 
réclamait de plus une indemnité pour le tort qui avait été causé à 
la république. Quant aux réformes demandées par M. Chamberlain 
au profit des uitlanders , et cela en termes de plus en plus pres- 
sans, M. Kruger se montrait fort réservé, non pas sans doute qu'il 
n'eût pas l'intention d'en faire, mais parce qu'il ne voulait les pro- 
mettre que moyennant certaines satisfactions ou garanties. Départ et 
d'autre, la situation est devenue rapidement de plus en plus tendue. 
Peut-être, à mesure qu'elle le devenait davantage, M. Kruger a-t-il 
mieux aperçu les inconvéniens de son voyage à Londres. Certaines 
choses ont pu légitimement le froisser, par exemple l'accueil fait 
à Jameson par une partie considérable de l'opinion anglaise, et 
aussi les interminables lenteurs de son procès. Le procès des conspi- 
rateurs de Johannesburg a été mené beaucoup plus vite, et il a abouti 
à une sentence de mort contre quatre des principaux conjurés. Ils 
.seront graciés, c'est entendu, ou du moins ils bénéficieront d'une 
comnnitation de peine; mais la sévérité de la sentence montre lagra- 



REVUE. CllROiMQUE. 477 

vite, aux yeux de la loi transvaalienne, du crime qu'ils ont commis. 
Ce crime, il ne faut pas l'oublier, leur est commun avec Jameson qui 
est en liberté sous caution à Londres, attendant un jugement qui 
viendra on ne sait quand, et avec M. Cecil Rhodes qui continue de 
diriger en dictateur, dans l'Afrique australe, les destinées de la Com- 
pagnie à Charte : exemple inquiétant de ce que la justice humaine a 
de variable suivant les latitudes et de sa subordination à de certains 
intérêts. Nous allons voir que M. Chamberlain a presque établi la 
théorie de cette subordination. M. Kriiger a pris le parti de saisir en 
quelque sorte la conscience universelle des faits dont il av[,it à se 
plaindre au nom de son pays. 11 a distribué assez copieusement aux 
journaux des extraits de la correspondance saisie sur les prisonniers, 
et c'est de cette publication qu'est ressortie avec évidence la preuve 
de la participation personnelle et directe de M. Cecil Rhodes à ce 
qu'on avait cru d'abord être un coup de tête d'un étourdi généreux, 
alors qu'il s'agissait d'une vaste conspiration de la Compagnie à Charte 
et de son principal directeur. 

Ces révélations inopinées devaient avoir leur contre-coup à la 
Chambre des communes. Sir William Harcourt a tenu à dire ce 
qu'en pensait le parti libéral. Il a caractérisé sans aucun ménagement 
la conduite de la Compagnie à Charte, association financière, a-t-il 
dit, dont le crime est palpable, dont l'odieuse cupidité a produit tout 
l'imbroglio que découvrent les fameuses dépêches publiées par M. Krii- 
ger et qu'il a qualifiées lui-même de « monumens de l'impérialisme 
boursicotier. » Enfin, il a demandé au gouvernement ce qu'il comp- 
tait faire : la Compagnie à Charte dépend de lui, et il ne pourrait pas^ 
s'abstenir sans assumer une part de responsabilité ou de complicité 
dans toute cette affaire. Il est impossible d'être plus véhément que 
ne l'a été sir William Harcourt; mais on a remarqué qu'il n'avait pa^ 
conclu, et que, parlant au nom de l'opposition libérale, il n'avait rien 
proposé lui-même, et s'était contenté d'interroger le gouvernement sur 
ses propres intentions. Ses intentions, M. Chamberlain ne les a pas 
cachées ; il ne veut rien faire du tout. Avant la séance de la Chambre 
des communes, les membres du conseil d'administration de la Com- 
pagnie à Charte avaient essayé de savoir de lui s'ils devaient ac- 
cepter la démission de M. Cecil Rhodes, — car M. Cecil Rhodes a 
donné sa démission. Il est vrai que, par une dépêche ultérieure, il a 
fait entendre qu'on aurait tort d'y donner suite avant la répression de 
la révolte des Matabélès. Encore une révolte singulièrement opportune : 
dès que M. Cecil Rhodes a été de retour dans l'Afrique australe, elle a 
éclaté, et lui seul, personne n'en doute, est à même de la réprimer. 
II est de plus en plus l'homme nécessaire. — Aussi, M. Chamberlain 
s'est-il refusé à donner un conseil quelconque à la Compagnie à Charte : 
c'est à elle à s'inspirer de ses intérêts. Devant la Chambre des com- 



478 REVUE DES DEUX MONDES. 

munes, il a été un peu plus communicatif. Il n'a pas hésité à con 
damner la conduite de M. Cecil Rhodes, mais avec combien de cir 
constances atténuantes! M. Cecil Rhodes a souffert, a-t-il dit, « de la 
suprême défaillance des nobles natures » ; son patriotisme l'a en- 
traîné. 11 a été coupable, sans doute ; mais ce n'est pas une raison pour 
oublier les immenses services qu'il a déjà rendus, et surtout pour se 
priver de ceux qu'il peut rendre encore. « Sans des hommes comme 
celui-là, s'est-il écrié, l'histoire de l'Angleterre serait moins bril- 
lante, et les possessions britanniques seraient beaucoup moins 
vastes. » Ce sont des choses qu'on peut penser; mais on hésite 
d'ordinaire à proclamer en langage officiel que la grandeur d'un 
pays repose trop souvent sur la fraude et sur la violence. M. Chamber- 
lain n'a pas reculé devant cette confession publique. Pour être, de 
notre côté, tout à fait francs, nous comprenons fort bien que, dans les 
circonstances actuelles, le gouvernement anglais ne veuille pas sa- 
crifier M. Cecil Rhodes, car il agrandbesoindelui ; mais M. Chamberlain 
aurait pu le dire avec moins de détours, et en employant des argumens 
plus simples et plus modestes. Ce qui déplaît le plus dans la politique 
anglaise, c'est le pharisaïsme dont elle s'enveloppe : nous avons de la 
peine à nous y faire sur le continent européen. En veut-on un exemple? 
Un ministre français, ou allemand, ou autrichien, ou russe, ou même 
italien, aurait pu employer, en y mettant plus de rondeur, quelques- 
uns des argumens dont s'est servi M. Chamberlain. Il en est un 
pourtant qui ne serait jamais venu à son esprit. Le voici, sous la forme 
semi-biblique dont M. Chamberlain l'a revêtu : « Que ce soit, a-t-il 
dit, en qualité d'administrateur ou d'actionnaire, la place de M. Rhodes 
en ce moment est dans l'Afrique du Sud : c'est seulement là qu'il 
pourra le mieux expier sa conduite passée. » Cette nécessité d'une 
expiation, d'une régénération morale, qui ne peut être pleine et en- 
tière que dans l'Afrique du Sud, est une trouvaille suigeneris dont il 
faut laisser le mérite à M. Chamberlain; elle a quelque chose d'original 
et de vraiment imprévu. Tout en admirant son ingéniosité, nous nous 
demandons si elle inspirera une confiance absolue à M. Kriiger, et il 
semble bien que M. Chamberlain lui-même ait eu certains doutes à cet 
égard: il s'est empressé d'ajouter, qu'au surplus, les mesures prises 
parle gouvernement mettaient M. Cecil Rhodes <■<■ dans l'impossibilité 
de se livrer dans l'avenir à des actes nuisibles. » Ah! tant mieux. Pas 
un seul homme armé, a-t-il assuré, ne pourra bouger sans la permis- 
sion du gouvernement anglais. Il est donc bien établi que, si M. Cecil 
Rhodes ou quelque Jameson encore ignoré veulent organiser une 
nouvelle invasion du Transvaal, ils ne pourront le faire qu'après avoir 
demandé la permission du gouvernement britannique, formalité qu'ils 
avaient négligé d'observer la première fois. M. Chamberlain ne met 
pas en doute que des garanties aussi sérieuses, et, comme il le dit, 



REVUE. CHRONIQUE. 479 

aussi raisonnables, dissiperont toutes les inquiétudes de M. Kriiger. 
Quant à nous, nous comprenons de plus en plus que ce dernier se 
soit arrangé pour n'avoir pas à faire en ce moment le voyage de 
Londres. Puisque la place de M. Cecil Rhodes est dans l'Afrique du 
Sud, celle de M. Kriiger ne saurait être ailleurs. 

De Londres, nous passons à Rome, sans sortir de l'Afrique : la poli- 
tique africaine absorbe aujourd'hui toute l'Europe. Ici, nous sommes 
heureux d'avoir à rendre justice à la parfaite loyauté du gouvernement 
italien. M. di Rudini et son ministre des affaires ('trangères, M. le duc 
di Sermoneta, savent ce qu'ils veulent et ils n'hésitent pas à le dire. 
Ils mettent très correctement, très courageusement leurs actes en 
harmonie avec leurs paroles. Les attaques passionnées de la presse de 
M. Crispi ne les ont ni troublés, ni ébranlés dans leurs résolutions 
premières. C'est déjà un très grand mérite : ils en ont eu un plus grand 
encore, qui a consisté à ne pas modifier leur attitude après l'échec 
des premières tentatives de conciliation auprès de Menelik. L'avenir 
dira si le négus a bien ou mal fait de ne pas accepter les ouvertures 
qui lui étaient faites : il y a répondu en émettant des prétentions qui 
ont été jugées inadmissibles, et qui devaient l'être puisque le nou- 
veau ministère italien ne les a pas admises. Personne ne peut douter 
aujourd'hui de la sincérité avec laquelle celui-ci désire et poursuit 
la paix. Il persiste dans ce désir, même lorsque l'ennemi ne paraît 
pas le partager, et au moment de prendre ses quartiers d'été, — où la 
guerre se trouve nécessairement suspendue en Afrique, comme elle 
l'était autrefois lorsque les armées de la vieille Europe prenaient 
leurs quartiers d'hiver, — il abandonne spontanément ce qu'il n'a pas 
l'intention de garder, et se cantonne, pour s'y fortifier, dans les ter- 
ritoires où il est résolu à se maintenir. Son programme peut se résu- 
mer en peu de mots : l'Erythrée aux Italiens, le Tigré aux Abyssins. 
Il l'exécutera d'accord avec le négus si le négus veut s'y prêter, et 
seulement d'accord avec lui-même et avec le parlement italien s'il 
rencontre ailleurs des hésitations ou des difficultés. Ce n'est pas à 
dire qu'il suspende son action militaire en Afrique. La tin de la cam- 
pagne a très heureusement réparé la plupart des fautes qui avaient 
été commises quelques mois auparavant. Il ne pouvait y avoir que des 
succès partiels, mais ils ont été brillans. S'ils s'étaient produits du 
temps de M. Crispi, celui-ci n'aurait pas manqué de partir de là pour 
se jeter dans des entreprises nouvelles et démesurées : il n'en a pas 
été de même avec le ministère actuel. [L'Italie était inquiète, émue du 
sort d'Adigrat, non pas à cause de la place elle-même, mais à cause 
de la garnison qui l'occupait et la défendait avec héroïsme, mais qui 
fatalement devait succomber au bout de quelques semaines. Le gé- 
néral Baldissera a organisé une expédition sur Adigrat; il a dégagé la 



480 REVUE DES DEUX MONDES. 

place ; il en a fait sortir la garnison ; puis il a abandonné un point stra- 
tégique qui, dans le nouveau plan adopté, n'avait plus d'intérêt pour 
lui. Très probablement, d'après le langage tenu par M. le duc di Ser- 
moneta, Kassala aurait été évacué et abandonné de même, c'est-à- 
dire sans le moindre regret, si les Italiens ne devaient pas aujour- 
d'hui, par une sorte de renversement des rôles, aider les Anglais dans 
leur future expédition sur Dongola et maintenir, au moyen d'une di- 
version obstinée, une partie des forces mahdistes dans le sud-est. 
Quoi qu'il en soit, le gouvernement italien, qui se laissait autrefois 
aller à l'aventure, a désormais une politique précise, c'est-à-dire 
limitée. Une interpellation lui a permis de la soumettre à la Chambre : 
il l'a fait sans aucune espèce de réticence. M. le marquis di Rudini a 
tenu à déclarer avant le vote qu'il était absolument résolu à évacuer 
Adigrat : il a voulu dissiper tous les malentendus sur ses inten- 
tions. M. Crispi n'a pas pris la parole; il a laissé ce soin à ses lieu- 
tenans. Le résultat a été une majorité considérable en faveur du 
nouveau cabinet. 

Cela prouve une fois de plus que la meilleure tactique parlemen- 
taire consiste à être franchement ce qu'on est, à le dire très haut, et à 
se fier au jugement du pays et de ceux qui le représentent. Que reste- 
t-il aujourd'hui de la politique de M. Crispi? Elle est désavouée par la 
Chambre même que M. Crispi a fait élire. Il n'aurait peut-être pas fallu un 
grand effort à M. di Rudini pour obtenir de cette même Chambre qu'elle 
mît M. Crispi en accusation. Les adversaires les plus ardens de l'an- 
cien dictateur le demandaient; M. di Rudini s'y est refusé. Il veut la 
paix au dedans comme au dehors ; il repousse avec énergie les mesures 
qui auraient pour résultat de surexciter les passions, alors qu'il se 
propose de les calmer : il mérite d'y réussir. En tout cas, son atti- 
tude est très honorable. Ses adversaires annoncent une nouvelle dis- 
cussion sur les affaires de Sicile, et ils en prédisent le résultat 'qui, 
d'après eux, sera la chute du cabinet. C'est ce qu'on nous permettra 
de ne pas croire. La majorité qui vient de se former autour de M. di 
Rudini est solide, parce qu'elle est une majorité de raison. Le nou- 
veau ministère n'excite pas l'enthousiasme, mais il rassure, — sen- 
timent qui, depuis quelques années déjà, était devenu étranger à 
l'Italie. 

Francis Cb armes 

Le Directeur-gérant, 
F. Brunetièbe. 



LA DUCHESSE DE BOURGOGNE 



ET 



L'ALLIANCE SAVOYARDE SOUS LOUIS XÏV 



Uii) 



L'ENFANCE ET LES FIANÇAILLES 

o 



Aux Archives d'État de Turin, qui n'ont pas été bouleversées 
par les révolutions et qui sont admirablement classées (2), il existe 
un fonds spécial qui a pour désignation : Matrimonii délia Real 
Casa. A chaque alliance contractée par un prince ou une prin- 
cesse de la maison de Savoie correspond une liasse où ont été 
rassemblés tous les documens relatifs à cette alliance. Celle qui 
contient les documens relatifs au mariage de la duchesse de 
Bourgogne, ou plutôt à ses fiançailles (car le mariage ne devait 
avoir lieu qu'à Versailles) n'est pas la moins bien garnie. Les 
renseignemens sur son contrat, sur son trousseau, sur les fêtes 
qui précédèrent son départ, sur les questions d'étiquette que 
soulevait son voyage, sur la réception qui lui fut faite dans les 
villes qu'elle traversa s'y trouvent en abondance, et nous y 
puiserons, car ces minces détails de l'histoire ne sont pas à dédai- 

(1) Voyez la Revue du 15 avril. 

(2) Ces archives nous ont été ouvertes avec une grande obligeance, et le concours 
que nous avons trouvé chez ceux qui en ont la garde nous a facilité des recher- 
ches qui, sans cela, auraient été très laborieuses. 

TOME cxxxv. — 1896. 31 



482 REVUE DES DEBX MONDES. 

gner; ils servent à faire revivre un passé dont les minuties et 
parfois même les puérilités ne parviennent pas à altérer la gran- 
deur. Mais à tous ces documens officiels, combien nous eussions 
préféré quelques renseignemens sur son enfance, et sur la vie 
qu'elle menait pendant la durée de ces négociations avec Ver- 
sailles et avec Vienne où sa destinée était en jeu. Ces renseigne- 
mens ont fait défaut à nos recherches. Les Archives de Turin ne 
contiennent aucune pièce qui ait trait à l'éducation de la petite 
princesse de Savoie. Aucuns Mémoires du temps n'y font 
allusion (1). Faut-il renoncer cependant à parler de ces années, 
et un peu d'imagination aidant, ne pourrons-nous point parvenir 
à nous représenter sa vie de famille, dans ce cadre de la petite 
cour de Turin, entre un père dont nous n'avons jusqu'à présent 
retracé que le rôle politique, et une mère que nous n'avons point 
encore fait entrer en scène? La race et le milieu, la nature et 
l'éducation sont les fils mystérieux dont l'entre-croisement tisse 
cette trame de l'être sur laquelle la vie et l'expérience viennent 
ensuite broder leurs dessins. Essayons de démêler quelques-uns 
de ces fils dans la vie de notre princesso, et recherchons ce qu'elle 
put devoir au sang qui coulait dans ses veines, aux enseigne- 
mens qu'elle reçut, aux spectacles dont sa première jeunesse fut 
témoin. 

[ 

Marie- Adélaïde était issue du mariage contracté en 1684 
entre Victor-Amédée et Anne d'Orléans, fille de Monsieur, frère 
de Louis XIV, et d'Henriette d'Angleterre, la célèbre Madame 
dont Bossuet a immortalisé la mémoire. Son grand-père et sa 
grand'mère maternels sont trop connus pour qu'il y ^ait lieu d'en 
parler, sinon pour faire remarquer que, par un assez fréquent 
phénomène, certaines grâces de l'aïeule semblent être deve- 
nues l'héritage de la petite-fille. Sa mère, la duchesse Anne de 
Savoie, est au contraire demeurée dans l'ombre. Epouse admi- 
rable, mère parfaite, sa vie toute de vertus et de dévouemens 
reposerait, si elle était mieux connue, de ces scandales publics 

(1) Il a paru, en 1861, à Paris, un petit volume intitulé : Souveiiirs d'une demoi- 
selle d'honneur de la duchesse de Bourgogne. Les premières scènes de ces souvenirs 
se passent à Chambéry, avant le mariage. De doctes auteurs, français ou italiens, n'ont 
pas laissé de faire parfois mention de ces Souvenirs, non sans soulever cependant 
quelques doutes sur leur authenticité. Ces doutes étaient fondés, car nous avons 
les meilleures raisons de savoir que ce sont des souvenirs apocryphes. Nous pou- 
vons même ajouter que l'auteur de ce petit pastiche historique et littéraire s'étonnait 
que, contre son attente, de fins juges s'y fussent trompés, et qu'elle s'en amusait mo- 
destement, 



LA DLCHESSE I)E BOURGOGNE. 483 

par lesquels on est toujours un peu trop disposé à juger unique- 
ment une cour et un temps ; mais, peut-être à cause de cela même, 
son nom a échappé à l'histoire. Entre les deux figures également 
brillantes de sa fille et de sa mère, entre la duchesse de Bourgogne 
et Madame, elle apparaît comme apparaîtrait dans une galerie de 
portraits, entre un Rigaud et un Nattier, quelque pastel aux pâles 
couleurs. Cependant elle a trouvé un biographe. Inutile de dire 
que ce biographe est une femme, car il fallait le cœur d'une 
femme pour s'éprendre d'une aussi humble héroïne. Aux deux 
volumes que Luisa Sarredo a fait paraître en 1887 nous emprun- 
terons quelques traits (1) que nous compléterons à l'aide d'autres 
documens. Nous pourrons ainsi montrer quels exemples la prin- 
cesse x\délaïde eut de bonne heure sous les yeux, et dans quelles 
conditions son enfance s'est écoulée. 

C'était la politique qui avait fait l'alliance. Lorsque Louis XIV 
donnait son consentement au mariage de sa propre nièce « de- 
moiselle Anne d'Orléans » avec « très haut et très puissant prince 
Victor-Amédée duc de Savoye » — c'est ainsi que les désigne 
leur contrat de mariage^ (2) — ce n'était pas seulement « pour 
qu'il fût notoire à tous qu'il conservait toujours un sincère désir 
de lui donner, en toutes occasions, les témoignages d'estime et 
d'affection qu'il faisait de sa personne, de l'affection et tendresse 
qu'il avait pour lui, et de la singulière considération qu^il faisait 
de sa maison, non seulement par tant d'alliances réciproques si 
souvent contractées depuis plusieurs siècles, entre la maison de 
France et celle de Savoye », c'était encore « à cause du constant 
attachement que très haute et très puissante princesse Marie- 
Jeanne-Baptiste de Nemours a fait paraître pendant le temps de 
sa régence aux intérêts de Sa Majesté et qu'elle a su si bien in- 
spirer audit seigneur duc son lils que personne ne peut douter 
qu'il ne continue dans les mêmes sentimens. » 

En réalité, Louis XIV se défiait fort des sentimens de son 
nouveau neveu. Dans les instructions adressées à son ambassa- 
deur, le marquis d'Arcy, il lui recommandait « de se méfier des 
mauvaises dispositions de ce prince. » Mais il espérait par cette 
union le maintenir plus étroitement dans son alliance. Nous 
avons vu comme il y réussit. Louis XIV devait rendre un sin- 
gulièrement mauvais service à sa nièce en prenant prétexte de sa 
qualité d'oncle pour intervenir dans les affaires domestiques du 
duc de Savoie. Au moment où elle arrivait en Piémont pour que 

(1) La regina Anna di Savoia, studio storico su documenti ined'Ui, par Luisa 
Sarredo; Turin, 1887. 

(2) Alf. étrang. Corresp. Turin, vol. 94. / 



484 REVUE DES DEUX MONDES. 

ie mariage y fût consommé, la duchesse Anne avait quatorze ans. 
Le prince qu'elle avait épousé par procuration en avait dix-huit. 
De bonne heure il avait montré du penchant à la galanterie, et 
il avait trouvé autour de lui à satisfaire ce penchant. Il semble 
que cette petite cour de Turin se fût réglée, à vingt ans de dis- 
tance, sur l'exemple de la cour de Versailles, et que Victor- 
Amédée eût pris Louis XIV pour modèle. 

La duchesse régente, INIadame Royale, avait, tout comme une 
reine de France, rassemblé autour d'elle un escadron de filles 
d'honneur, choisies dans les premières familles du pays. « Cette 
princesse, qui était d'un goût délicat, dit un auteur italien, et qui 
aimait la galanterie, n'admettait pour filles et pour dames d'hon- 
neur que celles qui surpassaient toutes les autres en beauté. Ainsi le 
souverain et les jeunes seigneurs de sa suite pouvaient passer de 
belle en belle, et renouveler toujours leurs plaisirs par la variété 
de ces charmans objets, sans s'en dégoûter jamais (1). » Il eût été 
bien surprenant que Victor-Amédée cherchât ailleurs que parmi 
ces charmans objets de quoi contenter son humeur amoureuse, et 
plus singulier encore qu'il y rencontrât des cruelles, car, sans être 
beau, il avait dans le regard ce feu et dans lallure cette hardiesse 
qui plaisent souvent aux femmes. « Taille moyenne, svelte, ad- 
mirablement prise, le port libre et fier, la physionomie animée, 
les traits aquilin» », tel est le portrait que trace de lui le mar- 
quis Costa de Beauregard (2), et il ajoute : « Il tenait de la mai- 
son de Nemours le poil blond ardent, les yeux d'un bleu par- 
ticulier et d'une vivacité extrême. » Rien donc d'étonnant que, 
parmi les filles d'honneur de sa mère, il ait de bonne heure trouvé 
sa La Vallière, et il ne paraît même pas qu'il ait, au début, ren- 
contré sur sa route les obstacles et les grilles que la duchesse 
de Navailles essaya vainement d'opposer aux entreprises auda- 
cieuses de Louis XIV. La Vallière fut M"" de Cumiana, belle 
brune que, dès l'âge de quinze ans, Madame Royale avait attachée 
à sa personne. « Victor-Amédée, dit encore notre auteur italien, 
la combla de bienfaits extraordinaires, qui la distinguèrent en 
peu de temps de ses compagnes en lui gâtant la taille. » Après 
des débuts si pareils, singulièrement différente fut la destinée 
de ces deux favorites d'un jour. On sait comment l'une a fini, 
donnant l'exemple d'une de ces pénitences éclatantes qui, dans 
un siècle où tout était grand, étaient du moins [en proportion 
des scandales. L'autre au contraire reçut pour mari, de la propre 
main de Madame Royale, « aussi bonne confidente, que bonne 

(1) Lamberll, Histoire de l'abdication de Victor-Amédée II. 

(2) Mémoires Idstoriques sur la maison de Savoie, p. 136, 



LA DUCHESSE DE BOURGOGNE. 485 

mère », son grand ocuycr, le comte de Saint-Sébastien, qui l'épousa 
prestement, et, bien des années après, la comtesse de Saint-Sé- 
bastien, devenue veuve et dame d'atours de la princesse de Pié- 
mont, contracta un mariage secret avec Victor-Amédée,qui était 
à la veille d'abdiquer, et auquel elle survécut. 

Avant de faire ce mariage à la Maintenon, Yictor-Amédée de- 
vait trouver d'abord sa Fontanges en IVr'^ de Saluées qui épousa 
ensuite le marquis de Prié, ambassadeur de Savoie à Vienne, puis 
ensuite sa Montespan qui l'ut la comtesse de Verrue. De celle-ci 
le roman et l'histoire se sont emparés (1). Elle était fille de ce 
duc de Luynes qui avait à la cour de Louis XIV juste renom de 
sagesse et de piété, et qui vécut quelques années en étroites rela- 
tions avec Port-Royal. Rien cependant de janséniste dans la vie 
ni dans le caractère de la dame qui, assure-t-on, composa pour 
elle-même cette épitaphe : 

Ci-gît, dans une paix profonde, 
Cette dame de volupté 
Qui, pour plus grande sûreté, 
Fit son paradis en ce monde. 

Mariée à quatorze ans, comme la duchesse Anne, qu'elle pré- 
céda de peu à Turin, elle avait passé plusieurs saisons à la cour 
sans attirer l'attention de Victor-Amédée. Elle venait d'atteindre 
ses dix-huit ans, lorsqu'on commença de remarquer que, durant 
un hiver rigoureux, qui avait couvert de neige les environs de 
Turin, c'était toujours le traîneau de M""^ de Verrue que Victor- 
Amédée conduisait, de préférence à celui des autres dames de la 
cour. Puis on remarquait également qu'à l'Opéra c'était dans sa 
loge qu'il passait la plus grande partie de la soirée. L'ambassa- 
deur d'Arcy en rendait compte à Louis XIV : « Votre Majesté 
continuant à m'ordonner que je ne lui laisse rien ignorer des 
actions particulières de M. le duc de Savoye et de ses divertis- 
semens, je dois lui dire que depuis qu'il a mené la jeune M""® de 
Verrue en traîneau, il me semble qu'il continue et même qu'il 
redouble ses assiduités pour elle. Il ne manque point de jour 
d'Opéra à la voir dans la loge de cette dame, où ils font ensemble 
des éclats de rire entendus de tout le monde. Cependant la jeu- 
nesse et l'humeur réjouissante de la dame peuvent avoir plus de 
part à tout cela, au moins de son côté, qu'aucune autre chose, et 
l'on ne s'aperçoit pas encore d'aucune intelligence entre eux qui 

fl) La comtesse de Verrue est l'héroïne d'un roman d'Alexandre Dumas père 
intitulé : la Dame de Volupté. M. G. de Leris lui a consacré une biographie qui 
contient de piquans détails sur la cour de Victor-Amédée. ' 



486 REVUE DES DEUX 3I0NDES. 

donne lieu de soupçonner un commerce prochain de galan- 
terie (1). » Ce commerce devait cependant finir par éclater. S'il 
fallait en croire Saint-Simon, Féclat aurait été précédé d'un 
drame de famille, et ce serait un oncle vindicatif, abbé par-des- 
sus le marché, qui, rebuté par sa nièce, aurait contribué à la 
perdre. Après bien des péripéties, et, disons-le à l'honneur de la 
jeune femme, une assez longue résistance de sa part, les choses 
devinrent publiques durant certain voyage à Nice que toute la 
cour entreprit au printemps de 1688. 

La duchesse Anne devait être accompagnée de dix dames. Le 
duc de Savoie désigna M""" de Verrue pour faire partie du cor- 
tège. Ainsi il traînait à sa suite sa femme et sa maîtresse, tout 
comme Louis XIV, dans le fameux voyage de Flandre, traînait 
à sa suite, avec Marie-Thérèse et M""" de Montespan, la pauvre 
La Vallière déjà délaissée. La chronique scandaleuse de la cour 
de Turin ne dit pas si M"^ de Cumiana, devenue la comtesse de 
Saint-Sébastien, ou M"" de Saluées, devenue la marquise de 
Prié, étaient également du voyage. Ce qui achève de compléter 
la ressemblance, c'est que la comtesse de Verrue était affligée 
d'un mari qui jouait les Montespan, et qui, après avoir com- 
mencé par être imprudent, finissait, au dire de d'Arcy, par se 
montrer « chagrin de l'éclat que fait l'intelligence de M. de 
Savoye avec sa femme. » Pour se débarrasser d'une surveillance 
incommode, M""^ de Verrue prenait un parti hardi. Elle fei- 
gnait d'avoir des griefs contre son mari, et, quittant le vieil hôtel 
de Verrue oti elle demeurait avec une belle-mère acariâtre, 
elle se jetait un beau matin au couvent des Filles de Sainte-Marie. 
Victor- Amédée faisait l'étonné. « On a remarqué, mandait d'Arcy 
au Roi (2) , que le duc de Savoye avait pris l'habitude de se 
promener presque tous les matins en robe de chambre avec 
M""^ la Duchesse dans les chambres de son palais, comme pour la 
ménager, et que, le lendemain du jour que M"'^ de Verrue était 
entrée aux Filles de Sainte-Marie, ce prince, comme tout étonné, 
avait dit à M""" la duchesse de Savoye : (( Eh, Madame, que dites- 
vous de la résolution si surprenante de M"^ de Verrue, qu'on 
dit s'être jetée dans le couvent des Filles de Sainte-Marie ? En 
vérité elle mériterait bien qu'on s'intéressât pour elle. » Sur quoi 
cette princesse n'aurait fait que baisser les yeux et ne plus 
parler. » 

Baisser les yeux et ne pas parler, la pauvre duchesse Anne 
n'avait jamais fait, et ne fit jamais autre chose. Elle ne parla pas 

(1) D'Arcy au Roi, 14 février 1688, cité par Leris, p. 37. 

(2) D'Arcy au R,oi, 20 août 1688, citée par Leris, p. 19. 



LA DUCHESSE DE lîOURGOGNE. 487 

davantage quand, l'année suivante, le comte de Verrue ayant 
passé en France, où il prit du service, et la comtesse étant sortie 
du couvent des Filles de Sainte-Marie, le duc de Savoie la nomma 
dame d'atours de la duchesse de Savoie. Lorsqu'on voit Victor- 
Amédée calquer si exactement sa conduite sur celle de Louis XIV 
nommant M'^'^deMontespan surintendante de la maison de Marie- 
Thérèse, on peut se demander s'il n'y apportait pas quelque rail- 
lerie, et si ce n'était pas une manière ironique de répondre aux 
représentations que d'Arcy avait été chargé de lui adresser. Lors 
de ses premiers écarts, d'Arcy avait reçu en effet la mission assez 
embarrassante de faire savoir au duc de Savoie « que Sa Majesté 
avait été fort surprise et fort fâchée d'apprendre qu'il n'eût pas 
pour M""" la Duchesse, sa femme, toute la considération que mé- 
rite non seulement la naissance de cette princesse, mais encore 
sa vertu et sa bonne conduite. » A quoi le duc de Savoie avait 
répondu, « avec un air embarrassé et peu content, qu'il avait lieu 
d'être fort surpris lui-même qu'on eût si mal informé Sa Majesté 
de sa conduite (1). » 

Si le mécontentement de Victor-Amédée avait subsisté (et ces 
tracasseries cherchées par Louis XIV à son neveu par alliance ne 
furent pas pour peu de chose dans la brouille) l'embarras dis- 
parut, car M"" de Verrue régna pendant douze années sans 
conteste à la cour de Turin, jusqu'au jour où, lasse de la situation 
intolérable que lui firent à la longue les jalousies et les empor- 
temens de Victor-Amédée, elle finit par imiter son mari et par 
se réfugier à son tour en France, tandis que celui-ci revenait 
au contraire prendre du service en Piémont. Pendant ces années 
d'abandon et d'humiliation, la duchesse Anne continua d'opposer 
aux infidélités de son mari une résignation inaltérable, et de régler 
sa vie extérieure d'après les moindres désirs d'une volonté capri- 
cieuse. Si, au moment où il partait, sur l'invitation pressante de 
Louis XIV, pour guerroyer contre ses propres sujets les Vaudois, 
Victor-Amédée témoignait le désir que, durant son absence, la 
duchesse vécùtd'une vie retirée, onne la voyait plus qu'aux églises. 
Madame Royale, sa belle-mère, qui aurait été moins docile, la 
raillait même un peu lorsqu'elle écrivait à M™^ de la Fayette : « Ma- 
dame Son Altesse Royale est dans une retraite tout extraordinaire 
ce voyage-ci, et nous ne nous voyons qu'aux promenades et aux 
églises où nous allons beaucoup ensemble. On lui a fait la leçon 
avant de partir apparemment, et elle y est si exacte, et elle craint 
tellement, qu'elle ne ferait pas un pas ni ne dirait un mot pour 

(!) D'Arcy au Roi, 3 janvier 1688, cité par Leris, p. 33. " f 



488 REVUE DES DEUX MONDES. 

toute chose au monde, et, quoiqu'elle meure d'ennui, elle ne m'en 
dit rien, et je fais semblant de ne pas m'en apercevoir (1). » 

De retour à Turin, Victor-Amédée voulait-il, en donnant 
quelque éclat à sa cour, complaire encore à Louis XIV, qui lui avait 
fait reprocher « de mener une vie solitaire, contraire aux soins 
indispensables du pouvoir absolu » : vite la duchesse instituait 
chez elle jeux et danse le soir. Victor-Amédée, qui était d'hu- 
meur changeante, en revenait-il à des idées de sauvagerie et d'éco- 
nomie, aussitôt jeux et danse étaient supprimés, bien qu'à la 
danse la jeune duchesse, qui n'avait pas vingt ans, eût pris quelque 
goût. Mais ce n'était pas seulement par ces marques extérieures 
d'obéissance que l'épouse douce et fidèle témoignait son désir 
de complaire à son rude et volage époux. Elle lui prodiguait 
encore des témoignages plus directs et plus touchans de son 
amour. Il existe aux Archives de Turin un certain nombre 
de lettres adressées par elle à Victor-Amédée. Il n'en est pas 
une qui ne respire ce que Luisa Sarredo appelle avec raison dans 
celte jolie langue italienne, la più inquiéta tenerezza di un cuore 
innamorato. Les occasions d'écrire ne lui manquaient pas : 
Victor-Amédée était souvent absent, et, comme il était d'une 
santé assez frêle, au cours de ses voyages ou de ses expéditions il 
tombait fréquemment malade. C'était alors au marquis de Saint- 
Thomas que la duchesse Anne s'adressait pour avoir des nouvelles 
de son mari, car Victor-Amédée ne lui écrivait jamais, et dans le 
volumineux dossier de sa correspondance il n'existe pas une 
seule lettre de lui à sa femme. Saint-Thomas lui-même n'écrivait 
pas toujours très régulièrement, et elle s'en plaignait à son mari 
avec douceur. « Je ne savais pas si le silence de M. le marquis de 
Saint-Thomas était un bon ou un mauvais indice, mais je me 
trouvais dans une peine qui dépasse toute imagination. Je vous 
le demande en grâce : ne me laissez plus dans une telle inquié- 
tude. C'est bien le moins que je puisse espérer que, quand vous 
êtes malade, on me mande de vos nouvelles. » Si la maladie de 
Victor-Amédée se prolongeait, elle demandait, en termes tou- 
chans, la permission de venir le rejoindre : (< Donnez-moi cette 
consolation : ce sera la plus grande preuve d'amitié que je pour- 
rais avoir de vous. Je vous assure que je m'en viendrai seule, 
sans aucun embarras. Mes deux dames me suffisent. Je horai 
contente d'être près de vous et vous verrez ce que peut faire une 
tendre amitié. Je n'épargnerai rien de ce qui pourra vous faire 
connaître que je vous aime plus que ma propre vie (2). » 

(1) -Madame Royale à M^-^ de la Fayette, citée par Leris, p. îiO. 

(2) Lettres sans date citées par Luisa Sarredo. p. 74 et 7.j. 



LA DUCHESSE DE BOURGOGNE. 489 

Une seule fois cette faveur de venir rejoindre son mari 
lui fut accordée. Ce fut quand, en guerre avec la France, 
Victor-Amédée tomba malade de la petite vérole à Embrun. 
Aux premières nouvelles, la duchesse Anne n'osait même pas 
solliciter la permission de venir le rejoindre. « Il ne faut 
s'amuser à parler de cela, écrivait-elle à Saint-Thomas, estant 
inutile (1). » A sa grande surprise cependant, Victor-Amédée 
la mandait auprès de lui. Elle partait précipitamment, et en 
cours de route adressait ce billet à Saint-Thomas : « Dès que 
la marquise de Sommerive m'a dit que Son Altesse Royale ap- 
prouvait que je Tallasse rejoindre, je me suis mise en chemin, 
et arrive dans ce moment-ci. Je compte retrouver la litière 
ainsi qu'elle me l'a dit, et en attendant, j'envoie les remèdes 
que l'on a demandés, mourant d'impatience d'estre moi-même 
auprès de Son Altesse Royale à laquelle j'ai une reconnois- 
sance extrême de ce qu'il me donne la consolation de l'aller 
servir, et à vous de me l'avoir fait savoir. Faites-lui mes com- 
plimens en attendant que je les luy fasse moi-même. » Bravant la 
contagion, elle s'installait au chevet de son mari, et de là envoyait 
tous les jours des nouvelles à Madame Royale, qu'elle tenait au 
courant des alternatives de la maladie, avec autant de soin que si 
elle avait eu affaire à la plus tendre des mères. « Tout continue 
à aller bien, écrivait-elle un jour; la vérole peut se dire finie, vous 
pouvez donc être parfaitement tranquille. » Et quelques jours 
après : « Vous pouvez penser, Madame, que le premier jour où 
j'ai vu la fièvre revenir plus tost violente à Son x\ltesse Royale, 
je fus dans une peine très grande, d'autant plus que nous étions 
sans médecins. Grâce au ciel, cependant, dans les jours suivans, la 
fièvre fut peu de chose, et elle n'est pas revenue. » Victor-Amédée 
finissait par se rétablir, et elle le ramenait à petites journées 
à Turin, où il languissait auprès d'elle plusieurs mois. Mais à 
peine était-il rétabli qu'il la quittait de nouveau, et que la com- 
tesse de Verrue reprenait sur lui tout son empire. 

II 

Au milieu de tant d'épreuves, la duchesse Anne ne pouvait 
connaître d'autres joies que celles de la maternité : ces joies ne 
lui furent pas épargnées. Elle eut de son mari huit enfans, dont 
quatre morts en bas âge, et fit en outre plusieurs fausses cou- 
ches. Sa première née fut précisément la princesse Adélaïde, qui 

(1) Luisa Sarredo, p. Ib6 cl suiv. 



490 REVUE DES DEUX MONDES. 

vint au monde le (J décembre 1685. Dans cette circonstance, Vic- 
tor-Amédée se piqua de se bien montrer. « M. le duc de Savoye, 
mandait d'Arcy au Roi (1 ), fait tous ses devoirs de bon mari et de bon 
père, ayant fait porter un petit lit de camp dans la chambre de sa 
femme pour y coucher, et ne cessant point de monter à la chambre 
de la princesse. » Les choses faillirent cependant mal tourner. 
« Monsieur a eu des nouvelles de Savoie, rapporte Dangeau dans 
son journal à la date du 6 janvier 4686. Madame Royale (la duchesse 
Anne) a reçu le Viatique, mais on la croit hors de danger. »Et après 
avoir donné une explication assez crue de l'accident, il ajoute : 
(( Elle en a pensé mourir. » D'Arcy, de son coté, adressaitauRoi les 
mêmes nouvelles, et c'était pour lui l'occasion de faire l'éloge de 
la jeune duchesse : « Jamais consternation et affliction ne peuvent 
estre plus grandes qu'elles ne l'ont esté pendant ces deux jours 
à la Cour, à la ville, et chez chacun... Aussy ne pourroit-on 
exprimer la perte que l'on feroit si cette princesse venoit à man- 
quer, estant universellement respectée et aimée pour sa sa- 
gesse, sa douceur, sa complaisance et pour cent autres vertus 
que je n'ay pas assez de talens pour exprimer (2). » Dans une 
autre dépêche, d'Arcy rendait compte des incidens pénibles 
qu'avait fait naître, entre Victor-Amédée et sa mère, le baptême 
de la petite princesse. « Elle (Madame Royale) est sensiblement 
touchée des durs traitemens du prince son fils... mais princi- 
palement de ce que, depuis trois semaines qu'elle n'a pas party 
d'auprès de M""^ la Duchesse son épouse, il ne luy eu a pas fait 
la moindre honnêteté, ny dit le moindre mot de douceur, et son 
incivilité a été si loin à l'égard de Madame Royale qu'ayant envoyé 
prier le prince de Carignan par le marquis Mourroux de vouloir 
tenir sur les fonts de baptême la princesse salille, il s'est contenté, 
lorsque Madame sa mère estoit dans la chambre de la duchesse 
de Savoye, de luy demander si elle vouloit donner les noms à sa 
fille, que luy ayant répondu qu'ouy et demandé en même temps 
quels noms il souhaitoit qu'on donnast à cette princesse nouvelle- 
ment née, il repartit, sans autre cérémonie ny compliment, Marie- 
Adélaïde, dont elle a été nommée (3). » 

Le baptême de la princesse Adélaïde ne donna point lieu à de 
grandes réjouissances, car on regrettait fort à la cour de Turin 
qu'elle fût une fille. « Je crois, ma chère grand'mère, écrivait- 
elle un jour à Madame Royale, que je ne vous donnay guières de 
joye, il y a treize ans, et que vous auriés voulu un garçon; mais 

(1) D'Arcy au Roi, 8 déc. 1685, citée par G. de Leris, p. 29. 

(2) Afl". etrang. Corresp. Turin, vol. 81, D'Arcy au Roi, l" janvier 1G8G. 
;3) Ibid. D'Arcy au Roi, 29 décembre 1683. 



LA DUCHESSE DE BOURGOGNE. 491 

je ne puis douter, par toutes les bontés que vous avez eu pour 
moy, que vous ne m'ayés pardoné d'avoir esté une fille (1). » 
Monsieur n'en envoyait pas moins à Turin le comte de Tonnerre, 
premier gentilhomme de sa chambre, pour complimenter son 
gendre, et celui-ci était reçu par la duchesse Anne au plus fort 
de son indisposition subite « afin qu'elle ent la joye d'apprendre 
par luy des nouvelles de Monsieur. » Mais la question se posait à 
Versailles de savoir « s'il fallait que le Roi y envoyât, à cause que 
ce n'était qu'une fille (2) . » On rechercha les précédens, et on trouva 
que le Roi avait envoyé en Portugal complimenter pour 1-a nais- 
sance d'une princesse. Le marquis d'Urfé, un petit-neveu de 
l'auteur de VAsirée, fut choisi sur sa demande, car il avait des 
intérêts en Piémont. D'Urfé recevait pour instructions de pré- 
senter au duc de Savoie la lettre que Louis XIV lui écrivait 
de sa propre main et de lui dire « que Sa Majesté fust portée 
d'autant plus volontiers à luy donner ces marques extraordinaires 
de la considération qu'EUe a pour luy, et de la partqu'Elle prend 
aux bénédictions que Dieu commence à répandre sur son mariage, 
qu'Elle ne doute point que ses intentions et ses actions ne répon- 
dent toujours parfaitement à l'étroite alliance qui l'unit de si près 
aux intérêts de Sa Majesté; qu'Elle espère aussy que l'heureux 
accouchement de Madame de Savoye sera suivy, dans quelque 
temps, de la naissance d'un prince qui augmentera encore la satis- 
faction de Sa Majesté et qu'Elle verra toujours avec un sensible 
plaisir tout ce qui pourra lui arriver de prospérité (3). » 

D'Urfé s'acquittait fort exactement de sa mission et il en ren- 
dait compte à Croissy dans plusieurs lettres qui ne sont pas sans 
agrément. Celle oti il relate l'audience qu'il eut de la duchesse 
Anne ne laisse pas d'être assez piquante : « Cette princesse, écri- 
vait-il, étoit dans un lict assez beau. Il est brodé de perles sur 
du velours cramoisi. Ceux qui n'ont point vu les meubles du Roy 
le croient le plus beau du monde. Comme je ne suis pas chargé 
de les désabuser, je me suis contenté de dire mon sentiment de 
manière à leur faire connaître que celui-ci est riche, mais qu'il n'est 

(1) Arch. d'Etat de Turin : Lettere di Maria Adélaïde di Savoia scritle à la 
duchessa Giovanna Baitlsta sua avola. 13 déc. 1698. Les lettres de la duchesse de 
Bourgogne à sa grand'mère, qui sont aux Archives de Turin ont presque toutes été 
publiées en 1864 par la comtesse délia Rocca (Paris, Michel Lévy), qui a fait précéder 
cette publication d'une judicieuse et délicate introduction. Elle a cependant abrégé 
quelques-unes de ces lettres, et a cru devoir en corriger l'orthographe, qui est en 
effet très défectueuse. C'est ce qui nous a déterminé à rétablir le texte de celles que 
nous aurons occasion de citer d'après les originaux qui sont aux Archives de Turin. 

(2) Mémoires du marquis de Sourches sur le règne de Louis XI\', publiés par le 
comte de Cosnac, t. I, p. 345. 

(3^ Ali", étrang. Corresp. Turin, vol. 81. Instructions données au marquis dlUrfé. 



492 REVUE DES DEUX MONDES. 

pas le plus beau que j'eusse vu (1). » D'Urfé rend compte ensuite 
du compliment qu'il fit à la duchesse en lui remettant la lettre du 
Roi. La duchesse répondit « quelle étoit très sensible aux marques 
que le Roy lui faisoit Ihonneur de lui donner de son souvenir et de 
sa satisfaction, et qu'elle cherchera toute sa vie les moyens de lui 
être agréable et de le contenter en toutes choses. » « Il m'a paru, 
ajoute d'Urfé, que le cœur parloit beaucoup dans tout ce qu'elle 
disoit, et qu'elle a un véritable attachement et bien de la tendresse 
pour le Roy. » Il assista ensuite à une cérémonie qui était en 
usage à Turin quand les princesses relevaient de couches. Toutes 
les dames de la cour vinrent baiser la main de la duchesse, et 
d'Urfé eut ainsi l'occasion de les passer en revue. « Je les louay, 
dit-il, comme j'ay fait le lict. » 

La cérémonie se passait le 14 janvier. Le 27 février suivant, 
une nouvelle grossesse de la duchesse Anne était officiellement 
déclarée. Cette fois elle fit une fausse couche. L'année suivante, 
elle était grosse encore. Mais elle accoucha d'une seconde fille 
qui devait être la reine d'Espagne, femme de Philippe Y, et 
Victor-Amédée, fort contrarié, contremanda les envoyés qu'il 
comptait dépêcher dans toutes les capitales de l'Europe, pour 
annoncer la naissance d'un garçon. Elle était grosse pour la 
quatrième fois lorsque les hostilités éclatèrent entre la France 
et la Savoie. Sincère ou non, Victor-Amédée affichait les préoccu- 
pations que lui causait la santé de la duchesse. « Yoilà ce qui me 
fait de la peine et qui me touche dans l'état où se trouvent mes 
affaires », disait-il au marquis de Chûteau-Renaud, que Catinal 
avait dépêché auprès de lui, « en mettant la main sur la grossesse 
de M""* la duchesse de Savoie (2). » En effet, un rapide voyage 
qu'elle fut obligée de faire au lendemain de la déclaration de 
guerre fut cause qu'elle accoucha prématurément d'un fils qui 
mourut en naissant. Pendant toute la durée des hostilités, elle 
mena une vie misérable. Elle adorait son mari, mais elle vénérait 
son oncle. Son cœur était demeuré fidèle à la France, et elle ne 
pouvait se consoler de voir sa patrie d'origine aux prises avec sa 
patrie d'adoption. De plus en plus délaissée par son mari, qui 
donnait à M"^ de Verrue tout le temps dont la guerre lui per- 
mettait de disposer, elle ne pouvait avoir qu'une consolation : 
l'amour de ses enfans. 

La duchesse Anne avait donc deux filles, encore en bas âsre. 
mais toutes deux intelligentes, précoces, et déjà douées de ces 
grâces qui devaient rendre un jour, en France et en Espagne, leur 

(1) Ibid. D"Urle à Croissy, 14 janvier 1686. 

{■2) Catinal à Louvois, cité par Camille Roussel, t. IV, p. 336. 



LA DUCHESSE DE DOURGOGNE. 493 

jeunesse si fêtée et leur mémoire si chère. Ces deux enfans 
devinrent de plus en plus l'intérêt principal de sa vie. Elle aimait 
peu Turin et ce froid Palazzo reale, de construction récente, dont 
les grandes et hautes salles, qu'on peut admirer encore aujourd'lm i, 
se prêtaient mal à l'intimité de la vie de famille. Sa résidence 
préférée n'était même pas le majestueux palais de la Vénerie, le 
Versailles des ducs de Savoie. C'était un petit palais « comme 
caché, dit Luisa Sarredo, dans un nid de verdure «qui s'appelait 
alors : Vir/nadi Madama, et qui, depuis, en souvenir des fréquens 
séjours qu'y fit la duchesse, depuis reine Anne, fut appelée 
Vigna délia Regina. Ce nom de La Vigne revient souvent dans 
les lettres de la duchesse de Bourgogne et de la reine d'Espagne 
comme celui d'un lieu où s'était écoulée leur enfance. La duchesse 
Anne y menait l'existence la plus simple, vivant beaucoup au 
grand air, faisant de longues promenades à pied, et ne conservant 
auprès d'elle que le moins de monde possible. « Vous êtes donc 
toute seule à Turin, depuis que ma mère et mes frères sont allés à 
La Vigne, écrivait, quelques années plus tard, la reine d'Espagne 
à sagrand'mère. Le peu de monde qu'elle a mené avec elle ne me 
surprend point, puisque c'était de même de mon temps. » Mère 
dévouée, elle ne livrait point ses enfans à des soins mercenaires. 
Une de ses filles ayant contracté quelque maladie contagieuse, 
la fièvre scarlatine probablement, elle s'enfermait avec elle et 
écrivait à Madame Royale, qui la voulait venir voir : « Je vous 
conjure, Madame, de ne pas vous presser, ou du moins ma fille 
qui ne vient pas encore au bas sera plus encore enfermée dans 
sa chambre, car avant les quarante jours, avec votre permission, 
je ne vous la laisserai pas voir (1). » 

La princesse Adélaïde avait cependant une gouvernante, la 
marquise de Saint-Germain , et une sous-gouvernante , M'"" Du- 
noyer. Celle-ci était, assure-t-on, une personne fort distinguée. 
Il y eut deux choses, cependant, qu'elle ne parvint jamais à ap- 
prendre à sa petite élève : l'écriture et l'orthographe. Jusqu'à 
la fm de sa vie, la duchesse de Bourgogne conserva une grosse 
écriture d'enfant, qui sent l'effort. Aussi ses lettres sont-elles 
toujours fort courtes. (Juant à leur orthographe, elle dépasse, 
dans ses fantaisies , les irrégularités dont tout le monde était 
alors plus ou moins coutiimier. Celles de sa sœur, la reine d'Es- 
pagne, qui sont généralement beaucoup plus longues, font plus 
d'honneur aux leçons de M"° Dunoyer. Mais l'éducation morale, 
où se fait davantage sentir la main de la mère, fut parfaite. 

(1) Luisa Sarredo, p. 174. ^ 



494 REVUE DES DEUX MONDES. 

« Elle avait reçu de sa vertueuse mère de très bons principes, 
écrivait la princesse Palatine, la seconde femme de Monsieur. 
Lorsqu'elle arriva en France, elle était fort bien élevée, mais la 
vieille gucnipe (M"" de Maintenon) voulant gagner son amitié 
et être la seule à avoir ses affections, lui a laissé faire toutes 
ses volontés et ne l'a contrariée en aucun de ses caprices (i). » 

Doù vient cependant qu'entre cette mère, dont la tendresse 
se montrait si dévouée, et cette fille dont la sensibilité devait être 
aussi précoce que l'intelligence, la relation ne fut jamais très in- 
time. L'affection de l'enfant paraît s'être portée de préférence sur 
sa grand'mère, à en juger du moins par ce fait que les Archives 
de Turin ne renferment que huit lettres de la duchesse de Bour- 
gogne à la duchesse Anne, contre plus de cent lettres à Ma- 
dame Royale. Faut-il supposer, comme incline à le croire Luisa 
Sarredo, que ses lettres à sa mère ont été tout simplement per- 
dues? Cela n'est guère probable, car à cette cour de Turin tout était 
soigneusement conservé. Et puis le ton des lettres de la duchesse 
de Bourgogne à sa mère ou à sa grand'mère ne laisse pas d'être 
assez différent. Certes, celles adressées à sa mère sont tendres, 
mais un peu de cérémonie continue de s'y glisser : (( Je me pique 
présentement en tout d'estre une grande personne, lui écrivait- 
elle en 1701, et jay cru que maman ni convenoit pas. Mais 
j'aimeray ma chère mère encore plus que ma chère maman, parce 
que je connoitrai mieux tout ce que vous vallés et tout ce que 
je vous dois (2). » Ce sont assurément les sentimens d'une fille, 
respectueuse et reconnaissante, pour une mère dont elle connaît 
le mérite. Mais dans ses nombreuses lettres à sa grand'mère, il y a 
plus de vivacité, plus d'abandon, plus de petits détails sur elle- 
même et sur sa vie. On devine que l'intimité, la confiance, les habi- 
tudes du cœur sont là. 

Il n'est pas très malaisé d'expliquer cette différence. Les en- 
fans, chez lesquels se traduisent librement les premiers mouve- 
mens de la nature, sont repoussés par la tristesse et attirés par la 
beauté. Il est probable que la duchesse Anne, qui n'était point 
jolie, ne parvenait point, même en compagnie de ses enfans, à 
chasser de son visage, naturellement sérieux, une gravité où 
se reflétaient les épreuves de sa mélancolique destinée. Elle ne 

(1) Corre-spondance complète de M™e la duchesse d'Orléans, tome 1. Lettre du 
16 mai 1716. 

(2) Arch. d'État de Turin. Lellere di Maria Adélaïde di Savoia, duchessa di Bor- 
gogna.scritte alla duchessa di Savoia Anna d'Orléans, sua madre,2 janvier 1701. Ces 
lettres ont été publiées par M. Paolo Bosclli, ancien ministre des finances du 
royaume d'Italie, dans le t. XXVII des Atii délia R. Academia délie scienze di 
Torino, de mars 1892, 



LA DUCHESSK DE IlOUROOG^E. i-95 

savait pas davantage, comme c'est un devoir de le faire pour des 
enfans, égayer la vie autour d'elle. Le séjour solitaire de La 
Vigne devait être triste pour les deux petites filles, et la récréation 
de longues promenades à pied no leur paraissait vraisemblable- 
ment pas suffisante. Au contraire, bien qu'elle eût un peu en- 
graissé. Madame Royale était restée très belle. Elle avait con- 
servé le goût de plaire, et sa coquetterie, qui ne trouvait plus 
d'emploi, s'exerçait sans doute à captiver ses petites filles. Ce 
don mystérieux qui s'appelle le charme survit parfois à la jeu- 
nesse, et il s'exerce sur tous les âges. Lors même qu'elles ont 
des cheveux blancs, un instinct secret attire jusqu'aux enfans vers 
les femmes qui furent aimées. George Sand a peint quelque part, 
en lignes exquises, ce charme de l'aïeule qui a su vieillir. 
« Métella fortifiée contre le souvenir des passions par une con- 
science rafl'ermie et par le sentiment maternel que la douce Sarah 
sut développer en son cœur, descendit tranquillement la pente 
des années. Quand elle eut accepté franchement la vieillesse, 
quand elle ne cacha plus ses beaux cheveux blancs, quand les 
pleurs et l'insomnie ne creusèrent plus à son front des rides 
anticipées^ on y vit d'autant plus reparaître les lignes de l'impé- 
rissable beauté du type. On l'admira encore dans l'âge où l'amour 
n'est plus de saison, et dans le respect avec lequel on la saluait 
entourée et embrassée par les charmans enfans de Sarah, on 
sentait encore l'émotion qui se fait dans l'âme, à la vue d'un ciel 
pur, harmonieux et placide que le soleil vient d'abandonner. » 
Ainsi peut-on se représenter la vieillesse de la belle Jeanne- 
Baptiste de Nemours, alors qu'ayant renoncé aux galanteries qui 
avaient déshonoré la première moitié de sa vie, tenue à l'écart de 
toutes choses par la haine persistante de son fils, elle vivait soli- 
taire, dans ce vieux palais assez triste qui s'élève encore aujour- 
d'hui au milieu de la grande place de Turin, et qui a reçu à cause 
d'elle le nom de Palazzo Madama. Elle y passait toute l'année, 
considérant une journée passée à la Vénerie ou à Moncalieri 
commq un grand voyage. Ses petites-filles devaient donc ^fèmY 
assez f'équemment l'y voir. Les journées qu'elles y passaient, 
compaiées à la solitude de La Vigne, étaient pour elles des jour- 
nées de divertissemens. Les grandes salles du Palais Madame où 
se tiennent aujourd'hui les séances de la Cour de cassation, étaient 
témoins de leurs jeux, auxquels leur grand'mère prenait part, 
entres autres à un certain jeu de la bèfe, et ce serait un joli tableau, 
à la fois lie genre et d'histoire, que celui où un peintre représen- 
terait cette belle et majestueuse aïeule, se mêlant aux ébats de 
ces petites et jolies princesses. Le soii* venu, elles devaient^ s'en 



496 REVUE DES DEUX MONDES. 

retourner, un peu tristes, à La Vigne, et rêver toute la semaine 
au prochain voyage, ou accompagnant leur mère dans ses prome- 
nades à pied, ou en écoutant d'une oreille distraite les leçons de 
M""' Dunoyer. 

Quelles pensées, quels rêves traversaient cependant cette petite 
tête brune et bouclée, pendant ses leçons, ses promenades ou ses 
jeux? A l'âge où peu s'en faut que nos filles ne jouent encore à 
la poupée, ces filles de rois ou de princes savaient que leurs 
destinées s'agitaient déjà dans les chancelleries, et que, vers douze 
ou treize ans au plus tard, il serait disposé d'elles sans qu'elles 
fussent consultées, même pour la forme. Elles acceptaient leur 
sort, comme on accepte l'inévitable, sans que l'idée d'une rébel- 
lion leur vînt un seul instant à l'esprit. La princesse Adélaïde fut- 
elle au courant de ces négociations où, durant trois années, sa 
petite personne tint une si grande place? Sut-elle que sa main était 
offerte tantôt au duc de Bourgogne et tantôt au roi des Romains, 
suivant que les nécessités de sa politique tournaient Victor- 
Amédée du côté de la France ou de l'Allemagne? Quand son 
père l'appelait, de la chambre où elle jouait, pour la faire voir à 
Tessé, son œil d'enfant insouciante ne vit-elle en cet inconnu 
qu'un étranger de passage, ou son imagination de jeune fille en 
éveil devina-t-elle en lui un envoyé secret de son futur mari? 
A ces questions la réponse est impossible, mais si elle soupçonna 
les négociations qui étaient en cours entre Turin, Versailles et 
Vienne, et si elle avait une préférence, cette préférence ne pou- 
vait être que pour la France. Sa mère qui, disait Tessé, u étoit 
demeurée Française, comme si elle n'eût jamais passé les Alpes », 
l'avait sans doute élevée dans ce rêve brillant qui devait être 
pour elle une si courte réalité. Elle était encore en bas âge que 
déjà il était bruit à Versailles de ses inclinations. On lit à la date 
du 20 avril i688, dans les Mémoi?'es du marquis de Soiirches: :<■ On 
sut que la princesse, fille aînée du duc de Savoie, étoit extrême- 
ment malade, et Madame la Dauphine en témoigne beaucoup de 
chagrin, non seulement à cause de la grande proximité , mais 
encore parce que cette princesse, tout enfant qu'elle étoit, témoi- 
gnoit déjà qu'elle ne pouvoit être heureuse que si elle épousoit 
Monseigneur le duc de Bourgogne. » 

Il n'était point besoin d'ailleurs des leçons maternelles pour 
tourner vers la France limagination d'une jeune princesse. L'Al- 
lemagne passait , non sans raison , pour un pays encore sau- 
vage et triste. Versailles au contraire brillait dun éclat non pa- 
reil, et tous les yeux étaient tournés vers ce soleil dont aucun 
nuage n'avait encore obscurci les rayons. Approcher de ce soleil, 



LA DUCHESSE DE HOURGOGNE. 497 

vivre au pied de ce trône, qui était alors le premier du monde, 
avec la perspective d'y monter un jour, il n était pas en Europe 
une princesse dont cette destinée n'eût enflammé l'imagination. 
A plus forte raison en devait-il être ainsi pour une enfant élevée 
solitairement, dans des circonstances assez tristes, entre une mère 
et une grand'mère également Françaises de cœur. Aussi, lorsque 
en exécution des engagemens pris dans le traité secret du 29 juin, 
Tessé arrivait à Turin, en apparence pour y servir d'otage, mais 
en réalité pour achever d"y conclure le mariage du duc de Bour- 
gogne, il trouvait, comme nous Talions voir, la petite princesse 
toute préparée au nouveau rôle que ses onze ans allaient avoir à 
jouer. 

III 

Tessé fit son entrée à Turin le 13 juillet 1696. a Gomme il était 
naturellement magnifique, » disent les Mémoires du marquis de 
Sourches, il avait mené avec lui trente mulets, et dix chevaux 
de main. Il était accompagné du marquis de Bouzols, le gendre 
de Groissy, gentilhomme de fort bonne maison, mais assez court 
d'esprit, et dont les belles perruques sont, plus d'une fois, dans 
les lettres de Tessé, l'objet de railleries. Ils devaient tous deux 
demeurer en otages jusqu'à lafm de la trêve ; mais, dès le lende- 
main de son arrivée, Tessé pouvait avec raison écrire à Louis XIV 
« qu'il n'était regardé par personne sur ce pied-là (1). » En effet, 
il avait été reçu plutôt comme un ambassadeur porteur de pro- 
positions de paix. En Piémont, on était fatigué de la guerre. Les 
Allemands ne s'y étaient guère fait aimer. Tout alliés qu'ils fus- 
sent, ils n'avaient guère moins vécu aux dépens du pays que 
les Français, et il y avait antipathie naturelle entre les deux 
races. Aussi, bien que le traité déjà signé entre Louis XIV et 
Victor-Amédée, par l'intermédiaire de Tessé, demeurât un pro- 
fond secret, l'instinct populaire ne se trompait pas en croyant 
que trêve signifiait paix, et l'allégresse était générale. La foule 
se portait sur le passage de Tessé « avec des acclamations et 
des témoignages de joye que quelques particuliers poussèrent 
jusqu'à crier à voix basse : « Vive le roy. » Il était deux heures de 
l'après-midi lorsqu'il mit pied à terre dans la cour du palais. 
La duchesse Anne était à la fenêtre, et, cachée derrière elle, la 
petite princesse Adélaïde regardait curieusement descendre de 
cheval l'homme qui se présentait au nom de son futur époux. 

(1) Aff. étrang. Corresp. Turin, vol. 91. Tessé au Roi, 14 juillet 1696. »■ 

TOMB cxxxv, — 1896. 32 



498 REVUE DES DEUX MONDES. 

Le duc de Savoie le reçut dans son petit appartement. « Il me 
parla le premier, continue Tassé, avec éloquence, dignité et sé- 
rieusement. Cependant, Sire, je n'eus pas plustôt répondu que 
ce sérieux se dissipa. Il me tira à part à sa fenestre, et me té- 
moigna de la joye de ce qu'il n'estoit plus question de nos aven- 
tures nocturnes. » 

La comédie avait été admirablement jouée entre Tessé et 
Victor-Amédée qui tenait à tromper son monde jusqu'au bout. 
Elle se continua avec Saint-Thomas : « Une chose facétieuse, 
fut l'entrevue et les premiers discours du marquis de Saint- 
Thomas. Il m'aborda et se fit nommer par le comte de Vernon 
(le maître des cérémonies) comme si de sa vie il ne m'avoit veu. 
Cependant, comme chacun s'en alla, la comédie ne dura plus. 
Nous nous embrassâmes. Je luy donnay la lettre de Votre Majesté 
et nous parlâmes affaires. » Le soir Tessé fut conduit au cercle de 
la cour, où il vit des princesses bien contentes : « Madame Royalle, 
toujours gracieuse, voulant et cherchant à plaire et à contenter, 
me dist mille choses flatteuses pour moy et relatives au tendre 
attachement qu'elle a pour Votre Majesté et pour ses intérêts. 
Quant à M"'"' la Duchesse, peu s'en fallut qu'elle ne s'attendrist 
de joye, et je sentis l'instant que je serois de mesme. Elle me fit 
mille questions, et me conta tout bas qu'alors que je mis pied à 
terre dans la cour, elle estoit aux fenêtres du palais avec la prin- 
cesse sa fille qui me connut pour le mesme homme qu'elle avoit 
vu, quelques jours auparavant, dans le cabinet de son père. L'on 
lui deft'endit de le dire, mais au bout du conte, Sire, c'est le 
secret de la comédie. » 

Louis XIV se montrait fort satisfait de la réception faite à son 
envoyé, et Torcy, qui tenait déjà la plume au lieu et place de son 
père malade, lui en faisait compliment de son côté : « En vérité, 
je croy, écrivait-il à Tessé, qu'il s'en fallut beaucoup que Lan- 
celot ne fut si bien reçu à son retour d'Angleterre, et cependant 
c'est le modèle de la réception, s'il en faut croire un homme du 
siècle passé qui s'y connoissoit fort bien. Quand je pourrois me 
flatter d'avoir quelque part à l'honneur de votre amitié, j'hazar- 
deray de vous demander le nom de ITnfante qui doit toujours 
terminer ces réceptions, car je ne compte pas que M, de Bouzols 
me le dise, si vous l'avez mis dans votre confidence.il mavoueroit 
plutôt les conquestes que sa belle perruque lui fera faire (1). » 

Si Tessé, qui n'en était pas incapable, profita de son séjour 
pour faire la conquête de quelque infante, du moins cela n'appa- 

(1) Papiers Tessé. Torcy à Tessé, 26 juillet 1696. 



LA DUCHESSE DE BOUHGOGNE. 499 

raît pas dans ses lettres, et il dut lui rester singulièrement peu de 
loisirs pour semblable récréation, car jamais nous ne levoyons aussi 
affairé et aussi soigneux à la correspondance. Aucun jour ne se 
passe qu'il n'écrive au Roi, à Barbezieux, à Torcy, qui devait, à 
partir du 29 juillet, remplacer son père comme secrétaire d'État. 
C'est que les affaires à traiter ne lui manquaient pas. Il avait 
tout à la fois à surveiller les négociations que Victor-Amédée 
poursuivait avec ses alliés de la veille pour les amener à re- 
connaître ce qu'on appelait alors la neutralité d'Italie, à sur- 
veiller la rédaction du contrat de mariage de la princesse Adé- 
laïde avec le duc de Bourgogne, à régler les préparatifs de son 
départ pour la France , et à résoudre les questions multiples 
que ce voyage soulevait. En même temps il avait soin , car 
Louis XIV le lui avait expressément recommandé, de remplir ses 
lettres de menus détails qu'il jugeait de nature à intéresser 
le Roi. En habile homme, il choisissait de préférence ceux qui 
pouvaient flatter son orgueil. C'est ainsi qu'il ne manquait pas de 
lui faire savoir que sa fête avait été célébrée avec grand éclat le 
jour de la Saint-Louis. « M""' la Duchesse en fist les honneurs. 
La porte de l'église estoit ornée d'un grand Saint-Louis dont 
l'image, non plus que les ornemens d'église, n'avoient pas paru 
depuis que M. le duc de Savoye s'estoit uni à la Ligue, et il y eut 
musique, au sortir de laquelle je crus devoir faire quelques 
aumônes de ma portée, et le soir il y eut des danses dans les rues. » 

Tessé rendait compte également au roi de la (( joye excessive 
et indicible » de la duchesse Anne, qui, depuis son mariage, 
n'avait pas connu d'aussi beaux jours. « Elle éclate en tout, et 
quoy qu'il lui soit fort recommandé d'estre en garde, pour ne 
point faire connoître aux chefs des alliés la partialité de son cœur, 
cette princesse ne peut se contenir, et cherche tous les moyens de 
causer avec moi, de parler de Vostre Majesté, de sa joye, de ses 
embarras et de ses mortifications passées, » et il ajoutait dans 
une autre lettre : « Certainement, elle a le cœur digne de l'hon- 
neur qu'elle a d'estre nièce de Vostre Majesté (1). » 

Pour rendre ce qu'il devait à la duchesse Anne, Tessé ne né- 
gligeait pas cependant de payer ses hommages à la comtesse de 
Verrue. C'était Saint-Thomas qui, en homme avisé et connaissant 
bien son maître, lui avait donné ce conseil. « Je ne vous rens 

(1) Aff. étrang. Corresp. Turin, vol. 97. Tessé au Roi, 20 juillet, 5 août 1696. Un 
assez grand nombre de ces dépêches de Tessé au Roi ont été citées, d'après les copies 
qui sont au Dépôt de la Guerre, par M. de Boislisle, au tome III (p. 419 et suivantes) 
de sa savante édition des Mémoires de Saint- Simoîi à laquelle il est impossible de ne 
pas faire de larges emprunts, toutes les fois qu'on écrit sur ces temps. Les originaux 
de ces dépêches, auxquels nous nous sommes reporté, sont aux Affaires étrangères. 



SOO REVUE DES DEUX MONDES. 

point conte, écrivait Tessé à Louis XIV, de la visite que jai faite 
à M'"" la comtesse de Verrue, laquelle partit hier pour les bains 
de Saint-Maurice. Ce fut Saint-Thomas qui me dist qu'il estoit à 
propos que je la visse, et que je l'assurasse de l'amitié et de la 
protection de Vostre Majesté. Je le fis, et elle reçut mon discours 
avec des témoignages excessifs de respect et de joye ; mais à vrai 
dire, il ne me parut pas à sa figure, à ses manières, à ses 
coëffures et à son attitude qu'elle songeast à aucune autre affaire 
qu'à plaire, et je suis trompé si M. deSavoye lui dit son secret (1). » 
Ce qui préoccupait avant tout Tessé, c'était de faire parvenir au 
Roi les détails les plus minutieux sur la jeune princesse qui allait 
devenir sa petite-fille. Déjà, au cours des négociations de Pignerol, 
Groppel avait remis à Tessé un portrait de la princesse, une mi- 
niature probablement, et celui-ci s'éiait empressé de la transmettre 
à Versailles, Peu après, il expédiait un second portrait, de gran- 
deur naturelle, que la duchesse Anne envoyait à Monsieur. Le 
principal intéressé, c'est-à-dire le duc de Bourgogne, s'en montrait 
satisfait. « Monseigneur le duc de Bourgogne, écrivait Barbezieux 
à Tessé (2), m'ayant demandé si j'avais vu le portrait de la 
duchesse de Bourgogne, sa future épouse, me l'a montré avec 
plaisir. » A Barbezieux lui-même qu'en sa qualité de ministre 
de la Guerre ces choses ne paraissaient cependant guère concerner, 
Tessé envoyait un corps (nous dirions aujourd'hui un corsage) et 
un ruban, ayant appartenu à la princesse Adélaïde, sans doute 
pour donner la mesure de sa taille. En même temps il accompagnait 
de ce commentaire lenvoi du portrait que la duchesse Anne avait 
fait parvenir à son père : « Ce portrait est très ressemblant, à cela 
près que l'on lui a fait les cheveux un peu moins noirs qu'elle ne 
lésa (3). » Mais, bientôt après, il revenait sur son dire. « Je vous 
supplie, écrivait-il à Barbezieux, de dire au Boi que je voyois noir 
ou de travers quand j'ay mandé que Madame la princesse de Savoye 
avoit les cheveux très noirs. L'on luy avoit mis trop d'essence les 
premiers jours que je la vis, de sorte que je me dédis ; elle a les 
cheveux d'un châtain mesme assez clair, et plus clair que ne les 
avoit Madame la Dauphine (4). » Il mandait en même temps que 
plus il observait cette princesse « plus elle lui paraissait saine et 
bien constituée ( ">). » D'autre part il avait soin de noter tous les 
traits qui pouvaient trahir son humeur et ses dispositions vis-à- 
vis de la France. « Jamais, écrivait-il, je n'ay l'honneur de la voir 

(1) Aff. étrang. Corresp. Turin, vol. 97. Tessé au Roi, IG juillet 1696. 

(2) Papiers Tessé. Barbezieux à Tessé, 7 septembre 1696. 

(3) Aff. élrang. Corresp. Turin, vol. 97. Tessé au Roi, 16 juillet 1C96. 

(4) Dépôt de la Guerre. Italie, vol. 1374. Tessé à Barbezieux, M août 1696. 
(.o) Aff. étrang. Corresp. Turin, \o\. 97. Tessé au Roi, 16 juillet 1696. 



LA DUCHESSE DE BOURGOGNE. TjOl 

qu'elle ne rougisse modestement, comme si elle entendait que c'est 
moy qui la fais souvenir de Monseigneur le duc de Bourgogne. » 
Et dans une autre lettre : « Cette princesse disait hier à sa 
mère qui lui parla du comte de Mansfold (le commissaire im- 
périal en Italie) : Mon Dieu, que vient-il fairc^ ici? Vous verres que 
papa écoutera encore des choses comme autrefois. Gel homme-là 
n'a que faire ici. Que ne vous laisse-t-il en repos (1). » 

La petite princesse n'avait pas tort de penser que le comte 
de Mansfeld était envoyé par l'empereur Léopold pour mettre 
obstacle à son mariage. Il arrivait précédé d'une assez fâcheuse 
réputation. « J'ai supplié Son Altesse, écrivait Tessé à Barbe- 
zieux(2), de ne pas souffrir qu'il s'approchât de sa cuisine : pour 
moi, il n'y a pas apparence que je fasse aucun repas avec lui, car 
ce monsieur est soupçonné d'avoir eu part à celui que fit la Beine 
d'Espagne avant que de passer de ce monde-ci à l'autre. » A la fin 
du xvn® siècle on était fort enclin à croire aux empoisonnemens, 
et la participation du comte de Mansfeld à un crime aussi odieux 
n'a jamais été sérieusement établie. Au surplus, Tessé lui-même 
ne paraît pas avoir ajouté grande foi à l'accusation qu'il portait, 
et c'est généralement sur un ton badin qu'il parle de ce vieux 
serviteur de la maison d'Autriche. < M. de Mansfeld porte une 
perruque blonde, mais blonde et frisottée, que celui qui fonda la 
Toison d'Or, en commémoration de ce qu'il trouva, ne rencontra 
rien de si crespé ni de si blond. Il est pourtant sexagénaire... Il 
dit bien en montrant son plein pouvoir qu'il n'avait nulle instruc- 
tion de l'Empereur, qui luy avoit dit seulement : Partes, faites 
diligence, et tout ce que vous ferës sera à propos. Cependant le 
temps que l'on a mis à copier ses titres pouvoit suffire à celuy 
qu'il eût fallu pour une longue instruction {-'}). » 

Le comte de Mansfeld n'avait pas besoin d'instructions précises 
pour savoir qu'il devait s'opposer de tout son pouvoir au mariage 
projeté. Mais il ne pouvait faire autre chose que renouveler les 
propositions déjà transmises à Turin par l'abbé Grimani, et offrir 
de substituer l'alliance du roi des Romains à celle du duc de 
Bourgogne. A cette proposition Victor-Amédée commençait par 
répondre, non sans une certaine ironie : « que l'inclination de 
la mère et de la fille ne se trouvoient pas à profiter d'un si grand 
avantage, et que, comme sa Majesté Impériale avoit semblé croire, 
dans de certains temps, que l'alliance du Danemarck étoit plus 
convenable à l'Empire que celle de Savoye, l'on croyoit pré- 

(1) Aff. étrang. Corresp. Tui'in, vol. 91. Tessé au Roi, 11 août 1696. 

(2) Dépôt de la Guerre. Italie, vol. 1374. Tessé à Barbezieus, 7 août 1696. 

(3) Ibid. Tessé ;'i Barbezieus, 14 août 1696. ( 



302 REVUE DES DEUX MONDES. 

sentement à Turin que celle de France était plus sortable » ; et 
comme M. de Mansfeld insistait, s'engageant en outre, au nom de 
l'Empereur, à faire, de gré ou de force, rendre Pignerol par la 
France, Victor-Amédée finissait par répondre tout net « que le 
dégoût que sur cella sa Majesté Impériale avoit donné à la maison 
de Savoye étoit encore trop récent pour qui! pût estre efîacé du 
blanc au noir et dans un instant (1). » 

Le prince dOrange n'obtenait pas un meilleur succès en ayant 
recours à la menace. Vainement il écrivait à l'Empereur, au roi 
d'Espagne, et à tous les princes de la Ligue les lettres les plus 
pressantes pour les exciter à soutenir la guerre. Vainement, 
dans une lettre fort vive qu'il adressait personnellement au duc 
de Savoie, et que celui-ci s'empressait de communiquer à Tessé, 
il le conjurait de « faire des réflexions solides, sur le peu d'hon- 
neur et de gloire, à la veue de toute la chrétienté actuelle- 
ment tournée contre l'ennemy commun, qu'il acquérera par 
une paix particulière; que rien ne peut estre pour luy glorieux, 
stable, ou solide que ce qu'il acquérera par la paix générale. (2) » 
Vainement une lettre de la propre main du duc de Portland, 
son favori, communiquée également à Tessé par Saint-Thomas, 
« portoit l'expression de la surprise où il estoit de voir Son 
Altesse résolue de suivre aveuglément un party si contraire à 
son honneur et à ses intérêts... repettant que la Ligue prendra 
des mesuies pour faire repentir son maistre du pas dangereux 
dans lequel il s'engage, et qu'à quelque prix que ce soit la ditte 
Ligue soutiendra la guerre en Italie. » Ces objurgations et ces 
menaces demeuraient sans effet. Victor-Amédée faisait montre 
dune loyauté dont, jusqu'à présent, il n'avait guère donné 
la preuve et, de leur côté, les alliés, las d'une guerre dont ils 
n'avaient pas tiré grand avantage, découragés par la défection 
de Victor-Amédée, et iiidifférens aux passions personnelles de 
Guillaume d'Orange, inclinaient peu à peu à traiter. Déjà ils 
avaient retiré leurs troupes du Piémont et Tessé rendait compte 
au Roi de leur départ (3) : 

« Enfin, Sire, il n'y a si bonne compagnie qui ne se sépare. 
Les troupes impériales, espagnoles, religionnaires et auxiliaires se 
séparèrent hier de celles de M. de Savoye. Ce fut, de part et 
d'autre, avec d'aussi froides cérémonies qu'on puisse se les ima- 
giner... Ils firent difficulté de rendre quelques pièces de canon 
de M. de Savoye dont ils supposoient avoir besoin; mais le ton 

(1) Aff. étrang. Corresp. Turin, vol. 9". Tessé au Roi, 7-14 août 1696. 

(2) Ibid. Corresp. Turin, vol. 97. Tessé au Roi, 11 août 1696. 
(.'{) Ibid. Corresp. Turin, vol. 97. Tessé au Roi, 5 août 1696. 



LA DUCHESSE DE BOURGOGNE. 503 

que prist M. de Savoyo. eut bientôt iini cette remontrance. Les 
Brandebourgs ont opiniâtrement voulu suivre les Impériaux et 
j'ay la joye de voir que les François qui sont sortis de vostre 
royaume n'ont pas perfectionné leur conduite dans les cours 
estrangères. Ce M. de Varennes qui commande les Brandebourgs 
a suivi aveuglément les passions du Milord d), et n'a eu dans cette 
séparation ni procédés d'honnête homme, ni manière de savoir 
vivre. » 

ïessé rapporte ensuite le singulier langage qui fut tenu par 
Victor-Amédéc aux officiers espagnols et impériaux lorsqu'ils 
vinrent prendre congé de lui : « Messieurs, leur dit ce prince, 
nous nous éloignons un peu, mais j'espère que vos maîtres vou- 
dront bien me donner lieu de leur témoigner la reconnaissance 
que j'ay des bontés qu'ils ont eues de me secourir, et en vostre 
particulier. Messieurs, je chercherai les occasions devons donner 
des marques de toute mon estime. J'ay contribué, autant que je 
l'ay pu, à vous donner de bons quartiers d'hiver; je vous en 
souhaite à l'avenir de meilleurs; mais trouvés bon que ce ne 
soit pas dorénavant eu Italie. Je vous les désire ailleurs. Il est 
temps que mes estais, et, s'il est possible, ceux des princes mes 
voisins, jouissent du repos que j'ai essayé de leur concilier. 
J'espère que vos maîtres y consentiront. Je leur ai instamment 
demandé cette grâce qu'il est de leur justice de m'accorder. 
Après quoy, si malheureusement pour moy ils me la reffusoient, 
j'aurois la douleur de vous disputer d'aussi bon cœur vos quar- 
tiers d'hiver que j'ai contribué à vous les faire avoir, et j'agirois 
à la teste des François contre vous avec la mesme vivacité que 
vous m'avez veue pourmériter votre estime. Cependant Messieurs, 
comme j'espère que vos maîtres m'accorderont cette grâce, je 
vous demande celle de vostre amitié, et nous dînerons aujour- 
d'hui ensemble si vous voulés. » — A cette singulière harangue, 
les officiers ne répondirent que par de profondes révérences, 
et pas un ne resta dîner. Aussi, le soir, Victor-Amédée dit-il 
aux dames de la cour : « Enfin, mesdames, vous pouvez conter 
que dorénavant nous sommes François. » 

Ainsi Louis XIV recueillait le premier fruit des habiles con- 
cessions qu'il avait faites. Victor-Amédée paraissait sincèrement 
désireux de se détacher de la Ligue, et de rentrer dans l'alliance 
française. Il n'épargnait rien pour persuader de sa bonne foi. 

(1) Les Brandebourgs étaient les Prussiens d'aujourd'hui. Quant à celui que 
Tessé appelle le Milord, c'était le marquis de Ruvigny, Français réfugié en Angle- 
terre pour cause de religion, que Guillaume d'Orange avait nommé comte de Gal- 
loway, et résident britannique à Turin. ( 



o04 REVUE DES DEUX MONDES. 

Rarement une journée s'écoulait sans qu'il fit venir Tessé au palais, 
soit pour le tenir au courant des négociations qu'il continuait de 
poursuivre avec Mansfeld et Leganez, soit pour l'entretenir de ba- 
gatelles. « Notre conversation, écrivait Tessé au Roi au sortirdun de 
ces entretiens (1), roula sur la joie qu'il avoit de pouvoir croire 
et espérer que c'estoit tout de bon que Vostre Majesté l'honoroit 
du retour etfectif de ses bonnes grâces et de sa puissante protec- 
tion, me répettant mille fois qu'il vous donneroit tant de marques 
de son attachement que non seulement le passé s efïaceroit, mais 
que les soupçons que Vostre Majesté peut avoir qu'il est subtil 
et incertain se dissiperoient par le dévouement réel qu'il auroit 
pour vous plaire. » 

Le présent semblait donc acquis. Restait à assurer l'avenir, 
autant que l'avenir pouvait être assuré avec un souverain, quoi qu'il 
en dît, subtil et incertain, en concluant l'affaire du mariage, et en 
signant le contrat de la princesse Adélaïde avec le duc de Rour- 
gogne. C'est à quoi Tessé s'employait avec activité, non sans avoir 
à triompher encore de certaines difficultés. 

IV 

Dans un temps où (guère plus qu'aujourd'hui du reste) la 
force primait souvent le droit, il est assez curieux de constater 
quelle singulière importance s'attachait à la rédaction des actes 
publics. A voir le soin avec lequel les moindres termes en étaient 
pesés, on pourrait croire que les contestations possibles dussent 
être pacifiquement et impartialement tranchées par quelque tri- 
bunal amphictyonique, tandis qu'en réalité c'était la fortune des 
armes qui prononçait en dernier ressort. Il est certain cependant 
que parfois une guerre naissait de l'interprétation de tel mot 
inséré dans un contrat ou dans un traité, et que les souverains 
invoquaient souvent l'opinion des légistes pour appuyer leurs 
prétentions ou justifier leurs conquêtes. C'est ainsi que Louis XIV, 
dans sa guerre récente contre Victor-Amédée, s'étant emparé 
du comté de Nice, il avait fait établir juridiquement, par le parle- 
ment d"Aix, que ce comté n'était qu'une dépendance de l'ancien 
comté de Provence, et qu'il avait en conséquence droit de le 
garder. Trente années auparavant, c'était de l'interprétation que 
comportaient les renonciations insérées dans le contrat de ma- 
riage de Marie-Thérèse avec Louis XIV qu'était née la guerre 
de Dévolution à la suite de laquelle les meilleures places des 

(1) Aff. étrang. Corresp. Turin, vol. 97. Tessé au Roi, 27 juillet 1696. 



LA DUCHESSE DE BOURGOGNE. 505 

Flandres étaient devenues françaises. Ou comprend donc que la 
rédaction du contrat de la princesse Adélaïde ne laissât pas de 
préoccuper les jurisconsultes savoyards auxquels Victor-Amédée 
avait remis le soin de le préparer, et cela d'autant plus qu'une 
question analogue à celle qui avait amené la^guerre de 1067 pou- 
vait parfaitement se présenter. 

Victor-Amédée n'avait que des filles. Sa santé (quoiqu'il ait vécu 
fort âgé) passait pour chancelante. Qu'adviendrait-il s'il mourait 
sans laisser de fils, et à qui reviendrait sa succession? Bien qu'un 
usage constant assurât la souveraineté aux mâles de la maison de 
Savoie, à l'exclusion des femmes, et que, suivant le vieil adage 
féodal, « la couronne n'y pût tomber de lance en quenouille », 
cependant la question n'avait pas laissé de se poser quelquefois, 
dune manière assez menaçante pour l'indépendance de la Savoie, 
en particulier lorsque Adélaïde, femme de Louis le Gros, roi de 
France, avait, en 1103, réclamé Théritage de son père Humbertll, 
au détriment de son frère cadet. Pour remonter quelque peu 
loin, l'affaire n'était pas oubliée, du moins par les jurisconsultes. 
De plus, le prince de Carignan, qui représentait la ligne mascu- 
line de la maison de Savoie, était sourd-muet. Bien qu'il fût fort 
intelligent, et que, devançant les dernières méthodes appliquées 
à l'instruction des malheureux déshérités comme lui, il sût fort 
bien comprendre la parole au mouvement des lèvres (Saint- 
Simon l'appelle, à cause de cela, ce fameux sourd-muet), cepen- 
dant son habilité à succéder pouvait parfaitement être contestée. 
Il n'avait pour héritier qu'un enfant en bas âge, issu de son ma- 
riage avec une princesse de la maison d'Esté, mariage auquel 
Louis XIV s'était opposé autrefois de la façon la plus vive, au 
point d'exiger que le nouveau couple fût banni de Turin, Il n'était 
donc rien moins qu'assuré que, Victor-Amédée venant à manquer, 
Louis XIV laisserait sans opposition le duché de Savoie arriver 
aux mains de ce prince détesté. Ces questions préoccupaient 
fort les conseillers de Victor-Amédée, qui ne se souciaient point 
de voir leur petite patrie absorbée un jour par sa puissante voi- 
sine, et Victor-Amédée lui-même. Dans le traité secret passé 
entre Tessé et Groppel, la difficulté avait bien été prévue, et l'ar- 
ticle 3 de cette convention portait que la princesse ferait les 
renonciations accoutumées, avec promesse de ne rien prétendre 
au delà de sa dot sur les Etats et succession de son père. Mais 
quelle forme convenait-il de donnera ces renonciations pour que 
la validité n'en pût un jour être contestée? Victor-Amédée aurait 
voulu que les renonciations, au lieu de prendre place dans le 
contrat, fussent insérées dans le traité public qui allait bientôt 



506 REVUE DES DEUX MONDES. 

intervenir entre la France et la Savoie. Cette insertion, clans un 
acte international, leur aurait donné à ses yeux plus de solen- 
nité. Il faisait parvenir à Louis XIV l'expression de ce désir, mais 
celui-ci n'y voulait point consentir. «■ Je ne vois pas, écrivait-il 
à Tessé, quelle raison le duc de Savoye pourroit avoir de souhait- 
ter que le contract de mariage de mon petit-fils le duc de Bour- 
gogne avec sa fille soit inséré tout entier dans le traitté qui doit 
estre encore signé et ratiffié nouvellement, lorsque le duc de 
Savoye le déclarera. Il suffit que les articles du traitté expriment 
aussy précisément qu'ils le marquent que ce mariage en est une 
des conditions, et le contract qui doit estre signé par les parties 
est un acte qui en est entièrement séparé. C'est ce que vous devés 
faire connoître au prince, s'il vous en parle, et le traitté des Pyré- 
nées est un exemple qu'il ne peut refuser de suivre (1). » 

L'exemple que donnait Louis XIV n'était pas très heureuse- 
ment choisi, car c'était précisément le souvenir de ce qui s'était 
passé, presque au lendemain du traité des Pyrénées, qui excitait 
les appréhensions de Victor-Amédée. Aussi Tessé, adroit négo- 
ciateur, n'avait-il garde de faire usage de l'argument qui lui était 
suggéré, et, dans sa réponse à Louis XIV, il enveloppait une leçon 
de diplomatie des formes du respect. « Nous surmonterons cette 
difficulté, écrivait-il à Louis XIV (2), dont je me suis bien gardé 
de me servir de l'exemple que Vostre Majesté me donne de celuy 
du traitté des Pyrénées, ayant découvert que c'est cella unique- 
ment qui avoit donné à M. de Savoye fantaisie de désirer que le 
contract et la renonciation fissent corps du traitté, pour rendre 
les dittes renonciations plus valables; attendu qu'ayant été faites 
au traitté des Pyrénées par un acte séparé, elles n'ont point été 
valables, comme le sçait bien Vostre Majesté », ajoutait un peu iro- 
niquement Tessé. 

Rebuté sur ce point, Victor-Amédée en était réduit à entourer 
du moins cette renonciation de toute la solennité et de toutes les 
garanties qui se puissent imaginer. Les meilleurs jurisconsultes 
de la couronne s'y appliquaient. Pendant que le procureur géné- 
ral Rocca étudiait les précédens, et prouvait par ses recherches 
que la coutume des Etats acquis par la maison de Savoie excluait 
les filles de l'hérédité, ceux qui étaient chargés de préparer le 
texte même du contrat s'efi"orçaient d'accumuler toutes les garan- 
ties, et do prendre toutes les précautions pour que la validité des 
renonciations de la princesse ne pût jamais être mise en doute. En 
effet l'article VI du contrat de mariage, qui était à lui seul plus 

(1) Papiers Tessé. Louis XIV k Tessé, 19 août 1090. 

(2) Aff. étrang. Corresp. Turin, vol. 97. Tessé au Roi, 28 août 1696. 



LA DUCHESSE DE BOURGOGNE. 507 

long que les dix autres articles réunis (1), s'efforce, dans un 
style bizarre et tout imprégné des souvenirs du droit romain, de 
prévoir et de résoudre toutes les objections qui pourraient être 
opposées à la validité des renonciations. Une des principales 
était la minorité de la princesse qui, n'étant pas encore pubère, \\q 
pouvait valablement s'obliger. Aussi ne paraissait-il pas suffi- 
sant aux jurisconsultes de la couronne qu'elle fût « habilitée par 
le duc de Savoie son seigneur et père » et qu'il la dispensât de 
son bas âge pour prêter le serment nécessaire. Ils alléguaient 
encore, pour donner plus de force aux renonciations auxquelles 
elle allait consentir, u la grande connoissance et le jugement au- 
dessus de son âge dont elle était douée, d'autant, ajoutait l'article 
projeté, que ladite dame princesse reconnoît fort bien, ainsi 
qu'elle l'a déclaré et déclare, combien avantageux sera à elle et à ses 
descendans l'effectuation du dit mariage, qui lui donne une juste 
espérance de parvenir au rang de Reine, et à ses descendans de 
succéder à la couronne de France ; réfléchissant encore que c'est 
principalement pour affermir la paix si désirée et si nécessaire, 
et son inclination généreuse la portant aussi à vouloir conserver 
l'éclat de la maison de Savoie dans la personne des princes ses 
frères qu'il plaira à Dieu de lui donner, où des autres princes ses 
frères mâles {sic), quoique plus éloignés et en ligne collatérale, 
et à leurs descendans mâles à l'infini, pour le repos et la tran- 
quillité des peuples de la dite maison de Savoie. » 

Tessé ne s'était point mêlé de la rédaction du contrat dont il 
envoyoit le projet à Louis XIV. « Votre Majesté, écrivait-il au 
roi (2), trouvera ci-joint le projet du contrat du mariage de Mon- 
seigneur le duc de Bourgogne, Il y a dedans une infinité de mots 
singuliers et d'expressions de pratiques particulières au pays, et 
c'eust été la mer à boire que d'essayer de réduire ces gens cy à 
nos manières. » Cependant à une phrase oii le duc de Savoie s'en- 
gageait à ne jamais admettre « que la dite dame princesse sa 
fille aînée et autres princesses ses filles et leurs descendans 
puissent en aucun autre temps ni en aucun cas, avoir aucun droit 
de succéder aux susdits Etats de la maison de Savoie » Tessé avait 
fait ajouter ces mots : au préjudice des niasles, afin, écrivait-il à 
Louis XIV, ce qu'à tous hasards et en cas de mort de tous les 
princes masles de la maison de Savoie, notre princesse ne pût 

(1) L"original du contrat se trouve aux Archives d'état de Turin. Matrimonii 
délia Real Casa. Il y en a une copie aux Archives des Ali'aires étrangères : Corresp. 
Turin, vol. 95. Le texte complet en a été imprimé à la suite des Mémoires du marquis 
de Sourches, t. V, p. 459. 

(2) Aff. étrang. Corresp. Turin, vol. 97. Tessé au Roi, 3 sept. 1696. ( 



508 REVUE DES DEUX MONDES. 

pas perdre ses droits d'aînesse, et par ces deux mots, sans en 
parler davantage, la succession lui reste absolument ouverte. » 

Cette restriction montre que les jurisconsultes de la cou- 
ronne n'avaient pas tort de se méfier de quelque arrière-pensée, 
et d'accumuler les précautions, en faisant renoncer par avance la 
princesse avec serment réitéré « à toutes lois, édits, constitutions, 
coutumes, statuts et dispositions contraires, au bénéfice de la 
minorité d'âge, lésion énorme et énormissime, restitution en 
entier, nullité de contrat par défaut de solennité, exception de 
chose non due et sans cause, de dol, de crainte reverentiale ou 
présumée, absolution de serment, etc., et à toute cause et excep- 
tion, tant pensées qu'imprévues, sans qu'il fût besoin d'en faire 
une expresse et individuelle mention. » 

Les autres articles du contrat leur avaient coûté moins de 
peine, mais pour la dot ils s'étaient avisés d'un expédient singu- 
lier. On se souvient que dans sa lettre au pape Innocent XII, 
Yictor-x\médée se réjouissait de marier sa fille sans qu'il lui en 
coûtât rien. En eflet, les 200 000 écus qu'il avait promis de lui 
constituer en dot devaient jusqu'à concurrence de 100 000 
écus se compenser avec pareille somme qui lui restait due sur 
celle de sa propre femme, et le reste, aux termes du traité, lui 
était remis en considération du mariage. Mais Victor- Amédée 
estimait sans doute contraire à sa dignité de marier sa fille sans 
dot, car l'article II du contrat relatif à la constitution de dot ne 
faisait point mention de cet arrangement. Il y était dit seulement 
que les 200 000 écus d'or que le duc de Savoie s'obligeait à donner 
étaient payables « de la manière dont il a été convenu à part. » 
En effet par un acte séparé, dont l'original est aux Archives de 
Turin (1), Louis XIV s'obligeait à compter à sa future petite-fille 
ladite somme de 200 000 écus, ainsi qu'il avait été convenu « quoy 
qu'on ne l'ait pas exprimé dans le dit traitté de paix par de dignes 
considérations. » Il promettait en outre pour lui, ses héritiers et 
successeurs à la couronne, « de garantir et tenir pour relevé le 
dit seigneur duc de Savoye et les siens de toute molestie au sujet 
de la ditte dot. » C'était donc en réalité Louis XIV qui dotait la 
fille du duc de Savoie. En outre il lui faisait don, pour ses bagues 
et joyaux, d'une somme de 50 000 écus d'or sol, et « suivant l'an- 
cienne et louable coutume de la maison de France » il lui assi- 
gnait et constituait pour son douaire « 20 000 écus d'or sol chacun 
an, sur des revenus et terres dont le principal lui aura le titre de 
duché, desquels lieux et terres la dite dame princesse jouira par ses 

(1) Archives d'Etat de 'J'urin. Malrimotiii de/la Real Casa. 



LA DUCHESSE DE BOURGOGNE. 509 

mains et de son autorité et de celle de ses commissaires et offi- 
ciers, et aura la justice, comme il a été toujours pratiqué. » De 
cette assignation elle devait entrer en jouissance aussitôt que son 
douaire aurait lieu, soit qu'elle demeurât en France, soit qu'elle 
se retirât ailleurs. 

Louis XIV, on le voit, faisait bien les choses. Quant à Victor- 
Amédée, il en était quitte, comme il avait été convenu dès l'origine, 
pour fournir un fardel, « soit trousseau ou présent de noces », 
lequel devait être estimé. Le montant des notes qui ont servi à 
cette estimation se trouve aux Archives de Turin ; (1) il s'élôve à 
53 905 francs. La note la plus forte est celle du fournisseur de linge 
et dentelles qui se monte à 24210 francs, puis celle du fournisseur 
d'étoffes brochées, à fond d'or et d'argent, glacées d'or et d'argent, 
qui atteint 13160 francs. La toilette, en or et argent, avait coûté 
9 538 francs. Les jupes brodées 2 750 francs. La note du cordon- 
nier pour escarpins ne s'élevait qu'à 106 francs et celle de l'em- 
balleur à 350 francs. C'était un trousseau convenable, mais qui 
n'avait rien de somptueux. L'état délabré des finances savoyardes 
ne permettait pas à Victor- Amédée de faire mieux les choses. 
Quelques années plus tard, lorsqu'il mariait sa seconde fille au 
roi d'Espagne, il lui constituait un fardel dont l'estimation s'éle- 
vait à 101 390 francs, c'est-à-dire à près du double. 

Toutes choses étant ainsi en règle, le projet de contrat de ma- 
riage ayant reçu lapprobation de Louis XIV ; et les pouvoirs de 
Tessé pour signer en son nom, ainsi qu'au nom de Monseigneur 
et du duc de Bourgogne, qui dataient du début de la négociation, 
c'est-à-dire de trois ans, ayant été renouvelés, il n'y avait plus 
qu'à prendre jour pour la signature du contrat. La date en fut fixée 
au 15 septembre, et le lendemain 16, peu s'en fallait que Tessé 
n'embouchât la trompette pour rendre compte au roi de la céré- 
monie. « Ce jour-là, Sire, lui écrivait-il (2), est un grand jour à 
Turin... » et après quelques préliminaires il entre ainsi en matière : 
« Entre dix et onze du matin, les princesses se sont rendues à 
l'appartement de Madame la Duchesse où M. le duc de Savoye s'est 
trouvé, poudré et avec un bel habit. Madame Royalleestoitparéede 
tout ce qu'elle a de pierreries. Madame la Duchesse l'estoit non seule- 
ment de sa joie indicible, mais d'assés de diamans,et Madame la 
Princesse Adélaïde l'estoit de toutes celles de la maison de Savoye. 
Je puis assurer Vostre Majesté qu'elle estoit bien de bonne grâce 
et qu'elle s'est acquittée de ses devoirs avec une facilité dont j'ai 
été surpris. M""^ la Princesse de Carignan et tout de suite au moins 

(1) Arch. Turin. Ma Irimonii délia Real Casa. 

(2) Aff. étrang. Corresp. Turin, vol. 97. Tessé au Roi, 10 si'pl. 1696. f 



510 REVUE DES DEUX MONDES. 

cent dames parées estoient dans la chambre, et toute la Cour, qui 
avoit quitté le deuil pour ce jour cy, estoit aussi parée que chacun 
le pouvoit estre. » 

En ce superbe accoutrement, l'assistance commençait d'abord 
par se rendre à la messe. Tessé, qui venait d'être récemment nommé 
écuyer de la princesse, faisait pour la première fois fonction en 
cette qualité, et il eut l'honneur de lui donner la main pour la con- 
duire. A la sortie de la messe, deux huissiers se tenaient à la porte 
de la chambre de la duchesse Anne, et ne laissaient pénétrer que 
les hauts personnages désignés pour assister à la cérémonie, à 
savoir : les princes, les princesses, le nonce, les ministres, le 
chancelier, le marquis de Dronero, l'archevêque de Turin et les 
dames d'honneur des princesses. « Son Altesse, continue Tessé, 
estoit entre le Nonce et moy. Le marquis de Saint-Thomas a 
leu le contract de mariage. Les Saints Evangiles ont été apportés, 
auxquels M"" la princesse a touché dans les endroits du contract 
de mariage où il en est parlé, comme pareillement j'y ai touché 
dans ceux oii on me les a présentés. Après quoy l'on a signé dans 
Tordre que Yostre Majesté trouvera. Je voudrois de tout mon 
cœur que Vostre Majesté eût pu voir cette jeune princesse faire 
ses révérences, et signer hardiment, modestement et dignement. » 
La cérémonie terminée, les portes furent ouvertes, et il n'y eut 
ni grand ni petit qui ne fût admis à baiser la main de la princesse. 
L'enthousiasme gagnant, l'embrassade devint générale. « Pour 
moy. Sire, disait Tessé en terminant son récit, j'avoue que rien ne 
peut mieux ressembler à la confusion d'une joie excessive que 
de voir cent femmes et plus de deux cents hommes s'entrebras- 
ser, et se donner mutuellement touttes les marques extérieures 
d'une véritable satisfaction. Il estoit près de trois heures quand 
cette cérémonie a finy. » Le soir même, Tessé tenait table ou- 
verte et donnait à dîner à tout ce qui voulait bien venir chez 
lui. Jusqu'à une heure avancée de la soirée, sa maison était 
obsédée de carrosses, de visites et de mendians, au point qu'il 
était obligé de se retirer dans une maison étrangère pour écrire 
sa dépêche. 

Restait à régler une question délicate dont Tessé trouvait 
moyen de se tirer avec son adresse ordinaire. Ne convenait-il pas 
que le marquis de Saint-Thomas, qui n'avait pas seulement pré- 
paré le contrat de mariage, mais qui, pendant trois ans, avait été 
mêlé d'une façon clTicace aux négociations préliminaires, reçût 
de Louis XIV quelque témoignage de munificence? A peine arri- 
vé à Turin, Tessé s'était préoccupé de cette question. « J'ai 
tourné le marquis de Saint-Thomas de tous les sens possibles, 



LA DUCHESSE DE BOURGOGNE. 5H 

écrivait-il à Louis XIV (1), pour pénétrer ce qui pouvoit lui con- 
venir. Je ne croy pas que de l'argent, quelque besoin qu'il en ait, 
pust raccomoder, car l'argent reçu est toujours un reproche; 
mais j'ai compris, par ses propres discours, qu'un portrait de Vostre 
Majesté, enrichi de pierreries et d'un prix convenable à vostre 
grandeur, lui seroit très agréable... Je remarque, ajoutait-il, qu'à 
cette cour on estime fort les petits présens, et je ne sçay si quelque 
rien à la marquise de Saint-Thomas ne seroit pas très agréable. » 
Mais comme il était d'usage qu'on fit un présent considérable au 
secrétaire d'Etal qui dressait le contrat de mariage, et « comme 
l'économie est la base qui fait durer les grâces », Tessé invitait 
le roi à réfléchir « s'il ne feroit pas filer le présent de Saint- 
Thomas jusqu'au temps du contract de mariage et en ce cas-là le 
faire plus gros. » Le roi se rangeait à ce sentiment, et, le moment 
venu, il demandait à Tessé lequel, des pierreries ou de la vais- 
selle d'argent, conviendrait mieux au ministre de Victor-Amédée. 
(( Pour moy, Sire, répondait Tessé (2), je prendray la liberté de 
vous répliquer sur cella comme les enfans auxquels on demande 
lequel ils aiment mieux de papa ou de maman. D'ordinaire, ils 
les aiment bien tous les deux. Comme Vostre Majesté m'a fait 
l'honneur de me mander que le présent qu'Elle destine à ce mi- 
nistre doit être de la valeur de vingt ou vingt-cinq mille écus, 
j'estime qu'un portrait de pierreries de dix ou douze mille écus, 
et autant en vaisselle d'argent l'accommoderaient mieux qu'un 
portrait de vingt, car le meilleur ami que l'on puisse avoir c'est 
sa vaisselle d'argent. » Saint-Thomas recevait donc pierreries et 
vaisselle, et il s'en montrait fort satisfait, comme au reste tous 
ceux qui, à la cour de Turin, recevaient, à l'occasion du mariage, 
quelques marques de la générosité de Louis XIV. Chacun appor- 
tait son présenta Tessé pour le lui faire voir. Il en rendait compte 
au Roi, et ajoutait, en habile courtisan : « Il n'y a au monde que 
Vostre Majesté digne d'estre la maîtresse des cœurs, comme Elle 
l'est de son royaume. » 

Le contrat de mariage de la princesse Adélaïde étant signé, 
une seule question demeurait à régler, c'était le cérémonial de 
son voyage et de sa réception en France. On s'en préoccupait fort 
à Turin, mais encore plus à Versailles, où, pour l'intelligence de 
ce qui va suivre, il devient nécessaire de nous transporter. 

Haussoisville. 

(1) Air. étrang. Corresp. Turin, vol. 97. Tessé au Roi, 16 juillet 1C96, 

(2) /6irf., vol. 97, Tessé au Roi, 27 octobre 1090, 



LE ROMAN D'UNE INCONNUE 



DERNIERE PARTIE (1) 

PARIS 



XXVI 

Cher Jules, depuis mon départ de Montpellier, le mauvais 
état de ma santé s'est aggravé à tel point que nous n'avons 
quitté Lyon qu'hier matin, et que nous ne sommes que depuis le 
soir de ce même jour à Paris. Bien qu'il me soit pénible d'avoir 
à ne vous entretenir que de mon pauvre moi, je ne puis guère 
faire autrement, et je vous dirai que depuis que j'ai quitté le 
séjour du Midi, j'ai été reprise d'une toux opiniâtre qui ne me 
laisse ni repos ni trêve ; mon cœur, qui ne bat plus que pour vous 
et par vous, est brisé par d'incessantes et cruelles palpitations. 
Mon bien-aimé, mes forces s'en vont chaque jour; je concentre 
celles qui me restent à vous aimer plus noblement et plus sain- 
tement que je ne l'ai fait jusqu'à ce jour; je fais aboutir à cette 
fin tout ce qui me reste de pensées, d'intelligence et d'âme... 

Bien que je n'aie pas encore consulté l'oracle, je sens, pauvre 
cher, qu'il va falloir vous quitter bientôt; je sens ma vie frappée 
dans sa source, je sais à n'en pouvoir douter qu'il va falloir 
vous dire un éternel adieu. Mon Jules, pardonnez-moi d'être 
venue brutalement me jeter dans votre cœur, d'en avoir peut-être 
banni le repos, d'en avoir enfin chassé celle qui l'occupait en sou- 
veraine. Au nom de cet amour si noble, pardonnez-moi. 

(1) Voyez la Revue du 15 mai. 



LE ROMAN d'une INCONNUE. 513 

Vous me prendrez en piti('' quand vous songerez à tout ce 
qu'il me faut et à tout ce qu'il me faudra encore de courage 
pour quitter cette terre où je faisais éveillée le plus beau rêve... 
celui d'être à vous. Tout cependant n'est peut-être pas tout à fait 
désespéré... peut-être encore se pourrait-il que je ne sois 
qu'éprouvée par la brusque transition de la température? Voyez, 
mon Jules, comme je me rattache à la moindre branche et comme 
l'esj^oir trouve vite accès dans le cœur des pauvres malades de 
mon mal. Enfin, je suis sans courage ; et comme une criminelle 
condamnée à la mort qui espère échapper au supplice en le re- 
tardant par d'importans aveux, je retarde la consultation des doc- 
teurs de Paris. Comme je sens que je vous aime, cher aimé! Je 
suis obligée de vous quitter à cause de la fatigue qui m'accable, 
mais je suis malgré cela toujours avec vous. Que n'ètes-vous 
ici? Vous consoleriez ma dernière heure; j'avais bien mes raisons 
€n ne voulant pas me faire connaître à vous; j'ai l'assurance que 
vous m'auriez trop aimée et qu'en vous laissant ici-bas, je vous 
eusse laissé une trop profonde douleur. Je ne serai donc pour vous 
qu'à l'état de poétique et doux souvenir, je serai une illusion, 
une chimère doucement caressée. Je vous apparaîtrai souvent 
dans les actes importans de votre vie, je vous apparaîtrai à 
l'heure de ma mort, je vous suivrai dans tous les combats : l'amour 
n'a-t-il pas fait des miracles. Dieu qui est tout amour ne me le 
permettra-t-il pas? Je veillerai toujours sur vous. Adieu, Jules, 
aimez-moi et songez quelquefois à votre amie. 

Je vous embrasse et je vous prie instamment de m'écrire; vous 
lire est le seul bonheur qui me reste. 

Ecrivez à M. le docteur V..., rue du Bac, Paris. 

Vous mettrez une croix sur la suscription, et de cette manière 
cette lettre, que Léon me saura destinée, me sera remise par lu^. 

XXVII 

Mon ami, qu'avez-vous pensé du long silence que je viens de 
garder forcément? Il ma été imposé par une crise cruelle de 
laquelle je viens d'être sauvée miraculeusement; j'ai passé ces 
huit derniers jours entre la vie et la mort; vous le voyez, mon 
bien-aimé, le terme fatal approche et quand mai, le gracieux mois 
des anges et de Marie aura reverdi la terre, je serai bien près de la 
quitter. Je vous écris aujourd'hui, mon Jules, non point pour vous 
attrister, mais bien au contraire, pour vous engager au courage et 
à la résignation. Par vous, je viens en quelques mois de vivye 
TOME cxxxv. — 1896. 33 



514 REVUE DES DEUX MONDES. 

des siècles, par vous j'ai connu les splendeurs dune passion pure 
et chaste, par vous enfin j'ai ressenti les joies avant-courrières 
de celles du céleste séjour. J'ai bien eu quelques défaillances, 
aujourd liui je suis toute à vous et à Dieu. Que ces quelques lignes 
tracées avec peine, bien mieux conçues et senties qu'elles ne sont 
écrites, vous rassurent sur ma tendresse qui ne finira pas avec 
moi, mais qui me survivra. Pour vous complaire, cher aimé, jai 
dès mon arrivée à Paris travaillé à retoucher mon portrait que 
je voudrais rendre plus beau que la réalité. Au lieu de vous 
écrire quand j'aurai un peu de forces, j'y travaillerai, ce sera la 
meilleure manière de penser à vous et de vous le prouver. J'ai 
voulu peindre sur ivoire celte pauvre image de celle qui vous a 
tant aimé et qui vous aime chaque jour davantage. Bien que j'aie 
travaillé pendant des heures, bien que j'y aie mis tous mes soins, 
ma peinture est médiocre, et je suis vraiment mieux que cette 
affreuse miniature ; je vous l'enverrai cependant ; si vous m'aimez, 
ce travail presque postliiime sera bien accueilli par vous. 

Je vous remercie de votre dernière lettre, elle m'a causé de 
bien vives et bien douces émotions ; si elles devaient être salutaires, 
je serais déjà guérie. Ecrivez donc maintenant pour moi qui nç 
peux plus écrire sans fatigue ; de plus mon père me quitte à 
peine. 

Adieu, mon Jules, je vous aime et je vous aime seul. 

Votre... 

XXVIIÎ 

Mon ami, je n'ai plus le temps ni les forces nécessaires pour 
engager avec vous une interminable polémique; du reste la 
lutte serait inégale. Ce que je tiens seulement à vous dire, cher 
aimé, c'est que votre implacable et cruel orgueil avait élevé entre 
nous deux insurmontables barrières que la force seule de mon 
amour pour vous a pu faire disparaître comme par enchan- 
tement. 

Que signifie en effet cette boutade d'humeur qui vous fait 
désobligeamment me renvoyer une lettre qui, somme toute, 
n'était que la preuve surabondante de mon inquiète tendresse 
et de ma vive sollicitude pour vous? Si vous n'avez pas agi 
comme un homme versatile, vous vous êtes comporté comme un 
enfant gâté ou un écolier capricieux que l'on morigène; nous ne 
sortirons pas de ce dilemme; puisque vous savez ce qu'est la 
chose, faites-en votre profit. Outre cela, mon chéri aimé, mille 



LE ROMAN d'uNK INCONNUE. 515 

choses ne devaient-elles pas plaider en ma faveur auprès de votre 
courtoisie? Ne suis-je pas femme d'abord? Ne suis-je pas 
tienne,© mon Jules? Enfin, ne suis-je pas mnladive, nerveuse, 
inquiète et plongée dans d'indicibles désespérances? Quand je 
songe qu'il faudra bientôt te quitter, moi qui aurais tant voulu 
vivre pour te voir heureux, aimé et envié entre tous, à cause 
du bonheur que j'aurais su te faire! Crois-tu, mon cher ami, qu'il 
soit facile de renoncer sans sourciller à toutes ces joies dès 
longtemps pressenties, dès longtemps attendues, qui se concen- 
traient toutes sur ton unique personne? Oui, je t'aime, mon 
Jules, tu as été, tu es mon seul amour. Tu le vois donc, je te parle 
à cœur ouvert, je n'ai avec toi ni orgueil, ni colère. 

Et puis à quoi me serviraient ces affreux sentimens ! je veux 
m'endormir avec des pensées de paix et d'amour, pour me ré- 
veiller radieuse et pardonnée sous les yeux de Dieu où l'amour 
ne meurt plus, où il est éternel et où j'emporte ton image bien- 
aimée. Tu le vois, je suis encore bien attachée à la terre et je 
ne la quitte pas sans de trop douloureux regrets. C'est te dire que 
l'arrêt est prononcé, fatal, irrévocable. Je n'aurais rien soupçonné 
que je saurais tout aujourd'hui; l'inquiète tristesse de nos gens, 
l'accablement de ma vieille mère nourrice, le morne désespoir 
de mon père adoré, les larmes qu'il refoule au fond de son cœur, 
tout serait une preuve surabondante de ce fatal arrêt, si je ne 
m'étais arrangée de manière à entendre le résultat de la confé- 
rence de tous ces savans docteurs ; du reste la disposition de mon 
appartement m'a merveilleusement servie. Je te sais, mon ami, 
si bon de cœur, si noble d'âme que, pour ne pas t'affliger, je te 
ferai grâce de la conversation tenue par ces princes de la science : 
qu'il te suffise de savoir qu'après la plus banale et la plus oi- 
seuse conversation, ces messieurs qui ne se croyaient point en- 
tendus, ont jugé d'un commun accord que le sujet était perdu! 
Quelle différence avec mon pauvre Léon, qui est tout cœur, tout 
sentiment, tout âme et tout savoir pour moi ! Je te le lègue, 
mon Jules ; console et aime ce cœur d'or, cette âme tendre et 
généreuse qui s'est révélée à si peu de gens. Si tu lui trouves des 
ridicules, pardonne-les-lui et rappelle-toi que les méchantes gens 
seuls n'en ont pas. Me voici donc seule debout au milieu des 
ruines de mes châteaux en Espagne... la science m'a irrévocable- 
ment condamnée, et maintenant que j'ai assez pleuré ma mort, 
je reviens à toi calme et confiante. 

Oui, Jules, je vivrai dans ton souvenir, et si plus tard il t'ar- 
rive de m'oublier pour une pure et belle jeune fille, épouse-la et 
sois heureux de ce bonheur que j'aurais voulu te donner; alors. 



516 REVUE DES DEUX MONDES. 

seulement n'oublie pas cette solennelle et dernière prière : si Léon 
vit encore, envoie-lui mon portrait et les lettres que je t'ai 
écrites. Je t'ai bien attristé, mon pauvre ami, mais pouvais-je 
retarder indéfiniment ce pénible et douloureux aveu ? Tout ce 
qui me reste de temps à vivre, je te le consacre par la pensée, et 
puis je meurs à peine effleurée par la mort qu'amènera, disent 
les docteurs, un anévrisme ou une phtisie latente. La beauté dont 
j'ai été si vaine n'est en rien altérée; quelques personnes me 
trouvent plus belle que jamais, entre autres mon noble cousin, qui 
est notre commensal habituel. Tu vois, mon bien-aimé, que je 
suis et que je serai femme jusqu'au bout. 

Cependant, comme je suis sincère et vraie en toutes choses, 
je te dirai que je n'ai pas flatté mon portrait. J'aurais voulu te 
peindre mes mains qui passent pour fort belles, mais je n'en ai eu 
ni le temps, ni le courage. Il me semble cependant que je ne 
mourrais pas si j'atteignais le printemps, car je vais vraiment 
mieux; enlin, comme il plaira à Dieu ! 

Adieu, Jules, je t'aime et je t'embrasse mille fois. 

XXIX 

Mon Jules, vous aimez, me dites-vous, à recevoir de mes nou- 
velles, il ne m'est pas moins agréable de vous en donner; et si je 
ne le fais ni aussi souvent, ni aussi longuement que je le vou- 
drais, cela tient exclusivement aux causes que je vous ai indi- 
quées. Vous savez, mon ami, toute la place que vous tenez dans 
ma vie, vous savez l'histoire de mon rapide et sincère amour 
pour vous; je vous ai esquissé toutes les sensations si étranges 
et si neuves par moi ressenties, tous ces sentimens si exclusifs que 
je pressentais et que j'ignorais cependant tout à fait. 

Je vous l'ai dit, cher aimé, une seule personne avait attiré 
mon attention, mon regard, mais qu'était cette distraction à côté 
des tumultueuses sensations qui m'ont agitée dès que je vous 
ai aperçu? Que de trouble! Que d'angoisses, que d'absorbantes 
pensées, que de nuits sans sommeil, que d'heures enfiévrées dans 
le jour par votre chère image qui venait obstinément et incessam- 
ment se présenter à ma pensée! Importune d'abord, elle a fini 
par être la bienvenue, la bien accueillie, et enfln la plus désirée. 
il me faudrait plus d'éloquence, plus de facilité de style que je 
n'en ai pour vous bien décrire et vous bien faire comprendre ce 
que j'ai ressenti pour vous et ce que tout naturellement vous n'avez 
pas éprouvé pour moi. Du reste, vous autres hommes avez un 
grand bénéfice, vous avez le talent d'allier^les plus ardentes pas- 
sions avec les plus étranges fantaisies et les plus singuliers ca- 



LE ROMAN d'une INCONNUE. 517 

priées. Je ne parle pas pour vous, mon cher Jules; il m'est arrivé 
de voir dans mes nombreux soupirans, dans ceux des élus par 
mon père, dans les prétendans à ma main, des gens qui se di- 
saient épris à en mourir, et qui s affichaient cyniquement, dans les 
théâtres ou dans les promenades avec des créatures qu'il m'était 
facile de deviner. Vous ne devez donc pas trouver étrange que 
je n'aie jamais aimé les jeunes gens de ma caste, qui, outre 
qu'ils affectaient le plus grand laisser aller dans leur langage et 
leurs manières, ne cherchaient pas même par délicatesse à sauve- 
garder les apparences. Un pareil sans-gêne avant le mariage de- 
vait me donner de tristes appréhensions pour l'avenir; enfin, je 
n'aimais pas et j'ai eu la prétention de trouver un mari qui m'ai- 
mât pour moi-même. En vous voyant, mon Jules, j'ai cru voir 
en vous l'époux tant désiré, je vous ai donné mon cœur, mon 
âme et mes pensées. Malheureusement vous aimiez ailleurs; cet 
amour n'avait pas plus d'avenir que le mien, je vous ai écrit 
l'histoire de mes sentimens, celle plus détaillée de ma maladie. 

Je vous ai dit qu il se pourrait l'aire qu'une mort prématurée 
dénouât ce qui n'avait pas été noué ici-bas; s'il en est ainsi, ne 
m'en veuillez pas, mon bieu-aimé, ne serais-je pas la plus à 
plaindre? Quant à toi, mon bien cher, s'il en doit être ainsi, prends 
courage et songe qu'en somme cette vie d'ici-bas est bien courte à 
côté de celle qui nous attend après celle-ci. Dans tous les cas, 
mon Jules, je t'engage ma foi et je te jure sur mon honneur et 
par la mémoire vénérée de ma mère que je ne serai qu'à toi. Aie 
confiance en moi, mon Jules, aime-moi ; cette seule idée de t'être 
chère décuple mes forces et me donne la volonté de vivre. Oui, je 
voudrais vivre pour te faire sentir tout ce qu'il y a d'amour en 
mon cœur. Du reste, cher aimé, depuis quelques jours, je vais 
infiniment mieux, j'ai d'excellentes nuits et un sommeil qui 
n'est guère visité que par toi. Ce calme est-il trompeur ou serait- 
ce le précurseur d'une future catastrophe? Je ne le crois pas, 
bien qu'il faille tout prévoir. 

Au revoir, mon bien-aimé, je vous embrasse et je vous aime 
pour toujours. 

Je désirerais que vous m'envoyiez de Montpellier une petite 
bague tout ce que vous pourrez trouver de plus simple et de plus 
ordinaire) dans laquelle vous ferez graver votre nom avec la date 
suivante : 27 sept. 1863. Je veux tout de suite cette bague qui ne 
me quittera ni avant ni après; ne faut-il pas que je vous habitue 
à mes caprices pour qu'ils ne vous étonnent pas quand vous serez 
mon mari! Au revoir, mille et mille tendresses; il va sans di^-e 
que Léon recevra ce gage de votre foi ; je l'attends avec impatience. 



518 REVUE DES DEUX MONDES, 



XXX 



Mon ami. je n'ai pas joui longtemps du mieux que je vous 
avais si triomphalement annoncé; je suis reprise avec plus d'in- 
tensité que jamais, et bien que je veuille mourir debout, je suis 
assurée que si je me décide à m'aliter, je ne me relèverai plus. 
Cette nuit, la fièvre, la toux, les crachemens de sang, les 
palpitations, enfin tout le hideux cortège inséparable de mon 
affreuse maladie ont reparu avec une effrayante intensité. Je 
vais mourir, mon Jules, je A^ais quitter cette terre au moment où 
je croyais presque au bonheur ici-bas... Ne te désoie pas, mon 
bien-aimé, ne m'en veuille pas d'avoir troublé ta vie et surtout 
d'avoir cherché à posséder un cœur semblable au tien ; n'ai-je pas 
plus souffert que toi, en ressentant les premières et dures 
étreintes de ce dévorant amour, n'ai-je pas souffert beaucoup en 
abjurant avec toutes les pudeurs de la femme les écrasantes obli- 
gations d'un beau nom? Ne pleure pas, chère ame tant aimée, si 
douce et si tendre, songe que la somme des jours que nous avons 
à compter ici-bas est bien courte , songe que la vie éternelle à 
laquelle tu dois désormais aspirer réunira nos deux âmes récon- 
ciliées. 

Du reste, mon pauvre cœur, à cause de toi et sans que tu t'en 
doutes, je souffre tant depuis que je suis à Paris que je ne trouve 
pas nécessaire de disputer à la mort un reste de vie que l'on ne 
veut pas que je te consacre. Te dire ceci, c'est commencer un 
aveu que je n'ai pas le courage de te finir; je t'en conjure, mon 
Jules, n'aie pas de pensées haineuses. Mon pauvre et adoré père, 
auquel jai tout dit, a failli mourir de douleur à mes pieds; tu 
n'imagineras jamais l'explosion de sa douleur, son horrible déses- 
poir, son chagrin, ses larmes. 

Avoir ainsi, disait-il, pendant tant d'années, adoré sa fille, 
couvé sans le perdre des yeux un semblable trésor, et être obligé 
de le livrer au premier venu; Que te dirai-je encore? Je ne 
serais jamais arrivée à te faire ce terrible aveu si je ne sentais ma 
fin prochaine ; et puis, te le dirai-je, ô mon seul et unique 
amour, en mon intime conscience, je sentais que mon pauvre 
père n'avait pas tout à fait tort ; n'a-t-il pas été pour moi à la fois 
le plus tendre des pères et la plus dévouée des mères? Tu le 
sais, j'ai perdu la mienne; elle m'a transmis par l'hérédité le 
mal qui l'a luée et dont je meurs à mon tour. Oui, Jules, jus- 
qu'à vingt ans, j'ai été élevée et nourrie dans la plus profonde 
solitude, loin des mensonges et des vices du monde, par l'ai- 
mable homme qui est mon père et qui a été tout pour moi. La 



LE ROMAN d'une INCONNUE. 519 

société a rendu et rend encore justice à ces qualités de conven- 
tion par lesquelles un homme plaît dans le monde; mais moi, 
j'ai joui secrètement d'une âme vraiment céleste et j'ai pu chérir 
le père qui faisait de mon enfance une joie sans amertume, en 
sachant bien pourquoi je le chérissais. N'était-ce pas aimer dou- 
blement? Oui, je l'aimais, je le craignais, je le respectais et rien 
ne me pesait au cœur, ni le respect, ni la crainte. Il était tout 
pour moi, j'étais tout pour lui. Pendant dix-neuf années, pleine- 
ment heureuses, insouciantes, mon âme solitaire au milieu du 
monde qui grondait autour de moi, n'a réfléchi que la plus pure 
image, celle de mon père, et mon cœur n'a battu que par lui et 
pour lui. J'étais scrupuleusement pieuse, et me plaisais à 
demeurer pure devant Dieu. Mon père cultivait ea moi tous les 
sentimens nobles et fiers. A vingt ans je suis tombée malade et 
depuis ce temps nous menons une triste vie. Tu vois tout ce que 
je dois à mon père; il m'a adorée, soignée, instruite comme 
l'eût fait la plus tendre des mères; pour moi il est resté veuf; 
souvent il vient pendant le sommeil, que je simule pour le con- 
soler, verser sur mon front d'abondantes larmes. Aime-le, ômon 
.Iules, si je vis, il deviendra ton père; ce matin, après de doulou- 
reuses scènes, après l'assurance que jelui ai donnée que tu igno- 
rais notre nom, après le serment que je lui ai fait de n'être qu'à 
toi, il s'est apaisé, a promis tout ce que j'ai voulu; nous irons au 
printemps à Montpellier, de là aux Eaux-Bonnes, et en juillet, si 
je vais bien, je deviendrai ta femme... ta femme, ô mon Jules, 
quelle joie, c'est à en mourir! 

En attendant, comme il se renseignera sur toi, mon ami, 
veille bien sur toi, sur tes passe-temps, sur tes relations, enfin 
sur les personnes que tu honoreras de ton intimité. Prends donc 
patience, sois calme, je vais me si bien soigner que je guérirai. 
N'oubliez pas de m'envoyer la bague que je vous ai demandée. Je 
ne croyais guère que cette lettre si tristement commencée finirait 
si bien ; mon père est si bon ; seulement il exige que je ne parle 
de rien avant un mois ; de plus, il me permettra à cette époque de 
te dire notre nom ; il faudra bien aussi que tu prennes tes rensei- 
gnemens. 

Adieu, mon Jules, je t'aime. Tu me demandes pourquoi? Le 
sais-je? Ce que je sais bien, c'est que tu me plais, que je t'ai vu 
le premier et le seul dans la foule où tu te trouvais au perron. 
Ta figure, je l'ai remarquée, elle tranchait sur toutes les autres; 
ta personne m'a plu ; ce moment m'a donné des souvenirs dont 
je palpite encore en y songeant. 

Au revoir, je t'aime et je suis pour toujours à toi. Je pense à 
toi et je te donne mille caresses. 



o20 REVUE DES DEUX MONDES. 

Mon père ne sait pas tout en détail ; ne voulant pas mentir, 
ni trahir personne, je l'ai prié de ne pas m'interroger. Il s'y est 
conformé. Si vous devinez mon nom, je désobéirai à mon père ; 
je vous le dirai. Ne révélez notre secret à personne. 

XXXI 

Mon bien-aimé, le trouble de mes esprits était tel hier, que 
ma lettre a dû s'en ressentir et qu'elle a dû vous paraître un véri- 
table hiéroglyphe; aujourd'hui, je la complète par une petite note 
explicative. Dans la crainte de vous affliger, mon cher cœur, je 
n'avais osé vous dire que depuis notre séjour à Paris, j'avais avoué 
à mon père mon brûlant amour pour vous; les luttes inces- 
santes, les scènes de désespoir, les tiraillemens intimes avaient 
presque anéanti mes forces, abattu ma pauvre santé jusqu'au 
moment où hier, après ma lettre commencée, mon père, touché 
de mes larmes, s'est décidé à entendre la voix de la raison, celle 
de sa fille, et enfin mon violent désespoir. Si je n'avais eu pour 
vous à combattre que mon père, la lutte eût été facile, mais il y 
a tout l'aréopage de la parenté et du noble faubourg... De plus, 
Fernand est là ; mais dans les ennemis les plus redoutables est 
une vieille tante démon père, desséchée par les années et conservée 
par l'égoïsme ; sa voix délibérative et consultative a grand poids 
dans le conseil de famille; je l'ai prise par la tendresse, par la dia- 
blerie qui est le fond de son esprit... elle est inexpugnable. Tu le 
vois, cher aimé, j'ai besoin d'auxiliaires ; j'ai Léon quiestaimé et 
écouté dans la famille et que l'on connaît depuis l'enfance; il 
est depuis le commencement au courant de tout, et il a été fort 
tracassé, fort torturé par mon père, à qui il tient tète et vis-à-vis 
de qui il a toujours conservé son indépendance et son franc par- 
ler ; mon père l'aime et l'estime moins que moi assurément. Vous 
a-t-il confié quelque chose? Il vous aime tant qu'il doit vous tout 
dire. 

Quant à toi, mon Jules, m'aimes-tii vraiment? Te sens-tu 
assez fort pour tout braver pour moi? Je crains, chère àme, que 
ton premier amour fasse pâlir le second; j'appréhende ton indif- 
férence, ta légèreté; et puis, n'es-tu pas un peu vaniteux? 

Enfin quand je t'aurai conquis, tu seras à moi et bien à 
moi : je sais aimer et vouloir. Tes lettres deviennent rares et 
courtes; quel est ce symptôme? 

Je suis allée aux Italiens hier, j'avais faidé mes joues: pour 
mon père je n'avais point fardé mon cœur, je lui ai parlé de toi 
pendant toute la soirée; il faut bien l'amener à l'idée que tu 
seras le mari de sa fille. Je lui ai débité toutes les folies imagi- 



LE ROMAN d'une INCONNUE. 521 

nables, je lui ai dit que tu venais bientôt à Paris, il m'a fait pro- 
mettre de ne pas chercher à te voir; jo l'ai promis, seulement je 
n'ai pas promis que je ne me laisserais pas voir. J'aimerais que 
tu me visses, car je suis plus jolie que mon portrait. J'aurais 
aimé savoir par toi si lu ne trouves pas trop mauvaise ma ma- 
nière dépeindre; je n'ai presque jamais peint la miniature, j'ai 
copié à l'huile de grands tableaux dont j'ornerai ton apparte- 
ment. Adieu, je t'aime bien fort, ce qui me console de mal aller ; 
j'ai besoin de vie, d'action, de mouvement, je voudrais être à 
Montpellier. Songe bien à ce que je t'ai dit; observe-toi dans 
tous tes faits et gestes; prie pour moi, mon Jules. 

J'attends avec impatience ma bague de fiançailles. 

Adieu, mon aimé, je t'aime de toutes mes forces. Mille bai- 
sers. 

XXXII 

11 mars 18.6 1. 

Cher adore, je suis encore de ce monde. Je ressens un in- 
croyable bien-être : si j'allais guérir!... Cette douce espérance, je 
la caresse avec ardeur, je voudrais alors vivre pour toi. Nous 
irions nous ensevelir dans un petit cottage, dans un pays où les 
arbres seront toujours verts, où ils paraîtront ne jamais dé- 
pouiller leurs feuilles, ni revêtir un feuillage nouveau. En nous 
en allant bien loin dans ce fortuné pays dont je te parle, nous ne 
saurions plus en quel temps de l'année nous vivons et nous n'au- 
rions plus d'appréhensions sur mon triste sorti... Mais, je le vois, 
c'est folie de rêver pareille félicité, il faut se résigner à voir 
s'écrouler tous mes beaux rêves de bonheur et d'amour. A 
l'exemple de mes ancêtres qui s'exerçaient à bien mourir quand 
la hache révolutionnaire abattait leurs têtes, j'aide même, mon 
bien-aimé, fait ma répétition générale, et je puis maintenant 
quitter convenablement ma terrestre et regrettée patrie, pour 
rejoindre la patrie céleste que l'on ne quitte plus... Tant que tu 
ne m'y auras pas rejointe, mon cher cœur, ce sera l'exil... mais 
aussi, une fois réunis, ce sera pour toujours! Oui, mon Jules, je 
t'ai bien aimé et je t'aime plus encore ! 

J'ai eu le délire cette nuit et j'en avais tout à fait conscience. 
Toutes ces épreuves que je viens d'endurer me seront peut-être 
comptées, car si je dois mourir, ce ne sera vraisemblablement 
possible que le treize ; si je passe ce terme, quel espoir! Sinon, 
reçois mes adieux, reçois l'assurance de ma vive tendresse, con- 
sole-toi, pense souvent à moi, accomplis de point en point tous 



S22 REVUE DES DEUX MONDES. 

mes désirs. J'ai maintenant une si entière confiance en toi et en 
ton amour que je meurs tranquille. Adieu, mon Jules, je t'aime 
de toutes mes forces et de tout mon cœur. 
Mille tendres baisers. 

Ton... 

Je te sais gré de ta discrétion ; jo te suis reconnaissante de tes 
exquises délicatesses, non pour moi, qui me suis dès longtemps 
donnée à toi par l'intention, mais pour l'orgueil des miens. Que 
veux-tu, toutes ces considérations ont douloureusement pesé sur 
nous et nous méritions un meilleur sort, nous l'aurons plus 
tard. 

Encore adieu, et mille fois merci. 

XXXIIl 

Mon ami, je suis désolée qu'un caprice de ma part, caprice 
auquel j'attachais un immense prix, ait pu vous mettre en tel em- 
barras et en semblable perplexité; que voulez-vous, mon pauvre 
cher Jules, je ne me croyais ni assez à vous, ni assez engagée ; jo 
vous ai demandé une bague. Ai-je à vous en donner la forme? 
Ai-je à A'ous en présenter le dessin; je ne vous demande qu'un 
bijou ordinaire, sur la face interne duquel vous ferez graver J. C, 
27 sept. 1863. Dans tous les pays de la terre on vous gravera ces 
quelques lettres avec la plus grande facilité. Cette bague doit être 
portée au doigt annulaire ; je vous envoie la circonférence de ce 
doigt à sa base, et je vous prie avec instance de menvoyer cette 
baguo de fiançailles au plus vite; je la porterai en attendant qu'à 
l'autel vous me donniez l'anneau d'épouse. Je tiens essentielle- 
ment à avoir vite cette bague que je veux porter au nez et à la 
barbe de mon père. Quant à vous, mon ami, que dois-je penser 
de vos billets écourtés, et presque insignifians? Pas un mot du 
cœur, pas une tendresse vraie ; je crains, Jules, que vos bonnes 
forliines tarifées ou que d'autres passe-temps plus agréables vous 
aient fait oublier Henriette. Je vous l'ai dit, l'amour vil de tout et 
il meurt de rien ; soyez sincère, si vous ne m'aimez pas, dites-le, 
j(^ ne puis pas plus souiTrir que je ne l'ai fait pendant ces der- 
niers jours à cause de vous. 

Je ne puis vous aimer plus. 

XXXIV 

Mon ami, j'ai votre tout gracieux présent; il ne me quittera 
plus. Je n'ai pas besoin de vous dire qu'il est tout à fait de mon 



LE ROMAN d'une INCONNUE. 523 

goût. Je vais assez mal, et je ci-ois que malgré tout cela mon père 
mo laissera à Paris. 

Adieu, mon Jules adoré. Je taime plus que ma vie. 

Ton... 

XXXV 

Ne vous étonnez pas, mon Jules, de la fréquence moindre 
de mes lettres et surtout ne mesurez pas ma tendresse à leur 
plus ou moins grande étendue; cette semaine, je me dois et je 
me donne tout entière au dispensateur de toutes choses, de tous 
les biens et de tous les maux ici-bas. Je le prie avec une ferveur 
tout inaccoutumée : mue par l'égoïste pensée qui m'absorbe 
tout entière, je lui demande la vie, la santé, c'est là qu'est le 
bonheur, si je dois être à vous. J'ofïre à Dieu toutes mes dou- 
leurs et toutes les misères que j'ai endurées pour l'amour de mon 
amour pour vous. Oui, mon Jules, tout est bien pur en moi, 
tout est noble et grand dans mon amour pour toi. Dieu et toi, toi 
et Dieu. Je voudrais pouvoir te dire mon nom ; il n'est pas à moi 
seule; je te le donnerai bientôt, car je sens que je serai sauvée, 
si je passe avril; mais jusque-là, que de craintes, que d'appré- 
hensions ! Dans tous les cas, chère vie toute à moi, ne suis-je pas 
à toi tout entière? Ne m'en veuille pas d'obéir à mon père; espère 
et attends. 

Au revoir, cher cœur adoré, je te donne mon co'ur et mon 
âme. • 

XXXVI 

Ne m'en veuille pas d'un moment de faiblesse, de doute et de 
découragement, cher époux de mon àme; tout cela ne change 
rien à toutes mes promesses; si je vis^ ne serai-je pas au mois 
de juillet, envers et contre tous, M""" Jules X...? Je vais un 
peu mieux aujourd'hui ; cependant je suis obligée de garder le 
lit, vu le complet et extrême état de faiblesse dans lequel mont 
mise mes derniers accès d'étouffement, de toux, et mes derniers 
crachemens de sang... Avec tout ce beau cortège ne pouvais-je 
pas m'attendre à mourir ? mais il paraît qu'il n'en sera rien et 
que M"" Henriette veut à toute force se bien porter pour prendre 
du service dans l'armée française, se marier sous les drapeaux et 
devenir maréchale de France. Voilà, mon cher cœur, comment 
nous emploierons notre vie; je vous rendrai grand, mais avant 
tout je vous ferai heureux. Rien n'est donc changé à nos projets; 
venez à Paris le plus tôt que vous pourrez; vous y sentir me 



52 i REVUE DES DEUX MONDES. 

rendra des forces. Puis, qui sait si je ne pourrai vous y voir; 
mais je ne m'engage à rien, car j'ai promis à mon père de ne 
faire aucune démarche pour vous voir avant son assentiment; 
de plus, je lui ai promis de vous taire encore mon nom, car rien 
ne l'a plus charmé que mon abstention à ce sujet, et il est tout 
émerveillé de tout ce (fiie j'ai dû faire pour que vous maimiez 
sans me connaître. Il croit un peu comme moi que vous êtes 
amoureux de l'amour en général : est-ce ainsi que vous m'aimez, 
mon Jules? Viens donc bientôt à Paris, mon Jules, et sur- 
tout ne songe plus à quitter Montpellier quant à présent. Où 
voulais-tu aller? Tu désires, dis-tu, mon cher aimé, dans la lettre 
que tu écris à Léon, quelque chose qui m'ait appartenu? Que 
souhaites-tu? aimerais-tu un ouvrage de mes mains? Parle, 
je serai si heureuse de te complaire ou de te satisfaire en quoi 
que ce soit. Préférerais-tu quelque chose qui m'appartînt plus 
réellement ? Veux-tu une longue tresse de ma chevelure ? Si tu 
savais, chère âme, combien je serais heureuse de te complaire 
en tout et pour tout 1 Parle, ordonne, tu seras obéi. Tu t inquiètes 
aussi de ma beauté, je te dirai qu'elle n'a pas encore péri à ce 
naufrage; c'est pour cela, mon ami, que je n'en veux presque 
pas à un mal qui me traite avec tant d'obligeante complaisance. 

Je 1 aime, mon beau Jules, je veux taimer toujours ! Sois sans 
crainte devant mes funestes prédictions, encourage-moi, dis-moi 
de ces mots qui fasse vibrer et tressaillir l'âme; enfin, enveloppe- 
moi de tout ton amour. Je veux vivre, oui, vivre pour mon 
Jules. Ce cri que je jette chaque jour à Dieu sera peut-être en- 
tendu, et dès que je serai revenue à un meilleur état de santé, 
nous gagnerons le Midi. Là, cher aimé, vous aurez décidément 
le droit de me faire votre cour, de m'approcher à toute heure, 
à tout instant du jour. Je ne vous laisserai plus un instant libre, 
et enfin il faudra nous suivre aux Eaux-Bonnes. 

Adieu, cher; bon courage; écris-moi tout de suite pour me 
dire ce que tu désires avoir de moi, et surtout parle avec la plus 
entière franchise. Je l'aime de toute mon âme et de toute mon 
espérance. 

Ta future femme. 



XXXVII 



6 avril. 



Mon cher petit mari, ètes-vous toujours si plein d'inquiétude 
au sujet de votre chère et tendre Henriette? Il n'en est plus ainsi, 
n'est-ce pas. mon cher bieu-aimé? Si tu savais combien jo me 
suis amèrement repentie de mon manque de courage et surtout 



LE ROMAN d'une INCONNUE. S25 

de cet inutile besoin d'expansion qui me forçait à aller t'exhaler 
mes soufïrances. Etait-il donc nécessaire d'aller pousser tous ces 
cris de désolée pour un peu plus de malaise que de coutume? 
Pardonne-moi donc, ma chère Aie, je suis femme ; je suis très 
nerveuse; et je suis très patraque. Voilà, à défaut d'une seule qui 
suffirait amplement, d'autres causes qui plaideront en ma faveur 
pour me faire pardonner par mon ami tout l'effroi que je lui ai 
causé. Je le bénis pourtant cet elFroi, car il ma fait voir que 
j'étais devenue chère à mon* beau Jules; voilà, je l'espère, une 
pensée égoïste, je n'ai pu la chasser, je dois donc l'avouer. Et 
puis, que veux- tu, mon cher seigneur, n"ai-jo pas une rivale que 
tu as aimée sept ans ! Que je les regrette pour toi et pour moi ces 
sept années écoulées ! Gomme je t'aurais aimée pendant ce laps 
de temps ! comme je t'aurais fait heureux ! Mais toi, m'aurais-tu 
voulue ou aimée à cette époque? Maintenant encore, ô mon cher 
seigneur, es-tu bien sûr de m'aimer, de n'aimer que moi ? Cette 
pensée qui surgit à l'instant me glace le cœur. 

■ Il paraît que rien ne veut perdre ses droits sur ma pauvre 
machine ; acceptons donc ce que nous ne saurions empocher et 
avoue franchement que je suis jalouse, oui, je suis jalouse. Pour- 
quoi, je l'ignore. C'est sans doute une faiblesse inséparable de 
l'amour. De qui? d'aucun objet déterminé et de tous. 

Oui, monsieur, oui, je suis jalouse ainsi; c'est un sentiment 
inexprimable, incompréhensible pour toute autre que pour la 
personne qui aime. Je suis jalouse de mon portrait que tu presses 
avec trop d'ardeur, contre ton cœur et contre tes lèvres, je suis 
jalouse de tes amis, de ta mère, de tes frères, de tout enfin. Je 
ne te dis tout cela, chère âme adorée, que pour te faire voir 
combien je t'aime et combien tu m'es cher. Maintenant que tu 
sais toutes mes pensées, que te dirai-je, si ce n'est que j'ai hâte 
d'être tout à fait bien pour aller à Montpellier! Il faudra d'ores et 
déjà, mon cher aimé, nous chercher une installation pour quand 
nous reviendrons des Eaux-Bonnes, ou plutôt de Paris où nous 
nous marierons. Que ce temps est long à s'écouler et qu'il me 
tarde d'être arrivée au jour ofi je pourrai veiller sur ton bonheur ! 
Oui, je l'attends avec impatience ce jour où je quitterai mon nom 
pour prendre le tien. J'en serai plus fière et plus heureuse qu'une 
impératrice de sa couronne. Que veux-tu, mon aimé, chacun 
prend son bonheur où il le trouve : le mien est tout en toi et par 
toi ! Allons, Jules, du courage, je te dois trop de bonheur depuis 
quelques mois pour ne pas chercher à te le rendre au centuple. 
Si tu savais combien jetais lasse de la vie, combien j'étais décou- 
ragée quand je t'ai aperçu pour la première fois à Montpellier! 
Je me suis arrêtée à ton aspect, haletante, éblouie, éperdue; 



526 REVUE DES DEUX MONDES. 

depuis ce temps ta chère image ne m'a plus quittée, elle a été 
l'inséparable compagne de mes jours embellis, de mes nuits sans 
sommeil. Je t'ai vu et revu souvent, grâce à certaines gracieuses 
complicités que tu devines. Alors, mon Jules, quel changement 
dans tout mon être, quel but nouveau dans ma vie I que de 
suaves sensations, que de douces émotions ! Je me reporte avec 
délices à ma première faute, à ma première audace, à la lettre 
que j'osai t'écrire ea t'avouant mon amour et en te priant de 
porter une rose si tu pouvais en accepter librement l'hommage. 
Tu as accepté, et cependant tu n'étais pas libre... Que conclure 
de tout ceci, si ce n'est que les hommes valent moins que nous ? 
Je me rappelle avec plaisir tes lettres, tes épigrammes, tes bonnes 
fortunes, etc. J'ai ri de tout mon cœur de me voir prise par toi 
pour une imposante douairière. Au milieu de tout cela, que de 
soucis pour ma vie qui ne m'appartenait plus et que je voulais 
te donner! Que faire? tu sais toutes mes angoisses, toutes mes 
tortures. Tu sais ce que j'ai enduré pour l'amour de toi. Que tous 
ces mauvais jours soient effacés devant l'avenir qui se fera plus 
radieux. Dans tous les cas, mon bien cher adoré, sois béni pour 
tout le bien qui me vient de toi depuis quelques mois; si je ne 
reste pas ici-bas pour ton bonheur, tu trouveras aisément une 
compagne qui pourra te comprendre, t'aimer et te consoler. Tout 
ceci, mon Jules, n"a rien de bien attristant, qu'est-ce en effet 
que la vie dici-bas à côté seulement de la somme des siècles qui 
se sont écoulés, s'écoulent et s'écouleront I Je t'en prie, cher bien 
chéri, ne t'affecte pas, songe que tout est pour le mieux dans le 
meilleur des mondes, que rien n'arrive sans la volonté de Dieu, 
et que dans le cas où ce que nous appréhendons arriverait, c'est-à- 
dire si je quittais cette terre, je ne serais pas bien à plaindre, car 
povir cesser de souffrir je ne cesserais pas d'aimer; et enlin je re- 
joindrais ma pauvre mère qui m'attend. Ne parlons donc plus de 
cela , aimons-nous comme si nous devions vivre toujours. Au 
revoir, mon doux ami, je t'aime seul... oui, seul au monde. 
Addio, mio bon ! la mia sainte, e la rnio. vita. Addio. 

Mille baisers. 

Je vais un peu moins mal; je vivrai, va, mon Jules; n"ai-je 
pas maintenant une noble tâche à remplir : le bonheur de mon 
cher mari ? Dans ma prochaine lettre, je te confesserai une folie 
([u'a failli me faire commettre ta lettre; tu ne me gronderas pas 
trop, je 1 espère. 



LE ROMAN d'une INCONNUE. 327 



XXXVIÏI 

Mon ami, suivant \v désir que vous m'en aviez formulé, j'ai 
depuis votre départ de Montpellier et jusqu'à ce jour conservé le 
plus complet et le plus absolu silence; comme ce dernier com- 
mence à me peser outrageusement, je le romps et je recommence à 
vous importuner de toutes mes fastidieuses épîtres. Soyez assuré, 
mon beau mari, que je ne cède que devant d'absolues nécessités, 
et que ce n'est qu'en prévision d'événemens tout à fait prévus 
par moi, et qui amèneront des résultats que saurait seule empê- 
cher une de ces péripéties qui semblent envoyées tout exprès pour 
déjouer les calculs de la prudence humaine, que je me décide à 
rompre le mutisme que j'étais décidée à conserver encore. 

Or ça, beau ténébreux, sachez que la tutelle étrangère qui 
m'était imposée a fini depuis quelques jours et que je suis rentrée 
sous la douce et bien-aimée puissance de mon très aimable et 
bien adoré père. Il m'est revenu plus aimant, plus gracieux et 
surtout bien empressé pour me faire oublier sa trop longue 
absence et pour me faire lui pardonner tout le temps qu'il a volé 
à la tendresse que je ne pourrai peut-être pas lui prodiguer pen- 
dant de longues années. Mais, arrière ces tristesses rétrospectives, 
je veux, mon Jules, vivre pour lui (j'allais avant, et ce mot était 
dans ma pensée, dire vivre pour toi). 

Je m'aperçois, mon chéri adoré, que je cause indéfiniment, 
que je me laisse emporter au doux plaisir de m'cpancher en ton 
àme et qvie je n'arrive nullement à te dire ce qui nous intéresse, 
en un mot au véritable but de ma lettre. Je te disais donc, mon 
aimé, que notre cher père était arrivé d'Espagne jeune, embelli, 
gracieux, et tout plein d'amour pour sa fille qu'il avait comme 
un remords d'avoir abandonnée (c'est du moins ce que sa vive 
tendresse semblait déceler, à moins que cela n'ait été le repentir 
anticipé d'un chagrin qu'il pouvait avoir l'intention de me causer). 
Comme vous le pensez, mon Jules, vous qui avez mes plus solen- 
nelles promesses, vous qui avez ma foi que je vous ai donnée 
librement, de plein gré et de mon entière autorité, j'ai cru indigne 
de vous et de moi de prolonger indéfiniment une position 
fâcheuse pour tous les deux et j'ai dû interroger mon père. 

Avant, mon Jules, de vous engager plus avant dans vos pro- 
messes, avant de croire à ce que vous croyez une vive tendresse 
pour moi, je vous adjure au nom de l'honneur, jo vous supplie 
au nom de votre mère, au nom de mon existence si chancelante, 
si précaire, qu'un rien pourrait briser, je vous supplie au nom de 
mon père de vous recueillir et de me dire, en votre âme et c(5n- 



528 REVUE DES DEUX MONDES. 

science, si vous ne sentez plus rien en votre cœur qui vibre au 
souvenir de votre amour passé. Maimez-vous assez pour m'ac- 
cepter débile et souffrante, m'aimerez-vous assez pour me tenir 
lieu de tout ce que j'abandonnerai pour vous? Quant à moi, mon 
Jules, et je n'en fais point un mérite, je n'ai qu'un désir, c'est 
d'être à vous et de vous faire heureux par-dessus tous. Avant de 
prendre une aussi grave détermination, j'ai tout envisagé, j'ai 
regardé d'un côté quels étaient les devoirs à remplir, de l'autre 
ce que je quittais pour vous; mon choix a été prompt, j'ai vu 
dans la vie avec vous, dans le strict accomplissement des pro- 
messes que je vous ferai, le bonheur le plus complet; je n'hésite 
donc pas; à moins d'être morte, je serai à vous à l'époque indi- 
quée. Je ne fais en me donnant à vous que ce que font toutes les 
femmes qui aiment suivant l'Evangile, jo quitterai les miens, je 
quitterai mes atïections, je m'exilerai d'un monde qui ne sera 
plus le mien pour vivre avec toi ; comme je l'ai dit, mon Jules, je 
serai ta compagne dans toute l'acception du mot. J'ai d'un o^il 
tranquille, d'un esprit calme, envisagé tous les devoirs que peu- 
vent me tracer ta carrière militaire ou ta vie errante : j'y souscris 
d'avance : où tu iras, je porterai mes pas; où tu seras, je serai. 
M'aimes-tu assez pour être tout pour moi. comme je serai tout 
pour toi? Ta famille, ta mère surtout m'acceptera-t-elle et surtout 
m'aimera-t-elle assez pour oublier mes inqualifiables démarches 
auprès de vous? Qu'a-t-elle dû penser? Si son opinion a été mau- 
vaise, là a été le premier châtiment de ma faute. Si elle m'a crue 
capable d'avoir commis cet acte pour un autre que pour vous (et 
ce raisonnement qu'elle a dû se faire est très logique , je renonce 
à vous, j'en pourrai mourir, mais peu importe. Je n'aime pas les 
sermens, mais au nom de mon honneur et du vôtre qui deviendra 
le mien, je vous jure que je n'aime et que je n'ai aimé que vous. 
Vous savez l'influence de cet amour, puisqu'il ma fait vous écrire. 
Ceci, mon Jules, dit et expliqué une fois pour toutes, je reviens 
à ce que je voulais vous dire, Ce soir, devant Léon, j'ai voulu 
interroger mon père, des indilTérens sont arrivés, et demain je lui 
poserai catégoriquement les questions que j'ai à lui adresser. S'il 
n'y répond pas suivant mon désir, je sais ce qu'il me reste à 
faire; dans tous les cas, je vous tiendrai ou je vous ferai tenir très 
exactement au courant de ce qui se passera. Je n'ai pas perdu ma 
journée aujourd'hui, je suis sortie avec le pressentiment que je 
vous verrais, et jo ne me suis pas trompée. Donc, mon ami, réflé- 
chissez bien à tout ce que je vous ai dit, répondez-moi en con- 
science et écrivez-moi une lettre un peu moins écourtée que celles 
que vous m'adressez d'habitude; peut-être les trouvez-vous lon- 
gues? S'il en est ainsi, mon optique est apparemment particulière; 



LE ROMAN d'une INCONNUE. 329^ 

je les vois si petites, si courtes ! Mais, c'est ta faute, vois-tu, mon 
Jules? Avec ton écriture que l'on croirait échappée du Sabbat, si 
elle n'était griffonnée de ta chère main, on est toujours dupe. On 
croit, tant elle est menue, qu'il y en a beaucoup; et il n'y a 
presque rien. Les lignes sont si écartées, les mots si larges que 
rien au monde n'est si hypocrite que ton écriture! Adieu, mon 
Jules, à bientôt !.Je te donne mes meilleures pensées et mes plus 
tendres caresses. 

Pourquoi ne voulez-vous rien accepter de moi, vilain orgueil- 
leux? Je vous renverrai votre bague; je serai aussi fièro que vous, 
et je ne porterai rien qui vienne de vous. Je vous voulais au doigt 
une petite bague, vous avez dit à Léon que vous ne vouliez 
porter qu'un petit anneau; celui que je porte est-il donc si petit 
et en sommes-nous là? Fi ! je vous hais pour une minute, sauf à 
vous mieux aimer dans un quart d'heure. 

Adieu, songez quelquefois à moi et surtout faites-moi faire de 
vous un joli portrait. Donnez votre réponse à mon ami et lidèle 
messager, et ayez ceci en souvenance, je vous le dis à propos de 
vos doutes : la vie ressemble au roman ; le roman ne ressemble 
pas à la vie. 

XXXIX 

Mon ami, j'attendais votre lettre avec une fiévreuse impa- 
tience, je l'aie lue et je l'ai trouvée en tout point conforme aux 
impressions qui troublent et accablent mon esprit et mon âme 
attristée. Si je n'étais en ce moment aussi abattue au physique 
qu'au moral, je rétorquerais, sans difficulté aucune, bon nombre 
des argumens que vous ou votre trop prudente mère avez lancés 
contre ma manière de faire et d'agir qui n'est point celle d'une 
personne honnête et réservée. Mais brisons là, comme je vous 
l'ai dit, je suis en ce moment sans force et sans courage ; ma der- 
nière sortie m'a été fatale, j'ai eu chaud, j'ai eu froid, mon affec- 
tion de poitrine a reparu depuis hier avec une intensité désolante; • 
je tousse incessamment et j'ai la certitude cette fois de ne plus 
sortir victorieuse de cette douloureuse et dernière épreuve que 
Dieu m'envoie. Voilà, mon Jules, pourquoi j'ai tardé, voilà pour- 
quoi je ne me suis pas plus tôt révélée à vous, persuadée que 
j'étais que vous m'aimeriez et qu'alors ma perte vous eût triste- 
ment impressionnée. Voilà, mon bien-aimé, ce que vous n'avez 
pas encore voulu comprendre. S'il y a quelques contradictions 
dans ma conduite, ne vous en étonnez pas trop; j'étais jeune, 
l'espoir de vivre me revenait de temps en temps, et avec cette 
décevante espérance celle du bonheur que je trouvais dans votre 
TOME cxxxv. — 1896. 34 



530 REVUE DES DEUX MONDES. 

seul amour. Voilà pourquoi je suis si affreusement romanesque, 
jolie est la perspective du dénouement du roman! En ceci je 
n'incrimine que moi et le fatal hasard qui vous a jeté sur mes 
pas. Quoi qu'il en soit, et puisqu'il a été jugé que j'avais perdu 
toute pudeur en vous dévoilant mon amour, je dois m'applaudir 
de vous avoir celé un nom qui n'appartenait pas à moi seule et 
que je déshonorais en le livrant. Sachez-le, Jules, je vous aime, 
je n'aime et je n'ai aimé que vous seul; je suis arrivée à une 
heure suprême, heure à laquelle on ne prend pas la peine de 
mentir et de risquer son salut éternel pour un mensonge. Puis- 
qu'on trouve que vous avez légèrement agi en vous livrant à moi 
sans réserve et que vous ne vous êtes pas conservé une porte de 
salut ou une échappatoire, je vous rends, malgré mon amour, 
une liberté que ma mort vous fera plus complète. Jouissez-en 
sans remords et que mon importun souvenir ne vous tourmente 
jamais! Vous ne saurez jamais à quel point je vous ai aimé; si 
j'ai, en vous le disant, bravé audacieusement toutes les conven- 
tions de tenue et de bonne compagnie, je m'en repens d'autant 
moins que dans le cas où vous m'auriez aimée le premier, vous 
nauriez oser me l'avouer pour mille délicates raisons que vous 
devinez aisément. Adieu donc si je dois mourir, au revoir si je 
dois vivre. Mon père consent à tout, il me demande seulement de 
me rétablir et quelques jours pour se renseigner sur vous on les 
vôtres. Je crois sous ce rapport que nous ne risquons rien de part ni 
d'autre. Si vous saviez, mon Jules, comme je voudrais vivre, mais 
cela devient impossible. Je suis si accablée par cette dernière 
nuit que je ne puis vous écrire plus longuement; je vous quitte, 
mais ma pensée est toujours avec vous. 
A vous tout mon cœur. 

Aurai-je A^otre portrait? il me consolera. Là s'arrête jusqu'à 
nouvel ordre ce roman qui m'a fait vivre de si douces heures. 
Soyez heureux, Jules, soyez béni. 

XL 

Jeudi soir. 

Que dois-je faire, mon Jules? dois-je, ma chère âme tant 
adorée, me contraindre encore, et vous parler la glace sur les 
lèvres, tandis que j'ai le feu dans le cœur. Qu'il en advienne ce 
qu'il pourra, ((ue les autres pensent ce qu'ils voudront, je ne puis 
m'empêcher de t'aimer et de te le dire. 11 m'en a bien assez 
coûté, tous ces jours-ci, de prendre avec toi ce ton de persi- 
flage et de raillerie pour que je le quitte aujourd'hui. 



LE ROMAN d'une INCONNUE. 531 

Ta lettre, que j'ai reçue ce matin, m'a fait verser des larmes 
de joie et de reconnaissance. En un mot, je ne sais quels mouve- 
mens elle ne m'a point fait éprouver. Mon émotion était si forte, 
ma tète est si faible, mon cœur et ma santé si bouleversés, que 
j'ai remis à ce soir pour te répondre, et dix volumes ne contien- 
draient pas tout ce que je voudrais te dire. Rien ne me plaît comme 
tes lettres et tes espérances et tes illusions même. Que je suis 
heureuse, mon âme aimée ;.je sens que tu me rends une partie de 
la tendresse que je te donne ; je sens que tu t'es fait le complice 
de mon amour , je sens entin que ^la vie rentre en moi 1 Si tu 
savais combien je crains que ce mieux soit trompeur... Dans tous 
les cas, je te le dois, comme je te dois aussi les plus belles, les 
meilleures, les plus douces émotions de ma vie...O ma vraie joie, 
mon seul amour, sois donc sensible à ces cris que te jette mon 
cœur, aime-moi comme je t'aime. Comme toi, chéri aimé, 
j'éprouve de douces sensations, tout me semble revêtu d'une 
splendeur nouvelle, je vois tout à travers le doux prisme de l'espé- 
rance. Je te vois ou je crois te voir partout; je fais mille châteaux 
en Espagne. De plus, mon Jules, tu dois remarquer que voilà 
déjà les deux tiers du mois d'avril écoulés; les crises de la nature 
nous en donnent de terribles et sont en général pour nous d'un 
bien lugubre présage, mais n'en ai-je pas passé bien d'autres, et 
puis tu seras là pour me défendre. Ainsi, mon cher petit mari, si 
je vais bien, dès que mon père en aura fini avec ses précautions 
que je trouve inutiles (puisque par Léon je sais ce que vous êtes, 
ce que vous valez), nous partirons pour Montpellier; tout me 
porte à croire que ce sera du dix au quinze mai ; je vous verrai 
donc librement, mon Jules, vous m'aimerez alors. J'avais oublié 
de vous dire une chose à laquelle vous ne devez pas tenir beau- 
coup plus que moi, c'est que je suis beaucoup plus riche que je 
ne vous l'avais annoncé. Ce n'est pas un mal du reste, et j'espère 
que vous ne m'en voudrez pas : ce surcroît de fortune ne m'em- 
pêchera pas, pour le faire accepter, de vous porter un surplus de 
tendresse. Si vous saA icz combien souvent nous parlons de vous 
avec Léon! Je vous dirais encore bien des choses, mon doux ami, 
choses cachées dans les secrets les plus intimes de ma pensée... 
je ne l'ose, tant je crains de paraître à vos yeux et à d'autres d'un 
esprit trop romanesque ou d'une sensibilité trop exaltée. Je 
regrette vivement, mon ami, cette appréciation de votre mère, et 
je suis surprise qu'elle ne trouve pas tout naturel qu'on vous 
aime comme je le fais; pour mon compte, si j'étais en son lieu et 
place, je ne voudrais pas accepter le contraire. Je vous lai dit et 
je vous le répète encore, mon affection pour vous a été involon- 
taire et choisie. Involontaire, parce que je ne vous cherchais pas, 



332 REVUE DES DEUX MONDES. 

choisie, parce que mon àme a pressenti la vôtre ; parce que j'étais 
arrivée à l'heure où je devais fatalement aimer, parce que mon 
àme avait trouvé sa sœur : ne savez-vous pas que les âmes sont 
en même temps créées deux par deux, et que le bonheur le plus 
complet les attend ici-bas si elles se rencontrent? Je sais à n'en 
pouvoir douter que de vous seul dépend maintenant ma félicité. 
Je ne vous ferai pas de reproche, mon bien cher Jules, sur la 
tiédeur que vous avez mise à me défendre dans votre famille et à 
laisser suspecter par avance celle (|ui doit porter votre nom; si 
j'avais été aussi peu courageuse, et si j'avais laissé prononcer 
devant moi un mot malsonnant contre vous, je vous aimerais 
moins aujourd'hui ou je ne vous aimerais plus et je ne m'estime- 
rais plus. Que voulez-vous, mon Jules, vous êtes indécis et facile 
à persuader. Je ne vous en aime pas moins, j'aurai de la volonté 
pour deux. 

En échange de votre àme. je vous envoie toute la mienne 
dans un baiser. 

Cette crise nouvelle de la nature me donne tout à la fois 
l'espoir et l'épouvante: vous en savez l'effet sur nous autres 
malheureuses. Si vous pouviez m'aimer! Je compte les jours; 
peut-être les miens le sont-ils? 

XLI 

Mon aimé, vos adorés mais indéchilTrables et presque intra- 
duisibles hiéroglyphes, sont encore venus porter le bonheur à 
votre chère Henriette; oui, monsieur, bien que vous en puissiez 
dire ou croire, rien ne me rend heureuse comme de savoir ({uil 
vous arrive de penser quelquefois à moi... Quant à maimer, 
vous en êtes encore loin; mais je suis sûre que cela arrivera, car 
il ne me coûtera rieu^demployer toutes mes séductions pour vous 
attacher à moi... vous aurez tant de raisons de le faire! 

Quand donc pourrai-je vous annoncer que vous êtes décidé- 
ment agréé par mon père et que vous êtes bien et dûment autorisé 
à essayer de m'aimer et à me faire votre cour? Si le temps s'écoule 
lentement au gré de vos désirs, pensez-vous qu'il n'en soit pas 
de même pour moi... Si vous saviez mes craintes, mes appréhen- 
sions au moindre symplùme alarmant survenu dans ma santé, si 
vous saviez avec quelle vive sollicitude je veille sur moi, depuis 
(jue je ne m'appartiens plus et depuis que je me suis donnée à 
vous, vous maimeriez. Mon moi nost pour rien dans toutes ces 
préoccupations; je tiens maintenant à la vie, oui, j'y tiens essen- 
tiellement, mais ce n'est, mon Jules, que pour te la consacrer, 



LE ROMAN d'une INCONNUE. 533 

pour faire la tienne heureuse, grande et belle. Donc, mon bien- 
aimé, prends pati«mce, ne perds pas courage, et sois assuré que 
quoi qu'il puisse advenir, quoi ([u'on puisse dire ou vouloir, à 
moins d'être morte, je serai avant trois mois M'"" Jules X... là 
est mon bonheur, ma vie et mon salut. Dans quelques jours 
l'oracle prononcera... ce sera oui... alors nous irons tenir garni- 
son à Montpellier. A propos do ma santé, ma chère vie, je te 
dirai que je vais mal depuis quelques jours; ce doit être un état 
transitoire de la crise qui doit me guérir détînitivement... Je ne 
saurais mieux me comparer qu'à une âme tiraillée d'un côté par 
le génie du bien, de l'autre par le génie du mal; de temps en 
temps l'un des deux lemporte sur l'autre et le génie du bien finit 
par triompher; je suis de même au physique, mais le bien l'em- 
portera. Du reste. Dieu qui est si bon ne voudrait pas faire 
manquer tous nos jolis projets; que je serai heureuse à Montpel- 
lier. ..et aux p]aux-Bonnes ! Tu seras-là, tu me défendras contre 
la maladie... Dans quinze jours, mon ami, nous serons peut-être 
réunis pour ne plus nous quitter! Cette seule pensée rend le 
bien-être, la vie, la santé à ton amie... Merci, cher cœur, pour 
tous les bonhcîurs que tu me donnes. J'aurais voulu te voir encore 
avant ton départ; je t'indiquerai mon prochain jour de prome- 
nade au Bois; j'irai en simple équipage, cherche-moi, devine- 
moi, trouve-moi, je suis l'esclave de ma promesse, je ne puis 
que me montrer et me laisser voir. Adieu, mon Jules, je vous 
aime et je vous le prouverai. 

Je baise ton front, je suspends mon âme à tes lèvres. 

Ecrivez-moi, et surtout n'écrivez pas comme on écrit un pen- 
sum ; sans cela, je vous ferais, avant d'être mon mari, prendre 
des leçons de calligraphie auprès de Joseph Prudhomme. Mille 
baisers et à bientôt. 

XLll 

Merci mille fois, cher cœur tout à moi, de tous vos nobles 
sentimens; je savais à n'en pouvoir douter (jue votre tendresse 
n'avait rien d'égoïste. Je n'aime pas les protestations, je n'en ai 
jamais abusé, je ne dois pas moins vous dire que sous ce rapport, 
je ne. vous le cède en rien, et que si je désire aujourd'hui aussi 
avidement la santé ou plutôt la vie, ce n'est que pour me vouer 
exclusivement à votre gloire, à votre bonheur. Oui. mon Jules, 
vous le remplissez tout entier ce cœur tout à vous, vous habitez 
seul et sans conteste cette pensée que vous remplissez tout entière. 

Je vais mieux aujourd'hui, mon cher mari, je me suis faite 



534 REVUE DES DEUX MONDES. 

belle comme si je devais vous recevoir... Ce sera bientôt; mais 
au lieu de vous voir venir ù moi, j'irai à vous. Si je vais bien, 
nous partons toujours le 10 pour notre future garnison de Mont- 
pellier... là sera le salut, là sera le bonheur et la vie. ÎNIon père 
en a décidé ainsi, il veut dans le cas prévu où il vous accepterait 
pour fils (sous ce rapport le plus fort est fait), il veut, dis-je, que 
rien de ses projets ne transpire avant le temps voulu. 

Donc, mon adoré, je vais me guérir, et surtout je ferai tout 
mon possible pour te voir lundi ou mardi. Si je pouvais passer 
le 13 mai, c'est l'anniversaire de la mort de ma tant regrettée 
mère.v. comme elle t'aimerait, si elle te connaissait et surtout si 
elle savait combien tu es cher à sa fille... elle nous voit, Jules, 
elle nous bénit. 

Je t'envoie mon âme en un seul baiser. 

XLIll 

llni'est expressément interdit d'éprouver une émotion quel- 
conque, il m'est ordonné de ne pas vous écrire et de vivre d'une 
mort anticipée; malgré cela, mon doux et cher aimé, malgré la 
souffrance qui m'accable en ce moment, je ne puis m'empêcher 
de vous dire que je vous aime chaque jour davantage et que mon 
amour devient d'autant plus vif. d'autant plus violent que je 
me crois menacée de vous perdre. Ne vous alarmez pas trop, 
mon Jules, co que j'éprouve en ce moment n'est peut-être encore 
qu'une crise provoquée par une imprudence, par la période de 
Tannée où nous sommes, enfin par la volonté de celui qui régit 
toute chose et qui veut encore m'éprouver avant de me rendre 
tout à fait heureuse... Sera-ce sur cette terre, sera-ce dans ce que 
Ion est convenu de nommer un monde meilleur; le meilleur 
est pour moi celui où je vivrais avec vous, où je vous donnerais 
toutes mes pensées, tout mon amour, tous mes soins. Quoi qu'il 
advienne, je sens qu'il me faut du courage; je suis calme, je suis 
résignée et j'attends tout ce qu'il plaira au Roi des cieux d'ordonner 
de moi. Je vous remercie de votre portrait; il ne me quitte pas 
plus que votre chère pensée. Donnez-m'en quelques-unes et 
croyez que je vous aime plus que tout et par-dessus tout. Je sais 
votre départ prochain, je vous verrai quoi qu'il m'en doive coviter. 
Dans tous les cas, j'aurai la foi-ce d'arriver à Montpellier. 

Adieu, mon Jules, je t'aime... je t'aime. 

XLIV 

Jules, je vous aime... il ne me reste j)liis de force que pour 
le faire et pour le dire. Il semble que mon mal, arrêté par votre 



LE ROMAjS d'uKE INCONNUE. 535 

présence, ne m'a donné un moment de répit que pour redoubler 
d'intensité. Oui, mon seul bien-aimé, je suis perdue pour vous 
fci-bas... Si vous saviez de quel courage il faut m'armer pour oser 
vous dire ce que je n'ose m'avouer à moi-même ! Que de tristesses 
après le bonheur entrevu! N'est-ce pas faire naufrage au port? 
Avoir été battue par la tempête, agitée par mille secousses et ne 
pouvoir faire autrement que vous quitter ! Pauvre chéri ! cette 
pensée me glace d'effroi et amollit tout le viril courage dont j'ai 
besoin pour quitter cette terre au moment où j'allais être 
heureuse! vous, ma chère, mon unique pensée, soyez béni 
pour tout le bien que m'a fait votre amour! 11 ne m'a donné que 
de grandes et nobles pensées! soyez béni, soyez heureux sur cette 
terre! ne me chassez pas trop vite de votre cœur, et surtout 
choisissez bien la compagne à laquelle vous contierez le soin de 
votre bonheur... Mon regret le plus amer est de ne pouvoir m'en 
charger; après moi cependant, je vous laisse des amis sincères 
et dévoués. Adieu, mon Jules, je vous aime de toute mon âme; 
je vous quitte épuisée de fatigues et accablée de douleurs. 
Je vous envoie mon âme dans un baiser. 

Ne vous ai-je pas dit que le mois de mai me serait fatal? 
Léon me quitte à peine, voici presque deux nuits qu'il passe près 
de moi; c'est le dévouement incarné. Tant qu'il me restera des 
forces, je vous écrirai pour vous dire tout mon amour. 

XLV 

J'ai vu clair, je sais tout; oui. mon bien-aimé Jules, à vingt- 
sept ans, je suis perdue! mon Jules... je dois te fuir et je te 
cherche. Que n'es-tu là pour me voir mourir? 

C'est aujourd'hui le 7 mai, irai-je bien loin encore? Tu le sais, 
le terme fatal approche, car, j'ai demandé à Dieu, s'il ne voulait 
pas me laisser à toi, de me rappeler à lui le jour de l'anniversaire 
de la mort de ma pauvre mère... c'était le 13 mai... N'aurais-je 
plus que six jours à vivre? Combien cette idée est pénible, com- 
bien il est difficile de renoncer de suite à de si jolis, à de si bril- 
lans rêves de bonheur k donner! Dieu m'est témoin, mon Jules : 
je ne regrette pas de vivre pour moi seule, je ne le regrette que 
pour toi! Que n'ai-je été ta femme, ne fût-ce que huit jours, j'au- 
rais eu le droit de veiller sur le reste de ta vie! Mon plus poi- 
gnant regret en quittant cette terre de misères, qu'avec toi j'eusse 
trouvée plus belle que le paradis terrestre, est de n'avoir aucun 
titre pour te laisser mes biens. Ton légitime orgueil n'eût rien 
accepté de celle qui t'a tant aimé. Enfin, mon âme, ma chère vie, 



536 REVUE DES DEUX MONDES. 

je quitterai bientôt ce monde, je ne mourrai pas tout entière, je 
veux vivre encore dans ton cœur et dans ta pensée. T'avoir 
souhaité pendant des années, t'avoir pressenti, t'avoir deviné, et 
partir au moment où mes plus beaux rêves prenaient un corps et 
allaient s'accomplir! Il ne me reste donc; tant que mon pauvre 
être aura un souflle de vie, qu'à t'assurer de ma vive tendresse, 
de mon unique attachement, de mon sincère amour. 

Ces lignes échappées à ma plume désolée, à mon amer déses- 
poir, ne te seront remises qu'un mois après ma mort; les morts 
vont si vite que j'ai l'égoïste pensée de prolonger mon souvenir 
dans ton âme; de môme que j'ai eu l'impudente coquetterie de 
feindre de ne pas croire à ton amour pour te faire me donner la 
nouvelle assurance que tu m'aimais. .J'ai joui sans remords de 
ton adorable aveu. Tout est donc Uni sur cette terre, songe quel- 
quefois à moi, songe au pur amour que t'a donné la pauvre Hen- 
riette. Dans tous les cas, tout n'est pas fini entre nous sur cette 
terre, je ne manquerai jamais de t'apparaître dans les circon- 
stances difficiles de ta vie... tu n'auras qu'à m'appeler. Dieu me 
permettra de venir à toi. Au revoir, mon Jules, ce n'est peut-être 
pas encore pour aujourd'hui... je suis prête cependant... Je veux 
être jolie jusque dans mon cercueil, je prends des soins infinis 
de ma personne, je soigne autant mon corps que mon âme. Rien 
ne sent ici la mort, tout est bien ordonné, toute trace de maladie 
est cachée, les remèdes, les potions. Tout l'appareil médical est 
secrètement enfoui. Je fais une belle mort... il faut bien, puisque 
je n'ai pas su vivre pour mon Jules. Encore au revoir, je t'em- 
brasse mille et mille fois. Je voudrais exhaler mon âme sur tes 
lèvres. 

N'avait-on pas raison de te dire que j'étais affreusement ro- 
manesque? 

XLVl 

8 miii. 

(Combien je suis injuste et mauvaise, mon Jules trop aimé, 
j'ai murmuré lentement contre les divins et immuables décrets 
du Maître ; un bon prêtre m'a réconciliée avec lui; il ne le vou- 
lait qu'à la condition que tu cesserais d'être le maître de mon 
cœur; j'ai refusé, et il m'a remis mes fautes. Demain, mou 
Jules, je recevrai, après la messe qui sera dite dans ma chambre, 
le corps de notre divin Maître; je ne puis aller à lui, il vient à 
moi. Je serai bientôt administrée; avant de recevoir ces dernières 
consolations terrestres et religieuses, je veux à toi comme à tous 



LE ROMAN d'une INCONNUE. 537 

mes parens, amis et serviteurs présens, demander pardon des 
chagrins volontaires ou involontaires que j'aurai pu leur causer. 
Je tiens au pardon de tous, mais au tien, chère àme, plus qu'à 
tout autre. Suivant ton désir, je t'envoie mes cheveux enchâssés 
dans une bague que je te prie de ne jamais quitter; enfin, j'ai 
parachevé avec des larmes bien amères une petite bourse que 
je te prie de garder en souvenir et pour l'amour de moi. Ce tra- 
vail de mes mains que tu as désiré est bien insignifiant, il n'a de 
valeur que par les douloureux souvenirs qui s'y rattachent. J'étais 
plus heureuse quand pour toi j'ai peint ma triste image... 

Ces pauvres objets te seront remis par Léon; sa douleur égale 
son dévouement, comme je sens qu'il donnerait sa vie pour que 
je te sois conservée! Je vois ce qu'il soufi"re, je lui ai fait jurer 
de vivre pour toi... Aime-le donc, par amour pour moi. mon 
Jules! je t'aime! Prie quelquefois pour ton Henriette, ne la chasse 
jamais de ton cœur! Fais comme si elle allait être ta femme. Je 
ne veux pas, mon bien-aimé, t'accabler de redites, mais songe, je 
t'en supplie, à tous les sages conseils que m'a dictés pour toi ma 
tendresse. 

Adieu, mon àme, ma vie, je te donne toutes mes pensées, tous 
mes baisers. 

Ton... 

Tant qu'il me restera la force do t'écrire, je le ferai... A toi 
mon àme... 

XLVII 

9 mai. 

Mon Jules, il est arrivé, le moment d'une séparation éternelle. 
Les illusions que me donnait mon amour m'ont longtemps abusée ; 
mais la nature ne perd pas ses droits. Le poison lent de la 
maladie joint aux terribles secousses qui m'ont assaillie ces temps 
derniers a consumé ton amie : elle va mourir. Qui t'adoucira ce 
coup terrible plus cruel cent fois que celui qui m'atteindra dans 
peu d'heures peut-être? Car enfin, je te quitte, et c'est une dou- 
leur bien amère; mais elle finira avec ma vie. Ce cœur, où tu 
règnes encore, ne palpitera plus ni pour le chagrin ni pour 
l'amour; et toi, tu resteras longtemps pour pleurer ton Henriette... 
Ah! Jules, que je te plains! Je suis bien moins malheureuse que 
toi, puisque je n'étais pas destinée à te survivre. Oui, mon doux 
aimé, je vais te quitter bientôt, tout me le dit et je le sens au peu 
de forces qui me restent... Je ne soutTre plus... il me semble que 
je suis tout esprit (soit dit sans métaphore). H me semble que 



538 REVUE DES DEUX MONDES. 

mon âme délivrée de ses terrestres liens va voler près de toi... 
Que n'y suis-je, ô mon Jules, que n'es-tu là? Ton absence est le 
dernier et le plus entier sacrifice que j'aie pu faire, au nom de 
Dieu, aux miens et aux convenances sociales qui ont si cruelle- 
ment pesé sur nous, j'ai tout pardonné, comme on m'a pardonnée 
et maintenant je suis tout amour... (Jue ce mot a de charmes! 
Aimer, c'était ma vie, et j'en meurs. Adieu, prie Dieu pour ton 
Henriette, et pense à elle dans tous les actes graves de ta vie; cette 
survivance ne saurait déplaire à celle qui t'aimera. 

Mille tendresses dans le présent, toutes dans l'éternité. 



XLVlll 



10 mai. 



Le 13 approche, et mes forces déclivient chaque jour; je meurs 
sans souffrances, tout entière et pleine d'intelligence et de courage. 
Au moment de te quitter, cher cœur aimé, cher objet de ma plus 
vive et de ma plus tendre sollicitude, je te supplie, si tu m'as 
aimée une heure, de renoncer au jeu; je te fais cette prière su- 
prême, car cette nuit, pendant ma triste insomnie, je t'ai vu dis- 
tinctement occupé à jouer et à gagner des monceaux d'or... En 
vain je chassais cette image, obstinément elle reparaissait à mes 
yeux. Chasse de ton noble caractère cette absorbante passion, fuis 
les gens qui s'y livrent, évite la société de M. de M... dont la 
liaison avec toi a failli l'aire rompre notre mariage. Je te parle, 
cher adoré, sans haine, sans amertume et sans arrière-pensée. Je 
ne saurais te donner de détails là-dessus, ces choses ont été écrites 
à mon pauvre père qui consentait à tout. Il te verra plus tard, 
après sa première douleur passée ; sois pour lui indulgent et bon... 
tu lui avais volé sa fille. Que je suis heureuse dans mon malheur de 
pouvoir t'écrire jusqu'au bout et de te dire avec mes derniers désirs 
mes dernières impressions... Comme nous parlons souvent de toi 
avec Léon... comme nous aurions été heureux si j'avais pu vivre! 
Tu sais tout ce que je lui dois; je ne te lègue qu'un devoir, c'est 
celui d'acquitter ma dette en l'accablant de tendresses et desoins; 
outre que tu complairas à ton amie morte, tu sèmeras pour 
récolter. 

Adieu, toi, adieu, mon bien-aimé, sois heureux sur cette terre, 
sois grand, sois noble, sois généreux; reste ici-bas, et songe qu'il 
dépend de toi de nous trouver à jamais réunis. 

Je m'arrête, vaincue par ma faiblesse... adieu... à toi ma der- 
nière pensée, à toi mon dernier baiser. 



L'AUSTRALIE 



ET I A NOUVELLE-ZÉLANDE 



Les possessions anglaises dans le Pacifique du Sud, le conti- 
nent d'Australie et les grandes îles de la Nouvelle-Zélande sont 
le plus splendide monument du génie colonisateur de la race bri- 
tannique. Exclus de la plus belle partie de l'Amérique à la fin du 
siècle dernier par leurs propres descendans, les Anglais ont tourné 
leur activité vers les régions bien plus lointaines des antipodes, et 
l'empire colonial qu'ils y ont édifié en cent ans est plus riche et 
plus populeux que ne Tétait en 1776 celui qu'ils ont perdu. Sans 
doute la nature les a beaucoup aidés et, sans l'énorme émigration 
qu'y attirèrent les mines d'or au milieu du siècle, l'Australie ne 
serait pas ce qu'elle est aujourd'hui. Mais il est vrai de dire aussi 
que sans la longue préparation, sans les efforts persévérans ac- 
complis avant leur découverte, les gisemens aurifères n'auraient 
pas joui d'une pareille force d'attraction, n'auraient pu produire 
des effets aussi puissans et aussi durables : la fortune vient rare- 
ment à ceux qui ne lui ont pas un peu frayé le chemin. S'il appa- 
raît aujourd'hui quelques manques de proportion et d'équilibre 
dans cet édifice si rapidement construit, si la hardiesse de ses ha- 
bitans actuels semble plutôt tendre à le compromettre par des 
remaniemens et des innovations hasardeuses, il n'en demeure pas 
moins un étonnant témoignage du génie de l'architecte. L'Aus- 
tralasie est le chef-d'œuvre de la colonisation anglaise. Elle est de 
plus aujourd'hui, outre un centre de production d'une extraordi- 
naire activité, le théâtre d'expériences sociales de toute sorte. Elle 
mérite donc à tous les titres l'attention des Européens. 



540 REVUE DES DEUX MONDES. 



I 

La route d'Amérique est aujourd'hui la plus courte pour se 
rendre en Nouvelle-Zélande; même pour atteindre les provinces 
orientales, les plus importantes de l'Australie, elle peut encore ri- 
valiser avec celle du canal de Suez. Il n'en faut pas moins trente- 
deux jours au minimum pour qu'un voyageur ou une lettre partis 
d'Angleterre atteignent Auckland, la ville la plus importante, bien 
qu'elle ne soit plus la capitale de la Nouvelle-Zélande. J'avais 
suivi cette voie, mais non avec cette rapidité, et après un séjour 
de quatre mois en Amérique m'étais embarqué pour la traversée 
du Pacifique qui dure dix-neuf jours, et dont la monotonie est 
heureusement interrompue par deux charmantes escales aux îles 
Hawaï et Samoa. Je suis le seul Français à bord; parmi mes 
compagnons, se trouve pourtant un Californien, fils de Fran- 
çais, naturalisé Américain, qui, bien que n'ayant jamais été visiter 
la France, en parle encore quelque peu la langue ; tous les autres 
passagers sont Américains ou Anglais, des Iles Britanniques ou 
d'Australie. Presque tous les Américains nous quittent à Hono- 
lulu, la capitale d'Hawaï, où nous arrivons après huit jours de 
mer. C'est une charmante petite ville qui n'a guère que trois ou 
quatre rues à l'européenne près du port, et qui disparaît presque 
tout entière au milieu des cocotiers, des palmiers de toute espèce, 
des jardins remplis d'arbustes, d'arbres même couverts de lleurs 
éclatantes. En s'é levant un peu sur les collines, à l'arrière de la 
ville, la vue est splendide sur la ceinture verte de palmeraies, en- 
trecoupées de rizières et de plantations de cannes à sucre ou de 
bananiers, qui couvre la plage et s'avance jusqu'au bord même de 
la mer. Les collines de l'intérieur sont couvertes de broussailles 
011 paissent quelques troupeaux qui, comme les plantations et 
les plus belles maisons de la ville, appartiennent aux Améri- 
cains, depuis longtemps maîtres de l'archipel an point de vue 
économique. Depuis deux ans ils se sont aussi emparés du pouvoir 
politique, ont déposé et emprisonné la pauvre reine Liliuokalaui 
et organisé la République hawaïenne. Ils avaient pourtant toute 
l'inlluence qu'ils pouvaient désirer sous la monarchie indigène, 
dont la Constitution avait institué deux chambres pour lesquelles 
les (étrangers avaient le droit de vote! Mais les planteursde cannes 
voulaient profiter des avantages que le gouvernement américain 
fait aux producteurs de sucre nationaux et espéraient lui forcer la 
main et l'obligera annexer l'archipel : depuis deux ans, la Répu- 
blique d Hawaï joue le rôle, passablement ridicule, d'un pays qui 



l'aUSTHALIE KT la NOUVELLE-ZÉLANDE. 541 

demande à être incorporé à un autre qui n'en veut pas. Si beau- 
coup de jingos américains seraient heureux d'étendre l'influence 
de la Confédération dans le Pacifique, une partie plus calme de 
l'opinion repousse toute annexion en dehors de l'Amérique, sur- 
tout lorsqu'il s'agit d'un petit archipel à population bigarrée où 
les conflits de race sont perpétuels et pourraient entraîner des dif- 
ficultés extérieures. 

11 y a de par le monde beaucoup de pays bilingues, trilingues 
même comme la Suisse, mais les populations de différente origine 
occupent en général des t(;rriloires distincts. Je ne crois pas qu'il 
existe une seulecontrée où l'on puisse voir au tant de races diverses 
qu'à Hawaï, vivant entremêlées dans lesmêmes villes et les mêmes 
campagnes, mais à ce point distinctes que, lorsque le gouverne- 
ment veut se faire bien entendre de tous, — pour réclamer le paie- 
ment des impôts, par exemple, — il fait afficher ses avis en cinq 
langues : anglais, hawaïen, portugais, chinois et japonais. Les 
pauvres indigènes ne sont plus aujourd'hui qu'une minorité sur la 
terre de leurs ancêtres. De 200 000 qu'ils étaient lorsque Cook dé- 
couvrit leurs îles, ils sont tombés à moins de 40 000, portant la 
peine de la facilité avec laquelle ils se mêlaient aux autres races, 
et succombant en foule aux maladies et aux vices que leur appor- 
taient les aventuriers blancs et jaunes : la lèpre, la phtisie, bien 
d'autres fléaux encore, joinis à l'usage immodéré des boissons 
alcooliques, voilà ce qui a produit la décroissance des Hawaïens 
comme des hommes de même race qui habitent toute la Poly- 
nésie, et non je ne sais quelle loi mystérieuse de la disparition 
d'une race inférieuredevani une race supérieure. Ceux mêmes qui 
leur ont voulu du bien, comme les missionnaires, ont souvent 
aggravé les maux qu'ils espéraient guérir, en imposant aux indi- 
gènes de brusques changemens d'habitude et l'usage de vètemens 
compliqués. Lorsque les Européens ont voulu mettre en valeur 
les ressources naturelles des îles, ils se sont aperçus qu'ils avaient 
détruit un instrument nécessaire sous ces climats trop chauds 
pour leur permettre de travailler. Ils -ont alors amené d'abord des 
Chinois, puis, voyant de redoutables concurrens dans ces patiens 
travailleurs, des Européens acclimatés, des Portugais des Açores, 
qui prospèrent, d'ailleurs, admirablement, et sont devenus en 
grande partie petits propriétaires après avoir travaillé aux plan- 
tations des Américains. Depuis quelques années, d'autres Jaunes 
viennent en foule auxquels on n'ose interdire comme aux Chinois 
l'entrée de l'archipel, parce qu'ils ont des canons et savent s'en 
servir. Bref 40000 indigènes et métis, 24 000 Japonais, 15 000 Chi- 
nois, 13 000 Portugais, 4 000 Américains, 3 000 Européens — 



o42 REVUE DES DEUX 310NDES. 

Anglais et Allemands surtout, avec quelques Norvégiens, Français 
et Italiens — voilà l'extraordinaire mélange de races qui peuple 
Hawaï. Peut-être les blancs s'apercevront-ils bientôt qu'ils ont 
travaillé pour d'autres que pour eux. 

Les indigènes polynésiens sont submergés dans cette foule; 
ce n'est pas ici qu'on peut les bien voir : mais à Samoa, où 
j'accoste huit jours plus tard, il n'en est plus de même. A peine 
arrivons-nous en rade de la petite ville d'Apia, où vivent 
presque tous les trois cents Européens de l'archipel, que nous 
sommes entourés des barques des indigènes qui s'offrent à nous 
conduire à terre. Les bateliers montent sur le pont, de beaux 
hommes, très grands, musculeux, d'une couleur de bronze clair, 
les traits presque européens, les cheveux bizarrement teints en 
blanc par la chaux ou en roux par la poussière de corail, une 
couronne de feuillage sur la tête, les reins ceints d'un simple 
pagne qui laisse voir les plaques bleues de leur tatouage sur le 
dos et les jambes. A terre, la ville européenne n'est qu'une rue 
le long de la plage ; tout autour, les cocotiers ombragent de 
leurs palmes vertes, balancées en haut des grands troncs 
élancés, les langues de sable jaune qui s'avancent dans le bleu 
profond de la mer, aussi bien que les pentes des collines assez 
élevées qui la dominent; sous les arbres, dans leurs grandes 
huttes ovales, au toit en forme de calotte que supportent des 
piquets de deux pieds de haut, et dont une mince cloison de jonc 
ne ferme qu'une partie du pourtour, des indigènes dorment ou 
causent, la têteappuyée sur une bûche de bois en guise d'oreiller; 
dans un ruisseau qui descend à la mer, des femmes et des en- 
fants se baignent en jouant. C'est bien le cadre idyllique du 
Mariage de Loti, car toutes ces îles enchanteresses de la Poly- 
nésie, Tahiti, Samoa, Tonga, se ressemblent. Ici du moins il y a 
peu de blancs; point de Chinois; et l'on est agréablement sur- 
pris d'apprendre que le nombre des indigènes s'accroît au 
lieu de diminuer. Les deux défauts de ces gens si gais, si 
aimables, sont la paresse et l'amour de la guerre : les Anglais et 
les Allemands qui font à Samoa le commerce du coprah ont dû 
importer des îles Salomon, dans le voisinage de la Nouvelle- 
Guinée, des travailleurs dont la peau foncée, les cheveux laineux 
et le visage prognathe contrastent avec le beau type des Sa- 
moans. Ceux-ci, vivant de racines et de fruits, dédaignent toute 
occupation, à moins qu'ils ne se battent : les guerres des fidèles 
du vieux roi Malietoa, qui vit paisiblement près d'Apia dans une 
jolie villa à l'ombre des cocotiers, et des partisans de son rival 
Mataafa ont rempli les trois îles de l'archipel pendant ces der- 



l'australie et la nouvelle-zélandk. 5i3 

nières années, sans heureusement les ensanglanter beaucoup. 
Samoa, moins important qu'Hawaï, avec ses îî.'iOOO habitans, 
presque tous indigènes, est sous un triple protectorat anglais, 
allemand et américain; mais le gouvernement des Etats-Unis 
se désintéresse de plus en plus de ces terres lointaines. Après 
les avoir quittées, nous apercevons encore dans le lointain les 
îles Tonga, ou des Amis, le dernier archipel indépendant de 
lOcéanie. Une fois le cent-quatre-vingtième méridien franchi, 
nous sommes dans les parages où domine exclusivement la Grande- 
Bretagne. 

En arrivant à Auckland, après plusieurs mois passés en 
Amérique, j'éprouvai l'impression d'être revenu en Europe, et de 
débarquer dans un port anglais. Dans cette ville, située presque 
exactement aux antipodes de Séville, le caractère exclusivement 
britannique de la population saute aux yeux, non seulement par 
les types des passans rencontrés dans les rues, mais par l'aspect 
général de la ville et des environs. Plus de ces immenses maisons 
à dix, quinze, dix-huit étages, comme on en voit même dans les 
villes secondaires d'Amérique; plus de tramways électriques sil- 
lonnant toutes les voies importantes, mais des rues calmes quoique 
assez animées, et bien tenues; dans les environs, sur les pentes 
de la colline volcanique du mont Eden, ou sur les rives rocheuses 
de la baie, les cottages en bois des habitans, avec leurs petits 
jardins, plantés d'arbres verts et cachés aux regards indiscrets 
des passans par des haies aux feuilles persistantes, ou de simples 
clôtures en bois. La position de la ville est excellente, à la racine 
de la longue et étroite péninsule que l'île septentrionale de la 
Nouvelle-Zélande projette vers le nord, sur une grande baie pro- 
fonde, abritée par des îles et des promontoires des tempêtes du 
large, et à trois kilomètres seulement d'un autre port, sur la 
côte opposée de la péninsule, dont l'entrée est malheureusement 
obstruée par une barre de sable ; les Anglais ont, certes, bien 
choisi le lieu de leur premier établissement en Nouvelle- 
Zélande. 

En même temps que le type anglais des choses et des gens, 
d'autres caractères me frappaient que je devais retrouver dans toute 
TAustralasie : ainsi, l'insignifiance de l'élément indigène, dont on 
ne rencontre presque aucun représentant à Auckland. Les colonies 
australiennes devraient à cette circonstance le bonheur d'ignorer 
les querelles de race, si la présence de Chinois, qu'on rencontre en 
grand nombre dans les bas quartiers, ne révélait l'existence, 
non pas encore d'un péril, mais du moins d'une question jaune 
qui se pose partout sur les côtes du Pacifique. L'un des prin- 



S44 



REVUE DES DEUX MONDES. 



cipaiix élémens de prospérité de l'Australie et de la Nouvelle- 
Zélande, les gisemens de métaux précieux, m'était encore signalé 
par la spéculation locale sur les mines d'or des districts de Thames, 
situées à quelque quinze lieues d'Auckland , au delà du golfe 
d'Hauraki. En revanche, l'autre grande source de richesse de ces 
pays, l'élevage du mouton, n'existe guère dans cette partie de la 
Nouvelle-Zélande . 

L'ensemble des grandes colonies britanniques des Antipodes, 
que les Anglais désignent sous le nom d'Australasie, forme un tout 
remarquablement homogène, sans rien du mélange extraordi- 
naire de races que l'on trouve aux Etats-Unis : les mêmes élé- 
mens de prospérité ont favorisé leur développement, les mêmes 
causes de force et de faiblesse se trouvent dans les sociétés qui 
s'y sont constituées. Toutefois, l'histoire de leur formation et même 
leur état actuel sont caractérisés par quelques dilïérences qui 
tiennent à la nature des lieux, du sol et du climat, aussi bien qu'à 
la diversité des populations indigènes que les hommes de notre 
race ont rencontrées d'une part en Australie, de l'autre en 
Nouvelle-Zélande lorsqu'ils sont venus s'y établir, il y a un siècle 
à peine. Sur une carte, le contraste entre le massif continent 
australien, dont la moitié appartient à la zone torride, et les îles 
aux côtes capricieusement découpées de la Nouvelle-Zélande, 
frappe d'abord les yeux, et l'esprit conçoit aussitôt les diversités 
de climat et de végétation qui doivent résulter des diflerences 
géographiques. 

L'archipel de la Nouvelle-Zélande, situé aux antipodes de 
l'Espagne et du golfe de Gascogne, comprend deux grandes îles 
et à l'extrême sud la petite île Steward, et s'étend sur une surface 
égale à la moitié de celle de la France. Malgré sa taille exiguë 
c'est une terre de violens contrastes et d'étrangetés. Dans l'ile 
du Nord, à la même distance de l'Equateur que l'Andalousie et 
la Sicile, on trouve le môme climat favorisé, un peu plus doux 
même en hiver, un peu moins chaud en été, tandis qu'à l'extré- 
mité de l'île du Sud, où la latitude correspond à celle de la Bre- 
tagne, les imrnigrans d'Ecosse, qui l'ont surtout peuplée, s'ils ont 
un peu moins de brume et de froidure en hiver, n'ont pas à subir 
des étés plus chauds que ceux de la mère patrie. 

La côte du sud-ouest est découpée en fiords profonds, où les 
montagnes tombent droit dans la mer, et qui surpassent même 
ceux de la Norvège, grâce à la variété et à l'exubérance de la 
végétation qui recouvre leurs bords partout où le rocher n'appa- 
raît pas à nu. D'immenses glaciers, dont le plus grand a 30 kilo- 
mètres de long sur 2 de largeur moyenne, y descendent jusqu'à 



l'aUSTUALIE et la NOUVELLE-ZÉLANDE. 545 

200 mètres à peine au-dessus du niveau de la mer, au milieu des 
forêts toujours vertes. Le plus haut sommet des « Alpes » néo- 
zélandaises, le mont Cook, atteint 3 700 mètres, 1 100 de moins 
que le Mont-Blanc; mais, dans le sud de la Nouvelle-Zélande, la 
ligne des neiges perpétuelles est plus basse qu'en Suisse, et l'en- 
semble de la chaîne de montagnes, vue des plaines de Canterbury, 
qui s'étendent au pied du versant oriental, n'est pas moins gran- 
diose que les véritables Alpes. Les grandes nappes d'eau qui 
s'allongent dans les vallées méridionales des mêmes montagnes 
ajoutent encore à la ressemblance, et les bords du lac Wakatipu 
ou du lac Te-Anau ne le cèdent guère en beauté à ceux du lac 
des Quatre-Cantons. L'île du Nord contient moins de sites impo- 
sans que l'île du Sud, mais elle est plus étrange, grâce aux extra- 
ordinaires phénomènes qu'y font naître les forces volcaniques 
toujours en activité. Les environs du lac de Rotoroua sont semés 
de geysers, de sources chaudes, de mares de bouc bouillante; 
dans le vallon de Whakarewarewa, les colonnes de vapeur 
sortant de lerre s'élèvent do tous côtés. Malheureusement le 
plus beau de ces sites a été détruit il y a dix ans. La Terrasse 
blanche et la Terrasse rose, se faisant vis-à-vis sur les deux rives 
du petit lac de Rotomahann, étaient une merveille unique au 
monde. Formées par les incrustations séculaires des sources mi- 
nérales, elles descendaient en gradins vers le lac, au milieu des 
fougères arborescentes ; l'eau bouillante des geysers qui les domi- 
naient et d'autres sources du voisinage alimentaient le lac qui se 
déversait dans un autre situé plus bas par un large ruisseau d'eau 
chaude. La nuit du 9 au 10 juin 1886, une colline que nul ne 
croyait être un volcan s'entr'ouvrit tout à coup, vomit de la lave 
et des cendres ; de violentes secousses de tremblemens de terre 
se succédèrent de dix en dix minutes. Lorsque le jour se leva, 
le 10 juin, à midi seulement, le lac de Rotomahana n'existait 
plus : toute la luxuriante végétation des environs avait disparu; 
cent personnes avaient péri. Aujourd'hui de mornes champs de 
lave s'étendent à la place des fameuses terrasses, et, dans le pays 
environnant, les tranchées des routes permettent de voir que le 
sol primitif a été recouvert de près d'un pied de cendre. Il existe 
encore plusieurs terrasses blanches, moins belles que celle qui a 
été détruite, mais la Terrasse rose était unique. Les geysers de 
Whakarewarewa et de \\ airoki, les fumerolles, les sources 
chaudes répandues à profusion ne suffisentpas encore à l'échappe- 
ment des vapeurs souterraines ; les tremblemens de terre y sont 
très fréquens et au centre de l'île se trouve un grand massif vol- 
canique dont l'activité n'est pas tout à fait éteinte. On l'aperçoit 
TOME cxxxv. — 1896. 33 



546 REVUE DES DEUX MONDES. 

de loin, en arrivant du nord, lorsqu'on traverse l'île en voiture; 
la masse énorme du Ruapehu se dresse à 2700 mètres, couverte 
de neio;c en hiver sur la moitié de sa hauteur, flanquée à droite 
du cône régulier du Ngauruhoe, d'où s'échappe une spirale de 
vapeur, et du cône tronqué du Tongariro, étincolans de hlancheur 
eux aussi et dominant les eaux bleues du lac Taupo. Le coup d'œil 
paraît d'autant plus imposant qu'on a traversé pendant de longues 
heures de mornes plateaux mamelonnés, couverts seulement de 
fougères, où de rares lambeaux de bois attachés aux flancs de 
quelques collines sont tout ce qui reste des anciennes forêts qu'ont 
ravagées les incendies. 

La végétation, là où elle subsiste encore, est ce qu'il y a de 
plus magnifique à la Nouvelle-Zélande. Tous les arbres indigènes 
sont à feuilles persistantes, mais ils n'ont pas l'uniformité, la 
raideur qui rend trop souvent tristes les forêts de pins et de 
sapins des pays du Nord, et leurs feuillages ont les teintes les 
plus variées du vert. Le plus beau de ces arbres, le kauri, qui 
atteint parfois quarante mètres de hauteur, dont les premières 
branches se détachent du tronc à vingt mètres, ne pousse plus 
aujourd'hui que dans la longue péninsule septentrionale, au nord 
d'Auckland ; son aire était bien plus étendue jadis, comme en té- 
moigne la curieuse industrie de la gomme fossile : l'extraction de 
cette résine de kauri enfouie dans le sol, et provenant d'anciennes 
forêts, est une des industries importantes du pays. Dans l'année 
1893, il en avait été retiré plus de 8000 tonnes valant 6 millions 
et demi de francs, et la valeur totale de la gomme extraite 
depuis quarante ans atteint 170 millions. C'est une matière assez 
semblable à l'ambre par son aspect et les usages auxquels elle se 
prête. Le kauri est le plus grand, le plus utile des arbres de la 
Nouvelle-Zélande; les autres bons bois de construction y sont 
rares. Mais c'est le sous-bois, plus encore que les arbres de haute 
futaie, qui fait le charme et la beauté de ces forêts. J'en fus 
émerveillé, surtout, dans un petit bois séparé seulement par 
un pli de terrain du sinistre vallon de Tikitere, au sol nu et 
jauni, troué de solfatares, entrecoupé de mares de boue hui- 
leuse, que de gros bouillons soulèvent lourdement pour en 
laisser échapper des vapeurs fétides. A trois cents mètres de ce site 
désolé, je me trouvais au milieu des fougères arborescentes, 
dont les grands troncs s'élèvent jusqu'à quinze ou vingt pieds 
pour s'épanouir en une couronne d'immenses frondaisons ; parmi 
toutes les espèces variées se dïniinguela silre?'-feni, avec l'envers 
de ses feuilles d'un blanc d'argent. Des lianes qui entrelacent 
le sous-bois en l'ont un fourré aussi inextricable qu'en une 



l'Australie et la nolvelle-zélande. 5i7 

forêt vierge des tropiques; les troncs des grands arbres jaillissent 
tout droits, entourés d'une dentelle de délicates fougères grim- 
pantes ; et d'autres fougères encore tapissent partout le sol. De 
l'autre côté du bois, au fond d'un ancien cratère aux pentes 
abruptes, mais verdoyantes, dort un petit lac d'un bleu laiteux, 
qui jadis était bouillant, s'il faut en croire la tradition. 

Ce pays, d'une végétation si riche, était, avant l'arrivée des 
Européens, d'une étonnante pauvreté en animaux : point d'autres 
mammifères que des rats et les chiens des indigènes, point de ser- 
pens non plus, quelques lézards; les oiseaux avaient d'assez nom- 
breux, mais étranges représentans. Le plus extraordinaire était 
le moa, gigantesque animal coureur, aux ailes rudimentaires, 
comme l'autruche, et proche parent de VEpyornis de Madagascar, 
île avec laquelle la Nouvelle-Zélande offre plus d'une curieuse 
analogie sous le rapport de la flore et de la faune. Le moa est 
aujourd'hui une espèce éteinte; mais ses os énormes et ses plumes 
même se trouvent dans nombre de cavernes, et on suppose que sa 
disparition est très récente. J'ai vu dans les musées des villes de 
la Nouvelle-Zélande plusieurs exemplaires de son squelette haut 
de quatre mètres et de ses œufs longs d'un pied. Il reste aujour- 
d'hui quelques petits oiseaux de la même famille, les kiwis ou 
aptéryx, et les weka, incapables de voler. L'absence des oiseaux 
chanteurs rend tristes les belles forêts delà Nouvelle-Zélande; 
mais les perroquets abondent. L'un d'eux, le kea, a donné un 
curieux exemple d'évolution des instincts; c'est un des plus 
redoutables ennemis des éleveurs de moutons. Il s'abat sur le 
dos des animaux, arrache la laine, déchire les chairs et va droit 
sans hésiter à la graisse qui entoure le rein, dont il se nourrit, 
sans toucher aux autres parties de l'animal. L'introduction du 
mouton en Nouvelle-Zélande date de moins d'un siècle, et le kea, 
qui est un oiseau indigène, ne pouvait vivre auparavant que 
d'insectes : c'est un curieux mystère que ce changement de 
régime et la formation de ce nouvel instinct. 

Les hommes qui peuplaient seuls la Nouvelle-Zélande avant 
l'arrivée des Européens ne sont pas moins étranges que les ani- 
maux, les plantes et le sol lui-même. Les Maoris font partie de 
cette intéressante et quelque peu mystérieuse race polynésienne 
qui peuple tous les archipels du Pacifique oriental. Il suffît de les 
voir pour le reconnaître, et leur langue le prouve aussi. Lorsque 
Cook, en 1770, explora les côtes de la Nouvelle-Zélande, un indi- 
gène de Tahiti qu'il avait emmené, lui servit d'interprète. J'ai 
entendu moi-même, aux îles Hawaï, un de mes compagnons de 
voyage, colon de la Nouvelle-Zélande, s'adresser en maori aux- 



548 REVUE DES DEUX MONDES. 

indigènes qui comprenaient sans difficulté celte langue d'un pays 
dont deux mille lieues les séparent. Daprès les traditions et les 
arbres généalogiques conservés par les prêtres, les Maoris ne 
seraient en Nouvelle-Zélande que depuis vingt-sept générations, 
c'est-à-dire depuis le xiii'' siècle. Ils quittèrent, disent-ils, l'île de 
Hawaïki, à la suite d'une guerre civile, sembarquèrent dans deux 
grands canots, Tainui et Armva, et abordèrent en deux points 
qu'ils désignent nettement sur la côte nord-est de lîle septen- 
trionale de la Nouvelle-Zélande, la seule où ils aient jamais formé 
une population assez dense. On conserve, au musée de Wellington, 
capitale de la colonie, un morceau de bois qu'on dit avoir appar- 
tenu au Tainui. La position exacte de lîle de Hawaïki reste dou- 
teuse : c'est évidemment la même île dont disent venir les ha- 
bitans d'Hawaï qui ont, racontent-ils, nommé leur nouvelle patrie 
en souvenir de l'ancienne; l'opinion la plus généralement admise, 
c'est qu'Hawaïki n'est autre que Savaii, la plus grande des îles 
Samoa. 

Les Maoris ont singulièrement changé de genre de vie après 
leur émigration : ils sont, comme le Kea, devenus féroces. Tous 
les archipels polynésiens ont été déchirés par des guerres fré- 
quentes; mais à la Nouvelle-Zélande la guerre ne cessait jamais. 
C'était la pensée constante, le plaisir même de tous les indigènes; 
la vendetta était une obligation rigoureuse et la tribu entière 
prenait fait et cause pour celui de ses membres qui avait été 
outragé par une tribu voisine. Leurs ennemis une fois vaincus, 
ils mangeaient les morts et les prisonniers : c'était une croyance 
commune qu'en se nourrissant du cœur et du cerveau d'un ennemi, 
on acquérait son courage et son intelligence. Les habitations des 
chefs étaient ornées des têtes fumées et momifiées des vaincus. 
Sans doute, l'absence de tout mammifère dans le pays avait con- 
tribué à faire naître le cannibalisme. Sous le climat humide 
et relativement froid de la Nouvelle-Zélande, les Polynésiens 
ne pouvaient se contenter de fruits et de racines comme dans 
les archipels équatoriaux, et la chair humaine pouvait seule leur 
fournir une nourriture animale. Malgré leur férocité et quoiqu'ils 
ignorassent l'usage des métaux, les Maoris n'étaient pas des sau- 
vages : ils cultivaient les patates qu'ils avaient apportées d'Ha- 
waïki, tissaient avec les fibres du Phonniwn tenax les grands man- 
teaux dont ils se vêtaient et qui étaient couverts de plumes pour 
les chefs. Leurs armes étaient des haches de pierre polie fixées 
à un manche en bois à l'aide de fibres de phormium ; avec leurs 
outils, en pierre aussi, ils exécutaient des ciselures si délicates 
quon a cru longtemps qu'ils connaissaient, sans vouloir l'avouer, 



l'australii: et la Nouvelle-Zélande. 549 

l'usage des métaux : les proues et les poupes de leurs grands ca- 
nots de guerre, dont j'ai vu un exemplaire long de 25 mètres, 
étaient ainsi ciselées et incrustées de nacre, de même que les 
parois des maisons des chefs et des ivhaic-puni ou maisons 
d'assemblée des tribus dont l'une, conservée au musée de Wel- 
lington, a 13 mètres de long sur 5 de large et 3'", 50 de hauteur 
au centre. Ils sculptaient même le corps humain, se couvrant de 
tatouages compliqués, qu'il fallait se reprendre à cinq fois pour 
compléter ; les chefs portaient ainsi sur leur visage leur blason 
et leur généalogie. Aujourd'hui encore beaucoup de femmes se 
tatouent les lèvres et le menton. Les Maoris avaient une mytho- 
logie : outre les dieux principaux, ils croyaient à des esprits ca- 
chés dans chaque objet de la nature. Certains de leurs mythes 
ne manquaient pas de grâce. Ainsi le ciel était pour eux l'époux 
de la terre qui, séparé d'elle, verse des larmes que nous appelons 
pluie et auxquelles la terre répond par des soupirs qui sont les 
brouillards. 

Les premières rencontres des Européens avec ce peuple intel- 
ligent, mais féroce, furent sanglantes : dès 1G43 l'équipage d'un 
canot du navire de Tasman fut massacré et aucun blanc n'aborda 
plus en Nouvelle-Zélande jusqu'en 17G9. Cook put alors échapper 
à la mort grâce à ses fusils et parvint plus tard à entrer en re- 
lations avec les indigènes ; ils refusaient ses cadeaux , et lui 
demandaient ses armes à feu; se procurer des fusils devint dès 
lors l'idée fixe des Maoris; ils en obtinrent quelques-uns des 
baleiniers qui commençaient à fréquenter ces mers. Un chef, 
Hongi, après avoir visité Sydney, se fit conduire en 1820 en 
Angleterre, et en revint avec des présens de George IV qu'il 
échangea en Australie contre des armes à feu. Les guerres entre 
tribus, relativement peu meurtrières avec les anciennes armes de 
pierre, devinrent dès lors d'épouvantables massacres : en un seul 
jour, Hongi tua sept cents de ses ennemis, dans une île du lac Ro- 
toroua; son rival, ïe Rauparaha, qui s'était procuré lui aussi des 
fusils en envoyant un de ses cousins faire le voyage d'Angleterre, 
extermina presque entièrement les Maoris de file du Sud. Dans 
cette période, d'assez nombreux aventuriers blancs s'étaient mis 
à vivre parmi les tribus, adoptant les mœurs des indigènes et 
désignés à cause de cela sous le nom de Pakehas-Maoris ou 
Maoris-étrangers; ils étaient bien reçus, parce qu'ils savaient 
entretenir et réparer les armes et jouaient un rôle important dans 
les guerres. 

Jusqu'en 1840, il ne vint pas se joindre à ces aventuriers 
d autres blancs que des missionnaires dont les premiers étaient 



5o0 REVUE DES DEUX MONDES. 

arrivés vers 1814; s'ils ne purent déterminer leurs féroces con- 
vertis à cesser de s'entre-tuer, ils les détachèrent du moins peu à 
peu du cannibalisme, en introduisant des animaux domestiques 
qui prospérèrent. C'est à leur instigation que les principaux chefs 
signèrent en février 1840 le traité de Waitangi, par lequel la 
Confédération des Tribus-Unies de la Nouvelle-Zélande acceptait 
le protectorat anglais. A ce moment même la France se préparait 
à prendre possession des îles. Une Compagnie nanto-bordelaise 
de la Nouvelle-Zélande, fondée en 1837, avait acquis l'année 
suivante, d'un capitaine baleinier, Langlois, quelques centaines 
d'hectares de terre, qu'il avait achetés aux Maoris d'Akaroa 
dans l'île du Sud. A la demande de cette société et d'un de ces 
aventuriers comme il y en a tant dans notre histoire, le baron 
Thierry, qui avait essayé de se créer un royaume en Nouvelle- 
Zélande, le gouvernement français envoya la corvette Y Aube 
chargée de prendre possession de l'île du ÎS^ord, puis de celle du 
Sud et le transport Comte-de-Paris qui devait débarquer soixante 
émigrans à Akaroa. L'Aube arriva trop tard, en juillet 1840; 
le gouverneur anglais déclara que la possession de l'île du Nord 
entraînait celle de l'île du Sud et envoya aussitôt un navire de 
guerre planter le drapeau britannique à Akaroa. Quelques-uns 
des émigrans du Comte-de-Paris y restèrent pourtant, et de 
nombreux noms français s'y trouvent encore. La Nouvelle- 
Zélande, si salubre et dont le climat est si voisin du nôtre, aurait 
été pour la France une admirable colonie ; on est malheureuse- 
ment en droit de se demander si nous aurions eu assez d'esprit 
de suite pour en poursuivre le développement, pour ne pas aban- 
donner même cette terre éloignée où il fallut pendant trente ans 
batailler avec les indigènes. 

Aussitôt que les Européens arrivèrent en nombre et firent 
mine de s'établir à demeure, la guerre commença. C'est la ques- 
tion des achats de terre qui fut l'origine de presque tous les 
conflits : le sol était la propriété collective des tribus, dont plu- 
sieurs prétendaient souvent avoir des droits sur le même territoire ; 
d'autre part des colons avaient fréquemment acheté de bonne foi 
des terres à des individus pour les cultiver. Aussi la lutte fut-elle 
plutôt, sauf peut-être de 1860 à 1870, une série de soulèvemens 
locaux qu'une guerre nationale. Elle fut des plus sanglantes, 
quoique les Maoris respectassent désormais les morts et trai- 
tassent bien les blessés. Embusqués dans les bois ou retranchés 
dans leurs ^ja entourés de palissades, et construits avec une véri- 
table science de la fortification, mettant en œuvre toutes sortes 
de ruses pour tromper leurs ennemis, les indigènes soutinrent 



l'aUSTRALIE et la NOUVELLE-ZÉLANDE. 551 

souvent le choc de forces anglaises très supérieures. L'affaire du 
pa de la Grille, en 18G4, est une des plus typiques de cette guerre. 
Le général Gameron avec 1 700 Anglais s'y heurta à 200 Maoris et 
égara d'abord son feu sur un retranchement ébauché et surmonté 
d'un pavillon, à 100 mètres sur le côté de la forteresse. Quand il 
eut enfin découvert la ruse et fait brèche avec son canon, le feu 
des défenseurs cessa, comme s'ils décampaient, pour ne reprendre 
que lorsque les assaillans furent presque à bout portant. Entrées 
pourtant dans le fort, mais fusillées au milieu des retranchemens 
intérieurs, les troupes anglaises furent prises de panique et 
s'enfuirent en laissant plus de cent des leurs sur le terrain. Les 
Maoris s'esquivèrent pendant la nuit par petits groupes, et les 
Anglais trouvèrent le lendemain, parmi de nombreux morts, un 
soldat blessé, encore vivant, près de qui était une écuelle pleine 
d'eau que les Maoris avaient dû chercher en traversant deux fois 
les lignes ennemies. 

La guerre, presque ininterrompue de 1860 à 1870, avait eu 
pour cause la décision prise par un gouverneur de traiter pour 
l'achat des terres avec les occupans de fait sans tenir compte des 
droits des tribus. L'établissement, dès 1865, d'une cour spéciale 
pour déterminer ces droits conformément aux coutumes indigènes 
contribua beaucoup à la pacification. Pourtant il y eut encore, 
même après 1870, quelques troubles sérieux, occasionnés par la 
secte religieuse des Hauhaus, qui prétendait combiner le chris- 
tianisme et l'ancien paganisme; en 1881 on dut envoyer 
2000 hommes pour arrêter un prophète. Te Whiti. Enfin en 
1883, le roi Tewhiao, reconnu pour chef par presque toutes les 
tribus de l'île du Nord, se réconcilia avec le gouvernement, et des 
ingénieurs purent traverser le district sauvage et jusqu'alors 
dangereux du « Pays du roi » pour y étudier un tracé de chemin 
de fer. Aujourd'hui, la sécurité est complète dans la Nouvelle- 
Zélande, dont les districts les plus reculés sont parcourus par des 
services de voitures publiques; il ne s'y trouve même plus de 
troupes anglaises. 

Devant l'énorme majorité de la population européenne toute 
tentative de révolte serait vaine, et les indigènes le savent. Dès 
1863, il y avait en Nouvelle-Zélande 160000 blancs contre 50000 
à 60000 Maoris, et même dans l'île du Nord, les premiers l'em- 
portaient en nombre. Depuis, les Européens sont devenus beau- 
coup plus nombreux, les indigènes ont décru. De 100000 qu'ils 
étaient sans doute au commencement du siècle, il n'en reste plus 
aujourd'hui que 42 000. Leur ardeur à s'entre-détruire, les mala- 
dies, le changement d'habitudes ont provoqué cette diminution. 



002 REVUE DES DEUX MONDES. 

qui semble à peu près enrayée aujourd'hui (1). Ils sonlchrétiens» 
s'habillent pour la plupart à l'européenne; leurs enfans fréquen- 
tent les écoles; presque tous savent lire et écrire en maori, et le 
plus grand nombre parlent aussi l'anglais. On n'en voit presque 
pas dans les Ailles de la côte; mais lorsqu'on parcourt l'intérieur 
de l'île du Nord, leurs villages, semés de loin en loin sur les pentes 
des collines, sont à peu près les seules habitations qu'on ren- 
contre. Ils vivent pai- petites agglomérations dans des cabanes 
spacieuses, à doubles parois de joncs, maintenues par des cadres 
en planches, surmontées d'un toit à double pente; le faîte en 
est à huit ou dix pieds de hauteur, mais il descend sur les côtés 
à trois ou quatre pieds du sol, et forme en avant de l'entrée un 
auvent où les Maoris se tiennent le plus souvent. Les indigènes 
n'ont pas à se plaindre de la domination anglaise : ils possèdent 
plus de deux millions et demi d'hectares de terres dont beaucoup 
sont, il est vrai, situées dans les sols pauvres du centre de Fîledu 
Xord. La plus grande partie de ces terres est la propriété collec- 
tive des tribus qui se font des revenus importans en les louant 
aux Européens. La propriété individuelle existe pourtant aussi 
chez les Maoris, et la cour de justice spéciale qui s'occupe des 
questions relatives aux terres des indigènes a plusieurs fois, à 
leur demande, divisé certaines propriétés des tribus entre leurs 
membres. Cependantl'idée de la communauté des biensresle encore 
fortement enracinée : un journal néo-zélandais racontait, pendant 
mon séjour, qu'un Maori s'étant avisé d'organiser un service de 
voitures entre une petite ville et la gare voisine, tous les indi- 
gènes de sa tribu se crurent aussitôt le droit de s'en servir gratis 
et, lorsqu'il leur demandait le prix de leur place, ils lui répon- 
daient que, s'ils devaient payer, ils pouvaient tout aussi bien se 
servir de la voiture des Pakehas (Européens). Devant cet état d'es- 
prit, notre homme dut renoncer à son entreprise. 

Les Maoris sont représentés au parlement de la Nouvelle- 
Zélande par quatre députés élus au sulTrago universel, qui ont 
tous les droits de leurs collègues blancs. L'un d'eux, M. Hone 
Heke, est même l'orateur le plus disert de toute l'assemblée et 
fort populaire parmi les colons. Les Anglais n'ont aucun préjugé 
de couleur contre les indigènes, et les coudoient partout 
sans répugnance. D'après le dernier recensement, 250 Européens 

(1) Les recensemens donnent, pour les Maoris depuis vingt ans, les cliilTres sui- 
vans : 45 470 en 1874; 43a9o on 1S78; 44097 en 18S1 ; 41969 en 188G; 4199:! en 1891. 
Les chiiircs de 1876 et 1878 doivent être considérés comme seulement approximatifs 
et sans doute un peu inférieurs à la réalité, la sécurité n'étant pas encore bien établie 
à cette époque. 39o3^» Maoris habitent l'île du Nord. 



l'aUSTRALIE et la NOUVELLE-ZÉLANDE. 5o3 

avaient épousé des femmes maories et l'on comptait 4NG'Î métis, 
GoO de pins que cinq ans auparavant. Il semble bien que la desti- 
née finale des indigènes soit d'être non pas détruits, mais absorbés 
dans la population blanche, dont le type n'en sera guère modilié, 
vu son énorme prépondérance. 

Les indigènes ne forment plus qu'un seizième des habitans de 
la terre de leurs ancêtres : même dans 1 île du Nord les colons 
sont sept fois plus nombreux qu'eux. Les 030 000 qui, en 1891, 
se trouvaient en Nouvelle-Zélande n'y sont pas venus seuls. Ils 
ont amené avec eux les animaux, les plantes du vieux monde, 
auxquels le climat n'a pas été moins favorable qu'aux immigrans 
eux-mêmes. Sous cette invasion étrangère, le pays est devenu 
tout difîérent : des millions de moutons, des centaines de milliers 
de bœufs et de chevaux peuplent les pâturages de cette contrée où 
les mammifères n'étaient presque pas représentés : les poissons 
d'Europe remplissent les rivières; des oiseaux du vieux monde 
ont été introduits aussi. Plusieurs espèces de l'ancienne faune sont 
menacées de destruction, comme l'aptéryx, comme le rat maori 
lui-même, qui disparaît devant le rat d'Europe. La vigoureuse flore 
indigène a mieux résisté : malgré les incendies, malgré l'exploi- 
tation des forêts, souvent destructrice, les beaux arbres et les 
fougères de la Nouvelle-Zélande subsisteront pour lui conserver 
son individualité. Les plantes du pays ont dû cependant partager 
leur ancien domaine avec celles qu'ont importées les colons : les 
céréales, le tabac, les orangers dans l'île du Nord, les herbes 
même de l'Angleterre. Près des villes et des côtes, ce ne sont 
pas seulement les habitans, c'est le cadre même qui est devenu 
européen ou plutôt cosmopolite ; car, à côté des arbres indigènes 
et de ceux de l'Angleterre on peut y voir l'eucalyptus d'Australie 
et le gracieux pin ou araucaria de l'île Norfolk, dont la ramure 
régulière semble former une série de vasques, de plus en plus pe- 
tites à mesure qu'elles sont plus près de la cime. 

Les villes elles-mêmes, de moyenne étendue, bâties presque 
toutes au bord de la mer, en pente sur des collines oti s'étagent 
des cottages entourés de jardins, que séparent des haies de grands 
géraniums et où lleurissent des camélias en pleine terre, sont des 
cités anglaises transportées sous un climat plus doux. Très calmes 
dans les hauts quartiers, assez tranquilles môme dans ceux du 
port où se concentre le mouvement des affaires, elles n'ont pas 
l'exubérance des villes américaines, même moins importantes, ni 
tout leur luxe de moyens de communication mécanique ; elles pa- 
raissent plus âgées qu'elles ne le sont réellement, car aucune ne dé- 
passe sensiblement la cinquantaine. La Nouvelle-Zélande a quatre t 



55 i REVUE DES DEUX MONDES. 

centres principaux : deux dans l'île du Nord : l'ancienne capitale, 
Auckland, qui est encore la plus importante avec ses cinquante 
mille liabitans et la nouvelle, Wellington, plus centrale, sur le 
détroit de Gook qui sépare les deux îles, mais peuplée seulement 
d'un peu plus de trente mille âmes. Les deux centres de l'île du 
Sud, Christcliurch et Dunedin qui ne le cèdent l'une et l'autre que 
dequelques milliersd'habitansà Auckland, ontchacun leurphysio- 
nomie particulière et ])ortent encore l'empreinte de leur origine 
confessionnelle. Christcliurch, la seule ville néo-zélandaise qui ne 
soit pas sur la côte, a été fondée en 1860 sous les auspices d'une 
association anglicane présidée par l'archevêque de Canterbury : 
elle s'élève au milieu des grandes plaines qui portent aujourd'hui 
le nom de la métropole de l'Eglise d'Angleterre, sur les bords 
d'une petite rivière tout anglaise d'aspect, aux rives ombragées 
de saules pleureurs, qui traverse avant d'entrer dans la ville un 
parc planté lui aussi d'arbres d'Europe. La cathédrale anglicane 
se dresse, seule, au milieu de la place qui forme le centre de la 
ville, témoignant ainsi des idées religieuses des premiers colons, 
arrivés d'Angleterre sous la conduite d'un évoque. Dunedin, 
la seule ville du monde plus rapprochée du pôle Sud que de 
l'Equateur, fut fondée quelques années plus tôt par « l'association 
de l'Eglise libre d'Ecosse ». Elle porte l'empreinte de son origine 
par ses nombreuses églises presbytériennes, d'un fort élégant style 
gothique, ses établissemens d'instruction de toute espèce, le type 
et l'accent de ses habitans. L'action de l'esprit écossais est très 
sensible dans le développement de toutes les colonies austra- 
liennes, de la Nouvelle-Zélande surtout, d'où sont souvent partis, 
bien qu'elle soit la plus jeune, les courans d'opinion qui ont en- 
traîné ses aînées. 

Il 

Les îles de la Nouvelle-Zélande, aux capricieux contours, au 
relief mouvementé, semblent un morceau d'Europe jeté dans le 
Pacifique austral ; on leur a même trouvé, en supprimant par la 
pensée le miiico détroit qui les sépare, une analogie de forme avec 
l'Italie. C'est à l'Afrique, au contraire, qu'il faut comparer l'Aus- 
tralie, pour sa massive lourdeur, ses côtes inhospitalières, ses dé- 
serts, et même le climat, sinon des parties voisines de la côte, du 
moins des régions de l'intérieur. Ce continent, d'une étendue 
égale aux quatre cinquièmes de l'Europe, a dans tous ses carac- 
tères quelque chose d'inachevé. Son système orographique et hy- 
drographique est rudimentaire : une seule chaîne de montagnes 



l'aUSTRALIE KT la NOUVELLE-ZÉLANDE. 55^ 



O 



digne de ce nom, dont le pic le pins élevé dépasse à peine 2 000 
mètres, s'allonge à une distance de cent à deux cents kilomètres 
de la côte orientale; en arrière, tout l'intérieur n'est plus qu'un 
vaste plateau, de peu d'élévation, inclinant vers une dépression 
allongée, dont le fond est occupé par des marais et des lacs salins 
qu'un seuil sépare d'une des rares indentations importantes de 
la côte de l'Australie, le golfe Spencer : c'est une disposition géo- 
graphique tout à fait semblable, sur une plus vaste échelle, à celle 
des grands chotts qui s'étendent au Sud de l'Algérie et de la Tu-- 
nisie, en arrière du golfe de Gabès. Les cours d'eau côtiers, descen- 
dant des montagnes de l'est et des croupes qui terminent le pla- 
teau au nord et au sud, sont nombreux, mais de peu d'étendue. 
Dans l'intérieur, où les vents pluvieux n'arrivent guère, se trou- 
vent seulement quelques lacs salés, le plus souvent à sec. Un seul 
système lluvial pénètre au loin vers le centre , c'est celui du 
Murray et de ses affluons qui prennent naissance sur le versant in- 
térieur de la chaîne de montagnes orientale. Sur les cartes ces 
rivières forment une ramure imposante; mais il faut en rabattre 
dans la réalité : tous ces cours d'eau dont les sources sont exposées 
aux longues sécheresses d'un climat brûlant, — on a vu le ther- 
momètre s'élever à Bourke, sur le Darling, à plus de TJO degrés, — 
ont un régime fort irrégulier; cependant, au printemps des ba- 
teaux plats peuvent remonter à plusieurs centaines de lieues 
de la mer, pour aller chercher les laines de l'intérieur. Le 
point extrême de la navigation sur le Darling aux hautes eaux est 
à 1700 kilomètres de l'embouchure du Murray. Mais le manque 
de bonnes communications fluviales dans presque toute l'Austra- 
lie n'en est pas moins une des grandes infériorités de ce con- 
tinent. 

La flore et la faune australiennes ont le même caractère ina- 
chevé et primitif que la terre qui les porte. Cette immense contrée 
a bien moins d'espèces végétales que l'archipel restreint de la Nou- 
velle-Zélande : l'eucalyptus est presque le seul arbre australien; 
raide et peu gracieux avec ses branches tordues d'où pendent en 
longs rubans des lambeaux d'écorce et que terminent les maigres 
touiTes d'un feuillage terne, vert sombre ou gris bleuâtre, il 
forme d'interminables forêts clairsemées où l'on trouve à peine 
de l'ombrage. L'île de Tasmanie tout entière, grande comme dix 
départemens français, n'est qu'une seule forêt d'eucalyptus, et sur 
le continent australien l'eucalyptus couvre d'une façon continue 
des étendues plus considérables encore, surtout aux abords des 
côtes. Dans les vastes régions de pâtures du Murray et du Darling, 
de l'intérieur des colonies de Nouvelle-Galles et de Victoria, 



s 56 REVUE DES DEUX MONDES. 

maint district ressemble à un parc avec les eucalyptus semés de 
place en place au milieu des plaines herbeuses. De grandes éten- 
dues de terrains arides sont souvent couvertes d'un impénétrable 
fourré d'eucalyptus rabougris : c'est le mnllee-scrub, très difficile 
à défricher et impropre à tout usage. Dans les parties tempérées 
de l'Australie, on ne trouve d'autres arbres qu'au fond de quel- 
ques ravins où croissent des fougères arborescentes; mais dans 
les régions tropicales de nombreuses espèces de palmiers vien- 
nent varier sur les côtes la monotonie des forêts d'eucalyptus. 
Cet arbre triste est des plus précieux : grâce à lui, les fièvres pa- 
ludéennes sont inconnues dans presque toute l'Australie, qui est 
la contrée la plus salubre du monde. Il pousse avec une rapidité 
inconnue aux autres espèces. Aussi les Européens l'ont-ils adopté, 
et le hlue-gxmi surtout, Y eucalyptus globulus, naguère relégué 
aux extrémités de la terre, a-t-il été répandu par eux sur le 
monde entier, dans le midi de l'Europe, dans le nord et le sud de 
l'Afrique, dans les deux Amériques. 

La faune de l'Australie, aussi peu variée que sa flore, ne com- 
prend guère que des types d'une organisation inférieure. Elle en 
est restée pour ses mammifères aux espèces qui vivaient en Europe 
et en Amérique au début des temps tertiaires, aux marsupiaux, 
représentés surtout par les Kangourous, dont il y a plus de 
cent espèces, depuis le Kangourou-rat jusqu'au Kangourou-géant 
(|iii pèse cent kilogrammes. Plus étrange encore , et moins 
perfectionné, est l'ornithorliynque, ce quadrupède aux pieds 
j)alinés, muni d'un bec et qui pond des œufs. Les oiseaux sont 
plus nombreux et plus divers, souvent très beaux, comme l'oi- 
seau-lyre; mais aucun n'est chanteur. (Juelques grands oiseaux 
coureurs se trouvent encore dans les steppes de l'intérieur. Un 
des traits les plus importans de la faune australienne, c'est l'ab- 
sence de carnassiers de grande taille. Trois espèces de marsu- 
piaux carnivores et quelques serpens venimeux sont les seuls 
animaux nuisibles que les Européens y aient trouvés. 

Les indigènes, en harmonie avec les types inférieurs de toute 
la nature ambiante, sont au degré le plus bas de l'échelle hu- 
maine. D'un noir plus sombre encore que les nègres africains, ils 
s'en distinguent par leurs cheveux bouclés et non crépus et les 
fortes barbes des hommes. Leur prognathisme est encore plus 
accentué. Essentiellement nomades, ils ne cultivent pas la 
terre et n'ont point de troupeaux, mais vivent de la cueillette 
des fruits et de la chasse : de leurs armes rudimenlaires de pierre 
et de bois, l'une est célèbre : c'est le boomerang, morceau de 
bois recourbé qui revient vers celui qui l'a lancé après avoir 



l'aUSTRALIE et la NOUVELLE-ZÉLANDE. S57 

frappé sa proie. Les primitifs Australiens n'ont d'aiilre i-eligion 
que quelques coutumes superstitieuses; leur langue, dont les dia- 
lectes sont nombreux, est un pauvre assemblage de sons confus et 
sourds, bien différent du clair et harmonieux idiome des Maoris : 
quelques savans pensent pourtant que, d'après leurs légendes, ils 
sont une race en décadence ayant connu jadis un état de civilisa- 
tion relative. 

Ces malheureux étaient incapables d'opposer une résistance 
sérieuse aux Européens ; leurs luttes avec eux ont été des chasses 
plutôt que des guerres et n'ont jamais nécessité la présence d'ar- 
mées régulières. Les colons anglais les ont souvent traités avec 
barbarie, comme sils avaient été des bêtes fauves, et les ont 
repoussés vers les régions stériles de l'intérieur, où ils ont peine 
à vivre et décroissent chaque jour en nombre. Les misérables 
échantillons que j'en ai vus dans les plaines arides de l'Australie 
occidentale avaient des membres si décharnés que j'avais peine 
à comprendre qu'ils pussent se soutenir. Ceux du nord, des par- 
ties tropicales du Queensland surtout, sont plus forts, mais dis- 
paraissent aussi, à mesure que leurs meilleurs terrains de chasse 
passent entre les mains des blancs. S'ils ont opposé peu de résis- 
tance, ils n'ont guère pu rendre de services à la colonisation : 
quelques-uns sont employés par les grands propriétaires de bétail, 
mais ils se font difficilement à une vie à peu près sédentaire et 
leurs instincts nomades reprenant le dessus, ils s'en vont un beau 
jour sans donner d'autre raison que leur irrésistible envie de 
voyager. Dans le Queensland, on a formé aussi un corps de police 
indigène dont on se sert pour maintenir dans l'ordre les tribus 
turbulentes. Dans quelques dizaines d'années, il ne restera plus 
des sauvages australiens qu'un souvenir ; le métissage entre 
deux races aussi éloignées que les blancs et ces primitifs est rare, 
et ils auront eu moins d'influence encore sur les destinées de 
l'Australie que les Peaux-Kouges sur celles des États-Unis. 

III 

C'a été une bonne fortune pour l'Angleterre que d'entrer un 
peu tard dans la carrière coloniale. Lorsqu'elle s y est engagée 
au xvn'' siècle, les Espagnols, les Portugais, les Hollandais s'étaient 
emparés déjà de tous les territoires auxquels on attachait alors 
une grande valeur, de ceux qui produisaient des épices et des 
métaux précieux. Ce n'étaient point des colonies de peuplement, 
mais des colonies d'exploitation et des comptoirs commerciaux 
que recherchaient ces nations. Aussi le territoire qu'occupent 



558 REVUE DES DEUX MONDES. 

actuellement les Etats-Unis fut-il négligé pour le Mexique et le 
Pérou, et de même l'Australie pour les îles de la Sonde. Les 
Anglais durent se contenter de ce qu'avaient délaissé leurs 
prédécesseurs, des terres vacantes, peuplées de tribus sauvages, 
qui ne contenaient, ou ne paraissaient contenir ni épices, ni 
métaux précieux, c'est-à-dire des régions tempérées de l'Amé- 
rique du Nord. Après avoir perdu ce premier empire, ils furent 
encore assez heureux pour trouver libre limmense continent aus- 
tralien. Il était pourtant connu depuis longtemps, figurait déjà 
sur les cartes du xvi'' siècle sous le nom de Java-la-Grande ; ses 
côtes avaient été explorées en détail par les Hollandais dans la 
première moitié du xvii" siècle. Mais ils avaient dédaigné Java- 
la-Grande pour Java-la-Petite, le continent au climat inégal, à 
la végétation sombre et morne, aux cotes précédées de récifs 
dangereux, pour l'île luxuriante où le commerce des épices et le 
travail dune nombreuse population indigène enrichissaient vite 
les Européens. 

Les Anglais se trouvèrent ainsi maîtres de nouveau dune 
terre qui n'offrait de grandes ressources ni par les plantes ni par 
les animaux qu'elle contenait lorsqu'ils l'occupèrent; où l'exis- 
tence de richesses minérales n'était pas soupçonnée; où n'habitait 
point de nombreuse population que les blancs pussent faire tra- 
vailler pour eux, mais qui se prêtait merveilleusement à l'immi- 
gration des hommes, des animaux et des plantes d'Europe. Ils ne 
semblent pas s'être rendu compte d'abord de limportance de leur 
nouvelle possession, où ils s'étaient établis uniquement en vue 
d'y pouvoir déporter leurs forçats. Après la révolution d'Amé- 
rique, l'Angleterre a considéré quelque temps sa carrière co- 
loniale comme terminée en dehors de l'Inde. Toutefois, cet état 
d'esprit dura peu, et, ce qui le prouve, c'est linquiétude que 
lui inspirèrent les nombreuses visites des vaisseaux français dans 
les mers australiennes à la fin du xvni'' et au commencement 
du xix*^ siècle. On a pu dire en effet que la France avait manqué 
de six jours l'empire de l'Australie : en 1788, moins d'une semaine 
après que le capitaine Philip eut débarqué àBotany-Bay, La Pé- 
rouse entrait dans le même port; il n'est pas absolument certain, 
cependant, qu'il eût l'intention d'en prendre possession. Mais cette 
expédition fut suivie d'autres. En 1801, les navires \q Géographe 
et le Naturaliste, sous les ordres du commandant Baudin, firent 
la circumnavigation de l'Australie et explorèrent surtout minu- 
tieusement l'angle sud-ouest du continent. Ils avaient été envoyés 
par le Premier Consul, qui, au milieu des préparatifs de la cam- 
pagne de Marengo, avait eu le temps de donner des ordres pour 



l'aI'STRALIE et la NOUVELLE-ZÉLANDE. O^iO 

que l'expédition fût bien pourvue de tout et accompagnée de nom- 
breux naturalistes et astronomes : il prescrivait au commandant 
d'entrer en relations avec les populations et de bien examiner 
le pays. Malheureusement on explora surtout les parties les plus 
inhospitalières du continent, la côte aride et rocheuse de l'Au- 
stralie de l'ouest, et l'on se contenta de nommer les divers 
points de la côte : c'est ainsi que sur une carte de 1812, j'ai vu 
le grand golfe Spencer, dans l'Australie du Sud, nommé golfe 
Bonaparte. Ce nom n'a pas subsisté, mais beaucoup d'autres ont 
été définitivement adoptés : la baie du Géographe et le cap Natu- 
raliste témoignent notamment de la visite des vaisseaux français. 
Sous la Restauration, ces tentatives se renouvelèrent, toujours du 
côté de l'Australie de l'ouest. En 1826 le gouverneur de la Nou- 
velle-Galles du Sud, inquiet des projets des Français, envoya un 
officier anglais prendre formellement possession de la partie ouest 
du continent à King-George's Sound. 

L'établissement australien commençait dès lors à prendre 
quelque importance : dès 1821, il comptait 3.JÛ00 habitans, et 
trente ans plus tard, à la veille de la découverte des mines d'or, 
ce chiffre s'était élevé à plus de 400000. On oublie souvent que 
l'éblouissante prospérité de l'Australie, depuis qu'on y a trouvé 
des métaux précieux, avait été précédée et préparée par un déve- 
loppement agricole et pastoral fort important, auquel avaient donné 
principalement naissance les extraordinaires facilités qu'offre le 
pavs à l'élevage du mouton, et qu'avaient favorisé l'habile usage 
que firent les Anglais de la transportation et l'excellent régime 
d'appropriation des terres qu'ils instituèrent. 

La transportation est très décriée en France aujourd'hui, sans 
doute parce que nous n'avons jamais su nous en servir. Les An- 
glais au contraire en tirèrent le plus grand parti de deux manières : 
d'abord, en faisant exécuter par les convicts des travaux publics 
de tout genre, routes et défrichemens, qui préparèrent le terrain 
à la colonisation libre ; plus tard et concurremment, en assignant 
les condamnés aux colons, qui pouvaient disposer de leurs ser- 
vices comme ils l'entendaient, à charge seulement de les nourrir 
et de les loger. La question de la main-d'œuvre, souvent très dif- 
ficile aux débuts d'une colonie, à cause du désir des immigrans 
de devenir tous propriétaires le plus tôt possible et d'exploiter 
pour leur propre compte, se trouvait ainsi résolue d'elle-même. 
Le rapide développement de la population australienne prouve 
que la présence des convicts aux colonies n'en écartait pas l'im- 
migration libre : de 1831 à 1841, alors que la transportation 
était encore en vigueur, le chiffre des habitans de l'Australie pas- 



560 REVUE DES DEUX MONDES. 

vsait de 79 000 à 211 000. Les colons sentaient eux-mêmes fort bien 
tous les avantages que leur procurait alors la présence des for- 
çats : la preuve en est que la chétive colonie de l'Australie de 
l'Ouest demanda d'elle-même, en 1850, que des convicts y fussent 
envoyés, et la transportation continua dans cette colonie jus- 
qu'en 1868. 

Elle avait été abolie dès 1840 à Sydney ; en 1842 dans le district 
septentrional de Moreton-Bay qui devint ensuite la colonie de 
Queensland; en 1853 en Tasmanie. Très utile aux colonies dans 
la période de leur enfance, la présence des condamnés finit, fort 
naturellement, par devenir insupportable à une société déjà nom- 
breuse, pourvue de tous les organes qui lui permettent de se 
soutenir par elle-même. L'Angleterre comprit alors que son de- 
voir était de ne pas mécontenter les colons et s'inclina devant 
leur légitime désir. 

D'autre part, ce fui la vente des terres à haut prix, qui fonda la 
prospérité de l'Australie Méridionale et du district de Port-Philip, 
qui se détacha en 1831 de la Nouvelle-Galles du Sud pour former 
la colonie de Yictoria. Dans cette dernière région, dont la coloni- 
sation date de 1833, le prix des terres fut fixé à 63 francs par hec- 
tare dès 1840. Dans la partie centrale de la Nouvelle-Galles du 
Sud, le même prix, très élevé pour des terres vierges, fut adopté 
en 1843. L'Australie du Sud avait été fondée en 1836 par une 
société imbue des théories de E. G. Wakefield qui faisait reposer 
précisément toute la colonisation d'un pays neuf sur la vente à 
haut prix des terres : l'argent que se procurait ainsi le gouver- 
nement devait être employé intégralement à subventionner l'im- 
migration , les travaux publics étant effectués au début avec 
des emprunts gagés par les ressources futures de la colonie. Ce 
système d'emprunts était une chimère et Wakefield exagérait 
en prétendant consacrer tout le produit de la vente des terres 
à l'immigration subventionnée; aussi son plan aboutit à la ban- 
queroute. Il n'en est pas moins vrai que la vente à haut prix 
des terres est un excellent moyen de n'attirer que des immi- 
grans munis de capitaux suffisans pour se livrer à une culture 
efficace, en même temps que de procurer d'importantes ressources 
à une société naissante, que des impôts élevés écraseraient : c'est 
aussi une façon de procurer de la main-d'œuvre aux colons, parce 
que les immigrans subventionnés à laide, sinon de la totalité, 
du moins d'une partie du fonds provenant de la vente des terres, 
sont le plus souvent obligés, à leur arrivée dans la colonie, de 
giigner d'abord, comme salariés, la somme assez élevée qui leur 
permettra ensuite de devenir propriétaires. Ce système ne s'appli- 



l'aUSTRALIE et la NOUVELLE-ZÉLANDE. ._ 561 

quait qu'aux terres propres à la culture. Les terres plus éloignées 
des centres de colonisation et les steppes de l'intérieur furent 
d'abord concédées, puis louées, moyennant une redevance an- 
nuelle, à de grands propriétaires dont les troupeaux comptaient 
déjà en 1850, sous l'intluencc des conditions favorables d(> sol 
et de climat, 17 millions de moutons et 2 millions de tètes de 
gros bétail. 

En 1851 la découverte dïmmenses gisemens d'or, d'abord en 
Nouvelle-Galles du Sud, puis en Victoria, vint changer complè- 
tement le caractère de la société australienne, jusqu'alors agri- 
cole et pastorale, soumise à rinlluencc prépondérante des 
grands propriétaires ou squatters. Elle rejeta dans l'ombre les 
anciennes ressources du pays et y attira une foule énorme d'im- 
migrans tout difîérens des cultivateurs qui s'y étaient dirigés 
jusqu'alors. 

Les anciens colons eux-mêmes abandonnèrent souvent leurs 
terres pour se faire chercheurs d'or : l'Australie du Sud, qui n'avait 
point de placers, se dépeupla au profit de sa voisine Victoria, dont 
les mines produisaient 275 millions de francs d'or dès l'année qui 
suivit leur découverte, en 1852; et 310 millions en 1853. La po- 
pulation de cette colonie , la veille encore district secondaire 
de la Nouvelle-Galles du Sud , quadrupla en cinq ans , dépas- 
sant aussitôt la « colonie mère », et Melbourne, qui, en 1851, 
n'avait que 23 000 habitans, passa en dix ans à 140 000, laissant 
bien loin derrière elle l'ancienne capitale, Sydney, qui s'accrois- 
sait pourtant aussi avec rapidité. La fièvre de l'or se produisit sur 
une moindre échelle dans le (jueensland et la Nouvelle-Zélande 
en 1858, puis de nouveau dans la première de ces colonies en 
1885. C'est de la découverte des métaux précieux que date la for- 
mation, dans chaque province australienne, d'une grande agglo- 
mération urbaine où se centralise toute la vie de la colonie. Même 
les régions qui ne furent pas atteintes directement par l'influence 
des découvertes de métaux précieux subirent cette transforma- 
tion par contagion. C'est ainsi que l'Australie du Sud a sa grande 
ville dans Adélaïde, comme Victoria dans Melbourne, comme la 
Nouvelle-Galles du Sud dans Sydney et le Queensland dans Bris- 
bane. La superbe façade que ces luxueuses cités constituent à 
l'Australie, n'est pas sans cacher plus d'une misère; elle n'en 
frappe pas moins d'étonnement et d'admiration tous ceux qui 
l'aperçoivent. 

De toutes ces grandes capitales, Melbourne est celle qui carac- 
térise le mieux l'Australie, telle que l'ont faite les mines d'or. 
C'est une ville-champignon, une mushroom city, comme on peut 
TOME cxxxv. — i896. 36 



o62 REVUE DES DEUX MONDES. 

en voir aux Etats-Unis; clans le monde entier, elle n'est dépassée 
que par Chicago pour la rapidité de la croissance. La bourgade 
qui, en 1841, comptait 4 479 habitans, en avait 490 000 d'après le 
recensement de 1891. Les rues, larges de 30 mètres, du quartier 
central, parcourues par l'un des meilleurs systèmes de tramways 
à câble qui soient, bordées de hauts bàtimens de six, huit ou 
dix étages, rappellent les grandes villes américaines, mais avec 
plus de luxe : les voies sont bien pavées, les maisons sont en 
pierre au lieu d'être en briques, l'air n'est pas obscurci de fumée. 
Des boutiques élégantes bordent les plus belles des rues, Collins 
Street, Elisabeth Street, et sont précédées de marquises qui cou- 
vrent toute la largeur du trottoir et permettent de s'arrêter aux 
étalages et de circuler à l'abri de la pluie et du violent soleil de 
Melbourne. Mais tous ces brillans dehors sont un peu du clinquant, 
et l'on s'en aperçoit surtout aujourd'hui qu'une crise intense, pro- 
voquée par des spéculations insensées sur les terrains et de très 
graves imprudences des banques, s'est abattue sur l'Australie tout 
entière, principalement sur la colonie de Victoria et sa capitale. 
Lorsqu'on a voulu y entreprendre les travaux les plus néces- 
saires, qu'on avait négligés pour les œuvres d'apparat, l'argent a 
manqué. C'est ainsi qu'il n'y a pas d'égouts sous la plupart de ces 
superbes rues; cest ainsi encore que, en plein centre de la ville, 
à côté d'un immense hôtel des postes, surmonté d'une haute 
tour et entouré d'arcades, le télégraphe est logé dans des masures 
en bois, que la gare n'est aussi qu'une misérable agglomération 
de baraques de bois à côté d'un palais en pierre de taille où sont 
installés les bureaux de l'administration des chemins de fer. 
Dans les faubourgs populaires, où loge la plus grande partie des 
habitans, les rues étroites et mal pavées contrastent avec les 
luxueuses artères du centre, et à quelques pas des beaux maga- 
sins d'Elisabeth Street s'entassent des masures en plâtras où vit 
une population interlope. Les traces de la crise actuelle se voient 
même dans les quartiers riches du sud-est : dans certaines rues, 
les deux tiers de ces jolies résidences entourées de jardins luxueux 
sont inhabitées, et les écriteaux qui portent l'inscription to let, à 
louer, se dressent de toute part au bout d'un poteau, surmon- 
tant la porte des jardins. 

« La nature, disent les habitans de Melbourne, ne nous a 
rien donné : ce sont les hommes qui ont créé notre ville, tandis 
que Sydney est l'œuvre de la nature qui n'y a rien laissé à faire 
aux hommes. » Quoiqu'un peu excessive, cette opinion exprime 
bien la dillérence entre les deux plus grandes villes de l'Australie. 
Melbourne n'a qu'un médiocre port sur les rives boueuses et sans 



l' AUSTRALIE ET LA N0DVELLE-ZËLA3NDE, 563 

profondeur de la grande baie, d'ailleurs bien protégée, de Port- 
Philip. Depuis très peu d'années seulement, les grands paquebots- 
poste d'Europe peuvent venir accoster à Port-Melbourne, le fau- 
bourg du sud de la ville, ^lais la proximité des gisemcns d'or 
de Ballarat et de Bendigo, plus encore que les hommes, a fait 
la grandeur de cette cité. Le site de Sydney, au contraire, était 
prédestiné avoir s'élever une grande ville, du jour où une race 
civilisée habiterait l'Australie. 

Elle s'élève sur la côte méridionale de la magnifique baie de 
Port-Jackson, à mi-chemin de l'entrée et du fond de ce golfe 
étroit et ramifié, dont la profondeur est telle que des navires de 
7 000 tonnes peuvent venir décharger au « quai circulaire », à 
vingt minutes de marche du centre même de Sydney. La salu- 
brité des rives, la beauté de Port- Jackson, ne le cèdent en 
rien à l'excellence du mouillage. De Sydney à la mer, c'est sur 
la côte méridionale une succession d'anses profondes séparées 
par des promontoires rocheux, sur lesquels s'élèvent les villas 
des habitans aisés, jouissant de vues magnifiques, au milieu de 
leurs jardins pleins de fleurs et d'arbres variés qui viennent 
rompre la monotonie de l'éternel eucalyptus. La plus jolie de 
toutes ces anses est celle du jardin botanique, où croissent 
toutes les espèces de palmiers, d'araucarias, de fougères arbo- 
rescentes du monde et d'où le regard s'étend au nord sur les jar- 
dins en pente de l'Amirauté et peut contempler le va-et-vient 
incessant des ferry-hoats dans la baie : beaucoup de personnes 
habitent la rive septentrionale et se rendent en bateau à la ville : 
sur les eaux calmes et sous le doux climat de Sydney, où la ge- 
lée est aussi rare qu'à Palerme, et la pluie exceptionnelle en 
hiver, c'est le moyen de transport le plus agréable et le plus 
commode. Les bras très allongés et sinueux que Port- Jackson 
projette vers le nord , moins couverts d'habitations que les 
anfractuosités plus douces de la rive opposée, forment aussi de 
charmantes promenades. Ce qui manque seulement à ce paysage 
un peu trop doux, pour en faire l'un des plus magnifiques du 
monde, c'est, dans le lointain, un sommet saupoudré de neige, 
ou du moins une montagne de quelque hauteur. Un peu mièvre, 
tel qu'il est, il n'en justifie pas moins la fierté des habitans 
de Sydney , dont la première question à un étranger est tou- 
jours : (( Que pensez-vous de notre port? » Il faudrait avoir 
l'humeur bien difficile pour n'en point penser du bien, et l'on 
serait certes mal venu à le dire. La ville, moins prétentieusement 
élégante que Melbourne, est aussi moins banale ; elle est plus 
agréable, peut-être à un Européen qui, dans ses rues plus étroites 



564 REVUE DES DEUX MONDES. 

et moins rigoureusement asservies à la ligne et à l'angle droits, se 
sent plus à l'aLri du terrible soleil australien, et retrouve quelques 
traits des villes de l'ancien monde. Les maisons y sont d'une 
hauteur moyenne ; dans les vieux quartiers, sur les rochers qui 
dominent le port, on en voit encore qui datent du début du siècle. 
Le Parlement lui-môme, au lieu de loger clans un palais entouré 
d'un péristyle à colonnes, comme celui de Melbourne, n'a qu'une 
ancienne demeure, à figure de cottage, où il siège depuis son 
institution, il y a cinquante ans. Bref, Sydney ne donne pas, 
comme sa rivale, cette impression de ville surgie subitement du 
sol, sans passé, sans rien qui rappelle une tradition historique, si 
fatigante à la longue pour l'Européen en voyage dans les pays 
neufs. 

L'Australie du Sud a aussi sa ville de plus de cent mille habi- 
tans, Adélaïde, bâtie dans une grande plaine, à quelques lieues 
de la mer; c'est la plus chaude des cités australiennes, et les mai- 
sons de pierre blanche qui bordent sa large rue de King William 
Street, tout éblouissante de soleil sous le ciel d'un bleu sombre, 
font penser un moment à l'Orient. Les dattiers qui ornent la pro- 
menade de Nortli-Terrace, et ceux qui sont épars dans le parc 
qui entoure complètement le centre de la ville et l'isole des 
faubourgs, ne font qu'accentuer cette impression. Mais malgré 
ses cent quarante mille habitans , c'est un peu une ville de pro- 
vince qui lie prétend pas rivaliser avec Sydney et Melbourne, les 
deux capitales de l'Australie. 

IV 

Il y a encore aujourd'hui une colonie australienne où l'on 
peut, non pas seulement voir les résultats qu'a produits la décou- 
verte de l'or en Australie, mais se faire une idée de ce qu'était 
ce pays dans les premières années des mines et de la transforma- 
tion qu'il subit alors. C'est pour essayer de m'en rendre compte 
qu'en quittant Adélaïde j'allai passer quelques semaines dans la 
colonie jiis([u"alors si délaissée de l'Australie de l'ouest, où le 
précieux métal n'a été découvert en quantités appréciables qu'en 
1887 et surtout à la fin de 1892 ; c'est là aussi que se trouvent les 
traces les plus récentes de la transportation qui n'y a pris fin 
qu'en 18(58. Sans doute on n'y voit qu'une image affaiblie de ce 
qu'était la grande fièvre de l'or à Ballarat et à Bendigo au milieu 
du siècle , car les mines n'y ont pas la même prodigieuse ri- 
chesse, et le développement agricole qui a précédé la découverte 
des gisemens métallifères est de beaucoup inférieur à ce qu'il 



l'austualii; i:r la NorvELLE-zKLAisni:. 5&o 

était en 1850 dans les colonies de Tesl, à cause de la médiocre 
qualité du sol. Néanmoins cette reproduction, mémo à une échelle 
réduite, de l'Australie d'il y a quarante ans est fort intéressante, 

La colonie de louest n'est pas reliée aux autres par le chemin 
de fer. Elle était si chétive jusqu'à ces dernières années, avec ses 
50 000 habitans, réunis presque tous à la pointe sud-ouest de son 
immense territoire, cinq fois plus grand que la France, qu'on 
n'avait pas jugé utile de construire 1 800 kilomètres de voie ferrée 
à travers des solitudes sans eau pour aboutir à un établissement 
d'aussi peu d'importance. Il est même probable qu'il se passera 
bien longtemps avant que le' développement de l'Australie occi- 
dentale justifie la dépense que nécessiterait une pareille entreprise. 
Du reste, on se rend très facilement, en trois jours de navigation, 
de Port-Adélaïde à Albany , dernière escale australienne des 
grands paquebots européens; c'est sur les bords d'un magnifique 
port naturel, le King-George's-Sound, rappelant par sa double 
rade la disposition du port de Toulon, une petite ville de 
3000 habitans, toute surprise de voir débarquer tant de voya- 
geurs depuis quelques années : on arrive à grand'peine à s'y loger 
en s'entassant à trois dans une chambre d'auberge. Sur une ter- 
rasse qui domine la mer sont quelques boutiques, quelques mai- 
sons neuves, que des banques y ont construites depuis la décou- 
verte de l'or dans la colonie; beaucoup d'autres rues sont tracées, 
avec des trottoirs et des chaussées parfaitement tenus, mais les 
petites maisons s'y espacent à longs intervalles. Tout cela est 
tranquille, un peu vieillot; les habitans eux-mêmes sont des 
gens de campagne dont l'expression est bien différente de celle 
des ouvriers, des anciens chercheurs d'or, des spéculateurs de 
Melbourne et de Sydney; on rencontre plus d'une figure de vieux 
paysan, comme on n'est guère habitué à en voir en dehors 
de l'Ancien monde, et la petite église anglicane à la façade cou- 
verte de lierre, qui paraît bien plus que ses cinquante ans, semble 
avoir été apportée tout d'une pièce de quelque coin reculé de 
l'Angleterre. Les routes du voisinage, excellentes, bien qu'elles 
ne traversent qu'un pays granitique et pauvre, semé d'ailleurs 
d'une foule de magnifiques fleurs sauvages, restent encore comme 
témoignage des travaux des convicts et des services que la trans- 
portation a rendus à la colonie naissante. 

Le chemin de fer vous mène en quinze heures d'Albany à 
Perth, capitale delà colonie, qui en est à quelque 400 kilomètres. 
Le pays est sablonneux, parfois marécageux, tout couvert de bois 
d'assez médians eucalyptus, presque inhabité pendant la pre- 
mière partie du trajet. Voici ensuite quelques cultures, des ce- 



S66 REVUE DES DEUX MONDES. 

réaies, un peu de vignes, des vergers; aux gares, de paisibles 
agriculteurs un peu lourds. C'est ainsi, avec un peu plus d'anima- 
tion, que devaient être les environs de Sydney il y a cinquante ans. 
Nous passons bientôt à la bifurcation de la ligne des champs d'or; 
là presque tous mes compagnons de route, arrivés avec moi des 
colonies de l'est, descendent : ils vont attendre pendant deux heures 
assis sur leur bagage, car l'installation est des plus sommaires, le 
train qui se dirige vers les régions minières. Quanta moi, je veux 
d'abord jeter un coup d'oeil sur Perth, la capitale de la colonie, 
et je reste dans le train qui s'y dirige à travers d'épaisses forêts 
de jarrah, le plus précieux des eucalyptus par son bois de con- 
struction, rouge et très dur, qui croît sur toute la côte occiden- 
tale d'Australie dans le voisinage de la mer. 

Une petite ville poussiéreuse de 10000 habitans à peine, 
bâtie en pente douce sur le bord de la jolie rivière des Cygnes, 
qui forme un lac peu profond de 1500 mètres de large, voilà la 
modeste capitale de l'Australie de l'ouest. Les maisons sont 
petites, les rues médiocres et l'on s'étonne de voir un superbe 
hôtel de ville, digne d'une cité dix fois plus importante : c'est 
l'œuvre des convicts dont on aperçoit encore, à l'extrémité de la 
principale rue, l'ancien pénitencier. Cette rue commenceàse border 
de quelques édifices importans — succursales de banques, sièges de 
sociétés minières, car Perth est en voie de transformation ; mais le 
malheur de cette ville, c'est d'être à trois lieues de la mer, sur une 
rivière sans profondeur — et de n'avoir pour port que la rade 
foraine de Fremantle, ouverte à toute la violence des vents d'ouest. 
C'est encore une autre petite ville de 6 000 âmes, en voie d'accrois- 
sement assez rapide comme la capitale, et rêvant de hautes des- 
tinées. Peut-être s'accompliront-elles, peut-être au contraire Fre- 
mantle et Perth retomberont-ils dans la médiocrité, car il y a 
sur la côte sud un port naturel. Espérance Bay, plus voisin des 
champs d'or et qui ne demande qu'à y être relié par un chemin 
de fer. Le jour où il serait construit, c'en serait l'ait de l'avenir 
de la capitale et de son port. 

Lorsqu'on a passé deux jours à Perth, on en a épuisé toutes 
les curiosités et il est temps de se diriger vers le vrai centre 
d'activité de l'Australie de l'ouest, vers Coolgardie, la capitale des 
champs d'or. On y arrive aujourd'hui en chemin de fer. A la fin 
d'octobre dernier la voie ferrée n'était pas terminée et ce trajet 
de 600 kilomètres durait cinquante heures. Nous partons de Perth 
à midi, dans un train dont les wagons, de seconde classe surtout, 
sont bondés de chercheurs d'or, et qui , après avoir traversé de 
nouveau des forêts de jarrah, puis quelques cultures, s'élève 



l'australie et la nouvelle-zéla>de. 567 

pendant la nuit sur les pentes du grand plateau australien où 
nous nous réveillons à sept heures du matin au petit camp mi- 
nier en décadence de Southern Cross. C'est ici que je suis initié 
aux beautés architecturales de la tùle ondulée : comme il ne 
pousse aux environs que des eucalyptus grêles, qui ne peuvent 
fournir de bonnes planches, et qu'il faut dans ces camps miniers 
se faire un logis le plus vite possible, on s'adresse au fer. Quatre 
plaques de tôle pour les parois, deux pour le toit en pente, des 
cloisons en toile séparant les chambres, voilà une maison vite 
construite et où le bois n'entre que par quelques poutrelles pour 
former une charpente des plus sommaires. Quant au confortable, 
il est sacrifié : 40 degrés de chaleur en été quand le soleil donne 
sur les toits, quelquefois zéro par les nuits d'hiver, voilà les va- 
riations de température sous cette t(Me trop bonne conductrice 
de la chaleur, qui ne sait ni la retenir ni l'empêcher d'entrer. A 
Southern Cross s'arrête le service régulier de chemin de fer, mais 
l'entrepreneur qui construit la ligne fait partir un train qui va 
nous conduire en six heures à 100 kilomètres plus loin, à 
Boorabbin,d'où il nous restera autant à faire en voiture pour 
atteindre Coolgardie. 

Le train de l'entrepreneur n'est pas luxueux : un vieux wagon 
de seconde classe, mis au rebut par l'administration des chemins 
de fer, avec un banc de chaque côté. Plutôt que de s'y empiler et 
s'y enfumer, beaucoup préfèrent s'installer sur les trucks qui 
portent les bagages et les marchandises, où l'on peut s'arranger 
quelque confortable avec un pardessus en guise d'oreiller: puis 
on est à l'air et l'on peut mieux voir le paysage. Il est fort mono- 
tone : des eucalyptus assez grands, mais grêles, clairsemés, avec 
moins de feuillage encore ([ue d'ordinaire, tout juste une petite 
touffe au bout de chacune des branches qui se détachent symétri- 
quement du tronc, presque au même point : ils ont l'air de grands 
parasols et remplissent d'ailleurs fort mal cet office. Ces bois 
maigres alternent avec de grandes plaines découvertes, où ram- 
pent des broussailles basses et grisâtres; une ou deux fois, nous 
dépassons de légères dépressions couvertes de sable jaune où 
rien ne pousse : « C'est un lac salé^ me dit un compagnon de 
voyage. — Un lac salé! mais où donc est l'eau? — 11 n'en paraît 
à la surface que quelques jours par an, après de fortes pluies, 
qui sont rares. Mais elle est toujours à quelques pieds sous le 
sol. » Ce sont ces lacs salés, tout semblables aux chotts de 
l'Algérie dont l'eau, distillée, sert à alimenter Coolgardie et 
presque tous les camps miniers de l'ouest australien ; la salure 
de certains d'entre eux est quatre fois plus forte que celle de 



^68 REVUE DES DEUX MONDES. 

l'Océan. Tout ce territoire est, du reste, salé et, où qu'on creuse 
un puits, il est extrêmement rare de rencontrer de l'eau douce. 
€elle qui provient des pluies, de plus en plus rares à mesure 
qu'on s'avance dans l'intérieur, est tout entière absorbée par les 
racines des arbres. L'eucalyptus seul, le spinifex et quelque brous- 
sailles épineuses peuvent vivre dans ces conditions. Tous ces 
« lacs » sont évidemment les restes d'une grande nappe d'eau 
salée, qui devait couvrir tout le pays à une époque géologique 
encore récente et dont le lit n'a jamais été dessalé à cause de 
l'insuffisance des pluies. 

Mais nous voici à Boorabbin, le terminus actuel de la ligne, 
un campement de baraques de toute espèce dont les plus belles 
sont en tôle, et les autres en toile, où vivent les ouvriers du 
chemin de fer et beaucoup de cabaretiers, dont le commerce 
prospère en ce point d'arrêt obligatoire. De nombreux camions 
attelés de cinq ou six chevaux en file sont prêts à charger les mar- 
chandises qu'apporte le train; quelques chameaux attendent aussi, 
menés par leurs conducteurs afghans, car on est allé chercher 
dans le nord-ouest de l'Inde, pour l'introduire ici, le « vaisseau du 
désert », auquel le climat convient parfaitement, et qui rend les 
plus précieux services. Voici des indigènes, les premiers que je 
vois, sortant de huttes en branchages; on a dressé les gamins, 
très bons cavaliers, à rassembler les moutons qu'amène le train 
et qu'on ne décide pas sans peine à sauter hors de leur wagon- 
bergerie à deux étages; les petits noirs galopent tout autour 
d'eux avec des cris et des claquemens de fouet pour les réunir en 
cercle. Mais il ne faut pas s'attarder à regarder cette confusion 
pittoresque ; je me hâte de retenir ma place dans la diligence de 
Coolgardie, une vieille voiture toute délabrée qui a parcouru 
jadis les grandes routes des environs de Melbourne et qui est 
venue s'échouer ici; on s'y entasse treize, six à l'intérieur, sept au- 
dessus, qui à côté du cocher, qui sur la banquette d'arrière, qui 
au milieu des bagages. Après un déjeuner sommaire, nous partons 
au trot de nos cinq chevaux sur la route de Coolgardie, où la 
poussière est bientôt si épaisse qu'on peut à peine distinguer les 
chevaux de devant. Pour construire cette large piste, on s'est 
borné à couper les eucalyptus dont les souches restées en terre* 
font bondir la vieille voiture qui retombe en gémissant; le passage 
répété des camions a terriblement défoncé le chemin : aux mon- 
tées, heureusement peu fréquentes dans cette immense plaine, à 
peine coupée de rares ondulations, on fait descendre les voya- 
geurs, tandis que la voiture grimpe péniblement, les roues enfon- 
■cées jusqu'au moyeu dans le sable. 



LALSTRÂLIE K T LA rsOLVI.LLH-ZÉLANDK. 569' 

La première étape n'est pas longue : on s'arrête pour passer 
la nuit dans une auberge de lôlc, qui oiïre aux voyageurs une 
quinzaine de lits, dans cinq ou six petites chambres. Tout près est 
une grande citerne de vingt pieds de profondeur, au pied d'un 
fort massif de rochers granitiques, entouré de rigoles qui recueillent 
l'eau de pluie tombée sur les rochers et l'amènent au réservoir. 
Ces gibbosités arrondies de granit, qui se rencontrent de place- 
en place dans toute l'Australie de l'ouest, sont à peu près les seuls 
points où l'on trouve de l'eau douce; lors même qu'on n'a pas 
creusé de citernes auprès, il reste souvent de petites marcs dans 
les creux des rochers. Ici, c'est tout un campement : sous une 
douzaine de camions dételés dorment de nombreux « prospec- 
teurs », fatigués de leur marche et qui vont repartir avant le jour 
pour éviter la grande chaleur de midi. Nous en avons dépassé 
toute la journée, nous en rencontrerons encore demain plus 
d'une centaine, avant d'arriver. La diligence est un mode de 
transport fort dispendieux : il en coûte 75 francs pour aller de 
Boorabbin à Coolgardie; il est plus économique de prendre un 
des camions qui portent les marchandises; encore ne sont-ce 
guère que les femmes et les enfans que la marche fatiguerait trop 
qui voyagent ainsi. Les hommes vont à pied : couverts d'une 
épaisse couche de poussière rouge-brun, le visage protégé par un 
voile contre les mouches, si insupportables dans ce pays, ils 
trouvent dans leurs rêves dorés, dans les châteaux en Espagne 
qu'ils se bâtissent, la force de supporter le soleil, la soif, toutes 
les fatigues de celte pénible marche sur la piste sablonneuse, 
dont il faut se garder de s'écarter pour chercher de l'ombre : on 
vient, il n'y a pas huit jours, de retrouver le cadavre d'un homme 
ainsi égaré, et qui est mort de soif au milieu de ce désert couvert 
d'arbres oii il est presque impossible de s'orienter. 

Encore huit heures de coach le matin dans la maigre forêt 
d'eucalyptus jusqu'à Coolgardie, avec deux ou trois haltes à des 
auberges en toile, où l'on vend d'abominables liquides. Nous 
dépassons toujours des chercheurs d'or, des camions, et à deux 
reprises des caravanes de cinquante chameaux, qui s'avancent en 
file indienne, lourdement chargés, la tête de l'un attachée à 
la queue du précédent. Enfin voici au milieu des arbres de 
nombreuses baraques en toile : c'est un faubourg en formation de 
Coolgardie : on sort du bois et l'on débouche dans la grande rue 
de la ville, Bayley-Stroet, qui porte le nom de l'heureux auteur de 
la découverte de l'or dans cette partie de l'ouest australien. 

Elle ne date que de la fin de 1892; aussi Coolgardie est encore 
tout à fait dans l'enfance. En allant de la périphérie vers le centre. 



570 REVUE DES DEUX MONDES. 

on se rend compte de toutes les pliases successives par les- 
quelles passe l'habitation dans un camp minier : d'abord, dissé- 
minées au milieu des eucalyptus, les simples tentes, où s'éta- 
blissent les nouveaux arrivans, à la bourse peu remplie; puis des 
baraques plus compliquées où un cadre de branchages maintient 
la toile et transforme la tente en une cabane de hauteur conve- 
nable; lorsqu'on arrive dans la ville proprement dite les branches 
sont remplacées par des poutrelles qui forment une charpente 
régulière, avec des portes et des fenêtres; l'enveloppe est encore 
parfois en toile, mais est bientôt supplantée par la tôle ondulée, 
qui règne en maîtresse dans la plus grande partie de Coolgardic; 
enfin, dans Bayley-Street, on s'émerveille de voir deux édifices 
en briques à deux étages : le Victoria-Hotel, dont la première 
pierre a été posée en grande pompe il y a un an, et les Gool- 
gardie-Chambers, où se trouvent les bureaux de quelques-unes 
des principales sociétés minières. Les rues sont démesurément 
larges, et le paraissent d'autant plus que, la tôle ondulée ne se 
prêtant guère à la superposition des étages, toutes les maisons qui 
les bordent sont à simple rez-de-chaussée : la raison de cette lar- 
geur des voies publiques, c'est la crainte des incendies. Si le feu 
se déclare à Coolgardie, il ne faut pas songer à l'éteindre : les 
approvisionnemens d'eau sont tout à fait insuffisans ; c'est la lar- 
geur des rues seule qui peut empêcher l'embrasement de toute 
la ville. Les compagnies d'assurance refusent le plus souvent de 
courir ces risques énormes; heureusement les maisons de tôle 
sont vite rebâties : au moment où j'arrivai à Coolgardie tout un 
îlot venait ainsi d'être détruit ; l'on n'y voyait que })laques de 
métal tordues et débris carbonisés. Quand je repartis quinze 
jours après, la moitié de cet espace était déjà reconstruit. 

Il y a bien peu d'ombre dans ces larges rues, et le vent s'y 
engouffre souvent en soulevant des tourbillons de poussière qui 
pénètrent partout à travers les tôles mal jointes : avec les mou- 
ches, cette poussière est le fléau de Coolgardie, fléau d'autant 
plus terrible que le remède, c'est-à-dire l'eau, est plus parcimo- 
nieusement mesuré. Ce précieux liquide se paye ici 6 pence le 
gallon, soit 45 centimes le litre : c'est plus que ne vaut le vin 
commun en Languedoc après une bonne récolte. L'eau pro- 
vient exclusivement de la distillation de l'eau salée souterraine des 
environs, car nous voici au commencement de novembre, et depuis 
le 1" août, il n'a pas plu. Comme nous ne sommes qu'au prin- 
temps, bien qu'il fasse déjà plus de quarante degrés à l'ombre au 
milieu du jour, il n'y aura guère encore pendant cinq mois de 
pluie sérieuse, tout au plus trois ou quatre ondées torrentielles, 

\ 

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l'aUSTRALIE KÏ la NOUVELLE-ZÉLANDE, 571 

mais de très courte durée. Il faut d'ailleurs se méfier des eaux 
de pluie : elles sont chargées de toutes les poussières, de tous 
les germes malsains qui flottent dans l'atmosphère de cette ville 
où tant de détritus se sont décomposés au grand soleil; et chaque 
pluie est suivie d'une recrudescence de la fièvre typhoïde qui 
règne ici à l'état endémique. 

Ce n'est pas seulement sur la santé publique que la rareté 
de leau a de l'influence, c'est aussi sur le prix de la vie. Elle 
rend les transports extrêmement dispendieux, puisque, en l'ab- 
sence du chemin de fer, ce sont des camions à cinq ou six 
chevaux qui approvisionnent Coolgardic ; il en coûte 250 francs 
pour faire franchir à une tonne de marchandise les 250 kilo- 
mètres de Boorabbin, terminus du chemin de fer, à Coolgardie; 
200 francs pour les 40 kilomètres qui séparent Coolgardie deKal- 
goorlie, où se trouvent plusieurs des mines les plus importantes. 
A l'hôtel, je paie 45 francs de pension par jour pour loger sous 
la tôle, avec deux inconnus, dans une chambre où il fait 45 de- 
grés au milieu du jour, qui contient trois lits, trois chaises et une 
cuvette sur une table boiteuse. Quant à la nourriture elle se com- 
pose exclusivement de viande de mouton et de conserves, car on 
ne saurait rien cultiver ici ; et quelques chèvres sont les seuls ani- 
maux domestiques qu'on puisse entretenir, en dehors des chevaux 
et des chameaux qui servent aux transports. Mais qu'on juge du 
prix où doivent être les nécessités les plus élémentaires de la vie 
dans les points les plus reculés des champs d'or, à 100 ou 150 kilo- 
mètres de Coolgardie, où l'eau se paye encore actuellement 25 à 
30 centimes, et a coûté à certains momens 70 centimes le litre. 

Il faut que l'attrait de l'or ait une bien grande puissance pour 
avoir amené la formation d'une pareille ville en ce pays désert: 
si désagréable qu'y soit l'existence, elle n'en a pas moins 5 000 ha- 
bitans environ et il y en a plus de 50 000 répandus sur l'ensemble 
de l'immense région aurifère de l'Ouest australien. Et Coolgardie, 
à deux ans et demi, a déjà tous les élémens de la vie sociale, 
cinq églises : catholique, anglicane, méthodiste, presbytérienne et 
baptiste, aux fenêtres gothiques découpées dans la tôle ondulée, 
un théâtre, un club, deux clubs de cricket dont les membres 
pratiquent avec ardeur le jeu national anglais, si torride que soit 
la température; deux journaux enfin, l'un de six pages, l'autre 
de quatre, qui coûtent respectivement 30 et 20 centimes et par 
lesquels j'ai appris fort exactement un changement de ministère 
en France et les noms des nouveaux ministres. Les librairies 
sont abondamment pourvues de toutes les principales revues, des 
journaux illustrés, des livres anglais les plus récens, voire de 



572 REVUE DES DEUX MONDES. 

nombreuses traductions d'auteurs français : Zola, Dumas père et... 
Paul de Kock! 11 y a des magasins de toute sorte, où l'on peut 
tout se procurer, si on ne lésine pas sur la dépense. Ce dont on 
ne saurait se défendre après avoir vu de pareilles œuvres, c'est 
un sentiment de profonde admiration pour les facultés organisa- 
trices et la ténacité de la race qui les a accomplies. 

Coolgardie est fort calme pour une ville de chercheurs d'or; 
elle est déjà un peu rassise, il est vrai, et ses habitans vous parlent 
quelquefois des « premiers temps » de cette ville de trois ans, 
comme d'une chose passée. Mais les camps miniers actuels en 
Australie, comme en Amérique, n'ont plus des mœurs aussi 
violentes que ceux d'autrefois, s'il faut en croire les récits, non 
seulement des livres, mais des vieux chercheurs d'or. Il y a ici 
des hommes qui ont été, presque enfans,au grand nish de 1851 
aux placers de Victoria, puis ont suivi toutes les grandes dé- 
couvertes de métaux précieux, à la Nouvelle-Zélande, au Queens- 
land, aux grandes mines d'argent de Broken Hill, en Nou- 
velle-Galles du Sud en 188o; ils sont enfin arrivés ici : les uns 
n'ont jamais été heureux dans leurs recherches, d'autres ont fait 
plusieurs fois fortune et l'ont perdue au jeu, mais à 60 ans, ils 
ont encore le même enthousiasme et organisent des prospecting- 
parties, des parties de prospecteurs où ils guident les jeunes gens 
de leur expérience du terrain, des quelques connaissances géo- 
logiques sommaires qu'ils ont fini par acquérir. C'est pourtant 
un rude métier que de chercher de l'or dans ces déserts sans eau 
de l'Australie de l'ouest et plus d'un prospecteur n'est jamais 
revenu . 

A peine a-t-on appris, par les affiches manuscrites apposées 
aux bureaux des journaux, ou par un simple bruit rapporté dans 
un bar, qu'une pépite a été trouvée, en un point éloigné de plu- 
sieurs dizaines de lieues, dont on connaît à peine l'emplacement 
exact, que des centaines de personnes s'y précipitent : l'un des 
plus anciens et le plus récent des moyens de transport au service 
de l'humanité, le chameau et la bicyclette, concourent pour y 
porter les chercheurs d'or. La vélocipédie est en eiï'et en grand 
honneur à Coolgardie: le terrain, uni, assez dur en dehors des 
routes défoncées par les charrois, de l'Australie de l'ouest s'y 
prête parfaitement : trois compagnies rivales se sont organisées 
et ont des départs de cyclistes à heure fixe pour le port des lettres 
aux divers centres miniers secondaires, faisant ainsi concurrence 
à la poste gouvernementale; d'autres hommes sont toujonrs prêts 
à enfourcher leur machine pour porter une dépêche urgente et 
les journaux ont aussi leurs vélocipédistes qu'ils envoient aux 



l'aUSTRALIE et la NOUVELLE-ZÉLANDE, 573 

points OÙ une découverte est signalée pour leur rendre compte de 
son importance. Les nouvelles sont aussitôt affichées et commen- 
tées dans tous les lieux de réunion et dans les innombrables bars, 
où d'heureux cabaretiers vendent un shilling le verre les liquides 
les plus variés à la foule des cliens. 

Au moment où je me trouvais à Coolgardie, la politique et 
le sport faisaient concurrence à la spéculation minière dans les 
préoccupations des habitans. On discutait les performances des 
chevaux engagés dans la Coupe de Melbourne, le Grand Prix 
australien ; des s! tare-broker s (agens de change) se chargeaient 
eux-mêmes de conclure les paris. Le soir du jour où fut couru 
le prix, je me trouvais àKalgoorlie, un camp minier âgé d'un an 
à peine. Dès 9 heures, les deux journaux de cette ville affichaient 
le résultat et les parieurs heureux passaient bruyamment la nuit 
en bombance. 

Les reproches politiques que les mineurs faisaient au gouver- 
nement avaient une curieuse ressemblance avec ceux des iiitlan- 
ders du Transvaal : négligence des intérêts des districts aurifères, 
maintien d'un régime protectionniste; représentation insuffisante 
des nouveaux venus au Parlement de la colonie, par suite de la 
mauvaise répartition des circonscriptions, et des entraves à l'in- 
scription électorale. Ces mesures étaient d'autant moins justifiées 
que les nouveaux venus n'appartiennent pas ici à une race étran- 
gère qui menace l'indépendance du pays, mais sont sujets anglais 
comme les anciens colons. 

C'est toutefois au sujet des intérêts économiques que le mé- 
contentement était le plus justifié. Il est certain que le dévelop- 
pement de l'industrie aurifère est fort retardé par les tarifs exor- 
bitans des transports qui résultent de la lenteur de construction 
du chemin de fer, et que le gouvernement de la colonie s'est trop 
peu occupé de faire des sondages pour remédier à la rareté de 
l'eau. D'autre part, il faut bien reconnaître que les gisemens au- 
rifères de l'Australie, en général, sont- peut-être les plus riches, 
mais aussi les plus capricieux de tous. L'or paraît semé en quan- 
tité de points du continent entier, mais souvent en poches de peu 
d'étendue, fabuleusement riches quelquefois. Dans nul pays au 
monde on n'a trouvé tant ni de si énormes pépites : un chercheur 
n'a-t-il pas découvert dans la colonie de Victoria, le 9 février 1869, 
un lingot d'or naturel du poids de 86 kilogrammes, valant ainsi 
plus de 250 000 francs? L'ère de ces trouvailles n'est pas terminée; 
pendant mon séjour à Melbourne les journaux racontaient qu'à 
quelques lieues de la ville un promeneur, ayant ramassé une 
pierre sur laquelle il avait butté, y trouva une pépite représen- 



574 REVUE DES DEUX MONDES. 

tant plus de 40 000 francs. Sans doute on ne peut compter sur 
des pépites, mais les poches de grande richesse superficielle sont 
très fréquentes, faciles à travailler et n'exigent pas d'avances de 
fonds importantes ; ces gisemens font la fortune du « prospec- 
teur individuel » ou de très petites associations. Ils causent sou- 
vent, au contraire, de très grands déboires aux compagnies qui se 
sont constituées avec un capital important, pour exploiter un filon 
d'abord très riche, puis qui disparaît brusquement. Ce n'est pas 
à dire que toutes les mines de l'Australie de l'ouest soient dans 
ce cas, et il y a, en plusieurs endroits, de ces vastes régions aurifères, 
qui s'étendent sur un espace plus grand que la France, des groupes 
de filons puissans qui semblent assez réguliers. L'or visible, si 
exceptionnellement rare dans les conglomérats gris-bleu du 
Transvaal, est au contraire très fréquent et se montre parfois en 
grosses paillettes dans les quartz, les porphyres décomposés, les 
roches ferrugineuses, qui forment les filons de l'Australie occi- 
dentale. 

La grande difficulté qui s'est opposée au développement 
de l'industrie jusqu'à présent est la rareté de l'eau. Le procédé 
universel d'extraction de l'or : broyage des minerais sous des 
pilons, où arrive aussi de l'eau qui entraîne les boues sur des 
tables amalgamées, dont le mercure retient l'or, exige de grandes 
quantités de liquide. Il est vrai qu'il n'y a point ou peu d'inconvé- 
niens à se servir d'eau salée pour cette opération , mais l'eau 
salée elle-même se paye en certains points de l'Australie de 
l'ouest, et le directeur d'une des plus anciennes mines me disait 
qu'il l'achetait à une autre compagnie plus heureusement par- 
tagée, et qu'elle lui revenait à 2 francs l'hectolitre. Comme on ne 
peut se servir d'eau salée pour les chaudières, on a dû adopter 
des moteurs à huile minérale. Le transport des machines et 
de tous les matériaux est très dispendieux, en l'absence de che- 
mins de fer, en grande partie encore à cause de la rareté de 
l'eau. Il en résulte aussi l'élévation des salaires : ceux-ci sti- 
pulent toujours une somme fixe qui est le plus souvent pour les 
mineurs, tous Européens, de 88 francs, en certains points éloignés 
100 francs par semaine, plus la fourniture de l'eau; la ration de 
chaque homme est souvent réduite à 4 litres et demi par vingt- 
quatre heures. On a cherché naturellement des procédés permet- 
tant de traiter directement les minerais, réduits en poussière, par 
des réactifs chimiques, sans intervention de l'eau. Il semble 
qu'on soit sur le point de réussir. D'autre part l'achèvement, de- 
puis un mois effectué, du chemin de fer jusqu'à Coolgardie et 
plus tard Kalgoorlie, les deux principaux centres miniers, abais- 



l'aL'STRALIE et la NOUVELLE-ZÉLANDE. 575 

sera dans de grandes proportions le prix des transports ; enfin le 
gouvernement a pris en main d'une manière sérieuse la question 
de l'eau. On peut donc espérer que l'industrie de l'or va pouvoir 
se développer plus librement et renouveler l'Australie de l'ouest 
comme elle l'a déjà fait pour les colonies de l'est et la Nouvelle- 
Zélande. 

Si ce n'est pas, en effet, la découverte de l'or qui a fait l'Aus- 
tralie, puisqu'il existait déjà dans ce pays un très grand dévelop- 
pement agricole et une population de près d'un demi-million 
d'habitans au moment où elle a eu lieu, il n'en est pas moins vrai 
qu'elle a énormément hâté ce développement et qu'elle a changé 
aussi la constitution sociale des colonies australiennes. L'immi- 
gration colossale qui s'est précipitée sur l'Australie après 1831 a 
fait le pays le plus démocratique du monde de ces colonies qui 
avaient semblé d'abord, aux yeux d'observateurs perspicaces, des- 
tinées à former une société aristocratique, soumise à l'inlluence 
des grands propriétaires. L'exubérante, mais fragile prospérité qui 
s'en est suivie n'a pas été non plus sans inconvéniens. Lorsque, 
dans ces dernières années, le mouvement ascendant s'est ralenti 
puis arrêté, cette société, un peu déséquilibrée, a été tout étonnée 
et a cherché un remède à l'inconstance de la fortune dans les 
innovations sociales aventureuses, qu'elle a entreprises avec une 
hardiesse et sur une échelle inconnues ailleurs. Il ne sera pas sans 
intérêt d'étudier avec quelque détail ce fertile champ d'expériences 
que le vieux monde a l'heureuse chance d'avoir sous les yeux, et 
dont l'exemple peut lui offrir des enseignemens précieux et lui 
éviter de pénibles écoles. 

Pierre Leroy-Beaulieu. 



DE L'ORGAMSATION 



DU 



SUFFRAGE UNIVERSEL 



Via) 

LA REPRÉSENTATION RÉELLE DU PAYS 
DANS LES LÉGISLATIONS ÉTRANGÈRES 



Il ne suffirait pas que la « représentation du pays » ou 
« représentation organique » eût pour elle et la théorie et l'his- 
toire. On pourrait toujours dire que le domaine de l'histoire, c'est 
le passé, et que le domaine de la théorie, ce peut être le rêve. 
Bien des esprits se refuseraient encore à accepter une réforme qui 
ne se présenterait garantie que par la théorie et par l'histoire. 
Aussi ne sera-t-il pas de trop d'y joindre des exemples pris dans 
la législation électorale des différens peuples ; dans leur législa- 
tion actuelle, positive ou projetée. Nous y rencontrerons, comme 
on l'a déjà indiqué, d'assez nombreuses traces d'une représenta- 
tion organique, d'une représentation des forces sociales, d'une 
représentation réelle du pays, dont les unes sont des vestiges et 
les autres, des germes; les unes des survivances, les autres, des 
renaissances ; les unes, des aboutissemens d'institutions très 

(1) Voyez la Revue des l'' juillet, 15 août, lo octobre, 15 décembre 1895 et 
1" avril 1896. 



DE l'organisation DU SUFFRAGE UNIVERSEL. 577 

anciennes, les autres des commencenKMis d'institutions tout récom- 
ment introduites ou réintroduites. Survivances donc et renais- 
sances, ainsi classerons-nous, sous ces deux espèces, les exemples 
de représentation organique que les diverses législations peuvent 
fournir; et sans doute le classement sera un peu artificiel, car, si 
des institutions très anciennes survivent, c'est qu'elles se sont 
accommodées, façonnées aux temps et aux mœurs; si des insti- 
tutions naissent et se développent, c'est qu'elles ont, derrière elles, 
à quoi s'attacher et de quoi se nourrir. 

Entre les survivances et les renaissances, l'histoire coule; elle 
les baigne toutes, et par les unes comme par les autres s'établit 
la vérité de cette proposition : que l'histoire n'est ni réaction- 
naire, ni révolutionnaire, mais bien conservatrice et évolution- 
niste. Le même esprit habite les vestiges et les germes, et c'est 
l'esprit de vie : — de la vie qui se continue et se transforme, qui 
ne se continue qu'en se transformant, et ne se transforme que 
pour se continuer. Mais enfin, quoique artificiel à certains égards, 
il est permis d'admettre ce classement : vieilles formes, et formes 
nouvelles ou renouvelées: nous le suivrons. Puis, après que nous 
aurons montré, par des exemples des deux espèces, tirés des légis- 
lations étrangères, que la représentation proclamée théorique- 
ment la meilleure et historiquement la plus fondée persiste ou 
renaît, c'est-à-dire vit, du moins en partie, ailleurs, au dehors, 
dans un milieu autre, mais voisin, il nous restera à montrer 
qu'elle vivrait aussi chez nous et dans notre milieu à nous ; qu'en 
France même elle est possible, qu'elle est pratique. Ce sera sur- 
tout l'affaire des chiffres et des faits. 

Pour aujourd'hui, on ne cherche que des exemples, où ils 
sont, au delà des frontières. On veut prouver d'abord que, dans 
l'Europe contemporaine, quelque part existe quelque chose qui 
ressemble à une représentation organique, à une représentation 
réelle du pays. Ensuite on tâchera de prouver que ce quelque 
chose, il serait possible, il serait pratique, il serait facile de 
l'adopter en nous l'adaptant, et, en y mettant notre marque 
nationale, d'en faire, à notre bénéfice, et pour retourner le mot 
trop fameux, « un article d'importation ». 

I. — SURVIVANCES OU FORMES ANCIENNES d'uNE REPRÉSENTATION 

ORGANIQUE. 

Ce qui, d'une manière générale, peut servir à distinguer les 

formes anciennes de la représentation organique de ses formes 

nouvelles, c'est que les anciennes formes utilisent, copient, et en 

quelque sorte épousent de préférence les groupemcns d'origine 

TOME cxxxv. — 1896. 37 



s 78 REVUE DES DEUX MONDES. 

naturelle: famille, parenté, caste ou classe fermée, ordres, villes 
ou campagnes, tandis que les nouvelles se règlent et se modèlent 
de préférence sur les groupemons plus proprement sociaux, pro- 
duits de la société civile déjà développée, associations de tous 
genres, mais toutes libres, ouvertes et volontaires. Les formes 
anciennes impliquent hiérarchie, et les nouvelles, seulement 
harmonie. Les formes anciennes exigent des conditions particu- 
lières que n'offrent pas ou n'offrent plus toutes les sociétés, toutes 
les nations, tous les États de l'Europe moderne; mais les formes 
nouvelles ne demandent aucune de ces conditions et s'applique- 
raient partout également bien. 

Bade, Bavière, Saxe, Wurtemberf/ et autres États particuliers 

de r Allemagne. 

Le pays-type pour la représentation organique de formes an- 
ciennes, c'est l'Allemagne; non pas l'empire allemand, considéré 
dans son ensemble, mais la plupart des Etats dont il se compose, 
considérés chacun en son autonomie. Nous citerons le grand-duché 
de Bade, les royaumes de Bavière, de Saxe et de Wurtemberg. 

Dans le grand-duché de Bade, le parlement, les États du. 
jiays, sont formés de deux Chambres. 

La première Chambre est à demi héréditaire, à demi élective, 
mais élue par des ordres ou des corps privilégiés. Elle comprend 
une trentaine de membres, parmi lesquels les princes de la mai- 
son ducale, les chefs des familles dites « d'Etat » (ce sont les 
familles qui jadis avaient droit de vote à la Diète du Saint- 
Empire) ; l'évèque catholique et un ecclésiastique protestant, 
ayant rang de prélat; huit députés de la noblesse, élus, dans leur 
ordre même, par les propriétaires de seigneuries ; deux députés 
des universités (Heidelberg et Fribourg) ; huit membres nommés 
par le grand-duc sans distinction de rang ni de naissance. 

La seconde Chambre comprend 63 députés, dont 22 repré- 
sentent les villes et 41 les « bailliages » ou campagnes; l'électorat 
étant, du reste, le même dans les campagnes que dans les villes. 
Le suffrage est à deux degrés, mais sans qu'il soit prescrit de 
cens : c'est le suffrage universel. Est électeur, sauf exclusion 
légale, tout Badois âgé de 25 ans ; est éligible tout électeur âgé de 
30 ans. Une exception, toutefois, est faite : elle concerne les 
membres de la première Chambre et ceux qui sont, d'autre part, 
électeurs et éligibles aux élections des députés de la noblesse à 
cette même première Chambre; ceux-là ne peuvent être ni élec- 
teurs de l'un ou «le l'autre degré, ni députés des villes ou des 
bailliages à la seconde Chambre. 



DE l'organisation DL' SUFFRAGE UNIVERSEL. 579 

Ainsi, pour la première Chambre, le droit d'élection appar- 
tient à la noblesse, ordre, classe fermée, ou caste ; aux univer- 
sités, corporations fermées : à telle catégorie de membres de la 
noblesse et à telle catégorie de professeurs des universités ; et de 
même qu'eux seuls possèdent l'électorat, eux seuls encore ont 
l'éligibilité, avec quelques autres personnes, admises, en très 
petit nombre, au partage de ce dernier privilège. Pour la seconde 
Chambre, le sull'rage universel, institution moderne, fonctionne 
suivant l'ancienne division du pays en villes et campagnes, cir- 
conscriptions urbaines opposées aux circonscriptions rurales. 
L'exclusion de la seconde Chambre, portée contre les nobles cli- 
gibles à la première, coupe en deux la représentation, et par là 
même la population ; elle crée une Chambre seigneuriale et une 
Chambre populaire ; elle crée une noblesse et un peuple entre 
lesquels il n'y a que des séparations et pas un trait d'union. 

Point de doute. Cette organisation repose bien sur les états, 
sur les Sù'inde. La base en est bien la distinction entre nobles et 
non nobles, d'une part, et, d'autre part, entre nobles de divers 
titres. C'est bien une forme ancienne de représentation orga- 
nique, et plutôt le système des ordres que le régime représentatif 
au sens moderne. — Et c'est, au point de vue d'où nous jugeons, 
un exemple topique de ce que ne peut ni ne doit être la représen- 
tation organique dans l'Etat moderne. 

En Bavière comme à Bade, la première Chambre est aristocra- 
tique et la seconde, populaire. 

On voit, en effet, dans la première Chambre, des princes du 
sang royal, des membres héréditaires et des membres de droit 
à raison d'une dignité, d'une fonction ou d'un titre, des 
membres nommés à vie par le prince à raison de leurs services, 
de leur naissance et de leur fortune; mais on n'y voit pas de 
membres élus, même par et parmi la grande noblesse, constituée 
en ordre fermé. Le principe de l'élection, même restreint à la 
prérogative la plus étroite, y fait absolument défaut et le caractère 
ancien de la Chambre bavaroise des seigneurs s'accuse non seu- 
lement par cette absence de tout élément électif, mais, en outre, 
et davantage, par ce fait que le droit de siéger dans la première 
Chambre s'attache à la propriété noble, à la charge, à la chose 
plus qu'à la personne, est réel plus que personnel, n'est per- 
sonnel que par exception, pour certaines hautes et puissantes per- 
sonnes. 

La Chambre des seigneurs, en Bavière, est donc éminem- 
ment aristocratique. Et la seconde Chambre y est populaire; elle 
s'y recrute au sulfrage universel, ou presque; à un suffrage très 
général, puisqu'il suffit, pour y être électeur, de payer une 



580 REVUE DES DEL'X MONDES. 

minime contribution directe; il n'y a d'exclusion, pour ainsi 
dire, ni à lélectorat, ni à l'éligibilité; et le peuple bavarois a 
sa représentation, comme la noblesse bavaroise a la sienne. 
Néanmoins, la séparation est peut-être moins marquée que dans 
le grand-duché de Bade, et, en tout cas, on paraît avoir compris 
le danger de couper la nation en deux parties distinctes et aisé- 
ment rivales, car on fait prêter aux électeurs des deux degrés et 
aux élus le serment « de ne conseiller dans l'assemblée que ce qui 
sera conforme au bien général du pays sans avoir égard à des 
états ou à des classes particulières. » Mais qu'il faille faire 
prêter ce serment, au demeurant difficile à tenir pour tout 
homme et en tout pays, n'est-ce pas justement la preuve que les 
états et les classes jtarlicuiièros ont conservé, en Bavière, de la 
vie et de l'énergie? On les proscrit, donc on les redoute; on les 
redoute, donc elles sont. — Et, si c'est un régime de « classes » 
et d' « états », ce n'est pas encore pour nous le modèle à imiter. 

En Saxe, non plus, les Stdnde, les états n'ont point perdu 
leur antique Adgueur; et là, sans contredit, on se trouve en pré- 
sence dune forme complète de la représentation organique du 
« bon vieux temps ». Il serait fastidieux de donner la liste entière 
des dix-sept catégories d'où peuvent être constitutionnellem&nt 
tirés les membres de la Chambre des seigneurs, et d'autant plus 
quelle renferme des membres de droit, à titre héréditaire, per- 
sonnel ou « de situation », à côté de membres élus par des cor- 
porations ou des ordres privilégiés : chapitres, universités, sei- 
gneuries, collège des propriétaires de biens équestres et d'autres 
grands domaines ruraux; la religion, la science et la terre noble. 
Dans la seconde Chambre saxonne, ainsi que dans la seconde 
Chambre badoise, jusqu'à hier, les villes avaient leurs députés et 
les campagnes avaient les leurs : encore une survivance ancienne 
en une institution modernisée. — Ce n'est point ce que nous cher- 
chons. 

Et quand, de Saxe, on passe en Wiirtemberg, ce n'est même 
plus dans la Chambre des seigneurs seulement que se perpétue 
cette ancienne forme, mais c'est dans la seconde Chambre, dans 
la Chambre des députés. 

Elle se compose, la Chambre des députés de Wurtemberg, 
de membres désignés par leur office ou leurs fonctions et de mem- 
bres élus par la noblesse équestre, le chapitre métropolitain, 
les villes et les bailliages. 

Comme dans le grand-duché de Bade, les chefs des familles de 
la noblesse dite « d'État o et les propriétaires de biens nobles ne 
peuvent être députés ni des villes ni des bailliages. Si ce n'est 
pas, comme dans le grand-duché, une Chambre populaire qui 



DE l'organisation DU SUFFRAGE UNIVERSEL. 581 

s'oppose à une (lhambrearislooratique, ici, dans la menie Chambre 
et dans la seconde Chambre, deux classes, deux fractions de peuple 
se juxtaposent et fatalement s'opposent; la même Chambre, la 
Chambre des députés est à demi aristocratique, à demi populaire; 
c'est moins un parlement que des Etats avec leurs trois ordres : 
clergé, noblesse, tiers état des villes et campagnes ; — c'est l'Eu- 
rope du xvi° siècle dans l'Europe du xix*. 

L'Allemagne, d'un bout à l'autre, offre un pareil spectacle : 
c'est sur la souche restée robuste de ses anciennes institutions 
sociales qu'elle a greffé les institutions politiques modernes. 
L'Allemagne : lisez « les Allemagnes », comme disait Comynes. 
Non i)oint l'empire allemand de 1870, aux institutions toutes 
neuves, au Reichstag issu du suffrage universel pur et simple; 
et, si l'on veut que ce soit le Saint-Empire romain ressuscité, 
non point cet empire lui-même, mais les nations germaniques 
qu'il rassemble et qu'il réunit. Chez telle de ces nations alle- 
mandes, la greffe est entrée plus profondément ou a repris plus 
vigoureusement que chez telle autre; chez celle-ci la souche a 
été entaillée plus avant que chez celle-là; mais, chez toutes, c'est 
une jeune greffe sur une vieille souche , ce n'est pas un jeune 
plant dans une terre retournée. C'est toujours le même tronc 
dans la même terre et c'est toujours de la vieille sève que se 
nourrit l'arbre nouveau . 

Maintenant, parmi ces formes anciennes qui survivent, il y 
en a de trois ou quatre âges, de trois ou quatre époques, il y en 
a de plus ou moins anciennes ; et c'est l'occasion de répéter que 
le classement en survivances et renaissances est un peu artificiel, 
et que toutes ces formes de représentation organique, l'histoire 
ininterrompue les enveloppe et les rattache les unes aux autres 
par une trame parfois invisible, mais résistante. 

En voici de très anciennes, de type archaïque très pur; voici 
le pur moyen âge dans les deux duchés de Mecklembourg ; et de 
très anciennes encore en Prusse (Chambre des seigneurs), et dans 
la Hesse électorale. En voici d'autres qui sont mêlées d'ancien et 
de moderne, en des proportions qui varient, où tantôt c'est l'an- 
cien et tantôt le moderne qui l'emporte, dans les duchés de Saxe, 
le Brunswick, les principautés de Reuss. 

Quant aux villes libres: Hambourg, Brème et Liibeck, bien 
que la longue filiation de leurs institutions soit connue, elles se 
rapprochent aujourd'hui de ce que nous regardons comme la 
forme nouvelle de cette représentation, le type ancien étant 
caractérisé par l'ordre fermé et la corporation fermée, le type 
moderne par la classe professionnelle libre et l'association ou- 
verte. 



582 REVUE DES DEUX MONDES. 

On vient de faire à peu près tout le tour des Etats allemands; 
et, si l'on a rencontré souvent en chemin la représentation orga- 
nique, c'est surtout sous des formes anciennes et des formes où 
domine le type ancien : ordres et corps privilégiés. // ny a rien 
à y prendre pour nous ; et la raison s'en devine sans qu'il soit 
besoin d'insister : en France, rien ne survit de ce dont ces formes 
anciennes supposent la survivance. 

Mais peut-être, mais probablement n'en est-il pas de même 
des formes nouvelles ou renouvelées. Et déjà les formes mixtes, 
dès que l'ordre s'ouvre et devient la profession, la position so- 
ciale, dès que la corporation s'ouvre et devient l'association libre, 
— ou bien des que l'association libre et la profession ouverte y 
ont une place, y pénètrent et y rompent l'ordre et la corpora- 
tion, — déjà ces formes sont des formes renouvelées : et il faut 
voir si nous-mêmes, Français, qui ne pouvons ni ne voulons 
oublier la Révolution, nous n'y trouverons pas à emprunter. 

II. — FORMES MIXTES OU RENOUVELÉES DE LA REPRÉSENTATION 

ORGANIQUE 

A peine a-t-on prononcé le mot de « représentation orga- 
nique » que c'est grand hasard si quelqu'un ne s'écrie pas : « Mais 
l'expérience de la représentation professionnelle a été faite 
en Autriche, avec quel succès, on doit le savoir! » Là-dessus, 
tout le monde de penser : « Eh quoi 1 alors, la représentation... 
comme en Autriche ! » Ce qui est bien expéditif et a le tort de 
laisser croire: 1*^ que la représentation organique est nécessai- 
rement la représentation professionnelle; 2" que la représentation 
professionnelle est, à elle seule, toute la représentation organique ; 
3<* que le régime autrichien n'est autre que la représentation 
professionnelle; 4° que toute représentation professionnelle et, 
par suite, toute représentation organique devront se conformer 
au régime autrichien; Ti" que l'expérience a mal réussi en Au- 
triche ; 6° que cet échec n'a pour cause qu'un vice inévitable et 
incorrigible du système; 1" que c'est bien la représentation pro- 
fessionnelle qui sort de Fépreuvc jugée et condamnée; 8° et que 
cela juge et condamne en tous lieux, à tout jamais, toute repré- 
sentation professionnelle et toute représentation organique. Autant 
de propositions, autant d'erreurs; si l'on veut s'en convaincre, il 
il n'y a qu'à mieux lire les textes et à mieux observer les faits. 

Etnpirc (V Autriche. 
Ne nous occupons pas de la Chambre des seigneurs; c'est une 



DE l'organisation DU SUFFRAGE UNIVERSEL, 583 

survivance, une forme ancienne de la représentation organique, 
semblable à colles que nous avons vues en Allemagne. Elle se 
compose des princes majeurs de la famille impériale, — droit de 
naissance ; — des chefs majeurs des familles de la noblesse du pays, 
en possession de grandes propriétés foncières et à qui l'empereur 
a, pour eux et leurs successeurs, conféré cette dignité, — titre 
héréditaire ; — des archevêques et évoques ayant rang de princes, — 
droit résultant de la fonction. — Tout cela ou la majeure partie de 
tout cela est du passé et sort de l'histoire. Mais l'empereur peut 
adjoindre à vie à la Chambre des seigneurs « des hommes émi- 
nens qui auraient rendu des services signalés à l'Etat, à l'Eglise, 
aux sciences et aux arts. » Et ceci, déjà, est plus moderne. 

En ce qui concerne la Chambre autrichienne des députés, 
dans son organisation des parties anciennes se sont conservées, 
mais elle contient aussi d'autres parties, qui sont comme l'amorce 
d'une forme nouvelle de représentation organique. Et c'est 
pourquoi, — si cette organisation est louée par les uns, par les 
autres blâmée, et par la plupart mal connue; si, avant tout, il 
convient d"y faire le départ entre des choses anciennes, mortes 
ailleurs, et des choses nouvelles, partout vivantes, — on ne 
saurait se dispenser de l'exposer avec quelque détail. 

En Autriche, le corps électoral, pour la Chambre' des députés, 
comprend quatre catégories : 1" la grande propriété foncière; 
2" les villes ; S'* les chambres de commerce et d'industrie ; 4° les 
communes rurales. 

La loi définit chacune d'elles. 

1" La grande propriété foncière s'entend des domaines qui 
payent une certaine somme d'impôts, généralement 100 florins, 
et quelquefois 200 ou même 2o0 florins ; rarement on se contente 
de 50 florins. Dans la majorité des pays de la monarchie, la pro- 
priété doit, déplus, être un ancien domaine seigneurial ou terre 
noble. Si, en Dalmatie, on ne parle que de « plus haut imposés », 
on stipule, en Tyrol : « les propriétaires de domaines constitués 
en majorais » et, dans les provinces voisines : « la grande pro- 
priété foncière noble ». C'est donc, pour cette première classe, 
comme l'accouplement du régime féodal et d'un régime qu'il y 
aurait des motifs de qualifier de bourgeois ; seigneurie et cens 
rapprochés, deux couches historiques distinctes, l'une fort vieille 
et l'autre relativement récente; ni l'une ni l'autre vraiment mo- 
derne. 

2° Les villes (villes, marchés, centres industriels). Il faut 
entendre par ce terme spécial : les villes, les communes qui, 
jadis, ont reçu expressément ce titre. Aussi, parmi ces villes, se 
trouve-t-il de très petites communes, tandis que parmi « les cam- 



5S4 REVUE DES DEUX MONDES. 

pagnes » il se trouve des centres de population considérables. 
(Cest un cas analogue à celui des bourgs en Angleterre.) 

Des deux dernières catégories : 3" chambres de commerce et 
d'industrie; 4" communes rurales, il n'y a pas à donner de défi- 
nition légale ; le nom dit assez ce qu'elles sont. 

En récapitulant, on en arrive à cette observation. La pre- 
mière classe, grande propriété foncière, relève d'un type de 
« représentation organique » mixte, mais plutôt ancien, — pro- 
priété seigneuriale ou féodale ; — ce qui s'y montre de plus récent, 
— un cens sans autre condition, — est loin encore d'être vraiment 
moderne ; aristocratie mitigée par places de ploutocratie, mais 
nulle part imbue ou seulement infiltrée de di^mocratie; grande 
propriété et non propriété tout court. La seconde classe, les 
villes, d'après la définition que la loi en donne, rentrerait plutôt, 
elle aussi, dans le type ancien, bien que, par « les marchés » et 
surtout par « les centres commerciaux et industriels », elle se 
rajeunisse et se rapproche du type moderne. La troisième classe, 
chambres d'industrie et de commerce, est moderne. La quatrième 
classe, les communes rurales, comme la deuxième, les villes, par 
plusieurs dispositions, se rattache au type ancien. 

Cette deuxième et cette quatrième classes, les villes et les 
communes rurales, sont naturellement celles où le plus grand 
nombre de sujets autrichiens exercent leurs droits électoraux. 
Dans la troisième classe, chambres de commerce et d'industrie, 
le vote a lieu soit séparément, soit en commun avec les circon- 
scriptions électorales des villes. 

Nul n'est électeur en Autriche, si, outre les conditions ordi- 
naires d'âge, de domicile et de capacité, il ne paye un cens mi- 
nimum de cinq florins d'impôts directs. Payant ce cens et rem- 
plissant toutes les conditions exigées, il est admis à voter dans sa 
classe : communes rurales, s'il habite un village ou un domaine 
foncier porté sur le cadastre d'un village, et villes, s'il réside en 
une commune légalement qualifiée de ville, au titre de ville an- 
cienne, ou de marché, ou de centre industriel. Ainsi, à cet égard, 
les villes et les communes rurales sont moins des classes que des 
circonscriptions. Des deux autres classes, les chambres de com- 
merce forment réellement une catégorie à part, et la grande 
propriété foncière, devant, en maint pays, être, par surcroît, 
seigneuriale, est encore une classe à peu près fermée. 

Diverses inégalités existent, du reste, entre les classes. Tandis 
que l'élection est directe pour les trois premières, pour la qua- 
trième, au contraire, elle se fait à deux degrés. Et non seulement il 
y a inégalité dans la manière de voter, mais il y a même inégalité 
dans le droit de vote ou plus exactement dans le pouvoir du vote. 



DE l'organisation DU SUFFRAGE UNIVERSEL. 585 

Si, en effet, personne ne peut voter deux fois dans le même 
pays pour une même élection, les électeurs de la première classe 
peuvent pourtant, eux, voter dans tous les pays de la couronne 
où ils possèdent la qualité requise, c'est-à-dire un domaine fon- 
cier assez important. Ils y peuvent voter par procuration ; et 
cette procuration, qui, pour eux, mâles et majeurs, est facultative, 
pour d'autres est obligatoire. Elle est obligatoire pour les femmes, 
lesquelles, dans la première catégorie, ont, comme les hommes, 
le droit de vote, mais ne peuvent en user que par mandataires ; 
obligatoire aussi pour les corporations ou sociétés rentrant dans 
cette première catégorie : institutions ou établissemens, écoles, 
églises ou hospices propriétaires de grands domaines, lesquelles 
corporations ou sociétés sont investies du droit électoral, mais 
ne l'exercent, de môme, que par procureur. 

Ce sont bien là des inégalités entre les classes, et un privilège 
certain au profit de lapremière. Mais, à l'intérieur même de la qua- 
trième classe, entre les électeurs du premier et du second degré, 
n'y a-t-il pas inégalité, si certains propriétaires de domaines fon- 
ciers, trop petits pour donner entrée dans la première catégorie, 
votent de droit, dans la quatrième, comme électeurs du second 
degré? Et Ton s'arrête, sans rien dire d'autres inégalités encore 
qui, malgré l'abaissement uniforme du cens à cinq florins, peuvent 
résulter de la variété des législations provinciales sur la matière, 
puisque, en général, le droit électoral au Reichsrath autrichien 
suit le droit électoral aux diètes de pays ou assemblées provin- 
ciales. 

Mais ainsi qu'il y a des inégalités dans le corps électoral, 
ainsi y a-t-il, dautre part, des inégalités dans la représentation. 
Les 353 sièges de la Chambre des députés actuelle se répartissent 
entre les quatre classes d'électeurs dans la proportion suivante : 
la première classe élit 85 députés, la deuxième, 118; la troisième, 
21; la quatrième, 129. Ce qui donne (chiffres 'de 1891) : à la 
première classe, grande propriété foncière, 1 député pour 63 
électeurs en moyenne; à la deuxième classe, villes, marchés et 
centres industriels, 1 député pour 44 854 âmes; à la troisième 
classe, chambres de commerce et d'industrie, 1 député pour 27 élec- 
teurs ; à la quatrième classe, communes rurales, 1 député pour 
142 754 habitans. 

On voit que l'écart est immense entre les différentes classes : 
de 27 à 142754. Et peut-être faudrait-il ajouter que, ces chiffres 
exprimant des moyennes pour toute la monarchie, l'inégalité 
n'est guère moindre dans chaque classe, entre les provinces. La 
première classe qui a, en Silésie, 1 député pour 18 électeur^, 
en Dalmatie n'en a 1 que pour 548 électeurs. La deuxième classe 



586 KEVLE DES DEUX MONDES. 

qui, en Carniole, a I député pour 23 202 habitans, n'en a 1, en 
Istrie, que pour 98140. La troisième classe qui, en Bukovine, a 
4 député pour 16 électeurs, à Trieste n'en a 1 que pour 37 élec- 
teurs. La quatrième classe qui, dans le Vorarlberg, a 1 député pour 
45172 habitans, en Galicie, n'en a 1 que pour 224 826 habitans. 
Donc, inégalité de représentation entre les classes, dans lEmpire, 
et, dans chaque classe, entre les provinces ; inégalité dans le 
droit ou le pouvoir du vote entre la première catégorie d'électeurs 
et les trois autres ; inégalité dans la manière de voter entre les 
trois premières classes et la quatrième; inégalité dans la qua- 
trième classe par l'inscription d'office de certains moyens pro- 
priétaires comme électeurs du second degré. 

Telle est l'organisation électorale de l'Autriche, telle qu'elle 
découle des lois du 21 décembre 1867, du 2 avril 1873, du 4 octobre 
1882 et du 12 novembre 1886. Si, maintenant, on reprend point 
par point les propositions ci-dessus rapportées, et dont on a dit 
qu'elles étaient autant d'erreurs, il est éA'ident, pour celles qui 
s'appliquent spécialement au régime autrichien, que ce régime 
n'est pas la représentation professionnelle, ou n'est qu'une repré- 
sentation professionnelle fort incomplète ; que la troisième 
classe d'électeurs, chambres de commerce ou d'industrie, et si 
l'on veut, dans la deuxième classe, les marchés et centres indus- 
triels, en sont peut-être des embryons, mais des embryons non 
développés ; et que ce n'est point, en tout cas, la représentation 
professionnelle embrassant toutes les professions et les distribuant 
toutes en trois ou quatre groupes proportionnellement repré- 
sentés. 

Accordons même que la première classe représente la grande 
propriété et la quatrième classe, la moyenne et la petite propriétés 
foncières, en même temps que l'agriculture : on voit ce qui man- 
querait encore au régime autrichien pour être véritablement la 
représentation professionnelle, et, par exemple, que les professions 
libérales n'y ont pas leur place. D'où il suit que le régime autri- 
chien est loin de fournir un modèle de représentation profes- 
sionnelle qu'il faille adopter sans retouches et reproduire scru- 
puleusement. D'un autre côté, cette expérience partielle ou 
réduite de représentation professionnelle a-t-elle si mal réussi en 
Autriche qu'il y ait de quoi en désespérer pour toujours? Mal 
réussi, ce serait trop dire; médiocrement, c'est certain, puis(|ii'il 
n'y est question, depuis quelques années, que de réformes élec- 
torales. Mais la faute en est-elle à la représentation profession- 
nelle elle-même et en tant que système, ou bien à l'adaptation 
que l'Autriche en a faite? adaptalion défectueuse et sans doute 
critiquable à plus d'un titre. 



DE l'organisation DU SUFFRAGE UNIVERSEL. 587 

Que le régime autrichien soit trop ancien dans ses parties 
anciennes, favorisant la grande propriété et la propriété féodale 
ou seigneuriale; que, dans ses parties plus récentes, il ne soit pas 
assez moderne, s'en tenant au cens et ne descendant pas jusqu'au 
suffrage universel, c'est ce que l'empereur lui-même et ses ministres 
ont compris, ce à quoi le projet du comte Badeni, à cette heure 
soumis au Reichsrath, a pour objet de remédier. Car ce projet 
créerait une cinquième catégorie d'électeurs, à laquelle 72 sièges 
seraient attribués , le nombre total des députés étant ainsi porté 
de 3o3 à 425. Pour la cinquième classe, plus de cens : en se- 
raient « tous les sujets autrichiens du sexe masculin, indépen- 
dans, âgés de 24 ans révolus, non privés de leurs droits par 
jugement et domiciliés depuis six mois dans la circonscription. » 
Le projet n'exclut que « les personnes qui, servant comme domes- 
tiques, sont logées dans la maison de leurs maîtres. » Seulement, 
il institue une sorte de vote plural, de double vote au profit des 
quatre premières classes, puisqu'il dispose que les électeurs des 
quatre classes actuellement existantes seront aussi de droit élec- 
teurs dans la cinquième classe à créer; et, par là, ce qu'on ac- 
corde d 'une main, on en vient presque à le retirer de l'autre. Quant 
à la manière de voter, le suffrage à deux degrés serait maintenu 
pour la quatrième classe (électeurs censitaires de 5 florins au moins 
dans les communes rurales), et pour la cinquième classe pro- 
jetée, il serait direct ici, et là, à deux degrés, selon la nature 
et l'usage des lieux. 

Le gouvernement autrichien a donc reconnu le besoin de 
rajeunir le régime électoral de la monarchie, et s'efforce de le 
rajeunir par en bas, si, par en haut, il n'y touche point. Mais il le 
rajeunit sans le bouleverser, sans le transformer, sans en changer 
le caractère ; c'est la preuve que l'expérience peut avoir été mé- 
diocre; elle n'a pas été si mauvaise qu'elle aboutisse à l'abandon 
définitif. Et c'est un motif de penser qu'elle n'a été médiocre, 
cette expérience, que parce que le régime contenait et contient des 
élémens anciens qu'il eût dû rejeter, ne contenait pas des élémens 
modernes qu'il eût dû déjà appeler à lui; ou que le dosage en 
était mal fait; qu'il y avait trop de ceux-ci et pas assez de ceux-là. 

Mais, serrant de plus près les choses, et jugeant par rapport 
au triple objet de l'élection dans l'Etat moderne : 1° comme base 
de gouvernement, il ne paraît pas que ce régime ait été plus 
instable, peut-être l'a-t-il été moins que d'autres; 2° au point de 
vue de la législation, celle qui en est sortie ne semble sûrement 
pas être d'une qualité inférieure; 3'' et pour ce qui est de la 
représentation même, la physionomie du pays, du pays vrai et 
du pays vivant, ne s'y réfléchit-elle pas comme en un « miroir » 



588 REVUE DES DEUX MONDES. 

plus fidèle, puisque c'est le terme consacré? En I880, sur les 
353 députés, on comptait 149 propriétaires et agriculteurs; 
51 avocats et notaires ; 40 employés ; 27 professeurs et maîtres ; 
24 ecclésiastiques; 23 fabricans et industriels; 10 négocians en 
gros et marchands; 10 médecins ou officiers de santé; 7 capita- 
listes ou banquiers; '5 ingénieurs; 5 publicistes et journalistes; 
2 artisans. Et, sans doute, cette cnumération montre clairement 
que le dosage pourrait être meilleur, la distribution plus juste, 
la représentation plus exacte ; mais pourtant que le politicien de 
profession, avocat, médecin, journaliste, n'y pousse pas comme 
une ivraie qui étouffe tout, est-ce donc un résultat à dédai- 
gner ? 

Non: une fois de plus, ce qui demeure de cette expérience, 
même médiocre, ce n'est pas la condamnation sans appel du régime 
autrichien des classes; le serait-ce, que ce ne serait pas celle de la 
représentation des intérêts, puisque l'on peut la concevoir autre- 
ment; et le serait-ce encore, que ce ne serait pas celle de la 
représentation professionnelle dont le régime autrichien n'est 
qu'une ébauche très imparfaite ; et le serait-ce enfin, que ce ne 
serait point la condamnation de la représentation organique, 
puisque ni la représentation professionnelle n'est, à elle seule, 
toute la représentation organique, ni la représentation organique 
n'est, nécessairement, la représentation professionnelle. Disons 
ou répétons que tout n'est pas à prendre dans le régime autrichien, 
mais que quelque chose est à y prendre; que, s'il a des défauts, 
des inconvéniens pour l'Autriche elle-même, il en aurait bien 
davantage pour la France, qui n'est pas l'Autriche; que, par con- 
séquent, il ne faut pas lintroduire chez nous tel quel et en bloc, 
mais qu'il est bon avoir, à décomposer et à imiter — librement^ 
— en quelques-unes de ses parties, les plus modernes. Et, cela 
pris de lui et le reste laissé, ses vieilleries féodales et seigneu- 
riales, tout ce par quoi il sonne l'antique et le faux aujourd'hui, 
cherchons si, autre part, il n'est pas autre chose dont nous puis- 
sions tirer profit. 

Espagne . 

L'organisation du Sénat espagnol mérite évidemment une 
mention spéciale. Aux termes de l'article 20 de la constitution 
du 30 juin 1876, il se compose : « 1° de sénateurs de droit; 2° de 
sénateurs nommés à vie par la couronne; 3'' de sénateurs élus 
par les corporations de IKtat et par les plus haut imposés. » 
Il V a 180 membres nommés à vie ou sénateurs de droit, et 
180 membres élus : les deux principes de nomination royale et 



DE l'organisation DU SUFFRAGE UNIVERSEL. 589 

d'élection et les deux parties du Sénat, permanente et temporaire, 
se balancent. 

Nous ne parlerons pas des sénateurs de droit : fils du roi et de 
l'héritier présomptif, grands d'Espagne justifiant dun certain 
revenu, ou titulaires des plus hautes charges militaires, reli- 
gieuses ou judiciaires. Des sénateurs à vie, nous ne parlerons que 
pour rappeler que^ si c'est le roi qui les nomme, il est obligé de 
les choisir en douze catégories de sujets espagnols que la loi déter- 
mine. Le point intéressant pour nous est dans les catégories délec- 
teurs bien plus que dans les catégories de personnes susceptibles 
d'être appelées au Sénat par le roi. 

Les sénateurs élus le sont : 1" par les archevêques, évêques et 
chapitres de chacune des provinces qui forment les neuf arche- 
vêchés; 2° par les académies : Académie royale espagnole; Aca- 
démies d'histoire; des beaux-arts; des sciences exactes, phy- 
siques et naturelles; des sciences morales et politiques ; Académie 
de médecine de Madrid ; 3° par chacune des dix Uni v^ersités, avec 
le concours des recteurs et professeurs, des docteurs qui y sont 
immatriculés, des directeurs d'institutions d'enseignement secon- 
daire et des chefs d'écoles spéciales du ressort ; 4° par les Sociétés 
économiques d'Amis du pays, lesquelles élisent à deux degrés un 
sénateur pour chacune des cinq régions où elles se groupent ter- 
ritorialement ; Madrid, Barcelone, Léon, Séville et Valence. 
Toutes ces corporations religieuses, littéraires et savantes dési- 
gnent ensemble 30 des sénateurs élus, 1 par corporation, à 
savoir ; les archevêchés, 9; les acad(;mies, (5; les universités, 10, 
et 5 les Sociétés des Amis du pays. Les 150 membres, qui restent 
pour compléter le nombre de 180, sont élus par les conseils proA'in- 
ciaux (équivalent de nos conseils généraux), des délégués des 
conseils municipaux et les principaux contribuables, ce qui, on 
le voit, ne laisse pas de se rapprocher un peu de notre système 
français. 

Gomment ne pas estimer qu'au total c'est une organisation 
très remarquable, où peut-être ce qu'il y a de plus remarquable, 
c'est le droit de représentation conféré aux Sociétés économicj^ues 
des Amis du pays ? Pour les archevêchés et les chapitres, en effet, 
et pour les universités et même pour les académies, on pourrait 
présenter ce droit comme une survivance d'un régime ancien aux 
origines reculées, comme une espèce de fantôme d'histoire qui 
revient et rôde dans les institutions ; mais, pour les Amis du 
pays, leur origine ne se perd point en la nuit des temps : on con- 
naît parfaitement l'époque de leur premier épanouissement, qui 
fut le règne de Charles III ; la date de leur fondation, qui est 1785 ; 
le nom de leur fondateur, qui fut le comte de Campomanes. Elles 



590 REVUE DES DEUX MONDES. 

n'ont donc qu'un siècle d'existence, elles sont modernes. Modernes 
par leur âge, elles le sont plus encore par la fin qu'elles poursui- 
vent, si cette fin est « d'encourager l'industrie et d'augmenter 
la richesse publique par le développement des arts et des manu- 
factures, de l'agriculture, etc. », toutes choses dont l'Etat mo- 
derne se préoccupe plus que ne faisait l'Etat ancien. 

Or il est remarquable que la constitution espagnole garde à 
ces sociétés économiques une place dans la représentation au 
Sénat; mais il y a plus : et c'est qu'elles ont également une place 
réservée dans la représentation à la Chambre des députés. Et non 
seulement elles, mais « les universités littéraires » ; non seule- 
ment les universités, mais « les chambres de commerce, indus- 
trielles et agricoles officiellement organisées. » Ainsi, à côté des 
districts ou circonscriptions territoriales, voici des « collèges spé- 
ciaux », des corporations (le mot est dans la loi), voici des cir- 
conscriptions sociales. 

Il y a une de ces circonscriptions sociales, chaque fois qu'une 
université littéraire, une Société économique crA/nis du pays, une 
chambre de commerce, d'industrie ou d'agriculture officielle- 
ment organisée compte 5000 électeurs inscrits; et, quand une 
seule corporation ne compte pas les 5000 électeurs nécessaires, 
elle se joint, pour constituer un collège électoral, aux autres cor- 
porations de même classe ou de même ordre, géographiquement 
les plus voisines. 

Les conditions d'inscription sur les listes de ces corporations 
ou groupes de corporations sont, d'abord et naturellement, d'être 
inscrit sur les listes générales, sans mention d'incapacité ou de 
suspension du vote; ensuite, d'établir qu'en se faisant inscrire 
sur ces listes, on a communiqué à la junte municipale l'attes- 
tation exigée; enfin de justifier d'un titre académique ou profes- 
sionnel, lorsqu'on réclame l'inscription à une université, ou du 
brevet de membre effectif ou correspondant, lorsqu'il s'agit d'une 
société économique ou d'une chambre de commerce, d'industrie 
ou d'agriculture. 

Si ce n'est pas tout ce que nous proposons pour arriver à la 
représentation organique, à la représentation réelle du pays, 
c'est du moins une partie de ce que nous proposons; avec la 
base du suffrage universel, d'où la construction doit s'élever : si 
ce n'est pas la représentation professionnelle achevée, ni la repré- 
sentation organique, c'en est du moins un commencement. Et 
personne ne soutiendra (ju'il n'engage pas à y persévérer et à le 
perfectionner, — en d(!pitde mœurs électorales longtemps détes- 
tables et qui sont encore mauvaises, — puisque dans les Chambres 
espagnoles, quelles que soient les inévitables querelles d'intérêt ou 



DE l'orhanisation du suffrage universel. 591 

rivalités d'ambition, les partis sont, en leur masse, cohérens ot 
disciplinés; qne ces partis ne sont pas acéphales comme les 
nôtres, qu'ils ont des chefs; qu'il n'est point de parlement au 
monde où se rencontre plus de talent, d'éloquence et de savoir 
qu'aux Gortès; et que, somme toute, malgré ce qu'on peut, de 
loin ou à première vue, croire une assertion paradoxale, lEs- 
pagne est peut-être, de nos Etats occidentaux, celui qui a le mieux 
observé, depuis vingt ans, la pratique essentielle du parlementa- 
risme anglais, la règle des deux unités du parlementarisme 
classique : deux grands partis ayant une doctrine, un programme, 
une (( équipe de gouvernement », se combattant dans le champ 
de la constitution, et se succédant au pouvoir. 

Les villes libres et hanséatiques. — Brème. 

Remontons vers le Nord. Nous retrouvons en Allemagne 
trois petites républiques, — trois ^Etats communaux, — les trois 
villes « libres et hanséatiques » de Lûbeck, Brème et Hambourg. 
Leurs institutions se ressemblent et sont un amalgame d'ancien 
et de moderne; c'est une organisation ancienne, accommodée aux 
idées et aux nécessités modernes, mais où le moderne l'emporte. 

Dans ces trois villes libres et hanséatiques, à Lûbeck comme 
à Brème et comme à Hambourg, le pouvoir suprême ^est partagé 
entre deux assemblées : un Sénat, de 14 ou 18 membres, une 
Bourgeoisie (Burgerschaft) de 150 ou 160 députés. Une disposi- 
tion, commune aux trois cités, veut que des 14 sénateurs, à 
Lûbeck, six au moins, soient des jurisconsultes et cinq au moins, 
des commerçans; que des 18 sénateurs, à Brème, dix au moins 
soient jurisconsultes et cinq commerçans; à Hambourg, que neuf 
au moins aient étudié le droit et les finances, et que sept au 
moins exercent ou aient exercé le commerce. 

Les Bourgeoisies, ou, pour être tout à fait exact, la Bour- 
geoisie de Brème peut être citée comme un type de représenta- 
tion professionnelle moderne, et de représentation profession- 
nelle complète, à la différence du système autrichien. Sont 
électeurs et éligibles à la bourgeoisie de Brème les citoyens âgés 
de 23 ans et depuis trois ans domiciliés au lieu du vote. Hs sont 
divisés en huit classes dont chacune élit ses propres députés. 

La première classe comprend les électeurs de la cité de 
Brème munis de diplômes universitaires; elle élit 14 députés. 
La seconde comprend les commerçans de la ville même, et elle 
nomme 42 députés. La troisième classe se compose des indus- 
triels de l'Etat entier, répartis en dix sous-classes suivant la varitUé 
des professions : elle nomme 22 députés. La quatrième classe 



592 REVUE DES DEUX MONDES. 

réunit tous les autres électeurs de la cité de Brème qui ne 
rentrent pas dans les classes précédentes, et elle élit 44 députés. 
La cinquième et la sixième classes comprennent respectivement 
les électeurs des deux villes annexées à l'Etat de Brème et éli- 
sent l'une 4, et l'autre 8 députés. La septième classe et la hui- 
tième, finalement, comprennent les électeurs des 3o communes 
rurales de l'Etat; avec, dans la septième, les plus haut imposés, 
et dans la huitième, tous les autres citoyens. 

Le vote est secret et l'élection directe pour toutes les classes, 
excepté la troisième, à cause de sa division en dix sous-classes 
correspondant aux diverses industries ; chaque sous-classe y dé- 
signe généralement 1 électeur secondaire par 1 électeurs 
primaires, et les électeurs secondaires élisent ensuite les 
22 députés de la classe. 

Suffrage universel, villes et campagnes, catégories profes- 
sionnelles, pour la Biirgerschaft ou la Bourgeoisie; et, pour le 
Sénat, attribution d'un certain nombre de sièges à des personnes 
instruites dans le droit, d'une part, — d'autre part, à des com- 
merçans — ; du coup, c'est la représentation professionnelle, et 
plus que cela : c'est une représentation organique, sous une forme 
moderne, en ce qu'elle descend jusqu'au suffrage universel et se 
règle sur la profession ouverte; c'est une représentation orga- 
nique double, en ce qu'elle organise tantôt le corps électif 
[Sénat), tantôt le corps électoral (pour la Bourgeoisie). Aussi ne 
voulons-nous plus d'autre exemple, quoiqu'il ne soit pas impos- 
sible de trouver ailleurs la représentation professionnelle ou une 
représentation organique quelconque, au moins à l'état frag- 
mentaire et rudimentaire. 

Élémens ou fragmens de représentation organique aux Pays-Bas j 
en Suéde, en Boutnanie, en Serbie, etc. 

Des élémens de représentation organique, on en trouverait aux 
Pays-Bas (où la première Chambre est élue par les conseils 
provinciaux); en Suède (où la première Cham])re est élue par 
les assemblées provinciales et les conseils municipaux des villes 
qui ont plus de 25 000 âmes); et l'on en trouverait encore en 
(1 autres pays. 

Dans la législation de la Grande-Bretagne, même après les 
réformes de 1832 et de 1867, même après celle de 1884, même 
après que les comtés et les bourgs n'ont plus été que des circon- 
scriptions géographiques de droit égal, et sans insister sur les 
antiques privilèges électoraux des maîtres es arts des universités, 
des « bourgeois » ou des membres des corporations ou associa- 



DE l'organisation DU SUFFRAGE UNIVERSEL. 595 

tiens de la Cité de Londres, les universités n'ont-elles pas con- 
servé leur représentation à elles, et ne demeurent-elles pas, elles 
seules et à part, des collèges électoraux? En Hongrie, en Nor- 
vège, en Italie, en Portugal, bien qu'on n'ait pas sans doute, si 
les mots ont leur valeur pleine, la représentation professionnelle, 
ni la représentation réelle du pays, ni une représentation orga- 
nique, bien que l'on n'y ait pas une organisation du suffrage et 
que le sull'rage lui-même ne soit point partout universel, il n'y 
aurait pas besoin d'un bien grand elTort pour y arriver; et Ion 
voit en quelque façon cette organisation poindre et surgir du sol. 
Il nous reste, dans tous les cas, en terminant ce rapide et som- 
maire examen, il reste debout, utilisables pour nous, les trois 
exemples de la Chambre des députés du Reichsrath autrichien, 
delEspagne, et de la Bourgeoisie de la ville de Brème. 

Certes, on peut dire, — et nous ne l'avons pas caché, — que, 
si le système autrichien est une forme mixte de la représentation 
organique, il contient moins de choses modernes que de choses 
anciennes, trop d'anciennes choses et de trop anciennes choses; 
(jue, même après qu'on y aura, comme on le veut, introduit 
tout le monde en une cinquième classe, même alors, rajeuni par 
les pieds, il demeurera trop vieux par la tête. Et pour la cité de 
Brème, on pourra invoquer des coutumes respectées, rendues 
vénérables par une longue paix, les mœurs d'une république de 
marchands, une réalisation locale, avant qu'aucun philosophe 
l'eût conçu, de ce que Spencer appelle « le gouvernement indus- 
triel » ; on pourra observer que la constitution actuelle de la 
ville libre et hanséatique ne date, il est vrai, comme la nôtre, 
que de 1875, mais qu'elle a derrière elle et sous elle, la soute- 
nant, la supportant, les fortes assises dune tradition lentement 
formée et qu'une révolution terrible n'a pas interrompue, de 
telle sorte que les classes professionnelles n'y sont que ses corpo- 
rations de jadis, décoiffées de la salade, démaillottées de la cotte, 
vêtues à la moderne. 

Tout cela, on le dira sans doute, et ce sera juste; on dira, et ce 
sera juste, que Brème, en somme, n'est qu'une ville; ou si, avec 
ses faubourgs et sa banlieue, on l'élève à la dignité d'État, que 
ce n'est qu'un Etat minuscule, et encore un Etat communal. 

Mais la constitution espagnole est de 1876; la dernière loi 
qui porte règlement des élections aux Cortes est de 1890; les 
chambres de commerce, d'industrie ou d'agriculture, les Sociétés 
des Amis du paf/s sont des groupes ouverts et libres, de type 
pleinement moderne. Même pour ce qui est de l'Autriche, le sys- 
tème décrit, trop resserré, ne peut-il être développé? et, trop an- 
cien, ne peut-il être renouvelé? Et pour ce qui est de Brème, 
TOME cxxxv. — 1896. 38 



.')94 REVUE DES DEUX MONDES. 

l'exemple d'un État communal ne peut-il pas être étendu à un 
État national? D'un petit État à un grand y a-t-il ici plus qu'une 
question de mesure? Les cadres de la représentation ne pour- 
raient-ils pas être chez nous, — on ne dit pas identiques, — mais 
semblables? et aussi bien nous ne proposerions pas de copier ser- 
vilement, en France, ni Brème, ni l'Espagne, ni l'Autriche. 

Que si, néanmoins, l'on s'obstine à croire qu'il faut, pour une 
pareille organisation, comme une prédisposition héréditaire; que 
les nations contemporaines y sont impropres ou peu propres, à 
moins qu'elles ne se souviennent d'un de leurs états antérieurs 
et s'y sentent encore en secret attachées ; à moins qu'elles ne soient 
restées presque stationnaires ou ne soient entrées qu'à regret, et 
en résistant, dans les voies modernes; si on le croit, si on le dit, 
nous répondrons par ce qui s'est passé en Belgique, pendant les 
débats sur la re vision de la constitution, il n'y a guère plus de 
deux ans. 

m. — FORMES NOUVELLES, OU PROJETS DE « REPRÉSENTATION ORGANIQUE » 

La revision de la Constitution belge (1890-1893). 

La Belgique est bien un État moderne, et c'est bien le pro- 
blème de la construction de l'État moderne qui, récemment, s'est 
posé devant elle, sous les espèces de l'extension du droit de suf- 
frage jusqu'au suffrage universel. De toutes les nations de l'Eu- 
rope, c'est donc elle qui a fait la dernière expérience, et, par cela 
même qu'elle est venue la dernière , c'est donc elle qui l'a faite sur les 
données les plus complexes, dans la complexité toujours croissante 
de l'Etat moderne. Elle l'a abordée, cette expérience, non pas avec 
la béate ignorance et l'optimisme naïf de 1848, où il semblait 
qu'on projetât l'humanité dans la lumière, le bonheur, l'amour 
et le progrès infinis, mais avec le sentiment plus éclairé des maux 
qui accompagnent la toute-puissance de la foule : de la sotte cré- 
dulité, de l'inconstance puérile, de l'envieuse lâcheté, de la bru- 
talité sauvage du Nombre ; elle est allée vers le suffrage universel, 
après le suffrage universel; contrainte à le subir, elle le connais- 
sait par nous, et elle s'est méfiée. Ses hommes politiques ont es- 
sayé de tous les remèdes, de tous les préservatifs, de tous les 
dérivatifs; ils ont multiplié les précautions et prescrit à l'avance 
une rigoureuse antisepsie. Qu'ils se soient entendus sur la meil- 
leure médecine, je ne sais et, à la vérité, je ne le pense pas; mais 
ils ont vu le danger et ils ont voulu le combattre. 

Eli bien! dans cette poursuite de l'antidote aux maux inévi- 
tables de l'inévitable suffrage universel, il n'y a pas eu moins de 



DE l'organisation DU SUFFRAGE UNIVERSEL. 595 

quinze à vingt propositions impliquant à quelque degré la repré- 
sentation organique sur la base professionnelle. J'écarte tout de 
suite celles de ces propositions qui n'avaient d'autre objet que de 
constituer, pour le Sénat ou la (ihambre des représentans (c'est 
le plus souvent au Sénat que l'on pensait) des catégories d'éli- 
gibles; — car, par les catégories d'éligibles, bien que l'on ait, en 
cette occasion, soutenu une théorie contraire, — on n'organise que 
le corps élu, nullement le corps électoral; et ainsi ce n'est pas le 
suffrage que l'on organiserait, ou l'on ne l'organiserait que très 
indirectement. Mais il y en avait d'autres, et plusieurs autres, qui, 
partant d'un principe différent, organisaient vraiment le suffrage 
universel, en organisant le corps électoral, et qui eussent donné 
vraiment une représentation organique. 

Telles d'entre elles aboutissaient, plutôt qu'à la représenta- 
tion professionnelle, à une sorte de représentation des intérêts, 
formés en masse, totalisés et « socialisés », et puis répartis en trois 
groupes : Capital, Travail, Intelligence ou Science. A chacun d'eux 
était attribué un tiers des sièges à pourvoir, et dans chacun de ces 
groupes d'intérêts, si généraux qu'ils étaient censés réunir et 
classer tous les intérêts sociaux, des intérêts plus particuliers 
marquaient ensuite des subdivisions. Le capital, par exemple, se 
subdivisait en mobilier et en immobilier; comme il avait en tout 
72 sièges, l'immobilier en avait 36. Lui-même se subdivisant en 
grande propriété et petite propriété, la grande propriété foncière 
prenait 18 de ces sièges, et la petite, 18. Enfin l'une et l'autre 
étant ou urbaines ou rurales, c'était une subdivision de plus : la 
grande propriété urbaine avait 9 sièges et, la grande propriété 
rurale 9; de même pour la petite propriété foncière. 

Quelques propositions analysaient autrement la société, divi- 
saient plus et subdivisaient moins, et au lieu de trois grands 
groupes, établissaient du premier coup dix catégories « d'intérêts 
ou de fonctions sociales » mais plus près de la représentation 
professionnelle : Agriculture, Industrie, Commerce, Propriété, 
Administration, Enseignement, Art, Médecine et Hygiène, Orga- 
nisation judiciaire, Défense nationale. Ailleurs encore on trou- 
vait le souci de ce qui est, en effet, le fondement de toute repré- 
sentation organique : la double base territoriale et sociale. Si ce 
n'est pas tout à fait « la représentation réelle du pays », parce que 
les « unions intermédiaires », les « corps constitués » n'y ont 
point la place qu'ils ont dans le pays, en toutes ces propositions, 
du moins, on sent le besoin de sortir de « l'inorganique » et de 
se rapprocher de « l'organisé ». 

Ce n'est pas un fait sans signification, c'est un symptôme, 
qu'elles aient été aussi nombreuses pendant les trois ans qu'a 



096 REVUE DES DEUX MONDES. 

duré la revision de la constitution belge. Et comme, doctrinale- 
ment, la même conclusion simposait à toutes les écoles philo- 
sophiques, historiques et juridiques, pratiquement, sur le terrain 
législatif, la môme solution se présentait à tous les partis; car 
M, Helleputte ou M. le duc d'Ursel peuvent ûtre suspects de 
tendresse pour la corporation chrétienne du moyen âge; mais je 
ne sache pas que M. Féron, M. Janson, ni même M. le comte 
Goblet d'Alviella puissent Têtre. Ces propositions ont contre elles 
pourtant de n'avoir pas été admises : la Belgique leur a préféré un 
simple expédient, le vote plural, mais il est bon d'en donner les 
motifs, qui se réfiitent d'eux-mêmes. 

On a dit : « La représentation des intérêts (c'était bien délie qu'il 
s'agissait) est impossible dans les conditions actuelles de notre 
état social. » Et voilà un bel argument, par lequel une réforme 
est arrêtée tout net, mais d'un a priorisme par trop décidé et 
tranchant; autant vaudrait, a jor/o;'/, l'affirmation contraire. Il ne 
faut pas affirmer, ni nier; il faut voir. On a dit encore, et c'est 
la même idée sous une autre forme : « La représentation des 
intérêts a des côtés séduisans, mais les plus chauds partisans de 
ce système n'ont pas réussi à le traduire en formule pratique. » 
Et voilà aussi un bel argument, mais qui va très vite en besogne 
et que nous connaissions déjà. 

M. Beernaert en convenait : (( Le principe serait excellent. » 
Mais il avait peu de foi dans les partis : « On ne peut guère 
attendre d'eux que la pondération des divers intérêts puisse être 
étudiée et réglée dans un esprit de justice absolue. » Cependant, 
reprenait-on en chœur, si, à un moment donné, les questions éco- 
nomiques et sociales viennent à primer toutes les autres, à cette 
heure-là, lointaine encore, on se ralliera à la « représentation 
des intérêts. » 

Doi^i nous tirons le droit de joindre aux exemples empruntés 
des législations positives ces propositions restées en chemin. 
Elles montrent que Ion pense toujours à la représentation orga- 
nique. — dont la représentation des intérêts n'est qu'un aspect; — 
que l'on y pense, non comme à une curiosité du passé, mais 
comme à une solution de l'avenir. De toutes les objections que 
l'on met en avant, de toutes les réserves dont on l'entoure, il n'en 
est pas une qui njpose sur ce qu'elle serait une chose qui ne vit 
plus, mais sur ce qu'elle serait une chose qui ne pourrait vivre 
encore. Personne ne songe à en galvaniser les formes mortes, ces 
vieilles institutions (|iii sont comme le linceul dans lequel sont 
cousues les petites nations allemandes, au fond du toml>eau où 
les mure l'empire. Personne n'invoque ou n'évoque le moyen 
âge; on n'en cite les survivances que pour ne pas les imiter. 



DE l'organisation DU SUFFRAGE UNIVERSEL. 597 

Et, si l'on adresse un reproche à la représentation organique, ce 
n'est point d'être usée, c'est de ne pas être mûre. 

Mais est-ce vrai? et n'est-elle pas mûre? Est-elle « impossible 
dans les conditions actuelles de la société »? Ne peut-on (( réussir 
à la traduire en formule pratique » ? Faut-il renoncer à la régler 
dans un esprit sinon d'absolue, au moins de suffisante justice? 
L'heure enfin est-elle si lointaine, où les questions économiques 
ou sociales prédomineront sur toutes les autres, et où, par con- 
séquent, il faudra mettre la représentation en harmonie avec le 
monde transformé? De cette heure-là, sourd qui n'entendrait pas 
sonner déjà les premiers coups! 

A présent, qu'il y ait quelque difliculté à assurer, en organi- 
sant le suffrage, « la représentation réelle du pays », qui le con- 
teste? Le vice à éviter, ce serait de constituer arbitrairement des 
groupes; d'en négliger ou d'en omettre arbitrairement; de ratta- 
cher arbitrairement les citoyens à celui-ci ou à celui-là ; de recon- 
naître arbitrairement à chacun de ces groupes une importance 
égale et de ramener ainsi à la représentation des groupes seuls, 
quand le but est la représentation des individus dans le groupe ; 
de dédaigner toute proportion et de supprimer radicalement le 
Nombre, alors que, si le Nombre ne doit pas être tout, il ne doit 
pas davantage n'être rien. Mais, de ce vice, ne se saurait-on 
garder, et la difficulté est-elle à jamais insoluble? 

On nous permettra de ne point le croire, et à ceux qui nous in- 
terrogent, qui demandent quels seraient les groupes ouverts et 
libres dont on ferait les cadres du suffrage universel organisé, 
comment ils subsisteraient et quelle valeur proportionnelle il leur 
serait attribué, de répondre à présent par des faits et des chiffres, 
que fournit la statistique officielle de la France. Car, pas une 
minute, nous n'avons oublié, en cette incursion à travers la 
théorie, l'histoire et les législations étrangères, que nous ne tra- 
vaillions ni sur une abstraction, ni sur un cadavre, ni sur un corps 
autre peut-être que notre corps national ; qu'avant de rien adopter 
du dehors, il faudrait tout adapter à la France ; et que. si c'est 
l'Etat français de demain qui est à construire, il ne doit et ne 
peut sortir que de la France d'aujourd'hui. 

Charles Benoist. 



REMORDS D'AVOCAT 



DERNIERE PARTIE (1) 



I 

— Et quand il serait occupé, ton mari!... Puisque je viens 
exprès pour lui parler ! 

C'était M""" Dorange, entrée en claquant les portes comme 
vent d'orage, 

— Bien, maman, je vais le prier de monter... Mais, je t'en 
prie, calme-toi... On dirait, à ton air, que tu te proposes de lui 
faire une scène!... Epargne-moi, de grâce. Je ne suis pas encore 
bien solide, et... 

— Oh ! si tu préfères, je vais descendre à son cabinet, cela 
m'est égal... Certainement c'est pour une explication, mais je 
trouve tout naturel que tu y assistes. Sois tranquille, je ne m'em- 
porterai pas. D'abord... Ah, le voici! 

— Bonjour, madame Dorange, vous allez bien? dit Desmauves 
qui entrait en toussant, — son tic quand il était préoccupé. — 
Par-dessus son binocle l'avocat scrutait rapidement le visage de 
sa belle-mère : — Vous avez besoin do moi?... Ouest-ce qui me 
procure le plaisir?... 

— Quelque chose de très sérieux. Tout à l'heure j'allais au 
marché avec ma nouvelle bonne... Je me croise, au coin de la 
rue Racine, avec qui? Léonce Capitrel. Il rentrait chez lui, une 
grosse botte d'asperges sous le bras, des asperges énormes. Je 

(1) Voyez la Revue du 1"1 mai. 



REMOUDS d'avocat. 599 

m'arrête... On se serre la main, et puis on cause. Moi je dis: 
Elles sont superbes ! Il faut croire que les afTaires donnent, chez 
vous ? 

— Mon Dieu, ma cousine (car il dit ma cousine, depuis le 
baptême), cest un extra que je m'offre sur mes honoraires de 
l'affaire de La Rocque, l'affaire Dou... Dou... Il ne trouvait 
plus le nom; c'est moi qui lui souftle : « Drouniguen. » Oui, 
c'est ça!... Eh bien, hier, figurez-vous, cousine, que j'ai eu 
une chance extraordinaire. — Quoi donc? — Un beau billet de 
mille de ma cliente, la fille Poussié. Et, ma foi, je n'y comptais 
guère... Mais à propos, ajoute-t-il l'air chagrin, comment ce bon 
Desmauves netait-il pas au greffe à cinq heures? Pourtant je 
l'avais prévenu : «Mon cher, nos cliens ont reçu l'avis que l'argent 
trouvé chez le banquier est à leur disposition. Ils vont accourir 
de La Rocque... Rendez-vous est pris demain. Fanet, le greffier, 
a bien voulu arranger cela de manière que nous n'ayons pas à 
guetter nos gens au passage. » Sur ce, je recommande à Des- 
mauves d'être exact, parce que les oiseaux envolés on ne les 
rattraperait pas facilement. Mais 5 heures sonnent, pas de Des- 
mauves; 5 h. 10, 5 h. 20, pas davantage. Drouniguen et sa maî- 
tresse, qui, eux, arrivés d'avance, attendaient depuis un temps 
infini, grognaient. « Ma loi, me dit Fanet, il nest pas raisonnable, 
votre confrère... Ils n'auraient qu'à se plaindre au procureur ! Déjà 
ce que je fais là, pour vous être agréable, n'est pas très régulier... 
iVllons, je remets les fonds! » Sur ce, s'adressant à moi : <( Je 
suppose que maître Gapitrel ne fait pas d'objection? — A la con- 
dition d'être réglé. — Combien réclamez- vous, maître, pour vos 
honoraires? — Mille francs... Il me semble que c'est bien le 
moins. » Drouniguen et son Elvire se sont regardés indécis. Le 
greffier hochait la tête comme s'il approuvait ma réclamation... 
L'argent était là sur la table en billets, rouleaux dor et pièces de 
cent sous. Nos gens soupiraient... Ça leur faisait gros cœur d'en 
voir partir un morceau pareil. Enfin, la fille Poussié, sans doute 
plus pressée de mettre la main au tas, a dit en sourdine : « Oui, 
faut payer mon avocat... et puis l'autre petit arriverait... Ça nous 
en ferait deux... Filons! » Le greffier, toujours correct : « Vous 
me requérez donc de verser mille francs à maître Gapitrel ? » 
Drouniguen a vaguement articulé un rauque Oui, Monsieur, et 
alors j'ai reçu dix gentils petits papiers bleus. Vous comprenez, 
ma cousine, que, si André s'était trouvé là, il touchait autant, 
sinon plus, car enfin, moi, je me faisais payer par raccroc, — puis- 
que ma cliente ne possède rien à elle, — tandis que pour Des- 
mauves, c'est riu'ritage même de son homme, et, que Drounigôn 
n'aurait bien sûr plus la tête sur les épaules sans votre gendre ! 



600 REVUE DES DEUX MONDES. 

Pour moi, André pouvait très bien ramasser là quinze à dix-huit 
cents francs. 

Voilà, mon ami, voilà, mot pour mot, ce que m'a dit votre 
confrère. 

]y|mo Dorange fit une pause : — Maintenant je compte que vous 
m'expliquerez pourquoi vous ne vous êtes pas trouvé au rendez- 
vous ? Vos affaires sont assez les miennes, n'est-ce pas? pour 
que... 

— Mais, André, interrompit Lucie, tu ne m'avais pas soufflé 
mot de tout ceci ! » Le ton de reproche de la jeune femme parut 
sensible à Desmauves. 

— D'abord, fit-il, il faudrait savoir si les choses se sont pas- 
sées aussi facilement. Je parierais bien que Capitrel a dû se cha- 
mailler... 

— Cela ne nous dit pas, observa sèchement M""^ Dorange, ce 
qui vous a empêché... 

— ... Bien simple, dit Desmauves qui déjà perdait contenance, 
bien simple... Je me trouvais retenu chez un avoué pour une 
affaire... importante... 

— Importante!... Laquelle? 

— ... C'est-à-dire... une alfaire pressée, tout au moins... Je 
n'ai pas pu quitter, je suis arrivé en retard au greffe. Il était, je 
crois, 5 h. 25. 

— Pardon!... J'ai demandé à Léonce à quelle heure il était 
parti. Il m'a dit o h. 40. 

Nerveux, impressionnable comme l'était Desmauves, son vi- 
sage le trahissait vite quand il tentait de dissimuler. M""= Dorange 
vit bien que son gendre ne disait pas la vérité. Lui posant la 
main sur l'épaule : — Le nom de l'avoué, s il vous plait,de l'avoué 
chez qui vous étiez ! 

André respirait avec effort. Brusquement il avoua : — Eh 
bien, oui, je n'y suis pas allé... Cela m'écœurait. 

— Tiens, tiens !... par exemple, et... qu'est-ce donc qui vous 
ccœurail ? 

— Le contact de pareils individus... la nécessité de discuter 
avec eux devant le greffier, M. Fanet, un homme qui feint une 
doucereuse bienveillance pour nous, mais, au fond!... Je redou- 
tais aussi d'entendre marchander mes honoraires comme on mar- 
chande du ])oisson à la halle ! 

M'"" Dorange, les mains croisées, murmura à voix basse d'un 
air consterné : « Alors c'est vrai !..., c'est vrai! Et moi assez 
bonne pour m'imaginer qu'il y avait eu malentendu ! 

La colère la gagnait. Desmauves craignit une de ces explosions 
où sont maladroitement lancées des paroles si blessantes qu'en- 



REMORDS d'avocat. 601 

suite il n'est plus possible de les oublier. Il jugea prudent de re- 
connaître qu'il avait eu tort dans une certaine mesure, mais cette 
concession, d'ailleurs assez entortillée, ne calmait pas M""' Do- 
range ; — au contraire ! et sa main tordait le gland de son om- 
brelle. 

— Maman, maman, suppliait la jeune femme, laisse-moi faire. 
Les yeux llamboyans, AP' Dorange jeta : « Ah! monsieur 

ne veut pas qu'on le marchande ! 

— Maman, tu oublies qu'il y a huit jours jetais encore dans 
mon lit... 

— Soit! Je me tais, mais c'est pour toi, fillette... Je pars sans 
dire à ton mari ce que j'ai sur le cœur, — à une condition, c'est 
qu'il courra à La Rocque rejoindre ces gens-là. Vous vous y 
prendrez comme vous voudrez, mais, André, je vous défends de 
revenir sans votre argent. Ah, vous faites le renchéri... Ah, cela 
vous dégoûte ! On ne m'a donc pas marchandée toute ma vie dans 
mon magasin, moi, quand je vendais de la toile? 

— Maman ! D'ailleurs je t'assure qu'André va s'en occuper 
sérieusement. 

— Des mots!... S'en occuper, s'en occuper! Elle fit un grand 
geste du coude : oui je le vois d'ici !... Va, ma pauvre petite, ça 
ne pèsera pas lourd ce qu'il nous rapportera. 

— N'est-ce pas, André, que tu?... 

— Certainement, ma bonne Lucie, certainement... mais... 

— Mais? gouailla la belle-mère... J'en étais sûre! 

— Mille francs c'est beaucoup trop. . . Je trouve que 400 francs. . . 

— Qu'est-ce que je te disais ? Tenez, ça me fait mal ! Je ne 
veux pas en entendre davantage. Se conduire comme cela!... Du 
reste, un homme qui ne sait pas faire vivre sa famille... Avocat, 
avocat!... Ah, c'est joli!... Et iM"" Dorange sortit, la bouche 
gonflée de rancune. 

Les deux époux restaient dans un silence pénible, le silence de 
gens qui s'en veulent l'un à l'autre. La jeune femme, les yeux sur 
le tapis, semblait, en ménagère soigneuse, chercher si elle ne 
découvrait aucune tache. 

Mais Desmauves ne voulait pas quitter la place en laissant 
une bouderie derrière lui : — Allons, Lucie, et toi aussi?... J'au- 
rais cru, pourtant, que, mieux que ta mère, tu comprendrais... 

— Est-ce à dire que ma mère manquerait de délicatesse? 
Et comme son mari haussait les épaules : 

— Tu aurais pu me laisser apprécier si tes répugnances étaient 
fondées... Puis avant qu'il ait pu placer un mot : « Ah, j'oubliais, 
il faut que je parle au casseur de bois !.. . * 



602 



REVUE DES DEUX MONDES. 



— Mon Dieu, mon Dieu, soupirait André, en redescendant 
lentement à son cabinet, l'esprit obsédé de tristes pressentimens... 
Dire que peut-être je verrai sa mère me la prendre peu à peu... 

Alors, toujours timoré, il fit un retour sur soi-même; il se 
demanda si, au fond, il n'avait pas eu tort : « Oui, si je m'étais 
résigné à aller au greffe, j'aurais en poche une somme impor- 
tante... Et pas de querelle avec les miens... Ce qui m'a arrêté, 
hier, n'était-ce pas plutôt une mauvaise honte?... En tous cas, je 
l'ai promis, demain soir je serai à La Rocque, oui, demain. » 

II 

— Monsieur demande après Drouniguen?... Bien sûr que 
non qu'il n'est pas là... Voilà plus de trois jours qu'on l'a vu. Il 
doit se soûler dans quelque trou à voleurs, ce réchappé d'écha- 
faud. Un beau coup qu'elle a fait, la justice, de l'acquitter ! Avoir 
tué cette pauvre vieille, qui l'avait dorloté tout plein, qui jamais 
ne lui disait un mot plus haut que l'autre... pour que des mes- 
sieurs de tribunal disent : « C'est bon, mon garçon, tu as bien 
fait! Et amusez-vous tous les deux, avec son argent! « C'est ça 
que vous appelez la justice? Oh, malheur! Alors, n'est-ce pas, 
s'il avait encore son père il pourrait le tuer aussi, dites!... 

Et sa vieille tête grise toute frémissante, l'honnête retraité des 
douanes, à qui Desmauves s'adressait pour obtenir l'adresse de 
Drouniguen, s'éloigne, le laissant en proie à un trouble indi- 
cible. 

Ce jour-là Desmauves se sentit tellement accablé, tellement 
las que rentré à l'hôtel il dîna à peine. « Ce sera pour demain, i 
lit-il mélancoliquement, en se déshabillant dans sa chambre froide; 
demain, dès le matin, je me mettrai en campagne! » 

— L'amant de la Poussié, alors? demande le cabaretier au 
monsieur bien mis qu'accompagne un agent de la sûreté, eh bien, 
juste, il sort d'ici... Tenez, ça doit être lui là-bas, au coin de la 
rue des Galions... Tous ces gamins que vous voyez sont à ses 
trousses pour qu'il leur jette des sous, comme au premier soir 
qu'il est revenu de Longueville. 

— Pourriez-vous envoyer votre garçon me le chercher? Il y 
aura queh[ue chose pour la commission. — EtDesmauves cherche 
une pièce blanche dans sou gousset. 

— Je veux bien. Eh !... Léon, où êtes-vous? 

Le garçon s'avance en traînant ses souliers, un torchon sous 
le bras. C'est un colosse aux mains velues, à l'encolure de tau- j 
reau, le vrai garçon d'assommoir qui, si on se cogne, saura faire 



REMORDS d'avocat. 603 

respecter la maison. Mais au premier mot il prend un air maus- 
sade, et secoue la tête. 

— Pourquoi pas? demande le patron. 

— ... Veux point qu'on me voie dans la rue avec un assassin ! 
Et d'un coup de colère, prenant son torchon, il le fait claquer sec, 
àla volée, comme s'il fouettait quelqu'un, puis il tourne les talons. 

Pour rien au monde André ne s'exposerait à de nouvelles 
avanies. Non, il n'ira pas ! D'abord il a réfléchi cette nuit qu'une 
telle démarche est incorrecte au point de vue professionnel. Il y 
enverra quelque clerc d'huissier. 

Il a, non sans peine, trouvé son homme. Le clerc, un vieux 
routier, très bien avec les teneuses de garni, a su par elles que 
DroLiniguen s'était battu avec sa maîtresse. Blessée d'un coup de 
bouteille, la joue en sang, la fille a quitté la ville, disant qu'elle 
se sauvait « pour qu'il ne lui fasse pas comme à sa mère ». Sa 
remplaçante auprès de Drouniguen, une nommée Joséphine, 
autre drôlesse, demeure rue des Ravisés. 

Il paraît que la séance a été absolument répugnante. C'est 
d'abord cette fille accourant au-devant du clerc toute dépoitraillée, 
en bas troués, savates éculées. Dès qu'elle sait le but de la vi- 
site, la voilà hargneuse... Bientôt elle menace, gronde entre ses 
dents... Drouniguen arrive, fait celui qui ne comprend pas... Le 
clerc réclame qu'on les laisse seuls tous deux; la femme refuse. 
Jouant alors l'abruti, le gars s'afîale sur une chaise, ses che- 
veux défaits lui tombant dans les yeux : « De l'argent que vous 
voulez?... En a plus, parole d'honneur, m'sieu! » Et comme 
l'autre insiste, se fâche, parle de la police qui va monter, alors 
Drouniguen se fouille, retourne ses poches d'où tombent, — avec 
des sous, des morceaux de sucre sales, des bouts de chique, — 
quatre grosses pièces d'argent. 

Desmauves, dans le train qui le ramène à Rennes, frissonne 
sous son mince pardessus, pensant avec inquiétude à la scène qui 
l'attend au logis. 

Si encore il en devait être quitte pour une querelle domes- 
tique! Mais peu à peu il pense à autre chose... à autre chose de 
plus angoissant. 

Quelqu'un de bien autrement exigeant, de bien autrement 
sévère que peut l'être une femme à boutades comme la mère 
Dorange, quelqu'un le presse, le prend à la gorge... Ce quelqu'un- 
là s'appelle sa conscience! 

Oui, son pauvre cerveau est face à face avec un redoutable 



604 REVUE DES DEUX MONDES. 

problème : — A-t-on le droit de soustraire un bandit, un misé- 
rable comme Drouniguen, au juste châtiment de son crime? 
Il balbutie : — Mais je le croyais innocent... 

— Tu mens! lu le savais coupable, répond une voix hau- 
taine. 

III 

— Si monsieur veut bien me remettre sa carte, j'irai m'in- 
former si monsieur le comte peut recevoir. 

Un furtif regard a suffi au valet pour apprécier qu'il ne serait 
pas convenable de faire attendre dans l'antichambre un « avocat 
près la Cour d'appel. » C'est au salon qu'est introduit le visiteur, 
un grand salon solennel, exhalant une odeur de renfermé. 

Oui, c'est Desmauves. 

Depuis plus (le doux mois , il est harcelé de cette idée que 
l'unique responsable de l'acquittement, cest lui, — lui qui a 
trompé le jury en affirmant que le juge d'instruction avait inventé 
les aveux de Drouniguen. Et si insupportable devient l'obsession, 
qu'à la fin il se présente chez celui qui faisait fonctions de chef 
du jury, M. de Kergans, pour le prier instamment de lui dire 
par quoi a été déterminé le verdict. 

Ah ! Desmauves a bien peur de la deviner d'avance, la réponse 
que ce monsieur va faire, — s'il consent à parler... Est-ce qu'ils 
raisonnent, les jurés !... Ils subissent des impressions et voilà tout ! 

Il se souvient ; il les voit, M. de Kergans flanqué de onze 
paysans à l'air craintif, semblant tout gênés dans leurs stalles, 
tout gauches sous leurs habits du dimanche, qui regardent effarés 
de-ci, de-là, devant, derrière, de côté et d'ailleurs, comme s'ils 
cherchaient un coin pour s'y blottir. Ah ! s'ils pouvaient s'abstenir 
de juger. Ce crime-là, en effet, les déconcerte. Dame! on n'en 
voit guère de cette sorte à la campagne. Des incendiaires, oui; 
des voleurs de bétail, oui, — crimes ruraux, crimes contre la pro- 
priété, — mais un parricide, non! ils n'ont pas qa. par chez eux. 

Donc ce crime ne les touche guère, et alors, pour un rien, 
ils acquitteraient, plutôt que d'envoyer, — eux superstitieux et 
timorés, — un homme à la mort. 

Vraiment M. le comte se fait attendre. Est-ce qu'il serait à se 
promener dans le parc? 

Non, M. de Kergans médite. 

M. de Kergans vit assez isolé, mais il n'est pas de ceux que 
l'isolement inspire et fortifie. La solitude l'a rendu assez gauche, 
et, comme il ne lui arrive jamais, à la distance où est son château 



REMORDS d'avocat. 605 

de la gare la plus proche, de recevoir de visites inopinées, c'est 
une grosse affaire pour lui que de décider s'il va donner audience 
à ce visiteur. M. de Kergans, en effet, a l'amour-propre ombra- 
geux. Il tient à produire grand effet, un effet digne du décor, — 
le château est fort beau. — Aussi, pour rien au monde ne s'expo- 
serait-il à compromettre son prestige en s'engageant sans prépa- 
ration dans un entretien où il pourrait paraître insuffisant. 

« Desmauves? oui, il se souvient,... parfaitement! Un jeune 
homme blond ardent, un peu malingre, aux traits fatigués, qui 
paraissait de pauvre mine dans sa robe noire. Enclin à noter les 
petits détails, le gentilhomme se souvient que cette robe pa- 
raissait bien usée, bien élimée, à peine propre, — ce qui ne laisse 
pas que de l'avoir défavorablement impressionné. 

Ou'est-ce que cet avocat vient faire ici ? M'annoncer un procès? 
Serait-ce alors le baron de Marlaye qui s'obstinerait encore à 
revendiquer la lisière de bouleaux du Bois-Landry?... Non, ceci 
c'est une vieille querelle enterrée. Les autres voisins? mais n'ai-je 
jamais eu maille à partir avec eux? On ne voit même pas com- 
ment un litige pourrait surgir maintenant après les abornemens 
nouveaux. 

Alors quoi? serait-ce pour la comtesse ?... M™^ de Kergans 
gère elle-même quelques biens qu'elle s'est réservés parapher- 
naux... Déjà, deux ou trois fois, des hommes de loi sont venus de 
Longueville pour conférer avec elle. C'est peut-être cela. 

Oh 1 cela ne l'amuse guère de se présenter chez la comtesse. 
Plus spirituelle que bienveillante, tout est pour elle prétexte à 
persiflage. 

— Non, mon ami, Desmauves?... Ce nom m'est totalement 
inconnu. Mais vous dites que c'est un jeune avocat, que vous 
l'avez entendu plaider... qu'il est éloquent... Alors retenez-le 
à déjeuner... Seulement, de grâce, n'est-ce pas, attendez que 
vous soyez passé au fumoir, — si vous avez à causer. D'abord 
les choses sérieuses ne me sourient guère, et puis je n'ai garde 
d'oublier l'incident d'il y a quinze jours... 

— A quoi donc faites-vous allusion, ma chère amie? 

— La visite du grand-vicaire... que Monseigneur vous avait 
dépêché pour l'affaire de la propagande monarchiste. 

— Eh bien?... Oui... Mais je n'y suis pas. 

— Vous y êtes rarement, mon ami, sans reproche... Voici. 
Vous aviez déjà, avant le déjeuner, échangé avec le grand-vicaire 
quelques propos mi-sucrés mi-aigres. Déjà vous lui aviez laissé 
entendre qu'en dehors de votre sympathie... platonique, Monsei- 
gneur n'aurait pas grand'chose à espérer de vous, si bien, que 



606 REVUE DES DEUX MONDES. 

tout dépité, l'abbé, qui passe cependant pour un causeur brillant, 
n'a plus voulu desserrer les dents. 

— Pas desserré les dents !..., fait le comte à demi-voix, je 
n'avais pas remarqué !... Alors... il a bien peu mangé. 

— Tiens!... mais c'est ma foi piquant ce que vous dites là! 

Je reprends. Ici, où nous vivons comme des loups, où l'ar- 
rivée d'un convive intéressant est une aubaine rare, je voudrais 
bien, mon clier, que vous ne m'empêchiez pas de savourer les agré- 
mens que je puis trouver à un hasard heureux. Allez donc recevoir 
cet avocat, promenez-le dans le jardin... Montrez-lui vos chiens 
courans, vos élèves de la faisanderie, vos poulains, vos génisses. 
Parlez-lui de la belle nature, ouvrez-lui des horizons féconds, — 
comme dit le ministre de l'agriculture, — sur les questions d'éle- 
vage... A midi précis on sonnera pour le déjeuner. 

]M. de Kergans fait visiter ses serres à raisin. L'avocat admire 
le gros frankenthal rouge dont le plant a été importé de Madère. 
Maintenant ces messieurs parcourent les écuries, où M. le comte 
défile la généalogie de ses étalons. 

Mon Dieu, que cette tournée assomme le pauvre Desmauves, lui 
qui, déjà, n'a de goût pour aucune sorte d'animaux. Ce n'est cepen- 
dant pas au moment où le comte est flanqué de jardiniers ou de 
palefreniers, qu'on peut l'entretenir de l'état d'âme des jurés... 
Dailleurs il n'arrête pas de parler, M. de Kergans, et il a l'air si 
content de soi qu'on serait bien mal venu à lui couper ses efTets. 

Pourtant, au sortir de la sellerie, l'avocat s'arrête, et, tout en 
s'excusant, explique sommairement l'objet de sa visite. Il dit 
toutes ses anxiétés depuis un mois; la nuit il n'en dort plus. 
Peut-être M. de Kergans trouvera-t-il indiscret qu'on vienne ainsi 
se permettre... de solliciter une sorte de confidence, mais... 

— Parfaitement, monsieur, oui, parfaitement... Ces scrupules, 
monsieur, sont... certes... des plus... des plus honorables... 
Ah! mais, tenez, voici qu'on nous cherche... Je crois que le dé- 
jeuner s'apprête — et nous ferons bien de nous rapprocher. 

— Biaise, ordonne le comte, conduisez monsieur à la chambre 
indienne. Il y trouvera, je pense, tout ce dont il pourrait avoir 
besoin. 

Le déjeuner vient de finir. La comtesse s'est retirée dans son 
boudoir, où M. de Kergans, avant de rejoindre son hùte au bil- 
lard, prend galamment, selon son invariable coutume, congé de 
sa femme pour le restant de l'après-midi. 

— Quelle déception! Vous savez, mon ami, je ne suis pas 
contente. Vous m'avez trompée... 11 n'est pas drôle du tout, votre 



REMORDS d'avocat. 607 

avocat. On ne peut pas lui arracher deux mots de suite. Qu'est-ce 
qui peut bien l'absorber à ce point? — Étes-vous marié, mon- 
sieur Desmauves? — Oui, c'est-à-dire... pardon... oui, madame la 
comtesse, je suis marié. — Auriez-vous l'obligeance de me passer 
les pickles? — Parfaitement, madame!... Gravement il me passe 
le sel. Et la comtesse rit très fort, se renversant d'un joli mou- 
vement en arrière qui dessine la cambrure élégante de sa taille. 

— Eh bien, monsieur, je vais, je l'espère, calmer vos appré- 
hensions. Et je crois être d'autant mieux qualifié pour vous ren- 
seigner que c'est le choix de mes collègues, et non le hasard, 
qui a fait de moi leur chef. — M. de Kergans fait une pause, puis : 
— Je vous le certifie, les jurés n'ont pas cru un seul instant, lorsque 
vous plaidiez, que les aveux de Drouniguen fussent de l'invention 
du juge d'instruction. Votre plaidoirie, sous ce rapport du moins, 
n'a point porté. 

— Ah, que cela me fait plaisir, monsieur! Je respire enfin. Je 
vais rentrer chez moi le cœur plus léger. 

— Vous m'en voyez fort aise, mais... laissez-moi à mon tour 
vous poser une question. C'était la première fois que je siégeais, de 
sorte que tout s'est trouvé nouveau pour moi, — ce qui a précédé 
la constitution du jury comme ce qui s'est passé pendant l'au- 
dience. Aussi n'ai-je pas encore compris pourquoi, vous, d'une part, 
le substitut de l'autre, avez, comme à l'envi, — cela me faisait, 
pardonnez-moi cette expression familière, l'effet d'un jeu de mas- 
sacre, — pourquoi vous avez récusé une série d'hommes bien 
posés, capables, comme le docteur Descamps, M. Boutrolle, agréé, 
M. Lafond, le marchand de métaux, M. Housset, le notaire, etc. 
Je me suis alors trouvé tout seul au milieu d'une poignée de 
braves paysans, gens de bonne volonté, je n'en doute pas, mais, 
il faut l'avouer, peu éclairés... Pourquoi se priver ainsi du con- 
cours de tant d'hommes qui doivent avoir une certaine valeur? 

— C'est bien simple, monsieur le comte. L'accusation et la 
défense s'ingénient, quinze jours d'avance, à scruter la liste des 
jurés afin de découvrir les tendances de chacun. On sait ainsi que 
M. X... est dur, autoritaire, combatif (celui-là condamnerait, se 
dit l'avocat, bon! je le rayerai) ; que M. Z... est plutôt doux, sen- 
sible, disposé à l'indulgence (attention! note le procureur gé- 
néral : un qui acquitterait, à rayer). Et ainsi de suite. Je connais 
un architecte, homme d'imagination, esprit paradoxal, — dès lors 
inquiétant pour les deux partis, — qui depuis dix ans n'a jamais 
pu siéger. Toujours biffé aussitôt qu'il sortait de l'urne ! Il en est 
même fort mécontent. 

Il y a une autre catégorie, celle des gens très occupés, gras 



608 REVUE DES DEUX MONDES. 

négocians, ingénieurs, industriels, grands propriétaires qui, 
pressés avant tout de se dégager d'une corvée afin de vaquer à 
leurs afî'aires... ou à leurs plaisirs, lancent un, deux, trois amis 
en campagne pour que ceux-ci obtiennent leur récusation, soit 
des magistrats du parquet, soit des avocats. 

— Ceci, je le savais; mais ces complaisances sont-elles, à 
votre sens, une pratique honnête, avouable? 

— Eh, monsieur! cela se fait... couramment... Sans doute... 
peut-être, n'est-ce pas, à un certain point de vue, très correct... 
mais c'est tellement passé dans les ma:'urs que l'avocat qui refu- 
serait de récuser l'ami d'un ami se ferait huer. On le traiterait de 
poseur, de faiseur d'embarras. Ainsi, moi, j'ai dû me priver d'un 
juré d'une intelligence extrêmement pénétrante, M. Froment, le 
directeur des Fonderies de la Vilaine. 

— Pourquoi? 

— ... Son avoué, qui est pour moi un correspondant pré- 
cieux, et à qui je ne puis dès lors rien refuser, ma envoyé un 
petit mot la veille de l'audience : « Mon cher Desmauves, je 
tiens particulièrement à ce que vous me récusiez l'ami Froment. 
Il doit dîner demain chez moi et votre affaire se prolongera 
tard. » J'ai récusé M. Froment! 

— Hum! hum!... C'est déplorable!... Et les classes diri- 
geantes se plaignent que le pouvoir leur échappe... Ah! monsieur, 
votre réponse que cela 5e fait couramment est-elle suffisante ? 

Desmauves, au fond, pense de même. Aussi, un peu confus, il 
change la conversation et s'informe de l'heure du prochain train. 
Il a sept kilomètres à faire à pied, et peut-être serait-il temps... 

Mais M. de Kergans prend goût à l'entretien. C'est un timide 
et un modeste que le comte, ce n'est pas un sot, — il s'en faut 
de beaucoup. 

— Du tout, du tout, je vous fais reconduire en voiture. Soyez 
sans inquiétude, on vous préviendra... Nous disions donc?... Ah 
oui, nous parlions des récusations... Dites-moi franchement pour- 
quoi je nai pas été récusé, moi? 

— Parce que nous avions, du côté de la défense, épuisé notre 
droit de récusation, limité à neuf noms, — sans quoi mon con- 
frère Capitrel, qui vous avait noté comme répressif... 

— Et avec raison! Jai été le seul membre du jury à ne pas 
varier, tandis que mes collègues, quelles girouettes ! — Et le 
comte se sourit avec complaisance : — Pendant la suspension, 
après le réquisitoire, ils voulaient condamner, et tout de suite. 
C'étaient des enragés, des féroces. Eh bien, mon cher monsieur, 
à peine aviez-vous terminé votre plaidoirie qu'ils étaient retournés 



REMORDS d'avocat, 609 

bout pour bout. J'entends encore un cultivateur de Pontorsat, un 
nommé Leport, me déclarer que jamais il ne condamnerait après 
ce qu'avait dit l'avocat : « 11 a Tair honnête, le défenseur, et nous 
a garanti sur sa parole que Drounigucn était innocent. >/ 

— Moi, j'ai... donné ma parole? balbutie Desmauves, moi? 

— Certainement, et avec tant de feu, que plusieurs n'y ont 
pas résisté. Un autre juré, — je tiens à vous le citer, — un nom- 
mé Fleury, entrepreneur de terrassemens à quelques kilomètres 
d'ici, m'a dit ceci : « Y a autre chose : l'avocat nous a fait remar- 
quer que le ministère public n'explique pas les deux bâillons ; il 
dit que ce n'est pas vrai qu'il y ait eu une bataille dans la cham- 
bre, — et, ma foi, je ne crois pas non plus qu'il y en ait eu une. 
Alors si monsieur le comte veut bien nous dire comment, à son 
idée, il comprend le crime, lui, je condamne et de bon cœur, car 
bien sûr c'est deux fameuses canailles, mais, si on nous explique 
pas la chose, alors, comme c'est à mort, dame... j'y regarderons 
à deux fois ! » 

J'avoue que j'ai été embarrassé. J'ai bien essayé de leur dire 
que, vous non plus, vous n'expliquiez pas les deux bâillons, avec 
votre prétendu suicide, — certainement pas celui sur la bouche, 
— mais j'ai eu beau faire, les jurés ont continué à branler la 
tête en disant : C'est point clair, c'est point clair assez. 

Desmauves, tête basse, garde le silence. M. de Kergans le 
regarde. Il lui semble que son hôte est tout drôle : — Qu'avez- 
vous donc, monsieur, êtes-vous souffrant? 

— ... Est-ce que, articule péniblement l'avocat, vous êtes sur 
de m'avoir entendu attester sur ma parole l'innocence de Drouni- 
guen? 

— Oh! certes, et en de tels termes que j'y ai été trompé 
moi-même, — car enfin je vois que ce n'était qu'un habile jeu de 
scène, qu'une feinte... Mes complimens, monsieur !... Alors, ce 
Drouniguen est bien un assassin, vous rien doutez pas? 

— C'est-à-dire... je... ne sais pas au juste. 

— Pas au juste! mais, monsieur, fait le comte qui se croise 
les bras, alors je ne comprends plus rien, ni vos remords d'hier, 
ni votre démarche d'aujourd'hui. Car enfin, on ne se reprocherait 
pas d'avoir fait acquitter des gens qu'on croirait innocens ! 

Desmauves, de plus en plus mal à l'aise, se mord les lèvres. 

— Pardonnez-moi de vous presser ainsi, reprend M. de Ker- 
gans ; l'émotion pénible, que trahissent vos traits, me fait 
regretter d'avoir abordé avec vous un pareil sujet. Pourtant n'y 
étais-je point autorisé un peu par vous-même?... Ce que vous 
m'exposiez avant déjeuner... Allons, monsieur, je suis décidé- 
ment peiné du trouble où je vous vois; brisons là... Sans doute^ 

TOME cxxxv. — 1896. 39 



610 REVUE DES DEUX MONDES. 

ce que vous avez fait était rigoureusement conforme aux habitudes 
de votre profession. Si votre beau talent a abouti à un résultat 
fort triste, du moins à mon point de vue d'homme étranger 
aux choses du Palais, mettons, comme disait feu mon grand- 
père, que c'est la faute à Voltaire, et n'en parlons plus! 

Ah, voici justement la victoria... Vous arriverez à point pour 
le train de 4 h. 25. La route est bonne: vous n'aurez pas de 
poussière... Enchanté, cher monsieur, d'avoir fait votre connais- 
sance, enchanté ' 

Et le gentilhomme, qui de sa vie n'en a tant dit, qui jamais 
ne s'est senti pareille verve, salue avec grâce, tandis que Des- 
mauves, encore plus gêné que tout à Iheure, marmotte un banal 
remerciement. 

IV 

Deux semaines s'étaient écoulées. Un matin André trouvait 
dans son courrier une lettre au timbre de La Rocque écrite 
en grandes lettres gauches, évidemment l'écriture d'un illettré. 
L'enveloppe rompue, il en retira un article du Petit Patriote du 
Littoral, qui était intitulé : Un nouveau crime : 

« Le nommé Moussel, ce misérable qui assassinait avant-hier 
sa sœur dans les circonstances odieuses que nous avons racontées, 
vient d'être arrêté. Moussel a fait preuve du plus rare cynisme. 
Croirait-on qu'il s'est écrié d'un air fanfaron qu'on ne tarderait 
pas à le relâcher : « Qu'est-ce que ça me fait, moi, de passer aux 
assises? y a des avocats ! je prendrai Desmauves, c'est un fameux, 
il me fera acquitter ! » 

— Mon Dieu! gémit André, je n'avais pas besoin de ce nouveau 
coup. Et puis quelle épée de Damoclès sur ma tèto! Si cet homme 
me demande, je serai sûrement désigné pour le défendre. Ainsi 
mon succès dans l'affaire Drouniguen m'accable. Il me vaut à la 
fois la sympathie des assassins et les préférences du bâtonnier!... 
Et qui sait si, chaque fois que dans le ressort de la cour il aura 
été commis quelque crime bien atroce, bien hideux, il n'en sera 
pas ainsi désormais! Avoir la vogue dans ce sale monde-là!... 
Comment faire, à quoi me résoudre? Oh, fit-il avec rage, plutôt 
que de repasser par les mêmes émotions, j'aimerais mieux... oh 
oui! j'aimerais mieux... quitter le barreau. 

Mais le lendemain matin, il ne pensait plus qu'à dissimuler 
aux siens l'émoi que lui causait cette nouvelle alerte. « Surtout, 
se disait-il, n'en soufflons mot à personne! » 

Cest que Desmauvos, caractère un peu faible, se savait enclin 
à des confidences irréfléchies, — ces confidences qu'on lâche à 



REMORDS d'avocat. 611 

des indifférens dans le vain espoir de trouver près d'eux un 
appui, une aide, au moins un bon conseil, et qu'ensuite on 
regrette si amèrement. 

Car pour les faibles, le premier mouvement c'est le mauvais, 
le dangereux. Il sentait bien, le pauvre garçon, quel soulagement 
il eût trouvé à se confier à sa femme, mais il sentait aussi qu'elle 
eût assez mal pris ses scrupules. Décjà Lucie s'inquiétait de le voir 
chaque jour plus nerveux, secoué souvent de cauchemars durant 
lesquels il semblait battre la campagne. 

« N'avait-t-elle pas déjà pris l'alarme? se demandait André. 
Quels airs éplorés elle a souvent en me regardant ! Pourvu qu'elle 
n'ait pas la fatale idée de s'adresser à M""' Dorange ! — Gela gâte- 
rait tout, » 

Les rapports étaient, en effet, un peu tendus entre Desmauves 
et sa belle-mère. Celle-ci n'était pas contente. Après la longani- 
mité dont elle avait fait preuA e, à son avis, — le jour où André 
était revenu à la maison les mains vides, — elle estimait que 
jamais plus elle n'eût dû avoir le moindre ennui avec cette mau- 
dite affaire. Or voilà que sa fille lui rebattait les oreilles des airs 
pâmés de son mari, de ses pâleurs soudaines, des mots qui lui échap- 
paient pendant son sommeil : « jury..- avocat... acquittement! » 

Mais quand donc serons-nous tranquilles? se demandait la 
bonne femme. Lucie se contente de lever les bras au ciel; moi je 
ne veux pas en rester là. Mon gendre a une idée fixe, je le vois 
bien, et les gens qui se laissent ravager par une idée fixe de- 
viennent fous. 

Comment faire? Parler à André, essayer de provoquer une 
explication. Ce serait peine perdue, il ne dirait rien. 

Mais si l'on se servait de quelqu'un qui ait de l'influence sur 
lui?... Oui, Capitrel. C'est un garçon pondéré, calme et puis « il 
aime bien son cousin . » 

Justement le gros Léonce, qui avait en vue certains projets 
de mariage, était occupé à se métamorphoser en « familial ». De- 
puis quelque temps il « adorait » les enfans, — et tous, même les 
laids, criards et mal élevés. — Il les déclarait « ravissans », deve- 
nait tendre, avait des yeux humides pour envier le bonheur des 
pareils. Puis il faisait un retour sur soi-même, et, alors, sa façon 
de se lamenter d'être « seul au monde » était si mélancolique, si 
touchante qu'elle vous suggérait inévitablement l'idée d'un Léonce 
« excellent mari ». 

Oh oui, sans doute, dans le temps, il avait été bien dur, bien 
brutal avec son père, mais c'était si loinl Et puis comment les 



612 REVUE DES DEUX MONDES. 

mamans n'eiissent-elles point trouvé dans leur cœur des trésors 
d'indulgence pour ce garçon <( si dévoué », qui avait « au fond » 
de si excellens principes, qui, au plus haut point, était « imbu du 
sentiment de la famille. » 

Eh morbleu! ce n'est pas devant lui qu'il eût fallu tenter 
d'excuser ces irrespectueux qui discutent les bienséances, rai- 
sonnent les traditions et « sapent les fondemens de lesprit fa- 
milial. » Toujours et avec intransigeance, sans rien vouloir 
entendre, il se rangeait du côté de l'autorité. « Parfaitement, 
monsieur! cest moi qui vous le dit, votre oncle a raison... parce 
qu'il est votre oncle ! » 

On pense si M"^ Dorange tombait à pic. Capitrel fut parfait de 
délicatesse, exquis! de sentiment contenu. Il écouta « sa cousine » 
avec une déférence pleine de tact, mais nuancée de tristesse, 
ainsi qu'il convenait. Il « déplora », il « compatit », il « prit 
part », il prit énormément « part ». On pouvait compter sur lui, 
absolument. Oh, il aimait beaucoup ce cher Desmauves, mais de 
tout temps il avait remarqué chez lui, trop souvent, à côté 
de certaines qualités, le plus regrettable manque d'équilibre... 
un penchant aux paradoxes, « et quand un homme se livre aux 
paradoxes, voyez-vous, on peut tout craindre! » 



— C'est singulier, songeait Desmauves, c'est singulier, déci- 
dément, cette insistance de ma femme à vouloir que j'aille cau- 
ser avec Capitrel... Enfin, soit! après tout; je lui confierai les 
doutes qui m'ont obsédé tous ces temps-ci; il me dira ce qu'il en 
pense; nous ne serons sans doute pas du même avis, mais nous 
discuterons... Du choc des opinions, comme on dit, jaillit la lu- 
mière. D'ailleurs il y a longtemps que je lui dois une visite de 
remercîmens pour avoir été le parrain de mon petit Robert. 

A peine chez son confrère, Desmauves fut tout de suite étonné 
de voir celui-ci se composer une attitude. Serrant les lèvres, se 
renfonçant dans son fauteuil, livrant à peine le bout de ses 
doigts, le gros Léonce prenait de grands airs de froideur céré- 
monieuse. 

— On dirait, Capitrel, que vous attendiez ma démarche... On 
dirait même qu'elle ne vous est point... agréable. 

— Veuillez vous asseoir, je vous prie, hum, hum !... Puisque 
vous m'interpellez, je ne ferai aucune difficulté d'avouer que 
j'attendais en efîet votre visite. 

— Quelle figure funèbre..., pour me dire cela! 

Capitrel eut un brusque regard de côté, ses narines se tendirent : 



REMORDS d'avocat. 613 

— ... Bien des personnes dans Longueville, en ce moment, 
causent de vous... On en cause trop, infiniment trop! 

— Vraiment ? demanda Desmauves qui se mettait peu à peu 
en défense. Expliquez-moi donc ce qui me vaut cette sollicitude 
de mes concitoyens. 

Capitrel prit un temps, avança la lippe inférieure, gonflant sa 
gorge, puis, solennel : — Vous laissez croire à des personnes 
malintentionnées que vous rougissez de porter la robe d'avocat ! 
Vous tenez partout des propos tels que plusieurs de nous en ar- 
rivent à se demander si le barreau n'a pas en vous son pire ennemi . 

— Comprends pas, mon cher ! Détaillez, je vous prie... Jus- 
qu'ici, ce que vous dites, c'est pour moi une énigme. Pue 
ennemi !.. . 

— Soit, je précise. Vous vous accrochez à la boutonnière du 
premier venu, dans la rue, pour lui demander s'il estime que ce 
soit bien de faire acquitter un parricide... 11 y a là, d'abord, 
une insinuation qui m'atteint. — Et Capitrel outré, les bras 
croisés : — Mêler des étrangers à nos questions professionnelles ! . . . 

— Certes, dit Desmauves qui affectait de sourire, certes je suis 
resté sous le coup de cet acquittement un peu... disons le mot, 
scandaleux, mais je n'ai confié mes scrupules qu'à une seule 
personne, le proviseur dulycée,M.Bognet,mon ami. En revanche, 
nombre de gens m'ont accosté dans la rue pour me complimenter 
sur mon succès, et ce n'est point ma faute si, ne sachant guère 
dissimuler, je n'ai pas paru en être très fier... pas aussi lier que 
vous, sans doute. Et c'est là ce que vous appelez soumettre à des 
tiers ime difficulté prof essionnelle ? 

— Si vous ne l'aviez pas chanté sur les toits, on n'en jaserait 
pas comme on le fait 1 

Desmauves ne souriait plus. Il devinait que Léonce avait reçu 
la visite de ^I'"" Dorange. Bien sûr qu'avec ses belles protesta- 
tions de dévouement il avait vite capté la confiance de la bonne 
dame, laquelle toujours bavarde, souvent indiscrète, commettait 
l'imprudence de confier au « cousin » mille choses qui ne la re- 
gardaient pas, ni lui non plus, — et le lendemain les confidences de 
la belle-mère faisaient leur tour de la ville. Aujourd'hui Capitrel, 
se sentant en faute, s'imaginant qu'André venait lui faire d'amers 
reproches, prenait les devans, attaquait. 

De plus en plus rogue, Capitrel reprit : — D'ailleurs vous ne 
nierez pas, tout au moins, que les propos qu'on vous attribue tra- 
duisent vos sentimens intimes ? 

— Je ne nie pas. L'accusé passe des aveux. 

— Eh bien, c'est déplorable, déplorable ! 
Desmauves sentait à la fin le rouge lui monter au visage. 



614 REVUE DES DEUX MONDES. 

Il se leva, s'en fut à la cheminée, et regardant Capitrel bien 
en face : — Soit, expliquons-nous sur mes scrupules ; je venais 
pour cela, du reste : 

Donc deux individus plus méprisables, plus abjects l'un que 
l'autre, passent en jugement. Tout les accuse, ils ont d'ailleurs 
confessé leur crime. Leur condamnation apparaît comme inévi- 
table, mais voici qu'un substitut inepte, aiguillonné par les sar- 
casmes des avocats assis à la barre, se jette à l'aveuglette dans 
une impasse où il est pris comme au lilet. 

Ici première question : les deux avocats doivent-ils profiter 
de cette erreur? Doivent-ils, parce que V accusateur débite des 
absurdités, employer leur talent à faire croire au jury que 
V accusation elle-même est absurde? 

— Sans doute, déclare Capitrel résolument. Notre devoir 
est, toujours, de plaider de notre mieux. 

— Est-ce plaider de son mieux que de plaider contre sa con- 
scien ce ? 

— Nos règlemens nous l'interdisent-ils? 

— S'ils nous l'interdisaient, la question ne se poserait pas... 
C'est justement en raison du silence des règlemens qu'il importe 
de chercher où est le devoir. Si je ne me suis pas demandé cela 
dès le jour de l'audience, c'est qu'alors la griserie du combat me 
permettait, — nous perm.ettait, — des illusions qui, aujourd'hui, 
ne seraient plus excusables. 

— Des illusions!... Parlez pour vous, mon cher, moi, je ne 
m'en faisais aucune, la fille Poussié m'ayant, dès le début, tout 
expliqué. Des illusions!... ah par exemple! 

— Vraiment, s'écria Desmauves qui sursautait, vous saviez?... 

— Parbleu!... Quand la vieille eut été déposée sur le lit par 
le voisin qui l'avait montée, son état d'ébriété en faisait une in- 
consciente ou à peu près. C'est alors qu'entrent nos gens qui 
depuis longtemps convoitent ses écus. Sans crainte d'être sur- 
pris, ils fouillent partout, retournent les poches de la vieille 
et y trouvent, au lieu de billets de banque , un reçu du Crédit 
Lyonnais. Allons! pas de chance, l'argent est à l'abri. Rien à 
faire aujourd'hui. 

C'est du moins leur premier sentiment. A la réflexion ils se 
disent que, tout de même, si elle venait à mourir... Oui, si elle mou- 
rait, par accident... Mon Dieu, ça arrive, un accident. Par exemple 
qu'on tombe d'un étage!... Justement il n'y a pas de barre d'appui 
à la fenêtre. Ah! bien sûr que si la vieille était placée tout contre... 
et qu'elle ne voie pas que c'est la rue... « Attends, dit la Poussié, 
je vais lui mettre un Jiiouchoir. — Si tu lui en serrais un autre 
sur la bouche, crainte qu'elle ne g.... — Oui, t'as raison, voilà qui 



lŒMORDS d'avocat. 615 

est fait. — Alors dressons-la, mettons-la à la fenêtre. » Sur ce, 
les deux complices ont pris la mère chacun sous un bras, et, à pe- 
tits pas, tout doucement, ils l'ont accotée à l'embrasure de la 
fenêtre. Aussitôt ils se sont éloignés par crainte que, d'en face, 
quelqu'un ne les aperçoive. Leur idée était que la vieille ne voyant 
plus que du noir, s'imaginerait être en face de l'autre petite 
chambre; cherchant à avancer elle se heurterait les genoux aux 
rebords de la croisée, et... piquerait une tète dans le vide. Mais 
elle restait inerte, gourde, sans bouger. « Elle n'en Unit pas! Tire- 
lui le pied », dit la Poussié. Gustave se mit à ramper sur le plan- 
cher, releva d'un coup brusque les jambes de sa mère, qui, sans 
même pousser un cri, tombait en avant. Une seconde après elle 
se défonçait le crâne sur le pavé. 

Desmauves avait écouté en frémissant : — Quoi! vous saviez 
tout cela et vous ne m avez rien dit! 

— Il n'aurait plus manqué que cela ! Nerveux et sensible comme 
une femme, incapable de maîtriser vos impulsions, vous vous seriez 
pris de haine pour ma cliente et l'auriez chargée tout le temps. 

Lentement Desmauves articula : 

— Et vous avez pu, sachant cela, plaider?... plaider l'inno- 
cence de celle qui avait été l'inspiratrice du crime? Oh! 

— Parfaitement! Tout accusé doit être défendu. On me remet 
une défense, je plaide ma cause — quelle qu'elle soit. 

Desmauves, les yeux sombres, contemplait Capitrel. 

— Plaider, soit ! je l'admets encore, mais après, recevoir 
l'argent!... l'argent taché de sang!... vous avez pu?... 

Capitrel eut un brusque bondissement de colère : 

— En voilà assez, proféra-t-il, je ne tolère pas de telles insi- 
nuations. Je connais mes devoirs professionnels, entendez-vous!... 
et je me pique de respecter ma robe d'avocat mieux que ceux 
qui feignent, à de certains jours, d'être dégoûtés de la porter ! 

Le ton devenait provocant, le regard insolent. Desmauves 
comprit que s'il restait une minute de plus, lui, si prompt à s'in- 
digner, ne serait pas longtemps maître de soi. 

— Voyons, fit-il, je crois que nous nous échauffons... Arrêlons- 
nous, mon cher... décidément nos manières de voir sont bien 
différentes, mais nos tempéramens aussi. Et cela explique cer- 
taines divergences. 

— Possible ! jeta sèchement Capitrel hautain, qui feignait de 
ne pas voir que son confrère lui tendait la main. 

— Ah ! soupirait André quand il fut dans la rue, un ennemi 
de plus ! 



616 REVUE DES DEUX MONDES. 



VI 

Rudoyé, meurtri de la sorte, il essaya de ne plus penser à ce 
qui l'avait tant agité depuis quelque temps. En tout cas cet essai 
de confidence lui suffisait. Grand Dieu! mais si les autres avo- 
cats l'accueillaient de la même manière il serait bientôt à l'index 
dans la compagnie. 

Seulement, pour contraint qu'il fût de garder le silence, Des- 
mauves, en dépit de tout, continuait à s'interroger, et, de jour 
en jour, se sentait plus malheureux. 

Dans un entretien avec son ami le proviseur du lycée, celui-ci 
lui rappela un jour le nom d'un ancien camarade, Michel Del- 
zons, récomment nommé à une chaire de la Faculté des lettres 
à Cacn. Delzons, avec une grande élévation de vues, était de 
l'humeur la plus serviable. « Ecrivez à Delzons une longue, une 
très longue lettre, dites-lui tout, et, à coup sûr, vous ne regret- 
terez pas de l'avoir consulté. Je ne connais pas de conscience 
plus droite ni d'esprit plus clair. » 

Un dimanche qu'il était seul chez lui, Desmauves se décida 
donc à écrire. Sa lettre se terminait par ces mots : 

« ... Celui qui, la veille de l'audience de la Cour d'assises, 
eût fait évader Drouniguen, serait, n'est-ce pas, assimilé à un 
malfaiteur et châtié comme complice puisqu'il aurait soustrait 
le coupable au châtiment? Eh bien, moi qui ai î-diijus/p la mê?ne 
chose, on m'a presque porté en triomphe. 

« Et pourtant, l'homme qui fait évader un accusé peut douter 
de sa culpabilité, tandis que moi, moi, je savais Drouniguen 
coupable, — si je n'osais me l'avouer. 

« D'un autre côté, il faut pourtant qu'un accusé soit défendu. 
La plupart de ceux qui comparaissent en justice, — dos illettrés, 
— seraient hors d'état de se défendre eux-mêmes, d'où nécessité 
de l'avocat. Mais ce défenseur qui, comme tout être humain, est 
sujet à des entraînemens, ne saura pas garder la mesure qu'il 
faudrait. Il se passionnera pour sa tâche, et la passion est mau- 
vaise inspiratrice. 

« De grâce, éclairez-moi, guidez-moi. S'il me faut, demain, 
défendre cet autre assassin, Moussel, puis-je le faire sans déchoir 
devant ma conscience? » 

Quelques jours après, André recevait de Caen la réponse 
suivante : 

« Je me souviens fort bien de vous, mon cher ami, et je vous 



HEMOUDS d'avocat. G17 

plains. Je vous plains de traverser une épreuve aussi grave. La 
lutte intérieure où se débat votre conscience vous énerve, vous, 
elle me désole, moi. Ce qui m'inquiète, en cITet, c'est de penser 
au nombre d'adversaires que va nous susciter cette lutte, si elle 
est soupçonnée, si l'agitation de votre âme se trahit au dehors. 
Et elle se trahira, hélas, sans peut-être que vous vous en doutiez. 
Alors ce ne sera plus seulement M""^ Dorange et Capitrel , ce 
seraX..., ce sera Z..., qui, hier, vous serraient la main chaleureu- 
ment, et qui, demain, déblatéreront contre vous, — pour se 
venger de ce que vous prétendez à une moralité plus haute que 
la leur. Ils se ligueront contre vous avec un esprit de solidarité 
étonnant. 

« J'ai peu pratiqué les hommes, mon cher Desmauves, mais 
beaucoup vécu avec les livres. Or, à l'époque où nous vivons, 
certains écrivains réussissent à rendre fort exactement la' vie vraie, 
l'action, le conflit humain avec ses menus incidens de chaque 
jour. Observateurs attentifs et pénétrans, ils renseignent avec 
assez d'exactitude pour qu'on acquière, en leur compagnie, une 
véritable expérience. 

« Eh bien, après ce que j'ai vu comme après ce que j'ai lu, 
je suis fermement convaincu que le nombre de gens dénués de 
sens riioral est restreint: non que beaucoup d'hommes fassent 
ce que le devoir leur ordonne, mais beaucoup ont, du moins, 
la notion que ce devoir existe ; seulement ils manquent de la force 
voulue pour exécuter l'ordre que leur donnait la conscience. 

(( J'estime qu'il y a très peu de vrais coquins, de vrais scélérats, 

— qu'il y a même très peu de gens qui, en accomplissant une mau- 
vaise action, s'avouent à eux-mêmes qu'elle est mauvaise. Je crois 
que neuf fois sur dix, par exemple, le cambrioleur qui s'introduit 
dans une maison pour la piller ne prétend pas que dérober est 
chose louable; non, il aimerait mieux gagner sa vie autrement, 
mais il a faim et se dit qu'il a le droit de vivre, que trouver du 
travail régulier lui est impossible, et alors il vole par nécessité, 

— ou ce qu'il appelle la nécessité. Je crois que la fille qui de- 
mande à la débauche ses moyens d'existence ne nie pas la vertu, 
mais juge la vertu impraticable pour elle. 

« En revanche, je crois que le nombre des honnêtes gens est 
infime et que bien peu de ceux que l'on afli"uble de cette épithète 
la méritent. Discerner d'abord, pratiquer ensuite le devoir, — et 
cela en dépit de tout, — est difficile, d'autant plus que le monde 
a inventé une soi-disant morale, et que celle-ci, souvent, va juste 
à rencontre de la vraie. 

« Selon les dictionnaires, en efl"et, un honnête homme est 
celui dont la conduite « paraît généralement conforme à la mo- 



618 REVUE DES DEUX MONDES. 

raie et à l'honneur. » L'honneur et la morale. Oh que ces mots 
ne sont pas faits pour être attelés ensemble 1 Quoi ! le sens de 
r honneur, — cette inspiration de la vanité. — aurait quelque 
chose de commun avec le sens du bien? 

((■ Mais continuons la lecture du dictionnaire : « La significa- 
tion de ce mot s'est modifiée selon les époques. Au xvu'^ siècle, 
on entend volontiers par honnête homme quelqu'un de bon 
ton, qui possède de la fortune, a lesprit cultivé, observe les 
bienséances, tandis qu'aujourd'hui... etc. » Eh bien, les diction- 
naires mentent. Tenez, souvenez-vous du jour où, enfant, en pleine 
récréation, vous avez traité de menteur et de canaille certain cama- 
rade qui vous trompait indignement. Au bruit on s'est attroupé 
et le maître est intervenu; vous pensiez qu'il allait prendre votre 
parti : il vous a sévèrement blâmé. 

« — Pourtant, monsieur, je vous assure que c'est un menteur ! 

« — Et quand cela serait!... Apprenez que toute vérité n'est 
pas bonne à dire. 

u Ah, comme vous êtes resté troublé I II y a eu dans votre 
petite tête quelques minutes d'ahurissement complet; puis vous 
avez pensé à tout autre chose. Mais plus tard votre logique, votre 
droiture déconcertées se demandaient encore comment une vérité 
pouvait bien n'être pas à dire, alors que les professeurs vous 
enseignaient que la science est la recherche même de la vérité, et 
que le beau, le bien et le vrai sont inséparables. Sans doute vous 
avez fini par vaguement soupçonner qu'il y avait quelque chose 
par quoi on tempérait la morale pure, — mais sans bien com- 
prendre ce que c'était. 

« C'était l'intérêt social. Jeter leurs vérités toutes crues à la face 
des gens peut bien être conforme à la morale, mais porte atteinte 
à la tranquillité générale, parce que c'est la destruction de toute 
sociabilité. 

« Et alors, de l'inconvénient qu'il y aurait à voir les hommes 
essayer de pratiquer la morale pure, comme aussi de la trop rare 
vertu que cette morale exigerait d'eux, est née, à titre d'expé- 
dient, toute une filière de rites, d'usages, de règlemens particuliers. 
Et pour engager les gens à respecter ces usages, il a été enteudu 
que l'on qualifierait à:hon7iêtes ceux qui s'y conformeraient. 

« Alors, mon ami. il est acquis, n'est-ce pas, qu'il v a, d'une 
part, Vhoïmèteté tout court, c'est-à-dire la vraie, et de l'autre 
V ho)uièteté pratique, c'est-à-dire la fausse. 

« Vous direz peut-être que celle-ci n'est qu'hypocrisie et qu'il 
faut la proscrire. N'allez pas trop vite. Réfléchissez que la société 
est organisée en vue d'une moyenne et non pour des exceptions, 



REMORDS d'avocat. 619 

— pour des médiocres et non pour des êtres d'élite; qu'elle a dû, 
dès lors, créer de ces devoirs qui aillent à peu près à toutes les 
tailles, comme ces vètemens confectionnés que n'importe qui peut 
mettre. 11 fallait, surtout, que les devoirs ainsi édictés fussent 
toujours bien en vue, faciles à discerner; aussi les a-t-on affi- 
chés à l'angle des carrefours. Mais comment la vraie morale 
procéderait-elle par préceptes, par formules générales, alors 
qu'elle suppose l'examen individuel, pour chaque conscience, 
du problème, — alors que neuf fois sur dix ce quil faudrait faire 
est presque hors de notre portée par manque d'intelligence ou 
d'énergie suffisantes? Et sans doute ! Seulement la nécessité rend 
ingénieux, et, comme les sociétés hunuiines sont soumises à des 
conditions vitales auxquelles elles ne peuvent se soustraire, ceux 
qui les dirigent, voyant que le cas de conscience est chose à la 
fois troublante et pénible, — ont entendu le supprimer. 

« Mais il existe quand même, et, de temps en temps, se ré- 
vèle brusquement à certains d'entre nous. 

« Abordons maintenant le problème qui vous tourmente. 

« Vous vous demandez si les prescriptions des règlemens de 
votre Ordre doivent prévaloir sur les intimations de votre 
conscience. 

« Que sont donc ces règlemens? De grandes percées que l'on 
a cru bon d'ouvrir dans une forêt touffue; moyennant quoi les 
gens qui seraient incapables de savoir trouver par eux-mêmes 
leur direction sous bois, n'auront qu'à suivre l'une ou l'autre de 
ces avenues. Non seulement elles les mèneront toujours quelque 
part, mais elles le sauveront de bien des faux pas, car, s'ils s'avi- 
saient de vouloir se guider eux-mêmes, il y a fort à parier qu'ils 
se perdraient. 

« Eh bien! ces avenues banales sont pour la masse, — point 
pour vous, mon cher Desmauves. Piquez droit à travers futaies 
et taillis. Entrez-y hardiment. Sans doute, parfois, le sol est plein 
de fondrières, on ne voit pas à dix pas ; mais au-dessus de votre 
tête, une étoile lumineuse vous montre le chemin. Vous avez un 
guide, votre conscience : il n'en est pas de plus sûr. 

« Un Capitrel,au contraire, petite intelligence, — car les égoïstes 
toujours figés devant eux-mêmes, ne se développent guère, — 
un Capitrel ne saurait faire un pas sans un manuel où le moindre 
itinéraire serait tracé d'avance. Les règlemens du barreau 
sont justement cela;, pour lui, et son manuel il le suit à la lettre^ 
sans môme songer à en sonder les intentions, à en chercher 
1 esprit. Aussi, tandis que votre âme inquiète s'effarait devant 



620 REVUE DES DEUX MONDES. 

le Spectacle d'un honnête homme employant tout son talent et 
tout son cœur à sauver du supplice le plus abominable scélérat, 
votre cousin Léonce, — et cela de la meilleure foi du monde, 
— ne s'étonnait que... de votre étonnement. Il fait son métier 
après tout ; car pour lui, être avocat ce n'est rien d'autre 
qu'exercer un métier. S'il était pâtissier, il ferait de la pâtisserie 
au goût des gens; avocat, il fait des plaidoiries au goût des cliens, 
de tous les cliens : pourquoi se cantonner comme vous dans un 
genre? se limiter à une sorte, puisque causes propres et causes... 
qui ne le sont pas, — tout doit être plaidé? Quant à rougir de 
recevoir le salaire, pourquoi, dès lors que la besogne est faite et 
bien faite? Copieux aujourd'hui, ce salaire? Tant mieux, cela fera 
compensation avec les jours de recette maigre. 

« Pour lui 1 . . . mais l'honnête avocat c'est celui qui prépare bien 
ses dossiers. Il l'appelle un consciencieux, et se flatte de Tavoir 
été, consciencieux, le jour de l'afTaire Drouniguen; car il s'était 
donné du mal, plus qu'il n'y était obligé puisque c'était un 
dossier sans honoraires. L'all'aire est plaidée, le gros Léonce 
sort de la Cour d'assises bien tranquille, et va se coucher. Et 
tandis qu'il goûte dans son lit un sommeil réparateur, vous, 
sombre, préoccupé, vous vous attardez à écouter des rumeurs 
qui vous tintent aux oreilles depuis ce jour-là. 

« Un assassin, en somme, avait pu, grâce à vous, sortir 
triomphant de la Cour d'assises; vous vous êtes bientôt demandé 
si les moyens que vous aviez employés étaient honnêtes, et alors... 
alors l'angoisse a commencé à vous étreindre. 

« Aujourd'hui que vous me chargez de l'aire cesser votre in- 
certitude, je n'hésite pas à vous déclarer que vous avez été cou- 
pable. 

« Certes, vous ne pouviez refuser votre ministère, puisque le 
bâtonnier vouscommettait;mais, d'abord, vous nedeviez pas aider 
Drouniguen à revenir sur ses aveux. — Accuser injustement le juge 
d'instruction est aussi une vilaine action ; — abuser de l'incapacité 
du ministère public n'est pas bien. Supposons que vous voyiez un 
fou jeter son or aux passans, est-ce que vous oseriez vous appro- 
prier cet or? Non! Eh bien, la niaiserie et la folie sont sœurs, car 
ce sont également des déchéances intellectuelles : il est mal 
d'en profiter, de les exploiter. 

« Vous deviez rester dans votre mission de porte-paroles de 
l'accusé, c'est-à-dire exprimer clairement, en français, ce que lui 
eût balbutié en charabia. C'est tout. Ici était la limite de votre droit. 
Tant pis si l'argument de votre client était mauvais, mais vous ne 



REMORDS d'avocat. 621 

deviez rien mettre de vous dans votre plaidoirie, j'entends rien qui 
fût votre œuvre propre, l'émanation de votre intelligence, — sinon, 
vous, homme de confiance de la société, vous commettiez envers 
elle un véritable abus de confiance. Donc vous étiez coupable, le 
jour où, bien que ne croyant pas à l'innocence de cet homme, 
vous avez feint, devant le jury, d'en être intimement persuadé. 

(( Voilà comment, mon cher ami, ce jour-là, — et bien que votre 
honneur d'avocat soit resté intact, — vous n'avez point agi en Jton- 
nête homme. 

« J'ajouterai que j'ai grand'peine à croire que vous soyez 
astreint à renouveler ces fâcheuses pratiques une seconde fois. 
Mais si, vraiment, demain, vous ne pouviez vous soustraire au- 
trement à la nécessité des mêmes erremens, alors n'hésitez pas, 
secouez la poussière de vos souliers et, coûte que coûte, sortez 
le front haut d'une carrière où vous ne pourriez rester digne de 
vous-même. 

(( Bien cordialement, 
« Michel Delzons. » 

André Destnauves à M. Michel Delzons, Caen. 

« Cher maître, 

« Merci d'être venu à mon secours. Enfin je suis fixé. Je sais 
que j'ai mal agi, je me le dis, je mêle répète; seulement je crois 
bien que je me contenterai de me frapper la poitrine. Hélas, je 
ne suis pas de la trempe des héros de Corneille; je ne défie point 
l'univers; une demi-douzaine de confrères suffit à m'elTaroucher. 

« Songez que je ne me sens même pas soutenu dans ma famille. 
M"* Dorange continue à se rendre presque chaque jour chez Ca- 
pitrel. Je ne pense pas qu'elle complote rien contre moi, car c'est 
au fond une brave femme. Sans doute elle se borne à lui deman- 
der comment je devrais m'y prendre pour gagner les quelques 
milliers de francs qui manquent au budget de notre petit ménage. 

« Ah! madame Dorange, je vais vous le dire, comment! Je de- 
vrais courir les affaires, cajoler les avoués, les notaires, les 
agens d'affaires et les huissiers. Je devrais promener en tous lieux 
une bonne humeur épanouie, avoir toujours la main tendue, 
l'étreinte chaude et cordiale, prête à tout venant. Je devrais 
encore tenir table ouverte pour les correspondans des environs, 
qui me sauraient gré de leur éviter la dépense du restaurant, 
posséder une chasse ety inviter des gens iniluens,bons rabatteurs 
d'affaires. 



622 REVUE DES DEUX MONDES. 

«Je devrais encore, moi, catholique fervent, oublier, comme 
tant d'autres, que l'Eglise proscrit le divorce, et accepter de plaider 
des divorces; je devrais n'offusquer personne par la sévérité de 
mes mœurs, — être ostensiblement du parti de l'ordre, mais sans 
trop me contraindre pourtant dans ma conduite privée, — me 
proclamer le champion de la religion, mais sans pratiquer, — 
afin de ne pas déplaire à ceux qui ne vont point à la messe. 
Je devrais enfin abandonner ma sotte habitude de mesurer 
mes honoraires non sur ce que comportent honnêtement l'étude 
du dossier et la plaidoirie à faire, mais bien sur l'effroi qui 
talonne mon client à la veille de l'audience. C'est si facile au 
médecin, quand il nest pas délicat, d'exploiter la pusillanimité du 
malade qui va être opéré. Et un plaideur, qu'est»-ce donc sinon un 
malade ! Encore une fois merci. Grâce à vous je me connais 
mieux, mais je crois bien que je manque un peu de caractère. 

« Bien affectueusement, 

« André Desmauves. 

« P. S. A côté des sourdes antipathies que vous savez, j'ai eu 
récemment la joie de rencontrer inopinément une vraie sympa- 
thie, mieux que cela, une amitié que je ne manquerai pas de 
cultiver. C'est d'un avocat qu'il s'agit. M° Singuerlet, dont vous 
avez peut-être entendu parler, est un caractère fantasque, mais un 
cœur excellent. Plein de laisser aller dans sa tenue, c'est, par cer- 
tains côtés, un beau type d'homme énergique, droit, ennemi des 
coteries. De sang fougueux et chaud, bourru tous les jours, il 
apparaît à l'audience brutal, agressif pour son adversaire, — j'en- 
tends l'avocat de l'adversaire. Il soutient que cela vaut mieux que 
d'attraper la partie adverse elle-même, parce que celle-ci est ab- 
sente. Et puis, ajoute-t-il, tant pis pour le confrère qui a bec et 
ongles pour se défendre. 

(( M. Singuerlet me plaît beaucoup; il me malmène en riant, 
prétend que je suis un original, un « type », c'est son mot. Il 
est du Conseil de l'Ordre où on l'élit toujours en tête de liste 
quoique radical d'opinion. » 

M. Michel Delzons à Amhé Desmauves. Loîigueville. 

« Mon cher ami, 

« Je ne songe pas le moins du monde à vous blâmer. Je 
trouve même que c'est déjà beaucoup que vous conveniez loya- 



REMORDS d'avocat. 623 

lemoiit de ce que vous devriez faire, si vous éliez un liéros de 
Corneille l 

« Un héros de Corneille!... Alors vous les admirez, Chimène, 
Horace, Polyeucte? Moi, guère. Je vois en eux des gens bien mus- 
clés, bien nourris, violens, de courte intelligence, autour de qui 
l'auteur dispose des comparses chargés d'exalter leur orgueil. 
Au fond du théâtre, en face de chaque héros, deux devoirs, l'un à 
droite, l'autre à gauche, — deux devoirs bien précis, bien visibles, 
bien en lumière. L'on peut en faire le tour, les palper à loisir. 
Celui de droite est séduisant, maniable, celui de gauche pèse 
cent kilos, il est rude d'aspect. Bien sûr, on sécorchera dessus. 

(( — Choisis ! dit Corneille à son héros. » 

« Alors le personnage, un roi, un seigneur, une grande dame, 
s'avance, regarde, soulève un peu pour se rendre compte, puis se 
croise les bras et débite d'abord de belles tirades, histoire de 
s'échauiFer progressivement. Tout d'un coup, raidissant son bi- 
ceps, il se précipite sur le devoir de gauche — cent kilos — avec 
des yeux terribles, le saisit entre le pouce et l'index, et le sou- 
lève à bout de bras. « Bravo, crie la galerie, quelle poigne! Il 
a doubles muscles ! » 

« Pourquoi bravo? Le plus difficile n'est-il pas de réussir 
d'abord à voir clair à travers l'inextricable réseau des considéra- 
tions morales de tout ordre qui enchevêtrent un phénomène 
de conscience? Combien de gens accompliraient leur devoir s'ils 
savaient où le prendre ^ et combien lui tournent le dos sans même 
se douter où il peut être ! Savoir ce qu'on doit faire ^ mais sou- 
vent rien n'est plus effroyablement énigmatique. Voilà pourquoi 
Hamlet, l'inquiet, le rêveur sombre, est autrement touchant, hu- 
main — au moins à mon sentiment — que cette virago de Chi- 
mène qui ne devrait jamais épouser le meurtrier de son père, 
mais qui l'épouse tout de même. Chimène héroïque? allons donc! 
L'héroïsme, c'eût été de fouler aux pieds son amour pour Ro- 
drigue ! 

(( Et, d'ailleurs, même si ce que font les personnages de tragédie 
est vraiment héroïque, il faut reconnaître que, de nos jours, ce 
genre de vertu n'aurait guère son emploi. Où l'exhiber? Il y a 
certes encore des hommes poussant droit devant eux et prati- 
quant énergiquement le devoir en dépit de tout, mais combien ils 
sont moins décoratifs, moins verbeux! Et que les circonstances, 
aussi, sont autres! 

« De nos jours, les héros vrais seront, par exemple, de très 
petites gens, des artisans qui se débattent dans une lutte affreuse 
contre le besoin. Eux ne renversent pas les obstacles, eux ne se 



G24 REVUE DES DEUX MONDES. 

tirent pas d'affaire par d'ingénieux expédiens. Ignorés, malades, 
anémiés, n'ayant à la cantonade personne pour leur souffler de 
vibrans encouragemens, ils endurent sans faillir, de par le sen- 
timent de leur dignité , la plus misérable condition ; subissent 
pendant de longues journées, indéfiniment, les pires tortures, 
plutôt que de déchoir à leurs propres yeux par une action qu'ils 
jugent dégradante; — et cependant nul, peut-être, ne soupçon- 
nerait qu'ils l'ont commise. 

« Une nuit, entraîné dans un tripot de bains de mer, un 
jeune professeur perd une très forte somme que le croupier, 
désireux de « chauffer » la partie, lui a avancée, sur sa bonne 
mine : près de 20 000 francs. Or le lendemain, la police ferme 
le tripot. Le procureur de la République a vent de la mésa- 
venture du professeur. Il le fait mander et lui déclare qu'il peut 
parfaitement se dispenser de payer sa dette, ses partenaires 
étant des gens tarés, de connivence avec le croupier. Le professeur 
hésite une minute à peine : « Monsieur le procureur, je vous 
remercie, mais vous ne me donnez pas la preuve que j'aie été 
volé, et vous ne me la donnerez jamais. Or le respect de ma si- 
gnature, c'est le respect de moi-même, — je paierai. » Il paye, et 
toute sa vie reste plus pauvre que Job. A sa manière, cet homme 
a été un héros, mais son héroïsme est celui d'un méditatif, d'un 
penseur, et non d'un fougueux, d'un dévorant d'action comme 
le sont les tragiques. 

« D'ailleurs, aujourd'hui on est héroïque pour soi, par amour- 
propre . 

« Ah! l'amour-propre, les niais le daubent-ils assez! A les 
en croire, c'est un funeste défaut. Ils n'en ont pas, eux, disent-ils, 
et s'en vantent. Eh! parbleu, n'en a pas qui veut! 

« Amour-propre et vanité n'ont souvent rien à voir ensemble. 
On sera vaniteux de sa richesse, vaniteux de posséder un beau 
domaine, vaniteux de produire au théâtre une maîtresse à la 
mode ; mais Pierre que voici, Pierre qui, poursuivi par un créan- 
cier à qui il ne sait comment rembourser sa dette, reçoit un jour 
inopinément de ce créancier, en une lettre insultante, l'abandon 
de ce qu'il doit, et aussitôt, refuse, renvoie la quittance, — Pierre, 
pour agir aussi fièrement, n'a écouté que son amour-propre. Il 
n'a pas voulu subir une diminution de soi-même, et cependant, 
aux yeux de la morale, il le pouvait, car accepter de son créan- 
cier une remise de dette n'a jamais été malhonnête. En somme, 
je crois bien que, de nos jours, c'est par l'amour-propre que les 
liommes s'élèvent le plus haut. 



UEMORDS d'avocat. 625 

« Assez prêché. Je vois avec plaisir que vous semble/ plus 
tranquille, du côté de vos ennemis intimes. Oh ! les vilaines gens! 
Je ne dis pas de mal des belles-mères qui valent mieux que leur 
réputation, mais j'apprécie peu les petits-cousins. Ah ! que les 
Anglais ont donc raison de railler notre cousinage indéfini, 
avec ses exhibitions réciproques de panaches et de clinquant. Le 
cousinage, c'est la foire aux vanités. 

« A vous affectueusement. 

« Michel Delzo^s. » 

VII 

Sur son bureau une lettre dont l'en-tôte porto : Ordre des 
Avocats, cabinet du bâtonnier ; André la lit vivement avec un 
émoi au cœur. 

(( Maître Desmauves est informé que le Conseil est saisi d'une 
plainte le concernant. » 

Jamais homme ne fut plus surpris. Il tournait et retournait 
la lettre, croyant à une méprise. Pourtant l'adresse était bien 
lisible et de la main même du bâtonnier, M.Raveneau, un homme 
âgé, dont la grosse écriture écrasée, tremblée, tracée avec une 
plume d'oie, se reconnaissait tout de suite. 

— Eh bien, mais, je n'ai qu'une chose à faire, aller chez le 
bâtonnier lui demander ce qu'il y a dans cette plainte. 

Malheureusement, ce matin-là, le vieil avocat, malade, gardait 
la chambre avec défense expresse du médecin de recevoir per- 
sonne. André, ennuyé, insistait timidement. A la fin, il fit passer 
sa carte. 

Quelques instans plus tard descendait M""" Raveneau, une 
grande femme brune, mince, avec de beaux yeux, un sourire 
aimable : « Monsieur, mon mari n'est vraiment pas en état de 
recevoir, mais il m'a chargée de vous assurer que vous n'aviez 
pas à vous inquiéter. Il s'agit d'une plainte, n'est-ce pas? — Oui, 
madame. — Elle ne serait pas bien grave, paraît-il. » 

En demander davantage eût été indiscret. André remercia et, 
saluant très bas, prit aussitôt congé. 

Mais le lendemain il était nerveux. Il n'avait pas pu fermer 
l'œil de la nuit. Ah! ces pauvres têtes d'Imaginatifs ! 

— Pas sérieuse la plainte, pas sérieuse!... C'est sa manière de 
voir à ce brave homme très vieux, usé, enclin par amour de sa 
TOME cxxxv. — 1896. 40 



626 REVUE DES DEUX MONDES. 

tranquillité à croire que tout s'arrangera. Ah! je ne vivrai pas 
avant de savoir de quoi il s'agit. Allons chez M. Singuerlet; rap- 
porteur du conseil de l'Ordre il est sûrement au courant de 
quelque chose. 

— Non, mon cher, non, je n'ai pas lu la plainte. Je sais seu- 
lement qu'elle vise certaines démarches que vous auriez faites à 
propos d'une affaire d'assises, — celle précisément où vous avez 
réussi à rendre à la société un joli citoyen. Mais quelle sorte 
de démarches?... Je l'ignore. 

Et, comme il voit Desmauves fiévreux : — Ah ça, vous êtes 
donc un névrosé, vous, que vous voici déjà tout déballé? Voyons, 
mettons les choses au pis!... Et quand même on vous donnerait 
sur les doigts, quand même on vous gronderait!... Généralement 
la pénitence consiste à s'entendre dire : « Le conseil, après avoir 
entendu ses explications , regrette la démarche que maître un 
tel a cru pouvoir faire auprès de telle ou telle personne. » Vous 
avez des confrères à qui trois ou quatre regrets de ce genre n'ont 
nullement fait perdre l'appétit, je vous jure. 

— Oui, mais moi je ne suis pas aussi flegmatique, et si par 
malheur... 

— Alors relatez-moi tout ce qui s'est passé dans votre affaire. 
André raconte les incidens de la prison, ceux de l'audience, 

puis son Aoyage à La Rocque, sa visite au comte de Kergans, 
enfin son entretien avec Gapitrel... « Voilà tout ! Ce ne serait jamais 
qu'un procès de tendance qu'on voudrait me faire, rien de plus. 

— Rien de plus! Corbleu! mais c'est très dangereux un pro- 
cès de tendance. On vous frappe \\oi\ pour avoir fait telle chose, 
mais parce qu'on vous suppose capable de la faire. Rappelez- 
vous donc le chevalier de la Rarre roué vif, il y a un siècle, 
comme véhémentement soupçonné d'avoir brisé une croix. 

Pour en revenir à vous , il ne mo paraît pas qu'on puisse 
découvrir dans toute votre conduite quoi que ce soit de répréhen- 
sible, au point de vue professionnel... Mais, j'y songe, n'était-il 
pas un peu question de vous pour nos prochaines élections de 
l'Ordre? 

— Oui. 

— \i\\ parbleu!... voilà!... On veut vous empêcher d'être 
élu... La plainte ne va pas être jugée tout de suite; elle ne le 
sera qu'après nos élections, et certainement, le jour du vote, 
quelques hésitans rayeront votre nom. 

— Quelle odieuse manœuvre ! 

— Oui, sans doute, mais ne vous plaignez pas si fort! 



KEMORDS d'avocat. 627 

Rien n'est souvent plus profitable qu'une injustice bien criante. 
L'opinion publique se soulève, alors, en faveur do la victime. 

— Peut-être avez-vous raison. Et peut-être aussi était-ce 
inévitable, étant donné que toute profession asservit quelque peu 
l'individu à la discipline du groupe, de telle sorte qu'un esprit 
indépendant , c'est-à-dire enclin à l'indiscipline, soulève forcé- 
ment contre lui de sourdes animosités. 

— Oui. D'ailleurs il faut toujours qu'on soit assailli, au moins 
une fois dans sa vie, par les confrères. Homo homini lupus. J'ai 
passé par là, jadis; c'est votre tour aujourd'hui, mais j'imagine 
que c'est plutôt, chez eux, de la mauvaise humeur. 

— Vous me rassurez, reprit Desmauves; seulement, puisque 
j'ai l'occasion de converser avec vous, me trouveriez-vous indis- 
cret d'essayer de connaître vos propres idées? Ai-je bien, ai-je 
mal agi, en faisant acquitter Drouniguen? 

— Ah ! vieille question, vieille querelle, mon cher, fit Sin- 
guerlet qui hochait pensivement la tête... Beaucoup de grands 
avocats ont revendiqué en faveur de la défense le droit absolu de 
tout mettre en œuvre pour sauver le client. Certes il semble que 
ce soit exorbitant, car la fin ne justifie pas les moyens, cepen- 
dant des hommes de la haute valeur d'un Berryer... 

— Quoi, Berryer? 

— Oui, Berryer, à maintes reprises. Vous ne paraissez pas 
me croire, eh bien, écoutez, c'est une petite histoire que j'aime 
bien à raconter parce qu'elle est typique. 

« Un certain hobereau d'Anjou, le comte de Goussac, fut accusé 
d'avoir assassiné son voisin de campagne, un nommé Sibert. 
Enragés chasseurs, Goussac et Sibert se reprochaient d'empiéter 
sur les terres l'un de l'autre. Déjà plusieurs fois des altercations 
violentes avaient éclaté entre eux. Un jour Sibert, garçon mal 
embouché, proféra, devant un garde-chasse des Goussac, une in- 
jure sanglante à l'adresse du comte. 

« Le soir même Sibert rentrait en voiture. Il était tard, onze 
heures environ. Il longeait les murs du parc de Goussac, quand 
soudain, un coup de feu retentit. Le cheval effrayé prend le mors 
aux dents et arrive d'un trait jusqu'à la propriété de Sibert, où 
les gens de service constatent que leur maître, atteint en pleine 
poitrine, est mortellement frappé. 

« La gendarmerie est prévenue, et, aussitôt, M. de Goussac est 
mis par elle en arrestation, la rumeur publique le lui désignant 
comme l'assassin. , 

« Le hobereau eut, à l'instruction, une attitude assez fâcheuse. 



628 REVUE DES DEUX MONDES. 

Il se borna à nier, se réfugiant clans le silence quand les charges 
l'embarrassaient trop. Tout indiquait qu'il était bien le coupable. 
On ne connaissait, en effet, aucun autre ennemi à Sibert; le crime 
n'avait pu être commis que par quelqu'un du château, les murs 
du parc étant trop élevés pour qu'on les escaladât du dehors. Le 
meurtrier ne pouvait être que iNI. de Goussac ou son garde, mais 
le garde avait été vu ce soir-là au chevet de son enfant malade. 

« La famille de Goussac, éperdue, chargea Berryer de la dé- 
fense. 

« A peine arrivé à Angers, le grand avocat s'aperçut qu'il avait 
assumé une tâche impossible. 

« Que faire? par quel bout prendre une cause pareille? Tout 
autre que Berryer s'en fût tiré en implorant les circonstances 
atténuantes; mais lui avait de « l'estomac. » Il plaida... l'acquit- 
tement! Après tout, personne n'avait vu commettre le crime, 
donc de simples présomptions, etc. 

« Seulement, il avait négligé de garder en réserve une de 
ces idées dont un maître orateur, au moment de se rasseoir, sait 
faire jaillir brusquement quelque chose de saisissant pour l'au- 
ditoire. Cette idée, il la cherchait et ne la trouvait pas. Déjà il 
flottait, devenait dilïus. 

(( Tout à coup l'avocat, dont les yeux inquiets erraient sur la 
table des pièces à conviction, se redresse, et, d'un superbe élan : 
Messieurs , je le sens , mon client est innocent. Les charges 
s'accumulent contre lui sans ébranler ma foi ardente. Tenez! je 
vois là, là, sur cette table, le fusil qui, dit-on, a servi au crime... 
Plus loin la balle 1... eh bien, cette balle, je suis sûr qu'elle n'est 
pas sortie du fusil de M. de Goussac. C'est impossible! » 

(( Stupeur générale. 

« — Greffier, ordonne alors le président, prenez le fusil et in- 
troduisez-y la balle. » Le greffier prend l'arme, la met debout, 
essaie : la balle est trop grosse! 

« Une rumeur violente éclate dans toute la salle. Dix minutes 
après c'était un acquittement, 

« Quand, le lendemain, M. de Goussac se présenta à l'hôtel où 
Berryer était descendu : « Eh bien, fit l'illustre avocat, et ce 
fusil? Ah çà! ce n'était donc pas le vôtre... 

« — Monsieur Berryer, répliqua en souriant le gentilhomme, 
on voit bien que vous n'êtes pas chasseur. 

« — Pourquoi? 

(' — Mais parce qu'un vrai chasseur tient trop à ses armes pour 
les exposer à se rouiller dans un greffe, pendant les longues jour- 



REMORDS d'avocat. ' 629 

nées d'une détention. Prévoyant que je serais arrêté, — mais 
comptant bien me tirer d'affaire, — j avais caché mon fusil, une 
arme anglaise superbe, et, à la place, exposé bien en vue un de 
ces médiocres fusils qu'on a toujours dans un château pour les 
gens qui vous arrivent sans leur attirail de « chasse. » 

« Voilà l'anecdote. Elle est typique. Berryer se croyait donc 
le droit de tout plaider, et par tous les moyens. » 

Il y eut un silence. 

— Mais vous disiez tout à l'heure que c'était une très vieille 
querelle ! reprit Desmauves. 

— Dame oui. Il y a longtemps, ce me semble, que Socrate 
est mort. 

— Eh bien? 

— C'est lui qui s'avisa le premier de la susciter. Les beaux 
esprits d'Athènes professaient que, suivant les circonstances et 
l'intérêt du moment, on peut à son gré plaider le pour et le 
contre. Socrate osa répondre aux rhéteurs qu'il y a dans la con- 
science humaine des principes primordiaux qu'on ne peut en- 
freindre sous aucun prétexte. Et comme c'était un rude homme, 
qu'entre ses mains l'ironie cinglait dur, les honnêtes gens d'alors 
l'accusèrent de sacrilège... Et, pour avoir proclamé très haut 
ce que vous pensez, mon cher enfant... Socrate dut boire la 
ciguë... 

Quant à moi, je ne prends pas parti aussi nettement. 

— Pourtant ! 

— Eh ! eh ! mon cher, je ne me sens pas de taille ! Plus vieux 
que vous, j'ai subi davantage cette empreinte, cette marque que 
laisse le harnais sur l'encolure de la bête, car toute profession 
suppose un joug. La déformation professionnelle de l'avocat fait 
qu'il ne juge plus avec son sens personnel, mais avec le souvenir 
de coutumes, de pratiques. Oui , toute profession atrophie quelque 
chose chez Thomme, celle-ci son jugement, celle-là sa bonté, telle 
autre sa fierté, ou sa sensibilité. 

— Alors notre métier serait immoral? 

— ... A la longue, oui. Il nous altère le jugement : nous ne 
voyons plus jaune ce qui est jaune ni rouge ce qui est rouge, 
nous voyons ce que la cause nous commande de voir. Le pis c'est 
que nous n'en convenons jamais. Nous nous targuons de pouvoir 
soutenir tour à tour — sans danger pour nous-mêmes — les 
thèses les plus contradictoires, prôner les systèmes les plus in- 
sensés, défendre aujourd'hui un financier taré, demain une bande 
d'anarchistes. 



630 REVUE DES DEUX MONDES. 

— Vous êtes effrayant! Mais, avec de pareilles idées, com- 
ment vous consolez-vous du mal que vous semez sur votre 
route ? 

— En pensant que la responsabilité passe bien plus haut 
que ma tète. La société, mon bon, est en train de se désagréger. 
Un vent d'anarchie souffle de partout, et la bourgeoisie semble 
se faire un jeu d'ajouter au désarroi général par les déconcertans 
verdicts que rendent ses jurys d'assises. Ce ne sont qu'acquit- 
temens sur acquittemens. Tel gredin qui avouait est absous 
parce que le président d'assises est un poseur dont les traits 
d'esprit agacent le jury. Telle fille qui a vitriolé son amant 
se voit acquittée parce qu'e//e a trop souffert de se voir aban- 
donnée. (Il paraît que souffrir, vous donne le droit de brûler les 
yeux des autres.) Un mari tue l'amant de sa femme, — acquitté! 
Son acte prouve péremptoirement qu'il aimait énormément sa 
femme, — sentiment à encourager, se disent les bons jurés. 
Mais en voici un autre qui tue, non plus l'amant, mais sa femme, 
la mère de ses enfans. Qu'à cela ne tienne, on l'acquittera aussi 
parce que le meurtrier portait très haut le sentiment de l'hon- 
neur. 

Aujourd'hui nos jurys semblent composés de gens sans 
caractère, ne pensant qu'à eux-mêmes, dissimulant leur faiblesse, 
leur veulerie sous des dehors de sensiblerie, et acquittant afm 
de recueillir les applaudissemens du populaire, — toujours en 
secrète sympathie avec les violens. 

Et alors qui donc est le plus coupable, de Tavocat qui entraine 
le jury, ou du jury qui ne demande qu'à se laisser entraîner? 

— Mais comment faire pour réagir? 

— Modifier le jury! Autrefois le président était son guide, 
un guide que le législateur avait jugé indispensable. Il avait 
mission de résumer les débats. Aujourd'hui plus de résumé. 
On a dit que ce résumé était partial pour l'accusation. Possible! 
Mais cette partialité compensait-elle l'avantage qu'a l'avocat 
d'avoir le dernier mot, toujours? En tout cas, depuis qu'il est 
sans guide, le jury rend des décisions dix fois plus incohérentes 
qu'auparavant. 

Peut-être pourrions-nous emprunter aux Anglais le meilleur 
de leurs tribunaux, celui qui repose sur un système mixte, le 
système de la cour de l'Amirauté, — un magistrat assisté de 
deux armateurs — le jury et la cour jugeant ensemble, l'élément 
répressif, représenté par les magistrats de carrière, balancé par 
l'élément d'indulgence, les jurés. De cette façon la décision 



REMORDS Ij' AVOCAT. 631 

serait motivée, progrès immense, — car une justice dispensée de 
donner le pourquoi de ses arrêts, dispensée d'être logique, n'a 
jamais rien valu. 

Pour en revenir à vous, mon brave ami , je crois que votre 
seul tort est de n'avoir pas assez bien gardé votre langue. 

Et ([ue diable aviez-vous besoin, vous dont la vue plus per- 
çante distinguait au loin des choses que les autres ne voyaient 
pas, de vous en aller traiter ceux-ci de borgnes ! Ils ne vous ont 
pas compris, et non seulement ils ne vous ont pas compris, mais 
vous leur avez fait l'ellet d'un monsieur très orgueilleux qui 
prétend à une moralité de choix, une moralité extra, et cette 
prétention les a offusqués. Rappelez-vous le mot si triste mais 
si vrai de Stendhal : Diiïérence engendre hostilité. 

Est-ce bien tout ce que vous désiriez de moi?... Il me semble 
que j'ai franchement vidé mon sac?... Pourtant, à voir votre air, 
je parie que vous avez une arrière-pensée sur mon compte. 

— Non, du tout. 

— Si!... et je la devine... Ah, dame, je vous ai tellement 
prévenu contre la sincérité de l'Avocat que vous vous deman- 
dez si je ne viens pas — tout simplement — de vous plaider une 
thèse... Qui sait!... Peut-être!... Oh misère de nous, toujours 
avocassiers, toujours et quand môme!... 

VIII 

■ — Sais-tu ce qui m'arrive ! 

André entrait vivement dans la chambre de sa femme, tout 
pâle, la voix altérée. 

— Quoi?... Qu"as-tu? 

— Lis! 

Et Desmauves, tout débordant d'exaspération, se jeta dans un 
fauteuil. Lucie se mit à lire : 

« Monsieur et cher confrère, 

« J'ai le regret d'avoir à vous faire tenir ampliation de la déci- 
sion prise hier par le conseil, comme suite à la plainte qui avait 
été déposée contre vous il y a un mois, 

« Veuillez agréer l'expression de mes sentimens confraternels. 

« Le bâtonnier, 
« Ravkneau. » 



632 revue des deux 3i0ndes. 

Le Conseil, 
« Considérant que... 



« Considérant en outre que M^Desmauves, — qui, tout d'abord, 
avait déclaré au conseil qu'il n'avait rien à expliquer, l'avocat 
ayant, selon lui, non moins que tout autre citoyen, le droit de 
faire telle visite qu'il lui convient, — parut enfin se rendre compte 
de ce que cette attitude avait de peu déférent pour le tribunal de 
discipline devant lequel il comparaissait. Qu'alors, tout à coup, 
il déclara que sa démarche au château de M. de Kergans était 
inspirée par le désir de causer avec celui qui fut chef du jury 
dans une affaire, où ledit avocat avait plaidé. Que questionné 
par le bâtonnier sur ce qu'il voulait demander à M. de Ker- 
gans, ledit avocat a répondu, non sans un embarras visible, 
qu'il espérait rassurer sa conscience que troublaient certains re- 
mords {sic), à propos de la défense qu'il avait présentée pour un 
nommé Drounigueu. Qu'invité àpréciser en quoi consistaient ces 
remords, ]\P Desmauves a répliqué que c'était là chose intime 
qu'il croyait n'avoir point à développer devant le Conseil. 

« Attendu que cette explication tardive revêt tous les ca- 
ractères de l'invraisemblance. Qu'on ne saurait en eft'et conce- 
voir qu'un avocat puisse sérieusement douter de l'honorabilité de 
ses actes, alors que, conformes aux habitudes professionnelles, ils 
ne sont que l'accomplissement de son ministère. Que si pourtant, 
en l'occurrence. M® Desmauves éprouvait quelques inquiétudes, 
il les devait soumettre à l'appréciation du bâtonnier, mais, que en 
aucun cas, un barreau ne saurait tolérer qu'un de ses membres s'en 
aille confier à un inconnu les débats qu'il peut avoir avec soi-même 
à l'occasion des devoirs de sa fonction. Qu'en l'espèce fermer par 
indulgence les yeux sur de tels agissemens serait encourager 
l'esprit de dénigrement de la carrière d'avocat, en même temps 
que permettre à des personnalités sans mandat, étrangères à la 
profession, de discuter des questions qui ne les regardent nulle- 
ment. 

« Qu'il n'y a donc rien à retenir des explications de M*" Des- 
mauves, sinon qu'elles témoignent de regrettables tendances à 
une sorte de rébellion contre des traditions séculaires, — ten- 
dances d'autant moins excusables que la profession d'avocat jouit 
du renom mérité d'être, entre toutes les carrières, celle où l'indé- 
pendance morale de chacun est le mieux sauvegardée. 

« Considérant que, de ce qui précède, résulte unfaisceau de pré- 



REMORDS d'avocat. 633 

somptions que ce serait bien plutôt dans le Lut d'intriguer pour 
obtenir l'importante clientèle du comte de Kergans, que M-^ Des- 
mauves s'est rendu au château. Qu'incorrects au premier chef, de 
tels agissemens méconnaissent formellement les règlemens de 
rOrdre, et enfreignent cette scrupuleuse délicatesse qui est l'hon- 
neur et comme l'apanage du Barreau en général. 

« Le Conseil, à la majorité, décide qu'il y a lieu de prononcer 
contre M'^' Desmauves la peine de la réprimande. » 

— Ah, mon pauvre André, s'écria la jeune femme, mais c'est 
une infamie qu'ils te font là ! 

L'émotion qui secouait Desmauves était si vive qu'il ne pou- 
vait articuler un mot. La bouche crispée il s'agitait, marchait par 
la chambre, les poings serrés. Par instans il semblait tellement 
hors de lui qu'on eût dit qu'il allait pleurer de rage. 

L'accuser de man(jU('r de délicatesse, lui, l'homme par excel- 
lence des plus délicats scrupules... Le flétrir du soupçon de basses 
convoitises!... Oh ! 

— Après tout, hasarda la jeune femme qui essayait de calmer 
son mari, après tout, — une réprimande... c'est seulement... 
quelques mots désagréables à entendre, n'est-ce pas? On en prend 
ce qu'on veut, ce me semble. 

Desmauves eut un regard irrité. Quoi, elle ne comprenait pas ! 
Mais, précédée de considérans pareils, la réprimande devenait 
une insulte sanglante! 

Et il continua à arpenter la chambre à grands pas. 

Puis soudain, il s'en voulut de méconnaître l'afTectueuse 
pensée de sa femme; alors, allant à elle, il la prit dans ses bras 
et l'embrassa longuement : 

— Ah, c'est bon, c'est bon de ne pas se sentir seul dans ces 
momens-là ! 

Mais un bruit de pas montant vivement l'escalier les fît 
s'écarter l'un de l'autre. On frappait à la porte, la bonne sans 
doute. 

— Madame, c'est un vieux monsieur qui demande... 

— Le vieux monsieur, c'est moi, cria d'en bas Singuerlet. qui, 
deux minutes plus tard, entrait en tourbillon, sa serviette sous le 
bras. C'est moi qui viens voir si mon brave ami Desmauves 
supporte en homme le coup de Jarnac que ces imbéciles... En 
somme (et il lui tapotait amicalement le bras) cela ne peut vous 
atteindre... C'est incompréhensible!... il parait qu'ils le regret- 
tentdéjà... Je ne sais pas ce que vous leur avez fait, mais, croyez- 



634 



REVUE DES DEUX aïONDES. 



moi il y a du Capitrel là-dessous... Quelle fatalité ! figurez-vous que 
les deux têtes du conseil. Raveneau et de Brécival étaient dans leur 
lit et n'ont pas pris part à la délibération. 

« Et puis... dans la discussion, j'ai peut-être été un peu 
vif... » 

Et Singuerlet eut le sec clappement de langue d'un homme 
mécontent. 

— Croyez- vous vraiment que vous y pouviez quelque chose? 
fit doucement Desmauves qui s'apaisait peu à peu et trouvait le 
courage de sourire. 

— Mais si, mais si!... J'ai eu le tort de m'emporter, de coller 
aux gens leurs vérités par la figure... Il y en a un à qui je n'ai pas 
mâché qu'il était un tartufe... Enfin tout cela ne vous atteint 
pas ! Quand elle vise à discréditer un homme comme vous, une 
pareille mesure est sans portée, sans la moindre portée [...Allons, 
je vois avec plaisir que le moral du proscrit est bon, tant mieux, 
tant mieux. Et puis vous savez, si le cœur vous en dit, allez en 
appel devant la Cour... Je serai votre homme. 

— Merci, je n'attendais pas moins de vous... Je verrai... 

Ei maintenant au revoir, mon ami... Je suis attendu... Ma- 
dame... serviteur!... Et bébé... va bien? Parlait!... 

— Sans portée, sans portée!... murmurait André un peu 
calmé, en apparence, mais toujours très ému. Il en prend à son 
aise, ce bon Singuerlet. 11 a beau dire, mais si je ne fais pas ré- 
former cette décision par la Cour, de dix ans le conseil de l'Ordre 
m'est fermé. Aujourd'hui, peut-être, la mesure qui me frappe sera 
discutée, même blâmée, je le veux bien, mais dans quelques an- 
nées les nouveaux venus, les jeunes, ne sauront qu'une chose, 
c'est que j'ai été censuré pour un acte « indélicat »... D'un autre 
côté, si je prolonge la lutte... 

— Eh bien, après tout, puisqu'ils le traitent ainsi, pourquoi 
ne quitterais-tu pas le barreau? demande Lucie qui se serre tendre- 
ment contre son mari. 

— Oh bien volontiers!... Quitter cette galère... Quel ouf \e 
pousserai! Et en somme, quand la situation que je trouverais 
en sortant de là serait un peu moins honorifi(jue, qu'importe, 
pourvu qu'on y vive!... Tiens, où t'en vas-tu?... tu sors? 

— Oui, j'ai mon idée, je vais voir maman. Je crois bien que 
nous allons causer très sérieusement, elle et moi. 

— Ta mère!... (Il frappa du pied avec impatience.) Elle pour- 
rait bien avoir sa part de responsabilité dans tout ceci. 



REMORDS d'avocat. 635 

Une scène des plus chaudes, à la fin de laquelle M""' Dérange 
s'est mise tout à coup à fondre en larmes. 

Et aujourdhui revirement complet! Toute d'une pièce, 
la belle-mère a maintenant le cousin Capitrel en abomination; 
elle avoue qu'elle s'était trompée, que ce n'est qu'un fourbe, ce 
fameux « rcmpartdes familles» ; que sa soi-disant sympathie pour 
André cachait une vive jalousie de sa supériorité d'intelligence. 
Ah mais non 1 pas plus que Lucie elle n'entend que son gendre 
dévore en silence cette humiliation. Il ne serait pas un homme 
s'il l'acceptait. Certainement il quittera le barreau, et il leur 
dira pourquoi ! Qu'est-ce qui le ferait hésiter? La difficulté de se 
procurer une nouvelle situation? Avec cela que c'est difficile de 
trouver quand on cherche sérieusement, quand on est laborieux 
et intelligent. Et puis, qu'à cela ne tienne! si André a envie d'une 
place dans l'industrie ou d'un portefeuille d'assurance, M""^ Do- 
range met soixante mille francs à sa disposition ! 

La lettre de démission que Desmauves vient d'adresser au 
bâtonnier fait en ce moment son tour de ville. Généralement on 
la trouve un peu roide. Certains passages ne semblent guère dans 
le style de Desmauves. 

A vrai dire elle est l'œuvre de Delzons, Delzons, le philosophe, 
que la disgrâce d'André a absolument indigné, et qui prétend que 
son ami se doit à lui-même de s'en aller la tête haute, très haute. 



« Qu'il me soit donc permis de m'étonnerque certains d'entre 
vous aient pu ne pas me croire sincère, et attribuer à ma visite 
chez M. de Kergans un motif aussi bas. 

« Que n'ont-ils franchement avoué, ceux-là, que ce qu'ils vou- 
laient atteindre en moi, c'était lesprit dindépendance, l'esprit de 
libre appréciation. 

« Eh bien, messieurs, il faut en prendre votre parti : vous se- 
rez discutés, — quand même! A notre époque l'opinion est sou- 
veraine. Or, en ce moment, elle exige que toute catégorie so- 
ciale justifie à nouveau — et d'autant plus complètement qu'elle 
est plus privilégiée — la légitimité de son but et Ihonnêteté de 
ses moyens, — de tous ses moyens ! 

« Non que notre époque, détruise pour le plaisir de détruire, 
mais parce que le Progrès s'avance inexorablement et qu'à 
chacune de ses étapes les institutions sont modifiées. Seulement 
cette marche, comme elle se fait en zigzags et par soubresauts, les 
contemporains ne savent pas la comprendre. Ignorans de ce qui 



636 REVUE DES DEUX MONDES. 

va venir, voyant seulement ce qui se dissout, ils s'effarent, crient 
à l'abomination , s'imaginent que la société se meurt. Elle ne 
meurt pas, elle se transforme. Notre époque enfante un idéal 
nouveau, une morale plus noble, — et la conscience des hommes 
de demain sera plus exigeante que celle des hommes d'hier. 

« C'est ainsi que j'en suis venu à me demander si l'avo- 
cat qui, ne doutant point de la culpabilité d'un accusé, met 
cependant tout en œuvre pour lui faire esquiver le châtiment, 
ne devient pas, dans une certaine mesure, un complice de ce cri- 
minel. Outrageante pour vous, subversive, sacrilège, cette ques- 
tion? mais des magistrats se la sont posée aussi. — « Ils avaient 
tort! » — C'est possible, encore convient-il de le démontrer, au 
lieu de proclamer comme un dogme l'intangibilité de vos habi- 
tudes , et de décréter qu'il y a lèse-majesté à les discuter. — 
Oui, vous serez discutés! Aujourd'hui, quand on ne lui ouvre 
pas la porte, l'esprit critique défonce la muraille et pénètre par 
la brèche. 

(( Pour me trouver coupable il vous a fallu aller jusqu'à pré- 
tendre que je ne savais pas respecter ma profession. Eh bien, 
cette profession, messieurs, je l'aimais tant, je la respectais tant, 
que je la rêvais plus belle, que je la rêvais plus noble, que je la 
rêvais plus respectable encore ! » 

Masson-Forestier . 



LA GRANDE ÉPREUVE 



DE LA PAPAUTE 



La France et le Grand Schisine d'Occident, par Xoël Valois, 2 vol. in-S"; Paris, Picard. 

Si la durée de la papauté est à ce point prodigieuse que la 
constatation en est devenue un lieu commun jusque dans la 
bouche des ennemis du saint-siège, cette durée toutefois est moins 
étonnante que la continuité dont la papauté est seule à donner 
l'exemple. De l'Iilmpire, auquel on Ta si souA'ent comparée, rien 
ne subsiste plus que le nom ; il faudrait en effet une singulière 
puissance d'imagination ou un étrange oubli des réalités de l'his- 
toire pour considérer Guillaume II, ou même François-Joseph, 
comme l'héritier des Césars, tandis qu'aux yeux de tous, des 
orthodoxes comme des hérétiques, des chrétiens comme des 
infidèles, des croyans comme des athées, Léon XIII se rattache 
directement à saint Pierre par la suite auguste et ininterrompue 
des souverains pontifes. Seule en ce monde, la papauté voit dans 
son présent le prolongement de son passé. Les circonstances ont 
beau changer, son histoire présente toujours un intérêt assez 
actuel pour être celle que l'on raconte avec le moins d'impartia- 
lité. On n'y trouve guère, même dans les siècles les plus reculés, 
de fait qui ne suggère des rapprochemens avec tel autre qui se 
produit aujourd'hui ou des enseignemens en vue de celui qui se 
produira demain. En revanche, telle évolution qui se fait sous nos 
yeux et dont le sens nous échappe, se justifie par une expérience 
remontant à quinze siècles. Plusieurs à notre époque s'étonnent 
et s'attristent en voyant la papauté se séparer de ses amis les 
plus anciens et les plus fidèles pour tendre la main à des enne- 



638 REVUE DES DEUX MONDES. 

mis à peine réconciliés et qui ne semblent guère se hâter de 
répondre à ses avances. On l'accuse d'innover follement : on se 
trompe, elle se souvient. 

Elle se souvient que, lorsque cet empire romain, dont on avait 
pris l'habitude de confondre le nom avec celui de la civilisation, 
fut sur le point d'être submergé par le flot des invasions barbares, 
l'Eglise, se sachant nécessaire au salut de l'humanité, eut l'étrange 
courage de séparer son sort de celui des Césars chrétiens, de rom- 
pre avec le glorieux passé qui avait fait de l'empire quelque chose 
comme la forme définitive et sacrée du gouvernement du monde, 
et d'aller aux masses terribles qui promenaient l'incendie et le 
pillage là où l'empereur n'avait plus assez de force pour faire 
régner la félicité romaine. Comprenant que le monde ne pouvait 
être sauvé que par l'infusion d'un sang nouveau, elle osa dire 
par la bouche de Paul Orose : « Si la conversion des barbares 
doit être achetée au prix de la chute de Rome, il faut encore 
s'en féliciter. » Parole efl"rayanle et qui dut paraître blasphéma- 
toire aux générations qui l'entendirent, mais que l'histoire a jus- 
tifiée! Qui donc oserait aujourd'hui reprocher aux chefs qui ont 
guidé l'Eglise à travers ces orages, d'avoir, pour emprunter 
l'expression d'un historien moderne, M. Godefroid Kurth, « har- 
diment donné leur coup de barre dans la direction do l'avenir?» 

Là où l'empire avait péri, la papauté a survécu. Elle traversa 
bien d'autres crises, mais le fait d'avoir résisté à la plupart de ces 
épreuves ne lui est pas particulier. Elle à subi les persécutions, 
les usurpations et la tyrannie des pouvoirs laïques ; mais d'autres 
puissances morales ont été en butte à de semblables violences et 
y ont, comme elle, trouvé une nouvelle force. Elle a survécu aux 
rébellions des hérétiques, aux démembremens de l'Eglise qui 
suivirent les révoltes des schismatiques tels (jue Photius, aux 
attaques des philosophes ; mais bien des souverainetés humaines 
ont survécu, elles aussi, à des révoltes, à des démembremens et à 
des attaques. Elle a fait plus : elle a survécu à l'indignité de quel- 
ques-uns de ceux qui ont porté la tiare, aux trahisons d'un Sixte lY, 
aux lâchetés et auxdébordemens d'un Alexandre VI; mais com- 
bien de monarchies ont survécu à des rois indignes? Sa force de 
résistance, pour merveilleuse qu'elle soit, ne suflirait pas à la 
revêtir d'un caractère surnaturel, s il ne lui avait été donné, à un 
moment de son histoire, de triompher de la loi commune im- 
posée à tout ce qui est humain par Celui-là même qui a donné un 
chef à l'Eglise. « Toute maison divisée contre elle-même périra», 
a-t-il dit, et ses paroles ont toujours trouvé dans les faits uni; 
implacable conlirmation. Seule la papauté, comme pour mani- 



LA GKANDE ÉPREUVE DE LA PAPAUTÉ. 639 

lester au monde sa divine origine, a pu sortir victorieusement 
d'une épreuve fatale à tout ce qui n'est pas elle. 

Plus d'une fois déjà un pape s'était vu opposer un antipape. 
C'était jK'esque toujours la créature d'un empereur, et ceux qui le 
soutenaient n'agissaient que dans un intérêt politique. Mais un 
jour vint où deux papes, élus successivement par les mêmes élec- 
teurs, se trouvèrent en présence, chacun portant la tiare avec assez 
d'apparences de légitimité pour qu'il ait été impossible à l'Egiise 
elle-même d'effacer l'un d'eux de la liste des souverains pontifes, 
ni de renier les décisions de l'un ou de l'autre, auxquelles elle 
accorde encore aujourd'hui une égale autorité. La barque de 
Pierre s'était rompue en deux; cependant, loin de sombrer comme 
on devait le croire, les épaves surnagèrent. Longtemps, sous des 
pilotes ennemis, ballottées par les tempêtes d'un des siècles les 
plus trou bh'S de l'histoire, elles faillirent se briser mutuellement, 
jusqu'au jour où, grâce aux efforts communs des naufragés, elles 
finirent par être indissolublement réunies sous un seul chef. 

Certes, pour aboutir à ce résultat, il avait fallu que le désir 
de réunion fût bien général ; mais nulle part il ne fut plus sin- 
cère que dans notre pays. En cela, les Français ont montré une 
abnégation toute contraire à l'esprit d'égoïsme national qu'on leur 
a si souvent reproché. 

Ils auraient assurément trouvé de grands avantages à ce 
qu'Avignon restât le siège de la papauté. En admettant même 
que personne d'autre en Europe n'eût reconnu le pontife citra- 
montain, nos rois auraient eu tout intérêt à le garder comme une 
sorte de patriarche d'une église nationale. Un Henri VIII n'y eût 
pas manqué, et certaines gens, paraît-il, n'y auraient pas vu d'in- 
convéniens. « Peu importe le nombre de papes, disaient-ils, et 
qu'il y en ait deux ou trois, voire même dix ou douze ! Chaque 
royaume peut bien avoir le sien. » Mais l'horreur même que ma- 
nifestent les théologiens de la Sorbonne, en rapportant ces étranges 
propos, montre combien le sentiment de l'universalité de l'Eglise 
était enraciné dans la plupart des cœurs, et combien aussi les 
Français tenaient à conserver leur rôle de défenseurs du Saint- 
Siège. Au xiv" siècle, — l'auteur du livre dont cet article est 
inspiré, le rappelle fort à propos, — plus d'un auteur français se 
plaisait à constater que « dans les crises de l'Eglise, les rois de 
France avaient toujours choisi le bon parti, toujours soutenu et 
parfois restauré le pontife légitime. On oubliait les querelles d'un 
Robert, d'un Philippe F'', d'un Philippe IV avec le Saint-Siège. 
La dynastie française, qu'on faisait remonter à Charlemagne et à 
Clovis, apparaissait comme une lignée miraculeuse préposée à la 



CAO REVUE DES DEUX MONDES. 

garde du sanctuaire. » Le séjour des papes en Avignon avait été 
bien vu parce qu'il semblait placer le clief de l'Église universelle 
sous la protection exclusive de la France, protection que le 
schisme transformait presque en tutelle ; mais du jour où la 
France saperont que, loin d'exercer cette tutelle, elle risquait de 
n'être plus que la gardienne d'un pontife discrédité, elle accepta 
tous les sacrifices matériels pour reprendre dans le monde sa 
place de fille aînée de l'Eglise une et catholique. 

On ne peut nier cependant que l'esprit, ou même l'intérêt 
national, ait eu de l'influence sur l'origine et sur la durée du 
schisme; mais cette influence se faisait sentir de part et d'autre. 
Etaient-ils désintéressés, ces paroissiens de Sainte-Cécile-au- 
Transtévère qui, cherchant àimposer à leur cardinaldc nommer un 
pape romain ou pour le moins italien, lui disaient tout crûment, 
le lendemain de la mort de Grégoire XI : « La vérité, la voici : 
depuis la mort du pape Boniface, la France se gorge de l'or 
romain; nous voulons nous gorger de l'or français. » Il faut 
reconnaître d'ailleurs que nos pères n'étaient pas étrangers non 
plus à des préoccupations du môme ordre. Cent ans plus lard, 
lorsque la papauté était définitivement rétablie à Rome, ils par- 
laient mélancoliquement de « l'évacuation de la pécune » et des 
longues files de mulets qui allaient porter au delà des Alpes l'or 
et l'argent de France. Mais, plus encore que ces grossiers intérêts, 
l'amour-propre national eut assez de puissance pour se faire 
sentir jusque dans les travaux d'historiens postérieurs de plu- 
sieurs siècles à l'extinction du schisme; Baluze et Rinaldi, par 
exemple, n'ont pu s'empêcher d'adopter les préférences de leurs 
ancêtres et de prendre parti, suivant leurs origines, pour Rome 
ou pour Avignon. 

On attendait toujours un exposé impartial des faits; M.Noël 
Valois nous l'a enfin donné, et l'on ne saurait lui en être trop 
reconnaissant quand on voit à quelles immenses recherches il a 
dû se livrer pour l'établir de manière à défier les critiques les 
plus exigeans. Que l'on ne s'y trompe pas cependant; l'auteur 
n'est pas de ceux qui se figurent avoir fait œuvre d'historien 
lorsqu'ils ont mis bout à bout une masse indigeste de documens. 
Chez lui, la soliditi' de l'érudition n'ôte rien à l'animation du 
récit ni à la clarté de l'exposition. Quant à son impartialité, elle 
ne consiste pas, ainsi qu'il arrive trop souvent, à prendre aveu- 
glément le contre- pied de l'opinion reçue dans le milieu où l'on 
vit. Rompant sans fracas avec les historiens français qui l'ont 
précédé, M. Valois ne cache pas que, même sans pression exté- 
rieure, celui qui fut Urbain VI aurait sans doute réuni la majo- 



LA GRANDE ÉPREUVE DE LA PAPAUTÉ. G41 

rite des suffrages; que, dans les jours qui suivirent le conclave, 
les cardinaux, même les plus hostiles par la suite, firent tous 
acte d'hommage au nouveau pontife; enfin qu'ils ne pensèrent à 
créer un autre pape que lorsque les caprices et les violences du 
premier élu leur eurent l'ait chercher, dans les circonstances irré- 
gulières de son élection, un prétexte à se débarrasser de lui. 
A qui veut connaître la crise la plus grave traversée par la papauté, 
il est donc indispensable d'étudier minutieusement ces circon- 
stances ; grâce à l'attachant récit de M. Valois, une pareille 
tâche est désormais facile. 



I 

« Romain nous le voulons, ou au moins Italien ! » tel était le 
cri que, durant la semaine qui suivit la mort de Grégoire XI, les 
cardinaux présens à Rome ne cessaient d'entendre répéter partout : 
dans leurs réunions quotidiennes autour du cercueil du pape 
défunt, par les officiers municipaux qui venaient en corps apporter 
les vœux des Romains; dans les églises, par les paroissiens qui 
exprimaient plus ou moins impérieusement leurs désirs ; chez eux 
enfin, par les délégués qui se présentaient au nom du peuple. 
Dans les rues, c'était encore le même cri, mais accompagné cette 
fois de menaces peu équivoques. « S'il ne l'est pas, par la sang- 
Dieu! tous ces Français et ultramontains seront mis en pièces, 
et les cardinaux les premiers! » L'impatience populaire était telle 
qu'elle n'avait même pas attendu, pour se manifester, que Gré- 
goire XI eût rendu le dernier soupir; elle ne cessa de grandir 
pendant les neuf journées qui précédèrent l'élection pontificale. 
Voulant être seul maître du sacré-collège, le peuple s'était fait 
donner la garde du conclave, et usant de l'étrange privilège 
suivant lequel les nobles voyaient leur séjour subordonné à son 
bon plaisir, il leur signifia d'avoir à s'éloigner sous trois jours, 
pendant qu'il laissait entrer des troupes de contadini qui venaient 
lui prêter main-forte à grand bruit de trompettes et de tambou- 
rins; enfin, craignant que les cardinaux n'échappassent à son 
influence en allant procéder au scrutin hors de Rome, il avait 
fait garder les portes et saisir les voiles et les gouvernails de tous 
les bateaux du Tibre. 

Devant ces préparatifs menaçans, les prélats, les gens appar- 
tenant à la cour pontificale se hâtaient de mettre en sûreté leurs 
personnes ou tout au moins leurs biens ; cependant la plupart des 
cardinaux ne paraissent pas s'être effrayés outre mesure. Us 
demandèrent vainement le renvoi des paysans, ils obtinrent la 
TOME cxxxv. — 1896. 41 ' 



642 REVUE DES DEUX MONDES. 

nomination d'un capitaine chargé de garder la cité Léonine ; 
mais ils ne songèrent ni à appeler les compagnies d'aventuriers 
bretons et gascons qui se trouvaient dans le voisinage, ni à se 
renfermer dans l'inexpugnable château Saint-Ange dont le châ- 
telain français, Pierre Gandelin, était aussi sûr qu'énergique. C'est 
tout au plus si, avant de se rendre au Vatican, quelques-uns 
d'entre eux montrèrent qu'ils avaient conscience du danger en 
dictant leur testament, ou en prenant congé de leurs amis avec 
plus d'émotion que de coutume. 

Bailleurs, si l'émeute qui grondait dès lors et qui éclata pen- 
dant le conclave, précipita le vote des cardinaux, elle ne paraît 
pas avoir modifié le choix qu'ils avaient dû faire à l'avance. Sur 
seize membres du sacré-collège présens à Rome, le groupe ou, 
suivant l'expression consacrée, la faction la plus nombreuse était 
la faction limousine. Composée de sept cardinaux, elle avait pour 
noyau les membres du clergé limousin qui avaient reçu le cha- 
peau sous les papes Clément VI, Innocent VI et Grégoire XI. La 
îaction française proprement dite comptait cinq membres, au 
nombre desquels se trouvait l'Espagnol Pierre de Luna. Enfin, 
quatre cardinaux seulement avaient vu le jour en Italie. C'était 
cependant l'un d'eux qui semblait devoir obtenir le plus de 
suffrages, et — le croirait-on? — ce résultat était dû aux efforts 
de la faction française et principalement à ceux du futur Clé- 
ment VII, Robert de Genève. On avait d'abord pensé au vieux 
cardinal de Saint-Pierre-ès-Liens,Tibaldeschi; puis, sur son refus 
et dans la prévision de l'exclusion qui pourrait être prononcée 
contre les autres cardinaux italiens, l'accord avait fini par se faire 
sur le nom dun prélat n'appartenant pas au sacré-collège, 
Barthélémy Prignano, archevêque de Bari. Sujet de la reine 
Jeanne de Naples, Prignano semblait pouvoir compter sur le bon 
vouloir de cette princesse que sa situation, comme feudataire et 
comme voisine du saint-siège, obligeait à ménager; ancien étu- 
diant de l'Université de Paris, ayant vécu à la cour d'Avignon 
où il avait longtemps suppléé le chancelier, il s'était trouvé en 
relations avec tous les cardinaux. On le savait habile eu affaires, 
pur dans ses mœurs; on le croyait humble et conciliant. Ceux 
qui furent par [la suite les plus ardens Clémentins le regardaient 
alors comme l'Italien le plus digne d'être élu. On pouvait donc 
espérer qu il réunirait au moins neuf ou dix voix, chiffre très 
voisin de la majorité des deux tiers nécessaire à la validité du 
scrutin. Son élection était assurée, et les violences qui l'entou- 
rèrent eurent des conséquences absolument contraires aux désirs 
dé leurs auteurs; elles fournirent un prétexte à ceux qui décla- 



LA GRANDE ÉPREUVE DE LA PAPAUTÉ. 643 

rèrent « entaché d'impression » le choix d'un pape italien, et 
permirent de lui opposer un autre pape qui reporta au delà des 
monts le siège pontifical. 

Lorsque le 7 avril 1378, entre 4 et 3 heures du soir, Robert 
de Genève traversa la place Saint-Pierre pour gagner le Vatican 
où devait avoir lieu le conclave, il dut ne pas juger superflue la 
précaution qu'il avait prise de revêtir une cuirasse sous soii 
rochet. Vingt mille personnes, parmi lesquelles des femmes, des 
curieux, mais surtout des hommes armés, couvraient la place, 
les marches de la basilique, débordaient sur la vigne voisine du 
palais, encombraient les fenêtres et jusqu'aux toits des maisons 
voisines. Au passage des cardinaux, des clameurs de toute sorte 
s'élevaient; mais prières ou menaces étaient toujours dominées 
par le même cri : « Romain nous le voulons, ou du moins Italien ! » 
Cependant l'entrée des membres du sacré-collège se fit régulière- 
ment jusqu'au moment où les bannerets remplacèrent les soldats 
delà garde pontificale par des Romains. Un grand nombre de gens 
fort étrangers au conclave en profitèrent pour s'introduire à la suite 
des derniers cardinaux, qu'ils poursuivirent pendant deux heures 
de propos qui, pour être moins brutalement exprimés que ceux 
de la foule du dehors, n'étaient ni moins significatifs ni plus 
rassurans. 

Ces gens d'ailleurs n'agissaient pas au hasard : ils voulaient 
empêcher la clôture des portes jusqu'à ce que les chefs de quar- 
tier de la ville, les Caporioni, fussent venus faire une dernière 
démarche auprès du sacré-collège. Il était déjà plus de 7 heures 
du soir; l'évêque de Marseille, Guillaume de la Voulte, garde du 
conclave, perdant la tête, s'était réfugié dans sa chambre; les 
cardinaux soupaient dans les leurs, quand les Caporioni se pré- 
sentèrent en armes et demandèrent aux électeurs l'engagement 
formel de voter pour un pape romain ou italien. Ils durent se 
contenter de l'assurance que le choix serait fait conformément 
aux intérêts de l'Eglise romaine. Après leur départ, l'évêque de 
Marseille ferma derrière eux la dernière porte du conclave; 
mais au lieu de la faire murer, il eut le tort de se borner à faire 
clouer deux grosses pièces de bois en travers des battans. 

Les coups de marteau frappés pendant ce travail, en donnant 
à croire à ceux du dedans que l'on tentait de forcer leur retraite, 
furent le prélude des agitations de la nuit. Au dehors, les cardi- 
naux entendaient les grondemens de la foule se ruant sur les 
celliers pontificaux dont les tonneaux défoncés roulaient sur les 
dalles; sous leurs pieds, ils sentaient les planchers ébranlés par 
les coups de pique et de bâton, prêts à s'enflammer aux feux 



644 REVUE DES DEUX MONDES. 

allumés en plein milieu des salles envahies du rez-de-chaussée, 
tandis que sans relâche retentissait le même cri : « Romaiio, Romano 
lo volemo o Italiano! » Seul, le vieux Tibaldeschi dormaitau milieu 
du tumulte et ronflait assez fort pour être entendu à travers les 
cloisons de sa cellule. 

Vers le matin, les membres du conclave crurent que le calme 
allait se rétablir et commencèrent à dire paisiblement leurs 
heures ; mais pendant qu'ils assistaient à la messe, un tocsin éloigné 
se fit entendre du côté du Capitole. Déjà les cardinaux se trou- 
blaient, le célébrant lui-même perdait contenance, quand tout 
près deux, les cloches de Saint-Pierre entrèrent en branle, rem- 
plissant le conclave de leurs voix auxquelles se mêlaient d'horri- 
bles clameurs. Un serviteur, envoyé sur le toit, vit un spectacle 
terrifiant : la place était couverte de monde ; des gens accouraient 
encore par les rues qui y convergeaient ; d'autres avaient forcé la 
porte du campanile de Saint-Pierre, et tout en haut, au-dessus 
de la statue de l'apôtre, un homme, cramponné à la croix, agitait 
un chaperon rouge. 

Dans la chapelle, les cardinaux s'efforcent de garder lappa- 
rence du calme et d'écouter le discours d'ouverture du prieur des 
évêques, Orsini, archevêque de Florence; mais dans son trouble, 
l'orateur ne trouve plus ses mots. On frappe au guichet : c'est 
l'évêque de Marseille qui, du dehors, insiste pour que l'on donne 
satisfaction à la foule dont les hurlemens retentissent à travers 
la porte du conclave. Il faut se hâter, car le danger s'accroît. 
K Plutôt élire le diable que mourir », dit entre ses dents le cardinal 
«rAigrefeuille. A quoi bon tarder d'ailleurs, puisque, en fait, le 
choix de la plupart des cardinaux est déjà fixé et qu'il est con- 
forme aux vœux des Romains? « Tenez- vous tranquilles, » crie 
Orsini par le guichet ; « demain, avant tierce, vous aurez un pape 
romain ou italien. » Mais la foule surexcitée devient plus exi- 
geante; c'est tout de suite qu'elle le veut, u Tenez- vous en paix, 
reprend Aigrefeuille. Je vous promets que vous l'aurez avant la 
fin du jour, » et, sur l'heure, après une rapide discussion, tandis 
que les con clavistes mettaient en lieu de sûreté les rares objets de 
valeur apportés au Vatican par les cardinaux, lo voix sur 16 
se prononcent pour Barthélémy Prignano, archevêque de Bari. 
Avant de proclamer le nouveau pape, il ne restait plus qu'à con- 
naître l'acceptation de l'élu. 

Mais, comme dans toutes les émeutes, les exigences du peuple 
croissaient d'heure en heure. Le choix d'un Italien ne lui suffisait 
plus : il lui fallait un Romain, et il le lui fallait immédiatement. 
Les prieurs des cardinaux, appelés encore une fois au guichet par 



LA GRANDE ÉPREUVE DE LA PAPAUTÉ. 6i5 

les bannerets, essayent en vain de parlementer, et Orsini, perdant 
patience, se laisse aller à un mouvement assez peu digne d'un 
prince de l'Eglise : « Allez, pourceaux de Romains! vous nous 
assommez. Vous autres, faites retirer la foule. Ah! si je sortais 
d'ici avec un bâton, comme je vous jetterais dehors!... » Puis, 
saisissant un moment de calme, il charge Févêque de Marseille 
de mander au palais Prignano et six autres prélats. Avant que 
ceux-ci aient eu le temps d'arriver, la foule qui se presse toujours 
devant la porte en demandant un pape romain, arrache à Orsini 
cette parole ambiguë : « Si vous n'avez pas avant vêpres un pape 
selon vos vœux, coupez-moi en morceaux! » Les cris s'apaisant, 
les cardinaux en profitent pour se mettre à table, pendant que les 
prélats appelés, reçus à dîner par Guillaume de la Voulte, cher- 
chent à deviner pourquoi on les a fait venir. 

Cependant, au sortir du repas, un cardinal, ayant quelques 
doutes sur la validité de l'élection du matin, propose d'élire de 
nouveau Barthélémy Prignano ; mais le plus grand nombre pro- 
clame la chose inutile et déclare persister dans son vote. Voici 
d'ailleurs que le tumulte recommence au dehors, et comme Orsini, 
cherchant à éloigner la foule, lui crie par une fenêtre d'aller à 
Saint-Pierre attendre la proclamation du nouveau pontife, quel- 
ques-uns, comprenant que l'on a choisi le cardinal de Saint-Pierre, 
courent à la maison de Tibaldeschi pour la piller suivant l'usage. 
Le plus grand nombre au contraire, concluant d'un geste d'Orsini 
que le pape n'est pas romain, entrent en fureur et se ruent sur les 
portes du conclave pour les enfoncer. Un mot mal entendu exas- 
père encore la rage des émeutiers. Un Français qui veut les ras- 
surer leur révèle que l'élu est l'archevêque de Bari ; mais sa 
prononciation étrangère fait croire qu'il s'agit du camérier Jean 
de Bar, parent de Grégoire XI, l'un des plus détestés parmi les 
Limousins. Le pusillanime évêque de Marseille livre ses clefs 
dès qu'il voit luire une épée. Un flot d'hommes s'engoufîrant dans 
les portes, escaladant les fenêtres, surgissant des latrines, envahit 
tout à coup le conclave ; les cardinaux qui cherchent à fuir sont 
refoulés. Seul Pierre de Luna montre de la fermeté. Les autres, 
épouvantés par l'éternel cri : « Romano, Romane! » imaginent de 
donner à l'émeute une satisfaction apparente. Ils s'efforcent de 
persuader à Tibaldeschi de se prêter à un simulacre d'intronisation, 
et comme le vieux cardinal refuse, des conclavistes le jettent de 
force sur la chaise pontificale. On lui pose une mitre blanche sur 
la tête, une chape rouge par-dessus ses vêtemens, et devant les 
Romains qui s'entassent dans l'étroite chapelle du conclave, aux 
accens d'un Te Deiim improvisé, on le hisse sur l'autel. 



646 REVUE DES DEUX MONDES. 

En vain ce vieillard impotent proteste ; il secoue la tête pour 
faire tomber la mitre, mais son neveu qui, pris de je ne sais quelle 
folle espérance, ne veut pas perdre une chance inattendue d'être 
le neveu d'un pape, le maintient à coups de poing dans la poi- 
trine tandis que le cardinal de Marmoutiers lui pèse sur les 
épaules. Cette scène repoussante dura plusieurs heures. 

Au milieu des protestations du cardinal de Saint-Pierre-ès- 
Liens, on avait distingué le nom de l'archevêque de Bari, et ce nom 
tout italien avait cependant causé une vive déception aux Romains 
qui avaient pu l'entendre. C'est par leurs cris de colère que Pri- 
gnano connut son élection, qui lui fut enfin confirmée par Tibal- 
deschi, lorsque, échappé à la honteuse supercherie dont il avait 
été la victime et le complice involontaire, le malheureux vieillard 
put gagner la chambre papale où tous deux passèrent la nuit. 
Le tumulte commençant alors à tomber, les cardinaux parvinrent 
à s'échapper du Vatican. Six d'entre eux se réfugièrent au châ- 
teau Saint-Ange, quatre autres sortirent de Rome. De ce nombre 
était Robert de Genève qui, après avoir échangé sa cuirasse de la 
veille contre une armure complète, alla rejoindre, dans le château 
de Zagarolo, son ami Agapito Colonna. 

L'archevêque de Bari était-il vraiment pape? Ne connaissant 
les détails de l'élection que par Tibaldeschi, encore tout troublé 
des émotions qu'il venait d'éprouver, lui-même aurait eu le droit 
d'en douter; mais les cardinaux n'en doutaient pas. Dès le lende- 
main matin, tous ceux qui avaient passé la nuit dans la ville 
accoururent, et parmi eux celui qui, dans la suite, se montra peut- 
être le partisan le plus résolu du schisme, Pierre de Luna. « Nous 
avons élu un vrai pape, disait-il la veille; les Romains m'arrache- 
raient les membres avant de me faire revenir sur l'élection d'au- 
jourd'hui. » Avant le soir, les six cardinaux réfugiés au château 
Saint-Ange avaient suivi l'exemple de leurs collègues, et, sans 
hésitation comme sans regrets apparens, procédaient avec eux à 
l'intronisation du nouveau pontife. Ce fut même l'un d'eux, 
Pierre de Vergne, qui fît au peuple la proclamation sacramen 
telle : « Je vous annonce une grande joie : vous avez un pape et 
il se nomme Urbain VI. » Enfin, dix jours ne s'étaient pas écoulés 
que tous les cardinaux ayant pris part au conclave, même ceux 
qui étaient sortis de Rome, assistaient au couronnement de Bar- 
thélémy Prignano et accablaient le nouvel élu de sollicitations et 
de demandes de faveurs. Rien dans leur attitude ne décelait la 
contrainte ou la peur par lesquelles ils prétendirent expliquer 
leur conduite lorsque, au bout de quelques semaines, ils eurent 
passé de l'absolue soumission à la révolte ouverte. 



L\ GRAINDE ÉPREUVE DE LA PAPAUTÉ. 647 

La cause de ce complet changement, c'est qu'Urbain VI se 
rendit bientôt insupportable à tout ce qui l'entourait. Sans doute 
on ne savait pas encore, on ne sut que six ans plus tard, que cet 
homme conciliant pouvait se montrer à l'occasion le plus cruel 
des tyrans, capable de faire torturer sous ses yeux et de faire 
étrangler des cardinaux soupçonnés de le trahir. Mais son carac- 
tère, longtemps contenu ou longtemps dissimulé, se révéla tout 
autre qu'on ne l'avait cru. Cet habile manquait absolument 
d'adresse ; cet humble était un orgueilleux qui trouva moyen 
d'offenser par ses hauteurs ceux qui, comme la reine Jeanne de 
Naples, s'étaient le plus sincèrement réjouis de son élévation; ce 
pacifique était un agité, tourmenté d'idées de réformes. Sans 
doute plusieurs de ces réformes semblent justes : telles étaient, 
par exemple, celles qui consistaient à obliger les cardinaux à 
retrancher de leur luxe, à réparer à leurs frais les basiliques dont 
ils portaient le titre, à renoncer aux pensions qu'ils recevaient 
des souverains; mais elles ne pouvaient être que mal accueillies 
par le sacré-collège. Quand on sait, en outre, de quelles violences 
était accompagné l'ordre de les exécuter ; quand on voit que le 
prieur des cardinaux s'entendait traiter de fou, et Robert de 
Genève, de ribaud ; que d'autres étaient publiquement accusés de 
crimes ou de malversations; qu'en plein consistoire le cardinal 
de Limoges évitait à peine un soufflet de la propre main de Sa 
Sainteté, on conçoit facilement que ceux qui avaient été en butte 
à de semblables brutalités aient été trop heureux de trouver, dans 
les scènes tumultueuses au milieu desquelles ils avaient élu cet 
étrange pontife, quelque moyen de s'en défaire. 

L'âme du mécontentement était Jean de la Grange, évêque 
d'Amiens, qui passait à tort ou à raison pour être l'homme du roi 
de France. Ce cardinal ne s'était pas trouvé à Rome lors du con- 
clave, et il gardait certains doutes sur la légitimité d'Urbain VI, 
dont la personne lui déplaisait d'ailleurs. Cependant, dès son 
arrivée, le 26 avril, il n'hésita pas avenir baiser le pied du saint- 
père, et même, lorsqu'il fut à son tour l'objet d'une de ces sorties 
auxquelles personne n'échappait, sa réponse contenait un acte de 
reconnaissance implicite d'autant plus significatif que les termes 
en étaient moins ménagés : « Vous êtes maintenant pape ; je ne 
puis pas vous répondre. Si vous étiez encore le petit archevêque 
de Bari, je dirais à ce petit archevêque qu'il en a menti par sa 
gorge. » 

Le premier à se rapprocher du cardinal d'Amiens fut Robert 

de Genève ; tous deux encouragèrent le commandant du château 

< Saint-Ange à ne point livrer cette forteresse au saint-siège. Puis 



648 REVUE DES DEUX MONDES. 

l'évolution s'accentua : Pierre de Luna, qui paraît avoir toujours 
agi d'après une conviction sincère, se sentait naître des doutes et 
consultait des textes de droit. 

Enfin, pendant les mois de mai et de juin, sous prétexte de 
fuir les chaleurs, les cardinaux citramontains sortirent peu à peu 
de Rome et gagnèrent séparément Anagni. Bien qu'ils fussent 
restés d'abord en correspondance avec le pape, leurs intentions 
ne demeurèrent pas longtemps équivoques après qu'ils se sentirent 
à l'abri derrière les 200 lances que le capitaine gascon, Bernardon 
de la Salle, était venu mettre à leurs ordres en passant sur le corps 
des Romains au Ponte Salaro. Le 9 août, Prignano était déclaré 
intrus, et ses adversaires, forts de l'appui de la reine Jeanne de 
Naples et d'Honoré Caetani, gouverneur de Campanie, qui, 
comme eux, avaient à se plaindre du pape, allaient, sur les do- 
maines de Caetani, tenir un nouveau conclave à Fondi. Bientôt 
Urbain VI n'eut plus auprès de lui qu'un seul cardinal, celui qui 
avait passé avec lui au Vatican l'orageuse nuit du 8 au 9 avril, 
Tibaldeschi ; encore celui-ci touchait-il à ses derniers momens. 
Les trois autres membres italiens du sacré-collège étaient allés à 
Fondi rejoindre leurs collègues. Ils s'abstinrent néanmoins de 
prendre part au vote et se bornèrent à assister à la séance dans 
laquelle, le 20 septembre, les treize citramontains, à l'unanimité 
moins une voix, élevèrent Robert de Genève au pontificat sous le 
nom de Clément Vil. 

Dabord chanoine de Paris, évêque de Thérouanne, puis de 
Cambrai, le nouvel élu, fils d'Amédée III, comte de Genève, était 
de haute naissance, car il pouvait se vanter de tenir à la maison 
Capétienne. Jeune encore, — il n'avait pas quarante ans, — d'une 
figure et d'un aspect séduisans malgré une légère claudica- 
tion et une certaine inégalité entre les deux yeux, sachant parler 
et sachant écrire, il avait l'apparence et les goûts d'un grand 
seigneur, l'âme belliqueuse et fière, mais aussi l'esprit aventu- 
reux, la conscience large et le cœur dur. On l'avait vu, pendant 
sa légation de Romagne, assister, sans s'émouvoir, aux horreurs 
qui avaient accompagné l'écrasement de la révolte de Cesena. 
Personne ne semblait mieux désigné pour être le champion 
d'une lutte où les armes spirituelles seraient moins employées 
que les armes temporelles; cependant le sort de la guerre ne lui 
fut pas favorable, et Clément Vil, pas plus qu'Urbain VI, ne de- 
vait voir la fin du schisme ouvert par leur double élection. 



LA GRANDE ÉPREUVE DE LA PAPAUTÉ. G49 



II 

« Le schisme d'Occident, dit quelque part Dœllinger, eut 
pour cause des intérêts purement nationaux. Le choix de Robert 
de Genève n'avait pas d'autre motif que le désir de maintenir 
le saint-siège et la cour romaine dans la possession exclusive 
de la nation française, sur le sol de la France et sous l'influence 
prépondérante du gouvernement de ce pays. » Telle est, jus- 
qu'à présent, l'opinion reçue parmi les étrangers; il est difficile 
qu'elle subsiste après la lecture du livre de M. Noël Valois. L'annu- 
lation de l'élection d'Urbain VI et le choix de son successeur ont 
été faits, non dans un intérêt national, mais dans l'intérêt per- 
sonnel des cardinaux et par eux seuls. Ils n'ont pas eu pour but 
de ramener la papauté sur le sol français, car Clément VII ne vi- 
sait d'abord qu'à s'emparer de Rome pour s'y substituer à son 
adversaire. Il ne pensa même à gagner Avignon que lorsque, 
voyant ses troupes battues à Marino, son alliée, la reine Jeanne, 
détachée de lui, il comprit qu'il n'y avait plus pour lui de séjour 
possible en Italie. Quant à la France, ni la nation, ni le roi n'au- 
raient songé d'eux-mêmes à faire invalider l'élection de Rarthé- 
lemy Prignano. 

On a souvent prétendu que Charles V avait exercé une action 
sur les cardinaux pour les détacher d'Urbain VI. En réalité l'ac- 
tion s'exerça en sens inverse : le souverain français a subi l'in- 
fluence des informations venues d'Anagni ; si l'élection du 
8 avril n'avait pas été contestée, il ne se serait pas plus séparé du 
pape de Rome qu'il n'avait cherché à empêcher le retour d'Ur- 
bain V et de Grégoire XI au tombeau des Apôtres. Comment, 
d'ailleurs, n'aurait-il pas penché vers le parti du sacré-collège, 
quand les propres électeurs d'Urbain VI lui donnaient à entendre 
que l'élection n'était pas valable, et quand l'un des envoyés du 
nouvel élu, Pierre de Mûries, agent secret des cardinaux, tenait 
lui-même un pareil langage? Mais si sa conviction fut bientôt 
faite, il n'eut garde de l'imposer ni même de la déclarer tout 
d'abord. Il laissa la nouvelle de l'élection du pape italien se ré- 
pandre en France où elle fut accueillie sans aucune apparence de 
contradiction. L'Université de Paris fit chanter un Te Devm; des 
actes publics émanés de l'entourage du roi furent, jusqu'à la fin 
de juillet 1378, datés du pontificat d'Urbain VI, et quand, sortant 
de sa réserve, Charles donna d'indubitables marques de faveur à 
l'assemblée d'Anagni, son peuple eut quelque peine à le suivre. 
Des velléités d'opposition se manifestèrent dans plusieurs pro- 



650 REVUE DES DEUX MONDES. 

vinces,ct il n'est pas jusqu'à ceux qui étaient assurément les plus 
intéressés à ramener la cour pontificale sur les bords du Rhône 
qui n'aient montré de la répugnance à se séparer du pape de 
Rome; l'assemblée du clergé à laquelle le roi demandait son 
appui, réclamait un supplément d'information. Mais Charles ne 
voulait plus attendre; il réunit, le 26 novembre, à Yincennes, 
une nouvelle et moins nombreuse assemblée, obtint d'elle un avis 
conforme à son opinion personnelle, et fit publier dans toutes les 
églises l'avènement de Clément VII. Néanmoins l'Université, qui 
hésitait encore, ne se prononça que le 30 mai 1379, sur l'invita- 
tion impérative du roi. 

Charles V n'a donc pas été l'instigateur du schisme ; il s'y est 
rallié parce qu'il a cru aux assurances de ceux qui paraissaient 
avoir qualité pour être mieux informés que personne. 

Il a proclamé la légitimité de Clément YIl, mais il est faux 
qu'il ait édicté des peines contre les partisans du pape de Rome ou 
qu'il ait usé d'intimidation envers les princes étrangers, auprès 
desquels il se bornait à faire une propagande pacifique. On n'est 
pas mieux fondé à chercher la cause de sa détermination dans la 
parenté au dix-septième degré qui l'unissait à Robert de Genève; 
il a plus d'une fois déclaré solennellement que, l'élu de Fondi eût- 
il été Anglais, il n'aurait pas hésité à prendre son parti. On peut, 
il est vrai, reprocher à Charles V de s'être fait une opinion préci- 
pitée, sans avoir entendu les témoignages urbanistes; mais cette 
précipitation a une excuse que rend très vraisemblable le caractère 
bien connu du sage roi. Il voulut épargner à son pays le trouble 
qu'une incertitude prolongée devait jeter dans les consciences, et 
crut hâter la fin du schisme à peine né, en entraînant dans le parti 
du pape qu'il soutenait, la chrétienté gagnée par l'influence de 
son nom, par le prestige qu'il avait su rendre à la France. 

Il se trompait ; son appui valut à Clément VII une autorité que 
la seule alliance de la reine Jeanne était hors d'état de lui donner, 
autorité considérable assurément, mais impuissante à étendre 
l'obédience clémentine à plus de la moitié de l'Europe. Ainsi, 
avec les intentions les plus loyales, Charles V se fit involontaire- 
ment le principal artisan des périls auxquels l'Eglise fut exposée 
pendant près d'un demi-siècle. Tout en poursuivant un but con- 
traire, tout en refusant constamment de recourir à la « voie de 
fait, » c"est-à-dire à la guerre, qui aurait servi les desseins ambi- 
tieux de son frère Louis d'Anjou, il n'a pu empêcher que le schisme, 
d'abord limité au domaine ecclésiastique, ne passât dans le do- 
maine politique, événement d'autant plus grave qu'indépendam- 
ment des saints que tout le monde connaît, sainte Catherine de 



LA GRANDE ÉPREUVE DE LA PAPAUTÉ. 651 

Sienne par exemple, du côté urbaniste, le bienheureux Pierre de 
Luxembourg et saint Vincent Ferrier du côté clémentin, il y eut, 
de part et d'autre, beaucoup plus d'esprits convaincus quon ne 
le croit généralement. Plusieurs souverains ne se déclarèrent pour 
Clément VII qu'après avoir cherché très consciencieusement à 
s'éclairer sur l'illégitimité de son adversaire. 

Enfin, prêt à paraître devant Dieu, Charles V protesta une 
dernière fois de sa sincérité en même temps que de sa soumission 
à l'Église. Quelques heures avant sa mort, épuisé par une nuit 
d'étouffemens, déjà méconnaissable, mais roi jusqu'à son der- 
nier souffle, il voulut quitter son lit et, assis sur une chaise longue, 
pouvant à peine supporter quelques vêtemens, devant des évêques, 
des barons, des conseillers formant un rassemblement analogue à 
ces grandes entrées auxquelles Louis XIV mourant adressa, trois 
siècles plus tard, de si nobles adieux, il employa ce qui lui restait 
de voix à remercier ses fidèles, à prendre quelques suprêmes me- 
sures concernant les finances, et surtout à exposer longuement, 
sans jactance comme sans regrets, sa conduite dans les affaires 
du schisme. « Si l'on dit jamais que je me suis trompé, — ce 
que je ne crois pas, — mon intention, sachez-le bien^ est d'adopter 
et de suivre toujours l'opinion de notre sainte mère l'Eglise 
universelle ; je veux obéir sur ce point au concile général ou à 
tout autre concile compétent qui pourrait statuer sur la question. 
Dieu veuille ne pas me reprocher ce que j'ai pu faire, à mon insu, 
contre cette décision future de l'Eglise! Il suffirait ici pour fermer 
la bouche aux médisans de la déclaration de la plupart d'entre 
vous; cependant, pour mettre la chose mieux en évidence, je prie 
les notaires présens d'en dresser procès-verbal sous forme authen- 
tique. » 

Par son parti pris d'éviter toute violence, Charles V était par- 
venu à empêcher l'esprit d'aventures d'exploiter la crise pontifi- 
cale. Cet esprit était alors partout : dès que s'ouvrait quelque trêve 
dans la lutte séculaire entre la France et l'Angleterre, princes, 
seigneurs et routiers en profitaient pour se lancer dans des expé- 
ditions lointaines. Clément Vil lui-même se souvenait d'avoir jadis, 
dans les Romagnes, conduit les compagnies de Jean Hawkwood 
contre les ennemis du saint-siège, et ceux qui se rappelaient le 
sac de Gesena l'accusaient de ne pas reculer mémo devant ce que 
la guerre a de plus horrible. Soldat autant que prêtre, il semble 
à qui étudie son histoire qu'il portât toujours, comme au temps 
du conclave, une cuirasse sous son rochet. La « voie de fait » 
avait tontes ses préférences, et la mort de Charles V lui permit 
de recourir aux moyens d'action qu'il cherchait depuis longtemps 



652 REVUE DES DEUX MONDES. 

à se préparer en France. Le frère du feu roi, Louis, duc d'Anjou, 
lui était tout acquis; après avoir créé pour lui, en échange d'un 
concours militaire, un nouveau royaume feudataire du Saint-Siège, 
le royaume d'Adria, qui aurait compris la partie septentrionale du 
domaine ecclésiastique en Italie, Clément VII lui avait assuré, à 
la place de ce royaume chimérique, l'héritage de la couronne de 
Naples en le faisant adopter par la reine Jeanne. Charles V n'avait 
eu aucune part à ces projets, et sa sage politique en avait em- 
pêché l'exécution. A sa mort, le duc d'Anjou, qui gardait, après 
une année de régence, une grande autorité dans les conseils de 
Charles VI, son neveu, entreprit en Italie, avec le concours finan- 
cier de la France, une coûteuse expédition où il trouva la mort. 
Mais le pape d'Avignon ne se découragea pas ; il faisait peu de cas 
de l'action purement morale. Pour triompher du pape de Rome 
ou de ses alliés, peu lui importaient les argumens des canonistes 
ou des théologiens; le mieux était de bonnes lances, des lances 
françaises surtout. Aussi eut-il recours successivement à tous les 
Français qui pouvaient avoir des intérêts au delà des Alpes ; au 
fils de Louis d'Anjou, Louis II; à Charles VI lui-même qui devait 
emmener Clément à travers l'Italie, l'installer dans Rome à la 
place de l'intrus dépossédé, et poursuivre, jusqu'au tombeau du 
Christ, je ne sais quelle chevauchée victorieuse; à Jean III, 
comte d'Armagnac, qui avait des comptes à régler avec le seigneur 
de Milan; au duc d'Orléans enfin, à qui il proposa le royaume 
d'Adria déjà projeté pour Louis d'Anjou. Mais aucune de ses pro- 
positions ne put aboutir : Louis II, maître de Naples, trouva 
trop d'occupations dans son propre royaume; Charles VI, au mo- 
ment de partir, fut retenu par l'intervention anglaise; le comte 
d'Armagnac mourut subitement ; Louis d'Orléans se tourna vers 
d'autres conquêtes. 

Tous ces projets d'ailleurs, eussent-ils réussi, n'auraient pro- 
duit que des résultats politiques; ils n'auraient pas eu plus d'ac- 
tion sur l'extinction du schisme que n'en avait eu le combat de 
Marino ; comme l'avait fait alors Clément VII, le pape vaincu 
n'aurait eu qu'à se réfugier auprès d'un des princes de son obé- 
dience. L'obstination de Robert de Genève à recourir à la vio- 
lence eut pour effet de commencer à détacher de lui sa grande 
alliée française. Pour payer le concours des princes, il avait bien 
fallu leur donner le moyen de trouver de l'argent en les autori- 
sant à lever de nombreuses contributions sur les clercs, et les 
clercs ne tardèrent pas à trouver que le pape d'Avignon leur coû- 
tait cher. Puis ceux qui gouvernaient la France s'accoutumèrent 
à entretenir avec le j)onlife des rapports où la politique l'empor- 



LA GRANDE ÉPREUVE DE LA PAPAUTÉ. G53 

taitde beaucoup sur la déférence envers le chef de l'Eglise, et lui 
gardèrent rancune de son peu de complaisance en certaines occa- 
sions. Enfin, à tous les esprits de bonne foi, les maux du schisme 
apparaissaient de plus en plus. La lassiliKle gagnait tout le 
monde; on commençait à souhaiter l'union pour elle-même et 
quel que fût le pape au profit de qui elle se ferait. 

L'Université, qui n'avait suivi Charles V qu'à regret, prit la 
tête du mouvement ; des prières publiques, des processions aux- 
quelles Charles Vt s'associa, en prouvèrent la sincérité. En dépit 
des singulières tergiversations des princes, il était fini le temps 
des expéditions militaires que Clément VII était seul à combiner 
encore, comme fut finie, le jour où Clément VII expira, l'alliance 
politique de la royauté française avec le pape d'Avignon. Sans 
doute bien des années s'écoulèrent encore avant que le concile de 
Constance pût clore définitivement la période du schisme; les 
guerres, l'état terrible de la France, elle aussi partagée en deux 
entre les Armagnacs et les Bourguignons, entravèrent les efforts 
sincères faits par les partisans des deux obédiences. Le plus 
grand obstacle vint des papes eux-mêmes qui ne pouvaient se dé- 
cider à déposer volontairement la tiare ; l'obstination de Benoît XII 
augmenta la confusion au point que l'on vit trois papes trôner à 
la fois. 

Certes, on aurait bien pu croire, à ce moment, que c'en était 
fait de la papauté. Déjà la doctrine d'une Eglise sans chef, prêchée 
jadis en Angleterre par Wycliffe, reprise par Jean Huss, se ré- 
pandait en Bohême et menaçait de gagner l'Allemagne. Mais le 
mal arriva presque en même temps à son paroxysme et à son 
terme; le concile qui condamna Jean Huss fut aussi celui qui 
rétablit l'unité. Au bout de peu de temps, grâce à la déposition ou 
à l'abdication des divers pontifes, l'Eglise entière ne formait plus 
qu'un seul troupeau, et Martin V, reconnu son unique pasteur, 
se sentait assez affermi pour tenter de compléter l'unité catho- 
lique en rappelant au commun bercail les Grecs séparés depuis 
Photius. Un siècle plus tard, l'indestructible papauté était de 
force à résister au formidable assaut de Luther et de Calvin. Elle 
y perdit un grand nombre de ses fidèles ; mais la scission protes- 
tante une fois consommée, l'Eglise du pape a seule regagné du 
terrain sur les Eglises sans le pape. Dieu sait pourtant quelles atta- 
ques et quelles épreuves elle eut encore à subir! Les adversaires 
qui l'assaillirent deux cents ans après la Réforme, n'étaient plus 
des croyans rejetant, à grand renfort de dogmes, l'autorité d'un 
chef en matière de conscience; c'étaient des incrédules se disant 
philosophes et recourant plus volontiers aux armes de la raillerie 



654 REVUE DES DEUX MONDES. 

qu'à celles de la raison. Leurs coups d'épingle répétés firent plus 
que les attaques de front de l'hérésie. La fidélité des peuples se 
changea en mépris, puis en haine; mettant la violence au ser- 
vice de leur passion, les révolutionnaires prétendirent supprimer 
par la force l'Eglise catholique : Pie VI détrôné mourut en 
captivité. 

La bourrasque une fois passée, la papauté se retrouva debout. 
La violence dont elle avait été l'objet avait contribué à rétablir 
son autorité morale, et aujourd'hui encore qu'elle est dépouillée 
de tout pouvoir humain, ne voyons-nous pas cette autorité mo- 
rale s'accroître assez pour que les vainqueurs d'il y a vingt-cinq 
ans prétendent aujourd'hui se faire, de cet accroissement, un titre 
à la reconnaissance du vaincu ? A toutes les attaques, la papauté 
n'a qu'une réponse : elle dure. Elle dure, non pas inerte ni défail- 
lante, mais fortifiée de son passé, vivante de son activité pré- 
sente, jeune de la conscience de son avenir. Elle dure comme elle 
a duré malgré ses innombrables épreuves, — malgré le schisme 
d'Occident, la plus dangereuse de toutes, — comme elle durera 
encore le jour où, selon la magnifique image de Macaulay, 
quelque voyageur venu des florissantes cités de la Nouvelle- 
Zélande , s'assoira sur une arche brisée du Pont de Londres 
pour esquisser les ruines de Saint-Paul s'élevant au milieu d'un 
désert. 

H. -François Delaborde. 



LA RELIGION DE LA BEAUTÉ 



ÉTUDE SUR JOHN RUSKIN 



Il il) 

SES PAROLES (2) 



Parmi tous les étonnemens que provoque en nous la physio- 
nomie de Ruskin, le plus grand sans doute est celui que nous 
cause sa popularité. Un philosophe qui se fait lire des foules, au 
xix« siècle, à ce point qu'une seule édition d'un seul de ses livres 

(1) Voyez la Revue du i" décembre 1895. 

(2) Œuvres complètes de .John Ruskin, notamment : Modem Pa'mlers, en cinq 
volumes, 1843-1860. — The Seven Lamps of Architecture, 1849. — The Stones o/ 
Venice,en trois volumes, 1851-1853. — The Kinr/ of the Golden River, iS^i. — Giotto 
and his ivork, 1853-1860. — Ler/»?'es 07i Architecture and Paintinr/, 1853. — The Har- 
bours of Enf/land, 18:6. — The Eléments of Drawing, 1857. —Notes on the Royal 
Academy, l'855-18o9. — The two Paths, 1889. 

Unto this last , 1860. — Mî<ne/'a Pulveris, 1862-1863. — Sésame and Lilies, 1865.— 
The Ethicsof the Dust, 1866. — The Crown of Wild Olive, 1866. — Tnne and Tidc 
by weare and Tyne, 1867. — The Queen of the /iir, 1869. — Lectures on art, 1870.— 
Fors Clavigera, en huit volumes, 1871-1884. — Aratra Pentelici, i^li. — The Eayle's 
Nest, 1872. — Ariadne florentina, 1873. — Val d'Arno, 1874. — Mornings in Florence, 
1875-1877. — Proserpina, 1875-1886. — Deucalion, ISV>-1883. — Guide to the princi- 
pal pictures in the Academy of fine arts at Veniee, 1877. — St Mark's Rest, 1877- 
1884. — The Laws of Fesole, 1877-1878. — Arrotcs of Ihe Chace, en deux volumes, 
1880. -Loues Meinie, 1882. — The Bible of Amiens, 1880-1885. — The Art ofEngland, 
1883. — The Storm Cloud of the Ninetee?ith Century, 1884. — Sélections from the 
Writings of John Ruskin, Londres, 1894. — On the old Road, 1885. — Praeterita, 
en deux volumes, 1885-1889. — Dilecta, 1886-1887.— The Pleasures of England, 
1890.— ThePoems of John Ruskin, 1891. (G. Allen, éditeur, à Sunnyside, Orpington. 
Kent, et à Ruskin House, 156. Charing Cross Road Londres.) 



656 REVUE DES DEUX MOKDES. 

lui rapporte 150000 francs, et que des gens s'en sont allés de 
Londres à Orpington, leurs quatorze sous dans la main, trouver son 
éditeur campagnard, au milieu de ses ruches à miel, afin de lui 
acheter un fascicule de Fors Clavigera,\o\\h. qui n'est point banal. 
Mais si ce philosophe se trouve être un esthéticien, et si les œuvres 
d'art forment le sujet ou le prétexte de ses ouvrages, le phénomène 
devient tout à fait surprenant. Car de tous les genres littéraires 
la critique d'art est, par une singulière fortune, celui peut-être 
que les auteurs aiment le mieux aborder, mais dont les lecteurs se 
défient le plus, assurés qu'ils sont, par tant et de si décisives 
expériences, d'y trouver le plus souvent un verbiage pédant et 
superficiel. Et si, pour expliquer la popularité des livres ruski- 
niens et leur charme auprès des femmes mômes et des enfans, on 
ajoute qu'à la vérité ils ne traitent point tous de questions d'art, 
mais parfois aussi des plus émouvans problèmes de l'économie 
politique, le phénomène devient miracle, et l'explication passe 
en étrange té le fait. 

Pour avoir triomphé de semblables sujets, serait-ce que l'au- 
teur les aurait ravalés, abâtardis. Aidés de toute leur scientifique 
moelle, et accommodés aux goûts actuels et médiocres des 
foules, sacrifiant la forme pour insinuer l'idée? Au contraire. 
Ruskin est l'ennemi né de toute concession. Il parle sans aucune 
considération des goûts de ceux qui l'écoutent. Le suive qui peut ! 
Au public de voir s'il veut s'instruire en pénétrant le sens parfois 
caché de ses paraboles. Il fait comme la nature qui ne met pas à 
nu son or, « le type physique de la sagesse, mais le dissimule 
dans les entrailles de la terre. » Si les rriineurs manquent à ces 
placers, ce sera pour une autre génération I — « Tous mes amis 
me prient de ne pas écrire ces lettres-ci, sous prétexte qu'aucun 
ouvrier ne les comprendra maintenant, ■ — mais quelle utilité 
eût-il pu y avoir d'écrire des lettres uniquement pour les hommes 
produits par les enseignemens de Stuart Mill? Oui, je m'adresse 
aux laboureurs de l'Angleterre, mais non de l'Angleterre de 1870- 
1873. Les temps viendront... » En attendant qu'ils viennent, le 
maître parle en pleine foule avec la liberté d'un prêcheur de dé- 
sert. Il écrit comme le saint Mathieu de Rembrandt, qu'on voit 
au Louvre. Il semble uniquement préoccupé de ce qu'un ange 
chuchote, là, derrière lui, à son oreille... 

Comment la foule a-t-elle pris le chemin de ce désert? Pour- 
quoi s'est-ellc rassemblée devant l'écrivain qui, pas plus que le 
vieil évangéliste de Rembrandt, n'a marché vers elle? Pour le 
savoir, écoutons ses paroles. JNon pas encore avec Tintention d'y 
découvrir une pensée directrice qui y circule et les coordonne, 



LA RELIGION DE LA BEAUTÉ. 65'7 

mais d'abord, sans système, au hasard, afin de guetter selon quels 
procédés neufs, sous quelles formes multiples, par quels détours 
inaperçus, Ruskin a fait courir à cette pensée esthétique, à cette 
religion de la beauté, le peuple le moins artiste de la terre. Ecou- 
tons-les toutes, sans distinction : paroles de la vingtième année et 
paroles de la soixante-seizième année, paroles destinées à prouver ,^ 
paroles destinées à dépeindre, paroles destinées à émouvoir, pa- 
roles de l'écrivain, paroles du conférencier et paroles du guide, 
c'est-à-dire paroles qui viennent vous trouver au coin du feu d'hi- 
ver, alternant avec les crépitemens des branches dans l'âtre, pa- 
roles qui furent prononcées dans une assemblée vibrante aux 
impressions réflexes sur l'orateur, ou paroles que vous lirez seu- 
lement devant les monumens lointains, sur les marches des cam- 
paniles ou sur les rampes des montagnes, — paroles qui instrui- 
sent, paroles qui évoquent, paroles qui entraînent, ou au contraire 
vous arrêtent et vous retiennent immobiles sous une voûte cachant 
une immensité ou sur une tombe cachant un néant... En analy- 
sant quelques-unes de ces paroles, nous comprendrons peut-être 
pourquoi elles furent tant écoutées. 

I 

On dit qu'en 1851, des fermiers de l'Ecosse voyant aux de- 
vantures des libraires une brochure intitulée : Notes sur la con- 
struction des bergeries, par John Ruskin, et pensant y trouver 
quelques utiles conseils pour procurer un logement sain à leurs 
moutons, donnèrent leurs deux shillings et emportèrent la bro- 
chure. Ils y trouvèrent une thèse théologique, prêchant la doc- 
trine d' « un seul troupeau et un seul pasteur », et se terminant 
par l'espoir que l'Angleterre deviendrait une nouvelle Jérusalem, 
Ainsi, dès le titre d'un ouvrage de Ruskin, l'attention est en 
éveil et la logique en déroute. L'enseigne est splendide et in- 
compréhensible. Quoi de plus beau que Deucalion, titre si concis 
qu'il sert d'adresse télégraphique à son éditeur, que la Reine de 
l'Air, Mimera Puiveris, la Mesnie de r Amour, la Couronne d'olivier 
sauvage, Sésame et les Lis, Aratra Pentelici, Ariadne Florentina, 
ou encore Sur le vieux chemin et Nos pères nous ont dit...! 
Mais quoi de moins clair? Est-il même possible de conjecturer ce 
qu'on trouvera sous ces pavillons multicolores, claquant au vent? 
Et si l'on passe aux sous-titres, quel éclaircissement attendre de 
ceux-ci "^owY Sésame et les Lis : « ï'^ Des trésors des rois ; 'i" Des jar- 
dins des reines; 3^ les Mgsiêi'es et les Arts delà vie? » ou de celui- 
ci pour Hortus Indu sus : « Messages de la Forêt vers le Jardin? » 
TOME cxxxv. — 1896. 42 



6S8 REVUE DES DEUX MONDES. 

Mais parce qu'il répugne à l'esprit humain qu'un fait ou qu'un 
mot étrange soit sans explication, on cherche et le plus souvent 
on trouve. Parfois le sens du titre nous est donné dès la préface, 
comme dans Jusqu'à ce dernier, et parfois il faut attendre la 
dernière page, comme dans Mimera Pulveris. Ici, il est emprunté 
à une ode d'Horace, et là à une parabole de l'Evangile. Le Repos 
de Saint-Marc est une allusion aux reliques de l'église de Venise 
et la Mesnie de r Amour à un vers du Roman de la Rose, où il est 
dit de l'amour qu' « il étoit tout couvert d'oisiaulx. » Tantôt il 
est pris dans une vieille gravure florentine du labyrinthe [Ariadne 
florentina) et tantôt dans un poème de Keats [A Joy for ever). 
Ruskin, sentant lui-même combien quelques-uns de ses titres 
étaient déroutans, a tenté de mettre ses lecteurs sur la voie, et, 
dans Fors Clavigera, — série de lettres mensuelles adressées aux 
travailleurs, de 1871 à 1884, — il y a trois pages consacrées àcette 
ingrate besogne, au bout desquelles on croit comprendre que 
Fors, racine de Fortune signifie destin, que Clavi signifie à la fois 
la clef nécessaire pour ouvrir la porte de la vérité (Clavis), la 
massue d'Hercule nécessaire pour combattre le mal (Clava) et 
le gouvernail qui fixe la direction de la vie (Glavus); enfin que 
géra, de gero, veut dire : « qui porte. » Mais à quoi bon tant 
d'étymologies? Les titres des ouvrages d'un écrivain qui combat 
perpétuellement pour l'art et contre l'état social moderne, sont des 
cris de guerre. Pourvu qu'ils retentissent, qu'importe ce qu'ils 
signifient? Savaient-ils bien le sens de ce qu'ils disaient, tous ceux 
qui se sont rués à l'assaut au cri de : Montjoie et Saint-Denis ! 

Si, le pavillon examiné, on passe aux marchandises qu'il 
couvre, on continue à être choqué par leur désordre et attiré 
par leur richesse. Nul plan d'ensemble, nulle ordonnance suivie, 
tout au plus une « tendance comme la loi de la forme, dans le 
cristal ». « Le sujet que je veux traiter devant vous est bran- 
ché et, pire que branché, réticulé en tant de directions diverses 
que je sais à peine quel rejeton suivre et à quel nœud d'abord 
m'accrocher. » Alors il s'accroche à tous à la fois. « C'est une de 
mes mauvaises habitudes, que de mettre la moitié de mes livres 
dans mes préfaces. » Mais, en même temps, c'est un de ses moyens 
inconsciens de saisir tout de suite l'attention du lecteur. D'un 
bond, vous atteignez le sujetmême ; seulement, étourdi de la chute, 
vous n'apercevez pas bien (|uel il est. Jeté dans cette exposition 
universelle des idées, vous vous mettez à rayonner dans tous les 
sens, inquiet de vous perdre et charmé de vous promener. Ce n'est 
pas que les éticjuettes manquent. H y en a plus que chez tout autre 
écrivain. Chaque phrase est numérotée, elles Ruskiniens sedisent 



LA RELIGION DE LA liEAUTÉ. 6^)9 

entre eux : « Vous sou venez- vous du paragraphe 25 du chapitre VI 
du volume II des Pif^rres de Venise? » ou encore : « Méditons le 
paragraphe 243 à'Aratra Pentelici! » Vous apercevez, de tous côtés, 
des cloisons, des grilles, des compartimens qui semblent séparer 
les sujets les uns des autres : n'en croyez rien. Il est tels cha- 
pitres que vous trouverez réimprimés dans plusieurs volumes dif- 
f'érens ; il en est d'autres q-ui, anticipant sur les suivans ou revenant 
sur ceux qui les ont précédés, dérangent toute l'économie du 
volume. « Ceci, à la vérité, avoue-t-il de temps en temps, appar- 
tient à une autre partie de mon sujet. » Ses livres se pénètrent 
comme nos budgets et sa composition s'enchevêtre comme ces 
graphiques de la marche des trains que s'évertuent à déchiffrer, 
dans les gares , les voyageurs désœuvrés. « Un de mes amis 
me reproche douloureusement le caractère décousu de ma 
Fors Clavigera, et insiste pour que j'écrive à la place un livre 
ordonné, mais il aurait aussi bien fait d'insister auprès d'un 
bouleau croissant de la fente d'un rocher, afin qu'il fixât d'avance 
la direction de ses branches. Les vents et les torrens les arrange- 
ront selon leurs fantaisies sauvages ; tout ce que l'arbre a à faire 
ou peut faire, c'est de croître, gaiement s'il est possible, tristement 
si la gaieté est impossible et de laisser les dents noires et les cica- 
trices mordre le blanc rosé de son tronc là où le voudra la des- 
tinée... » A la vérité, dans ses premiers ouvrages : les Modem 
Painters, les Sept Lampes de l architecture, les Pierres de Venise, 
on saisit une intention de composition, d'ailleurs maladroite, et 
les matériaux se classent sinon avec ordre, du moins avec symé- 
trie. Mais après ces grandes assises de son œuvre, le plan est 
absent et la composition amorphe. Partout Ruskin vous parlera 
de tout : of many ihings, comme il avait sous-intitulé un de ses 
volumes des Modem Painters, ce qui fit beaucoup rire et est 
pourtant le seul titre exact qu'il leur ait jamais assigné. Si vous 
attendez d'un livre une thèse unique et liée sur un seul objet 
défini, si vous n'êtes pas résolu, en l'ouvrant, à laisser là tout 
appétit de logique et tout instinct de classification, il ne faut pas 
vous hasarder dans ce merveilleux dédale. Sésame n'aura pas de 
vertu pour vous y introduire, ni Ariadne de til pour vous y guider. 
On s'y hasarde pourtant, parce que, si l'ensemble est confus, 
chaque idée particulière qu'on y démêle paraît plus claire et 
mieux définie que dans aucun traité d'esthétique ordinaire. On n'y 
est pas invité à méditer sur quelque axiome comme celui-ci : « Le 
but de l'art est de retrouver dans les objets extérieurs son propre 
moi » ou c'est « l'interprétation de la belle nature ou de la belle 
force aumoven de leurs signes les plus expressifs »,ni à tirer de 



660 REVUE DES DEUX MONDES. 

longues déductions de cette pensée que « le beau est la splen- 
deur du vrai », propositions que le lecteur se garde d'autant plus 
de contester qu'il les a moins comprises. Non. On est en face d'une 
thèse simple et concrète, comme celle-ci par exemple : 

L'art de Bellini est centralement représenté par deux tableaux, à Venise : 
l'un, la Madone dans la sacristie des Frari, avec deux saints à ses côtés el. 
deux anges à ses pieds: le second, la Madone avec quatre saints au-dessus 
du second autel de San Zaccaria. 

A leur sujet, observez ceci : 

D'abord, ils sont tous deux travaillés avec des matériaux entièrement 
consistans et permanens. L'or qui s'y trouve est représenté par la pein- 
ture, non posé avec de l'or réel. Et cependant la peinture est si solide que 
quatre cents ans ont passé sur lui sans que, autant que je puisse voir, 
aucune altération malheureuse d'aucune sorte y soit survenue. 

Secondement, les figures des deux tableaux sont dans une paix parfaite. 
Aucun mouvement n'a lieu, excepté celui des petits anges jouant d'instru- 
mens de musique, mais d'un geste ininterrompu et sans effort, comme dans 
un rêve. Un cliœur d'anges chantans par La Robbia ou Donatello eût élé 
attentif à sa musique ou ardemment transporté par elle comme dans mi 
effort passager : dans les petits chœurs de chérubins, par Luini, dans VAdo- 
ration des Bergers, de la cathédrale de Gôme, nous sentons même, à leur 
anxiété consciencieuse, qu'ils pourraient bien faire une fausse note s'ils 
étaient moins attentifs. Mais les anges de Bellini, même les plus jeunes, 
chantent avec autant de calme que les Parques filent. 

Laissez-moi ici vous faire remarquer que ce calme est l'attribut de la 
plus haute espèce d'art. L'introduction d'un incident vigoureux ou violem- 
ment émouvant, est toujours un aveu d'infériorité. 

Tels sont les deux premiers attributs de l'art le meilleur. Une facture im- 
peccable et une parfaite sérénité, une action continue, non pas momenta- 
née — ou une inaction entière. Vous devez être intéressé à la vie même 
des créatures, non à ce qui leur arrive. 

Ensuite le troisième attribut de l'art le meilleur, est qu'il vous incline 
à songer à l'àme de la créature et par conséquent à sa physionomie plus 
qu'à son corps. 

Et le quatrième est que, dans la physionomie, vous devez être toujours 
amené à voir seulement la beauté ou la joie, jamais la bassesse, le vice ou 
la douleur. 

Telles sont les quatre conditions essentielles du plus grand art. Je les 
répète pour ({u'elles soient aisément apprises : 

i. Une main-d'œuvre impeccable et durable. 

2. La sérénité dans le repos ou dans l'action. 

3. La figure considérée comme le principal, non le corps. 

4. El la figure affranchie de tout vice ou douleur (1). 

Voilà une thèse posée. Tout lecteur sait ce qui vase débattre et 
à quels résultats plastiques, tangibles, à quelles modifications do 
ses jugemcns et des œuvres futures mène le parti qu'on prendra. 

(1) The relation belween Michael Aiu/elo (nul Tinlorel. 



LA RELIGION DE LA BEAUTÉ. 6G'l 

Il prévoit que Michel-Ange, avec ses académies contournées, que 
Raphaël avec ses figures neutres et muettes sur des corps si par- 
lans , que Ribera avec l'expression douloureuse de ses faces, 
seront proscrits par cette définition du grand art et que les pri- 
mitifs au contraire et certains artistes de la première renaissance 
seront donnés en modèles. S'il aime par-dessus tout le mouve- 
ment des membres déployés, le choc des grappes humaines, les 
grands effets de rides et de contractions des muscles faciaux, il 
prendra parti contre l'esthéticien. Mais, en prenant parti contre 
sa thèse, il rendra du moins hommage à sa clarté. Il le désap- 
prouve, donc il l'a compris. 

L'ayant compris, il le suivra sans ennui, si l'homme qui pei- 
gnit longuement avant que d'écrire, qui travailla enfant avec 
Richmond, Copley Fielding et Harding, vient à serrer de près 
quelque question technique; si, par exemple, traitant de ce « tra- 
vail impeccable » qu'il recommande comme la première qualité 
du grand art, il veut nous faire entendre comment les ombres 
doivent être représentées : 

Vous vous rappelez quejo vous ai dit que, lorsque les coloristes pei- 
gnaient des masses ou des espaces en saillie, toujours cherchant la couleur, 
ils reconnurent du premier coup, et tinrent pour exact jusqu'au bout, ce 
fait que les ombres, quoique sans doute plus sombres que les lumières vis- 
à-vis desquelles elles jouent le rôle d'ombres, ne sont point nécessairement 
pour cela des couleurs moins vigoureuses, mais sont peut-être des couleurs 
plus vigoureuses. Quelques-uns des plus beaux bleus et pourpres dans la 
nature, par exemple, sont ceux des montagnes dans l'ombre, contre le 
ciel couleur d'ambre et l'ombre du creux du centre d'une églantinc est un 
embrasement de feu orange dû à la quantité de ses étamines jaunes. 
Eli bien ! les Vénitiens virent toujours cela et tous les grands coloristes le 
voient, et sont ainsi séparés des non-coloristes ou écoles de simple clair- 
obscur, non par une différence dans le style seulement, mais parce qu'ils 
sont dans la vérité quand les autres sont dans l'erreur. C'est un fait absolu 
que les ombres sont des couleurs autant que les lumières, et quiconque 
les représente simplement par la teinte de la lumière atténuée ou assom- 
brie les représente faussement. C'est là une question de fait, non de goût. 
Si vous êtes d'un tempérament spécialement sobre vous pouvez choisir des 
couleurs sobres là où les Vénitiens en auraient choisi des gaies .• cela 
est affaire de goût. Vous pouvez penser qu'il est convenable, pour un héros, 
de porter vêtement uni plutôt que brodé : cela est pareillement affaire de 
goût. Mais quoique vous puissiez aussi penser qu'il serait digne des jambes 
d'un héros d'être toutes noires ou bru»es du côté qui est dans l'ombre, 
cependant si vous usez de couleurs, vous ne pouvez point l'accommoder 
de telle sorte à votre idée sans être dans l'erreur; jamais, dans quelque 
circonstance que ce soit, il ne peut être entièrement noir ou brun sur un de 
ses côtés (1). 

(1) Lectures on art. f 



662 REVUE DES DEUX MONDES. 

Mais le professeur d'art veut nous faire pénétrer plus profondé- 
ment encore dans le sujet et porter de la clarté non plus sur une 
chose tangible, mais dans notre propre impression esthétique, 
qu'il va être obligé d'affiner en l'analysant, afin de défendre sa 
thèse. Cette thèse, par exemple, est, dans un de ses livres, que la 
pire forme de trompe-l'œil architectural est la tromperie sur la 
main-d'œuvre, c'est-à-dire la substitution du moulage fait à la ma- 
chine au travail de la main. Cette tromperie est déshonnête, dit-il. 
Pourquoi? Interrogez vos impressions : elles vous répondront : 

L'ornement a deux sources de charme entièrement distinctes : l'une, 
dérivée de la beauté abstraite de ses formes, que, pour le moment nous sup- 
poserons être égale, que ces formes soient façonnées à la main ou à la ma- 
chine; l'autre, le sentiment de la peine et de l'attention humaines qui ont 
été dépensées sur lui. Combien est grande cette dernière influence, nous 
pouvons peut-être en juger, en considérant qu'il n'y a pas de touffe de mau- 
vaises herbes poussant dans la fente d'une ruine qui n'ait une beauté à tous 
les points de vue presque égale et à quelques-uns immensément supérieure 
à celle de la sculpture la plus parfaite de cette ruine, et que tout l'intérêt que 
nous prenons à l'œuvre du sculpteur, tout notre sentiment de sa richesse, bien 
qu'elle soit dix fois moins riche que les nœuds d'herbe poussés à côté d'elle; 
de sa délicatesse, bien que raille fois moins délicate, de sa splendeur, quoique 
un million de fois moins parfaite, résultent de la connaissance que nous avons 
que c'est là l'œuvTe d'un pauvre, maladroit et laborieux être humain. Son 
vrai charme tient à ce que nous découvrons en elle le témoignage des pen- 
sées, des intentions, des épreuves et des défaillances de cœur, — et aussi des 
réconforts et des joies du succès : un œil exercé peut retrouver la trace de 
tout cela, mais en admettant même que ce soit obscur, cela est présumé ou 
sous-entendu... Je suppose ici qu'un ornement travaillé à la main ne puisse 
généralement être distingué de celui fait par la machine, pas plus qu'un dia- 
mant ne peut être connu d'un strass; oui, j'admets que ce dernier puisse faire 
illusion pour un moment à l'œil du maçon comme l'autre à l'œil du joaillier 
et qu'on ne puisse le découvrir que par l'examen le plus minutieux. Cepen- 
dant, exactement de même qu'une femme de bon goût ne porterait pas de 
faux bijoux, de même un constructeur qui se respecte dédaigne les orne- 
mens en faux (1). 

Vous avez compris ce qui se passe en vous en face de telle ou 
telle œuvre. Ce n'est pas assez. Il faut comprendre ce qui 
s'est passé en celui qui l'a créée. Non pour lui prêter des idées ou 
des sentimens qu'il n'a pas eus, ce que Ruskin trouve puéril et ce 
qui fit pourtant le fond de toute une école critique pendant 
cinquante ans, mais afin de déterminer simplement dans quel 
sens se dirigea son effort, ce qu'une étude approfondie des œuvres 
suffit à indiquer. Pour vous convaincre de la faute des archi- 
tectes modernes, qui remplacent l'homme par la machine, Rus- 

(1) Tlie Seven Lamps of Architecture. 



LA RELIGION DE LA BEAUTÉ. 663 

kin vous a invités à vous interroger vous-même, à vous rendre 
un compte exact de vos sentimens devant les œuvres, — à l'aire, 
en quelque sorte, votre examen de conscience esthétique. Pour 
mieux sentir la grandeur des artistes anciens, de leurs mythes 
et de leurs imaginations religieuses, il faudra faire quelque chose 
de plus difficile encore : la psychologie esthétique de cet ancien, 
— du Grec, par exemple. Il comparera le Grec à l'enfant et se 
demandera ce que voit, ce que cherche, ce que désire et ce que 
rêve l'enfant : 

Autant que j'ai pu moi-même l'observer, le caractère distinctif de l'en- 
fant est de toujours vivre dans le présent tangible; prenant peu de plaisir 
à se souvenir et rien que du tourment à attendre ; également faible dans la 
réflexion et dans la prévision, mais possédant de façon intense le présent 
actuel, le possédant en vérité, de façon si intense, que les douces journées 
de l'enfance paraissent aussi longues que plus tard le paraîtront vingt jours, 
et appliquant toutes ses facultés de cœur et d'imagination à de petites choses, 
de façon à les pouvoir transformer en tout ce qu'il veut. Confiné dans un 
petit jiirdin, il ne rêve pas être quelque part ailleurs, mais il en fait 
un grand jardin. En possession d'une cupule de gland, il ne la méprisera 
pas, ni ne la jettera, ni n'en désirera une d'or à la place. C'est l'adulte qui 
fait cela. L'enfant garde sa cupule de gland comme un trésor, et dans son 
esprit, il en fait une coupe d'or, de telle sorte qu'une grande personne qui 
se tient près de lui tout émerveillée, est toujours tentée de lui demander à 
propos de ces trésors, non pas : « Qu'est-ce vous voudriez avoir de mieux 
que cela? » mais : « Qu'est-ce qu'il vous est possible de voir en cela? » Car 
pour le regardant, il y a une disproportion risible et incompréhensible 
entre les paroles de l'enfant et la réalité. Le petit être lui dit gravement, 
en tenant la gaine de gland, que « ceci est une couronne de reine ou un ba- 
teau de fée » et, avec une délicieuse effronterie, il s'attend à ce que vous 
croyiez la même chose. Mais notez que le gland doit être là et dans sa main 
à lui : « Donnez-le-moi, alors, j'en ferai quelque chose de plus pour moi. » 
Tel est toujours le propre mot de l'enfant. 

C'est aussi le mot par excellence du Grec : « Donnez-le-moi. Donnez-moi 
quelque chose de défini, ici, sous mes yeux, et je ferai avec cela quelque 
chose de plus (1). » 

L'exemple est topique ; mais autant que de clarté il est plein 
de charme et ces subtiles remarques de psychologie, si elles ont 
servi à l'esthéticien pour se faire mieux entendre, sont surtout 
venues en aide au lecteur pour lui rendre plus facile la tâche 
d'écouter. Sans digression, Iluskin nous a pourtant reposés de la 
thèse d'art en nous faisant assister à des jeux sans prétention et 
à des discours sans dogmatisme. Creuser jusqu'à sa signification 
intime une œuvre plastique devant laquelle on s'est arrêté, ce n'est 
donc point fatiguer, c'est distraire, c'est relayer les yeux par le 

(1) Aratra Penlelici. < 



664 REVUE DES DEUX MONDES. 

cerveau et la sensibilité par l' entendement. On se lasse de voir 
et d'admirer les aspects extérieurs des choses sans rien connaître 
de leur structure, de leur histoire, de leurs désirs ou de leurs 
symboles. Lorsque vous êtes sur des montagnes où la flore est 
riche et variée, et qu'à chaque pas, dans les pierriers, sur les 
hauts plateaux, dans les fentes des rochers calcaires, dans les 
combes humides et le long des gaves, vous rencontrez des 
corolles que ne désigne point l'étiquette gourmée des expositions 
d'horticulture, vous ne voulez pas seulement voir, mais savoir, 
et si, pour le pur artiste, il y a bien quelque charme à cheminer 
parmi des plantes et des fleurs sans en connaître autre chose 
que ceci qu'elles sont belles, comme à passer dans un salon plein 
d'élégantes inconnues, — cependant, le passant d'ordinaire aime 
à s'informer. Parmi toutes ces anonymes beautés, vous regrettez 
de n'avoir aucun botaniste à vos côtés pour mettre des noms sur 
les figures des fleurs et sous leurs formes, des idées. La vue est 
satisfaite : elle a joui longuement, la fleur va tomber des doigts 
si l'intelligence n'y trouve sa pâture. Mais l'esthéticien, caché au 
détour d'un rocher, paraît et parle : 

Aucune tribu de fleurs n'a eu une aussi grande, aussi variée et aussi 
saine influence sur l'homme, que ce grand groupe des Drosidae, influence 
résultant non tant de la blancheur de quelques-unes de leurs tleurs ou de 
l'éclat des autres que de cette forte et délicate substance de leurs pétales, 
qui leur permet de prendre des formes d'une inflexion élastique impeccable, 
soit en coupes comme le safran, soit en clochettes épanouies comme le 
vrai lis, soit en clochettes semblables à la bruyère, comme la jacinthe, soit 
en étoiles brillantes et parfaites, comme l'épi de la Vierge, ou bien, lorsque 
ces fleurs sont aff'ectées par l'étrange reflet de la nature du serpent, qui 
forme le groupe labié de toutes les fleurs, se résolvant dans des formes d'une 
symétrie gracieusement fantastique, dans le glaïeul. Placez à leur côté, 
leurs sœurs Néréides, les nénuphars, et vous aurez en elles l'origine des 
formes les plus exquises du dessin ornemental, et les mythes floraux les 
plus puissans qu'aient jumais connus jusqu'ici les esprits humains, parus 
sur les bords du Gange ou du Nil, de l'Arno ou de l'Avon. 

Considérez, en effet, ce que chacune de ces familles a signifié pour l'es- 
prit de l'homme. D'abord, dans leur noblesse, les lis ont donné le lis de 
l'Annonciation; les asphodèles, la fleur des Champs-Elysées; les iris, la fleur 
de lis de la clievalerie et les Amaryllidées « le lis des champs » du Christ; 
tandis que le jonc, toujours foulé auxpieds, devient l'emblème de l'humilité... 
« Les lis de toutes les espèces formant la couronne impériale de Perdita », 
forment la première tribu; qui, donnant le type de la pureté parfaite dans 
le lis de la Madone, ont influencé par leur forme charmante tout le dessin 
décoratif de l'art religieux italien; tandis que l'ornement de guerre fut 
continuellement enrichi par les courbes des triples pétales du 'jiglio floren- 
tin et de la fleur de lis française, de telle sorte «j^u'il est impossible de me- 
surer leur influence pour le bien au moyen âge, en partie comme symbole 
du caractère de la femme, et en partie comme symbole de la splendeur 



LA RELir.ION DE LA BEAUTÉ. 665 

et du raffinement de la chevalerie à leur plus haut point dans la cité qui fut 
la fleur des cités (1). 

Des champs vous êtes entrés dans un musée, comme on le 
fait dans mainte petite bourgade d'Italie, sur la colline de Fiesole 
ou dans l'île de Torcello, par exemple, et, des jeunes moissons, 
chaudes de soleil, vous avez passé sans transition aux vieilles et 
froides pierres où les mousses mêmes ne veulent plus croître. 
Elles aussi, tout d'abord, ne parlent qu'aux yeux. Vous admirez le 
modelé, le relief, le jeu des ombres sur ces débris, parfois le 
galbe d'un geste nu et la noblesse des draneries chiffonnées, mais 
à moins d'être un praticien vous-mêiuc, votre attention se dé- 
tourne si votre curiosité intellectuelle n'est point attirée. Ces 
débris au fond de ces salles froides, gisant sur les marbres noirs 
des musées britanniques ou dressés r'ans les niches des glypto- 
thèques allemandes, sont si loin de la vie.' Ils touchent si peu à 
tout ce que nous savons de l'économie du monde, à ce [que nous 
ressentons de ses passions ou de ses douleurs, à tout ce que nous 
aimons de ses plaisirs... Ils y touchent! nous dit alors l'esthéti- 
cien qui a laissé là ses iris et qui sur la pierre la plus morne et 
la plus froide, sur un fragment de draperies sculptées, pose un 
doigt qui fait jaillir de la masse l'idée qui l'agita : 

Toute )ioble draperie, soit en sculpture, soit en peinture (sans tenir compte 
pour le moment de la couleur ni du tissu), remplit, pour autant qu'elle est 
quelque chose de plus qu'une nécessité, l'une de deux grandes fonctions. Elle 
est l'interprète du mouvement et de la gravitation. Elle est le meilleur 
moyen d'exprimer le mouvement que vient de faire et que lait la figure, et 
elle est presque le seul moyen d'indiquer à l'œil la force de gravité qui s'op- 
pose à ce mouvement. Les Grecs exagéraient les arrangemens de draperies 
qui expriment la légèreté de l'étoffe et suivent le geste de la personne. Les 
sculpteurs chrétiens, se souciant peu du corps ou le condamnant et faisant 
tout reposer sur l'expression, employèrent la draperie d'abord comme un 
voile, mais ils aperçurent bientôt en elle une capacité d'expression que les 
Grecs avaient ignorée ou méprisée. Le principal élément de cette expression 
était l'entière suppression de toute agitation dans ce qui était si éminem- 
ment susceptible d'être agité. Du haut des formes humaines, la draperie 
tombait d'aplomb, balayant lourdement le sol et cachant les pieds, tandis 
que la draperie grecque s'envolait souvent cà partir de la cuisse . Les 
étoffes épaisses et massives des vêtemens monacaux, si complètement 
opposées à la gaze légère des vêtemens antiques, donnaient l'idée de la 
simplicité de la division aussi bien que de la lourdeur de la chute. Et 
ainsi, la draperie en vint graduellement à représenter l'esprit du repos 
comme auparavant elle avait fait celui du mouvement, — d'un repos saint 
et sévère. Le vent n'avait pas de prise sur le vêtement, pas plus que la 
passion sur l'àme, et le mouvement de la figure ne faisait qu'incliner en une 

(1) The Queen of the Air. 



666 REVUE DES DEUX MONDES. 

ligne plus douce le calme du voile tombant, la figure étant suivie par lui 
comme un lent nuage par une languissante pluie : on ne le voyait se dérouler 
en ondulations plus légères que s'il accompagnait la danse des anges. 

Ainsi traitée, la draperie est vraiment noble; mais comme l'interprète de 
choses difTérentes et plus élevées. Comme révélant la gravitation, elle a une 
majesté spéciale, car elle est littéralement le seul moyen que nous ayons de 
représenter pleinement cette force naturelle de la terre (car l'eau qui tombe 
est moins passive et moins définie en ses lignes). De même aussi, dans les 
voilures, elle est belle parce qu'elle exprime la force d'un autre élément invi- 
sible (1)... 

A ces mots, le champ des idées s'élargit : l'horizon recule. 
Car pour aider à la compréhension d'une œuvre d'art, pour nous 
retenir un instant de plus devant un détail de sculpture, Ruskin 
met le monde physique tout entier à contribution, comme il a 
mis tout à l'heure le monde moral. Ici, dans le pli d'un voile et 
dans sa chute, il voit la loi mystérieuse qui régit les mondes et 
là, dans la courbe d'un pétale, il a vu la fleur qui annonce un 
Dieu. Toutes les notions scientifiques ou morales accumulées par 
les siècles se groupent naturellement autour de l'objet qu'il 
examine avec vous. Pour lui plus que pour tout autre 

Le bruit de l'Océan tient dans un coquillage, 

et tout grain de poussière est le Sésame enchanteur des palais du 
Savoir. Son appareil récepteur est circulaire comme ceux dont 
on fait usage pour la photographie panoramique. Où qu'il se 
place, il découvre l'ensemble des phénomènes naturels et des 
sympathies humaines; sur quelque coupe qu'il se penche, 
elle reflète l'universalité des choses qui passent sur nos tètes. 
Une poésie saine, scientifique, nourrie, naît de ces simples rap- 
prochemens. Il ne crée ni n'invente, ni ne découvre, ni ne 
suppose : il relie des idées et passe rapidement d'un point de 
vue à d'autres qu'on ne soupçonnait point si proches : il unit 
des sympathies obscures. Il se tient à un point central où abou- 
tissent les conclusions de la science, de l'art, des religions et des 
philosophies, et brusquement, d'un seul coup, comme on ferme 
un circuit électrique, il met ces idées en communication. Un 
éclair jaillit... On dit : Qu'est-ce que cette force nouvelle? Ces 
deux idées étaient sans mouvement, sans courant, sans poésie. 
Il n'y a rien de nouveau, sinon qu'on les a rapprochées, toutes 
chargées d'infini, et qu'il y a vie là où il n'y avait que notions 
inertes. Carlyle écrivait, le 19 avril 1861 : « Vendredi dernier, 
on me persuada d'aller entendre une conférence de Ruskin à 

(1) The Seven Lamps of Architecture. 



LA RELIGION DE LA BEAUTÉ. 667 

l'institution d'Albermale Street, une conférence sur les feuilles 
cV arbres, considérées comme objets physiologiques, pittoresques, 
moraux et symboliques. La conférence passe pour avoir fait 
fiasco, et en effet cela est vrai au point de vue conférence, 
mais seulement à cause de I'embarras des richesses, un cas assez 
rare. Ruskin nous a jetés, comme à coups de canon, ses idées 
sur les feuilles, idées multiformes, curieuses, géniales, et, en fait, 
je ne me rappelle pas avoir jamais entendu là (dans cette célèbre 
salle de conférences") aucune jolie chose bien apprêtée qui m'ait 
plu autant que cette chose chaotique. » — C'est que le chaos ne 
peut être évité avec une semblable méthode, et l'attention finit par 
être lassée par ce déballage de richesses hétéroclites. Ruskin, dans 
sa manie de tout étreindre. en arrive à ressembler à cet enfant 
que rencontra saint Augustin sur une plage, qui prétendait faire 
tenir la mer dans le trou qu'il avait creusé. On se fatigue à passer 
d'une notion à une autre ; devant ces éYOcations de toutes les 
sciences et de tous les dogmes, l'intelligence nourrie, la mémoire 
surchargée, se refusent à une plus longue attention. On est ras- 
sasié d'idées. 

II 

Alors se lèvent des images... Comme il sait faire comprendre, 
Ruskin sait faire voir, et à l'instant où le lecteur lassé, inattentif, 
va se dérober à la dialectique, le ressaisir par l'imagination. Il 
nous a montré l'intellectuel dans ce qui n'est, au premier abord, 
que sensible. Il va rendre sensible ce qui semble, d'ordinaire, pu- 
rement intellectuel. Il a traduit les images des peintres en idées ; 
il va traduire les idées des philosophes en images. Pour raconter, 
il montre ; pour prouver, il peint. S'il plaide en faveur de la sim- 
plicité de la composition dans le paysage historique, il ne se 
contente pas de vous dire que « l'impression est détruite par 
une multitude de faits contradictoires, et que l'accumulation qui 
n'est pas harmonieuse est discordante », que le peintre <( qui 
s'efforce d'unir la simplicité à la magnificence, et de guider de la 
solitude vers les fêtes, et d'opposer à la mélancolie la gaîté, doit 
nécessairement aboutir à une confuse inanité », et cela parce que 
<( chaque espèce de spectacle a son sens particulier, et que toute 
introduction de sentiment nouveau et différent affaiblit la force 
de l'impression première et que le mélange de toutes les émotions 
doit produire de l'apathie, comme le mélange de toutes les cou- 
leurs produit du blanc », — ce qui serait de la question une vue 
intéressante, mais abstraite. Il expérimente sa thèse esthétique 



668 REVUE DES DEUX MONDES. 

sur un exemple sensible, un paysage qu'il a vu, et alors passe 
dans- son argumentation une vision magnifique et rapide que 
reconnaîtront bien Ions ceux qui ont cheminé un peu tard sur 
la voie Appia : 

Il n'est peut-être rien sur la terre de plus impressionnant que la cam- 
pagne de Rome, au soleil couchant. Imaginez, pour un moment, que vous 
êtes jeté, hors de tous les bruits et de tous les mouvemens du monde vivant 
seul, dans cette plaine inculte et dévastée. La terre cède et s'émiette sous 
voilée pied, si légèrement que vous marchiez, car sa substance est blanche, 
creuse et cariée comme des débris d'ossemens humains. L'herbe longue et 
noueuse ondule et tressaute faiblement au vent du soir et ses ombres mou- 
vantes tremblent fébrilement le long des tertres des ruines qui se dressent 
dans la lumière du soleil. Di'S nionlicules d'une terre pulvérulente se sou- 
lèvent autour de vous, comme si les morts qui sont au-dessous, s'agitaient 
dans leur sommeil. Des blocs épars, d'une pierre noire, débris anguleux de 
puissans édifices dont pas une pierre ne reste posée sur l'autre, gisent sur 
ces morts pour les empêcher de surgir... Due brume violacée, lourde de 
miasmes, s'étend horizontalement le long du désert, voilant les épaves spec- 
trales de ces ruines massives, tandis que sur leurs déchirures, repose la 
rouge lumière du soir, ainsi que sur des autels qu'on a violés, un feu qui 
va mourir. La chaîne bleue des monts Albains se dresse sur la solennelle 
étendue d'un ciel vert, clair et quiet. Des nuages sombres se tiennent im- 
mobiles le long des promontoires des Apennins, comme des tours d'alarme. 
Se dirigeant de la plaine vers les montagnes, les aqueducs ruinés s'enfoncent 
dans l'ombre, arche après arche, comme des files obscures et innombrables 
de pleureurs funéraires qui quitteraient le tombeau d'une nation (1). 

<' Maintenant, faisons à ce paysage quelques modifications 
« idéalistes », dans le goût de Claude... » dit Ruskin, et la disser- 
tation continue. Mais dorénavant la pensée de l'auteur et l'atten- 
tion du lecteur ont un tableau qui les repose et les aide à se 
fixer. De la sorte, pas plus qu'on n'a perdu de vue les lois mysté- 
rieuses de la nature ou les nécessités morales de la vie quand on 
regardait les plis tombans d'une tunique grecque ou le délicat 
ouvrage à la main du meneau gothique, on ne perdra de vue les 
spectacles pittoresques si l'on vient à faire de l'esthétique pure, 
de la science, de l'histoire ou de la sociologie. On ne quittera pas 
le domaine des formes et des couleurs parce qu'on entrera dans 
celui des idées. On ne hiissera point l'Art parce qu'on étudiera 
l'homme, car ce n'est pas seulement la vie d'un tableau qu'a re- 
tracéeRuskin. c'est aussi le tableau de la vie. Et c'està quoi n'ont 
pas assez pris garde ceux qui l'ont accusé de faire de la littérature, 
de la morale ou de hi psychologie à propos de peinture; il serait 
beaucoup plus vrai de dire qu'il a fait de la peinture à propos 

(1) Modem Painlers, I. 



LA RELIGION DE LA BEAUTE. 



669 



de liltoraluro, de morale ou de psychologie. Dans toutes les 
choses qui frappent notre entendement, il a considéré surtout le 
côté qui frappe nos yeux. Tout lui apparaît naturellement sous 
une forme linéaire et colorée, en relief, en perspective, en parti 
pris d'ombre et de lumière. Les problèmes les plus abstraits de 
l'économie sociale se présentent toujours à lui sous des apparences 
plastiques et pittoresques. Pour vous persuader que le capital est 
souvent plus nuisible qu'utile au travail, il vous trace une scène 
de pique-nique à la Van Loo qui se développe dans un tableau 
de danses villageoises à la Lancret et se termine sur une rixe de 
paysans à la Breughel le Vieux ou à la Téniers(l). Des visions 
se font et se défont, qui rendent les huit volumes économiques 
de Fors Clavigera semblables à une galerie de tableaux. On croyait 
entrer dans un office, ou est venu dans un musée. On pensait exa- 
miner des graphiques, des statistiques et des bilans, on se trouve 
en face d'une gravure de VEspérance, de Giotto, de la chapelle 
d'Arena, à Padoue; de V Adoration des Mages, de Bernard Luino, 
de Milan ; d'une vue de la chapelle de Santa-Maria délia Spina, 
de Pise ; de vieilles médailles de Berne et de dessins de Kate 
Greenaway. Et pas un instant, au milieu de ces chères et douces 
images, l'auteur ne croit avoir oublié l'objet de « ses lettres aux 
trayailleurs de l'Angleterre. « A ses yeux, il n'est pas de méca- 
nisme économique qu'on ne puisse ramener à une composition 
de tableau de maître, ni de problème international qui ne se ré- 
solve en une scène vivante, jouée par quelques acteurs qu'il crée 
lui-même, qu'il peint à Finstant et dresse sur le théâtre de son 
imagination. S'il attaque le système inutile et coûteux de paix 
armée qui règne en ce moment en Europe, c'est sous cette forme 
vive et colorée : 

Mes amis, je ne sais pas ce qui l'emporte du ridicule ou du mélancolique 
dans cette chose-ci. Elle est l'un et l'autre àun point inénarrable. Supposez 
qu'au lieu d'avoir été mandé par vous en ce moment (pour vous donner des 
conseils sur la construction de votre Bourse) je l'aie été par un particulier, 
vivant dans une maison de la banlieue avec son jardin séparé seulement 
par un espalier de la porte de son voisin, et qu'il m'ait appelé pour mo 
consulter sur l'ameublement de son salon. Je commence à regarder autour 
de moi et à trouver que les murs sont un peu nus; je pense que tel ou tel 
papier serait désirable pour les murs, peut-être une petite fresque ici et là 
sur le plafond et un rideau ou deux de damas aux fenêtres. « Ah! dit mou 
commettant, des rideaux de damas, certainement! Tout cela est fort beau, 
mais vous savez, je ne xjcux me payer de telles choses, en ce moment! 
— Pourtant le monde vous attribue de splendides revenus ! — Ah oui, dit mon 
ami, mais vous savez que, à présent, je suis obligé à dépenser presque tout en 

(1) ForsClavifiera. Letlev %tk. 



670 REVUE DES DEUX MONDES. 

pièges d'acier! — En pièges d'acier! Et pourquoi? — Comment! pour ce qui- 
dam, de l'autre côté du mur, vous savez ; nous sommes très bons amis, des 
amis excellens, mais nous sommes obligés de conserver des traquenards 
des deux côtés du mur ; nous ne pourrions pas vivre en de bons termes 
sans eux et sans nos pièges à fusil. Le pire est que nous sommes des 
gars assez ingénieux tous les deux et qu'il ne se passe pas de jour sans 
que nous inventions une nouvelle trappe ou un nouveau canon de fusil, etc. 
Nous dépensons environ 15 millions par an chacun dans nos pièges — en 
comptant tout, et je ne vois guère comment nous pourrions faire à moins, n 
Voilà une façon de vivre d'un haut comique pour deux particuliers ! mais 
pour deux nations, cela ne me semble pas entièrement comique. Bedlam 
serait comique peut-être, s'il ne contenait qu'un seul fou, et votre pantomime 
de INoël est comique lorsqu'il y a un seul clown, mais lorsque le monde entier 
devient clown et se tatoue lui-même en rouge avec son propre sang à 
la place de vermillon, il y a quelque chose d'autre que comique, je 
pense (1). 

Ces derniers mots ne sont pas d'un littérateur qui développe 
une idée; ils seraient d'un fou s'ils n'étaient d'un peintre. Tou- 
jours occupé de sensations visuelles, Ruskin va du rouge du ver- 
millon au rouge du sang, sans transition, — parce qu'il n'y en a 
guère dans la couleur. Les imas:es, en se succédant, tirent à elles 
et déforment son argumentation. « Nous autres, pourrait-il dire 
en transformant un mot connu, il faut que nous voyions pour 
penser ! » Qu'est-ce que l'éloge d'une vie intérieure? Qu'est-ce que 
la réflexion que l'homme ne profite pas assez de l'expérience 
des anciens conducteurs de peuples et de la pensée des grands 
philosophes? C'est là, pour la plupart d'entre nous, une idée 
pure; avec Ruskin, c'est une image : 

Il y a un dessin représentant le cimetière de Kirkby Lonsdale, son ruis- 
seau, sa vallée, ses collines et, au delà, le ciel enveloppé du matin. Et voici 
que des écoliers, en bande, insoucieux également et de ces choses et des morts 
qui les ont quittées pour d'autres vallées et d'autres cieux, ont fait des piles 
de leurs petits livres sur une tombe pour les démolir à coups de cailloux. 
Ainsi nous jouons avec les paroles des morts, qui pourraient nous instruire 
et nous les jetons loin de nous, au gré de notre humeur insouciante et 
cruelle , ne songeant guère que ces feuilles qu'éparpille le vent furent 
amoncelées non seulement sur une pierre funéraire, mais bien sur les scellés 
d'un caveau enchanté... Que dis-je? sur la porte d'une grande cité de rois 
endormis. Ils s'éveilleraient pour nous si nous savions seulement les appe- 
ler par leurs noms (2)... 

Et qu'est-ce que cette vie extérieure, d'ambition et d'ostenta- 
tion, de bruit d'éloges et de vanités ridicules, que nous cherchons 
même au prix de notre repos? C'est encore une image, c'est un 
tableau brossé de main de maître, où passent des ombres saisis- 

(1) T/ie Crown of Wild Olive. Trajflc. 

(2) Sésame and Lilies. Of Kings' Treasuries. 



LA RELIGION DE LA UEAUTÉ. 671 

santés à la Ribera, avec le trait ironique d'Holbein et l'épouvante 
de Schongauer : 

Mes amis, vous rappelez-vous cette vieille coutume scythe, lorsque mou- 
rait le chef d'une maison? Il était vêtu de ses plus beaux habits, déposé dans 
son char et promené dans les maisons de ses amis. Chacun d'eux le plaçait 
au haut bout de la table et tout le monde festoyait en sa présence. Supposez 
qu'on vous offre en termes explicites, comme les tristes réalités de l'exis- 
tence se chargent de vous l'ollrir, d'obtenir cet honneur scythe graduelle- 
ment, tandis que vous penseriez être encore en vie. Supposez qu'on vous 
dise : « Vous mourrez lentement; votre sang refroidira de jour en jour; 
votre chair se pétrifiera; à la fin, votre cœur ne battra plus que comme un 
mécanisme de soupapes de fer rouillées; votre vie s'effacera de vous et s'en- 
foncera à travers la terre jusque dans les glaces où soufîre Gain; mais en 
revanche, jour par jour, votre corps sera plus splendidement vêtu et hissé 
dans des chars de plus en plus élevés et portera sur sa poitrine des insignes 
honorifiques de plus en plus nombreuses. Des couronnes sur sa tête, si 
A'ous voulez. Les hommes s'inclineront devant lui, contempleront et applau- 
diront autour de lui, s'amasseront en foule à sa suite, tout le long des rues. 
On lui bâtira des palais, on festoiera avec lui au haut bout des tables, toute 
la nuit durant : votre âme demeurera dans ce corps juste assez pour perce- 
voir ce qui se passe et pour sentir le poids de la robe d'or sur les épaules et 
le sillon circulaire de la couronne creusé sur le crâne, rien de plus. » — 
Accepteriez-vous cette ofTre, ainsi faite verbalement par l'ange de la mort"? 
Le moindre d'entre vous l'accepterait-il, dites? Cependant, en pratique et 
dans la réalité, tout homme l'accepte qui désire faire son chemin dans la vie, 
sans savoir ce qu'est la vie, qui comprend seulement qu'il fera bien d'obtenir 
plus de chevaux, plus de valets, plus de fortune, plus d'honneurs et non da- 
vantage d'âme personnelle. Celui-là seul progresse dans la vie, dont le cœur 
devient plus tendre, le sang plus chaud, le cerveau plus actif et dont l'es- 
prit s'en va entrant dans la vivante Paix (1). 

Tournons quelques pages : la sombre vision s'évanouit. De 
la psychologie de l'ambitieux nous avons passé à la psychologie 
de la femme selon le cœur de Ruskin, la femme intellectuelle et 
modeste à qui toute science doit être donnée « non pour la trans- 
former en un dictionnaire », non « avec le but de savoir, mais avec 
celui de sentir et de juger », et voici que cette pénétrante analyse 
de l'éducation féminine s'achève, elle aussi, par un tableau tout 
plein de jeux d'ombre et de lumière, tels qu'en rêvent les artistes. 

Partout où va une vraie épouse, le home se transporte avec elle. Peu 
importe que, sur sa tête, il n'y ait que des étoiles et à ses pieds, pour tout 
foyer, dans le gazon refroidi de la nuit, que le ver luisant. Le home est 
partout où elle est, et si c'est une noble femme, il s'étend au loin autour 
d'elle, mieux que s'il était plafonné de cèdre ou peint de vermillon, répan- 
dant sa calme lumière sur ceux qui, autrement, seraient sans foyer. — Voilà 
donc, n'est-ce pas? la vraie place et le vrai pouvoir de la femme, mais ne 
voyez-vous pas que, pour les remplir, elle doit être, autant qu'on peut dire 

(1) Sésame and Li lies. Of kings' treasuries. 



67:2 REVUE DES DEUX MONDES. 

cela d'une créature humaine, incapable d'erreur. Aussi loin qu'elle gouverne, 
tout doit aller droit, ou bien rien ne va. Elle doit rtre bonne, constamment, 
incorruptiblement ; sage, instinctivement, infailliblement, sage, non pour 
son propre développement, mais pour sa propre renonciation, sage, non 
pour s'élever au-dessus de son mari, mais pour ne jamais faillir à son côté; 
sage, non avec l'étroitesse d'un orgueil insolent et dénué d'amour, mais 
•avec la douceur passionnée d'une serviabilité modeste, infiniment multi- 
forme, parce qu'infiniment applicable, — la vraie mobilité de la femme. — 
Dans ce grand sens, la donna c mobile non « comme la plume au vent, » ni 
même « variable comme l'ombre faite par le léger tremble frissonnant », 
mais variable comme la lumière, infiniment diverse dans sa belle et sereine 
répartition, • — la lumière qui prend la couleur de tout objet qu'elle touche, 
mais afin de la faire briller (i). 

C'est toujours d'un œil de peintre que l'écrivain scrute les 
dogmes et déchiffre les chartriers. Pour lui, l'histoire est une 
place publique, perspectivée par Canaletto, où vont et viennent 
des personnages splendidement ou misérablement vêtus, à la 
Ouardi ou à la Tiepolo, portant des bannières qu'il décrit avec 
joie, composant des blasons qu'il analyse avec soin, frappant des 
monnaies qu'il fait miroiter devant vos yeux, d'un geste prompt 
et subtil. Un trèfle gravé sous les pieds du saint Jean dans un 
florin frappé au val de Serchio lui représente toute une victoire 
des Florentins sur les Pisans et il suit la marche du parti popu- 
laire de Florence à la progression d'une couleur sur les armoi- 
ries d'une ville comme on suit celle des heures à quelque ombre 
montante sur un mur : 

J'ai esquissé pour vous ce lis vu de la base de la tour de Giotto.Vous 
pouvez juger par les sujets de sculpture, à ses côtés, qu'elle fut bâtie pré- 
cisément dans le paroxysme de son triomphe commercial; car tous les 
bas-reliefs extérieurs se rapportent aux métiers... 

Une querelle étant survenue, en 12!jl, avec la ville gibeline de Pistoie, 
les Florentins, sous un podestat milanais, livrèrent ce qui fut, à proprement 
parler, leur première bataille communale et commerciale avec un grand 
carnage de Pistoiens. Assez naturellement, mais très imprudemment, les 
Gibelins de Florence ne voulurent point prendre part à cette bataille; sur 
quoi, le peuple revenant très échauffé par la victoire les chassa et établit à 
Florence un gouvernement purement guelfe, changeant en même temps le 
drapeau de la cité, qui était de gueules au lis d'argent, en un d'argent au lis 
-de gueules, mais le plus ancien Ijlason de tous, simplement divisé par pal 
d'argent et de gueules, demeura toujours sur leur carroccio de bataille : 
non si miito mai. 

Non si muto mai, cet ancien écu de Florence, divisé par pal d'argent et 
•de gueules, c'est l'héraldique incommutable dans sa signification déclarant 
la nécessité de l'étjuilibre dans le gouvernement des hommes entre les 
pouvoirs rationnel et Imaginatif : la neige de l'Alpe et le nuage embrasé. 

(t) Sésame and Lilies. Of Queens" Gardens. 



LA RELIGION DE LA HEAL'TÉ. 673 

Église et Etat — Pape et Empereur — Clergé et Laïcité — toutes ces choses 
sont des oppositions partielles, accidentelles, trop souvent criminelles, mais 
les élémens corporel et spirituel qui semblent adversaires, demeurent en 
une éternelle harmonie. 

Non moins que la nouvelle arme de l'écu, la Heur de lys rouge a une 
autre signification. Elle est rouge, non comme ecclésiastique, mais comme 
libre. Non comme Guelfe contre Gibelin, mais comme laboureur contre 
chevalier. — Il n'est plus son serf, mais son ministre. Son devoir n'est plus 
servitium, mais miniatcrium, mestier. 

Dessinez donc ce lis rouge et tlxez-le dans votre esprit comme le signe 
du grand changement dans le caractère de Florence, et dans ses lois, au 
milieu du xui'^ siècle, et rappelez-vous aussi lorsque vous irez à Florence et 
que vous verrez cette puissante tour du Palazzo Vecchio (noble encore en 
dépit des calamiteuses et maudites restaurations qui ont aplani son rude 
contour et elTaci' par des barbarismes modernes sa charmante sculpture). 
Quand vous la verrez terminant la perspective ombrée des L'ftizi, ou bien 
s'élevant sur la cité vue de Fiesole ou de Bellosguardo, — rappelez-vous 
que, comme la tour de Giotto est le monument le plus notable dans le 
monde de la religion en Europe, de même sur cette tour du Palazzo Vecchio, 
se déploya pour la première fois aux vents l'étendard du lis, enseigne de 
son commerce qui était libéral, — parce qu'il était honnête (!}. 



Qui vient ainsi de parler? Un historien ou un enlumineur? 
un philosophe ou un paysagiste? Qui parlera des laves et des 
roches siliceuses, des poudingues et des calcaires, des terrains 
stratifiés du Cumberland et de la marche des glaciers de Suisse? 
Encore un peintre qui considère la science comme un paysage 
dont les lignes changent peu à peu sous la poussée des élémens, 
aux glissemens et aux renouveaux perpétuels, dont les lois s'ex- 
priment par des figures dans les nuages et par des figures dans 
les fleurs. Les religions lui apparaîtront de même comme des 
fresques de Primitifs où les vertus théologales sïmposent par de 
jolis gestes, où les dogmes se mesurent à la pureté des couleurs. 
Le cycle entier des idées et des choses est ainsi parcouru, le pin- 
ceau à la main. L'auteur pense en images, — ce que justement ne 
font pas certains grands peintres de son pays; — et par là, plus 
que par ses dessins et ses aquarelles, il se trouve être réellement 
un pittore et l'un des plus pittoresques du Royaume-Uni. Cela est 
si vrai que, dans les mots mêmes dont il se sert pour traduire ses 
images, il ne trouve jamais qu'il y ait assez de couleur. Il n'est 
point satisfait de l'idée générale, amorphe, décolorée par un long 
usage, qu'ils offrent à l'esprit. Comme un peintre qui presse ses 
tubes pour leur faire rendre un peu plus de cobalt ou de ver- 
millon, il secoue les vocables jusqu'à en faire sortir l'image pri- 

(1) Val d'Arno. 

TOME cxxxv. — 1896. 4.'] 



674 REVUE DES DEUX MONDES. 

mitive qui leur a donné naissance, afin d'évoquer quelque chose 
de plus aux yeux : 

Le pays qu'arrosent le Pô et l'Adige, Paese che Adice e Po riga, selon l'ex- 
pression de Dante, est la Lombardie, et eût été assez désigné par le nom de 
sa rivière principale, mais Dante a une raison spéciale pour nommer l'Adige. 
C'est toujours par la vallée de l'Adige que la puissance des Césars allemands 
descend en Italie et ce pont fortifié que sons doute beaucoup d'entre vous se 
rappellent, jeté sur l'Adige, à Vérone, fut bâti de telle sorte que les cava- 
liers allemands pussent, de tout temps, trouver un sûr accès dans la cité. 
Cette cité fut leur première forteresse en Italie, où aidés par la grande 
famille des Montecchi, Montacutes, Montaigus ou Montagnes, seigneurs 
tirant leurs noms des pics des montagnes, en lutte avec la famille des Cap- 
pellatti, — gens à chapeau écarlate. Et cet accident de nomenclature, joint 
à la connaissance qui vous est familière des luttes réelles des monts aigus 
avec les bonnets plats ou pétases des nuages (qui donnent localement au 
mont Pilate son nom Pile.atnf.\ peut, sur plus d'un point, illustrer pour vous 
cette lutte de l'Empereur Frédéric II avec Innocent IV qui, dans le bien 
comme dans le mal, représente, à toutes les époques, la guerre de l'autorité 
solide, rationnelle et temporelle du roi avec l'autorité plus ou moins fan- 
tomale, encapuchonnée, Imaginative et nuageuse du pape et de l'Église (i). 

En vain pour excuser cette manie d'étymologie qui à tout 
instant l'égaré en des digressions, dit-il que « la subtilité philo- 
logique c'est la subtilité philosophique » : le but qu'il poursuit 
est bien moins la précision philosophique que l'éclat du ton. 

Mais ce ne sont encore ici que des images pour les yeux de 
l'esprit : Ruskin entend frapper l'œil physique de son lecteur. 
Pour cela, il multiplie les exemples graphiques dans ses vo- 
lumes. Partout où il peut donner l'exemple plastique à la place 
de l'exemple littéraire, il le fait. Aucune page de littérature ne 
vaudrait pour montrer les différentes façons dont Ghirlandajo 
et Claude Lorrain comprennent le même paysage, la juxtapo- 
sition des deux gravures que donne Ruskin au volume IV de 
ses Modem paiiiters : nulle poésie, si suggestive fût-elle, ne 
nous mesurerait la distance qu'il y a entre le bœuf de l'art in- 
dien, conventionnel et froid, et le bœuf vivant d'une médaille 
grecque, comme les deux gravures réunies sur la page 226 
à'Aratra Pentelici. Et enfin, bien que ceci soit plutôt un jeu 
qu'une démonstration, quand Ruskin nous montre sur la même 
page une exquise reproduction du Dieu humain , tel qu'on le 
comprenait jadis : de l'Apollon de Syracuse, en face d'un por- 
trait de l'homme civilisé, un Londonien d'affaires, coiffé du 
tuyau de poêle, le nez chaussé de lunettes, les favoris embrous- 
saillés, nous avons en peu de temps une sensation plus vive que 

(1) Val (TArno. 



LA RELIGION DE LA BEAUTÉ, 673 

celle qu'aucun anthropologue, en un long rapport à quelque 
académie, ne pourrait nous en donner. Limage est jusque dans 
la typographie de ses livres où se sent à tout instant le désir de 
séduire ou de frapper les yeux. Les paragraphes sont habilement 
coupés; les interlignages laborieusement étudiés, les italiques 
et lés lettres capitales multipliées, des mots en vieux français ou 
en grec rompent délicieusement la monotonie des caractères 
anglais. Bien plus, si l'auteur veut montrer que le xix® siècle a 
manqué au devoir social, il ne se contente pas d'imprimer au vif 
un passage du Daily Tolegraph contant un cruel drame de la 
misère, arrivé dans le quartier de Christ-Church : les mots pei- 
gnent assez d'eux-mêmes, mais le peintre, qui est en Ruskin,veut 
plus de couleur encore : il les imprime en lettres rouges, sous 
prétexte que « les faits eux-mêmes seront écrits en cette couleur, 
dans un livre dont chacun de nous, lettré ou illettré, aura à lire 
une page, un jour ou l'autre », — et, en attendant cette redou- 
table lecture, il y a, dans le volume de Sésame, trois pages san- 
glantes que nul n'oublie, une fois qu'il les a lues, surtout, si ce 
fut le soir, sous la lampe, à cause de la fatigue qu'elles lui ont 
procurée. 

La minutie de Ruskin sévit ici dans toute son intensité. Elle 
est un charme lorsqu'elle succède à des généralités. L'étymologie 
repose de la vague éloquence et la couleur d'un mot amuse à 
regarder après les vastes teintes jetées sur les fresques de 
l'histoire. L'image varie sans cesse de dimensions. Du regard 
d'ensemble jeté sur la campagne de Rome, nous avons passé 
à l'examen attentif d'un détail, d'un individu, d'une heure, d'une 
herbe, d'une syllabe. Notre vue s'est-elle maintenant fatiguée 
à déchiffrer des grimoires, les lettres d'un missel : il la reporte 
sur des plaines au loin étendues sous le soleil, l'Espace de Chin- 
treuil après le Buisson de Ruysdaël, Se lasse-t-elle encore d'errer 
sur des espaces dont elle ne perçoit rien de précis qu'elle 
puisse analyser, ni de distinct dont elle puisse faire le tour; il la 
ramène au scarabée qui court sous nos pieds. Slingelandt après 
Turner. Le panorama repose du microscope et le microscope du 
panorama. Aux relais de la route il semble que vous preniez avec 
vous tantôt un entomologiste et tantôt un géologue. Mais entomo- 
logiste, géologue ou poète, votre compagnon s'exprime toujours 
en peintre. Et comme peintre il n'invente point ni ne façonne à 
sa fantaisie des tableaux faits d'élémens épars. Quand il décrit un 
paysage, ce n'est pas un paysage quelconque : c'est celui qu'il a 
vu à un tel endroit, en telle saison, à telle heure, par tel effet, 
comme M. Monet peignant ses Meules et comme Achard devant 



676 REVUE DES DEUX MONDES. 

un paysage, il n'ajoutera pas un brin dherbe qu'il ne l'ait vu 
et n'ait été en extase devant lui. Il précise : c'est « une heure 
passée au coucher du soleil parmi les masses brisées de forêts 
de pins qui bordent le cours de l'Ain, au-dessus du village de 
Ghampagnole dans le Jura. » 

C'était le printemps aussi, et toutes les fleurs se répandaient en grappes 
serrées comme par amour; il y avait de la place assez pour toutes, mais 
elles écrasaient leurs feuilles, selon toutes sortes de formes étranges, uni- 
quement afin d'être plus près les unes des autres. Il y avait là l'anémone des 
bois, étoile par étoile, s'achevant à tout moment en nébuleuses, et il y avait 
les oxalis, troupes par troupes, comme les processions virginales du mois de 
Marie, Les sombres fentes verticales du calcaire étaient bouchées par ces 
lleurs comme par une neige épaisse et bordée de lierre, sur ses arêtes, — 
d'un lierre léger et adorable comme de la vigne; et de temps en temps un 
jaillissement bleu de violettes et les clochettes des primevères aux endroits 
ensoleillés, et sur le terrain le plus découvert, la vesce, la consoude et le 
bois gentil et les petits bourgeons de saphir de la Polygala Alpina, et la 
fraise sauvage, juste une fleur ou deux, tout cola noyé dans le velouté doré 
d'une mousse épaisse, chaude et couleur d'ambre. J'arrivai à ce moment 
sur le bord du ravin; le murmure solennel de ses eaux monta soudainement 
d'au-dessous de moi, mêlé au chant des grives dans les branches des pins, 
et sur le côté opposé de la A^allée, fermée tout le long comme par un mur 
des gris rochers de calcaire, il y avait un faucon, qui s'envolait lentement 
de leur sommet, les touchant presque de ses ailes, et avec les ombres pro- 
jetées d'en haut par les pins, vacillant sur son plumage; mais avec une pro- 
fondeur de cent brasses sous sa poitrine et les courans ondoyans de la 
verte rivière glissant et brillant A^ertigineusement au-dessous cîe lui, les 
globes d'écume de l'eau courant dans le môme sens que le vol de l'oi- 
seau (1). 

Ceci est vu. Rien n'est laborieusement mis en images. Tout est 
ressenti sous une forme imagée. Ce n'est pas un ] ittérateur qui peint : 
c'est un peintre qui écrit. Ce n'est pas un calligraphe qui s'essaie 
à mettre des images, çà et là, dans le livre d'heures qu'il a copié : 
c'est un enlumineur qui , après avoir longtemps écrasé ses pin- 
ceaux sur les vélins, saisit la plume, tâche de s'expliquer et il 
semble bien (ju'il lui est resté au bout des doigts de l'or ou de l'ou- 
tremer qu'il a si longtemps maniés. Il en faut d'ailleurs, et la tâche 
est difficile, car voici qu'il va maintenant entreprendre de peindre 
l'àir. Mais à son secours viennent toutes les idées qu'il a su démê- 
ler sous les apparences sensibles des tableaux de la nature et des 
maîtres, et, idées et images, cette fois réunies , les unes engendrant 
les autres, celles-ci reposant de celles-là, se fondent si bien qu'on 
ne sait plus si ceci est une aquarelle, un traité d'histoire naturelle 
ou de la poésie lyrique : 

(1) Tlie Seven Lamps of Archileclure. 



LA RELIGION DE LA BEAUTÉ. G77 

L'abîme de l'air qui enveloppe la terre, entre en union avec la terre à sa 
surface et avec ses eaux, de telle sorte qu'il semble la cause de leur ascen- 
sion dans les choses vivantes. D'abord, l'air les échaufle et aussi les ombrage, 
en maintenant la chaleur des rayons solaires dans son propre corps, mais 
en atténuant leur puissance avec ses nuayes. 11 cliaulTe et rafraîcliit à la 
fois, avec ses échanges de zéphyrs et de gelées, de telle façon que les 
blanches guirlandes des champs du paysan suisse sont fondues par le 
rayonnement des rochers de Libye. 

11 donne cà la mer sa propre force ; forme et remplit chaque cellule de son 
écume, soutient les précipices et dessine les vallées de ses vagues, leur 
donne l'éclat alors qu'elles se meuvent sous la nuit et le feu blanchâtre à 
leurs plaines sous le soleil qui se lève; il porte leurs voix le long des ro- 
chers, porte au-dessus d'elle une écume d'oiseaux, dessine par elle les fos- 
settes des sables qu'aucun pied n'a touchés. 

Il en retire une partie dans le creux de sa main, teint avec cela les collines 
d'un bleu sombre et leurs glaciers d'un rose mourant, incruste de saphir, 
avec cela, le dôme dans lequel il a un nuage àplacer; forme de cela les trou- 
peaux célestes, les divise, les dénombre, les caresse, les porte dans son sein, 
les appelle à leurs voyages, veille sur leur repos, nourrit d'eux les ruisseaux 
qui ne tarissent point et les rosées qui sont intermittentes. 

11 brode et tisse leur toison en une tapisserie fantastique, la déchire et 
la recommence, et voltige et flamboie, et chuchote parmi les fils d'or, la 
faisant frémir avec un pleetre d'un feu étrange qui les traverse et les rc- 
traverse et est contenu en elles comme la vie. 

Il pénètre dans la surface de la terre, la subjugue, tombe avec elle en 
une poussière féconde dont la chair peut être pétrie ; il s'unit dans la rosée 
à la .substance du diamant et devient la feuille verte qui sort du terrain 
sec ; il entre dans les formes séparées de la terre qu'il a tempérée, com- 
mande au flux et au reflux du courant de leur vie, remplit leurs membres 
de sa propre légèreté, mesure leur existence par son impulsion intérieure, 
moule sur leurs lèvres les mots par lesquels une âme peut se faire connaître 
d'une autre âme, est pour elles l'entendement de l'oreille et le battement 
du cœur et, les quittant, les laisse à la paix qui n'entend, ni ne se meut 
plus (1)... 

Quelque chose pourtant manquerait encore si Ruskin tenait 
tout entier clans cet amas d'idées et d'images, et si, une fois l'intel- 
ligence rassasiée et l'imagination débordante, il nous laissait là 
ou bien réordonnait éternellement cette môme fête pour l'imagi- 
nation et ce même repas pour l'intelligence. D'autres aussi ont 
su mêler, dans leur critique, les aspects sensibles aux aspects 
abstraits et reposer de ceux-ci par ceux-là. D'autres ont peint en 
pensant et ont pensé en peignant, ont nourri leur poésie du sens 
caché de la nature et paré la science des charmes visibles de sa 
beauté. Mais il arrive un moment où ce dilettantisme habile, après 
avoir récréé par sa diversité, fatigue par sa sécheresse. Des cou- 
leurs qui passent, des idées qui se jouent, des points de vue qu'on 

(1) The Queen of Ihe Air. 



678 REVUE DES DEUX MONDES. 

découvre, — toujours le même paysage aperçu de différens som- 
mets, — et des faits qu'on relate et des peuples qu'on analyse, 
forment un spectacle où tout notre être ne vibre pas. Plaisirs de 
l'imagination, plaisirs de l'intelligence, à ce qui vit ne sauraient 
suffire. Et l'on cherche, dinstinct, s'il n'y a pas quelque chose 
encore qui relie, qui entraîne, qui vivifie ces notions et ces images, 
qui ne séduise pas seulement en nous ce qui est philosophe et ce 
qui est artiste, mais qui aille au delà conquérir la foule qui n'est 
ni Fun ni l'autre, quelque chose qui puisse plus longuement et 
plus profondément encore toucher l'âme humaine, et la rattacher 
de plus près à la religion de la beauté... 



III 



Il y a l'amour. Tous les critiques d'art ont décrit, beaucoup 
ont philosophé, peu ont aimé. Trop souvent on en a vu discuter 
l'authenticité d'un tableau comme on ferait un droit d'hypo- 
thèque et montrer en face de la beauté une àme tranquille de 
commissaire-priseur. Or, le lecteur se fatigue à voir sans com- 
prendre, il se fatigue à comprendre sans voir, mais il se fatigue 
aussi à voir et à comprendre sans aimer. Avec Ruskin, on com- 
prend, on voit et l'on aime, j'entends qu'on se passionne pour ou 
contre l'époque, le peuple, le talent de l'artiste, et qu'en aperce- 
vant les fibres vivantes, saignantes qui relient les statues ou les 
êtres peints à notre vie, à ses joies et à ses souffrances, à son mal 
et à son bien moral, on prend violemment parti. Le dilettantisme, 
la curiosité désintéressée des esthètes n'est pas son fait et il la 
flétrit. De cette passion, il tire son originalité. Vous trouverez 
chez Lessing des raisonnemens du même ordre et mieux liés, et 
chez Michelet des images semblables et mieux suivies. Stendhal 
a la psychologie, Topffer l'humour, Fromentin la technique, 
Winckelmann la dialectique, Th. Gautier la couleur, Reynolds 
la pédagogie, Taine la généralisation, Charles Rlanc le réper- 
toire : Ruskin a l'amour. D'un bout à l'autre, ses livres sont 
traversés par un souffle d'enthousiasme ou de colère : les raison- 
nemens que nous avons dits y circulent, mais comme moyens de 
propagande; les images que nous y avons vues y apparaissent, 
mais comme pièces à conviction. Si les unes et les autres sont 
chaotiques, c'est que la main du défenseur a tremblé d'émotion 
en les faisant passer sous les yeux des juges, les lecteurs. Pris 
séparément, ces morceaux ne l'emportent pas sur tant d'autres 
de nos écrivains, mais assemblés et mis en mouvement par la 



LA RELIGION DE LA BEAUTÉ. 679 

passion furieuse du lutteur, ils acquièrent le charme même de 
la vie. — C'est l'amour aussi qui, pénétrant tous les détails d'une 
tendresse quasi virgilienne, efîace les rides de l'érudit et corrige les 
poses du virtuose. Pourquoi ces trente pages sur les nuages, sur 
leur équilibre et leurs projections d'ombres, et sur leurs formes 
géométriques et leurs flocons et leurs chariots? Parce qu'il faut 
montrer que ïurner, qu'on bafoue et qu'on raille, « se tient seul, 
en ce point, plus qu'en aucun autre, dans l'art d'observer la na- 
ture. «Pourquoi ces seize pages sur l'embranchement des arbres? 
Parce qu'il faut venger des interprétations de Claude Lorrain, la 
Beauté sans égale des branches que les ramifications du peintre 
classique expriment comme un portemanteau exprimerait les 
épaules humaines, « et s'il peut être allégué qu'une telle œuvre 
est néanmoins suffisante pour donner une « idée » d'un arbre, on 
répondra qu'elle n'a jamais donné ni ne donnera jamais l'idée d'un 
arbre à quiconque aime les arbres! La description ainsi com- 
prise n'a plus rien d'artificiel ni de déclamatoire. Ce n'est plus un 
jeu de l'esprit : il serait souvent plus vrai de dire qu'elle vient 
d'une peine du cœur. Lisez plutôt ces mots de la préface de la 
Reine de l'air, écrite à Vevey, devant la fumée des fabriques et 
des bateaux à vapeur : 

Ce premier jour de mai 1869, je me retrouve écrivant là où mon œuvre fut 
commencée il y a trente-cinq ans, en vue des neiges des Alpes supérieures. 
Dans cette moitié de ce qui est la durée de vie permise à l'homme, j'ai vu 
d'étranges calamités fondre sur tous les spectacles que j'ai le mieux aimés 
et tâché de faire aimer aux autres. La lumière qui jadis réchauffait ces pâles 
sommets de ses roses à l'aurore et de sa pourpre au couchant est mainte- 
nant aflaiblie et obscurcie; l'air qui, jadis, enduisait d'azur les crevasses 
de tous leurs rochers dorés est maintenant souillé par les lourds volutes de 
fumée vomie par du feu pire que celui des volcans; les ondulations mêmes 
de leurs glaciers diminuent et leurs neiges s'évanouissent, comme si l'en- 
fer avait soufflé dessus; les eaux qui jadis s'enfonçaient à leur pied en un 
repos de cristal sont maintenant ternies et souillées de nappe en nappe et 
de rive en rive. Ce que je dis là n'est point dit au hasard — c'est rigou- 
reusement — horriblement vrai ! Je sais ce qu'étaient les lacs de Suisse ; 
aucune vasque de fontaine alpine à sa source n'était plus ^limpide. Ce ma- 
tin, sur le lac de Genève, à un demi-mille du bord, je pouvais à peine voir 
le plat de ma rame, à deux mètres de profondeur. 

La lumière, l'air, les eaux, sont tous souillés! Qu'est-il advenu de la terre 
elle-même? Prenez ce seul fait pour exemple de l'honneur rendu par le 
Suissn moderne à la terre du pays où il est né. Autrefois il y avait un petit 
rocher au bout de l'avenue, près le port de Neuchàtel ; c'était là le dernier 
marbre du pied du Jura, descendant dans l'eau bleue, et (à ce moment de 
l'année) couvert de brillantes touffes roses de saponaires. Je suis allé, il y a 
trois jours, cueillir un bouquet à cette place. L'excellent rocher naturel et 
ses fleurs étaient couverts par la poussière et les détritus de la ville ; mais 
au milieu de l'avenue, était une rocaille artificielle, nouvellement construite. 



680 REVUE DES DEUX MONDES. 

avec une fontaine obligée à jaillir en un filet d'eau, et une inscription sur 
une de ses pierres rapportées : 

Aux botanistes 
Le club jurassique. 

Ah! maîtres de la science moderne, rendez-moi mon Athéné, faites-la sortir 
de vos fioles et enfermez-y sous scellés, s'il se peut, une fois encore Asmodée ! 
Vous avez divisé les élémens et vous les avez unis ; vous les avez domes- 
tiqués sur la terre et vous les avez discernés dans les étoiles . Enseignez-nous 
maintenant, seulement ceci, qui est tout ce queTliomme a besoin de savoir, 
— que l'air lui a été donné pour sa vie, et la pluie pour sa soif et pour 
son baptême et le feu pour sa chaleur et le soleil pour sa vue, et la terre pour 
sa nourriture, — et pour son repos (1). 

Ne TOUS étonnez point de ce cri de détresse, à propos d'une 
fumée qui passe, ni de ces pleurs sur une touffe de saponaire qui 
a manqué au rendez-vous du printemps. C'est toute la virtuosité 
de Ruskin, que cette passion. Il n'a décrit que parce qu'il aime. 
Sa tendresse s'étend sur toutes les choses dont jouissent les yeux : 
les cristaux dont il a célébré les vertus, les caprices, les querelles, 
les chagrins et le repos, et les neiges et les glaciers dont il a 
chanté les voyages, et les pierres dont il a dit la vie, « l'iris de 
la terre », « les vagues vivantes », \â bruma artifex ei le « schisme 
des monts ». Elle s'étend sur toutes les plantes, sur celles qui 
vivent en campemens, sur le terrain, comme les lis, ou sur la 
surface des rochers ou les troncs des autres plantes, comme les 
lichens et les mousses, et qui demeurent là quelques-unes un an, 
d'autres plusieurs années, d'autres des myriades d'années, mais 
qui, quand elles périssent, passent comme passe l'Arabe avec sa 
tente, « pauvres nomades de la vie végétale qui ne laissent jms 
de souvenirs d'elles-inênies, » et aussi sur les plantes qui bâtissent, 
édifient sur la terre et plongent bien loin des racines, — les plantes 
architecturales. Dans ces plantes, sa tendresse s'étend sur le 
bouton, et la tige qui porte les boutons perdant de son diamètre 
à chaque bouton, semblable à la flèche de Dijon ou à la fontaine 
entoureJiée d'Ulm ou aux colonnes de Vérone, et à la feuille 
dont il dit : « si vous pouvez peindre une feuille, vous pourrez 
peindre le monde! » et au tronc des arbres, qu'il appelle u un 
messager vers les racines », et aux racines elles-mêmes qui « ont 
au cœur avec les boutons un même désir, qui est pour les uns 
de croître aussi droit que possible vers le ciel brillant, aux autres 
aussi profondément que possible dans la terre obscure » et il a 
des larmes encore pour ceux de ces boutons qui n'ont pas éclos, 
sacrifiés à la beauté de l'ensemble, par une inflexible loi. Et cette 

(1) The Queen of tite Air. 



LA RELIGION DK LA BEAUTÉ. 684 

tendresse qui s'exhale avec la douce voix de Virgile, après avoir 
passé sur le front des forets qui ondulent au vent, descend jusque 
sur les feuilles sans mouvement, les petites recluses, les touche 
avec le doux pinceau de Corot et, les touchant, leur infuse cette 
vie que tout ce qui aime prête à tout ce qui est aimé : 

Nous avons trouvé de la beauté dans l'arbre qui porte un fruit et dans 
l'herbe qui porte une graine. Que dire de l'herbe sans graine, de ce lichen 
de rocher, sans fruit, sans fleur"? Que dire du lichen et des mousses? 
Quoique celles-ci soient, dans leur luxuriance, touffues et riches comme de 
l'herbe, elles restent cependant, pour la plus grande part, les plus humbles 
des choses vertes qui vivent. Humbles créatures ! derniers dons miséricor- 
dieux de la terre, voilant de leur silencieuse mollesse la nudité de ses rocs 
monotones! Créatures pleines de pitié jetant sur la disgrâce des ruines un 
étrange et tendre ennoblissement, — posant leurs doigts trancjuilles sur les 
vieilles pierres branlantes pour leur enseigner le repos! Je ne sais pas de 
mots qui puissent dire ce que sont ces mousses. Je n'en sais pas d'assez dé- 
licats, d'assez parfaits, d'assez riches. Gomment dire les rondeurs vertes, 
toufîues, éclatantes, les étoiles aux floraisons de rubis, à la broderie si fine 
qu'on dirait que les Esprits des Rochers peuvent fîlor le porphyre comme 
nous faisons le verre ; les réseaux d'argent, entremêlés et les dentelles 
d'ambre, lustrées, arborescentes, qui brunissent à travers chaque libre, en 
une broderie de soie changeante, splendide et capricieuse — et cependant 
demeurant calmes et recueillies, et façonnées uniquement pour les plus 
douces et les plus simples œuvres de miséricorde. On ne les cueillera pas, 
elles, comme les fleurs pour des guirlandes et des gages d'amour, mais l'oi- 
seau sauvage en fera son nid et l'enfant fatigué son oreiller. 

Et de même qu'elles furent le premier don miséricordieux de la terre, 
elles en sont le dernier. Lorsque tous les autres services des plantes et des 
arbres nous sont devenus inutiles, les mousses délicates et le gris lichen 
commencent leur veille funèbre autour de la pierre tombale. Les bois, les 
fleurs, les herbes qui portent des présens ont rempli leur office pour un 
temps, mais celles-ci remplissent le leur pour toujours. Des arbres pour le 
chantier du constructeur, des fleurs pour la chambre de la mariée, du blé 
pour les greniers, de la mousse pour la tombe (I). 

La note humaine donnée par ce dernier trait, en faisant réap- 
paraître parmi les joies de la nature qui s'épanouit et qui oublie 
le souvenir de l'homme qui souffre et qui se souvient, entraîne 
encore ceux des lecteurs que la pure sympathie pour les beautés 
des plantes n'eût point assez sollicités. Car, avec Riiskin, la pitié 
pour les êtres manque rarement de venir troubler l'admiration 
pour les choses. Les fleurs ne lui cachent pas les hommes, — comme 
faisaient les roses d'Héliogabale. Les œuvres, même les œuvres 
d'art, ne lui cachent pas les ouvriers. Dans le fond d'un musée, en 
face des délicats ou grandioses artifices que les siècles passés en- 
tassèrent pour notre plaisir, il pense au siècle présent, et lorsque 

(1) Modem Painiers, t. V. <* 



682 REVUE DES DEUX MONDES. 

l'injustice triomphe et que monte l'étiage des misères, il se dé- 
tourne des images et pousse contre les réalités un cri de colère 
qui va saisir ceux que les cris d'extase n'ont pas touchés. Un 
jour qu'il évoque devant ses élèves d'Oxford deux des plus grandes 
pages d'art du monde entier : le Jugement dernier de Michel- 
Ange, au fond de la Sixtinc, avec sa dégringolade de damnés et 
le Paradis du Tintoret obstruant de bienheureux tout le fond de 
la grande salle du palais des Doges, montant au plafond, descen- 
dant sur les plinthes, débordant les portes, et au moment où il 
termine sa minutieuse comparaison entre les deux chefs-d'œuvre 
en déplorant que ce Paradis soit voué à la destruction , par le 
mauvais entretien de la salle, tout à coup il s'arrête, en songeant 
à d'autres malheurs... C'est Paris qui vient d'être assiégé, Paris 
en proie à la famine et aux flammes, et il se demande si l'on peut 
réclamer justice pour les œuvres d'art quand il n'y a plus de 
pitié pour les hommes... Et la calme dissertation, faite de chro- 
nologie et de dialectique , s'achève aux applaudissemens de la 
foule, par une violente protestation où tout l'auditoire a frémi, 
parce que tout l'homme a vibré : 

Les temps sont peut-être venus où nous allons apprendre à ne plus re- 
garder les rêves des peintres pour avoir une idée du Jugement ou du Para- 
dis. La colère du ciel ne sera plus longtemps, je pense, raillée pour notre 
amusement, ni son amour méprisé par notre orgueil. Croyez-moi, tous les 
Arts et tous les trésors des hommes leur sont conservés seulement s'ils ont 
d'abord choisi, dans leur cœur, non la colère de Dieu, mais sa bénédiction. 
Notre terre est maintenant encombrée de ruines, notre ciel est voilé par la 
mort. Ne pouvons-nous pas nous juger sagement nous-mêmes, en quelques 
points, dès à présent, au lieu de nous amuser avec la peinture de juge- 
mens à venir (1)? 

Close ainsi, l'analyse d'une œuvre d'art n'a pas desséché le 
cœur; l'étude des impressions ressenties, la culture du « moi » 
n'a fait que le rendre plus bienfaisant aux plaintes humaines, 
comme on ne cultive l'arbre que pour qu'il répande autour de 
lui plus de fruit. Comme cette analyse de la nature, comme cette 
analyse de l'art, celle de l'esprit humain se réchaufïe chez Ruskin 
d'un rayon de tendresse. Cette tendresse est la même en face de 
l'ùme d'un jeune soldat, lorsque c'est elle qu'il examine, dans sa 
conférence à Woolwich, qu'elle était en face des mousses de la 
nature ou du Paradis du Tintoret : 

Etre héroïque dans le danger, s'écrie-t-il, en s'adressant aux femmes des 
officiers anglais, est peu de chose: vous êtes des Anglaises. Être héroïques 

(l) The EeIaiio7i beiween Michael-Angelo and Tintoret. 



LA RELIGION DK LA BEAUTÉ. 683 

dans les revers et les changemens de la fortune c^t peu : n'êtes-vous pas 
des amantes? Être patientes dans le grand vide et le silence de la perte 
des êtres aimés est peu : n'aimez-vous pas encore dans le ciel ? Mais être 
héroïques dans le bonheur; vous tenir avec gravité et avec droiture dans 
l'éblouissement du soleil matinal ; ne pas oublier le Dieu auquel vous 
vous confiez dans le moment où il vous donne le plus ; ne pas manquer à 
ceux qui se confient à vous dans le moment où ils semblent avoir le moins 
besoin de vous, telle est l'énergie difficile. Ce n'est pas dans la langueur 
de l'absence, ni dans le péril de la bataille, ni dans la consomption de la 
maladie que votre prière doit être la plus passionnée ou votre vigilance la 
plus tendre. Priez, mères et femmes, pour vos jeunes soldats, dans le mo- 
ment où leur orgueil est en fleur; priez pour eux lorsque les seuls dangers 
autour d'eux sont dans leurs propres volontés obstinées; veillez et priez 
lorsqu'ils ont à faire face non à la mort, mais à la tentation (1) ! 

C'est Tamour aussi qui, ayant voilé ce que l'analyse a de trop 
minutieux, apaise ce que l'ironie du maître a de trop paradoxal. 
Car le mouvement imprimé à toutes ses pensées vient de l'hu- 
mour aussi souvent que de l'amour. Il déconcerte par son persi- 
flage comme il soulève par ses coups de lyrisme. Il disperse et 
il ramasse, il choque et il séduit. On ne s'endort pas avec lui, 
comme avec les poètes, au bercement rythmé d'un chant tou- 
jours tendre et noble ; il vous réveille, en plein lyrisme, par un 
violent paradoxe, débité sur un ton familier, quoique encore 
légèrement oratoire et qu'il qualifie lui-même de trop « antithé- 
tique » : 

Le seul élément absolument et incomparablement héroïque dans la car- 
rière du soldat me semble être qu'il est peu payé pour la remplir, — et qu'il 
l'est régulièrement, tandis que vous, commerçans et changeurs vous aimez à 
être payés très cher pour faire vos affaires et à l'aventure. Je ne puis jamais 
comprendre comment il se fait qu'un chevalier errant n'attend pas de paie- 
ment pour ses peines et qu'un colporteur errant en attend toujours, que 
les gens sont prêts à recevoir des coups pour rien, mais jamais à vendre 
des rubans bon marché, qu'ils sont disposés à aller en des croisades fer- 
ventes pour recouvrer la tombe d'un Dieu enterré, mais jamais en des 
voyages quelronques pour exécuter les ordres d'un Dieu vivant, — • qu'ils 
iront n'importe où pieds nus pour prêcher leur foi, mais doivent être fort 
bien rémunérés pour la pratiquer , et sont parfaitement prêts à donner 
l'Évangile gratis, mais jamais les pains et les poissons (2). 

Assez! criez-vous... Mais l'auteur s'est lassé plus vite que 
vous encore. Son ironie ne se complaît pas en elle-même, en des 
jeux froids et inféconds. Elle ne naît pas de rindiff"érence ou du 
mépris pour les hommes, mais de l'indignation contre le mal ou 
l'hypocrisie, — c'est-à-dire de l'amour. Ce n'est pas le produit d'un 

(1) The Crown of Wild Olive. War. 

(2) The Crown ofWild Olive. Traffic. k 



684 REVUE DES DEUX MONDES. 

cœur qui ne bat point, mais d'un cœur qui bat trop vite. Et on le 
sent bien à ce passage, sur les oiseaux, — où la poésie est toute 
pénétrée d'humour, — commençant par ces vers du Roman de la 
Rose : 

Trop parfoisaient beau servise 
Ciz oiselles que je vous devise 
Il chantaient, un chant ytel 
Com fussent angle esperitel. 

Tels étaient les imaginations et les spectacles auxquels prenaient plai- 
sir les Anglais du temps de Chaucer. L'Angleterre était alors un pays 
simple ; nous montrions avec orgueil comme nos plus belles richesses nos 
oiseaux et nos arbres, nos femmes et nos enfans. Nous avons progressé main- 
tenant jusqu'à devenir un pays riche, et notre premier plaisir est de tirer 
sur nos oiseaux; mais il est devenu trop coûteux pour nous de garder nos 
arbres. Lord Derby, dont le cimier est l'aigle et l'enfant, — vous trouverez 
le nom du nord qui le désigne, l'oiseau et le bambin, rendus classiques par 
Scott, — est le premier à proposer que les oiseaux des bois n'aient plus de 
nids. Xous devons couper tous nos aibres, dit-il, afin de pouvoir user 
effectivement du labourage à vapeur, et l'effet du labourage à vapeur, — je 
le vois par un récent article du CornhlU Magazine, — c'est qu'un laboureur 
anglais ne doit plus avoir de nid, ni de marmots non plus, mais doit seule- 
ment attendre quelque prospérité dans la vie, s'il est parfaitement entendu, 
sobre et honnête et s'il se prive, au moins jusque l'âge de 43 ans, du « luxe 
du mariage ». 

Messieurs, vous m'avez peut-être entendu blâmer parce que je ne faisais 
aucun effort pour enseigner dans les écoles d'artisans. Mais je peux seule- 
ment vous dire que depuis que la vie future du laboureur ou de l'artisan 
anglais (en faisant la somme de tous les bénélices qu'il retire de nos ré- 
centes philosophie et économie politique) doit être passée dans un pays sans 
anges et sans oiseaux, sans prières et sans chants, sans arbres et sans fleurs, 
dans un état de sobriété exemplaire, et (en étendant le célibat catholique 
du clergé à la laïcité) dans un état de privation du luxe du mariage, je ne 
crois pas que cet artisan ou ce laboureur puisse trouver aucun protit ou 
plaisir à des conférences sur les Beaux-Arts (i). 

L'ironie et le paradoxe chez Ruskin ne sont ainsi qu'un moyen 
de varier ses effets et qu'une autre forme de la passion. Toujours ils 
nous mènent à la charité. On doit prendre pour devise de la vie 
la plus noble, affirme Ruskin, le mot : « Buvons et mangeons, car 
demain nous mourrons! » Paradoxe, dites-^'ous. Non, écoutez la 
suite : « ... mais buvons et mangeons tous, et non quelques-uns 
seulement, enjoignant aux autres la sobriété. » — « Vous devez 
faire de la toilette, beaucoup de toilette, dit-il aux femmes, vous 
n'en faites pas assez, vous ne suivez pas assez la mode... pour les 
pauvres. Faites qu'ils soient beaux, et vous-mêmes alors vous paraî- 
trez belles, en un certain sens que vous n'imaginez pas, plus belles 

(1) Loves Meinie I. The Uohin. 



LA UELIGION DE LA BEAUTE. 



m 



que jamais ! » Et il développe sa pensée avec une ironie à ce point 
tendue qu'elle en serait insupportable si, comme ces épées pointues 
des légendes, qui se mettent à fleurir, ses sarcasmes acérés ne se 
résolvaient en un chant d'amour: 

Laissez donc les arceaux elles colonnes des églises, mesdemoiselles, c'est 
vous que Dieu aime à voir ornées, non elles. Gardez vos roses pour vos che- 
veux, vos broderies pour vos vètemens. Vuus êtes vous-mêmes l'église, mes 
enfans; veillez à ce que vous soyez enfin ornées comme des femmes profes- 
sant la piété, avec les pierres précieuses des bonnes œuvres, — et en habil- 
lant vos sœurs pauvres comme vous-mêmes. Placez des roses aussi dans 
leurs cheveux; placez des pierres précieuses aussi sur leurs poitrines, — 
veillez à ce qu'elles soient parées de votre pourpre et de votre écarlate, avec 
d'autres délices encore, à ce qu'elles aussi apprennent à lire l'héraldique 
dorée du ciel, à ce qu'elles connaissent de la terre non seulement les la- 
beurs, mais les charmes. A elles aussi que les joyaux héréditaires rap- 
pellent l'orgueil de leur père, et de leur mère la beauté (l) ! 

Parvenu à ces sommets de la charité, l'amour ne peut s'élever 
encore qu'en rencontrant le Christ. Qu'est-ce qui l'y mènera"? Une 
dissertation théologique, une biographie pieuse? Non, ce qu'il y a 
de plus profane au monde : une ballade que l'esthéticien redira 
en souriant à la fin d'une conférence sur l'éducation des femmes, 
i^itilulée : Des jardins des reines. Car cette poésie que TEvangile ne 
refuse à personne, pas môme aux poètes et aux conteurs, qui, sans 
accepter son enseignement, font profiter leurs œuvres de son 
charme, Ruskin en a imprégné toute sa passion esthétique. Et au 
moment où on la croit épuisée, à l'instant où il semble avoir fait 
dire aux figures des fresques et aux feuilles des arbres tout ce 
qu'elles disent d'humain, voici que, par un détour d'une infinie 
souplesse, en fredonnant une romance, il leur fait moduler des 
symphonies célestes. Et les âmes ferventes ou mystiques, que les 
grandeurs de la charité ont déjà conduites à l'esthétique de la pa- 
rure, viennent maintenant à l'esthétique delà plante et de la fleur, 
ressuscitées au printemps en même temps que le Christ et parées 
de belles couleurs grâce à sa fine clairvoyance d'artiste, et à ses 
divines sollicitudes de jardinier : 

Viens dans le jardin, Maud, 

Car cette chauve-souris noire, la nuit, s'est envolée, 

Et le chèvrefeuille répand ses parfuins, 

Et le musc des roses est dans l'air. 

Ne descendrez-vous point parmi elles? parmi ces douces choses vivantes 
dont le jeune courage jailli de la terre, en portant la couleur intense du 
ciel, fait monter la vigueur de joyeux épis? et dont la pureté, lavée de la 

(1) Deucalion. 



686 REVUE DES DEUX MONDES. 

poussière, s'ouvre, bouton par bouton, pour devenir la fleur de la promesse, 
— et se tournant encore vers vous et pour vous, « le pied-d'alouette: j'en- 
tends, j'entends, et le lis murmure : j'attends. » 

Avez-vous remarqué que j'ai passé deux lignes quand je vous ai lu cette 
première stance et pensez-vous que je les aie oubliées? 

Viens dans le jardin, Maud, 

Car cette chauve-souris noire, la nuit, s'est envolée, 

Viens dans le jardin, ?>Iaud, 

Me voici à la porte, tout seul. 

Qui est-ce, pensez-vous, qui se tient seul à la porte d'un jardin plus doux 
encore, vous attendant? Avez-vous entendu parler non d'une Maud, mais 
d'une Madeleine, qui descendit à son jardin, à l'aurore, et trouva quelqu'un, 
à la porte, qu'elle supposa être le jardinier? Ne l'avez-vous pas cherclié sou- 
vent Lui, cherché en vain, tout le long de la nuit, cherché en vain à la porte 
de cet ancien jardin oîi l'épée enflammée est plantée? Il n'est jamais là, 
mais à la porte de ce jardin-ci, il attend toujours, — il attend de vous 
prendre par la main, prêt à vous mener voir les fruits de la vallée, voir si la 
vigne a fleuri, et si les grenades ont bourgeonné. Là, vous verrez, avec Lui, 
les petites vrilles de la vigne que sa main dispose ; là vous verrez pousser 
les grenades où sa main a laissé tomber la graine couleur de sang, — plus 
encore, vous verrez les cohortes des anges gardiens qui, des battemens de 
leurs ailes, écartent les oiseaux afîamés des champs qu'il a ensemencés. Et 
vous les entendrez se crier les uns aux autres, à travers les rangées des 
vignes : « Emparons-nous des renards, des petits renards qui pillent les vignes, 
parce que tendres sont les raisins de nos vignes ! » 

Oh ! reines que vous êtes — ô reines — parmi les collines et les tranquilles 
forêts vertes de ce pays qui est le vôtre, les renards auront-ils des terriers 
et les oiseaux de l'air des nids? Et, dans vos villes, les pierres témoigne- 
ront-elles contre vous qu'elles sont les seuls oreillers où le Fils de l'Homme 
puisse reposer sa tête (1) ? 

Ce ton exalté, s'il se prolongeait, lasserait vite en nous tout ce 
qui vibre. Mais il s'infléchit aussitôt jusqu'à celui Je la conver- 
sation et voici que le prophète qui tonnait sur la montagne s'as- 
sied dans un rocking-chair, croise les jambes et se met à lire le 
journal... Notre amour avoué de l'ordre et de la suite, qui est un 
goût latin, est choqué, mais notre désir secret de mouvement, qui 
est un goût humain, est satisfait. Car rien, ici, n'est longtemps 
solennel ni tendu: rien n'est monocorde. La causerie repose de la 
prosopopée et l'apostrophe directe de l'impersonnelle description. 
Dans ses livres comme dans ses conférences, Ruskin vous parle, 
et fixe ses yeux dans vos yeux; dans ses discours, comme dans 
ses livres, il se met parfois à réfléchir tout haut et à se poser à 
lui-même des questions. La forme ondule perpétuellement comme 
l'idée. Et de même que l'enthousiasme et l'ironie se disputent sa 
pensée, la période et le trait se disputent son style, l'une pour 
entraîner le lecteur par sa continuité enveloppante, l'autre pour 

(1) Sésame and Lilies. I. Of Queens'gardens. 



LA RELIGION DE LA BEAUTÉ. 687 

le tenir en haleine par sa capricante mobilité. Dans la première 
moitié de son œuvre, de 1843 à 1860, c'est la première de ces 
deux formes qui domine, inspirée de VEcclesiastical Polity de 
Hooker et de George Herbert, de Johnson et de Gibbon. Ce sont 
de grandes phrases aux souples replis, aux périodes sonores, con- 
tenant jusqu'à 619 mots et 80 signes intermédiaires de ponctua- 
tion, se déroulant lentement comme ces longues lames que ne 
redoutent pas les nageurs et qui s'infléchissent et se relèvent tour 
à tour, l'une poussée par l'autre, jusqu'à ce que la dernière enfin 
vienne s'effondrer sur le rivage en y laissant à peine, de toute 
l'écume soulevée et de tout le fracas retenti, un peu de sel 
amer... Et dans ce fracas, une science de la mélodie, de la cadence, 
qui, s'il faut croire M. Frédéric Harrison, n'a pas de rivale dans 
toute la littérature anglaise (1). Après 1860, tout change. On ne 
sent plus la passion théorique du jeune homme qui, ayant la vie 
devant lui, prend le temps de combattre en de belles attitudes. On 
sent la volonté du lutteur qui veut porter coup. Plus de grandes 
vagues : la lame est courte et dure. Une grêle de petites phrases 
bien ajustées tombe sur le lecteur. Et pourtant, elles reflètent, 
dans leur exiguïté, toutes les choses aimées de la terre et du ciel. 
C'est une bataille de rayons. On ne marche plus à l'obscure clarté 
des Sept lampes de l' architecture, mais au clair soleil attique de la 
Reine de Fair. Lui aussi, il a débarrassé ses toiles du bitume. 
Même il s'abstient de toute couleur qui ne serait que transition. 
Pas plus que les peintres de son pays ne mélangent leurs couleurs 
dissemblables, il ne fond ses différens styles. 11 ne blaireaute pas 
sa pâte littéraire. Rien n'est ciment. Tout est idées. Et afin, 
sans doute, que ces idées soient plus nombreuses en un plus 
petit espace, comme ces <( fleurs qui se serraient les unes contre 
les autres, par amour », non seulement les phrases, mais les mots 
eux-mêmes diminuent de longueur. La fin de la préface de la 
Reine de l'Air est presque uniquement faite de monosyllabes. A 
mesure qu'il s'élève dans la pure région des philosophies, il sem- 
ble que tous les grands ornemens littéraires l'embarrassent, et 
comme un aéronaute qui, pour monter encore, fait le sacrifice 
de ses vêtemens inutiles, le voilà qui jette par-dessus la nacelle 
les « longues traînes » et les « fraises empesées, » les bizarreries 
du temps d'Elisabeth, « les inversions », « les longues sentences 
exégétiques » et les purpurei panni et les cascade- fashions et 
les allitérations, toute la défroque àe?) Sept Lampes et àe?, Modem 
Painters, — et son style, dès lors allégé, prompt, précis, monte 
droit au but. 

(1) Frédéric Harrison, Ruskin as master of prose. Nineteenfh Centunj; octobre 
189o. 



688 REVUE DES DEUX MONDES. 

C'est alors qu'on a vraiment Ruskin. A ce moment l'on possède, 
de son esprit, les fruits non les plus éclatans, mais les plus 
mûrs : des images qui s'évident jusqu'à l'idée, des idées qui 
éclosent en images, des rêveries qui tournent en polémiques, des 
analyses qui s'achèvent en actions de grâces, de l'antithèse juste 
assez pour éclaircir, de l'érudition juste assez pour lester, trop de 
poésie pour traîner à terre, trop de science pour perdre pied, et 
enfin, pour ne pas être tout à fait dupe de son cœur, un peu d'hu- 
mour, mais, pour ne pas être du tout dupe de son esprit, beaucoup 
d'amour. 

En terminant la préface d'un livre sur le travail, le com- 
merce et la guerre de l'Angleterre, plein de vibrantes exhorta- 
tions aux ouvriers, aux patrons et aux jeunes officiers en faveur 
d'une justice sociale, Ruskin s'est demandé au nom de quoi il 
les exhorterait et ce que les gens gagneraient à suivre ses con- 
seils... Le Paradis? Soit, mais pour ceux qui n'y croyaient 
point?... La fortune, le plaisir? Mais puisqu'il les suppliait juste- 
ment de s'en détacher?... Alors il leur dit ces paroles où toutes 
les qualités que nous avons tour à tour aperçues, une à une, 
viennent s'unir et, s'unissant comme les morceaux épars d'un 
miroir, reflètent l'écrivain tout entier : 

Si cependant cette vie n'étaitpas un rêve, ni le monde une maladrerie, mais 
bien le palais du père : si toute la paix et la puissance et la joie que vous 
pourrez atteindre doivent l'être ici-bas, et tous les fruits de la victoire ici-bas 
recueillis, sous peine de ne l'être jamais, voudriez-vous quand même, d'un 
bout à l'autre de la chétive totalité de vos jours, vous exténuer dans la 
tlamme pour la vanité"? S'il ne reste pas pour vous de repos dans une vie à 
venir, n'en est-il pas que vous puissiez dès maintenant prendre? L'herbe de 
la terre fut-elle créée verte pour vous servir seulement de linceul et non 
pour vous servir de lit? et n'y aura-t-il jamais de repos possible pour vous 
au-dessus d'elle, mais seulement au-dessous? 

Les païens, dans leurs heures les plus tristes, ne pensèrent pas ainsi. Ils- 
savaient que la vie apporte son combat, mais ils attendaient aussi d'elle la 
couronne de tout combat; oh! pas bien magnifique! seulement quelques 
feuilles d'olivier sauvage, rafraîchissantes au front fatigué, durant quelques 
années de paix. Kl le eût pu être d'or, pensaient-ils, mais Jupiter était pauvre : 
c'était là tout ce que le Diru pouvait leur donner. En cherchant mieux, ils- 
avaient connu que ce n'était que moquerie. Ni dans la guerre, ni dans la 
tyrannie, il n'y avait de bonheur pour eux, — seulement dans une aimable 
paix, féconde et libre. 

La couronne devait être d'olivier sauvage, notez-le: — l'arbre qui croît 
sans que personne en prenne soin, qui n'égaie le rocher d'aucune loiifTede 
fleurs riantes, ni de branches vertes, mais seulement d'une molle neige de 
lloraison et d'un fruit à peine formé, confondu avec la feuille grise et le 
tronc noueux comme l'aubéiiine, ne préparant pour vous aucun diadème 
sinon celui tressé par une telle fruste broderie! Mais tel qu'il est, vous pou- 
vez le gagner de votre vivant: c'est le type de l'honneur gris et du doux re- 



LA KELIGION DE LA liEAUTÉ. 689 

pos, ii.£À'.TO£aaa, àiOXojv y' âva/.cv. La franchise de cœur et la gracieuseté, et la 
conliance ininteriompue et l'amour partagé, et la vue de la paix des autres, 
et la part prise à leurs peines, toutes ces choses et le ciel bleu au-dessus- 
de vous, et les douces eaux, et les douces fleurs de la terre au-dessous, et les 
mystères et les présences innombrables des choses (jni vivent, peuvent en- 
core être vos richesses ici, — richesses sans tourmens et divines, pleines de 
ressources pour la vie qui est présente et peut-être point sans promesses 
pour la vie qui est à venir (1). 



IV 

Toutes ces paroles sont bien de notre temps. Elles en ont la 
curiosité analytique, les images cosmopolites, la tendresse hu- 
maine. Une autre époque ne les eût ni inspirées ni comprises^ 
Si l'on examine en effet, d'une part, quelles sont les trois grandes 
caractéristiques de la vie que nous vivons, on trouvera qu'elle est 
plus savante que celle de nos pères, c'est-à-dire qu'elle recherche 
davantage les raisons de ses impressions, qu'elle est plus cosmo- 
polite, c'est-à-dire qu'elle se colore de souvenirs glanés en plus 
de pays divers, et qu'elle est plus sociale, c'est-à-dire plus hantée 
par les rapports des classes entre elles et plus sensible à leurs- 
peines de vivre comme à leurs désaccords. Si, d'autre part, nous 
résumons les impressions que nous laisse la critique ruskinienne, 
comparée à la critique d'art ordinaire , nou s nous apercevrons quelle 
va plus loin dans l'examen minutieux des œuvres, qu'elle prend 
ses exemples en plus de pays et plus de paysages et qu'elle est 
mieux pénétrée du sens social de lart, et de ses obscures affi- 
nités avec la vie des foules. Et par ces trois côtés, qui sont les plus 
apparens de son œuvre, l'homme de Brantwoud apparaît non 
comme un écrivain d'hier, mais comme un écrivain d'aujour- 
d'hui et mieux encore de demain. Chaque jour qui s'écoule, 
comme une feuille qui tombe, laisse voir davantage de son ciel- 
Parce que notre vie est de plus en plus analyste, voyageuse et 
inquiète, parce que nous avons de plus en plus d'informations,. 
d'images et de pitié, nous nous sentons plus de sympathie pour sa 
science, pour son tourisme et sa sociologie. Ceux qui, trompés par 
ses aspects lakistesetloyalistes,rappellent(( suranné »n'ontcompris 
ni son œuvre ni notre vie. — Sans doute il y a eu de tout temps 
des analystes de la nature et de l'art, mais il n'ont pas été servis de 
tout temps par les outils et les documens de la science ou de la 
critique historique contemporaines. Il y a eu de tout temps des 
artistes, mais ils n'eussent pas toujours pu choisir leurs exemples 
dans tous les musées de l'Europe, étudier les teintes de tous les 

y 
(I) The Crown of Wild Olive. 

TOME cxxxv. — 1896. 44 



690 REVUE DES DEUX MONDES. 

glaciers, tremper leurs pinceaux d'aquarelle dans l'eau de tous les 
lacs. Il y a eu de tout temps des apôtres et des âmes vibrantes aux 
misères des humbles, mais il n'y a pas eu sans cesse, dans les hautes 
classes de la société, cette obsession de la fraternité pour les plus 
humbles, et toutes les journées qu'a vécues l'humanité n'ont pas été 
attristées ou enchantées par l'attente fiévreuse d'un «grand soir». 
Ruskin combat donc son siècle, comme le nourrisson dont parle 
La Bruyère bat sa nourrice, tout dru de la force que son lait lui 
a donnée, et les paroles mêmes qu'il prononce portent le reflet de 
tout ce qu'il a maudit. 

Nous avons entendu d'abord ses paroles d'analyste et elles 
nous ont fait souvenir de ce mot de Mazzini : « Ruskin est le 
plus puissant esprit analytique en ce moment en Europe. » Il a 
porté l'investigation scientifique au cœur même de la poésie, 
— désarticulant les mots pour examiner leur mécanisme et les 
raisons de leurs images ou de leur chant, mettant en figures 
géométriques les moutonnemens des nuages afin de se rendre 
compte de leurs perspectives et de leurs systèmes d'ombres 
portées, faisant la géologie des montagnes de Turner, la bota- 
nique des arbres de Claude Lorrain, la psychologie des anges de 
délia Robbia, l'aviation des oiseaux de Pollajuolo ou de Ghiberti, 
la pathologie de la tête sculptée de Santa Maria Formosa, la 
dynamique des bas-reliefs de Jean de Pise, fouillant dans toutes 
les sciences pour y trouver des étais à ses bâtisses esthétiques, dès 
lors se passionnant pour ou contre les thèses de Saussure, de 
Darwin, deTyndall, de James Forbes, d'Alphonse Fabre, de Heim, 
émettant ses théories à lui sur la façon dont se meuvent les ser- 
pens et progressent les glaciers, se souvenant devant les sculp- 
tures grecques ou florentines de la variabilité des espèces, tou- 
jours préoccupé de donner à ses systèmes les apparences d'une 
rigueur expérimentale. Nous l'avons vu remplir ses livres 
d'exemples ordonnés comme des équations, d'épreuves et de 
contre-épreuves, et parfois de diagrammes : « Yoici les noms 
de vingt-cinq hommes et, en face de chacun, une ligne indiquant 
la longueur de sa vie et sa position dans le siècle, » et ainsi 
figurer les carrières des grands artistes, de Nicolas de Pise à 
Tintoret, à la façon d'un graphique indiquant la marche d'une 
exi)loitation minière ou le rendement d'un impôt. On l'a vu dès 
1845, à Venise, étudier, au moyen du daguerréotype, des détails 
d'architecture qui jusque-là avaient échappé à l'attention, et dès 
4849, le premier sans doute, photographier le Cervin. Il nous 
semble, à feuilleter ses livres, que nous tournions les pages des 
manuscrits de Léonard de Vinci où une notation de balistique 
suit un document myologique, où les croquis se mêlent aux 



LA RELldlON DK LA lîEAL'TÉ. 691 

calculs, les caricatures aux essais sur l'aviation, et la mécanique 
aux paysages. Comme Léonard, Uuskin a senti, en toutes choses, 
la beauté de la science et cherché à constituer, en toute occasion, 
la science de la beauté. A l'entendre, on doute parfois s'il a vécu 
dans les musées plutôt que dans les laboratoires ; on se le figure 
volontiers tel que M. Edelfelt représenta un jour M. Pasteur : le 
regard et la pensée fortement attachés à un bocal qu'il manie au 
jour clair des cliniques. Et l'on ne s'étonne plus que sir John 
Lubbock, interrogé sur la question de savoir si Uuskin était 
comparable à Gœthe, répondit qu'assurément il avait fait beau- 
coup plus pour la science, et que, sans prétention à une connais- 
sance profonde, il avait montré un extraordinaire don naturel 
d'observation : car toutes ses paroles sont pleines des préoccupa- 
tions que donnent les découvertes de la science contemporaine 
et comme nourries et débordantes de ses enseignemens. 

Qu'elles soient plus pleines encore de préoccupations sociales, 
c'est ce que nous avons not(' dès le premier regard jeté sur les 
formes extérieures de sa pensée. Outre ceux de ses ouvrages qui 
traitent expressément d'économie politique, il en est beaucoup 
d'autres qui y touchent par quelque côté. Bien rarement l'esthé- 
ticien a pu écrire tout un chapitre sur l'art sans que le souvenir 
des êtres humains (( qui ont de fortes objections à écouter une 
conférence sur les mérites de Michel-Ange lorsqu'ils ont faim et 
froid j), ne soit venu troubler sa sérénité. Dans toutes ses paroles, 
il est l'homme qui de l'hôtel Danieli, à Venise, écrivait ces mots 
dans Fors Clavigera: 

Voici une petite coquille de bucarde grise posée devant moi, que j'ai 
ramassée l'autre jour dans la poussière de l'île Santa-Helena et une coquille 
de limaçon brillamment tachetée, tirée des sables arides du I>ido, et je vou- 
drais me mettre à les dessiner et à les décrire en paix. Oui, et tous mes amis 
me disent que c'est là mon affaire. Pourquoi ne puis- je penser à cela et 
être heureux? Mais hélas! mes pvudens amis, trop peu de toutes les choses 
auxquelles j"ai à penser me sont permises, car ce flot verdàtrc qui passe en 
tourbillonnant devant mon seuil est plein de cadavres qui flottent et je dois 
laisser mon dîner pour les ensevelir, puisque je n'ai pu les sauver et mettre 
mon coquillage à mon chapeau et prendre mon bourdon à la main pour 
chercher quelque rivage qui ne soit pas encombré encore ! 

Il y a vingt ans que ces paroles furent écrites. Aux dilet- 
tantes qui voyageaient, cet hiver-là, en Italie, elles eussent semblé 
incompréhensibles. On les comprend maintenant, ou du moins, 
on devine leur sens douloureux et profond. On ne s étonne plus 
de voir un touriste prendre garde aux êtres vivans et souffrans 
des pays qu'il traverse autant qu'aux pierres des monumens. Et 
s'il ajoute que « c'est la plus vaine des affectations que d'essayer 



C92 REVUE DES DEUX MONDES. 

de mettre de la beauté dans des ombres, tandis que toutes les 
choses réelles qui projettent ces ombres sont laissées dans leurs 
difformités- et leurs misères » et s'il en prend prétexte au milieu 
d'une dissertation d'art, pour nous parler do grèves, de salaires 
€t de coopération, nous trouvons dans ses paroles quelque chose 
qui nous semble plus adéquat encore à la vie que nous vivons. 

Enfin elles répondent à nos instincts nomades et à nos cu- 
riosités cosmopolites. Ruskin ne se contente pas d'enseigner à 
Oxford; il suit ses élèves dans leurs voyages à Amiens, à Florence, 
à Venise, pour les garder des suggestions hérétiques des Murray, 
des Baedeker ou des Woerl. Il les suit au moyen de petites pla- 
quettes de vingt i»ages, à reliure souple, aisément maniables, vite 
lues, qu'on met dans sa poche en quittant l'hôtel, qui n'immobi- 
lisent point une main, qui ne vous empêchent ni d'acheter une 
brassée de fleurs d'amandiers sur le Lung'Arno en revenant des 
Uffizi, ni de donner à manger aux pigeons de Saint-Marc en allant 
au palais des Doges. Une fois venu dans la chapelle ou au musée, 
on tire de sa poche le livret et ce petit démon chuchoteur, habillé 
de rouge, plein de promesses et de surprises, fait des trous dans les 
vieux murs et dans les vieilles toiles, et par ces trous apparaissent 
des horizons d'idées, des vallées de rêveries, et des siècles d'his- 
toire. Ainsi lorsqu'on ouvre une de ces lucarnes percées dans 
l'interminable corridor du Ponte Vecchio, reliant les Uffizi au 
palais Pitti, si l'on se détourne des innombrables portraits des 
grands-ducs enfumés, on voit se dérouler l'Arno et Florence et 
les montagnes de marbre et les jardins, et les cimes neigeuses, et 
les villas des décamerons, et les chartreuses des saints, et les loggias 
et les portiques, toute une nature vivante, éveillée, gaie, qui tient 
compagnie au cœur et luit tout à coup parmi tant de choses mortes, 
pour dire au voyageur : Las! ne t'attriste pas ! Tout ce que tu vois 
vit encore. Sur ces toiles, les arbres ont jauni et les bouquets sont 
noirs, mais au dehors il y a des forêts qui verdissent, des fleurs 
qui parfument, des rivières qui passent, des femmes qui sourient, 
des chevaliers qui combattent, des peuples qui acclament ou qui 
maudissent, et les souffles d'air qui émousscnt les pointes des cy- 
près de San-^Jiniato ou font hocher les têtes des lis de Ficsole, 
sont aussi forts et aussi doux que lorsqu'ils moissonnaient les 
parfums des lis blancs de l'Angolico ou semaient sur le ciel bleu 
les lis d'or des drapeaux de Charles Vlll! 

En restituant ainsi la vie aux œuvres d'art fanées et aux cités 
refroidies, en mêlant à sa critique ce que la nature ne nous refuse 
jamais de charme, et ce que la ])hilosophie nous impose toujours 
de tristesse, Huskin a donné un sens aux voyages que nous 
faisons. Sans lui, nous avions tout : les trains rapides qui per- 



LA RELIGION DE LA BEAUTÉ. 693 

mettent de courir d'un monument à l'autre, et ainsi de comparer 
sans transition le portail d'Amiens aux portes de bronze de Ghi- 
berti, les wagons-lits qui font qu'on arrive devant ces chefs- 
d'œuvre, la tête reposée, l'esprit dispos, et ainsi prêts à en saisir 
les significations les plus délicates. Nous avions les hôtels et 
l'attirail quasi féerique du confort moderne, où une pression du 
doigt sur un bouton supprime la distance, sur un autre produit 
la lumière, sur un troisième produit la chaleur, où des servi- 
teurs prudens et polyglottes épargnent jusqu'à la fatigue d'un 
ordre, où ainsi tout silencieusement conspire pour laisser à l'esprit 
toute sa puissance de pénétration, entre les visites aux musées, et 
à l'âme toute sa force d'évocation des temps, entre les lectures 
des historiens. Nous avions de la sorte tout ce qu'il fallait pour 
courir le monde : il ne nous manquait qu'une raison de le courir 
et d'en jouir en le courant. Ruskin nous l'a donnée. Nous mar- 
chions : il nous a fait changer d'horizon. Nous voyions, il nous 
a fait regarder. Il nous a fourni des raisons plausibles de nos in- 
quiétudes et des prétextes nobles à nos délassemens. 11 nous a 
dit où nous allions et pourquoi. Il l'a dit surtout à ses compa- 
triotes, et parce qu'ils l'ont cru, les voilà cent fois plus attentifs 
aux choses esthétiques qu'ils traversent, et leur visage prend 
devant elles une expression d'extase qu'on chercherait vainement 
en qui ne fait point partie de ce que les sacristains d'Italie ap- 
pellent la confraternita di Ruskin. 

Les comprennent-ils mieux? Je n'en jurerais pas, mais ils sa- 
vent qu'un Anglais les a compris. En jouissent-ils davantage? Ils 
savent du moins que quelqu'un qui était de leur race et de leur 
foi en a joui, et cela pour des raisons scientifiques, pour des motifs 
moraux qu'il est honorable de partager. Grâce à lui, grâce à son 
goût historique et à ses évocations d'humanités disparues, on a 
le sentiment que des générations ont passé devant ces chefs-d'œuvre 
et ont joui, ont aimé, ont admiré. On jouit, on aime, on admire 
donc. On croit s'unir, dans cette continuité d'admiration, à la 
grande âme universelle, qui a vibré et vibrera longtemps devant 
le même horizon. Lorsque vous êtes à un balcon du palais des 
Doges ou aux fenêtres du campanile de Sainte-Marie des Fleurs, 
ou encore lorsque, au plus haut de la dernière tourelle de la cathé- 
drale de Milan, vous cherchez à découvrir le moutonnement bleu 
ot lointain des Alpes, si vous examinez la pierre que vous touchez, 
vous la verrez barbouillée, couturée d'inscriptions, de noms et de 
dates, — nomsd'habitans de tous les villages de l'Europe, et dates 
de toutes les années, bonnes ou mauvaises, de cette fin de siècle. 
Tous ces gens de conditions humbles. Allemands ou Anglais pour 
la plupart, qui occupent le meilleur de leur temps passé ici, à graver 



6iH REVUE DES DEUX MONDES. 

leurs noms inconnus dans ces marbres illustres, à amarrer quel- 
que chose de leur vie éphémère à ces monumens quasi éternels, 
éprouvent bien un inconscient désir de communier en admiration, 
à ce moment précis, avec le reste de l'humanité. Ils ont bien le 
sentiment qu'ils s'ennoblissent en touchant ces pierres, but de 
tant de pèlerinages, et qu'ils s'honorent en les déshonorant de leurs 
gribouillages éhontés. Cette visite unique est un éclair de poésie 
dans leur existence. Ils la raconteront plus d une fois dans le cot- 
tage familial, parmi les travaux de couture ou dans la hierhraue- 
rei, parmi les pipes, — pauvres anonymes, pauvres flots dun fleuve 
qui, en passant dans une ville, reflètent un instant les palais et les 
cathédrales et plus loin des montagnes, des forêts et toutes les 
couleurs chatoyantes et diverses posées sur leurs bords, puis s'en 
vont rejoindre l'océan, la foule, la vie grise et monotone qui ne 
reflète plus rien. Mais si dans le moment où ces passans se colo- 
rent de ce reflet, on leur demandait : « Que pensez- vous? Qu'éprou- 
vez-vous ?» ils ne sauraient le dire. Ceux qui ont lu Ruskin le 
savent, — car ce qu'ils n'ont pas vu dans les cieux, ils l'ont trouvé 
dans ses diagrammes, ce qu'ils n'ont point deviné dans les pierres, 
ils le découvrent dans ses antithèses, et ce qu'ils eussent oublié 
daimer dans les réalités vivantes et tangibles, ils l'adorent dans 
ces images qu'un grand poète pour eux a peintes d'amour. 

Plus encore que d'un savant et que d'un sociologue, c'est donc 
d'un guide que Ruskin emploie le langage. Il en grandit les fonc- 
tions jusqu'à l'apostolat et fait de l'auberge où elle s'exerce un 
temple qui ne doit pas nous sembler moins sacré , parce que , 
d'aventure, il serait pourvu d'ascenseurs et d'électricité. On s'émeut 
bien dans tels châteaux, au souvenir du passage d'un roi, dans tels 
monastères à la révélation du séjour d'un saint. Car le château 
était autrefois le signe matériel de la puissance ; le monastère celui 
du zèle et du dévouement. Tous deux ils se dressaient sur les 
monts et par les plaines comme les haltes nécessaires de qui vou- 
lait connaître le monde dans sa grandeur ou dans sa charité. Au- 
jourd'hui que les rois descendent à l'hôtel et que les saints en 
voyage ne portent pas de costumes spéciaux ni n'habitent plus 
d'architectures révélatrices, l'auberge a hérité la poésie des vieilles 
demeures seigneuriales ou monacales. D'ailleurs, elle est souvent 
faite d'un palais comme à Venise; elle contient souvent une cha- 
pelle, comme sur les bords de la Méditerranée. Un apôtre peut 
donc y parler, comme dans un cadre naturel, et ses grands gestes 
vont s'y déployant à leur aise. Ruskin est cet apôtre des caravan- 
sérails cosmopolites. Il apparaît comme l'archange des Cook's Tours 
et le prophète des Terminus. Devant lui marchent, nuit et jour, 
grâce à la locomotive, lu colonne de feu et la colonne de fumée. 



LA RELIGION J)E LA BEAUTÉ. 695 

Autrefois, au temps des vies sédentaires et des destinées enraci- 
nées, on n'eût rien compris à cette fonction d'un esthéticien con- 
ducteur de peuples. Mais aujourd'hui que Ihumanité errante a 
jeté bas ses lares, éteint ses foyers et s'en va sur toutes les plages, 
au pied de tous les monts ou encore dans les villes mortes trans- 
formées en reliquaires afin de mieux connaître cette terre qu'elle 
trouve trop petite et ce passé qu'elle trouve trop court; aujour- 
d'hui q H incertains d'une vie future nous cherchons à prolonger 
notre existence plutôt en deçà d'elle-même, à revivre les siècles 
déjà vécus en nous identifiant avec les vies peintes dans les mu- 
sées ou à ressentir quelque chose des vies multiples des cités et 
des foules que nous traversons, — ce guide esthétique est devenu, 
comme le prêtre, un pourvoyeur d'infini... Il nous dispense la 
vie des âges morts et des peuples inconnus. Ses paroles nous ver- 
sent la vie: elles sont la vie même que nous vivons et surtout 
elles sont celle que nous voudrions vivre. Elles sont analytiques 
comme notre vie scientifique; elles sont suggestives comme notre 
vie cosmopolite; elles sont inquiètes comme notre vie sociale. 
Elles ont de la vie la mobilité, ayant touché à tous les sujets, nous 
ayant poussés vers toutes les rives. Elles en ont les contradictions, 
ayant reflété toutes les impressions et tous les systèmes. Elles en 
ont la souplesse, ayant mêlé l'enthousiasme à l'ironie et l'humour 
à l'amour. Et si elles gardent çà et là quelque mystère, c'est que la 
vie, dans ses complexités et ses diversités innombrables, est aussi 
mystérieuse peut-être que la mort. Ainsi, avec Ruskiii, l'esthé- 
tique n'est plus une science morte, ni une langue morte: c'est une 
langue vivante ; c'est une formule et peut-être la seule qui puisse 
concilier les données de ce sens critique que nous voulons garder 
avec les aspirations de ce sens idéaliste que nous voulons étendre 
et unir ce qui est l'expérience déçue du siècle qui s'en va à ce qui 
est l'illusion décevante du siècle qui vient. Avant même d'avoir 
abordé le fond de ses paroles : sa pensée, nous voyons, rien qu'à 
leurs formes extérieures, qu'elles méritaient l'enthousiasme 
qu'elles ont provoqué. 

Robert de la Sizeranne. 



LES COLONS FRANÇAIS 



ET LE COMITE DUPLEIX 



M. Gabriel Bonvalot, le célèbre voyageur, a fondé récemment, sou& 
le titre de Comité Dupleix, une société d'encouragement à la colonisa- 
tion, dont le but, comme il est dit dans le premier article des statuts, 
est « d'attirer l'attention sur les colonies, de les faire mieux connaître^ 
de préparer à la vie coloniale les Français susceptibles de devenir 
colons. ') 11 n'est pas nécessaire de réfléchir longtemps pour recon- 
naître l'utilité et l'opportunité de cette fondation, dont M. Bonvalot a 
fait sa grande affaire. Qu'il voyage ou qu'il s'occupe de faire voyager 
les autres, il se donne tout entier à ses entreprises; il a découvert 
depuis longtemps que c'est le secret de tous les succès. Il est de la race- 
des amoureux; son idée est sa dame, et il arrêterait volontiers les pas- 
sans dans la rue pour les contraindre a confesser qu'il a placé ses affec- 
tions en haut lieu. Sa grande idée est que, la France ayant acquis en 
peu de temps par sa diplomatie et par ses armes un vaste empire colo- 
nial, il y va de son honneur d'en tirer le meilleur parti possible, de 
démontrer au monde qu'elle ne s'entend pas seulement à acquérir, à 
posséder, qu'elle s'entend aussi à faire valoir son bien. L'accueil fait 
par le public à la nouvelle société a prouvé qu'elle répondait à un be- 
soin réel. Elle a été créée il y après de dix-huit mois; on a employé la 
première année à s'organiser, à se procurer des cotisations, à établir 
des dossiers, à chercher et à trouver des correspondans dans toutes 
nos colonies. On est entré désormais dans la période active, et il n'est 
pas de jour où le secrétaire général du comité Dupleix, M. Arthur Mail- 
let, ne reçoive dans ses bureaux de la rue de Choiseul de nombreuses 
lettres et de nombreuses visites de gens qui, se sentant le pied léger, 
ne demandent pas mieux que de s'expatrier, et qui lui disent : « Nou& 
sommes disposés à passer les mers, à aller tenter fortune au Tonkin, à 
Madagascar ou plus près de nous, en Tunisie, en Algérie. Ilenseignez- 
nous, conseillez-nous. » 



LES COLONS FRANÇAIS ET LE COMITÉ DUPLEIX. 697 

On a dit qu'il était plus facile à la France d'avoir des colonies que 
des colons. Il est certain que le Français est aujourd'hui le plus séden- 
taire, le plus casanier des peuples. Il n'en était pas ainsi autrefois; 
nous étions fort allans, nous aimions à courir le monde. Faut-il croire 
que notre race a perdu ses qualités natives, l'esprit d'aventure, l'au- 
dace? Est-il un peuple cependant qui produise des explorateurs plus 
hardis, plus aventureux, plus entreprenans, plus résolus que les nôtres? 
Ils pèchent quelquefois par un excès de témérité. 

Au surplus, la France colonisante a une excellente carte dans son 
jeu: c'est la Française. Elle a plus que personne, quand il le faut, le 
courage des grands et des petits sacrifices, et aussi cette souplesse de 
l'âme qui s'accommode aux temps, se plie aux circonstances. Où trou- 
vera-t-on des femmes plus disposées à s'intéresser à l'œuvre com- 
mune, et plus ingénieuses à tirer parti de tout? Par un don de nature, 
cette merveilleuse ménagère proportionne ses besoins aux situations, 
répand quelque grâce sur les travaux ingrats, sur les choses tristes, 
sur les commencemens difficiles et maussades. M. Bonvalot aime à 
répéter que le bon ouvrier fait la bonne besogne. Les meilleures 
besognes sont faites par la Française, cette bonne ouvrière qui a le 
secret de faire beaucoup avec peu et quelque chose avec rien. 

Un Anglais qui s'est enrichi en Australie, et qui a résumé les con- 
clusions de son expérience coloniale dans son Guide de Véleveur du 
mouton, petit livre plein de moelle et de suc, comme les Anglais en 
écrivent souvent, recommande aux jeunes colons de son paj^s qui 
viendront s'étabHr dans le .Victoria, le Queensland ou la Nouvelle- 
Galles du Sud, de rester longtemps célibataires, de ne pas ajouter à 
leurs charges celle d'un ménage à sustenter. Il allègue que dans l'inté- 
rieur (le l'Australie, les logemens sont en général mauvais, que les ser- 
vantes sont rares, ont l'esprit obtus et les mains gourdes. Il exhorte 
« le jeune et généreux chevalier, qui vole sur son coursier à la ren- 
contre des géans et des enchanteurs delà steppe, à remettre à plus 
tard son union avec la dame de ses rêves. » — « Qu'il attende que son 
château soit fini, ou tout simplement d'avoir les quelques chambres 
nécessaires aux commodités de sa nouvelle châtelaine, ainsi qu'à ses 
suivantes et à ses pages. Le bonheur et l'espérance, ajoute-t-il, se sont 
parfois contentés d'une humble demeure, mais je ne conseDle à per- 
sonne de tenter cette expérience (t). » 

Le vieil éleveur australien connaît bien les Anglaises, le prix qu'elles 
attachent et à leur confort et à leur gloire, le nombre infini de choses 
qu'elles se croient tenues de posséder pour avoir droit à la considéra- 
tion des autres et à leur propre respect. La Française est i)lus savante 
dans l'art de simplifier à la fois la vie et de l'embelbr à peu de frais. 

(1) Guide de Véleveur, traduit de l'anglais et annoté par Alplionse Ramin, avec- 
une prélace par G. Bonvalot; Paris, 1893, Augustin Challamcl, éditeur. 



698 REVUE DES DEUX MONDES. 

Lorsque la nécessité le commande, elle saura, sans se mépriser, se 
passer de suivantes et de pages, et donner bon air aux murs d'une 
humble demeure. M. Hugues Le Roux nous raconte dans son char- 
mant Uvre sur l'Algérie qu'in\dté au banquet oii se réunissent chaque 
mois les membres du Syndicat agricole de Rouïba, il ne crut pouvoir 
mieux faire que de porter un toast « aux femmes qu'ils avaient laissées 
au logis, à ces Françaises qu'il avait vues en Afrique soutenant la mai- 
son de leur cœur, relevant le courage des hommes, faisant à ceux 
qu'elles chérissent une patrie dans la sohtude (1). » Oui, elles sont 
dans l'occasion d'admirables femmes d'émigrans, de colons. Quand la 
pauvreté sourit, on est tenté de croire qu'une Française a passé par là. 

Mais si l'on peut avancer sans trop de présomption que la plupart 
du temps la Française est une meilleure ménagère que l'Anglaise, il 
faut convenir en toute humihté qu'en matière de colonies, l'Anglais est 
notre maître. Gela ne tient pas seulement aux qualités de sa race, à 
son bon sens ennemi des chimères, à son flegme, à sa persévérance 
tenace dans ses desseins, au plaisir qu'il éprouve à faire sa destinée et 
à répondre de lui-même, à l'intensité de son vouloir et de son travail. 
La race a moins d'influence sur le sort d'un peuple que les institutions 
qu'il s'est données, elles institutions comme les mœurs anglaises sont 
éminemment favorables à l'esprit de colonisation. Dans une société 
fondée sur des privilèges, tels que le droit d'aînesse, les cadets sont 
des sacrifiés, qui n'ont d'autre ressource que les fonctions publiques 
ou l'émigration ; ces sacrifiés ont une revanche à prendre, ils la pren- 
dront aux Indes, en Afrique ou ailleurs. C'est à ces aventureux cadets 
anglais des classes riches ou moyennes que s'adresse le vieil éleveur 
australien, pour leur révéler tous les secrets de l'élève du mouton. Il 
est sûr de s'en faire écouter quand il leur expose l'excellence et les 
avantages du métier de squatter, de fermier, de propriétaire ou de 
tenancier de parcours : « Si l'on n'a pas eu la bonne chance, leur dit-il, 
de naître gentilhomme campagnard en Angleterre, on trouvera en Aus- 
tralie la position qui s'en rapproche le plus : la vie saine, des travaux 
en plein air, des occupations variées et d'agréables loisirs. » Une exis- 
tence large et laborieuse, des opérations lucratives mêlées d'insuccès 
qu'on répare, assez de bonheur pour oublier parfois ses soucis, assez 
de soucis pour ne pas s'ennuyer de son bonheur, que faut-il de plus 
à un cadet pour n'avoir rien à envier à son aîné ? 

Comme le remarque le traducteur français du Graziet^'s guide, 
M. Ramin, le cadet anglais prévoit dès sa jeunesse qu'il ira un jour 
tenter fortune aux colonies; il se prépare à la vie nouvelle qui l'attend 
au delà des mers, il acquiert de bonne heure les connaissances et les 
sentimens qui font le vrai colon. Son aîné ne le laissera pas partir sans 

(1) Je deviens colon; mœurs algériennes, par Hugues Le Roux; Paris, 1895, Cal- 
maiin Lévy. 



LES COLONS FRANÇAIS ET LE COMITÉ DIPLELX. 099 

garnir sa poche de bank-notes ; il sera recommandé là-bas, soutenu par 
le crédit de sa famille, « Cet état de choses a existé chez nous autrefois, 
nous avons eu égalementnos cadets. Ceux de Gascogne et de Normandie 
émigraient dans nos colonies absolument comme les Anglais d'aujour- 
d'hui. Notre société égalitaire et démocratique nous aplacés, depuis la 
Révolution, dans des conditions différentes. Les enfans d'une même 
famille recevant une part égale dans la succession de leurs parens, il en 
résulte un morcellement indéfini de lapropriété foncière, et comme cha- 
cun s'attacheà son lopin, nous n'émigronsplus. » Que lescadets anglais 
ne soient plus réduits àla portion congrue, qu'ils aient part à l'héritage, 
si au nom de la sainte justice vous les mettez sur un pied d'égalité avec 
leurs aîiiés, ils seront moins tentés d'aller gouverner des troupeaux de 
200 000 têtes ; ils s'occuperont plutôt de doubler leurs rentes par de 
bons placemens, de cultiver leur jardin et de chasser le renard. C'est 
grâce à une injustice bienfaisante que l'Austrahe est devenue en moins 
d'un siècle le plus grand pays de production de laine et de viande du 
monde entier, qu'elle possède plus de cent milhons de moutons. 

Un autre caractère de la société anglaise est que la considération y 
est plus que partout ailleurs inséparable de la richesse. L'Anglais qui 
doit renoncer à avoir tel nombre de domestiques, tel train de maison, 
se sent méprisable et méprisé, et le voilà prêt à courir aux Indes 
pour y recouvrer, en s'enrichissant, le droit de s'estimer lui-même. As- 
surément le Français ne fait pas fi de l'argent ; il est capable de se 
donner beaucoup de mal pour s'assurer la possession deshéritages que 
lui promettent l'équité des lois et la bienveillance des morts. Mais il 
s'accommode facilement d'une vie tranquille et médiocre. A-t-il de l'am- 
bition, veut-il donnerquelque gloire à son existence, il s'arrange pour 
être fonctionnaire du gouvernement. Comme il est dans la nature des 
démocraties centralisées de multiplier à l'infini les emplois publics, 
il sera bien maladroit s'il ne réussit pas à recueillir, dans ses mains 
tendues et frémissantes, un peu de cette manne, et partant à devenir 
quelque chose et quelqu'un. « Si nous n'avons plus de cadets comme 
ceux qui sont allés au Canada, à la Louisiane, à l'île Bourbon ou ail- 
leurs, dit M. Ramin, nos provinces sont actuellement encombrées de 
jeunes gens qui mènent une vie étroite avec leurs petits revenus, et 
dépensent leur activité à mendier des emplois. » Personne ne songe à 
rétablir, dans l'intérêt des colonies, le droit d'aînesse ; toute la France 
prendrait parti pour les cadets. Mais si M. Bonvalot parvenait à con- 
vaincre certains Français que l'homme qui transforme une friche en 
terre de rapport, ou qui réussit par des soins persévérans à améliorer 
la viande et la laine d'un troupeau de moutons, s'honore plus que celui 
qui fait antichambre chez un ministre ou chez un député pour obtenir 
de son obligeance ou de sa lassitude le droit d'émarger au budget, il 
nous rendrait un précieux ser^dce. 



700 REVUE DES DEUX MONDES. 

L'Anglais prend facilement son parti des injustices qui servent à 
quelque chose. L'expérience lui a appris qu'il est des abus utiles; il 
ne les réformera que le jour où ils deviendront dangereux et malfai- 
sans. Justes ou injustes, les meilleures institutions sont à ses yeux 
celles qui lui paraissent les plus propres à stimuler toutes les activités 
humaines, celles qui faisant produire à l'homme tout ce qu'il peut 
donner, augmentent le rendement du grand troupeau. Il ne dira ja- 
mais : « Périssent les colonies plutôt qu'un principe! » Le vrai colon 
n'est pas le déshérité, vaincu par le malheur, que font sortir de son 
bouge la misère noire et la folle espérance de quelque butin miracu- 
leux, mais l'homme sain et fort, qui, disposant de quelques ressources 
qu'il se flatte de décupler par son travail, a le goût et la faculté d'en- 
treprendre. Les Anglais savent que les capitaux et les capitaUstes sont 
le nerf des colonies, et ils ne négligent rien pour les attirer. 

L'auteur du Guide de V éleveur nous apprend qu'en 1861 la législa- 
ture de la province de Sydney a introduit un mode d'acquérir la terre 
connu sous le nom d'acquisition conditionnelle ou au choix, qui per- 
met d'acheter dans des conditions très favorables. Le postulant est 
autorisé à choisir lui-même son terrain; on met à sa disposition 
40 acres au moins, (iiO au plus. Il a jeté son dévolu sur les terres qui lui 
semblaient les plus riches ; peut-être a-t-il trouvé quelque coin inoccupé 
sur les bords d'une ri-sdère navigable. Assuré de posséder un royaume 
à son goût et à sa mesure, il se rend au village le plus voisin et présente 
sa demande officielle au commissaire du gouvernement. Il paiera sur- 
le-champ la somme de 5 shellings par acre, c'est-à-dire le quart du 
prix fixé; il liquidera à sa convenance les 15 autres shellings, en 
payant les intérêts à raison de 5 pour 100 par an; il a vingt ans pour 
s'acquitter. Le géomètre de l'État a tracé les limites de la nouvelle 
ferme, le colon est devenu propriétaire. Mais on n'entend pas qu'il soit 
un propriétaire fictif. Deux obligations lui sont imposées : il est tenu 
de résider sur son terrain et d"y faire des améUorations de la valeur 
d'une livre par acre. En revanche, on lui concède un important privi- 
lège : il a le droit de hbre parcours sur les pâturages qui avoisinent sa 
ferme, dans une étendue trois fois grande comme cette ferme. Il peut 
la clore et la tenir pour sienne. Au droit de pâture s'ajoute le droit de 
préemption ; a-t-il acheté du premier coup un lot complet de 640 acres, 
libre à lui d'en posséder 1920. C'est ainsi qu'on stimule son ambition 
et son zèle; on exige qu'il améliore, on l'invite à s'arrondir. Au-dessus 
de seize ans, chacun de ses enfans a part à son privilège. 

L'éleveur australien nous le dit, ces statuts ont été édictés dans 
l'intérêt du colon sérieux, des cadets qui ont du foin dans leurs bottes, 
et aussi pour amorcer Iqs gentilshommes déchus : « Les membres de 
notre aristocratie coloniale ne trouvent pas indigne de leurs loisirs de 
gérer une propriété de 5 000 ou de 1 000 acres. Les diverses législations 



LES COLONS FRANÇAIS KT LE COMITÉ DUPLEIX. 701 

des colonies commencent à favoriser ces immenses occupations de 
terrain, et un jour AÏendra où les acheteurs conditionnels ne seront 
plus recrutés que dans les hautes classes et deviendront de grands 
seigneurs féodaux. » — C'est une criante injustice, diront les petits. 
— Oui, mais c'est grâce à cette injustice que l'Australie étonne le 
monde par sa prodigieuse prospérité. Encore un coup ce ne sont pas 
les principes qui enrichissent les colonies et multiplient les moutons. 

La meilleure des sociétés est pour l'Anglais celle qui produit le 
plus, pour le Français celle qui lui paraît le plus conforme à un cer- 
tain idéal de justice abstraite. Immuablement fidèles à nos maximes 
d'État, nous voudrions que nos possessions lointaines servissent de 
refuge à ceux qui n'ont rien et leur procurassent la joie d'avoir quel- 
que chose. Rien ne serait plus désirable, mais, hélas ! il faut compter 
avec les dures réalités. Que sert de posséder un champ si on n'a pas 
les moyens de le cultiver? On ne fait rien sans l'outil, et pour avoir 
l'outil, il faut avoir l'argent. Notre administration coloniale a dû se 
faire une loi de ne distribuer ses concessions gratuites qu'aux émi- 
grans qui possèdent le capital de premier établissement ; mais il lui 
est souvent fort difficile de contrôler leurs déclarations et les certi- 
ficats de complaisance que leur ont octroyés les maires de leurs com- 
munes. Il faudrait 15 000 francs, on en a peut-être 3 000. Que faire? 
On loue son terrain à l'Arabe, qui le cultivera à sa manière, c'est-à-dire 
fort mal, et ne paiera qu'un maigre fermage. Un jour peut-être ce pro- 
priétaire à titre gratuit sera heureux de repasser son champ à quelque 
capitahste, acquéreur à titre onéreux, et c'est le nouvel occupant qui 
fera pousser des épis d'or sur cette terre improductive, rebelle à qui- 
conque ne lui fait pas d'avances. 

Pour se mettre en règle avec sa conscience et avec sa chimère 
d'égalité, l'administration s'applique, s'industrie à distribuer aux con- 
cessionnaires des lots équivalens, d'une étendue exactement égale. 
Mais peut-elle faire que toutes les terres soient également fertiles, éga- 
lement commodes à exploiter, que les unes ne soient pas plus rappro- 
chées, les autres plus éloignées du village oii le colon réside? Pour 
sauver ces inconvéniens autant qu'il est possible, elle a divisé ses ter- 
ritoires de concession en zones circulaires dont chaque village est le 
centre, et attribué à chaque colon un lot identique dans chacune de ces 
zones : « Ce système, plus géométrique qu'agricole, nous dit M. Le 
Roux, a des résultats désolans. Le concessionnaire se trouve posses- 
seur de quatre ou cinq parcelles éparses dans un périmètre d'une 
étendue totale de 2 000 ou 3 000 hectares. Quelques-unes de ces 
parcelles, généralement les plus importantes, sont situées à 6, à 8, 
parfois à 10 kilomètres du centre, sans chemin carrossable pour les 
desservir; de là les pertes de temps terriblement coûteuses, les diffi- 
cultés de la culture décuplées, le défaut absolu de surveillance, l'im- 



702 REVUE DES DEUX MONDES. 

possibilité de l'exploitation personnelle. » L'administration a sauvé 
son âme, elle a respecté les principes; c'est la colonie et les colons, qui 
en pâtissent. 

M. Bonvalot et le Comité Dupleix ne se chargent pas de fournir un 
capital de premier établissement à quiconque a des velléités d'émigrer 
et le désir de n'en être pas réduit à mendier une concession gratuite. 
Que les hommes mécontens de leur sort, qui veulent passer les mers, 
ne s'y trompent point, ce n'est pas de l'argent qu'ils doivent aller cher- 
cher rue Choiseul. M. Maillet vit entrer un matin dans ses bureaux 
un quadragénaire qui avait conçu le projet d'aller s'établir en Nou- 
velle-Calédonie avec sa femme et ses quatre enfans, et de s'y livrer à 
une exploitation de café. Il était intelligent, il avait fait son plan, ses 
calculs, et ses cliiffres étaient exacts; il estimait qu'un capital de 
100 000 francs lui suffirait pour réahser de gros bénéfices, et il comp- 
tait sur le Comité Dupleix pour le lui procurer. M. Maillet lui exphqua 
longuement que le Comité Dupleix n'était pas un bailleur de fonds, que 
les capitahstes seraient plus disposés à en avancer à l'émigrant quand 
ils croiraient fermement à l'avenir de certaines colonies françaises, 
qu'elles jouiraient du crédit financier le jour où elles auraient acquis 
le crédit moral, que c'était pour travailler à cet heureux changement 
que le Comité Dupleix avait été créé : « Il nous écoutait patiemment, 
mais il eût pu nous répondre comme l'homme de la fable : Le moindre 
ducaton ferait mieux mon affaire. » 

Par des conférences, par des publications diverses, par de petits 
journaux et de petites revues, par des almanachs, des abécédaires, 
par l'imagerie à bon marché, le Comité Dupleix se propose de répandre 
en France cette idée très simple, et qui pourra sembler hardie, que 
pour un jeune homme sain de corps et d'esprit, possédant quelques 
ressources et certaines connaissances techniques, la colonisation est 
une carrière, et qu'il se rendra plus utile à son pays et à lui-même en 
se préparant à ce métier qu'en sollicitant des places ou en dégustant 
d'avance des héritages peut-être chimériques. « Il faut s'adresser aux 
jeunes gens, dit M. Bonvalot, même aux jeunes filles, de sorte que 
l'idée coloniale pénètre dans la famille par les enfans. Les Américains 
consacrent depuis un temps immémorial presque le dixième de leurs 
publications à la vie du Far "West, sur lequel se dirigent les entre- 
prenans. Et il arrive que le roman du petit Américain est le Far West. 
Le roman du petit Français susceptible de quitter la mère patrie sera : 
les colonies. On peut obtenir ce résultat que de jeunes Français disent : 
« Je serai colon », comme d'autres disent: « Je serai médecin, je serai 
soldat, » Les voilà persuadés, convertis; qui leur fournira le capital 
nécessaire? Leur famille; elle n'hésitera pas à leur constituer une dot 
le jour où elle sera convaincue que les colonies ne sont [pas un dépo- 
toir, un mauvais lieu, que les émigrans ne sont pas tous des aven- 



LES COLONS FRANÇAIS ET LE COMITÉ DUPLEIX. 703 

turiers, des gens suspects ou tarés, que les bons ouvriers font là-bas 
de bonne besogne. Ce jeune colon, doté par sa famille et préparé de 
loin à sa nouvelle vie, ne peut manquer de réussir. Il paiera sa dette 
à l'humanité en fournissant de l'ouvrage aux émigrans sans capital. Le 
parfait égoïsme est la plus vaine des utopies ; quoiqu'il en ait, bon 
gré mal gré, il fait toujours des heureux. 

Ce n'est pas seulement l'argent qui manque souvent aux émigrans; 
ils ont besoin d'informations sûres et précises, de bons conseils, et ils ne 
savent pas toujours où les trouver. Les colons grecs ne s'embarquaient 
jamais sans avoir consulté la Pythie et Apollon, dieu de la lumière. 
Les prêtres attachés au service du sanctuaire de Delphes étaient gens 
avisés, ils profitaient des relations qu'ils entretenaient avec les peu- 
ples étrangers, des intelligences qu'ils avaient partout, pour se pro- 
curer des renseignemens utiles, dont ils faisaient part aux émigrans. 
On ne trouvera pas de Pythie au n° 16 de la rue Choiseul; mais 
les fondateurs du Comité Dupleix ont pris leurs mesures pour que, 
comme l'oracle de Delphes, il fût un bureau de renseignemens et de 
statistique coloniale. Il demandera des informations précises et pra- 
tiques à ceux qui ont vu, et surtout qui ont fait ou essayé quelque 
chose, mis la main à la pâte. Il s'adressera auxrésidens, aux adminis- 
trateurs, aux missionnaires, aux militaires, aux marins, aux explora- 
teurs. Il aura des correspondans dans les colonies françaises et étran- 
gères ; il confiera des missions d'étude à des voyageurs triés sur le 
volet : « Nous nous efforcerons aussi, ajoule-t-on, de mettre en rap- 
port les hommes à idées avec ceux qui sont aptes à réaliser ces idées 
ou à les soutenir de leurs capitaux. Tel est le programme d'une œuvre 
d'intérêt national, à laquelle s'associeront sans doute les Français qui 
regrettent que les forces perdues dans la métropole ne soient pas uti- 
lisées pour la prospérité de nos colonies. » 

C'est fort bien, et assurément c'est faire une bonne œuvre que 
d'éclairer, encourager ceux qui ont la vocation; mais il n'importe pas 
moins de décourager ceux qui ne l'ont pas et croient l'avoir, et personne 
n'en est plus convaincu que le secrétaire général du Comité Dupleix. 
L'oracle de Delphes a dit à un homme qui ne songeait pas à coloniser : 
«Connais-toi toi-même. » Ce sont surtout les émigrans qui sont tenus 
de se connaître, car les fausses vocations sont le fléau des colonies, 
dont les mauvais colons compromettent « le crédit moral » par leurs 
inévitables malheurs. Il en est dans le nombre de fort honnêtes qui ont 
toutes les bonnes intentions ; mais il leur manque cette constance dans 
le vouloir que ne rebutent ni les premiers échecs ni les rigueurs d'un 
long apprentissage. On raconte qu'un sergent bien noté, libéré du 
service, à qui l'on avait confié une somme « pour faire des moutons » 
sur les hauts plateaux algériens, n'a pas réussi du premier coup, que 
désespérant du succès, U lâcha pied, abandonna la partie : « Lorsque' 



70 i REVUE DES DEUX MONDES. 

-ces pigeons voyageurs reviennent après avoir laissé leurs dernières 
plumes aux ronces de la colonie vers laquelle ils avaient dirigé leur 
■vol à tout hasard, sur la foi d'une conversation d'après souper, ils aflîr- 
meut qu'il n'y a rien à faire là-bas. » Cela se dit, cela se répète. Mieux 
vaudrait dire qu'il ne Suffit pas de vouloir épouser la terre, qu'il faut 
l'obliger à consentir au mariage et vaincre ses refus en lui prouvant 
qu'elle a trouvé son maître : elle aime les forts, elle n'oljéit qu'auxmâles. 

Le Comité Dupleix fait froide mine et aux émigrans qui n'ont ni 
l'outil ni l'aptitude, et à ceux de ses cliens qui ne songent à aller aux 
colonies que pour y devenir fonctionnaires. Beaucoup de gens sont 
disposés à croire qu'elles ont été inventées pour procurer des places à 
ceux qui n'en ont pas en France, et que le premier devoir de l'admi- 
nistration est de créer partout des sinécures à la seule fin de leur être 
agréable. On assure que dans tel village algérien, il y a plus de fonc- 
tionnaires que de colons. Grâce à Dieu et au régime du protectorat, 
cette misère fut épargnée à la Tunisie. Mais il a fallu à notre premier 
ministre résident, M. Cambon, une fermeté de caractère peu commune 
pour résister aux obsessions, aux exigences impérieuses des sollici- 
teurs qui arrivaient de France munis de la recommandation d'un député 
ou d'un journaliste. « A quoi servent donc les colonies? » s'écriaient, 
comme il me Ta dit lui-même, ces quémandeurs rebutés et aussi 
étonnés que furieux. 

M. Arthur Maillet a fait son compte : il estime que Imit fois sur dix 
ses visiteurs sont des ambitieux déçus qui ont eu de grands déboires, 
ou des décavés « qui pensent ù se refaire et mettent leurs derniers 
louis sur la table dans l'espoir d'abattre enfin neuf », ou bien encore 
des fils de famille qui ont fait des folies et dont leur père cherche à se 
débarrasser. Faut-il les éconduire tutti quanti? C'est une question, et 
il y a peut-être des distinctions à faire. A la vérité, le vieil éleA'eur 
australien, dont les avis sont bons à prendre, regarde une stricte 
•économie comme la première vertu du jeune colon; il l'engage à vivre 
simplement et même chichement pendant les premières années, à ne 
pas dépenser inutilement un seul shelhng; il l'exhorte à se convaincre 
que comme on fait son lit on se couche, à ne jamais perdre de vue 
la balance de son crédit, à manger ses vieilles brebis plutôt que d'ache- 
ter du bœuf; il lui représente que, s'il est néghgent et dépensier, sa 
caisse se videra comme par enchantement; il le supplie de ne pas 
chercher à se faire une réputation de générosité en matière d'argent; il 
le conjure d'aimer mieux passer « pour un avare et un pingre que pour 
un étourdi, pour un pauvre que pour un sot. » Il lui promet qu'à ces 
conditions, après quelques années d'efforts et de pénible attente, l'ai- 
sance lui viendra, et avec elle l'indépendance pour le reste de ses jours. 

Le vieil éleveur parle d'or ; mais il est bon de considérer que s'il 
■est des pécheurs impénitens, incorrigibles, dont on peut dire « que la 



LES COLONS FRANÇAIS ET LE COMITÉ DUPLEIX. 705 

chair se ressent toujours de ce qui était né avec les os, et qu'ils étaient 
nés pour se détruire eux-mêmes, » il en est d'autres qui "se ravisent, 
qui s'amendent. Un nouveau milieu, de nouveaux visages, des curio- 
sité qui s'éveillent, des choses qu'on n'avait jamais vues, et dont le 
mystère attire, des étonnemens, des habitudes changées suffisent 
quelquefois pour changer les âmes. On trouverait facilement en 
Tunisie et ailleurs des jeunes gens qui s'étaient beaucoup amusés et 
qui se sont mis à beaucoup travailler et à compter. J'engage le Comité 
Dupleix à ne pas éconduire tous les enfans prodigues. 

Il est tenu de démêler l'ivraie d'avec le froment, d'être doux aux 
repentis, indulgent pour les fous qui promettent d'être sages ; mais il 
ne saurait trop combattre les illusions dangereuses; les émigrans sont 
sujets à s'en faire. « Je connais, dit M. Hugues Le Roux, deux litho- 
graphies en pendant, tombées aux revers des quais, répandues sur des 
murailles de cabarets et d'auberges, qui ont préparé des moissons de 
désespoir. Cela s'appelle le Départ et le Retour de l'émigrant. Dans le 
premier cadre, le couple apparaît hâve, dans un wagon de troisième, 
avecun petitbagage quitientdans desmouchoirsnoués. Dans le second, 
il revient en wagon de première classe, cossu, gras à lard, un cigare à 
la bouche, des chaînes d'or ballottent autour du cou, sur le gilet. » 
Eh ! bon Dieu oui, cela se voit, mais cela n'arrive pas toujours, et en 
tout cas, il est prudent de se dire qu'en mettant tout au mieux, cela 
n'arrivera ni demain ni après-demain. Aux colonies, les commence- 
mens sont difficiles, sévères, ardus ; il ne faut y aller que lorsqu'on a 
l'amour des difficiûtés et du plaisir à se battre avec elles. 

Une illusion que se font volontiers les émigrans français, nous dit 
M. Maillet, c'est de se figurer qu'une fois hors de France ils deviennent 
aptes à toute besogne. « Un homme de cinquante ans, qui est parfaite- 
ment incapable de distinguer une tige de seigle d'une tige de blé, s'ima- 
gine de la meilleure foi du monde qu'il peut faire de l'agriculture aux 
colonies. Notez que, si l'on offrait à ce même homme l'exploitation 
d'une ferme en Franôe, il serait persuadé qu'on se moque de lui. » 

Un jour le secrétaire du Comité Dupleix voit entrer dans ses 
bureaux deux frères et la femme de l'un d'eux. L'ainé avait vingt-cinq 
ans environ, et l'idée leur était venue d'aller en Algérie. « Connaissez- 
vous l'Algérie ? — Non, monsieur, mais nous avons entendu dire que 
c'était un bon pays. — Quel métier faites-vous? — Je suis courtier en 
articles de modes; ma femme est modiste; mon frère est employé 
dans une parfumerie. — Sans doute vous désirez trouver là-bas des 
emplois semblables ? — Je voudrais bien que ma femme s'établît, 
mais mon frère et moi nous voudrions faire de la culture, de l'élevage. 
— Avez-vous déjà cultivé? — Non, monsieur; nous sommes Parisiens, 
et nous n'avons jamais quitté Paris. » II ajouta qu'il entendait obtenir 
une concession près d'Alger, pour ne pas s'éloigner de sa femme. Elle 
TOME cxxxv. — 1896. 45 



706 REVUE DES DEUX MONDES. 

fit un signe d'approbation, et comme la langue lui démangeait depuis 
longtemps : « Quant à moi, dit-elle, je désire savoir si je pourrais 
m'établir modiste à Alger, combien cela me coûterait, et si j'ai chance 
de réussir. » 

M. Maillet n'eut pas la peine de lui répondre ; elle ne lui permit pas 
de placer un mot. S'adressant aux deux frères, qui avaient été réformés 
pour insuffisance de taille et faiblesse de constitution : — « Puisque 
vous n'êtes pas cultivateurs, leur demanda-t-il, comment vous y 
prendrez-vouspour cultiver? — On nous a dit qu'U y avait des livides qui 
donnaient tous les renseignemens désirables, et puis qu'on faisait tra- 
vailler les Arabes. — Avez-vous des capitaux? — Non, dirent-ils en se 
rengorgeant; vous comprenez bien que, si nous avions de quoi, nous 
ne quitterions pas Paris. » M. Maillet leur donna des explications 
décourageantes, qui les étonnèrent beaucoup; leur figure s'allongeait 
par degrés; ces trois grands enfans avaient l'air fort déconfit. La jeune 
femme surtout, qui s'était promis de vendre des chapeaux dans la 
journée, et le soir d'aller retrouver son mari dans une jolie maison de 
campagne aux portes d'Alger, ne pouvait pardonner au secrétaire 
général d'avoir dissipé le joli rêve qu'elle avait longtemps bercé dans 
sa cervelle de Parisienne. « On nous avait fait croire, dit-elle, d'un 
ton boudeur et presque impertinent, que votre société encourageait 
ceux qui veulent coloniser; je vois bien que ce n'est pas vrai. » 

Une autre illusion de l'émigrant est de croire trop facilement aux 
succès rapides, aux bonheurs subits. Ayant pris l'héroïque résolution 
de quitter pour quelque temps cette terre de France où il fait bon 
vivre, il ne doute pas que la fortune ne lui tienne compte de son 
sacrifice et ne récompense sans retard sa vertu. Elle lui fera découvi'ir 
quelque part un trésor à fleur de terre; il n'aura que la peine de 
se baisser, de remplir ses mains et ses poches, et après un court 
exil, n retournera chez lui pour y jouir de son opulence et de son im- 
portance commodément et promptement acquises. Il se représente les 
colonies comme cet Eldorado où Candide rencontra des enfans jouant 
au palet avec des émeraudes, des diamans et des rubis, dont ils faisaient 
si peu de cas qu'en rentrant chez eux ils les laissaient sur le chemin, 
les abandonnaient à qui voulait les prendre. Le Comité Dupleix fera 
bien de décourager les émigrans qui croient à d'autres miracles que 
ceux que peut accomplir une robuste volonté. Mais il devra décourager 
aussi les infirmes, les hypocondres, qui en mettant au jeu désespèrent 
d'avance de la partie et regardent leur argent comme perdu. Le vrai 
colon n'est ni optimiste ni pessimiste. Il s'attend à pâtir; U aura de 
mauvais jours à passer, et U l'arme de philosophie. Il espère qu'après 
avoir semé et arrosé son champ de ses sueurs, il touchera le prix de 
ses peines, que le temps de la moisson viendra. Il sait : 
Que la fortune vend ce qu'on croit qu'elle donne. 



LES COLONS FRANÇAIS ET LE COMITÉ DUPLEIX. 101 

Il sait aussi que toute entreprise est une guerre, que toute guerre 
a ses hasards ; mais il a juré de gagner sa bataille. 

En un mot, le vrai colon doit avoir le goût d'agir et de vouloir. Par 
malheur, le temps présent est peu favorable à l'action. Ces messieurs 
du Comité Dupleix prétendent que nous souffrons d'une anémie de la 
volonté. Ils citent avec une juste horreur ce déplorable aphorisme 
échappé à l'un de nos grands penseurs: u Les qualités des hommes 
d'action les plus admirés ne sont au fond qu'un certain genre de mé- 
diocrité. » Ils se plaignent que nos littérateurs se divisent en trois 
classes : les sceptiques, les mystiques et les pornographes, et il faut 
convenir que ni la pornographie, ni le mysticisme ni le doute ne font 
prospérer les colonies. L'homme d'action est peu fêté par le roman 
contemporain; il ne met guère en scène que des voluptueux, racon- 
tant à l'univers leurs désirs d'un jour, leurs ivresses d'une nuit, et les 
mélancolies de leur satiété. Ces gens-là feraient de tristes colons. On 
peut être certain qu'Anglais, Hollandais ou Espagnols, Provençaux, 
Gascons ou Normands, tous les planteurs, tous les éleveurs qui ont 
réussi avaient du caractère ; c'est un article de première nécessité. 
Dans son île déserte et avant de connaître Vendredi, Robinson, faute 
de mieux, s'amusait à converser avec son perroquet, qui lui disait 
souvent : a Robin, pauvre Robin, qu'es-tu venu faire ici? » Il pouvait 
lui répondre : « Je suis venu montrer tout ce que peut faire un homme 
qui sait vouloir. » 

Je veux donner un conseil à M. Bonvalot et lui recommander, dans 
l'intérêt de la colonisation, un moyen de propagande plus efficace 
encore que ceux dont U s'est a\dsé, que les abécédaires, que l'imagerie 
à bon marché. Qu'il tâche de découvrir, en le cherchant bien, un jeune 
romancier las des voies battues et capable d'écrire dans une langue 
simple et populaire un livre aussi sain, aussi viril, aussi puissant, aussi 
attachant que Robinson Crusoé, dans lequel il glorifierait d'autres ex- 
ploits que des entreprises galantes, d'autres aventures que celles delà 
chair et des sens, d'autres héros que ceux qui font de la volupté un art 
savant! M. Bonvalot réussira-t-il à mettre la main sur ce jeune homme 
précieux, auquel il communiquerait sa flamme, et qui aurait assez de 
talent pour intéresser les villes et les campagnes à tout ce qui peut se 
passer dans l'âme d'un colon, à ses tribulations, à ses déconvenues et 
à ses joies, à ses défaites et à ses laborieuses -victoires, à ses abatte- 
mens de cœur et à ses fiertés? J'en parle à mon aise, mais je crains que 
mon jeune homme ne soit difficile à trouver; ce n'est pas de ce côté 
que le vent souffle. 

G. Valbert. 



CHRONIQUE DE LA QUINZAINE 



31 mai. 

La quinzaine qui vient de s'écouler a été surtout, du moins à l'inté- 
rieur, une période de préparation et d'attente. Au moment où nous 
écrivons, les Chambres reprennent leurs travaux. La session qui 
s'ouvre, nécessairement courte puisqu'elle sera interrompue au moi^\ 
d'août par celle des Conseils généraux, sera certainement importante. 
Jamais peut-être la situation n'avait été plus claire qu'aujourd'hui, 
non pas qu'il n'y ait encore beaucoup de confusion et de trouble dans 
les esprits, mais parce que, bon gré mal gré, les événemens ont 
imposé aux divers partis l'obligation de prendre des attitudes de plus 
en plus nettes et tranchées. Les radicaux et les socialistes ne peuvent 
pas se consoler de la chute d'un ministère dans lequel ils avaient mis 
toutes leurs complaisances; ils n'ont d'autre préoccupation que de 
prendre une revanche prochaine ; ils n'ont pas désarmé une seule mi- 
nute, et on peut prévoir que, dès l'ouverture du parlement, ils repren- 
dront leur vieille tactique et harcèleront le ministère d'interpella- 
tions sans trêve ni repos. Déjà même plusieurs de ces interpellations 
ont été notifiées et annoncées par lettre aux ministres qu'elles con- 
cernent. Il y en a pour le moins trois ou quatre. Si elles ne sont pas 
plus nombreuses, c'est, faut-il le dire ? parce que le gouvernement 
nouveau n'a pas fait grand'chose depuis qu'il est en possession du 
pouvoir et que ses adversaires, avec la meilleure volonté du monde, 
n'ont pas encore trouvé beaucoup de prise sur lui. Ils étaient à l'affût 
d'un acte quelconque pour l'attaquer tout de suite et en demander 
compte, mais les actes ne sont pas venus. Ce n'est pas un éloge que 
nous adressons au ministère Méline. Ses amis, comme ses adver- 
saires, auraient préféré qu'il fût plus actif. En lui assurant, le jour 
même de sa constitution, trois semaines de tranquilUté parfaite, leur 
espoir était qu'il saurait en tirer parti, et qu'il aurait fait, avant la ren- 
trée des Chambres, un certain nombre de manifestations sur le sens 
desquelles il serait impossible de se tromper. L'opinion, encore un 
peu indécise parce qu'elle n'a pas très bien compris les incidens qui 
se sont succédé depuis quelques mois, avait besoin qu'on lui donnât 
une orientation, et elle l'attend encore. M. le Ministre de l'intérieur a 
fait, à la vérité, un mouvement administratif qui est excellent en lui- 



REVUE. — CHKONIQUE. 709 

même, mais qui a ou le double défaut d'être tardif et de n'être pas 
complet. Nous n'avons rien à y reprendre : tout au plus aurions-nous 
voulu y ajouter. M. Barthou a eu parfaitement raison de changer le 
préfet du Tarn, nommé par M. Bourgeois pour donner satisfaction à 
M.Jaurès, député de Carmaux, et il a mieux fait encore en attribuant un 
avancement mérité à M. Doux, l'ancien préfet que M. Bourgeois avait 
déplacé et presque disgracié, toujours pour être agréable à M. Jaurès. 
On comprend que celui-ci ne soit pas content : aussi a-t-il annoncé 
tout de suite à M. Barthou l'intention de l'interpeller. S'il y a une inter- 
pellation qui ne doive pas inquiéter un ministre, à coup sûr c'est 
celle-là, et c'est probablement celle-là même que M. Barthou aurait 
choisie pour faire ses débuts à la tribune comme ministre de l'intérieur, 
si on lui en avait donné le choix. Les débats qui vont se produire 
fourniront tout de suite au gouvernement l'occasion d'exposer et de 
préciser sa politique : il pourra s'expliquer à fond, et ce sera tant 
mieux pour lui et pour nous. Puisqu'il n'a pas su profiter des va- 
cances pour dégager sa politique des ombres qui l'enveloppent encore, 
U faut bien ([ue la Chambre l'invite et le décide aie faire. Nous aurions 
préféré quelque chose de plus hardi et de plus spontané ; mais enfin 
rien n'est compromis, loin de là ! et d'ici à peu de jours les indications 
encore insuffisantes qui nous ont été données seront certainement 
complétées. 

Au reste, ce ne sont jamais les interpellations qui menacent sérieu- 
sement un ministère le lendemain même de sa naissance : elles lui 
donnent plutôt un coup de fouet salutaire, et dont H a quelquefois be- 
soin, La grande et vraie bataille contre le cabinet MéUne se livrera sur 
le même terrain que contre le cabinet Bourgeois, c'est-à-dire sur le 
terrain financier. Avant de se séparer, la Chambre devra voter les 
quatre contributions directes, et elle verra de nouveau se dérouler 
et s'agiter devant elle les questions redoutables qui se rattachent à 
l'impôt sur le revenu ou sur les revenus, avec toutes les complica- 
tions qu'elles renferment. La clé de la situation est entre les mains de 
M. Georges Cochery. Quel projet de budget apportera-t-U à la Chambre ? 
Personne n'en sait rien; c'est à peine si on commence à s'en douter, 
mais les notes communiquées aux journaux ne permettent pas encore 
de porter un jugement. La Commission du budget est réunie depuis 
huit jours; elle a nommé son président; il lui a été impossible de 
commencer ses travaux. Tout en regrettant ce retard , nous n'en fai- 
sons pas un grief au ministère. Il a raison de ne pas s'embarquer 
à la légère sur une mer aussi dangereuse. Quoi qu'il fasse, ou plutôt 
quoi quil propose, il subira de la part de ses adversaires les assauts 
les plus furieux. La question la plus délicate qui se présente à lui 
en ce moment est de savoir s'il y a heu, ou non, d'étabhr un impôt 
sur la rente. Ne faisant pas ici œuvre dogmatique, nous attendrons 



710 REVUE DES DEUX MONDES. 

de mieux connaître son projet pour en parler à bon escient; mais 
nous pouvons dire dès aujourd'hui que, quel que soit ce projet, il ne 
satisfera pas, il ne désarmera pas les radicaux-socialistes. Ceux-ci se 
sont déjà partagé les rôles, afin d'être prêts à tout événement. M. Dou- 
mer, ancien ministre des finances, se prononce avec énergie contre 
l'impôt sur la rente dans des articles de journaux; il trouve cet impôt 
inique, inacceptable et presque monstrueux, comme s'il n'était pas 
compris dans l'impôi général sur le revenu qu'il avait proposé lui- 
même. Faut-il en conclure que les radicaux et les socialistes sont 
opposés à l'impôt sur la rente? Ce serait aller trop ^dte. D'autres ra- 
dicaux, d'autres socialistes s'en déclarent partisans, et l'un d'eux, 
M. Rouanet, en a donné pour raison qu'il était la première atteinte 
sérieuse portée à la propriété. Est-ce bien pour faciliter le vote de l'im- 
pôt sur la rente que M. Rouanet tient ce langage ? Et n'est-ce pas plutôt 
pour l'empêcher que M. Léon Bourgeois, dans un discours qu'il ^ient 
de prononcer à Melun, l'a reproduit avec une évidente satisfaction? 
Nous demanderons comme Figaro : Qui trompe-t-on ici? M. Gochery 
propose-t-il l'impôt sur la rente? Aussitôt il a contre lui M. Doumer. 
Ne le propose-t-il pas? Il a contre lui M. Rouanet, M. Jaurès, tous les 
socialistes et bon nombre de radicaux. Situation embarrassante. Elle 
ne le serait pas assurément si les modérés étaient d'accord sur la 
question, mais il s'en faut de beaucoup qu'il en soit ainsi. L'impôt sur 
la rente a des partisans jusque sur les bancs de la droite. Voilà com- 
ment une question qui aurait dû rester purement financière est deve- 
nue pohtique au premier abord. C'est autour d'elle que se hvrera le 
combat décisif, et par le plus imprévu renversement des rôles, on 
verra des modérés et des droitiers voter l'impôt sur la rente, et des 
radicaux, peut-être même quelques socialistes, voter contre. Les pré- 
occupations de crédit public, dont la place est au premier plan dans 
cette grave alîaire, passeront au second, sinon au troisième. Étant donné 
cet état des esprits, on comprend que le gouvernement ait hésité et 
tâtonné longtemps. 

Les radicaux, ne pouvant pas mordre sur les actes d'un ministère 
qui n'en accomplissait aucun, ne sont pourtant pas restés inactifs. 
M. Bourgeois a profité de l'inertie et du silence du gouvernement pour 
prendre lui-même la parole; il la fait à Melun dans un discours auquel 
nous avons déjà fait allusion. Ce discours n'ouvre d'ailleurs aucune 
vue nouvelle ; il n'est que la reproduction, en termes un peu affaiblis, 
de ce que M. Bourgeois avait dit et répété plusieurs fois déjà depuis 
sa dernière transformation pohtique. Revision constitutionnelle afin 
de mettre désormais le Sénat dans l'impossibilité de renverser les 
ministères, surtout les ministères radicaux; impôt général sur le re- 
venu, avec dégrèvement gradué pour les petits contribuables, c'est- 
à-dire avec le caractère partiellement progressil', — telles sont les 



REVUE. CHRONIQUE. 711 

deux grandes réformes auxquelles le chef du parti radical réduit pour 
le moment son programme. Il avait proposé la seconde pendant qu'il 
était au pouvoir; il n'a eu l'idée de la première que depuis qu'il 
en est tombé, et parce qu'il en est tombé. S'il y revient, ce sera 
désormais pour les réaliser l'une et l'autre. Mais cela ne nous apprend 
rien; M. Bourgeois avait déjà exposé les mêmes idées. Il s'était 
aussi prononcé à plusieurs reprises contre le collectivisme ; il l'a fait 
une fois de plus; seulement il n'avait pas encore expliqué d'une ma- 
nière aussi claire que, s'il y a des collectivistes, et s'il est obligé 
de s'appuyer sur eux et de leur faire des concessions bien qu'il ne 
partage pas leurs idées, c'est parce qu'un certain nombre d'hom- 
mes politiques ont « peur d'être troublés dans leur égoïsme ». 
M. Bourgeois a opposé cette affirmation à celle de M. Deschanel qui 
avait éloquemment signalé, comme le mal dont souffrent souvent et 
dont meurent quelquefois les démocraties, la peur pour les hommes 
politiques de ne point paraître assez avancés. Entre les deux formules, 
on jugera quelle est la plus vraie, et aussi celle qui dénote la portée 
d'esprit la plus élevée. Tel a été le discours de Melun. Quelques jour- 
naux, même parmi les modérés, ont affecté de croire que l'orateur était 
revenu à des sentimens plus sages, et qu'il y a eu dans son langage une 
atténuation sensible de celui qu'il avait tenu auparavant. Gela prouve 
qu'on voit et qu'on entend ce qu'on veut. M. Bourgeois est aujourd'hui 
ce qu'il était hier, le chef du parti radical sociaUste, qu'il aime mieux 
appeler progressiste démocratique : simple question de mots. L'im- 
portance de son discours n'est pas dans le discours lui-même, mais 
dans l'intention qui l'a inspiré. Nous avons déjà signalé l'impatience de 
M. Bourgeois, qui, le lendemain même de sa chute, a pris une allure 
toute militante, tandis que ses prédécesseurs, renversés comme lui, 
avaient cru devoir se condamner à une retraite plus ou moins longue. 
Nous l'en avons approuvé et nous l'en approuvons encore. Il a dit lui- 
même que la concentration républicaine était morte, et qu'il y avait 
désormais deux partis vivans et opposés dans la république. Entre l'un 
et l'autre, la lutte doit être de tous les momens. C'est aussi notre avis. 
M. Bourgeois ne désarme pas; il continue d'agir pendant que les mo- 
dérés, satisfaits de leur victoire, croient pouvoir se reposer; il parle 
pendant que le gouvernement se tait. Non seulement nous l'en féhci- 
tons, mais nous l'en remercions, car il nous rend service. Son attitude 
empêchera sans doute le centre de s'endormir dans une fausse sécurité. 
En sera-t-il de même de celle que vient de prendre aussi M. le duc 
d'Orléans ? A la date du 3 mai dernier, le jeune prince a adressé de 
Vniamanrique une lettre au président du Comité central royaliste de 
Paris. Après l'avoir lue, M. le duc d'Audiffret-Pasquier a donné sa dé- 
mission, ce qui prouve que l'unité la plus parfaite n'existe pas entre 
M. le duc d'Orléans et tous ses conseillers. Que s'est-il passé au juste 



712 REVUE DES DEUX MONDES. 

dans le sein du parti royaliste? Nous l'ignorons. Un grand mystère 
règne le plus souvent sur les délibérations du comité ; mais, comme 
il arrive presque toujours en cas de désaccord trop accentué, des indis- 
crétions ont été commises. Le pubUc a été mis dans la confidence au 
moins partielle de ces incidens, et M. le duc d'Orléans, pour pré- 
venir des commentaires mal éclairés, a jugé à propos de livrer sa 
lettre aux journaux. On avait parlé d'un parti des jeunes, et par con- 
séquent d'un parti des vieux : peut-être ces expressions ne sont- 
elles pas parfaitement exactes, car l'esprit d'aventure ou l'esprit de 
prudence ne sont pas toujours affaire d'âge. M. le duc d'Orléans fait 
allusion à ses « jeunes amis des groupes ouvriers »; mais il semble 
bien que le plus jeune do tout son parti soit encore lui-même, et sa 
lettre porte les caractères d'une humeur inquiète plutôt que réfléchie) 
à laquelle nous n'étions pas habitués. Les prétendans s'étaient mon- 
trés plus réservés depuis quelques années. Il est vrai que cela ne leur 
avait pas réussi, et c'est probablement pour ce motif que M. le duc 
d'Orléans a jugé à propos de changer de manière; mais il est douteux 
que la seconde ait plus de succès que la première. Ce qui fait, en France 
surtout, la force d'un parti, c'est le plus souvent l'imprudence du 
parti contraire. Si la République commettait de grandes fautes, et si 
l'opinion publique, après s'être fortement attachée à elle, venait à s'en 
éloigner, les anciens partis retrouveraient peut-être quelque chose de 
la popularité qu'ils ont perdue. N'a-t-on pas vu cette opinion s'égarer 
naguère h la suite d'un aventurier de bas étage? Jusque-là, il importe 
probablement assez peu que M. le duc d'Orléans suive les inspirations 
de tels ou tels de ses amis, et qu'il se mette à la tête des jeunes plutôt 
que des vieux. C'est ce qu'il ne croit pas. Il est las « de figurer la mo- 
narcliie »,l1 A'eut « la faire ». Il estime pour cela devoir se mettre en 
avant et attirer l'attention sur lui. Il proteste contre l'affectation d'une 
«dignité inerte et toujours expectante, immobiUsée sur de lointains 
rivages par la grandeur de ses traditions, et se jugeant elle-même 
trop haute pour se mêler aux choses et aux hommes. » Il veut s'y 
mêler, et il annonce qu'il le fera avec « bonne humeur», en comptant 
sur le concours des « braves gens. » Sa lettre a quelque chose dr. vif, 
de cavalier, et en môme temps de généreux, qui, en d'autres temps, 
aurait pu séduire les imaginations ; mais elle n'a pas été écrite à son 
heure. On l'a lue avec un étonnement tempéré par l'indifférence. 
Peut-être n'était-il pas bien nécessaire, pour produire un effet aussi peu 
profond, d'affliger de vieux conseillers, des amis fidèles, et de décou- 
vrir au public des dissentimens dont il aurait mieux valu garder le 
secret. 

L'incident qui a donné naissance à la lettre de M. le duc d'Orléans 
est d'un ordre très secondaire. Un député royaUste, M. le comte de 
Maillé, est devenu sénateur. Son siège électoral étant Hbre, ses «jeunes 



REVUE. CHRONIQUE. 713 

amis des groupes ouvriers » avec lesquels M. le duc d'Orléans aime 
à s'entretenir lui ont demandé l'autorisation de faire une manifestation 
électorale sur son nom. M. le duc d'Orléans n'avait pas à poser de 
candidature ; il sait très bien qu'il ne peut pas être candidat ; mais il 
est d'avis que le suffrage d'une « bourgade de France, fût-ce la plus 
modeste », qui le désignerait après les siens, et à leur exemple, 
o comme le bon serviteur du pays », serait pour lui une chose hono- 
rable et peut-être utile. Il parle à plusieurs reprises de ses ancêtres. 
« Ceux de qui je tiens affrontèrent, écrit-U, bien d'autres luttes et 
bien d'autres hasards que ceux dont votre zèle s'inquiète! >> Gela est 
vrai, mais encore bien plus qu'il ne le dit. Il n'est venu à l'idée d'au- 
cun des ancêtres de M. le duc d'Orléans, — nous parlons de ceux qui, 
comme lui, pouvaient prétendre à la couronne, — de courir seule- 
ment des «hasards » électoraux. Peut-être ces hasards n'ont-ils rien de 
contraire à la « dignité royale », mais certainement ils ne sont pas 
faits pour la rehausser beaucoup, quel qu'en soit d'ailleurs le dénoue- 
ment. Il y a une certaine disproportion entre le terre à terre de ce 
projet bourgeoisement électoral et tout le tapage qui en a été fait. M, le 
duc d'Orléans a tenu à dire qu'il n'avait pas une « vaine défiance du 
suffrage universel », et à protester contre « l'absurde légende d'une 
prétendue incompatibihté entre le droit monarchique et le droit électif, 
alors, dit-il, qu'il ressort à ses yeux de l'étude de ce siècle que les deux 
principes tendent incessamment à se combiner et à se confondre dans 
des régimes transactionnels. » Soit ; admettons qu'il n'y ait pas d'in- 
compatibiUté entre le principe électif et le principe monarchique ; mais 
M. le duc d'Orléans ne voulait pas se faire élire roi, il voulait seule- 
ment se faire éUre député. Ce n'est pas du tout la même chose, et l'un 
ne conduit pas nécessairement à l'autre. Encore une fois, on a fait 
ici beaucoup de bruit pour rien, ou du moins pour peu de chose. Peut- 
être M. le duc d'Orléans a-t-il d'autres projets qu'il n'a pas dits: ses 
amis, les jeunes, le croient et le laissent entendre. La disproportion 
même que nous avons signalée entre le ton de sa lettre et son objet 
immédiat font craindre, en effet, qu'il ne nourrisse encore d'autres des- 
seins. Faut-il croire que le gouvernement de M. Méline soit également 
menacé par les entreprises de M. duc d'Orléans et par celles de 
M. Bourgeois, par la lettre de Villamanrique et. par le discours de 
Melun? Non, assurément. Le danger sérieux, au moins pour aujour- 
d'hui, n'est que du côté des radicaux et des sociabstcs. Telle est 
l'impression générale, et sa généralité même montre que la lettre de 
M. le duc d'Orléans n'a pas produit tout l'elfet qu'il en attendait. Nous 
voulons bien la prendre au sérieux, mais personne ne la prendra au tra- 
gique. La situation politique n'en a été en rien modiliée. A la veille 
de la rentrée des Chambres, toutes les préoccupations sont et restent 
ailleurs. 



714 REVUE DES DEUX MONDES. 

Ce qui nous a détournés plutôt de nos préoccupations habituelles, et 
a fait trêve pour un moment à nos dissentimens intérieurs, c'est l'élan 
de cordialité avec lequel la France a pris part aux fêtes de Moscou. Nous 
ne parlons pas seulement de la participation officielle de notre gou- 
vernement aux solennités dont le couronnement du tsar a été accom- 
pagné, mais de celle de l'opinion tout entière. Nos journaux sont 
remplis de télégrammes et de correspondances qui relatent tous les 
détails de ces imposantes cérémonies : ils sont lus avec un intérêt où 
il faut voir autre chose que la curiosité. Sans doute l'éclat de ces fêtes, 
et ce qu'elles ont de rare et d'original, est bien fait pour frapper les 
imaginations, mais ce ne sont pas seulement les imaginations qui ont 
été frappées chez nous. Nous nous sommes associés en toute sincérité 
aux espérances avec lesquelles la Russie a accueilli le nouveau règne, 
espérances dont quelques-anes sont déjà réalisées. Comme on l'a fait 
remarquer, le règne de Nicolas II a bien commencé. La poUtique 
extérieure de la Russie, dirigée par un ministre expérimenté, a atteint 
en quelques mois des résultats significatifs. La situation du grand 
empire du Nord s'est heureusement modifiée et améliorée, non 
seulement en Europe, mais en Asie, non seulement dans les Balkans, 
mais en extrême Orient. S'il est vrai que son entente avec la France 
ait très utilement aidé le gouvernement du tsar dans les succès qu'U 
a obtenus, nous ne pouvons que nous en féliciter. Peut-être notre 
propre gouvernement, surtout pendant six mois de ministère ra- 
dical, n'a-t-n pas tiré de l'alhance franco-russe des avantages aussi 
appréciables, mais nous ne pouvons en faire de reproches qu'à nous- 
mêmes. Il n'est d'ailleurs question ici que de ces avantages au jour 
le jour qu'une politique a^-isée poursuit sans cesse et atteint quelque- 
fois. Une alUance forte et sohde permet d'intervenir dans les affaires 
générales avec une autorité plus grande, et aussi de résoudre plus ai- 
sément et plus heureusement les questions quotidiennes avec lesquelles 
la diplomatie est sans cesse aux prises. Mais en dehors et au-dessus de 
ces intérêts secondaires, quelque appréciables qu'ils soient, il en 
est un autre auquel nous sommes plus particulièrement attachés, c'est 
celui de la paix maintenue sans faiblesse et sans jactance, avec honneur 
et avec dignité. Le service principal que l'alliance de la Russie et de la 
France rend non pas seulement à chacune de ces deux nations, mais 
au monde, est de servir de garantie à la paix, précisément dans ces 
conditions. 

Il serait peut-être injuste de dire que sans cette alUance la paix 
aurait été certainement troublée, puisqu'elle a pu subsister auparavant 
pendant de longues années; mais, bien qu'elle ait duré alors, elle 
semblait toujours instable et précaire. Elle dépendait d'une volonté 
unique, et si cette volonté a été généralement sage et prudente, plus 
d'une fois aussi elle s'est montrée nerveuse à l'excès , inquiète , exi- 



REVUE. — CHRONIQUE. 715 

géante et môme brutale. Il a fallu, pour que la paix du monde ne fût 
pas troublée, une sagesse plus grande encore et une patience infini- 
ment méritoire de notre part. Cette période de l'histoire semble close. 
Nous sommes entrés dans une autre où les diverses puissances 
apportent plus de ménagemens dans leurs rapports réciproques, et il 
y a tout lieu de croire que le ra[)prochement intime de la France et de 
la Russie a contribué pour beaucoup à amener cet heureux change- 
ment. La paix en paraît à la fois plus solide et plus libre. Elle n'est 
plus imposée, mais consentie. Elle ne provient plus de la disproportion, 
mais de l'égalité apparente des forces. L'Europe s'est sentie débar- 
rassée d'une sorte d'oppression, et comme celle-ci pesait plus parti- 
culièrement sur nous, on comprendra que nous ayons été plus sen- 
sibles à sa disparition. Voilà pourauoi nous avons salué avec une. 
respectueuse sympathie l'empereur Nicolas II à l'occasion de son cou- 
ronnement, et nous avons pris part à la joie de la Russie. Les fêtes 
de Moscou ont eu un véritable écho dans toute la France : il nous sem- 
blait n'y être pas tout à fait étrangers. Ce ne sont là que de courts 
momens dans la vie des peuples ; ils passent Aite, et le lendemain on 
est repris par la préoccupation des affaires courantes et par le souci 
du labeur journalier ; ils laissent, toutefois, des souvenirs précieux et 
réconfortans. Paris a fêté le couronnement du tsar. Beaucoup d'autres 
villes de France ont tenu à s'associer aux mêmes sentimens : ils sont 
ceux du pays tout entier. 

Les sentimens que nous éprouvons pour l'Italie ne peuvent pas 
être tout à fait les mêmes : cependant nous ne cessons pas d'étudier 
ses affaires avec un intérêt tout amical. La politique de bon sens et de 
fermeté de M. di Rudini a déjà produit de très heureux effets. Bien que 
la paix ne soit pas encore conclue avec le négus, on peut regarder la 
guerre comme terminée. Pourquoi recommencerait-elle l'automne 
prochain, si les Itahens restent chez eux, c'est-à-dire en Erythrée ; et 
pourquoi en sortiraient-ils puisque, grâce à l'énergie du général Bal- 
dissera, on leur a rendu leurs prisonniers? Ils ont obtenu, en somme, 
tout ce qu'ils pouvaient désirer, tout ce qui était dans le programme 
de M. di Rudini. Ils ont réparé par de brillans succès militaires les 
échecs qu'ils avaient d'abord éprouvés. Ils ont réussi à dégager et à 
délivrer Adigrat. Que leur reste-t-il à faire, sinon à se donner une 
frontière politique, en se ménageant des intelligences avec un cer- 
tain nombre de ras disposés à servir de tampons et d'intermédiaires 
entre l'Ethiopie et l'Erythrée? C'est là une œuvre toute diplomatique, 
qui peut être poursuivie et le sera sans doute pendant la saison des 
pluies. Lorsque cette saison prendra fin , il importera sans doute assez peu 
que la paix ait ou n'ait pas été signée d'avance; elle sera faite, elle sera 
dans la nature et dans la force des choses, et si l'Italie persiste dans 



716 REVUE DES DEUX MONDES. 

ses intentions actuelles, tôt ou tard elle sera définitivement et officielle- 
ment consacrée. 

Aussi Topinion est-elle faA'orable au gouvernement, et M. di Rudini 
ne paraît pas avoir à craindre pour le moment les attaques de ses ad- 
versaires. Mais en même temps que la situation s'améliore, les partis 
reviennent à leurs tendances premières, et les memlires de la gauche 
qui ont fait cause commune avec la droite contre l'ennemi commun, 
M. Crispi, commencent à reprendre leur allure dautrofois. M. Imbriani 
a interpellé le gouvernement sur l'ensemble de sa politique étrangère. 
L'interpellation n'a pas eu de dénouement. M. di Rudini a demandé 
et obtenu sans peine que la suite du débat fût renvoyée après le budget. 
Toutefois, de part et d'autre, des déclarations intéressantes ont été 
laites et elles méritent d'être relevées. Malheureusement, elles ont 
conservé un caractère trop général i)our qu'on puisse en tirer des 
conséquences tout à fait pratiques. On n'a guère parlé que du système 
d'alliances de lltalie : comment M. Imbriani et M. di Rudini lui-même 
auraient-ils pu dire à ce sujet quelque chose de bien nouveau? 

M. Imbriani est l'adversaire de la triple alliance; il est partisan 
d'un rapprochement avec la France ; il estime qu'on taquine inutile- 
ment la Russie; il a peu de confiance dans l'Angleterre; il trouve que 
la subordination de l'Italie envers l'Allemagne a pris un caractère 
excessif et presque servile. Il a soutenu son opinion avec une viva- 
cité qui la fait rappeler à l'ordre. Avons-nous besoin de dire que, sur 
beaucoup de points, nous sommes de son avis? Nous ne nous permet- 
trions pas d'employer des expressions aussi vigoureuses et aussi imagées 
que les siennes contre l'inféodation de l'Italie à la triple alliance, parce 
que, de notre part, cela serait peu convenable ; mais nous serions tout 
aussi embarrassés que lui pour découvrir et pour signaler les avan- 
tages que l'Italie a retirés de la poUtique qu'elle a adoptée et qu'elle 
continue de suivre. M. di Rudini, dans sa réponse, a fait un grand 
éloge de la triple alliance : il a affirmé, ce qui fait toujours plaisir à 
entendre, que l'Italie y occupait une place égale à l'Allemagne et à 
l'Autriche. Il y a longtemps que l'opinion de M. di Rudini à l'égard 
de la triple alliance est connue : n'est-ce pas lui qui l'a renouvelée 
avant l'heure? Nous ne lui en voulons pas parce que, s'il s'est 
trompé, c'est de bonne foi : la manière dont il pratique l'alhance 
montre qu'en la renouvelant il n'a pas obéi à un mauvais sentiment 
contre nous. Mais, en vérité, est-il permis d'établir, comme il le fait, 
la moindre analogie entre le rapprochement qui s'est produit par la 
suite entre la France et la Russie, et celui qui s'était fait antérieu- 
rement entre l'Italie et l'Allemagne? M. di Rudini a invoqué notre 
exemple pour expliquer sa propre conduite et celle de son gouverne- 
ment. « L'Italie, a-t-il dit, n'a cherché dans la triple alhance qu'un 
point d'appui, comme la France en a cherché un dans la Russie, 



REVUE. CHRONIQUE. 717 

comme le font tous les pays qui ne veulent pas rester isolés. » Si la 
France a cherché un point d'appui, c'est qu'elle en avait strictement 
besoin pour contre-balancer la triple aUiance dont l'Italie faisait partie ; 
et cela n'explique pas du tout pourquoi Tltalie, que personne ne mena- 
<jait, qui, soit par sa situation politique, soit par la précision géogra- 
phique de ses frontières n'avait rien à craindre d'aucune puissance au 
monde, et qui pouvait enfin se livrer en toute sécurité à son développe- 
ment économique, a jugé à propos d'entrer dans une grande alUance 
militaire. On voit bien ce que cela lui a coûté; quoi qu'en dise M. di 
Rudini, on ne voit pas ce que cela lui a rapporté. M. di Rudini, qui 
aime décidément les comparaisons mais qui ferme un peu volon- 
tairement les yeux à ce qui les empêche d'être tout à fait exactes, 
affirme que rien n'est plus facile à l'Italie que d'avoir de bons rapports 
avec la Russie et avec la France, puisque la Russie en a d'excellens 
avec l'Allemagne et la France avec l'Autriche. Il nous permettra de 
dire que ces situations très diverses n'ont entre elles aucune similitude; 
mais nous aimons mieux lui accorder tout de suite que l'Italie peut 
avoir de bons rapports avec la France, et la preuve en est qu'elle les a. 
Seulement ces rapports pourraient être encore meilleurs, et nous re- 
grettons qu'ils ne le soient pas. Nous avons aussi de très bons rap- 
ports avec l'Allemagne. 

M. di Rudini a parlé de l'Angleterre. « Je suis heureux, a-t-il dit, 
que les rapports amicaux avec l'Angleterre complètent le système 
de la triple alliance. L'amitié de l'Angleterre est nécessaire à l'Italie 
pour la défense de ses intérêts dans la Méditerranée. » Mais qui donc 
menace les intérêts itahens dans la Méditerranée? Le grand tort de 
l'Italie est de se chercher toujours des alUés contre des ennemis ima- 
ginaires, ce qui complique bien inutilement pour elle les difficultés et 
les embarras de la vie internationale. Il lui aurait été si facile d'être 
également bien avec tout le monde ! Gela n'aurait-il pas mieux valu 
pour elle que de prendre parti pour ceux-ci et contre ceux-là? Les 
grandes alliances coûtent toujours cher lorsqu'elles ne rapportent pas 
beaucoup, et ici encore nous n'apercevons pas ce que l'amitié de 
l'Angleterre a rapporté à l'Italie. L'Angleterre a encouragé autrefois 
l'Italie à s'emparer de Massaouah et de l'Erythrée : est-ce bien un ser- 
vice qu'elle lui a rendu? L'Italie a éprouvé d'abord de longues difficultés, 
des pertes d'hommes et d'argent, et finalement les cruels échecs que 
l'on sait. Il semble bien qu'elle ait alors un peu perdu la tête, et qu'elle 
ait fait appel à ses alliés, à ses amis, pour la tirer d'un aussi mauvais 
pas. Que pouvaient-ils pour elle? Ilien du tout. A supposer, et 
nous le supposons, qu'ils aient eu à son égard la meilleure volonté 
du monde, cette volonté était impuissante. L'Angleterre seule 
était peut-être en situation, non pas de faire, mais d'avoir l'air de faire 
quelque chose, et il n'est pas impossible qu'on l'en ait sollicitée, ndn 



718 REVUE DES DEUX MONDES. 

pas seulement à Rome, mais ailleurs. Alors, elle a annoncé au monde 
étonné, et à ses agens en Egypte, qui, dit-on, ne l'ont pas été moins, 
qu'elle allait entreprendre une expédition sur Dongola, afin de dégager 
Kassala. Puis l'expédition a été remise à l'automne, parce qu'il était 
matériellement impossible de la faire plus tôt. En quoi, nous le de- 
mandons, tout cela a-t-il serAd l'Italie? Celle-ci a pris le seul parti qui 
fût ATaiment sage, à savoir de se tirer d'affaire à elle toute seule, et 
c'est ce qu'elle a fait avec beaucoup d'esprit politique, un grand 
courage militaire et un courage moral plus méritoire encore. M. di Ru- 
dini a montré dans cette crise difficile, délicate, douloureuse, des qua- 
lités de premier ordre, qui lui ont mérité l'estime de tous les connais- 
seurs : mais, encore une fois, ses alliés n'ont pu que le regarder faire. 
La vérité est que la triple alliance ne sert à rien à l'Italie et que, dans 
la plupart des cas, elle ne pourra jamais lui servir à rien. Elle lui ser- 
virait sans doute en cas de guerre contre la France; mais, cette guerre, 
ce n'est certainement pas la France qui aurait jamais la pensée fra- 
tricide de la déclarer. C'est pourtant la seule circonstance où l'al- 
liance de l'Allemagne pourrait être utile à nos voisins d'outre- 
monts, circonstance peu vraisemblable, mais qu'ils ne regardent pas 
comme impossible puisqu'ils y subordonnent ou- même y sacrifient 
tant d'intérêts presque sacrés. Et voilà pourquoi leur entrée dans la 
triple alliance ne nous a jamais paru dériver d'un sentiment amical à 
notre égard. Nous regrettons de voir, non pas tous les Italiens à coup 
sûr, mais le plus grand nombre d'entre eux persévérer dans ces erre- 
mens. M. Imbriani fait exception; nous ne pouvons qu'en être touché; 
par malheur, ses opinions avancées l'empêchent d'avoir sur ses col 
lègues toute l'influence désirable. Dans cette question de la triple 
alliance, M. di Rudini aura le dernier mot. Il l'aura du moins pour la 
génération politique actuelle; mais qu'en pensera celle de demain? 

Depuis le commencement du mois de mai, la Hongrie est en fête : 
elle célèbre le millénaire de son existence. Il y a mille ans qu'Arpad, 
à la tête d'une bande de Huns et de Mogols, est A^enu s'établir sur les 
bords du Danube, et y a jeté le premier germe d'où devait sortir un 
siècle plus tard, sous l'inspiration de saint Etienne le royaume et l'État 
bongrois. C'est une date importante. Les Magyars ont de tout temps 
excité et ils excitent encore les sentimens les plus divers ; mais on ne 
j)eut pas leur refuser un patriotisme indomptable, un esprit politique 
merveilleusement aiguisé, une surprenante facilité d'adaptation aux 
idées occidentales, enfin un ensemble de qualités qui, mêlées à quelques 
défauts, ont fait d'eux une des nations les plus intéressantes de toute 
l'Europe. On reste étonné qu'étant aussi peu nombreux qu'ils le sont, 
proportionnellement aux masses slaves et allemandes dont ils sont 
entourés, ils aient pu, sans jamais se laisser absorber, sans rien perdre 



REVUE. CHRONIQUE. 719 

de leur caractère propre, sans cesser un seul instant d'être eux- 
mêmes, échapper à tous les dangers, survivre à toutes les catastrophes, 
se relever toujours plus solides, et jouer, avec des fortunes et sous des 
formes sans cesse renouvelées, un rôle aussi considérable dans l'his- 
toire du monde. Dans les périodes les plus critiques, ils ont rendu à 
l'Europe un service inappréciable : ils ont arrêté le flot envahissant 
des armées turques. Ils ont eu des héros dont le nom est resté popu- 
laire et même légendaire. Ils ont eu de très grands rois, sans compter 
des saints, qui ont été les champions éclairés de la civilisation occi- 
dentale et chrétienne. Enfin, on trouverait difficilement sur un point 
quelconque de l'univers une nation qui, avec des forces matérielles 
aussi faibles, soit parvenue tantôt par la guerre et tantôt par la poli- 
tique, à faire presque sans interruption d'aussi grandes choses. Encore 
aujourd'hui, tout le monde sait que la Hongrie ne s'est pas con- 
tentée de maintenir son autonomie distincte et sa parfaite indépen- 
dance sous le sceptre de François-Joseph, empereur à Vienne et roi à 
Buda-Pesth, mais encore qu'elle s'est emparée de l'influence prépon- 
dérante dans la direction des affaires extérieures de l'empire. Si l'Au- 
triche-Hongrie est si profondément engagée dans la triple alliance, 
c'est en grande partie à la vieille rivalité qui existe entre l'élément 
magyar et l'élément slave qu'il faut en chercher la raison. Il est vrai que 
les Magyars ont été autrefois presque aussi souvent en lutte contre 
les Allemands que contre les Slaves, mais depuis que l'Autriche a été 
mise en dehors de l'Allemagne, le danger pour eux n'est plus de ce côté. 
Ils veulent être les maîtres, et en réahté ils le sont. 

Dans cette lutte continuelle qu'ils ont eu à soutenir depuis mille 
ans et dont ils sont sortis victorieux, les Magyars ont singulièrement 
développé leur patriotisme. Dans aucune autre nation la vie pohtique 
n'est plus intense que chez eux. Comment n'en serait-il pas ainsi 
puisque, s'il en était autrement, il y a de longues années déjà que la Hon- 
grie aurait disparu? Aussi, lorsque l'occasion se présente comme au- 
jourd'hui de célébrer une grande fête nationale, chacun s'y porte-t-il 
avec une ardeur extrême. Il n'est plus question d'autre chose. Toutes 
les autres affaires sont suspendues. Les partis, et Dieu sait s'ils sont 
ardens les uns contre les autres ! se réconcilient pour un moment 
dans une passion commune qui domine toutes les autres. On remet à 
plus tard ce qui pourrait diviser. La Hongrie, ou du moins l'élément 
magyar en Hongrie, vit exclusivement dans l'enthousiasme que pro- 
voquent les manifestations destinées à célébrer le millénaire. Il y en a 
de tous les genres, qui se rapportent les unes à la vieille Hongrie, les 
autres à la Hongrie moderne et contemporaine. On ressuscite les sou- 
venirs d'un glorieux passé, et on inaugure le palais du Parlement. On 
déploie les merveilles d'une exposition où tout est mêlé et confondu 
dans une apothéose générale. Comment ne pas accorder une large et 



720 REVUE DES DEUX MONDES. 

sincère estime à un peuple qui fait si bien les choses et qui, en somme, 
quelque brillantes qu'aient été ses destinées, n'a jamais rien dû qu'à lui- 
même? Beaucoup d'autres pourraient trouver là un exemple. Toutefois, 
il n'y a pas de médailles sans revers, et après avoir été justes pour les 
Magyars, nous ne le serions pas pour les autres nationalités de l'em- 
pire, ni même pour d'autres nations voisines, si nous ne disions pas 
qu'elles ont d'assez bonnes raisons de ne pas s'associer aux fêtes de 
Pesth. Si l'histoire a rendu très ardent le patriotisme des Magyars, il l'a 
rendu aussi très exclusif. Lesnécessités delalutte pour la^de développent 
chez ceux qui les subissent des qualités très énergiques, mais qui tour- 
nent facilement à l'esprit de domination. Les Magyars forment une race 
■gouvernante dans tous les sens du mot. Satisfaits de la situation qu'ils 
se sont assurée, ils n'ont pas de préoccupation plus grande que d'empê- 
cher les autres de marcher sur leurs traces et d'atteindre à côté d'eux 
le même but. Le parti tchèque en Bohême n'a pas d'adversaire plus 
résolu que la Hongrie. Les populations slaves ou roumaines qui font 
partie de la Transleithanie subissent le joug, mais en protestant contre 
ce qu'il a de lourd et d'écrasant. En Serbie et en Roumanie, à Belgrade 
et à Bucarest, dans la première de ces villes surtout, des manifesta- 
tions bruyantes ont eu lieu contre les prétentions à l'hégémonie du 
groupe magyar. Il est certain que si les Magyars ont quelque chose de 
l'impérialisme des vieux Romains, ils n'ont pas au même degré 
qu'eux le sens élevé du gouvernement. Ils sont plus chevaleresques 
que généreux, plus intelUgens que tolérans, épris de hberté pour eux, 
mais volontiers jaloux de la liberté des autres. La sympathie qu'ils inspi- 
rent, quelque profonde qu'elle soit, ne va donc pas sans quelques ré- 
serves. Ils sont restés une nationalité distincte et dominante au miheu de 
plusieurs autres, dont ils n'ont pas su faire une nation véritable, et là 
est laHmite de l'admiration qu'ils méritent. Cette admiration n'en reste 
-pas moins très \ive, et lorsqu'on se rappelle tout ce qu'a fait autrefois 
la Hongrie, lorsqu'on constate ce qu'elle est encore en ce moment, 
il faut bien reconnaître qu'il y a en elle quelque chose de puissant. 
C'est à ce titre que le millénaire qui se célèbre à Pesth ne saurait lais- 
ser l'Europe indifférente. 

Francis Charmes. 

Le Directeur-géranl, 
F. Brunetière. 



LE 

GOIIVËRIME^T DE L4 MMU miMM 



LES IDÉES ET LES HOMMES 



I 



Les hommes du 4 Septembre avaient assumé une double tâche, 
militaire et politique. Comment étaient-ils préparés à l'une et à 
l'autre? 

Des onze députés que l'émeute avait portés au gouvernement, 
six étaient avocats, cinq publicistes; plusieurs partageaient leur 
vie entre le journalisme et le barreau. Ces deux professions sont 
peut-être celles qui habituent l'intelligence à se répandre sur le plus 
de sujets et à saisir avec le plus de promptitude les apparences de 
toutes choses, mais lui donnent le moins de temps pour se fixer 
nulle part et descendre aux profondeurs solides. Elles tiennent 
pour essentiel de bien défendre les causes, pour secondaire de 
les bien choisir, engagent le point d'honneur dans toute opinion 
adoptée, enseignent le mérite du raisonnement, fût-ce contre la 
raison, ne touchent aux réalités que par des théories, enfin, 
favorisent cette erreur que les thèses sont l'essentiel de la vie 
et que parler est agir, La vocation première ne prédisposait donc 

(l) Voyez la Revue du lo mai. Dans le précédent article, page 248, ligne 19, après 
ces mots « M. Chevreau l'avait quitté >•, lire «. depuis le 10 août, pour le ministère 
de l'Intérieur et n'avait pas été remplacé à l'Hôtel de ville. Le secrétaire général, 
M. Alfred Blanche, s'y trouvait seul. » ' 

TOME cxxxv. — 1896. 46 



722 REVUE DES DEUX MONDES. 

pas ces manieurs de mots à la connaissance des événemens 
et des hommes, et à Fart d'en tirer parti, qui est la politique. Leur 
passage dans les assemblées ne les avait pas formés davantage, 
parce que leur hostilité contre la monarchie les tenait hors des 
situations où le pouvoir s'exerce. Quelques-uns avaient traversé 
plus qu'occupé les affaires sous la seconde République, tout juste 
assez de temps pour transformer en lois quelques doctrines d'op- 
position, pas assez pour se transformer eux-mêmes en hommes 
de gouvernement. Sous le second empire, la carrière publique 
de tous n'avait été que la suite de leur profession première: ils 
s'étaient bornés à écrire et à plaider contre Napoléon III, ne se 
souciant pas d'être équitables, mais populaires, et, sans tenir 
jamais compte des obstacles apportés par les faits aux volontés 
du souverain, toujours prêts aux condamnations absolues. Ces 
hommes n'avaient qu'une expérience : non celle d'exercer, mais 
celle de détruire le gouvernement. 

De toutes les questions, celles auxquelles ils étaient le plus 
étrangers, étaient celles de l'armée. Et il n'en était pas sur 
laquelle ils eussent pris parti avec autant de persistance et d'una- 
nimité. En toute occasion, et surtout quand avait été dis- 
cutée, en 1868, notre réorganisation militaire, ils avaient nié que 
la véritable puissance fût, pour un État, Tentretien de soldats res- 
treints en nombre, mais élevés par un long service et une stricte 
discipline au plus haut degré de valeur professionnelle. Eux 
avaient affirmé que la force est dans le nombre, que chacun se 
doit à la défense de la nation, qu'un long temps de service est su- 
perflu, que l'obéissance ne doit pas être passive, mais intelligente, 
et que le premier droit de cette intelligence est, pour le soldat, de 
choisir ses chefs. Au système des armées permanentes ils avaient 
opposé le système des milices. 

Et cette doctrine n'était pas pour eux seulement une tactique. 
Sans doute, en opposant à des institutions militaires qui dévo- 
raient une si grande part de la vie, de la liberté et de la richesse, 
un régime qui épargnait tous les sacrifices, ils servaient leurs des- 
seins contre l'empire, mais ils exprimaient une conviction tra- 
ditionnelle, sincère, passionnée du parti démocratique. Nulle part 
n'apparaissait mieux la méthode intellectuelle, qui, mêlant à la 
vigueur des idées théoriques le dédain des faits, devait édifier un 
assemblage de vérités et d'erreurs, et appuyait sur des prin€ipes 
raisonnables des conséquences chimériques. 

A l'origine, un sentiment généreux et une idée juste. Ces 
philanthropes considéraient la guerre comme une survivance de 
la barbarie, croyaient à la fraternité des peuples, préparaient les 



LE GOUVERNEMENT DE LA DÉFENSE NATIONALE. 723 

moyens de lutte avec une âme sans haine, et pour eux la meil- 
leure organisation militaire était celle qui menaçait le moins la 
paix. Pour les armées de métier, l'état normal est la guerre; là 
seulement elles trouvent leur raison d'être et leur récompense; 
elles poussent par la loi de leur origine aux conflits. Toujours 
prêtes, toujours impatientes, toujours dangereuses à mécontenter, 
elles sont une tentation permanente de violence pour les pou- 
voirs ambitieux ou faibles, et pour les peuples qui assistent au 
choc sans le soutenir et se battent par procuration. Quand une 
levée nationale appelle tous les citoyens à prendre une part per- 
sonnelle aux discordes des Etats, chaque campagne menace chaque 
homme dans sa sécurité, ses habitudes, sa profession ; là, tous les 
intérêts particuliers, avec la puissance d'une passion générale, 
conspirent incessamment contre la guerre. Telle était l'origine 
philosophique de l'adhésion donnée par les républicains au ser- 
vice obligatoire et universel. Et d'accord avec leur philanthropie, 
leur conscience leur disait qu'établir entre tous les fils de la 
patrie l'égalité du plus grand devoir et de la plus lourde charge, 
c'était faire une œuvre d'équité . 

Ils ne doutaient pas davantage qu'ils n'eussent aussi et par 
surcroît créé la meilleure des armées. S'ils en avaient vu de près 
une seule, compris quel triomphe sur la nature est le change- 
ment d'un homme en soldat, et conclu que pour obtenir cette 
victoire, mère de toutes les autres, il la faut préparer par un 
difficile effort, leur réforme, accroissant le nombre des soldats 
à instruire, n'eût pas abouti à une réduction, mais à une exten- 
sion des charges militaires. Leur inexpérience du problème leur 
avait épargné ces constatations impopulaires. Le nombre est un 
élément de la force, ils avaient besoin de croire que le nombre est 
toute la force; leur habitude de raisonner où il eût fallu s'in- 
struire les avait conduits à cette foi par des sophismes. Selon eux, 
le service long et l'obéissance passive étaient des nécessités spé- 
ciales aux armées de métier : pour rendre aptes à combattre et 
à mourir des hommes soustraits perpétuellement aux opinions, 
aux désirs, aux activités des autres hommes, et étrangers par 
leur vie aux intérêts qu'ils protègent, l'habitude et une discipline 
de fer n'étaient pas superflues. Elles devenaient superflues avec 
les armées de citoyens : le citoyen, partie de la souveraineté, bé- 
néficiaire de tous les avantages qui grandissent et déclinent avec 
la prospérité publique, atteint par la guerre dans tout l'ordre de 
ses activités ou de son repos, a tous les motifs de faire vigou- 
reusement campagne, et de reconquérir sa propre indépen- 
dance en défendant celle de la patrie. D'oii ces raisonneurs à ou- 



724 REVUE DES DEUX MONDES. 

trance concluaient qu'il suffît d'avoir intérêt pour avoir volonté 
et aptitude, et, sans prendre garde qu'ils devenaient mauvais lo- 
giciens, ils supposaient l'homme un être de pure logique. Comme 
s'il dût se battre par raison démonstrative, ils pensaient que, tous 
les sentimens générateurs du courage lui étant enseignés par sa 
vie ordinaire, il n'était pas besoin de moyens factices pour déve- 
lopper en lui des vertus naturelles, et que c'était assez d'armer le 
citoyen pour avoir le soldat. Comme si l'intelligence de tout ce 
qu'il y a à sauvegarder par la victoire suffisait à donner la divina- 
tion des chefs les plus capables de vaincre, ces novateurs, accou- 
tumés par leur vision toute politique des choses et par leurs propres 
succès, à tenir le vote pour le témoignage suprême de la con- 
fiance, croyaient accroître la force de l'autorité en décernant les 
grades au suffrage. L'armée était donc la nation offensée, debout 
tout entière contre l'ennemi, transportée sur les champs de ba- 
taille avec son esprit public, ses mœurs ordinaires, ses vertus et 
ses énergies civiles, d'autant plus forte que ses citoyens auraient 
plus de droits à sauvegarder, et la démocratie la plus libre devait 
être la plus invincible. 

Tout confians fussent-ils dans les théories, s'ils n'avaient eu 
qu'elles pour garant de leur réforme militaire, ils auraient hésité 
peut-être à condamner, sur la foi d'une thèse, une organisation 
consacrée par l'expérience et le consentement général. Le patrio- 
tisme leur eût objecté que nul système militaire ne vaut en soi, 
qu'il vaut par comparaison avec les dangers à repousser; que le 
jour où tous les peuples, en adoptant la milice, se seraient allégés de 
leur plus lourde charge, la proportion naturelle de leurs forces 
serait maintenue sous une forme nouvelle ; mais qu'au xix^ siècle, 
si la démocratie avait mis en quelques Etats son génie paci- 
fique, d'autres, aristocratiques ou absolus, gardaient la vieille 
cupidité de la gloire violente; que les généreux devaient donc 
pour leur sûreté conserver les armes considérées comme les plus 
efficaces par les nations de proie; et que la nation assez con- 
fiante pour innover sans être sûre si le changement lui laisserait 
la force, courait risque de devenir, au lieu d'un exemple, une 
victime. Mais les républicains croyaient précisément que cette 
réforme avait fait ses preuves. La légende révolutionnaire et la 
connaissance superficielle des guerres contemporaines leur per- 
mettaient d'ap])eler l'histoire en témoignage. Les volontaires de 
1792 n'avaient-ils pas fait reculer les soldats du grand Frédéric, 
et la levée en masse n'avait-elle pas battu les troupes qui pas- 
saient pour le modèle des armées do métier? Presque en même 
temps que les lois nouvelles de la guerre furent révélées au monde 



LE GOUVERNEMENT DE LA DÉFENSE NATIONALE. 725 

par l'éclat immortel de cette épopée, l'Amérique, dans ses deux 
continens, n'avait-elle pas conquis son indépendance avec des mi- 
lices, contre les troupes réglées de l'Angleterre et de l'Espagne? 
La guerre de la sécession entre les Etats-Unis n'avait-elle pas 
prouvé que des citoyens, étrangers jusque-là au métier, peuvent 
fournir non seulement des soldats intrépides, mais des généraux 
novateurs, et léguer à l'admiration de l'avenir des modèles de 
tactique et de stratégie? Le Mexique n'avait-il pas, avec des 
partisans, lassé la France et anéanti les forces mercenaires 
de Maximilien? La Prusse n avait-elle pas vaincu en 1866, avec 
des hommes formés par un court service, les vieux régimens 
de l'Autriche? L'Allemagne enfin ne venait-elle pas d'écraser 
sous la masse de ses landwehriens, qui la veille exerçaient 
tous les métiers de la vie ordinaire, les soldats les plus renom- 
més du monde? Pour s'enquérir si les volontaires de 1792 au- 
raient obtenu leur gloire sans leur amalgame avec les vieux 
régimens du roi, si la valeur des armées républicaines ne fut pas 
faite de cette union où les uns apportaient l'enthousiasme et les 
autres la discipline, et si dès la fin de la République, sous le 
Consulat, et jusqu'à la fin de l'Empire, la force de ces armées n'était 
pas dans leurs vieux soldats ; pour se demander si l'émancipation 
des colonies américaines ne fut pas une victoire de la nature plus 
que des hommes , si l'infériorité véritable des puissances euro- 
péennes ne fut pas l'obligation de combattre, à travers les mers et 
avec une faible partie de leurs forces, une population qui luttait 
chez elle et avec toutes les siennes, et si l'aide des troupes fran- 
çaises, troupes de métier, fut inutile aux milices de Washington; 
pour comprendre que la guerre de Sécession, mettant aux prises 
deux forces inexpérimentées et dont l'éducation se fit en même 
temps, ne fournissait aucune lumière sur la valeur comparée des 
troupes régulières et des milices, et que cette leçon aurait été don- 
née seulement au cas où l'un des adversaires aurait eu à soutenir 
avec des formations improvisées l'effort d'une armée préparée de 
longue main par l'autre ; pour se rendre compte qu'en Allemagne 
la discipline sociale d'une nation hiérarchique et respectueuse 
préparait la discipline militaire de l'armée, et que cette armée où 
tout homme était durant trois années soumis à un enseignement 
méthodique et à un joug de fer ne ressemblait pas à une garde 
nationale; pour s'aviser enfin que, dans nos défaites de 1870, la 
résistance opposée, à des forces si bien préparées et si admirable- 
ment conduites, par nos soldats si intérieurs en nombre et si dé- 
pourvus de chefs, prouvait la puissance amassée en chacun de ces 
hommes par le long enseignement de l'obéissance et de l'hon- . 



726 REVUE DES DEUX MONDES. 

neur, il aurait fallu réfléchir. Les républicains s étaient bornés 
à entrevoir et, sans mauvaise foi, avec la crédulité de l'incompé- 
tence, n'avaient retenu de l'histoire que les leçons favorables à 
leurs préjugés. 

Echappant ainsi à l'inquiétude que l'armée devînt trop faible 
au dehors, ils vivaient obsédés parla crainte qu'elle fût trop 
forte au dedans. C'étaient des soldats de métier qui, deux fois en 
cinquante ans, le 18 Brumaire et le 2 Décembre, avaient jeté 
bas une république pour établir une dictature. Telle était l'inex- 
piable faute que les républicains voulaient venger. Leur dé- 
fiance avait commencé avec le siècle, quand l'armée était de- 
venue l'arbitre du gouvernement. Leur animosité avait grandi 
quand de nouveau, par une violence de cette armée, s'était élevé 
un Bonaparte. Rien ne leur paraissait aussi nécessaire que pré- 
server l'avenir de ces perturbations chroniques, car ils ne voyaient 
pas, dans le double attentat, une alliance de hasard entre le soldat 
et le dictateur : ils pensaient que le soldat engendre la dicta- 
ture. L'établissement d'une armée permanente séparée des citoyens, 
vouée au silence, instruite à la soumission passive, soutenue par 
une hiérarchie rigide, leur paraissait fonder une contradiction 
dans une société égalitaire, libre, maîtresse de ses chefs et con- 
duite par l'opinion générale. Ils tenaient pour impossible que 
de cette contradiction sortît la concorde, pour inévitable que l'une 
de ces sociétés travaillât à subordonner l'autre. Il leur paraissait 
comme fatal que l'armée, habituée à mépriser les institutions 
civiles, les suffrages politiques, et le gouvernement de la parole, 
aspirât à fonder l'ordre sur le silence, la puissance sur l'unité 
de commandement, à donner, par l'élé station d'un de ses chefs 
au pouvoir suprême, un couronnement à sa propre hiérarchie. 
Eux voulaient surtout se délivrer de cette menace quand ils préten- 
daient abolir les institutions qui perpétuaient dans le corps fermé 
cet esprit particulier, faire pénétrer la nation dans l'armée, ou 
plutôt dissoudre l'armée dans la nation, et, en confiant les armes 
aux citoyens eux-mêmes, et en remettant à ces citoyens le choix 
de leurs chefs, empêcher à jamais qu'un César fût imposé par des 
prétoriens. C'est la raison de parti qui avait affermi les élus du 
4 Septembre dans leurs doctrines militaires : leur hostilité contre 
l'armée était une forme de leur haine contre l'empire. Et quand 
la défaite de cette armée vint fournir prétexte à la fois à tous 
leurs griefs, c'est la rancune de parti qui dérobait aux yeux 
de la démocratie les forces saines encore dans ces vaincus, c'est 
elle qui se satisfaisait par un mépris public pour toutes les insti- 
tutions militaires, par une liiérarchie d'outrages s'élevant avec 



LE GOUVERNEMENT DE LA DÉFENSE NATIONALE. 727 

le grade des insultés, pur une croyance folle à la trahison. 
Une représaille tardive des invasions commises dans la politique 
par l'armée livrait maintenant l'armée à des juges politiques. 

II 

Les chefs du nouveau pouvoir étaient moins d'accord sur la 
manière de gouverner que de combattre. Tous républicains, ils 
n'entendaient pas, par le mot de république, les mêmes choses, et 
se trouvaient comme divisés par l'âge en deux groupes, tant il est 
vrai qu'on est d'un temps avant d'être d'un parti. 

Les plus nombreux parmi ces fondateurs de la troisième 
république semblaient surtout les revenans de la seconde. 
Leur notoriété datait d'elle : ils en représentaient la générosité 
naïve, la philanthropie déclamatoire, l'attachement à l'essentiel 
de l'ordre social. Ils avaient foi dans la souveraineté de la 
nation, respect pour l'indépendance des citoyens, éloignement 
pour toute oppression et presque autant de répugnance à l'exercer 
qu'à la subir. Ces doctrines étaient celles de l'heure où ils 
avaient formé leurs idées. Ils avaient atteint l'âge d'homme sous 
la monarchie de Juillet, lorsque nul ne contestait à la France 
le droit de se gouverner elle-même, et qu'en fait la nation possé- 
dait la plénitude de la vie parlementaire. Entre le gouvernement 
et les plus hardis démocrates il y avait désaccord non sur le 
principe, mais sur l'extension de la souveraineté nationale, et 
assez de doctrines communes pour amortir la violence des dissen- 
timens. Les révolutionnaires s'apaisaient à considérer dans les in- 
stitutions qui leur déplaisaient la faiblesse d'un illogisme, et sen- 
taient les événemens glisser en pente douce de la monarchie à la 
république. La multitude pour laquelle ils réclamaient le droit de 
suffrage était leur cliente, et ils ne doutaient pas que, le jour où 
elle parviendrait à la vie publique, elle n'adoptât les opinions de ses 
libérateurs. Les classes censitaires, tout en résistant aux poussées 
trop hâtives, ne dissimulaient pas leur sympathie intellectuelle 
pour les réformes dont leurs intérêts avaient peur, disaient « plus 
tard » et non « jamais » . Les catholiques mêmes, qui sous les Bour- 
bons étaient la force du gouvernement et l'horreur des libéraux, 
avaient passé sous Louis-Philippe à lopposition, et toutes lès 
oppositions se ménagent. D'ailleurs les républicains, avec l'Eglise 
comme avec l'Etat, avaient certaine communauté de doctrines : la 
plupart d'entre eux s'étaient soustraits à l'autorité catholique, mais 
presque tous gardaient leur foi à la religion naturelle, à un créa- 
teur tout-puissant et juste, à une vie future, et nul d'entre eux ' 



728 REVUE DES DEUX MONDES. 

n'eût songé à détruire dans les autres les croyances qu'il recon- 
naissait ôtre le fondement de l'ordre social. Pour toutes ces raisons, 
les hommes parvenus au pouvoir en 1848 y avaient apporté leur 
confiance dans le citoyen, dans le peuple, dans l'humanité. En vain 
la longue épreuve de l'empire avait suivi : elle les avait atteints 
à une époque de la vie oii, comme l'ossature, les idées ont acquis 
leur rigidité et ne changent plus. Et ils se retrouvaient les mêmes 
en 4870, habitués à voir dans la république moins un pouvoir 
qu'une émancipation universelle, et prêts à établir non seulement 
le moins impérieux mais le plus désarmé des gouvernemens. 

Tout autres'étaient les hommes qui, âgés de trente-neuf ans 
comme Rochefort, de trente-sept comme Jules Ferry, de 
trente-deux comme Gambetta représentaient une génération nou - 
velle. Eux aussi étaient fils de leur temps, d'un temps fort peu 
semblable à celui qui avait précédé. Leur jeunesse s'était heurtée 
à la jeunesse d'une dictature, le premier vol de leur pensée aux 
barreaux d'une cage, leurs espérances à un régime qui non seule- 
ment avait supprimé la république, mais attestait l'inaptitude 
de la nation à se conduire elle-même. Les masses populaires, 
à qui la république de 1848 avait accordé le suffrage universel, 
s'en servaient, au lieu de se défendre, pour acclamer le maître. 
Les classes qui se vantaient naguère d'être dirigeantes avaient, 
par peur de la démagogie, abdiqué la fierté de leur indépendance 
et ne goûtaient plus que le repos d'obéir. Les puissances morales 
elles-mêmes, justice, science, religion, dont la grandeur est de 
n'appartenir qu'à la vérité, s'étaient faites les complaisantes de 
l'empire, et les chefs des catholiques n'avaient pas été les derniers 
à lui présenter Fencens, comme si la servitude de la nation était 
la sûreté de l'Église. Les républicains entrés dans la vie intellec- 
tuelle à cette heure triste, dure aux hommes, mortelle aux prin- 
cipes, ne rencontraient qu'une contradiction hautaine, violente, 
inconciliable, non seulement entre eux et le pouvoir, mais entre 
eux et la France. Après l'ùge d'or, c'était pour l'opposition l'âge 
de fer. 

Elle n'avait pas même le droit de protester publi(|uement 
contre sa défaite. L'empire tenait au-dessus de toute discussion 
son origine et ses actes. Conscient qu'on ne peut laisser sans 
aliment l'activité d'un peuple, il n'avait, pour tromper la faim 
des intelligences, abandonné aux hommes de pensée que les 
controverses philosophiques. Les seules questions de philosophie 
qui, hors un monde fermé de savans, puissent passionner 
les hommes sont les controverses où est engagée la religion. 
Duiis les chaires officielles, dans les livres, dans [les journaux, 



LE GOUVERNEMEiNT DE LA DÉFENSE NATIONALE. 729 

l'Église en effet devint le grand sujet d'étude, de curiosité et de 
malveillance. Beaucoup, parmi les maîtres de l'intelligence 
française, se donnèrent des airs detre libres en attaquant ce 
qu'ils pouvaient fronder sans péril. Les uns rajeunirent la tac- 
tique du xvin° siècle et les impertinences de l'ironie; d'autres 
empruntèrent à la moderne Allemagne des armes qui, plus 
lourdes, semblaient plus solides; d'autres étouffèrent le respect 
des choses saintes sous les caresses d'un style souple comme un 
lacet, et profanèrent l'hostie avec des gestes de prêtre. Ainsi se 
répandit sur la France une atmosphère d'incrédulité, que respira 
la génération nouvelle. Mais ce n'était pas assez pour celle-ci 
d'entendre et de lire, elle aspirait à échanger ses idées. L'empire 
y pourvut lorsque, dans cette France où les citoyens n'avaient le 
droit ni de s'associer ni de se réunir, il autorisa la vieille ennemie 
de l'Église, la franc-maçonnerie, à ouvrir ses loges. Elles s'ou- 
vrirent au milieu des villes muettes, comme des lieux d'asile pour 
l'indépendance de l'esprit; seules elles offraient de la vie et de 
la sécurité à ceux des jeunes hommes qui voulaient rompre le 
silence et la solitude des idées. Elle les attira par une force de 
monopole. Ils s'y réfugièrent, comme les premiers chrétiens 
descendaient aux catacombes, pour être libres sous cette terre 
dont toute la surface adorait César; mais dans ces catacombes 
nouvelles César était maître et elles ne devaient servir qu'à la 
lutte contre Dieu. Tandis qu'ils venaient à la franc-maçonnerie 
sur son vieux renom de liberté politique, elle les forma à l'incré- 
dulité religieuse ; son grand dessein et le seul qu'elle eût licence 
de poursuivre. Beaucoup n'avaient d'autre grief contre le catholi- 
cisme que son alliance avec l'empire; elle fit pénétrer en eux la 
croyance que cette alliance était indestructible, elle les persuada 
que le catholicisme, par le nombre de ses adhérens, la force de 
sa propagande, l'étendue de ses prises sur la volonté, le cours lo- 
gique de son histoire et l'ensemble de ses dogmes, est la plus re- 
doutable puissance du monde, la racine nc>urricière de tout des- 
potisme, et que celui-ci ne périrait jamais si celle-là n'était coupée. 
Le propre de la jeunesse est d'accepter les idées avec docilité et 
de les défendre avec violence. Ses ardeurs comprimées s'élan- 
cèrent par la seule voie qui lui fût ouverte. Bientôt la logique des 
négations l'entraîna, puis la vanité d'aller plus loin, toujours 
plus loin. Ainsi toutes les étapes de la négation morale furent fran- 
chies et ces jeunes esprits mesurèrent leur puissance à l'étendue 
des ruines qu'ils faisaient en eux-mêmes. Le principe d'autorité 
condamné avec le catholicisme, les croyances à un Dieu créateur, 
à une destinée immortelle vacillèrent comme de pures hypothèses. 



730 REVUE DES DEUX MONDES. 

et sous le nom de « positivisme » une nouvelle doctrine fit for- 
tune. Elle n'admettait rien, sauf ce qui se voit ou se prouve. Ses 
inventeurs appelèrent cela le progrès de la science. Ce n'en était 
que la confusion, puisqu'on prétendait résoudre, par les pro- 
cédés des sciences mathématiques ou naturelles, des problèmes 
qui échappent aux sens et aux démonstrations. C'en était aussi 
l'amoindrissement, puisque reconnaître comme source de certitude 
le témoignage des sens, celui de l'intellect, et récuser celui de la 
conscience, c'est mutiler l'homme, le réduire à ses dons les moins 
élevés, à ses facultés les moins sûres, ignorer l'essentiel de son 
être. 

« A toutes les époques historiques, a dit Chateaubriand, il y 
a un esprit principe. » L'esprit principe de cette génération était 
le scepticisme. Un scepticisme qui s'élève aux sommets de la 
pensée, et entoure d'obscurité les fins mêmes de l'homme, devait 
étendre ses conséquences sur la vie publique. 

Les doctrines généreuses de la Révolution française sont une 
semence d'Évangile, mûrie par dix-huit siècles de foi. La liberté 
qui protège le faible contre le fort; l'égalité qui appelle les plus 
humbles victimes et les favoris les plus privilégiés de la vie au 
partage des mêmes droits, la fraternité qui, entre les plus étran- 
gers, établit un devoir de famille, se justifient uniquement par la 
croyance à un Dieu, père, législateur, juge, et à une destinée 
future où il récompensera les sacrifices faits par chacun au bonheur 
de tous. Et ce n'est pas trop de l'infini entrevu comme avenir et 
comme gain, pour que l'homme détache parfois son regard de ses 
espoirs présens, change en étendue l'impatience de ses désirs, et, 
généreux avec calcul, avance aux autres hommes des services, 
sur la parole de Dieu. Ainsi se trouvent suscitées, maintenues, 
malgré l'égoïsme et par l'égoïsme même, les vertus dont la so- 
ciété a besoin. Mais que la croyance à l'au-delà s'écroule, tout cet 
ordre fondé sur elle n'a plus de base. L'ambition du bonheur qui 
demeure la loi suprême de tout être ne peut plus se satisfaire 
que dans la vie présente. Par toute sollicitude, toute concession, 
tout renoncement au profil des autres, il n'ajournerait pas, il per- 
drait ce qu'il leur abandonnerait de son bonheur. Quelle leçon de 
tolérance, de désintéressement et de sacrifice, l'observateur réa- 
liste trouve-t-il dans ce monde physique où la loi universelle est 
l'empire sans pitié de tout ce qui est force sur tout ce qui est fai- 
blesse? Quel argument le persuadera d'amoindrir, lui seul des 
êtres, par des principes, des scrupules et des respects incom- 
modes, sa propre existence, son seul bien, de ne pas boire à sa 
soif dans cette source fugitive avant qu'elle ait cessé de couler? 



LE GOUVERNEMENT DE LA DÉFENSE NATIONALE. 731 

Pour qui enfin ces sacrifices? Et quand l'homme est séparé de son 
origine et de sa destinée immortelles, que garde-t-il de respec- 
table à l'homme? Ces compagnons de hasard, visibles les uns aux 
autres entre deux néans, à la lueur de cet éclair qui est la vie, 
sont des adversaires, puisqu'ils se disputent trop nombreux un 
temps trop court, et un monde trop petit. Chacun d'eux n'a de 
société qu'avec ceux qui pensent, sentent et veulent comme lui, 
et, même dans ces coalitions, ne songe qu'à son avan- 
tage. A peine a-t-il renoncé à l'infini, son égoïsme n'a plus de 
contrepoids, et comme il ne voit pas de place à la fois, dans cet 
instant qui est tout, pour son bonheur et celui des autres, son 
choix est fait. Ainsi, dès que la morale n'a plus de certitude, la 
politique n'a plus d'idéal. 

Par bonheur le privilège de l'homme est l'illogisme. Quand 
il emploie son intelligence à se tromper, il ne se persuade pas tout 
entier. Beaucoup gardent encore dans leur cœur et répandent dans 
leurs actes des vertus privées et sociales que leurs doctrines n'expli- 
quent pas. Mais ces vertus sont des fleurs coupées ; et si leur parfum 
dure, elles vivent seulement d'une sève antérieure et qui ne 
se renouvelle plus. Ainsi nombre de ceux que les doctrines posi- 
tivistes avaient séduits continuèrent à vouloir, avec la république, 
un échange loyal de justice, de tolérance, de pitié, d'amour entre 
les hommes. Mais chez la plupart, la nouvelle doctrine avait créé 
une nouvelle conception du gouvernement. L'angoisse de perdre, 
toujours vaincus, toujours victimes, la brève suite d'années qui 
pour eux étaient toute la destinée, leur désapprenait la patience. 
L'obstination de la multitude à soutenir ce qu'ils détestaient, l'hos- 
tilité qu'ils sentaient en elle fécondaient en eux-mêmes la puis- 
sance de mépriser et de haïr. Spectateurs des corruptions et des 
lâchetés qui cimentaient la solidité de l'empire, ils étaient arrivés 
vite à ne plus reconnaître entre eux et la masse des Français une 
similitude de nature. Isolés ils avaient respiré l'esprit d'exclusion. 
Dans la France impériale, ils se considéraient comme une aristo- 
cratie d'intelligence et de volonté, ils étaient un peu comme la 
race juive qui garde, même dédaignée et vaincue, l'orgueil d'une 
supériorité native, et malgré son petit nombre se croit, par un 
privilège inéluctable, destinée à la domination. A ceux qui atten- 
daient la république de la volonté générale, eux répondaient par 
cette formule de violence et d'orgueil : « La république est supé- 
rieure au sufl'rage universel. » Par ce mot de république, ils 
n'entendaient plus la forme de gouvernement la mieux faite pour 
assurer à la nation et à chaque homme la liberté , mais un corps 
de doctrines, non seulement politiques mais morales et philoso- 



732 REVUE DES DEUX MONDES. 

phiques, des articles de foi nombreux, enchaînés, tous essentiels r 
où leurs aînés rêvaient d'émancipation, eux voulaient établir 
(( l'unité des esprits ». Créer cette unité après leur mort, sur la 
ruine des erreurs qu'ils auraient dû combattre toute leur vie, ne 
leur suffisait pas : c'est pour eux-mêmes qu'il leur fallait travail- 
ler et vaincre. Aussi leur ambition, dédaigneuse de l'apostolat, as- 
pirait au pouvoir, au pouvoir qu'un hasard apporte, qu'un instant 
suffit à saisir, qui fournit les moyens rapides, multiples et dé- 
cisifs pour briser les volontés des autres et changer ses propres 
volontés en lois. Et sachant combien leurs projets étaient vastes 
et quelques-uns impopulaires , ils ne souhaitaient pas un gou- 
vernement débile, ils ne songeaient pas à amoindrir mais à ac- 
croître « les droits de l'Etat. » Leurs sentimens envers l'empire 
étaient un mélange de haine et d'envie : ils ne détestaient que le 
maître du régime, ils admiraient au fond le système et la simpli- 
cité puissante avec laquelle ce mécanisme produisait l'obéissance. 
Dédain pour l'opinion publique, culte d'eux-mêmes, goût du pou- 
voir, hâte de le posséder, tout les rendait étrangers aux scrupules 
sur la manière de le prendre, et parmi toutes les voies de succès, 
ils estimaient la plus légitime celle qui permettait de le saisir 
plus vite et de le garder plus longtemps. 

Les hommes qui, dans le gouvernement du 4 Septembre, 
représentaient cette génération, étaient pénétrés de cette philo- 
sophie. Sans doute ils rendaient le même hommage que leurs de- 
vanciers aux « immortels principes. » Ils avaient édifié leur for- 
tune publique sur le suffrage populaire, et le langage par lequel 
on gagne les peuples ne varie pas. Mais ils ajoutaient aux vieilles 
formules des correctifs inusités jusque-là, et l'on aurait pu sur- 
prendre sur leur visage et dans leur accent un peu du dédain 
habituel à ceux qui se servent des mots pour ceux qui y croient. 
Ils avaient été, au Corps législatif, le> plus favorables à la poli- 
tique violente. Ils semblaient, dans le gouvernement, les plus 
prêts à devenir liommes de parti. Ils avaient compris que, si la 
majorité des citoyens aspire à un gouvernement honnête et sage, 
les modérés sont les moins capables de le défendre et les moins 
dangereux à mécontenter; que, surtout en France, une longue 
habitude du pouvoir absolu et la complicité des lois où il se sur- 
vit, réduisent l'opinion publique à être le concours fortuit de 
volontés sans permanence, sans discipline ni vigueur; que seuls 
les groupes organisés poursuivent ces efforts soutenus, et par 
suite ont, si peu nombreux que soient leurs adhérens, une ac- 
tion vraiment efficace; que le gouvernement le plus conforme 
aux vœux publics avait tout à craindre, s'il tournait contre lui 



LE GOUVERNEMENT DE LA DÉFENSE NATIONALE. 733 

ces minorités actives, et que si, au contraire, il obtenait leur con- 
cours, il pouvait, sans péril, tenir peu compte du sentiment géné- 
ral. Il ne leur échappait pas que la monarchie s'était appuyée sur 
deux puissances : l'armée et le clergé. Eux ne pouvaient employer 
l'armée, puisque l'armée, composée et commandée comme ils l'en- 
tendaient, ne serait plus une force distincte de l'opinion; ils ne 
pouvaient faire appel au clergé, puisqu'ils tenaient le catholicisme 
pour une force ennemie et dont il fallait hâter la fin. Ces deux 
puissances éliminées, il ne restait de vivantes que trois autres : 
une puissance irréligieuse qui, par l'activité, le secret et la disci- 
pline de la franc -maçonnerie préparait une révolution dans la 
morale; une puissance socialiste qui, par l'Internationale, tenait 
assemblée une partie des ouvriers, et préparait une révolution 
dans la propriété; une puissance démagogique, cachée dans les 
sectes de conspirateurs, et qui préparait une révolution dans le 
pouvoir. Les jeunes membres du gouvernement redoutaient 
moins le concours que l'hostilité de ces puissances. Ils étaient 
disposés non à les satisfaire complètement et à leur céder la place, 
mais à les ménager assez pour en obtenir crédit, et tout en dé- 
fendant la masse du pays contre les dernières exigences de ce" 
minorités menaçantes, se faire défendre par celles-ci contre toute 
tentative d'un régime plus conservateur. 

Enfin, qu'ils appartinssent à l'une ou à l'autre génération, 
tous ces députés appartenaient à Paris. Cette commune origine, 
les habitudes de leur vie, les sympathies de leur intelligence, les 
intérêts de leur ambition, faisaient d'eux les hommes liges de la 
capitale. Paris les investissait plus étroitement qu'il n'allait être 
assiégé lui-même : qu'il s'agît de la guerre à soutenir ou du gou- 
vernement à fonder, les désirs, les craintes, les applaudissemens, 
les colères, l'honneur de Paris leur seraient plus proches et plus 
impérieux. La voix de la nation ne leur parviendrait qu'assourdie 
par l'atmosphère, dominée par les rumeurs, dénaturée par les 
passions de l'énorme ville. Il était à craindre que Paris leur inter- 
ceptât la F^rance, et dominât leur volonté même. Or c'est à Paris 
que le mouvement irréligieux avait ses chefs et la franc-maçon- 
nerie son centre; à Paris que l'Internationale avait mis la plus 
grande m.asse de prolétaires au service des revendications socia- 
listes; à Paris que la faction démagogique tenait sur pied les 
groupes les plus déterminés aux excès. Dans un tel milieu, les 
modérés du gouvernement devaient perdre de leur modération, 
et les violens se croire presque sages. 



734 REVUE DES DEUX MONDES. 

III 

Le gouvernement comptait douze membres. Dans un gouver- 
nement collectif, l'égalité de droit entre ses détenteurs ne sup- 
prime pas l'inégalité de leurs aptitudes. L'exercice de l'autorité 
substitue à la similitude de leur titre une hiérarchie de fait, où 
chacun prend rang d'après son influence. Môme aux sommets, la 
majorité de ceux qui commandent est faite, par nature, pour 
obéir, et subit l'ascendant d'une minorité ou d'un seul. 

Auxquels allait appartenir la direction? Et parmi ces hommes 
que nos malheurs jetaient au pouvoir comme le naufrage jette à 
recueil, y avait-il un de ces êtres exceptionnels, créés, en dépit de 
l'éducation première, de Finexpérience, de l'obscurité antérieure, 
pour une grande œuvre, révélés à eux-mêmes et aux autres par 
la tempête, et capables de trouver au fond même des infortunes le 
secret de les réparer? 

Le premier par l'âge, Crémieux, avait pour principal mérite la 
facilité de sa parole, et cette parole était un bavardage spirituel et 
intarissable. Il avait tant discouru qu'il lui était resté dans une 
longue vie peu de temps pour penser, et il avait, causant toujours, 
atteint la vieillesse sans parvenir à la gravité. Le seul sentiment 
profond de sa nature était son attachement à sa race : Juif, il 
était dévoué à l'influence des Juifs, parmi lesquels il ne s'oubliait 
pas. Il était reconnaissant à la première république de les avoir 
faits citoyens, à la seconde de lui avoir apporté le pouvoir, à la 
troisième de le lui rendre. De ce pouvoir, il aimait surtout les 
apparences et les titres. Une vanité qu'expliquaient seules les 
longues humiliations de sa secte, la crainte de ne jamais les 
cacher sous assez d'honneurs, et la pensée qu'il réhabilitait une 
caste en élevant un homme avaient aidé son courage à se pous- 
ser très au delà de son mérite. Un soin de cacher ses manèges 
sous une apparence de simplicité et de patelinage, parfois l'aveu 
ingénu de ses convoitises, toujours un art de flotter entre les 
groupes, de ménager les personnes, de deviner le chemin où 
passe l'occasion, et de l'attendre aux carrefours où l'on est à la 
fois sur plusieurs routes, avaient fait ses succès. Ce tout petit 
homme, camard, aux paupières lourdes sur des yeux ternes, à 
la face glabre, aux cheveux crépus, savait séduire la fortune, en 
accepter tout et à toute heure, affronter les plus hauts emplois 
sans autre étonnemcnt que de les avoir attendus, et sans inquié- 
tude sur la façon dont il les occuperait. Attiré par l'éclat seul du 
pouvoir, il n'avait jamais songé à son poids. 



LE GOUVERNEMENT DE LA DÉFENSE NATIONALE. 735 

Gomme Grémieux, Garnier-Pagès avait déjà gouverné la France. 
Les acclamations qui en 1848 saluèrent son nom étaient un hom- 
mage posthume à la mémoire de son frère. Depuis, le survivant 
croyait qu'à son propre mérite s'était ajouté celui du mort. Il eût 
été l'homme d'État qu'il croyait être, si le désir, le travail et 
l'amour sincère du bien public suffisaient. Il portait sur son visage 
la solennité de grands desseins et marchait comme accablé sous 
le poids de sa pensée. Quand il s'en déchargeait, le poids était pour 
ses auditeurs, car il n'avait amassé, par un effort obstiné, que les 
lieux communs du bon sens ou des erreurs banales; et il donnait 
l'impression que le vide peut être lourd. D'ailleurs l'estime qu'il 
avait de lui-même le tenait pur de toute bassesse, de toute in- 
trigue, et, sûr que les hommes nécessaires ont leur heure, il 
attendait, dans la dignité de la vie, la dignité des honneurs. A la 
considération qu'il méritait se mêlait un peu d'ironie, l'ironie 
mortelle à l'intluence : car les hommes obéissent parfois à ceux 
qui les font rire, jamais à ceux dont ils sourient, Garnier-Pagès 
n'avait jamais surpris ce sourire. Quand, le 4 Septembre, un nou- 
veau caprice de l'émeute le rappela au pouvoir, il y porta la même 
droiture d'intention, la même confiance, la même médiocrité, cer- 
tain de conduire les événemens qu'il allait voir passer, et il se 
fût ému, non de colère mais de pitié, si on eût contesté ses 
mérites de financier, d'orateur et de politique, pour le traiter de 
brave homme qu'il était. 

Arago, plus encore que Garnier-Pagès, bénéficiait de mérites 
qui n'étaient pas les siens. Il devait la gloire de son nom à son 
père, sa fortune politique à son nom, ses idées à son parti : sa 
figure même, qui était noble et belle, ne semblait pas lui appar- 
tenir, tant elle rappelait celle des derniers Bourbons. Il avait à lui 
la bonne humeur, les allures aisées, la bienveillance aimable des 
heureux à qui tout advient sans peine. Il était de ceux que la 
démocratie aime parce qu'elle ne redoute pas leur fermeté incom- 
mode, de ceux que la camaraderie élève parce qu'ils ne portent 
pas ombrage. Capable de suivre fidèlement ses amis dans leurs 
fautes ou dans leurs belles actions, incapable de prévenir les pre- 
mières ni d'inspirer les secondes. 

Pelletan était devenu député parce qu'il était rédacteur du 
Siècle, et le siège avait été donné moins à la puissance de l'écri- 
vain qu'à celle du journal. Quelque chose d'âpre, de passionné, 
de triste dans le talent et dans l'attitude , une puissance d'imagi- 
nation noire qui transformait pour lui en certitudes toutes les 



736 REVUE DES DEUX MONDES. 

mauvaises chances des entreprises impériales, avaient fait de lui 
comme un prophète de malheur. La chute de l'empire enlevait 
à ses facultés leur emploi. Son vrai et rare mérite fut de ne pas 
s'en découvrir de nouvelles, de ne pas s'enfler, de ne pas croire 
qu'une intelligence ouverte, une existence respectable, un long 
attachement à la république, suffisent pour le destiner aux grands 
rôles. Il ne songeait qu'à rendre des services modestes avec sim- 
plicité. 

Glais-Bizoin avait fait sa réputation dans le métier de plaisant, 
qu'on prétend fort difficile. Glais-Bizoin l'avait simplifié; son art 
était d'interrompre , et, quoi qu'il hasardât, excitait le rire. Quand le 
comique n'étaitpas dans l'interruption, il était dans l'interrupteur, 
dans ce petit homme décharné, aux os saillans sous la peau jaune 
et ridée, à la malice enfouie en de petits yeux perçans et fiévreux, 
et, pour tout dire, aux airs de vieux singe qui, même quand il ne 
joue pas de méchans tours, semble les méditer. Il valait mieux 
que sa figure. Il ne manquait pas de bon sens, mêlé de bizarre- 
ries ; il avait de l'énergie, mais par accès et saccades ; de la ténacité, 
surtout quand il se trompait; et dans le zèle qu'il apportait aux 
petites choses, il oubliait les grandes. D'ailleurs cet homme qui se 
moquait de tout avait le tort de se prendre au sérieux. Celui qui 
avait joué le rôle de bouffon n'était pas fait pour celui de sauveur. 

Comparé à eux, Jules Favre semblait presque un grand homme. 
Lui, du moins, excellait en quelque chose, était un maître de la 
parole, et cette parole, coulant avec l'abondance régulière d'an 
grand fleuve, avait plus que toute autre soulevé sur ses ondes et 
entraîné contre l'empire l'opinion publique. Il apportait au gou- 
vernement, du patriotisme, du courage, des idées générales et cer- 
taines portions de caractère. Mais on ne se fait pas impunément 
d'un art l'habitude d'une vie et comme une seconde nature : en 
lui l'intelligence même et jusqu'aux vertus étaient oratoires. Sa 
raison était ouverte aux vérités qui s'expriment en nobles accens, 
son cœur aspirait à l'héroïsme qui se dresse en belles attitudes, 
trouve les cris sublimes, et accepte la mort comme la catastrophe 
dernière d'une tragédie immortelle. Mais, prêt à donner son sang 
pour la France et pour la république, il ne possédait aucune expé- 
rience, aucune divination des moyens ni des hommes qui pou- 
vaient aider ses desseins généreux. 11 eût fallu des armes et une 
main de fer, il n'avait que sa voix : une voix pour persuader à la 
Prusse la générosité et à la démagogie la sagesse ! C'était Orphée 
affrontant les fureurs de Thrace avec une lyre. Sentimental et 



LE GOUVERNEMENT DE LA DÉFENSE NATIONALE. 737 

harmonieux, il allait voir se tourner contre lui son talent même : 
l'éclat soutenu de sa forme, le bercement de ses véhémences ca- 
dencées, la pureté académique de ses ornemens, étaient faits pour 
l'enceinte fermée des auditoires parlementaires. Maintenant c'était 
la place publique et les batailles qu'il fallait dominer du geste et 
de la voix. Pour les multitudes, son art était trop visible, trop 
raffmé, trop sûr de soi; son verbe n'était pas assez retentissant, 
son action assez emportée ; il était trop rhéteur et pas assez tribun. 
Ainsi la puissance de parole qui venait de le porter à la première 
place trouvait dans cette élévation même son déclin. Il paraissait 
qu'il en eût le pressentiment et qu'il prît le pouvoir comme un 
deuil. Avec ses cheveux et sa barbe négligés et couleur de cendre, 
son visage sillonné de rides profondes comme des blessures, son 
teint meurtri par l'extravasion d'un sang bleuâtre sous la peau, 
ses yeux tristes et sa bouche douloureuse, il s'avançait vers la 
destinée comme ces pleureurs antiques, habiles à donner à la mort 
de belles plaintes, impuissans à rappeler la vie. 

Ernest Picard formait avec lui un contraste physique non moins 
que moral. Court et rond, avec une tête d'ange bouffi sur un 
corps de Silène, il avait la joyeuseté habituelle aux gens gras et 
ne gardait d'aigu que la langue. Sa malice, qui était surtout un 
don de discerner sous toutes ses formes le ridicule, le tenait ins- 
tinctivement éloigné de tout ce qui était hasardeux, démesuré, 
chimérique, l'attachait aux opinions moyennes et sûres, et il était, 
chose rare, conduit au bon sens par l'esprit. Dans des temps 
ordinaires, il eût rendu des services. En tout temps, deux dé- 
fauts étaient faits pour diminuer son influence : il n'aimait pas 
le travail, et surtout il ne savait pas se livrer au labeur le plus 
nécessaire qu'un homme d'Etat ait à accomplir sur son parti et 
sur lui-même, admettre ou changer les opinions des autres. Dès 
que son avis n'était pas accepté, cet homme gai, comme atteint 
d'une blessure secrète, devenait boudeur et, s'isolant sans se rendre 
ni combattre, laissait aux idées et aux hommes qu'il désapprou- 
vait la place libre. Surtout ses qualités n'étaient pas celles de 
l'heure où il prenait les affaires : il allait paraître sceptique parce 
qu'il n'était pas aveugle, il ne comprenait que le courage raison- 
nable au moment où régnait la folie de l'espérance. 

Jules Simon, hors de pair par l'énergie facile et continue du 
travail, la multitude des connaissances, toutes les dimensions de 
l'esprit, et l'universalité de l'intérêt qu'il portait aux choses hu- 
maines, déconcertait par l'extrême abondance et comme par le 
TOME cxxxv. — 1896. 47 



738 REVUE DES DEUX MONDES. 

conflit de ses dons. D'une part son esprit avait sur celui de ses col- 
lègues une supériorité non seulement d'étendue mais d'essence. 
Tandis que le leur bornait son étude à ce « milieu des choses », 
dont parle Pascal, le sien avait besoin d'atteindre les extrémités. 
Eux, politiques de profession et de nature, satisfaisaient leurs 
activités par la vie de parti, leurs curiosités par l'examen des 
questions que le hasard des événemens amenait devant eux, 
s'intéressaient aux circonstances et aux idées à proportion qu'elles 
pouvaient agir sur l'opinion publique, et chacun d'ordinaire bor- 
nait son étude à celles qu'il espérait exploiter avec succès. Lui, 
ne faisait pas de choix entre elles, se donnait à toutes, se soumet- 
tait les plus dissemblables, se jouait dans les chiffres, les tarifs, 
les détails les plus minutieux, comme dans les généralisations les 
plus vastes; épris de ses causes non à proportion qu'il les savait 
retentissantes, mais à proportion qu'il les jugeait utiles; résigné, 
ce qui est l'héroïsme de l'orateur, à paraître ennuyeux pourvoi 
qu'il instruisît. Ce n'était pas assez pour lui d'accomplir ainsi la 
tâche quotidienne que lui préparaient les circonstances, il les vou- 
lait prévoir de loin. A un moment où ses compagnons, absorbés 
parla lutte pour le pouvoir, ne songeaient pas à la question sociale, 
lui avait examiné le sort des prolétaires, appelé la pitié sur l'excès 
de leurs maux, compris que la souveraineté électorale offre un 
vain luxe à l'homme tombé sous l'esclavage de la misère, et que, 
dans une démocratie, le plus pressant intérêt n'est pas la liberté 
politique, mais la justice sociale. Il savait les droits de l'une et 
de l'autre parce qu'il avait des certitudes sur la nature de l'homme 
et le but de l'humanité : sans souci des colères contraires qu'il 
soulevait, il s'était déclaré étranger à tout culte, hostile même au 
catholicisme , mais il avait confessé sa religion naturelle , sa 
croyance à Dieu et à l'immortalité de l'âme. Tout cela était d'un 
homme indépendant, désintéressé et surtout soucieux de rester 
d'accord avec soi-même. 

D'autre part apparaissaient en lui une vigilance constante à ne 
pas pousser ses audaces assez loin pour en devenir victime, un 
soin d'attacher à ses idées les plus personnelles quelque cocarde 
populaire, une habileté sans seconde à ménager ses influences, 
et souvent une coquetterie inquiétante à ne pas fausser compa- 
gnie aux hommes et aux mots qui étaient en contradiction avec 
ses principes. On se sentait surpris devant ce penseur qui affir- 
mait Dieu et recevait les suflVages des athées, ce partisan de la 
propriété qui souriait au socialisme, ce libéral qui ne rompait 
pas avec les jacobins, ce républicain qui était allé en Angleterre 
étudier avec le Comte de Paris la situation des classes laborieuses. 



LE GOUVERNEJlEiNT DE LA DÉFENSE NATIONALE. 739 

Beaucoup, ne voyant dans cette conduite qu'une immense entre- 
prise de popularité, supposaient que Simon affectait des doctrines 
acceptées dans des partis différens, pour étendre sa clientèle. Les 
sots croient volontiers qu'un homme supérieur n'est dupe de rien, 
pas même de ses principes, et en celui-ci la personne physique 
était comme un faux témoin de la personne morale. Les modu- 
lations, les chevrotemens, les artifices d'une voix qu'il avait dû 
conquérir sur la nature, les expansions caressantes d'une grâce 
un peu féline, l'extrême finesse du regard qui exprimait à la fois 
toutes les diversités d'une même pensée ou d'un même sentiment, 
la mobilité du visage et des attitudes au gré de chaque impres- 
sion, prêtaient aux observateurs peu attentifs autant d'apparences 
pour croire que Jules Simon se donnait en grand artiste la comé- 
die de la vie. 

Le juger ainsi était le méconnaître. Le désir légitime d'étendre 
son influence, une sensibilité de femme qui lui rendait doulou- 
reux de contredire et nécessaire d'être aimé, une ingéniosité d'es- 
prit qui trouvait les synthèses ou tout au moins les parties 
neutres des doctrines adverses, une fécondité de ressources qui 
lui ouvrait des solutions où d'autres se heurtaient à des obsta- 
cles, le disposaient à transiger, à céder, à patienter, à dissoudre 
les difficultés plus qu'à les vaincre, à les enlacer de sa souplesse 
et à les étouff"er doucement. Mais cette extraordinaire ductilité de 
la conduite n'était à aucun degré le scepticisme de l'intelligence. 
Précisément parce qu'il n'avait pas construit ses idées [premières 
en politicien mais en philosophe, elles étaient solides, et sa certi- 
tude qu'elles l'étaient le rendait plus facile aux manèges et aux 
petites capitulations, comme ces femmes vertueuses qui, sûres de 
leurs principes, ne se refusent pas aux coquetteries. Et qu'un jour 
arrivât où il vît directement attaqués ces principes essentiels, et 
où il lui faudrait choisir entre leur défense et sa popularité, il 
n'hésiterait pas à sacrifier ses intérêts et sa personne à l'intérêt 
de la France et de la vérité. C'est dire qu'il possédait la qualité 
maîtresse de l'homme d'Etat. Le pouvoir allait achever de l'in- 
struire, lui enlever ses illusions sur les formules et sur les partis, 
lui montrer succédant aux abus de l'autorité, les excès de l'anar- 
chie, et achever en lui un des hommes les plus aptes à conduire 
les autres. Mais au 4 Septembre, il lui restait à acquérir cette 
expérience, il n'était pas prêt à la donner. 

Tandis qu'en Jules Simon la fermeté des principes était comme 
dissimulée sous la souplesse de la nature, en Jules Ferry la qua- 
lité maîtresse était l'énergie violente de la volonté. Une intelli- 



740 REVUE DES DEUX MONDES. 

gence moyenne et des talens ordinaires ne lui permettaient pas de 
chercher dans la politique ces satisfactions d'art qui consolent les 
orateurs et les écrivains d'avoir dit en vain quand ils ont bien dit. 
Il ne pouvait prétendre qu'aux joies de l'action. Sa parole et sa 
plume, massives, vulgaires, lourdes de citations, de documens, 
de sophismes. n'étaient pas pour lui des armes de luxe, mais les 
instrumens d'une profession, et peu lui importait leur forme, 
leur grossièreté, leurs souillures, pourvu qu'ils fissent leur ou- 
vrage, c'est-à-dire creusassent une empreinte dans les faits. Il ne 
servait pas seulement son dessein à la tribune ou par des écrits : 
partout où il y avait des initiatives à prendre, des projets à pour- 
suivre, des nouvelles à donner ou à recueillir, il était présent, 
sans cesse en quête de ses amis pour les maintenir fidèles, des 
incertains pour les gagner, des adversaires pour les combattre. 
Pénétrant où il n'était pas attendu, revenant où il n'était pas dé- 
siré, à l'épreuve des froideurs et des rebufîades, dépourvu de tous 
les scrupules qui arrêtent ou retardent, il savait qu'où l'on ne 
réussit pas à convaincre, il reste à lasser, et que la plus grande 
puissance de ce monde est peut-être l'importunité persévérante. 
D'ailleurs prêt à courir le premier les risques des partis où il pré- 
tendait entraîner les autres, il aimait le combat jusqu'à en aimer 
le péril ; et le péril fût-il de ceux où la chair est menacée et la vie 
en jeu, il était homme à payer bravement de sa personne. Il avait 
donc à un degré rare l'un des dons les plus nécessaires en tout 
temps, plus nécessaires encore en 1870. 

Mais ici il faut constater une fois de plus combien de raisons 
contraires et de lacunes différentes peuvent rendre des hommes 
inutiles à leur pays. P^erry n'avait, pour conduire son activité 
brutale, qu'une volonté sans principes. Son intelligence, que sol- 
licitaient uniquement l'utile et les réalités immédiates , avait 
trouvé dans les doctrines positivistes un refuge contre les hypo- 
thèses immatérielles, trop lointaines pour sa curiosité. Et son in- 
capacité de croire à l'invisible l'avait plus que personne rendu 
inapte à se former des doctrines en politique. Celle-ci n'avait pour 
lui qu'une réalité, le pouvoir. C'est à la possession du pouvoir 
qu'il marchait avec la vigueur d'un instinct. Il ne s'interrogeait 
pas lui-même pour savoir ce qui était bon et juste, et se mettre 
au service de la meilleure cause. Il ne regardait que hors de 
lui les faits, les circonstances, les forces, pour employer tout 
à son plus grand et immcidiat avantage. Il était allé à la dé- 
mocratie parce qu'il avait reconnu en elle une puissance, et il la 
servait pour être porté par elle. Il se défiait des principes comme 
les gens pieux des scrupules : il estimait qu'ils troublent la 



LE GOUVERNEMENT DE LA DÉFENSE NATIONALE. 741 

liberté de l'esprit et embarrassent celle de la conduite. Obligé 
de se servir des idées, puisqu'elles sont le plus puissant moyen 
d'agir sur les hommes, il s'approvisionnait de celles qui avaient 
cours, comme d'une monnaie nécessaire pour acquérir l'influence, 
et en les émettant, il n'avait pas plus d'attache à elles qu'un ache- 
teur n'a de fidélité aux souverains dont l'effigie est gravée sur 
ses pièces. 

Par suite, loin que son énergie fût capable de donner une di- 
rection à la politique, et de mettre sur le gouvernail la main 
tenace et inflexible d'un grand volontaire, il avait pour unique 
dessein de mettre sa vigueur au service des passions régnantes. Cet 
homme de volonté, abandonnant au hasard des circonstances et 
de la foule ce qu'il devait vouloir, condamnait sa vie aux con- 
tradictions. Il avait commencé sa renommée en combattant dans 
une brochure, dont le titre eut du succès (1), le régime d'exception- 
imposé à Paris. Pour obtenir son siège législatif, il s'était dit par- 
tisan d'un (( État faible », et de libertés absolues pour les citoyens. 
Il allait commencer ses métamorphoses en devenant le successeur 
de M. Haussmann à ces fonctions qu'il venait la veille de dénon- 
cer au ridicule et de déclarer funestes; flatter la démagogie pari- 
sienne jusqu'aux heures où, assiégé dans l'Hôtel de ville, il dé- 
ploierait contre elle un courage subit et éclatant; après la paix 
et la Commune , funestes au parti révolutionnaire , devenir le^ 
lieutenant de M. Thiers et de la république sage, en attendant 
que revenu aux affaires au lendemain du 16 Mai, il s'associât a^ec 
obstination à toute la violence des haines antireligieuses et par 
son plus grand acte, ses lois d'enseignement, prétendît accroître 
jusqu'au monopole les droits de l'Etat. Enfin lorsque après avoir 
commis ce mal pour asseoir définitivement son influeuce sur le 
parti avancé, il devint, par un mystère de punition et de justice, 
l'horreur de la faction révolutionnaire, il rôva de tourner au pro- 
fit de son ambition le désenchantement des modérés, et se présenta^ 
comme le champion de l'ordre, sans comprendre que son passé avait 
élevé entre les hommes d'ordre et lui dimmatérielles, mais infran- 
chissables barrières. Et c'est aloi's que, tout le cercle de ses contra- 
dictions étant parcouru, etleur leçon étant complète, sa vie s'acheva. 
Il était au 4 septembre l'homme qu'il devait rester jusqu'au bout. 
Il allait rendre stériles pour l'État des qualités précieuses, et 
comme amoindrir l'importance de la plus noble,sa vaillance, par 
la médiocrité des causes auxquelles il se donnait. Sa force n'était ni- 
dans sa pensée, ni dans sa conscience, elle n'était que dans son. 

(1) <i Les Comptes fantastiques d'Haussmann. » ' 



742 REVUE DES DEUX MONDES. 

tempérament. Prodigue de toutes ses énergies à son parti du jour, 
et n'ayant de fidélité constante qu'à lui-même, Ferry, avec un 
cœur de soldat, un cerveau de sceptique, et malgré quelques par- 
ties subalternes de Ihomme d'État, n'était qu'un type achevé de 
politicien. 

Dans chacune de nos révolutions, quelques aristocrates se sont 
faits peuple, ont gardé dans ce changement de parti la marque de 
leur origine, et c'est peut-être la forme la plus raffinée de l'aris- 
tocratie que le dédain des choses et le mépris des hommes. Ro- 
chefort la représentait dans le gouvernement du 4 Septembre. Il 
n'avait appris des afïaires publiques que ce qu'il fallait pour les 
railler, et il aurait cru déroger s'il se fût appliqué sérieusement 
à les conduire. Il avait commencé en pur sceptique son cours 
d'irrespect contre l'empire : les représailles qui l'avaient atteint 
l'avaient fait pamphlétaire, et la violence de ses ripostes prouvait 
surtout qu'il ne pardonnait pas les attaques à sa personne. On le 
crut uniquement voué aux griefs de la liberté. Pour avoir pour- 
suivi sa vengeance et étendu sa réputation, il obtint la gratitude 
publique. Député, chef de faction, membre du gouvernement, il 
s'était laissé emporter par cette popularité qui offrait à ses délica- 
tesses de curieux des émotions nouvelles, et il trouvait dans 
l'enthousiasme même soulevé par sa personne le sujet le plus ori- 
ginal d'ironie. 

Il n'y avait pas d'ailleurs à s'y méprendre : il était une puis- 
sance et dans son plein développement, une puissance plus grande 
que la conviction, le savoir, l'éloquence et la vertu. Ceux qui 
possèdent ces autres mérites ou s'en piquent, ont sur le public des 
prises restreintes: il faut, pour subir leur ascendant, des hommes 
capables de juger les hommes ou les idées; et, même chez un 
peuple amoureux de la parole, les beautés graves de l'art ne 
sont pas accessibles à tous. Tous sont accessibles au rire et intel- 
ligens des sarcasmes et des injures. Contre l'empire, Rochefort 
avait accumulé mieux que les indignations ou des preuves, il 
l'avait submergé sous les moqueries. L'esprit est encore ce qui 
divise le moins les hommes, et comme Rochefort prodiguait tout 
ensemble le plus fin et le plus gros, il n'y avait personne qui 
n'eût aperçu, grâce à lui, la face plaisante et les laideurs scé- 
lérates des majestés humaines. Car son originalité était de ré- 
pandre la haine par le rire. Le sien n'était pas celui qui désarme, 
mais celui qui rend cruel : il jetait son sel sur les plaies vives, il 
rendait méprisable tout ce qu'il bafouait, avilissait par des traits 
toujours nouveaux la caricature toujours ressemblante de ses 



LE GOUVERNEMENT DE LA DÉFENSE NATIONALE. 743 

victimes, et n'était sans talent que pour louer et respecter. 
Toute sa puissance était donc de destruction. La place qu'il 
venait d'accepter à l'Hôtel de ville ne lui permettait pas d'écrire, 
moins encore de juger, moins encore de railler, et suspendait sa 
force. Il ne la reprendrait que si, las de ce silence, tenté par la 
provocation de fautes qui prêteraient à sa verve, jaloux de ra- 
jeunir son influence, il reprenait la liberté. Et le jour où il re- 
deviendrait une force, cette force serait pour le gouvernement un 
danger. 

Gambetta, le plus jeune de tous, semblait être le Benjamin 
de la fortune. Elle lui avait prodigué les dons, fourni les occa- 
sions, il était de ceux que, même avant les preuves de leur mé- 
rite, annonce un renom de supériorité et comme un pressenti- 
ment de succès. Une plaidoirie politique avait suffi en 1869 pour 
le révéler à la France et le porter à la Chambre. 

Sa parole ne ressemblait à aucune autre. Beaucoup avaient 
plus d'ordre, de logique, de clarté, de correction et de mesure, 
personne autant de spontanéité et de jaillissement. Les autres 
méditaient, lisaient ou déclamaient leur éloquence, lui vivait la 
sienne. Elle n'était pas une œuvre d'art, mais une force de nature, 
précipitait sa puissance comme un torrent son cours, entraînait 
dans sa masse et son mouvement l'auditoire avec l'orateur, belle 
contre toutes les règles, et incapable d'être imitée, précisément 
parce qu'elle n'était pas elle-même limitation de modèles anté- 
rieurs, mais le triomphe des dons les plus personnels, et surtout 
les plus innés, la puissance de la voix, la vigueur de l'action, la 
sympathie et l'autorité de l'homme. 

Car cette maîtrise n'était pas seulement en l'orateur, mais en 
tout l'homme. Il ne semblait pas moins fait pour dominer un 
conseil que la tribune, et manier les individus que les assemblées. 
Une extrême promptitude d'intelligence, et, à peine apprise la 
moitié des choses, l'intuition du reste; le talent de discerner les 
difficultés, l'art d'en suivre tantôt le siège méthodique et tantôt 
de les emporter d'assaut ; et, quoi qu'il résolût, un fond de confiance 
contagieuse, étaient ses qualités maîtresses de gouvernement. Dans 
ses rapports avec les hommes, toutes les apparences de la sim- 
plicité, de la confiance et de la bonté; quand il voulait plaire et 
attacher, toutes les séductions de l'abandon et des caresses utiles ; 
quand il voulait être craint, tous les emportemens de la colère 
agitée et violente ; pour ceux qui s'engageaient dans sa fortune 
et lui étaient fidèles, la sollicitude, la partialité, la générosité 
d'un bon maître, mais les exigences d'un maître ; avec ses ^om- 



744 REVUE DES DEUX MONDES. 

pagnons, une gaîté naturelle et irrésistible, au tour imprévu, aux 
images originales, une verve copieuse et souvent grasse, et la pro- 
digalité de toutes ses ressources en des entretiens où les pensées 
sérieuses, les jeux de mots, les reparties étincelantes, les considé- 
rations profondes et des éclairs subits d'éloquence se succé- 
daient, dans un merveilleux désordre, et laissaient une inoubliable 
impression de vie et de puissance. Quoi qu'il fît, en effet, il simpo- 
sait. Non qu'il payât de mine, replet, haut en couleur, borgne, 
la tète enfoncée dans les épaules, et les membres attachés trop 
court à un corps trop gras. Mais sa façon de rejeter en arrière 
cette tête, Tautorité du geste, la flamme qui semblait jaillir plus 
intense de son œil unique, transfiguraient l'homme : caresses, 
prières même venant de lui semblaient descendre de haut, et il y 
avait de l'autorité jusque dans son rire. Il possédait la force supé- 
rieure à la démonstration; devant lui les volontés pliaient, même 
quand les intelligences n'étaient pas conquises, et il paraissait 
naturel aux autres d'obéir, comme à lui de commander. 

Dans cette domination, tout n'était pas primauté légitime. Son 
éloquence roulait dans sa sonorité le mauvais goût, les lieux 
communs et les sophismes, pêle-mêle avec les idées justes et 
fortes, et le torrent était plus gonflé par la boue des orages que 
par la pureté des sources; dans son assurance, il y avait de la pré- 
somption ; sous l'éclat de son personnage se trahissaient des pau- 
vretés d'éducation et des grossièretés de goûts, et l'on avait droit 
de se demander parfois si la démocratie avait trouvé en lui son 
homme d'État ou son commis voyageur. De plus, ce qu'il laissait 
voir n'était pas lui tout entier. Cet être, convaincu jusqu'à la pas- 
sion, spontané jusqu'à l'emportement, sincère jusqu'à l'impru- 
dence, se doublait d'un politique habile à combiner de loin ses 
plans, à les poursuivre en dissimulant. Cette chaleur de tempéra- 
ment était au service d'une intelligence froide : même quand il 
paraissait tout élan, ses élans pouvaient être tout calcul, il était 
capable de jouer comme en un rôle les émotions qui semblaient le 
dominer, et d'employer même ses fausses coniidences et ses effu- 
sions publiques à mieux cacher ses desseins. Le sang génois qu'il 
tenait de son père lui avait peut-être transmis cette aptitude à la 
dissimulation, à la feinte, aux manèges occultes. Mais elle était 
insoupçonnée en cet homme si bruyant qu'il paraissait tout dire. 
Le Gascon cachait l'Italien. Pour ses défauts apparens, les vul- 
garités d'une nature d'ailleurs si riche, ils servaient même à son 
influence. Ils étaient comme des airs de famille entre lui et la mul- 
titude, ils diminuaient entre eux la distance, ils garantissaient 
au suffrage universel l'origine populaire de son élu. 



LE GOUVERNEMENT DE LA DÉFENSE NATIONALE. 745 

Et la révolution de 1870 éclatait à l'heure opportune pour 
portera son apogée le destin de cet homme. Tandis que les moins 
insuffisans de ses collègues perdaient avec le parlement le théâtre 
naturel de leurs aptitudes, apportaient à la révolution des qua- 
lités trop délicates pour être goûtées de la foule, n'avaient pas 
encore achevé la formation de leur mérite, ou étaient déjà sur leur 
déclin, Gambetta se trouvait élevé aux affaires dans la jeunesse 
d'une réputation déjà faite. La révolution le transportait hors 
de l'édifice où son éloquence, vue de trop près, s'adressant à trop 
peu d'hommes et trop cultivés, eût paru démesurée et se fût elle- 
même sentie à l'étroit. La révolution lui donnait la place pu- 
blique pour laquelle sa voix était prête et la foule, c'est-à-dire 
l'auditoire qu'il était fait pour séduire et qui était fait pour 
l'inspirer. 

Quelle république allait-il servir? Par ses dons les plus hauts, 
il aspirait à un gouvernement de liberté et de justice, car aux 
sommets de l'intelligence est assise la générosité : c'est elle qui 
répand sur l'éloquence les plus grandes inspirations, et le sen- 
timent de l'art suffirait à attacher un grand orateur à une poli- 
tique de principes. Mais Gambetta ne tenait à ces principes que 
par la rhétorique, et, comme sa philosophie n'était que doute, ses 
nobles instincts flottaient sur ses incertitudes. Conscient de sa 
force et pressé de l'exercer, il avait mêlé à ses revendications en 
faveur de l'indépendance publique plus d'un sophisme de parti 
et de dictature. Ses amitiés n'étaient pas plus décisives que ses 
paroles. Ses attractions de goût étaient pour les partisans d'un 
régime sage, et ses liens politiques avec les chefs du parti jaco- 
bin. L'incertitude sur ses desseins achevait d'attacher à lui les 
républicains de toute école. Chacun prétendant le mieux con 
naître, les libéraux lui pardonnaient ses déclarations violentes 
comme la tactique d'une guerre, maintenant finie, contre l'em- 
pire; les jacobins comptaient sur l'engrenage du pouvoir, des 
difficultés et des oppositions, pour porter cet homme autoritaire 
et plein de soi vers la dictature. La France regardait ce jeune Her- 
cule arrêté à l'embranchement des deux chemins. Quelque voie 
qu'il choisît, il entraînerait sur ses pas une grande partie de la 
nation. Car elle espérait et croyait en ce nouveau venu : elle 
espérait et croyait par cette raison qui souvent précède les autres 
et supplée à toutes les autres, elle aimait. Et la révolution avait 
célébré les fiançailles de la multitude et d'un tribun. 

Un autre pourtant possédait à lui seul plus de prestige que 
Gambetta et tous ses collègues ensemble : c'était le général^ Tro- 



746 REVUE DES DEUX MONDES. 

chu. Il ne devait pas son autorité aux mêmes causes et tirait de 
ce contraste même sa plus grande force. 

Eux étaient surtout des hommes de bruit : la plupart n'avaient 
rempli leur vie que de paroles ; ces réputations vides d'actes son- 
naient creux, et l'enthousiasme de parti ne pouvait nier combien 
l'éloquence était vaine en face des multitudes silencieuses et ar- 
mées de l'envahisseur. Trochu représentait une supériorité dans 
une profession où Ton s'élève par des actes : ils assuraient à son 
mérite les apparences solides et l'air de sérieux que Fart d'assem- 
bler les mots ne saurait donner. Le mérite qui était le sien se 
trouvait être à cette heure le plus nécessaire à la France : c'est 
d'une épée qu'elle avait besoin. Grâce à son opposition à l'Empire 
et à son attachement aux réformes militaires, il .s'était fait par- 
donner par les républicains d'être général. Sur la conduite de la 
guerre, il était en situation d'imposer ses avis. Au nom de sa 
compétence, il pouvait même imposer la politique intérieure 
qu'il jugerait la plus efficace pour la défense de la patrie. 

Cette primauté s'ofîrait à l'homme le plus en situation de 
l'exercer impartialement pour le bien public. Il n'était pas député 
de Paris, il était libre de subordonner les intérêts de la capitale 
à ceux de la France. Il n'était la créature d'aucune faction répu- 
blicaine et pouvait être entre tous un arbitre. Il n'était même pas, 
plus que la France, républicain de la veille : comme elle il avait 
redouté de revoir, sous le nom de république, un régime qui, au 
lieu de représenter la nation, prétendît la transformer, et gouvernât 
pour une minorité avide et sectaire, ses vœux avaient toujours été 
pour un régime de liberté réglée. Il se trouvait donc, dans un gou- 
vernement de parti, le représentant véritable de la nation. Et l'in- 
dépendance qui était dans sa situation était aussi dans sa nature. 

La guerre n'apprend pas seulement aux hommes vraiment 
hommes une science de la mort, mais une science de la vie. La 
perpétuelle menace que la mort mêle à l'avenir du soldat, les 
blessures par lesquelles elle l'effleure et le marque, les longues 
insomnies dans les nuits d'hôpital où elle parle, les soudaines 
destructions sur les champs de bataille où elle triomphe, la 
durée aussi fragile et l'anéantissement aussi subit des renommées 
militaires, la nuit plus cruelle et sans lendemain où disparaissent 
les blessés de la fortune, les chefs malheureux, tout évoque la 
pensée et trempe le caractère. Une collaboration à toutes nos 
guerres , une familiarité avec les plus illustres de nos géné- 
raux (1), la vision, aux camps et à lu cour, de ce qu'il y a d'in- 

(1) Bugeaud, Saint-Arnaud, Pélissier, auprès desquels il avai servi. 



LE GOUVERNEMENT DE LA DÉFENSE NATIONALE. 747 

triguc dans les récompenses et de hasards dans la gloire, avaient 
complété pour Trochii ces leçons de sagesse. Elles avaient mûri 
en sa gravité une nature pensive et sérieuse, donné toute son 
étendue à une intelligence philosophique, fortifié dans l'homme 
les croyances d'une jeunesse chrétienne, accoutumé cet homme 
à prendre la vraie mesure du temps et du monde, à tout considérer 
à la clarté d'une autre existence, à se faire son juge. 

Si cette philosophie ne le rendait insensible ni au pouvoir, 
ni à la popularité, il les aimait autrement que la plupart. Le 
pouvoir ne lui semblait digne d'être souhaité que comme le moyen 
le plus efficace de servir les grands intérêts de l'humanité. Il 
enviait seulement aux favoris de la popularité le privilège de 
rendre désirable à la multitude ce qui lui est utile. Devenu lui- 
même ce favori, il ne jouissait pas de sa destinée, il l'interrogeait 
avec une crainte religieuse et comme on interroge un oracle : il 
se demandait si cet élan de la France vers sa personne était un 
de ces mouvemens par lesquels Dieu prépare et par lesquels les 
peuples pressentent quelquefois les ouvriers des grandes heures et 
des grandes œuvres. Montait-il par un tour delà roue que meut 
la Fortune aveugle? ce don du hasard était sans valeur. N'avait-il 
été désigné que par l'instinct faillible d'un peuple en perdition? 
sa grandeur n'était que fragilité. Le secret et glorieux espoir 
de son cœur était de n'être l'élu ni d'une volonté humaine, ni 
du hasard, mais d'une Providence qui prend ses instrumens où 
il lui plaît, agit non par leur mérite, mais par sa puissance, et 
fait leur durée par son appui. 

Aces hauteurs mystiques, rien de vil, ni même de vulgaire ne 
survit. Trochu ne pouvait être de ceux qui, pour obtenir ou 
garder le pouvoir, cessent de le mériter. Certain que chaque don 
est un prêt fait par la Providence, chaque influence une dette 
envers les autres hommes, habitué à considérer dans les honneurs 
leurs charges, et dans toute grandeur humaine sa brièveté, il 
était, entre tous, capable de porter aux sommets de la puissance 
une âme plus haute qu'eux, de n'être ni ébloui par les succès, 
ni troublé par les disgrâces, et de poursuivre sa route avec le 
calme d'un homme certain que tout est vanité, sauf le devoir. 

Ces supériorités morales étaient confusément senties par le 
peuple, car dans son culte pour un homme si peu semblable à 
ses héros ordinaires, il entrait du respect. Mais toute l'influence 
du général allait dépendre de ses succès militaires. La France 
voulait avant tout sauver son territoire et son honneur envahis. 
L'homme de la victoire, quel qu'il fût, imposerait ses volontés 
quelles qu'elles fussent, la France ne saurait rien refuser à un 



748 REVUE DES DEUX MONDES. 

sauveur. Mais si Trochu ne remportait pas la victoire attendue, 
ni ses efforts, ni ses mérites, ni ses vertus ne seraient comptés 
pour rien ; avec lui et vaincues par ses revers de soldat, les idées 
saces qu'il aurait voulu servir tomberaient dans un discrédit 
croissant, et s'il n'était le sauveur de la France, il en devait devenir 
l'homme le plus impopulaire. Malheur à ceux dont on a espéré 
l'impossible quand ils ne le réalisent pas! Or, cruauté dernière 
du destin, tant que Trochu avait eu foi au succès de plans précis, 
et que, pour les exécuter, des forces étaient prêtes, le pouvoir 
d'agir lui avait manqué : et ce pouvoir lui advenait le jour où 
l'achèvement des désastres prévus par lui avait détruit jusqu'à 
la chance de combinaisons nouvelles. Il avait résumé sa pensée 
militaire quand, prenant possession de la présidence, il avait dit 
à ses collègues : « Messieurs, nous allons tenter une héroïque 
folie. » Il avait prévu son propre sort quand avant de se rendre 
à l'Hôtel de ville, il avait dit à sa femme, compagne de ses pen- 
sées comme de sa vie : « La voie douloureuse commence pour 
nous. » 

A qui tente une folie héroïque le premier héroïsme n'est-il 
pas de ne pas la juger une folie? Aux œuvres désespérées sur- 
tout la foi n'est-elle pas nécessaire? Pourquoi le général, ne 
croyant pas au succès de la défense, accepta-t-il de la diriger? 
Comment, si son courage ne redoutait pas pour lui-même la voie 
douloureuse, sa conscience ne lui conseilla-t elle pas de laisser à 
la France, sous la conduite d'un autre chef, la chance de che- 
mins plus heureux? 

Parmi les hommes qui connaissaient la guerre et que la nation 
connaissait, personne à ce moment ne se leva en prophète de vic- 
toire. L'énergie pessimiste de Trochu ne fut donc pas mise en de- 
meure de céder le commandement à une vaillance plus confiante. 
Mais constater ce fait n'est pas expliquer toute la résolution du 
général : un chef se fût-il rencontré pour promettre des revanches, 
Trochu ne lui aurait pas davantage cédé, et c'est surtout par 
crainte de laisser la place à un tel homme qu'il la prit. Le passé 
lui donnait le droit de croire que nul de sa profession et de son 
temps ne s'entendait davantage à la conduite des all'aires mili- 
taires. Les circonstances étaient nombreuses, et quelques-unes 
mémorables, où ses idées et ses prévisions avaient heurté les 
préjugés communs et soulevé dans l'armée des oppositions 
presque unanimes. Qu'à Sébaslopol il indiquât les points vulné- 
rables de la place et déconseillât un assaut prématuré; qu'après 
la guerre de 186G il annonçât la décadence des vieilles institu- 
tions et conclût à la nécessité pour la France de prévenir, par 



LE G0UVERINE31ENÏ DE LA DÉFENSE NATIONALE. 749 

d'immédiates réformes dans son état militaire, de futurs désastres; 
que, ces désastres survenus avec la guerre de 1870, il protestât 
contre l'emploi de notre dernière armée et en prédît l'anéantis- 
sement, il avait toujours été démenti par les hommes et justifié 
par les faits. Or il mettait sa conscience à avoir conscience même 
de son mérite. Il en était venu à considérer son sentiment comme 
une présomption de vérité, à tenir pour peu de chose le témoi- 
gnage d'autrui, à ne se laisser convaincre cjue par lui-même, 
et les contradictions glissaient sur l'impassibilité de ses certi- 
tudes. 

C'est de ce regard assuré qu'il pénétrait maintenant l'avenir. 
S'il tenait la victoire pour perdue, elle ne pouvait être raisonna- 
blement espérée par personne ; si elle repassait à portée de nos 
drapeaux, il était plus qu'un autre apte à la reconnaître et à la 
saisir; si cet autre croyait la surprendre par des moyens auxquels 
lui n'avait pas songé, ces mo\ens étaient mauvais. Et pourtant, 
habituée à considérer le miracle de nos rclèvemens comme une 
loi de l'histoire, et la victoire comme une dette de la fortune, la 
vanité française prêtait l'oreille, et son humiliation même la 
faisait plus crédule aux flatteries qui lui annonceraient la re- 
vanche. Dans l'armée la tentation pouvait être grande pour un 
général de se créer, par un mot, des droits au commandement 
suprême, et le sort de la nation deviendrait alors l'enjeu d'une 
ambition téméraire. A défaut d'un soldat, nombre de politiciens 
à qui leur incompétence même donnerait de l'audace étaient prêts 
à prédire la victoire certaine du patriotisme soulevé. Rien n'était 
plus dangereux que la vaine espérance. Non seulement les opéra- 
tions imprudentes qu'elle inspirerait vouaient les restes de nos 
forces militaires àun écrasement plus prompt et plus inutile, mais, 
la foi au succès faisant plus affreuse la surprise des désastres, il 
était à craindre que dans la France l'âme fût désarmée même 
avant le bras, et que par la déroute des énergies tout fût perdu, 
même l'honneur. 

Trochu , en acceptant le pouvoir, voulut sauver de ces chimères 
dévorantes le courage qu'il saurait employer à une œuvre rai- 
sonnable et efficace. Car, selon lui, la certitude de l'insuccès 
n'enlevait rien à la nécessité de la résistance. La promptitude, 
l'étendue et la facilité de nos défaites étaient autant d'apparences 
que notre race avait déchu; si elle acceptait, aussitôt résignée, 
ses revers, la preuve serait achevée. C'est cette déchéance qu'il res- 
tait à écarter de nous . La persévérance avec laquelle la victoire serait 
disputée, même sans espoir, au plus fort, allait devenir la mesure 
des énergies qui restaient à notre race, et plus les moyens maté- 



750 REVUE DES DEUX MONDES. 

riels nous manquaient pour continuer la lutte, plus la vigueur 
morale qui nous maintiendrait debout et insoumis contre nos 
malheurs s'imposerait à l'attention et au respect du monde. C'est 
cette puissance immatérielle du prestige et de l'honneur, acquise 
et étendue, avec le territoire national, par les vertus et le sang 
de nos pères, qui, même dans la mutilation du sol, pouvait rester 
intacte. Elle resterait telle si, parla ténacité, la vigueur et la durée 
de son effort, même infructueux, la France donnait au monde 
l'impression qu'elle succombait, non sous l'affaiblissement, mais 
sous le mauvais emploi de ses forces, et que, par suite, sa défaite 
n'ouvrait pas une ère, mais datait un accident passager dans son 
histoire. Et cette puissance morale travaillerait à rétablir tôt ou 
tard l'unité de notre territoire, soit que l'Allemagne, par l'ha- 
bile modération de la paix, ménageât un adversaire dont elle 
aurait reconnu la vitalité, soit que, si elle prétendait se garantir 
par l'excès même de ses prises contre nos revendications futures, 
la précarité de l'ordre fondé sur cette violence apparût aux autres 
peuples, les entraînât les uns après les autres aux alliances et aux 
arméniens qui naissent toujours des situations instables, et, faisant 
de tous les victimes de l'iniquité commise par un seul, préparât 
le jour où, pour se rendre le repos à eux-mêmes, ils feraient res- 
tituer à la France son bien. 

Il s'agissait donc d'étendre sur la patrie déjà abattue l'œu^TO 
de ruine et de mort, sans illusion sur la vertu immédiate de ces 
épreuves, il s'agissait de souffrir avec la claire perspective de 
ne pas vaincre ; il s'agissait de sacrifier la génération présente 
à l'avenir. Pour diriger une telle lutte, il fallait un chef. Il 
fallait que ce chef imposât silence à toute déclamation et à 
toute jactance; qu'au lieu de verser le courage comme une 
ivresse, avec des illusions, il l'inspirât calme et grave, comme un 
acte de raison prévoyante ; qu'il préparât chacun de ses efforts 
comme s'il en espérait le succès, qu'il les renouvelât comme si 
les échecs étaient naturels ; qu'il prodiguât les ressources et les 
hommes sans s'attendrir à la plainte du pays, et les ménageât 
seulement pour s'en servir avec plus d'efficacité ; qu'il se résignât 
à paraître inerte aux agités, timide aux téméraires, obstiné aux 
timides, cruel aux amis secrets de la paix; que, toujours le 
même dans une^ situation empirée chaque jour, il dominât d'une 
volonté inflexible le murmure croissant des lassitudes, des impa- 
tiences, des colères, peut-être le tumulte des séditions, peut-être 
les périls d'attentats contre sa personne; qu'il durât pour faire 
durer la défense; qu'il épuisât avant de la finir toute la vigueur 
des soldats, tout le pain des sièges, tout le prestige de son nom ; 



LE GOUVERNEMENT DE LA DÉFENSE NATIONALE. 751 

que, portant le fardeau de toutes les épreuves ordonnées par 
lui, de tous les échecs subis par ses ordres, il attendît pour toute 
récompense l'accusation d'incapacité, et que, dans ce désenchan- 
tement furieux, puis dans le délaissement définitif, il lui suffit 
de n'être pas condamné par son propre cœur, et d'avoir servi sa 
patrie. Trochu crut être ce chef : voilà pourquoi il accepta le 
pouvoir. 

Dans cette détermination Trochu apparaissait tout entier. Elle 
montrait unis en un homme à un degré rare l'orgueil par lequel 
il se préfère et le dévouement par lequel il se sacrifie. Telle était 
en efTet l'originalité maîtresse de ce caractère. L'orgueil d'ordi- 
naire est égoïsme; non aboli, mais transformé par la conscience, 
il devenait ici généreux. L'orgueil d'ordinaire est illusion : bien 
que Trochu pensât si hautement de lui-même, il exagérait peu 
sur son mérite. Mais si peu que sa confiance légitime s'enflât 
d'infatuation, sa fierté en sa suprématie intellectuelle laissait 
peu de chance de reconnaître ses erreurs et de réparer ses fautes. 
Il n'allait éviter ni les unes, ni les autres. Du moins il ne s'abu- 
sait pas dans sa fierté sur sa valeur morale, il ne se trompait 
pas quand il se croyait le chef le mieux fait pour gouverner la 
mauvaise fortune. Car nul pour persévérer dans le devoir n'avait 
moins besoin d'espérance. 

Etienne Lamy. 



ANGÈLE DE BLINDES 



I 



Le soleil chauffait dur, vers trois heures, un jour de juin 1869, 
dans la rue principale du grand village de Saint-Gerbold, situé 
sur la côte du Calvados, à proximité de quelques stations de 
bains qui commençaient alors à être fréquentées. Cette rue ou 
route descendait vers la mer, de l'église et du gros du bourg, 
Saint-Gerbold-le-Yieux, jusqu'à un groupe d'habitations formé 
par une auberge et quelques maisons neuves bordant la plage, 
Saint-Gerbold-le-Jeune. Lorsque l'abbé Pernat sortit de son pres- 
bytère, son regard habituellement sévère se fixa avec une expres- 
sion d'inquiétude sur le long ruban de route blanche et brûlante 
déroulé devant lui. Ce n'était ni la chaleur, ni la poussière qui le 
préoccupaient : robuste et grand, n'ayant pas encore la cinquan- 
taine, l'abbé, dont le profil rappelait un peu celui de Bossuet et 
qui, — c'était sa seule faiblesse, — ne détestait pas qu'on le lui 
dît, l'abbé Pernat n'était pas homme à s'alarmer d'une si légère 
incommodité. Il eût encore mieux aimé parcourir en plein soleil les 
deux kilomètres qui le séparaient de la plage que d'avoir à s'arrêter 
à une soixantaine de pas chez M""" Bonnessy. Arrivé devant la 
grille du petit château, il sonna doucement, comme quelqu'un 
qui ne serait pas fâché de n'être pas entendu. Mais la servante, de la 
fenêtre de la cuisine, l'avait reconnu ; elle dégringola les marches 
du seuil et courut lui ouvrir avec une précipitation que l'abbé 
trouva d'une obséquiosité fâcheuse; il fut même choqué, lui qui 
d'ordinaire ne prêtait nulle attention à ces choses, du déhanche- 



ANGÈLE DE BuINDES. 7o3 

ment disgracieux de cette fille quand elle courait, et lorsque, 
l'ayant introduit au salon, elle se mit en devoir de repousser les 
volets, il l'arrêta, se fâcha presque, et prétendit qu'elle voulait le 
faire périr de chaleur. A la vérité, le demi-jour convenait mieux 
à son embarras ; non qu'il redoutât plus que de raison M""" Bon- 
nessy, une de ses meilleures paroissiennes, mais à cause de la 
mission délicate qu'il venait remplir auprès d'elle. 

M. Bonnessy, — car il y avait un M. Bonnessy, un peu effacé, 
il est vrai, — était un propriétaire du pays, vivant dans l'aisance 
et s'occupant d'exploiter lui-même quelques-unes de ses terres 
situées à la sortie du village. En réalité c'était sa femme, âgée 
alors de cinquante-sept ans, qui dirigeait tout dans la maison et 
au dehors; nature énergique et droite, mais impérieuse et domi- 
natrice, et malgré sa grande piété, ne pouvant supporter une 
contradiction, ni retenir un emportement de caractère : de là 
venait, dans la circonstance, la juste inquiétude de l'abbé Pernat. 

M""^ Bonnessy ne le laissa pas longtemps à ses réflexions ; elle 
détestait faire attendre un visiteur, surtout un ecclésiastique. Elle 
entra au salon, droite et grande en sa robe sombre, avec son 
bonnet à rubans lilas sur ses cheveux gris, ses lunettes sur le 
nez et sexcusant déjà de son retard involontaire. 

Après les complimens d'usage : 

— Madame, dit le curé, je viens vous entretenir de votre fils, 
d'un projet qui le concerne. 

— Ah ! fit M""" Bonnessy en relevant le nez, et d'un ton peu 
rassurant. Elle n'aimait pas beaucoup qu'un autre qu'elle prît 
l'initiative dans ses affaires. 

L'abbé Pernat fit appel à tout son courage et reprit doucement : 

— Monsieur Léon va souvent chez M""" de Blindes? 

— Oui, monsieur le curé; et après? demanda impérativement 
M""^ Bonnessy, toujours le nez en l'air et les yeux éveillés der- 
rière ses lunettes. 

— j\jiie 4^jjg^ie est une charmante jeune fille; elle peut plaire, 
elle plaît beaucoup... 

— Voulez-vous dire que mon fils en est amoureux? c'est un 
grand malheur! 

^I"^ Bonnessy avait dit ces derniers mots en secouant la tète, 
sur un ton plaisant plutôt que tragique. L'abbé Pernat essaya 
d'en profiter : 

— Un grand malheur! Pourquoi? Et depuis quand, chère 
madame, est-il si déplorable qu'un jeune homme soit épris 
d'une jolie personne qu'il peut épouser et dont il ferait une bonne 
mère de famille? , 

TOME cxxxv. — 1896. 48 



754 REVUE DES DEUX MONDES. 

— ]\Ion fils se marier à vingt-trois ans ! Jamais, monsieur, 
jamais, entende/.-vous, je ne consentirai à pareille chose. C'est 
une folio! 

Quand AP^ Bonnessy appelait son curé « monsieur » tout 
court, c'est que les choses tournaient mal. Léon, en effet, n'avait 
que vingt-trois ans. Les Bonnessy avaient perdu deux enfans, un 
fils au berceau, une fille de onze ans, et c'était un an après la 
mort de celle-ci, que Léon était venu au monde, chétif pendant 
son enfance, gâté à certains égards, objet de l'inquiétude perpé- 
tuelle et jalouse de sa mère. 

— Voyons, madame, voyons; vous allez trop vite. L'affaire 
vaut la peine qu'on en cause un moment. M"* de Blindes a quelque 
fortune, elle en aura davantage... 

— Ainsi, monsieur le curé, aujourd'hui, ce sont les jeunes 
filles qui demandent les jeunes gens en mariage ? 

L'abbé Pernat demeura un peu décontenancé. 

— J'ai oublié de vous dire, madame, que je ne viens pas du 
tout poussé par M"'" de Blindes; du tout! Gela est certain, la 
démarche serait incorrecte. 

— Et alors, de la part de qui, monsieur le curé? 

— De la part de M. Léon, qui n'a pas osé vous en parler lui- 
même, et qui, en effet, je le vois, avait des chances d'être mal 
reçu. 

De toutes les choses qu'avait à dire le malheureux abbé, celle- 
là était la plus dure, la mieux faite pour mécontenter M™" Bon- 
nessy; aussi s'attendait-il à une explosion contre Léon, son 
absence de confiance en sa mère, cette peur ridicule de lui parler 
à cœur ouvert, cette injuste prévention contre une tendresse 
éprouvée. M™^ Bonnessy se redressa, mais son humeur, épargnant 
son fils, tomba sur le curé, car c'était un des traits de son carac- 
tère, de ne rien laisser passer dans la conversation sans le relever 
aussitôt : 

— Entendez-vous dire, monsieur, que je vous aie mal reçu? 
Je ne le pense pas, mais si cela est, jo vous présente mes très 
humbles excuses, sachant trop ce que je dois à un prêtre, surtout 
à mon curé... 

— Boni bon! vous voilà partie... Ne parlez pas si fort, je 
vous en prie... 

Et la voix et la physionomie de M'"" Bonnessy démentaient en 
effet singulièrement l'humilité de ses paroles : cette terrible 
femme faisait des excuses comme on donne une leçon. Toutefois, 
l'abbé Pernat, puisque l'on rendait hommage à son autorité, se 
hâta d'en tirer profit : 



ANGÈLE DE BLINDES. 755 

— Eh bien, chère madame, fit-il d'un ton à la fois affectueux 
et ferme, mettez d'accord votre conduite et vos paroles en me 
permettant de parler. Encore une fois, M"^ de Blindes n'est pas 
un parti qu'on méprise; je ne sais pas au juste quelle est la 
fortune... 

— Je le sais, moi, monsieur le curé, dit M""' Bonnessy, qui 
connaissait par le détail la situation de tous, non que l'argent 
en lui-même la préoccupât, mais par goût pour l'administration 
du ménage et par habitude rurale et bourgeoise de voir épargner, 
d'entendre compter autour d'elle depuis son enfance. M"^ de 
Blindes a soixante mille francs, et, de sa mère, elle en aura au 
moins cent trente mille. 

— On ne peut rien vous apprendre ! La question d'argent 
n'est que secondaire; M"^ de Blindes a de grandes qualités, elle 
est très religieuse... 

— Très religieuse... monsieur le curé, vous savez mieux que 
moi qu'il y a religion et religion. 

— Comment ! s'écria l'abbé Pernat mécontent, de quel droit 
entrez-vous ainsi dans les consciences, et qu'entendez-vous dire? 
M"' de Blindes esf assidue aux offices, elle remplit tous ses de- 
voirs, elle est charitable, elle n'est pas médisaate... Elle est 
l'exemple de la paroisse. 

— Pas médisante... je comprends ; je vous remercie, mon- 
sieur le curé, et je prends pour moi ce qui est pour moi... Mais 
votre belle jeune fille, l'exemple de la paroisse! Comme vous y 
allez! — Et de fait l'abbé Pernat se demanda s'il n'était pas allé un 
peu loin. — Etait-elle aussi, monsieur le curé, l'exemple du cou- 
vent des Saints-Anges, lorsque la sœur Joséphine voulait la ren- 
voyer à sa mère deux mois avant les vacances ? 

— La sœur Joséphine est très rigide, d'un caractère un peu 
vif; un moment d'humeur, un démêlé insignifiant sans doute; 
elle n'aura pas su prendre une jeune personne délicate, impres- 
sionnable... La supérieure en a jugé ainsi, puisqu'elle a terminé 
l'affaire en gardant au couvent M"* de Blindes. 

M""' Bonnessy secoua la tête. 

— La sœur Joséphine n'agit pas au hasard ; c'est une femme 
expérimentée et droite. 

— Allez-vous à présent défendre les religieuses contre moi ! 
Je vénère la sœur Joséphine; mais en vérité vous attachez de 
l'importance à ce qui n'en a pas. Je vous répète que M"* de Blindes 
est très pieuse ; elle se tient fort bien, elle est musicienne et peint 
à l'aquarelle, elle est très jolie. 

— Très jolie!... / 



756 REVUE DES DEUX MONDES. 

— Enfin, c'est l'opinion de tout le monde. 

— Je ne dis pas, je sais bien que je ne suis pas comme tout 
le monde. 

— Oh! pour cela non, chère madame; et trop souvent vous 
avez raison; mais, cette fois, vous avez tort : M"" de Blindes est 
certainement jolie. 

— Si l'on y tient. 

— Après tout, v:[u'avez-vous à dire contre elle? 

— Rien. Mais je maintiens mon idée : Léon n'a que vingt- 
trois ans, on ne marie pas un jeune homme de vingt- trois 
ans. 

— Il est vrai que ce n'est pas l'usage dans votre monde, et 
peut-être n'est-ce pas ce que l'on y fait de mieux. On éviterait 
pour la moralité et pour la santé des jeunes gens bien des ris- 
ques en retardant moins l'époque du mariage. 

— Monsieur le curé, je ne pense pas qu'il y ait de critique à 
faire de la conduite de mon fils ; il a été élevé dans de bons prin- 
cipes et il se respecte. 

— Eh ! qui vous dit le contraire? i-epartit le curé, qui avait 
quelques raisons de croire que l'excellente dame s'exagérait un 
peu la vertu de son fils. Mais je pense à l'avenir, à la responsa- 
bilité que vous assumez. C'est à l'âge de M. Léon que les pas- 
sions nous livrent leur plus rude assaut, et que, sous leur empire, 
tant de jeunes gens s'éloignent des sacremens. Croyez que je 
vous parle sérieusement d'une chose sérieuse, et faites attention, 
chère madame, qu'en ceci ce n'est pas l'intérêt de la famille de 
Blindes qui me guide, c'est le vôtre. Je viens au nom de M.Léon 
qui, par une timidité excusable, n'a pas osé vous parler lui-même 
le premier ; votre fils est un cœur tendre, affectueux, il est exposé 
à d'autant plus de dangers et d'épreuves. Vous verrez, quand 
vous l'entretiendrez, combien profond est déjà son amour pour 
cette jeune fille. 

M"»" Bonnessy avait jusque-là écouté avec docilité les argu- 
mens du prêtre, et quelques-uns avaient été près de la toucher; 
mais à ce mot d'amour, elle eut un haut-le-corps et s'écria : 

— L'amour! mais c'est abominable, monsieur le curé; il n'y 
a rien de pis. L'amitié, oui, à la bonne heure! l'estime... mais la 
passion ! . . . 

— L'amour dans le mariage n'est pas interdit. 

— Dans le mariage ou ailleurs, ne me parlez pas de cela. 
Ainsi, M. Bonnessy et moi... et certainement j'aimais bien mon 
mari, je l'aime bien, mais on se marie pour avoir des enfans, et 
les premières années passées, une honnête femme... 



ANGÈLE DE BLINDES. 757 

— Soit, soit, dit le curé qui voyait venir une histoire déjà en- 
tendue plusieurs fois : mais, chère madame, je vous en prie, pre- 
nez on considération l'état du cœur de M. Léon, il aime M"*" de 
Blindes... 

— Eh hien, cela lui passera. Tenez pour certain, monsieur le 
curé, que je ne laisserai pas mon fils se marier, quand il n'est 
encore qu'un enfant, sans aucune expérience, non... dans cinq 
ou six ans au plus tôt. D'ici là, il aura le temps de choisir, de 
savoir ce qu'il fera, et croyez que si Dieu le permet, j'ouvrirai 
les yeux, je saurai prendre toutes les informations, toutes les 
précautions nécessaires, ne rien négliger pour marier Léon dans 
des conditions de bonheur sérieux et chrétien. Et si vous voulez 
bien, nous en resterons là. 

L'abbé Pernat fit un geste de découragement, se leva, s'essuya 
le front, et voulut prendre congé. Mais M"'* Bonnessy l'accom- 
pagna jusqu'à la grille, et comme si le soleil cuisant, au lieu de 
l'accabler, ranimait son énergie, elle s'exclamait tout en marchant : 

— Aimer, à son âge! quelles billevesées! Allons donc, vous, 
monsieur le curé, prendre cela au sérieux! Est-ce possible? C'est 
du romanesque, des sottises... 

Mais le curé, fatigué, se borna à lui dire en la quittant : 

— Du moins, je vous en prie, parlez avec ménagement à 
M. Léon; ne le désespérez pas trop complètement, d'une manière 
trop brusque. 

— Soyez tranquille, monsieur le curé; je l'aime trop pour 
ne pas prendre sur moi... J'aurai de la peine, mais enfin... Léon 
comprendra... je le raisonnerai. 

Le raisonner! la belle affaire, pensait l'abbé Pernat en s'éloi- 
gnant, lorsqu'il aperçut M. Bonnessy qui venait du côté du pres- 
bytère et dont il ne pouvait éviter la rencontre. M. Bonnessy, 
plutôt petit et gros, âgé de soixante-huit ans, ne payait pas de 
mine au premier abord, avec sa lèvre inférieure épaisse et un peu 
tombante; mais l'œil gris, abrité sous un épais sourcil, ne man- 
quait pas de finesse; et quand la physionomie s'animait, elle 
prenait une expression de réelle bonté. L'abbé, du reste, l'aimait 
beaucoup, et ils avaient souvent de longs entretiens paisibles dans 
leurs jardins, surtout dans celui du presbytère, où, loin de sa 
femme, M. Bonnessy, sans l'avouer, se sentait plus libre. En 
quelques mots, l'abbé Pernat mit son vieil ami au courant de ce 
qui se passait : il fut un peu surpris de le trouver presque aussi 
hostile que M"^ Bonnessy, il est vrai par des considérations un 
peu différentes. M. Bonnessy reconnaissait volontiers que marier 
Léon de bonne heure offrait, à côté d'inconvéniens sérieux, de 



7S8 REVUE DES DEUX MONDES. 

sérieux avantages ; il déclarait M^'^ de Blindes vraiment jolie, mais 
il rappela avec insistance comment, il y avait quatre ou cinq ans, 
elle avait failli être renvoyée des Saints-Anges, sans que la cause 
en eût été, depuis, jamais tirée au clair. Il ajoutait que la for- 
tune de la famille de Blindes était en partie en argent chez des 
banquiers ou en valeurs deBourse, et peut-être moins solide qu'on 
ne le croyait; enfin, comme l'abbé l'avait bien prévu, M, Bon- 
nessy s'en remettait au jugement de sa femme. 

Cette histoire du couvent des Saints- Anges, dont l'abbé Pernat 
n'avait jamais eu qu'une très vague connaissance, dont il avait 
même, jusqu'alors, perdu tout souvenir, et qu'on lui servait ainsi 
par deux fois, finit par l'agacer. Il avait lieu d'être, et il était mé- 
diocrement satisfait du résultat de sa démarche et du succès de 
sa diplomatie. Il sentait bien que ce nétait là qu'un commence- 
ment, il voyait naître un avenir gros de chagrins et de complica- 
tions pour la famille Bonnessy, pour Léon auquel il était fort 
attaché. Quand celui-ci arriva au presbytère, vers sept heures, 
l'abbé Pernat le reçut debout, en homme pressé, afîectueusement 
sans doute, lui tenant les mains et lui disant de bonnes paroles, 
mais gêné, un peu impatient même, et lui conseillant de se sou- 
mettre, comme c'était son devoir, à la volonté éclairée de ses 
parens. Léon, très pâle, remercia et rentra chez lui. Là, naturelle- 
ment, l'attendait une scène pénible : sa mère, après quelques 
phrases modérées, s'anima peu à peu, mêla les questions géné- 
rales, les interrogations, les conseils, les reproches, et à travers 
nombre d'incidentes et de parenthèses, ne manqua pas de tomber 
dans une double maladresse: elle insinua les choses les plus inju- 
rieuses contre M"* de Blindes, intrigante et coquette, et traita son 
fils de naïf, de dupe, d'enfant qui se laissait mener par tout le 
monde exceplé par sa mère. Léon, d'un caractère concentré, peu 
communicatif, en tout temps très timide devant ses parens, ré- 
pondait à peine, ne desserrant ses lèvres tremblantes que pour 
affirmer le caractère sérieux de son amour, ou pour essayer, en 
faveur de M"^ de Blindes, si injustement attaquée, des protesta- 
tions que sa mèje du reste n'écoutait pas. Enfin la tourmente 
s'apaisa, et M'"^ Bonnessy, s'attendrissant, promit à son fils de le 
consoler, de lui donner toutes les distractions permises qu'elle 
pût imaginer. A ce moment, M. Bonnessy intervint et finit par où 
l'on aurait dû commencer, en demandant à Léon ce qui s'était 
passé entre M'" de Blindes et lui : 

— Rien, mon père. 

— Rien? Ne lui as-tu jamais dit que tu l'aimais? 

— Elle ne pouvait pas ne pas le voir. 



ANGÈLE DE BLINDES. 759 

Le caractère évasii" de cette réponse ne fut point sans frapper 
M. Bonnessy; mais, lassé par une émotion d'autant plus vive que 
leur vie était d'ordinaire plus calme, craignant d'en trop décou- 
vrir, voyant sa femme déjà prête à reprendre la parole et à achever 
de tout gâter, il se persuada qu'il valait mieux en rester là pour 
le moment, prendre le temps de la réflexion, et que, d'ailleurs, il 
n'y avait pas urgence à un jour près. 

Le lendemain matin, Léon, après être descendu vers Saint- 
Gerbold-le-Jeune, remontait à travers champs, contournait le 
village, arrivait à neuf heures derrière le jardin de M""" de Blindes, 
à une petite porte donnant sur la campagne, trouvait cette porte 
ouverte, et se dirigeait vers la charmille où il se savait attendu. 

Les choses étaient donc bien plus avancées entre les deux 
jeunes gens que Léon ne l'avait laissé entendre et qu'on ne le 
soupçonnait dans leur entourage. 

II 

Marie -Angèle de Blindes entrait dans sa vingt- troisième année. 
Elle était de taille moyenne, mais élancée et très mince ; plutôt 
brime, bien que ses cheveux châtains fussent d'une nuance assez 
claire vers les tempes, et sur la nuque où ils frisaient abondam- 
ment; le teint mat et un peu doré, la peau veloutée et douce. Ce 
qu'elle avait de plus beau, c'étaient les yeux, très grands : de 
près, des yeux d'or dont l'iris était d'un brun clair, limpide et 
profond, et qui paraissaient à distance tout à fait noirs à cause de 
l'ombre où les noyaient les sourcils arqués, les longs cils, la pau- 
pière large, le cercle légèrement bleuâtre qui les bordait en 
dessous. Le nez droit, aminci vers le bout; la bouche un peu 
forte et large, mais les lèvres d'un beau dessin, d'un rose légère- 
ment pâle sur des dents blanches. L'attache de la joue et du cou, 
très rond, était jeune, presque enfantine; mais du nez au coin de 
la bouche, se prononçait déjà un sillon de légères rides, qui, en 
affinant le bas du visage, lui donnaient une expression de fatigue 
et n'étaient plus de la première jeunesse. L'oreille, très jolie, 
n'avait jamais été percée pour recevoir une boucle; le buste était 
frêle, mais sans maigreur, et les bras arrondis un peu trop du- 
vetés ; la main nerveuse, le pied petit, la taille fine ; une démarche 
souple, peu de gestes, de la grâce dans les attitudes, et de toute 
sa personne se dégageait une ardente langueur. 

Ses toilettes étaient simples et peu coûteuses, le plus souvent 
claires, non sans une pointe de fantaisie, mais surtout elle les 
portait avec distinction ; aussi la disait-on élégante, quelques-uiis 



760 REVUE DES DEUX MONDES. 

coquette, et comme elle avait les cheveux frisés sur le front, les 
pavsans la traitaient de « Parisienne », et dans la bourgeoisie, 
on lui trouvait « une tête d'actrice ». Le mot était deM"^ Esnault, 
la femme du notaire, et il avait fait fortune à Saint-Gerbold et 
dans les châteaux des environs. Du petit peuple, Angèle était très 
aimée : charitable, jamais blessante par étourderie ou vanité, 
sérieuse, aussi polie, aussi parfaitement la même avec les pau- 
vres qu'avec les riches, elle eut dans le pays, presque aussitôt son 
retour de pension, une réputation de bonté délicate, une sorte de 
popularité qui fit tomber peu à peu, en apparence et dans leur 
expression trop nette, les sentimens malveillans de quelques per- 
sonnes de son monde. Ce n'était pas qu'elle n'eût des amies; 
aucune ne se plaignait d'elle, quelques-unes, Rose de Tallen- 
cour, Marie Langelier, l'aimaient beaucoup. Les jeunes gens 
(ils étaient rares, il est vrai, à Saint-Gerbold) lui faisaient assidû- 
ment la cour; les pères de famille surtout ne tarissaient pas sur 
son compte en éloges et en témoignages dadmiration ; car elle 
avait ce qui séduit tant la plupart des hommes à mesure qu'ils 
avancent dans la vie, le charme inexprimable, la grâce attirante 
et provocante , même involontairement , des femmes nées 
pour la passion, tout ce qui fait dire au peuple en son juste 
langage : « C'est une amoureuse. » Mais c "était là, précisément, 
ce qui lui aliénait les mères de famille; à part M""^ Langelier, 
la femme du médecin, les autres la voyaient avec méfiance, 
quelques-unes par jalousie pour leurs filles, toutes avec une anti- 
pathie bien explicable si l'on tient compte de la destinée sévère 
qui avait été faite à la plupart d'entre elles : les meilleures demeu- 
raient inquiètes de ce parfum, sensuel et sentimental à la fois, 
qu'Angcle exhalait naturellement, comme une fieur. 

La jeune fille s'était-elle aperçue de cette hostilité latente qui 
pouvait éclater en quelque occasion? Elle paraissait se surveiller, 
parlait peu, et s'étudiait à ne rien faire qui ne fût absolument 
correct; cependant, elle souriait volontiers, d'un sourire bref, 
légèrement moqueur; même, il lui arrivait, vers le soir surtout, 
d'avoir des accès de rire, d'un caractère nerveux, et sa physio- 
nomie, d'ordinaire un peu morne, s'animait alors fiévreusement. 
Mais ce qui dominait en elle, ce que personne ne lui refusait, 
c'était une extrême douceur; son âme était douce, comme sa 
voix. 

Elle tenait cette qualité de sa mère, dont la bonté native s'était 
affermie sous la direction de l'abbé Pernat : d'après lavis formel 
de cet excellent prêtre, M""* de Blindes ne souffrait chez elle 
aucune médisance, aucun commérage, et toutes les fois que l'on 



ANGÈLE DE BLINDES. 761 

commençait en sa présence à blâmer ou plaisanter lesabsens, elle 
et sa fille y coupaient court, détournant aussitôt l'entretien, ou 
bien observant un silence, autant que possible sans affectation, 
mais, à la longue, significatif. 

M"^ de Blindes était une Anglaise catholique, venue de bonne 
heure en France et courtisée, pour sa fortune, par un viveur dont 
elle eut la folie de s'éprendre et qu'elle épousa malgré la clair- 
voyante opposition de ses parens. Publiquement délaissée, sans 
séparation judiciaire, après quatre années de mariage, quatre 
années d'infidélités à peine déguisées et, disait-on, de scènes par- 
fois violentes, elle avait vécu depuis dans la tristesse, avec une 
grande dignité, sans se plaindre. Tout d'abord, comme absorbée 
en elle-même ou en Dieu, elle parut négliger l'éducation de sa 
fille : Angèle avait, de son père, les yeux, le haut du visage, le 
teint, de petites ressemblances indéfinissables de traits et de ma- 
nières, motifs pour sa mère, non certes d'aversion, — car M""^ de 
Blindes n'avait pas cessé d'aimer son mari, — mais de douleur à 
cause de l'image et des souvenirs qu'évoquait cet enfant, de 
sérieuse inquiétude aussi pour sa destinée. En proie à une ma- 
ladie nerveuse dans la première et violente détresse de l'abandon, 
j\'P* de Blindes dut faire effort sur elle-même pour voir sa fille ; 
chaque fois elle redoutait de découvrir, dans le regard, dans les 
gestes, dans le caractère d' Angèle, une fatale hérédité; chaque 
fois, avec vertige, elle plongeait ses yeux dans les yeux de la 
petite fille, elle suivait ses mouvemens, elle épiait ses instincts, 
elle grossissait les faits les plus insignifians, elle exaspérait dans 
cette contemplation maladive sa désolation d'épouse et ses ter- 
reurs de mère. Le médecin dut intervenir et conseilla, ordonna 
de tenir Angèle un peu plus à l'écart; M'"'' de Blindes ne voyait 
sa fille qu'un moment le matin et le soir, et au repas de midi. 

Deux ans se passèrent ainsi, après lesquels la santé de la 
jeune femme s'améliora, de sorte qu'Angèle, qui venait d'atteindre 
sa cinquième année, reprit peu à peu sa place dans la vie et aux 
côtés de sa mère : une vie réglée sévèrement, partagée entre la 
charité, la piété et l'étude, peu de visites, des promenades au 
bord de la mer, et les heures de liberté dans le grand jardin. 
M""* de Blindes s'appliquait à payer à sa fille en soins et en ten- 
dresse l'arriéré de ces deux années où elle se reprochait d'avoir, 
dans l'excès d'une égoïste souffrance, failli perdre la notion des 
devoirs les plus impérieux. Il faut bien dire pourtant qu'en dépit 
de ses efforts elle ne pouvait mettre autour de fenfant une bien 
grande gaieté : le plus souvent, la petite jouait seule, et du reste 
ne s'en plaignait jamais, confectionnant avec patience d'innom- 



762 REVUE DES DEUX MONDES. 

brables pâtés de sable, habillant et déshabillant sa poupée pen- 
dant une heure entière sans lui parler, ou plantant des fleurs 
dans le coin de plate-bande qu'elle nommait son jardin. De temps 
à autre, Marie Langelier venait passer l'après-midi; rarement 
d'autres petites filles; quelquefois Thérèse et Marin les enfans du 
fermier; car, bien que d'assez bonne noblesse, les de Blindes 
n'avaient jamais été dédaigneux. Thérèse s'installait là comme 
chez elle, décidait à quoi l'on jouerait et tyrannisait Angèle. 
Celle-ci se laissait faire, mais elle aimait beaucoup mieux Marin, 
qui avait deux ans de plus qu'elle et qui prenait sa défense. 
C'était un garçon d'une heureuse humeur et d'un esprit très in- 
ventif : avec un morceau de bois et un couteau, il fabriquait toutes 
sortes de jolies choses. En revanche, il avait la manie de dénicher 
les oiseaux; Angèle en était désolée; Marin, de son côté, ne com- 
prenait rien à cette sensiblerie, et, pour le faire renoncer à ses 
présens malencontreux, il ne fallut rien moins que des scènes de 
larmes éclatant chaque fois qu'il apportait un nid. 

Dans les premiers temps de la séparation, on amenait Angèle 
à son père deux ou trois fois par an ; il l'embrassait, l'asseyait 
sur ses genoux, lui parlait de ses poupées, lui donnait des frian- 
dises et des jouets; le plus souvent il la gardait à déjeuner, et 
c'était tout. Un jour, il la conduisit dans un restaurant où vint le 
rejoindre une jeune femme en grande toilette qui mangea avec 
eux. A partir de ce moment, on ne lui renvoya plus sa fille, que, 
du reste, il ne réclama que pour la forme. Il vivait tantôt à Caen, 
tantôt à Cherbourg, menant grand train et mangeant ce qu'il 
pouvait de la fortune de sa femme; il achetait des chevaux et 
faisait, toujours en joyeuse compagnie, de fréquentes parties de 
campagne, surtout vers les stations de bains de mer à la mode. Il 
poussa même l'impudence jusqu'à se montrer un jour à Saint- 
Gerbold-le-Jeune, ayant dans sa voiture deux femmes, l'une en 
rose, l'autre en bleu, dont les toilettes et les éclats de voix stupé- 
fièrent les paysans. Un mois après ce haut fait, M. de Blindes 
mourait subitement d'une rupture d'anévrisme chez une de ces 
dames, la rose ou la bleue. 

Angèle, à ce moment, avait douze ans. Sa mère, sur les in- 
stances du notaire b^snauU, avait demandé et obtenu, un peu au})a- 
ravant, une séparation de biens qui sauva les débris de sa fortune ; 
d'autre part, M. de Blindes laissait à sa fille quelques biens dont 
un oncle avisé ne lui avait légué que l'usufruit. Il était difficile 
de savoir quelles pensées, certainement confuses, peut-être con- 
tradictoires, inspiraient à Angèle la personne et, dans la mesure 
où elle pouvait l'avoir entrevue, la conduite de son père; il sem- 



ANGÊLE DE BLINDES. 763 

blait qu'il entrât, dans ses sentimens à son égard, plus de curiosité 
que d'affection. Elle voyait bien que ses petites amies avaient leur 
papa auprès d'elles ; elle ne pouvait ignorer que le sien faisait 
mal en quelque chose, qu'il était désapprouvé par tous, qu'il 
avait fait couler les larmes de sa mère. 

La peine de M'"" de Blindes fut renouvelée par la fin déplorable 
de son mari; les crises reparurent, une tristesse noire l'envahit, 
elle dut cesser de nouveau de s'occuper de sa fille à un âge où le 
désœuvrement n'était pas sans danger. L'abbé Pernat venait d'être 
nommé à la cure de Saint-Gerbold; il engagea M™^ de Blindes à 
mettre l'enfant en pension au couvent des Saints-Anges, à Caen. 
Angèle se conforma plus facilement qu'on ne pouvait l'espérer à 
ce genre de vie si nouveau pour elle. Si elle ne prit pas rang 
parmi les premières élèves, elle se fit remarquer parmi les plus 
dociles et les plus respectueuses; on la trouvait seulement taci- 
turne, point assez expansive pour son âge. Un peu plus tard, sa 
santé laissa à désirer, elle était pâle, anémiée; avec des soins et 
grâce à des vacances prolongées à Saint-Gerbold, elle parut se 
remettre. Elle était rentrée au couvent lorsque, vers la fin de 
mai. la sœur Joséphine eut un entretien avec la Mère Supérieure, 
à la suite duquel M"'" de Blindes fut invitée à venir à Caen pour 
reprendre sa fille. La pauvre mère crut son enfant gravement ma- 
lade ; elle arriva en toute hâte. Angèle se portait bien. On ne sut 
au juste ce qui s'était passé : aucune des jeunes filles de Saint- 
Gerbold ne faisait ses études aux Saints-Anges. Seule, Lucie Es- 
nault y avait une amie qu'elle voyait de loin en loin et qui n'était 
pas dans la môme classe qu' Angèle. Cette jeune personne racon- 
tait quelle s'était trouvée au parloir au moment où M"" de Blindes 
et la sœur Joséphine l'avaient traversé pour se rendre dans le ca- 
binet de M"" la Supérieure; quelques instans après, on avait fait 
venir Angèle ; la sœur Joséphine était sortie la première, Angèle 
ensuite, toute pâle et les yeux rouges. ^N'P^de Blindes était encore 
avec la Supérieure lorsque l'amie de Lucie Esnault quitta le 
parloir; elle avait seulement entendu dire, par une autre élève, 
que la pauvre femme paraissait, elle aussi, avoir beaucoup pleuré 
et que la Supérieure la reconduisait en lui tenant les mains et en 
paraissant l'encourager. Le soir, le bruit courait qu'Angèle quit- 
tait la maison. Les bien informées parmi les grandes croyaient 
qu'elle avait été surprise lisant un livre défendu, et rappelaient 
que la sœur Joséphine lui avait dit un jour tout haut « que son 
esprit romanesque et sa dissimulation la perdraient. » Cepen- 
dant elle ne partit pas, et quelques jours après on vit bien qu'elle 
devait rester. Il paraît que l'autorité et l'insistance de l'évêqiie 



764 REVUE DES DEUX MONDES. 

auprès de la Supérieure avaient prévalu sur l'opinion de la sœur 
Joséphine. Angèle acheva donc son année scolaire ; au mois d'août 
elle rentra définitivement à Saint-Gerbold, elle avait dix-sept ans. 

A dater de ce jour, la maison des dames de Blindes changea 
tout à fait: autant elle avait été silencieuse au point que, par 
momens, on l'eût crue déserte, autant elle devint fréquentée, 
presque mondaine, à certains jours bruyante de jeux et de rires. 
Le jeudi dans la journée, le dimanche après les vêpres, les jeunes 
tilles et les jeunes gens y venaient jouer au croquet, alors à 
peine connu en France, aux barres, au volant. Il y avait colla- 
tion; les mères y prenaient part généralement, les pères y appa- 
raissaient quand le permettaient leurs occupations. En hiver, ces 
réunions d'après-midi étaient remplacées par des réceptions du 
soir, d'ailleurs intimes et très simples ; on y venait en toilette du 
jour, on faisait de la musique; quelquefois, mais rarement, on 
organisait une sauterie; le plus souvent, on s'amusait aux jeux 
de salon, aux cartes; si on le voulait, on apportait son ouvrage, 
et vers dix heures et demie tout le monde se retirait. Rose de 
Tallencour, ses cousines, Marie et Marthe de Tallencour, et leur 
frère Barthélémy, Lucie et Joseph Esnault, Marie Langelier, 
étaient les plus assidus; les demoiselles Machepont de Liseville, 
Anatole de Ningèvre, Patrice Blanchard venaient moins régu- 
lièrement, mais Gabrielle de Chérie ne manquait pas une réunion 
pendant les trois mois qu'elle passait à Saint-Gerbold-le-Jeune, 
dans le petit château gothique que ses parens avaient fait con- 
struire sur le bord de la mer; le reste de l'année, elle habitait 
Paris, son père étant capitaine aux Dragons de l'Impératrice. De 
Léon Bonnessy, il n'était pas question dans ce temps-là; interne 
au lycée de Caon, il y préparait son baccalauréat. 

On se demanda curieusement la cause d'un tel changement de 
vie; M"^ de Blindes songeait-elle déjà à marier Angèle? Ce fut 
encore par Lucie Esnault qu'on eut la clef probable de cette 
énigme : il paraît que M""* de Blindes, malgré la confiance qu'elle 
témoignait depuis longtemps au docteur Langelier, avait été con- 
sulter un des premiers médecins de Caen au sujet de la santé 
d'Angèle, et que ce médecin, le docteur Gibert, avait conseillé 
pour la jeune iille une vie très active et beaucoup de distractions. 
De là aussi de petits voyages aux environs de Saint-Gerbold, des 
parties de campagne, des visites aux ruines d'abbayes ou de châ- 
teaux, si bien qu'un jour on avait vu M'"* de Blindes et sa fille, 
avec Gabrielle de Chérie, déjeunant dans une auberge de Saint- 
Valcntin et s'y faisant servir un saladier de crevettes grises et du 
vin blanc, comme c'était la mode parmi les jeunes gens. M"' Es- 



A^GÈLE DE «LINDES. 765 

nault demeura un peu scandalisée, et l'abbé Pernat dut interdire 
à M"* Bonnessy, sa pénitente, de s'indigner trop haut de ce qui, 
après tout, ne la regardait pas. 

Angèle accepta cette nouvelle vie avec sa passivité ordinaire 
où entrait sans doute de l'indifférence. Dans les premiers temps, 
elle parut même y prendre quelque plaisir, et s'en trouver mieux. 
C'étaient surtout les grandes promenades qui lui plaisaient ; un jour, 
elle emportait ses pinceaux pour faire une aquarelle; d'autres fois, 
un simple carnet et un crayon, et elle s'amusait à prendre rapide- 
ment un coin de paysage ou le profil d'un enfant. Mais bientôt 
elle se plaignit d'un peu de fatigue ; au commencement d'une 
partie de campagne ou d'une soirée, elle se montrait empressée 
et presque rieuse; puis, après une heure ou deux, son silence, 
son attitude rêveuse, un léger abaissement des coins de la bouche 
témoignaient de sa lassitude et de son ennui. Sa mère s'aperçut 
que l'aquarelle et les croquis n'étaient le plus souvent qu'un 
prétexte pour s'éloigner ou se taire. Dans cette vie relativement 
de dissipation, Angèle, adulée, admirée, choyée, commença à se 
donner quelques airs d'enfant gâtée ; en même temps elle pâlissait, 
paraissait soulTrir, bien qu'elle affirmât qu'il n'en était rien. 
M""" de Blindes s'inquiéta de nouveau, elle voulut imaginer d'au- 
tres plaisirs. Sa fille déclara que c'était assez et môme trop, que 
quinze mois de ce genre de vie lui avaient fait plus de mal que 
de bien, et qu'elle voulait du repos. On espaça les réceptions; 
pendant un an il n'y eut plus de soirées régulières; seules les 
réunions du dimanche après vêpres ne furent pas interrompues 
pendant l'été. Le reste du temps, Angèle retrouvait son grand 
jardin désert; elle l'aimait, et elle y passait volontiers des heures 
en lecture : le matin sous la charmille, auprès d'un petit autel 
à la Vierge; vers le soir, avant le souper, très souvent sur la 
terrasse qui donnait juste en face de la grande rue, et d'où l'on 
apercevait Saint-Gerbold-le-Jeune, les tourelles en pointe de la 
maison de Chérie, et au delà, la mer. 

Elle sortait peu, si ce n'est pour les visites de charité qui 
n'avaient jamais été négligées, et pour aller voir Rose de Tallen- 
cour, à 5 kilomètres de là, dans l'intérieur des terres, à Ron- 
chy-la-Courte-Herbe, ou bien encore pour se rendre à Marquenay 
chez les Pères de l'Immolation. Bien qu'elle eût pour confesseur 
en titre l'abbé Pernat, elle avait pris l'habitude d'aller trois ou 
quatre fois dans l'année trouver un missionnaire de l'Immola- 
tion, rarement le même deux fois de suite. 

C'est à cette époque, comme elle venait d'achever sa dix- 
neuvième année, que Léon, de treize mois seulement plus âgé 



766 REVUE DES DEUX MONDES. 

qu'elle, la remarqua à la grand'messe et se sentit le cœur pris. 
Il semble qu'il eût dû la voir beaucoup plus tôt : mais les cir- 
constances ne s'y étaient pas prêtées. M'"" Bonnessy aimait peu 
les dames de Blindes, surtout depuis qu'elles avaient inauguré 
leurs réceptions nombreuses ; on échangeait à peine deux visites 
par an, et tant que Léon avait été au lycée, on ne l'avait mené 
que chez quelques amis intimes de loin en loin. Il est vrai que 
pendant les vacances et les dimanches, le jeune homme venait à 
Saint-Gerbold ; mais, d'une humeur sauvage, ayant conservé tard 
les goûts et les manières d'un écolier, il évitait les relations nou- 
velles, passait des journées entières hors du bourg, sur la grève 
ou en pleine campagne, à la chasse et à la pêche. Il se promenait 
en voiture, tantôt seul, tantôt avec un ou deux amis, Albert 
Derue, un camarade de collège, fils d'un ancien officier de marine 
qui habitait le Hêtre-Foligny, ou Barthélémy de Tallencour, bon 
gros garçon, nullement sot, mais un peu simple, qui lui avait 
parlé quelquefois de M"^ Angèle avec admiration, mais sans que 
Léon y prît le moindre intérêt. Même aux offices du dimanche, 
où il aurait dû se rencontrer avec M"'' de Blindes et sa fille, il fut 
longtemps sans les voir; le banc des Bonnessy était le premier 
près de l'autel, et M""" Bonnessy, très rigoureuse dans son forma- 
lisme, craignant toujours d'être en retard, arrivait généralement 
dans l'église la première, entraînant, pressant son mari et son 
fils. Une fois là, Léon, par gêne, absence de curiosité, ou crainte 
de mécontenter sa mère, ne retournait jamais la tête, et quand 
la cérémonie avait pris fin, M""" Bonnessy demeurant en oraison, 
il arrivait que la nef s'était presque vidée lorsqu'elle donnait le 
signal du départ. D'ailleurs Léon était myope, on ne lui permet- 
tait pas encore de porter un lorgnon ; c'est ce qui explique que, 
plus d'une fois, il passa devant la terrasse où s'accoudait Angèle 
sans la voir distinctement. Ses classes terminées, il avait continué 
d'habiter Caen pour faire son droit ; cette année d'étudiant avait 
apporté dans son caractère et ses allures quelque changement. 
C'était maintenant un grand jeune homme, d'une physionomie 
agréable, avec des yeux d'un bleu foncé, des cheveux bruns, une 
petite moustache et de courts favoris arrôt(''s au bas de l'oreille. 
Il se tenait droit, un peu raide dans son veston boutonné, ayant 
plutôt l'air d'un sous-lieutenant en civil que d'un futur avocat. 
Il suivait d'ailleurs fort mal les cours de droit, n'y voyant qu'un 
prétexte pour demeurer une partie de l'année à Caen, où, sans 
faire de folies, il ne menait pas tout à fait une vie d'anachorète. 
Il venait de clore sa première année par un examen piteux, 
mais qui fut jugé suffisant: ses parens n'en demandaient pas 



ANGÈLE DE BLINDES. 767 

davantage. Le premier dimanche qui suivit son entrée à Saint- 
Gerbold, il fut retardé à l'heure de la messe par sa toilette, dont 
il commençait, comme il était naturel, à s'occuper avec plus de 
soin. Malgré les objurgations de M"" Bonnessy, il prit tout le 
temps d'aplatir le nœud de sa cravate et d'assujettir sur son nez 
le binocle qu'on n'avait pu refuser à un étudiant déjà pourvu 
d'un demi-diplôme de bachelier en droit. Le résultat fut qu'il 
arriva seul à l'église, au moment où se faisait la procession inté- 
rieure, et tout juste en même temps que les dames de Blindes; 
il salua et s'effaça pour les laisser passer. Mais comme il fallait, 
avant d'entrer, que le prêtre et les enfans de chœur eussent pris 
le temps de remonter vers l'autel, ces dames sarrêtèrent, et Léon 
eut tout le loisir de contempler Angèle. 

Dès le premier instant il avait, comme on dit, reçu le coup de 
foudre : ému, pâle, il regardait cette belle jeune fdle, élégante de 
forme et d'attitude, de toilette aussi, non par le luxe, mais par le 
goût sobre et la connaissance d'elle-même qu'elle y apportait. 
Ses grands yeux, ses cheveux frisés sous la voilette, l'expression 
sérieuse de son joli visage, la finesse de sa taille, la grâce de sa 
démarche lorsqu'elle entra dans l'église, la manière dont elle 
s'agenouilla à son banc (vers le milieu de la nef à droite) en incli- 
nant sa tête sur ses mains, tout charma Léon au point qu'il 
arriva auprès de sa mère bouleversé, ne sachant plus ce qu'il 
faisait, qu'il ouvrit son livre à la page des vêpres, et à plusieurs 
reprises demeura assis quand il fallait se lever et debout quand 
tout le monde s'asseyait. Ces distractions ne pouvaient manquer 
d'irriter M""^ Bonnessy qui les reprocha vivement à Léon au sortir 
de la messe; il répondit du mieux qu'il put, donna une explication 
quelconque et promit, comme un enfant, de ne plus recommen- 
cer. Mais l'humeur de M""*" Bonnessy persista et s'accrut au cours 
du dîner; d'insignifiantes bévues de Françoise furent relevées 
vertement; le silence de son fils, qui était tout entier à sa vision 
intérieure et qui mangeait à peine, acheva de l'agacer ; M. Bonnessy 
avait l'air pressé de se lever de table. Léon ne pouvait donc plus 
mal choisir son moment pour introduire une question qui devait 
déplaire à ses parens, à savoir son désir de fréquenter la maison 
de Blindes. C'est pourtant ce à quoi il ne manqua pas, car c'était 
un caractère faible, par suite impatient, tenant d'ailleurs de sa 
mère pour l'incapacité de se contenir. 

— Ma mère, j'ai envie d'aller un de ces jours faire visite à 
M""* de Blindes. 

M""* Bonnessy, qui sucrait son café, s'arrêta, la cuiller en 
l'air, regarda son fils et lui répondit d'un ton sec : * 



768 REVUE DES DEUX MONDES. 

— Tu es le maître. 

— Comme vous dites cela, ma mère ! On croirait que mon 
idée vous contrarie. 

— On croirait bien. M""^ de Blindes et sa fille mènent une vie 
qui ne me va pas. 

— Je le veux, ma chère amie, dit alors M. Bonnessy; mais on 
n'est pas obligé d'adopter ou d'approuver les goûts de tous les 
gens chez qui l'on fait visite. S'il plaît à Léon de vivre moins 
retiré, peut-être à son âge cela serait-il plutôt bon que mauvais: 
un jeune homme a besoin de voir un peu le monde et de prendre 
quelques distractions. 

— Qu'il y aille, puisqu'il s'ennuie à la maison! 

C'est tout ce que Léon put obtenir de sa mère ; mais il ne lui 
en fallait pas plus, et le lendemain il se faisait présenter par 
Barthélémy de Tallencour chez M"'^ de Blindes. Invité aux parties 
du dimanche, il y vint plusieurs fois pendant les vacances, et 
bien qu'il eût, jusque-là, manifesté de l'horreur pour tous ces 
jeux, il se mit à les aimer, puisqu'ils étaient le prétexte et la 
condition pour approcher d'Angèle, la voir, l'entendre, respirer 
l'air qu'elle respirait, entrer peu à peu dans sa familiarité. Heureu- 
sement pour Léon, M"'" Bonnessy, immuable dans ses idées, était 
susceptible de changement dans ses sympathies ou antipathies à 
l'égard des personnes : l'abbé Pernat, les Tallencour, M"" Lan- 
gelier lui dirent tant de bien de M""* de Blindes et d'Angèle, celle- 
ci, au cours d'une visite qu'elle lui fit avec sa mère, se montra 
si douce et si simple qu'assez promptement ses mauvaises dispo- 
sitions s'atténuèrent. M"'' de Blindes eut pour elle des attentions, 
des envois de fruits ou de fleurs que les Bonnessy n'avaient pas 
dans leur jardin. M"'" Bonnessy apprit que l'on disait du bien 
d'elle dans la maison de Blindes, et c'était une des choses 
auxquelles elle était le plus sensible. Enfin quand elle sut que, 
pour la fête de l'Assomption, Angèle avait été se confesser au 
Père Loyer à Marquenay, elle dit et répéta que « quand une jeune 
personne s'adressait à un si bon directeur, elle était sauvée. » 
L'abbé Pernat ne fut pas autrement flatte? du propos, mais il 
connaissait M'"" Bonnessy et il en prit son parti. Celle-ci, 
d'ailleurs, n'avait pas tout à fait désarmé; elle blâmait encore de 
temps à autre ces réunions de jeunes gens et de jeunes filles où 
les mères n'assistaient qu'irrégulièrement et d'un peu loin ; et, 
par une absence de logique qui n'était pas rare chez elle, elle 
s'abstenait pourtant d'y jamais mettre les pieds. 

Quand vint la rentrée des cours, Léon montra peu d'empres- 
sement à quitter Saint-Gerbold. H dut cependant s'y résoudre; il 



ANGÈLE DE BLINDES. 7G9 

partit, emportant dans son cœur l'image d'Angèle, la musique 
de sa voix, le souvenir de ses gestes et de ses moindres paroles. 
Mais, comme il arrive souvent à son âge, si réel, si exalté que 
fût son amour, le désir exclusif, précis et complet y manquait : 
son imagination s'arrêtait au rêve de couvrir de baisers ce 
charmant visage et ces jolies mains, d'enlacer cette taille flexible, 
de tenir Angèle sur son cœur, de vivre avec elle, de la voir 
sans cesse. Après quinze jours de mélancolie profonde dans sa 
chambre d'étudiant, Léon, un beau soir, retrouvait Christine, une 
petite dentellière de la rue des Jacobins. 

III 

Il était parti au commencement de novembre, et ne parut à 
Saint-Gerbold que pendant les quelques jours de congé du premier 
de l'an. Il se présenta chez M""'de Blindes sans la trouver et ne 
vit Angèle que de loin, à sa terrasse ou dans la rue, non, il est 
vrai, sans éprouver un grand battement de cœur et sans se dire 
qu'elle était décidément charmante et qu'il avait eu tort de 
l'oublier un peu. Aux vacances de Pâques, les dames de Blindes 
étaient absentes; Léon s'ennuya. Enfin juillet arriva, l'examen 
fut enlevé dans des conditions passables, et le jeune homme 
revint le quinze du mois à Saint-Gerbold, enchanté de fuir 
Christine, qui prenait trop en amitié tous ses amis et qui, depuis 
quelque temps, avancée davantage dans son intimité, révélait 
des sentimens populaires dont se choquait l'éducation bour- 
geoise de Léon. Il se sentait le cœur isolé, il avait besoin d'une 
amie, et voici qu'il évoquait, sans bien les retrouver, les traits 
d'Angèle, le son exact de sa voix, l'expression de son regard, le 
détail des premières rencontres. 

Dès le dimanche, il accourut chez M""' de Blindes. Ces vacances 
furent fort gaies : Angèle était mieux portante, presque rose, 
plus animée ; elle demanda elle-même à sa mère de reprendre les 
réceptions du jeudi ; les deux heures du dimanche, entre les 
vêpres et le souper, c'était vraiment trop court! Cependant, c'est 
alors qu'elle se mit à s'observer davantage, et à la suite de 
quelques propos aigres-doux de Lucie Esnault et de sages 
conseils de Rose de Tallencour, elle prit garde à réprimer chez 
elle tout caprice d'enfant gâtée, toute vanité de jeune fille 
admirée, toute légèreté, même innocente, de parole ou de con- 
duite. Elle était d'une nature fine et méfiante, et elle savait se 
rendre maîtresse d'elle-même dans les petites choses de la vie. 
Dès qu'elle sentit couver quelque inimitié, elle réfléchit, elle^ en 
TOME cxxxv. — 1896. 49 



770 REVUE DES DEUX MONDES. 

comprit les causes, elle en devina les conséquences possibles. Il 
était vrai que cette liberté relative entre jeunes gens et jeunes 
filles, qui paraissait si simple à M"* de Blindes à cause de son 
origine anglaise, pouvait n'être pas approuvée de tous. M"^ Bon- 
nessy et^P^ Esnault signalaient, comme incorrecte, l'habitude de 
se parler les uns aux autres en faisant suivre « Monsieur » ou 
« Mademoiselle » du nom de baptême : « Mademoiselle Angèle », 
<( ^Monsieur Patrice »... Cela n'était pas conforme aux règles, mais 
à peu près inévitable quand on s'interpellait, dans les jeux, pour 
distinguer les sœurs entre elles, et parce que, « Monsieur Bon- 
nessy », par exemple, semblait réservé au père, même absent, et 
que « Monsieur Léon Bonnessy », c'était bien long. Et de fait, 
cette petite chose, et d'autres analogues, permettaient à Saint- 
Gerbold, dans les rapports des jeunes gens entre eux, une fami- 
liarité de forme qui pouvait entraîner peu à peu et rendre plus 
faciles des libertés moins insignifiantes. 

Or, Angèle tenait à se mettre à l'abri de toute critique ; elle 
avait des raisons pour ne pas être indifïérente à l'opinion de 
]y|n,cs Esnault et Bonnessy, D'ailleurs, on était rarement, jeunes 
gens et jeunes filles ensemble, plus de six ou huit; ce nombre 
restreint ne permettait guère les apartés; on se voyait, on 
s'entendait constamment les uns et les autres. M"^ Esnault 
ouvrait les yeux, et M"'" de Tallencour et Langelier, plus larges 
et plus bienveillantes, ne se désintéressaient pas de leurs 
devoirs maternels. Ajoutez à cela que Léon était plutôt 
timide, à coup sûr indécis, et si l'on tient comple en outre du 
respect dont on entourait alors les jeunes filles, on comprendra 
que son amour pour Angèle demeurât ce qu'il y avait de plus 
platonique et de plus silencieux. Il ne vit pas l'occasion de 
l'exprimer, et l'air froid de M"^ de Blindes n'était pas pour 
l'encourager. Habitué à rêver plutôt qu'à penser, reculant par 
nature devant les difficultés, prévoyant que son choix ne plairait 
pas du tout à sa mère, et n'arrivant pas même à se rendre compte 
dos dispositions d' Angèle à son égard, il se laissait bercer au gré 
des imaginations chimériques et du vague sentiment. Mais sa 
passion ne s'en exaltait que plus; et ces entrevues fréquentes, 
cette vie dans le voisinage d' Angèle, agissaient aussi en lui par 
l'habitude si puissante sur les cœurs faibles, fermés et troublés, 
si bien que, dès le commencement du mois d'août, il ne pouvait 
se retenir d'aller chaque matin faire le tour extérieur de la pro- 
priété des dames de Blindes. 

La grande rue de Saint-Gerbold se terminait avec l'église dans 
son cimetière, et le presbytère à gauche, à la rue aux Œul's, qui 



ANCiÈLE DE BLINDES. 771 

la coupait transversalement; en montant la Grand'Rue, on avait 
juste en face la terrasse du jardin de Blindes ; en tournant à 
gauche dans cette rue, on passait devant l'entrée de la propriété, 
la grande grille et une petite à côté pour les piétons; puis on 
longeait le mur de la maison, celui de la remise et de l'écurie, 
et au coin, coupant la rue à angle droit, on trouAoit la route de 
Roncliy-la-Courto-Herbe, Elle suivait le mur sud du jardin, der- 
rière lequel était la charmille, et se perdait dans la campagne en 
circuits, à travers des herbages et des bouquets de bois; mais à 
droite, un chemin, à la rigueur carrossable, la Delle-au-Roux, 
passait derrière la propriété, côté ouest, et il y avait là une petite 
porte blanche donnant sortie du jardin sur la campagne. La Delle- 
au-Roux se prolongeait ensuite une centaine de mètres après le 
jardin de Blindes le long de maisons dhabitation ou d'enclos, et 
il fallait atteindre une sorte de ruelle pour rejoindre, en fermant 
le carré, la rue aux OEufs, ou, plus exactement, la route qui la 
continuait descendant vers la côte. 

Léon partait en général vers neuf heures et faisait lentement 
cette promenade, qui lui prenait environ trois quarts d'heure, 
commençant tantôt par un côté, tantôt par un autre. Un matin, 
dans les premiers jours de septembre, il avait pris à droite dans 
la rue aux OF^ufs, puis par la ruelle, et il longeait, en rêvant, les 
maisons de la Delle-au-Roux, lorsqu'il aperçut, venant par la 
route de Ronchy, la voiture d'Angèle, le panier bas à train rouge 
attelé du petit cheval noir. La jeune fille, qui conduisait elle- 
même selon son habitude, était accompagnée de sa vieille bonne 
Elmire. A la surprise et à la joie de Léon, au lieu de continuer 
tout droit par la route de Ronchy, elle s'engagea dans la Delle- 
au-Roux. et s'arrêta à la porte blanche au moment où lui-même 
allait y arriver. Angèle sauta de voiture; Elmire prit les rênes, 
fit tourner le cheval, et repartit pour rentrer par la rue aux OEufs. 
Léon salua Angèle comme elle mettait la clef dans la serrure, et 
tout en ouvrant la porte, elle lui adressa quelques mots : 

— Vous allez vous promener dans la campagne, monsieur 
Léon ? 

— Non, mademoiselle, je rentre en faisant le tour de votre 
propriété. 

Angèle ne parut pas attacher de signification à ces paroles, qui, 
en efîet, pouvaient n'en avoir aucune. 

— Si vous rentrez, je peux vous abréger le chemin, en vous 
faisant traverser le jardin. 

— Avec grand plaisir, mademoiselle. 

Ils entrèrent, elle referma la porte à clef derrière eux. t 



772 REVCE DES DEUX MONDES. 

Traverser le jardin, c'était bien à dire; mais, comme il n'y 
avait pas d'allée directe pour se rendre à la grille, il fallait con- 
tourner la pelouse et le bassin, et s'engager dans des détours. Léon, 
troublé et ravi, après avoir demandé des nouvelles de M™* de 
Blindes, ne trouvait plus un mot. Heureusement pour lui, Angèle, 
avec aisance, reprit la parole : ^ 

— Je viens de chez Rose de Tallencour, et j'y ai appris une 
nouvelle : M, Anatole de Ningèvre se marie. 

— Ah ! qui épouse-t-il ? 

— Eugénie Rocray. 

— La malheureuse ! s'écria drôlement Léon; le Jeune de Nin- 
gèvre, qui n'était pas beau, ne passait pas non plus pour très 
intelligent. 

Angèle se mit à rire. Cependant ils étaient près de la char- 
mille, et elle vit le regard de Léon s'y diriger : 

— Vous regardez la charmille? Préférez-vous passer par là? — 
Et tous deux entrèrent par une des portes de verdure. 

— Voici, dit Angèle, mon petit oratoire de la Vierge et mon 
banc. — Elle s'arrêta. 

— C'est là que vous venez rêver ? 

— Rêver... et lire. Je lis beaucoup ces temps-ci. 

— Quels livres lisez- vous? 

— Vous êtes bien curieux. 

— Je vous demande pardon. 

— Le crime n'est pas grand... Je lis Vlniitation. 

— Rien qne VI?7îitation'L.. 

— Oh ! non, et elle eut son petit sourire de coin qui lui don- 
nait une expression énigmatique. Je lis aussi des romans , Dav id 
Copprr/if'id, des vers... Tenez, ceci. 

Elle prit sur le rebord de l'autel un livre, en mauvais état 
en effet, comme les volumes qui ont beaucoup servi. 
Léon lut le titre à haute voix : 

— Les Poésies de M'"" Desbordes-Valmore . Est-ce joli? 

— Joli ! dites que c'est beau, c'est de la passion pure ! 

— Vous n'avez jamais lu ces vers? 

— Jamais. 

— Voulez-vous emporter le volume? vous le lirez, et vous 
me direz si j'ai raison d'en faire mon livre préféré. 

— Merci, je le prends avec plaisir, je vous le rapporterai dans 
quelques jours. 

— Ne vous pressez pas, je puis m'en passer, j'en sais les trois 
quarts par cœur. 

Léon la regardait; il était seul avec elle, tout près d'elle, il 



ANGÈLE DE BLINDES. 773 

lui sembla qu'il ne l'avait jamais vue ; ses yeux se fixaient sur la 
nuque et les bras de la jeune fille, il la touchait presque, il res- 
pirait son parfum; et brusquement sa passion, qui jusque-là ne 
s'adressait qu'à la forme, s'en prit à la chair, et devint aiguë et con- 
sciente. Il se taisait, ouvrant et refermant le livre machinalement. 

— A présent, si vous le voulez bien, je vais vous reconduire. 
Ils échangèrent encore quelques phrases, mais Angèle parlait 

moins et marchait plus vite, de sorte qu'ils se trouvèrent promp- 
tement devant la maison, dans un endroit oîi une jeune bonne 
était occupée à laver. 

— Geneviève, ma mère est-elle levée? 

— Madame est levée, mademoiselle, mais elle n'est pas encore 
descendue. 

— Vous voudrez bien lui présenter mes hommages, dit Léon 
en se dirigeant vers la petite grille; du reste je viendrai demain. 
— Le lendemain était un jeudi. 

Elle l'accompagna, et lui ouvrit la porte : 

— Vous voilà presque chez vous. 

— Grâce à vous, mademoiselle, je vous remercie. 

Il descendit la grande rue d'un pas léger, le cœur débordant 
de joie, fier, enivré... de quoi? Il ne savait au juste. Venait-il 
d'un rendez-vous d'amour? Non. Angèle avait-elle donc dit ou 
fait quoi que ce soit qui l'autorisât à se croire aimé? Non encore. 
Et lui, avait-il seulement profité d'une circonstance aussi rare, 
aussi favorable, pourlui parler, pour lui faire comprendre l'étendue, 
l'emportement de sa passion ? Pas davantage. Mais il avait été 
seul avec elle ; mais, à part les premiers et les derniers mots, ils 
ne s'étaient pas dit une fois <■ monsieur » et « mademoiselle » ; 
mais elle lui avait fait voir un de ses coins préférés, elle lui avait 
prêté un livre qu'elle aimait; mais, surtout, il voyait plus clair 
dans ses propres sentimens, il l'aimait, non plus en rêveur mélan- 
colique, en adolescent désœuvré, mais en homme qui la voulait 
pour femme; il la désirait, il l'aurait peut-être... il se sentait 
plein de décision et d'espérance, il ne se reconnaissait plus. 

Il monta à sa chambre, en enjambant les marches et en fre- 
donnant; il se jeta dans un fauteuil, ouvrit le livre, tomba sur 
d'admirables vers qu'Angôle avait marqués d'une croix au crayon 
en marge ; il en lut quelques-uns, referma le volume, se mit à la 
fenêtre, et devant un ciel plein de soleil, se remémora tous les 
incidens de la matinée, depuis le moment où la petite voiture 
avait paru sur la route de Ronchy jusqu'à celui où Angèle, avec 
une légère et si gracieuse inclination de tête, avait ouvert la grille 
en lui disant : « Vous voilà presque chez vous. » f 



774 REVUE DES DEUX MONDES. 

On l'appela pour le dîner; il était déjà midi! 

— Une nouvelle, ma mère. 

— Quoi donc? 

— Anatole de Ningèvre se marie. 

— Allons donc, un enfant 1 

— Mais non, il a vingt-quatre ans. 

— Gela te paraît vieux, dit en riant M, Bonnessy. 

— Qui te la dit? reprit M™" Bonnessy. 
Léon se troubla : 

— Tout le monde le sait; j'ai rencontré ce matin le docteur 
Langelier, Patrice, M. le curé. — Et cela était vrai, mais il ne 
leur avait pas parlé. — Anatole épouse M"^ Rocray, laînée. 

— Il n'a pas mal choisi, dit M"" Bonnessy; mais cela n'a pas le 
sens commun de se marier à vingt-quatre ans. 

Ces paroles tombèrent comme une douche d'eau froide sur 
l'enthousiasme de Léon : il connaissait sa mère, il savait quelle 
fermeté, quelle obstination elle apportait dans ses idées. Il se rap- 
pela tout à coup lavoir entendue plusieurs fois, en un temps où 
il lui importait peu, blâmer toute union où le mari n'avait pas à 
peu près la trentaine et au moins six à sept ans de plus que sa 
femme. Sans doute il se sentait décidé pour l'avenir, il comptait 
bien, le jour venu, donner ses raisons, convaincre sa mère quant 
au choix qu'il avait fait, en appeler à sa tendresse; mais, même 
en cas de succès, il voyait surgir l'inévitable condition d'un long 
délai : il n'avait que vingt-trois ans ; si on le laissait se marier à 
vingt-cinq, ce serait tout... Attendre deux ans... oh! non, et le 
pauvre garçon se pencha sur son assiette, s'etTorçant de dissimu- 
ler son subit désespoir après sa courte joie. Si encore il s'agis- 
sait d'attendre! Mais Angèle se marierait d'ici là. Que faire? 
auprès de ([ui s'inspirer? Il n'était pas de ces âmes fortes qui ne 
délibèrent qu'avec elles-mêmes; il avait besoin de l'opinion des 
autres, d'encouragement, de partage de la responsabilité. 

Le repas terminé, il fit atteler son tilbury et s'en alla au grand 
trot vers le Hêtre-Foligny ; il voulait voir Albert Derue et lui 
demander conseil. Puis, à mi-route, par scrupule et par prudence 
il y renonça, tourna bride et instinctivement prit la route de 
Ronchy ; il refit une partie du trajet qu'Angèle avait fait le matin. 
Il renonça alors à classer ses idées, à combiner des projets qui 
tous, après un moment, lui apparaissaient détestables, il ferma 
les yeux à l'avenir menaçant, il se tourna vers le passé qui sou- 
riait, il se remit à rêver, à refaire avec elle la promenade mati- 
Male à travers le jardin. Il aimait, il était peut-être aimé... Aimé 
d'Ange le?... Etait-ce possible?... Il passa en revue les jeunes 



ANGÈLE DE BLINDES. 775 

gens qui l'approchaient. Ningèvre se marie, et d'ailleurs, pensa- 
t-il, il n'a jamais pu être question de lui. Barthélémy .' Elle le 
traite en enfant. Joseph? je vois bien qu'elle ne peut soutTrir sa 
mère et sa sœur, et qu'elle est enchantée quand les Esnault ne 
viennent pas. Reste Patrice... Tiens, Patrice, c'est vrai; il est 
bien ; il passe pour s'amuser, ce qui parfois ne nuit pas auprès 
d'une femme... Auprès d'une femme, soit; mais auprès d'une 
jeune fille? surtout d'Angèle qui est à la fois si douce et si sévère! 
Je n'ai jamais rien remarqué... Pais, Patrice ne paraît pas du tout 
songer à se marier, il n'en prend pas le chemin. C'est un brave 
garçon, franc... Non, je ne me figure pas Angèle avec quelqu'un 
d'entre eux comme elle a été avec moi ce matin. Mais qu'a-t-elle 
donc fait, qu'a-t-elle dit pour que je m'imagine lui plaire? Je 
rêve, je suis insensé, le mieux est d'espérer qu'elle n'aime per- 
sonne... et d'essayer de me faire aimer. Si j'y réussissais, quelle 
force pour la lutte contre les idées de ma mère!... Ah! si Angèle 
m'aimait, je soulèverais le monde. Il faut que je voie clair, il faut 
que je connaisse ses sentimens; si elle m'aime, si je le sais, c'est 
alors que j'entreprendrai de vaincre la résistance de ma famille. 
Si, au contraire, elle me repousse, à quoi bon me lancer dans des 
discussions avec mes parens, engager une campagne pénible et 
sans but, puisque le refus d'Angèle rendrait la victoire inutile? 

Léon oubliait qu'il est mal d'apporter le trouble dans le cœur 
d'une jeune fille sans être sûr de pouvoir demander sa main. Le 
plan qu'il adoptait lui convenait doublement parce qu'il lui offrait 
la perspective d'une aventure d'amour et lui permettait de tour- 
ner le dos, momentanément, aux difficultés et aux ennuis. Il se 
promit de chercher, dès le lendemai-n, l'occasion de s'ouvrir à 
Angèle et de pénétrer les sentimens qu'elle pouvait avoir pour 
lui... sans se demander s'il ne venait pas de manquer cette occa- 
sion le matin même. 

Il ne tarda pas à s'apercevoir que le rêve et l'action ne sont 
-pas une môme chose, et qu'on ne dispose pas des personnes et des 
événemens dans la réalité comme on le fait en imagination. En 
vain essaya-t-il, à propos des vers de M""^ Valmore, d'avoir avec 
W^^ de Blindes une conversation de sentiment ; en vain alla-t-il 
jusqu'à hasarder quelques phrases à double entente qui ressem- 
blaient à des déclarations : paroles, regards, empressement autour 
d'elle, rien ne paraissait être remarqué de la jeune fille. Il 
n'aboutit qu'à deux résultats : la conviction qu'il était indillerent 
à Angèle, qu'elle lui parlait sur le même ton qu'à tous les autres 
et ne le traitait pas autrement; et l'éveil donné à Patrice qui lui 
demanda en riant, un jour qu'ils sortaient ensemble de cjiez 



776 REVUE DES DEUX MONDES. 

M""* de Blindes : « Est-ce que tu es amoureux d'Angèle ? » Léon 
répondit en riant aussi, mais non sans rougir légèrement, qu'il 
était amoureux de toutes les femmes, comme Gabrielle de Chérie de 
tous les hommes. Il demeura très contrarié, et se mit à réfléchir 
sur l'imprudence de sa conduite. Brusquement, comme il faisait 
toute chose, il affecta la froideur vis-à-vis d'Angèle. 

Cependant, on était au commencement d'octobre et la rentrée 
des cours approchait. Un dimanche soir, comme la partie de cartes 
venait de lînir, qu'on prenait le thé et que quelques personnes 
déjà s'apprêtaient au départ, Léon, debout contre la cheminée, en 
pleine lumière des lampes, causait avec M"'" de Blindes; le hasard, 
ou une vague sensation qu'on le regardait, lui fit tout à coup tour- 
ner les yeux vers le fond du salon : il vit les grands yeux noirs 
d'Angèle dirigés sur lui avec une fixité singulière. Elle les détourna» 
les baissa aussitôt, et se rapprochant de la table s'occupa à conti- 
nuer de servir le thé. Léon rentra fort perplexe : le regard d'Angèle 
le poursuivait, il s'en demandait la signification. S'il avait été plus 
expérimenté et, dans la circonstance, plus désintéressé, il y eût 
reconnu une curiosité grave qui était pour lui du meilleur augure : 
nous regardons ainsi les personnes que nous croyons devoir jouer 
un rôle dans notre destinée et que, à cause de cela, nous voudrions 
connaître bien. 

Comme tous ceux qui aiment, Léon ne demandait qu'à croire 
son amour partagé. Il retomba dans l'incertitude, ce qui fit qu'il 
remonta bien vite vers lespérance. Il continuait ses promenades 
matinales autour de la maison de Blindes. Trois semaines avant 
son départ, qu'il voyait approcher avec etïroi, il suivait la Delle- 
au-Boux, lorsqu'en passant devant la porte du jardin il s'aperçut 
qu'elle était entr'ou verte. Instinctivement, il s'arrêta, poussa la 
porte, entra. Une fois dans l'allée de tilleuls qui longeait le mur 
il fut pris d'inquiétude, mais Angèle était sans doute là, seule,, 
sous la charmille; il se sentit attiré comme par un aimant, et il 
avançait toujours, se demandant quel personnage il ferait s'il ren- 
contrait quelqu'un de la maison. Justement il aperçut le jardinier 
qui bêchait, mais le dos tourné et à une cinquantaine de mètres 
sur la gauche : « Suis-je sot, pensa-t-il, je dirai au besoin que je 
viens chercher des boutures; de quelle plante? peu importe. Peut- 
être je passerai pour indiscret, mais ce sera une explication. » En 
même temps il se hâtait et se plaisait à refaire exactement le tra- 
jet qu'il avait fait avec Angèle il y avait six semaines. Cette idée 
d'amoureux le servit, car il lui dut d'entrer sous la charmille par 
la baie qui donnait en face de l'autel à la Vierge, tout près du banc, 
de sorte qu' Angèle surprise ne pouvait éviter la rencontre. Si elle 



ANGÈLF-: DE BLINDES. / i i 

eût VU Léon venir de loin, il était à penser qu'elle ne se fût sans 
doute pas enfuie, mais au moins aurait-elle eu le loisir de réfléchir 
à l'attitude qu'il convenait de prendre, et de préparer un accueil 
bref et circonspect. 

— Vous ici! 

— Oui, moi, parce que j'espérais vous y trouver, mademoi- 
selle. 

— Mais comment êtes-vous entré, sous quel prétexte? reprit- 
elle, évidemment ne sachant pas très bien ce qu'elle disait, et 
parlant vite pour agir, pour se donner le temps de comprendre, 
de s'assurer des intentions de Léon, de prendre un parti. 

— La porte de la Delle-au-Roux était entr'ouverte; je n'ai pu 
résister au désir d'entrer, de vous voir, de vous parler. 

— C'est le jardinier qui ne l'a pas refermée... Il a eu tort. 

— Je vous remercie, ce que vous dites là n'est pas très ai- 
mable pour moi. 

Elle essaya de sourire, puis se levant tout à coup et chan- 
geant de ton : 

— Et ce que vous faites, vous, est très mal pour moi. 

Elle était devenue pâle; de petites perles de sueur brillaient 
sur ses tem.pes, et ses yeux se voilèrent; elle se rassit, ou plutôt 
se laissa retomber sur le banc. Léon s'était attendu à tout, excepté 
à une scène de cette nature : allait-elle avoir une syncope? Il 
s'approcha, lui prit une main qu'elle abandonna comme incon- 
sciente, et il s'assit auprès d'elle : 

— Vous êtes souff"rante?... Qu'avez- vous? 

— Rien, dit-elle en retirant sa main de celle du jeune 
homme et en se redressant un peu, rien, c'est passé; mais laissez- 
moi, ahl laissez-moi, je vous en prie... Repartez par où vous 
êtes venu, je vais rejoindre ma mère. 

Léon se leva; mais il ne pouvait se décider à s'éloigner : 

— Mademoiselle, pardonnez-moi... un mot seulement... 

— Je ne vous savais pas méchant ; vous voyez bien pourtant 
que je soufl"re. 

— Et moi je souff're aussi, depuis des mois, depuis plus d'un 
an, depuis le jour où je vous ai vue à l'entrée de l'église, un 
dimanche matin... Vous ne vous en souvenez pas, vous... Made- 
moiselle Angèle, je vous en supplie, il faut que vous m'écoutiez. 
J'ai quelque chose de grave à vous dire, j'ai besoin de votre avis, 
de votre approbation... vous savez bien que je vous aime. 

Elle demeurait impassible. 

— Quelques minutes d'entretien, continua-t-il, elles sont 
nécessaires. Ce sera la première et la dernière fois. , 



778 REVUE DES DEUX MONDES. 

— Eh bien, soit, dit-elle tout à coup, mais pas ici. Après- 
demain je vais à Saint-Gerbold-le-Jeune passer la matinée avec 
Gabrielle de Gliérié ; Elmire doit m'y laisser. Gabrielle se baignera ; 
je l'attendrai seule sur la plage, trouvez-vous là à onze heures. Il 
n'y aura rien d'extraordinaire à ce que vous veniez me saluer et 
causer un instant avec moi. Mais, comme vous le dites, ce sera 
la seule fois. 

Il voulut la remercier, mais elle le quitta et partit vers la 
maison sans se retourner. Léon la suivit des yeux un instant, 
prit par la charmille et l'allée de tilleuls au ras du mur, en hâte, 
comme un voleur. (( Pourvu, pensait-il au milieu de sa joie, 
pourvu que le jardinier n'ait pas refermé la porte ! » Elle était 
encore ouverte, il n'y avait personne dans la Delle-au-Roux, et il 
rentra chez lui prestement. 

Il était dans une telle ivresse de cœur qu'il ne voyait plus 
rien qu'Angèle, la charmillepu la plage de Saint-Gerbold-le-Jeune, 
qu'il se répétait sans cesse ce qu'ils s'étaient dit ou qu'il imaginait 
pour le surlendemain les plus délicieuses et les plus absurdes 
conversations, qui d'ailleurs ne se ressemblaient qu'en un point, 
c'est que toutes revenaient à dire : « Je vous aime. » Le temps lui 
paraissait interminable; il tirait sa montre de sa poche dix fois 
par heure, calculant à cinq minutes près quel délai le séparait de 
l'instant du rendez-vous. Cet instant arriva, comme tout autre. 

Léon, pâle et tâchant de maîtriser son émotion, était sur la 
plage depuis un quart d'heure quand il vit venir les deux jeunes 
filles. Les choses se passèrent ainsi qu'Angèle les avait prévues. 
M"^ de Chérie les quitta pour prendre son bain, et tous deux ils 
restèrent seuls, Angèle assise sur un pliant à distance en avant 
de la cabine, tout près du flot, et Léon debout à côté d'elle. A 
leur gauche, mais assez loin, il y avait quelques personnes, une 
famille de Valognes, une autre de Paris qui avaient prolongé 
leur saison, et quelques pêcheurs ou marins. M""^ et jNf ^ Lange- 
lier, qui se trouvaient à Saint-Gerbold-le-Jeune ce matin-là, 
venaient de quitter la grève. On était donc fort bien pour que les 
paroles ne fussent pas entendues, mais trop en vue pour que 
l'entretien prît un tour passionné qui se serait inévitablement 
trahi par l'attitude et les gestes. Léon en conçut de la gêne, et ne 
retrouva plus les belles phrases, d'ailleurs touchantes par leur 
sincérité, qu'il avait préparées en si grand nombre depuis qua- 
rante-huit heures. L'air froid et l'aisance d'Angèle achevèrent de 
le dc'concerter. Il commença par lui demander si elle n'était plus 
souHriuitc, il s'embrouilla, il se sentit pitoyable. Ce fut elle qui 
l'interrompit et le ramena : 



A^GÈLE DE BLINDES . 779 

— Est-ce là tout ce que vous avez à me dire? Je vous rap- 
pelle, Monsieur Léon, que cet entretien est le seul de ce genre que 
je vous aie promis. Vous l'avez obtenu en m'allirmant que vous 
aviez à me communiquer quelque chose de grave où mon avis, 
mon approbation, je crois, devaient vous être de quelque secours. 

— Mademoiselle, vous savez que je vous aime... 

— Oui, parce que vous me l'avez dit. — Et le petit sourire 
ironique lui revint au coin des lèvres. 

— 11 est vrai que je n'ai eu jusqu'ici aucune occasion de vous 
le prouver; je ne suis rien, un étudiant, un enfant, n'est-ce pas? 
Mais, dans quelques mois j'aurai terminé mes études. Je pourrai 
m'établir comme avocat à Caen, où rester à Saint-Gerbold, en 
tout cas... 

— Monsieur Léon, c'est à ma mère qu'il faut dire ou faire dire 
ces choses-là; je ne comprends pas... 

— Vous comprenez fort bien ! s'écria Léon avec une rage 
soudaine. 

Elle leva vers lui ses grands yeux affligés, et lui dit douce- 
ment : 

— Oui, jo comprends : nous sommes presque du même âge; 
avant que le temps soit venu de vous marier, je serai déjà une 
vieille fille. D'ailleurs, jo ne plais pas à votre mère. Vous m'aimez 
ou vous croyez m'aimer; et, alors que notre mariage est impos- 
sible, vous n'avez pas le courage de renoncer à votre rêve. 
N'est-ce pas là ce que vous pensez, ce que vous cherchiez à me 
dire, ce que vous ne saviez comment exprimer? Vous voyez bien 
que je comprends. 

— Comment! ne pas vous aimer? s'écria Léon. Oh! je vous 
en prie, je vous en prie, permettez-le-moi. Non, les obstacles 
ne sont pas si grands. Ne dites pas que vous ne plaisez point à 
ma mère, vous vous trompez. L'âge? nous avons grandi ensem- 
ble, nous vivrons, nous vieillirons ensemble... si vous le voulez. 
Vous, vieille fille?... Hélas! vous vous marierez sans doute avant 
un an, et quand je reviendrai... 

Elle l'arrêta d'un geste de la main et dit simplement : 
^ Je ne me marierai pas. 

Il se tut. Leurs regards se rencontrèrent; la joie éclatait dans 
les yeux de Léon, mais ceux d'Angôle étaient graves. 

— Vous faut-il davantage? reprit-elle après un moment. 

— Que vous êtes bonne, et comme je vous aime! 
Gabrielle sortait de la mer en courant : 

— Eh! dites donc, là-bas, vous êtes bien occupés! Vous ne 
me demandez seulement pas si l'eau est chaude ou froide. 



780 REVUE DES DEUX MONDES. 

— Mademoiselle, lui dit Léon, vous nagez admirablement. 

— Comme je fais tout, cher monsieur. — Et elle entra dans 

la cabine. 

— N'oubliez pas, reprit Angèle quand Gabrielle eut disparu, 
que d'ici huit mois, je ne vous accorderai aucune permission de 
me parler ainsi en particulier, que je ne vous en accorderai même 
plus jamais, que je vous recommande la prudence, et que j attends 
de votre réserve la preuve que vous m'aimez vraiment. 

— Vous m'avez donné le courage qui me manquait; je suis à 
vous, à vous seule pour la vie entière, jo vous aime et je vous 
remercie... 

Elle se leva, plia son siège et se mit à marcher le long de la 
mer vers l'endroit où il y avait du monde. Ils ne tinrent plus que 
quelques propos insignifians, et lorsque Gabrielle les eut rejoints, 
ils remontèrent vers la maison de Chérie, où Léon quitta les deux 
jeunes filles. 

IV 

Pendant cette troisième année de ses études de droit, la vie 
de Léon fut plus laborieuse et plus recueillie; à son arrivée à 
Caen, il avait appris que Christine était partie pour le Havre, et 
il ne songea pas à la remplacer. Son amour pour Angèle, qui du 
rêve avait passé au désir, à présent était entré dans une nouvelle 
et décisive période : il s'était enrichi d'aflection, de gratitude et 
d'espérance. Il y avait entre eux désormais le double lien des 
souvenirs et des projets communs. Léon vivait de la pensée 
d' Angèle; elle était devenue pour lui l'amie silencieuse et douce; 
déjà il se sentait envers elle des devoirs. Il était aussi plus patient, 
parce qu'il était plus fort : si l'avenir demeurait incertain, le 
passé lui offrait un appui ; son cœur était fixé. 

Un seul incident vint le troubler pendant quelques jours. 

Un soir, il se trouvait au café avec Patrice, qui venait souvent 
à Caen, lorsque entra un officier des lanciers de la Garde, en tenue 
de ville, habit bleu de ciel à la française, pantalon rouge à 
bande d'or, l'épée, et le bicorne porté en frégate; bel homme, 
large d'épaules, le visage aimable et franc, les cheveux d'un blond 
tirant au roux, ramenés au-dessus de loreille, l'impériale et la 
moustache en pointe. En voyant Patrice, il vint à lui et lui serra 
la main; puis, quelques mots échangés, il alla s'asseoir à une 
autre table. 

— Tu as de belles relations dans l'armée, dit Léon à son ami ; 
qu'est-ce donc que cet officier ? 



AKGÈLE DE BLINDES. 781 

— Un cousin des Liseville,un Machepont d'Anet, de passage 
dans le pays et qui vient justement de Saint-Gerbold ; on a parlé 
de son mariage avecIVr''' de Blindes. 

Léon ne put retenir un mouvement. 

— Ne te chagrine pas, mon ami, reprit Patrice; j'ai dit : on 
a parlé. Si tu te bouleverses chaque fois qu'il sera question d'un 
mariage pour Angèle, tu risques d'être souvent malade... jusqu'au 
jour où elle se mariera en eliet, et où cela sera encore bien pis. 

— Puisque tu as deviné mon amour, Patrice, je t'en prie, 
garde-moi le secret. 

— Entendu, mon vieux; par moi on ne saura rien; mais je 
crains que ton secret ne tarde pas à devenir celui de la comédie. 

Lorsque Léon vit Angèle, aux vacances de Pâques, il saisit, 
au milieu d'une partie de croquet, loccasion de lui dire quelques 
mots : 

— Est-ce vrai? Vous vous mariez?... M. Machepont, un offi- 
cier? 

Elle ne répondit pas tout d'abord, et continua de jouer; mais 
le hasard lavant de nouveau rapprochée de Léon, elle lui dit ra- 
pidement, avec des yeux pleins de reproche et de tristesse : 

— Alors, ma parole ne vous suffit pas? 
Il la remercia d'un regard. 

Au commencement du mois d'août, Léon revint tout heureux 
à Saint-Gerbold; il avait obtenu son diplôme de licencié dans des 
conditions honorables, et ce succès lui inspirait de la confiance 
pour la campagne qu'il allait entreprendre afin d'obtenir de ses 
parens la permission de demander la main d'Angèle. Quelle 
ne fut pas sa surprise, lorsque passant dans la rue aux OEufs par 
laquelle on arrivait de Caen, il aperçut devant la grille de la mai- 
son de Blindes un omnibus sur lequel on chargeait des caisses. Il 
apprit en effet qu'Angèle et sa mère partaient pour l'Angleterre. 
Une tante de M"^ de Blindes, que celle-ci avait toujours beaucoup 
aimée, parce qu'elle était la seule personne de sa famille qui lui 
eût pardonné son mariage, était très malade et avait exprimé le 
désir de voir sa nièce avant de mourir. Ce séjour à Cantorbéry 
se prolongea longtemps, La vieille dame vécut encore près d'un 
mois; elle avait laissé sa fortune, d'ailleurs assez obérée, à sa 
nièce; la loi anglaise exige de très longues formalités pour la dé- 
livrance d'une succession à une personne fixée en pays étranger. 
M""^ et ]\f' ^ de Blindes ne revinrent à Saint-Gerbold que vers le 
milieu de décembre. Léon, qui n'avait eu que de rares nouvelles 
par les Tallencour (de Ronchy) ou les Langelier, se hâta d'aller 



782 REVUE DES DEUX MONDES. 

faire visite. Angèle, un peu pâlie, était charmante dans son demi- 
deuil. Elle avait appris l'anglais, elle rapportait des aquarelles et 
des dessins, elle avait des histoires de voyage à raconter, elle se di- 
sait et se laissait voir si heureuse d'être de retour à Saint-Gerbold. 
La tendresse de Léon s'accrut encore ; il l'aimait, et il l'admirait. 
Le moment était venu de faire une tentative auprès de ses 
parens. Il prit un détour, et au lieu de parler de suite de ses 
projets de mariage, il aborda la question de carrière : 

— Ma mère, que diriez-vous de me voir m'établir comme 
avocat à Caen ? 

— Pourquoi ne resterais-tu pas tout simplement ici en toccu- 
pant d'administrer nos propriétés, besogne qui commence à fati- 
guer ton père, et qui, du reste, n'a jamais été dans ses goûts? 

— Mais parce que vous-même, ma mère, vous vous en ac- 
quittez fort bien, beaucoup mieux que je ne saurais le faire. 

— J'y suis forcée, mais je ne demanderais qu'à en être dé- 
chargée. Je le répète, je ne vois pas pourquoi tu songes tout à 
coup à nous quitter; jusqu'ici tu ne paraissais pas t'ennuyer; il 
me semble que tu es toujours occupé à une chose ou à une autre, 
que tu te promènes beaucoup, que tu vois du monde. Qu'est-ce 
qui te manque ? 

— Rien, ma mère, pour l'instant. Mais il faut songer à 
l'avenir. 

— A l'avenir? Quel avenir? Ta situation est assurée ; nous te 
laisserons une jolie fortune. Si les mille francs que nous te don- 
nons pour ta toilette et tes menus plaisirs ne te suffisent pas, il 
vaut mieux le dire... 

— Pardon, ma mère, ils me suffisent très amplement, et je 
vous remercie, mou père et vous, de ce que vous faites pour moi ; 
mais je pense à demain. Le jour où je me marierai... 

— Le jour où tu te marieras, tu auras une pension de trois 
mille francs, qui, jointe à ce que t'apportera ta femme, vous per- 
mettra de vivre à l'aise et même de faire une figure très hono- 
rable; car je suppose que tu n'as pas l'intention d'épouser une 
jeune fille sans dot. 

— Non certes, ma mère, s'empressa de dire Léon, qui jus- 
que-là n'avait jamais songé à ladot d'Angèle, mais qui se réjouit 
à ce moment de penser que cette dot devait être belle, puisque 
cela était de nature à faciliter leur union. Non certes; vous 
m'avez appris à tenir la question d'argent pour secondaire, à la 
mettre à sa vraie place, mais cependant à ne pas la mépriser à 
cause d'un bien-être désirable, de l'indépendance et de la dignité. 

— Bravo ! ce que tu dis est plein de sens. Mais, si une pro- 



ANGÈLE DE BLINDES. 783 

i'ession ne t'esl pas nécessaire pour vivre, pourquoi veux-tu nous 
quitter? Ton départ, mon cher enfant, ferait un grand vide au 
foyer. 

Léon fut attendri, des larmes lui vinrent aux yeux et il se 
leva pour embrasser sa mère. En même temps, un peu de ruse se 
mêlant à son émotion sincère, il pensa que la circonstance était 
favorable pour risquer l'aveu de ses sentimens et de ses in- 
tentions : 

— Ma chère mère, non, je n'ai pas envie de vous quitter; je 
veux plutôt, quand je me marierai, habiter Saint-Gerbold afin 
d'être toujours auprès de vous; et je dois vous dire que je désire 
me marier de bonne heure. 

— De bonne heure, de bonne heure ! avant trente ans? 

— Oh ! oui, bien avant. 

— A vingt-six ou vingt-sept ans, si tu le veux ; plus tôt, cela 
n'est pas raisonnable... à aucun point de vue. C'est même bien 
jeune déjà. Mets que tu épouses une jeune fille d'une vingtaine 
d'années; on ne peut sensément marier une jeune personne 
avant qu'elle ait vingt ans, que son tempérament ne soit formé, 
qu'elle ne soit en état de résister aux dures épreuves de la mater- 
nité. Gela ne fera que six à sept ans entre vous, c'est le moins. 

— Je reconnais, ma mère, combien ce que vous dites est 
juste en général. Mais il y a en tout des exceptions : supposez que 
je me prenne d'affection pour une jeune fille bien élevée, sé- 
rieuse, instruite, pieuse, jolie, riche même si vous voulez, que 
j'aie des chances d'être agréé par elle, faudra-t-il que j'y renonce 
parce qu'elle aurait, par exemple, vingt et un ou vingt-deux ans, 
et moi... 

Il allait dire : <( et moi vingt-trois » ; mais M""" Bonnessy l'in- 
terrompit impétueusement : 

— Tu trouverais tout cela réuni, mon enfant, que, s'il n'y 
avait entre vous que quatre ans, elle en comptant vingt-deux et 
toi vingt-six, je suppose, il y aurait encore beaucoup à hésiter... 
Même, il vaudrait mieux renoncer. La femme vieillit bien plus 
vite que Thomme. Comment! à cinquante ans, quand tu serais 
jeune encore, tout au moins dans la force de l'âge, ta femme en 
aurait quarante-six! Ce serait déjà une vieille femme. Ne me 
parle pas d'idées pareilles... Ta future femme, à l'heure qu'il est, 
est une enfant, elle a douze ou treize ans, nous ne la connaissons 
pas, nous la chercherons dans quelques années. Je pense que tu 
ne vas pas t'éprendre de quelqu'une de ces jeunes filles que tu 
vois chez M°'^ de Blindes, qui passent leur vie dans le monde, et 
qui feront de tristes femmes. ^ 



784 REVUE DES DEUX MONDES. 

— Vous êtes bien sévère, ma mère; je vous ai entendue 
souvent dire beaucoup de bien de Marie de ïallencour. 

— En serais-tu amoureux? 

— Oh! non, non du tout, mais... 

— Nous sommes d'accord pour Marie de Tallencour; Lucie 
Esnault est bien aussi. 

— Vous trouvez? Elle ne me plaît guère, je vous l'avoue. 

— C'est pourtant tout ce qu'il y a de convenable dans ce 
monde; les autres, M"^ de Blindes la première... 

A ce moment, Léon, sentant que sa mère allait exprimer une 
opinion défavorable sur Angèle, fut pris d'une de ces peurs 
folles, irraisonnées, qui ne nous laissent plus qu'une idée fixe, 
celle de fuir à tout prix le danger. L'empêcher de dire un mot 
de plus, il ne vit que cela, et il l'interrompit en se levant : 

— Si "SOUS le permettez, ma mère, nous en reparlerons un 
autre jour; il fait beau... je vous embrasse, et je vais faire un 
tour du côté de la mer. 

Et il sortit précipitamment. 

Une fois en route vers les régions désertes de la côte, Léon se Ja 
ressaisit peu à peu et mesura la situation avec un sang-froid ■ 
tardif qui lui en découvrit l'inextricable difficulté et qui le jeta " 
dans une tristesse profonde. Non. le caractère entier de sa mère, 
ou ses idées étroites, n'étaient pas les pires obstacles : avec de la 
tendresse et de la patience il pouvait espérer d'en venir à bout, 
il pouvait au moins l'essayer. Non plus, sa propre faiblesse, sa 
timidité, son indécision : il se sentait cette fois capable de 
volonté; l'intérêt de son amour et son devoir vis-à-vis d'Ançrèle 
le pressaient trop pour ne pas lui donner des forces. Mais il 
commençait d'entrevoir, sinon la part de vérité contenue dans les 
idées de ses parens, du moins que ces idées étaient celles de tout 
un monde et que la résistance de sa mère s'appuierait sur la 
conviction d'un devoir à remplir; et, de son côté, quand il 
songeait au froid qui lui avait envahi le cœur à la simple crainte 
d'entendre dire un mot contre Angèle, il comprit combien son 
caractère impressionnable, la violence de ses sentimens, le 
trouble de son âme. le rendaient impropre à mener habilement 
une entreprise aussi délicate. Ce n'était pas l'énergie, ce n'était 
même pas une certaine adresse qui lui manquait; c'était le 
calme. En tout cas, quelle qu'en fût la cause, il venait de subir 
un premier échec dont les inconvéniens étaient de reculer l'expli- 
cation nécessiiire et de diminuer sa confiance en lui-même. Le 
besoin de confession, naturel à l'amour, lui donna le désir 
d'aller tout conter à Angèle. Tout! cela n'était pas possible : lui 



ANGÈLE DE iiLINDES. 783 

dire que sa mère s'apprêtait à la critiquer, c'était l'indisposer 
contre M"'*' Bonnessy, il ne le voulait pour rien au monde, et 
cependant l'émotion ressentie par lui à cette idée faisait toute son 
excuse d'avoir rompu l'entretien. Eh bien, il dirait à Angèle que 
sa mère avait désapprouvé les réunions chez M'"* de Blindes à cause 
de leur caractère mondain, il atténuerait le plus possible... 
d'ailleurs, il lui fallait lavoir, il était trop triste, trop désespéré... 
Angèle! Angèle! et il se mit, pour s'étourdir et s'oublier, à 
l'appeler tout haut le long de la grève. 

Quelques jours après, les Herbert de Tallencour (c'étaient 
ceux de Saint-Gerbold) donnaient un grand dîner auquel Léon 
était invité et où il savait qu'il rencontrerait Angèle : s'il pouvait, 
à table, être à côté d'elle! Il n'eut pas cette fortune; on l'avait 
placé entre deux personnes qu'il aimait peu. M"'" Esnault et Marie 
de Tallencour, aussi active, industrieuse, remuante et ménagère 
que sa sœur Marthe était contemplative et mystique; c'est à peine 
s'il apercevait de temps à autre le profil d'Angèle, qui se trouvait 
du même côté que lui. Cependant l'espoir de lui parler après le 
repas lui fit prendre en patience la conversation de M""^ Esnault, 
dont il se méfiait, et celle de Marie, qui le fatiguait et l'ennuyait. 
Dans le cours de la soirée, une distraction de Marthe au trente-et- 
un avait troublé la partie et donné lieu à des rires joyeux et à 
des plaisanteries ; des joueurs se levèrent, il se produisit un 
certain désordre; Léon en profita pour dire promptement à 
Angèle : 

— Il s'est passé quelque chose de nouveau; ne puis-je vous 
parler demain matin, vers neuf heures, à la porte de la Delle-au- 
Roux? 

Elle garda le silence un moment, mais n'essaya pas de 
résister : 

— Je vous avais pourtant dit que l'entretien sur la plage, 
l'année dernière, serait le seul de ce genre. 

Ces mots ne faisaient que souligner sa défaite. 

— A demain, neuf heures, répondit Léon. 

Et le lendemain, il poussait la porte et rejoignait Angèle 
dans l'allée de tilleuls : 

— Parlez vite, lui dit-elle; on peut nous surprendre... 
Comme vous êtes imprudent!... Vous me perdrez. 

Il lui raconta le plus brièvement, et le mieux possible, la con- 
versation avec sa mère, modifiant seulement les derniers propos 
de M""* Bonnessy dans le sens qu'il s'était promis, et s'accusant, 
avec une douleur sincère, d'avoir manqué de sang-froid et de 
décision, alors que c'était un devoir pour lui de conserver l'un 
TOME cxxxv. — 1896. tiO 



786 REVUE DES DEUX MONDES. 

et l'autre. Mais Angèle se récria : Il eût eu tort de dire un mot 
de plus, elle se réjouissait que l'entretien eût tourné court : 

— Vous ne songez pas, continua- t-elle, que, si vous m'aviez 
nommée, la première conséquence, c'était notre séparation; on 
vous eût interdit de venir ici, au moins d'y venir souvent... 
J'aime mieux, j'aime mieux que rien ne soit su, et que vous veniez 
toujours. 

Elle dit ces derniers mots sur un ton un peu bas, très musical, 
comme si elle se parlait à elle-même et berçait sa peine et son 
rêve d'une vague chanson. La surprise de Léon, son trouble étaient 
grands : depuis quelque temps, les phrases d'Angèle étaient 
autant d'aveux de plus en plus clairs, déplus en plus passionnés. 
Ils marchaient tous deux dans l'allée, très près l'un de l'autre, ils 
se frôlaient; il lui prit la main, l'attira vivement de coté et 
voulut lui mettre un baiser sur le front; elle se déroba en 
baissant la tête, de sorte que les lèvres de Léon rencontrèrent 
ses cheveux et s'y posèrent un instant. Angèle dégagea sa main, 
se redressa, les joues roses, et s'écarta un peu, mais en continuant 
de marcher à côté de Léon, et, sans aucune allusion à ce qui venait 
de se passer, elle reprit : 

— J'étais aussi impatiente que vous, j'aurais pu l'être davantage, 
car vous êtes relativement beaucoup plus jeune que moi... votre 
mère a raison. Mais, le moment venu de tout risquer, je crains 
de tout perdre : il y a si peu de chances de réussir! Alors, nous 
ne nous verrons plus... et je suis habituée à vous voir, je vous 
crois mon ami. Ne pouvons-nous pas, ne vaut-il pas mieux rester 
ainsi? Plus tard, dans cinq ou six années, comme le veulent vos 
parens, vous vous marierez. Voulez-vous, ce jour-là, que je vous 
choisisse votre femme? 

— FauL-il aussi que je vous choisisse un mari? Le même 
jour, ou tout de suite? 

— Vous oubliez, répondit Angèle avec douceur, ce que je 
vous ai dit sur la plage : je ne me marierai pas. Vous m'aviez 
accusée de ne pas comprendre; êtes-vous sûr d'avoir compris 
vous-même tout ce que signifiaient mes paroles? Vous les avez 
prises comme un engagement de ma part de ne pas mettre ma 
main dans une autre main que la vôtre. Cet engagement, je l'ai 
tenu. M. Machepont d'Anet, dont vous avez eu si grand'peur, 
n'est pas le seul qui, depuis, m'ait offert l'occasion d'y manquer. 
Mais, dans ma pensée, mon ami, ce que je vous disais signifiait 
quelque chose de plus : je n'épouserai ni un autre que vous, ni 
vous... parce que nous ne pourrons pas. 

— Angèle ! Angèle ! ne parlez pas ainsi ; j'ai été sot, mauvais 



ANGKLE DE ISLINDES. 



787 



tout à l'heure; vous me punissez trop cruellement : je venais ici 
chercher l'espérance et la force, et vous me découragez! Mais 
non, il n'en sera pas comme vous l'imaginez : j'agirai, je m'effor- 
cerai de modifier les idées de ma mère, par moi-même, par 
ceux qui ont de l'influence sur elle. Elle écoute volontiers M. le 
curé, pourquoi n'en pas profiter? Il est très bon, très paternel 
avec moi; si je lui disais mon secret, si je lui confiais ma cause? 

— C'est mon confesseur. 

Le ton, pas plus que les paroles, ne laissa voir s'il y avait là, 
dans la pensée d'Angèle, une objection, ou un motif d'appro- 
bation. 

— Quelqu'un qui aurait plus d'action encore sur ma mère, 
une action décisive peut-être, quelqu'un que je connais peu, mais 
que je pourrais essayer d'intéresser âmes projets, ce serait le Père 
Loyer... 

— Oh ! non, pas celui-là, s'écria Angèle ; non, pour rien au 
monde. — Et une vive rougeur lui monta au visage. — Il me dé- 
plaît, il est fanatique, ajouta-t-elle, comme cherchant à donner 
une explication. 

— Eh bien ! l'abbé Pernat? revenons à ma première idée. 

— L'abbé Pernat... oui, si vous croyez qu'il y consente. Mais 
attendez, attendez encore un peu; je vous le répète, si vous 
échouez, on nous séparera. Vous ne voulez donc pas rester sim- 
plement et toujours mon ami? 

— Non, cela n'est pas possible, je ne le veux pas. 

— Attendez au moins d'avoir vingt-trois ans; c'est le 2 mai, 
n'est-ce pas? Moi, j'en aurai vingt-deux le 17 juin. Le jour où 
vous aurez vingt-trois ans, voyez M. le curé, décidez-le, qu'il parle 
à vos parens. 

— Plus de quatre mois à attendre ! 

— Dites plutôt : Rien que quatre mois à nous voir encore ! 
Enfin, trouvez-vous autre chose? Ne pensez-vous pas qu'il vaut 
mieux, bien qu'il n'y ait pas de différence au fond, pouvoir vous 
appuyer en apparence sur une année de plus? Accordez à mes 
craintes, à ma timidité devant l'avenir, ce délai que je vous de- 
mande, si vous le refusez à la sagesse qui le veut aussi... et, 
ajouta-t-elle en souriant, qui parle par ma bouche. 

Et, comme ils étaient à l'angle d'une allée, elle s'enfuit en 
courant. 

Frédéric Pléssis. 
[La deuxième partie au prochain numéro.) ' 



LA CARTE RELIGIEUSE * 



DE 



L'ALLEiMAGNE CONTEMPORAINE 



Quiconque a passé par Cologne a visité cette sacristie de la 
cathédrale où l'on conserve le trésor. Tombe de pierre, obscure 
en plein jour, elle laisse admirer, sous la pénombre du gaz, les 
reflets confondus des émaux, des bronzes et du vieil or; les 
châsses resplendissantes confisquent les hommages quatten- 
draient les saints ossemens; Tenveloppe fait tort au contenu. Mais 
on ne remarque point d'ordinaire, le long de la paroi, un mo- 
deste parchemin, relique d'histoire parmi ces reliques de joail- 
lerie. Il commémore les solennités de 1842, la pose de la pre- 
mière pierre pour l'achèvement des tours; de nombreux princes 
allemands l'ont signé; ils y parlent de leur piété, de leur con- 
corde, de leur loyalisme, qui trouveront, dans la montée des 
flèches vers le ciel, une altière et durable expression. La truelle 
en main, Frédéric-Guillaume IV avait dit : « C'est l'Allemagne 
qui édifiera cette façade; et ces portes. Dieu aidant, nous donne- 
ront accès dans une ère de prospérité ; elles annonceront à nos 
descendans qu'elles furent érigées par le même esprit qui, vingt- 
neuf ans auparavant, sauvait notre patrie de la honte et du joug 
étranger. Qu'il raconte, ce temple, aux générations futures l'exis- 
tence d'une Allemagne grande et puissante par l'unité de ses sou- 
verains et de ses peuples libres. » De leurs signatures, les princes 
allemands ratifièrent ce vo'u. Il fut bientôt classique : « Comme 
s'élève ce faîte, grandiose et lointain, disait en 18 i 8 l'archevêque 
Geissel, qu'ainsi s'élève la patrie allemande jusqu'aux hautes des- 
tinées que la Providence lui a réservées parmi les peuples de la 



LA CARTE RI-LlGIIiUSK DE l'aLLEMAC..\E. 789 

terre. » Le dôme de Cologne devint un symbole de germanisme; 
la catholique Bavière et la Prusse évangélique se disputèrent 
l'honneur d'en illustrer les vitraux ; rAllemagiio entière y mit un 
peu de ses sueurs, de son or et de son âme. F]n 1880, l'œuvre était 
achevée : Guillaume T'' vint à Cologne; à l'église protestante, il 
entendit un prêche sur ce thème : « Le Seigneur a fait en nous 
de grandes choses, qu'il achève en nous son règne; » et puis il 
s'en fut voir les grandes choses, merveille d'architecture, qui, par- 
ticipant fidèlement, depuis six siècles, aux exaltations et aux déca- 
dences du monde germanique, s'était effritée avec le vieil empire 
et relevée avec le nouveau. En plein Kulturkampf, veuve de son 
archevêque, la cathédrale, pourtant, se dressait triomphante; ses 
cloches sonnaient l'AUeluia de la patrie unifiée ; en elle s'enla- 
çaient deux Allemagnes, celle du moyen âge et celle de 1870; 
entre Conrad de Hochstaden, le prélat qui l'avait commencée, et 
Guillaume de Hohenzollern, l'empereur qui l'achevait, il semblait 
que l'histoire n'eût pas eu de tournant, pareille, dans sa marche, 
à la rectitude allongée des nefs ; le coude prodigieux qu'avait 
imposé Luther était comme oublié; en cherchant l'ancienne Alle- 
magne, on revivait de l'ancienne religion ; et c'est dans un mo- 
nument de r « idolâtrie romaine » que la nation germaine s'in- 
carnait bruyamment ; elle mettait un sceau gothique sur son 
unité. Dans le passé et à certaines heures du présent, catholicisme 
et germanisme étaient-ils donc synonymes? 

Il est une sorte de mystère, le « jeu de Luther » {Liithersplei), 
que jouent dans les banlieues des grandes villes, au profit 
d'œuvres charitables, des troupes de bonne volonté. Tour à tour 
on y voit Luther frémir de dégoût au fond de sa cellule, traduire 
la Bible à la Wartburg, braver l'empereur à Worms, apaiser les 
anabaptistes soulevés; c'est tout un drame religieux qui se dé- 
roule, plein de gaucheries et de heurts, mais passionnant comme 
l'histoire même qu'il met en scène. Desinit in piscem : au moment 
où le Français espère le dénouement, l'Allemand souhaite un 
épisode ^<?m////zrA; on nous présente un Luther en cheveux gris 
échangeant avec sa Kâthe (Catherine) des tendresses d'amoureux 
rassis. Mais l'enthousiasme rebondit; à la digression bourgeoise 
succède le lyrisme ; un prophétisme facile entr'ouvre des horizons 
politiques; le génie allemand est émancipé, et des sillons tracés 
par Luther un nouvel empire surgira : ainsi Taffirme le héraut à 
un bourgmestre de complaisance, qui grommelait contre la pièce 
au début, et qui donne à la fin le signal d'applaudir; le public 
s'écoule emportant cette impression que protestantisme et geri^a- 
nisme sont synonymes. Ce ne sont pas les rois de Prusse qui 



790 REVUE DES DEUX MONDES. 

(lémentifont cette conclusion. Avec le même zèle qu'ils appor- 
taient à la restauration de Cologne, ils ont, dans notre siècle, 
entretenu pieusement la petite ville de Wittenberg, vrai musée 
de la Réforme. Sur la grande place, Frédéric-Guillaume 111 dressa 
la statue de Luther; Guillaume P"" la fit dialoguer avec celle de 
Melanchtlion; Frédéric-Guillaume IV veilla sur les maisons des 
deux réformateurs; il fit renouveler, aussi, les portes de l'église 
du château, qui, sous le poids inattendu des thèses de Luther, 
n'avaient pas croulé; il fit inscrire les thèses, sur le bronze; 
Frédéric lïl, prince impérial encore, restaura cette église elle- 
même. Aux murs intérieurs s'accroche une procession d'écussons 
nobiliaires ; c'est l'armoriai de l'Allemagne protestante, hommage 
à Lulher inhumé dans le chœur. Les temps ont marché depuis 
que Louis I'''" de Bavière édifiait aux environs de Ratisbonne le 
temple de la Walhalla : dans ce Panthéon germanique, Luther a 
sa place; mais on l'y dirait égaré, au moins effacé, parmi les 
illustrations de cette « grande Allemagne ». —autrichienne et néer- 
landaise autant que prussienne et saxonne, — qu'associait le souve- 
rain bavarois en un culte commun. L'hégémonie berlinoise, ré- 
trécissant l'empire pour le mieux exhausser, a construit une 
(' petite Allemagne », où Luther domine; depuis un quart de 
siècle, on a multiplié ses statues ; en son honneur, on fait chômer 
les écoles; dans ce cadre diminué, les proportions de sa figure ont 
grandi; il est devenu le héros germanique par excellence, et le 
protestantisme se présente comme le légat naturel du germa- 
nisme. 

Ainsi deux confessions coexistent en Allemagne, dont souve- 
rains et sujets, suivant les heures, avouent l'une ou l'autre pour 
berceau de la grandeur allemande. Dans ce procès en recherche 
de paternité, une question grave est incluse : fatalement le génie 
allemand conçoit-il, et fatalement l'empire allemand présuppose- 
t-il une forme nationale de christianisme ? Et pour l'étude de 
cette question, l'on commencera de déblayer les avenues, si l'on 
cherche, par une première reconnaissance, les domaines de ces 
confessions, et si l'on observe, dans les limites de ces domaines, 
leiu' façon de régner ou leur façon d'abdiquer. Mais pourquoi 
cette géographie religieuse est incroyablement complexe, pour- 
quoi sémiettent ces domaines, pourquoi s'enchevêtrent ces limites, 
c'est ce que permettront de comprendre, tout d'abord, certaines 
remarques d'histoire. 



LA CARTK RELIGIEUSE DE l'aLLEMAGNE. 791 



I 

La paix d'Aiigsbourg reconnut aux souverains dans les prin- 
cipautés, aux majorités dans les villes libres, le droit de changer 
de religion; elle accordait la liberté de conscience aux détenteurs 
du pouvoir, et à eux seuls. L'absolutisme laïque alla croissant. 
Les sujets et les minorités durent confesser et prier Dieu comme 
la puissance temporelle voulait qu'il fût confessé et prié ; la con- 
science de l'individu, sauf tolérance, dut refléter strictement la 
conscience de l'Etat; si le prince oscillait entre des confessions 
rivales, il pouvait exiger que les âmes de son peuple oscillassent, 
tout comme la sienne, et la fidélité à un dogme devenait cou- 
pable, si de ce dogme le prince se détachait. Le droit public de 
la vieille chrétienté défendait à tous, grands et petits, l'apostasie; 
les maximes nouvelles permirent aux puissans, suivant les évo- 
lutions de leur esprit ou de leurs caprices, non point seulement 
de défendre, mais d'ordonner des changemens de confessions. 
Promoteurs de la réforme au xvi'' siècle ou serviteurs de la 
contre-réforme au xvn*^, nombreux furent les souverains alle- 
mands qui exploitèrent cette permission. Cujus regio, cjus religio, 
tel était l'adage; pris au pied de la lettre, il signifiait que la sujé- 
tion d'un homme à une souveraineté temporelle impliquait et 
devait entraîner, sauf licence spéciale, son obéissance spirituelle, 
soit au pape, accepté par le prince, soit au prince, « pape en ses 
terres. )> 

C'est au nom de ce principe que, deux siècles durant, de 1536 
à 1750, la carte religieuse de l'Allemagne fut remaniée. Un cer- 
tain nombre d'âmes mystiques, d'une beauté et d'une pureté 
achevées, avaient salué dans la Réforme les noces d'argent du 
Christ avec son Eglise, qu'il voulait faire plus sainte pour la 
rendre plus digne de lui; elles y avaient applaudi, aussi, un ré- 
veil intense de l'initiative religieuse. L'illusion fut courte, le 
réveil bientôt assoupi; la crise religieuse qui travaillait rAlle- 
magne se vint dissoudre en une période d'engourdissement, qui 
dura jusqu'au xviii" siècle. Dans chaque petit Etat de l'empire, la 
foi, au lieu de fermenter dans les âmes, se superposait à elles. En 
dépit des doctrines mêmes de Luther, elle n'était plus un mouve- 
ment et un produit de la conscience, mais comme une livrée que 
le prince imposait au sujet. La religion descendait d'en haut, non 
point, comme au moyen âge, d'une colline lointaine, le Vatican, 
cime religieuse par essence, assez élevée d'ailleurs et d'un assez 
vaste rayonnement pour ne point écraser ceux qu'elle abritait, 



792 REVUE DES DEUX MONDES, 

mais d'une cime toute prochaine, d'autant plus impérieuse que 
médiocre en était l'altitude, étouffant tout dans l'étroit périmètre 
qu'elle commandait, et concentrant sur elle-même les rayons de 
la religion plutôt qu'elle ne les répercutait. S'exaltant sur un 
pareil faîte, l'État fixait aux sujets l'olDédience de Luther ou l'obé- 
dience de Rome, et mesurait d'ailleurs, en ce dernier cas, le degré 
de déférence qu'ils devaient au pape. 

Un jour vint où l'ancien régime sombra; de ces innombrables 
princes, évèques, abbés et m.argraves, qui détenaient chacun 
quelques terres et quelques âmes allemandes, la ruine fut en un 
clin d'oeil consommée; leurs querelles de mitoyenneté furent 
oubliées ; leurs peuples furent triturés et mêlés pour l'installation 
d'un nouvel équilil)re germanique; leurs juristes tombèrent en 
inactivité d'emploi ; ce fut une universelle et brusque déchéance ; 
et de tout ce que ces princes avaient pensé et ordonné, c'est dans 
la géographie religieuse, et là seulement, que subsistent des ves- 
tiges. Pour les y rencontrer en grand nombre, il suffit de se 
promener à travers l'Allemagne religieuse, avec une vieille carte 
de l'Allemagne politique. 

Un peu plus de trois lieues séparent Tubingue, la ville uni- 
versitaire du Wurtemberg, et Rottenburg, la bourgade épisco- 
pale.La route est plane ; parfaite de rectitude et d'aisance, elle ne 
frôle aucun de ces obstacles naturels qui maintiennent parfois 
des douanes intellectuelles : on imaginerait, à l'œil nu, qu'un 
même courant, flux protestant ou reflux catholique, a dû s'épandre 
tout le long du chemin, et que ce morceau de terre, homogène 
au point de vue physique, est homogène aussi au point de vue 
religieux. Il n'en est rien; sous l'aspect uniforme des choses sur- 
vivent, entre les hommes, des bigarrures de croyances; tels vil- 
lages sont protestans, tels autres catholi(|ues, suivant qu'ils re- 
levaient, aux siècles passés, du duché de Wurtemberg ou du 
comté de Hohenberg; la lisière mitoyenne qui séparait les deux 
territoires s'interposait, à la façon d'une cloison étanche, entre 
les deux confessions. Parmi les Souabes, jadis soumis à des do- 
minations diverses, le xix<= siècle a pu créer une certaine unité 
politique ; mais dans cette patrie agrandie et précisée que le Wur- 
temberg leur a ménagée, le morcellement religieux persiste, 
dernière trace d'une époque où l'unité n'existait pas. 

Pour une plus persuasive expérience, descendez la rive badoise 
du Rhin. Yous y trouvez d'abord une assez longue bande protes- 
tante : ainsi le voulut Charles II, margrave de Rade-Durlach, 
qui ri'forma son église en ioo3. Mais à trois reprises celte bande 
est trouée par des villages catholiques : dépendant île l'évèché de 



LA CARTR RHLK.IEUSl. DE l'aLLEMAGN'E. 793 

Bâle ou de l'Autriche, ils avaient le droit et le devoir de con- 
server la messe. Lorsque au margraviat succèdent les anciennes 
possessions autrichiennes, le catholicisme reparaît; mais au mi- 
lieu de son domaine, le protestantisme pointe; c'est au village de 
Weisweil, dont la famille de Bade-Durlach, qui en était proprié- 
taire, donna les âmes à la Réforme. Les seigneuries de Mahlberg 
et de Lalir succédaient aux terres d'Autriche le long du tleuvc ; 
elles étaient le bien commun des margraves de Baden-Baden, 
longtemps indécis et finalement catholiques, et des comtes pro- 
lestans de Nassau. N'y cherchez point l'uniformité religieuse! la 
conscience collective des deux maisons souveraines était ondoyante 
et diverse : cette diversité s est maintenue. A la hauteur d'OtTen- 
burg,la rive redevient catholique : les margraves de Baden-Baden 
en étaient les maîtres; ils se convertirent deux fois au protestan- 
tisme et deux fois au catholicisme; à la dernière oscillation, ils 
installèrent, avec plein succès, l'Eglise romaine dans leurs terres. 
De nouveau, la Réforme est riveraine en face du confinent de 
l'Ill; Philippe IV, comte de Lichtenberg, gouvernait ces parages; 
en lo45 il y supprima la messe; depuis lors c'est un pays de 
prêches. Un tout petit village, Hanau, échappait à ce prince; il 
relevait du chapitre de la cathédrale de Strasbourg; on le re- 
trouve catholique, comme ses anciens seigneurs. Quatre souve- 
rainetés se succédaient ensuite le long du fleuve; Baden-Baden 
(et la rive est catholique jusqu'à la hauteur de Carlsruhe) ; Bade- 
Durlach (et la rive est protestante jusqu'à la hauteur de Lan- 
dau) ; l'évèché de Spire (et la rive redevient catholique jusqu'à 
la hauteur de Spire); enfin le Palatinat. Cette dernière région 
fut réformée au xvi° siècle, redevint catholique après 1625, pro- 
testante après 1648, catholique après I680. Mais à la difierence 
du margraviat de Baden-Baden, où la dernière conversion du 
prince rallia tous les habitans, le Palatinat ne recouvra point 
son unité religieuse; et la rive badoise du Rhin se termine, au 
nord, par une bande de terre où les confessions sont passablement 
mélangées. 

On pourrait poursuivre une pareille étude pour toutes les ré- 
gions de l'Allemagne. La ville libre de Nuremberg, en lo24, intro- 
duisit la Réforme dans ses terres; le margrave Georges d'Anspach 
fit de même, en lo28, aussi bien pour Bayreuth, dont il était 
régent, que pour Anspach, dont il était souverain : voilà l'origine 
des districts protestans de la Bavière; et les petites communes 
catholiques, qui dessinent à travers ces districts un très léger 
pointillé, répondent à d'anciennes enclaves possédées par les 
ducs de Bavière, par les évêques d'Eichstaedt ou de Wurzbourg, 



794 KEVUE DES DEUX MONDES. 

OU par l'Ordre leii tonique. Les bourgs ou cantons isolés, sorte 
d'oasis catholiques, qui font tache en pays protestans, sont en 
général de vieux domaines épiscopaux : Geisa, par exemple, 
aujourd'hui doyenné catholique dans le protestant duché de 
Saxe-Weimar, appartenait à l'évêché de Fulda. Pour expliquer la 
genèse de l'Allemagne religieuse actuelle, le spectacle de la Prusse 
orientale est spécialement instructif; le diocèse d'Ermeland, qui 
la régit, comprend une enclave catholique, dont Braunsberg est 
la grandr* ville, et une vaste région, presque entièrement évangé- 
lique, dont Kœnigsberg est le centre. L'enclave est formée par les 
terres de l'ancien évêché : devant le palais épiscopal de Frauen- 
burg, posté sur une éminence qui domine la Baltique, deux 
petits canons sont installés, aussi pacifiques, aujourd'hui, que les 
agneaux porteurs de bannières, dont leur culasse est ornée comme 
d'une armoirie; ils rappellent l'époque où les prélats d'Ermeland 
avaient le sceptre en même temps que la crosse, et qui finit au 
premier partage de la Pologne. La fidélité de ces évêques à l'église 
romaine permit aux sujets de rester catholiques; Albert de 
Brandebourg, à leurs portes, faisait du duché de Prusse une terre 
protestante. Partout en Allemagne, les anciens maîtres ont gardé 
sur les consciences une prise posthume; sur le système de cor- 
respondance entre les hommes et Dieu, ils ont pour longtemps 
marqué leur empreinte; et la confession chrétienne dont ils 
décidèrent le règne continue de régner, môme sans leur dynastie. 
Tant bien que mal, on a pu niveler le sol de l'Allemagne poli- 
tique; mais on n'a point obtenu que le sol de l'Allemagne reli- 
gieuse cessât complètement d'être raboteux. 

II 

Que le xix" siècle en ait atténué les aspérités, cela d'ailleurs 
est indéniable. Si, prenant deux cartes d'Allemagne, on y mar- 
quait, à l'aide de couleurs variées, le domaine des confessions 
en 1750 et en 1896, on constaterait, sans doute, une parfaite ana- 
logie quant à la disposition des masses coloriées; mais la carte 
de l'Allemagne contemporaine comporterait des nuances plus 
amorties, des teintes moins accentuées, des couleurs moins déci- 
sives et moins sûres d'elles-mêmes. On indiquerait, par ce commen- 
cement de dégradation , que l'homogénéité des anciens noyaux 
religieux n'est point demeurée intacte et que les unanimités 
d'autrefois, catholiques ou protestantes, descendent à la situa- 
tion de majorités. Munich, Cologne, Fribourg-en-Brisgau, étaient 
au début du siècle des villes purement catholiques; la première, 



LA CAItTE HEL1(;1EUSE DE l'aLLEMAGNE. 795 

aujourd'hui, compte 50000 protestans, la seconde 34000, la troi- 
sième 13000. Inversement, Berlin, jadis exclusivement protestant, 
abritait, en 1846, 16000 catholiques, 51000 en 1871, 80000 eu 
4880, et, s'il en faut croire l'Almanach de la Marche, près de 
150000 aujourd'hui. De 1880 à 1885, en Prusse rhénane et en 
Westphalie, où le catholicisme est prééminent, la proportion 
des catholiques, par rapport à la population totale, s'est abaissée, 
et celle des protestans s'est élevée. On constate le phénomène 
contraire dans le reste de la Prusse, où le protestantisme prédo- 
mine. Représentez- vous une échelle, l'une des confessions tout 
près du faîte, l'autre tout près du pied, et la première ayant 
commencé de descendre, la seconde ayant commencé de monter: 
voilà l'image des évolutions religieuses sur beaucoup de points 
de l'Allemagne. 

C'est dans le royaume de Saxe qu'on peut saisir avec la plus 
frappante précision le jeu complexe, et relativement récent, de 
ces échanges confessionnels. On distingue en Saxe les Etats héré- 
ditaires (cercles de Dresde, Leipzig, Zwickau), où pendant long- 
temps il n'y eut presque point de catholiques, sauf à la cour, et 
l'Oberlausitz, où l'Eglise romaine eut toujours des fidèles. Dans les 
Etats héréditaires, on comptait, en 1835, 9000 catholiques; en 
1871 , près de 27 000 ; en 1875, près de 44 000 ; en 1887, 57000 : C'est 
dans l'arrondissement de Dresde, surtout, et durant les années 
qui suivirent la guerre, lorsqu'on commençait à profiter de la loi 
sur la libre circulation dans l'empire [Freizïtgiglieil], que cette 
poussée fut la plus forte. Or en 1833 les 18 000 catholiques qui 
habitaient la région de l'Oberlausitz représentaient les deux tiers 
du catholicisme saxon; elle en possède, aujourd'hui, 29000, mais 
ils ne représentent plus qu'un tiers de la population catholique de 
Saxe. Ainsi le centre de gravité du catholicisme saxon s'est dé- 
placé; et dans l'ensemble du royaume on n'évalue guère à plus 
de 15 pour 100 le nombre des paroisses protestantes demeurées 
vierges de toute infiltration romaine. 

Ces pénétrations ne dissolvent ni ne désagrègent les anciens 
groupemens religieux; mais elles en tempèrent l'exclusivisme en 
constellant d'un certain nombre de taches des districts jusqu'ici 
homogènes; sur la physionomie religieuse de chaque région, 
elles répandent quelque incertitude ; c'en est assez pour alarmer. 
Que dans une bourgade luthérienne des travailleurs calJioliques 
s'installent; aussitôt la Ligue évangélique en induit un plan de 
conquête occulte, lentement préparé par les Jésuites pour la ruine 
de la Réforme. Et comme le grand nombre des officiers et fonc- 
tionnaires protestans envoyés en Prusse rhénane est de nature à 



796 REVUE DES DEUX MONDES. 

surprendre les catholiques, volontiers ils accuseraient le gouver- 
nement de tenter leurs filles en multipliant pour elles les occa- 
sions séduisantes de mariages mixtes, et de les trahir, au lende- 
main de la noce, en les exilant, par de systématiques mutations 
do postes, dans quelque province lointaine, strictement évangé- 
lique, où périclite leur foi. 

Il est deux points de l'Empire où le gouvernement prussien 
travaille, ouvertement, à renverser la situation réciproque des 
confessions, et se sert du protestantisme comme d'un légat : ce 
sont la Pologne et l'Alsace-Lorraine. L'immigration protestante, 
ici et là, est commandée par le pouvoir central; pour que les 
nouveaux maîtres trouvassent une majorité de dévouemens, il 
faudrait, paraît-il, que la vieille confession catholique ne con- 
servât plus que la minorité des âmes. C'est au nom du patrio- 
tisme germanique que la Ligue évangélique et l'Association de 
Gustave-Adolphe veulent multiplier, dans ces deux pays, les 
églises et les écoles évangéliques. Dans les couches profondes des 
deux peuples annexés, il y a comme une fidélité stagnante aux 
anciens souvenirs; secouer cette volontaire existence d'outre- 
tombe, remuer cette stagnation, en y faisant s'infiltrer, ou même 
s'engouffrer, un flot de protestantisme prussien : telle est la 
politique impériale. M. de Bismarck et son successeur ont semé 
les colonies allemandes à travers l'antique Pologne; mais juxta- 
poser n'est point mêler; entre-choquer n'est point assimiler; la 
mieux combinée des mosaïques demeure une œuvre factice, et 
M. de Bismarck n'a pu faire qu'une mosaïque. 

Lorsque les Polonais dénoncent l'invasion du germanisme évan- 
gélique, les ministres prussiens, pour leur rétorquer leurs griefs, 
citent l'exemple de Danzig, où depuis 1868 un noyau polonais 
aurait repris droit de cité, et l'exemple de certains villages de 
la Prusse occidentale, où des écoles fondées par l'association pro- 
testante de Gustave-Adolphe seraient tombées aux mains et au 
service des catholiques par suite de l'immigration systématique 
d'une plèbe polonaise. Comme jadis les chevaliers de l'Ordre 
Teutonique, arborant la croix noire sur leur manteau blanc, lut- 
taient à coups d'épée contre leurs voisins de Pologne, ainsi dans 
la Prusse Occidentale, redevenue comme il y a cinq siècles la 
Marclie de deux races — et devenue par surcroit la Marche de 
deux confessions — c'est, si l'on ose dire, à coups de colons, de 
journaliers et de vagabonds, que le germanisme protestant et le 
polunisme catholique se combattent incessamment sans pouvoir 
jamais s'évincer. 

Partout ailleurs, les infiltrations religieuses accomplies déjà, 



LA CARTE lŒLUaElJSi; DE L'ALLEMAfiNE. 797 

et celles, plus importantes, que promet l'avenir, sont plutôt com- 
mandées par la force des choses que par des intentions de propa- 
gande; elles sont un phénomène, non une manœuvre. La légis- 
lation du xix" siècle, plus tolérante que ses devancières, les a 
permises; elles ont été provoquées et encouragées par l'abais- 
sement des barrières entre les divers Etats, par les facilités du 
transit, par les circonstances économiques qui réclamaient un 
chassé-croisé de travailleurs. Elles attestent la vie complexe, 
agitée, un peu essoufflée, de l'Empire unifié : par politique, il 
aime à mêler ses enfans ; bon économe de leurs forces, il les dé- 
tache là où leurs bras peuvent le mieux servir; il exploite, en 
toutes ses régions, des Allemands de partout; et ses grandes cités, 
réceptacles de Polonais et de Rhénans, de Badois et de Saxons, de- 
viennent, en quelque mesure, une école de fusion et d'unification, 
où les poignets se trempent pour une lutte industrielle contre 
l'Angleterre, cette émule qui paraît une moitié d'ennemie. Le sol- 
dat, à son tour, dans le district où il cantonne, est un exotique, 
et l'adepte, souvent, d'une religion exotique : dans le protestant 
Brandebourg, un tiers des fidèles du pape se compose des recrues 
de l'empereur, originaires d'autres régions ; on a vu se créer des 
paroisses, celle de Wismar par exemple, pour oflrir une messe à 
des soldats, et s'édifier des temples, en Prusse Rhénane, pour que 
la garnison protestante eût un prêche. Préoccupée de broyer entre 
elles les diverses populations, peu importe à la Prusse que dans 
cette robuste besogne elle trouble, en beaucoup d'endroits, la 
tranquillité, longtemps bien assise, du vieil établissement reli- 
gieux, protestant ou catholique; dans la première année de la 
domination prussienne en Hanovre, la communauté catholique 
s'accrut de 4 500 membres. Joignez-y le va-et-vient des fonction- 
naires, et vous comprendrez qu'au contact de cette incessante 
circulation le visage correct que s'étaient composé les anciens 
groupemens religieux, bien barricadés et bien policés par les sou- 
verainetés d'autrefois, se chiffonne ou se ride inévitablement. 

Formation, aux xvi<^ et xvn'' siècles, d'un certain nombre de 
terroirs , exclusivement protestans ou catholiques , qui coïnci- 
daient exactement avec les limites des principautés, grandes ou 
minuscules, et qui survécurent à ces principautés : voilà un pre- 
mier fait, qui explique le morcellement religieux de l'Allemagne. 

Développement, au xix^^ siècle, de minorités confessionnelles 
qui n'empêchent point, sans doute, la Basse -Bavière ou la Prusse 
Rhénane de demeurer catholiques, ni le Brandebourg ou la Saxe 
de demeurer protestans, mais qui, réclamant la tolérance, font 
brèche dans la sévère cohésion des vieux cadres : voilà le second 



798 REVUE DES DEUX MONDES. 

fait; et ces Diasporas, comme on les appelle, essaims proteslans 
lancés en terre catholique, essaims catholiques lancés en terre 
protestante, aggravent et corrigent, tout à la fois, le morcellement 
légué par l'ancien régime; elles le corrigent en le rendant moins 
abrupt, en inclinant les barrières religieuses dont les princi- 
pautés aimaient à s'enfermer; elles l'aggravent, aussi, en exigeant 
chaque jour, en deçà de ces barrières, un nouveau sacrifice de 
l'homogénéité confessionnelle. 

En nous aidant de ces observations comme d'une légende ex- 
plicative, nous sommes en mesure, désormais, de lire une carte 
confessionnelle de l'empire allemand. 

III 

Prusse Rhénane et Westphalie, Bavière, Pologne, telles sont 
les trois régions éminemment catholiques de l'Empire. Le catho- 
licisme rhénan doit être observé dans les meetings; le catholi- 
cisme bavarois, dans les chapelles; quant au catholicisme polo- 
nais, il offre je ne sais quoi de boudeur et d'archaïque qui, tout 
à la fois, impose la réserve et séduit la curiosité. 

Volontiers on parle de la « catholique » Bavière, et Fépithète 
est méritée. Elle est, par excellence, l'asile des traditions pieuses; 
et le clergé régulier, qui les entretient, est relativement plus 
nombreux en Bavière que dans toute autre partie de l'Allemagne. 
Longtemps encore, au-dessus la porte des masures rurales, s'ou- 
vriront les bras d'une madone ou s'allongeront ceux d'une croix. 
A la cour, des cérémonies survivent, qui de partout ailleurs sont 
disparues. Une fois par an, dans la chapelle royale, le prince 
régent arme des chevaliers ; c'est à la fête de saint Georges. De- 
bout devant l'autel, sévèrement serrés dans une tunique de soie 
blanche, les postulans écoutent un sermon, qui les éclaire sur 
leurs futures obligations. Elles sont doubles : tirer le glaive pour 
le Christ et l'Immaculée Conception, et se dévouer pour les 
pauvres et les malades. Entre les mains du prince régent, inter- 
médiaire entre eux et Dieu, ils en prêtent le serment; le prince, 
alors, leur donne l'accolade, les enrôle dans la milice de Saint- 
(îeorges, et préside à leur toilette, à la remise du casque, de 
l'épée, des éperons, du manleau bleu ciel au collet d'hermine, 
tandis qu'à l'autel la messe se poursuit et s'achève. On rêverait 
pour cette scène, comme théâtre, les arceaux d'une cafhi'drale, 
et comme témoins, des pauvres et des malades, fouimillant au 
fond des nefs : l'étroite chapelle, de style jésuite, semble plutôt 
faite pour des mariages morganatiques ({ue pour des pompes de 



LA CARTK KELIGIEUSK DK l' ALLEMAGNE. 799 

chevalerie. C'est après la solennité que le comparse populaire 
est admis : dans une salle du palais, les princes et les chevaliers 
entrecoupent d'une série de toasts un déjeuner des plus somp- 
tueux; ils se passent l'un à l'autre, en signe de fraternité, une 
coupe archaïque, pétillante de vin, qui dessine une tête de lion; 
et derrière un léger rideau de gardes, le bon peuple de Munich 
délile, jetant sur le gala des coups d'oeil brefs et surpris. Sur- 
vivance d'un âge où la religion créait et ordonnait les fêtes de 
cour, cette cérémonie de la Saint-Georges, par le fait môme qu'elle 
est un anachronisme, témoigne d'une fidélité littérale aux an- 
ciennes coutumes religieuses, trait distinctif de la piété bava- 
roise. La Bavièrea des pèlerinages fréquentés; Notre-Dame d'Alt- 
Oetting attire un grand concours de foule; autour de l'image 
miraculeuse, des statues d'argent, à demi agenouillées, font sen- 
tinelle; ce sont des princes de Bavière, chevaliers servans de la 
reine céleste. 

« Tu ne peux pas aujourd'hui comprendre l'éclat de ton ber- 
ceau ; tu ne soupçonnes pas pour quels sévères devoirs, pour quels 
douloureux renoncemens la destinée nous a élus. Tous s'incli- 
neront profondément; en face ils te souriront, et par derrière te 
déchireront : n'aie point d'espoir en l'amitié. Mais ta vie épineuse 
connaîtra des heures de joie; Dieu a voulu qu'il y eût des grands 
pour que le bien fût fait à profusion. Fais le bien; trouver la re- 
connaissance, c'est chimère. L'ingratitude même t'est réservée ; 
le salaire, c'est Dieu qui l'offre; à ceux qui ont fait le bien, il 
donne la paix. » C'est en 1881 qu'une infante d'Espagne, dont 
l'enfance avait été promenée dans l'exil, soupirait ces mâles 
leçons sur le berceau de sa nièce Mercedes. Devenue princesse 
de Bavière, appliquant ses propres conseils, elle incarne à Munich 
la charité catholique ; la « Séraphique Union d'amour pour les 
enfans pauvres et abandonnés », qui fait beaucoup de bien et en 
rêve plus encore, ne l'a point seulement pour bienfaitrice et pré- 
sidente, mais pour collaboratrice de sa Revue, à laquelle elle 
adresse, entre autres oboles, celle de ses vers. C'est une cour 
officiellement catholique que la cour de Bavière. 

Mais en dépit des pompes du catholicisme, en dépit même de 
ses œuvres, la prise qu'il avait jadis sur la vie publique bavaroise 
va s'affaiblissant. Munich est la seule ville catholique de l'em- 
pire oii le socialisme se soit implanté ; il détache deux représen- 
tans au Beichstag, un au Landtag. Vainement chercheriez-vous, 
en Bavière, cette correspondance presque adéquate que l'on ob- 
serve, sur d'autres points de l'Allemagne, entre les données de la 
statistique religieuse et le résultat des élections législatives : dans 



800 REVUE DES DEUX MONDES. 

les deux circonscriptions de Munich, la proportion des catho- 
liques au nombre total des habitans est, respectivement, de 79 et 
88 pour 100, et les suffrages recueillis parle centre ne dépassent 
pas 21 et 28 pour 100. Si quelqu'un semblait appelé, par son in- 
signe expérience du terrain catholique, à réparer ces disgrâces, 
c'était assurément le comte Conrad de Preysing, neveu de Ket- 
teler; devant lui, les obstacles foisonnèrent; il fit tout ce qu'il 
put, non tout ce qu'il eût voulu. Le centre est traité d'invention 
prussienne par certains Bavarois de vieille souche. Il est contre- 
balancé, dans les campagnes — spécialement en Basse-Bavière, où 
il a perdu la moitié des circonscriptions — par la Ligue des pavsans 
[Baiienibund), dont vainement il signale les candidats comme 
protestans ou (( libéraux ». On mesurerait assez exactement la 
force de l'Eglise romaine en Bavière, en disant que l'électeur ne 
tolère point de la senlir attaquée : M. de Vollmar et ses amis 
socialistes sont, en matière religieuse, des opportunistes respec- 
tueux. Non moins exactement, on mesurerait la faiblesse de cette 
Eglise, en disant que l'électeur accepte malaisément, pour ses 
votes, la discipline du clergé : les candidats de la cure ne sont 
point, forcément, les élus des fidèles. La presse catholique, en 
Bavière, est moins riche et moins inlluente qu'en d'autres pays 
allemands. 

L'esprit public, depuis quelques années, échappe lentement à 
l'Eglise, et les mœurs aussi lui échapperaient-elles ? Certaines 
statistiques des naissances illégitimes tendraient à le prouver. 
Dans cette laïcisation de la vie publique, dont le socialisme pro- 
fite, l'Etat bavarois a sa part de responsabilité : depuis Mongelas, 
ministre au début du siècle, jusqu'à M. de Lulz, ministre hier, 
les hommes politiques de la Bavière ont lentement tari la sève 
catholique. C'est à linstigation de ce royaume que fut inséré en 
1872, dans la législation de l'empire, le fameux « paragraphe de 
la chaire », prélude du Kulturkampf. Le premier ministre de Ba- 
vière, chancelier actuel de l'empire, fut en 1869 le seul gouver- 
nant en Europe qui rêvât d'une ingérence des pouvoirs laïques 
dans les délibéi-ations du concile. Les prêtres « vieux catholiques » 
hostiles à l'infaillibilité papale, furent maintenus par M. de Lutz 
vingt ans durant, dans les paroisses catholiques dont ils étaient 
titulaires. La réunion à Munich diin congrès des catholiques alle- 
mands fut, en 1890, quasiment prohibée. L'établissement catho- 
lique, en Bavière, est somptueusement installé; mais dans cette 
installation il est comme calfeutré. On permet au clergé des œuvres 
de philanthropie, mais s'il se mêlait trop activement aux con- 
llits sociaux, il risquerait d'être arrêté au nom de l'ordre public. 



LA CARTE HELIOIEUSE DE l'aLLEMAGNE. SOI 

On lui permet de se manifester par des processions et par des mis- 
sions; mais s'il s'abandonnait à certaines hardiesses de propagande, 
il risquerait d'être arrêté au nom de la paix religieuse. Au fond 
de ces églises bavaroises, où l'on ne refuse aucun luxe à Dieu, 
vous rencontreriez, surtout depuis le congrès catholique qui s'est 
réuni à Munich en 1895, plus d'un prêtre tout enveloppé des va- 
peurs de l'encens, qui volontiers échangerait ce confort contre la 
liberté d'action du clergé rhénan. 

Dans la Prusse rhénane et la Westphalie,le catholicisme a pris, 
en effet, au cours de notre siècle „une allure apostolique et l'attitude 
d'une puissance sociale. Sans lisières ni compression, ou peu s'en 
faut, il est ici tout ce qu'il veut être. Le pouvoir central est loin- 
tain ; c'est par surcroît un pouvoir protestant : dirigé par un Etat 
catholique, un Kulturkampf a l'air d'un rappel à l'ordre (ce qui fait 
hésiter et douter les consciences) ; dirigé par un Etat hérétique, il a 
l'air d'une provocation (ce qui les soulève et les fait vaincre). A la fa- 
veur des circonstances se développa peu à peu, dans la Prusse rhé- 
nane, un mouvement d'émancipation catholique, qui surprit tout 
d'abord les clergés et les fidèles des Etats voisins, façonnés par le 
joséphisme. Droste-Vischering, archevêque de Cologne, en donna 
le signal, en se laissant incarcérer à Minden, en 1837, pour rébel- 
lion contre la législation civile des mariages mixtes. Les lois de 
mai, œuvre commune de M. de Bismarck et de M. Falk, décimèrent 
l'Église rhénane; elles ouvrirent une crise, où plusieurs évêques 
perdirent leurs sièges et gagnèrent la prison; mais entre le clergé 
tracassé par un pouvoir protestant, et le petit peuple jaloux d'ar- 
racher aux industriels protestans une amélioration de son sort, 
une curieuse alliance fut conclue, qui dure encore et dont le 
centre prussien profita. L'histoire de cette alliance, sur laquelle 
nous reviendrons un jour, domine le catholicisme rhénan. Dans 
la plupart de ses actes, il y eut un mélange de préoccupations 
religieuses et de préoccupations sociales, qui se soutenaient 
et s'enveloppaient entre elles. L'Église descendit dans les fabri- 
ques, consentit à faire siennes les questions matérielles de 
l'existence ouvrière. Les fidèles, alors, brisèrent ces compar- 
timens derrière lesquels autrefois ils retranchaient leur vie 
civique; et leurs votes allèrent au centre, parce que leurs âmes 
étaient à l'Église. Elle associait tour à tour les ouvriers de la 
grande industrie, les paysans, les ouvrières, les commis de bou- 
tiques, comme elle avait, dès 1845, associé les compagnons am- 
bulans. C'est en Westphalie et en Prusse rhénane que prirent 
naissance ces puissans Vereine, lentement raùiifiés à travers toute 
l'Allemagne. Ils trouvaient la place prise par un discret fourijiil- 

TOME cxxxv. — 1896. 31 



802 REVUE DES DEUX MONDES. 

lement d'associations et de fraternités pieuses, œuvres de conser- 
vation, qui groupaient en des chapelles bien closes, pour la pro- 
téger contre le mal, une dévote élite triée dans la foule. Sans 
évincer ces Bruderschaften, qui dans certaines villes, comme 
Aix-la-Chapelle, résument encore presque exclusivement l'action 
catholique, les Vereine s'y juxtaposèrent, avec des cadres plus 
amples et des façons plus conquérantes. On y choquait les verres 
en même temps qu'on y mêlait les prières ; on s'y groupait pour 
la réalisation concrète et terrestre d'un certain idéal chrétien ; 
loin de fouiller la vaste pâte populaire pour en extraire le levain 
et empêcher qu'il n'y fût étouffé, on voulait, au contraire, qu'il 
fermentât au milieu de cette pâte : c'est sur de larges fondations 
que ces groupes nouveaux étaient assis. Ils dressèrent le peuple 
catholique à penser par lui-même et à agir par lui-même, sans 
attendre d'en haut, comme une sorte de supplément à la révéla- 
tion, un mot d'ordre quotidien pour la conduite politique et so- 
ciale. Or il fallait que sur le terrain politique la prépondérance 
du catholicisme rhénan trouvât son expression : grâce à la vertu 
éducatrice des Vereine, cette expression put prendre une autre 
forme que celle qu'on appelle vulgairement le gouvernement des 
curés. Le centre rhénan est d'un acabit fort laïque : il se maintient, 
avec la hiérarchie ecclésiastique, en une communauté générale 
d'idées; mais il la laisse en paix et elle le laisse en paix. De la 
Gazette populaire de Cologne, qui depuis trente-sept ans, avec un 
mélange presque artistique de souplesse et de fermeté, commente 
et conduit la politique du centre, jamais on n'entendrait dire som- 
mairement, non plus que de l'ensemble des journaux catho- 
liques allemands : « C'est l'organe de l'évèché. » Telle est, en 
son complexe aspect, l'orientation du catholicisme rhénan. 

Il parlait aux foules de justice sociale, voire même d' « exploi- 
tation capitaliste », avant que les socialistes ne se fussent pré- 
sentés. Devancés dans la confiance du peuple, ceux-ci perdirent 
toute chance de victoire. Leur clientèle, composée surtout d'ou- 
vriers immigrés, se trouve parfois en majorité pour certaines 
élections professionnelles; mais pour les élections politiques, 
l'agglomération industrielle qui s'est entassée dans la région de 
Cologne demeure une bastille du centre allemand. Avec cette 
fidélité politique, la pratique religieuse va de pair, ainsi que le 
bon aloi des mœurs; sur cent catholiques, on évalue de soixante- 
quinze à quatre-vingt-quinze le chilTre des communions pascales; 
et si l'on excepte la petite principauté de Schaumburg-Lippe, en- 
foncée d'ailleurs comme un coin dans la Weslphalie, cette der- 
nière province et la Prusse rhénane sont les deux pays d'Alle- 
magne où les naissances illégitimes sont le plus rares. Dans un 



LA CARTE UELIGIEUSE DE l'aLLEMAGNE. 803 

journal de voyage, récemment mis en lumière parle P. Lecanuot, 
Charles de ilontalembert, en 1834, écrivait : « La Westplialie 
est le foyer du catholicisme dans l'Allemagne du Nord, c'est la 
Bretagne germanique. » Ce témoignage demeure exact. 

Dans quelle mesure la poussée des intérêts agrariens risque- 
t-elle,à la longue, de désorganiser le centre rhénan- westphalien, 
d'imposer des hommes nouveaux à la confiance des catholiques 
ruraux, et de troubler l'harmonie entre la vie religieuse et la 
vie publique? Nous aurons à l'étudier. La plus récente manifes- 
tation du centre dans cette région fut l'élection législative de Co- 
logne, en janvier dernier; M. l'avocat Karl Trimborn recueillit 
un nombre de voix supérieur encore à celui que le centre ob- 
tenait d'ordinaire; dès le premier tour, il fut élu. Un industriel de 
Mûnchen-Gladbach, M. Brandts, et M. Trimborn lui-même 
comptent beaucoup, pour maintenir la discipline électorale, sur 
l'Association populaire pour l'Allemagne catholique {Voiks- 
verein fïir das Katholische Deutschland)^ dernière création de 
Windthorst, et dont ils se partagent la présidence. Cette associa- 
tion est destinée à répandre, à travers toute l'Allemagne, cet 
esprit d'initiative laïque et ce programme d'action sociale qui font 
la force du catholicisme rhénan. Le catholique de la Prusse rhé- 
nane est attaché à son autonomie ; il se dit volontiers Rhénan, tient 
fort peu à passer pour Prussien; il a conscience de ce qu'il vaut; 
et par surcroît il a l'ambition d introduire en d'autres pays al- 
lemands ses procédés, ses allures et ses habitudes de succès. Il 
rêve que sa province soit un foyer ; et rappelant avec orgueil 
l'immense foule d'Allemands qui se pressait aux deux pèleri- 
nages de Trêves, en 1844 et 1888, pour vénérer la sainte tunique, 
il conclurait volontiers que la Prusse rhénane est prédestinée, 
de droit divin, à régler dans l'Allemagne catholique les pulsations 
de la vie mystique, comme celles de la vie politique. 

Entre l'Eglise polonaise et le peuple de Pologne se maintient 
aussi la plus intime union; mais tandis que, dans la Prusse rhé- 
nane, la solidarité qui rapproche les prêtres et les masses est 
l'œuvre des temps récens, elle est, en Pologne, un legs du Ipassé. 
Se drapant dans le deuil de ses fidèles, l'Eglise de Pologne les 
maintient et s'immobilise en une sorte de vie posthume, déjà plus 
que centenaire, faite de regrets, d'espérances, et d'élans vers une 
résurrection. A cet égard, la cathédrale de Posen a la valeur 
d'un symbole. Au delà de la ville allemande, qui chaque année 
multiplie ses bâtisses, le petit pont de la Wartha conduit vers un 
faubourg étrange; des bicoques mal alignées, si chétives et si 
basses qu'on les dirait désireuses de rentrer sous terre, font avenue 
jusqu'à la cathédrale, disgracieux et lourd squelette, fort vilame- 



804 REVUE DES DEUX MOA'DES. 

ment habillé par la mode du siècle passé; plus loin la campagne 
commence. Entrez dans la basilique : vous croyez voir une arrière- 
garde polonaise, oubliée là, par mégarde, à la lisière du chef-lieu 
germanisé. Aux piliers de la nef saccrochent de longues plaques 
de bronze, finement ouvragées ; le graveur a dessiné, sur chacune, 
une forêt d'arceaux gothiques, cadre élégant et subtil, dans le- 
quel se profile l'image du mort, fièrement en pied, comme si le 
jour de la résurrection avait sonné. Les chapelles latérales ont 
l'aspect d'une nécropole; par-dessus leurs tombeaux, des évêques 
de marbre sont couchés sur le flanc; ils dorment, non point tout 
de leur long, de ce sommeil hiératique qui consacre la mort et 
semble faciliter l'essor de l'âme, mais presque courbés en deux, 
dans une sorte d'assoupissement ; leurs lourdes têtes mitrées, à 
demi dressées, à demi tombantes sur leurs poitrines, veulent re- 
tenir un dernier souffle de vie. Et puis, à l'un des piliers voisins 
du chœur, un tout petit monument est fixé : c'est le tombeau de 
l'archevêque Dindcr ; sur le siège de Posen, la Prusse, après le 
Kulturkampf, voulut asseoir un Allemand; elle choisit ce bon 
prêtre de Kœnigsberg, qui n'eut ni le temps ni le goût de rien 
déranger en Pologne, qui n'essaya point de dissocier l'une de l'autre 
les deux notions de catholique et de polonais, et qui, maintenant, 
seul agenouillé parmi tant de prélats reposant en cette enceinte, 
semble demander pardon pour son inoffensive intrusion. 

Le catholicisme et la nationalité polonaise se recouvrent, 
s'enveloppent, s'identifient. Dans cette association, la religion 
trouve à la fois une force et une faiblesse. Sur le terroir même de 
Pologne, insigne est la piété. A Posen, sur cent catholiques 
quatre-vingt-treize font leurs pâques; à la campagne, ce chiff"re 
de sept défaillances paraîtrait un scandale. Les abstinences, les 
jeûnes, demeurent très sévères et très sévèrement pratiqués. Mais 
dans les âmes mêmes des Polonais, la racine catholique est par- 
fois assez tendre: et gare à cette racine, lorsqu'ils émigrent. A 
Berlin, à Hambourg, à Francfort, si le journalier venu de Posen 
ne rencontre point un prêtre polonais, il risque fort d'être momen- 
tanément perdu pour l'Eglise. Il n'est point sûr de retrouver, en 
cet exil, le catholicisme authentique de sa Pologne; la confiance 
lui manque; en celui qui n'est point son compatriote, il ne voit, 
souvent, qu'un demi-coreligionnaire. Un prêtre prussien des 
environs de Berlin avuit comme paroissiens un certain nombre 
d'ouvriers polonais; il fit venii' un missionnaire de Posnanie, 
pour leur prêcher; leur assiduité lut admirable, leur enthousiasme 
débordant; de toutes leurs oreilles, ils écoutaient cet apôtre, qui 
leur disait, dans leur langue, la confiance et le respect dus au 
clergé prussien; à son départ, curé en tête, ils l'escortèrent jus- 



LA CAKTE BELK.IEUSE DE l'aLLEMAIINE. 805 

qu'au train. On regagna le village; le curé, ravi, croyait avoir 
vaincu l'humeur défiante de ses Polonais. « Quand donc revien- 
dra-t-il, le vrai prêtre? » lui demandèrent, inquiets et rêveurs, 
quelques-uns de la bande, l^o Prussien passait toujours pour un 
faux prêtre: c'était là le succès delà mission. D'ordinaire, ce n'est 
point par incrédulité, c'est sous l'influence de semblables préjugés 
que le Polonais émigré se détache de la pratique religieuse. Dans 
plusieurs régions de l'Allemagne, on fait un vif grief au clergé 
de Posnanie et de Silésie de l'ignorance dans laquelle il laisse ses 
fidèles : ce clergé réplique en reprochant au gouvernement prus- 
sien d'imposer l'enseignement du catéchisme en allemand, lan- 
gue inintelligible pour les petits Polonais. L'ivrognerie, aussi, 
supplante souvent la religiosité dans une âme de Polonais. Sou- 
cieux de ces périls, le clergé de Posen a créé, en 1892, l'associa- 
tion dite de saint Isidore, qui se propose de réduire l'émigration 
en procurant aux Polonais du travail local et de veiller spéciale- 
ment sur ceux qui seraient encore contraints d'émigrer. Mais 
ramenez ces gens dans leur village, replongez-les en leur milieu; 
tout de suite, sans transition, chacun d'eux redeviendra le dévot 
d'autrefois, l'adorateur ému du Dieu de la Pologne, le familier 
des saints nationaux. Désemparé par la nostalgie, le Polonais se 
laissait séduire au libertinage; mais il suffit, au retour, d'un 
psaume de connaissance ou d'un curé de connaissance, « le vrai 
prêtre », pour ramener ce prodigue à Dieu. Il en est de la religion 
catholique, en Pologne, comme d'une atmosphère : le peuple y 
baigne; il en est enveloppé, incessamment frôlé, plutôt que 
pénétré; elle est tout à la fois à fleur de sol et inséparable du sol; 
et cette atmosphère se condense, elle se fait opaque, en présence 
du germanisme protestant qui la voudrait entamer. 

En domaine de langue polonaise, il serait imprudent au catho- 
licisme de faire des avances à l'Etat prussien, ou, comme l'on 
dit, de « germaniser ». La Silésie vient d'en offrir un bruyant 
exemple. Plusieurs de ses députés, membres du centre, élus par 
des majorités de travailleurs polonais, accédaient aisément à 
toutes les exigences, même militaires, du gouvernement impérial 
et représentaient exclusivement les intérêts de la grande pro- 
priété. En novembre 1895, les Polonais de Pless-Rybnik ont fait 
entendre un avertissement : contre le baron de Huene, ils ont 
élu, malgré les comités électoraux du centre, un de leurs com- 
patriotes catholiques, M. Radwanski. Sacrifier la religion à la 
politique, ou la politique à la religion : ce sont là des expressions 
qui n'ont point de sens pour les Polonais. Leur attachement à la 
tradition historique et leur dévouement à l'Eglise romaine ne 
comportent nulle dissociation; le polonismeest un bloc; entre les 



806 REVUE DES DEUX MONDES. ' 

parties de ce bloc, on n'en préfère aucune, on n'en subordonne 
aucune. Au Parlement allemand, à la Chambre prussienne, ils 
ont créé un parti polonais, fidèlement catholique, qui parfois 
dialogue avec le centre ou môme est en coquetteries avec le chan- 
celier, mais qui s'isole, plus volontiers, en une sauvagerie hère et 
mélancolique, tout comme l'Eglise de Pologne dont il compte 
plusieurs représentans. 

Dans ces trois bastions catholiques dont nous avons tâté la 
solidité, le protestantisme dessine des angles rentrans : il est 
majorité sur certains points de la Westphalie, dans la région 
d'Elberi'eld, dans une enclave bavaroise qui comprend Nuremberg, 
Anspach et Bayreuth; il possède, dans le reste de ces provinces 
et en Posnanie, une minorité éparpillée. C'est en ces postes 
avancés qu'il le faudrait observer, si l'on faisait ici un travail d'édi- 
fication, non une étude critique. Stimulée par le voisinage d'un 
catholicisme llorissant, l'Eglise évangélique se dépense en mer- 
veilles de charité; elle compose à son dogme, que ne respectent 
pas toujours les facultés de théologie, une toilette correcte, aussi 
traditionnelle que faire se peut ; elle tient à honneur, enfin, de se 
montrer pieuse et zélée pour le culte. Il n'est guère de pays, dans 
l'empire, où la ferveur protestante soit plus accomplie que dans 
les campagnes de Posnanie; elles se distinguent, surtout, par la 
sérieuse moralité qui complète cette ferveur. Tandis que la popu- 
lation rurale évangélique, dans les provinces environnantes, a de 
mauvaises mœurs, ou, pour mieux dire, point de mœurs, elle sait 
en Posnanie qu'il existe une morale chrétienne. On aimerait à 
s'attarder dès maintenant, — et nous y reviendrons plus tard, — 
au spectacle de cette activité philanthropique où le protestantisme 
rhénan et le luthéranisme bavarois se prodiguent à l'envi. C'est 
de Kaiserswerth, bourgade rhénane, et de Neuendettelsau, bour- 
gade bavaroise, que se dispersèrent, à travers l'Allemagne, des ' 
milliers de diaconesses, émules des sœurs de charité catholiques. 
A Bielel'eld, en Westphalie, les créations du pasteur de Bodels- 
chwingh sont d'une insigne originalité; cette petite ville est 
comme un foyer d'évangélisme, où conlluent, au profit de mul- 
tiples œuvres, les aumônes de l'Allemagne protestante, et d'où 
rayonnent sur tout l'Empire certaines institutions qui assurent 
aux vagabonds un feu et un lieu. C'est en Westphalie, aussi, et 
dans la Prusse rhénane, que s'est le plus solidement maintenue 
la notion delà communauté chrétienne; de bonne heure, l'Eglise 
évangélique, ailleurs comprimée par l'Etat, y conquit une cer- 
taine autonomie; elle en sut profiter, pour eni'aciner et cultiver, 
dans la conscience de ses fidèles, le sentiment de leurs liens réci- 
proques et des devoirs imposés à chacun d'eux par la fraternité 



LA CARTE HELIGIKUSE DE l'aLLEMAGNE. 807 

paroissiale. Cette éducation porte aujourd'hui ses fruits; déjà 
s'organise, sous la double impulsion des pasteurs et des laïques, 
une bienfaisance d'église, et tandis que, dans les autres provinces 
allemandes, la besogne de l'apostolat et des bonnes œuvres retombe 
presque exclusivement sur des pasteurs hors cadre, délégués 
sédentaires ou ambulans de la Mission Intérieure, les commu- 
nautés de Westphalie et de Prusse rhénane sont assez robustes, 
assez vivantes, pour être elles-mêmes des centres d'action chari- 
table et évangélique. Riches de libertés, fécondes en œuvres, elles 
témoignent, parfois bruyamment, de leur fidélité tenace à la vieille 
tradition dogmatique. Elles aiment mieux partager la foi de leurs 
pères du xvi*" siècle, que s'associer aux négations de l'université 
de Bonn. Le voisinage de cette université, où règne la théologie 
dite (c incroyante » , leur paraît une provocation ; des ligues sont 
fondées, des manifestes publiés, pour la défense intégrale du 
symbole apostolique. L'église de Bavière, elle, pour se préserver 
des novateurs, n'a besoin ni de cette vigilance ni de ce fracas; 
exclusivement luthérienne, elle ne repose point, comme les 
églises prussiennes, sur une vague entente entre les luthériens et 
réformés, qui toujours implique, en quelque mesure, un recul de 
l'inflexibilité dogmatique ; les vieilles croyances lui restent chères ; 
entre les professeurs d'Erlangen, d'une part, le clergé et les 
fidèles d'autre part, il n'y a point de hiatus sensible ; et les plus 
audacieux, même, se plaisent à maintenir en façade un solide 
corps de doctrines . 

Probablement en vertu des maximes mêmes du protestan- 
tisme, qui ne lui permettent guère une immixtion dans la con- 
duite civique de ses membres, l'Eglise évangélique, en ces trois 
régions où elle paraît si puissamment établie, demeure à peu près 
sans prise sur la vie publique, au moins dans les villes. Les 
seules circonscriptions de la Prusse rhénane où le socialisme ait 
pénétré sont celles de Solingen et d'Elberfeld-Barmen, protes- 
tantes en grande majorité; la vallée de laWupper [Wupperthal) 
que certains libertins appellent, par une allitération railleuse, la 
« vallée des bigots » [Muckerthal), est un fiof socialiste; et il en 
est de même de la ville de Nuremberg. 

IV 

Si Ion passe au vaste bloc protestant de l'Allemagne septen- 
trionale et centrale (Prusse, Brandebourg, Poméranie, Mecklen- 
bourg, Schleswig-Holstein, Anhalt, Saxe prussienne et royale), 
à peine sillonné, çà et là, par quelques fissures catholiques ,; on 
y observe, tout de suite, une physionomie religieuse extrêmement 



808 REVUE DES DEUX MONDES. 

variée ; et la plus simple fagon d'être exact, en l'espèce, est de re- 
prendre la vieille distinction entre villes et campagnes. 

En général, dans l'Allemagne proprement protestante, les 
villes et leur périmètre rural sont devenus, suivant une expres- 
sion familière à certains pasteurs, des « cimetières spirituels ». 
Volontiers, à travers le monde, on répute Berlin comme le type 
de cette cité que le bon Plutarque déclarait impossible, une cité 
athée; cette renommée n'est point usurpée. Vers 1880, l'impiété 
berlinoise atteignait à d'étranges confins; à cette date, d'après 
les statistiques officielles de la conférence évangélique d'Eise- 
nach, 2G pour 100 des enfans protestans restaient sans baptême; 
39 pour 100 des mariages, 80 pour 100 des enterremens étaient 
purement civils; sur 100 membres de l'Eglise évangélique, on 
comptait, par an, 13 communions; et 10 pour 100 seulement, 
enfin, se donnaient la peine de prendre part aux opérations élec- 
torales des communautés. L'Eglise évangélique cria disette, 
disette de temples aussi bien que de fidèles; et l'État, impuis- 
sant à multiplier les fidèles, multiplia du moins les temples. 

En 1889, on évaluait à 40 le nombre des nouvelles églises qui de- 
vaient être bâties à Berlin ; sept ans ont suffi pour que 22 fussent 
édifiées; 8 autres sont en construction. L'anecdote suivante, qui 
ressemble vaguement aune légende de caricature, m'a été donnée 
comme authentique. Sous les Tilleuls, un gamin salue la voiture 
impériale; un monsieur chauve, près de lui, fait de même; et le 
Biirsche de crier au Philister dénudé : « Prenez garde, si l'on 
voit une place vide, on y fera bâtir une église. » Guillaume II et 
l'impératrice, grands bâtisseurs, épient les places vides, dans leur 
capitale, pour les consacrer à Dieu. La cour est dévote; on sait, 
parmi les fonctionnaires, que le pouvoir aime la religion, fonde- 
ment d'un certain ordre moral; à la portée des fidèles, il multi- 
plie les endroits où l'on prêche; cela suffit pour que la pratique 
religieuse augmente. Bappelez-vous les chiffres dérisoires de 1880, 
et rapprochez-en ceux de 1893; à cette dernière date, on comp- 
tait seulement 12 pour 100 des nouveau-nés, 36 pour 100 des 
mariés, 03 pour 100 des défunts, qui échappassent à la bénédic- 
tion du pasteur; et pour 100 fidèles inscrits, on trouvait, non 
plus 13 communions comme en 1880, mais 10. Quelques années 
de collaboration entre la puissance laïque et l'église ont amené ce 
relèvement; et lorsque nous disons l'église, nous n'entendons 
point seulement le clergé paroissial, trop peu nombreux, mais les 
pasteurs de la Mission Intérieure, étrangers à la hiérarchie. Un 
capucin de la Bavière, le Père Cyprien, a noblement rendu jus- 
tice aux multiples travaux de cette mission protestante; il lui 
attribue même, peut-être, plus de succès qu'elle n'en a, ou plutôt 



LA CARTE RELIGIEUSE I)l'; l'alLEMAGNE. 809 

il lui suppose tout le succès quelle souhaiterait. A vrai dire, le 
léger progrès qu'accusent les statistiques de 1893 est purement 
extérieur ; la couche de vernis religieux, qui dissimule en beaucoup 
de pavs l'apostasie réelle des sociétés, s'était, à Berlin, fortement 
écaillée; tant bien que mal, on l'a rajeunie et solidifiée ; ce fut un 
de ces crépissages qui font durer les façades sans en affermir les 
fondations. Que le résultat obtenu réjouisse certains partis poli- 
tiques, on le comprend ; mais lésâmes pieuses demeurent sans il lu- 
sion.Au-dessous du monde officiel, — aussi strictement évangélique 
que l'empereur l'est en fait et que l'Etat prussien l'est en prin- 
cipe, — vous coudoyez à Berlin deux catégories d'hommes. I)'une 
part une bourgeoisie se piquant de lumières, associant la religion, 
par convenance et par civilité, aux grands actes de la vie, mais 
incrédule foncièrement : elle a comme desservans attitrés, pour 
ses rares besoins religieux, des pasteurs hommes du monde, de 
science aimable et de haute courtoisie, détestant la rigidité doc- 
trinale comme une chose de mauvais ton, adeptes et apôtres d'une 
certaine foi facile, pas plus encombrante qu'impérieuse, discrète 
et souple comme toute opinion de salon. D'autre part une masse 
populaire fortement conquise par le socialisme, toujours sarcas- 
tique et souvent haineuse contre l'église établie, et soupçonnant 
volontiers cette église de travailler pour le salut du trône et la 
sécurité des coffres-forts plutôt que pour la gloire de Dieu. Par 
principe politique aussi bien que par impiété, cette foule se dérobe 
à l'action apostolique du protestantisme. C'est par principe, aussi, 
qu'elle préfère l'union libre au mariage ; elle a un système d'idées 
et d'instincts qui exclut toute déférence, même superficielle, envers 
les usages ecclésiastiques. Il est vrai que le génie allemand con- 
cilie parfaitement l'irréligion et la religiosité; et l'impiété la plus 
radicale est encore tout heureuse de shabiller de mysticisme, au 
sein de certaines sectes dont nous parlerons un jour. Mais entre 
le protestantisme officiel et la population ouvrière de Berlin, un 
fossé est creusé. «Trop tard, la place est prise:» en Prusse rhé- 
nane, c'étaient les catholiques qui tenaient ce langage aux so- 
cialistes; à Berlin, ce sont les socialistes qui ripostent ainsi aux 
tentatives d'action sociale d'un certain nombre de pasteurs évan- 
géliques, paralysés d'ailleurs depuis quelques mois, en Prusse, 
par la prudence quasi épiscopale du Conseil suprême ecclé- 
siastique. 

A des degrés divers, les grandes villes protestantes de l'empire 
se rapprochent, toutes, de l'irréligion berlinoise. On peut se de- 
mander, même, si Hambourg ne dépasse pas Berlin, malgré l'édi- 
fiant voisinage, au Rauhe Haus, des créations, religieuses et so- 
ciales du pasteur Wichern : on y comptait, en 1893, sur 100 



810 REVUE DES DEUX MONDES. 

mariages, 13 seulement non bénis (ce qui dénoterait moins d'in- 
différence qu'à Berlin) ; mais sur 100 enfans, 17 demeuraient sans 
baptême (ce qui dénoterait le contraire) ; et pour une population 
de 100 protestans, on relève à Berlin 16 communions, à Ham- 
bourg 10 seulement; Magdebourg viendrait ensuite, puis les ag- 
glomérations industrielles de la région saxonne. « Le peuple de 
Saxe, écrivait Montalembert en 1834, est le plus protestant de 
toute l'Allemagne. » Sans aucun fard, aujourd'hui, le socialisme 
expose, à son invincible clientèle d'électeurs saxons, la philoso- 
phie athée dans laquelle il encadre ses revendications économi- 
ques et qui d'ailleurs, peut-être, ne leur est pas essentiellement 
inhérente ; et ces populations évangéliques lui font l'abandon 
de leurs votes et de leurs consciences. Elles ne tiennent aucun 
compte à la fraction « libérale » de l'église, des efforts qu'elle fait 
pour mettre son dogme à la portée de leur scepticisme, ni de cette 
condescendance avec laquelle elle atténue le symbole au risque 
de le déchirer; et dans leur acharnement contre le christianisme 
elles enveloppent la morale chrétienne, lors même que par un 
prodige de complaisance elle leur est présentée sans aucun alliage 
de surnaturel. 

Quelle est la situation religieuse des campagnes, nous Talions 
dire à grands traits. Dans la Prusse orientale et occidentale, et 
dans la partie de la Poméranie qui s'étend sur la rive droite de 
l'Oder, la piété est convenable : le district de Kœstlin, même, est 
l'une des régions de l'Allemagne où la ferveur est le plus assidue, 
puisque chaque dimanche, dans les temples, la communauté est 
représentée par environ la moitié de ses membres. De l'autre côté 
de l'Oder, le changement est brusque ; aux alentours de Stral- 
sund, quatre à cinq pour cent des fidèles vont au prêche; on 
communie cinq ou six fois dans sa vie, à l'occasion des importans 
événemensde famille, mais sans recueillement, sans intelligence, 
et parce que la Pâque, presque au même titre que les libations et 
les danses, figure nécessairement au programme d'un grand jour. 
C'est un pays de très grande propriété : on y compte moins de 
petits paysans, beaucoup plus d'ouvriers agricoles que dans la 
moitié orientale de la Poméranie; et il semble, en ces parages, 
que la pratique religieuse diminue à mesure que déchoit, par 
l'effet de mauvaises conditions sociales, la dignité de l'existence. 
Le Mecklenbourg n'est guère plus dévot ; sur cent fidèles inscrits 
le pasteur a dix auditeurs environ. Cette indifférence est conta- 
gieuse, elle se retrouve dans le sud du Schleswig-Holstein. Le 
Brandebourg, en revanche, est kirchlick (ainsi dit-on d'un pays 
où les oflices sont suivis) ; encore offre-t-il, à cet égard, de curieux 
contrastes : dans le cercle de Liickenwalde-Juterbogk, il n'est 



LA CARTE RELIfUEUSE DK e' ALLEMAGNE. 811 

guère de famille qui ne soit représentée au temple, chaque di- 
manche, par un de ses membres, et pour 100 fidèles on compte 
annuellement 200 communions; non loin de là, dans l'Uker- 
mark, on cite telle commune de 1 TiOO âmes où le pasteur a 
30 auditeurs ; et dans le Havelland la piété tombe également en 
désuétude. Un professeur de Berlin, qui conserve, pour l'avenir 
de l'Église évangélique, les plus fortifiantes espérances, et dont 
le fils et le gendre sont pasteurs, m'attestait par son expérience 
personnelle la diminution de la piété domestique dans les régions 
prussiennes qu'il connaît : on ne peut plus espérer, en frôlant les 
murs de certaines ruelles de village, surprendre l'écho de quelque 
lecture biblique, de quelque psalmodie commune, de l'un de ces 
exercices enfin [Hausandachten) par lesquels les vieilles familles 
protestantes s'élevaient volontiers vers Dieu. La province de 
Hanovre est d'une piété moyenne; dans le Brunswick som- 
meille une indifférence qui confine à l'impiété. Les paysans sont 
plus que tièdes dans l'arrondissement de Magdebourg, assez 
dévots dans ceux de Mersebourg et d'Erfurt. Si l'on devait donner 
des rangs aux petits duchés saxons d'après l'état de la pratique 
religieuse, c'est Altenburg qui l'emporterait ; Meiningen et Weimar 
viendraient ensuite; et tout à la fin, passablement indévots, 
Gotha et Cobourg. Le royaume de Saxe comporte une distinc- 
tion : dans les campagnes où l'industrie s'est installée, l'office 
est négligé; il est plus suivi dans celles où le paysan est de- 
meuré un paysan. 

Mais la pratique religieuse , là même où elle est le plus répandue , 
est trop souvent purement extérieure ; elle n'a sur les mœurs qu'une 
influence trèsmédiocre, sinon nulle. MM. HûckstâdtetWittenberg, 
pasteurs évangéliques, rapporteurs d'une récente enquête sur la 
moralité des campagnes prussiennes et saxonnes, s'attristent de cette 
conclusion : «Dans les régions les plus kirchlich, disent-ils, l'im- 
moralité est aussi grande ou presque aussi grande que dans les 
régions qui ne sont point kirchlich. » D'un opuscule de souvenirs 
personnels publié par le pasteur d'un village prussien, M. Paul 
Gerade, résultent les mêmes impressions attristantes. La situation 
matérielle des paysans, souvent très précaire, apparaîtà beaucoup 
d'ecclésiastiques protestans comme la principale raison de cette 
sauvagerie 'ou de cette déchéance morale ; et c'est le commun 
intérêt des bonnes mœurs et de l'église évangélique qui dicte les 
revendications du pasteur Wittenberg et de ses amis en faveur 
des ouvriers agricoles. Mais à ces revendications, il semble que 
la hiérarchie suprême ne s'associe point, et qu'elle y serait plutôt 
hostile : ainsi l'exigerait, à défaut du pouvoir central, cette âpfe 
et conservatrice féodalité, la Ritlerschaft, souvent patronne des 



812 REVUE DES DEUX MONDES. 

paroisses, et moins initiée à F esprit de TEvangile qu'à l'art d'ex- 
ploiter ses journaliers et ses domaines. Avant de civiliser la plèbe 
des campagnes, il en faudrait humaniser le patriciat; et par l'effet 
d'un mancfue de liberté dont nous aurons un jour à chercher les 
causes, l'Eglise évangélique, qui tâtonne dans la première tâche, 
n'a pas encore pu affronter la seconde. 

Sur toute l'étendue de cette immense région protestante, dans 
les endroits où le catholicisme s'est installé, où même il se déve- 
loppe, il manque en général de vigueur. L'argent fait défaut, plus 
encore les hommes. Le Kulturkampf, un peu partout, décima les 
rangs du clergé ; de là une disette de prêtres dont il faudra 
quelques années encore pour réparer les inconvéniens. C'est à 
l'évêché de Breslau surtout, et à l'évêché d'Osnabrùck, qu'on 
souffre de cette disette. Le premier de ces deux évêchés préside à 
la « Délégature apostolique », qui comprend Berlin, le Brande- 
bourg et la Poméranie; l'accroissement du nombre des prêtres, 
dans cette région, ne répond pas à l'accroissement du nombre 
des fidèles. Cinq églises nouvelles ont été créées à Berlin depuis 
4860; on y a multiplié aussi les associations catholiques de tra- 
vailleurs; les Dominicains y desservent une paroisse, et d'autres 
ordres religieux y pourraient être appelés. Mais l'action du clergé 
séculier, vis-à-vis d'une masse de fidèles dispersés et souvent in- 
connus, en présence du champ qu'il aurait à soigner et qu'il est 
impuissant même à explorer tout entier, semble forcément con- 
damnée à l'incertitude, à l'instabilité, à je ne sais quelle timidité 
haletante qui éloigne du succès. 

Le vicariat des missions catholiques du Nord, confié depuis 
Grégoire XVI aux évèques d'Osnabrùck, gouvernait en 1888, dans 
les villes hanséatiques, le Mecklenbourg et le Schleswig-Hols- 
tein, 43702 âmes (au lieu de 11870 en 1867). De ses trente-quatre 
stations de mission, quinze remontent au dernier quart de siècle, 
et sept seulement sont antérieures à 1800. Les rapports pério- 
diques adressés d'Osnabrùck à la congrégation de la Propagande 
sont d'une netteté parfaite et sans nul apprêt; on y voit naître et 
vivoter les chrétientés de Diaspora, et la communication de ces 
documens occultes nous a grandement servi. 

Des petites gens venant de tous les coins de l'Empire et même 
de l'Europe, Autrichiens, Bohémiens, Polonais, Italiens, Alle- 
mands surtout, « cherchant à gagner le plus possible, négligeant 
souvent la religion », voilà la clientèle de l'évôque-vicaire. Une 
partie de cette clientèle est perpétuellement en mue; beaucoup 
d'ouvriers, appelés par des travaux périodiques, viennent et s'en 
vont avec les saisons; il est aussi des besognes accidentelles qui 
provoquent subitement une grosse demande de forces humaines; 



LA CARTE UELIGIEl.SE DE l'aLLEMAGISE. 813 

des cinq mille ouvriers catholiques qui travaillaient au canal de 
Kiel, un certain nombre se sont déjà dispersés, portant ailleurs 
leurs bras et leur sueur. Comme le besoin crée l'organe, une 
agglomération catholique crée la station de mission; sous ce nom: 
canal du Nord-Est, l'évèque vicaire en lit installer une, presque 
ambulante, pour le service spirituel des ouvriers et des petits 
manœuvres. Les travailleurs agricoles, plus dispersés, sont plus 
insaisissables: « On évalue, dit le rapport de 1888, que deux cents 
environ doivent être épars dans les biens nobles et les domaines du 
grand-duc de Mecklenbourg-Schwerin, autour de Ludwigslust; » 
il faudrait dire plus de deux cent cinquante, d'après le rapport 
de 1893. Incessamment le missionnaire voyage, en quête de ces 
épaves qui sont des âmes ; telle station a cinquante kilomètres 
de rayon; « si vaste est le district de Rostock que le prêtre n'y 
peut visiter tous les catholiques ni procurer à tous la possibilité 
d'assister à l'office divin » ; il est des communautés qui ont la 
messe une fois par mois, d'autres plus rarement, d'autres jamais. 
De ces bourgades délaissées se détachent chaque année quelques 
enfans de quatorze ans; ils s'en vont à la grande ville, à la ville 
de résidence officielle du missionnaire, et là, quelques mois 
durant, dans une institution pour communions [Kommiinikanden- 
Anstalt) ou dans des chambrettes du presbytère, ils s'initient à 
leur foi ; catéchisme appris et communion faite, ils s'en retournent. 
La pratique religieuse s'accommode mal de pareilles conditions ; 
elle y survit pourtant; d'après le rapport épiscopal,la moitié des 
catholiques, à Brème, les deux tiers, à Lubeck,font leurs pâques; 
ce sont villes où la proportion annuelle des communions protes- 
tantes au nombre des fidèles protestans est de 15,22 et 19,78 
pour 100 ; la chrétienté exotique s'y montre donc plus pieuse que 
la chrétienté établie. Que les vocations religieuses soient rares 
dans \di Diaspora, on le comprend sans peine; en 1895, on comp- 
tait trois prêtres et trois étudians en théologie originaires de cette 
Diaspora. Elle est peuplée de pauvres gens timides et passifs, 
dont la vie religieuse, même correcte, est sans intensité. 

Régulièrement, chaque station se devrait suffire à elle-même, 
mais les exceptions renversent la règle. Les fidèles de la Diaspora 
auraient plutôt besoin de recevoir des secours, et ils en reçoivent. 
En 1888, l'évèque entretenait à ses frais dix missions et treize 
maîtres d'école; dans trois stations, de riches particuliers cou- 
vraient les dépenses de la communauté, le pape subvenait à la 
construction d'une église à Hambourg, le grand-duc aidait le 
prêtre de Schwerin à vivre ; l'association allemande de Saint- 
Boni face, la Propagation de la Foi lyonnaise essayaient de faire 
le reste. Avec l'exiguïté des budgets, c'est une œuvre longue et 



814 REVUE DES DEUX MONDES. 

laborieuse que d'amener à une vie normale une communauté de 
Diaspora. On commence bien petitement, d'une façon qu'on pour- 
rait dire infantile. L'histoire de Wismar peut ici servir de type. 
En 1871, pour 90 marks par an, les catholiques y louèrent une 
chambre : ce fut l'église. Le loyer parut trop lourd, et l'on installa 
le culte dans une salle de vieux couvent, désaffecté depuis la 
Réforme. Le couvent dut être évacué; on se rabattit sur une 
chambre d'hôtel qu'on payait 150 marks; le grand-duc, sur sa 
cassette, en versait 120. L'aubergiste, en 1877, prétendit élever 
ses prix ; il demanda 300 marks. Alors l'instabilité du domicile 
divin commença de déplaire, et l'on fit bâtir une petite église 
pour laquelle le grand-duc donna 3000 marks. Location d'abord, 
puis achat et construction; ces deux phases se retrouvent souvent 
au début des petits groupemens àe Diaspora . La location, parfois, 
est gratuite ; l'évêque, en son rapport, rend hommage à la muni- 
cipalité protestante de Gustrovv, qui prête au culte catholique la 
salle de l'école, et à des propriétaires protestans d'itzeloe, qui lui 
ouvrent un local. On achète à la longue « une maison et un 
fonds de terre, domum fundosque » où s'entassent côte à côte la 
chapelle, le logis du prêtre, l'école. Il faut à Dieu un certain 
confortable, sinon les plus distingués des fidèles lui marchandent 
leur visite. « Parmi les officiers et hauts fonctionnaires civils 
qui résident en Schleswig, on trouve souvent quelques catholiques; 
l'aspect indigent et misérable de l'établissement catholique les 
détourne facilement de la pratique religieuse. » Cette élite a ses 
susceptibilités et ses dégoûts ; à Hambourg, où la communauté 
possède quatre écoles primaires et deux écoles supérieures, près 
de deux cents [enfans catholiques fréquentent des établi ssemens 
protestans, « parce que les écoles catholiques paraissent tout à 
fait "^XéhéieimeQ, admodum pariim nohilcs. » On pardonne malai- 
sément au catholicisme, en certains milieux, et sa clientèle de 
pauvres et sa propre pauvreté. 

Il arrive parfois que la question d'argent n'est point la seule à 
résoudre : des difficultés légales surgissent. On lit à plusieurs 
reprises, dans les rapports d'Osnabriick, à propos d'une école ou 
d'une église, cette curieuse formule : « Elle est officiellement 
reconnue, à ce qu'il semble, ?/rrîV/e/?/r. » Pourquoi ce léger doute ? 
C'est que, dans certains Etats, la mauvaise volonté de la bureau- 
cratie ou la malveillance des lois pèsent lourdement sur les catho- 
liques, mais sont contre-balancées par la gracieuse équité du 
prince. L'exemple du Mecklenbourg-Strelitz est frappant. « Bien 
que les lois civiles ne permettent pas à un prêtre catholique 
d'élire domicile dans ce grand-duché, pourtant, au su et avec 
l'agrément du grand-duc en personne, qui ne veut pas que ses 



LA CARTE RELIGIEUSE DE l' ALLEMAGNE. 815 

sujets catholiques soient privés de l'office divin, un prêtre habite 
à Neustrelitz; jusqu'ici il n'a subi aucune tracasserie. » Si l'arbi- 
traire est parfois émancipateur, plus souvent il se montre op- 
presseur; c'est le cas pour Uostock, où la municipalité défend au 
prêtre catholique l'emploi de cloches et de tout signe extérieur 
qui pourrait indiquer une église. Nous voilà loin des triomphantes 
allégresses du catholicisme rhénan; les conditions mêmes de la 
Diaspora diminuent singulièrement la vertu conquérante de 
l'Église romaine. Dans l'Allemagne du Nord, elle ne cherche 
point les conversions; elle ne s'y installe que parce qu'elle y pos- 
sède quelques fidèles installés, elle y conserve toujours un certain 
caractère exotique. 



Nous avons sondé jusqu'ici les terroirs éminemment catho- 
liques et les terroirs éminemment protestans. Cinq régions, en 
Allemagne, échappent à ces catégories : la Hesse, le Palatinat, 
Bade, le Wurtemberg et la Silésie. Par excellence, elles sont des 
domaines mixtes : en Bade, les catholiques forment les deux tiers, 
et les protestans un tiers de la population ; cest l'inverse en Wur- 
temberg; dans la Hesse, les protestans sont un peu moins des 
deux tiers ; en Silésie et en Palatinat, les deux confessions se 
suivent d'assez près, avec une majorité pour les catholiques dans 
la première région, pour les protestans dans la seconde. 

Hessische Abendmahl {\'a Pâque en Hesse), telle était la légende 
d'un tableau de M. Cari Bantzer, exposé à Dresde en 1895. Rien 
de plus simple que cette peinture, rien en même temps de plus 
grave : dans un temple, des femmes sont assises, avec de grosses 
bibles et l'originale coiffure des dimanches; un peu alourdis par 
le recueillement et par des redingotes d'une coupe paysannesque, 
leurs maris s'approchent de l'autel pour communier. C'est ce 
qu'on appelle en Allemagne un tableau de Kultw\ une page de 
peinture traduisant la civilisation d'un pays ; et les critiques d'art 
appréciaient dans cette toile une exacte révélation de la Hesse. Au 
fond des campagnes, en effet, la pratique pieuse survit, plus 
exacte dans la province prussienne de Hesse-Nassau que dans le 
grand-duché. 

Les villes sont plus tièdes : le chiffre des communions pro- 
testantes ne dépasse pas 28 pour 100 à Darmstadt, 26 pour 100 à 
Offenbach, 36 pour 100 à Worms, 41 pour 100 à Mayence. 
A Francfort-sur-le-Main, ville d'affaires, on dirait que s'est établi 
je ne sais quel compromis, par lequel la population ne voudrait 
point trop de mal aux religions, pourvu que les religions ne 



816 REVUE DES DEUX MONDES. 

missent point trop de zèle à lui vouloir du bien ; il n'y a pas là, 
comme à Berlin, ces essais d'une piété de commande, qui rendent 
haineuse limpiété; les clergés vivent et la ville vit. M.Naumann, 
tribun des « Jeunes » (ainsi l'on appelle un nouveau groupe 
social évangélique), est une exception dans son église, et d'ailleurs 
un pasteur hors cadre; il n'y a point, à proprement parler, une 
association catholique de travailleurs; et, pour 53 000 catho- 
liques on ne compte que 20000 communions pascales, ce qui 
passe pour médiocre au delà du Rhin. Il semblerait que Ketteler, 
dont l'action secoua si fortement l'Allemagne catholique, eût dû 
laisser à Mayence une empreinte profondément religieuse; la 
supposition serait excessive. Par delà Ketteler se répercute la 
libertine influence de certains princes-archevêques de l'ancien 
régime ; leur gouvernement et leurs exemples avaient dissous la 
ferveur; une nouvelle conquête partielle du peuple catholique 
est restée nécessaire dans la Hesse. Or si l'on observe les pro- 
cédés qu'emploie le clergé et les lois qu'il subit, si l'on mesure 
les libertés qu'il prend et celles qu'il obtient, il semble que cette 
conquête soit encore lointaine. Malgré les incessans efforts du 
docteur Haffner, l'évêque actuel, les ordres religieux sont bannis; 
l'école n'est point confessionnelle; les associations d'hommes 
[Màîinervereine) suffisent au zèle des prêtres ruraux; à la diffé- 
rence du clergé rhénan, ils ne soutiennent point, si même ils ne 
voient d'un mauvais œil, les associations de paysans fondées en 
vue d'intérêts économiques [Bauernvereine]^ et Darmstadt est la 
seule ville de Hesse où l'on cite un notable progrès de l'activité 
catholique. Fort indifférent à cette anémie de l'Eglise romaine, le 
gouvernement grand-ducal infuse volontiers un sang nouveau 
dans l'église protestante en favorisant les tendances libérales à 
l'université de Giessen. Vous entendez répéter dans les sphères 
officielles, avec une certaine complaisance, que cette université est 
un laboratoire de la théologie moderne, historique et critique; 
et suivant que vous regardez une telle théologie comme une in- 
carnation, plus pure et plus éclatante, de la pensée religieuse, ou 
comme un travestissement et une mutilation de cette pensée, 
vous évaluerez avec une balance différente la reconnaissance que 
doit à la Hesse le protestantisme allemand. 

Le grand-duché de Bade, dont nous avons expliqué par 
l'histoire elle-même la confusion confessionnelle, se distingue de 
toutes les autres régions de l'Empire par un double trait. En 
premier lieu, par la grâce de l'Etat et du corps électoral des 
communautés, le libéralisme, c'est-à-dire un ensemble de ten- 
dances hostiles à l'interprétation littérale et traditionnelle du 
dogme et à un servile respect du symbole, prévaut dans l'église 



LA CARTE RELIGIEUSE DE l'aLLEMAGNE. 817 

évangélique de Bade; en haut, dans la hiérarchie, il est installé ; 
en bas, parmi le collège électoral des fidèles, il s'installe. En 
second lieu, une « géométrie politique » des plus savantes a 
dessiné de telle façon les circonscriptions du grand-duché, que 
sur 63 districts, 31 seulement conservent une majorité catho- 
lique. Ainsi, fatalement, le centre est en minorité dans la Chambre 
badoisc, bien que les catholiques soient en majorité dans le grand 
duché; et les amateurs de sectionnemens élégans, respectueux 
d'ailleurs de la volonté populaire, trouveraient dans l'observation 
du pays de Bade une leçon et un régal. De la combinaison de 
ces deux caractères, vous dégagez le portrait du grand-duché : la 
confession de la minorité gouverne, et la confession de la majo- 
rité obéit; quant à cette minorité, elle comprend un certain 
nombre de dévots, d'une foi exacte, un moindre nombre de dévots, 
d'une foi plus lâche et plus libérale, enfin un grand nombre d'in- 
dévots, d'une fois nulle; ceux-ci, lorsqu'il y a des élections dans 
l'église évangélique, décident du succès des « libéraux » sur les 
« croyans ». Et, de même que le grand-duché, catholique aux deux 
tiers, est régi par le troisième tiers, de même, l'élite correcte- 
ment pieuse de l'église évangélique est évincée par une coalition 
de (( libéraux » et d'indifférens ; en fin de compte, à tous les 
étages, les majorités voient leur volonté annulée, et servent de 
marchepieds pour la tyrannie des minorités. De là résultent la 
prolongation du Kulturkampf, l'interdiction à l'église catholique 
d'ouvrir des établissemens d'instruction, TelTacement du carac- 
tère confessionnel de l'école. Or prenons garde d'exagérer en 
parlant du bien que la persécution fait aux religions; si la rhéto- 
rique est unanime à le célébrer, l'histoire n est pas unanime à le 
prouver. De la crise politique qu'il a dû subir, le catholicisme 
badois a pluspàti que bénéficié; et il en pâtit toujours. Les sta- 
tistiques, depuis cinquante ans, attestent un perpétuel recul de 
la majorité catholique en Bade: sur 1000 habitans, il y avait, en 
1846, 664 catholiques et 316 protestans; en 1883, la proportion 
s'était abaissée à 627 catholiques; elle s'était élevée à 354 protes- 
tans. L'église romaine, au grand duché, manque de prêtres; 
pour fonder beaucoup d'oeuvres sociales, Ihaleine et le personnel 
lui ont fait défaut; chaque année, à Carlsruhc, 300 enfans lui 
échappent, et plus encore à Mannheim. Originales sont ses 
revanches : Fribourg-en-Brisgau, grâce à la librairie Herder,est 
devenu le premier centre scientifique de l'Allemagne catholique : 
et M. Werthmann. secrétaire de l'archevêché, est en train de cen- 
traliser, pour la première fois, le bilan de toutes les œuvres de 
charité catholique de l'empire. C'est d'ailleurs l'archidiocèse de 
Fribourg qui fournit le plus d'argent au Bonifaciusvercin pour le 
TOME cxxxv. — 1896. 52 



818 REVUE DES DEUX MONDES. 

soutien de la Diaspora; en faisant soigner des âmes prussiennes 
ou poméraniennes, il se console du déchet d'âmes badoises qu'il 
subit. Ce n'est guère au protestantisme que rapporte ce déchet. 
Dans les campagnes, l'église évangélique est forte encore, puisque, 
sur 100 fidèles, elle inscrit en moyenne 50 'communions, et 28 
environ fréquentent le prêche : chitïres convenables sans être 
brillans. Mais dans les grandes villes, le socialisme la cerne et la 
supplante : il souffre peu de ce que fait l'Etat pour le protestan- 
tisme, et profite beaucoup de ce que fait l'Etat contre le catholi- 
cisme. 

Majorité protestante : attachement de la hiérarchie et des 
communautés à la foi positive et traditionnelle ; abstention de 
tout Kulturkampf ; corrélation parfaite entre le nombre des catho- 
liques à la Chambre et leur nombre dans le pays : déploiement 
fécond et libre d'une activité sociale catholique; caractère stric- 
tement confessionnel de l'école ; irréprochable loyauté de l'Etat à 
l'endroit des diverses confessions : voilà des traits inverses de 
ceux que nous avons rencontrés en Bade. De tous ces traits, com- 
posez une image ; elle sera la représentation fidèle du Wurtem- 
berg. Nous la pouvons faire très sommaire, puisque BadeJ la 
complète, à la façon d'un repoussoir. On est très pieux en 
Wurtemberg, parmi les deux confessions; dans ; l'église évangé- 
lique, les communions d'hommes sont relativement plus nom- 
breuses que partout ailleurs en Allemagne, et l'on y craint les 
nouveautés anti-dogmatiques. On maintient, depuis plus de 
soixante ans, un régime scolaire qui installe les deux églises, 
avec d'amples pouvoirs, dans les écoles confessionnelles respec- 
tives, non point, à parler littéralement, comme souveraines 
absolues, mais comme représentantes de l'Etat dans ces écoles 
(ce qui entraîne, en fait, leur souveraineté) : de tous les Etats de 
l'Empire, le Wurtemberg est le moins laïcisé. De là la puissance 
que les clergés y ont gardée. Nous y avons vu de près, en 1895, 
et nous raconterons en son lieu, la formation du centre wurtem- 
bergeois : à l'époque du Kulturkampf, lorsque le Wurtemberg 
était comme une oasis de tolérance, l'existence d'un tel groupe 
passait pour oiseuse; on la créé, l'an dernier, pour arracher au 
gouvernement l'une des rares satisfactions dont les catholiques 
wurtembergeois aient à déplorer l'ajournement, le rappel des 
ordres religieux; mais ce jeune centre s'est tout de suite signalé 
comme un parti d'action sociale beaucoup plus que comme un 
parti de revendications confessionnelles. Il partage avec les pro- 
gressistes le bureau de la Chambre et volontiers vote avec eux ; 
disloquanl leur programme, il y combat les motions concernant 
l'école; il y retient, et souvent prend à son compte, en les moti- 



LA CARTE RELIGIEUSE DE l'aLLEMAGNE. 8l9 

vant au nom de ce qu'il appelle la « justice chrétienne », les 
projets de réformes fiscales et d'amélioration sociale; il s'est 
déclaré pour la revision de la constitution, encore qu'elle doive 
mettre un terme aux privilèges de certaines notabilités de l'église 
catholique, qui siégeaient de droit à la Chambre; il a le tempé- 
rament d'un groupe démocratique, et dès le début il eu a pris les 
allures; il veut être populaire, et il Test. Dans ce pays légère- 
ment archaïque, qui contraignait les nouveautés de subir un cer- 
tain stage, non seulement pour être acceptées, mais même pour 
être comprises, c'est une religion, et celle de la minorité, qui par 
une poussée décisive travaille à les faire pénétrer ; au déclin d'un 
siècle où les religions ont fréquemment usé leur crédit à vouloir 
conserver ce qui avait disparu et mérité de disparaître, ce phéno- 
mène inédit mérite attention. 

Ni dans k Silésie ni dans le Palatinat, de pareilles surprises 
ne nous attendent. L'église évangélique, en Silésie, est fi ère de 
sa vitalité; dans la région d'Oppeln, plus de 60 pour 100 de ses 
fidèles vont au prêche, et leurs mœurs, chose rare, sont à l'ave- 
nant de leur piété; dans les autres districts, elle maintient aussi 
ime certaine ferveur, d'autant plus attiédie, en général, que la 
grande propriété est plus envahissante ; les villes industrielles lui 
échappent, ou à peu près. Quant au catholicisme silésien, ne lui 
demandez point cette gravité d'aspect, cette opportune façon 
d'associer, dans ses églises, la nudité et la parure, surtout cette 
intensité d'action, qui distinguent l'Eglise romaine en d'autres 
régions de l'Allemagne. 

Lorsqu'on entre dans les églises gothiques de Breslau, forte- 
ment abîmées par les remaniemens artistiques des deux siècles 
passés, lorsqu'on promène ses regards sur leurs étranges statues 
de saints et de saintes, habillés d'un coloris criant, se déhan- 
chant avec violence comme pour occuper l'œil du fidèle, et bran- 
dissant avec des gestes forcenés leur livre ou leur cierge ; lors- 
qu'on lève la tête, enfin, vers ces « poutres de gloire » sur lesquelles 
se déroule toute une farandole de bienheureux, on touche l'in- 
fluence, déjà pressentie en Bavière, de cette profusion décorative 
à laquelle se complaît le catholicisme méridional. Les promesses 
du paradis terrestre socialiste luttent avec quelque chance de 
succès contre ces mauvaises copies du paradis céleste ; et sur les 
populations ouvrières l'Eglise catholique, en Silésie, n'obtient 
qu'un médiocre ascendant. Elle possède, dans les campagnes, un 
peuple foncièrement chrétien, et par surcroît (est-ce une bonne 
chance ou bien une mauvaise?) une clientèle de grands proprié- 
taires; or la masse rurale, souvent, va se détachant du prêtre si 
le prêtre va s'attachant au seigneur ; de là, pour le clergé silésien, 



820 REVUE DES DEUX MONDES. 

des difficultés de tactique, un peu semblables à celles que ren- 
contre, dans l'Allemagne du Nord, l'Eglise évangélique. 

Envers le Très-Haut et les bonnes mœurs, le Palatinat est 
correct. Sur cent naissances il nen a guère que six d'illégitimes ; 
c'est plus honorable que dans tout le reste de l'empire (Prusse 
rhénane et Westphalie exceptées). Le contact de deux confessions 
égales en force y maintient à une certaine hauteur, dans l'une et 
dans l'autre, le thermomètre de la piété; c'est à Spire, en 1529, 
que les réformés se baptisèrent protestans ; fidèles à ce grand 
souvenir, ils sont en train d'y construire un temple, l'église de la 
protestation; motif de plus, pour les catholiques, de fréquenter 
assidûment leur cathédrale. 

Croyans ou incroyans, pratiquans ou indifférens, affaiblis 
par l'éparpillement ou fortifiés par la densité des groupemens, on 
comptait en bloc, dans l'empire, en 1890, 31 026810 protestans 
et 176749!21 catholiques. La statistique distinguait, par surcroît, 
un certain nombre de sectes reposant, comme le protestantisme 
lui-même, sur les maximes du libre examen et de la justification 
par la foi, mais détachées de l'église officielle, tantôt, comme les 
frères Moraves, parce qu'elles n'y trouvaient point l'aliment rêvé 
par leur ferveur, et tantôt, comme les freireligiôsen, parce que 
la confession établie opposait des barrières à leur radicalisme 
panthéiste. De la géographie religieuse, ces sectes ne relèvent 
point ; elles sont comme noyées parmi la masse des membres in- 
scrits de la confession protestante et de la confession catholique. 
Nous les étudierons comme une expression schismatique de l'indi- 
vidualisme protestant, mais sans nous exagérer la portée de leur 
rayonnement. Le protestantisme, le catholicisme, et la libre 
science [freie Wissenschafl), voilà les trois forces essentielles qui 
se disputent la conscience allemande. Des deux premières, nous 
avons évalué le domaine; apprécier la troisième ne sera point 
affaire de géographie ou de statistique. Sur le caractère religieux 
ou irréligieux de la libre science, sur l'alliance ou sur l'hostilité 
que la religion doit attendre d'elle, les théologiens de la Réforme 
sont en désaccord. Etudier ce désaccord, ce sera déterminer les 
positions respectives du protestantisme et du rationalisme. 

Georges Govau. 



LE 



MÉCANISME DE LA VIE MODERNE 



IX (^) 



L'ECLAIRAGE 



Cette partie de la terre que nous habitons se place d'une ma- 
nière si maladroite, — il faut en convenir, — pour recevoir la lu- 
mière du soleil, que nous y voyons plutôt trop pendant quelques 
mois de l'année, tandis que pendant d'autres mois nous sommes, 
seize heures sur vingt-quatre, plongés dans l'obscurité. Ce manque 
d'équilibre est d'autant plus choquant que la constitution phy- 
sique de l'homme ne lui permet pas de se plier à cette distri- 
bution intermittente de l'éclairage naturel. Ses besoins de som- 
meil sont réguliers; il ne saurait, comme certains animaux, 
faire en hiver des provisions de vie pour l'été, et la longueur 
des nuits dans la saison noire est presque double du temps néces- 
saire à son repos. 

I 

Les êtres civilisés ont dû prendre, de vieille date, le parti de 
se passer d'un astre qui s'allume et s'éteint sans nul souci de 

(l) Voyez la Revue des 15 juillet et 1" octobre 1894, 1" janvier, lo mars, 15 ji^n, 
1" septembre et 1" décembre 1893, et 1er mars 1896. 



822 REVUE DES DEUX MONDES. 

leurs exigences; mais, jusqu'à nos jours, leurs efforts pour le 
remplacer n'avaient pas été couronnés d'un grand succès. L'huile 
extraite de certains végétaux et les torches de résine suffirent à 
l'antiquité, la chandelle de suif vint des barbares du nord. La 
chandelle de cire ou « cierge ». que l'on appelait communément 
la « bougie », demeura au moyen âge le luxe des riches ; et comme 
cette « bougie » de cire coûtait de 12 à 20 francs le kilogramme 
— en monnaie actuelle — du xni'' au xvi*' siècle, et qu'elle ne 
descendit pas au-dessous de 10 francs, de 1600 à 1789, les riches 
eux-mêmes n'en usaient qu'avec une extrême réserve. Sous 
Louis XIV, la duchesse de Bourgogne avouait n'avoir eu de 
bougie dans son appartement que depuis qu'elle était à la cour de 
France. 

Réduits à la lumière de Ihuile, les Egyptiens ou les Grecs ne 
possédaient même pas d'appareil convenable pour Tutiliser : la 
lampe romaine n'est autre chose qu'une veilleuse, un bol, où 
trempe une mèche de coton. Lhuile n'était jamais fournie à la 
mèche en quantité suffisante, car la capillarité du coton était le 
seul moyen de l'élever jusqu'à la flamme. Celle-ci consistait en 
une lueur rougeâtre, accompagnée d'un perpétuel lllet de fumée 
et d'une odeur acre et irritante. Durant quatre mille ans, les lampes 
de nos pères ont inexorablement filé. Depuis l'origine du monde 
jusqu'à la fin du xv!!!*" siècle, quoique l'on eût découvert tant de 
choses, produit de si merveilleux chefs-d'œuvre, déployé tant de 
courage et de génie, on n'avait pas encore enfanté le verre de 
lampe ni le quinquet. L'imagination des artistes s'était exercée 
sur l'architecture du récipient, qui avait pris des formes exquises, 
s'était embelli de riches ciselures; mais ces lampes, pour belles 
qu'elles fussent, continuaient à n'éclairer pas. 

La classe aisée les délaissa donc pour la chandelle, dont les 
personnes gênées économisèrent les « bouts » ; il n'y eut plus que 
les très pauvres gens ou les avaricieux à employer des lampes. 
Au XVI]'' siècle, Tallemant estime peindre d'un trait caractéris- 
tique la ladrerie d'un de ses contemporains, lorsqu'il révèle que 
<( chez lui on ne brûle que de l'huile » ! Cette huile à brûler, tirée 
des noix, du lin, du pavot, du poisson, était elle-même beaucoup 
plus chère que notre moderne huile de colza. Elle se vendait à 
l'époque féodale, — évaluée en monnaie de nos jours, — 3 et 4 francs 
le kilo. Plus tard sod prix diminua, parce que les procédés de 
fabrication se perfectionnèrent et que l'on utilisa des graines nou- 
velles; cependant elle valait encore 2 francs au moment de la 
Révolution, tandis qu'elle est aujourd'hui cotée 60 centimes, 
dans les mercuriales, et qu'à Paris, au détail, malgré les impôts 



LE MÉCANISME DE LA VIE MODERNE. 823 

qui la grèvent, elle ne dépasse pas 1 fr. 20. L'huile était donc 
une lumière coûteuse dans vm ménage rural; pour l'épargner, le 
pauvre avait recours à la chandelle de résine piquée sur les lan- 
diers de fer. Cette résine, à 1 franc le kilo, éclairait assez la chau- 
mière pour permettre de prier, de causer, de chanter ou d'écouter 
des histoires. Même, comme on ne veillait aux champs qu'en 
hiver et comme le hois, jadis, était aussi bon marché que le 
luminaire était onéreux, on se contentait souvent de la flambée 
du feu dans l'âtre. La résine servait aussi à éclairer les citadins 
dans les rues; jusqu'à l'invention des lanternes publiques le 
bourgeois cheminait sa torche en main, le seigneur la faisait 
porter par son page qui le précédait. 

Nos pères obviaient au prix énorme de la chandelle, que les 
épiciers actuels vendent 1 franc le kilogramme, tandis qu'elle se 
payait dans les siècles précédens 2 fr. 50 et 3 francs de notre 
monnaie, en la faisant aussi légère que possible. Il existait, à côté 
de la chandelle cossue, dite « des quatre », — c'est-à-dire de 4 à la 
livre, — la chandelle « des six », «. des douze », voire « des seize » 
à la livre. La première était un peu plus grosse que notre bougie 
de stéarine; la dernière était trois fois plus mince, chandelle de 
gueux, sorte de rat-de-cave, qu'il fallait moucher à tout instant. 
Ces chandelles étaient d'un jaune sale, couleur de vieille graisse; 
on essaya plus d'une fois de les blanchir, mais un préjugé bizarre 
voulait que la chandelle blanche « ne fût pas autrement d'un 
bon usage » ; et d'ailleurs le gouvernement s'opposait à la création 
de qualités supérieures, que les marchands eussent cherché à 
vendre plus cher que la taxe. Car la chandelle était taxée et la 
vente du suif strictement réglementée. Mais \b, production du suif 
ne l'était pas; aucune loi n'ayant été trouvée capable d'obliger, 
sous peine d'amende, les moutons et les bœufs à fournir une quan- 
tité raisonnable. Or les bêtes étiques d'autrefois, parcourant en 
foule des pâtures que l'on nommait « vaines », et qui étaient telles 
en effet, n'avaient souvent que la peau sur les os. Aussi les peaux 
se trouvaient-elles abondantes et les objets de cuir à bas prix; 
mais la graisse faisait défaut et se vendait, séparément, jusqu'au 
double de la viande de boucherie. De là vient que les souliers 
étaient pour rien et que les chandelles étaient précieuses. 

Les générations passées ont-elles souffert de cet état de 
choses? Au moyen âge l'obscurité du soir ne devait pas apporter 
une bien grande gêne dans des maisons où, même en plein midi, 
on y A'oyait peu. Les fenêtres exiguës, garnies de toiles cirées ou 
de châssis de papier, mesuraient parcimonieusement le jour; 
c'estque l'air entrait forcément avec la lumière, par ces ouvertures 



824 REVUE DES DEUX MONDES. 

mal closes, et, pour ne pas soiilFrir du froid, l'on devait rationner 
la clarté. L'usage des verres à vitre ne s'est généralisé que depuis 
trois cents ans; au début du règne de Louis XV, dans bien des 
maisons de Paris, on vitrait encore en papier les fenêtres donnant 
sur les cours de service. Depuis que, avec les progrès du confort, 
les habitations modernes se sont laissé librement pénétrer par le 
soleil, la lumière artificielle dont les privilégiés d'autrefois se 
contentaient semblerait dérisoire aux plus déshérités d'aujour- 
d'hui. Il n'est si modeste fermier actuel qui, avec sa lampe de pé- 
trole, ne soit mieux éclairé que le châtelain d'il y a deux siècles; 
au palais de Versailles, sous le grand roi, même aux jours de 
gala et de « grand couvert », la cire multipliée dans les lustres 
demeura bien loin de l'illumination que l'on obtient chaque 
soir, à petits frais, au Café du Commerce, dans le moindre chef- 
lieu d'arrondissement. Grâce à cette clarté partout répandue le 
long des voies publiques et à l'intérieur des maisons, l'homme des 
villes devient maître de se tailler, parmi les vingt-quatre heures, 
la journée qu'il lui plaît de vivre, en plaçant le soir au moment 
où il veut dormir. Pour lui l'on ne sait si midi doit s'appeler 
tard ou minuit de bonne heure; il n'est plus esclave du soleil. 

La révolution sur ce terrain est toute récente; l'électricité a 
quinze ans, le pétrole vingt ans, le gaz cinquante, et de nouvelles 
sources de lumière ou de nouvelles manières d'employer les 
sources anciennes sont découvertes tous les trois ou quatre ans. 
Cette révolution a été si rapide que, dans le court espace d'un 
siècle, plusieurs inventions — dont une seule eût suffi jadis à 
renouveler pour une longue période l'industrie de l'éclairage — 
ont surgi, lutté, grandi, ont été proclamées éternelles... et sont 
mortes ou vont mourir, dédaignées, repoussées, vaincues par des 
inventions nouvelles. De ce nombre furent les lampes à huile, 
l'huile tirée du colza, et la bougie tirée de la stéarine, appareils 
ou produits qui avaient eux-mêmes, de 1790 à 1840, remplacé ceux 
d'autrefois : huiles trop coûteuses, lampes trop naïves. 

II 

La cire a, depuis longtemps, été battue par la stéarine; les 
églises seules, où elle constitue une tradition, sinon une nécessité 
liturgique, la maintiennent sur leurs autels. Si l'entretien des par- 
quets, le modelage, les pièces anatomiques ou les onguens de 
pharmacie n'exigeaient pas l'emploi de la cire, l'apiculture aurait 
renoncé à ses opérations bucoliques ; d'autant que le miel a perdu, 
par le bas prix du sucre et des glucoses, la plupart de ses usages. 



LE MÉCANISME DE LA VIE MODERNE. 825 

et que la cire des abeilles elle-même rencontre des rivales sé- 
rieuses dans les cires recueillies sur certains arbres exotiques : 
raphia de la Réunion, coccus de Chine, ou palmier du Brésil. 

La chandelle a tenté de se défendre par le bon marché : elle 
a revu le suif de mouton, qui sous l'ancien régime s'y faisait 
maintes fois remplacer frauduleusement par le suif de bœuf. 
Elle a substitué, à la grosse mèche fumeuse, des tresses de coton 
supprimant le mouchage et, présentée au public, non plus dans 
son classique papier jaune, — le papier à chandelles, — mais dans 
des caisses avenantes, elle espérait sans doute se faire passer pour 
bougie. C'a été son dernier et infructueux efl'ort avant de som- 
brer ; elle est descendue, pour n'en plus sortir, dans les caves des 
marchands de vins, où les tonneliers l'emploient à étancher les 
futailles qui suintent. 

La vénérable et infecte lampe à huile n'avait pas opposé de 
résistance; elle s'évanouit, sous Louis XVI, aussitôt que le phy- 
sicien genevois Argand eut imaginé la lampe à double courant 
d'air connue sous le nom de quinquet. Nouveau Colomb, Argand 
trouva un nouvel Améric Vespuce en la personne du subtil Quin- 
quet, pharmacien du quartier des Halles, à Paris, qui lui vola son 
idée, en tira profit et gloire, tandis que mourait en 1803, dans un 
état voisin de la misère, le véritable inventeur. 

Voyez-vous cette lampe où, muni d'un cristal, 
Brille un cercle de fer qu'anime l'air vital ? 
Tranquille avec éclat, ardente sans fumée, 
Argand la mit au jour et Quinquet l'a nommée. 

Ce quatrain vengeur décrivait ainsi très exactement le nouvel 
appareil qui, en 1784, était apparu dans la salle de la Comédie- 
Française, aux yeux d'un public émerveillé de voir une lampe 
« éclairante elle seule comme dix ou douze bougies réunies! » 
L'absence de fumée pendant la combustion, qui excitait l'enthou- 
siasme, était due à une connaissance plus parfaite des propriétés 
de la « flamme ». Lavoisier venait de constater ce fait capital que 
les parties formant l'intérieur d'un cône lumineux ne servaient à 
rien, parce qu'elles n'éprouvaient pas l'action de l'oxygène atmo- 
sphérique, et que, seules, les parties extérieures, en contact avec 
l'air, servaient à l'éclairage. Afin de mettre la flamme, sur toute sa 
surface en communication intime avec l'air, Argand adopta une 
mèche circulaire, glissée entre deux tubes de métal et dont l'ex- 
trémité allumée baignait ainsi, au dedans comme au dehors, dans 
l'atmosphère ambiante. Pour activer le courant d'air, stimulant 
de la combustion, l'inventeur surmonta sa lampe d'un tuyau, 



826 REVUE DES DEUX MONDES. 

cVabord eu tôle, placé à une certaine distance au-dessus de la 
flamme, puis en verre, lorsqu'il fut parvenu à faire exécuter dans 
les fabriques d'alors, fort rudimentaires, des cylindres de verre qui 
ne volassent pas en éclats dès la première impression delà chaleur. 

Les principes sur lesquels était fondée la construction de ce 
porte-mèche n'ont pas varié jusqu'à nos jours; elle-même cette 
(( lampe à tringle » reparut, après une éclipse de soixante ans, 
dans sa pureté primitive, sous la forme de ces lampes nickelées, 
dites « anglaises », qui foisonnèrent il y a une douzaine d'années 
dans les salons, et ne disparurent que le jour où leur bon marché 
les eut de nouveau rendues méprisables. Les perfectionnemens 
introduits ont uniquement consisté dans la manière de faire ar- 
river l'huile jusqu'au bec. Placée au milieu d'une pièce, sur la 
table de famille, la lampe d'Argand, par son réservoir latéral, in- 
terceptait une partie de sa propre lumière. L'une des combinai- 
sons tentées pour satisfaire le public consista à loger Ihuile dans 
une sorte de rigole, servant de support à l'abat-jour et placée 
exactement à la hauteur de la mèche qu'elle alimentait par deux 
conduits. Ce système eut son heure de vogue, sous le nom ambi- 
tieux de « lampe astrale », jusqu'à ce que l'horloger Garcel fût 
parvenu à placer le réservoir sous la lampe. 

Sur l'enseigne d'une modeste boutique de la rue de l'Arbre- 
Sec, dans les derniers mois de 1800, on lisait : « B.-J. Carcel, in- 
venteur des lycnomènes, ou lampes mécaniques, fabrique lesdites 
lampes. » Après mille essais, où il perdait son temps, au grand 
désespoir de sa femme, Garcel avait imaginé une pompe minus- 
cule, actionnée par un mouvement d'horlogerie, qui faisait mon- 
ter l'huile depuis le fond du vase jusqu'à la mèche. Améliorées 
ensuite par Gagneau qui, au lieu d'une pompe, en mit deux, les 
lampes Garcel subsistent encore chez les partisans passionnés des 
méthodes antiques. Leur prix élevé, leur mécanisme fragile, exi- 
geant des réparations délicates et sujet à des dérangemens pério- 
diques, avaient incité depuis longtemps les gens modestes à aban- 
donner les carcels pour les modérateurs . Cette dernière lampe, 
inaugurée sous Louis-Philippe, remplaçait les rouages de pen- 
dule de la précédente par la simple action d'un ressort à bou- 
din agissant sur un piston. Elle est délaissée à son tour, usitée 
seulement dans les bureaux des ministères, après avoir éclairé la 
première moitié de vie de tout homme aujourd'hui dans l'âge 
mûr. Qui de nous, sauf les lampistes, dont l'espèce est décimée 
par le manque d'ouvrage, pourrait regretter ces machines qu'il 
fallait surveiller sans cesse, dont le lent allumage exigeait tant 
de patience, dont le charbonnage était si pénible, et le réglage, 



LE .MÉCANISME DE LA VIE MODERNE. 827 

par la juste position du verre, si méticuleux; sans compter que 
l'oisiveté leur était plus funeste que le travail et qu'elles ne mar- 
chaient bien qu'à la condition de marcher tous les jours. 

Ces défauts, auxquels ils se résignaient, étaient ressentis à 
coup sûr par nos contemporains, car, depuis les innovations 
récentes, l'usage de l'huile a diminué des trois quarts. Le colza 
pourtant est, comme on l'a vu, de bien moindre prix que tous les 
similaires antérieurs ; mais il est beaucoup plus cher que le pé- 
trole ou l'électricité. De 1855 à 1889, la consommation de l'huile 
à Paris avait baissé de 60 pour 100; de 1889 à 1893 elle est encore 
tombée d'un tiers : de 6 à 4 millions de kilos par an pour l'en- 
semble de la capitale. Aussi la surface consacrée en France à la 
culture du colza, qui était de 200 000 hectares en 1862, s'est-elle 
graduellement réduite à 40 000 hectares, expulsée peu à peu de 
la carte agricole; comme tant d'exploitations rurales, dont l'avè- 
nement marque un progrès et l'effacement un autre progrès, 
supérieur au premier. 

Une industrie, dont le succès et l'abandon auront été égale- 
ment utiles, un de ces luminaires qu'ignoraient nos ancêtres 
et que ne connaîtront sans doute plus nos petits-enfans, est 
celui de la bougie stéarique. Pour fabriquer la bougie, au lieu 
d'employer le suif complet, tel quil sortdufondoir, on commence 
par en extraire une partie liquide, 1' « oléine », partie la plus 
éclairante, dit-on, de la graisse animale, mais dont le départ seul 
a pu transformer la molle chandelle, coulant avec un déplorable 
laisser-aller, en une bougie sèche et solide. Un chimiste de Nancy, 
Braconnot, comprimant, vers 1818, de la graisse de mouton sons 
une petite presse, en retira un jus huileux; Ghevreul et Gay- 
Lussac trouvèrent ensuite le procédé convenable pour décomposer 
le suif en trois substances : oléine, stéarine et margarine. L'oléine 
est aujourd'hui employée au travail des laines et à la fabrication 
des savons; la margarine, mêlée à des huiles étrangères et sou- 
vent à notre crème nationale, devient ce fâcheux « beurre de bœuf » 
que les lois ont peine à démasquer; la stéarine enfin, coulée en 
moules, forme les bougies actuelles. La même marchandise sert 
ainsi, suivant le traitement qu'elle subit, à préparer les draps, 
à nettoyer, à nourrir et à éclairer, et la chandelle de nos aïeux se 
retrouve dans nos redingotes, sur nos toilettes, dans nos estomacs 
et dans nos flambeaux. 

Les premières bougies stéariques parurent à l'exposition de 
1834. Il avait fallu neuf années d'efforts pour que la théorie 
.scientifique entrât dans le domaine efficace de la pratique. La 
combustion de ce petit rouleau blanc, qui paraît si simple, est 



828 REVUE DES DEUX MONDES. 

le résultat d'une série d'artifices fort ingénieux. On fut d'abord 
arrêté par la difficulté d'extraire économiquement la stéarine de 
la masse du suif; certaines méthodes étaient trop chères, certaines 
autres trop dangereuses. Parvenus, par l'emploi de la chaux et 
des presses hydrauliques, à se procurer leur matière première 
dans l'état de pureté voulue, les manufacturiers se trouvèrent 
fort empêchés d'en tirer parti. Ils étaient paralysés par la ques- 
tion des mèches; les unes s'engorgeaient, les autres se corro- 
daient; de sorte que tantôt la bougie coulait et tantôt elle s'étei- 
gnait. Obtenir, grâce à un tressage très curieux du coton et à son 
immersion préalable dans l'acide borique, ces lacets qui se re- 
courbent lentement sur eux-mêmes et disparaissent sans laisser 
de trace, à mesure que la bougie se consume, n'a pas été un 
mince problème à résoudre. 

Les perfectionnemens apportés depuis soixante ans à la stéa- 
rinerie laissent aujourd'hui aux fabricans le choix entre plusieurs 
systèmes dont chacun a ses avantages : ainsi la distillation j 

a permis de transformer en acides concrets, propres à l'éclairage, I 

non plus seulement les suifs, mais les résidus des huiles d'olive * 

ou de poisson, les graisses dites de boyaux, provenant des raclures 
d'intestins, celles que l'on retire des os, ou du désuintage des 
draps, ou même des eaux grasses de restaurant. A ces déchets 
impurs et noircis on peut joindre l'huile de palme, que l'Afrique 
fournit en abondance; et le tout, convenablement traité, fournit 
des produits qui ne diffèrent en rien des suifs frais. 

Seulement ces améliorations de l'outillage, et les abaissemens 
successifs de prix dont la bougie a été l'objet, ne l'empêchent 
pas d'être vouée à une irrémédiable décadence. Comme le colza, 
la bougie vend ses services trop cher, et ce qui est vrai du pre- 
mier l'est bien davantage de la seconde, dont la lumière coûte 
quatre fois plus que celle de l'huile. Un illustre électricien s'amu- 
sait à dire que, si la chandelle faisait aujourd'hui sa brusque 
apparition dans le monde, elle serait regardée comme une admi- 
rable trouvaille. « On ferait valoir ses immenses avantages, per- 
mettant à chacun d'avoir aisément de la lumière sous la forme 
la plus portative, sans machinerie encombrante et sans l'in- 
convénient d'obliger à relier une lampe à un point déterminé, à 
l'aide de fils, avant de pouvoir s'éclairer. » 

Cette complexité est le propre même de la civilisation; rien 
n'est moins combiné et plus naturel que l'état sauvage. L'exis- 
tence matérielle de l'homme policé s'enrichit de mille besoins 
délicieusement factices; aussi bien le cerveau de l'homme cul- 
tivé ne s'encombre-t-il pas d'idées inutiles qui font tout le 



LE MÉCANISME DE LA VIE MODERNE. 829 

charme de son être? Il serait plus simple de voyager à cheval, 
voire à pied, si l'on devait, avant de partir, construire la loco- 
motive; comme il n'est pas nécessaire de canaliser soi-même 
l'électricité avant d'en jouir, il est heaucoup plus aisé et plus 
agréable de tourner le bouton d'un commutateur que d'allumer 
une bougie avec un morceau de bois enduit de phosphore. C'est 
précisément parce que l'électricité n'est pas jusqu'ici à la portée 
de tous, que la bougie existe encore ; mais sa place est de plus en 
plus bornée, et l'on voit une preuve de sa déchéance, dans le rôle 
déjà presque insignifiant qu'elle joue à Paris, où elle ne représente 
pas le centième de l'éclairage total. 

Un temps viendra sans doute où, de la bougie, on n'emploiera 
que le 7iom. Elle servira seulement à mesurer l'intensité des di- 
verses clartés artificielles. Aux étalons du système métrique pour 
les surfaces, les contenances et les poids, sont venues, depuis un 
siècle, s'ajouter des bases nouvelles pour compter la vitesse, la 
force et la lumière. L'étalon lumineux, aujourd'hui consacré, est 
dû à M. Violle, l'éminent physicien : c'est la lumière émise par 
un centimètre carré de platine incandescent, au moment de sa 
solidification. Cette clarté est égale à celle de deux lampes carcel 
— exactement 2 carcels 06 — ou de vinei bous'ies ordinaires de 
stéarine. Le nouvel étalon ne dérange donc pas l'habitude où 
nous sommes de calculer en bougies; mais il a l'avantage de 
substituer à la carcel et à la bougie commerciales, dont l'éclat 
variable dépend de plusieurs causes — pour les lampes, qualité 
des mèches et pureté de l'huile; pour les bougies, densité de la 
stéarine et nature de la composition, s'il s'agit d'une bougie de 
paraffine ou de spermaceti , sortant, la première des entrailles de 
la terre, mêlée au pétrole, la seconde du sein des mers, extraite 
de la cervelle du cachalot; — à cette bougie commerciale, il 
substitue une bougie mathématique, puisqu'elle est le 20*^ d'un 
étalon de laboratoire, toujours semblable à lui-même. 

Si nous évaluons ainsi en bouaies la lumière artificielle de 
Paris, comme l'on évalue en chevaux- vapeurs la puissance des 
machines, nous voyons que le luminaire annuel de cette ville, 
représenté par le gaz, le pétrole, l'électricité, l'huile et la bougie, 
atteint le total de S5 milliards Wo millions de bougies-heure, 
ce qui signifie que l'éclairage annuel de la capitale, tant public 
que privé, correspond à une bougie qui brûlerait pendant 35 mil- 
liards d'heures — 4 millions d'années — ou à 35 milliards de bou- 
gies brûlant pendant une heure. C'est environ 36 bougies-heure 
par habitant et par jour. 

Jetons un regard en arrière; nous apprécierons mieux l'étendue 



830 REVUE DES DEUX MONDES. 

du progrès réalisé : il y a vingt ans (1877) l'éclairage parisien ne 
consistait qu'en 13 milliards de bougies-heure; il n'équivalait pas, 
en 185'>. à plus de 442 millions de bougies. On peut estimer, 
comme il augmente sans cesse, que, depuis le milieu de ce siècle 
jusqu'en 1900, il aura centu'plé. Et si la même statistique, facile 
à faire pour Paris, où les quantités de lumière consommées sont 
exactement connues par les comptes de l'octroi et des compagnies 
de gaz et d'électricité, pouvait être entreprise pour l'ensemble du 
territoire français, je suis persuadé que les résultats n'en seraient 
pas moins surprenans. 

De ces 35 milliards de « bougies-heure », les bougies stéari- 
ques brûlées à Paris ne constituent que 331 millions; mais s'ils 
forment moins du centième du pouvoir éclairant, les 360 000 quin- 
taux de stéarine absorbent une proportion quinze fois plus forte 
de la dépense d'éclairage. C'est qu'en prenant pour base le 
prix de 90 centimes, auquel est vendue la livre, ou mieux les 
485 grammes de bougie ordinaire, — je ne m'occupe pas des mar- 
ques spéciales qui profitent de la superstition du public, — les 
11 grammes consommés à l'heure coûtent un peu plus de 2 cen- 
times par bougie. 

Dix bougies reviennent donc à 20 centimes par heure, tandis 
que les mêmes dix bougies, fournies par l'huile de colza, coûtent 
quatre fois moins — 5 centimes — par le pétrole, huit fois moins 
— 2 centimes et demi — par le gaz, à l'état naturel, 3 centimes et, 
dans les becs du système Auer, un demi-cenlime environ; enfin, 
par l'électricité ces dix bougies se paient de 4 à 1 centime, sui- 
vant que le courant est utilisé dans des lampes à incandescence 
ou dans des lampes à arc. Il est ainsi, dans la même ville, des 
sources de lumière dont les unes sont dix, vingt et jusqu'à qua- 
rante fois moins onéreuses que les autres. 

Au-dessus de la bougie, dans l'échelle lumineuse, se place 
l'huile de colza : les 4 millions de kilogrammes qu'absorbent les 
lampes parisiennes représentent 994 millions de bougies-heure. 
Montons plus haut : voici l'électricité dont la consommation égale 
1 740 millions de ces bougies; c'est peu de chose encore auprès 
des 7 milliards de bougies que donnent les 25 millions de kilo- 
grammes du pétrole. Le gaz enfin avec les 270 millions de mètres 
cubes, que les sept usines de la compagnie envoient chaque année 
dans les 77 000 lanternes publiques et dans les 2 millions de becs 
privés, fournit un contingent de 25 milliards de bougies-heure, 
plus des deux tiers de l'éclairage général. 

Les réverbères de modèles variés, répartis dans les rues et les 
promenades, ne prélèvent pour leur part qu'un sixième — 46 mil- 



LE MÉCANISME DE LA VIE MODERNE. 831 

lions de mètres, — du gaz consommé à l'iiitérieur des fortifica- 
tions. Le reste n'est cependant pas affecté à produire seulement 
de la lumière. Il existe nombre de fourneaux, de cheminées, de 
petits moteurs alimentés par le gaz. En supposant consacré à 
ces divers usages le gaz brûlé pendant « l'émission de jour», 
c'est-à-dire depuis l'extinction matinale des voies publiques jus- 
qu'à l'heure de leur allumage, gaz dont la quantité forme près du 
tiers de la fabrication, les deux tiers restans, employés à l'éclai- 
rage, donnent encore un chiffre de bougies supérieur à celui que 
j'ai indiqué pour l'ensemble. Le calcul en effet est établi sur une 
dépense de 105 litres de gaz pour dix bougies-heure; or cette 
dépense, exacte dans les becs ordinaires, est cinq fois moins forte 
ou, pour mieux dire, l'intensité lumineuse est cinq fois plus 
grande dans les becs du genre Auer. Il n'est pas possible de con- 
naître le chiffre de ces manchons incandescens, actuellement en 
service chez les particuliers; mais on peut affirmer que le supplé- 
ment de clarté ainsi obtenu dépasse de beaucoup la somme du 
gaz affecté à d'autres destinations que la lumière. 

III 

Ce gaz de houille, que l'on croyait il y a quelques années si 
gravement atteint par les progrès électriques et menacé d'une 
chute prochaine, avait eu grand'peine en son temps à se faire 
accepter par le public. Deux phrases, à quatre-vingts ans de dis- 
tance l'une de l'autre, peignent les difficultés qu'il eut à vaincre, 
autrefois, pour conquérir sa place, aujourd'hui, pour ne pas la 
perdre : deux phrases, dont la première condamne le gaz parce 
qu'il est trop jeune et la seconde parce qu'il est trop vieux. Et le 
plus piquant est que ces deux phrases n'en font qu'une; elles sont 
identiques : « No g as usedhere! » — « On n'emploie pas de gaz 
jci. » — Voilà ce que l'on lisait à Londres, en 1810, imprimé 
en gros caractères sur l'affiche d'un théâtre dont le propriétaire 
croyait, par cet avis, attirer plus de monde en rassurant les gens 
timides, partisans des quinquets, qui craignaient les explosions ou 
les asphyxies que la nouvelle lumière passait pour occasionner. 
Et voilà ce qu'on pouvait lire encore, en 1890, dans la capitale de 
l'Angleterre, sur une réclame qui recommandait aux voyageurs 
les avantages àwSavoy-Hutel, exclusivement éclairé à l'électricité. 

Depuis la découverte du gaz de bois, accomplie au début du 
siècle par l'ingénieur français Philippe Lebon, dont la vie, abreu- 
vée d'amertumes, se termina par une mort tragique, une nuit de 
décembre, dans les Champs-Elysées déserts; depuis que la veuve 



832 REVUE DES DEUX MONDES. 

de cet inventeur, à qui le gouvernement avait donné une pen- 
sion de 1200 francs, usait ses dernières ressources à confection- 
ner les Me;7>^o/am^e.s; depuis l'emploi, par l'Anglais W. Mardoch, 
du charbon de terre distillé pour la production de l'éclairage, jus- 
qu à l'heure actuelle ou 1 100 villes françaises, englobant le tiers 
de la population, usent annuellement 700 millions de mètres 
cubes de gaz, les progrès de la fabrication ont marché de pair avec 
ceux de la consommation. On est parvenu à extraire « l'esprit de 
houille », aussi complètement et aux moindres frais possibles. 

Avant de traverser la Seine, au pont d'Asnières, le chemin de 
fer de Versailles longe l'usine la plus importante de la compagnie 
du gaz, celle de Clichy, qui fournit le tiers de la production pari- 
sienne, jusqu'à 450000 mètres cubes en vingt-quatre heures, dans 
la saison des longues nuits. Les besoins de lumière artificielle 
varient fort, on le conçoit, suivant les mois et, dans chaque mois, 
suivant la pureté du ciel. Un temps continuellement clair à l'au- 
tomne est une perte sèche pour les actionnaires du gaz : il retarde 
l'allumage de 20 ou 30 minutes chaque jour. Au contraire tout 
ce qui porte le public à se coucher tard est favorable aux recettes 
de la compagnie. C'est dans la veillée de Noël ou du jour de l'an 
que se place le maximum de dépense : environ 1 800 000 mètres 
cubes. 

Un point important pour l'industrie gazière est le choix de 
la houille : tous les charbons ne sont pas propres à faire du gaz. 
Des exploitations minières très vastes n'en contiennent aucun que 
l'on puisse avantageusement employer à cette fin; Anzin, depuis 
quinze ans, n'en possède plus. Le « charbon à gaz » idéal devrait 
être doué d'un grand pouvoir éclairant et laisser, après distilla- 
tion, de bon coke pour le chauffage . 11 faut ici tirer deux mou- 
tures du même sac; le prix de revient du gaz dépendant, pour 
une grosse part, du bénéfice que procure la vente des produits 
accessoires. On concevra l'importance de ces « sous-produits », 
par ce détail que 3 kilos 300 grammes de houille, dont le prix 
est d'environ 7 centimes, rendent un mètre cube de gaz épuré, 
après l'extraction duquel le coke, le goudron et les eaux ammo- 
niacales représentent encore une valeur de 6 centimes 40, presque 
égale à celle de la houille avant d'être dépouillée de son gaz. 

Comme il n'existe pas de charbon réunissant toutes les qua- 
lités souhaitables, la compagnie, qui en distille annuellement 
un million de tonnes pour obtenir les 310 millions de mètres 
cubes de gaz qu'elle distribue à Paris et à la banlieue, mélange 
les sortes grasses, précieuses pour le coke, qu'elle tire du Pas- 
de-Calais, avec le cannel-coal, inconnu en France, qu'elle achète 



LE MÉCANISME DE LA VIE MODERNE. 833 

fort cher dans le nord de l'Angleterre et en Ecosse, afin damé- 
liorer la qualité lumineuse de l'ensemble. Ce coupage est indis- 
pensable, pour obéir aux prescriptions qui imposent au mètre 
cube de gaz un minimum de pouvoir éclairant ; trois vérifications 
sont faites chaque soir, à une demi-heure d'intervalle, par les 
ingénieurs du service municipal, pour constater à ce point de vue 
la stricte exécution du cahier des charges. Le gaz parisien possède 
un éclat supérieur de 6 pour iOO à celui de Berlin et inférieur de 
5 pour 100 à celui de Londres, favorisé par la proximit('; des 
mines de cannel-coal. 

Les frais de transport jouent un assez grand rôle pour que la 
compagnie ait avantage à s'approvisionner dans le bassin de 
l'Artois, plutôt que dans celui de la Loire, dont les charbons, 
pourtant supérieurs, sont plus éloignés de la capitale. A Glichy, 
les bateaux se rangent le long des berges de la Seine, où la grue, 
actionnée par un moteur à gaz, élève leur contenu jusqu'à un 
viaduc de 23 mètres de haut, et le vide dans des wagonnets, 
qu'une locomotive emporte vers les cornues. On appelle ainsi les 
compartimens, étroits et longs, des fours en brique réfractaire 
— 3 mètres sur 60 centimètres — oii le charbon va cnire comme 
la pâte dans le four du boulanger. Au lieu de la pelle plate du 
mitron, le gazier, pour l'enfournage, se sert de la cuiller. Cette 
cuiller est un demi-cylindre en tôle, à peu près de même dimen- 
sion que la cornue: trois hommes, après l'avoir remplie, l'enfilent 
dans le four où ils la versent, en tournant la poignée du manche 
resté en dehors. Après quoi, ils retirent cette pelle monstre, qu'ils 
rempliront à nouveau pour donner sa ration à un autre four, 
après avoir hermétiquement clos la porte du précédent. Ces 
chargeurs, dont la besogne, assez pénible, exige d'ailleurs plus 
de force que d'intelligence, sont des privilégiés parmi les 
1 500 ouvriers de l'usine, où les moins rémunérés ont un salaire 
de 3 francs. Ceux-ci, payés à raison de 3 fr. 30 centimes pour 
1 000 kilos de charbon, gagnent à peu près 12 francs par jour. 

La distillation dure trois heures ; elle en durait huit autrefois 
et la quantité de gaz obtenu était moindre d'un cinquième. Pour 
activer le travail, on a poussé la température des cornues de 
900 à 1 200 degrés. Au lieu de les chauffer directement par le 
coke, on se sert du coke pour produire un gaz comburant, l'oxyde 
de carbone, qui possède un plus grand pouvoir calorifique. 

Les nouveaux fours sont construits avec une extrême ingé- 
niosité : l'oxyde de carbone, pour brûler, a besoin d'air et, autant 
que possible, pour ne rien perdre de sa propre chaleur, dair 
chaud. L'air est donc chaufte; il est porté à 300 degrés centi- 

TOME cxxxv, — 1896. o3 



834 REVUE DES DEUX MONDES. 

grades, sans dépense, en traversant seulement une chambre dont 
les parois de brique ont été amenées au rouge, puis au blanc, par 
le passage des fumées du coke. 

Aussitôt qu'il se dégage de la houille, le gaz d'éclairage doit 
être évacué hors des cornues. Sil demeurait dans cette atmosphère 
de 1 200 degrés oii il prend naissance, il perdrait sa puissance 
lumineuse, parce que les myriades d'atomes de benzine, toluène, 
amylène ou autres carbures, répandus dans sa masse, que nous 
ne verrons pas, mais qui seuls nous éclaireront, brûleraient ici 
sans profit pour personne. On sollicite donc le gaz à venir dans 
les condensateurs; on l'y contraint doucement par des pompes 
aspirantes — les extracteurs — qui agissent depuis la cornue 
jusqu'au 7<??/ d orgue. Ce dernier n'est autre chose qu'une rangée 
de minces tuyaux, qui se dressent en plein air à quelque distance 
des ateliers de distillation, sur la route que devra parcourir le 
gaz avant d'arriver aux épurateurs. A sa sortie des fours, ce gaz, 
dont chaque mètre cube est chargé de 175 grammes de goudron 
et mêlé à 23 centilitres d'eau ammoniacale, dépose, dans les 
premiers conduits oîi on le promène, la plus grande part de ces 
matières qui vont s'accumuler en des citernes souterraines. Il 
contient encore d'autres impuretés, comme la naphtaline, dont 
le débarrasse un refroidissement successif. On doit prendre garde, 
pour ne pas arracher le bon grain avec l'ivraie, de graduer la 
température de telle sorte qu'avec les mauvais élémens du gaz 
ne disparaissent pas les bons, les carbures qui donneront la clarté. 

Les jeux (V orgues, ces tuyaux que le gaz doit parcourir un à 
un, montant et redescendant six fois de suite, continuent d'éli- 
miner les corps étrangers. Il ne reste plus qu'à purger, par un 
laminage rapide et silencieux, de ses dernières molécules de gou- 
dron, le gaz rafraîchi par l'air en hiver, par l'eau glacée en été; 
à le filtrer enfin dans une série de cuves, les unes pleines de 
sciure de bois humide, les autres remplies d'oxyde de fer, d'où 
il sort plus pur, dépouillé au passage des dernières traces d'acides 
nuisibles, digne de pénétrer dans le gazomètre, après avoir fait 
tourner un compteur géant. Là cette âme du charbon se reposera 
quelques heures, puis prendra le chemin de Paris, oii elle sortira 
de son étui pour briller une seconde et rentrer dans le néant, 
abanfdonnant à l'atmosphère quelque vestige de gaz inerte et 
impropre à l'éclairage, que la nature utilisera un jour. 

Les compteurs de Glichy sont au nombre de dix, ayant fjuatre 
mètres de long et autant de hauteur; chacun suffit à alimenter 
3'5 000 becs. La fabrication, marchant jour et nuit, est constante, 
nullement en rapport avec la consommation presque nulle à cer- 



LE MÉCANISME DE LA VIE MODERNE. 83.J 

taines heures, très active à d'autres. Les gazomètres servent à 
rétablir 1 équilibre. Ces réservoirs consistent en une vaste calotte 
de tôle, plongeant dans un bassin plein d'eau. Ils sont élastiques; 
à mesure que le gaz s'y introduit, par ces longs bras noirs qui les 
entourent et dominent les murs de l'usine, la cloche, dont le poids 
est exactement calculé pour n'opposer aucune résistance, se sou- 
lève et les tuyaux articulés la suivent dans son ascension. Lorsque 
le Parisien allume ses becs et que les récipiens se vident plus vite 
qu'ils ne s'emplissent, la cloche, par son propre poids, s'abaisse 
et s'enfonce plus profondément dans son bain. Grâce à cette mo- 
bilité, le gaz se fait à lui-même sa place et n'a jamais plus de 
place qu'il ne faut. S'il était trop au large dans sa cage, l'air entre- 
rait, se mêlerait à lui et provoquerait des explosions. Quoique les 
gazomètres soient au nombre de 62 dans les sept usines, ces sin- 
guliers amphibies dont les plus gros pèsent 750 tonnes, ont 
o6 mètres de diamètre et nagent dans des cuvettes de 30 millions 
de litres d'eau, ne contiennent pas, à eux tous, la consommation 
d'une journée d'hiver. 

Il n'existe donc pas de provision de gaz tout fait ; mais la com- 
pagnie possède une quantité de charbon suffisante pour alimenter 
ses cornues pendant plusieurs semaines. La période de l "émission 
intense du gaz est celle qui précède le dîner, de cinq heures et 
demie à huit heures du soir, aux mois de court soleil. A partir 
de ce moment, la sortie se ralentit; les cuisines s'éteignent, les 
magasins ferment aussi, plus tôt qu'autrefois. C'est un progrès 
pour la classe des employés de commerce, qui voit augmenter la 
durée de son loisir. 

La compagnie a trouvé par ailleurs d'amples dédommage- 
mens ; la matière éclairable est en effet susceptible de beaucoup 
d'extension. Sur les 83000 maisons de Paris, 31000 seulement 
sont jusqu'ici pourvues de gaz. Depuis trois ans, sans allonger 
beaucoup les canalisations sous les voies publiques, qui mesurent 
2500 kilomètres, M. Godot, le très habile directeur du gaz, a su aug- 
menter d'zm quart le nombre de ses abonnés, dont l'effectif est au- 
jourd'hui de 319 000. Ces nouveaux venus, pris isolément, ne sont 
pas de gros cliens ; mais, par leur masse, ils remplaceront aisément 
l'élite des consommateurs opulens que l'électricité a conquis. 

Pour placer avec plus de succès sa marchandise, l'administra- 
tion du gaz avait, depuis longtemps, l'habitude d'installer à ses 
frais des « conduites montantes » dans les escaliers des maisons 
de location. Elle payait une prime de 50 francs aux appareilleurs, 
pour le recrutement de tout abonné nouveau et faisait aux parti- 
culiers, qui s'adressaient directement à elle, la remise en argent 



836 REVUE DES DEUX MONDES. 

des 100 premiers mètres cubes brûlés. Enfin elle prêtait gratuite- 
ment à tous ceux qui les lui demandaient — ils sont aujourd'hui 
214 000 — des fourneaux et des grillades à gaz. 

Aiguillonnée par la concurrence, la compagnie s'est sagement 
avisée que les Parisiens, en sus du prix principal de fr. 30 c. le 
mètre cube, avaient à payer des frais accessoires passablement 
onéreux. C'est ainsi qu'un robinet et un branchement — ce der- 
nier consistant en un conduit de deux mètres de plomb, à 3 francs 
le mètre — sont comptés 1 fr. 50 c. par mois, tant pour location 
que pour entretien. La compagnie trouvait moyen par cette taxe 
de rentrer dans ses débours originels; le public, qui compa- 
rait l'intérêt annuel de 18 francs au capital d'une vingtaine de 
francs que pouvaient valoir un méchant bout de tuyau et un 
robinet de cuivre, estimait le taux abusif; joignez à cela les frais de 
location d'un compteur, chez ceux qui n'ont pas fait achat de cet 
instrument, il se trouvait que les petits consommateurs, brûlant 
moins de 30 mètres cubes par mois, arrivaient à payer leur gaz 
Ofr. 40 c. et plus, au lieu de fr. 30. C'a été une mesure à la fois 
philanthropique et intelligente que d'exonérer de tous ces frais 
accessoires les locataires des appartemens inférieurs à 500 francs 
par an, et cette initiative a été largement récompensée. 

Le prix actuel du gaz est d'ailleurs, à Paris, tout à fait factice. 
Il se compose surtout d'impôts et de charges financières, dont la 
brève échéance de sa concession grève la compagnie exploitante. 
Pour fabriquer et distribuer le gaz, il n'en coûte pas plus — déduc- 
tion faite de la vente du coke et autres « sous-produits » — de 
9 centimes par mètre cube. Mais à ces chiffres sajoutent 7 cen- 
times et demi de redevances à l'Etat et à la ville, sous forme de 
contributions fixes, de fournitures à moitié prix et de part dans 
les bénéfices, 7 centimes pour remboursement du capital social 
et des obligations qui doivent être amorties au 31 décembre 1905. 
Il reste aux actionnaires G centimes et demi qui, rapprochés de 
la valeur primitive des titres, constituent pour chacun d'eux un 
intérêt de 25 pour 100. Quelque chagrin que puissent éprouver 
nombre de personnes à voir ainsi des capitalistes largement 
récompensés, il faut en prendre son parti : il est presque impos- 
sible d'éviter que, de temps en temps, certaines affaires ne soient 
profitables. Le jour où les pouvoirs publics seraient parvenus, par 
une stratégie admirable, à supprimer toutes chances de gain pour 
qui passerait avec eux un contrat, il ne s'offrirait plus personne 
pour traiter et, réduits à opérer eux-mêmes, l'Etat ou les muni- 
cipalités feraient bien vite l'expérieiice des dangers et des déboires 
de l'industrie. 



LE MÉCANISME DE LA VIE MODERNE. 837 

Le !*''■ janvier 1906, lorsque la concession en cours aura expiré, 
la ville de Paris et la compagnie du gaz se trouveront vis-à-vis 
l'une de l'autre comme deux individus qui posséderaient un cou- 
teau indivis; au premier le manche, au second la lame. Le maté- 
riel souterrain deviendra propriété communale, les usines 
demeureront aux exploitans jusqu'à ce qu'ils aient été remboursés 
de la moitié de leur valeur, évaluée en totalité à 300 millions. 
Si l'administration municipale renonce à cette époque à une partie 
des sommes qu'elle perçoit aujourd'hui, elle se trouvera en mesure 
de fournir le gaz aux particuliers à la moitié de son prix actuel. 

Quel sera d'ailleurs, dans dix ans, l'éclairage de la France? 
Avec les découvertes successives auxquelles nous assistons, il 
devient difficile de le prévoir. Malgré les perfectionnemons dont 
il a été l'objet et qui ont diminué de moitié les fuites souterraines, 
réduit les frais de fabrication , utilisé jusqu'aux déchets des déchets, 
le gaz a traversé récemment une période critique. Ses jours, ou 
mieux ses nuits, semblaient comptés; et l'on devait convenir en 
effet qu'une lumière du prix de 3 cent. 15 pour dix bougies-heure, 
comme est celle du gaz ordinaire dans la consommation privée, 
résisterait mal au bon marché du pétrole ou au confort élégant 
de l'électricité. 

Une première innovation vint, en 1886, au secours de la com- 
pagnie du gaz : ce furent les becs « à récupération », ainsi nom- 
més parce qu'ils retrouvaient en lumière une partie de leur 
chaleur, jusqu'alors inutile. On savait depuis longtemps que 
l'intensité de la flamme augmente avec la température de l'atmo- 
sphère dans laquelle elle brûle. De là l'idée de chauffer cette atmo- 
sphère par la combustion même du gaz. A la suite de plusieurs 
essais infructueux, on parvint à construire des appareils dans 
lesquels l'air ne pénètre et n'arrive au bec, enfermé dans une 
coupe de verre, qu'après avoir fait antichambre et longé d'étroits 
corridors de métal, où il est porté à oOO et 600 degrés de chaleur. 
Ce métal, qui remplit ainsi l'office de calorifère, est chauffé lui- 
même, gratis, jusqu'à 900 degrés centigrades, par la flamme du 
gaz au-dessus de laquelle il est placé. Grâce aux becs « à récu- 
pération », de noms et de systèmes divers, fonctionnant en plu- 
sieurs grandes artères de la capitale, — Paris en compte environ 
3000, — l'économie réalisée est de près de moitié sur les becs 
ordinaires. Mais si l'on obtient une lumière double pour le même 
prix, il n'est pas aussi vrai de dire que l'on ait pour moins d'ar- 



838 REVUE DES DEUX MONDES. 

gent la même lumière ; le procédé n'est pratique que pour les 
becs d'un gros débit et ne réalise son maximum d'économie 
qu'avec une consommation de 1 000 litres à l'heure. Applicable 
aux réverbères et aux grands espaces, cette découverte n'offrait 
donc aucun avantage aux logis privés. 

Ce fut alors qu'apparut l'éclairage par incandescence, dont 
les becs Auer olTrent le type le plus connu. Au lieu d'employer 
le gaz à éclairer, on l'empêche, au contraire, en le mélangeant 
avec trois fois son volume d'air, de produire de la lumière ; l'on 
en tire exclusivement de la chaleur, comme dans un fourneau, 
pour porter au blanc un corps qui devient aussitôt lumi- 
neux. Le difficile a été le choix de ce corps, qu'il fallait inoxydable 
et indécomposable par le feu. Une matière nouvelle, le thorium , 
offrit les qualités nécessaires. On ne le trouva tout d'abord que 
dans une seule mine, en Autriche. Aussi ce sable, sans valeur 
jusque-là, monta-t-il rapidement à des prix inouïs. Il fut vendu 
jusqu'à 10000 francs le kilogramme. C'est que la compagnie Auer 
s'était engagée, par contrat, à acheter, au prix de 1 200 francs le 
kilo, l'ensemble des quantités extraites dont le monopole lui était 
d'ailleurs réservé. De nouvelles mines ont été ouvertes depuis 
quelques années; le thorium est descendu dans le commerce à 
300 francs, et, comme il n'entre pas pour plus de fr. 70 de ce 
métal dans le manchon qui constitue l'élément de l'incandes- 
cence, les concurrens se sont multipliés. Le bec Auer ou ses 
imitations, qui n'en diffèrent que par leur prix, ont fait une révo- 
lution dans l'éclairage. Ils ont réduit au cinquième de ce rouelle 
coiitait auparavant la lumière du gaz : les dix bougies-heure se 
contentent de 20 litres au lieu de 105; la dépense, au lieu de 3 cen- 
times, n'est plus que de 6 mil limes. 

Ces manchons, semblables à un bonnet de tulle blanc, dont 
le bec est coiffé, ont commencé par être de petites manches de 
coton où le bras d'un enfant passerait, quatre fois plus longs et 
plus larges qu'ils ne deviennent ensuite. Trempée, après des la- 
vages énergiques, dans une dissolution d'eau et de thorium, cette 
manchette est séchée au feu, ficelée à l'un des bouts et dressée 
sur un moule qui lui donne la forme conique. Après quoi, il ne 
reste qu'à la brûler, en exposant le manchon pendant quelques 
minutes à une flamme très chaude. Tandis que le coton se con- 
sume, l'étoffe se raccourcit, se resserre, et se rétrécissant peu à 
peu, change en même temps de nature : de végétale elle devient 
minérale. L'opération terminée, ce que nous voyons n'est plus 
qu'une toile métallique, si frêle qu'une chiquenaude la réduirait 
en poussière. Par sa fragilité, ce tissu artificiel, auquel les fils du 



LE MÉCAjNISME de LA VIE MODERNE. 839 

coton ont servi de carcasse et de support, fiiii penser à l'aile du 
papillon, mais d'un papillon qui ne se brûlerait pas à la chandelle ; 
incombustible au contraire, il se plaît dans le l'eu qu'il transforme 
en lumière, et en lumière d'autant plus vive, plus blanche et plus 
belle que la chaleur est plus intense. 

La clarté d'un bec Auer, en efTet, n'est pas jusqu'ici divisible. 
11 fournit 40 bougies pour 85 litres de gaz, mais si l'on prétendait 
le partager en 4 becs qui ne consommeraient que 21 litres, cha- 
cune de ces flammes isolées ne chaufferait pas assez son man- 
chon pour procurer un éclat équivalent au quart de celui du 
type normal. Le progrès a donc ici réalisé une augmentation de 
luminaire plus encore qu'une diminution de dépense. L'abonné 
du gaz y a gagné beaucoup, la compagnie y a peu perdu. Qu'est- 
ce, au fait, que dix bougies, sinon l'éclairage dont les pauvres ne 
se contenteront pas demain? C'était l'intensité de ces lanternes 
de la Révolution, bonnes tout au plus à pendre des aristocrates, 
dont M. de Sartines, le lieutenant de police, disait avec admira- 
tion, lorsqu'on les inaugura sous Louis XV, « qu'il n'était pas 
possible dépenser que l'on pût jamais trouver mieux. » En effet, 
cent ans avant, lorsque jVP*" de Maintenon réglait le budget de son 
i'rère,elle octroyait généreusement au ménage d'Aubigné 2 bou- 
gies par jour, coûtant dix sous, c'est-à-dire 1 fr. 90 de notre mon- 
naie, somme équivalant, avec le bec Auer, à 3000 bougies-heure 
ou 600 bougies brûlant pendant cinq heures. 

Mais si le principe de l'incandescence ne supporte pas un 
fractionnement, d'ailleurs inutile, il se prête aune multiplication 
dont nous verrons bientôt les heureux effets ; eu augmentant 
encore la dose d'air mélangé au gaz, on parvient à accroître sa 
puissance calorique, et, par suite, à doubler l'intensité d'éclat du 
manchon. Que cet air soit projeté dans le bec par une ventilation 
mécanique, suivant le procédé Denayrouse, ou qu'il soit insufflé 
sous forme d'air comprimé, produit par une société spéciale, la 
mise en œuvre prochaine de cette idée aura pour résultat de 
réduire à 3 mitlimes chez les particuliers, à un millime et demi 
dans les réverbères publics, la dépense des dix bougies-heure. Et 
ces chiffres s'abaisseront encore d'ici quelques années avec la ré- 
duction de prix du gaz ! 



Le hasard qui, au cours des dernières années, a si bien per- 
fectionné l'usage des produits de la houille, n'a pas favorisé au 
même degré l'emploi de cette énergie mystérieuse que l'on ap- 



840 REVUE DES DEUX MONDES. 

pelle l'électricité. Tandis que la jaune lumière du gaz devenait 
blanche dans les becs Auer, la blanche lumière électrique deve- 
nait jaune dans les lampes Edison. En jaunissant elle plaisait aux 
femmes, surtout aux femmes entre deux âges, plus près du se- 
cond que du premier, qui demeurent, comme on dit, « encore 
bien le soir. » Le soleil, et les lumières crues qui s'en rapprochent, 
s'harmonisent mal avec les plus jolies peintures sur peau hu- 
maine; ils accusent malhonnêtement le plus humble nuage de 
poudre de riz. Du moment où l'électricité avait le savoir-vivre 
élémentaire de donner au teint féminin les tons qu'il fallait, elle 
pouvait être présentée dans le monde ; le beau sexe lui ferait 
accueil. 

Et son suffrage était fort important pour un éclairage de luxe, 
comme celui des fils d'or magique, enfermés en des poires de verre, 
dont l'invention remonte à quinze années. Jusqu'alors on ne con- 
naissait qu'une manière d'appliquer l'électricité à la production 
de la lumière : c'était de la faire jaillir entre deux baguettes de char- 
bon, communiquant, l'une au pôle positif, l'autre au pôle négatif. 
Découverte en 1808 par Davy, grâce au courant issu d'une pile 
de Volta, cette éblouissante étincelle fut nommée « arc voltaïque », 
et les appareils où elle brille aujourd'hui ont conservé le nom 
de « lampes à arc ». Il a fallu, pour les rendre pratiques, des 
efforts qui approchent du dernier terme du succès, sans toute- 
fois l'atteindre encore. Voici trente ans à peine que, sur l'affiche 
des fêtes publiques, figurait orgueilleusement cette mention allé- 
chante : « Lumière électrique ! » Déjà l'on obtenait avec éco- 
nomie, au moven de machines spéciales, le courant d'abord 
fourni à grands frais par des piles encombrantes. Ces machines, 
M. Gramme les transforma (1869), et, utilisant les électro-aimans 
d'Arago et d'Ampère, construisit une merveille de rusticité, de 
rendement et de précision, le « dynamo », dont la puissance a 
décuplé de nos jours, sans que son organe essentiel ait varié. 

La lumière ainsi produite, restait à trouver un moyen com- 
mode de s'en servir. Les deux charbons se consument comme des 
bougies à mesure qu'ils éclairent et, pour continuer à éclairer, il 
faut qu'ils conservent leur distance, que leurs extrémités se cher- 
chent, s'approchent et ne se touchent pas. Faute d'im bon régu- 
lateur qui maintînt ce tête-à-tête perpétuel, d'où dépend la per- 
manence de l'arc, un ancien officier russe, M. Jabloclikoff, 
tourna la difficulté en accolant les charbons côte à côte dans les 
« bougies » qui portent son nom. 1/effet était excellent, la dé- 
pense était trop forte; l'électricité n'était pas assez « profilante » 
sous cette forme et la lampe à arc l'emporta définitivement sur le 



LE MÉCANISME DE LA VIE MODERNE. 841 

jablochkofî, lorsqu'un mécanisme ingénieux eut assuré sa marche. 
Ce mécanisme toutefois est incommode à dissimuler à cause 
de son volume, et l'armature compliquée de leviers et de freins, 
de vis, de taquets et de crémaillères est assez disgracieuse à l'œil. 

De plus, la lampe à arc semblait ne convenir qu'aux vastes 
emplacemens, où sa puissance se développait à l'aise : 330 bou- 
gies pour le moins, soit 6 ampèrps, — suivant le vocabulaire 
nouveau des électriciens qui viennent de créer une langue à leur 
usage et ont baptisé du nom de savaus illustres, Watt, Ampère 
ou Volta, les mesures de ces forces naguère inconnues. — L'élec- 
tricité ne put s'introduire à l'intérieur de nos logis exigus que 
fractionnée dans les lampes à incandescence. Edison remarqua 
qu'un fil fin, par lequel passe un courant trop fort, s'échautfe, 
rougit, prend un éclat intense, puis se consume, en soxydant au 
contact de l'air. Il en conclut que, si le fil, enfermé dans un vase 
de verre hermétiquement clos où l'on aurait fait un vide parfait, 
était ainsi soustrait à l'influence de l'oxygène atmosphérique, il 
éclairerait toujours et ne brûlerait jamais. 

Telle est la théorie fort simple de ces ampoules — homo- 
nymes modernisées de la fiole de lïeims, dont l'huile sainte sacrait 
les rois — où resplendit un filament de bambou, une fibre quel- 
conque, animée par le passage vivifiant du courant électrique. 

Ces lampes si faciles à allumer et à éteindre, si propres et 
n'exigeant aucun entretien, ne donnant ni chaleur ni fumée et se 
plaçant partout, incrustées au plafond, dissimulées derrière une 
boiserie ou accrochées à quelque motif architectural ; d'une 
plasticité, d'une bonne volonté inépuisable, irradiant ici le sein 
d'un bloc de cristal, d'une grappe de raisins jetés sur une glace 
en forme d'appliques, rampent et s'allongent plus loin en guir- 
landes, au sommet d'une porte, illuminent ailleurs un feuillage 
de bronze doré, se cachent sous un pli d'étoffe, derrière un 
rebord de vitrine , et savent, en faisant tout voir, ne se point 
montrer elles-mêmes. 

Quoi d'étonnant à ce que ces lampes exquises dont les Pa- 
risiens, en 1889, ne possédaient pas plus de 20 000, soient aujour- 
d'hui au nombre de 350 000 dans la capitale, et à ce que la con- 
sommation d'électricité ait passé en cinq ans, de loO millions à 
1740 millions de bougies-heure? Cq qui est étonnant, au con- 
traire, c'est que le progrès ne soit pas plus rapide, que le gaz 
continue à être 15 fois et le pétrole 4 fois plus répandu que l'élec- 
tricité. Cet écart diminuera sans doute ; mais, tant que la lumière 
électrique demeurera plus coûteuse que celle du pétrole ou du 
gaz, malgré tous ses mérites, elle ne les remplacera pas. « Pour 



842 REVUE DES DEUX MONDES. 

a^ÏT en habile homme, il faut parler de faire grand éclairage avec 
peu d'argent. » 

Les avantages de l'électricité sont tels que, partout où elle 
s'est installée, elle a immédiatement vu venir à elle la clientèle 
de luxe, quel que fût le prix du gaz. A Londres, où le gaz coûte 
trois fois moins cher que chez nous, le chitïre des lampes élec- 
triques est, 'proportionnellement à la population^ aussi élevé qu'à 
Paris. Quoiqu'il soit plus économique de manger du cervelas et 
des pommes de terre frites que les poulardes de Bresse ou les 
huîtres d'Ostende, la consommation de ces dernières denrées 
n'est point arrêtée pour cela ; non plus que l'usage des fiacres n'a 
été supprimé par les omnibus, ni la location des voitures au 
mois par la concurrence des fiacres. Un petit groupe de citoyens 
peuvent régler leur dépense selon leur agrément ; mais la foule 
de la nation doit subordonner son agrément à sa dépense. 

Un quart des appareils en marche appartient à des établis- 
semens qui possèdent des moteurs et produisent eux-mêmes 
leur courant : théâtres, gares de chemins de fer, grands magasins 
ou hôtels. Si, des abonnés aux six secteurs, entre lesquels est par- 
tagée la superficie de la capitale, on retranche les boutiques des 
quartiers riches, les bureaux des administrations, où l'on regarde 
moins à l'éclairage parce qu'il rentre dans les « frais généraux», 
il ne reste qu'un personnel très restreint de cliens «bourgeois ». 
Par exemple, la plupart ont un chiffre d'ampoules à incandes- 
cence supérieur à celui des becs de l'abonné moyen du gaz. Il en 
est peu qui atteignent le total prestigieux des o 000 lampes dont le 
prince Roland Bonaparte a doté son hôtel, le plus éclairé sans 
doute de Paris. Mais les détenteurs de 200 et 300 lampes ne sont 
pas rares: seulement leur consommation journalière n'est nuUe- 
menten rapport avec les facultés lumineuses dont ils n'usent qu'à 
intervalles éloignés, au lieu que le petit client de 3 ou 4 lampes 
s'en sert tous les jours. 

C'est à acquérir ces petits cliens que tendent les efforts des 
directeurs prévoyans et actifs de nos secteurs électriques, tels que 
M. de Tavernier sur la rive gauche, M. Lalance sur la rive droite. 
Ils s'appliquent dans ce dessein à suivre les procédés qui ont réussi 
à la compagnie du gaz, en greffant à leurs frais sur les câbles de 
distribution les fils des particuliers timides.. Ils feraient sagement 
aussi de réduire au minimum les frais accessoires qui incombent 
à l'aspirant-abonné, justement effrayé de la note copieuse qu'il 
devra payer chaque mois, avant d'avoir tourné le bouton d'un 
.seul commutateur. 

L énergie électrique, qui porte à 2 500 degrés de chaleur ces 



LE MÉCANISME DE LA VIE MODERNE. 8i.3 

fibres éclatantes que nous voyons dans les ampoules, se trans- 
porte de deux façons. Les cables qu'elle parcourt peuvent être com- 
parés, les uns à des tuyaux vastes, où l'eau sécoule assez dou- 
cement, les autres à des tuyaux étroits où le liquide est chassé 
avec une force inouïe. Les uns et les autres ont leurs avantages 
suivant la distance à laquelle est située l'usine. Les seconds rem- 
placent par une pression — en langage technique une « tension » 
— énorme ce que les premiers tiennent de leur puissant débit, de 
leur « intensité ». Ces deux sortes de courans ne sont pas fabriqués 
de la même façon par les dynamos : les courans faibles sont con- 
tinus, leur pression est toujours la même; les courans violens 
sont alternatifs, la pression cesse 42 fois par seconde et, autant de 
fois, la lampe s'éteint, théoriquement \ mais nos yeux ne perçoivent 
pas ce phénomène ultra-rapide, parce que l'incandescence acquise 
ne cesse pas. Au public ces divers modes de production importent 
peu ; d'autant que les courans trop vigoureux, qui feraient sauter 
les lampes et ne pourraient être introduits sans danger dans les 
habitations, sont transformés et réduits au vingt-septième de leur 
pression originelle — MO volts au lieu de 3 000 — avant dêtre 
livrés au consommateur. 

Quoique la science électrique ait marché à pas de géant dans 
cette seconde moitié du siècle, quoique ce soit un spectacle assu- 
rément émouvant que celui de ces salles de grandeur médiocre, 
où l'on n'aperçoit que des moteurs tout communs, faisant tourner 
des rouleaux énigmatiques qui, de rien, tirent la clarté, de nou- 
veaux progrès sont nécessaires encore à cette industrie pour 
qu'elle arrive à son développement normal. L'enfantement, viable, 
d'un seul de ces progrès, qu'elle porte en germe dans son sein, 
suffira pour amener aussitôt des modifications profondes : jus- 
qu'ici l'on ne parvient à retrouver, en éclairage, que un pour cent 
de celui sur lequel on aurait le droit de compter. On sait que les 
autres 99 pour cent se perdent, et comment et à quel moment; 
mais on ne peut pas les empêcher de se perdre. 

D'abord c'est la machine à vapeur, qui gaspille les neuf 
dixièmes de l'énergie mécanique enfermée dans la houille ; infirmité 
commune à toutes les machines aujourd'hui en usage. Sur ces 
40 pour 100 qui restent, 'on éprouve encore un déchet d'un dixième, 
par la transformation en puissance électrique de la force méca- 
nique, recueillie sur l'arbre du moteur; un second dixième 
s'évapore dans les canalisations. Des huit dixièmes enfin, qui par- 
viennent jusqu'à la lampe, plus de sept disparaissent en chaleur 
et il ne reste pas un centième utilisé sous forme de lumière. 
Dans les lampes à incandescence, la quantité d'électricité qu'ab- 



844 REVUE DES DEUX MONDES. 

sorbe la production d'une chaleur inutile , au détriment de la 
clarté souhaitée, est beaucoup plus grande que dans les lampes à 
arc. De là vient la différence, signalée plus haut, entre le coût 
respectif des deux lumières. 

Tous les modes d'éclairage imaginés par les pauvres hommes 
ont d'ailleurs ce vice commun de ne pouvoir éclairer sans chauffer, 
de laisser dériver en calorique obscur, dont nous n'avons que 
faire, une portion plus ou moins notable de l'éclat qu'ils nous 
devraient donner. Une bougie durerait plusieurs centaines d'heures 
si son énergie était exclusivement employée en lumière. La na- 
ture est plus habile; elle a le secret des clartés froides. Il n'est 
pas de lampe, à cet égard, qui puisse se comparer à l'humble ver 
luisant, dont le rendement lumineux est de 100 pour 100. Voilà 
un modèle que les savans d'aujourd'hui, par leurs travaux sur 
la phosphorescence, s'efforcent de suivre, sans prétendre l'égaler 
jamais. Que l'on découvre un nouvel appareil, que l'on perfec- 
tionne simplement les lampes actuelles, et l'électricité prendra 
un prodigieux essor. Déjà l'on fabrique des lampes à arc de 
moindre dimension et d'une intensité peu supérieure à celle du 
bec Auer. On charge des forces naturelles, comme les chutes 
d'eau, d'actionner les dynamos partout où la chose est possible. 
Que la transmission lointaine de ces forces devienne moins oné- 
reuse, ou que les machines à vapeur actuellement usitées soient 
moins imparfaites, le prix de revient s'abaissera à des chiffres 
infimes. 

Parmi les difficultés présentes que les entreprises d'électricité 
ont à surmonter, l'une des plus épineuses est l'irrégularité du 
travail. La durée movenne de la consommation dune lampe est 
de deux heures ; par conséquent le matériel n'est utilisé à pleine 
charge que pendant ces deux heures. Pour vendre bon marché, 
disent les secteurs électriques, il faudrait vendre beaucoup; pour 
vendre beaucoup, répondent les Parisiens, il faudrait vendre bon 
marché. C'est aux vendeurs à sortir les premiers de ce cercle 
vicieux; l'intérêtle leur commande. « L'hectowatt — équivalent à 
30 bougies-heure dans les ampoules incandescentes — que nous 
faisons payer aux particuliers 12 centimes, sans y gagner nous- 
mêmes grand'chose, me disait le directeur d'une des compagnies 
électriques, nous pourrions le vendre, avec profit, 4 centimes 
seulement à la ville pour l'éclairage de telle voie publique, ou le 
céder même à 2 centimes et au-dessous aux sociétés de tram- 
ways qui voudraient s'en servir comme force motrice. » 

Ces chiffres sembleront invraisemblables à ceux qui, ayant vu 
le bilan des sociétés actuellement existantes, y ont constaté que 



LE MÉCANISME DE LA VIE MODERNE. 845 

l'hectowatt distribué leur coûtait plus de iO centimes. Mais les 
10 centimes se décomposent ainsi : 2 à 3 centimes pour la pro- 
duction de l'électricité, 4 centimes pour les frais généraux, 
3 centimes pour l'amortissement du capital, dans un délai très 
court, puisque les concessions expireront toutes avant une dou- 
zaine d'années, peu après celle du gaz. La fusion de toutes les 
compagnies électriques en une seule, et la concentration même 
de tout l'éclairage dans les mains d'une administration unique, 
aurait à cette époque de grands avantages : ainsi les usines à gaz 
ont beaucoup de chaleur perdue, avec laquelle elles pourraient 
produire de la force à bon marché. 

Cette force, les secteurs actuels pourraient la livrer aussi aux 
90 000 façonniers de Paris, qui se serviraient avec succès d'une 
puissance mécanique pour actionner leurs outils; déjà, dans les 
magasins de nouveautés, toutes les machines à coudre sont mues 
par l'électricité. Le champ est si vaste, les emplois, en dehors de 
l'éclairage, sont si variés, que l'on ne peut aucunement fixer le 
coût de l'électricité dans l'avenir, voire dans un avenir très 
proche, puisque ce coût diminuera des trois quarts, des neuf 
dixièmes peut-être, suivant l'augmentation du débit, et que les 
conditions, ^o\i techniques, so\i économiques , de cette industrie si 
jeune, sont susceptibles d'être révolutionnées d'un instant à 
l'autre, dans un sens favorable. 

Dans le présent, qui seul nous occupe, l'électricité est décon- 
certée par la concurrence du gaz, ce rival qu'elle croyait vaincre 
sans peine, et paralysée par les difficultés de sa propre exploita- 
tion. Il lui manque, pour régulariser sa marche, un bon réservoir, 
frère du gazomètre, où emmagasiner l'éclairage pendant que 
l'abonné s'éclaire peu ou point. Les dynamos ressemblent à des 
vaches dont le lait se perdrait, faute d'être tiré, et que leurs pro- 
priétaires ne pourraient cependant traire qu'en partie, faute de 
savoir comment vendre leur lait à mesure qu'elles le produisent, 
ou comment le conserver en attendant les acheteurs. Il existe 
bien des vases où mettre l'électricité sans emploi immédiat : ce 
sont les accumulateurs, mais ils sont très défectueux, ils fuient. 
On n'y retrouve, en général, pas plus des deux tiers de la force 
qu'on leur donne à garder. La plupart des administrations élec- 
triques s'en servent, néanmoins, ne fût-ce que pour alimenter la 
clientèle de minuit à midi, pendant l'arrêt des machines. Mais on 
conçoit de quelle importance serait la découverte d'un récipient 
vraiment pratique. 



846 REVUE DES DEUX MONDES. 



VI 

Le gaz et l'électricité sont confinés dans les agglomérations 
urbaines; rien ne s'oppose pourtant à ce qu'un jour nos descen- 
dans voient les tuyaux ou les câbles rayonner des centres popu- 
leux jusqu'aux plus minces bourgades, et enchevêtrer leurs 
réseaux sur toute l'étendue des territoires civilisés. D'autres 
sources de lumière leur font déjà concurrence; les Américains, 
dans les districts pétrolifères des Etats-Unis et quelques villages 
des Pays-Bas, au nord de la Hollande, s'éclairent gratis avec le 
(( gaz d'eau ». Cet hydrogène carboné, fourni par la nature, 
arrive à la surface de la terre mélangé avec l'eau de puits arté- 
siens d'une profondeur variable. Il suffit de recueillir le liquide, 
assez semblable à de l'eau de Seltz, sous une cloche où le gaz se 
concentre et au sortir de laquelle, séparé de l'eau qui s'est écou- 
lée latéralement, il se laisse guider par une canalisation ordinaire 
sur les becs qui le consumeront. A Murraysville, en Pensylvanie, 
un seul puitsdébite ainsi 300 000 mètres cubes par 24 heures. Ces 
gaz d'eau sont pauvres, mais on leur pardonne volontiers de ne 
pas avoir, à volume ''gai, antant d'éclat que le gaz de houille, et 
l'on est quitte pour en brûler davantage, ce qui ne devient jamais 
ruineux, puisque ce luminaire spontané ne coûte rien. 

Les Français, qui n'en possèdent pas, se sont vivement inté- 
ressés à la découverte d'un nouveau gaz artificiel, Y acétylène, 
dont on ne peut prédire les destinées, parce qu'il achève son édu- 
cation dans les laboratoires, et que ses auteurs, tuteurs ou par- 
rains, mal fixés encore sur ses défauts et ses mérites, ne le prônent 
qu'avec mesure. M. Berthelot avait, il y a trente ans, trouvé 
l'acétylène, en combinant directement de l'hydrogène avec du 
charbon. Ce fut une des belles synthèses du grand chimiste, qui 
détermina plus tard les propriétés de ce gaz, — il en a de curieuses, 
celle par exemple de se transformer en alcool, — mais sans cher- 
cher à en tirer parti pour l'éclairage. 

MM. Moissan et Violle, en se servant, il y a quelques années, 
de fours électriques dont la température était portée jusqu'à l'élé- 
vation invraisemblable de 3 000 degrés, obtinrent, par la simple 
réaction du charbon sur la chaux, un corps noirâtre, semblable à 
du coke, le « carbure de calcium ». Plongez un morceau de cette 
matière dans un flacon plein d'eau, aussitôt elle se décompose ; 
carbure et calcium s'en vont chacun de leur côté, suivant leurs 
affinités respectives. Le feu les avait unis, l'eau les sépare. Le 
liquide abandonne son oxygène au calcium, qui forme avec lui de 



LE MÉCANISME DE LA VIE MODERNE. 847 

la chaux, et passe du noir ardoisé au blanc crayeux, pendant que 
le carbure, se mariant avec l'hydrogène de l'eau, devient l'acéty- 
lène. Celui-ci, pour peu qu'on approche une allumette de l'ori- 
fice du flacon, brûle avec une (lamme superbe. C'est un gaz très 
riche; un mètre cube d'acétylène éclaire quinze fois autant qu'un 
volume semblable de gaz ordinaire. Une destination naturelle du 
nouveau luminaire est de s'allier, dans la proportion de 2 ou 3 
pour 100, aux produits de la houille pour augmenter leur inten- 
sité. Déjà il s'est substitué au gaz portatif pour l'éclairage des 
wagons de chemins de fer. Nécessitant un emmagasinement 
moindre, il joue, dans l'approvisionnement de clarté, le rôle du 
bouillon concentré dans l'alimentation. 

Son succès chez les particuliers dépendra surtout de son prix. 
Suivant que les 500 bougies-heure, auxquelles correspond un 
kilogramme de carbure de calcium transmué en gaz, coûteront, 
avec l'acétylène, plus ou moins qu'avec les systèmes actuels, cet 
éclairage demeurera une curiosité de dilettante ou se répandra 
au contraire dans le public. Pour chauffer les fours, il faut une 
force énorme d'électricité, laquelle exige une grosse dépense de 
charbon lorsque les dynamos sont mus par des machines à 
vapeur. Le carbure de calcium se vendait, à l'origine, 18 francs 
le kilo; il vaut maintenant 3 fr. 50 à l'état absolument pur , seul 
convenable aux lampes ingénieuses qui fabriquent elles-mêmes 
leur gaz à mesure qu'elles l'emploient. Les 10 bougies-heure 
reviennent alors à 7 centimes , trois fois plus qu'avec le pétrole , onze 
fois plus qu'avec le bec Auer, Mais si, au lieu de cuisiner son 
gaz sur sa table, on mélange le carbone à l'eau, dans une sorte 
de gazomètre communiquant par des tuyaux avec les différentes 
pièces de l'habitation, on peut se servir de matières moins raffi- 
nées , que les pays où les forces électriques sont gratuites , comme la 
Suisse, offrent pour fr. 25 le kilo. Le carbure de calcium à ce 
prix fournit les 10 bougies à un demi-centime par heure ; dans ces 
conditions, il remplacerait avec avantage, du moins à la cam- 
pagne, pour les châteaux et les usines, les luminaires jusqu'ici 
adoptés. Certains manoirs écossais en furent largement pourvus 
l'an dernier, au moment de la chasse aux grouses, et leurs hôtes 
s'en trouvèrent bien. Le chiffre de fr. 25 n'est peut-être pas, 
du reste, le dernier terme du progrès; le charbon et la chaux qui 
composent ce produit chimique sont si peu coûteux que, du jour 
où la fabrication aurait pris quelque essor, l'acétylène arriverait 
à un bon marché dérisoire. 

L'usage de ce gaz économique n'aurait-il aucun inconvénient? 
Il avait passé pour toxique; des expériences récentes ont dé- 



848 REVUE DES DEL'X MONDES. 

montré qu'il était calomnié. Les fuites, quand il s'en produit, ne 
flattent pas l'odorat, du moins l'odorat des gens du nord; elles 
ont un parfum d'ail très prononcé; mais ces émanations sont 
moins dangereuses que celles du gaz ordinaire. En peut-on dire au- 
tant d'un autre péril : celui des explosions? Elles sont, aflirment 
les partisans de l'acétylène, moitié moins à craindre qu'avec le 
gaz de houille; mais ceci mérite confirmation. Un savant, qui 
connaît à fond la substance nouvelle, à la création de laquelle il 
a largement contribué, m'a confié que la présence d'un mètre 
cube d'acétylène, dans la maison qu'il habite, suffirait pour l'in- 
citer à déménager. La prudence portera donc nos concitoyens à 
attendre des expériences concluantes. 

D'autres tentatives sont faites pour utiliser les manchons in- 
candescens avec le pétrole ou l'alcool. L'alcool fait des ravages si 
profonds dans les estomacs contemporains, que tout philanthrope 
le verrait avec plaisir illuminer plutôt, à l'extérieur, ceux qui trop 
souvent ne « voient trente-six chandelles », suivant le dicton vul- 
gaire, que par son absorption interne. Il ne semble pas, du reste, 
que le problème soit résolu : l'incandescence par l'alcool n'est pas 
inoffensive et son éclairage est inconstant : lorsque le niveau 
baisse, dans le vase où baigne la mèche enflammée, la chaleur 
décroît et la clarté du manchon tombe de 50 bougies à 10. Ces 
efforts multiples pour éclairer de tant de façons et avec tant de 
corps, solides, gazeux ou liquides, témoignent de l'activité des 
concurrens qui se pressent, se poursuivent et se devancent tour à 
tour. 

Le pétrole continue à tenir la tête, partout où il n'y a ni élec- 
tricité ni gaz. Il trône soit dans des appareils construits exprès 
pour lui, soit sur les débris des lampes à huile, veuves de leur 
mécanisme arraché, au sommet desquelles.il installe triomphale- 
ment son récipient de verre ou de métal. Cette combinaison, à 
dire vrai, n'est pas prodigieusement artistique, et l'imagination 
de nos constructeurs aura sans doute à s'exercer là-dessus. Une 
l'orme aplatite est nécessaire au réservoir de pétrole; l'alimen- 
tation de la flamme ne s'effectuant que par la capillarité de la 
mèche, l'ascension de l'huile minérale à travers les fibres du 
coton ne peut dépasser une certaine hauteur. Avec un vase trop 
profond, la lampe aurait peu d'éclat et Unirait par s'éteindre. 

Cet aspect peu gracieux, qu'une disposition nouvelle suffira 
à pallier et dont la majorité des consommateurs ne souffre guère, 
n'empêche pas le pétrole de rendre des services partout appré- 
ciés. Egalement en honneur chez les riches et chez les pauvres, il 
éclaire, dans la capitale, des appartemens de 20 000 francs et 



LE MÉCANISME I)E LA VIE MODERNE. 849 

dans le « plat pays », des chaumières de 70 francs de loyer 
annuel, où la « suspension » de porcelaine blanche, accrochée 
aux solives du plafond, a remplacé la chandelle et la torche. La 
consommation du pétrole, dont l'introduction ne remonte guère 
au delà d'une trentaine d'années, était [en 18G7 de 18 millions de 
kilos. Elle atteignait 113 millions en 1883; elle est aujourd'hui 
de 230 millions de kilos — G5 milliards de bougies-heure — et, 
n'étaient les droits énormes qui la grèvent, elle aurait pris sans 
doute un bien autre développement, puisque la quantité moyenne, 
employée par tête, est, en Belgique, 4 fois, et à Berlin 5 fois plus 
forte qu'en France. Il est vrai que les Bruxellois paient 15 cen- 
times le litre que les Parisiens paient 50 centimes. 

Scandalisés par cette différence, quelques badauds ont voulu 
en rendre responsables nos raffineurs de pétrole, qu'ils ont accu- 
sés de l'accaparer pour le faire enchérir. L'opinion témoignait 
d'une assez belle ignorance des conditions dans lesquelles l'huile 
minérale est extraite du sol, voiturée, distillée et finalement offerte 
au public. Cette marchandise forme, à l'intérieur du globe, une 
mer souterraine dont l'étendue est si vaste qu'on ne peut prétendre 
la délimiter. En dehors des Etats-Unis et de la Russie, qui sem- 
blent jusqu'ici plus favorisés, la géographie du pétrole comprend, 
dans le nouveau continent, le Canada, les Antilles, le Venezuela 
et le Pérou; on le trouve en Australie, en Chine, au Japon etdans 
les îles de la Sonde, en Perse et aux Indes. Les ingénieurs éva- 
luent à 500 000 kilomètres — superficie de la France — la partie 
du Turkestan dont la richesse en huile est parfaitement avérée. 
Quoique l'Europe soit, àcet égard, moins bien partagée que l'Asie, 
la Roumanie et la Galicie sont capables de faire concurrence aux 
districts pétrolifères de Bakou, la ville sainte des anciens Guèbres, 
adorateurs du feu. 

On n'a donc pas à craindre de voir s'épuiser la réserve de ces 
liquides bitumineux, qui se rencontrent à tous les étages de la 
voûte terrestre. Depuis le commencement du siècle jusqu'à 1860, 
la Russie seule exploitait le pétrole et à bien faible dose. Sa 
production ne dépassait pas 4 millions de kilos par an. Vers 
cette époque l'Amérique entre en scène. Le forage du premier 
puits par le colonel Drake, à Titusville, petit village de Pensyl- 
vanie composé de maisons en planches, est demeuré légendaire. 
Le pétrole date de ce moment son histoire, déjà contée ici même 
et qui abonde en curieux épisodes. La production des Etats-Unis 
était, en 1860, de 200 barils par jour; elle est aujourd'hui de 
150 000 barils; celle de la Russie est quotidiennement de 95 000 
barils. Les puits de ces deux pays ont un rendement annuel d'une 
TOME cxxxv. — 1896. 54 



850 REVUE DES DEUX MONDES. 

douzaine de milliards de kilos de pétrole, dont notre petite con- 
sommation indigène absorbe seulement le cinquantième. 

Cette huile était jadis, au sortir des puits, enfermée dans des 
barils de chêne qui devaient la conduire à destination. Aux barils 
on substitua des citernes en bois, de 10000 à 15000 litres de con- 
tenance, que l'on fixait sur la plate-forme des wagons de chemin 
de fer. Celles-ci furent à leur tour remplacées par des cylindres 
en tôle ; et comme ces procédés primitifs ne répondaient plus aux 
développemens de l'industrie, on construisit peu à peu le réseau 
Aq pipes-Unes. Les tuyaux partent des réservoirs, placés auprès 
de chaque puits, et vont se réunir à une première station. Le 
pétrole s'écoule tout seul, lorsque la pente du terrain le permet; 
sinon des pompes se chargent de le faire marcher. A la station, le 
diamètre des tuyaux augmente et le liquide continue sa route, 
tantôt refoulé mécaniquement, plus rarement livré à lui-même. 
Les deux compagnies qui opèrent ce transport possèdent ensemble 
12 000 kilomètres de canalisations, qui traversent les champs, 
suivent les rues des villes, passent au-dessus ou au-dessous des 
routes. 

Et comme certaines lignes ont 170 kilomètres de longueur, 
on les divise en 3 ou 4 sections, munies chacune d'un réservoir où 
le liquide arrive poussé par la pompe de la station précédente, 
et d'où il est puisé, par une pompe nouvelle, qui l'expédie à 
45 kilomètres plus loin. Aux ports d'embarquement les tuyaux 
se vident dans des navires-citernes, divisés en compartimens 
étanches, où se logent 350000 litres d'huile. A leur arrivée à 
Rouen, centre principal de la raffinerie française, d'autres pompes 
reprennent ces pétroles et les véhiculent jusqu'aux usines. 

Ces matières encore brutes vont, par une série de distillations 
et d'épurations dans des chaudières en fonte, se décomposer en 
produits variés, propres à divers usages commerciaux. On en 
retire, sous l'action de la chaleur, d'abord 2 pour 100 d'éther et 
de gazoline, 9 pour 100 d'essence minérale, à l'usage de ces 
petites lampes à éponge, dont il s'est vendu 500000 par an pen- 
dant quelque temps et dont l'économie compense mal les dan- 
gers; puis 7 pour 100 de benzine, ou essence plus lourde que la 
précédente, propre au dégraissage et à la dissolution du caout- 
chouc. Vient alors le pétrole d'éclairage, dans la proportion de 
70 pour 100. Cette huile lampante est celle de la consomma- 
tion ordinaire; certains industriels la raffinent à nouveau et 
tirent de son « cœur » des produits vendus en bidons spéciaux, 
sous des noms qui constituent pour eux une marque de fabrique 
— iuciline, oriflamme, saxoléine. — Ces pétroles de luxe, cotés 



LE MÉCANISME DE LA VIE MODERNE. 851 

à un prix plus élevé, et que des demoiselles aux attitudes ser- 
pentines recommandent au public sur les afliches de certains 
fabricans, exigent des frais accessoires de ferblanterie et de ré- 
clame assez élevés. Ils ne représentent que le cinquième au plus 
de la vente des grandes maisons. Outre l'essence et l'huile, on 
retire aussi du pétrole brut 1 pour 100 de -paraffine, propre à se 
transformer en bougie, et 2 pour 100 de coke. Le reste se perd en 
gaz, déchets ou évaporations quelconques. 

Nous n'avons en France aucune usine comparable de bien 
loin aux sociétés pétrolières des Etats-Unis, à cette Standard oil 
Company, par exemple, au capital d'un milliard de francs bientôt, 
dont le directeur, M. Rockenfaller, a débuté dans la vie comme 
aide-charcutier, et qui raffine aujourd'hui les quatre cinquièmes 
du pétrole américain. Cette organisation colossale ne peut cepen- 
dant dominer le marché de l'univers, parce que les huiles russes 
rivalisent avec elle et que, de l'autre côté de l'Atlantique, les 
fabricans libres, les outsiders comme on les appelle, lui échap- 
pent. 

A l'intérieur de nos frontières les distillateurs de pétrole, loin 
d'être investis d'un monopole, sont seulement protégés par un 
écart de 3 francs par 100 kilos, entre le droit de douane des huiles 
brutes et celui des raffinées. Cette différence a été jugée suffisante 
pour leur permettre de travailler et de réaliser des bénéfices. S'ils 
prétendaient se coaliser pour hausser les prix de vente, les pé- 
troles raffinés au dehors entreraient aussitôt sur notre sol et les 
ruineraient. Si l'un d'entre eux voulait au contraire abaisser son 
prix, pour s'emparer de la clientèle de ses confrères, la lutte ainsi 
organisée aboutirait à la faillite des moins riches et au triomphe 
de deux ou trois maisons exceptionnellement solides. Aussi les 
raffiiieurs français, au nombre d'une vingtaine, se sont-ils en- 
tendus pour régler leur production respective sur la demande in- 
digène. Entente précaire à la vérité, souvent dérangée par les 
ambitions des nouveaux venus, et qui d'ailleurs ne peut majorer 
sensiblement les cours. 

Le pétrole, coté à l'état brut 4 centimes le litre, au sortir des 
puits américains, se vend fr. 13 sur le libre marché de la 
Belgique, où il n'existe aucune sorte d'impôts. L'augmentation 
représente les frais de transport, de raffinage et le gain des dif- 
férens intermédiaires. Avec la taxe de fr. 10, à l'entrée en 
France, et de i'r. i22 à l'octroi de Paris, il se trouve porté à 
fr. 48. L'ouvrière parisienne, qui allume sa lampe cinq heures 
par jour, paie de ce chef 19 francs par an de contribution, les 
deux tiers du prix de son éclairage total. 



852 REVUE DES DEUX MONDES. 

Après avoir mesuré le chemin parcouru dans cette marche 
vers la lumière, je n'aurai pas le cruel pessimisme de rappeler 
qu'il est des jouissances dont la nouveauté fait tout le charme et 
dont l'ignorance ne causait nulle privation. Le 1" mai, jour de la 
fête du roi, sous le règne de Louis-Philippe, on illuminait la rue 
de Rivoli, et le peuple, pour l'admirer, s'y portait en foule. Or 
l'illumination consistait à allumer un réverbère sous chaque 
arcade, ainsi qu'on le fait aujourd'hui chaque soir. Nos devan- 
ciers n'ont pas souffert de leur obscurité; pour que nos successeurs 
jouissent longtemps de leur lumière, il faudra qu'ils multiplient 
sans cesse son intensité. Il n'y a pas plus de dix ans, lorsque la 
compagnie du gaz alluma pour la première fois les becs à récupé- 
ration que nous voyons dans la rue du Quatre-Septembre, les ri- 
verains, inquiets, se mirent aux fenêtres, croyant à un incendie. 
Les bougies Jablochkoff, auxquelles on reprochait d'abord de 
(( crever les yeux », sont bien dépassées par l'éclat des nouvelles 
lampes à arc, qui sembleront pâles demain. 

Le domaine de l'éclairage artificiel n'est-il pas extensible à 
linfîni? Les savans ont calculé que celui dont Paris dispose, est 
dix mille fois moindre que la quantité de lumière solaire, norma- 
lement répandue dans la ville. Avant de s'éclairer a giorno, 
comme on dit, il y a donc pas mal à faire. Le malheur serait 
que certaines lumières futures ne convinssent pas à notre vue ; 
les oculistes constatent qu'il existe maintenant de nouvelles ma- 
ladies des yeux, et il ne manque pas de physiciens pour affirmer 
que notre rétine n'est pas construite de manière à se laisser 
traverser sans danger par les rayons électriques. Ces rayons eux- 
mêmes parfois nous échappent; témoin ceux que l'on vient de 
découvrir, plus clairvoyans que nos yeux et que nos yeux pour- 
tant ne voient pas. Nous créons des lumières, au regard des- 
quelles nous demeurons aveugles. 

A quoi nous servirait-il de trouver la merveilleuse lampe 
d'Aladin, sans la formule qui permet de l'utiliser? Ne nous 
attristons pas trop toutefois; confions-nous au « Génie de la 
lampe ». Nos pères les plus ambitieux « demandaient la lune », 
et jamais personne ne la leur donna. Qu'en eussent-ils fait d'ail- 
leurs? Nos fils, plus hardis encore, demanderont un jour le soleil 
et, qui sait? — il n'est tel, pour réussir, que former de grands 
souhaits, — on leur en départira quelque morceau peut-être. 

V" G. d'Avenel. 



LE ROMAN SUÉDOIS 



LES ORIGINES 



Lorsqu'on pénètre au cœur de la Suède, après avoir franchi ces 
plaines du Sud qui semblent encore un prolongement de la côte 
danoise, on se trouve en présence d'une nature tout autre, plus 
calme, plus discrète, plus intime. C'est une suite de grands lacs 
et de vastes forêts encadrant de petites vallées verdoyantes. Partout, 
entre la tache sombre dun pan de forêt et l'azur d'un coin de lac 
reflétant le ciel, partout s'ouvrent les mêmes petites vallées, avec 
parfois de soudaines échappées découvrant à l'horizon une autre 
forêt et un autre lac bleu. Çà et là, répandus dans la vallée, des 
points rouges: ce sont les maisons des paysans, semées de loin 
en loin au bord des lacs ou à la lisière des bois, et entourées de 
champs cultivés. Rarement vous trouverez sur votre route une 
agglomération de maisons, villages ou bourgs. Chaque fermier 
veut être seul au milieu de ses terres, près de la forêt oii va paître 
son bétail. Souvent, en revanche, vous verrez se dresser au centre 
de la vallée, ou sur une hauteur dominant l'horizon, le clocher 
blanc d'une église, surmonté d'une croix dorée, et près d'elle, la 
lourde charpente rouge du beflVoi. C'est là que mènent tous les 
chemins, là est le trait d'union entre toutes ces habitations isolées. 

D'autres fois vous apparaîtra, au milieu d'une vallée ou d'une 
clairière dans le bois, un château seigneurial entouré d'un parc; 
un château qui est en même temps une ferme, car la noblesse 



854 REVUE DES DEUX MONDES. 

de ces contrées est encore essentiellement terrienne. Les seigneurs 
vivent tout le long de l'année dans leurs domaines, cultivant 
leurs champs, se maintenant en contact quotidien avec le peuple. 
Aussi la noblesse suédoise, en dépit des réformes qui l'ont dé- 
pouillée de ses privilèges, garde-t-elle l'influence que lui donnent 
ses traditions, son passé glorieux, son habitude de domination, 
ses intérêts agricoles. Le château reste aujourdhui encore le 
centre d'activité de la contrée. Malgré leur isolement apparent au 
milieu des bois et des plaines, le château, le presbytère et l'école 
sont en communication immédiate avec tout le pays. Pour achever 
de les rapprocher, un réseau téléphonique traverse la campagne 
en tous sens. L'usage du téléphone est désormais si bien entré 
dans les habitudes suédoises, qu'il n'y a presque plus de domaines 
ni de ferme de quelque importance où on ne le trouve installé. 

Au milieu de cette nature douce, calme, un peu mélancolique, 
portant l'homme au rêve et à la contemplation, le climat seul 
apporte un élément de contraste et de variété. En hiver, ces 
vallées, ces champs, ces bois et ces lacs se couvrent d'une im- 
mense et uniforme couche de neige. Et cet hiver sombre et rude, 
ce terrible hiver où tous les élémens semblent se liguer contre 
l'homme, toujours il succède brusquement, presque sans transi- 
tion, à des étés merveilleux, les plus clairs et les plus doux que 
l'on puisse rêver. Le printemps et l'automne, dans cette région, 
n'existent pour ainsi dire pas. Au premier sourire du soleil, la 
nature s'éveille comme sous le toucher d'une baguette magique; 
et aux premières bises d'hiver elle se rendort aussitôt, s'ensevelit 
de nouveau dans son linceul de neige. Et cest ainsi une succes- 
sion indéfinie de contrastes dans la nature, imposant à l'homme 
des alternances régulières d'efforts précipités et de repos forcés. 

Quoi d'étonnant après cela si l'homme de ces contrées s'est 
accoutumé aux contrastes violens; si jamais, en revanche, il n'a 
pu acquérir la notion des transitions graduées, des nuances sub- 
tiles? Ces radieuses journées d'été, avec leurs longs crépuscules 
qui vont rejoindre l'aurore, toute cette nature brusquement 
éveillée à la vie, le calme des eaux, la douceur monotone des 
bois, le silence des vallées, tout cela le porte aux émotions vagues, 
aux tendres rêveries, à cette mélancolie tranquille que ne manque 
jamais de faire naître en nous une longue contemplation de la 
nature. Mais le retour subit des hivers, avec leur rigueur sans 
merci, lui a donné en outre un profond instinct d'énergie et de 
résistance; comme si, devant l'hostilih'; du climat, il se sentait 
obligé de réagir par un effort vigoureux et comme si même il 
avait besoin de cet effort pour se distraire et pour oublier. 



LE ROMAN SUÉDOIS. 855 

Ainsi du contraste des élémens est né le contraste dans les 
idées. La brusque succession de températures extrêmes a donné 
à la pensée l'habitude et le goût des sentimens extrêmes. Et c'est 
sans doute à la solennité des manifestations naturelles que la race 
suédoise est redevable de la gravité, de l'énergie, de la facilité 
d'enthousiasme qui sont ses traits caracté;ristiques. 

Ces contrastes se reflètent jusque dans la langue que parle 
ce peuple. Forte, claire, mâle et sonore, la langue suédoise 
n'a point la souplesse des langues méridionales. Elle ne se 
prête guère aux finesses des nuances. Riche en images puisées 
dans la nature, simples et frappantes, elle est pauvre pour l'ex- 
pression des sentimens compliqués, des transitions graduées. 
Uestée jeune malgré son ancienneté historique, à travers toute 
ses transformations elle a gardé la fraîcheur, la verdeur, la rudesse 
primitive. Elle ne connaît pas ces changemens, ces aftaiblissemens 
progressifs de la valeur des mots, qui sont comme les cheveux 
blancs et les rides des langues trop civilisées. Si peut-être elle a 
quelque chose d'anguleux et de brusque, elle demeure du moins 
robuste et franche, et aucune langue ne la vaut pour la peinture 
des contours tranchés, des états d'ame définis, des idées pleines 
et des fortes passions 

A chaque page, dans l'histoire de la Suède, comme dans sa 
littérature, vous rencontrerez les mêmes particularités : le brusque 
désir de l'effort survenant au milieu du rêve le penchant à l'en- 
thousiasme et la promptitude au découragement, le goût des 
aventures lointaines s'unissant à un profond amour de la patrie. 
Ce sont là les traits les plus saillans de la mythologie Scandinave, 
avec son mélange de sombres grandeurs et de naïvetés enfantines. 
Ce sont là encore ceux des sagas d'Islande, tantôt si douces et 
si tendres, tantôt d'une rudesse sauvage. Vous les retrouverez 
aussi dans l'âme aventureuse de ces anciens guerriers du Nord : 
les Vikings s'embarquant pour aller conquérir un royaume; ou 
Varegues allant clouer leurs boucliers jusque sur les portes de 
Gonstantinople et défendant ensuite l'Empire de Bysance, comme 
ils avaient défendu Kief et Novgorod. Enhn ne les retrouvez- 
vous pas dans les épopées plus récentes des Gustave-Adolphe et 
des Charles Xll, entraînant tout un peuple loin de ses foyers, le 
poussant à de gigantesques entreprises, hors de toute proportion 
avec ses moyens réels, et sans aucun espoir d'un profit possible? 
Il suffisait, pour provoquer ces immenses eftorts, de l'enthousiasme 
d'une idée ; et bientôt cet enthousiasme s'épuisait, laissant après 
lui un découragement profond, si profond que de longues années 
s'écoulaient sans réussir à le vaincre. . 



856 REVUE DES DEUX MONDES. 

Tel que nous le montre son histoire, tel est encore aujour- 
d'hui le peuple suédois. Energique, d'esprit aventureux, habitué 
aux brusques efforts, sans cesse il travaille à surmonter sa mélan- 
colie naturelle, ce goût du rêve et de la contemplation que rien 
n'a pu jamais déraciner en lui. Sa passion pour les entreprises 
lointaines reste toujours aussi vive : témoin les expéditions au 
pôle Nord des Nordenskiôld et des Palandcr; témoin encore le 
grand nombre de jaunes Suédois qui ont pris du service dans 
l'Etat libre du Congo, ou se sont enrôlés dans les dernières explo- 
rations de l'Afrique et de l'Amérique du Sud. Volontiers le 
Suédois s'expatrie en quête d'aventures ou dune vie nouvelle. Des 
districts entiers des États-Unis sont peuplés de Suédois, qui ont 
là-bas leurs églises, leurs écoles, leurs imprimeries nationales. 
Ils continuent en Amérique, comme ils faisaient en Suède, à fêter 
les anniversaires de Gustave-Adolphe et de Charles Xll, à chanter 
en chœur leurs hymnes patriotiques; ils continuent à rêver au 
coin de lac bleu, à la noire forêt de sapins, à la petite maison 
rouge où ils sont nés. Et dès qu'ils en ont les moyens, ils revien- 
nent visiter ces lieux qui leur restent chers; mais rarement ils 
s'y fixent: de nouveaux intérêts, un nouveau besoin d'activité 
les rappellent là-bas. 

Le patriotisme est très fort dans cette race, mais il a pour 
elle un caractère spécial. Les Suédois ne cessent jamais d'adorer 
le calme des grands lacs, la mélancolie des forêts, la douceur 
des vallées natales. Leur rêve s'y complaît: si éloignés qu'ils en 
soient, ils pensent aux moyens d'y retourner un jour. Mais leur 
activité naturelle, qui, dans leur patrie, à cause des inégalités du 
climat, était forcément intermittente, peut au dehors s'étendre, 
se développer librement. 

Ainsi, — et pour ne parler que de ce point particulier, — la 
civilisation européenne n'a point modifié le fond du caractère 
suédois. Elle a en revanche profondément modifié les mœurs et 
les coutumes nationales ; et c'est là un nouveau contraste qui ap- 
paraît au premier coup d'œil dans l'état présent du peuple suédois. 
Lorsque la Réforme lui arrive d'Allemagne, par exemple, ce 
peuple ne se contente pas, comme la Prusse ou l'Angleterre, de 
constituer une église nationale : il pousse l'enthousiasme pour sa 
foi nouvelle jusqu'à vouloir la propager par les armes dans l'Eu- 
rope entière. Plus tard, sous Gustave III, lorsque arrivent en 
Suède les théories des encyclopédistes, ce n'est pas seulement la 
cour et l'aristocratie, c'est la nation même qui s'en pénètre au 
point d'en être bientôt saturée. Auparavant déjà, l'introduction 
des nouvelles doctrines scientifiques avait amené en Suède un 



LE ROMAN SUÉDOIS. 857 

mouvement de recherches ardent et passionné ; la Ijotanique, la 
physique, la chimie, avaient reçu des savans suédois, Linné, 
Celsius, Berzelius, une impulsion mémorable. Et nous verrons 
tout à l'heure comment il a sulTi aux tendances littéraires con- 
temporaines de parvenir en Suède pour y provoquer aussitôt un 
enthousiasme plus fougueux et des haines plus vives, pour y 
être aussi poussées à des conséquences plus extrêmes que dans 
aucun autre pays. 

De tout temps, dans l'histoire de la littérature et de l'art 
suédois, nous retrouvons le même phénomène: toujours nous 
voyons l'esprit suédois en quête des nouveautés de l'étranger, et 
toujours nous voyons ces nouveautés, à peine introduites en 
Suède, y prendre un caractère extrême et exclusif qu'elles n'ont 
eu nulle part ailleurs 

Lïnfluence du dehors a même été dès le début si caracté- 
ristique que l'on a coutume aujourd'hui de désigner les différentes 
périodes littéraires de la Suède par le nom des littératures étran- 
gères dont elles étaient issues. 

C'est ainsi que l'on distingue une époque am/laise, inspirée 
surtout d'Addison, de Pope et de Swift; puis une époque fran- 
çaise, inaugurée par le mouvement de réforme littéraire deDalin, 
et subissant l'influence de Voltaire et des encyclopédistes : c'est 
l'époque qu'on appelle encore l'époque giistavienne, du nom du 
roi Gustave III. Puis vint le tour d'une époque allemande, et la 
littérature suédoise se mit à imiter Lessing, Klopstock, Schiller 
et Gœthe. 

A cette période succéda une période de réaction nationale. La 
littérature suédoise tenta de se retrouver elle-même, de prendre 
un caractère plus personnel, en ressuscitant, soit par la légende, 
soit par l'histoire, la Suède du passé. Le début de ce mouvement 
remonte aux environs de 1835, lorsque les poètes Tegnér, Geier, 
Ling etStagnelius détournèrent à leur profit la victoire remportée 
par les romantiques sur le classicisme de l'époque gustavienne, 
et tentèrent de créer, sous le nom à! École gothique, une école de 
poésie vraiment nationale. 

Déjà, avant les Gothiques, Thorild avait cherché à secouer la 
domination de l'esprit encyclopédiste français, devenue excessive 
sous le règne de Gustave III. L'Ecole des Phosphoinstes, formée 
d'après ses théories, avait, avec Hammarskiold, Atterbora et 
Dahlgren, continué la lutte contre le parti des Académiciens, 
dont les coryphées étaient le poète de cour Léopold, les ly- 
riques Wallmarck et Valerius, l'évêque Wallin et le poète fin- 
landais Franzén. Mais si les classiques ou Académiciens étaient 



858 REVUE DES DEUX MONDES. 

encore français, comme on disait alors, les Phosphoristes ou in- 
dépendans n'étaient pas loin dètro allemands, c'est-à-dire de subir 
aussi une iniluence étrangère, celle de la littérature allemande, 
du romantisme de Schiller greffé sur la philosophie de Schlegel. 
Ce furent donc vraiment les Gothiques qui imprimèrent au 
mouvement littéraire suédois son caractère national, en substi- 
tuant aux dieux de l'Olympe, aux héros de l'antiquité, la mytho- 
logie Scandinave et la légende populaire. Le sentiment national 
se plaisait à retrouver dans les chants de Geier, dans l'épopée 
symbolique de Ling, le reflet de ses plus intimes aspirations. Il 
la retrouvait plus expressément encore dans l'œuvre entière de 
Tegnér, dans la rêverie mélancolique et les hardiesses aventu- 
reuses des Vikings de la Saga de Frilhiof, dans Axel, l'épopée 
guerrière des compagnons de Charles XIl, dans le piétisme, le 
mysticisme naïfs d'un étrange poème religieux : les Enfans de la 
Première Communion. Et malgré la légère teinte d'archaïsme que 
leur donnent le changement des temps et le progrès des idées, 
ces œuvres de Tegnér resteront à jamais les œuvres classiques 
de la littérature suédoise. 

De l'autre côté de la Baltique, dans la patrie de Franzén, la 
Finlande, séparée désormais politiquement de la Suède, mais unie 
encore à elle par une entière communauté de langue et de tradi- 
tions, le poète Runeberg continuait ce mouvement national, lui 
faisant subir seulement une forte poussée vers le réalisme. Les 
poèmes patriotiques dédiés à son compatriote Franzén, ses Dic- 
tons de l'enseigne Stal, devenus classiques sur les deux rives du 
golfe, chantaient les luttes des Finlandais, lorsqu'ils combattaient 
encore sous le drapeau suédois; et peignaient des épisodes des 
campagnes menées en commun contre les Russes. Sa poésie pleine 
d'un ardent patriotisme, portait avec cela une empreinte de réa- 
lité qui contrastait fort avec le pur idéalisme des poèmes de 
Tegnér. 

Aussi n'est-il pas étonnant que l'on fasse aujourd'hui une 
gloire à Runeberg d'avoir le premier, avec le poète danois OEh- 
lenschlager, introduit le réalisme dans les littératures Scandi- 
naves. Il ne faudrait pas cependant se méprendre sur le sens des 
mots, et celui de réalisme, en littérature, est arrivé à signifier 
tant de choses qu'il est difficile de l'employersans parfois ilc'passer 
le but. Le réalisme de Runeberg consiste à rejeter de la poésie 
l'élément purement imaginaire; mais il ne comporte nullement 
l'absence de spiritualité et de sentiment religieux. Runeberg n'a 
rien fait que d'admettre dans son œuvre la peinture de la vie di- 
rectement observée, à la place des faits tout fictifs où s'étaient 



LE ROM.W SUÉDOIS. 859 

bornés les romantiques. Mais pour le reste, il a été simplement le 
continuateur et le rival des grands poètes (jothigucs, des Tegnér 
et des Geier. 

Inauguré par ces poètes, le mouvement d'émancipation de 
la littérature suédoise fut ensuite repris par les romanciers. En 
Suède, comme dans le reste de l'Europe, le roman a longtemps 
tardé à devenir le genre dominant. 

On fait assez volontiers remonter l'histoire du roman suédois 
jusqu'à Anna-Maria Lenngren, un des écrivains les plus remar- 
quables de l'époque gusta vienne, auteur de nombreux petits ro- 
mans ou contes en vers, à demi didactiques, à demi satiriques. 
Anna Lenngren a dit d'elle-même qu'elle (( avait toujours vécu en 
solitaire, en visionnaire, sans quitter le coin de sa fenêtre », et 
qu'elle « s'était bornée à peindre le monde tel qu'elle l'apercevait 
de là. )) Mais cette solitaire était une femme d'une intelligence supé- 
rieure ; et le « coin de sa fenêtre » se trouvait être le centre de 
réunion de tous les écrivains et beaux esprits du temps. Son mari, 
éditeur de la Poste de Stockholm, était un des principaux com- 
battans des luttes littéraires et politiques de cette brillante pé- 
riode. Cette « visionnaire » voyait aussi très clairement les choses 
de ce monde, notamment les travers de la société de son époque. 
Elle était sévère surtout pour son sexe, malgré ses idées d'éman- 
cipation sociale, et le mariage lui-même lui paraissait avoir be- 
soin de sérieuses réformes. 

On peut encore, à la rigueur, classer parmi les romanciers 
Almquist, dont l'œuvre considérable — nouvelles, contes, drames, 
études d'histoire, d'esthétique, de philosophie — s'étend sur une 
période de plus de trente-cinq ans. Par la nature de son talent, 
l'originalité de ses idées, le radicalisme de ses tendances, Alm- 
quist occupe une place à part dans la littérature de son époque. 
Il y a comme une réminiscence de Rousseau dans la tournure de 
son esprit, ainsi que dans le fond de sa théorie sociale, qui prêche 
l'émancipation de l'individu vis-à-vis de la société. C'était un 
esprit en quelque sorte universel, mais mal équilibré, qui s'est 
essayé à tout, a semé dans tous les champs des trésors d'idées, 
et n'a laissé nulle part une empreinte bien nette. Ses nouvelles, 
ses paysanneries, d'une originalité bizarre et fantasque, mi-allé- 
gorie, mi-réalité, offrent comme une vision lointaine de ce que 
fera Ibsen cinquante ans plus tard. 

Lindeberg, qui a aussi débuté comme romancier, s'est fait 
plutôt connaître par ses œuvres dramatiques et ses écrits poli- 
tiques. 11 fut mis en évidence surtout par les péripéties tragi- 
comiques d'un procès devenu légendaire. Accusé d'avoir, dans une 



860 REVUE DES DEUX MONDES. 

de ses diatribes, attaqué la personne du roi Charles XIV (Ber- 
nadette), il se vit, de par les dispositions d'une loi surannée, 
mais légalement en vigueur, condamné à mort pour crime de 
lèse-majesté Qi de haute trahison. La flagrante disproportion entre 
la nature du délit et la sévérité de la peine, causa en Suède une 
vive émotion, et le roi répondit au sentiment public en com- 
muant la peine de mort en celle de huit mois de prison. Mais 
Lindebergne Tentciidait pas ainsi. Il réclama l'application inté- 
grale des lois en vigueur, ne voulant rien devoir à la clémence 
royale. Le ridicule de la situation suffit pour mettre les rieurs de 
son côté, et parmi ceux-ci le roi lui-même. On dut proclamer 
une amnistie générale pour tous les crimes politiques, afin de 
pouvoir faire sortir de prison le condamné embarrassant tout en 
satisfaisant à la loi. Inutile d'ajouter que la loi ainsi appliquée 
ne tarda pas à être modifiée. 

Mais le roman, tel que nous l'entendons aujourd'hui, n'appa- 
raît véritablement en Suède qu'avec la triade féminine de Fré- 
derica Bremer, d'Emilie Garlén et de Sophie von Knorring, 

Emilie Carlén raconte dans ses Mémoires qu'étant allée porter 
son premier ouvrage à Fréderica Bremer, alors en pleine pos- 
session de sa renommée, celle-ci lui demanda si elle avait lu 
Strauss, et comment elle traitait, dans ses œuvres, l'opposition de 
la foi et du libre examen. Emilie lui répondit qu'elle n'avait pas 
remarqué que les marins de la côte, ou les paysans du Smaland, 
fussent préoccupés de cette opposition, et qu'elle ne parlait dans 
ses œuvres que de ce qu'elle avait elle-même observé. Cette ques- 
tion et cette réponse résument bien les tendances respectives des 
deux romancières. 

Dans son œuvre, qui est l'épopée de la vie domestique, Fré- 
derica Bremer a mis un mélange très habile de finesse et de 
grâce, d'enjouement et de sensibilité. Profondément religieuse, 
mais troublée par ce léger scepticisme qui tourmentait la société 
de son temps, elle a traduit les inquiétudes de l'âme naïvement 
croyante devant les doutes qu'éveillaient les vulgarisations de cer- 
taines théories scientifiques. Elle répondait par là à un besoin du 
moment. Ce trouble de l'âme qu'olle prête à ses personnages, ce 
malaise du doute inconscient demandant à être éclairé et crai- 
gnant de l'être, tout cela trouvait un écho, en Suède, dans l'esprit 
d'une classe nombreuse jusque-là indilTérente au branle-bas du 
scepticisme philosophique. Par ce côté le roman de Fréderica 
Bremer se rapprochait beaucoup du roman anglais et allemand 
de la môme époque ; et c'est ce qui explique son grand succès 
en Allemagne et en Angleterre, où il devint aussi populaire qu'en 



LE UOMAiN SUÉDOIS. 861 

Suède même, A ce sentiment religieux si simple et si sincère 
qu'elle faisait intervenir dans tous les détails de l'existence jour- 
nalière, Fréderica Bremer joignait d'ailleurs un grand talent des- 
criptif, attrayant par sa simplicité même. 

Elle a raconté quelque part que son premier essai littéraire 
avait été une ballade à la Lune, écrite en français à Tàge de dix 
ans; son second, une comédie enfantine, composée un an après, 
une grande comédie que ses frères et sœurs devaient jouer pour la 
fête de leur père, et dans laquelle, sous des allusions à des évé- 
nemens domestiques, elle faisait discuter à ses petits personnages 
des problèmes religieux. C'était déjà là, en germe, l'esprit de ses 
romans, où la sentimentalité se mêle au bon sens le plus pratique 
et le goût des problèmes religieux à l'étude consciencieuse du menu 
détail de la vie quotidienne. 

Les romans delà baronne Sophie von Knorringse meuvent dans 
des sphères plus hautes. Ce sont des « romans du grand monde. » 
On a même fait le reproche à Sophie von Knorring de s'occuper 
un peu trop exclusivement de ce monde, de ne choisir pour héros 
que des comtes et des barons vivant dans les cercles de la haute 
aristocratie. Et c'est sans doute pour répondre à cette accusation, 
qu'elle a écrit un roman, le Paysan^ dont la scène se passe dans 
un milieu tout démocratique. Ce que l'on pourrait, à plus juste 
titre, lui reprocher, c'est de n'avoir pas assez pris ses person- 
nages dans la vie réelle, mais de les avoir tous tirés, barons, bour- 
geois, paysans, du fond de son imagination. 

De son temps et dans le monde qui était le sien, on disait de 
la baronne von Knorring qu'elle ne possédait pas moins de vingt- 
quatre talens de société. Je ne sais pas si celui d'écrire des ro- 
mans était compris dans ce nombre. Elle avait près de quarante 
ans lorsqu'elle s'est mise à écrire, ce qui ne l'a pas empêchée 
de laisser un grand nombre de romans. Mais son œuvre a tou- 
jours un fâcheux caractère de dilettantisme; on croirait entendre 
les improvisations dune brillante virtuose mondaine. La littéra- 
ture a bien été, pour Sophie von Knorring, un vingt-cinquième 
talent de société. Jamais ses personnages ne vivent de leur vie 
propre et ne donnent la sensation complète de la vie. Style correct, 
dialogue spirituel , situations bien amenées , intrigue finement 
nouée, tout cela est plein d'esprit, de bon goût, mais tout cela 
manque trop de vérité pour nous émouvoir bien à fond. 

Voilà un reproche qu'on ne ferait guère à Emilie Garlén. Elle 
a vécu de la vie même de ceux dont elle nous conte les aventures, 
pêcheurs et marins, douaniers de la côte et coinmerçans des 
ports de mer, prêtres de campagne et bourgeois de province. 



862 REVUE DES DEUX MONDES. 

Fille d'un capitaine au long cours retiré sur ses vieux jours 
dans la petite ville maritime de Strômstad, où il s'était établi 
comme marchand de comestibles, elle est née au milieu de ce 
monde^elle a grandi dans cette boutique, où les pêcheurs venaient 
échanger leur poisson contre les provisions d'hiver, où les pa- 
trons des navires, anciens camarades de son père, venaient s& 
pourvoir pour les voyages, où tous ces travailleurs de la mer se 
donnaient rendez-vous, où battait le cœur de la petite ville, et 
doù la vie rayonnait sur la côte et les îles avoisinantes. 

Elle était le quatorzième enfant de ses parens, et l'on peut 
s'imaginer la vie folle et libre que menait cette bande de frères 
et sœurs dans les bois, sur la plage, eu mer. Emilie, quoique la 
plus jeune, n'était pas la moins entreprenante. A douze ans déjà, 
elle faisait son premier voyage de marin, enrôlée à bord du Kul- 
te)i, le voilier de son père, sur lequel, deux fois par an, celui-ci 
parcourait la côte pour visiter les cliens, porter les provisions 
aux pêcheries lointaines et en rapporter, en échange, les produits 
de la mer. La jeune fille s'y montra si hardie, si dégourdie, si 
experte, que ce fut elle qui, en d'autres occasions, prit le com- 
mandement du navire et visita les pêcheries à la place de son 
père. Elle adorait ces voyages. Elle s'était fait des amitiés très 
vives parmi ces vieux loups de mer, dont elle aimait à se faire 
raconter les aventures, et aussi parmi les femmes, quelle faisait 
jaser sur les moindres événemens de leur vie domestique. C'est 
ainsi qu'elle a connu intimement tout ce petit monde, qu'elle l'a 
étudié sur le vif; et lorsque ensuite elle s'est mise à le décrire, 
toutes ces figures accouraient à son appel, vivantes, réelles, im- 
périssables. 

Plus tard, mariée au médecin de campagne Flygare, elle ap- 
prit à connaître les centres agricoles du Smiiland. Elle recevait 
les cliens de son mari, lorsqu'il était absent, les faisait patienter 
jusqu'à son retour ; ou bien elle accompagnait son mari dans ses 
tournées à travers la campagne. C'est ainsi qu'elle a connu la vic^ 
des presbytères et des châteaux, lorsque son mari y était appelé 
par les devoirs de sa profession. Ils y restaient généralement 
plusieurs jours, et dans ces conditions il était facile de lier vite 
connaissance, d'entrer dans l'intimité de la famille. 

Plus tard encore, devenue veuve, elle vint à Stockholm pour 
l'éducation de son fils; et, bientôt après, son mariage avec le lit- 
térateur Garlén la fit entrer dans les cercles littéraires de la 
capitale. Elle fut l'âme des réunions qui se tenaient chez son édi- 
teur, l'excellent Thomson, et du cénacle des Aganippes, fondé par 
Dahlgren, et où fraternisait en des agapes hebdomadaires toute la 



LE ROMAN SUÉDOIS. 863 

haute bohème d'alors. Tout ce qui touchait de près ou de loin 
aux lettres se rassemblait autour de la jeune romancière, dont la 
renommée grandissait sans cesse, et les coryphées de la littéra- 
ture du temps, des hommes comme Almquist, Lindegren, Blanche, 
Crusenstolpc, Ridderstad, von Braun, Kidlman-Goranson, la re- 
gardaient comme l'Egério de leur bande et venaient chez elle 
faire assaut d'esprit. Elle leur a survécu à tous. On n'a qu'à lire 
ses Souvenirs de la vie d'un écrivain, pour voir toutes ces figures 
revivre en pleine lumière. Emilie Carlén venait d'atteindre sa 
quatre-vingt-cinquième année lorsqu'elle mourut, en 1892. Son 
premier roman avait paru en 1838, son dernier en 1888. Durant 
ces cinquante ans de vie littéraire, elle a produit plus de quarante 
romans, sans parler de sa collaboration aux revues et au journal 
illustré qu'elle dirigea pendant longtemps de concert avec son 
mari. 

Il y a donc toute une génération en Suède qui, à l'heure qu'il 
est, ne lit probablement plus guère de romans, mais qui a grandi 
dans l'admiration des romans d'Emilie Carlén. Ces romans ont 
exercé ainsi une influence considérable sur le mouvement littéraire 
suédois. Avec eux le roman a fait un pas de plus et un pas déci- 
sif vers l'observation directe de la vie. Il n'y a, en elïet, presque 
aucun de ses romans, lesquels sont du reste de valeur très iné- 
gale, qui ne soit fondé sur des faits réels. C'est même le cas pour 
celui d'entre eux dont la donnée semble le plus invraisemblable, 
la Rose de Tistelo. Cette histoire de contrebandiers vivant sur une 
île de la côte, amenant par leurs signaux perfides le naufrage du 
navire garde-côte envoyé à leur poursuite, assassinant les officiers 
qui le commandaient, et, après plusieurs années d'impunité, 
dénoncés enfin à la justice par le radotage du plus jeune des 
meurtriers, un enfant devenu idiot à la suite des émotions de cette 
nuit terrible : tout cela était fondé sur un procès qui s'était déroulé 
à Stromstad et avait tenu en émoi pendant longtemps la petite 
ville natale d'Emilie Carlén. 

Dans Jeux d ombres et Un nécjociant du littoral, elle rappelle 
des événemens de famille et fait revivre des types bien connus 
dans le petit monde de Stromstad et de la côte occidentale de la 
Suède. L'épisode de Un an de mariage reposait sur des événe- 
mens arrivés dans un château aristocratique de Smuland où l'au- 
teur avait été souvent reçue. D'après nature aussi. Une nuit à 
Bullersjô, qui souleva, au moment de son apparition, des cri- 
tiques violentes, à cause de la peinture qu'y faisait Emilie Carh'n 
de l'hypocrisie du monde piétiste. Après la mort de son premier 
mari, le docteur Flygare, la jeune veuve avait eu à souffrir din- 



864 REVUE DES DEUX MONDES. 

cidens analogues à ceux quelle raconte dans ce livre. Restée 
sans ressources avec un enfant en bas âge, et entourée seulement 
d'étrangers, ce furent les difficultés de cette situation qui la 
poussèrent à écrire et lui apprirent à se servir de sa plume. 
Mais elle n'oublia jamais les déboires de ces premiers temps de 
ATUvagc, coïncidant avec ses débuts dans les lettres. Elle a, du 
reste, souvent dit de dures vérités à la société de son temps et en 
a fait des tableaux qui n'étaient pas toujours pour la flatter, quoi- 
que toujours sincères, et ne s'attaquant ni à la morale, ni au vrai 
sentiment religieux. 

Avec Wetterberg, Strandberg, Sturzen-Becker, nous entrons 
dans la période des romanciers publicistes. Le journalisme com- 
mence déjà à accaparer le meilleur des forces littéraires. La chro- 
nique, les revues, les feuilletons, toutes les besognes de la presse 
quotidienne absorbent la plus grande part de la production des 
écrivains en renom, des romanciers tout comme des autres. 
Cest le moment aussi de l'anonymat littéraire, des noms de 
guerre mis en vogue par les mœurs du journalisme. Wetterberg 
n'est connu dans les lettres que comme Y Oncle Adam; Strandberg, 
que comme Talis qualis, Sturzen-Becker, que comme Orvar-Odd. 
Sous le nom de Léa se cachait une femme de talent qui a aussi 
beaucoup écrit. M™* Wettergrund. Les romans des écrivains que 
nous venons de nommer marquèrent dans la littérature de leur 
époque, qui fut particulièrement riche en écrivains habiles; mais 
aujourd'hui ces livres, vieux à peine de vingt à trente ans, nous 
font déjà refl"et de restes d'un autre siècle. 

Cette période assez brillante fut suivie dun moment d'arrêt, 
d'une suspension de la vie littéraire, à laquelle succéda, il est 
vrai, une renaissance éclatante de la poésie avec les Rydberg, les 
Snoïlsky, les Wirsén, qui ressuscitèrent les grandes traditions 
du passé. Avec eux nous abordons déjà les contemporains. 

M. Victor Rydberg traite les problèmes de morale et de reli- 
gion qui agitent notre époque, et le fait avec une élévation de 
vues, une profondeur de sentimens remarquables. C'est un sta- 
tuaire de l'idée. Il la coule dans ses vers comme l'artiste coule en 
bronze les formes idéales qu'il a rêvées, leur donnant presque 
toujours une expression définitive. Ses romans sont plutôt des 
études d'esthétique sur les civilisations anciennes, des monogra- 
phies sur les grandes phases de la pensée humaine à travers 
l'évolution des idées et des sentimens. Dans 's>on Dernier Athénien, 
il évoque le monde hellénique vaincu et transformé par le chris- 
tianisme; il montre dans VÉcwneur de la Baltique le christia- 
nisme aux prises avec le paganisme Scandinave, et, dans VAr- 



LE ROMAN SUÉDOIS. 8G5 

mûrier, la Réforme venant plonger dans de nouvelles luttes la 
chrétienté du Nord. De ces grandioses contrastes entre des civi- 
lisations opposées qui se disputent la suprématie, de ces chocs de 
mondes dont l'un vient remplacer l'autre qui s'en va, M. Rydberg 
a su tirer des eflets saisissans. Mais, œuvres de poète et de philo- 
sophe, ces monumens magnifiques de la prose suédoise n'ont du 
roman que la forme (1). 

Le comte Snoïlsky est le poète des sentimens généreux, des 
fiers enthousiasmes. De sa poésie se dégage un souille à la fois 
patriotique et humanitaire. Dans ses vers si admirablement 
ciselés, les pensées élevées et nobles étinccllent comme des 
gemmes. Son sentiment profond de la nature, empreint d'un 
certain sensualisme, et la réalité naturaliste de ses images con- 
trastent avec le caractère spiritualiste de sa pensée. Ce contraste 
est même un des grands charmes de sa poésie, souvent très origi- 
nale et toujours très distinguée. 

M. C.-D. af Wirsén, lui, est le champion de l'idéalisme. Poète 
plein d'élégance et de noblesse, critique autorisé, il manie notre 
langue en digne secrétaire perpétuel de l'Académie suédoise. 

A côté de ces poètes éminens, on peut citer encore, au pre- 
mier rang des poètes suédois, deux souverains du pays. M. Imbert 
de Saint-Amand a consacré jadis ici même (:2) aux œuvres 
poétiques de Charles XV une intéressante étude où nous nous 
contenterons de renvoyer le lecteur. En 18S8, l'Académie de 
Stockholm accordait un second prix à un poème anonyme : Sou- 
venirs de la marine suédoise. L'étonnement fut grand lorsque, à 
l'ouverture publique du pli cacheté qui accompagnait le manu- 
scrit couronné, on s'aperçut que l'auteur était le jeune duc d'Os- 
trogothie, le deuxième iîls du roi Oscar P"", le roi actuel Oscar II. 
Le jeune poète d'alors a réalisé depuis, sous le nom d'Oscar- 
Frédéric, les promesses contenues dans ce premier essai; ses 
œuvres complètes ont été publiées dans deux éditions diffé- 
rentes. 

Parmi ces diverses manifestations de l'activité littéraire, le 
roman seul semblait, à l'époque dont nous parlons, subir un arrêt 
complet. Hedberg, Jolin, écrivaient pour le théâtre; Eichorn, 
Flodman, Gœdecke, Sohlman, Beckstrôm, remplissaient les 
journaux de brillans articles; mais aucun d'eux ne parvenait 

(1) M. Victor Rydberg était encore à. Stockholm au mois de septembre dernier. 
Sa mort a été considérée, dans toute la Suède, comme un sujet de deuil national. 
C'est dire la place qu'il s'était faite dans la littérature de son pays, la popularité de 
ses écrits. 

(2) Voyez la Revue du 15 mai 1864. ( 

TOME cxxxv. — 1896. 55 



866 REVUE DES DEUX MONDES. 

à donner une impulsion nouvelle à la littérature d'imagination. 

L'idée du scandiiiavisme , d'une union plus intime entre les 
trois peuples Scandinaves , après avoir soulevé tant d'enthou- 
siasme et inspiré tant de dithyrambes, avait; péri misérablement 
dans la guerre du Danemark, que la Suède n'avait pas pu aider 
dans sa lutte héroïque contre la Prusse et l'Autriche. Le 
mouvement libéral qui avait eu un roi pour instigateur et ses 
ministres pour chefs avait abouti à la réforme constitutionnelle, 
qui avait entièrement changé le système représentatif de la 
Suède, en remplaçant par deux Chambres électives la représen- 
tation par états. Les aspirations du libéralisme se trouvaient ainsi 
momentanément satisfaites, et c'était encore tout un courant J 

d'idées qui s'arrêtait. 1 

Survint alors la guerre franco-allemande, qui occupa tous les " 

esprits. Quand ce fut fini, et que la tension des esprits put se 
calmer, le rayonnement littéraire de la France et de l'Allemagne 
resta quelque temps interrompu. 

Alors s'élevèrent du côté de la Norvège des voix inattendues. 
Ibsen, Biôrnson, Lie prêchaientune nouvelle doctrine, enseignant 
qu'il fallait considérer autrement qu'on ne le faisait la vie et les 
choses de la vie, l'Ame et les choses de l'âme. Ces voix trou- 
vèrent en Suède, comme en Danemark, un immense écho. En 
môme temps, les théories de Darwin, de Stuart Mill, de Spencer 
et de Taine s'infiltraient dans tous les esprits, où les rejoignaient 
bientôt les doctrines plus négatives encore de Schopenhauer et 
de Nietzsche. Et chatiue œuvre nouvelle d'Ibsen, de Biôrnstierne 
Biôrnson, de Jonas Lie, accentuait ces idées, suscitait un redou- 
blement de passion. 

Enfin de toute cette effervescence naquit une nouvelle école, 
avec de nouvelles tendances et des procédés nouveaux. Car, avec 
l'enthousiasme des néophytes et le penchant pour les extrêmes 
qu'ils tenaient de leur race, tous ces jeunes auteurs, qui accapa- 
raient maintenant le mouvement littéraire, érigeaient d'emblée 
leurs théories en doctrines, allaient du positivisme à la négation 
absolue et à la fureur iconoclaste, et poussaient leur ardeur de 
réforme sociale jusqu'à vouloir l'anéantissement de toute con- 
trainte morale. Partout et toujours ils opposaient l'individu à la 
société, la nature à la religion. Il n'y avait pas un principe si 
consacré qu'ils ne remissent en question. 

Avec leurs exagérations et leurs paradoxes, ils ont eu cepen- 
dant, en fin de compte, un grand mérite : tous ils ont reconnu 
et loiijoiirs alfirmé la néccssitéde s'attacher strictement à l'obser- 
vation directe de la vie réelle. 



LE ROMAN SUÉDOIS. 861 

Cehi, ne veut pas dire ([ue loule idéalité soit absolument 
exclue de leur œuvre. Au contraire, elle prend, dans ces dernières 
années, une place de plus en plus considérable, au point qu'on 
peut désormais parler, sans trop d'invraisemblance, d'un pro- 
chain retour de l'idéalisme. En Suède, comme ailleurs, une 
réaction s'annonce ; réaction dont les instigateurs cherchent encore 
leur voie, tâtonnent de tous côtés, s'essaient dans tous les genres : 
études psychologiques, allégories, fantaisies symbolistes; nuiis 
déjà ils ne se contentent plus des faits physiologiques, non plus 
que du procédé qui ramenait tout aux sens et aux instincts na- 
turels. 

Ainsi, sous cette impulsion venue de Norvège, le roman 
suédois a pris un nouvel essor. Il a ressuscité avec le natura- 
lisme de M. Strindberg, le réalisme matérialiste de M""^ Anne- 
Charlotte Leffler, de M. Gustave af Geijerstam, la psychologie de 
M. Oscar Levertin, l'allégorie et le symbolisme de M. Verner von 
Heidenstam. Ces écrivains de genres si différens se rattachent tous 
à la jeune école par la tendance sceptique et antichrétienne qui leur 
est venue de la Norvège : caractère d'autant plus frappant chez 
eux qu'il se manifeste dans un pays où le peuple est encore très 
religieux, et conserve beaucoup de la foi simple et rude de ses 
pères. Mais on l'a dit, et cette vérité se trouve être aussi vraie en 
Suède qu'ailleurs, il n'y a plus aujourd'hui d'écoles ni de sys- 
tèmes en littérature, il n'y a que des indi^idualités. Ce sont ces 
individualités, les représentans les plus originaux de la littéra- 
ture suédoise contemporaine, que je vais essayer de présenter au 
lecteur français. 

O.-G. DE Heidensta.m. 



L'ARMÉE DE MÉNÉLIK 



On connaissait en détail le nombre et la composition des 
troupes italiennes vaincues à Adoua et dont les débris se sont 
concentrés en Erythrée, A'ers Massaouah, mais on savait peu de 
choses de l'organisation , des efïectifs et de Farmement des forces 
que Ménélik, l'empereur éthiopien, a levées pour repousser l'in- 
vasion (1). 

(1) On a maintenant sur l'armée abyssine des renseignemens directs, émanant 
d'hommes dignes de foi et impartiaus. Nous citerons notamment M. Casimir Mon- 
don, publiciste français, rédacteurdu journal officiel ab3"ssin, auteur d'une grammaire 
éthiopienne et qui envoie au Temps des correspondances remarquables. 

M. Gaston Yanderhcym, autre Français, ayant séjourné dans le Choa jusqu'en 
1895, et qui a publié des récits du plus haut intérêt. 

M. Ilg, ingénieur suisse, jouissant depuis vingt ans de la confiance de Ménélik, 
et qui, revenu en Europe avec une mission diplomatique, a fourni des notes pré- 
cieuses. 

Deux officiers russes, le capitaine Léontieff, qui a conduit dernièrement une 
mission abyssine jusqu'à Saint-Pétersbourg, et le capitaine d'artillerie Zwiaguinc, 
qui a visité l'Ethiopie, ont également communiqué des renseignemens puisés à 
bonne source. 

Parmi les Italiens, nous signalerons le capitaine Cecclii, qui a déci'it savamment 
l'Abyssinie septentrionale ; le major Salsa, qui a rempli des missions auprès du 
négus, et dont les dires sont venus corroborer les rapports si instructil's adressés, au 
gouvernement italien, par le comte AntoncUi et l'explorateur Franzoi; puis J\I. l^'elter, 
qui a longtemps résidé au Harrar et qui s'est rendu plusieurs fois auprès de Mé- 
nélik pour traiter de la singulière capitulation de Makalc ; le médecin militaire 
Mozetti, détaché gracieusement de l'armée expéditionnaire pour donner ses soins à 
un lieutenant du négus, et le docteur ïraversi, reçu à la cour éthiopienne comme 
agent du gouvernement de Rome. 

Les généraux Baratieri et Arimondi avaient déjà publié, sur les forces aliys- 
sincs, des appréciations en partie erronées. Après la bataille d'Adoua, le général 
EUcna, avec plus de connaissance de cause, a donné aussi son jugement. 

Enfin plusieurs officiers du corps expéditionnaire, un moment prisonniers, ont 



l'armée de .MÉ^ÉL1K. 869 

En Italie, on considérait l'armée abyssine comme un rassem- 
blement de bandes barbares, et, même dans les sphères officiollos, 
on a été surpris, de prime abord, eu apprenant que Ménélik avait 
réuni plus de 100 000 hommes pour résister à l'attaque du géné- 
ral Baratieri. Cet étonnement n'avait point de raison d'être. Le 
gouvernement et l'opinion publique possédaient des élémens d'ap- 
préciation. A côté de l'admirable travail d'ensemble d'Elisée Reclus 
sur l'Abyssinie, il existait on effet depuis 1888 un rapport du 
comte Antonelli, plénipotentiaire italien près l'empereur Ménélik. 
Ce rapport, bien susceptible d'éclairer les dirigeans et les parti- 
sans de la guerre, donnait l'énumération exacte des forces mili- 
taires du Choa (1), une des principales subdivisions de l'Abys- 
sinie, dont l'empereur Ménélik est roi. Le Choa est quelque chose 
comme le domaine royal sous l'ancienne monarchie française, 
ou plutôt encore comme, actuellement, la Prusse dans l'empire 
allemand. 

L'envoyé italien, sous prétexte de faire sa cour au négus, — 
en réalité pour bien connaître les forces des Abyssins, — l'avait 
accompagné dans quatre expéditions de guerre. Il évaluait à 
196000 le nombre des soldats dont Ménélik pouvait disposer, et 
ainsi répartis : 

Maison militaire de l'empereur (corps d'élite). . . . 19000 hommes. 
Trois corps d'armée (garnisons et troupes perma- 
nentes) 45 000 — 

Contingens des ras (milices mobiles) 114000 — 

Partisans et volontaires 18000 — 

Total 196000 — 

Le comte Antonelli assurait que, l'empereur maintenant les 
Gallas et autres auxiliaires dans l'obéissance, ces 196000 hommes 
seraient tous disponibles, et que la quantité des combattans 
augmenterait dans des proportions considérables. Il affirmait, en 
outre, que, dans les effectifs énumérés par lui, oOOOO hommes 
étaient armés de fusils, parmi lesquels 12000 se chargeant par la 
culasse et de fabrication récente (2). De son côté, le capitaine 

transmis le résultat de leurs observations 'aux correspondans italiens, entre autres, 
à MM. Candeo, du Don Marzio; Bizzoni, du Secolo; Rossi, du Carrière délia Sera: 
del Valle, du Popolo Romano; Mercatelli, de la Tribuna; ainsi qu'à M. Macola, dé- 
puté de Venise et officier de réserve, qui a voulu faire campagne et a renseigné le 
Times. 

(1) Le rapport du comte Antonelli est daté du 23 novembre 1887 et a été publié 
dans le Livre vert italien du 17 décembre 1889. 

(2) D'après la liioista M Hilare, journal ayant des attaches avec le ministère de 
la guerre de Rome, le iiombre des fusils à tir rapide (Vetterli, Rcmington, Gras 'et 



870 REVUE DES DEUX MONDES. 

Cccclii, dans son étude, avait estimé à 145000 hommes — dont 
70000 pour le Choa et 20000 pour le Tigré — le chiffre des 
troupes de première ligne que l'Abyssinie pouvait mettre sur pied 
en cas de guerre populaire. Enfin, l'explorateur Franzoi, consulté 
souvent par M. Crispi et ses collègues, avait donné les rensei- 
gnemens les plus complets sur l'organisation militaire des Abys- 
sins, l'importance de l'armement qui leur arrivait par caravanes, 
et la solidité de leurs divers contingens. 

Malheureusement pour lui, le gouvernement du roi Humbert 
n'a pas plus profité des avertissemens du comte Antonelli, du ca- 
pitaine Cccchi et de l'explorateur Franzoi, que le gouvernement 
de Napoléon III de ceux adressés de Berlin par le colonel StofTcl, 
avant les événemens de 1870. Et quand le major Salsa, envoyé 
par le quartier général italien pour sonder Ménélik relativement 
à la paix, fut invité à assister à une revue de l'armée impériale, 
il put se convaincre de visu que (( les forces abyssines , qui ve- 
naient d'éprouver des pertes effroyables dans leur victoire 
d'Adoua, se montaient encore à 800G0 hommes bien armés, défi- 
lant en bon ordre , suffisamment approvisionnés et possédant 
50000 quadrupèdes (1) ». Mais, ces constatations arrivaient après 
la chute du ministère Crispi et « la perte des légions de Yarus! » 

II 

Les mesures à prendre par Ménélik pour arrêter l'invasion 
italienne étaient fort simples; elles avaient été souvent expéri- 
mentées contre l'islamisme. En effet, il est de tradition, en Abys- 
sinie, que l'appel aux armes signifié « au nom de la patrie et de 
la foi », soit expédié, par la voie la plus rapide, aux grands vas- 
saux qui, à leur tour, le transmettent immédiatement aux ?'a.s, 
et généraux gouverneurs, lesquels le font connaître sur-le-champ 
aux sciwns ou chefs de districts. Ces derniers, à la fois admi- 
nistrateurs civils, collecteurs des impôts, et commandans de recru- 
tement, sont la cheville ouvrière de la mobilisation. A leur ordre 
accourent, sans distinction d'âge, tous les hommes en état de 
porter les armes, chacun devant, en principe, le service militaire 
à son suzerain. Le scium rassemble et choisit les hommes de 
son district, puis les envoie au ras. Celui-ci groupe les déta- 
chemens et forme un corps de troupe qu'il dirige vers le lieu de 
réunion déjà désigné par le grand vassal dont il dépend, ou par 

autres) ontre les mains des Abyssins dés le commencement de ISrt.j, était monté à 
(ioOOU. 

(1) Dépêche du général Baldissera au gouvernement italien^ 12 mars 1890. 



l'armée de ménélik. 87i 



le négus lui-même, s'il est du Ghoa. Les contingens ainsi levés 
se portent au point de concentration générale qui leur a été in- 
diqué par l'empereur. L'armée se trouve alors constituée. Donc, 
en septembre de l'année dernière, Ménélik, se décidant à résister 
aux Italiens, lançait, à la date du 20, <( l'appel aux armes, au 
nom de la patrie et de la foi ».I1 s'adressait aux gouverneurs du 
Ghoa, dont il est le souverain direct, comme on le sait, ainsi 
qu'à ses grands vassaux et tributaires, habitués à venir, chaque 
année, camper tour à tour à Addis-Ababa, la capitale, pour 
apporter les impôts recueillis et les tributs ordinaires. Ces vas- 
saux sont : Tekla-Haymanot, roi du Godjam; le roi de Djimma; 
le ras Makonnen, vice-roi du Harrar; le ras Mangacha, fils de 
l'empereur Jean et petit-fils de l'empereur Théodoros , gouver- 
neur du Tigré ; le général Guébré-Esguère, gouverneur du Léka, 
le pays des mines d'or; le ras Mikael, gendre du négus, né mu- 
sulman, mais converti dès l'enfance, et aujourd'hui vice-roi du 
pays des Ouollos-Gallas; le ras Welé. frère de l'impératrice; le ras 
Aloula, chef le plus populaire de rEthiopie; le ras'Welda Ghior- 
ghis; le dedjaz Gabayou, etc. 

L'appel du négus, — en l'Europe, on dirait « Tordre de mo- 
bilisation )) , — prescrivait à toutes les forces du premier ban 
de se réunir au lac Ascianghi le 6 octobre suivant. ^lalgré 
l'étendue de l'empire et le manque de routes véritables, environ 
loOOOO hommes ont pu être rassemblés dans les délais fixés. 
Tous les Européens résidant dans le pays ont constaté le zèle 
et la promptitude avec lesquels les ordres de Ménélik ont été 
exécutés. Durant la concentration, les sentiers étaient partout 
remplis de soldats se dirigeant vers les lieux de réunion. Il en 
venait, avec leurs chefs, des provinces les plus éloignées. Tout 
cela marchait à la file indienne, couvrant des centaines de kilo- 
mètres de chemin, avec des milliers de mulets chargésde vivres. 
Les femmes accompagnaient leur mari et faisaient le service 
réservé en Europe à l'intendance. On peut dire que, en cette occa- 
sion, Ménélik a été aussi bien obéi par ses vassaux ([ue n'im- 
porte quel roi de France, d'Angleterre ou de Castille le fut 
jamais par ses barons. 

Au commencement de 1896, Ménélik était dans le Tigré, avec 
quatre-vingt mille hommes au moins, barrant la route au général 
Baratieri. Mieux encore, par prévoyance, il avait placé de forts 
détachemens au Harrar, ainsi qu'aux frontières de son empire, et 
envoyé une puissante colonne contre les musulmans Dankalis de 
rAoussa,qui avaient pris parti pour les Italiens. Enfin, à l'inté- 
rieur, il lui restait les milices du deuxième ban, — des centaines 



872 REVUE DES DEUX MONDES. 

de mille hommes, — armés de fusils anciens ou d'armes blanches 
seulement, milices redoutables vu leur nombre, leur bravoure et 
leur connaissance du pays. Ces dernières constituaient des ré- 
serves de recrutement et des troupes de seconde ligne, où le né- 
gus pouvait puiser à volonté pour réparer ses pertes. A la même 
époque, on avait oublié à Rome que lempire éthiopien compte 
10 millions d'habitans, répartis sur un territoire moins bien dé- 
limité, mais beaucoup plus vaste et tourmenté que celui de l'Italie. 

III 

On sait que les Abyssins, chrétiens orthodoxes depuis le 
iv^ siècle de notre ère, appartiennent à la race éthiopienne (1). 
Dans l'ensemble, ils se distinguent par la belle proportion des 
membres et la régularité des traits; la plupart sont de taille 
movenne, ont les épaules larges, le corps un peu grêle, le front 
haut, le nez droit et même aquilin,les lèvres épaisses, la bouche 
avancée, le menton pointu ; ils ont les cheveux légèrement frisés, 
presque crépus, et la barbe rare. Quant à la couleur de la peau, 
la dominante est le jaune sombre tirant sur le rouge brique. 

Comme soldat, l'Abyssin a des qualités hors ligne. Outre 
son mépris de la mort, c'est un marcheur infatigable; il sup- 
porte des variations considérables de température; sa sobriété 
dépasse de beaucoup celle de l'Espagnol, de l'Italien et de l'His- 
pano-Américain. En campagne, il se nourrit avec quelques 
poignées de blé, d'orge grillé ou de pois chiches. La viande ne lui 
est pas nécessaire; il subsisterait pendant une année entière avec 
des rations représentant à peine trois mois de vivres pour un sol- 
dat européen. Les fatigues, intempéries et privations ne l'em- 
pêchent pas d'être toujours gai et dispos. Son courage est uni- 
versellement reconnu ; les Anglais et les Italiens eux-mêmes y ont 
rendu justice (2). 

(1) Les mots Abyssin et Abyssinie sont inconnus des habitans du pays, lesquels 
se désignent eux-mêmes par le nom de Itiopiavan — Éthiopien. 

L'appellation Abyssin provient du dehors et a pour origine le sobriquet habechi — 
ou mélangés — appliqué par les Arabes conquérans aux gens du massif central de 
l'Ethiopie, et dont les Portugais, arrivés par le cap de Bonne-Espérance, puis après 
eux, les Européens ont fait Abyssin. De là Abyssinie. 

(2) Le correspondant du Times raconte que, dans la matinée du 23 janvier 1896, 
après la capitulation de Makalé, on trouva, en se rendant au fort, toutes les pentes 
y conduisant jonchées de cadavres abyssins, au nombre desquels on en compta 
cinq, — dont un chef, — tombés à cinquante pas des murailles, après avoir franchi, 
à découvert, les réseaux de fils de fer tendus en obstacles aux abords de la place. La 
témérité de ces braves frappa tout le monde. On sut également que les Abyssins 
avaient tenté d'escalader les ouvrages, du côté d'un précipice, où ils avaient été 
exterminés. 



l'armée de ménélik. 873 

Les Abyssins observent la foi jurée, ainsi que les clauses des 
traités et capitulations. Dans plusieurs circonstances ils ont montré 
de l'humanité vis-à-vis des officiers et soldats italiens trahis par 
la fortune (1). Malheureusement, il y a une ombre à ce tableau : 
dans la fureur de la lutte ils se conduisent parfois, envers leurs 
adversaires tombés sur le champ de bataille, comme la plupart 
des peuples orientaux à peine sortis de la barbarie. Des muti- 
lations d'une effroyable sauvagerie ont été commises par eux sur 
les vaincus. Les ordres lancés par Ménélik de respecter les ca- 
davres et d'épargner les blessés de l'ennemi ont été le plus sou- 
vent désobéis. La chaleur du combat et l'enivrement de la victoire 
ont fait prévaloir mœurs et coutumes anciennes. Les contin- 
gens de l'Amhara, plus que tous autres, ont été cruels. Les Asca- 
ris, soldats indigènes — musulmans et chrétiens de race éthio- 
pienne — habilement mélangés, commandés par des officiers 
italiens, ont rarement reçu quartier, et même en ce dernier cas, 
ont eu la main droite et le pied gauche coupés, châtiment réservé 
aux traîtres par la loi du pays, tirée du code Justinien. 

IV 

• La hiérarchie militaire est confuse. Les généraux, qui sont 
aussi gouverneurs de province, sont nommés par le négus, mais 
cela, après avoir fait leurs preuves de dévouement. La dignité 
de ras est la plus haute : le négus en est avare et ne l'accorde 
qu'à bon escient. Quoique le gouvernement soit féodal, Ménélik 
n'a auprès de lui que deux princes de sang royal : les ras Man- 
gacha et Mikael, qui jouissent d'une grande réputation militaire. 
Tous les autres chefs sont des soldats parvenus, sortis de la 
classe inférieure, le ras Aloula, entre autres, et ne doivent leur élé- 
vation qu'à leur propre mérite. Il ne saurait en être autrement chez 
un peuple toujours armé et en lutte, qui a des traditions et des 

(1) Ainsi, la garnison de Makalé, après sa capitulation, n"a eu qu'à se louer des 
procédés de Ménélik. 

Le médecin militaire Mozetti, détaché, nous l'avons dit, pour soigner le ras Man- 
gacha, a rapporté que le malade, reconnaissant, voulut le recevoir à sa table et obtint 
du négus l'autorisation d'y inviter, en même temps, deux officiers italiens captifs. 
Les trois hôtes furent traités avec courtoisie, et burent avec le ras des meilleurs 
vins d'Italie et de France. Plus tard, le général Albertone a écrit au général Bal- 
dissera que tous ses co-prisonniers étaient bien traités, et que l'impératrice avait 
voulu le voir et lui parler. 

On a vu aussi, tout dernièrement, le ras Mangacha, après entente avec le général 
Baldissera, permettre à deux compagnies du génie de se rendre sur le champ de 
bataille d'Adoua pour y inhumer les Italiens tombés dans la journée du 1" mars. Les 
Derviches soudanais n'auraient certes pas agi de cette façon vis-à-vis des Anglo- 
Égyptiens. 



874 REVUE DES DEUX MONDES. 

lois anciennes, et chez lequel la carrière des armes est en hon- 
neur. Les décorations ne sont pas encore en usage dans l'armée 
abyssine. Le négus récompense les actions d'éclat et les services 
rendus par des dons de boucliers, ornés de lames d'argent; le 
plus ou moins grand nombre de ces lames indique le degré d'es- 
time dans lequel on doit tenir le porteur. Ces boucliers, ainsi 
ornés, équivalent aux anciennes distinctions accordées par les 
souverains d'Europe, et aux fusils et sabres d'honneurs délivrés 
aux plus braves, sous la première république française. Le dra- 
peau national abyssin consiste dans trois flammes: verte, rouge 
et jaune, fixées à une hampe. 

La masse des soldats de Ménélik se compose de fantassins. 
Ce sont des montagnards hardis, très agiles et habitués à la 
guerre. Comme les soldats russes, ils sont croyans jusqu'à la su- 
perstition. Des prêtres les suivent et entretiennent leur foi, qui 
se confond chez eux avec le patriotisme. Les contingens des ras, 
les/am?05,ne sont que des milices organisées en groupes formant 
unités tactiques. Cependant il existe des corps permanens, dits 
tvottoaders, ou soldats de métier, placés sous la main de l'empe- 
reur, et qui se montaient, avant la guerre, après de 20 000 hommes. 
Ces wottoaders abyssins se rapprochent d'une armée régulière 
et rappellent les anciens janissaires turcs et strelitz russes. Parmi 
eux se trouve comprise la garde d'honneur de l'impératrice, 
troupe d'élite, d'un effectif de o 000 hommes environ, recrutée 
avec soin, qui évolue et marche avec ordre, et donne, lorsque les 
circonstances exigent un effort vigoureux. Les principaux feuda- 
taires, tel le roi de Godjam, ont également, autour d'eux des 
bandes de wottoaders, qui servent de noyau à leurs fannos mili- 
ciens et qui les dispensent souvent d'avoir recours à l'appui des 
gens de franc-alleu. j 

Les hommes ont un équipement sommaire et tiré du pays ; 
malgré cela, on est émerveillé de leur bonne allure. Les Abys- 
sins entretiennent leurs armes avec soin; ils n'ont point voulu 
adopter la baïonnette; avec le fusil moderne, ils ont conservé 
le bouclier et le coutelas. Dans le corps à corps, ils retiennent le 
fusil de la main gauche, derrière le bouclier, et se servent du 
coutelas. Les effets de la combinaison du bouclier, qui pare des 
coups, et de l'arme blanche, qui en porte, sont, d'après les Abys- 
sins, supérieurs à ceux qu'on peut attendre de la baïonnette. 



l'aHMÉE de MÉNÉLIK. 875 



V 

L'origine des armes à leii possédées par l'armée de Ménélik 
est la suivante. Après l'expédition anglaise et la mort du négus 
Ttiéodoros, les Abyssins des divers Etats reconnurent la supé- 
riorité des fusils européens sur leur armement primitif : la pique 
et le bouclier. Dès lors, des armes à feu furent introduites dans 
le pays. Durant les années ISTo et 1876, deux armées égyptiennes, 
qui tentèrent d'imiter les xVnglais en pénétrant successivement en 
Abyssinie, mais qui y furent exterminées en entier, laissèrent 
tout leur armement aux mains des vainqueurs, soit 20 000 Re- 
mington. Aussi, lorsque les Italiens débarquèrent à Massaouah, 
les Abyssins étaient-ils déjà pourvus passablement. 

La conquête du Harrar par JVIénélik, alors simple roi du 
Choa et vassal du négus Johannès, fit tomber entre les mains du 
premier une grande quantité de Remington et de munitions — 
voire de l'artillerie — provenant de l'occupation égyptienne. De- 
venu empereur d'Ethiopie, api-ès la mort du négus Johannès et 
la soumission du fils de ce dernier, le ras Mangacha, Ménélik, 
d'accord civec le gouvernement de Rome, augmenta ses moyens 
d'action. Après sa fameuse mission à Rome, en 1885, le ras 
Makonnen rapporta en Abyssinie le produit d'un emprunt, plus 
40 000 Wetterli et deux millions et demi de cartouches achetés en 
Italie môme. L'emprunt fut remboursé par Ménélik, mais les 
armes, dont le prix se trouvait réglé par le l'ait du remboursement, 
furent conservées. Ensuite, le négus reçut, toujours d'Italie, par 
l'entremise du comte Antonelli, représentant du roi Humbert, des 
milliers de fusils et des munitions (2); 4 000 autres lui furent 
livrés directement par un ingénieur italien nommé Capucci, rési- 
dant au Choa, et dont la correspondance, saisie, amena l'arresta- 
tion. D'autres Italiens, parmi lesquels le vice-consul Rienenfeld, 
en fournirent, de leur côté, un grand nombre. Au surplus, tous les 
voyageurs, et particulièrement les sujets du roi Humbert, allant 
au Choa, portaient au négus armes et munitions. Les marchands 
grecs, nombreux et influens en Ethiopie, ont aussi fait le com- 
merce des fusils avec les Abyssins. Lorsque le gouvernement 

(1) Chiffre indiqué par le voyageur italien Bianclii. 

(2) Une des livraisons d'armes, par les Italiens, est signalée dans la Cro7iologia 
storica degli avvenimenli délia colonia En'trea reproduite par la Rivista militare 
italiana du 1" janviei- dernier : 

« 13 octobre 1888. — /Z conte Antonelli Invia a Menelik nello Scioa una camvana 
di avini e munizioni, r/ià promesse del fjovertio italiano e consistentc in ôOOO fucili 
Remington, i,00 000 cartucce Wetterli, li, casse dipolverel » 



876 REVUE DES DEUX MONDES. 

français se débarrassa de ses fusils Gras, comme devenus suran- 
nés, les agens du négus en achetèrent plusieurs milliers à un 
armurier parisien adjudicataire, les firent embarquer dans un 
port étranger et parvenir au Ghoa. 

De ce qui précède et d'après les dires d'un témoin, l'officier 
russe Léontiefî, il résulte que, à l'époque de sa rupture avec 
l'Italie, Ménélik disposait de 200 000 fusils y compris ceux d'an- 
ciens modèles. Sur ce chiffre les armes rayées et à tir rapide 
montaient au moins à 60 000. Les Italiens le savaient (1). 

L'armement des troupes de Ménélik a donné lieu, au delà des 
Alpes, à des attaques passionnées contre la France. On a réussi 
à égarer l'opinion publique en lui donnant à entendre que cet 
armement avait été procuré par le gouvernement français et que 
le négus avait même reçu beaucoup de Lebel. Comme on l'a vu plus 
haut, Ménélik a acquis nombrede fusils réformés en France. Mais 
le fait remonte loin, avant la guerre, et l'administration, en les 
cédant, avait exigé leur sortie du territoire ; elle ne pouvait donc se 
préoccuper, ni des reventes ni des destinations. Du reste, le gou- 
vernement français n'aurait su empêcher personne de vendre du 
matériel de guerre à l'Ethiopie, vu que cet Etat a été admis à la 
conférence de Bruxelles, sur la demande même de l'Italie, qui, à 
cette occasion, a fait reconnaître au négus-negesti le droit au com- 
merce des armes. On s'en souvient, en 1890, M. Crispi voulait faire 
croire au monde entier que Ménélik était son protégé. A cet effet, il 
insista auprès du souverain africain pour qu'il chargeât l'Italie 
de le représenter à Bruxelles, ce qui eut lieu. Et alors, le baron 
de Renzis, plénipotentiaire du roi Humbert, signa la convention 
non seulement pour l'Italie, mais aussi pour l'Ethiopie. Si des 
marchands français ont profité des clauses de la convention de 
Bruxelles, la faute en est à iVL Crispi et non au gouvernement 
de la République. En effet, pour faire cesser le commerce des 
armes, il suffisait de déclarer officiellement la guerre à l'Ethiopie 
et d'en notifier la déclaration aux puissances. Mais cette mesure 
ne cadrait pas avec les vues du cabinet italien qui considérait 
Ménélik comme un rebelle, indigne d'être traité en belligérant. 

Les négocians français exerçaient donc un droit, incontestable 
sur le terrain diplomatique, en introduisant des armes au Choa, 
par la voie de Djibouti. Gela est d'autant plus vrai que M. Crispi, 
nonobstant sa connaissance du fait, ne s'en est jamais plaint, ni 
à Paris, ni à l'ambassadeur de la République française à Rome. 

(1) La Hivisla Militare italiana a donné ce nombre en mars 1896. 



l'armée de ménélik. 877 

Quoi qu'il en soit, durant les hostilités, Fadministration française 
observa étroitement la neutralité, dictée par le droit des gens : 
malgré cela, un croiseur italien vint surveiller la côte ot jeta 
l'ancre à Djibouti (1). — Précautions inutiles, car Ménélik était 
entré en campagne muni du nécessaire, et, par Zeila, port voi- 
sin des possessions françaises et où flotte le pavillon anglais, il 
pouvait recevoir ce qui lui manquait. 

C'est l'Angleterre qui a été la première à reconnaître à l'em- 
pire éthiopien le droit de se munir d'armes à feu et de munitions. 
Cela a été établi surabondamment par la publication, à Rome, 
du fameux traité Ittwel. De plus, il a été démontré, avec pièces 
à l'appui, que des négocians de tous pays, y compris des Italiens, 
des Allemands et des Autrichiens, ont vendu des armes au négus 
et les lui ont envoyées par Anvers, Gênes et Trieste (2). 

Relativement aux fusils Lebel qui seraient sortis des arsenaux 
français, auraient été envoyés à Ménélik, et dont on aurait trouvé 
des échantillons à Makalé, sur des cadavres abyssins, il est superflu 
d'ajouter que l'assertion est fausse en tous points (3). Elle a, du 
reste été mise à néant par un correspondant italien, M. Bizzoni, 
— il est juste de le citer, — qui a eu la loyauté et le courage de 
protester publiquement. Notre parenthèse avait son utilité, on 
en conviendra. 

Il importe enfin d'ajouter que les Abyssins ont parfois trouvé 
le moven de se procurer des armes sans bourse délier. Procédons 

(1) Dans les télégrammes et écrits relatifs aux événemens d'Abyssinie, on parle 
souvent d'Obock comme d'un centre d'importance, mais à tort, car, depuis plusieurs 
années, cet établissement estdélaissé en tant que port et abandonné en tant que chef-lieu 
colonial en faveur de Djibouti, qui s'est développée grâce à l'initiative privée ot aux 
talens d'administrateur de M. Lagarde, un persévérant et un dévoué. Du reste cette 
situation vient d'être régularisée par un décret. Djibouti, point principal de la colo- 
nie française de la cùte des Somalis et débouché naturel du Choa et de l'Abyssinic 
méridionale, continuera à prospérer. 

(2) La Corrtspondenza Verde a publié des pièces qui corroborent nos assertions. 
Ce journal et le Carrière di Napoli ont mentionné qu'au commencement de la cam- 
pagne, deux maisons italiennes traitaient avec le ras Makonnen, agissant au nom de 
son maitre, pour la fourniture de GOOÛO fusUs à livrer par une fabrique belge, et au 
cours d'une polémique soulevée par les journaux ci-dessus, la fameuse maison 
Lœve et C'* de Berlin, tout en affirmant n'avoir pas fabriqué d'armes pour les Abys- 
sins, a dû avouer qu'un industriel de Liège lui avait acheté des fusils pour les revendre 
au négus. 

A relater aussi que M. Crispi, ayant risqué des observations à Bruxelles, relative- 
ment à des armes commandées par les Abyssins à des fabricans de Liège, il lui a été 
répondu que les transactions étant privées, on ne pouvait intervenir en aucune 
façon. La convention de 1890 permettait à la Belgique de parler sur ce ton. 

(3) Le négus possède peut-être un Lebel, dit de luxe, modèle qui lui aura été 
transmis à titre de présent comme, à notre connaissance, il en a été envoyé au tsar 
Alexandre III, au roi don Carlos, de Portugal, au général Porfirio Diaz, président 
du Mexique, et à d'autres chefs d'États. i 

( 



878 REVUE DES DEUX MONDES. 

par ordre chronologique : Une colonne italienne qui succombe 
héroïquement à Dogali laisse ses fusils et son matériel sur le 
champ de bataille. En décembre dernier, à Amba-Alaghi, le mas- 
sacre de la troupe du major Toselli permet à Ménélik de recueillir 
un autre armement; la prise d'Antalo lui livre encore armes et 
munitions (1), A la fin de janvier, cette année, àMakalé, les Abys- 
sins, après la capitulation, entrent en possession du matériel et 
des approvisionnemens que le colonel Galliano ne peut enlever, 
faute de moyens de transport suffisans. La défection des bandes 
auxiliaires des ras Agos Taufari et Sebat, fait passer dans le 
camp éthiopien plus de 2000 hommes aguerris, auxquels les 
officiers italiens avaient donné une certaine discipline et qu'ils 
avaient armés de ^Yetterli. Les musulmans Dankalis de l'Aoussa 
qui avaient pris parti pour l'Italie, sont, de leur côté, battus, 
razziés, et laissent entre les mains d'un lieutenant de Ménélik, 
le ras Welda-Ghiorghis, la plupart des Wetterli que le général 
italien avait fait remettre. 

A la suite de leur triomphe à Adoua, les Abyssins ramassent, 
surle champ de bataille et sur les chemins suivis par les fuyards, 
15 000 Wetterli, avec des cartouchières plus ou moins garnies, et 
un approvisionnement d'un million et demi de cartouches porté à 
dos de mulets (2), 

Après tout, pareilles mésaventures sont survenues aux Fran- 
çais en Algérie, aux Russes dans le Caucase, aux temps de la 
conquête, et aux Anglais en Afghanistan, au cours des désastres de 
leur retraite. 

En résumé, on l'a vu, les reproches faits à la France par 
l'opinion publique italienne, d'avoir armé les Abyssins, sont 
immérités. Ménélik s'est procuré armes et munitions un peu 

(1; « Nous prîmes beaucoup de fusils, de munitions et de vivres. » — Lettre de 
Ménélik, la décembre 1893. 

(2) Dans ses dépêches, l'état-major italien a annoncé qu'il y a eu obligation de 
réarmer et de rééquiper de nombreux fuyards d'Adoua qui avaient perdu ou aban- 
donné leurs fusils ou leurs sacs. On sait aussi que le négus a ordonné aux paysans 
de rechercher toutes les armes et eifets d'équipement, abandonnés, durant la retraite 
par les éclopés, dispersés et malades de l'armée du général Baratieri, et d'apporter le 
tout au camp abyssin, cela sous les peines les plus sévères. 

Les fusils tomVjés au pouvoir des Abyssins sont du système à répétition Wet- 
terli-Vitali, modèle 1870-89, avec baïonnette courte et tirant de la poudre sans 
fumée dite « balistitc ». Les bataillons indigènes ascaris avaient reçu cet armement 
depuis les derniers mois de 1894. Les armes des contingens irréguliers des ras Agos 
Tamfari et Sébat, passés dans le camp de Ménélik, étaient des "Wetterli, modèle 
1811. Les armes des deux modèles ont le même calibre et peuvent tirer les mêmes 
cartouches. 

Les ditférens corps d'infanterie de l'Erythrée vont recevoir le nouveau fusil de 
petit calibre adopté par l'Italie et dont la pénurie du trésor avait retardé la fabrica- 
tion. La mesure est tardive. 



LAlîMÉi: DE MÉNÉLIK. 879 

partout, mais d'abord en Italie (1), sans jamais enfreindre les lois 
internationales; il n'a pas eu seulement recours aux négocians 
étrangers, à la « contrebande de guerre » comme on a répété avec 
dépit à Rome; mais ses adversaires eux-mêmes lui ont livré des 
armes, — et cela bien involontairement en dernier lieu. — Il con- 
tinuera à se pourvoir de son mieux, et les événemens futurs ne 
le prendront point en défaut. 



VI 

La cavalerie du négus se compose principalement de con- 
tingens fournis par les Gallas, peuplades habitant dans les 
plaines au sud du Choa. Cette cavalerie, montée en chevaux de 
race arabe, a été peu employée par Ménélik, vu la configuration 
du théâtre de la guerre. Malgré cela, et d'après les rapports ita- 
liens, elle a donné à la bataille d'Adoua, poursuivi les vaincus 
avec acharnement, achevé leur déroute, et enlevé jusqu'aux con- 
vois d'ambulances. Les Gallas, armés de cimeterres en forme de 
faux, ont montré une adresse toute sauvage dans la façon dont, 
en se courbant sur leurs chevaux sans selles, ils coupaient ou 
entaillaient le cou à tous ceux qu'ils pouvaient atteindre. 

Au surplus, le Tigré ne se prête ni aux raids ni aux 
charges de la cavalerie. (Les Italiens, eux, n'avaient qu'un esca- 
dron indigène levé dans l'Erythrée, i La cavalerie des Gallas, dont 
tous les voyageurs ont admiré l'élan et la fougue, possède la 
valeur des anciens Numides et Parthes, et vaut les Turkmènes, 
les meilleures tribus arabes, les Gauchos des pampas sud-amé- 
ricaines, voire les Cosaques russes (2). Cette cavalerie rendrait 
d'immenses services dans les régions planes, à l'ouest de 
l'Ethiopie, contre les Soudanais. Les Italiens eussent trouvé, 
devant eux et sur leurs flancs, une innombrable cavalerie galla 
s'ils avaient essayé la diversion sur le Choa, par le golfe d'Aden 
et la route de Harrar, diversion projetée un instant à Rome et 
rejetée presque aussitôt, dans un éclair de raison. 



(1) Ce sont les déclarations franches de M. Franzoi, l'explorateur italien, dont le 
témoignage est désintéressé, irréfutable. 

(2) Rochet d'Héricourt, dans sa relation, et l'Italien Gustave Biancchi, dans son 
ouvrage ^Zta Terra dei Galla (1882j, vantent l'habileté équestre des Gallas et leurs 
qualités dans l'ofl'ensive. 



S80 REVUE DES DEUX MONDES. 

VII 

Au commencement de l'année 1895, l'état-major italien éva- 
luait à quarante le nombre des canons de Ménélik. L'historique 
de cette artillerie n'est pas sans intérêt. A l'arrivée des Italiens 
en Erythrée, les Abyssins possédaient une trentaine de pièces de 
montagne conquises sur les Egyptiens, en 1875 etl876. Ces pièces 
étaient déjà anciennes, mal entretenues, et les munitions man- 
quaient. Ménélik disposait de quelques mitrailleuses légères, 
tirant des cartouches Gras, mais il ne connaissait que de nom 
les canons se chargeant par la culasse. La prise de Harrar, — 
ville musulmane intermédiaire entre le Choa et les établisse- 
mens français et anglais du golfe d'Aden, — lui livra deux 
canons Krupp de 9 centimètres. Ces deux pièces étaient neuves 
et leurs munitions abondantes. Ménélik les fit tirer devant lui. 
Ce fut comme une révélation. Il en ordonna le transport à sa 
capitale. Et, à partir de ce jour, il décida d'acquérir des canons 
en acier et de former des canonniers. 

Lorsque le ras Makonnen se rendit en Italie, en 1885, il 
demanda, selon les instructions reçues, de l'artillerie de mon- 
tagne, mais le gouvernement de Rome fit la sourde oreille, et 
ne voulut donner qu'une pièce; celle-ci, apportée au Choa, 
servit à de nombreux tirs et fut pi'omptement mise hors d'usage. 
Ménélik résolut alors de s'entendre directement avec des fournis- 
seurs européens, qui ne demandaient qu'à servir sa passion pour 
les canons. C'est ainsi que, il y a trois ans, M. Chefneux, ingénieur 
français, porta au négus une quinzaine de petites pièces Hotch- 
kiss à tir rapide, et que, peu de temps après, un autre Français, 
établi dans le Choa, M. Savouré, lui en procura un nombre égal (1). 

(1) Ces canons sont en acier, et des calibres de 37 et de 42 millimètres. 

Le canon de 37 millimètres a une longueur de 84 centimètres et pèse seulement 
33 kilos; il peut lancer, à 1800 mètres, un obus de 433 grammes, avec une vitesse 
initiale de 402 mètres. 

Le canon de 42 millimètres pèse o'i kilos; il lance un obus de 880 grammes avec 
une vitesse initiale de 42o mètres. 

Les pièces de 37 et de 42 millimètres ont le même affût, qui pèse environ 100 kilos. 
C'est dire que ce matériel est extrêmement léger. 

Dernièrement, lors de l'incendie des ateliers Hotchkiss, à Saint-Denis, près 
Paris, la presse italienne annonça le fait on déclarant que la fabrique de canons de 
Me'nélik venait d'être détruite. Or, depuis sa fondation, la maison Hotchkiss a fabriqué 
près de 15 000 pièces, pi-incipalcnient pour le Japon, la Chine, le Chili, l'État libre du 
Congo, etc. Comme la fourniture faite aux agcns du négus remonte à plusieurs années 
et ne consiste qu'en une trentaine de pièces, il est clair que le Choa n'a été qu'un 
client infime, et que le titre de « fabrique de canons de Ménélik » n'est qu'une exa- 
gération malveillante. 



l'armée de MÉiNÉLIK. 881 

Ajoutons que, durant les hostilités, l'artillerie abyssine s'augmenta 
encore de quelques pièces prises dans de sanglantes rencontres, 
comme celles de Dogali et d'Amba-Alaghi, ou saisies dans des 
postes enlevés comme Antalo (l). Ce sont encore des négocians 
qui procurèrent les munitions qu'on ne pouvait fabriquer dans 
le pays, ainsi que des bâts. (Les mulets abyssins, étant de plus 
petite taille que ceux d'Europe, nécessitaient des harnachcmons 
appropriés.) Le négus céda quelques canons aux tributaires et ras 
très en faveur, mais ces derniers n'en pouvaient posséder que 
deux; seul le ras Makonnen, investi du grand commandement du 
Harrar, en reçut une dizaine. Malgré ces dons aux grands vas- 
saux , l'artillerie de Ménélik comptait bien avant la bataille 
d'Adoua, ainsi que les Italiens l'annonçaient, une quarantaine 
de pièces de montagne de provenances diverses. 

L'empereur a donné à ses canonniers une sorte d'uniforme 
consistant en une calotte et une tunique rouges, agrémentées 
d'ornemens verts. Les canonniers, choisis autant que possible 
parmi les hommes qui ont été en contact avec les Européens, 
sont tout fiers des marques de bienveillance que leur accorde le 
souverain. Le docteur Traversi, agent du gouvernement italien, 
qui a pu assister aux écoles à feu des Abyssins, raconte que ceux-ci 
tiraient contre des rochers devant lesquels étaient tendus de grands 
draps blancs, mais que les projectiles n'atteignaient pas toujours 
ces larges cibles. Le narrateur italien ajoute que, durant le tir, 
les noirs artilleurs s'animaient, poussaient de grands cris, et se 
livraient aux fantasias les plus étranges autour de la pièce dont 
le coup avait atteint le but. Les pointeurs adroits manquaient de 
modestie. On sent quelque exagération dans ce récit qui n'émane 
point d'un ami. En tout cas, depuis le départ du docteur Traversi, 
un Français, M. Clochette, ancien officier, et des Russes de pas- 
sage, comme le capitaine d'artillerie Zwiaguine et M. LéontielT, 
ont appris, tant bien que mal aux Abyssins, le service des bouches 
à feu et le réglage du tir. L'expérience, le meilleur des maîtres, 
a fuit le reste (2). 

Les pièces et les approvisionnemens achetés en Europe , 
passant par les mains d'intermédiaires âpres au gain et étant 
transportés péniblement à dos de chameaux, de la mer au pied 
des montagnes, ou à dos de mulets dans le Choa, reviennent né- 
cessairement à un prix élevé. D'autre part, le budget est maigre. 

(1) « A Antalo, écrivait Ménélik le 13 décembre 1895, nous prîmes deux canons... » 

(2) En rentrant auprès du général Baldissera, le major Salsa a répété les éloges 
entendus, dans l'entourage du négus, sur les résultats obtenus à Adoua avec l'artil- 
lerie. — Télégramme de M. Alercatelli, Iribuna, 29 mai i89G. 

TOME GXXXV. — 1896. b6 



882 REVUE DES DEUX MONDES. 

C'est pourquoi, afin de mieux assurer la conservation du matériel 
et le contrôle du personnel, le négus a institué grand maître de 
l'artillerie le hégironde Baltcha, déjà intendant général et gar- 
dien des trésors impériaux, homme de confiance et prédisposé 
à l'économie. Un « eunuque ! » disait-on dans l'état-major italien, 
en faisant des gorges chaudes (1). Ménélik s'est servi de son em- 
bryon dartillerie dans le blocus de Makalé, et il a pu constater 
que ses pièces étaient de trop petit calibre pour faire brèche dans 
des fortifications sérieuses. Aussi, dans les sièges qu'il entreprend, 
remplace-t-il la grosse artillerie par la patience, — et la mine par 
la famine. 

En réalité, et cela se comprend, les Abyssins sont de pauvres 
artilleurs, mais si leur personnel reste médiocre, l'infériorité de 
leur matériel a disparu depuis la bataille d'Adoua, En effet, dans 
cette terrible journée, ils se sont emparés de toute l'artillerie du 
général Baratieri, soit environ 82 pièces. Une simple énumération 
nous révélera la valeur de ce glorieux butin. Le matériel d'artillerie 
affecté à l'armée italienne d'opérations, fabriqué à Turin, com- 
prenait trois sortes de bouches à feu, transportables à dos de 
mulet : 1° Soixante-deux canons de 7 cent, de montagne, armant 
9 batteries européennes à 6 pièces et 2 batteries indigènes à 
4 pièces; S'' Huit mortiers de 9 cent, réunis en une seule batterie; 
3'' Douze canons à tir rapide, formant 2 batteries de 6 pièces. 
Or, tout ce matériel est resté au pouvoir de Ménélik avec cais- 
sons et outillage , chargés à dos de mulets , ainsi qu'un parc, 
également chargé sur animaux de bât, mais cela, il faut le dire à 
l'honneur des vaincus, après la mort des officiers tombés à leur 
poste, en accomplissant leur devoir. Actuellement, le négus pos- 
sède donc plus de cent pièces de montagne, de modèles divers, 
mais récens, avec un approvisionnement respectable; et, sans 
doute, ni le temps, ni les moyens, ni surtout la bonne volonté, 
ne lui manqueront pour instruire de nouveaux canonniers. 

Il se montre en effet fanatique de son artillerie et assiste par- 
fois à des écoles à feu. Il porte une attention soutenue aux 
i[uestions d'armement, et il éprouve un vif plaisir à montrer à 
ses tributaires les engins, armes, machines ou explosifs nou- 
vellement importés d'Europe. C'est ainsi que, voulant une fois 
frapper l'esprit de Tekla-Haymanot, roi de Godjam, sorte de 
géant, doué de plus de vaillance que de savoir, il fit sauter devant 
lui, à la dynamite, des blocs de rochers qui obstruaient un torrent, 
voisin de la capitale. Naturellement, le vassal, ahuri par les effets 

(1) M. Gaston Vanderheym confirme que le bégironde Baltcha joint à tous ses 
titres celui d'eunuque. 



l'armée de ménélik. 883 



de l'explosion, se forma une haute idée d'un suzerain disposant 
de pareils moyens de destruction. 

Depuis longtemps, Ménélik a établi dans le Ghoa une poudrerie 
et une cartoucherie ; il a également créé à Addis-Ababa des ateliers 
pour la réfection du matériel d'artillerie et la réparation des 
fusils. Ces établissemens sont dirigés par un Européen; l'habileté 
des ouvriers supplée à l'imperfection de l'outillage. Souvent, 
lorsqu'il réside dans la capitale, l'empereur se présente de bon 
matin aux ateliers, pour se rendre compte par lui-même de la 
marche des travaux. Il montre des instincts d'ingénieur. 



YIII 



L'administration militaire des Abyssins est fort simple. L'armée 
est nourrie au moyen de réquisitions faites sur l'ensemble de 
l'empire, par l'intermédiaire des sciiims. Les vivres sont arrivés 
régulièrement au camp impérial, et les soldats de Ménélik ont 
moins soullert des privations que ceux des généraux Baratieri et 
Baldissera. 

Avant Adoua, les Abyssins étaient mieux pourvus de moyens 
de transport que les troupes italiennes. Ils possédaient 40 000 bon- 
nes mules du pays. Ces bêtes abondent en Abyssinie et y sont 
d'une utilité de premier ordre. Leurs maîtres ont peu à s'en in- 
quiéter, car elles trouvent toutes seules leur vie; elles ne sont 
point ferrées, et, malgré cela, elles escaladent les crêtes les plus inac- 
cessibles. Ce sont ces braves bêtes abyssines , dont on s'était pro- 
curé un bon nombre pour l'expédition de Madagascar, qui ont 
porté les vivres de la colonne volante du général Duchesne 
jusqu'à Tananarive. 

Les Italiens n'ayant pu trouver en Erythrée assez de mules, 
en ont acheté chez eux et môme en France ; mais les mules d'Eu- 
rope, malgré leurs qualités de force, sont moins sobres, ont 
besoin d'être ferrées, et supportent mal le climat abyssin. Leur 
mortalité était grande ; le changement de nourriture en était la 
principale cause. On ne pouvait leur donner de foin, et elles 
n'avaient point l'habitude de l'orge. La route de Massaouah au 
plateau abyssin, suivie par les troupes italiennes, était semée de 
charognes de mules et de chameaux qui empestaient l'air. Les 
pertes en animaux de bât ont continué après Adoua et ont rendu 
impossible le ravitaillement des renforts amenés d'Italie par le 
général Baldissera. 

Ménélik, lui, possédait un si grand nombre de bêtes de somme, 
qu'au moment de l'évacuation de Makalé par le colonel Galliafio, 



884 REVUE DES DEUX MONDES. 

il a pu en vendre pour 26000 talaris (thalers autrichiens) à l'of- 
ficier italien qui ne voulait point laisser derrière lui blessés, 
malades et bagages. Ajoutons qu'après leur triomphe à Adoua, 
les Abyssins ont ramassé la plus grande partie des moyens de 
transport des vaincus, 5 000 mules du train, de l'aveu des Ita- 
liens. 

Dans les marches, l'armée abyssine observe un ordre inva- 
riable. Toute colonne, quelle que soit son importance, est répartie 
en trois fractions : l'avant-garde. le gros, divisé en aile droite et 
en aile gauche, puis le train avec l'arrière-garde. L'avant-garde 
précède le gros dune ou deux journées de marche ; c'est elle 
qui « fait le campement » et assure les vivres pour le reste de 
l'armée. En tête du gros marche un corps de fusiliers. Puis 
vient la cavalerie tout entière, ensuite la masse de l'infanterie. 
Après cette dernière, suit le guaz ou train, c'est-à-dire une 
multitude de serviteurs des deux sexes, conduisant, pour la plu- 
part, des mulets chargés de vivres ou en portant eux-mêmes sur 
leur dos. Cette multitude se grossit, en cas de victoire, des pri- 
sonniers faits à rennemi et des porteurs du butin conquis. Enfin, 
vient l'arrière-garde, dont la mission consiste surtout à protéger 
et à surveiller le train. 

Une fois le lieu de campement choisi, on dresse les tentes des 
chefs; les soldats, eux, n'en ont point, mais savent admirablement 
s'organiser pour se mettre à l'abri. Si l'établissement est de quel- 
que durée, ils construisent des gourbis en un tour de main. 
Quant à la levée du camp, le célèbre voyageur allemand Gerhard 
Rohlfs, qui en a été témoin à Samara, s'émerveillait à bon droit 
de la rapidité avec laquelle le mouvement était opéré. « On est 
obligé, écrit-il, d'admettre l'existence d'une excellente discipline 
dans cette armée primitive. On n'entendait aucun commandement, 
et l'on eût dit qu'un génie invisible dirigeait toutes les opéra- 
tions. » Il est vrai que depuis plus de dix siècles, l'ordre de 
marche et de bivouac est immuablement fixé, et que chaque offi- 
cier sait exactement la place qu'il doit occuper dans la colonne 
de route, dans la ligne de bataille et au camp. 

Le négus a des contrôles sommaires; mais, en campagne, 
pour mieux se rendre compte de l'état des troupes, il passe 
souvent des revues. On le voit alors, assis dans une tribune en 
branches, dressée à la hâte, sous un dôme de nattes, superbe 
dans son habit de cérémonie rappelant le costume anti(|ue des 
césars byzantins, le front ceint d'une auréole en crinière de lion 
et prenant une pose hiératique. Devant lui, défilent: la cavalerie, 
au galop, et l'infanterie, au pas de course. Les ras sont en tête de 
leurs bandes. Tous brandissent leurs armes avec des gestes 



l'aumke de ménélik. 883 

l'aroiiclios et poussent des clameurs frénétiques qui surchauiïont 
l'enthousiasme guerrier. 

Les Abyssins ont leurs grandes manœuvres. En voici un 
exemple. En l'absence de Ménélik, son oncle, le ras Darglié, 
lieutenant de l'empire, pour célébrer une victoire de son neveu, 
décide qu'un simulacre de combat aura lieu aux environs d'Addis- 
Ababa. Il a sous la main une vingtaine de mille hommes du 
ras Welda Ghiorghis et du dedjaz Tesamna Nadau, qui viennent 
de razzier les musulmans de l'Aoussa, ainsi que du dedjaz Loul 
Saggad, gouverneur de la lointaine région des Sidamas, qui a 
amené son contingent. Le centre de la fête est l'esplanade du 
palais, lieu élevé, dominé par une terrasse où l'on parvient en 
gravissant des marches recouvertes de tapis de Perse. Le lieute- 
nant de l'empereur est à demi couché sur un divan. A côté de 
lui sont assises les notabilités européennes, entre autres des 
membres de la section russe de la Croix Rouge qui viennent d'ar- 
river. La garde du ras entoure l'esplanade. Le thème de la ma- 
nœuvre est celui-ci : le dedjaz Loul Saggad défendra la route qui 
conduit au palais, dont le ras Welda Ghiorghis s'emparera, après 
bataille simulée. Donc, sur les coteaux faisant face à la résidence 
impériale apparaissent des masses, d'abord confuses, qui se for- 
ment vite en colonne sur certains points, et, sur d'autres, en tirail- 
leurs. Puis la cavalerie des Gallas, appartenant au corps de la 
défense, s ébranle en un galop effréné, et bientôt la fusillade éclate 
de toutes parts; le canon fait entendre sa voix; les mouvemens 
sont nettement dessinés, et, de loin, on croirait voir les grandes 
manœuvres d'Europe. Le coup d'œil est brillant. Mais, confor- 
mément au programme, les troupes du ras Welda Ghiorgis arri- 
vent et pénètrent dans le palais. Le canon se tait; la fusillade 
continue; à son crépitement se mêlent les cris joyeux des femmes 
et... des sifflemens de balles, sitflemens qui inquiètent fort les 
étrangers invités. C'est que les Abyssins ne se donnent pas 
toujours la peine d'enlever les balles de leurs cartouches. Des 
hommes tombent des deux côtés. Heureusement, le combat cesse 
à la grande satisfaction des Européens et on célèbre le Te Deum. 

Chacune de ces fêtes militaires entraîne des accidens souvent 
mortels. Mais, dans le pays, on n'y fait guère attention : Yagzier 
fagâd (c'est la volonté de Dieu), disent les soldats, en Orientaux 
fatalistes. 

Un officier général, observateur humoriste, après avoir dé- 
montré le peu de vérité de nos grandes manœuvres et la puérilité 
de nos petites guerres, disait que celles-ci n'instruiraient sérieuse- 
ment le soldat que si on y tirait un certain nombre de vrais pro- 
jectiles, seul moyen, selon lui, de faire saisir, par les participans^ la 



886 REVUE DES DEUX MONDES. 

réalité des choses de la guerre. On le voit, le moyen indiqué est 
depuis longtemps mis en pratique par les Abyssins. 

IX 

Addis-Ababa, résidence habituelle du négus, est située à peu 
près au centre de l'empire éthiopien. Son altitude est de 
2 300 mètres et dépasse les hautes cimes de nos Pyrénées. 
Néanmoins, à cause de sa latitude, le climat y est encore chaud. 
Ce n'est point, à proprement parler, une cité, c'est un Katamâ, 
camp permanent, ville militaire, quelque chose comme Aldershot, 
en Angleterre, et les groupes de baraquemens du camp de Châlons, 
en France. La population y est nombreuse, à certaines époques, 
quand ras et grands vassaux viennent, avec leurs gens, camper aux 
environs, pour apporter leur tribut et rendre l'hommage à l'empe- 
reur. Aucun atlas ne mentionne encore Addis-Ababa, création de 
Ménélik qui s'y plaît et en a fait une sorte de capitale. De ce point 
au théâtre de la guerre, il y a plus de 1 000 kilomètres. L'empe- 
reur, accoutumé aux déplacemens, va les franchir. La marche 
sera longue, et intéressante, car Ménélik emmène avec lui tous 
les pouvoirs publics : la cour, l'administration centrale, les tribu- 
naux supérieurs et l'élite de l'armée restent toujours sous sa 
main, dans son camp. C'est une décentralisation momentanée 
particulière au pays, comme il en a existé autrefois, en France, 
sous les premiers Carolingiens, et dans l'Allemagne du moyen 
âge. Suivons Ménélik dans sa marche vers la frontière me- 
nacée (1). 

L'empereur, entouré d'une escorte plus empressée à le servir 
qu'à conserver ses distances, va, monté sur une belle et vigoureuse 
mule. Les étapes ne sont pas de longue durée, et les bêtes de 
choix, bien dressées, font beaucoup de chemin en quelques 
heures. L'empereur change parfois de monture, et va souvent à 
droite et à gauche observer le pays. L'impératrice, femme de 
cœur et de tête, dont l'influence est grande, suit bon train, mais 
son escorte, loin d'avoir le caractère familier de la suite de l'em- 
pereur, garde, au contraire, un ordre parfait. Les dames de la 
cour accompagnent l'impératrice, protégées du soleil par des om- 
brelles multicolores. Elles sont montées également sur des 
mules, à la façon du pays, c'est-à-dire à califourchon, et observent 
le silence, de par la volonté de leur souveraine. 



(1) Le négus convie presque toujours des étrangers à accompagner le quartior 
impérial. C'est ainsi que MM. Casimir Mondon et J. Gaston Yanderheym ont i-té, 
l'année dernière, compris jiarmi les favorisés. 



l'armée de ménélik. 887 

En pays amis, les chemins sont réparés, ou, s'ils n'existent 
pas, préparés par les paysans : arbres déracinés, coupés ou brû- 
lés; brousses incendiées; gués artificiels crées dans les rivières; 
accidens de terrain sommairement nivelés. Mais, en pays en- 
nemi, les soldats établissent eux-mêmes la route sous l'œil du 
négus, et la marche est lente. On s'arrête des heures aux passages 
difficiles. Chacun aide à frayer le chemin en taillant dans les 
arbres à coups de hache ou de sabre. S'il sagit de combler un 
ravin ou un torrent, l'empereur donne à tous l'exemple du tra- 
vail en apportant une pierre ou une fascine. Chacun, ras, chefs, 
courtisans, fonctionnaires, soldats, serviteurs et esclaves, apporte, 
qui sa pierre, qui sa branche d'arbre, qui des bottes d'herbe ou 
des mottes de terre. Le service des sapeurs et des pontonniers 
est ainsi fait. 

Après quelques heures de marche, la colonne s'arrête sur 
un point désigné. Et l'on voit se dresser tout à coup la tente 
de l'empereur, non pas celle d'apparat, mais une petite, déco- 
rée du nom significatif de la clasta : la joie. Aussitôt, toutes 
les distances sont prises; chaque chef connaissant la place 
qui lui revient, soit à droite, soit à gauche, en avant ou en 
arrière du souverain. Après les chefs supérieurs, les subal- 
ternes dressent à leur tour leur tente dans le même ordre. 
Et en une heure à peine^ une sorte de ville est installée avec 
un mouvement extraordinaire de serviteurs allant et venant, les 
femmes portant sur la tête des paniers de vivres. Les feux s'allu- 
ment; une vie intense règne dans le campement. On y trouve 
comme l'existence normale d'une grande cité; tout s'y passe avec 
ponctualité et discipline. La tente de l'impératrice est grande et 
bien décorée; celles réserv'ées aux dames de la cour viennent 
ensuite et sont confortablement installées. La garde d'honneur 
de l'impératrice campe autour de la souveraine. Les dames 
de la suite sont au nombre d'une centaine. Quand l'empereur 
décide de séjourner ou de recevoir un vassal ou un envoyé im- 
portant, on dresse la grande tente. Celle-ci est immense, domine 
toutes les autres et est surmontée des couleurs nationales. On 
peut y tenir des assemblées, y donner des guehers (festins) et y 
célébrer des fêtes. 

La grande tente et ses annexes sont enfermées dans une 
enceinte en toile, haute d'environ deux mètres et formant 
haie, aux ouvertures de laquelle veillent des gardes. L'empereur 
reçoit toujours à sa table les principaux chefs, et les Européens 
présens au campement y sont invités de droit. L'hospitalité du 
souverain est tout à fait moyen âge. Les jeûnes nombreux, 
ordonnés par l'Eglise orthodoxe, sont observés. / 



888 REVUE DES DEUX MONDES. 



X 



Le service de renseignemens des Abyssins a bien fonctionné. 
Ménélik et ses lieutenans ont toujours été au courant des prépa- 
ratifs et intentions des Italiens. Les discours prononcés à Rome, 
aussi bien que les publications faites dans la péninsule, leur 
étaient connus ; ils se faisaient traduire documens et journaux par 
des lettrés abyssins, instruits chez les missionnaires, ou par des 
Européens résidant dans le pays. Aussi la nouvelle dune attaque 
ne les a point surpris. Les renseignemens confidentiels envoyés 
au souverain éthiopien et provenant directement d'Europe, 
passaient par la colonie italienne de l'Erythrée et par les posses- 
sions françaises de Djibouti et anglaises de Zeila. De leur côté, 
des amis dévoués, des coreligionnaires, les marchands grecs éta- 
tablis à Massaouah et en Erythrée, ainsi que des informateurs 
indigènes, le prévenaient, avec précision et rapidité, des débar- 
quemens et des mouvemens des troupes expéditionnaires. Leur 
concentration terminée et le contact pris avec l'ennemi, les 
Abyssins ont su se garder mieux qu'aucune armée européenne. 
Connaissant admirablement le pays, ils surveillaient avec soin 
toutes les issues et sacrifiaient, sans pitié, les espions et gens 
suspects qui essayaient de franchir leurs lignes, ou dont la pré- 
sence dans leur camp s'expliquait mal. En un mot, ils avaient 
établi devant les Italiens un rideau impénétrable pour ces 
derniers. ' 

Le général Baratieri a avoué qu'il n'avait pu ni se renseigner 
sur les intentions du négus, ni connaître les mouvemens de son 
armée. L'infortuné commandant en chef croyait « les Abyssins en 
dispute et divisés (1). » En marchant sur Adoua, son but était 
«d'occuper tout simplement, avec ses for ces réunies, une position en 
avant (2). «Il avait confiance dans la victoire, et ses sous-ordres, qui 
n'en savaient pas plus que lui, « le poussaient aune attaque (3). » 
Son guide indigène « disparut au moment critique (4). » Ces 
aveux sont sincères. Les Abyssins, qui épiaient les faits et gestes 
de leurs adversaires, en étaient arrivés à leur faire accepter comme 
vrais des indices et faits erronés. 

Ménélik a acquis une notoriété universelle. La photogravure 
a fait passer ses traits devant les foules curieuses et aimant les 

(1) Lettre du général Baratieri au professeur Pederzolli de Milan; Massaouah, 
26 avril 1896. 

(2) Ihid. 

(3) Ibid. 

(4) Interrogatoire du général Baratieri. 



l'arméu: de ménélik. 889 

vainqueurs. Mais ce qu'aucun portrait n'a pu rendre, c'est le 
caractère d'impressionnabilité de sa physionomie et la mobilité 
expressive de son regard. 

Notre cadre nous empêche d'analyser les qualités prouvées 
de l'homme d'Etat; nous ne devons envisager ici que le « con- 
ducteur d'hommes », le chef d'armée. 

Au physique, le négus est de haute taille, bien proportionné, 
très vert, dégagé dans la démarche, d'allures rondes, soigneux de sa 
personne, élégamment vêtu. Au moral, il a des idées élevées et des 
habitudes chevaleresques; il est doué d'une intelligence supé- 
rieure et d'une rare faculté d'assimilation; il a la passion du 
travail, l'amour du bien public et le sentiment de l'équité. Sans 
cesse désireux d'apprendre, il se fait expliquer par les Européens 
les inventions les pius récentes, et cherche à en faire profiter son 
peuple. Enfin, simple avec les humbles, digne avec les grands, sa- 
chant maintenir la discipline et imposer les innovations utiles (1), 
le négus-négesti est ce qu'on appelle une figure. 

Comme général, Ménélik conçoit avec bon sens et exécute 
avec esprit de suite; ses opérations sont méditées; il commande 
en chef son armée; il a dirigé personnellement les opérations 
contre les Italiens avec prudence, habileté et bonheur; il con- 
naît ses contingens et leurs nombreux chefs, et sait ce qu'il peut 
attendre de chacun d'eux. Il n'a point de chef d'état-major et 
donne les ordres de mouvement lui-même (2). Sachant fort 
bien lire une carte, il a utilisé celle dressée par l'état-major 
italien. La stratégie du négus est bien celle d'un homme qui 
prétend descendre du roi Salomon : opérer dans des parages 
choisis, s'établir sur de solides positions, mettre à profit la su- 
périorité numérique pour déborder, tourner, affamer et inquiéter 
l'adversaire, et, le moment venu, passer à l'offensive pour contre- 
battre ou devancer une attaque, puis, finalement, « submerger » 
l'ennemi. Cette stratégie si simple a permis à Ménélik de vaincre 
une armée européenne, inférieure en nombre, il est vrai, mais 

(1) En Ethiopie, les nouveautés ne plaisent pas à tous, et il faut déjouer les 
menées des gens hostiles au progrès, ce que l'empereur sait faire avec tact ot auto- 
rité. D'après M. J. Gaston Vanderheym, à des prêtres qui lui reprochaient de s'être 
laissé photographier par un Européen, « vu que le diable était dans l'appareil », 
Ménélik répondit : « Idiots, c'est au contraire Dieu qui a créé les matières qui per- 
mettent l'exécution d'un tel travail. Ne me racontez plus de pareilles sornettes, ou 
je vous fais rouer de coups. >> Et les prêtres se le tinrent pour dit. 

(2) Le bruit qui a couru de la présence d'officiers russes et français aux côtés de 
l'empereur éthiopien est erroné. Il n'y avait, avant la bataille d'Adoua, qu'un seul 
étranger dans le camp abyssin, un ancien officier d'artillerie, chargé de missions 
secondaires, relatives à la réparation des armes et du matériel, ainsi qu'à la fabri- 
cation de certaines munitions. Le capitaine Léontieff et d'autres officiers russes 
n'ont j)u rejoindre le négus qu'à la fin de la campagne. 



890 REVUE DES DEUX MONDES. 

manœuvrière, instruite d'après les meilleures méthodes et dotée 
d'un armement et d'un matériel perfectionnés. 

Quant aux sièges, Ménélik ne connaît que l'attaque de vive 
force. Si celle-ci réussit, comme ù Antalo (1), tant mieux; si, au 
contraire, elle échoue, il se borne alors à bloquer la place et à 
attendre tranquillement que la faim et la soif obligent la gar- 
nison à capituler. Et cette manière de procéder est bonne. La 
reddition de Makalé le prouve. 

Sur le champ de bataille, la manœuvre dans laquelle les Abys- 
sins excellent est « lenveloppement tactique ». Après leur expédi- 
tion, les Anglais avaient signalé le fait. Lors de l'entrevue qui eut 
lieu sur les bords du Dyab, entre sir Robert Napier et Kassaï, roi 
du Tigré, qui avait promis sa « neutralité bienveillante » durant 
la guerre contre Théodoros, le général en chef anglais, son état- 
major et son escorte, se trouvèrent tout à coup, et avec une sur- 
prise mêlée de quelque inquiétude, au centre de l'armée tigréenne, 
qui les avait enveloppés en silence et pour mieux leur rendre 
honneur, paraît-il. Un témoin oculaire raconte : « Tous nos ofli- 
ciers furent étonnés de la manière dont les Abyssins se présen- 
tèrent. Ils nous entourèrent immédiatement, en cercles serrés, et 
sans le moindre désordre. . . Leur discipline était bonne, et au cours 
de cette brève entrevue, ils ont montré une science de manœuvre 
digne d'une armée européenne (2). » Dans une publication remon- 
tant à plusieurs années, le général Baratieri disait : « Les Abys- 
sins, qui ont appris à se couvrir par de véritables avant-postes, 
n'entament ordinairement l'action que quand ils se sentent supé- 
rieurs en nombre. Dans la « masse » résident leur courage et leur 
force. C'est cette masse qu'ils cherchent à lancer sur le point le plus 
faible de l'adversaire, contre un de ses flancs ou sur ses derrières, . . 
L'avant-garde commence le combat et occupe l'ennemi de front, 
tandis que les ailes s'avancent à leur tour pour converger ensuite 
sur ses flancs. Ils arrivent ainsi à produire tout naturellement 
l'enveloppement tactique, le seul procédé que leur art militaire, 
dans lenfance, leur permette d'employer. » Cette manœuvre 
des Abyssins, « la seule qu'ils sachent employer », le malheu- 
reux commandant en chef de l'armée italienne n'a pu ni l'ar- 
rêter ni la déjouer. Plus éclairé, et pour cause, le général 
Ellena, qui commandait la réserve italienne à Adoua, a dé- 
claré : « La tactique des Abyssins est admirable. Les soldats sont 
bien disciplinés et attaquent toujours à coup sûr. Leur mouve- 
ment tournant est irrésistible par la rapidité de son exécu- 

(1) « ... Les Italiens ne surent pas défenflre avec leurs canons ce que nos pèi'cs 
défendaient avec des pierres. » — Lettres de Ménélik, en date du lo décembre 1895. 

(2) Le colonel Fursc. — Journal of the royal united service, 1891. 



L ARMÉE DE MÉNÉLIK. 891 

tion (1). » Au reste, l'enveloppemont tactique applique par les 
Abyssins n'est chez eux que la préparation au corps à corps qui 
doit décider de tout. 

Dans l'attaque finale ou l'assaut d'une position, ni le feu de 
l'infanterie, ni celui de l'artillerie n'arrête les Abyssins ; ils se 
lancent sur l'adversaire avec une résolution farouche, sans jamais 
se préoccuper ni du nombre ni du sort de ceux d'entre eux qui 
tombent. D'après les survivans d'Adoua, les Abyssins, quoique 
armés de fusils sans baïonnette, arrivaient sur les rangs italiens 
avec une énergie furieuse, y pénétraient, cherchaient les officiers 
et les approchaient au point de les tirer presque à bout portant; 
puis, gardant le fusil de la main gauche, derrière le bouclier, ils 
usaient de l'arme blanche avec adresse. Cette méthode de combat 
leur a permis de détruire en quelques heures une armée de 
20000 hommes, dont les officiers avaient péri dans une énorme 
proportion (2), et qui n'a pu résister à l'impétuosité sauvage et 
continue de l'attaque. 

Oui, il faut l'avouer, le répéter, pour l'édification de tous les 
peuples, des troupes européennes, qui en valaient bien d'autres, 
possédant des armes nouvelles, une artillerie nombreuse, des ser- 
vices parfaits, des officiers savans, brevetés, viennent d'être exter- 
minées en Abyssinie (3), par un souverain sans instruction tac- 
tique, mais commandant à des hommes résolus à vaincre ou à 
mourir et marchant audacieusement de l'avant. Et le général 
Albertone, ainsi que des officiers supérieurs distingués, ont dû 
remettre leur épée à des ras éthiopiens qui ne savent pas même 
signer leur nom. La leçon vaut sans doute la peine d'être mé- 
ditée par les théoriciens qui prétendent que le temps des charges 

(1) Interview publiée par le DoJi Marzio, mars 1896. 

(2) Selon les récits, aussi bien durant le combat que pendant la retraite, les offi- 
ciers italiens étaient spécialement pris comme points de mire et tués sans miséri- 
corde. Il est certain que les Abyssins, sur toutes leurs premières lignes de combat, 
avaient des tireurs choisis, expressément chargés de viser les officiers, faciles à re- 
connaître, surtout dans les bataillons indigènes, et de ne dépenser leurs munitions 
sur aucun autre objectif. Ainsi, le bataillon alpin a perdu quinze officiers sur dix- 
neuf, et le 11* bataillon d'Afrique a vu succomber tous ses officiers, sauf un sous- 
lieutenant. D'instinct, les Abyssins imitent les Boërs du Transvaal, dont les balles, 
dans la dernière guerre, s'adressaient toujours aux officiers anglais. Ils savent que, 
les chefs tombés, la supériorité des troupes européennes disparaît : la troupe devic nt 
troupeau. 

(3) La bataille d'Adoua est une des plus terribles du siècle, au point de vue des 
pertes subiespar les vaincus. En etiet, les troupes italiennes comptaient 19 000 hommes 
d'engagés dont 9121 Européens et le reste indigènes commandés par 510 officiers ita- 
liens. Or, selon les données de l'administration, il n'est revenu, en Erythrée, que 
262 officiers, 4 361 soldats blancs et peu d'indigènes, la plupart atteints plus ou 
moins grièvement ou épuisés. Avec les valides, on a pu, en tout et pour tout, organiser 
trois bataillons de 600 hommes. Le surj^lus a dû entrer dans les ambulances, ou être 
embarque pour l'Europe. Les prisonniers que Ménélk a emmenés dans le Chqa ne 
dépassent guère 2 000. 



892 REVUE DES DEUX MONDES. 

à la baïonnette est passé, et que, dans les guerres futures, le l'eu 
sera tout. 

Après la dislocation de l'armée éthiopienne, lorsque Ménélik, 
laissant sous les ordres du ras Mangacha une forte « couver- 
ture » devant l'armée du général Baldissera, reprit la route du 
Choa pour y passer la saison des pluies, les populations abyssines 
accoururent, des contrées les plus éloignées, pour saluer avec 
enthousiasme l'empereur au passage, le complimenter comme le 
libérateur de la patrie, et le voir recevant les bénédictions du 
clergé, évoques en tête. Alors, sous les rayons ardens du soleil 
africain, ces mêmes populations admiraient les canons et tro- 
phées conquis et assistaient, avec une curiosité avide, au défilé 
de la longue colonne des prisonniers italiens, avec lesquels mar- 
chait le général Albertone. La douleur de celui-ci était profonde 
et mal comprimée. Le négus le faisait surveiller de crainte dun 
suicide. Quel spectacle à opposer aux partisans à tout prix des 
aventures coloniales et à tous ceux qui incitent à la conquête de 
régions qu'ils qualifient de nouvelles parce qu'ils n'en ont entendu 
parler que depuis peu 1 

Bien d'autres enseignemens sont à tirer de la guerre d'Abys- 
sinie. Hier, en 1894, dans rExtrême-Orient,nous avons vu les .Ja- 
ponais se révéler comme une puissance militaire de premier 
rang, avec laquelle l'Europe devra dorénavant compter. Aujour- 
d'hui, beaucoup plus près de nous, dans l'Avant-Orient, nous 
voyons les Abyssins apparaître comme un peuple doué de vertus 
guerrières surprenantes et capable au besoin de vaincre, en ba- 
taille rangée, l'envahisseur européen. Même les succès militaires 
des Abyssins ont un caractère particulier que nont pas eu ceux 
des Japonais. En efîet, si rapide et si extraordinaire qu'ail été la 
victoire de ces derniers, ce sont des « jaunes » qui ont vaincu 
d'autres « jaunes », les Chinois, peuple innombrable mais re- 
lativement inerte et, pour l'instant, dénué d'esprit militaire, 
tandis que les Abyssins, eux , ont fait reculer et ont vaincu des 
blancs, des Européens. 

Notons aussi qu'une guerre heureuse vient d'éveiller chez les 
Abyssins le sentiment de la nationalité et de leur démontrer pra- 
tiquement la nécessité de l'unité de direction, nécessité entrevue 
seulement, par échappées, dans les luttes contre les musulmans. 
On croyait, ou on feignait de croire, de l'autre côté des Alpes, 
que l'Ethiopie, comme l'Italie elle-même autrefois, n'était 
qu'une simple « expression géographique ». Les événemons ont 
prouvé le contraire. L'unité éthiopienne s'est cimentée à Adoua. 
Une des erreurs de l'Italie a été d'oublier l'écrasement des 
expéditions égyptiennes, tentées en Abyssinie en 1875 et 1876, 



l'armée de ménélik. 893 

pour ne so rappeler que les succès de l'expédition anglaise de 
1867-68, terminée par la prise de Magdala et le suicide de Théo- 
doros. Les écrivains militaires d'outre-Manche avaient cependant 
pris soin de prévenir qu'il ne fallait point tabler sur cette der- 
nière expédition pour juger du degré de résistance que les Abys- 
sins étaient capables d'opposer. Et, de fait, les Anglais menèrent 
à bien leur entreprise surtout à cause de l'habileté de leur poli- 
tique. Si, à cette époque, les troupes anglo-indoues, débarquées 
à Zula, au sud de Massaouah, purent opérer une marche de 
610 kilomètres sans incident fâcheux, c'est que le négus Théo- 
doros n'avait guère de la puissance que son titre pompeux. Au 
plus mal avec ses grands vassaux, ne recevant d'eux ni contin- 
gens, ni contributions, il en était réduit à son seul « camp » de 
Magdala. Les Anglais ne l'ignoraient pas. Avant de s'engager 
à fond, ils s'étaient assuré la neutralité des princes abyssins, 
c'est-à-dire de Kassai, roi duTigré, de Waghsum-Gobaze, roi de 
Lasta, et de Ménélik lui-même, déjà roi du Choa. Le gouver- 
nement anglais avait promis à ces princes que l'armée expédi- 
tionnaire ne resterait point dans le pays et ne s'en prendrait qu'à 
Théodoros, jalousé et haï de tous. 

La « neutralité bienveillante » de Kassai, roi du Tigré, fut 
une circonstance heureuse, et, on peut le dire, provoquée (1). 
Elle permit même à l'armée anglaise d'obtenir des vivres sur 
place. Les Abyssins se liguant pour repousser l'envahisseur, 
comme ils le firent plus tard pour les Egyptiens et les Italiens, 
eussent à coup sûr, malgré l'infériorité de leur armement, causé 
un désastre à l'armée anglo-indoue. Peut-être m.ème le cabinet 
anglais, toujours si bien renseigné en matière de politique colo- 
niale, eùt-il reculé devant les frais et les difficultés d'une pareille 
lutte. L'expédition anglaise et la guerre entreprise par les Italiens 

(1) Le général Robert Napier, devenu feld- maréchal, duc de Magdala et pair 
d'Angleterre, a raconté à l'auteur de ces lignes combien la neutralité des princes 
abyssins lui avait été précieuse, et aussi comment se trouvait constitué le train de 
son armée, dans lequel il avait eu soin de faire entrer des éléphans amenés de 
rinde. Et à ce propos, il citait les inestimables services rendus par ces intelligens 
animaux, rappelait sa réponse à ceux qui objectaieut la difllculté d'opérer avec des 
éléphans dans une contrée montagneuse : « Annibal a traversé les Alpes avec ses 
éléphans! Je connais les miens, ils me suivront partout; grâce à eux, je ne laisserai 
jamais en route ni un canon, ni un blessé. L'éléphant jiasse où passe le cheval, et, à 
la guerre, il vaut à la fois une troupe de mulets et une escouade de sapeurs. » Bien 
souvent, devant les difficultés de marche et de transport qui ont signalé l'expédition 
de Madagascar, nous nous sommes souvenu du langage de lord Napier de Magdala, 
qui avait l'expérience des guerres d'Orient. Si le corps expéditionnaire français, au 
lieu de recevoir un train uniquement composé de mulets, avait été pourvu d'un 
certain nombre d'éléphans, faciles à se procurer dans les établissemens de l'Inde et 
les protectorats de l'Indo-Chine, que de fatigues et de privations épargnées à nos 
soldats! que de temps gagné! que d'existences sauvées! 



894 REVUE DES DEUX MONDES. 

en Abyssinie ne peuvent donc être comparées puisqu'elles ont été 
effectuées dans des conditions toutes différentes. 

XI 

En somme, pour entrer définitivement dans le concert des 
peuples civilisés, il ne mancjue plus aux Abyssins qu'un sou- 
verain de génie qui fasse pour eux ce que Pierre le Grand a fait 
pour les Russes, en leur imposant une administration moderne 
et une armée régulière. Ménélik, avec sa soif d'instruction, 
son activité et ses aptitudes, est-il de taille à remplir un aussi 
grand rôle ? L'avenir nous le dira. Le prestige qu'il vient d'acquérir 
faciliterait sa tâche. 

Un peuple européen est capable, plus que tout autre, d'aider 
Ménélik à initier les Abyssins au progrès et à la science militaire : 
ce sont les Russes. En effet, les Abyssins sont la seule nation 
africaine qui ait conservé le christianisme orthodoxe. Des tra- 
ditions y subsistent encore de l'époque où domina l'inûuence 
hellénique. En Abyssinie comme en Russie, la civilisation pro- 
vient de Ryzance. Les deux peuples, malgré la distance qui les 
sépare, se considèrent comme frères de religion. Ainsi s'explique 
la sympathie qu'ils ressentent l'un pour l'autre; ainsi se comprend 
également la satisfaction causée dans le grand empire du Nord 
par la A'ictoire des Abyssins, satisfaction semblable à la joie 
qu'auraient fait naître des succès remportés sur les Turcs par 
des Slaves de la péninsule des Ralkans. En Russie, l'armée, le ,J 

clergé, le peuple, la presse et les hautes classes ont été una- 1 

nimes dans leurs manifestations; les Russes, — et leurs prévi- " 

sions sont justes, — pressentant dans l' Abyssinie un auxiliaire 
futur, aussi sûr et aussi précieux dans FAfrique orientale, vers 
la Mer-Rouge, qu'est le Monténégro dans l'Europe méridionale, 
vers l'Adriatique. 

De leur côté, les Abyssins, qui confondent les Russes avec les 
Grecs et regardent tous les orthodoxes comme leurs alliés natu- 
rels, retrouvent dans les tsars les puissans empereurs d'Orient 
qui ont régné à Constantinople et dont ils ont copié les lois et 
gardé souvenance. Les Russes sont donc des éducateurs tout indi- 
qués pour les Abyssins, et les officiers de cette nationalité, par- 
venus au Choa, y ont été accueillis à bras ouverts (1). 

(1) Les Italiens ne l'ignorent point, et c'est pour cela qu'ils ont refusé le passage, 
par l'Erythrée, au détachement de la Croix rouge, envoyé de Russie au camp de 
Ménclilv. Il paraît qu'à côté de professionnels, ce détachement comprenait des infir- 
miers improvisés comme son propre chef, le général-major Schvedow, le capitaine 
Leontiefl' et des sous-officiers destinés à rester plus tard en Abyssinie, en qualité 



l'armée de ménélik. 895 

Il est certain que les Abyssins, qui, déya, ont emprunté des 
armes à l'Europe, lui demanderont incessamment l'instruction 
militaire. Et le jour où le négus aura dressé son armée à 
l'européenne, les Abyssins, à présent invincibles dans leur pays, 
deviendront redoutables à leurs voisins. 

XII 

En parlant de l'avenir, les puissances européennes, qui entrent 
en compétition pour la « conquête » de l'Afrique, vont-elles 
accorder une part aux Abyssins ? part à laquelle ces derniers 
auraient droit puisque, vu leur race et leur religion, leurs mœurs 
et leurs institutions, on les a justement classés parmi les peuples 
européens, et que, à certains égards, l'ensemble de leur pays est 
bien une Europe africaine (1). C'est que, si on les oublie, ils sont 
maintenant assez forts pour se servir eux-mêmes. A n'en point 
douter, ils semblent appelés à jouer dans l'Afrique orientale un 
rôle analogue à celui que remplissent les Russes dans l'Asie cen- 
trale et l'Asie antérieure. 

Un voyageur illustre, Rochet d'Héricourt, qui a conclu, en 
1843, le premier traité entre la France et le Choa, et qui connais- 
sait à fond l'Ethiopie, a écrit en propres termes, au sujet des 
Ghoans et des Gallas : « Cette grande nation, car elle mérite d'être 
appelée ainsi, pourrait, conduite par un homme entreprenant, se 
rendre maîtresse de l'Afrique entière. » On objectera peut-être 
que ces paroles sont d'un enthousiaste; nous pensons, au con- 
traire, qu'elles esquissent les futures destinées de la nation 
éthiopienne. En tous cas, les puissances européennes devront 
désormais renoncer à « protéger » l'Abyssinie. La sphère d'in- 
fluence attribuée à l'Italie il y a peu d'années par les diplomates 
n'était qu'une fiction. Le traité d'Ucciali, déchiré, n'est plus 
qu'un souvenir. Ménélik a mis les cartographes dans l'obligation 
de nous dresser une nouvelle carte politique de l'xVfrique. Certes, 
maintenant, les Abyssins ne se confineront plus dans leur haute 
forteresse insulaire de montagnes, formant un ensemble géogra- 
phique distinct des contrées environnantes et constituant un 

d'instructeurs ou d'employés, et beaucoup plus aptes à faire des blessures qu'à en 
guérir. 

Après le refus du libre passage par Massaouah, la mission russe renvoya son per- 
sonnel féminin en Europe, puis, franchissant le détroit de Bab-el-Mandeb, alla dé- 
barquer, en avril, à Djibouti, prit la route du Harrar et parvint par caravanes au 
Choa. 

Le gouvernement italien connaissait la composition du détachement russe de la 
Croix-rouge et ne s'était point mépris sur son but véritable. 

(1) Elisée Reclus. 



896 REVUE DES DEUX MONDES. 

monde à part ; ils ne resteront plus indifférens aux guerres et aux 
grandes révolutions qui se déroulent au-dessous d'eux; déjà ils 
ont annexé, en premier lieu, l'immense pays des Gallas et le 
Harrar et, en dernier lieu, l'Aoussa; ils ont aussi établi, dans 
les contrées relativement basses et planes, des colonies mili- 
taires rappelant celles des confins militaires de l'Autricbe et les 
Voiskos cosaques de la Russie; ils continueront à s'agrandir, et 
se rapprocheront de plus en plus de la Mer-Rouge et du golfe 
d'Aden. Anciennement, il ne faut pas l'oublier, les Abyssins ont 
franchi la Mer-Rouge, possédé une fraction de l'Arabie et poussé 
jusque sur les côtes occidentales de l'Inde, où ils ont fondé des 
Etats, comme les Normands dans le nord-ouest de la France et 
la basse Italie. Leurs descendans se sont fondus avec la population 
indoue, mais on retrouve les traces de leur domination. A pré- 
sent, sans songer à reproduire de pareils exploits, les Abyssins 
peuvent cependant rétablir des communications suivies avec le 
monde chrétien, à l'instar d'autrefois, avant que la conquête de 
l'Egypte et de la Syrie par les musulmans ne les ait coupés de 
l'Europe. Et peut-être verra-t-on, un jour, l'empire d'Ethiopie re- 
trouver partie de ses frontières historiques ainsi que le littoral 
dont il a besoin pour entrer en contact direct avec les peuples 
amis et vivre de la vie des Etats modernes. 

Au moment oii ces lignes vont paraître, on parle du rétablis- 
sement de la paix entre Ménélik et IMtalie. Traiter de cette ques- 
tion, n'est point de notre ressort. Seulement, pour le cas oii les 
hostilités reprendraient plus tard, et en nous maintenant sur le 
terrain militaire, nous dirons avec M. Macola, le député de Venise 
qui a bravement payé de sa personne en Ethiopie : <( Les Abys- 
sins... très forts aujourd'hui, 'Ue seront beaucoup plus demain » (1) 
et, finalement, nous ajouterons avec le général Ellena, revenant 
blessé d'Adoua et débarquant à Naples : < Il n'y a point d'armée 
qui, en condition d'infériorité numérique, puisse vaincre les 
Abyssins dans l'offensive surleurpropre territoire (2). » 

Aliœrt Ha>s. 



(1) Interview, Messaggero, Rome, 27 mars 1896. 

(2) Interview, Don Marzio, mars 189G. 



LA PEINTURE 



AUX SALONS DE 1896 



L'effort visible qu'ont fait, cette année, nos peintres, dans les 
deux Salons, pour reprendre, avec moins d'hésitations, les tradi- 
tions nationales, quelque temps méprisées ou négligées, est d'un 
heureux augure pour la bataille solennelle et prochaine de lan 
1900. La recherche d'une technique plus rigoureuse et plus serrée 
pour le dessin, plus robuste et plus chaude dans le coloris, un 
retour général à l'expression plus naturelle et plus simple dans 
la figure humaine, l'adaptation plus réfléchie d'une ordonnance 
significative et d'une facture appropriée aux divers genres de con- 
ceptions, et, dans un certain nombre d'ouvrages, des aspirations 
imaginativcs d'un ordre plus élevé, témoignent du ferme bon 
sens de nos jeunes artistes. Eclairés par les exemples de quelques 
maîtres infatigables, ils ne veulent plus perdre leur temps à battre, 
au hasard de théories changeantes, des buissons creux et stériles; 
ils reprennent peu à peu la grande route, large et claire, de la 
nature et de la vie, où il y a toujours eu place pour tout le monde. 
Malgré les verbiages contradictoires qui se croisent par-dessus 
leurs œuvres, et les vastes mots sonores et creux qui s'échangent, à 
leurs propos , dans les livres et les conversations, malgré les réclames 
éhontées du charlatanisme et du mercantilisme, malgré les vio- 
lentes exagérations de l'éloge ou du mépris qui leur sont prodi- 
guées tour à tour et presque au hasard, la plupart se décident à 
croire que le phis sûr moyen de devenir de grands artistes c'est 
d'abord d'être d'honnêtes ouvriers. Ils reconnaissent que le métier 
du peintre est un métier difficile pour lequel on serait bien sot de 
ne pas recourir à l'expérience accumulée durant plusieurs sièclejj ; 
TOME cxxxv. — 1896. •">' 



898 REVUE DES DEUX MONDES. 

ils constatent qu'une fois ce métier appris, on a le droit de dire 
tout ce qu'on veut, tout ce qu'on rêve, tout ce qu'on pense, sans 
s'inquiéter de la mode courante ou de la théorie dominante. Une 
bonne peinture, après tout, quel qu'en soit le sujet, reste toujours 
de la bonne peinture; un sujet quelconque présente toujours un 
certain intérêt lorsqu'il est bien rendu; il suffit que l'artiste y 
ait mis sincèrement quelque chose de lui-même dans la façon de 
voir, de sentir ou d'exécuter. 

Il faut renoncer, décidément, à ce séduisant paradoxe que des 
arbres sans racine produisent des floraisons plus fraîches que 
les arbres à croissance régulière, et qu'il suffit, à chaque géné- 
ration, d'un enthousiasme spontané pour créer, de toutes pièces, un 
art nouveau. Si l'art, qui est l'expression de la vie, n'est, comme 
la vie elle-même, qu'un perpétuel renouvellement, il ne peut, 
non plus qu'elle, se soustraire aux lois générales qui dirigent ses 
transformations. Rien ne vient de rien; tout procède de quelque 
chose et tout engendre quelque chose. L'artiste qui semble le 
plus original aux esprits superficiels est d'ordinaire celui qui 
s'est le mieux approprié, dans le passé, le plus grand nombre 
d'élémens épars, mais qui, se les assimilant avec le plus de force, 
ajoute à ce trésor acquis les richesses de son propre génie, accu- 
mulant de la sorte à son tour une réserve nouvelle d'inspirations 
et denseignemens pour lavenir; tels furent Léonard, Michel- 
Ange, Titien, Raphaël, Corrège, Rubens, Rembrandt, Vélasquez, 
tous les peintres de génie, et, au-dessous d'eux, tous les peintres 
de talent. C'est le train ordinaire des choses; si infatués que 
nous puissions être de tous nos progrès réels ou de nos appa- 
rences de progrès, nous n'y changerons rien : il faut se ré- 
soudre, pour naître, à avoir un père et une mère, et pour savoir 
quelque chose, à lavoir appris. S'il subsistait, à cet égard, quel- 
que doute, dans l'âme troublée de nos jeunes décadens , ils 
n'auraient qu'à regarder d'où procèdent, au Champ-de-Mars 
comme aux Champs-Elysées, les maîtres indépendans pour les- 
quels ils réservent un reste d'indulgence. Les moins contestés par 
eux, les plus fêtés par le public sont précisément ceux qui doivent 
le plus à leur enthousiasme réfléchi pour le passé, ceux chez 
qui l'étude attentive et obstinée des maîtres a toujours accom- 
pagné l'observation consciencieuse de la nature vivante : ce sont 
MM. Puvis de Chavanncs, Dagnan-Rouveret, Henner, Harpignies, 
Renjamin-Constant, pour ne citer que les plus en vue. Quant aux 
étrangers. Anglais, Allemands, Relges, assez brillans cette année, 
on sait qu'ils n'ont pas l'habitude de renier leurs glorieux an- 
cêtres. 



LA PEINTURE AUX SALONS DE 1806. 899 



1 

M. Puvis de Ghavannes, (ils respectueux et tendre de l'anti- 
quité classique, âme sereine de poète grec égarée dans l'agitation 
bruyante d'un siècle pratique, esprit contemplatif et synthétique 
comme ses aînés de Lyon, Orsel, Chenavard, Flandrin, est celui 
de tous qui affirma, le plus vite et le plus nettement, il y a une 
trentaine d'années, ses origines et ses préférences, en même temps 
qu'il donnait la mesure de sa propre valeur. Pour quelques-uns, 
ses premiers essais de décorations monumentales, unifiées et 
simplifiées à la façon des pompéiens et des giottesques, la Guerre 
et la Paix de 1861, le Travail et le Repos de 1863 (au musée 
d'Amiens), sont même restés ses meilleurs ouvrages. On y ad- 
mJre, en effet, déjà, ce rythme ample et paisible des grandes 
lignes et des formes expressives, ce sentiment puissant et simple 
des attitudes naturelles aussi éloigné du pédantisme scolaire que 
des affectations romantiques, cette harmonie profonde et douce 
des colorations apaisées dans une atmosphère égale et lumi- 
neuse, cette grave intelligence du paysage entrevu, à la manière 
classique, autour des figures humaines : toutes ces séductions rares 
et pures qui enveloppent et pénètrent l'imagination d'une indé- 
finissable sérénité. Ainsi nous avaient enchantés les vénérables 
fresques, meurtries par le temps, des villas romaines et des cloîtres 
toscans, la véritable école où M. Puvis de Chavannes s'était senti 
naître et grandir, et dont la lointaine et inoubliable majesté, de- 
puis près d'un demi-siècle, le hante, le conseille et l'inspire. 
Néanmoins, dans ces travaux de jeunesse, il est trop facile de 
surprendre, à côté de ces mollesses ou de ces lourdeurs dont il 
n'a jam?.xS pu se débarrasser complètement, un assez grand nombre 
de réminiscences emphatiques ou banales qui se montrent plus 
rarement dans ses travaux postérieurs, la conviction y semble 
timide encore et la liberté d'esprit incertaine ; l'on ne saurait donc 
les comparer, pour le caractère et pour l'originalité, avec les 
grandes idylles héroïques qui déroulent sur les murailles du Pan- 
théon et de la Sorbonne l'abondance magnifique et familière de 
leur douce éloquence. 

L'exposition des dessins de M. Puvis de Chavannes qui accom- 
pagne, au Champ-de-Mars, ses dernières peintures, est particu- 
lièrement instructive et édifiante. Elle serait plus instructive 
encore, si, le jour où on la renouvellerait, on la classait avec plus 
de m(îthode, en rapprochant, comme points de comparaison, les 
préparations du même genre, études d'après nature et esquisses, 



900 REVUE DES DEUX MONDES. 

faites par quelques contemporains, ceux qui, vers la même 
époque, sur la fin du romantisme, allèrent, comme lui, demander 
à l'Italie des conseils techniques pour la réalisation de leurs 
rêves, Gustave Moreau, Paul Baudry, ElieDelaunay, Henner, etc.. 
C'est là qu'on saisirait, sur le vif, dans la spontanéité de leurs 
recherches, la diversité des tempéramens chez ces braves et beaux 
artistes qui ont fait tous un égal honneur à leur génération. Comme 
dessinateur, sous le rapport de la précision, de l'analyse intense 
et pénétrante des formes et des physionomies, M. Puvis de Cha- 
vannes n'y pourrait, à coup sûr, lutter avec quelques-uns d'entre 
eux; comme artiste, on ly verrait, le premier, affirmer sa per- 
sonnalité et sa fa(,'on naturellement classique de comprendre la 
vie et d'interpréter la nature. Ce qu'il est aujourd'hui, il l'a été 
presque dès la première heure, et la consultation constante de la 
ligure réelle n'a été pour lui qu'une occasion constante de la voir 
agrandie et ennoblie par la noble grandeur de son rêve. 

L'antiquité, qui a été la première maîtresse du peintre, est restée 
toujours sa plus sûre conseillère; il n'a jamais gagné à l'aban- 
donner, car il ne sait guère appliquer les douceurs harmonieuses 
de son fier langage à la traduction de faits précis ou de figures 
prochaines. Les cinq panneaux décoratifs destinés à la Biblio- 
thèque de Boston, inspirés par des souvenirs antiques, compteront 
parmi ses meilleurs ouvrages. Les sujets, à la fois traditionnels 
et grandioses, n'exigeant l'emploi que de deux ou trois ligures 
d'une attitude expressive dans un paysage approprié, y sont pré- 
sentés avec cette simplicité grave et émue qui est la plus grande 
et la plus rare, en notre temps, des séductions pittoresques. 
Deux bergers chaldéens, nus, contemplant le ciel étoile, par une 
nuit délicieusement claire, non loin de leur compagne, moins cu- 
rieuse, qui repose sous sa hutte de branches, représentent l.li/ro- 
nomie. Ils n'éprouvent point, sans doute, à scruter, de leurs 
yeux éblouis, l'espace illuminé, cette angoisse poignante dont 
le pauvre Leopardi entendait Técho sur les lèvres de son pasteur 
errant dans ces champs de l'Asie; moins modernes, moins pessi- 
mistes, ils sont plus vrais dans leur extase naïve et profonde; 
le ciel, d'un gris perlé, délicat et exquis, les baigne d'une indes- 
criptible et chaste volupté. Dans les cinq panneaux, d'ailleurs, 
les ciels sont délicieux, à la fois variés et raccordés, et justement 
nuancés pour la signification du personnage. Cette délicatesse de 
goût n'est pas nouvelle dans l'œuvre de M. Puvis de Chavannes mais 
elle s'y marque, cette fois, d'autant mieux, que ces effets divers, 
dans un même sentiment, y sont plus rapprochés. C'est ainsi que 
pour accompagner le doux Virgile, en robe mauve, qui suit le bord 



LA PEINTURE AUX SALONS DE 1ÎS96. 901 

(luii ruisseau, regardant les ruches qui bourdonnent, il a trouvé, 
sur sa palette, des notes printanières, d'un vert aussi frais et 
aussi tendre que le gris du ciel oriental était profond et limpide 
et que, pour consoler le sublime Prométhée, enchaîné sur son 
rocher, il fait luire, autour de l'essaim des blanches océanides, 
un azur immobile et serein dont Eschyle s'enivre et s'inspire. 
C'est dans Tazur encore, mais un azur légèrement troublé, 
qu Homère, assis sur le rivage, entre la mer et les verdures, se 
laisse couronner par ses deux filles, l'Iliade et l'Odyssée. C'est 
enfin, sous un ciel à la fois plus triste et plus coloré que V Histoire, 
descendant sous les rocs brûlés, y retrouve l'entrée des temples 
abolis. Partout la figure principale, accomplissant l'action qu'elle 
symbolise, dans une attitude sérieuse [et naturelle, sans souci 
du spectateur, se trouve ainsi exaltée par la concordance heureuse 
de son milieu coloré, et c'est à cet accord naturel et naïl" de la 
pensée et de la vision qu'est due la séduction irrésistible de ces 
rêves flottans et grandioses auxquels le spectateur ravi n'a plus 
le courage de réclamer la précision qui serait nécessaire à des 
réalités. Faut-il gâter ses joies en reprochant au chantre divin et 
vague des Harmonies et de la Chute duii ange, de n'avoir ni la 
maîtrise raffinée d'Alfred de Vigny, ni l'éclatant coloris et la sono- 
rité victorieuse de Victor Hugo, ni la correction virile de Lcconte 
de Liste; après tout, n'est pas Lamartine qui veut. Ne demandons 
pas à M. Puvis de Chavannes d'être Ingres ou Delacroix, ne lui 
demandons même pas d'être Baudry ou Gustave Moreau ; n'est pas 
Puvis qui veut, et nous le voyons bien, car personne ne l'étudié 
sans danger et ne l'imite sans ridicule. 

Ce n'est point si tôt, ni d'un élan si rapide et si instinctii, que 
M. Dagnan-Bouveret est devenu un peintre d'histoire et de style, 
un peintre classique. La route est longue qu'il a parcourue, d'un 
pied patient et courageux, depuis les anecdotes bourgeoises et 
sentimentales de la Noce chez le photographe et de ['Accident 
avant d'arriver, en passant par les études ethnographiques et 
morales du Pain bénit, du Pardon, des Conscrits, au grand poème 
de la Cène, l'œuvre capitale, cette année, de l'école française, et 
qui n'est, on peut le croire, qu'une étape encore dans la carrière 
d'un si jeune artiste. C'est par degrés, laborieusement, à force 
d'analyses scrupuleuses de la réalité, qu'il a simplifié et élargi sa 
manière devoir, qu'il a fortifié et réchaufi"é sa manière de peindre, 
se débarrassant peu à peu de ces habitudes de sécheresse et de 
minutie contractées par presque tous les émules ou successeurs 
de Bastien-Lepage. C'est par un lent effort que son imagination, 
allant des détails à l'ensemble, du particulier au général, est 



902 REVUE DES DEUX MONDES. 

arrivée à concevoir des groupes plus expressifs et des actions plus 
intéressantes. Toutefois, M. Dagnan-Bouveret n'avait point jusqu'à 
présent mis le pied sur le terrain de l'histoire proprement dite. En 
prenant, pour son champ d'essai, le sujet même où les plus grands 
initiateurs de la Renaissance, Taddeo Gaddi, Andréa del Castagno, 
Cosimo Rosselli, Domenico Ghirlandajo, avaient donné la mesure 
de leur vigueur intellectuelle et pittoresque, et que leur prodi- 
gieux héritier, Léonard de Vinci, avait choisi pour y développer, 
dans la perfection d'un chef-d'œuvre unique, l'étendue et la pro- 
fondeur de son génie, il s'exposait à la comparaison de souvenirs 
redoutables. L'honneur qu'il a rêvé lui est acquis: ces souvenirs 
ne l'écrasent pas. 

Ce dernier repas de Jésus avec ses disciples, cette Cènr qui est 
à la fois l'institution de l'Eucharistie et Fannonce de la Passion, 
a été différemment représentée par les artistes, suivant qu'ils y 
ont vu de préférence l'origine miraculeuse d'un culte nouveau 
ou le prélude humain d'une tragédie divine. La mise en scène qui 
a prévalu de bonne heure, après la fresque de Taddeo Gaddi 
dans le réfectoire de Santa Groce, est la disposition en longueur, 
avec la table de fond, derrière laquelle le Christ et tous les apôtres 
se présentent de face ou de profil, sauf le traître Judas, assis, à 
part, sur le devant, mieux désigné ainsi à la haine des fidèles. 
C'est celle qui se retrouve dans presque tous les couvens ita- 
liens, durant le xv"^ siècle, Andréa del Castagno, Cosimo Rosselli, 
Domenico Ghirlandajo n'y ont rien changé que quelques acces- 
soires matériels. Chez tous, le Christ est assis; chez tous, il laisse 
reposer sur son cœur la tête endormie de Jean, le disciple bien- 
aimé. Son geste, dans cette attitude contrainte, forcément lent et 
contenu, est celui d'une résignation douloureuse et bienveillante. 
Chez Ghirlandajo comme chez Castagno, son modèle, c'est par 
des expressions méditatives et des échanges de réflexions, à voix 
basse, entre voisins, que les apôtres manifestent, gravement et 
discrètement, leur surprise ou leur indignation. A première vue, 
Léonard de Vinci semble avoir lui-même complètement respecté 
cette ordonnance séculaire : en fait, il la modifie à fond, tant 
pour le sens que pour la forme. Son esprit scientifique de phi- 
losophe expérimental et de statuaire naturaliste, très peu porté 
au mysticisme, y voit surtout un drame humain. Avec ses habi- 
tudes de pousser à fond toutes ses recherches, il saisit cette 
occasion de grouper, dans une action fortement nouée, tous les 
acteurs, en donnant à chacun l'expression la plus intense et la 
gesticulation la plus significative d'après la nature de son tem- 
pérament et la probabilité de ses sentimens. Pour se conformer 



LA PEINTURE AUX SALONS DE 1890. 903 

à la vraisemblance, qui est, en tout, sa grande règle, il fait d'abord 
rentrer Judas dans le rang : le traître n'est plus désigné à la 
vindicte publique que par la hideuse ignominie de son visage 
et le lâche aveu de son mouvement en arrière. D'autre part Jean 
s'est réA-eillé ; il ne pèse plus sur le bras du Maître qui peut lar- 
gement s'ouvrir au moment où tombe de ses lèvres la parole 
fatale : « Quelqu'un me trahira. » Point de doute, cette fois. C'est 
bien l'annonce de la trahison. Et voilà que brusquement arra- 
chés à leurs méditations personnelles ou à leurs dialogues par- 
ticuliers, tous les disciples tressaillent, protestent, s'indignent, 
se désignent , quelques-uns se lèvent, presque tous se tournent 
vers le Fils de l'Homme, implorant une explication plus nette 
dans ses regards obstinément et douloureusement baissés. On 
les entend autant qu'on les voit. La pantomime plastique ne 
pourrait aller plus loin sans tomber dans la convention théâtrale. 
Aussi cette Cène dramatique de Léonard s'est-elle imposée aux 
imaginations comme une réalisation si complète et si définitive 
de cette conception particulière du sujet qu'aucun grand artiste 
n'a plus osé le reprendre sous le même aspect. Les pieux et les 
tendres, comme l'auteur anonyme de la fresque de San Onofrio, 
longtemps attribuée à Raphaël , ou comme Andréa del Sarto, au 
couvent de San-Salvi, sont retournés arrière immédiatement, 
par-dessus Léonard, aux simplicités pieuses de Florence et de 
rOmbrie. C'est ce qu'a fait aussi M. Dagnan-Bouveret, pour la 
meilleure partie et la moins discutable de son bel ouvrage, pour 
la disposition et les gestes de ses apôtres; il a bien fait. 

Jésus n'est donc plus ici, autant que chez Léonard, le maître 
trahi et le martyr prochain, préparant ses fidèles à la catastrophe. 
Si c'est encore l'homme, c'est déjà l'homme transfiguré, presque 
irréel, un fantôme de Dieu, d'une blancheur exaltée et diaphane, 
présentant, dans une coupe de verre, le mystère du vin sanglant 
à ses disciples extasiés. Le surnaturel, auquel nul des pieux artistes 
du moyen âge et de la Renaissance n'avait eu recours, pénètre de 
toutes parts l'œuvre du xix^ siècle incrédule et raisonneur. De 
toutes parts? Non. A vrai dire, c'est le Christ seul, le Christ di- 
vinisé avant l'heure, qui rayonne, comme s'il était déjà le Christ 
d'Emmaûs, le ressuscité, et qui, de sa propre lumière, illumine 
la salle voûtée, basse, froide et nue, où se tient le triste banquet, 
bien dili'érente aussi de cette salle haute et meublée dont parle 
l'Evangile et des salles ensoleillées et printanières des Floren- 
tins. Est-ce dans le fameux Tintoret de San Giorgio Maggiore, 
où, suivant son habitude, le fougueux coloriste bouleverse, eu 
dramaturge révolutionnaire, les vieilles formules ecclésiastiques. 



904 REVUE DES DEUX MONDES. 

que M. Dagnan-Bouveret a pris l'idée de ce Christ qui se lève, se 
tient debout, discourant, comme un orateur, et qui éclaire ses 
voisins de son rayonnement? Peut-être n'est-ce qu'une simple 
rencontre. Toutefois, dans la toile extraordinairement mouve- 
mentée du Vénitien, pour lequel l'agitation des formes dans les 
lumières est la joie suprême, le surnaturel, si on peut le dire, 
reste encore soumis aux lois naturelles. Ce n'est point seulement par 
le nimbe fulgurant de Jésus qui s'incline tendrement vers le beau 
saint Jean pour lui donner le pain de vie, ni par les autres nim- 
bes, non moins fulgurans, dont le peintre a généreusement et 
logiquement muni les têtes des apôtres, ni même par les éclairs 
tombés des volées d'anges, aux ailes diaprées, tournoyant dans 
les hauteurs, que s'illumine la vaste salle où courent les valets 
empressés et les servantes décolletées. Un éclairage réel, celui de 
grandes lampes, aux becs flambans et l'umans, suspendues au pla- 
fond, entre-croise ses feux avec les feux imaginaires, d'après les 
règles ordinaires de la physique ; ce sont ces complications même 
qui amusent et excitent la virtuosité de l'incomparable praticien. 
Il a fait de la Cène une magnifique pièce d'artifice, une apothéose 
d'opéra, et, dans l'éblouissement du spectacle, on ne regarde plus 
le jeu des acteurs. 

C'est, au contraire, sur les acteurs que l'artiste moderne, avec 
un goût plus sérieux et un sentiment plus grave et plus respec- 
tueux, a voulu, comme les primitifs, concentrer notre attention 
Nous n'aurions qu'à louer la simplicité digne avec laquelle il 
l'a fait, si nous n'étions troublés d'abord par cette introduction 
inattendue de l'effet fantastique dans lequel M. Dagnan, plus 
hardi que Tintoret, va jusqu'à violer les lois habituelles de la 
lumière. Gomment et par quoi est éclairée la salle? Avant que le 
Christ ne se soit transfiguré, s'y trouvait-on dans l'ombre? C'était 
au jour tombant, nous dira-t-on. Soit encore, et nous acceptons 
que le Christ, se dressant dans sa tunique éclatante, projette 
tout à coup devant lui un flot de lumière. Mais d'où vient alors 
l'énorme ombre portée qui s'allonge derrière lui et ne saurait rai- 
sonnablement être produite que par une lumière distante, basse, 
de premier plan ? L'éclat du calice incandescent suffit-il à 
l'expliquer? Nous ne voudrions pas donner à ces chicanes maté- 
rielles plus d'importance qu'il ne sied ; nous cherchons seulement 
les causes de l'embarras qu'ont éprouvé, comme les nôtres, les 
yeux de bien des gens devant un manque apparent de logique 
lumineuse dans une œuvre si logiquement pensée et dont les plus 
belles parties, les apôtres rangés autour de la table, la table 
elle-même et les accessoires, sont précisément traitées avec 



LA PEINTURE AUX SALONS DE 1890. 90o 

im sentiment particulièrement juste et puissant de la réalité. 
Quoi qu'il en soit, une fois cette première inquiétude passée, 
on ne saurait qu'admirer la conviction, la pénétration et la force 
avec lesquelles M. Dagnan-Bouverct a caractérisé toutes ses figures. 
Le Christ est très moderne, un peu languissant, sinon efîéminé, 
et légèrement sentimental, mais tendre, délicat, exalté. Le doux 
saint Jean, à sa gauche, est un de ces beaux adolescens, à la 
physionomie ouverte et confiante, comme on n'en trouve plus 
guère dans nos grandes villes, un adolescent de province ou de cam- 
pagne avant la vie de garnison. Il rappelle, pour la naïveté et 
pour la vérité ethnographique, le saint Jean tourangeau qui in- 
terroge le Christ dans la Cène de notre Jehan Foucquet, si fami- 
lièrement installée, autour d'une table ronde, dans une bonne 
salle d'auberge, dont la fenêtre ouverte laisse voir l'abside de 
Notre-Dame. Parmi tant d'illustres prédécesseurs, si M. Dagnan- 
Bouveret se rattache plus directement à l'un d'eux, sciemment ou 
spontanément, c'est (qu'il en soit loué) au peintre de Charles VIII 
et de Louis XI, à notre peintre le plus vraiment national et qui, 
comme M. Dagnan, a puisé les meilleurs élémens de son génie, 
dans l'étude attentive et franche des types locaux et de la vie fran- 
çaise. Les apôtres de Castagno, de Léonard, d'Andréa del Sarto 
étaient des Milanais et des Florentins exaltés et transfigurés par 
la majesté de la tradition évangélique et antique, les apùtres de 
M. Dagnan-Bouveret sont des Français, paysans ou citadins, 
choisis de préférence, par l'artiste, comme ils l'eussent été par le 
Christ, dans le peuple et parmi les travailleurs. Sous les tuniques 
ou les toges, de couleurs unies et sobres, bleuacées ou verdàtres, 
dont ils sont modestement vêtus, on reconnaît des types aussi 
vrais et aussi prochains que les types déjà fixés, avec autant de 
finesse, mais moins d'ampleur et de virilité, dans le Pardon ou les 
Conscrils. L'honnêteté, la franchise, la conviction parlent sur tous 
ces visages dont quelques-uns sont aimables et quelques autres 
énergiques. Gomme Fra Angelico et Luini, comme tant d'artistes, 
tendres et doux, qui ne purent jam^ais peindre un bourreau 
effrayant, il semble que la droiture de M. Dagnan. si bien pré- 
parée à exprimer des physionomies honnêtes, ait eu quelque 
peine à réaliser le type affreux de Judas. Son traître, immobile, à 
la gauche du Christ, dans une attitude sournoise et troublée, l'œil 
fixe, la lèvre plissée, garde encore un air si simple et si digne, 
que beaucoup l'ont pris pour saint Pierre. On croyait trouver 
riscariote dans un autre personnage, brun et barbu, d'aspect 
revêche, à profil sémitique, debout, qui s'avance sur la gauche. 
On sait combien Léonard réalisa difficilement son type de traître, 



906 REVUE DES DEUX MONDES. 

apn'^s avoir cependant fréquenté, pour le rendre, tous les gredins 
de Milan. Chez M. Dagnan, l'incertitude a moins d'importance, 
puisqu'il a voulu surtout représenter la divinisation du Christ et 
la vocation de ses disciples; il est clair que, s'il les eût cherchés, 
il eût trouvé facilement, dans notre heureuse civilisation, des 
chenapans aussi caractérisés que ceux de la Renaissance. 

MM. Puvis de Chavannes et Dagnan-Bouveret représentent 
avec éclat, on le voit, au Champ-de-Mars, les plus hautes tradi- 
tions de l'art; on doit constater que leur exemple n'y est guère 
suivi. A part M. Delance,qui, dans ses peintures pour une église 
des Basses-Pyrénées, applique à des sujets rebattus une expérience 
habile et de réelles qualités de décorateur coloriste, personne ne 
semble s'y douter qu'un peintre peut avoir une occupation plus 
importante que celle de transmettre à la postérité quelque impres- 
sion passagère produite sur des yeux sensibles et bien préparés 
par l'apparition rapide d'une ou deux formes vivantes sous un 
éclairage compliqué ou bizarre. Les études, intéressantes ou cu- 
rieuses, dans ce genre, n'y sont pas rares, elles ont leur prix; ce 
n'est pas toutefois par ces simples exercices que nous garderons 
notre suprématie. Au palais des Champs-Elysées, les compositions, 
à figures variées, grandes ou petites, se présentent, au contraire, 
en assez grand nombre. Le succès n'y répond pas, chez toutes, à 
l'effort, non plus que la qualité à la dimension. On peut même 
éprouver autant de pitié que de sympathie pour l'imprudence 
généreuse et désintéressée avec laquelle tant de jeunes artistes se 
précipitent en ces vastes aventures au risque de n'y récolter, 
à coup sûr, que les quolibets de la critique et le mépris dea- col- 
lectionneurs. Pour les étrangers, plus positifs, ces labeurs gigan- 
tesques et gratuits sont une cause d'étonnement, une cause aussi 
de respect et d'admiration pour notre école. En réalité tous ces 
efforts excessifs ne sont pas perdus ; il n'est guère de peintre en 
renom aujourd'hui qui n'y ait d'abord Cosayé et affermi ses forces 
dans sa jeunesse, comme il n'est guère de romancier ou d'auteur 
dramatique qui n'ait débuté par la poésie épique ou lyrique. 
C'est par des tentatives semblables que sapprend l'art essentiel 
de la composition. Si nous perdions nos vieilles qualités de com- 
positeurs puissans ou spirituels, poétiques ou élégans. si nous 
cessions d'appliquer aux arts plastiques le génie observateur et 
dramatique de la nation, nous pourrions courir le risque de nous 
trouver quelque jour fort désemparés vis-à-vis de nos rivaux du 
dehors souvent mieux doués que nous pour la hardiesse de la 
vision, le tour de main et la sensibilité. 

Il faut bien nous prendre tels que nous sommes. Avant tout. 



LA PEINTURE AUX SALONS DE 1896. 907 

nous sommes une race raisonneuse, éloquente, littéraire, plus 
sensible à l'expression des êtres qu'à leur beauté, à la sip^nilication 
des choses qu'à leur nature. C'est par l'intelligence littéraire que 
les trois quarts des Français cultivés arrivent ou croient arriver à 
l'intelligence plastique et pittoresque. La sensibilité spontanée des 
yeux pour les formes et les couleurs est plus rare chez nous encore 
que la sensibilité naturelle des oreilles pour les sons, et, bien que 
cette sensibilité spéciale se soit notablement développée, de])uis 
une trentaine d'années, sous l'influence des voyages, de la curio- 
sité, de l'éducation, de la mode, nous n'en restons pas moins, 
en masse, comme Français, soumis aux exigences de notre tem- 
pérament, et nous comprenons malaisément l'œuvre d'art si elle 
ne nous apparaît pas d'abord comme la représentation d'un sen- 
timent, d'une observation, d'un drame ou d'une idée exprimés en 
un langage visible et tangible. Il n'y a pas à s'excuser, comme 
on fait parfois, de cet état mental, auquel nous devons, en réa- 
lité, tous nos artistes originaux, depuis les pieux et charmans 
imagiers ou miniaturistes du moyen âge , jusqu'aux savans ou 
aimables décorateurs des siècles académiques, depuis nos naïfs 
ou spirituels portraitistes et illustrateurs du xvii® et du xvni* siècle 
jusqu'aux peintres lettrés du xix'^ siècle, depuis Jehan Foucquet 
jusqu'à Meissonier, depuis Poussin, Lebrun, Watteau, Boucher 
jusqu'à David, Géricault, Delacroix. Si on retirait de l'œuvre de 
ces admirables artistes, et de bien d'autres, tout ce qu'ils doivent 
à leurs lectures, à leurs études, à leur curiosité intellectuelle, 
qu'en resterait-il? Une fois pour toutes, fmissons-en avec ces chi- 
canes puériles. Sachons nous connaître, et tirons parti de nos 
qualités, d'abord, de nos défauts ensuite. Tout ce qu'on peut 
demander à un peintre, c'est de faire de la bonne peinture. Or un 
bon peintre en fait avec tout, même avec de la littérature; un 
mauvais peintre n'en fait avec rien. L'essentiel c'est do ne point 
confondre le sujet, qui n'est presque rien, avec son interpréta- 
tion, qui est presque tout. Eternel sujet de malentendus entre le 
gros public et les artistes ; les uns n'en sont encore qu'à regarder 
les intentions , tandis que les autres s'attachent seulement aux 
résultats. Le rôle de la critique est de discerner si les résultats 
répondent aux intentions. 

L'intention de M. Rochegrosse, dans V Angoisse h.imaine, s'est- 
elle exprimée en un langage de peintre assez ferme et assez clair 
pour qu'on en saisisse, avec satisfaction et sans effort, toute la 
portée? Une trentaine d'hommes et quelques femmes, tous mo- 
dernes, tous de Paris, d'habits très divers, en vestons, vareuses, 
fracs noirs, guenilles, robes de bal, tous avec des visages tour- 



908 REVUE DES DEUX MONDES. 

mentes ou convulsés, grimpent, en se bousculant, gesticulant, voci- 
férant, les uns par-dessus les autres, et forment une sorte de 
pyramide vivante, grouillante et confuse, dont le sommet lance 
quelques bras tendus vers deux fantômes vaguement dorés qui 
scintillent dans le brouillard des nues. Au fond, les toitures et 
les tuyaux fumans de la grande Aille; en bas, un cimetière dans 
lequel sont déjà tombées quelques victimes de cette effroyable bous- 
culade. L'œil est d'abord troublé par une incertitude : sur quel 
genre de support se hisse, pour tenter l'escalade, cette foule enfié- 
vrée? Escalier, charpentes, maçonnerie? En fait, c'est une sorte 
d'avancée de terrain qui surplombe et forme cap ; on ne le voit pas 
tout de suite; or, rien n'est si nécessaire que la vraisemblance des 
apparences pour assurer la vraisemblance d'un rêve. Cette première 
inquiétude ne se trouve guère consolée par le jeu des colorations, 
qui est monotone et sourd. Peut-on, il est vrai, s'étonner que le 
noir domine, le noir affreux de nos enveloppes, dans ce groupe 
de sombres figures? Pourtant, il y a noir et noir, comme l'ont 
su les habiles coloristes, et le noir de M. Rochegrosse n'est 
pas seulement triste, il est terne. Ce sont là, je crois, les deux 
erreurs qui ont empêché quelques personnes de reconnaître 
d'abord, dans la composition nouvelle de cet ingénieux chercheur, 
des qualités remarquables. Les figures sont clairement et puis- 
samment groupées dans cet enchevêtrement mouvementé, la 
plupart des têtes, ravagées et dévastées par toutes les souffrances 
des aspirations chimériques, soifs de jouissances, soifs de gloire, 
soifs d'amour, sont peintes avec une vigueur de pinceau et une 
force d'expression qu'on ne trouverait point dans les toiles anté- 
rieures de l'artiste. M. Rochegrosse n'a jamais concentré, sur une 
de ses conceptions, plus de conscience et plus de science, plus 
d'émotions et plus de talent, et l'on s'aperçoit bien, plus loin, 
des mérites de V Angoisse humaine lorsqu'on la compare avec 
les autres peintures où l'on traite aussi de matières philoso- 
phiques, sociales, humanitaires. 

La plus vaste de toutes, l'une des moins remplies, est celle de 
M. Pelez qui s'intitule tout bonnement l' Humanité . Ne soyez pas 
effrayé par la grandeur du mot; l'idée est petite. Dans'l'allée d'un 
square parisien, devant un talus de gazon, sont rangés, à la 
suite, quelques types connus de la pauvreté et de la vanité contem- 
poraines : ouvriers sans travail, prolétaires invalides, mères de 
famille déguenillées, nourrices mercenaires, bébés richement 
emmitouflés, bourgeoises endimanchées et catins qui végètent 
silencieusement, ou tapageuses, se toisant avec mépris ; auprès d'un 
gros rentier qui ronlle sur sa chaise, un miséreux debout, aux 



LA PEINTUHE AUX SALONS DE 180G. 909 

yeux hagards et menaçans, donne la noie révolutionnaire. La file 
pouvait s'allonger indéfiniment, car M. Pelez aurait trouvé sans 
peine, dans la grande ville active et laborieuse, d'autres types 
complémentaires, s'il avait voulu représenter vraiment Ihuma- 
nité, même l'humanité restreinte de Paris en l'an 1896. La dou- 
loureuse et fatale antithèse du luxe et de la misère qui a déjà 
fourni matière à tant d'œuvres déclamatoires se présente ici avec 
une banalité enfantine. L'addition faite, après coup, d'un grand 
crucifix rayonnant, que nul ne regarde, dans le fond de feuil- 
lages, ne change rien à l'insignifiance de l'ensemble. Une telle 
pauvreté d'idées n'aurait pu trouver d'excuse que dans la force 
et la beauté de l'exécution, mais, sous ce rapport, malgré un 
talent réel de dessinateur et d'analyste, M. Pelez est resté à mi- 
chemin. Quelques-unes de ses figures, notamment celles des pau- 
vres diables affamés et souffreteux, ont été vues, d'un regard 
perspicace, par un artiste vraiment ému et compatissant; d'autres, 
celles des enfans, sont d'une tournure vive et d'un coloris char- 
mant. Par malheur, tout cela Hotte à fleur de toile, tout cela est 
si mince et si diaphane, qu'on croit voir des reflets plutôt que 
des corps. Une facture si vaporeuse est-elle acceptable en un sujet 
si réel, dans un cadre de telles dimensions? 

Que les peintres s'occupent des questions sociales, libre à 
eux; ils trouveront peut-être là l'idéal nouveau qu'ils poursui- 
vent, et nous en serons ravis. Leur art ne peut nous apporter la 
solution du problème, mais il peut nous donner l'émotion bienfai- 
sante ou douloureuse qui dispose à le comprendre, et c'est tout ce 
que nous leur demandons. C'est aussi ce que nous avons le droit 
rigoureux de leur demander. Etes-vous très ému devant les ombres 
diaprées de M. Pelez? J'en doute. L'ètes-vous davantage devant 
les figurines, très précises et très nettes, de M. Béraiid, dans son 
petit tableau de la Poussée? Je ne le crois pas. L'anarchiste au 
repos de M. Pelez entre ici en action. D'une violente bourrade, il 
a brisé la porte d'une salle à manger où des gens du monde font 
la noce. Les convives s'enfuient, sauf vm jeune homme qui pro- 
fite de l'occasion pour embrasser d'une étreinte dernière sa voi- 
sine fort décolletée; c'est ce qui s'appelle finir d'une fin héroïque. 
C'est le pendant de la Madeleine d'autrefois. Jeux aimables d'une 
fantaisie gouailleuse et sceptique, jeux innocens d'un observateur 
spirituel et d'un dessinateur habile. L'exécution, si soignée et 
si fine, éloigne d'elle-même toute impression profonde et toute 
terreur durable. 

Toutes ces allégories semblent bien fades à côté de la réalité. 
Les Belges, avec leur franchise brutale et leurs grasses palettes. 



910 REVUE DES DEUX MONDES. 

n'y vont pas par quatre chemins. Ils ne se perdent pas dans le 
symbole. Ils regardent ce qu'ils voient, ils nous émeuvent en le 
peignant. Combien moins de littérature et de sentimentalité dans 
la Lutte pour la Vie de M. Luyten que dans V Angoisse de M. Ro- 
chegrosseet dans V Hiwîanité deM. Pelez! Combien plus de vérité, 
d'émotion, de peinture! D'imagination? nulle apparence. De rai- 
sonnement? pas davantage. Une affreuse salle basse d'estaminet 
où se chamaillent, s'insultent, se cognent, dans une réunion de 
grévistes et d'affamés, autour d'une loque rouge, des ouvriers et 
leurs femmes. Il y a déjà un cadavre à terre. Les vivans, au- 
dessus, vocifèrent, gesticulent, menacent. C'est un grouillement 
effroyable de têtes souffreteuses, abruties, sauvages, lamentables. 
L'exécution, à fond gris, avec des rehauts bleus et bleuâtres, est 
grave et brutale, vigoureuse et saccadée, comme l'action même. 
A quoi servirait une figure allégorique ou académique, la Misère 
ou la Famine, planant sur une mêlée suffisamment significative ? 
A nous faire douter de la sincérité de l'artiste. Dans les sujets 
contemporains, presque toujours, l'allégorie est inutile, plus 
qu'inutile, déplacée et choquante. Il la faut laisser aux décora- 
teurs qui en vivent. 

Un autre Anversois, M. Struys, dans une scène non moins 
concrète, nous semble aussi exprimer l'idée de la mort d'une 
façon plus poignante que toutes les compositions symboliques 
sur le même sujet. Il lui suffit, à son habitude, de ramasser deux 
ou trois figures, dans un cadre étroit et bas, eu des attitudes très 
significatives, sous les larges accens, savamment expressifs, d'un 
coup de lumière justement répartie. La force de son émotion et 
la virilité de son pinceau font le reste. Son Désespéré vaut ses 
œuvres précédentes. Au fond d'une modeste salle, une petite 
porte s'ouvre sur une chambre, éclairée par une veilleuse, dans 
laquelle on voit, de dos, se pencher ime vieille dame en noir. 
Derrière la dame, vu de dos encore, un jeune diacre, tête nue, 
en surplis blanc, avec une grosse lanterne, puis, derrière, un 
vieux prêtre, en chasuble jaune, portant, sous un linge, l'extrême- 
onction; à gauche, une servante prosternée, devant un fauteuil 
de paille, en pleurs, la tête cachée dans son tablier; à droite, 
agenouillé, un vieux domestique, dont on n'entrevoit que le 
crâne chauve et les yeux baissés. Ces yeux, des yeux sans regards, 
sont les seuls que le peintre ait montrés; pas un visage de face, 
à peine un profil ; c'est avec des dos, des nuques, des attitudes 
que le peintre nous remplit de l'angoisse et du respect dont 
tous ses personnages sont pénétrés. Des tableaux si simplement 
conçus et si fortement exécutés font admirer la puissance exprès- 



LA PEINTUIU: AUX SALONS DE 1806. 911 

sive de la peinture à ceux qui l'aiment et devraient la faire 
comprendre à ceux qui ne l'aiment pas encore. Chez M. Struys, 
plus encore chez M. Luyten, l'harmonie est complète entre la façon 
de sentir et la façon de peindre, et l'on y constate cette unité d'as- 
pect, cette coordination soutenue des formes dans la lumière, qui, 
pour un œil exercé, caractérise, avant tout, les bonnes peintures. 

Cette unité d'aspect, qui désigne aux yeux de tous, dans une 
exposition ou dans un musée, les ouvrages fortement conçus et 
résolument exécutés, s'établit, cela va sans dire, avec plus de diffi- 
cultés dans les grandes que dans les petites toiles. La multiplicité 
des figures, la variété des mouvemens, les complications de léclai- 
rage entraînent d'autant plus le peintre inexpérimenté ou indécis 
à une dispersion et un morcellement d'effets qu'il travaille sur une 
plus vaste surface et qu'il doit accorder des tonalités plus écla- 
tantes. Rubens,Gros, Géricault, Delacroix ont donné d'admirables 
exemples de ces orchestrations soutenues dans la note vigoureuse 
et retentissante, comme Tiepolo et Boucher dans la note aimable 
et brillante. Nos contemporains, en général, n'osent plus se haus- 
ser à ces hardies ou joyeuses aventures; c'est dans l'atténuation 
des coloris, dans l'abaissement des sonorités, dans l'uniformité, 
plus facile à réaliser, des teintes grisâtres ou jaunâtres, que les 
meilleurs d'entre eux cherchent, avec inquiétude ou timidité, cette 
indispensable unité. En voici des exemples bien frappans dans les 
plus importans tableaux d'histoire ou de genre historique qu'on 
voit aux Champs-Elysées: ceux de MM. Tattegrain, Buffet, Lionel 
Royer, Surand, Thirion, Boyé, RoufFet, etc. Non seulement les 
sujets choisis y sont tristes, quand ils n'y sont pas lugubres ou 
répugnans, mais la peinture y reste le plus souvent grise, mince 
et terne, alors même qu'elle aurait le droit, sans contredire au 
sujet, d'être chaleureuse, ferme et vibrante. 

La notation grise, sans doute, était de rigueur pour M. Tatte- 
grain, puisque la scène terrible qu'il nous présente, avec un très 
remarquable talent, se passe en plein hiver, en Normandie, par 
un temps de neige. Les Français de Philippe-Auguste, en 1204, 
assiègent le Château-Gaillard, défendu par les Anglais de Jean 
sans Terre. Il faut lire dans le véridique chroniqueur, Guillaume 
Guiart, témoin oculaire, dont les descriptions exactes et détaillées 
ont fourni à Viollet-le-Duc la matière d'une de ses plus instruc- 
tives études sur l'architecture du moyen âge, les péripéties de 
ce long siège, qui se termine par la prise du fort, le chef-d'œuvre 
du génie militaire de Richard Cœur de Lion, regardé comme im- 
prenable. L'héroïsme des assiégeans et des assiégés fut égal dans 
cette lutte épique ; leur cruauté ne le fut pas moins. Les habitans 



912 REVUE DES DEUX MONDES. 

du Petit-Andely, chassés par les Français, s'étaient d'abord réfu- 
giés dans la forteresse, mais le gouverneur, Uobert de Lascy, forcé 
de ménager ses vivres, les en expulsa bientôt. Repoussés ainsi à 
la fois par les deux armées, ces malheureux, vieillards, femmes, 
enfans, les Bouches inutiles, périrent, en quatre mois, de froid et 
de faim, dans le pli d'une vallée, entre les hautes murailles de 
l'Anglais et les hautes tours en bois des Français, également 
inflexibles. Après avoir mangé des herbes, après avoir mangé des 
racines, ils se mangèrent eux-mêmes, dit le chroniqueur, le cha- 
pelain du roi. M. Tattegrain, avec ce goût particulier pour les sau- 
vageries que professe le dilettantisme aimable des jeunes géné- 
rations, ne nous a point épargné cette scène de cannibalisme. On 
est en train, dans un coin, sur la gauche, de dépecer, en hurlant, 
un compagnon de détresse, mort ou mourant. Cet épisode répu- 
gnant était-il indispensable? Augmente-t-il l'impression de pitié 
que le peintre a voulu nous donner, et qu'il nous donne par le 
spectacle lamentable de toutes ces pauvres créatures déguenillées, 
alFamées, désespérées, se traînant de tous côtés dans la neige, 
fouillant les glaces, se rongeant les mains? L'émotion soutenue 
avec laquelle il a représenté tous ces désespérés suffirait à nous 
toucher profondément, même si nous nous arrêtions à regarder 
séparément chaque figure, mais ce n'est point, en vérité, dans ces 
figures détaillées que réside la grandeur émouvante de la compo- 
sition, c'est dans l'ensemble et dans le paysage, c'est dans la ma- 
jesté silencieuse et impassible de ces escarpemens inabordables, 
de ces neiges stériles, de ce fleuve inutile, de ces murailles hau- 
taines et de ces tours féroces, de toute cette accumulation d'insen- 
sibilités grandioses autour de ces pauvres êtres lâchement aban- 
donnés. M. Tattegrain excelle à faire du paysage français, très 
réel et très observé, faction principale de ses tragédies plébéiennes. 
Qui ne se souvient des tourbes affreuses dans lesquelles, sous une 
pluie glacée, tremblent les genoux des paysans humiliés de la 
Bataille de Cassel, et des dunes sablonneuses, tristement ensoleil- 
lées, d'oij saillissent les ossemens que renifle le cheval de Condé? 
N'eût-il que ce mérite d'avoir montré ce que pouvait être, en notre 
temps, le paysage historique, c'est-à-dire un paysage vrai, servant 
de cadre et d'explication à une action vraisemblable, M. Tatte- 
grain, l'un des peintres qui comprennent le mieux, et d'ordinaire 
avec le plus de simplicité, les soufl'rances des humbles et les 
peines des laborieux, mériterait, dans sa génération, une place à 
part. Tout est français dans ses œuvres : la nature, les gens, le 
sentiment, l'émotion; il faut lui savoir gré de cette sincérité 
fort rare et de ce patriotisme spécial. 



LA PEINTUTU: AUX SALONS DE t89C. 913 

Si la grisaille hivernale et normande de M. Tatlegrain est plus 
qu'excusable, j'ai do la peine, je l'avoue, à me faire aux grisailles 
carthaginoises de MM. Thivier et Surand, illustrateurs de Sa- 
lammbô. Que leur lumière est pauvre! Que leur atmosphère est 
triste! Et nous sommes en Afrique! Le Défile de la Hache, d'un 
parti pris jaunâtre, qui fît connaître ]\[. Buffet, en 1894, semblerait 
chaleureux à côté de cette calme froideur. Ce n'est pas cfue ces 
deux toiles, très soignées, soient insignifiantes : chez M. Thivier, 
la disposition est dramatique, et les figures, bien posées et bien 
dessinées, n'y sont pas rares; dans ce rythme atténué, [d'ailleurs, 
l'harmonie est trouvée. Chez M. Surand, les divers morceaux, plus 
sèchement détaillés, se combinent avec plus d'embarras, trahis- 
sant des réminiscences trop diverses. Certains groupes, comme 
celui des éléphans, sont étudiés avec conscience et force. M. Su- 
rand avait débuté par des hardiesses de coloriste qu'il nous fau- 
drait regretter si ses progrès comme compositeur et comme des- 
sinateur devaient l'y faire renoncer. Une tristesse plus accentuée 
encore dans la lumière, et des timidités presque constantes dans 
une exécution laborieuse compromettent beaucoup aussi l'effet 
définitif de Ger?naniciis retrouvant, sur le champ de la défaite, 
les squelettes et les reliques des légions de Varus. La scène est 
disposée sans nouveauté, suivant les traditions scolaires, mais 
M. Lionel Royer montre, dans quelques figures, des qualités réel- 
les de dessinateur qui, pour être académiques, n'en sont pas 
moins utiles et dont le mépris n'a point porté bonheur, en ces 
dernières années, aux écoliers trop vite émancipés de la rue Bona- 
parte. 

Certes, nous voyons avec joie nos jeunes peintres, émus par 
toutes les trouvailles inespérées qui, depuis vingt ans, à Tana 
gra, à Athènes, à Olympio, à Delphes, ont fait de nouveau 
resplendir le génie hellénique, dans sa variété la plus surprenante 
et sa grâce la plus familière, porter de nouveau leur imagination 
et leurs études vers la divine Grèce, car nous pouvons espérer 
qu'ils y retrouveront, avec le goût de la beauté simple et saine, 
le goût aussi de toutes les fortes ou tendres couleurs, de toutes les 
vives ou fines clartés. Dans la couleur et la clarté, les nuances 
sont infinies, mais toute couleur réjouit l'œil et toute clartc'; ranime 
l'âme. Nous avions bien le droit d'attendre le soleil sur la route 
tournante de l'Acropole où se déroule, au pied du Parthéiion 
étincelant, la procession des Panathénées, dans la Fêle antir/ue, 
de ]M. Buffet. Le soleil, en effet, sy montre, mais c'est un soleil 
encore mal nettoyé, et qui se dégage avec quelque effort de cette 
atmosphère jaunâtre dont certains archaïsans anglais et alle- 
TOME cxxxv. — 1896. 58 



914 REVUE DES DEUX MONDES. 

mands sobstiiient à le voiler, M. Buffet dont les premières pein- 
tures portaient cette triste marque de langueur hésitante est de 
force, aujourd'hui, à regarder en face l'astre des peintres. Parmi 
les nombreuses figures qu'il groupe ou qu'il assied à l'entour du 
cortège sacré, quelques-unes sont vraies et charmantes, d'une vé- 
rité un peu commune pourtant et qui gagnerait à être serrée 
de plus près et d'un charme un peu banal encore, auquel une 
étude plus attentive des vases, terres cuites, et bas-reliefs eût 
donné plus de distinction, de souplesse, d'élégance. On souhai- 
terait en un mot, en cette fête attique, plus d'atticisme. La Féie 
antique a obtenu, auprès des amateurs délicats, un succès légi- 
time; toutefois dans l'ascension régulière vers les cimes élevées 
de l'art que semble vouloir poursuivre M. Buffet, cet ouvrage, si 
intéressant mais si incomplet, ne doit être qu'une étape au delà 
de laquelle son talent, plus assuré et plus mûr, trouvera promp- 
tement les occasions de se signaler mieux encore. 

Les aspirations vagues, dans ce genre d'évocations, et les à 
peu près ne suffisent pas. M. Foreau, qui possède un juste sen- 
timent du paysage expressif, nous en fournit la preuve dans son 
Cortège de Bacc/ms. Passe pour le paysage de fantaisie, décoratif 
et conventionnel. La mythologie grecque est si poétique, la 
légende chrétienne est si humaine, qu'un artiste peut toujours les 
transplanter dans un autre milieu que leur milieu original. Les 
déesses de Botticelli, de Poussin, de Rubens, de Boucher sont 
toujours des déesses, parce qu'elles gardent encore, dans leur 
beauté florentine ou romaine, flamande ou française, l'âme sereine 
ou voluptueuse que leur u donnée l'imagination antique. Les 
prophètes et les apôtres de Michel-Ange et de Rembrandt, dans 
leur nudité colossales ou leurs guenilles hollandaises, sont encore 
de saints personnages parce qu'ils respirent la fierté ou la fami- 
liarité de la Bible et de l'Evangile. Mais les bacchans et bac- 
chantes, maigriots et chiffonnés, qui cheminent sous la futaie de 
M. Foreau, en quoi nous parlent-ils de gaité, d'enthousiasme, de 
beauté? Les jeunes femmes bien plus modernes, un peu effacées, 
trop peu transfigurées et exaltées, de M. Boyé, dans saNausicaa, 
et de M. Albert- Valentin Thomas, dans son Hymne à Sélène, sont 
moins éloignées du sentiment antique, tout simplement parce 
qu'elles sont plus naturelles et plus expressives. La Nausicaa de 
M. Boyé notamment est traitée avec un sens délicat et poétique 
des jeunes élégances de la forme et des dégradations nuancées 
de la lumière. Sa toile est un peu grande pour l'importance et la 
solidité de ses figures. On peut faire la même observation pour 
les Nymphes et Peraée de M. Lauth, et même pour le gracieux 



LA PEINTIHE ALX SALONS DE 1896. 915 

Automne. Hymne à Cérès de M. Albert Laureiis. Les rêveries 
archaïques gagnent parfois à être traitées en esquisses, surtout 
quand la rêverie reste un peu vaporeuse. On en trouve de jolis 
exemples au Champ-de-Mars dans Vllonirre, assis et chantant, 
vers lequel accourent les pâtres, et dans les Baigneuses de M. llené 
Ménard, deux effets de crépuscule, où le charme mystérieux du 
paysage qui s'endort s'associe agréablement au charme des nudités 
chastes et expressives. M. Paul Chabas, dans le Dernier Rn i/o n, 
M. Maurice Chabas, dans Idéal Pays, et quelques autres encore 
font des recherches heureuses dans le même ordre didées 

Sont-ce les décorateurs qui nous donneront des impressions 
de joie, d'harmonie, de beauté? C'est leur strict devoir, quel- 
ques-uns en ont conscience. M. Henri-Martin, dans sa seconde 
frise pour l'Hôtel de Ville de Paris, la Musique, ht Sculpture, 
r Architecture, nous donne au moins celle de Tharmonic. Même 
disposition que l'an dernier. Entre les retombées des arcs, des 
figures contemporaines, un sculpteur et un musicien, assis et 
rêvant. Autour et au-dessus d'eux, dans les tympans, des appari- 
tions de femmes, portant des fleurs ou des symboles, silhouettes 
tristes et maladives, mais sympathiques et délicates. Le procédé 
est toujours le même, pointillé et chétif de près, mais prenant 
corps et assez vibrant à distance. L'harmonie est originale, tendre 
et fine. M. Albert Maignan, dans son Plafond pour la Chambre de 
commerce de la ville de Sa int-É tienne, a très prestement et très 
agréablement marié les forgerons encharbonnés et les ouvrières 
enrubannées qui représentent les deux activités du pays, la noire 
industrie du fer, la riante industrie de la soie. Assises ou volantes, 
réelles ou idéalisées, les figures se meuvent avec aisance dans la 
fumée ou la clarté d'un ciel bien ouvert. C'est l'œuvre d un artiste 
ingénieux et savant, qui est en bons termes avec Tiepolo et dont la 
main s'est assouplie et affermie à la fois après une utile conver- 
sation avec cet aimable maître. C'est aussi dans un Plafond où 
diverses allégories féminines des Lettres et des Arts déploient 
galamment, en des poses diverses, leurs nudités conquérantes que 
M. Gervais, dont nous avons souvent loué le talent sans toujours 
approuver l'usage qu'il en faisait, nous offre une preuve nouvelle 
de sa virtuosité. A notre avis, c'est la bonne. On n"a qu'à regarder 
les portraits superficiels qui avoisinent son plafond pour voir où 
le porte sa vocation. Son affection pour les colorations exaspérées 
ou subtiles, son habileté à manier les éclairages artificiels, son 
sentiment des élégances sensuelles de la beauté féminine, ses indul- 
gences pour ce que la coquetterie et la toilette peuvent ajouter de 
factice et de provocant à cette beauté, tout cela trouve son emploi 



916 REVUE DES DEUX MONDES. 

dans un décor destiné à réjouir des yeux mondains, dans un 
milieu de plaisirs, sous les lueurs du gaz ou de l'électricité. 

Ce n'est pas, hélas ! par l'accord ni Iharmonie que la toile 
voisine de M. Ferrier, le Paradis des Amours, charme et retient 
les yeux, bien qu'elle les attire et les éblouisse. M. Ferrier. comme 
M. Gervais, comme beaucoup d'autres peintres avant eux (tous 
nos maîtres du xviii'^ siècle, Watteau, Boucher, les Van Loo, 
Fragonard), paraît aimer le théâtre, la vie de théâtre, les gens 
et les effets de théâtre, et composer d'après ses impressions 
théâtrales. Ce n'est pas un crime, mais c'est un danger. Telle 
dose de convention, d'exagération, de sentimentalité, de manié- 
risme qu'on accepte, comme spectateur, un instant, sur la scène 
et dans des acteurs, semble tout à coup excessive dans l'œuvre 
pittoresque et durable , qu'on regarde longuement sous la 
lumière naturelle, dans le milieu ordinaire de la nature et de la 
vie. Le ténor de M. Ferrier, fat et souriant, qui se fait cajoler par 
un trio de ballerines ne rappelle que de loin, pour l'agrément 
plastique, bien qu'on y soit presque aussi nu. le bas-relief du 
musée de Naples, représentant une scène erotique du même genre, 
Apollon et les Grâces, disent les uns, Alcibiade dans un mauvais 
lieu, disent les autres. Pour le reste, pour les groupes de cou- 
ples amoureux ou de nymphes taquinées par les amours, on ne 
peut que penser à ces Jardins d'Amours (à Dresde, à Madrid, à 
Vienne) où l'imagination sensuelle et païenne de Rubens se don- 
nait si libre carrière avec cette puissance de fantaisie et cette 
chaleur d'exécution pittoresque qui justifient seules de tels ca- 
prices. INI. Ferrier est un praticien extraordinairement habile, qui 
enlève le morceau de nu et le bout de draperie avec une prestesse 
et un éclat incontestables ; cette prestesse de main ne suffit pas 
à faire oublier la banalité de l'imagination, et cet éclat du mor- 
ceau ne fait qu'accentuer le papillotage de l'ensemble. 

Avec beaucoup moins de science, pour les figures, et moins 
d'expérience pour l'arrangement, c'est aussi par le papillotage 
que ]M. Béroud tire l'œil sur sa bizarre, sinon inconvenante, allé- 
gorie de la Reine des Rois. Pourquoi M. Béroud, qui est un 
excellent peintre d'intérieur, de lambris, de marbres, de tapis- 
series, s'obstine-t-il à vouloir meubler ses décors de figures 
vivantes et à faire des tableaux philosophiques? Quelle admirable 
idée d'avoir assis sur l'autel, dans une chapelle catholique, au 
lieu de la Madone, une fille déshabillée et de la faire adorer par 
de vieux nigauds de rois mages, tandis que, dans les niches la- 
térales, des Hercules en marbre, sortant de leurs cadres, se livrent 
à des pugilats grotesques! Ce n'est pas édifiant, ce n'est guère 



LA PEINTURE AUX SALONS DE ISOG. 9l7 

instructif, c'est médiocrement peint; la dernière constatation est, 
de toutes, la plus fâcheuse. On voit quelques figures enlevées 
d'une brosse assez franche, dans un ton vigoureux, chez un voisin 
de M. Béroud qui, comme lui, a eu son idée. L'idée de M. Tri- 
goulet, toutefois, est plus simple, et procède de la Danse des 
Morts; seulement, de notre temps, si les vivans rechignent tou- 
jours à s'en aller, ils ne dansent plus comme au moyen âge; 
c'est au pas, à la file, qu'ils se traînent vers une grosse tète mo- 
numentale, vague et menaçante dans l'ombre, tète de Sphinx 
ensablé changée en tête de mort. Si M. Trigoulet, qui a un tem- 
pérament de peintre, avait donné à toutes ses figures l'accent 
qu'il a mis dans quelques-unes, notamment dans le mendiant du 
premier plan, il eût fait un bon tableau. M. Jean Veber exerce, 
lui, notoirement, la profession, périlleuse pour un peintre, d'avoir 
des idées bizarres, mais, du moins, il l'exerce en peintre. h'Hom?ne 
aux poupées n'est qu'un fou; l'artiste ne Test pas. C'est d'une 
main assez vive qu'il exhibe un détraqué déjà mûr, romantique 
ou décadent, exsangue et distingué en son habit noir, tenant 
conversation intime avec une marionnette de poète lauré d'or dont 
il presse le ventre, tandis que d'autres marionnettes, dont il con- 
naît déjà le vide, saintes ou déesses, jonchent son divan et son tapis. 
L'enseignement moral de cette allégorie, en tout cas le morceau 
capital c'est l'insolente nudité d'une grande fille qui s'étale, jambes 
ouvertes, près de notre rêveur de chimères, sans qu'il daigne y 
jeter les yeux. Revanche, appel, ironie de la réalité méprisée? 
Mystère. La peinture est bien menée, grasse, savoureuse : on a le 
temps d'approfondir. 

Au sortir de tant de philosophie, il fait bon de se rasséréner 
par la vue d'une œuvre saine, simple et puissante. Nous en avons 
au moins une devant laquelle on peut , sans crainte , s'attarder . 
C'est le Christ mort de M. Henner. Cet admirable peintre, si 
libre dans ses partis pris, si varié dans ses monotonies, se plaît, 
comme tous les grands artistes, à répéter les mêmes sujets, parce 
qu'il les trouve plus riches à mesure qu'il les approfondit, parce 
que son interprétation réalisée lui semble toujours inférieure à 
son interprétation rêvée. Il a déjà peint plusieurs Christs, nus et 
blancs, ainsi étendus sur la pierre froide du tombeau; il en 
peindra peut-être d'autres encore. Nous doutons, jusqu'à preuve 
contraire , qu'il se surpasse désormais. Ce n'est pas seulement 
par la beauté plastique et pittoresque, par l'ampleur puissante et 
sûre de la forme, par l'accord grave et exquis des blancheurs 
dans l'ombre que sa maîtrise enchante nos yeux. Cette fois le 
peintre ému se montre, dans un chef-d'œuvre, l'égal du savant 



918 REVBE DES DEUX MONDES. 

ouvrier ; cette fois, il a mis dans l'expression du Christ toute son 
âme, comme il a mis tout son talent dans la facture , avec la 
même simplicité mâle et tendre. La douleur est aussi profonde, 
noble et contenue, dans cette tête béante, aux yeux clos, que la 
majesté est douce dans ce beau corps affaissé. Nous voulions un 
exemple de grand style, en voici un, nous pouvons nous y tenir. 
Nous n'en trouverons point d'autre de cette valeur dans aucune 
œuvre religieuse ou historique. 

La Bible, l'Evangile, la Légende Dorée, ne semblent plus 
guère exalter nos peintres, ou, s'ils feuillettent ces grands livres 
d'un doigt léger, c'est pour y trouver prétexte à des saynètes 
mondaines plus qu'à des scènes édifiantes ou touchantes. On a 
quelque peine à retrouver le caractère simple et grave de la Yierge 
Mère dans la plupart des fillettes grêles et vaporeuses, sentimen- 
tales et minaudières, qui se présentent, en foule, sous ce nom. 
Le CJirist et la Madeleine, par M. Berges, n'est qu'un joli tableau 
de genre, et nous lui préférons son Martyre de saint Léon, avec 
ses fonds chauds de murailles ardentes; M. Berges possède une 
palette assez riche, et ce peut être un peintre. Le Saint Patrice 
convertissant deux nobles Irlandaises par M. litcheverry, YÉpave 
sainte de M. Fauret, le Saint Georges de M. Henri Gain, la Pré- 
dication de saint Maximin par M. Girardot, font preuve, aux 
points de vue pittoresque ou expressif, d'une habileté intéres- 
sante. Toutes ces figures sont de moyenne ou petite grandeur et 
enveloppées par le paysage. M""' Demont-Breton, presque seule, 
dans son Ismaël, a donné h ses deux personnages l'importance 
d'études académiques, et montré, une fois de plus, son talent 
ferme et résolu. U Arène, avec ses martyrs entassés, par M. Lau- 
badère et V Annonciation aux Bergers par M. Henry Perrault, 
sont de grandes compositions scolaires, où les bons morceaux, 
fortement brossés ou savamment dessinés, disparaissent encore 
dans l'incertitude de l'ensemble. 

L'histoire profane, même l'histoire nationale, n'inspire guère 
non plus nos peintres peu liseurs en dehors de M. Tattegrain. 
La vaste toile, commandée à M. Henry Lévy pour l'Hôtel de Ville 
de Dijon, la Bourgogne, est menée avec cette souplesse de pin- 
ceau et cet agrément d'esprit dont ce décorateur distingué a donné 
des preuves à Saint-Merry et au Panthéon. La composition 
groupe autour du trône de la Bourgogne un choix de ses illustres 
enfans, depuis saint Bernard et Philippe le Bon jusqu'à Rude et 
Garnot. La société est nombreuse, elle pouvait l'être plus encore, 
car la Bourgogne est une mère féconde et robuste, et ses enfans, 
de tous temps, ont compté parmi les hommes les plus mâles et 



LA l'EINTURV: AUX SALONS DE 1896. 019 

les plus énergiques qui aient porté au loin la gloire du nom 
français. Ce caractère de santé, de force, de gaieté aussi, qui est 
bien du terroir, le retrouvons-nous ici dans la jeune dame, élé- 
gante et languissante, qui préside cette correcte assemblée, avec 
les trois Grâces et l'Amour? Le retrouvons nous même dans les 
attitudes, les expressions, les types, la plupart si connus, des 
revenans illustres qui l'entourent? Moins d'aimables allégories, 
plus de réalité physiologique et psychologique, c'est ce qu'on 
demandera désormais et justement aux peintres d'histoire. Toutes 
les prestesses et les séductions de la brosse ne sauraient les dis- 
penser de cette qualité fondamentale, la sincérité d'imagination. 
C'est une qualité qu'on a toujours remarquée dans les ouvrages 
de M. Roufîet et ce souci de la vérité se remarque encore dans 
son épisode de la campagne de Russie, les Aigles. Un groupe de 
soldats, sons la brume, dans la neige, chevauche d'un pas lourd, 
emportant les drapeaux sacrés, dont les hampes dépouillées et 
les aigles mutilées se profilent tristement sur le ciel. L'impres- 
sion est grave et même grandiose, la peinture, par malheur, un 
peu mince. Comme tableau épisodique, la Charge repoussée, par 
M. Sergent, est un des plus vivans qu'il ait faits. Le moyen âge 
est surtout représenté par deux petites études de M. Jean-Paul 
Laurens, deux enfans dans un cachot, les Otages, ei l'impératrice 
byzantine Irène; cette dernière est un morceau excellent pour le 
sens historique et la force de l'expression colorée. Nous devons 
aussi remercier un Anglais, M. Joy, de nous avoir donné cette 
année, dans sa Jeanne d'Arc endormie, la conception la plus pure 
et la plus gracieuse de notre héroïne nationale. Dans lexvii*^ siècle, 
M. Gaston Mélingue nous montre Jean-Bart, d Versailles, bous- 
culant, avec sa rude franchise, les courtisans, et M. Gérome, le 
Roi-Soleil, vieilli et cassé, escortant, d'un pas fatigué, la chaise 
à porteurs oii se prélasse la Maintenon, durant la Promenade de 
la Cour dans les jardins de Versailles. 

II 

L'imagination qui conçoit le beau et qui ressuscite le passé a 
toujours été le privilège d'un petit nombre d'artistes. Il n'est point 
surprenant que dans une époque d'agitation pratique et de surex- 
citations constantes, comme la nôtre, où la prolongation du rêve 
solitaire et de la rétlexion personnelle devient chaque jour plus 
difficile et plus anormale, ce nombre semble diminuer encore. 
On a beaucoup parlé d'idéal, il est vrai, dans ces derniers temps, 
mais on ne parle jamais autant de bonne santé que dans la mai son 



920 REVUE DES DEUX MONDES. 

d'un malade, et l'agitation incohérente et fiévreuse avec la- 
quelle nous discutons sur l'esthétique est la preuve même que 
nous manquons, sur ce point, et de convictions et de direction. 
Sans nous attarder à de vagues doléances, après avoir constaté 
qu'il nous reste, en somme, un groupe fort honorable de peintres 
en quête de conceptions poétiques, sachons jouir de ce que nous 
otTre l'esprit observateur et ingénieux de nos contemporains, et, 
à défaut de rêves sublimes, estimons, à leur prix, ces délicieuses 
et innombrables joies que nous peuvent donner les peintres de la 
réalité, par la seule contemplation intelligente de la nature et de 
la vie. Les beaux et bons portraits, les grands et fins paysages, les 
scènes de mo'urs naïves ou spirituelles abondent dans les deux 
Salons, comme d'habitude, et pour peu qu'on aime vraiment la 
peinture, qu'on ait l'œil sensible au langage de la couleur et aux 
éloquences de la lumière, on y admire souvent avec quelle va- 
riété de vues, avec quelle verve et quelle vivacité les peintres 
contemporains, mal préparés, en général, aux réalisations com- 
plètes, mais fort habiles aux notations brèves et rapides, fsavent 
distinguer et définir des aspects imprévus dans le spectacle tou- 
jours mobile des êtres et des choses. 

Nous avons déjà remarqué combien les portraits collectifs, les 
réunions d'un certain nombre de personnes dans leur milieu ac- 
coutumé, deviennent d'usage et même de mode. C'est encore 
une tradition qui 'renaît. Dès les premiers temps de la Renais- 
sance, bien avant ces fameux tableaux de corporations hollandais 
dont Ravestein, Frans Hais, Van der Helst, Rembrandt 'et bien 
d'autres nous ont légué de si admirables spécimens, les peintres 
d'Italie aimaient à grouper leurs contemporains, soit parmi le 
cortège des figures idéales, en spectateurs et assistans, comme les 
Florentins, soit dans le cadre réel d'une salle de concertou de fes- 
tin, comme les Vénitiens, et, à leur suite, les Rolonais. Au Louvre 
même, le groupe de Musiciens et Artistes par François Puget, fils 
du grand sculpteur, la Famille de M"'' Mercier par Dumont le 
Romain montrent (sans parler des peintures officielles) que cette 
pratique n'eût point répugné à nos peintres, si les moairs leur 
en avaient fourni de plus fréquentes occasions. C'est depuis une 
trentaine d'années, depuis le réveil de l'esprit d'association, à 
l'imitation des Hollandais, que cet usageadécidémentreparu. Tous 
les hommes de notre génération se souviennent de l'impression 
produite par le Docteur Velpeau au milieu de ses élèves de Feyen- 
Perrin (salle des internes à l'hôpital de la Charité) et l'Hommage 
à Delacroix par M. Fantin-Latour (suivi, quelques années après, 
par V Atelier des Batignolles), lorsque ces deux peintures, si bon- 



LA PEINTURE AUX SALONS DE 1896, 921 

nêtes et si franches, parurent au Salon de 18<i4. Depuis ce temps 
le goût s'est répandu dans les écoles, dans les hôpitaux, dans les 
associations diverses, de perpétuer ainsi le souvenir des amis ou 
des collaborateurs que la vie réunit un jour pour les séparer en- 
suite; il est à désirer que ce goût se chaup^e en habitude, car, si 
c'est là une des manifestations les plus naturelles et une des plus 
légitimes constatations de la solidarité affective ou intellectuelle 
dans les générations passagères, c'est, en même temps, pour les 
peintres, une occasion toujours renouvelée d'exercices sains et 
utiles dans lesquels ils peuvent déployer toutes leurs qualités de 
dessinateurs exacts, de coloristes brillans ou graves, d'observa- 
teurs émus. 

L'ouvrage le plus important, dans ce genre, aux Champs-Ely- 
sées, est dû à un Bavarois, M. Herkomer, l'auteur célèbre des 
Invalides de Chelsea, si fort admirés à l'Exposition de 1878. C'est 
une séance du Conseil municipal de Landsberg . M. Herkomer, 
habitant Londres, naturalisé Anglais, est classé au premier rang 
parmi les peintres de la Grande-Bretagne; toutefois, il est resté 
Allemand, de la forte lignée de Dïirer et d'Holbein, par la 
simple et mâle vigueur avec laquelle il analyse et traduit un 
visage humain. Sa peinture , fortement réchauffée au contact 
des Hollandais , garde pourtant l'enveloppe jaunâtre qui fut 
longtemps la marque de l'école munichoise, studieuse des vieux 
tableaux, et respectueuse des vieux vernis; la pâte en est un 
peu lourde , très solide , au besoin éclatante , en somme , une 
belle et loyale matière. Le maire de Landsberg, avec son secré- 
taire, est assis, de face, au bureau à contre-jour, entre deux 
fenêtres ouvertes d'oîi l'on aperçoit la place et les maisons. De 
chaque côté, dans des stalles en chêne, du même bois que le bu- 
reau et les lambris, se tiennent cinq conseillers, dont les visages 
s'éclairent de côté. Les attitudes et les expressions nous disent 
l'attention et la gravité avec lesquelles ces braves gens accom- 
plissent leurs devoirs civiques. Les types, très accentués et très 
locaux, sont déterminés avec cette simplicité hardie de vérité et 
de naturel qui est la plus désirable et la plus rare aussi des qua- 
lités en ces sortes d'ouvrages. M. Herkomer, né à Landsberg, a 
fait don de cette toile à sa ville natale; ses compatriotes trouve- 
ront, avec raison que cette belle peinture est, en même temps, 
pour eux un bel éloge. 

La même fermeté de pinceau ne se retrouve pas dans le Labo- 
ratoire à Saint-Lazare de M. Story; était-il possible qu'on l'y 
trouvât? Une lumière fraîche et vive, déjà blanche, s'épanchant 
dans une salle blanche, sur des vêtemens blancs et des visage^ 



922 REVUE DES DEUX MONDES. 

blancs, y amollit l'orcément et y décompose les formes : nous 
l'avons déjà constaté dans toutes les scènes d'hôpitaux, naguère 
traitées par les artistes les plus différens. La meilleure dont on 
se souvienne est peut-être la Salle d'hôpital de M. Jimenès, qui 
obtint la médaille d'honneur en 1889, dans la section espagnole. 
M. Story comme M. Jimenès, malgré son origine étrangère, est 
un praticien d'éducation française. On retrouve dans sa symphonie 
en blanc, à un degré moindre, les qualités d'un de nos compa- 
triotes qui, lun des premiers, a étudié ces sortes d'effets avec une 
délicatesse particulière. M. Dantan se souvient aujourd'hui de 
ses premiers succès ; il les renouvelle en nous montrant dans un 
atelier inondé de lumière, peuplé de plâtres blancs, un vieux 
mouleur qui dépouille le modèle enterre de son enveloppe (il/fc»z«- 
iage); c'est un pêle-mêle de blancs vifs et presque aveuglans, dans 
lequel M. Dantan se plaît à nous indiquer une multitude de 
nuances curieuses et d'amusantes subtilités. 

L'essentiel, en ce genre de groupes, c'est que les figures se 
présentent ou se meuvent dans un milieu justement approprié et 
qu'elles s'accordent avec ce milieu, soit d'intérieur, soit de paysage. 
Rien n'est plus fâcheux que de sentir les deux choses, décor et 
figures, mal associés, discordans et comme juxtaposés. C'est 
pourtant, si je ne me trompe, l'impression qu'on éprouve devant 
le groupe de sept jeunes filles rangées en pleine lumière , par 
M. Schommer, dans un jardin. Toutes les étoiles de cette pléiade 
mondaine sont charmantes et fraîches, d'une fraîcheur encore avi- 
vée par la grâce légère des toilettes d'été. Quelle occasion, pour 
un peintre, d'associer toutes ces jeunesses dans une harmonie 
printanière, avec les jeunesses de la verdure et des fleurs! Mais 
M. Schommer, bon figuriste, n'est pas au même degré bon paysa- 
giste, irest le cas de plusieurs de ses compagnons de Rome, 
notamment de M. Wencker. Celui-ci déshabille, il est vrai, ses 
demoiselles, et, dans un parc ombreux, auprès d'un bassin pro- 
pice aux ébats des nymphes, il nous montre à nouveau une déesse 
du high-life détachant sa sandale, entourée d'une dizaine d'aimables 
compagnes, dans la même nudité, se baignant ou prêtes à se 
baigner. Toutes ces figures, séparément, sont correctes, d'un joli 
mouvement, d'une exécution savante et fine, d'un style net et 
élégant qui sent ses bonnes études d'après l'antique, mais l'eau où 
elles se plongent ne les trempe pas, les futaies où elles marchent 
ne les ombragent pas; sur leurs corps polis et intacts on ne voit 
jouer ni une ombre ni un relief; on dirait de charmantes statuettes 
d'ivoire, dans un cabinet d'amateur, posées sur un fond vert. Le- 
Paphos de M. Gorguet, dans de plus grandes dimensions, qui re- 



LA PEINTL'KE AUX SALONS DE 1896. 923 

présente aussi une scène de bain, toute moderne malgré le titre, 
témoigne d'une connaissance plus exacte de l'entourage naturel. 
Les nudités, souples et cliastes, juvéniles et éh'îgantes, sans au- 
cune des maigreurs ni des pauvretés à la mode, s'y mêlent, en 
d'heureuses attitudes, à des ligures de jeunes filles habillées. Il 
est regrettable que l'exécution de cette charmante composition 
soit, pour le coloris, incertaine et terne. Les progrès du jeune 
artiste s'y aflirment, dans le dessin et le style, d'une façon remar- 
quable; les baigneuses ne sont pas Grecques, mais le sentiment 
est presque antique. Parmi les adorateurs de la beauté plastique, 
M. Gorguet est évidemment l'un de ceux qui professent pour elle 
le culte le plus élevé et le plus pur, et qui sait le mieux composer 
un groupe. Je ne trouve la même vérité, dans la grâce, ni chez 
M. Lalyre, ni chez M. Paul Leroy, ni chez M. Tapissier, dont les 
groupes féminins ont pourtant du mérite. Il est vrai que tous ces 
artistes, comme M. Bouguereau, dans sa Vague, et M. Gérome, 
dans sa Veniez ont cherché la beauté idéale, et que plus hardis, 
que ces maîtres, ils ne se sont pas contentés d'une ligure isolée; 
on doit leur en tenir compte. 

Nous aimons trop, nous connaissons trop aujourd'hui les 
champs et les bois pour nous faire à ces paysages conventionnels 
dont nos portraitistes décorateurs, Largillière^ par exemple, 
accompagnaient leurs figures réelles, lorsqu'ils prétendaient 
encore les placer dans un milieu exact. Si on nous peint les gens 
en famille, nous les voulons vraiment en famille, dans leur logis 
vrai, dans un paysage vrai. On regarde, aux Champs-Elysées, 
quelques morceaux agréables dans ce genre. Une Conversation 
entre Amis dans un atelier, par M. Morisset, la Loge de M"'' Yvette 
Guilùert, par M. Alberti, et, dans de plus grandes dimensions, 
V Échec et Mat de M"" Beaury-Saurel, Loin de Paris de AP' Dela- 
croix-Garnier etc. . . Je rangerais volontiers dans la même catégorie, 
en y voyant un bon exemple de ce qu'un esprit délicat et poétique 
peut ajouter de charme à un ensemble d'images réelles par Tingé- 
nieuse adaptation du paysage, la grande toile, un peu trop grande, 
d'une tonalité grise et assourdie, très délicatement nuancée, de 
M. Paul Steck, Tendre automne. Le jeune homme assis au pied 
de l'arbre qui s'elfeuille, la jeune mère qui savance vers lui, 
avec un geste heureux, la fillette portant une grosse gerbe de 
fleurs, pressée contre sa mère, sinon les trois autres jeunes 
femmes, au fond de la prairie, qui s'effacent dans l'ombre tombée, 
toutes ces figures familières semblent bien des portraits et des 
portraits d'êtres aimés. Une sorte de mélancolie aimable, dans 
le recueillement du crépuscule et les décolorations de l'arrièr^- 



924 REVUE DES DEUX MONDES. 

saison, plane sur cette scène familiale qu'elle poétise et ennoblit. 
La toile décorative que M. Lucien Simon au Champ-de-Mars 
intitule la Peinture semble aussi une réunion de portraits. Près 
d'une fenêtre lai'gement ouverte sur la perspective d'un village, 
au bord d'un lac, un peintre, assis devant sa toile, a pour modèle, 
modèle indocile et agité, un baby que sa mère s'efforce de tenir à 
la pose, sur ses genoux, tandis qu'une jeune fille, debout entre 
eux, chercbe à amuser l'enfant. La silhouette attentive de l'ar- 
tiste travaillant dans l'ombre, les silhouettes mouvementées des 
jeunes femmes, en robes claires, se découpant sur les clartés de la 
campagne lointaine, ont fourni au peintre l'occasion de noter des 
oppositions ou des rapprochemens lumineux, d'une d('licatesse 
bien observée. Si lexccution générale n'est pas soutenue, d'un bout 
à l'autre, avec la résolution qui caractérise les œuvres défini- 
tives, et si même l'ou pourrait désirer plus d'éclat en certaines 
parties, la toile n'en reste pas moins charmante par son accent 
sincère et naturel. C'est de ce côté, à notre avis, que M. Lucien 
Simon, artiste très bien doué, mais encore inquiet et tâtonnant, 
ferait bien de porter son principal effort, car c'est, jusqu'à présent, 
dans ces groupemens de figures familières, qu'il s'est montré le 
plus personnel. Une inquiétude du même genre que celle qui 
trouble M. Lucien Simon, l'inquiétude propre aux intelligences ou- 
vertes et curieuses, toujours prêtes à comprendre les manifestations 
les plus diverses, dans le présent comme dans le passé, ne cesse 
d'agiter M. Blanche. Nous aurions tort de nous en plaindre, car c'est 
souvent avec un vrai charme qu'il nous a fait partager, par ses rémi- 
niscences heureuses, son enthousiasme éclecti({ii(' pour les maîtres 
anglais, flamands, hollandais, français, dont les charmes divers 
l'enivrent tour à tour. En nous montrant, dans la campagne, le 
vaillant paysagiste norvégien, Fritz Thaulow, rubicond, jovial, 
heureux, en blouse d'été, devant sa toile, avec sa femme et sa fillette 
derrière lui, tenant entre ses genoux son dernier baby, M. Blanche 
pense au maître de la clarté et de la santé, au grand Pierre-Paul, à 
Rubens ; on peut avoir de plus mauvaises pensées. Le groupe est vi- 
vant et charmant, avec des morceaux vifs et hardis, d'une fraîcheur 
exquise, comme le baby rose, habillé de rose, et le bon visage 
rose, tout épanoui, du peintre. L'accord avec le paysage, comme 
chez M. Simon, est parfait; il n'y manque de même qu'une déci- 
sion plus soutenue dans rensemi)le. Combien de peintres autour 
de MM. Simon et Blanche, à qui l'on pourrait adresser ces éloges 
et exprimer ces regrets! Il faut de la curiosité, de la variété, 
du dilettantisme, si l'on veut; pas trop n'en faut, cependant; 
sinon une heure arrive, parfois bien vite, où l'esprit médiocre et 



LA PEINTURK AUX SALOiNS DE 1800. 92o 

borné, mais décidé et actif, l'emporte sur l'esprit supérieur et 
ouvert, mais irrésolu et rêveur : c'est vrai dans la vie et c'est vrai 
dans l'art. On ne peut s'empêcher de retomber dans cette réflexion 
banale lorsqu'on assiste, chaque année, à la série nouvelle des 
tentatives brillantes et incoh(''rentcs auxquelles se livre, par 
exemple, M. Latouche, dont l'extraordinaire virtuosité ne cesse 
d'étonner, sans arriver à s'imposer, parce qu'elle n'a pu, jusqu'à 
présent, se lixer nulle part. Fragonard, Watteau, Tiepolo, Dela- 
croix, Ziem, Benjamin-Constant, Dagnan, les morts et les vivans, 
les académiques et les romantiques, sans parler des naturalistes 
et des impressionnistes. Toute une foule de réminescences s'agite 
dans cette imagination vive et allumée, sans qu'il en sorte autre 
chose que des feux d'artifice éblouissans et éphémères. M. La- 
touche avait débuté par des œuvres plus simples et plus saines; 
on retrouve son talent, sincère et ressenti, de dessinateur et de 
physionomiste; dans sa Réunion de portraits, une jeune femme, 
assise dans un parc, avec son nuiri et ses enfans. Ce jour-là, tou- 
tefois, ayant pensé à M. Besnard, M. Latouche adonné à sa figure 
principale une robe jaune, d'un ton si audacieux et si provocant, 
que l'éclat intempestif de cette étotfe triomphante compromet 
encore autour d'elle la fraîcheur souriante et la vérité des visages. 
Les portraits de figures isolées, en pied ou en buste, dans les 
deux Salons, sont extrêmement nombreux, comme toujours, et 
fréquemment réussis. Gomme portraits officiels, aux Champs- 
Elysées, le plus important, Sa Majesté l'Empereur de Russie 
Alexandre JII, à cheval, par M. Jean Rosen, est d'une exécution 
soignée et très précise. C'est aussi avec soin et avec précision 
que M. le Président de la République est représenté, dans le nou- 
veau Salon, en pied, par M. Rondel, et que, dans l'ancien, 
M . Félix Faure, chef de bataillon des mobiles de la Seine-Infé- 
rieure en -1870, se montre dans une petite toile rétrospective de 
M. Lemuenier. Images exactes, sinon très vives. Les amateurs 
de peinture s'arrêtent surtout devant M. Ricard, ancien garde 
des sceaux, peint par M. Bonnat. Le relief puissant du visage, 
l'épanouissement et la vivacité de la physionomie, l'exécution 
fermect libre des vêtemens et desfourrures, y affirment, à nouveau, 
la maîtrise de Tartiste qui, dans un portrait déjeune Anglaise, 
Mrs. Rodleij, traité en style anglais, prouve en même temps, à 
deux pas de là, la souplesse de son pinceau et son sentiment de 
l'élégance. Le Portrait de M. Brisson, président de la Chambre 
des députés, par M. Baschet, est d'une belle tenue, grave et digne, 
dans le style ferme et sobre qui convenait; celui du Général de 
Boisdeffre, par M. Victor Gilbert, sérieux et brillant. Parmi les 



926 REVUE DES DEUX MONDES. 

meilleurs, se trouvent naturellement ceux dont les modèles sont 
les plus chers au peintre, portraits de parens, d'amis, d'eux- 
mêmes, le Portrait de mon fils André, par M. Benjamin-Constant, 
d'une si mâle tenue, d'un dessin si ressenti qu'on pense, en le 
voyant, aux belles œuvres d'Ingres, celui de M. Carolus-Duran, 
parM.Henner, une étude fine, puissante, profonde, celui de Paul 
Zéro 2/, peintre aimable et doux, celui de M. Emile Motte, peintre 
belge, maladif et mystique, par eux-mêmes, tous deux d'une 
facture habile et appropriée aux caractères. Il y faut joindre 
encore le Portrait de M. B... si exact et si net, par M. Morot, 
deux fins portraits de M. Axilette {M. Paul Hervieu et M. Le- 
clanché), puis, quantité d'œuvres intéressantes ou fidèles, par 
MM. Cormon, Marec, Henri Boyer, Pille, Brunet, C. Leroux, 
Barthallot, Umbricht, Maxence, Jolyet, Joubert, etc. 

Au Champ-de-Mars même abondance relative, dans une note 
moins variée, et, sauf exceptions, dans un style coloré, plus libre 
ou plus lâché, avec une recherche du beau coup de brosse cou- 
lant et facile. Le portrait inachevé à' Alexandre Dumas, par 
M. Roll,est une esquisse vigoureuse et passionnée d'un sentiment 
si intense et d'une expression si forte qu'on ne saurait désirer 
mieux. La sympathie cordiale et supérieure de M. Carolus-Duran 
a aussi bien compris la physionomie réfléchie de M. Georges Leygues 
que la physionomie ardente de M. Paul Déroidède,etM. René Mé- 
nard, dont les progrès sont rapides, a caractérisé deux amis, deux 
peintres, MM. Lucien Simonei Cottet, avec une franchise et une cha- 
leur remarquables. M. Zorn s'est entrevu lui-même, assis, en blouse 
blanche, dans son atelier, sous une lueur glissante et caressante; 
c est un des meilleurs spécimens de son talent si particulier. 
Les étrangers, d'ailleurs, dans les deux Salons, rivalisent avec 
nous sur ce terrain. Les Anglais, notamment, aux Champs-Elysées 
ont remporté d'éclatantes victoires. Le Portrait du colonel 
Anstrutlier Thomson, acquis pour le Musée du Luxembourg, par 
M. Lorimer. celui de M. P.L... par M. Orchardson, celui de Jo/m 
Poison Esq., par M. Lockhart, y représentent l'école britannique 
dans toute sa sincérité, sa précision, son intime énergie. Au 
Charap-de-Mars, on remarque le Docteur Roux, une figure vive et 
nerveuse, par M. Edelfelt, le Docteur Grier, d'une physionomie 
singulièrement fine et résolue sous ses cheveux grisonnans, par 
M""CeciliaBro\vn, de Philadelphie, et quelques toiles de MM. Sar- 
gent, Verheyden, etc. 

Les femmes, les belles et les jeunes, et les autres aussi, ont 
porté bonlieur, cette année, à quelques-uns de leurs portrai- 
tistes ordinaires ou extraordinaires. C'est, d'une part, MM. Hum- 



LA PEINTUHE AUX SALONS DL I8'JG. 927 

bert {M"" P. S... et M"" Héglon, deux Parisiennes, d'un 
monde différent, toutes doux vivantes, souriantes, charmantes, 
peintes avec une aisance de pinceau Lion française et bien rare), 
M. Jules Lefebvre (M"'' C... une jeune iille rose et fraîche, en 
robe blanche et fraîche, d'une grâce ingénue en sa tenue dis- 
crète), M. Benjamin-Constant, M. Vollon fils, M. de Quinsac, 
avec des dames en pied, aux toilettes éclatantes, d'une exécution 
forte ou brillante, M. Paul Dubois (la Vicomtesse de M..., ai 
M'"" J. C.., deux études psychologiques autant que pittoresques, 
dignes des précédentes), M. Ghartran (M""' Sarah Bcrnhardl dans 
(( Gismonda »), M. Ernest Hébert (une dame brune, décolletée en 
buste), puis, avec de savoureuses peintures, à mi-corps ou en buste, 
MM. Franzini d'Issoncourt, Gabriel Ferrier, ^Machart, Comerre, 
L. Glaize, Aviat, etc., auxquels se joignent nombre d'artistes 
féminins, M""'^ ou M"" Fontaine, Delorme, Houssay, Leudet, etc.. 
G'est, d'autre part, parmi les Français, MM. Carolus-Duran, 
Aman-Jean, Courtois, Edmond Sain, Prouvé, etc., et, parmi 
les étrangers, MM. Charles Giron, Humphreys Johnston, Bol- 
dini, etc. 

Il n'y a plus guère aujourd'hui, Dieu merci! de spécialistes en 
peinture. Les bons portraitistes, à leurs heures, sont de bons 
paysagistes, et vice versa. Quant aux peintres de figures rustiques 
ou mondaines, de scènes familières ou mondaines, c'est pour eux 
le premier devoir de savoir analyser une physionomie et d'en- 
tourer leurs personnages d'un décor extérieur ou intérieur qui 
s'adapte à leur caractère et exalte ou affine leur expression. Les 
uns sont plus figuristes, les autres plus paysagistes ou plus déco- 
rateurs, et, suivant leur tempérament, c'est l'action ou c'est le 
théâtre qui domine dans leurs œuvres ; il suffit que le théâtre et 
l'action soient bien faits lun pour l'autre. M. Duvent, par exemple, 
aurait été déjà remarqué pour la belle disposition et la juste colo- 
ration de son intérieur deglise bretonne, à vitraux peints, lors 
même qu'il n'eût pas accentué le recueillement du lieu par la 
présence de pieux paysans à genoux qui chantent : Le Seigneur soit 
avec nous! Les figures ajoutées sont très bonnes, simples, à leur 
place ; l'expression de l'œuvre s'en trouve doublée et exaltée, 
puisque la poésie humaine s'ajoute à la poésie architecturale. 
Même animation heureuse de l'intérieur simple et de la lumière dis- 
crète dans le Pour la procession (des fillettes habillées par des reli- 
gieuses) de M. Boquet. Chez M. Lomon, très habile vernisseur de 
lambris éclataus, la boiserie, trop dominante, commence à écraser 
XdiFemtne à sa toilette. Pour ces jeux de lumière dans les intérieurs, 
sur les étoffes et sur les visages, MM. Bréauté, Paul Thomas, 



928 REVUE DES DEUX MONDES, 

d'une part, et, d'autre part, MM. Berton, Tournés, Rosset-Granger, 
continuent à montrer leur délicate virtuosité. 

M. Jules Breton est un des maîtres infatigables qui, l'un des 
premiers, a compris ce qu'il y avait de force et de séduction dans 
l'association intime du paysan vrai et de son paysage local. Que 
ses Artésiennes se mettent à la besogne dès l'aurore, ou qu'elles 
se reposent, à la chaleur du jour, on sent qu'elles vivent dans la 
plaine, bien chez elles, à leur aise, dans l'atmosphère saine, mêlée 
de brumes et de rayons, à qui elles doivent leurs allures vives et 
leurs visages pensifs. Un délicat accord du même genre retient 
les yeux sur les Souvenirs de Bretagne, par M. Edmond de Palé- 
zieux (les adieux d'un marin et d'une paysanne au bord de la 
mer). Le paysage et les gens s'y associent naturellement et s'y 
complètent. Il est à remarquer que parmi les bretonnans d'au- 
jourd'hui, se trouvent beaucoup d'étrangers. M. de Palézieux est 
Suisse, M. Bulfield est Anglais, M. Marinitsch est Autrichien ; 
tous deux connaissent leurs marins de Bretagne et peignent bien 
les loups de mer, hérissés et tendres, brutaux et bonasses, lors- 
qu'ils se rencontrent en terre ferme, par des jours brumeux, dans 
quelque boutique ou cabaret bas et obscur [Chez le Barbier; les 
Trois Pilotes). On regrette que les intentions ethnographiques, 
plus étendues et plus ambitieuses, qu'on constate et qu'on ap- 
prouve dans les grandes peintures de M. Deyrolle {La Proces- 
sion), et de M. Chigot {Pèlerinage de Saint-Jean-sur-Mer) , n'y 
aboutissent pas à un efî'et plus soutenu pour l'ensemble, ni à 
des rendus plus fermes et plus expressifs dans la détermination 
des types. M. Dagnan a cependant donné sur ce point des exem- 
ples qu'on pourrait suivre. 

Il faut aller au Champ-de-Mars pour trouver une intelligence 
plus profonde et plus virile des naïvetés héroïques de la vieille 
race armoricaine. Toutes les études au Pays de la mer, incom- 
plètes et brutales, par M. Cottet, ont un accent de rudesse forte et 
gaucho qui, malgré tout, retient autant qu'elle étonne. Quelques- 
unes, comme lu Vieille aveugle, ont une sorte de grandeur sau- 
vage qui sent son primitif, et la peinture, d'une matière forte et 
grasse, est tout imprégnée de cette chaleur intense, si rare en ce 
temps d'anémie, que nous avions signalée, dès le début de l'ar- 
tiste. M. Cotlct, évidemment, tâtonne et se débat, dessinateur 
incertain, sous le poids même de l;i matière abondante et géné- 
reuse, mais opaque et lourde, dans laquelle il taille plus qu'il ne 
modèle ses figures massives; on peut espérer que son tempéra- 
mont robuste sortira victorieux de cet honorable labeur. Malgré 
ses insuffisances, ce tempérament est, d'ailleurs, si marqué que, 



LA PEINTURE AUX SALONS KK ISOC. 929 

par sa seule générosité native, il exerce imc action utile autour 
de lui. On en peut voir les effets, pas très heureux encore, dans le 
Pardo7i de Tronoan Lanvoran où M.Lucien Simon, troublé par son 
ami, exagère ses naïvetés et ses lourdeurs. On en constate de bien 
plus satisfaisans dans le portrait même de M. Collet, par M. Uené 
Ménard, dont nous avons déjà parlé. (Juc M. Cottet et ses amis 
ne se découragent donc pas, qu'ils s'assouplissent et qu'ils se 
complètent en suivant cette voie franche et droite: pourvu qu'ils 
nous délivrent, dans les paysanneries, du sentimentalisme ro- 
manesque et de la peinture vaporeuse, ils seront bénis. 

Aux Champs-Elysées, d'ailleurs, on sent bien aussi, çà et là, le 
besoin d'en revenir, dans les sujets réels, à une exécution plus 
réelle, plus forte, plus colorée. M. Bordes, qui est un bon por- 
trait (Po/-/rfl// de M. Jean Aicard) et qui a fait d'estimables tableaux 
d'histoire, affirme ses qualités de compositeur et de peintre dans 
le Laboureur et ses en fans. On voit là, dans un intérieur rustique, 
très fermement brossé, un visage de vieux paysan à l'agonie et 
quelques autres campagnards d'un caractère juste et hardiment 
poussé. La douleur intense et naïve des deux jeunes époux con- 
templant, tout hébétés, le Berceau vide, après l'enterrement de 
l'enfant, par M. Buland, est exprimée simplement, avec force, 
d'une façon poignante. Le Joueur de vielle de M. Décote est une 
étude, ferme et ressentie, de la misère parisienne, dont quelques 
autres types, bien vus et bien rendus, se meuvent sur les seconds 
plans de DevaritSaint-Snlpice par M. Besson. MM. Décote et Besson, 
déjà remarqués l'an dernier, ont de vraies qualités de peintres. 
Au Champ-de-Mars, en dehors de MM. Cottet et Simon, il n'y a 
guère (chose singulière!) dans ces sortes de sujets, de peinture 
généreuse et savoureuse, si ce n'est le Pèlerinage de M. Dauchez, 
paysage crépusculaire, un peu difficile à pénétrer, mais d'une 
harmonie douce et profonde avec quelques figures fort expressives. 
En général, chez les rustiques ou rusticisans, ce sont les tradi- 
tions de Bastien Lepage ou de Meissonier qui dominent encore, 
c'est-à-dire l'analyse attentive plutôt que la synthèse chaleureuse, 
le dessin minutieux plutôt que la coloration large, avec une 
certaine tendance à la sécheresse et à la pauvreté dans le ma- 
niement du pinceau. MM. Priant et Muenier, les plus intéres- 
sans, dont les études, précises ou poétiques, sont toujours ingé- 
nieuses, soignées, délicates, ne se sont pas encore assouplis et 
réchauffés, en mûrissant, autant que la fait M. Dagnan et le 
plaisir qu'on éprouve à voir leurs toiles serait singulièrement 
accru si l'œil y trouvait, dans la facture, plus de vivacité et plus de 
liberté. Ils ont, ce semble, moins profité de leur séjour au milieu 

TOME cxxxv. — 1896. ^9 



93(1 REVUE DES DEUX MONDES. 

des virtuoses du pinceau, fort nombreux au Ghamp-de-Mars, 
que les élèves même de Meissonier, MM. Charles Meissonier, 
Lucien Gros, Moutte, par exemple, plus soucieux que par le passé 
de l'enveloppe colorante et de l'agrément coloré. Le Poste de 
r éffuipageàbordâu « Mc/<7?/A//r/)),par M.CharlesMeissonier, est un 
excellent morceau de peinture, où l'on ne trouve plus trace des 
anciennes duretés. Les idylles bretonnes de M. Lucien Gros, no- 
tamment le Cidre nouveau et la Bannière, les études de M. Moutte, 
témoignent d'un effort réfléchi et heureux dans le même sens. 
Quant à M. Steinheil, l'archéologue, historien exact et peintre 
habile, c'est aux Champs-Elysées, où il est rentré, qu'on peut 
juger son talent 'savant et sûr dans le Vénitien et \e'& Trois avis. 

Pour la ferme et y'wa manœuvre du pinceau, pour l'intensité 
et la pénétration de vues qu'ils apportent dans l'observation 
même des choses familières, les étrangers sont toujours bons à 
consulter dans les deux endroits. Nous avons déjà parlé des Bel- 
ges, MM, Struys et Luyten. Nous aurions pu y joindre M. Léon 
Frédéric, dont les études, âpres et rudes, ont toujours d'admira- 
bles naïvetés et M. Leempoels qui demande aussi conseil aux 
honnêtes primitifs. Qu'on regarde certains Anglais, M. Joy avec 
son intérieur à' Omnibus de Baysrvater, rempli de voyageurs si 
britanniques, M. Lorimer,avec son Mariage de convenance^ quel- 
ques [Espagnols, notamment les vives esquisses de M. Sorolla y 
Bastida [le meilleur Berceau; la Bénédiction de la Barque), quel- 
ques Allemands, déjà connus, mais toujours intéressans, 
MM. 'Liebermann [la Fin de la Journée) et Kuehl [Vieille Bou- 
cherie d Lubeck), on reconnaîtra que, si la plupart d'entre eux 
ont fait leur éducation à Paris et profité de nos enseignemens, 
ils ne tardent point à nous rapporter, en échange, de chez eux, 
un regain de santé et de vitalité qui peut aussi nous être utile. 

Dans la plupart de toutes ces représentations de la vie mo- 
derne, le paysage tient une grande place, et les artistes qui peu- 
vent prendre leurs coudées franches, les exposans du Champ-de- 
Mars, ne manquent pas de joindre à leurs études d'atelier leurs 
études en plein air. Beaucoup de spécialistes s'en tiennent encore, 
cependant, au paysage désert ou peu peuplé, soit exact, soit poétisé 
et, parmi eux, se rencontrent des maîtres et des apprentis d'un grand 
talent. Le magnifique panneau, la Loire, dans lequel M. Harpi- 
gnies, avec une maturité paisible et fière, semble avoir résumé, 
dans un style à la fois ferme et nuancé, toute la science acquise 
durant une laborieuse et heureuse carrière, a pu légitimement 
disputer la médaille d'honneur aux belles œuvres de MM. Heuner 
et Benjamin-Constant. Le Val de Lavardin, par M. Busson où 



LA PKIISTUUI': AUX SALONS DE 180G. 931 

se concentrent aussi toutes ses qualités aulérieures, afiirme de 
même, par sa forte et chaleureuse tenue, ce que la bonne nature 
sait conserver de saule et de belle force chez ceux qui vivent d'elle 
et qui vivent en elle. A côté de ces nobles vétérans, en tête des- 
quels marche toujours M. Français, suivi de MM. Bernier, Mi- 
chel, Zuber, etc., d'autres artistes, d'âges divers, maintieiment la 
tradition du paysage français, le paysage de Claude Lorrain, de 
Joseph Vernet, de Paul Huet, de Corot, le paysage conscien- 
cieusement étudié, mais puissamment résumé dans son effet prin- 
cipal et général, le paysage expressif et poétique, mais d'une 
expression qui prend tous ses moyens dans la vérité et d'une 
poésie dont tous les élémens sont des élémens réels et qui satis- 
fait à la fois nos deux passions instinctives et simultanées, la 
passion de vérité et la passion d'éloquence. S'il est dangereux de 
se livrer trop exclusivement à la première, qui se peut réduire à 
l'observation sèche et matérielle des choses, et bien plus encore 
de s'abandonner complètement à la seconde, qui mène à la rhé- 
torique creuse et vague, il est toujours bon de les faire vivre en- 
semble. 

Parmi ceux qui résument avec le plus de force ou d'éclat aux 
Champs-Elysées des impressions graves et approfondies, devant le 
paysage silencieux et désert où l'esprit se laisser librement aller 
à la contemplation, MM. Leliepvre [Seiitier au 'printemps, Prairie 
avec arbres) ; M. Demont avec sa Terre promise,(\\\'\\ accompagne 
d'une étude originale, hardie et juste, le Temps d'Équinoxe; 
M. Didier-Pouget {la Lande aux Bruyères) ; MM. Gosselin, Wallet 
Nozal (sans parler de M. Pointelin, qui renouvelle toujours, par 
de délicates variations, son motif favori), ont paru tenir le meil- 
leur rang. M. Réalier-Dumas, en rêvant, dans l'angle d'un atrium 
de ville antique, à Pompéi, nous a donné un bon spécimen de 
paysage architectural. C'est encore là, cet exemple et bien d'autres 
nous le prouvent, une de nos traditions nationales auxquelles nous 
aurions le plus grand tort de renoncer. Nous avons eu toujours 
du goût, bien avant Lorrain et Poussin, pour le paysage bâti, 
pour l'architecture combinant ses effets avec ceux du ciel et de la 
verdure. Les miniatures de Jehan Foucquet, celles des frères de 
Limbourgoude leur école, nous en offrent, au xv^ siècle, les plus 
admirables exemples, et l'on peut même remonter au delà. Le 
tardif, mais si juste et si nécessaire retour d'admiration qui s'est 
opéré, de notre temps, dans les esprits sains ou cultivés, vers nos 
grandes œuvres architecturales et sculpturales du moyen âge, doit 
encourager nos jeunes artistes à leur donner la place qu'elles 
méritent dans leurs contemplations de voyageurs. QueM. Réalier- 



932 REVUE DES DEUX MONDES. 

Dumas applique à des ruines françaises sa juste et forte vision, 
il y trouvera des spectacles suffisamment merveilleux pour n'a- 
voir pas besoin de recourir aux apparitions surnaturelles. L'au- 
réole dont il illumine un fragment de statue dans Pompé t. est une 
superfétation bien inutile; la réalité, justement admirée et chau- 
dement interprétée, en pareil cas, sulfit. On ne sent pas assez peut- 
être de cette chaleur dame devant les monumens, ces témoins 
pensifs et souvent accusateurs de l'activité et de l'instabilité hu- 
maines, dans les Ruines du château d'Angles, par M. Pierre Ballue, 
dans Villeneuve-lè s- Avignon, par M. Camille Dufour, dans les 
Brouillards du matin au Petit-Andely,])i\v^\. Simonnet, dans le 
Mont-Saint-Michel , par M. Noirot; néanmoins, ce sont toutes là 
des études sérieuses et intéressantes, dont le nombre s'accroît 
heureusement chaque année. Aucun effort individuel n'est perdu 
pour la vie universelle. Ce seront peut-être les pochades des paysa- 
gistes et les instantanés des cyclistes qui, en répandant la con- 
naissance de notre admirable passé, contribueront plus effica- 
cement que les études des archéologues et les protestations des 
lettrés à protéger, contre l'indifférence ou la sottise, et à sauver ce 
qui nous reste encore de notre patrimoine national et de nos gran- 
deurs historiques. Faut-il ajouter que le passé familier et popu- 
laire, tout ce qui exprime l'individualité d'une race ou d'une 
génération, nous parait aussi vénérable que le passé monumental? 
Faut-il dire que tous les paysagistes faisant halte dans les ruelles 
ou sous les remparts des vieilles villes, sous Féternel rajeunisse- 
ment des aurores joyeuses et des crépuscules mélancoliques, 
nous semblent aussi accomplir une œuvre pie, et, quand ils sont 
en France, une œuvre nationale? Les études de MM. Petit-Jean, 
Gagliardini, Allègre pour la France, de MM. Rigollot pour l'Al- 
gérie, de MM. Bompard, Saint-Germier pour l'Italie, et bien d'au- 
tres que nous ne saurions énumérer, rentrent dans cette inté- 
ressante catégorie. Au Champ -de -Mars, MM. Cazin, Raffaelli, 
Billotto, Thaulovv, pour la France, Willaerts et Baertsoen pour la 
Belgique, etc., nous offrent, dans ce genre, des séries particulière- 
ment remarquables. 

Quant aux paysagistes simples, à ceux qui veulent seulement 
nous dire ce qu'ils ont éprouvé de gaîté ou de tristesse, de surprise 
ou d'étonnement, de charme passager ou de profond ravissement 
devant un coin du vaste monde, la foule en est grande et leurs fa- 
çons de sentir et leurs manières de rendre sont si variées qu'il 
faudrait des pages nombreuses pour les analyser. Beaucouj) de 
ces notations vi^es et rapides sont bien près d'être des chefs- 
d'œuvre. La plupart sans doute resteront à l'état d'indication et 



LA PEINTURE AUX SALONS DE 1896. 933 

ne se transformeront jamais en tableaux; mais ([n'importe? La 
valeur de l'œuvre ne se mesure point à la dimension. Un accent 
sincère, nouveau, vif, tendre ou passionné, suffit à sauver de 
l'oubli un panneau grand comme la main. Combien d'esquisses 
ou de croquis, chez les grands artistes, valent mieux que leurs 
œuvres achevées, à plus forte raison chez les artistes ordinaires! 
Prenons donc nos contemporains, curieux et chercheurs, inquiets 
et sensibles, pour ce qu'ils ont; s'il en est peu qui aient la force de 
couper et de lier, dans le champ de nature, de très grosses gerbes, 
il en est beaucoup qui savent y assembler de délicieux bouquets 
et cueillir des fleurs délicates. Prenons leurs bouquets et respi- 
rons leurs fleurs. Qu'on regarde, ici près, les toiles de MM. Quost, 
Guillemet, Hareux, Dameron, Quignon, Yon, Sébilleau, Masure, 
Desbrosses, Paulin Bertrand, Tanzi, Isenbart, Japy, Le Sénéchal, 
Maincent, Ravanne, Barillot, Bail, Biva, Kreyder etc.; et là-bas, 
celles de MM. Dinet, Gustave Colin, Montenard, Dauphin, Harri- 
son, M. Eliot, Dumoulin, Damoye, Courant, Chudant, VictorBinet, 
Baud-Bovy, Burnand, Barrau, Zakarian, Stengelin, H. Saintîn, 
Rusinol, Moullé, Lobre, Lecamus, Latenay, Jettel, Iwill, Georges 
et Lucien Griveau, Durst, Cabrit, etc., on sera surpris et ravi 
du nombre d'impressions nouvelles ou renouvelées, souvent tra- 
duites en un style sincère et personnel, que nos contemporains 
ont éprouvées devant les multiples spectacles des climats divers 
et des saisons changeantes, et qu'ils ont éprouvées assez vivement 
^t fortement pour nous les faire partager. 

George Lafenestre. 



REVUE LITTÉRAIRE 



MARGUERITE DE NAVARRE 

D'APRÈS SES DERNIÈRES POÉSIES 



Les érudits sont des gens heureux. Confinés dans des études spé- 
ciales, ils goûtent sans remords ces jouissances d'une intensité extra- 
ordinaire que les autres hommes sont réduits à attendre de la satis- 
faction d'une manie ou d'un vice. Et la Pro\ddence les tient en sa 
protection. Elle sème sous leurs pas les jolies trouvailles et les bonnes 
fortunes : on ne cite pas un chercheur de quelque mérite qui n'ait fait 
un certain nombre de découvertes non sans prix. Son action éclate avec 
évidence dans la découverte de l'important manuscrit que M. Abel Le- 
franc vient de retrouver et de publier. Ce manuscrit n'était pas enfoui 
en de lointaines archives. Il ne se dissimulait pas en des cachettes 
mystérieuses. Il s'offrait bien plutôt à la curiosité des chercheurs. Il 
sollicitait leur attention. Il était à la disposition de tous, à la Biblio- 
thèque nationale, où il figure au catalogue des manuscrits français sous 
son vrai titre : Les dernières œuvres de la Reine de Navarre, lesquelles 
n'ont encore esté imprimées. Il a échappé à tous ceux qui en ces cinquante 
dernières armées ont multiplié les travaux sur la vie et les œuvres de 
la sœur de François P"". Ils ont passé à côté de lui et ils ne l'ont pas 
vu. Car l'heur de cette trouvaille était de tout temps réservé à M. Le- 

(1) Les dernières poésies de Marguerite de Navarre, publiées poui" la première 
fois par Abcl Lefranc, secrétaire du Collège de France, 1 vol. in-8° (Colin). Publica- 
tion de la Société d'Histoire littéraire de la France. 



REVUE LITTÉUAIKE. 93o 

franc, comme au plus consciencieux et au plus sagace des éditeurs. 

Ce sont dix mille vers qui s'ajoutent à l'œuvre de la Reine de 
Navarre. Hâtons-nous de dire qu'ils n'ajoutent aucun éclat nouveau à 
la couronne poétique de la ((Marguerite des princesses », et que pour la 
littérature elle-même l'acquisition est à peu près nulle. L'auteur de 
V Hep taméron était aussi peu qu'il est possible un écrivain: elle ne s'est 
pas souciée de l'être. Elle n'attache aucune importance à ses composi- 
tions littéraires. Grande voyageuse, elle écrit dans sa litière, « en allant 
par pays », pour diminuer l'ennui de la route. Ou encore, les mains occu- 
pées à un ouvrage de tapisserie, elle dicte tout à la fois à .1 eau Frotté une 
lettre d'affaires, et à un autre secrétaire une chanson spirituelle ou un 
conte : elle ne se croit pas pour cela une émule de César. Elle est tout à 
fait dénuée du sentiment de la forme ; elle ne l'a pas plus dans sa prose 
que dans ses vers. Mais sa prose n'est que sa conversation mise par 
écrit. Or celle qui s'est elle-même désignée sous le nom de Parlamente 
avait au plus haut degré le goût de la conversation ; elle y apportait la 
grâce et la vivacité de son esprit; en outre, dans la conversation de la 
bonne société d'alors se reflétaient les élégances venues d'Italie. Cela 
explique le tour plus moderne et, à tout prendre, la grande supério- 
rité de VHeptaméron. Dans ses vers Marguerite se réfère à des modes 
plus anciennes, aux formes surannées et usées du moyen âge. Prolixe 
et subtile, elle se perd en de monotones et d'interminables développe- 
mens; elle noie l'idée sous le déluge des mots ; elle éteint la hardiesse 
de la pensée et gâte la sincérité du sentiment par le style qui est lâche 
et l'expression qui est sans couleur. Je sais bien que son nouvel édi- 
teur n'en convient pas, et qu'il lui arrive de traiter ces poésies d'admi- 
rables. C'est qu'il a eu la peine de les déchiffrer. S'U. avait eu seulement 
l'ennui de les lire, il avouerait avec tout le monde qu'elles sont insi- 
pides. Mais elles remettent en lumière la figure de cette femme d'élite 
à qui les lettres, les arts, la pensée hbre, la haute culture sont rede- 
vables de tant de services. Elles nous initient aux préoccupations qui 
emplirent les dernières années de la vie de Marguerite. Elles nous font 
connaître au juste l'état de cette âme à la veille de la grande épreuve. 
Elles nous aident par là à démêler les traits essentiels de sa nature 
et à mieux comprendre de quelle manière et dans quel sens elle a agi 
sur son époque. C'est plus qu'il n'en faut pour justifier cette publi- 
cation. 

Cette fin de vie, c'est le soir mélancolique d'une journée battue de 
plus d'un orage. Toutes choses font en même temps défaut à la pauvre 
reine : elle est à un de ces tournans de l'existence où il semble qu'il 
y ait une conjuration de la destinée pour faire de toutes parts blessure 
à notre cœur. EUe apprend, quinze jours après l'événement dont nul 
n'avait osé lui porter la nouvelle, la mort de François P^ Elle voit après 



936 REVUE DES DEUX MONDES. 

de longues et pénibles négociations se conclure pour sa fille Jeanne 
d'Âlbret un mariage qu'elle désapprouve. Elle souffre, tant de la con- 
duite politique de Henri d'Albret qui essaie de traiter avec Charles-Quint, 
que des infidélités de ce mari trop jeune et trop aimé. Elle est humiliée 
par l'attitude plus que froide de Henri II à son égard, inquiète même 
pour sa situation financière. Ajoutez qu'elle assiste depuis quelque 
temps à un redoublement de persécution religieuse et qu'elle est 
cruellement déçue dans ce rêve de tolérance qu'elle avait fait. Mais la 
douleur qui prime toutes les autres est celle que lui cause la perte de 
ce frère pour qui elle avait poussé l'affection jusqu'à l'adoration et 
jusqu'au culte. Elle s'enferme au monastère de Tusson, où pour lors 
elle se trouvait, et y passe quatre mois dans une retraite « la plus austère 
qu'on eût su voir », n'interrompant ses méditations que pour aller h 
l'église s'agenouiller sur les dalles du chœur ou chanter avec les 
reUgieuses. Depuis, elle erre de ^dlle en ville, promenant son deuil de 
Nérac à Mont-de-Marsan, de Lyon à Pau, sans plus nulle part retrouver 
le calme, pareille à un vaisseau désemparé et se comparant elle-même 
au « navire loing du vray port assablé. » Un même regret occupe sa 
pensée. Une même image est présente à son souvenir. Elle est partout 
dans les vers que dicte Marguerite à cette époque, dans la Comédie sur 
letrespas du Roy à quatre personnages , dans le poème intitulé bizarrement 
le Navire, sorte de « consolation » où le roi défunt apparaît à sa sœur 
et s'efforce de la consoler. C'est elle encore qui clôt le long poème des 
Prisons de la reine de Navarre. Image singulièrement différente de la 
réaUté, mais vue à travers la douleur, épurée, spirituahsée, éclairée 
comme d'une lumière surnaturelle. Car à mesure qu'elle se sent plus 
près du terme, Marguerite devient insensible aux intérêts d'ici-bas, 
s'attache de toute son âme aux espérances de la vie future, adhère de 
toutes ses forces aux dogmes de la foi catholiqu'e qui a toujours été la 
sienne. Par là elle ne dément pas saAde précédente, mais elle en dégage 
plutôt la signification. C'est ce qu'il peut y avoir intérêt à montrer. 

On se fait, encore aujourd'hui, du caractère de Marguerite de Na- 
varre, ainsi que de son rôle littéraire, une idée fausse. On se la repré- 
sente ordinairement sous les traits d'une princesse instruite, spirituelle, 
élégante, capable au besoin de traiter avec adresse, courage et déci- 
sion les plus grandes affaires, mais d'ailleurs, comme une duchesse 
d'Étampes ou une Diane de Poitiers, libre en ses propos, d'esprit léger, 
de mœurs faciles et même galantes. C'est la légende, mais une légende 
que des recherches dont les résultats sont acquis à l'histoire n'ont pas 
suffi à détruire. Car sans doute le vrai a en soi une force d'expansion 
qui lui est essentielle ; mais de son côté la légende a une vertu merveil- 
leuse pour couvrir, cacher et enfin étouffer la vérité. 

Comment s'est formée la légende de Marguerite? Il n'est pas très 



REVUE LITTÉRAIKE. 937 

malaisé de l'apercevoir, et les élémens en sont assez faciles à démêler. 
C'est d'abord qu'on l'a jugée d'après le milieu et le temps où elle a 
vécu et qu'on lui a prêté les mœurs de son entourage. Elle-même a 
rendu la confusion possible par certaines complaisances que lui a ar- 
rachées sa passion pour son frère. Ne la voyons-nous pas se faire la 
confidente des amours du Roi, prêter la main à ces intrigues, vivre en 
bonne intelligence avec ses maitresses, composer des devises pour la 
comtesse de Chàteaubriant, dédiera la duchesse d'Étampes son poème 
de la Coche? C'est ensuite qu'elle a été victime tout ensemble de l'affec- 
tion des UDs et de la haine des autres. Marot la célèbre dans ses vers; 
et il a suffi de cette fiction idéale, pour qu'on fit entrer dans l'histoire 
le roman des amours de la princesse et du poète. D"autre part les 
sympathies de Marguerite pour la Réforme la désignaient aux calom- 
nies des dévots. Après qu'elle eut publié le Miroir de l'âme pécheresse, 
suspect d'hérésie, un moine fanatique propose de la mettre dans un 
sac et de la jeter au fond de la Seine, les écoliers du Collège de Na- 
varre représentent une farce allégorique oi^i elle est figurée sous les 
traits d'une furie. La haine ne choisit pas ses aîmes : on alla jusqu'à 
incriminer la tendresse de Marguerite pour son frère. Enfin, grâce à la 
confusion des noms, un peu de l'infamie de sa nièce, Marguerite de 
France, première femme de Henri IV, a rejailli sur elle. C'est ainsi 
que le pamphlet, la poésie, le roman ont concouru à former un type 
de convention qui s'est accrédité. La véritable Marguerite est très dif- 
férente : honnête dans un temps où l'honnêteté passait à peine pour 
vertu, sérieuse en dépit d'une humeur hbre, vive, enjouée, et enfin 
pénétrée du sentiment de sa dignité de femme et de reine. 

Le trait dominant de son caractère est l'ouverture et la curiosité de 
l'intelligence : elle a le goût des idées; en jargon d'aujourd'hui, nous 
dirions qu'elle fut une « intellectuelle ». Ce goût pour les choses de 
l'esprit s'annonce chez elle de bonne heure et remplit son enfance 
studieuse. Elle veut tout savoir, et par là elle est bien de son temps, 
de ce XVI'' siècle dont la marque est l'universelle curiosité. « Madame, 
lui dit en plaisantant son directeur de conscience, l'évêque Briçonnet, 
s'il y avait au bout du royaume un docteur qui pût par un seul verbe 
abrégé apprendre toute la grammaire autant qu'il est possible d'en 
savoir, et un autre la rhétorique, et un autre la philosophie, et aussi 
les sept arts hbéraux, vous y courriez comme au feu. » Elle y courut 
en effet, et elle s'y brûla. Ce n'est pas chez elle une simple velléité, 
une confuse aspiration. Elle a compris véritablement ces lettres 
qu'elle aimait. Elle a été pour elles une protectrice éclairée, beaucoup 
plus que François P"". Elle a discerné ou deviné les plus grands esprits 
de son temps. Elle a poussé ce plaisir de comprendre jusqu'aux extrêmes 
hmites, jusqu'au point oîi il devient un obstacle qui nous empêche 



938 REVUE DES DEUX MOiNDES. 

d'arrêter notre opinion, de choisir, et de juger. Elle se définit « une 
qui s'est toujours laissé gagner à tout le monde. » Elle entre naturel- 
lement dans l'opinion d'autrui et va d'elle-même se placer au point de 
\Tie de son interlocuteur, tour à tour amusée par la frivoUté des mon- 
dains, séduite par l'esprit des libertins, gagnée par l'austérité des 
Réformés. Le spectacle mouvant des idées est pour elle un charme- 
La conversation est pour elle un besoin. La discussion l'attire et la 
ra^it d'autant plus qu'elle porte sur des questions plus abstraites. 
Jusqu'aux derniers jours, son étude de prédilection, celle qui n'a cessé 
de passionner son esprit, c'a été la théologie. 

Un autre trait de cette nature, c'est la tendresse du cœur. Margue- 
rite a besoin moins encore d'être aimée que d'aimer. Elle se dévoue 
à ceux qui l'entourent et qui souvent la récompensent mal de ce 
qu'elle fait pour eux. Elle se prodigue pour ses amis. Elle les défend 
avec un zèle infatigable. Dans son esprit si ouvert à toutes les idées, 
l'idée seule de la haine n'entre pas. Elle devance, par bonté naturelle 
et effusion spontanée du cœur, cette doctrine de la tolérance qui plus 
tard sera chez nous le résultat de déductions philosophiques. Elle est 
charitable et pitoyable à toutes les formes de la souffrance. La plus 
grande partie de ses ressources passe en libérables et en aumônes. 
La première fondation faite à Paris d'un hôpital réservé aux enfans est 
son œuvre. Telle est cette complexion d'une âme qui aime à aimer. 

Ce mélange de la curiosité de l'esprit et de la tendresse du cœur, 
c'est par où tout s'explique chez la reine de Navarre. Et d'abord son 
mysticisme, s'il est vrai que le mysticisme consiste à introduire l'ima- 
gination dans le domaine de la foi et le romanesque dans la piété. Mys- 
tique, Marguerite l'a été de toutes les manières, et des plus vulgaires 
comme des plus raffinées. Elle croit aux pressentimens, aux songes et 
aux apparitions. « Le jour que le roi François lui fut ôté, dit Sainte- 
Martbe, elle rêva qu'elle le voyait pâle et abattu qui, d'une faible voix, 
l'appelait : « Ma sœur, ma sœur. » Plus tard, un an après le mariage 
de sa fdle, elle \dt apparaître en songe une très belle femme, vêtue 
de blanc, qui tenait à la main une couronne de toute sorte de fleurs 
et qui disparut en lui disant : « A bientôt. » Elle comprit qu'elle était des- 
tinée à mourir dans l'année. « A partir de ce moment, elle abandonna 
l'administration de ses biens au bon plaisir de son mari, ne tint plus 
aucun compte de ses domestiques occupations, se désista de passer le 
temps à ses accoutumées compositions et commença à s'ennuyer de 
toutes choses. » Ces idées sur la communication des âmes étaient alors 
très répandues, et il n'y a pas heu d'y insister. Ce qui a beaucoup plus 
de valeur, c'est cette correspondance spirituelle avec Briçonnet, où le 
confesseur et sa pénitente traitent, dans le jargon spécial, des doc- 
trines les plus ardues et les plus quintessenciées. Marguerite a pratiqué 



I 



REVUE LITTÉRAIRE. 939 

les auteurs mystiques du moyen âge, parmi lesquels on croit pouvoir 
nommer sainte Catherine de Sienne. Elle est familière avec la pensée 
de Dante comme avec celle de Platon. 

De là sa théorie de l'amour. Elle l'expose tout au long dans VlJrp- 
taméron, entre la nouvelle des deux amansqui, pour n'avoir pu s'appar- 
tenir, entrèrent en religion, et celle du gentilhomme qui longtemps 
épris d'une dame cessa de l'aimer, du jour qu'il la trouva dans les bras 
d'un palefrenier. Au surplus elle est revenue maintes fois sur le même 
sujet et en des termes presque identiques. Elle refuse de confondre 
avec l'amour ce qui n'est que le caprice, l'échange de deux fantaisies, 
l'effet de l'ardeur des sens, tout commerce d'où l'idéal est banni. 
L'amour digne de ce nom s'attache à quelque perfection, beauté, 
bonté ou bonne grâce. Il n'est, à vrai dire, que le mouvement de l'âme 
tendant vers la perfection. « L'âme qui n'est créée que pour retourner à 
son souverain bien, ne faict, tant qu'elle est dedans ce corps, que désirer 
d'y parvenir. Mais à cause que les sens, par lesquels elle en peut avoir 
nouvelles, sont obscurs et charnels par le péché du premier père, ils 
ne lui peuvent monstrer que les choses \'isibles plus approchantes de 
la perfection, après quoy l'âme court, cuydans trouver en une beauté 
extérieure, en une grâce visible et aux vertus morales, la souveraine 
beauté, grâce et vertu. » Cette aspiration est, de toute nécessité et tou- 
jours, déçue ; elle aboutit à nous faire constater ce qu'il y a d'incomplet 
dans toute affection qui a la créature pour objet ; cela mène à faire de 
Dieu la fin comme le principe de l'amour. Ainsi les affections humaines 
ne suffisent pas à remplir le cœur, mais elles sont un acheminement 
indispensable à qui veut s'élever jusqu'aux derniers degrés de l'échelle 
mystique. Elles sont la préface et l'introduction au véritable amour. 
« Jamais homme n'aymera parfaictement Dieu, qu'il n'ait parfaicte- 
ment aymé quelque créature en ce monde. « L'amour est di^in, de sa 
nature ; c'est lui qui emporte l'âme jusqu'aux pieds du trône de Dieu. 

A cette conception de l'amour répond chez Marguerite l'angoisse 
devant le problème de la mort. Cette énigme de la séparation de 
l'âme et du corps ne la laissait pas en repos. Comme on lui parlait 
de la béatitude éternelle : « Tout cela est vrai, dit-elle, mais nous 
demeurons si longtemps morts sous la terre avant que venir là! » 
Brantôme conte à ce sujet une anecdote étrange et significative : « Une 
de ses filles de chambre qu'elle aimoit fort estant près de la mort, elle 
la voulut veoir mourir; et tant qu'elle fut aux abois et au pommeau de 
la mort, elle ne bougea d'auprès d'elle, la regardant si fixement au 
visage que jamais elle n'en osta le regard jusques après sa mort. Au- 
cunes de ses dames plus privées lui demandèrent à quoy elle amusoit 
tant sa veue sur cette créature trespassant.Elle respondit qu'ayant ouy 
tant discourir à tant de sçavans docteurs que l'âme et l'esprit sor- 



940 REVUE DES DEUX MONDES. 

toient du corps aussy tôt ainsy quïl trespassoit, elle vouloit veoir si l'on 
sentiroit quelque ventou bruict, ou le moindre résonnement du monde, 
au desloger et sortir, mais qu'elle n'y avoit rien aperceu... Et ajouta 
que si elle n'estoit bien ferme en sa foy, qu'elle ne sçauroit que penser 
de ce deslogement et département de l'âme et du corps. » D'autres 
traits témoignent de ce tour habituel de sa méditation. Elle est de celles 
pour qui la crainte du mystère final a étendu son ombre sur toute la 
vie. 

Aussi ne s'étonne-t-on pas de trouver sous sa plume cette plainte 
qui lui échappe au cours d'une lettre à François P'' : « J'ai porté plus que 
mon faix de l'ennui commun à toute créature bien née. » Cet ennui dont 
le faix s'est trouvé pour elle si pesant, ce n'est pas celui qui résulte 
des accidens de la destinée et du hasard des épreuves. Ces épreuves 
qui donnent au courage l'occasion de s'exercer et retrempent en nous 
l'énergie, servent à nous rappeler que l'existence est pour chacun de 
nous au prix d'un effort de volonté sans cesse renouvelé. Mais ceux 
mêmes qm se sont montrés forts dans l'adversité cèdent à la tristesse 
qui se dégage de l'ordre lui-même de l'univers. Ils réflécMssent aux 
conditions générales de la -sie. 11 y a ici-bas trop d'injustice; la 
misère est trop prochaine et les espérances sont trop éloignées. Sur- 
tout la médiocrité de toutes choses fait le tourment de ces âmes 
éprises d'infini. Ce fond de tristesse généreuse, c'est ce qui donne à la 
physionomie de la reine de Navarre son caractère de noblesse et de 
gra-vité. Et ce qui fait le charme de cette physionomie, c'est que la sur- 
face reste néanmoins légère et brillante. L'humeur est mobile, «jamais 
oisive ou mélancolique », s'accommodant aux circonstances et aux 
gens, l'esprit aimable, avivé par le désir de plaire, le bon sens aiguisé 
par le goût de la raillerie et de l'épigramme. 11 suffit de regarder les 
portraits de Marguerite : les yeux longs et à fleur de tête, le grand 
nez, la bouche largement fendue sont de la sœur de François 1". Il 
suffît de parcourir ses lettres : les saillies et le pétillement de gaieté, 
la belle humeur et la raison moqueuse sont de la grand'mère de 
Henri IV. 

Dans ce que nous venons de dire peut-être trouverait-on la réponse 
la plus satisfaisante à la question, d'ailleurs insoluble, des opinions 
religieuses de la reine de Navarre, Pour ce qui est de sa piété elle- 
même , de la sincérité et de la solidité de sa foi , on ne saurait les 
révoquer en doute. Mais dans quelle mesure accepta-t-elle quelques- 
unes des idées essentielles de la Réforme ? Rien de plus facile que de 
s'emparer de tels passages de ses écrits, et, en les interprétant au sens 
le plus rigoureux, de tirer l'auteur au protestantisme.il reste à savoir 
si elle donna jamais, à part elle, cette précision à sa pensée et se soucia 
de pousser à bout certaines tendances de son esprit. Elle était femme 



REVLE LITTÉHAIHE. 941 

et ne se piquait pas beaucoup de logique. Elle était entraînée par son 
goût de la discussion théologique et par l'attrait de la nouveauté. Elle 
aimait la Réforme pour le mouvement d"idées qu'elle y trouvait, et 
aussi pour la -sympathie que lui inspirait la personne de quelques 
Réformés, d'un Berquin, d'un Lefèvre d'Étaples. Au moment de con- 
clure, elle était retenue par toute sorte de liens, par l'habitude, par les 
souvenirs de l'éducation, surtout par son attachement au roi de France. 
Gomme le connétaljle de Montmorency s'enhardissait à la dénoncer, 
François F'', qui la connaissait bien, répondit : « Ne parlons point de 
celle-là. Elle m'aime trop. Elle ne croira jamais (jue ce que je croiray. 
Elle ne prendra jamais de reUgion qui préjudicie à monÉtat. » Qu'elle 
ait été arrêtée sur la pente par ce scrupule de tendresse, cela s'accom- 
mode bien à ce que nous savons d'elle. Et comme elle ne cessa jamais 
de faire profession de la foi cathohque, comme tous ses actes sont 
d'accord et que la loyauté de son caractère nous est connue de reste, 
c'est donc qu'elle ne soupçonna pas elle-même la portée de quelques- 
unes de ses opinions. 

Nous pouvons maintenant aborder Tceuvre littéraire de Marguerite 
de Navarre, lui restituer son véritable sens, et avant tout en dissiper 
l'apparente incohérence et contradiction. Car on s'étonne que de la 
même main soient partis les contes de V Heptaméron et les « marguerites » 
mystiques, et que l'auteur de tant de scabreux récits dont les maris 
et les moines font les frais soit aussi le poète pieux du Triomphe de 
V Agneau et de VOraison de Vâme fidèle. Aux raisons que nous avons 
indiquées plus haut et qui ont accrédité la réputation de légèreté de 
Marguerite, il faut ajouter, et comme une des plus puissantes, l'idée 
qu'on se fait du livre qu'elle composa, suivant le mot de Brantôme « en 
ses gaietés ». Voilà, semble-t-il, des gaietés un peu bien vives. 
Qu'est-ce, en etïet, pour la plupart des gens que VBeptaméron? Un 
recueil de contes libertins, indécens ou môme graveleux, une satire 
de la fragilité ou de la perversité des femmes, la continuation ou 
l'exagération des fabliaux du moyen âge. Mais quand on le juge ainsi, 
c'est qu'on ne la pas lu ou qu'on l'a lu superficiellement. On est dupe 
d'une opinion préconçue ou d'un malentendu. On confond l'œuvre de 
la Reine de Navarre avec les Cent Nouvelles nouvelles ou avec les 
Contes de La Fontaine. C'est le mérite de cette œuvre d'en être très dif- 
férente. 

\J}}epta.méron comprend deux élémens, les histoires proprement 
dites et les dialogues qui les relient. On a coutume de tenir peu de 
compte des dialogues et de les traiter comme une partie néghgeable, 
ou comme un fâcheux remplissage. Telle en est au contraire l'impor- 
tance que ce sont eux qui nous renseignent sur les intentions de l'au- 
teur et sur la portée de son œuvre. Ceux qui y prennent part, désignés 



942 REVUE DES DEUX i]0>'DES. 

par des pseudonymes dont quelques-uns sont transparens, sont des 
personnages de la cour. Leurs réflexions sont celles que devaient 
éveiller dans un esprit bien fait les récits qu'on venait d'entendre. 11 en 
est, parmi ces réflexions, de singulièrement austères et qui iraient à 
donner VHeptaméron pour un livre d'édification. « Les maulx que nous 
disons des hommes et des femmes ne sont point pour la honte parti- 
culière de ceulx dont est fait le compte, mais pour oster l'estime de la 
confiance des créatures en montrant les misères où ils sont subjects, 
afin quenostre espoir s'arreste et s'appuye à Celluy seul qui est parfaict 
et sans lequel tout homme n'est que imperfection. » Les traits de ce 
genre abondent, trahissant le zèle dévot et l'humeur prêcheuse : « Par 
cela je vous aprendray à confesser que la nature des femmes et des 
hommes est de soy enchne à tout "sace, si elle n'est préservée de Celluy 
à qui l'honneur de toute victoire doit être rendu... Par ceci, Mesdames, 
pouvez connoître la fragilité d'une estimée femme de bien; et je pense, 
quand a'ous aurez bien regardé en ce miroir, au heu de vous fier à vos 
propres forces, vous retournez à Celluy en la main duquel gist vostre 
honneur... Sachez qu'au premier pas que l'homme marche en la con- 
fiance de lui-mesme, il s'éloigne d'autant de la confiance en Dieu. » Si 
vous pensez que c'est revenir à Dieu par un étrange détour et que la 
bonne reine a pu s'amuser du contraste qu'il y a entre la liberté des 
tableaux qu'elle trace et l'austérité des légendes qu'elle y ajoute après 
coup, c'est une erreur. Il n'y a de sa part nulle ironie et nulle inten- 
tion de mystifier le lecteur. Mais elle cède à une tendance de sa nature 
et ne s'arrête pas au moment précis où l'entretien tourne au sermon et 
le propos galant s'achève en homélie. Laissons d'ailleurs de côté ces 
passages où perce l'intention de moraliser; il reste que des hommes 
et des femmes s'étant réunis pour causer, la conversation prend le 
tour auquel elle revient inévitablement, toujours et partout,et dans les 
salons d'aujourd'hui comme dans les cours d'amour du moyen âge. 
On disserte sur la question des rapports des sexes, sur la supériorité 
de l'un ou de l'autre, si la faute de la femme est plus grave que celle de 
l'homme, si les mariages d'inchnation Aalent mieux ou ceux de conve- 
nance, si le mari n'est pas souvent responsable de l'inconduite de sa 
femme, si l'on doit se venger, ignorer, pardonner. Les histoires servent 
d'exemples. 

Ces histoires nous paraissent aujourd'hui peu exemplaires. Elles 
nous choquent par la crudité du ton, par la Aivacité des détails et 
d'aucunes fois par la plus rebutante grossièreté. Mais c'est que nous les 
lisons avec un esprit d'aujourd'hui. Il n'est que juste de tenir compte 
de la différence des temps. Or, au lieu de puiser dans le vieux réper- 
toire gaulois, ou de mettre à profit les récits de Boccace, son modèle, 
Marguerite rapporte des aventures qui pour la plupart sont réelles. 



REVUE LITTÉRAIRE. 9i3 

arrivées de son temps et dont on connaissait autour d'elle les acteurs. 
C'est ici qu'on voit que tout change, jusqu'à la manière dont un ga- 
lant homme fait la cour à une grande dame. Quand elle nous conte, 
dans sa ciualrième nouvelle, la « Téméraire entreprise d'un 'gentil- 
homme contre une princesse de Flandres, » c'est elle-même i\ue Mar- 
guerite met en scène, '"et elle ne fait que déguiser légèrement un épi- 
sode de sa vie, du temps qu'elle était duchesse d'Alençon et que 
Bonnivet brûlait d'amour pour elle. Donc celui-ci avait invité le roi et 
les princesses à passer quelques jours dans ses terres; pour lui il se 
logea au-dessous « de celle qu'il aimait plus que lui-même » et fit pra- 
tiquer dans le plancher une trappe recouverte et dissimulée par des 
nattes. La nuit, <■ il se coula par cette trappcUe en la ruelle du Ut 
de la dame qui commençait à dormir. » Marguerite, réveillée en sur- 
saut, fit bonne défense, se débattit, mordit, gifla, griffa, cria au secours, 
« et le gentilhomme, voyant 'qu'il estoit descouvert, eut si grand paour 
d'être congneu de la dame, que le plus tôt qu'il put redescendit à sa 
chambre, le visage tout sanglant des coups et des égratignures qu'il 
avait reçus. » Marguerite ne lui fit pas par la suite plus mauvaise 
mine que par le passé, et continua de le tenir en estime. Il n'avait pas 
dépassé la mesure permise à un gentilhomme rendu entreprenant par 
l'amour. Les usages depuis se sont modifiés; à l'heure qu'il est, ce 
procédé sentirait sa mauvaise compagnie. 

De même que les mœurs étaient différentes, on supportait alors une 
liberté de langage dont témoigneraient assez les œu"\Tes des prédica- 
teurs, A ce point de vue, le style de Marguerite marquerait plutôt un 
progrès, un acheminement vers l'art de dire les choses en termes 
honnêtes. Nous trouvons ici pour la première fois le sentiment des 
convenances, un effort pour tout indiquer avec discrétion et déUca- 
tesse. Notons enfin qu'il n'y a chez la reine de Navarre aucun libertinage 
d'imagination; elle ne prend pas plaisir à traîner notre pensée sur 
certains tableaux ; elle n'y met pas « d'esprit » ; il n'y a dans les plus 
hardis de ses contes pas trace de la hideuse grivoiserie. Les con- 
temporains ne s'y trompèrent pas et ne songèrent pas à se scandaliser. 
Aussi, quand nous rangeons YHeptaméron dans la même catégorie 
que les fabliaux du moyen âge, que les contes du xviii'' siècle ou (jue 
tels livres de nos jours, commettons-nous un violent anachronisme. 
Les intentions que nous y croyons découvrir, c'est nous qui les y 
mettons. L'effet actuel de cette lecture ^ient du changement de l'op- 
tique. Grâce au progrès du goût, tels sujets ne relèvent plus aujour- 
d'hui que d'une littérature spéciale destinée à remuer chez des lecteurs, 
de toute condition d'ailleurs et de tout rang, les instincts les plus bas. 
UHeptaméron est le livre d'une honnête femme, mais d'une honnête 
femme du xvi^ siècle, d'un temps où la politesse n'était pas encore 



944 REVUE DES DEUX MONDES. 

formée, où l'ancienne société ayant perdu sa règle, la nouvelle n'a 
pas encore trouvé la sienne. 

Ainsi disparaît le contraste qu'on se plaît à établir entre les contes 
de la reine de Navarre et les poésies de Marguerite. On ne lit plus 
guère ces poésies, et on ne les lit pas sans ennui; elles ont péri par 
l'insuffisance de l'exécution, et si elles ne tiennent pas de place dans 
l'histoire de la littérature, c'est faute que la forme y ait été égale au 
sentiment. Mais la conception y est souvent originale et supérieure à 
ce que nous trouvons chez les meilleurs poètes de l'époque. L'intensité 
avec laquelle Marguerite exprime sa tendresse pour son frère, la 
naïveté de l'émotion en face de la nature, l'angoisse de la mort, les 
effusions mystiques, ce sont autant d'élémens du lyrisme. Les Der- 
nières poésies contribuent à faire mieux ressortir le caractère religieux 
et, si l'on veut, la note protestante de ce lyrisme. Dans le poème des 
Prisons, — soit d'ailleurs qu'elle s'y soit elle-même mise en scène ou 
qu'elle y ait esquissé une sorte d'allégorie des destinées de l'âme — 
la reine de Navarre fait une rcA-ue des « prisons morales » par où eUe 
a successivement passé. EUe a été prisonnière de l'amour, puis del'am- 
bition et de l'honneur mondain, enfin de la science. Elle s'est enfermée 
dans le palais du savoir humain, et ce palais, dont les piliers étaient 
faits avec des livres, était encore une prison. La délivrance lui est venue 
d'une parole qui a été pour elle la révélation souveraine et la parole 
de vie : 

« Je suys qui suys, qu'œil vivant ne peut voir » 

('este voix-là, ceste parole vive, 

Oîi nostre chair ne congnoist i'onds ne rêve, 

Me print, tua et changea si soudain 

Que je perdis mon cuyder faux et vain ; 

Car en disant « Je suys qui suys » tel maistre 

.M'apiiut alors lequel estoit mon estre. 

S'il est qui est, liors de luy je ne puys 

Dire de moi, sinon que je ne suys. 

Si rien ne suys, las ! où est ma liance. 

Vertu, bonté, etdi'oite conscience"? 

Or suis-je rien, s'il est nliii qui est. 

Et elle prolonge en une terrible série de vers cette opposition entre 
le créateur qui est Tout et la créature qui n'est Rien. Ce sont les htanies 
de l'âme dévote, ravie en l'adoration de son Dieu, et qui trouve, à se 
remettre sous les yeux sa propre humiUté, une âpre jouissance. Le style 
même est d'une lectrice habituée des livres saints, retrouvant sous 
sa plume les images biljliques, abondant en rapprochemens avec les 
personnages des Écritures, Dathan et Abiron, Samson, Samuel, Saûl. 
Nous avons ainsi l'idée d'une poésie d'essence rehgieuse, qui a sa 
source dans la vie intérieure et dans les émotions de l'âme mise par la 



REVUE LITTÉRAIRE. 945 

méditation en présence de Dieu, issue de la réflexion sur la lutte du 
bien et du mal, sur les conditions de la liberté, sur la nature du devoir 
et du péché, une poésie animée par le souffle de la foi, élargie par le 
sentiment de l'infini. C'est précisément la poésie qui s'est développée 
en Angleterre, dans un milieu de puritanisme, et qui a abouti à l'œuvre 
de Milton. Si en France elle n'a pu prendre forme, cela tient à plu- 
sieurs causes parmi lesquelles U en est de politiques. Nous devons à 
Marguerite de connaître quels matériaux se préparaient à la poésie, 
quelles aspirations étaient à la veille de s'épanouir et peut-être d'arriver 
à la vie littéraire, avant qu'elles n'eussent été comme étoufl'ées chez 
nous sous le double effort du paganisme renaissant et du catholicisme 
en lutte pour l'unité. 

Tous les travaux et toutes les découvertes dont Marguerite a été 
l'objet dans ces derniers temps, ont servi sa mémoire. On a mieux 
senti la séduction de cette physionomie à mesure qu'on la voyait da- 
vantage sous son vrai jour et qu'on en discernait mieux la complexité : 
ce qu'il y reste malgré tout de voilé à demi et qui sans doute défiera 
toujours l'indiscrétion de nos regards y ajoute encore un attrait. Cette 
sœur du roi de France personnifie, dans la plus large extension et sous 
la forme la plus élevée, les tendances et les aspirations qui furent celles 
de l'âme française au début du xvi^ siècle. Toutes les influences, venues 
des points les plus différens, se rencontrent en elle. Elle tient au moyen 
âge par le goût d'une tendresse chevaleresque et d'une dévotion raf- 
finée, à la Renaissance par les grâces et l'éclat de l'esprit, à la Réforme 
par le sérieux de la pensée. Elle accomplit, par une sorte d'instinct 
naturel, une mission bienfaisante. Elle aide à l'éclosion de la pensée 
libre : son nom ne se sépare pas de l'essor puissant et généreux que 
va prendre désormais l'esprit humain. Au seuil de l'âge moderne, c'est 
un plaisir de saluer cette figure réfléchie et douce, souriante et grave, 
où les contrastes s'unissent dans la grâce souveraine de la femme. 

René Doumic. 



TOMK cxxxv. — 1896. 60 



CHRONIQUE DE LA QUINZAINE 



14 juin. 

Nous disions il y a quinze jours que la période qui se terminait 
avait été une période de préparation et d'attente. Les vacances parle- 
mentaires prenaient fin; les Chambres venaient de rentrer en ses- 
sion. Ce n'était pas faire concurrence à ces prophètes dont nous 
possédons à Paris, en ce moment même, un curieux spécimen, que 
d'annoncer, de la part des radicaux et des socialistes, toute une série 
d'interpellations. Le passé nous répondait de l'avenir. Au reste, quel- 
ques-uns des principaux orateurs de l'opposition, et entre autres le 
plus sonore d'entre eux, M. Jean Jaurès, n'avaient pas attendu le retour 
des Chambres pour faire part par écrit au gouvernement de leur in- 
tention de l'interpeller. C'est à M. Barthou, ministre de l'intérieur, que 
M. Jaurès avait adressé sa lettre : U se proposait de l'interroger sur la 
portée politique du mouvement administratif. A défaut de ce thème 
oratoire, M. Jaurès en aurait certainement trouvé un autre à dévelop- 
per, et peut-être même aurait-il bien fait de le chercher, car celui-là 
n'était pas très bon; mais il fallait bien que le nouveau cabinet es- 
suyât tout de suite le premier feu de ses adversaires. Les radicaux 
socialistes s'étaient autrefois légèrement amusés de la bonne composi- 
tion de quelques-uns de nos amis, qui avaient cru devoir laisser vivre le 
ministère Bourgeois pendant un certain temps avant de l'attaquer. Ces 
procédés de temporisation ne sont pas à leur usage. Dès le premier 
jour, ils choisissent leur terrain, ou du moins ils prennent une po- 
sition d'attaque sur le premier qui se présente, et ils adressent de là 
leurs sommations au gouvernement. C'est ce qu'a fait M. Jaurès. Tou- 
tefois, à mesure qu'on se rapprochait de la rentrée des Chambres, et 
surtout lorsque cette rentrée a été effectuée, l'embarras des socialistes 
est devenu de plus en plus manifeste. Il s'est traduit par des ajourne- 
mens successifs de leurs interpellations. Comment faire un grief sé- 
rieux à M. le ministre de l'intérieur d'avoir procédé à un mouvement 
administratif? N'était-ce pas son droit? Tout cabinet qui arrive aux 
affaires n'en a-t-il pas fait autant? M. Bourgeois n'en a-t-il pas fait 
beaucoup plus que M. Barthou? Et celui-ci ne s'est-il pas exposé 
aux justes reproches de ses amis pour n'en avoir pas fait assez? 



REVUE. — CHRONIQUE. 947 

Les interpellateurs socialistes n'ont pas tardé à s'apercevoir qu'ils 
n'aboutiraient à rien, sinon à grouper tout de suite autour du gouver- 
nement sa majorité encore un peu diffuse. Aussi ont-ils reculé de jour 
en jour leur manifestation, prolongeant les délais comme s'ils atten- 
daient quelque chose, et n'attendant rien d'ailleurs que ce hasard 
heureux qui vient parfois au secours des partis en détresse. Subite- 
ment, ils ont cru être servis à souhait; un évéque venait de prononcer 
un discours. 

Aussitôt M. Rivet s'est substitué à M. Jaurès pour interpeller le 
ministère. Le prélat dont il s'agissait, iMs' Mathieu, avait présidé, dans 
une chapelle privée, une cérémonie reUgieuse à laquelle un prince de 
la maison d'Orléans avait pris part. M*^"" Mathieu a cru devoir adresser 
au jeune prince et à sa famille les complimens de simple et juste cour- 
toisie que réclamait la circonstance. Quelques-unes de ses expressions 
ont-elles peut-être passé légèrement la mesure? C'est ce qui peut arri- 
ver à tout le monde dans la chaleur de l'improvisation. En tout cas, il 
avait déjà désavoué, et dans les termes les plus formels, toute inten- 
tion inconstitutionnelle : il s'était déclaré partisan très convaincu, très 
dévoué, très fidèle de la politique du Saint-Père, et observateur res- 
pectueux des instructions qui en dérivent. N'importe ; les paroles de 
Më'' Mathieu, transportées du miheu où elles ont été prononcées, et 
où elles n'avaient aucune signification politique, dans un miheu tout 
différent, celiù de la presse et de la Chambre, ont paru prendre un 
autre caractère. Au même moment, M^"" Mathieu a été nommé arche- 
vêque de Toulouse. Archevêque de Toulouse ! Un homme qui avait 
tenu un pareil langage ! Sur ces entrefaites n'a-t-on pas découvert, et 
on n'a pas manqué d'en tirer parti, que M^^" Mathieu, le 1" janvier 
dernier, dans une réception où il recommandait les pouvoirs publics 
aux prières de son clergé, avait dit de la Chambre qu'elle en avait 
particulièrement besoin? Peut-être n'avait-il pas eu tout à fait tort; 
mais il faut convenir que ses expressions avaient été, cette fois, aussi 
sévères qu'elles sont devenues plus tard obligeantes lorsqu'elles se 
sont adressées aux princes et aux princesses de la famille royale. Cela 
prouve sans doute que M^"" Mathieu croit devoir la vérité aux puissans 
de la terre. Ou plutôt, et pour parler franchement, cela ne prouve rien 
du tout. M^'' Mathieu est, de l'aveu de tous ceux qui le connaissent, 
un prélat très libéral. En admettant qu'il n'eût pas trouvé, dans une 
circonstance particulière, les paroles les plus justes et les mieux 
appropriées, celui-là seul qui est sans péché du même genre aurait 
eu le droit de lui jeter la pierre. La vérité est que, pas plus à gauche 
qu'au centre ou à droite, il ne s'agissait du discours lui-même de 
Ms"^ Mathieu, seulement, les radicaux espéraient trouver dans ce dis- 
cours des armes contre le ministère qui avait appelé son auteur de l'évê- 
ché d'Angers à l'archevêché de Toulouse. M. Léon Bourgeois a profité 



948 REVUE DES DEUX MONDES. 

de l'occasion pour dire qu'il n'aurait jamais commis une pareille faute : 
on ne peut, il est vrai, le juger que sur celles quil a commises, mais 
il y en a assez pour croire qu'il aurait pu commettre même celle-là, si 
c'en est une. M.Faberot en a profité à son tour pour déclarer, dans une 
interruption, qu'il n'y avait pas de sang royal, ce qui a fait rire tout le 
monde. M. Rambaud, ministre des cultes, a indiqué à la Chambre les 
raisons sérieuses qui l'avaient déterminé à proposer le choix de 
M**" Mathieu comme archevêque. Enfin, et là surtout a été l'intérêt de 
la séance, M. Méline, président du Conseil, entraîné par les dévelop- 
pemens que prenait le débat, a exposé en quelques mots précis et 
énergiques la politique du gouvernement. On l'accusait d'être le 
prisonnier de la droite cléricale et monarchique, « J'ai planté, a-t-il 
répondu, mon drapeau au milieu de cette Chambre; j'accepte tous les 
concours de bonne volonté pour m'aider à le maintenir. » 

Cette déclaration, faite avec un accent d'honnêteté et de courage 
auquel les Chambres sont toujours sensibles, a produit une très vive 
impression. Il y avait longtemps qu'un ministère n'avait tenu un pareil 
langage. Tous avaient plus ou moins dit qu'ils faisaient une politique 
d'idées et de principes et non pas une poUtique de personnes et de 
groupes; mais tous, en réalité, s'étaient particulièrement préoccupés 
des groupes et des personnes à rallier ou à repousser, et encore plus 
à repousser qu'à rallier. Ils avaient cherché à donner satisfaction à 
telle fraction parlementaire plutôt qu'à une autre, ou même spéciale- 
ment à l'exclusion de cette autre. M. Méline n'exclut de sa majorité que 
ceux qui s'en excluent eux-mêmes. Il a un programme et il s'y tient, 
sans se croire obhgé de le défendre par des excommunications 
individuelles. L'accepte qui veut. M. Méline ne fait de marchandage 
avec qui que ce soit; on n'a pas essayé de lui imposer des conditions, 
et si on l'essayait, il ne les accepterait pas; il est et il restera ce qu'il 
est, un républicain ferme et modéré, fidèle exécuteur de toutes les 
lois, réformateur dans une mesure qu'il croit sage et prudente et qui, 
en tout cas, est nettement déterminée, point clérical, mais respectueux 
de l'idée religieuse et de la liberté de conscience : tel qu'il est, tel qu'il 
se montre, il a demandé à la Chambre de lui donner sa confiance, et la 
Chambre la lui a donnée. 

Elle l'a fait à deux reprises différentes, une première fois sur l'inter- 
pellation de M. Rivet relative à l'incident de l'archevêque de Toulouse, 
une seconde fois sur l'interpellation de M. Jaurès relative aumouvement 
préfectoral. Car il a bien fallu, en fin de compte, que cette interpellation 
se produisit au grand jour d'un débat public. A vrai dire, venant 
après celle de M. Rivet elle était moins dangereuse encore qu'aupara- 
vant. Toutes les fois que l'opposition réussit à donner aune afTaire une 
couleur anticléricale, la majorité du gouvernement tombe à son étiage 
inférieur. Bien que les passions d'autrefois se soient, comme on a pu 



REVUE. CHRONIQUE. 949 

le voir, en grande partie calmées, il reste encore beaucoup de situa- 
tions particulières gênées et embarrassées. C'est là-dessus que comp- 
taient les radicaux lorsqu'ils interpellaient le gouvernement au sujet 
de M»"" Mathieu; aussi le ministère n'a-t-il eu, ce jour-là, que 50 voix 
de majorité, chiffre minimum de sa majorité actuelle. Le surlende- 
main, à propos de l'interpellation Jaurès, la majorité s'est élevée à 
80 voix, ce que nous ne regardons pas encore comme le maximum 
qu'elle puisse atteindre, mais ce qui est déjà un chiffre très respec- 
table. Avec 80 voix de majorité au point de départ, un ministère peut 
gouverner longtemps. Quant à l'interpellation même de M. Jaurès, il 
y a peu de chose à en dire. Elle a donné l'occasion à M. Barlhou de 
prononcer un excellent discours, dans lequel il a revendiqué tous les 
droits du gouvernement en matière administrative. La bonne admi- 
nistration du pays serait impossible si le ministre de l'intérieur n'avait 
pas toute liberté de changer ses préfets de place sans être obligé d'ap- 
porter leurs dossiers à la tribune et de les discuter avec la Chambre. 
C'est affaire de confiance entre le ministre et la majorité. De telles vé- 
rités sont à ce point élémentaires qu'on ne pouvait pas les contester. 
Aussi ne l'a-t-on pas fait. Mais, tout de suite, le débat, comme l'avant- 
veille, a pris un caractère plus général, et cette fois, au lieu du cléri- 
calisme et de l'anticléricalisme, c'est le socialisme et l'antisociaUsme 
qui se sont trouvés en présence. Entre les deux, la Chambre a été 
mise en demeure de choisir. Elle l'a été d'abord par M. Jaurès, il faut 
le reconnaître, mais aussitôt après par MM. Barthou et Méline, qui ont 
relevé le défi et qui, à leur tour, l'ont porté à leurs adversaires. 

Le débat qui s'est produit à la Chambre avait été préparé par des 
discours et par des polémiques au dehors. Le premier de ces discours 
en date est celui que M. Léon Bourgeois a prononcé à Melun, et dont 
nous avons déjà parlé il y a quinze jours. On ne prévoyait pas à ce 
moment que cette harangue, dans laquelle l'ancien président du 
Conseil avait cherché un peu timidement à se séparer, ou plutôt à se 
distinguer des sociahstes ou peut-être seulement des collecti\dstes, 
produirait parmi ceux-ci autant d'impression qu'il l'a fait. Il n'y avait 
en somme rien de nouveau dans cette production oratoire; M. Bour- 
geois avait déjà dit plusieurs fois ce qu'il a répété à Melun; mais on 
l'avait peut-être oublié, ou même, pendant qu'U était ministre, on n'avait 
pas voulu l'entendre. Les socialistes en auraient été gênés pour sou- 
tenir le cabinet radical. Dès qu'ils n'ont plus eu cette préoccupation, ils 
ont repris leurs coudées franches, et ils ont entamé entre eux une 
campagne de publicité, à la suite de laquelle un véritable scliisme a 
éclaté dans le parti. N'étant plus groupés dans une même majorité 
gouvernementale par la nécessité de se faire des concessions récipro- 
ques, ils se sont mis à parler avec une grande abondance et se sont 
adressé les uns aux autres des imprécations très instructives pour la 



950 REVUE DES DEUX MONDES. 

galerie. M. Bourgeois avait dit ou paru dire qu'il y avait quelque diffé- 
rence entre le socialisme et le collectivisme, et, s'il désavouait le 
second, il montrait une certaine faiblesse envers le premier. M. Mille- 
rand, secondé bientôt par M. Jaurès, a déclaré que cette différence 
n'existait pas, et que l'identité était parfaite entre le socialisme et le 
collecti\asme. On ne pouvait pas être partisan du premier sans l'être du 
second. Nous sommes volontiers de cet avis, et nous ne sommes pas 
les seuls. Malgré les protestations de M. Mirman qui a écrit une lettre 
officielle à M. MUlerand pour se séparer de lui sur ce point particulier, 
tout le monde commence à confondre les deux systèmes. Le socialisme 
peut être une tendance humanitaire et vague ; le collectivisme en est 
la mise en œuvre logique et concrète. En tout cas, si ce n'est pas l'opi- 
nion de M. Mirman, c'est celle de M. Jules Guesde, le représentant du 
■sdeil esprit collectiviste, qui a donné à M. Millerand une sorte d'es- 
tampille officielle, avec un air rogue, il est vrai, comme il couAient 
à un ancêtre naturellement grondeur à l'égard des générations plus 
jeunes et plus alertes, mais enfin avec toute l'autorité dont il dispose. 
Les manifestations extra-parlementaires de MM. MUlerand, Mirman, 
Guesde, Jaurès, etc., ont été l'objet de nombreux commentaires; elles 
ont fait couler beaucoup d'encre. Toute l'attention publique, ou du 
moins ce qui en était pour le moment disponible, s'est porté sur les 
disputes des socialistes et des collectivistes, et le sujet était en somme 
plus digne d'intérêt que le déplacement du préfet du Tarn. Ce dépla- 
cement était, à la vérité, le principal grief de M. Jaurès au début de 
son discours, mais M. Jaurès a l'esprit trop généralisateur pour s'at- 
tarder à ces détails d'ordre secondaire. Il a demandé nettement au 
ministère : Étes-vous pour ou contre le socialisme? en ajoutant qu'il 
ne saurait plus y avoir d'autre question. 

MM. Méline etM. Barthou ont accepté la question ainsi posée, et Us 
ont reconnu du même coup l'identité établie entre le socialisme et le 
collecti^■isme.Dès lors, M. le ministre de l'intérieur a pu dire que toute 
hésitation à l'égard ^ de ces doctrines serait « criminelle «. C'est la 
lutte contre le collecti\dsme que le gouvernement a entamée avec 
une résolution, une vigueur de ton, une netteté d'attitude des plus 
honorables de sa part. En quelques heures de discussion, beaucoup de 
nuages ont été dissipés, et aussi un certain nombre de situations se 
sont trouvées modifiées. On a vu se dessiner une classification des 
partis toute nouvelle, avec des mots d'ordre qui, de part et d'autre, 
n'avaient pas été entendus jusqu'ici. Et, symptôme plus remarquable 
encore, on a entendu résonner les mots d'ordre d'autrefois sans qu'ils 
produisissent le moindre effet. lisse sont en quelque sorte perdus dans 

le vide. 

Il y a un homme dans la Chambre auquel sa situation de président 
de groupe a donné une importance toute représentative, c'est M. Isam- 



REVUE. CHRONIQUE. 9o1 

bert. M. Isambert préside le groupe Isambert : on n'a pas pu donner 
au groupe un autre nom que celui de son président, car on ne savait 
comment le qualiûer. Ce groupe est un lieu de refuge placé entre le 
centre et l'extrême gauche, et qui recueille tous ceux qui évoluent entre 
ces divers points topographiques. Il comprend des modérc's, des radi- 
caux, des socialistes, à la condition pourtant qu'ils ne soient pas trop 
exclusivement ou ceci ou cela, mais c'est une condition que beaucoup 
de gens remplissent aisément. On peut d'ailleurs appartenir au groupe 
Isambert et, en même temps, à tous ceux qui l'avoisinent. L'utilité de 
ce groupe apparaît tout de suite : il sert de trait d'union entre la majo- 
rité du centre et les élémens plus avancés de la gauche, sans que l'on 
sache au juste jusqu'où Use prolonge dans ce dernier sens. Ses frontières 
sont toujours restées indécises. Le groupe Isambert a joué un rôle con- 
sidérable sous le ministère Bourgeois : c'est là qu'était fixé le pivot, 
d'ailleurs tournant, de la majorité radicale. En d'autres termes encore, 
M. Isambert servait de centre de ralliement à une agglomération parle- 
mentaire qui comprenait les radicaux et les socialistes. Mais à quoi 
servira-t-il désormais, si les socialistes se mettent en dehors de la ma- 
jorité et si le gouvernement leur souhaite bon voyage en s'applaudis- 
sant du débarras ? C'est bien le danger que M. Isam.bert a aperçu I Aussi 
s'est-U précipité à la tribune pour y parer, se croyant sûr qu'avec un 
des vieux refrains de jadis il réunirait les tronçons éparpillés de la con- 
centration répubKcaine, et il a dit : Ne pensez-vous pas, messieurs, 
que le cléricalisme, voilà l'ennemi ? A sa grande surprise, l'effet a été 
nul : on était à cent lieues de penser au péril clérical. Alors, il a voulu 
préciser, et il a parlé de la loi militaire et de la loi scolaire : on lui a 
fait observer doucement qu'elles n'étaient pas en cause, que personne 
n'en avait demandé l'abrogation, et qu'U était seul à penser à elles. La 
déconvenue de M. Isambert a augmenté ; il ne reconnaissait plus la 
Chambre ; il ne savait plus par quel bout la prendre. Autrefois, 
lorsque le gouvernement était dans l'embarras, ou lorsqu'un député 
voulait se donner à bon compte ^is-à-vis de ses électeurs le mérite de 
faire voter une motion, il proposait de se prononcer, toute alTaire 
cessante, sur la nécessité de maintenir énergiquement les lois militaire 
et scolaire. Le procédé était infaillible. On abandonnait immédiatement 
la discussion en cours pour voter les lois dites républicaines, sans qu'on 
ait jamais bien su pourquoi elles s'appelaient ainsi. Elles ont été ainsi 
votées et revotées une vingtaine de fois, peut-être davantage; mais 
l'autre jour la Chambre a paru stupéfaite qu'on pût la conner encore à 
ce jeu innocent. Alors, M. Isambert a lâché le grand mot; il a reproché 
au gouvernement de s'appuyer sur la droite et d'être le prisonnier de 
M. de Mackau. Cette accusation, qu'U avait gardée pour la fin comme 
une dernière cartouche, n'a pas produit dans la Chambre plus d'impres- 
sion que les autres. M. le président du Conseil a répondu qu'il n'était le 



952 REVUE DES DEUX .-MONDES. 

prisonnier de personne, que la droite ne im avait rien demandé, qu'ilne 
lui avait rien promis, et qu'elle restait libre de voter suivant le sentiment 
et la conscience qu'elle avait des véritables intérêts du pays. Et ces 
paroles ont été couvertes d'applaudissemens. Et le ministère, comme 
nous l'avons dit, a eu une majorité de 80 voix. Il faut avouer que 
M. Isambert avait bien quelques excuses, et que, s'il ne reconnaissait 
pas la Chambre, c'est que celle-ci n'est plus tout à fait la même qu'U 
y a trois mois. Que faut-il en conclure, sinon que les socialistes 
ont effrayé la Chambre aussi bien que le pays, et qu'elle juge suffi- 
sante l'expérience qui vient d'être faite d'un gouvernement vivant sous 
leur patronage. Elle ne montre aucun désir de la recommencer. Elle n'a 
pas osé renverser le ministère Bourgeois, et il a fallu que le Sénat vînt 
à son aide et prît pour lui toute la responsabilité. Mais maintenant elle 
fait, et elle continuera sans doute de faire tout son possible pour 
échapper à une seconde épreuve. La première a coûté assez cher. 

Et puis, la Chambre tient à discuter le projet de loi sur les quatre 
contributions directes qui lui a été présenté par M. le ministre des 
finances. Peut-être n'en est-elle pas très enthousiaste; mais lorsqu'elle 
le compare au projet d'impôt sur le revenu que M. Doumer lui avait 
soumis, elle n'hésite pas à lui donner la préférence. Il est probable que 
M. Cochery bénéficiera de ces dispositions. Sur bien des points les 
craintes inspirées par l'ancien ministère rendent l'œuvre de celui-ci 
plus facile. A force de répéter que notre système fiscal est plein d'im- 
perfections et qu'il faut absolument faire quelque chose pour les corriger, 
— on ne sait pas très bien quoi, mais on est sûr qu'U faut faire quelque 
chose, — on a fini parle faire croire au pays, bien plus peut-être qu'on 
ne le croit soi-même. Rien n'a été plus imprudent que cette campagne 
contre nos contributions directes, et surtout contre deux d'entre 
elles, l'impôt des portes et fenêtres et l'impôt personnel mobilier. 
On a donné à l'impôt des portes et fenêtres une si mauvaise réputa- 
tion qu'on se trouve aujourd'hui obligé de le supprimer. Pourquoi? 
Parce qu'on a dit qu'U était un impôt sur l'air et sur la lumière : 
il a suffi d'un mot, et de ce qu'on peut appeler un mot d'auteur, 
pour condamner ime taxe qui reposait sur un des signes les plus cer- 
tains et les plus évidens de la fortune. On remplacera ces signes par 
d'autres, qui ne vaudront pas mieux: amour du changement beaucoup 
plus que des réformes véritables. N'est-ce pas encore l'amour du 
changement et aussi de l'imitation, mais d'une imitation imparfaite, 
qui nous porte à distribuer nos impôts en diverses cédules, sous pré- 
texte d'atteindre toutes les sources du revenu, ou du moins des reve- 
nus du capital, car les revenus du travail restent exempts ? Mais 
l'impôt personnel-mobiUer disparaît-il comme l'impôt des portes et 
des fenêtres? Non, il change seulement de nom, il s'appellera l'impôt 
de la cédule supplémentaire, il reposera sur de nouveaux signes exté- 



REVUE. CHRONIQUE. 9o3 

rieurs de la richesse. Après avoir supprimé quelques-uns de ces signes, 
il a bien fallu les remplacer par d'autres; quant à savoir si les nou- 
veaux sont plus heureusement choisis, plus exacts, plus adéquats au 
revenu que les anciens, il reste permis d'en douter. 

Au surplus, ce n'est pas sur l'innovation des cédules, ni sur la ma- 
nière dont on les a remplies, que portera l'opposition principale contre 
le projet du 'gouvernement. Tout le monde s'attend à ce que la grande 
bataille aura pour objet l'impôt sur la Rente. Encore un impôt dont 
personne n'est et ne peut être enthousiaste, mais qui n'en sera pas 
moins voté, du moins cela est probable, parce que la majorité pen- 
sera qu'entre deux maux il faut choisir le moindre, et que l'impôt sur 
la Rente est incontestablement un moindre mal que l'impôt général 
sur le revenu, lequel comprend l'impôt sur la Rente d'abord, et beau- 
coup d'autres choses ensuite. Les esprits sont très divisés sur la ques- 
tion de savoir si l'État, qui à l'égard du rentier est un simple débiteur, 
a le droit de retenir à son profit une partie du revenu qu'il s'était 
engagé à payer. Malgré les argumens plus ou moins subtils dont on 
enveloppe la question, elle n'en reste pas moins claire à nos yeux. 
La Rente est le résultat d'un contrat, et un contrat ne peut être mo- 
difié que du consentement des deux parties. Lorsque l'État fait une 
conversion, il ne manque pas à un contrat qui prend fin, il en fait un 
autre, et il offre au rentier qui ne voudrait pas l'accepter de lui rendre 
son argent. Rien n'est plus légitime. On n'aurait rien à dire si, en 
établissant un impôt sur la Rente, l'État faisait au rentier mécontent 
une offre du même genre, car la conversion et l'impôt produisent des 
effets analogues; ils diminuent le revenu du rentier et augmentent la 
part que l'État s'attribue. La seule objection à l'offre de rembourse- 
ment accompagnant l'établissement de l'impôt est qu'on n'a pas le 
droit de la faire avant l'expiration de la période où on s'est engagé à 
ne pas convertir, et cela précisément parce que conversion et impôt 
opèrent de la même manière, la première tous les dix ans environ, 
et le second tous les ans. C'est bien à tort qu'on a dit de la Rente 
qu'elle ne payait pas d'impôt; elle en paie un, et le plus lourd de 
tous, au moment où elle est convertie. On veut aujourd'hui l'atteindre 
par un autre procédé : nous restons convaincu que le premier 
valait mieux, qu'il ménageait plus habilement le crédit public, (ju'il 
était plus conforme aux principes. Au surplus, l'expérience le recom- 
mandait. On n'y renonce d'ailleurs pas, on a bien la prétention de 
faire dans l'avenir de nouvelles conversions en même temps qu'on 
prélèvera l'impôt; mais il est évident qu'on fera des conversions 
moins nombreuses ou moins avantageuses, et que le bénéfice en 
sera diminué du petit profit que l'État, mangeant son blé en herbe, 
aura prélevé ou prélèvera par le moyen de l'impôt annuel. Le projet 
du gouvernement dissimule ce qu'a d'autoritaire et de vexatoire l'impôt 



954 REVUE DES DEUX MONDES. 

qu'il établit, en le mettant sous le couvert d'un impôt général sur 
les valeurs mobilières, françaises et étrangères. Après avoir posé le 
principe de cet impôt, il se demande pourquoi la rente seule y 
échapperait, et il conclut qu'elle ne doit pas le faire. Le détour est peut- 
être ingénieux, mais c'est un détour un peu trop idsible. Voilà ce que 
tout le monde se dit à la Chambre et au Sénat, même parmi ceux 
que des considérations politiques amèneront à voter l'impôt sur la 
Rente. Si le ministère Méline était renversé sur cette question, on 
verrait presque inévitablement revenir les radicaux, et ils auraient 
cette fois une force beaucoup plus grande pour faire passer leur impôt 
général sur le revenu. Ils auraient la force qu'un parti retire de l'im- 
puissance constatée du parti adverse et de l'avortementde ses projets. 
Ahl si la Chambre arrivait à la conviction qu'on s'est trompé, qu'il n'y 
a rien à faire, ou du moins rien d'important, ni de profond, pour réfor- 
mer notre système liscal ; si elle se rendait compte de la valeur intrin- 
sèque de ce système, le meilleur à nos yeux qui soit au monde ; si elle 
revenait à cette parfaite sagesse dont elle s'est trop éloignée, tout 
serait pour le mieux. Mais cela n'est pas présumable. Quelque désa- 
gréable que soit le calice que nous tend M. Cochery, il faudra sans 
doute le Aider, car on aperçoit tout à côté M. Doumer avec un autre 
calice encore plus amer et beaucoup plus grand. C'est là ce qui désarme, 
ou du moins ce qui affaiblit les modérés dans l'opposition qu'ils auraient 
pu faire, et à laquelle beaucoup d'entre eux ont renoncé. Les radicaux 
et les socialistes leur ont appris comment on soutient un ministère : 
cette leçon de dure dicipline n'a pas été tout à fait perdue. 

Si M. Léon Say ne nous avait pas été enlevé, l'impôt sur la Rente 
n'aurait pas eu de plus ardent ni de plus éloquent antagoniste que lui. 
On se rappelle les études qu'il a publiées ici même sur cette question 
qui le passionnait (1). Mais il n'est plus. Au regret que nous cause sa 
perte s'ajoute en ce moment celui que nous inspire la mort de M. Jules 
Simon. Ce n'est pas dans une chronique qu'on peut tracer de M. Jules 
Simon un portrait digne de lui. Si d'ailleurs nous étions tenté de le 
faire nous craindrions, sur plus d'un point, de dire les mêmes choses 
que M. Etienne Lamy dans un article sur le gouvernement de la Défense 
nationale qu'on peut lire en tête de cette livraison même de la Revue, 
et de les dire moins bien. Nous ne pouvons cependant pas laisser dis- 
paraître M. Jules Simon sans rappeler d'un mot sa longue existence 
de travail ininterrompu, de dévouement aux plus nobles causes, et de 
désintéressement absolu. 

Pendant toute sa vie, il a défendu la liberté; il y croyait en philo- 
sophe, il a voulu la pratiquer en homme pohtique ; et il a tout sacrifié 
à cette préoccupation chez lui dominante, même sa popularité, qui, en 

(1) Voyez la Revue du 1" octobre 1804. 



REVUE. CHRONIQUE. 9o5 

de certains momens, a été si brillante, et qui peu à peu s'est obscurcie 
et presque éteinte sous l'injustice de son propre parti. On lui a repro- 
jché comme un crime l'opposition qu'il a faite à l'article 7 et aux dé- 
crets. Quoi de plus conforme que cette opposition aux principes de 
itoute sa vie? Il n'y a mis aucune amertume contre les personnes; 
[pourquoi en a-t-on mis autant contre lui? C'est que, sous des formes 
[douces et presque caressantes, il cachait une volonté d'autant plus 
ferme qu'elle se rattachait chez lui à des convictions immuables. On 
sentait qu'il ne céderait pas, et même qu'il ne plierait que jusqu'à un 
certain point bien vite atteint. Les partis ont des exigences impi- 
toyables ; ils prétendent imposer une docilité dont une âme un peu 
fière et un esprit vraiment libre sont incapables. Enfin, il faut bien le 
dire, M. Jules Simon a rencontré sur son chemin plus qu'un adversaire, 
un ennemi, chez l'homme le plus puissant qui ait été à la tête du parti 
républicain pendant une dizaine d'années. Gambetta est mort avant 
l'heure, M. Jules Simon a été politiquement usé avant d'avoir pu donner 
toute sa mesure, et voilà comment les hommes manquent à leur pays, 
à leur parti, tantôt par la fatalité qui les enlève prématurément sans 
que nous puissions rien contre elle, et tantôt par suite de la guerre 
cruelle qu'ils se font entre eux. 11 n'est resté à M. Jules Simon que sa 
plume d'écrivain, et surtout son talent de parole qui a fait de lui, non 
seulement à la tribune parlementaire, mais dans les académies et jus- 
que dans la conversation familière, un des plus merveilleux artistes 
que sa génération ait produits et que la nôtre ait entendus. Sa voix 
n'était pas sans défauts, mais elle était pénétrante, et il s'en servait, il 
en jouait avec une habileté de diction incomparable. Le gouvernement 
et le parlement ont décidé que ses funérailles auraient lieu aux frais 
de l'État. Parmi les raisons qu'il en a données, après aA^o'ir rappelé d'an 
mot le grand rôle que M. Jules Simon avait joué dans les lettres et 
dans la politique, M. le président du Conseil a dit de lui qu'U n'avait 
« jamais cessé de se dévouer, avec le plus parfait désintéressement, 
à l'amélioration du sort des humbles. » Cela est vrai. M. Jules Simon a 
été un apôtre de la charité ; il s'est prodigué pour les autres ; il s'est 
oublié lui-même. Et de tous les traits qui honorent sa mémoire, celui- 
là surtout méritait en ce moment d'être relevé. 

Au dehors, les affaires d'Egypte et du Soudan, et les rapports de 
l'Angleterre et de l'Italie à propos de ces affaires, ont plus particulière- 
ment attiré l'attention pendant ces derniers jours. On se trouve là en 
présence d'un imbroglio qui n'est pas encore complètement dénoué : 
cependant, les documens commencent à abonder. Ils sont venus sur- 
tout d'Italie. Le duc di Sermoneta, ministre des affaires étrangères du 
cabinet Rudini, a publié un Livre vert des plus instructifs et des plus 
complets, qui ne paraît pas avoir produit en Angleterre une bonne 



95G REVUE DES DEUX MONDES. 

impression. Il n'en avait pas été de même des publications antériem'es 
de M. Crispi : soigneusement émondées et expurgées, elles avaient 
pris à tâche de tout ménager, d'abord la situation personnelle de 
M. Crispi, mais aussi celle de ses amis ou alliés de Londres, et la 
vérité y avait été mesurée avec tant de parcimonie qu'il était dif- 
ficile de l'y bien reconnaître. Le ministère actuel a montré moins 
d'hésitation : il a tout dit ou à peu près tout. Il résulte de ses con- 
fidences faites au public que les conversations entre le cabinet anglais 
et le gouvernement italien ont eu, à diverses reprises, le caractère de 
la plus grande intimité. De cela, on se doutait bien, mais on ne 
savait pas exactement jusqu'où cette intimité avait été poussée, quelle 
forme elle avait eue, quels liens en étaient résultés entre les deux gou- 
vernemens. Lorsqu'on a vu, par exemple, que le brouillon d'une lettre 
adressée par lord Salisbury au ras Mangascia était soumis au préalable 
au ministère italien, que celui-ci dictait les corrections à y faire, et que 
ces corrections y étaient faites, on a compris qu'il s'agissait de 
quelque chose de plus sérieux qu'on ne l'avait cru d'abord. 

Il est hors de doute aujourd'hui, et cette constatation n'est pas pour 
déplaire en Italie, qu'entre Rome et Londres il y a eu constamment 
échange de vues, afin d'établir et de maintenir un parfait accord po- 
litique. On s'est rendu des ser^dces réciproques ; on a discuté et pré- 
paré des plans d'action commune ou concertée. L'occupation de Kas- 
sala parait avoir été un des points sur lesquels on est revenu le plus 
souvent. Nous avons déjà signalé le peu d'intérêt que cette occupation 
avait pour l'Italie, même à ses propres yeux ; mais il n'en était pas de 
même aux yeux de l'Angleterre. Celle-ci y attachait une grande impor_ 
tance, sans doute pour le développement ultérieur de projets encore 
mal connus. Quoi qu'n en soit, l'entente entre les deux gouvernemens 
est devenue très étroite. Aussi lorsque l'Italie a soudainement éprouvé 
les désastres que l'on sait, n'a-t-elle pas hésité à se tourner vers l'An- 
gleterre pour lui demander un concours sur lequel elle croyait bien 
pouvoir compter, et qui d'ailleurs ne lui a pas fait complètement défaut. 
On assure toutefois, — nous laissons cet incident de côté, d'abord parce 
qu'n ouvrirait des questions nouvelles, et ensuite parce qu'il n'est pas 
encore tout à fait éclairci, — on assure que l'intervention de l'Allemagne 
n'a pas été inutile pour amener l'Angleterre à francliir le pas et à 
annoncer au monde un peu étonné qu'elle allait, sans plus de retard, 
entreprendre une expédition sur Dongola. Mais était-ce bien dans 
l'intérêt de l'Italie que cette expédition allait être entamée, ou n'y avait- 
il pas d'autres motifs encore de la faire, et des motifs supérieurs? Les 
ministres anglais ont fourni à ce sujet les explications les plus con- 
fuses. Tantôt ils ont parlé de l'Italie qu'il fallait dégager de l'étreinte 
des derviches, et tant(H de l'Egypte à laquelle il fallait donner du côté 
du Soudan une frontière plus solide. Cette dernière considération a fini 



REVUE. — CHRONIQUE. 957 

par occuper la première place dans les explications des ministres de la 
reine. Il le fallait bien. Comment faire admettre qu'on imposât à 
l'Egypte, ou plutôt à ses créanciers, l'obligation de payer une entreprise 
militaire qui aurait pour objet principal de secourir les Italiens ? Cette 
proposition n'était pas soutenable : aussi a-t-on assuré qu'il s'agissait 
avant tout de l'Egypte. 

Malheureusement la publication du Livre vert a fait naître quelques 
doutes à cet égard. S'il est vrai, au surplus, que l'intervention alle- 
mande ait été pour quelque chose dans le coup de surprise qui a ac- 
compagné l'annonce de l'expédition de Dongola, il y a tout lieu de 
croire qu'elle a été déterminée surtout par la préoccupation des inté- 
rêts italiens. Cette préoccupation a donc pris, au moins pour un jour, 
le pas sur toutes les autres. Mais ce n'est pas ainsi que le gouverne- 
ment anglais entendait présenter l'affaire à l'opinion européenne, et 
c'est pourquoi il y a eu, entre Rome et Londres, un échange d'explica- 
tions qui n"a pas dû manquer de vivacité, si on en juge par les éclats 
dont les Chambres ont retenti. Les ministres anglais ont été si durs 
pour les ministres italiens, lesquels auraient manqué d'après eux à tous 
les usages diplomatiques en publiant leur Livre vert, que ceux-ci ont 
fini par se fâcher et par déclarer qu'ils avaient parfaitement su ce qu'ils 
faisaient. M. di Rudini en a pris toute la responsabihté, et il s'est plaint 
à son tour des récriminations auxquelles M. Curzon et M. Balfour 
avaient jugé à propos de se livrer publiquement. Il nous semble bien, 
en effet, qu'on a manqué aux usages à peu près également de part et 
d'autre, mais cette querelle n'intéresse en somme que les ministres en 
cause ici et là, et l'amitié des deux pays est assez sohde pour n'en 
subir aucune atteinte grave. 

Sur ces entrefaites est survenu le jugement du tribunal mixte du 
Caire au sujet de l'affectation que le gouvernement égyptien, derrière 
lequel H faut voir, bien entendu, le gouvernement anglais, a faite à l'ex- 
pédition de Dongola des fonds de réserve de la Caisse de la dette. On 
sait que les commissaires français et russe avaient protesté contre cette 
affectation : leur protestation suffisait à la rendre irrégulière. Le syn- 
dicat des porteurs français a intenté un procès au gouvernement égyp- 
tien pour s'entendre condamner à restituer les sommes qu'il avait 
indûment détournées de leur destination normale, et comme il y a des 
juges au Caire, ils ont gagné leur cause. Le gouvernement khédi^•ial en 
appelle, dit-on, devant la cour d'Alexandrie; tout fait croire qu'il n'y 
sera pas plus heureux. La seule conclusion à tirer pour aujourd'hui de 
ces divers incidens, est que le gouvernement anglais s'est fort mal engagé 
dans cette affaire. Il n'a pas dit toute la vérité au pays. On ne sait pas 
encore très bien, parmi les mobiles qui l'ont déterminé, quels sont 
ceux qui ont agi plus spécialement sur lui, et le but véritable de sa 
politique reste assez confus. Pressé de questions à ce sujet par l'op- 



938 REVUE DES DEUX MONDES. 

position libérale, il a fini par refuser de répondre. A supposer qu'il 
sache exactement ce qu'il veut faire, bien qu'il ne veuille pas encore le 
dire, il s'est au moins trompé sur la légitimité de quelques-uns des 
moyens qu'il a employés : le jugement du tribunal du Caire en est la 
preuve. On sait, au surplus, que rien n'est sérieusement commencé au 
point de vue de l'expédition militaire : la saison s'y oppose, et elle s'y 
opposera jusqu'à l'automme. En attendant, qu'a fait l'Angleterre? Elle 
a fait occuper Souakim par des troupes venues de l'Inde, en remplace- 
ment de la garnison égyptienne qui a reçu l'ordre de se repUer sur le 
Nil. On assure qu'un tel acte a froissé à Constantinople des suscepti- 
bilités très naturelles. Souakim n'appartient pas au khédive au même 
titre que le Caire, et l'autorité du sultan s'y exerce d'une manière plus 
directe. Il y a eu de la part de l'Angleterre quelque chose de brutal 
dans l'occupation qu'elle en a faite. Quel est son dessein? Veut-elle 
établir à Souakim un des points de départ et une des bases de ses 
opérations futures? Cela est possible, et expliquerait l'espèce d'entorse 
qu'elle a donnée au droit des gens. Mais ici on se demande encore avec 
quel argent serontpayées les troupes indiennes en garnison à Souakim. 
Sera-ceavec les ressources du budget indien? Le gouvernement del'Inde 
proteste contre ce nouvel accaparement, le moins justifiable de tous, 
car s'il est difficile d'admettre que les créanciers de l'Egypte paient une 
expédition dont un des objets principaux est de secourir les Itahens, il 
l'est encore bien plus de faire entendre aux Indiens qu'ils doivent con_ 
courir à cette même œuvre, non pas seulement de leur sang, mais 
encore de leurs deniers. Et quand même U s'agirait de l'Egypte et 
non pas de l'Italie, ce ne serait pas au budget de l'Inde à supporter les 
frais de l'expédition. On le voit, les diverses initiatives prises par le 
gouvernement de la Reine aA^ec une réflexion peut-être insuffisante 
soulèvent un grand nombre de questions délicates. Lopinion, même 
en Angleterre, commence à s'en émouvoir, et on n'est encore qu'au 
début. On a des difficultés avec l'Italie; on en aura avec d'autres 
puissances ; elles ne se dénoueront heureusement que si tout le monde 
y met du sien. Le défaut capital de la poUtique anglaise est de vouloir 
se cacher, ruser, biaiser, même avec l'opinion du pays, même avec 
la majorité du parlement, alors que l'écheveau, si embrouillé aujour- 
d'hui, des affaires de l'Egypte et du Soudan, ne pourra se démêler 
qu'avec le concours sincère et loyal de toute l'Europe. 

Francis Cuarmes. 

Le Directeur-gérant, 
F. Brunetièbe. 



TABLE DES MATIÈRES 



DU 



CENT TRENTE-CINQUIÈME VOLUME 



QUATRIÈME PÉRIODE — LXVI« ANNÉE 



MAI — JUIN 1896 



Livraison du 1<^' Mai. 

Pages. 

Manning. — I. Les Années protestantes, par M. Francis de PRESSENSÉ. d 

Le Px-Égne de l'argent. — VIL L'Internationale de l'or et la « Baxco- 
cratie », par M. Anatole LEP»,0Y-BEAULIEU, de l'Académie des Sciences 
morales 42 

La Musique au point de vue sociologique, par M. Camille BELLAIGUE . 69 

L'Essor, dernière partie, par M. Paul MARGUERITTE 105 

Les Fêtes de mai et les commencemens de la poésie lyrique au moyen âge, 
par M. Joseph BÉDIER 146 

La Science et l'Agricultup.e. — Le Blé, par M. P. -P. DEHÉRAIX, de 
l'Académie des Sciences 173 

Poésie. — La Plieuse, par M. François FABIÉ 203 

Kapoléon et Caulaincourt, d'après une publication récente, par M. G. VAL- 
BERT 206 

Les Revues italiennes, par M. T. de WYZEWA 218 

Chronique de la Quinzaine, Histoire politique, par M. Francis CHARMES. 228 

Livraison du 15 Mai. 

Le Gouvernement de la défense nationale. — L L'Avènement, par 
M. Etienne LAMY 241 

Remords d'avocat, première partie, par M. MASSON-FORESTIER. ... 272 

La Poésie et les Poètes contemporains en Allemagne, par M. Jean 
THOREL 300 



9G0 REVUE DES DEUX MONDES. 

Pages. 

Le Roman d'une Inconnue, première partie. 397 

Mannixg. — Les Années catholiques (18j1-1892), par j\L Francis de 

PRESSENSÈ 366 

Marie-Antoinette et madame du Barry, par M. Pierre de NOLHAC. . . 400 

Revue littéraire. — Rome, de M. Emile Zola, par M. René DOUMIC. . 447 

Revue musicale. — Hellé, a l'Opéra; le Chevalier d'Hannental, a l'Opéra- 
Comique, par M. Camille BELLAIGUE 459 

Chronique de la Quinzaine, Histoire politique, par M. Francis CHARMES. 468 

Livraison du 1" Juin. 

La Duchesse de Bourgogne et l'Alliance savoyarde sous Louis XIV. — 
II. L'Enfance et les Fiançailles, par M. le comte d'HAUSSONVILLE, 
de l'Académie française 481 

Le Roman d'une Inconnue, dernière partie 512 

L'Australie et la Nouvelle-Zélande, par M. Pierre LEROY-BEAULIEU. 539 

De l'Organisation du suffrage universel. — VI. La Représentation 
-réelle du pay's dans les législations étrangères, par M. Charles 
BENOIST 576 

Remords d'avocat, dernière partie, par M. jMASSON-FORESTIER 593 

La grande épreuve de la Papauté, par M. H.-François DELABORDE. . 637 

La Religion de la Beauté, étude sur John Ruskin. — IL Ses Paroles, 

par M. Robert de LA SIZERANNÉ 635 

Les Colons français et le comité Dupleix, par M. G. VALBERT. . . . (ig< 

Chronique de la Quinzaine, Histoire politique, par M. Francis CHARMES. 70e 

Livraison du 15 Juin. 

Le Gouvernement de la Défense nationale. — II. Les Idées et les Hommes, 

par M. Etienne LAMY 721 

Angèle de Blindes, première partie, par M. Frédéric PLESSIS 752 

La Carte religieuse de l'Allemagne contemporaine, par M. George GOYAU. 788 

Le Mécanisme de la vie moderne. — IX. L'Éclairage, par M. le vicomte 
George d'AVENEL 821 

Le Roman suédois. — I. Les Origines, par M. O.-G. de HEIDENSTAM. . 853 

L'Armée de.Ménélik, par.M. Albert HANS 868 

La Peinture aux Salons de 1896, par M. George LAFENESTRE , de 
TAcadémie des Beaux-Arts 897 

Revue littéraire. — Marguerite dk Navarre d'après ses dernières 
poésies, par M. René DOUMIC 934 

Chronique de la Quinzaine, Histoire politique, par M. Francis CHARMES. 946 



P&rii. — Typ. Cbamerct et Beaouard, 19, rue des Sainti-Pèrea. — ^S7t». 



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AP Revue des deux inondes 

20 

R5 

pér.4. 

1. 135 



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